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CAHIERS D'ETUDES

LÉVINASSIENNES
2002 - n ° l

Lévinas, le temps

SOMMAIRE

Benny Lévy Présentation ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . ........ . . . . . . 5

LÉVINAS, LE TEMPS

ElenaBovo Le temps, cette altérité intime. La critique de la


temporalité husserlienne par Lévinas . .. .. .. . . . .. ............ 7
Fabio Ciaramelli La déformalisation du temps et la structure du désir.... 21
Richard Cohen Responsible Time .. . .. . . .. .. . .. . . . .... . .. .. . .. . . . . . . .. . . . . .. . 39
Jacques Dewitte Un beau risque à courir ...................................... 55
Robert Legros L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl .. 77

EMMANUEL LÉVINAS

Emmanuel Lévinas Etre juif ........................................................................... 99


Benny Lévy Commentaire................................................................ 107

LEITRES CARRÉES

Eli Schonfeld Introduction à« Etre juif» (en hébreu) ........................... N


Emmanuel Lévinas Etre juif, traduction en hébreu ......................................... 1'

LE DÉBAT

Alain Finkielkraut, Benny Lévy, Bernard-Henri Lévy,


« La mémoire, l'oubli, solitude d'Israël» .............................................. 121

TÉMOIGNAGES

Shmuel Wygoda Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas......... 149


ETUDES

Uwe Bernhardt Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas............. 185

SÉMINAIRES

Robert Legros Le temps chez Husserl et Lévinas (synopsis) ............. 207

RECENSIONS

Pascal Delhom Der Dritte. Lévinas 'Philosophie zwischen


Verantwortung und Gerechtigkeit ............................... 221
Sabine Gürtler Elementare Ethik. Altéritat, Generativitiit und
Geschlechterverhaltnis bei Emmanuel Lévinas .......... 223
Emmanuel Lévinas Positivité et transcendance, suivi de Lévinas et la
phénoménologie, sous la direction de
Jean-Luc Marion .._....................................................... 227
Jacques Rolland Parcours de / 'Autrement : lecture d'Emmanuel
Lévinas ..........................................................................232
Franz Rosenzweig Foi et savoir. Autour de L 'Etoile de la Rédemption ... 247
F.D. Sebbah L'épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et la
phénoménologie ......................................................... 254
Daniel Sibony Don de soi ou partage de soi ? Le drame Lévinas ..... 263
Double recension Richard Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy -
Interpretation after Levinas; Jeffrey L. Kosky,
Levinas and the Philosophy of Religion ..................... 268
« Workshop » sur Lévinas (Berlin, juin 2001), par Jacques Dewitte ............ 285
Bibliographie (2000-2001) ............................................................................ 288

L'INSTITUT D'ETUDES LÉVINASSIENNES

Informations .................................................................................................. 295


Activités de l'année 2000-2001 ............�....................................................... 298
Activités de l'année 2001-2002...................................................................... 299
5

Présentation

« Il y a peut-être une ouverture dans mon histoire, mais tout ce qui doit
être trouvé là n'a pas encore été mis en valeur, il faut se méfier souvent des
gens qui répètent ce qu'on leur ouvre, qui n'entrent pas là où l'ouverture doit
se faire... » 1
Oui, cette ouverture seule permet l'imprévu des rencontres - celle, par
exemple, qui a donné lieu à la fondation de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes.
Jamais, Alain Finldelkraut, Bernard-Henri Lévy et moi-même, si différents, nous
n'aurions pu nous allier dans la répétition; nous n'étions pas - plus - chacun à
sa manière, devant le texte de Lévinas, fascinés mais reconnaissants. Condition
de la fécondité. La phénoménologie- qui fut l'histoire de la pensée-, Lévinas,
son judaïsme conduisent simplement à l'ouverture... d'où il faut penser.
Il n'est pas étonnant que la décision qui« fera ouvrir nos livres fermés et
nos yeux »2 se prenne d'abord à Jérusalem.

Benny Lévy

1. Propos de Lévinas, in : François Poirié, Emmanuel Lévinas [La Manufacture,


1987], Actes Sud (Babel), 1996.
2. E. Lévinas, L 'Au-delà du verset, Editions de Minuit, 1982.
7

Lévinas, le temps

Le temps, cette altérité intime


La critique de la temporalité husserlienne par Lévinas*

Elena Bovo

Le questionnement husserlien sur le temps ouvre un débat à l'intérieur


duquel Lévinas trouve sa place. Même quand il s'en éloigne, même quand ses
concepts « interrompent » la phénoménologie 1• L'intention de cette étude est de
mettre en rapport un aspect de la réflexion de Husserl sur le temps, telle qu'elle
apparaît dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps2, avec la pensée de Lévinas sur le même sujet.
Pour les deux philosophes l'idée du temps est liée à celle d'altérité, mais à
l'intérieur de cette proximité s'ouvre une grande distance, qui sera analysée dans
ce qui suit. Je voudrais ici questionner l'idée de l'altérité du temps propre à Husserl

* Je tiens ici à remercier Mme Françoise Dastur, M. Mario Ruggenini et M. Salomon


Malka pour leurs remarques et leur lecture attentive d'une première version de ce texte. Il
va de soi que ses insuffisances de ce texte ne leur sont pas imputables.
1. A propos de la trace, Lévinas dit : « Si la signifiance de la trace consiste à signifier
sans faire apparaître( ...) si, par conséquent la trace n'appartient pas à la phénoménologie
- à la compréhension de l' 'apparaître' et du 'se dissimuler' - on pourrait, du moins, s'en
approcher par une autre voie en situant cette signifiance à partir de la phénoménologie
qu'elle interrompt ». Emmanuel Lévinas, « La trace de l'autre », in : En découvrant
l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, [1949) 1994, p.199.
2. Edmond Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps, trad. H. Dussort, Paris, P.U.F., [1905) 1964(cité comme Leçons).
8 Elena Bovo

et à Lévinas, en partant de la critique que Lévinas adresse à la phénoménologie


husserlienne, avec le souci constant de mesurer la résistance de la réflexion
phénoménologique à cette critique. Plus précisément, nous étudierons la
conception lévinassienne du temps à partir de deux textes,« La trace de l'autre» 3
et Le temps et l 'autre4, dans lesquels - explicitement ou implicitement-}'auteur
critique Husserl, tout en restant en dialogue avec lui. C'est à partir d'une
conception de l'altérité profondément différente de celle de Husserl que
Lévinas, avec l'idée de la« trace» ou celle d'un avenir« absolument autre et
nouveau» irréductible à toute prévision, met en question la conception de la
temporalité selon Husserl.
Le choix d'analyser la réflexion lévinassienne sur le temps en la mettant
en rapport avec celle de Husserl, n'a pas pour but de privilégier cet interlocuteur
par rapport à d'autres. Il ne s'agit pas ici de méconnaître l'enchevêtrement
profond de deux traditions - la tradition juive et celle de la philosophie
occidentale - qui se rencontrent chez Lévinas sans que l'une neutralise ou
l'emporte sur l'autre. Nous essaierons simplement de nous interroger sur la
fécondité et sur les mécompréhensions inhérentes au rapport de Lévinas avec
celui qui a été, comme il le dit dans une étude de 1959, son maître et son
interlocuteur : « un interlocuteur nécessaire à tout distours, même intérieur»5 •

3. Emmanuel Lévinas, « La trace de l'autre», in: En découvrant l'existence, op. cil.


4. Emmanuel Lévinas, Le temps et l'autre, P aris, P.U.F., [ 1948) 1983. La« reconstruction»
de la critique de Husserl par Lévinas qui est proposée dans cet article n'est pas chronologique.
Elle a pour but de montrer que pour Lévinas, en opposition à Husserl, le passé et l'avenir
demeurent dans une dimension d'altérité seulement s'ils ne se laissent jamais reconduire
au présent, donc s'ils échappent au souvenir et à la prévision ou à l'attente. Pour cette
raison.j'analyserai d'abord un texte de 1963, « La trace de l'autre», dans lequel Lévinas
met en question la conception husserlienne du passé conçu comme passé-présent, comme
une dimension temporelle qui se laisse toujours réduire et reconduire à la présence et dans
laquelle son altérité est donc neutralisée. L'autre texte analysé, publié en 1948, met en
évidence un autre pôle de la critique lévinassienne : c'est le futur, tel qu'il est conçu par
Husserl, qui est ici mis en question. A nouveau, et encore une fois en opposition à Husserl,
la pensée de Lévinas fait signe vers une dimension temporelle, le futur, qui n'a aucun
rapport avec le présent et qui échappe à tout pouvoir d'attente et de prévision.
5. E. Lévinas, « La ruine de la représentation», in : En découvrant l'existence,
op. cit., p.126.

___ j
7

Lévinas, le temps

Le temps, cette altérité intime


La critique de la temporalité husserlienne par Lévinas*

Elena Bovo

Le questionnement husserlien sur le temps ouvre un débat à l'intérieur


duquel Lévinas trouve sa place. Même quand il s'en éloigne, même quand ses
concepts « interrompent » la phénoménologie 1• L'intention de cette étude est de
mettre en rapport un aspect de la réflexion de Husserl sur le temps, telle qu'elle
apparaît dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps2, avec la pensée de Lévinas sur le même sujet.
Pour les deux philosophes l'idée du temps est liée à celle d'altérité, mais à
l'intérieur de cette proximité s'ouvre une grande distance, qui sera analysée dans
ce qui suit. Je voudrais ici questionner l'idée de l'altérité du temps propre à Husserl

* Je tiens ici à remercier Mme Françoise Dastur, M. Mario Ruggenini et M. Salomon


Malka pour leurs remarques et leur lecture attentive d'une première version de ce texte. Il
va de soi que ses insuffisances de ce texte ne leur sont pas imputables.
1. A propos de la trace, Lévinas dit : « Si la signifiance de la trace consiste à signifier
sans faire apparaître( ...) si, par conséquent la trace n'appartient pas à la phénoménologie
- à la compréhension de l' 'apparaître' et du 'se dissimuler' - on pourrait, du moins, s'en
approcher par une autre voie en situant cette signifiance à partir de la phénoménologie
qu'elle interrompt ». Emmanuel Lévinas, « La trace de l'autre », in : En découvrant
l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, [1949) 1994, p.199.
2. Edmond Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps, trad. H. Dussort, Paris, P.U.F., [1905) 1964(cité comme Leçons).
8 Elena Bovo

et à Lévinas, en partant de la critique que Lévinas adresse à la phénoménologie


husserlienne, avec le souci constant de mesurer la résistance de la réflexion
phénoménologique à cette critique. Plu précisément, nous étudierons la
conception lévinassienne du temp à partir de deux textes « La trace de l'autre» 3
et Le temps et l 'autre4, dans lesquels -explicitement ou implicitement-}'auteur
critique Husserl, tout en restant en dialogue avec lui. C'est à partir d'une
conception de l'altérité profondément différente de celle de Husserl que
Lévinas, avec l'idée de la« trace» ou celle d'un avenir« absolument autre et
nouveau» irréductible à toute prévision, met en question la conception de la
temporalité selon Husserl.
Le choix d'analyser la réflexion lévinassienne sur le temps en la mettant
en rapport avec celle de Husserl, n'a pas pour but de privilégier cet interlocuteur
par rapport à d'autres. Il ne s'agit pas ici de méconnaître l'enchevêtrement
profond de deux traditions - la tradition juive et celle de la philosophie
occidentale - qui se rencontrent chez Lévinas sans que l'une neutralise ou
l'emporte sur l'autre. Nous essaierons simplement de nous interroger sur la
fécondité et sur les mécompréhensions inhérentes au rapport de Lévinas avec
celui qui a été, comme il le dit dans une étude de 1959, son maître et son
interlocuteur: « un interlocuteur nécessaire à tout discour., même intérieur»5 •

3. Emmanuel Lévinas,« La trace de l'autre», in: En découvrant l'existence, op. cil.


4. Emmanuel Lévinas, Le temps et l'autre, P aris, P.U.F., [ 1948) 1983. La« reconstruction»
de la critique de Husserl par Lévinas qui est proposée dans cet article n'est pas chronologique.
Elle a pour but de montrer que pour Lévinas, en opposition à Husserl, le passé et l'avenir
demeurent dans une dimension d'altérité seulement s'ils ne se laissent jamais reconduire
au présent, donc s'ils échappent au souvenir et à la prévision ou à l'attente. Pour cette
raison,j'analyserai d'abord un texte de 1963, « La trace de l'autre», dans lequel Lévinas
met en question la conception husserlienne du passé conçu comme passé-présent, comme
une dimension temporelle qui se laisse toujours réduire et reconduire à la présence et dans
laquelle son altérité est donc neutralisée. L'autre texte analysé, publié en 1948, met en
évidence un autre pôle de la critique lévinassienne : c'est le futur, tel qu'il est conçu par
Husserl, qui est ici mis en question. A nouveau, et encore une fois en opposition à Husserl,
la pensée de Lévinas fait signe vers une dimension temporelle, le futur, qui n'a aucun
rapport avec le présent et qui échappe à tout pouvoir d'attente et de prévision.
5. E. Lévinas, « La ruine de la représentation», in : En découvrant/ 'existence,
op. cit., p.126.
Le temps.cette altérité intime 9

1. Husserl : la nature temporelle de la conscience

Pour Husserl, le temps introduit une absence, un écart, une altérité dans
la perception, et donc dans celui ou celle qui perçoit. Cette conception du temps
comme altérité qui habite la conscience apparaît déjà dans les Leçons où, par
contre, l'analogie entre l'expérience du temps et celle d'autrui n'apparaît pas
encore6 • Dans ce texte émerge l'idée que la temporalité dont la conscience est
tissée, ses vécus passés et ses vécus anticipés, produisent un écart, une
profondeur ou un espacement au sein même de la conscience. Comme le
souligne Rudolf Bernet dans son texte La vie du sujet1 , chez Husserl le temps
implique l'idée d'une absence« qui surgit au cœur même de la présence du
sujet transcendantal à lui-même » 8 •
L'acte de la conscience perceptive, qui se rapporte à un objet, a toujours
une durée : il garde en soi la conscience des phases précédentes et suivantes.
Les objets sont toujours des« objets temporels» car, comme le dit Husserl, ils
« ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais contiennent aussi en
eux-mêmes l'extension temporelle »9 • Ou encore : « Il est évident que la
perception d'un objet temporel comporte elle-même de la temporalité, que la
perception de la durée présuppose elle-même une durée de la perception, que

6. L'analogie explicite entre les deux expériences apparaîtra dans les Méditations
cartésiennes. C'est dans un passage du paragraphe 52 de la cinquième Méditation que
Husserl voit l'analogie entre l'empathie avec l'autre ego et le ressouvenir : « De même que
mon passé, en tant que souvenir, transcende mon présent vivant comme sa modification, de
même l'être de l'autre que j'apprésente transcende mon être propre au sens de "ce qui
m'appartient" d'une manière primordiale» (E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. G.
Peiffer et E. L évinas, Paris, Vrin, 1996, p. 188). Husserl souligne pourtant une différence
capitale entre ces deux expériences : dans le cas du souvenir, le moi se rapporte à un moi
qui, même s'il n'est pas immédiatement présent, est toujours le même; par contre, dans le
cas de l'expérience d'autrui, le moi se rapporte à un autre moi qui ne se laisse pas identifier
sous le flux temporel de son propre vécu. (Pour une analyse et une mise en question de la
critique lévinassienne de la conception husserlienne de l'alter-ego, voir le texte de Jacques
Derrida : « Violence et métaphysique», in : L'écriture et la différence, Paris, Ed. du Seuil,
1967, pp. 173-196).
7. Rudolf Bernet, La vie du sujet. Recherches sur l'interprétation de Husserl dans
la phénoménologie, Paris, P.U.F., 1994.
8. Ibid., p.216.
9. Edmund Husserl, Leçons, p.36.
10 Elena Bava

la perception d'une forme temporelle quelconque possède elle-même une forme


temporelle »10 • Autrement dit, les« objets temporels» se donnent dans un flux
temporel où la perception et la non-perception, le maintenant et le non­
maintenant, passent continûment l'un dans l'autre. La perception de l'« objet
temporel », affirme Husserl, « inclura des différences temporelles, et des
différences temporelles se constituent précisément dans de telles phases, dans
la conscience originaire, la rétention et la protention »11 •
L'altérité temporelle s'espace, pour ainsi dire, au sein même de la
conscience perceptive qui ne rencontre que des« objets temporels», eux-mêmes
soumis à la loi de la modification, qui n'est rien d'autre que le devenir-autre du
même. Ces objets, se déployant au cours du temps, ne sont jamais entièrement
présents à la conscience. Seule une fraction est impressionnellement donnée à
chaque instant, les autres demeurant dans le«juste passé» ou dans la dimension
de ce qui va venir.
Le sujet s'appréhende toujours comme excédant le présent, penché vers
le présent-passé (qui n'est plus) et le présent-à-venir (qui n'est pas encore).
Mais c'est dans la présence du passé que Husserl voit le mode fondamental de
cette présence de l'absence. Le fond d'absence à partir duquel émerge la
conscience, en tant que présence de la conscience à elle-même, coïncide avec

10. Ibid., p.36.


11. /bid., p.54. Les concepts de rétention et de protention pennettent de comprendre
en quel sens tout objet est un « objet temporel » et en quel sens la perception de ce dernier
comporte toujours de la temporalité et donc ne saisit jamais son objet dans l'unité d'une
intuition instantanée. La perception d'un objet se compose en effet du« souvenir primaire »,
ce qui a été présent, et d'une« attente primaire », ce qui est un« présent à venir». Autrement
dit, dans le cours d'une perception, chaque moment implique en soi la durée écoulée de
l'objet (conscience rétentionelle) et l'anticipation de la durée de l'objet (conscience
protentionnelle). Comme le dit efficacement Rudolf Bernet en commentant les Leçons
« Même s'il était possible d'isoler un maintenant ponctuel dans la durée d'une perception,
ce maintenant de la perception serait encore appréhension d'une durée de l'objet perçu.
(... )Rétention et protention ne doivent pas être confondues avec remémoration et attente,
elles ne sont pas des actes intentionnels autonomes, mais des moments non-indépendants
de tout acte intentionnel accompli dans le présent. C'est parce qu'à chaque instant de la
perception une durée de l'objet temporel est déjà donnée, que le cours de la perception
pennet de suivre l'objet temporel dans son déploiement continu et vivant. » (RudolfBernet,
La vie du sujet, op. cit., p.195) .
Le temps.cette altérité intime 11

son propre passé, ce qui fait qu'elle s'appréhende après coup. Le présent de la
conscience est accompagné de rétentions, et si cette conscience est la saisie du
maintenant d'un objet, elle s'appréhende comme action seulement parce que
cette action est retenue dans un présent qui devient passé.

2. Le passé absolu de la trace : une critique du temps comme flux

Le concept de trace permet à Lévinas de mettre en question un aspect de


la conception de la temporalité selon Husserl qui, comme on vient de le voir,
implique toujours la possibilité de remémorer le passé conçu sous la forme
d'une présence modifiée, à savoir comme un présent-passé. Il faut préciser que
la notion de trace n'apparaît pas dès les premiers écrits de Lévinas. Elle
s'annonce dans un texte de 1963 12 et apporte une nouvelle nuance à la réflexion
lévinassienne sur le temps, en introduisant la notion d'un passé qui ne peut être
pensé sous la forme d'un présent (passé).
Le temps« toujours déjà là» de la trace ne peut pas être remémoré parce
qu'il ne garde pas en soi un passé-présent dont on peut se souvenir et qu'on
peut se représenter. Penser la trace signifie accéder à un« passé irréversible »,
un« passé immémorial » qui échappe au souvenir. Comme le dit Lévinas : « La
trace est l'insertion de l'espace dans le temps, le point où le monde s'incline vers
un passé et un temps. Ce temps est retraite de ! 'Autre et, par conséquent, en
aucunefaçon dégradation de la durée, entière dans le souvenir » 13 • Le souvenir

12. E. Lévinas,« La trace de l'autre», in: En découvrant l'existence, op. cit.


13. Ibid., p.201 (je souligne). On ne peut pas passer sous silence la connotation que
prend l'Autre dans ce texte, Autre qui est dans la trace de« l'Absent absolument révolu,
absolument passé». En effet, la connotation ici donnée à l'Autre rajoute un nouvel élément
à la réflexion lévinassienne sur le passé, un« passé immémorial » qui, comme le précise
Lévinas, « dérange l'ordre du monde» (p.200, ibid.). Cette idée d'un passé« absolument
passé », « immémorial », qui n'a jamais été présent et qui met en question l'ordre du
monde, permet d'apprécier toute la distance de Lévinas par rapport à la phénoménologie
husserlienne. L'utilisation d'un« A» majuscule et les indications explicitement données
par Lévinas montrent que cet Autre ne coïncide pas toujours avec autrui, encore moins avec
un objet du monde, mais fait référence à« Dieu». Le visage d'autrui est la trace de l'Autre,
mais un tel visage ne se laisse pas pour autant réduire à un signe faisant allusion à une
« chose en soi». Le visage d'autrui n'est pas l'indicateur de l'Autre. Il en est la trace. Il
garde en soi la trace et celle-ci, comme une sorte de concept-limite, ne se laisse pas dépasser.
12 Elena Bava

naît toujours de l'expérience de la vie qu'un sujet a acquise ou des convictions


contractées par une communauté de sujets à travers le cours de l'histoire 14• Le
passé peut être volontairement retrouvé dans l'acteprésent du ressouvenir. Par
cet acte le sujet retrouve l'identité de l'objet et sa propre identité, malgré la
modification continue apportée par le temps.
Le passé absolu de la trace ouvre une dimension temporelle où il n'y a
qu'un mouvement producteur des pertes et des restes d'un passé qui n'est pas
représentable, un passé irréductible à la linéarité chronologique qui lie présent,
passé, futur. L'idée d'un passé absolu empêche toute possibilité de parcourir à
rebours le flux temporel. Le passé, dans la trace, est conçu comme l'acte même
de passer ou plus précisément comme ce qui reste juste après le passage. Pour
cette raison la trace ne constitue pas une réserve où le passé est gardé. Elle
signifie sans le vouloir, comme signifie l'empreinte laissée par quelqu'un qui
ne voulait pas laisser de traces, mieux, qui ne les a pas complètement effacées
au moment de son départ. « Celui qui a laissé des traces en effaçant ses traces,
n'a rien voulu dire ni faire par les traces qu'il laisse. Etre en tant que laisser
une trace, c'est passer, partir, s'absoudre. » 15
On ne peut pas vraiment comprendre l'importance que Lévinas accorde
à l'idée de trace si on ne tient pas compte de la valeur éthique qui surgit d'un
« passé irréductible au présent». En effet, l'idée d'un passé qui rompt avec le
flux temporel husserlien revient très souvent lorsque Lévinas parle de la
responsabilité pour autrui, une responsabilité irréductible à la conscience.
Lévinas dit qu'il y a conscience « dans la mesure où l'impression sensible

Dans la trace, « Dieu » est signifiant comme un passé qui n'est ni indiqué, ni signalé,
simplement passé. « Dieu» est gardé dans la trace, en creux, pour ainsi dire, comme en
retrait, comme quelque chose qui ne se laisse pas remémorer, toujours déjà passé.
14. En décrivant la structure du ressouvenir comme appartenant à la classe des
vécus intentionnels que Husserl appelle des actes de re-présentation, RudolfBernet souligne
ainsi son caractère reproductif: « Dans un acte de ressouvenir, je me penche présentement
sur un vécu passé que je ressuscite en le rendant présent à nouveau sans oublier pour autant
qu'il appartient à un présent passé. Je revis maintenant ce que j'ai déjà vécu dans le passé et
je vis ainsi simultanément dans deux présents qui restent cependant séparés par une certaine
distance temporelle. » (R. Bernet, La vie du sujet, op. cit., p.246)
15. Emmanuel Lévinas, « La trace de l'autre», in: En découvrant l'existence, op.
cit., p.200.
Le temps,cette altérité intime 13

diffère d'elle-même sans différer ; elle diffère sans différer, autre dans
l'identité» 16• Cette différence dans l'identité, cette altération toujours neutralisée,
cette modification qui n'est pas un changement, coïncide pour Lévinas avec
les concepts husserliens de protention et de rétention. Dans la rétention, le
passé de l'impression subit des modifications, vieillit sans jamais changer
d'identité. Ainsi Lévinas explique le temps de la conscience comme un temps
toujours récupérable. Par contre, le temps de la trace, avec l'idée d'un passé
toujours déjà là, immémorial, ouvre au temps de l'éthique où le moi est impliqué
dans un passé qui se soustrait à toute réminiscence. Comme Lévinas le dit dans
« Diachronie et représentation » 17 , le sens de ce« passé immémorial» ouvre le
moi à l'autre et à son passé - inconnu à ses yeux - qui le concerne pourtant
responsabilité qui se délie de la conscience, responsabilité qui se rapporte à un
passé irréductible à un« présent qu'il eût été». Le passé d'autrui me commande
comme un ordre que je ne peux pas assumer : « L'assujettissement précède,
dans cette proximité du visage, la décision raisonnée d'assumer l'ordre qu'il
porte » 18•

3. L'impensé de la trace : Lévinas lu par Derrida

La notion lévinassienne de trace demeure très complexe et arnbiguë.


Cette complexité et cette ambiguïté se reflètent également dans la conception
lévinassienne du temps qui naît d'un dialogue, d'une opposition et parfois d'une
interprétation discutable du texte husserlien.
A travers la lecture derridienne de la trace, telle qu'elle apparaît dans De
la Grammatologie 19 et dans« Violence et Métaphysique »20, nous essaierons
de mettre en lumière la fécondité et les contradictions impliquées dans cette
notion que Lévinas conçoit en opposition à la pensée husserlienne du temps.

16. Emmanuel Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, Kluwer­


Le livre de poche, [1974] 1990, p. 57.
17. Emmanuel Lévinas, Entre nous, Paris, Grasset-Le livre de poche, 1991.18. Ibid.,
pp. 177-178.
18. Ibid., pp. 177-178.
19. J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967.
20. J. Derrida, "Violence et métaphysique", in : L'écriture et la différence, Paris, Ed.
du Seuil, 1967.
14 Elena Bàvo

Dans De la Grammatologie, Derrida met en question la conception


husserlienne du temps en partant du concept lévinassien de trace. Celui-ci
déconstruit la« dialectique » de protention et de rétention. Le passé« toujours
déjà là » de la trace échappe au pouvoir du souvenir. Celui de la trace est un
temps qui met en lumière la passivité du sujet, son impossibilité de« réveiller»
un passé à une présence. En effet, dans le« passé toujours déjà là» de la trace
aucune présence n'est conservée et le concept même d'origine est mis en
question. Si l'origine présuppose la possibilité de parcourir à rebours le flux
temporel, la temporalité de la trace y demeure irréductible. Derrida affirme
que l'origine ne peut être reconstituée qu'après coup : « La trace n'est pas
seulement la disparition de l'origine, elle veut dire ici ( ... ) que l'origine n'a
même pas disparu, qu'elle n'a jamais été constituée qu'en retour par une non­
origine, la trace, qui devient ainsi l'origine de l'origine »21 •
La notion de trace permet d'échapper à une conception temporelle dans laquelle,
malgré la « dialectique » de protention et de rétention qui installe une certaine
absence au cœur de la présence, l'homogénéité et la successivité fondamentales du
temps ne sont pas mises en question. Derrida oppose la trace à la« dialectique »
d'un présent-passé et d'un présent-futur qui« constituent originairement, en la
divisant, la forme du présent vivant »22 •
Mais peut-on effectivement penser un passé qui ne soit pas vécu (ou
revécu) dans le présent ? Derrida le laisse entendre, dans cet écrit, pour le
mettre profondément en question dans« Violence et métaphysique».
Avant de passer à la critique derridienne de la trace, il faut poursuivre la
lecture de De la Grammatologie et examiner la façon dont Derrida, en
s'appuyant sur l'idée lévinassienne de trace, conçoit la temporalité en opposition
à Husserl. Le temps, pensé à partir de la trace, semble excéder la linéarité du
flux temporel husserlien où le« maintenant B» est constitué par la rétention du
« maintenant A » et par la protention du « maintenant C ». Cette conception
exclut la possibilité que « par un effet de retardement inadmissible pour la
conscience, une expérience soit déterminée, dans son présent même, par un
présent qui ne l'aurait pas précédée immédiatement, mais lui serait très largement
'antérieur'»23 •

21. De la Grammatologie, op. cit., p.90.


22. Ibid., p.98.
23. Ibid., p. 98.
Le temps,cette altérité intime 15

Le texte« Violence et métaphysique» présente un autre point de vue sur


l'idée de trace, dont il met en lumière l'aspect contradictoire. Derrida, grâce à
une opération opposée à celle de De la Grammatologie, y montre la résistance
de la pensée husserlienne à la critique lévinassienne fondée sur le concept de
trace. Derrida met en effet en question la possibilité de penser un passé autrement
que comme un présent-passé. C'est seulement dans le présent, dit-il, que l'altérité
temporelle peut apparaître comme telle : «Seule l'unité actuelle de mon présent
vivant permet à d'autres présents (à d'autres origines absolues) d'apparaître
comme tels dans ce qu'on appelle la mémoire ou l'anticipation»24• Et ce présent,
souligne Derrida, qui s'étend entre présent-passé-futur, permet de penser
l'identité absolue du présent vivant comme« identité à soi de la non-identité à
soi »25 • Derrida met ici en question la possibilité de concevoir une altérité
temporelle - celle du passé absolu de la trace - qui échappe à l'unité actuelle
du« présent vivant», unité non simple mais composée et non-identique à soi.

4. De l'absolument passé à l'avenir inassumable

La réflexion lévinassienne sur le temps, ainsi que le dialogue de Lévinas


avec Husserl, ne se limite pas à la thématique de la trace. Pour Lévinas, aussi
bien que pour Husserl, le temps est non-coïncidence et diachronie. Comme
Husserl, Lévinas voit une analogie entre la transcendance temporelle et la
distance par rapport à l'altérité d'autrui. Mais les similitudes s'arrêtent là.
Le texte Le temps et /'autre met bien en lumière que le temps est conçu
par Lévinas comme relation à l'autre, autre tellement irréductible au moi qu'il
ne devient pas même objet d'expérience et surtout pas de compréhension. Le
temps ouvre à une relation qui demeure toujours dans l'espace de la non­
coïncidence. Le temps, jamais conçu comme flux, est l'altérité radicale qui,
comme autrui, fait face au sujet et apparaît avec la violence d'un choc qui brise
le« tic tac» des instants monotones.
Dans ce texte, contrairement à« La trace de l'autre», le temps est décrit
surtout dans la dimension de l'avenir, conçu comme possibilité toujours ouverte
à l'événement d'une altérité inassumable. L'avenir, qui garde en soi la possibilité
de la mort, est décrit par Lévinas comme ce qui ôte toute possibilité

24. « _Violence et métaphysique », op. cit., p.194.


25. Ibid., p. 194.
16 Elena Bovo

d'anticipation ou d'attente. « Quand on enlève au présent toute anticipation,


l'avenir perd toute conaturalité avec le présent. Il n'est pas enfoui au sein d'une
éternité préexistante, où nous viendrions le prendre. Il est absolument autre et
nouveau »26 •
Lévinas essaie de penser passé et futur autrement que comme une
dialectique entre rétention et protention. Mais, si cette opération échappe à une
conception linéaire du temps, permet-elle aussi de concevoir le « présent­
vivant » en tant qu'« identité à soi de la non identité à soi » 27 ? Autrement dit, le
temps conçu comme altérité absolue par rapport au moi n'est-il pas aussi une
façon d'extérioriser l'altérité temporelle, donc de l'évacuer du moi, plus
précisément du processus de sa constitution? Cette altérité du temps, chez Husserl,
demeurait au contraire au sein du moi et ne pouvait pas être donnée par autrui,
comme le veut Lévinas. Pour Husserl, l'autre ego ne peut pas donner le temps
car lui aussi, comme l'ego, est impensable en dehors du flux temporel. En
général, chez Husserl, on ne rencontre pas l'idée d'une interruption ou d'un
recommencement radical, toute modification trouvant son lieu dans la
conscience qui est toujours temporelle. Le flux temporel est nécessaire à la
constitution de la conscience, en même temps que la conscience est
indispensable à la constitution du temps28•
Si le passé, comme trace, est !'absolument passé et si le futur est l'avenir
inassumable, alors le présent demeure isolé- certes ouvert à la possibilité qu'un
« maintenant X» prenne la place d'un« maintenant A» (rétention) et que« par
un effet de retardement inadmissible pour la conscience, une expérience soit
déterminée, dans son présent même, par un présent qui ne l'aurait pas précédée
immédiatement, mais lui serait très largement 'antérieur' »29• Pourtant, cette
possibilité semble effectivement exclure un enchevêtrement entre différentes
dimensions temporelles (passé et futur) au sein du présent.
Chez Lévinas, la non-coïncidence du temps est ce qui provoque une
interruption, ce qui permet une nouvelle naissance. Plus précisément, Lévinas

26. Emmanuel Lévinas, Le temps et l'autre, op. cit., p.71.


27. Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », op. cit., p.194.
28. Pour Husserl le temps et la conscience ne sont pas extérieurs l'un à l'autre. Son
souci est plutôt de penser la temporalité des choses comme corrélative à celle de la
conscience, corrélation exprimée par l'intentionnalité de la conscience.
29. Jacques Derrida, De la Grammatologie, op. cit., p.98.
Le temps.cette altérité intime 17

parle d'un recommencemen1 qui se produit-comme par un acte de relève- au


sein de I instant même. e qui n'implique pas un oubli ou une annulation du
passé. Il s'agit, comme le dit Lévinas, d'un recommencement qui présuppose
le « pardon » ou la « purification » du passé : « le pardon agil sur le passé,
répète en quelque manière l'événement en le purifiant » 30• Le passé pardonné
est conservé dans le présent purifié. Le recommencement par excellence trouve
son lieu symbolique dans le fils. La non-coïncidence du temps ne désigne pas
chez Lévinas le non-recouvrement du constituant et du constitué, mais une
nouvelle naissance, une relation à un autre qui ne se laisse pas assimiler par
l'expérience.
hez Husserl, ce qui empêche de penser l'avenir comme une nouvelle
naissance, comme ce qui est absolument autre et trouve son origine dans la
purification du passé, est l'idée que la rétention du passé immédiat et la
protention. de l'à- enir proche trouvent leur lieu dan· 1 présent. Mai c'est
également une certain idée d'héritage. Celle- i est introduite par Husserl
lo.rsqu il parle de la modification impliquée dans la rétention:« chaque rétention
est elle-même modification continue qui porte en elle p ur ainsi dir , dan la
forme d'une suite de dégradés, l'héritage du passé » 31• Cela implique un
processus ininterr mpu de modifications produite par des rétentions plus
récentes par rapport à des rétentions plus anciennes. Cela implique au i
l 'imp ssibilité de penser qu une ancienne rétention soit « purifiée » par une
nou elle, car chaque maintenant «retient» de proche en proche le moment initial.
Ce processus de modification qui transforme toujours à nouveau l'impression
exclut toute idée de purification du passé car celui-ci est retenu dans le présent
comme un héritage, c'est-à-dire assumé et relié au présent. Dans l'idée
husserlienne d'héritage, aucune modification ne peut être conçue comme une
brisure ou comme un renouvellement radical par rapport au passé ou par rapport
à un point initial32 •

30. Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini. Essai sur l'extériorité, Paris, Kluwer-Le
livre de poche, [1961] 1990, p.316.
31. Edmond Husserl, Leçons, p.44.
32. Comme Françoise Dastur le souligne, il n'y a pas vraiment un point initial qui
ne soit pas déjà travaillé par l'histoire. Tout maintenant est « un maintenant étendu qui
comprend en lui-même son propre éloignement à! 'égard de lui-même». Françoise Dastur,
18 Elena Bovo

5. La purification du passé: l'avenir comme nouveau commencement

Soustrait à toute attitude d'attente, irréductible à la dimension de la


protention, l'avenir par excellence est, pour Lévinas, la mort. Cet événement
chargé d'étrangeté enlève au sujet toute initiative, en lui conférant la passivité
qui fait tourner sa virilité en irresponsabilité, celle de« la secousse enfantine
du sanglot »33 • Ainsi conçu, l'avenir tranche sur toute anticipation, brise tout
lien entre le présent et le futur : « Il y a un abîme entre le présent et la mort,
entre le moi et l'altérité du mystère »34 •
C'est à partir du constat de cet abîme que Lévinas parle de la possibilité,
la seule, d'avoir avec l'altérité de l'événement une relation qui permet de vaincre
la mort, peut-être de remplir l'écart entre le présent et cet avenir plein d'étrangeté.
Cette possibilité est représentée par le rapport avec autrui, conçu par Lévinas
comme un rapport avec une altérité« pleine d'étrangeté» qui, contrairement à
la mort, permet d'avoir avec l'événement de l'altérité une relation encore
personnelle, un rapport qui préserve cependant la personnalité. Seul le face-à­
face avec autrui permet d'entretenir cette étrange relation. En ce sens, la relation
avec autrui représente une victoire sur la mort, car elle est l'image d'un rapport
avec l'altérité qui ne coïncide pas pour autant avec la perte du moi.
Pour Husserl, au contraire, le temps n'est pas une altérité absolue car il
n'est pas concevable comme extérieur à la conscience. Conçue comme
temporalisée, celle-ci échappe à l'enfermement de l'instant présent et se constitue
comme extension, enveloppant en elle-même l'absence de ce qui n'est pas
actuellement présent, c'est-à-dire le passé et le futur.
Pour Lévinas, le temps est l'absolument autre par rapport au moi. Il est,
comme il le dit dans De l'existence à l'existant, donné par autrui : « L'altérité
absolue de l'autre instant (...) ne peut pas se trouver dans le sujet qui est
définitivement lui-même. Cette altérité ne me vient que d'autrui(...). Si le temps
est constitué par ma relation avec autrui, il est extérieur à mon instant »35 • Le
futur n'est jamais conçu comme protention à l'œuvre dans la constitution d'un
objet temporel au cours d'une perception. Le futur est l'avenir. Dénoué de sa

Husserl. Des mathématiques à l'histoire, P.U.F., Paris, 1995, p.65 .


33. Emmanuel Lévinas, Le temps etl'autre, op. cit., p.60.
34. Ibid., p.73.
35. Emmanuel Lévinas, Del 'existence à l'existant, Paris, Vrin, [1947] 1993. p.160 .
Le temps.cette altérité intime 19

relation avec le présent, il est ce qui n'est pas saisi, ce qui s'empare du moi.
L'avenir bouleverse le moi comme un choc, il est discontinuité, donc possibilité
d'un tout nouveau commencement. Au lieu d'un continuum, qui inclue tout de
même la modification en termes de protention et rétention, on trouve chez
Lévinas une temporalité constituée par des coupures radicales et définitives.
L'absence de continuité entre le passé et l'avenir permet de penser l'avenir
comme un recommencement absolu rendu possible par la « purification du
passé» : « Un instant ne sort pas de l'autre sans interruption, par une extase.
L'instant dans sa continuation - trouve une mort et ressuscite. Mort et
résurrection constituent le temps. Mais une telle structure formelle suppose la
relation de Moi à Autrui et, à sa base, la fécondité à travers le discontinu qui
constitue le temps.»36
Ce à quoi aboutit la conception du temps chez Lévinas et ce qui la
distingue profondément de celle de Husserl est l'idée de fécondité. Celle-ci
n'indique pas seulement une coupure par rapport à ce qu'il y avait avant, mais
aussi un recommencement radical. L'idée de fécondité conduit à celle de
paternité, catégorie selon laquelle pour Lévinas s'accomplit le temps. La
paternité ouvre à une situation où le moi se rapporte à l'altérité sans se dissoudre
pour autant, où le moi devient autre que soi : « La paternité est la relation avec
un étranger qui, tout en étant autrui, est moi; la relation du moi avec un moi­
même, qui est cependant étranger à moi»37 •
La description du temps à travers les images de la paternité, de la fécondité
et du fils nous conduit sur un terrain qui n'est plus celui de la phénoménologie,
comme Lévinas le reconnaît lui-même3 8•

6. Altérité et intersubjectivité : une question, en guise de conclusion

Si c'est autrui qui me donne le temps, peut-on penser, avec Lévinas, une
dimension intersubjective de la temporalité ?
Pour Husserl, l'autre ego ne peut pas donner le temps au moi, car il est
comme lui, temporel. Pour lui comme pour le moi, le temps est à la fois subi et
déployé. La subjectivité est essentiellement intersubjective parce qu'elle est

36. Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p.317.


37. Emmanuel Lévinas, Le temps et l'autre, op. cit., p.85.
38. Cf. Ibid., p.87.
20 Elena Bava

temporelle, comme Husserl le dit dans un passage des Husserliana XV: « Nous
avons en tout ego la synthèse intersubjective qui se présente en lui, et chacun
peut trouver et décrire l'intersubjectivité elle-même comme étant pure. Chacun
dans son présent immanent trouve cette intersubjectivité dans le recouvrement
de son présent avec le présent de tout autre, et incluse dans le présent en tant
que ce présent est intersubjectif. »39 Quelques pages plus loin, Husserl dira que
c'est parce qu'il y a une forme unitaire du temps, recueillant toutes les monades
(chacune ayant son propre temps), que l'autre ego est apprésenté à l'ego. A
l'intérieur du temps de l'ego trouve place l'intentionnalité de son propre passé
et de son propre futur, ainsi que les perceptions des vécus des autres ego. La
non-coïncidence temporelle avec soi-même, aussi bien que la non-coïncidence
éprouvée dans le rapport avec l'autre, présupposent une co-présence originaire.
Dans le premier cas, il s'agit d'une communauté de conscience avec le moi
passé, dans le second cas, d'une co-présence originaire avec l'autre : « A
l'intérieur de son temps primordial rempli, toute monade a aussi des vécus
emphatiques, par quoi passe de part en part la constitution des co-temporalités,
des monades étrangères »40• La subjectivité, incompréhensible en dehors du
flux temporel, est constitutionnellement ouverte à la dimension intersubjective
impliquée par son caractère temporel.
Pour Lévinas, la temporalité n'est pas intersubjective : c'est autrui qui
ouvre le moi au temps. Et le temps, comme autrui, ne peut libérer le moi de son
« être rivé à soi-même » que s'il lui demeure extérieur. La temporalité doit
échapper à l'emprise du souvenir, comme au sentiment du regret pour les
occasions perdues.

Allocataire de Recherche à l'Université Paris XII - Val de Marne, en co-tutelle avec


l'Università Ca' Foscari di Venezia, Elena Bava, Italienne vivant à Paris, prépare une
thèse de doctorat sur« la pensée d'autrui chez Emmanuel lévinas et Jacques Derrida»,
sous la direction de Mme Françoise Dastur et M. Mario Ruggenini.

39. Edmund Husserl, Autour des Méditations cartésiennes, trad. N. Depraz et P.


Vandelvelde, Millon, [1929-1932] 1998, p.66.
40. Ibid., p. 74.
21

La déformalisation du temps et la structure du désir

Fabio Ciaramelli

1. Le temps du désir

La « déformalisation du temps » évoquée par Emmanuel Levinas lors


d'un entretien de 19881 revient à soumettre la notion même du temps à un
traitement phénoménologique rigoureux. Aux yeux de Levinas, et dans le
contexte de sa compréhension de la méthode phénoménologique comme« recherche
du concret »2, cela signifie que le temps se soustrait à toute saisie conceptuelle
qui en déterminerait l'origine abstraite. Depuis ses débuts, la compréhension
levinassienne de la phénoménologie n'aboutit à aucune forme d'intuition
originellement donatrice, qui - pour Husserl du moins (cf. Ideen I, § 24) -
serait capable de produire l'Erfiillung d'une intention jusqu'alors visant à vide
son objet. Bien au contraire, dans son déploiement même, la démarche de
Levinas en vient justement à mettre en question le parti pris intuitionniste de la
phénoménologie, reposant dans les Recherches logiques (t. Il, Introduction,§ 7)
sur le principe de l'absence de présupposition.
En ce sens, l'idée même d'une « déformalisation de la notion du temps»
implique à nos yeux l'impossibilité principielle de poser une coïncidence
quelconque entre l'originaire et l'immédiat, pour autant que le temps
« déformalisé » déborde de tous côtés l'instant de pur accueil de l'évidence
phénoménologique. Derrière le formel du théorético-spéculatif, le plus souvent

l. Emmanuel Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre, Grasset 1991, p.


262. Cf. Fabio Ciaramelli, « The Posteriority of the Anterior » (translated by D.Perpich), in
Levinas s Contribution to Contemporary Thinking, edited by Bettina Bergo and Diane
Perpich, The Graduate Faculty Philosophy Journal (New York, New School for Social
Research), vol XX, n. 2 - vol. XXI, n. 1, 1997, pp. 409-425.
2. La référence à la Préface de Totalité et Infini s'impose ici - il faudrait en citer
maints passages. Mais Levinas revient par la suite sur la question à plusieurs reprises,
notamment dans un texte tardif: « Cette façon d'aborder une notion en faisant valoir la
concrétude d'une situation où originellement elle prend sens, me semble essentielle à la
phénoménologie» (Entre nous, op. cit., p. 258).
22 Fabio Ciaramelli

privilégié par notre tradition philosophique, pointe le contenu effectif de


l'épreuve humaine, dont le déroulement fait la trame inusable et irréductible
du temps qui, dans sa signification concrète, est l'instabilité même de l'être.
Par là, Levinas invite à penser la temporalité de l'existence humaine
comme mouvement sans retour, dont le désir- irréductible au besoin - constitue
le ressort et l'aiguillon. Désir inassouvissable et infini, désir qui ne se satisfait
d'aucune jouissance et qui ne connaît pas l'Erfallung qui le détruirait comme
désir, en le rendant superflu et inutile.« Le désir métaphysique n'aspire pas au
retour, car il est désir d'un pays où nous ne naquîmes point»3 • Cette démarcation
du désir de toute forme de nostalgie confirme le parallélisme entre désir et
temps. Levinas s'oppose radicalement à la tradition platonicienne d'après
laquelle le temps, image mobile de l'éternité immobile, se comprend comme
privation et perte d'une plénitude ontologique originelle, qui resterait malgré
tout promise aux retrouvailles de la nostalgie 4•
C'est ainsi que Levinas nous paraît installé d'entrée de jeu au cœur d'une
intrigue dont l'enchevêtrement et la concrétude - irréductibles - ôtent à la
description phénoménologique l'ambition de saisir l'origine simple d'un pur
rapport préalable à la chose même. Cela nous semble contribuer au plus haut
point à l'élucidation de la portée ontologique de la temporalité, qui fait éclater
la prétendue immédiateté d'une donation directe des choses mêmes. Ce qui
revient à exclure radicalement l'idée d'une origine intemporelle du temps.
Toujours est-il que« l'humain épris de sens» vise la saisie de l'originaire
- et de cette prétention proprement transcendantale il faudra rendre compte, en
éclairant les implications cachées dont elle vit, mais qu'elle s'avère capable de
suspendre et même d'ignorer. Il faut cependant se garder de mettre en œuvre
cette élucidation du penchant théorétique de la philosophie en cédant à la
prétention imaginaire du désir qui rêve d'un rapport préalable et intemporel à
la chose même : il faut donc se garder d'escamoter la temporalité concrète de
l'humain en la faisant subrepticement dériver d'une immédiation perdue qui
constituerait la source ponctuelle - et dès lors intemporelle - de la dérive

3. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l'extériorité, La Haye, Martinus


Nijhoff, 1961, p. 3.
4. Sur tout ceci, voir notamment Emmanuel Levinas, « De l'Un à l'Autre.
Transcendance et temps », in : Entre nous, op. cit., pp. 153-175 (et surtout la section sur
« L'intelligibilité du retour et le temps comme privation», pp. 155-159).
La déformalisation du temps et la structure du désir 23

concrète du temps. Tout se passe comme si la réflexion phénoménologique


-partie de la description de l'expérience phénoménale - était toujours en passe
de masquer ou de perdre ses repères, son point de départ, son enracinement ou
ses implications, dans l'effort même pour les formaliser et pour les déduire
d'une prétendue autodonation directe de l'originaire. Celle-ci, bien qu'il s'agisse
toujours d'y remonter ou d'y revenir puisqu'elle n'est pas donnée d'emblée en
tant que telle, constituerait l'éclosion préalable de la chose même dans sa
prétendue présence immédiate et pure. Le mouvement de la déformalisation
dans la manière levinassienne de pratiquer la phénoménologie consiste au
contraire à attribuer à la chose même -à l'originalité concrète de ce qui, de soi,
se livre à une saisie phénoménologique - la complication temporelle
normalement réservée à la démarche spéculative ou herméneutique. Or, une
telle démarche, avec ses échecs et ses reprises, ne se borne pas à attester
l'échelonnement inévitable de la recherche, mais expose une dimension
essentielle de l'être dont la connaissance philosophique présume pouvoir
atteindre l'évidence instantanée et, dès lors, intemporelle. Cependant, l'ordre
chronologique résiste à l'ordre logique qui n'arrive pas à l'absorber en lui­
même. L'être est temps - voilà pourquoi il n'est jamais accessible
immédiatement : le déroulement temporel de la démarche qui le vise n'est
donc ni accidentel ni extrinsèque à son avènement originel.

2. Levinas contra Heidegger

Considéré par Kant comme forme transcendantale de l'expérience en


général, le temps n'en dérive pas, mais la précède et la rend a priori possible.
C'est-à-dire qu'il rend originairement possible un pur rapport préalable à l'être
de l'étant tour à tour présent, rapport qu'on ne saurait pas tirer de l'expérience
cognitive, empirique ou a posteriori, chaque fois donnée. Il faut alors reconduire
le formel du temps à l'épreuve concrète de l'humain, dont l'analyse
transcendantale se détache, et qui en est bien l'origine et le fondement, pour
autant cependant qu'une telle« concrétude » ne se réduit pas à l'intuition sensible
kantienne dont le temps n'est que la forme a priori. Il s'agit dès lors de réhabiliter
l'altération permanente de l'humain, l'effectivité concrète de ses contenus, qu'il
faut prendre soin de démarquer de la pure possibilité de l'expérience en général
dont le temps kantien est la forme idéale, considérée comme séparable non
seulement de tout contenu particulier, mais d'un contenu quelconque. Le temps
24 Fabio Ciaramelli

en tant qu'intuition pure sans aucun contenu empirique est la pure possibilité
de la différence à soi de l'identique : abstraction formelle qui rend a priori
possible l'expérience en général, en donnant une forme continue-un ordre-à
la discontinuité de l'empirique. Mais ce qu'elle présuppose et n'arrive de toute
façon pas à assumer ni à constituer, c'est précisément l'épreuve vécue de
l'altération et de la modification concrètes de l'humain, le traumatisme originaire
du discontinu, l'émergence de l'altérité dont l'éprouvé n'est plus saisissable
comme auto-affection de l'identique. Dans le concret de l'humain - déjà
temporel, mais temporel en un sens qui n'est pas uniquement formel ou a priori,
et qui, donc, échappe d'emblée à l'aventure transcendantale de la connaissance
puisqu'il la nourrit et la soutient -, il s'agit d'isoler autre chose que la
subordination du psychisme au savoir par lequel il thématise ce qu'il égale.
L'épreuve du temps n'est pas la possibilité de l'expérience en général, mais
l'effectivité d'une altération concrète du psychisme, due à l'emprise de contenus
chaque fois déterminés. Bref, l'épreuve du temps n'est que le concret
exceptionnel et quotidien du rapport à autrui 5, que Levinas appelle
« transcendance ».
Il est bien connu que dans la lecture heideggerienne de Kant, l'enquête
transcendantale sur la possibilité de la connaissance a priori - centrée sur le
privilège du temps en tant que forme de l'expérience en général-s'interprète
comme recherche de l'origine ou du fondement de la« transcendance». Celle­
ci est à son tour comprise comme transition ou passage de la relation avec
l'étant-présent à la compréhension extatique de son être de part en part temporel.
Cependant, pour Levinas, cette transition altérant le concret de l'existence
subjective n'est véritablement« transcendante» que dans la mesure où elle
atteste l'emprise inassumable-l'œuvre irrémissible-d'un ordre temporel qui
ne revient pas à l'événement purement verbal de l'être au sens heideggerien.
En effet, l'ordre temporel constitue pour Levinas une inversion primordiale de
l'ordre ontologique où tout commence dans l'immanence ou dans l'auto­
référence d'une différence à soi de l'identique. Finalement, le temps ne saurait
apparaître, de soi, comme « transcendant » que pour autant qu'il atteste

5. « Le but de ces conférences - comme Levinas le disait déjà en 1948, au début de


Le temps et l'autre (Montpellier, Fata Morgana, 1979, p. 17) - consiste à montrer que le
temps n'est pas le fait d'un sujet isolé et seul, mais qu'il est la relation même du sujet avec
autrui».
La déformalisation du temps et la structure du désir 25

l'ouverture concrète de l'ordre toujours solitaire de l'être heideggerien au


traumatisme d'une altérité dont l'emprise imprévisible et inassumable empêche
le même de coïncider avec soi et de tenir dans le présent ponctuel d'une origine.
Levinas - rappelons qu'il fut parmi les premiers à souligner la nouveauté de
l'acception heideggerienne de la « transcendance », et sa liaison décisive à
l'articulation temporelle de l'existence humaine - s'accorde donc au départ
avec Heidegger pour rejeter la compréhension de la transcendance comme un
domaine ontologique stable et permanent, et pour y voir le mouvement ou le
parcours temporel qu'accomplit l'existence humaine. En effet, la transition ou
le passage que l'existence humaine réalise dans et par la transcendance n'est
rien d'autre que la temporalité qui est la distentio de l'être même du Dasein.
A partir de ce moment Levinas s'éloigne de Heidegger, en s'opposant à
son interprétation de la transcendance en termes ontologiques. Autrement dit,
pour Levinas, la transition de l'étant à l'être- du substantif au verbe- n'épuise
pas la temporalisation originelle de l'existence humaine. Chez Heidegger, c'est
le Dasein lui-même qui est transcendant, pour autant que dans le mouvement
temporel de son existence il excède l'étant en direction de son être. Cet excès
transcendant déploie la temporalité originaire de son mode d'être spécifique
mais, caractérisé qu'il est par la structure existentiale du souci, demeure aux
yeux de Levinas auto-référentiel. Cela trahit l'emprisonnement ou la clôture
de la transcendance du Dasein au sein du Même, comme le confirme l'ontologie
du souci- qui est toujours souci de soi et, dès lors, souci d'être. La temporalité
heideggerienne, axée autour du souci, même si elle articule la transcendance
ontologique- la transition de l'étant à l'être-, ne déborde ni ne fait éclater les
cadres du présent à soi de l'origine. L'immanence à soi du Même constitue
l'horizon dernier - l'arkhè et le te/os - de la transcendance heideggerienne
dont, d'après Levinas, le mouvement n'est que prétendu, car finalement il revient
à l'auto-référence du souci.
Ainsi Levinas dénonce-t-il le caractère illusoire de la transcendance
ontologique ; il dénonce le retour à soi du Dasein qui, dans le passage du
substantif au verbe, ne fait que saisir ses propres possibilités d'exister en vue
de soi. Bien que de par lui-même excessif, überschüssig, transcendant, le Dasein
heideggerien, dans la sortie de soi de son ek-sistence, où il n'existe qu'en vue
de soi seul, ne fait que revenir à son être le plus propre dans l'immanence ou
dans la clôture d'une auto-référence. D'où la réserve majeure de Levinas,
formulée dès son article de 1940 sur Heidegger:« Dans son mode d'existence
26 Fabio Ciarame//i

le plus authentique il [le Dasein] n'existe qu'en vue de soi - il s'est ramassé en
quelque manière en excluant de la compréhension soucieuse de son existence
tout ce qui n'est pas son existence »6 • C'est précisément cette exclusion
- aussitôt qualifiée de « désespérée »7 - qui détermine le mouvement ou la
transcendance de l'existence heideggerienne, dont les articulations« découleront
d'une façon bien déterminée d'exister, c'est-à-dire de comprendre l'existence,
c'est-à-dire encore de se temporaliser »8 • Dès lors, le mouvement temporel de
l'existence qui équivaut à la transcendance n'est ouverture à ce qui déborde les
cadres du présent originel du Dasein que dans la mesure où il s'enracine dans
la structure temporelle, mais auto-référentielle, du souci. « Dans ce souci
-précise encore Levinas -1'existence humaine esquisse, d'ores et déjà, 1'horizon
de l'être en général, de l'être verbe, seul en question dans ce souci »9 • En
n'existant qu'en vue de soi, en vue de son être, le Dasein est bien temporel et
en lui-même transcendant, mais le mouvement de cette transcendance
ontologique ne le ramène qu'à soi. La temporalité heideggerienne, par
conséquent, n'est que la façon dont l'existence se rapporte à ses pouvoir-être
par le fait même d'exister, par l'accomplissement de cette existence moyennant
le souci qui, tout en l'exposant à l'aventure verbale de l'être, en fin de compte
la reconduit toujours à sa solitude du souci et de la résolution. Bref, la
transcendance qu'est le Dasein ne sort pas de l'auto-référence d'un exister
soucieux de son existence. Nous savons déjà que pour Levinas« le temps n'est
pas le fait d'un sujet isolé et seul, mais qu'il est la relation même du sujet avec
autrui » 10• La transcendance heideggerienne est donc dépourvue de temporalité.
Pour Levinas, au contraire, la transcendance doit être entendue comme
le parcours temporel infini qu'esquisse l'existence humaine. Il s'agit d'un
mouvement sans retour et sans achèvement, car le temps est dépourvu d'une
archéologie et d'une téléologie données. L'existence humaine ne parcourt 1'ordre
infini du temps qu'en étant relation avec autrui - rapport à un étant, à un
substantif, qui invertit l'anonymat répétitif du déroulement verbal de l'être, et

6. E. Levinas,« L'ontologie dans le temporel», in En découvrant l'existence avec


Husserl et Heidegger, Vrin, 1949 et 1967, p. 84.
7. Ibid.
8. Ibid., p. 88.
9. Ibid., p. 79.
10. Cf. supra, note 5.
La déformalisation du temps et la structure du désir 27

qui fait éclater la temporalité finie et auto-référentielle de l' ontologie du Dasein


soucieux d'être. L'existence humaine est, de soi, transcendance ou passage à
ce qui excède le souci ontologique, le conatus essendi, la persévérance naturelle
ou animale de tout étant dans son être, dont l'existence authentique en vue de
soi seul n'est que l'aboutissement. Au-delà de la persévérance dans l'être, au­
delà de l'essence de l'être se posant dans le temps fini de ses propres pouvoir­
être, l'épreuve humaine du temps est le concret d'une emprise irrémissible et
infinie qui enveloppe l'existence, qui la saisit de part en part, qui la dépossède
de son souci ontologique en l'empêchant de revenir à soi, de n'exister qu'en
vue de son existence même. C'est en ce sens que pour Levinas, déjà dans
l'Avant-propos de De l'existence à l'existant (1947), la liaison entre temps et
transcendance s'éclaire à partir de « la Relation avec Autrui », entendue
« comme mouvement vers le Bien » et comprise à la lumière de la « formule
platonicienne plaçant le Bien au-delà de l'être».
Comme le dit à cet égard très remarquablement Jacques Taminiaux,
« on n'a pas assez remarqué que la référence à Heidegger dans ces propos
allusifs consiste [ ... ] surtout à arracher la formule platonicienne à la
réappropriation qu'en effectue l'ontologie fondamèntale » 11 • En effet, lorsque
Heidegger se réfère à l 'epekeina les ousias (Rép. VII, 509 b 9) au lendemain de
Sein und Zeit 12 , il interprète l'agathon platonicien à la lumière de la catégorie
aristotélicienne du ou eneka (« ce-à-dessein-de-quoi ») comme la puissance
ontologique d'exister en vue de soi. Qu'on lise ce passage, qu'il écrit au cours
de l'été 1928 : « Ce que nous devons apprendre à voir dans l' idea tou agathou
est la caractéristique décrite par Platon et plus particulièrement par Aristote
comme le ou eneka, le à-dessein-de-quoi [Worumwillen] »13 • Mais ce n'est là
qu'une manière de lire la notion platonicienne d' agathon en stricte continuité
avec La structure ontologico-existentiale du Dasein, dont nous avons déjà
souligné le caractère foncièrement auto-référentiel. En effet, le Dasein, ayant

11. J. Taminiaux, « La première réplique à l'ontologie fondamentale», in Emmanuel


Levinas, Cahier de / 'Herne dirigé par M. Abensour et C. Chalier, 1991, p. 277.
12. On se référera à l'excellente mise au point qu'y consacre Adriaan Peperzak,
"Heidegger and Plato's Idea of the Good", in Reading Heidegger, edited by J.Sallis,
Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1993, pp,258-285.
13. Martin Heidegger, Gesamtausgabe, vol. 1 et suiv., Frankfurt, Klosterman, 1975
et suiv., p. 236.
28 Fabio Ciaramelli

en lui-même sa propre fin à l'instar de l'agir authentique de la praxis 14, est le


seul étant capable d'exister à dessein de soi ou en vue de son être. Ce qui
autorise Heidegger à écrire au § 18 de Sein und Zeit que « l'à-dessein de [das
Um-willen] concerne toujours l'être duDasein pour lequel dans son être il y va
essentiellement de cet être même » et à ajouter que cet être est « le seul et
authentique à-dessein-de-quoi [ Worum-willen] », l'unique qui ne renvoie à aucun
autre terme, qui n'a aucune autre destination fonctionnelle, qui est purement
auto-référentiel. Le privilège du soi, ramenant le mouvement de la transcendance
au sein du Même, que Levinas dénonçait dans l'analytique du Dasein, est le
fait même d'excéder tout renvoi impropre à l'étant pour se référer toujours à sa
propre puissance d'être en vue de soi. Mais en quel sens l' agathon platonicien,
interprété comme cette exis ou cette puissance (Mii.chtigkeit) capable de disposer
d'elle-même en vue d'elle-même, peut-il être dit epekeina tes ousias?
L'au-delà de l'essence est compris par Heidegger comme la temporalité
même de cette puissance ontologique du Dasein, donc comme la condition
transcendantale de la compréhension de l'être par-delà les étants, qu'articule
l'existence en vue de soi. C'est la temporalité finie du Dasein qui, pour autant
qu'elle dépasse l'ordre ontique de l' ousia, arrive à comprendre l'être.
L'ontologie s'enracine dans la temporalité du Dasein. « La temporalité, dans
son unité extatico-horizontale, est la condition fondamentale de la possibilité
de l'epekeina, c'est-à-dire de cette transcendance qui constitue le Dasein lui­
même » 15 . L'existence est transcendance dans et par sa temporalité finie : tout
d'abord parce qu'elle a la structure auto-référentielle de la praxis, ensuite parce
qu'elle n'est pas pros ti mais ou eneka, enfin parce que, au fond, elle est
l'articulation d'un pouvoir-être propre qui n'est au-delà de l'ousia que dans la
mesure où il surmonte toute généralité antique pour comprendre l'être comme le
transcendens pur et simple. Il s'ensuit que le conatus essendi qui fait le propre de
chaque étant trouve dans la structure auto-référentielle du Dasein son exaltation
et son dépassement. Dans l'exister en vue de sa propre existence, la persévérance

14. « [ ... ]de sorte que la fameuse phrase 'Das Dasein existiert umwillen seiner'
peut être considérée comme une transposition de la théorie aristotélicienne de la praxis »,
Jacques Taminiaux, lectures de l'ontologiefondamentale. Essai sur Heidegger, Grenoble,
Millon, 1989, p. 165.
15. GA, op. cit., 24, p. 436.
La déformalisation du temps et la structure du désir 29

dans l'être atteint sa possibilité la plus haute. Dès lors, l'agathon platonicien
compris comme le Worumwillen du Dasein n'est au-delà de l'ousia que parce
qu'il arrive à accomplir au plus haut degré la persistance dans l'être, naturelle
aux étants et constituant leur essence - mais à l'accomplir en les transcendant
pour se soucier de l'être.
A l'opposé de Heidegger, Levinas retrouve dans la formule platonicienne
une connotation éthique irréductible à l'ontologie du souci. C'est le concret de la
relation avec autrui qui déformalise la temporalité de l'existence humaine et qui
dessine le mouvement même de la transcendance, dans la mesure où la temporalité
de l'humain constitue une interruption de l'ordre de l'être. Si le rapport à l'être
implique pour Heidegger une appropriation de la puissance d'être soi, Levinas
insiste sur le caractère impersonnel de l'être au sens verbal, dont l'essence,
anonyme et neutre, n'est qu'une incessante modification revenant toujours au
même, n'impliquant ni discontinuité ni déplacement, ou n'impliquant que
l'altération répétitive par laquelle le Même se décolle de lui-même et se fait
phénomène. La temporalité de l'avènement essentiel de l'être n'est que cette auto­
monstration originaire, qui ne sort jamais de son immanence à soi, c'est-à-dire de
la puissance d'être soi-même dans la persévérance d'une répétition irrémissible
et indéfinie. Le surgissement d'un étant au sein de l'être verbe interrompt
précisément le définitif du ressassement de l'essence. Cette interruption inaugure
l'ordre humain du temps au-delà de l'essence verbale de l'être. Par le biais de la
relation avec autrui comme mouvement vers le Bien, le temps déroule et étale le
mouvement même de la transcendance au-delà de l'être.
Dès lors, il n'y a pas de continuité entre l'ordre de l'être - l'ordre de sa
temporalité verbale indéfinie et répétitive, se ramassant dans la présence immédiate
et directe de son auto-monstration - et la temporalisation de l'existence humaine.
Il n'y a aucune déduction possible de la relation à autrui (de la pluralité humaine)
à partir de l'être (de son immanence moniste).
Pour saisir le temps comme relation avec autrui, il faut penser l'altération
infinie de l'humain en nous, qui renvoie à ce qui n'a pas commencé dans un
présent - fût-il le présent révolu d'un passé remémorable - et qui ne se terminera
dans aucun futur destiné à accomplir les pouvoir-être les plus propres du présent.
Or cet enchevêtrement temporel - cette intrigue d'un passage imprévisible de
l'être à l'autre - n'est pas une abstraction spéculative mais le concret de l'existence
humaine, l'épreuve singulière et paradoxale d'un psychisme séparé de l'être mais
implanté dans l'être, originairement irréductible à sa coïncidence avec soi, et
30 Fabio Ciaramelli

cependant en récurrence. Crispation de l'être, se retirant de l'être qui toutefois le


soutient, le repli en soi de la séparation - la récurrence préalable du soi-même qui
n'arrive pas à surmonter le clivage ou l'écart de soi à l'égard de soi - articule
dans sa position ou dans sa situation concrète la temporalité de la transcendance.
Pour Levinas comme pour Heidegger, l'existence est transcendance. Mais si pour
Heidegger cette affirmation signifie que le Dasein est le lieu du passage solitaire
de l'étant à son être, pour Levinas, ce qui fait la jonction entre existence et
transcendance est l'intrigue même du temps.
L'existence humaine est transcendance par la structure temporelle du
psychisme, laquelle le constitue dans son surgissement au sein de l'événement
général de l'être ; mais au lieu d'accomplir ou de célébrer cet événement
ontologique, le psychisme l'interrompt et en invertit la direction et le sens.

3. Temporalité et représentation

La relation avec autrui -ce mouvement qu'est le temps lui-même-, Levinas


s'efforce de la décrire et de la montrer à l'œuvre dans la structure même du
psychisme humain. Dans la temporalité de la vie intérieure s'est toujours déjà
déroulé un arrachement à l'identité de l'être, un dérangement de l'ordre originaire
de la présence ou de la conscience, une perte de la coïncidence immédiate de soi
avec soi, une impossibilité primordiale du souci ontologique - sans quoi la
transcendance véritable, l'un-pour-l'autre du sensé, ne saurait se produire.
Préalable au présent immédiat de la conscience, préalable à l'ontologie de l'être
soucieux d'être, l'ipséité séparée, exigée et requise par la transcendance, s'avère
« d'ores et déjà constituée lorsque l'acte de constitution vient seulement pour
prendre origine » 16 •
Comme l'écrivait Merleau-Ponty, « la conscience constituante est
l'imposture professionnelle du philosophe » 17 • Sa prétention transcendantale est

16. Autrement qu'être ou au-delà de l 'essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p.


133, souligné par nous.
17. Il convient de citer in extenso ce passage décisif : « La conscience constituante,
nous la constituons à coup d'efforts rares et difficiles. Elle est le sujet présomptif ou supposé
de nos tentatives. L'auteur, disait Valéry, est le penset:r instantané d'une œuvre qui fut lente
et laborieuse - et ce penseur n'est nulle part. Comme l'auteur est pour Valéry une imposture
de l'homme écrivain, la conscience constituante est l'imposture professionnelle du
La déformalisation du temps et la structure du désir 31

insoutenable, car elle consisterait à exhiber la donation originaire du sens comme


donation pure et absolue, arrachée à tout renvoi et à toute dépendance, arrachée
donc à toute implication indirecte, et par là même susceptible d'une intuition
spéculative. Mais l'absence de renvois à l'intérieur de l'événement inaugural du
sens est illusoire. D'ailleurs, dans sa prétendue pureté transcendantale,
l'autodonation phénoménologique resterait inaccessible.
Dans son premier livre sur La Théorie de/'intuition, Levinas dénonce chez Husserl
l'occultation du « long effort qu'exige la phénoménologie pour arriver à
l'intuition » : à partir de cette occultation, par conséquent, « il semble que l'homme
[ ... ] réalise brusquement la réduction phénoménologique » 18 • Il semble, donc,
qu'un accomplissement immédiat du désir spéculatif livre la saisie de la chose
même, comme une flamme qui jaillit tout d'un coup (exaiphnès), se nourrissant
désormais d'elle-même 19 •
En réalité, il n'en est rien. La prétention d'une approche immédiate et
instantanée de la chose même, la présupposition d'une accessibilité totale et directe
de l'originaire, est l'une des formes que revêt la dénégation de la temporalité.
Celle-ci ne se borne pas à entourer de l'extérieur la démarche visant l'approche
de l'originaire, mais en constitue la structure ontologique.
Cependant, Levinas ne se contente pas de montrer que l'auto-donation
prétendument immédiate du sens est en réalité l'effet d'un choc en retour,
moyennant quoi le constituant s'avère à son tour constitué : il tâche en même
temps et surtout de creuser le sens de cette prétention transcendantale - de cette
imposture - de la conscience constituante.
Ce qui apparaît comme paradoxal et peut-être aussi contradictoire au niveau
formel de la logique constitue pourtant la situation concrète de l' homo philosophus,
qui ne réalise pas brusquement le passage de la naïveté à la réduction. La réflexion,
en effet, exige un long effort s'étalant dans le temps. Mais la représentation

philosophe ... Elle est en tout cas pour Husserl l'artefact auquel aboutit La téléologie de la
vie intentionnelle - et non pas l'attribut spinoziste de la Pensée. Projet de possession intellectuelle
du monde, la constitution devient toujours davantage, à mesure que mûrit la pensée de Husserl,
le moyen de dévoiler un envers des choses que nous n'avons pas constitué.» (Maurice Merleau­
Ponty, « Le philosophe et son ombre», Signes, Gallimard, 1960, p.227)
18. Emmanuel Levinas, La Théorie.de/ 'intuition dar,s la phénoménologie de Husserl
(1930), Vrin, 1984, pp.202-203, souligné dans l'original.
19. Platon, Septième lettre, 341 c-d.
32 Fabio Ciaramelli

transcendantale oublie cette concrétude origînaire.


Pur présent sans attache, vide du temps qui s'interprète comme éternité
(TI, p.98), la possibilité même de la représentation-la possibilité de sa prétention
illusoire qui ignore ses implications - atteste cependant une énergie transcendantale
qu'elle ne se donne pas toute seule. La représentation idéalise le temps, fait
abstraction de son passage irrémissible qui déborde les cadres du présent. Mais
elle peut le faire puisque, à son insu, la structure préalable du temps qui l'enveloppe
et la met d'ores et déjà en relation à l'autre lui donne l'énergie transcendantale lui
permettant de s'en détacher. Le temps véritable que la représentation fige en pur
présent - et transforme dans l'instantanéité de l'évidence - est ajournement,
possibilité originaire de l'après-coup, prémisse du retrait de la représentation par
lequel j'interromps ma présence auprès des choses dont je vis. Le moment négatif
de la représentation,« le recueillement qui m'arrache à l'immersion, n'est pas un
simple écho de la possession. On ne peut y voir la réplique de la présence auprès
des choses, comme si la possession des choses, en tant que présence auprès d'elles,
contenait dialectiquement le retrait à leur égard. Ce retrait implique un événement
nouveau. Il faut que j'aie été en relation avec quelque chose dont je ne vis pas.
Cet événement est la relation avec Autrui» (Totalité et Infini, p. 145, souligné par
nous).
Ce n'est qu'à partir de la relation avec Autrui que s'ouvre la temporalité
véritable, celle qui précède et déborde le présent pur de la représentation, et qui
toutefois permet d'en comprendre le sens radical, attestant l'autonomie de la
séparation. La relation avec autrui ne constitue pas dialectiquement !'ipséité du
psychisme: celui-ci se pose da.as l'être d'une façon indépendante de l'autre; il est
référence à soi, égoïsme. Cependant, il trouve dans la relation à l'autre - dans la
temporalité véritable que cette relation rend possible - l'événement nouveau,
irréductible mais nécessaire à la séparation. Celle-ci ne se soutient que de soi,
même si elle est capable de remonter en deçà de son origine en soi. Dès lors, cette
origine s 'ajourne tout le temps, puisqu'elle n'est antérieure que postérieurement,
c'est-à-dire qu'elle ne coïncide pas avec elle-même et qu'elle ne saurait se produire
sans la pluralité attestée par la transcendance de l'ordre du temps.
La séparation constitue donc l'autonomie ontologique ou l'indépendance
du présent au sein de la transcendance du temps. Ce mouvement en quelque sorte
circulaire, cette reprise de soi à partir d'une situation conditionnée qui va être
suspendue mais non annulée, et qui devient le mouvement primesautier d'une
auto-position possible uniquement après coup - possible donc sans être auto-
La déformalisation du temps et la structure du désir 33

engendrée-, dessine la production même de la« séparation» dans l'être, la venue


à soi d'une différenciation d'avec soi, le surgissement d'un écart originel de soi à
l'égard de soi, qui définit le psychisme. Levinas le décrit dans des analyses
intéressées à saisir la portée ontologique radicale de ce phénomène
« invraisemblable » où, dans la spontanéité de cette auto-référence à soi, luit
l'énergie ultime de la position de l'être comme pure expérience du présent se
donnant à l'évidence, capable d'être à tout instant au commencement de soi et
d'interrompre sa situation, ne recevant rien d'étranger, ou se posant comme source
ultime de ce qu'il reçoit. Miracle d'une énergie transcendantale qui se produit
comme constituant après coup cela même qui la conditionne. Miracle du cogito,
de la pensée, du psychisme qui la soutient, œuvre de la séparation qui constitue
l'autonomie ontologique d'un être qui se détache du monde qui le porte et qui le
nourrit, pour se soutenir tout seul:« le présent du cogito, malgré l'appui qu'il se
découvre après coup dans l'absolu qui le dépasse, se soutient tout seul- ne fût-ce
que pendant un instant, l'espace d'un cogito » (TI, p. 25). Mais cet instant de
pleine jeunesse, loin d'être intemporel, creuse l'ordre ou la distance du temps
- événement positif rendant possible après-coup la remontée en deçà de
l'origine - qui articule la séparation. Dans la phénoménologie husserlienne, qui
part« d'un cogito qui se poserait d'une façon absolument indépendante d'Autrui»
(TI, p.185), la référence de la séparation à la transcendance se maintient dans
l'ambiguïté de la liberté et de l'appartenance caractérisant la Sinngebung. Elle se
maintient dans la nécessité de recommencer toujours la réduction, constamment
menacée par l'irréductible.
Or, la grandeur de Husserl tient à sa revendication d'un recommencement
perpétuel du présent originairement impliqué par la re-présentation comme
structure originaire de la présence. L'intelligibilité recherchée par la philosophie,
l'intelligibilité de la présence en représentation s'accomplissant dans son exhibition
à l'expérience, est toutefois l'intelligibilité du Même, dont l' auto-monstration
s'enracine dans sa « modification sans altération ni déplacement - essence de
l'être ou temps-, [qui] n'attend pas, de surcroît, un éclairage qui permettrait une
'prise de conscience' » car elle est, dans son étirement même, « la dispersion
originelle de l'opacité » 20 • Dès lors, « l'acte ou l'événement que, en tant que
verbe, le verbe être signifie » est effectué ou joué par la « conscience

r
l 20. Autrement qu'être, op. cit., p. 38.

l
I'
1
34 Fabio Ciaramelli

intentionnelle à base de représentation identifiante», dont la vie est le « train


mené par l'être, la 'geste' de l'être en tant qu'être »2 1• Voilà pourquoi
« l'intelligibilité du Même, de l'identique à soi, de l'immanence où la
1
philosophie reste ontologie, pensée de l'être [...] ne vient pas du dehors 'prendre
connaissance' de la 'geste' de l'être»22 • Cette intelligibilité« assure la positivité
du Même par l'architectonique du système ; architecture sur un fondement
inconditionné et indépendant». Architecture « périlleuse » ou « de suprême
sécurité»,« celle qui permet aux murs de soutenir leurs propres bases, comme
dans l'apologue midrachique de l'Arche Sainte qui portait ses porteurs». C'est
précisément cette auto-fondation que la phénoménologie husserlienne recherche
par la réduction, et qui « dans l'histoire de la philosophie, entreprise toujours
recommencée et dont le perpétuel recommencement chez les 'éternels débutants'
que sont, d'après Husserl, les philosophes, tient lieu d'indépendance ou d'auto­
suffisance, d'une façon de se tenir à }'Origine, c'est-à-dire de ne rien recevoir
du dehors de la pure présence»23 •
Ce que Levinas va mettre en question, c'est précisément cette façon de
se tenir à l'Origine, de réduire l'intelligibilité à celle de l'identité et de la présence
de l'être, où le recommencement perpétuel de la re-présentation, pour être
originaire, n'en demeure pas moins susceptible de préconiser le rêve illusoire
d'une plénitude de l'être perdue mais promise à la recherche, suscitant dès lors
la nostalgie de sa récupération.
Cette interrogation continue de s'inspirer de Husserl, dont l'effort
essentiel consiste à penser le paradoxe d'une auto-fondation nécessaire et
impossible, ruinant la représentation constituante, dans laquelle le constitué ne
cesse d'abriter et de soutenir le sujet constituant. « Manifestation - Levinas
l'avoue volontiers - d'un cercle vicieux ou d'un anachronisme : d'une
constitution présupposant - ou déjà se donnant - le constitué »24. Ici « la

21. « Trois notes sur la positivité et la transcendance », Mélanges André Neher,


Librairie Adrien Maisonneuve, 1975, p. 23.
22. « Trois notes», op. cit., p. 25.
23. Ibid.
24. Emmanuel Lévinas, Hors sujet, Fata Morgana, 1987, p. 164. « Dans la conscience
constituante elle-même[...] se signalerait une paradoxale ambiguïté : la texture du constituant
serait cousue des fils provenant aussi du constitué, sans que cette provenance ait eu à répondre
à une quelconque 'visée intentionnelle'. Ces fils appartiendraient à l'étoffe psychique et, si
l'on peut dire, à la chair même de l'esprit» (p. 163).
La déformalisation du temps et la structure du désir 35

conscience se trouve avoir fait appel à ce qu'elle aurait seulement à constituer.


Singulier anachronisme! »25 •
Un tel anachronisme n'est rien d'autre que l'incarnation de l'esprit.
<< L'esprit n'est-il pas un Avant qui n'a jamais tenu dans la Présence et qui ne
peut se re-présenter? »26 Et toutefois, ce « conditionnement de l'actualité
consciente dans la potentialité », qui « compromet la souveraineté de la
représentation»27, n'empêche pas l'émergence de la représentation, sa prétention
à la spontanéité pure.
Le paradoxe, l'ambiguïté, la circularité tiennent à ceci que le présent pur
- malgré son enracinement dans un temps qui déborde l'instant ponctuel de
son occurrence, et qui par là même l'oblige sans cesse à passer de l'actualité à
son recommencement perpétuel - est malgré tout la position ou la production
inaugurale du sujet, sa séparation. Cela atteste un retrait en soi à partir d'une
appartenance préalable, qu'il faut comprendre comme le propre de la Vorstellung
-de cette représentation dont Husserl aura montré la ruine, qu'il aura remplacée
par la re-présentation originelle, mais qui n'en demeure pas moins
l'accomplissement de la séparation.« La constitution de l'objet est déjà abritée
par un 'monde' pré-prédicatif que cependant le sujet constitue; et inversement
le séjour dans un monde n'est concevable que comme la spontanéité d'un sujet
constituant. »28
La prétention de la représentation à la spontanéité pure doit s'articuler à
l'enracinement de la liberté dans l'appartenance au monde constitué, condition
et même nourriture du constituant. « Au moment même de la représentation; le
moi n'est pas marqué par le passé» (TI, p. 98). L'esprit s'y dégage du temps, se
pose comme pure présence à soi. « Illusion? Ignorance de ses propres
implications? La représentation est la force d'une telle illusion et de tels oublis.
La représentation est pur présent. La position d'un pur présent sans attache,
même tangentiel avec le temps, est la merveille de la représentation» (TI, p. 98).
Cela ne signifie pas qu'il faut partir de la représentation comme d'une condition
non-conditionnée : elle s'avère liée à une intentionnalité tout autre, dont
l'événement concret est la relation avec autrui. Mais pour la saisir dans son

25. Ibid., p. 146.


26. « Trois notes », op. cit., p. 26.
27. En découvrant l'existence, op. cit., p.131.
28. Ibid., p.133.
36 Fabio Ciaramelli

imprévisibilité, dans son pouvoir de rupture, dans sa fonction d'ouverture de


l'ordre temporel, jl faut d'abord insister sur la prétention au retrait au
déracinement ou détachement.
Ce retrait qui rend possible la représentation, sa présentation à un présent
originaire, son auto-position c'est l'événement positif de la séparation
:1
dans l'être - événement rendant possible la vérité. JI s'agit d'un événemént
temporel. « Par le temps en effet, 1 'être n'est pas encore ; ce qui ne le confond
pas avec le néant, mais le maintient â distance de lui-même. TI n'est pas d'un
seul coup » (Tl, p. 25). La séparation déforma.lise l'ordre ou la distance du
temps.

4. Intentionnalité et désir

Cette temporalité qui exclut l'illusion d'un accès immédiat à l'originaire,


mais qui rend possible l'interruption de la continuité et l'originalité du
commencement, a une intentionnalité qu'aucune intuition ne saurait remplir
ou accomplir. Il y donc, à la base de l'existence humaine, une intention - une
tension vers l'extériorité- qui excède toute intuition possible. Une telle intention
a la structure du désir pour autant que celui-ci, irréductible au besoin, ne vise
pas l'assimilation de son objet. De par sa temporalité indépassable, n'aboutissant
à aucun présent, le désir vise ce avec quoi il ne coïncidera jamais.
Dans le désir, l'intentionnalité du temps se montre allergique à toute
Erfiillung. Elle implique l'impossibilité d'un accomplissement total et immédiat
de l'intention qui vise l'autre mais qui ne peut pas l'atteindre ni le saisir, car
elle ne peut y accéder que par la tension toujours indirecte du désir. La
déformalisation du temps aboutit ainsi à l'inaccessibilité immédiate d'autrui.
Irréductible au présent d'une saisie intuitive, le temps se fait concret lorsqu'il
signifie l'échec de l'intuition originellement donatrice, dont la prétention
radicale serait la sortie de l'ordre du temps et l'accès à la simplicité immédiate
de!'Origine. Mais on ne sort pas du temps. On n'accède jamais à la prétendue
immédiateté de l'intemporel.
La transcendance débordant la totalité et s'articulant dans le psychisme
est le mouvement même de l'être séparé qui n'aspire pas au retour à la totalité
mais qui désire!'infiniment autre dont il ne provient pas. Le désir, qui s'enracine
dans la diachronie temporelle de la séparation, est essentiellement
inassouvissable et non-nostalgique. Il ne revient jamais au point de départ.
La déformalisation du temps et la structure du désir 37

Mouvement sans retour, il accompagne le parcours sinueux de l'existence


humaine. Ainsi et seulement ainsi, il accomplit concrètement la transcendance,
l'ouverture à l'extériorité radicale d'autrui. Le temps du désir ne procède donc
pas d'une plénitude perdue, mais il naît précisément de la séparation fondatrice
d'avec l'origine. Sa nature non-nostalgique s'enracine dans la structure
irréversible du temps déformalisé, dont le passage inexorable - dont la
transcendance- n'inspire aucune mythologie d'une patrie perdue, mais atteste
l'éclatement originaire de l'origine et son renvoi interminable à l'autre à travers
le désir qui jamais ne l'atteint.

Fabio Ciaramelli est professeur de philosophie à l'Université de Naples «Federico II»,


rédacteur de la Revue philosophique de Louvain. Auteur de Transcendance et éthique.
Essai sur Levinas (Bruxelles, Ousia, 1989), il a récemment publié La distruzione del
desiderio. Il narcisismo nell'epoca del consumo di massa (Bari, Edizioni Dedalo, 2000).
39

Responsible Time

Richard A. Cohen

Eternity : the Rule of Parmenides


"Logical proofs are the eyes of the mind." Spinoza, Ethics, V

Time is the central theme of contemporary thought. Whatever time is


- ifit "is" anything at all, that is to say, ifits proper category is ontological -, it
has to do with the irreducible dimensions of"past", "present" and "future" and
their irreversible sequence or unidirectional trajectory of"before" and "after".
Time is inextricably bound to transcendence because the dimensions of time
must each, in some irrecoverable sense of"before" and "after", remain separate
or "transcend" one another. In our ordinary or common sense conception of
time, the pastis that which occurs before the present and future ; the present is
that which occurs "now", that is to say, afler the past and before the future; and
the future is that which occurs after the past and present. Our ordinary perception
of time thus very well grasps both its dimensionality and irreversibility.
When we try to think more carefully about time, however, a variety of
difficulties and perplexities emerge, severing our more sophisticated
explanations oftime from our common sense experience oftime. It is into this
breach that philosophy and theology have stepped, and have both gone quite
wrong. Yet even without recourse to complicated or systematic philosophical
or theological explanations, it is difficult to understand time. For instance, in
the above simple sketch, there already appears a difference or confusion between
time viewed from the outside, objectively, as it were, and time viewed from the
inside, subjectively. That is to say, the privilege of the present is subjective. lt
is "I" or "we" who view time from "my" or "our" present. Objectively, however,
the present has no such privilege ; it is simply one moment in the passage of
time. The present occurs after the past and before the future in the same way
that any moment of time, whether past, present or future, occurs after a past
and before a future. Even the simplest understanding ofthe future, for instance,
as what is "not yet present" tout court, already privileges the present experience
of the present viewer. A purely objective view, on the other band, relativizes
time's dimensions without privileging any one of them. Thus even t�e most
40 Richard A. Cohen

straightforward or common sense understanding of time, an understanding that


does indeed think of the future as what is not yet present, and the past as what
has already happened, unwittingly mixes subjective and objective accounts of
time.
This naïve confusion of subjective and objective perspectives need not
be considered, however, as philosophers and theologians have hitherto conceived
it, namely, as a flaw or an error to be overcome. Rather, more profoundly, it is
an all-important clue to the nature of time. If grasping the nature of time is to
have precedence over the niceties of systematic explanation or reason, then the
ordinary mixture of subjective and objective perspectives must be accounted
for rather than explained away. But as explained away, discounted, stigmatized,
is precisely the route that philosophy and theology have hitherto taken.
The more sophisticated intellectual-spiritual traditions of the West (or
of the East for that matter), have, until quite recently, been oriented not by time
- by its irreducible dimensions and direction - but by the presupposition of
their own logic or ratio. Time, very simply, has been made to conform to reason.
So, instead of accounting for time, these intellectual constructions explain it
away in the name of"eternity". Time, in its apparent confusion of the subjective
and the objective, is not understood but dismissed, and precisely this dismissal
is what passes itself off for an understanding of time. Since nothing is wrong
with reason, something must be wrong with time. In a word, it is an illusion.
Time - the passage of time : past, present, future, before, after - is interpreted
as an error (linguistic or real), ignorance (of the "man y", who have no genuine
understanding, in contrast to the "few", who do), degradation (a lower grade of
reality) or evil (a tempting but wrong intellectual or spiritual path). The allegedly
higher mentality of the West (like the East in this regard) fundamentally
misconstrued time as an ontological illusion, that is, as a corruption ofeternity.
Time, exactly as error and evil, had to be explained away. Time would be a
function of something else, something "truer" or "better", namely, eternity,
true being, permanence, the divine. Time would be anything but a phenomenon
to be grasped in its own right.
For philosophers, dedicated to truth, and theologians, devoted to God,
alike, this vast and consequential misconception of time occurred owing to a
fondamental and relatively unquestioned allegiance to the categories of
proposition or judgement logic. Philosophers and theologians strove to reduce
time, along with everything else, to the standards and intellectual parameters
Responsible Time 41

of affirmative ("S is p.") and negative ("S is not p.") judgements. These
standards, at minimum, are two: the principle of non-contradiction ("No
statement can be both true and false") and the principle of excluded middle
("Any statement is either true or false"). These two standards, in turn, are both
required by and constitute any knowledge that claims to be systematic, that is,
internally coherent. Within these strict confines, then, the passage or
transcendence of "before" and "after" become forms of non-being, absences
whose sense is limited to the logical opposition of"is" and "is not". Time and
being-the being oftime, the time ofbeing - are thus bound together by means
ofa "copula" limited to and hence ruled by the computational logic ofaffirmative
and negative judgement.
Underlying the reduction of time to proposition logic, then, are two no
less fundamental but perhaps even more hidden - or presupposed-reductions,
bath ofwhich originate in ancient Greek thinking. First, the equation of being
and logos, authorized by Parmenides' Theogony 1 . True being would be only
that being certified by the order ofthe mind. Second, the equation oflogos and
logic, first articulated by Aristotle in his Organon2• The order ofthe mind would
be only that order conforming to the principles of non-contradiction and
excluded middle, and all the permutations (implications) linking propositions
arising from and reflecting that conformity. The result ofthese two reductions
- ofbeing to logos and of logos to logic-would be an understanding oftime
subject to the paradoxes made famous by Zeno, Parmenides' student and fellow
Elean. Subject to the philosopher's logic, reality itselfwould now be counter­
intuitive. The fleet footed Achilles would be unable to defeat the slowest tortoise
in a foot race. An arrow shot from a bow would never reach its target. These
and other paradoxes, despite the obvious and profound challenge they
imrnediately raised for classical thought, were -amazingly - never resolved
by subsequent philosophy or theology. Rather, they, along with time, were
dismissed as illusory. Time and reality would have to conform to logic, however
ludicrous the results. What Zeno's paradoxes show for a mind still free of
philosophy is, rather, that something is terribly wrong with the logic of the

1. G. S. Kirk, J. E. Raven, M. Schofield, eds., The Presocratic Philosophers, 2nd


ed. (Cambridge: Cambridge University Press, 1983), p. 247.
2. Aristotle, Organon, in : The Basic Works ofAristotle, ed. Richard McKeon (New
York: Random House, 1968), pp. 7-212.
42 Richard A. Cohen

classical conception of time.


How, more exactly, does that logic work? According to the classical logic,
the absence or difference of past and future would be non-being. Time's passage
- its dimensional interactions, its sequence, its one-way directionality - would
be understood under the sign of negation. They would not be being but mere
becoming, and hence illusion. The dynamics of time, then, would be forced
into the Procrustean bed of negative judgement. "S is not p", so past "is not"
present (hence "past" has no meaning or being) ; future "is not" present (so
"future" has no meaning or being). Being would thus be reduced to a pure
- and unreal, hence "ideal" - present, the present purified of non-being. But if
past and future have no real being, then "before" and "after" make no real
sense, and hence the movement of time, lacking meaning or being, bas neither
meaning nor being. Such were Parmenides' conclusions. These are the same
conclusions taken up by subsequent philosophy and theology, despite their
obvious absurdity and their incongruity with common sense experience.
Philosophy and theology would henceforth require not only great intellect
but also a great hardheadedness they would laud as "intellectual courage" or
"unshakeable faith". In this way rhetoric - Be courageous! Stick to thinking
corne what may! - would serve as the unmentionable underbelly and support
of both philosophy and logic.
Philosophy, like theology, would be based on a faith in logic. Philosophy
and theology would faithfully follow the proposition logic of the intellect into
and despite its bizarre and obvious divergence from the evidence of common
sense, not to mention the logical conundrums articulated by Zeno. The inter­
relation and passage of past, present, future, the before and after, would be no
more - and no less - than ontological illusion. To affirm the real existence of
tirne, then, contrary to logic, would be for the philosophers an admission of
ignorance, and for the theologians a fall into evil. Time would henceforth be
the dernon enerr..y of knowledge and faith. The stubbom opinion and common
sense of "the many" would be ignorance and evil ; philosophers - the "few" -
would be wise, believers - the "elect" - would be saved - it is an old story.

Time : Bergson and Levinas


"To see a head, to see it alive, to maintain it so." Giacometti

A new story appears with the philosophy of Henri Bergson. Exposing and
Responsible Time 43

opposing the intellectual, spiritual, and ultimately rhetorical presuppositions that


distorted classical philosophy and theology, the contemporary thought initiated
by Bergson is at bottom the effort finally to take time seriously. Instead ofviewing
time sub specie aeternitatis, from the point ofview oflogic, logic- and eternity­
would be viewed from the point of view of time. Phenomenology, broadly
conceived as an attention to the real independent of logicist presuppositions,
would henceforth become the very mark and mode of philosophizing. For
philosophy to retain its vocation as a true account of the real, it would have to
ground itself in the real. The true would now depend not on its own inner logic,
its ratio, but on the "logic" of the real. The real would no longer be made to
conform to idea, but rather ideas would conform to the real. Assiduously stripping
itselfofthe prejudices ofits Parmenidean heritage, henceforth phenomenological
intuition would be the proper method and mode of a presuppositionless
philosophy, "first philosophy", that is to say, philosophy made genuine for the
first time.
Despite the appearance of a plethora of books on time (including Martin
Heidegger's monumental work, Being and Time [ 1927] 3), contemporary thought
has at bottom affirmed only two genuinely original and fundamentally distinctive
theories of time : Bergson's notion of "duration", "creative evolution", on the
one band, and Levinas's notion of "dia-chrony", inter-subjective time, on the
other. Both thinkers inaugurated their own original philosophical careers with
books centrally devoted to time : Time and Free Will [Essai sur les données
immediates de la conscience], published in 1889 by Henri Bergson, and Time
and the Other [Le temps et l'autre], published in 1947 by Emmanuel Levinas.
Furthermore, fo r both thinkers, time and subjectivity are intimately and
inextricably linked. In taking seriously the transcendence of time - both its
irreducible dimensionality (past, present, future) and its irreducible directionality
(before, after) - both of these thinkers, each in his own way, re-conceives the
whole of philosophy and theology.
Bergson is of course the breakthrough philosopher, the one who first
grasped the true significance and far reaching consequences ofa phenomenology
of time. While he was doubtlessly influenced by the modem appreciation for the
biological opened up by the widespread popularization ofDarwin 's earlier theory

3. One of the theses of the present article is that Heideggerian temporality is at


bottom a variant ofBergson's theory oftime.
44 Richard A. Cohen

of evolution, Bergson's theory of time, unlike that of Herbert Spencer, is far


from being a philosophical appropriation of Darwinism. It is more like a
transfiguration. His theory is well known : time is duration, the inter-penetration
of past, present and future through a continuous cumulative one-way movement
of growth, accessible to the philosopher by means of a counter-practical supra­
representational intuition.
What is perhaps not sufficiently appreciated is to what extent Bergson's
notion of time - and his entire philosophy - is built on a single basic insight : the
real, like life, grows. Time and reality cannot be divorced without losing both to
merely constructed representations. Imagine the flow of reality at timel, time2
and time3. Hold to the flow of the real, its one-way direction, rather than its
stops. Only by not divorcing the succession from the real - the real as continuous
cumulative growth - can one see that time3 is essentially different from time2
because time3, unlike time2, has time2 and timel "behind" it. The growth of the
real guarantees the reality of time. To grasp this insight, however, the philosopher
must have a new phenomenological-existential courage. The philosopher must
enter into the interior of the time of reality, into its movement or flow, its duration,
rather than merely represent it at a distance, which is always to retrospectively
re-construct time privileging a dead past rather than its living passage.
Both time and reality, taken in their integral unity, are creative. No two
moments can ever be equal to one another. The present, while coming out of the
past and linked to it, and to this extent delineating a future, is, insofar as it is
unique and unlike anything in the past, in no way caused by the past. Freedom is
thus assured. The uniqueness of each present, its novelty, whether consciously
appropriated by an agent or not, is of the very essence of time and the real. The
future, because it follows a unique present, unlike any other, is ultimately
unforeseeable, unpredictable, unknowable in principle. The more one enters into
the uniqueness of the present, appropriating the uniqueness of the past, the greater
is the openness of the future horizon. Time and reality would thus always be self­
creation. Kandinsky's dictum of 1911 - "There is no 'must' in art, because art is
free. "4 - would speak not merely to the will of the artist (as thought Schopenhauer
and Nietzsche), but rather to the unfolding of the real itself. The philosopher, like
the artist, would simply have a fuller appreciation of the always novel unfolding

4. Wassily Kandinsky, Concerning the Spiritual in Art, trans. M. T. H. Sadler (New


York: Dover Publications, 1977), p. 32.
Responsible Time 45

of the real across time.


Heidegger's appropriation and revision of Bergsonian duration occur in
two steps, the first at the individual level, the second at the social or historical
level. Let us remember, Bergson had said that one must look within, that one
must enter into the inside of one's own duration as the starting point of thought.
Heidegger - schooled in Husserl 's more rigorously methodological
"epoche" and "reduction" - did precisely that. Escaping the allure of the
everyday, the "they", in both its theoretical and practical modes, Dasein would
first have to appropriate its "ownmost" or "authentic" being. No doubt influenced
by Kierkegaard's brilliant and refined self-analysis, and by his own Christian
theological training, Heidegger, rather than seeing Bergson's unique cumulative
past and present and the unknowable but creatively ongoing future, instead saw,
first and foremost, a future limited by death. Death, and not an infinitely open
horizon, would be the specific transcendence determinative of individual
temporality. The "when" of death would remain unknowable, as in Bergson,
but the "that" of death, its essential inevitability, would nevertheless be most
certain.
Whereas Bergson entertained the possibility, given the open creative
horizon of the future, that even death, despite its overwhelming empirical
probability, might one day be overcome5, for Heidegger, in contrast, death
becomes the very significance of the future as such. Thus the transcendence of
the future becomes, in Heidegger's hands, the existential significance: "being­
toward-death" ("Sein zum Tode"). Individual time - the temporality ofDasein -
is hence determined by death-bound finitude. The uniqueness of the present
becomes the "moment of insight" ("Augenblick"), insight, that is to say, into
one's own mortality, the merely "possible" character of all projections. The

5.Bergsonian philosophy is no way resigned in the face of death ; indeed, while


recognizing the dampening power of death, it opens up a realistic struggle against it. See,
e.g., Henri Bergson, Creative Evolution, trans. Arthur Mitchell (New York: Random House,
1944), pp. 294-295 : "Consciousness is essentially free; it is freedom itself. ... Ali the
living hold together, and all yield to the same tremendous push.... The animal takes its
stand on the plant, man bestrides animality, and the whole of humanity, in space and in
time, is one immense anny galloping beside and before and behind each of us in an
overwhelming charge able to beat down every resistance and clear the formidable obstacles,
perhaps even death."

- ------
46 Richard A. Cohen

past, for its part, remains what it was for Bergson : that from out of which the
present has corne to be and that which the now authentic individual strives to
appropriate but can only do so inadequately, incompletely (" Verschuldung").
The past, in a word, becomes the concrete history that produces Dasein and
that Dasein must but can only inadequately re-appropriate. For both Bergson
and Heidegger, although duration or temporality is the true time, real rather
than represented time, the awakened individual's appropriation of such time
(via "intuition" for Bergson; via "resoluteness" ["Entschluss"] for Heidegger)
remains sporadic. This is because the individual can only rarely pull together
- in intuition or resolution - the real past that leads to the unique present giving
onto the open or death-bound future, rather than being swept away by the
superficial though powerful countervailing pulls of practical and theoretical
interests.
The second step Heidegger takes in his appropriation of Bergsonian
duration is again a limitation. Dasein, in entering into the interior of its own
temporality, facing death, discovers that the being it engages is historical being.
"The specific movement," Heidegger writes in paragraph seventy-two ofBeing
and Time, "in which Dasein is stretched along and stretches itself along, we
call its 'historicizing' ('Geschehen')."6 For Bergson, entering into the interior
of time means entering into the duration of the cosmos itself- its physics and
biology -, in its creative evolution. For Heidegger, no doubt owing to his
Christian theological and German philosophical background7, this engagement
is first and foremost one that reveals the historical unfolding ofbeing, being in
its great "epochal" revelations (pre-Socratic, classical, medieval, modem,
technological). For Heidegger, in contrast to Bergson's cosmic approach,
philosophical engagement - "Denken" - in the temporality of being, would
traverse and remain within its epochal historical manifestations from the
bottom up.
Despite his existential and historical-ontological revisions, however,
Heidegger remains profoundly Bergsonian in his overall outlook. That is to

6. Martin Heidegger, Being and Time, trans. John Macquarrie and Edward Robinson
°
(New York: Harper & Row Publishers, 196'.2), p. 427 (paragraph n . 72).
7. I am tbinking of the Christian theologîcal interpretation of the "Incarnation" as
God's entrance into history ; and of the German phîlosophical tradition of historical
phenomenology from Hegel and Marx to Nietzsche and Dilthey.
Responsible Time 47

say, for both Bergson and Heidegger, the true life is a life attuned to the real, an
engagement with being; and the real or being is fundamentally creative. Indeed,
the Iate Heidegger's well-known critique of"technology" is precisely a defense
of the ontological-historical creativity or generosity ("Es gibt") ofbeing. The
problem of technology, which Heidegger calls "the greatest danger", is only
peripherally a concern with ecological disaster, mass death, agricultural
depletion, nuclear proliferation, and the like, that is to say, a concern with the
host ofother moral issues raised by new technologies. Rather, more grandly as
it were, it has to do with the unique historical-ontological potential within the
present "technological epoch" to permanently occlude any further or new
"revelation" ofbeing. When Heidegger insists that the "essence oftechnology
is not technological", he harps on the notion of "essence" because for Heidegger,
following Bergson, essence is nothing less than "freedom", a new as y et
unknown unveiling ofbeing. In a word, both Bergson and Heidegger are wedded
to aesthetic interpretations of being and philosophy. Being is temporal, to be
sure, but it is so as self-creation. The real is the ever deeper or further or new
manifestation of manifestation, what Bergson, preferring biological-aesthetic
terms over Heidegger's historical-aesthetic terms, calls the "creative evolution"
of a protean "élan vital".
Levinas, for his part, offers a radical alternative account of·time.
As a contemporary thinker, he agrees with Bergson (and Heidegger) that time
is an unsurpassable structure, irreducible and to be interpreted in its own right.
In sharp contrast to the Bergsonian and Heideggerian commitment to an aesthetic
interpretation of genuine being and time, however, Levinas's conception of
genuine time is grounded in ethics, that is to say, in the inter-subjectivity initiated
in moral rather than ontological obligations and responsibilities. How is this
so? How are time, inter-subjectivity and ethics intimately and irreducibly
linked?
Like Bergson, Levinas is struck by the transcendence of time's
dimensions and irreversibility : the futurity of the future as unforeseeable
novelty, the passage ofthe past as immemorial heritage, and the "dia-chrony"
of a present interpenetrated and traced by the irrecoverable excesses of future
and past. But what, he wonders, is capable of opening up such a rupture in
being's identity with itself, its synthesizing and integrating powers? From
whence cornes the true source of an alterity capable of breaking the grip of
being? We have seen that for Bergson it is the inner and essential crea,tivity of
48 Richard A. Cohen

being that outstrips being's integrating functions. Every present is the novel
edge of an accumulating reality. Thus Bergson promotes "intuition", entering
into the interior of creative duration . But such a conception, while
acknowledging the novelty of the present and the unforeseeable character of
the future, nonetheless remains formai, empty ofcontent. 8 One is left to wonder
how meaning accrues to being's ever-unfolding accumulation, how being can
have a sense other than its own blind unfolding.
Regarding Heidegger's concrete determination oftime as, first, Dasein's
temporality, Dasein as being-toward-death, though it is certainly not an empty
formalism, Levinas nevertheless will challenge the phenomenological accuracy
of this determination of futurity. Levinas will ask if one's ownmost
death - unpredictable as to its "when" but inexorable regarding its "that" - is
indeed the utmost and hence the paradigmatic sense of futurity. For Levinas,
contrary to Heidegger, beyond one's ownmost death lies the death of the other.
I will retum to this point shortly. Even in one's own dying, however, one remains,
as long as one lives, not simply in relation to oneself, to one's own utmost
future, but inextricably also in relation to others, to the physician, one's family
(absent or present), one's neighbors, et al. For Levinas, contra Heidegger, death
takes its significance not from one's own being alone, but always from a social
context, in relation to others.
As for Heidegger's claim, second, regarding the epochal historical
unfolding ofbeing, Levinas will again challenge the phenomenological accuracy
of this interpretation of the place and role of history. Is it not rather the case,
Levinas will ask, that humans retain their capacity to judge historical events,
rather than simply being swept up in them, functions or pawns of a narrative
whose meaning history itself would somehow - mysteriously - determine ? Is
history, as the final refuge of meaning, even in its epochal unfolding, capable
ofmoral judgement ? Is not history, taken as the final arbiter ofmeaning, always
rather only the verdict of winners, the history of triumph, realpolitik, and
therefore are not its judgements merely redundant self-congratulations ?
For Levinas, contra Heidegger, there is a deeper time of history, the time of

8. It is interesting that this criticism, the empty fonnalism ofBergsonian creativity,


was raised in France by Albert Camus in 1932. See, Albert Camus, "The Philosophy of the
Century", in Youthful Writings [Cahiers JI], trans. Ellen Conroy Kennedy (New York :
Random House, 1976), pp. 126-129.
Responsib/e Time 49

"sacred history," an invisible history ofmoral agency and the struggle for justice,
a "glory" that remains invisible to the self-congratulatory illuminations ofvisible
history's triumphalism. Against Heidegger's notion of the epochal-historical
revelations ofbeing as the ground oftemporality, Levinas will argue that history
by itself is incapable of the moral judgement that ultimately gives sense to all
historical development. The veritable time of history - moral agency and the
struggle for justice - is deeper than the time of being.
In both cases, then, with regard to mortality and history, contra Heidegger,
Levinas follows an ethical reading, finding a deeper sense of alterity emerging
from the moral significance of mortality and history. Not my death, but the
death - and suffering - of the other concems me most. One can die for the
other. To save the other, to sacrifice the self, to struggle for justice, have a
greater urgency than the call to resolutely become oneselfand care for being's
epochal manifestation. To serve others takes precedence, is a higher calling,
than to serve oneself. The deepest stratum ofphilosophy, then, contra Bergson
and Heidegger, is not the issue of being, "to be or not to be", but rather the
more pressing moral question of one's "right to be."
What do these considerations, Levinas 's ethical critique of Bergsonian
and Heideggerian ontology, have to do with time ? Let us first ofall remember
that the matter of taking time seriously hinges on the meaning of
transcendence. For Bergson, the irreducibility of the transcendence of time
hinges on the creative evolution of the real. For Heidegger, the irreducible
transcendence of creative evolution takes on its concrete significance as a
resolute mortality caring for - "thinking" - the epochal historicity of
being. What Levinas is saying, to the contrary, is that duration, creative
evolution, mortality and history, far from being the source ofmeaning, receive
their ultimate significance - maintain their transcendence - from the absolute
transcendence pressing in the higher claims ofmorality and justice. Time, then,
would not only be a matter of being, whether duration or epochal, but the
impingement ofan alterity with a "face", the alterity, the humanity, ofthe other.
In this way, via the alterity ofthe other person, the priority ofthe other person,
we begin to see how time itself emerges from and as morality and justice. Let
us examine this novel claim more closely.
For Levinas, the past transcends the present not because it is the historical
narrative within which the self finds its ultimate meaning across the work of
recuperation for which the selfis always too late. The selfis not a snake racing
50 Richard A. Cohen

to catch its tail, or if it is, it has no genuine past but only a past incompletely
made present. Rather, more poignantly, the genuine past must be a past so past
that it was never present and never can be present ! Levinas will call it the
"immemorial past". But such a past is found precisely and exclusively in the
moral obligation that the other person imposes on the selfprior to that self's
circuits of self-sameness. One is obligated to the other before oneself- such is
the very structure of moral obligation, beyond self-interest, and at the same
time it is the trace ofan absolute past, a past having passed before it was present.
Or, we can equally say, the self-interested self discovers itself under greater
obligation- is transfigured into its "true self', into its humanity- insofar as its
own self-interest gives way when faced with the moral imperative ofthe other's
suffering. One's own way- always some form of self-presence - gives way to
a suffering for the other 's suffering, self-sacrifice. It is morality, then, obligation
to and for the other, that has the kick- the transcendence- of a priority that is
prior to the self in its identity, rupturing all self-presence with an "immemorial
past".
What has passed irrecoverably before, earlier orprior to any self-presence
"is" moral obligation impinging on the self, coming from the other. Here, then,
in moral obligation, the subject morally subject to the other, serving the other,
Levinas finds the source of the ultimate or paradigmatic sense of pastness : a
past that never was or can be present. Only the other person as moral imperative,
in an excessive proximity that can only be moral, disturbing the subject deeper
than its own self, breaks the self-presence of the self across the passage of an
absolute past. To be sure, it is not the empirical other, or an empirical necessity
that breaks the self ofits selfishness. One can always be selfish, or, as Levinas
says, "one can always refuse the other". Being cannot break out ofbeing. Being
cannot be broken by itself. The other person, however, the one before whom
one is already obligated, the one for whose suffering and mortality one is already
one's brother's keeper, this alterity - moral - pierces through being from on
high.
The past oftime is transcendence, excess, rupture, the before that remains
before. Only morality has the force of such an inordinate transcendence.
It is only the absolute priority of the other persan encountered as moral
imperative that has the alterity to short-circuit all the syntheses ofself-presence,
whether Kant's "transcendental ego", Hegel's "negation of negation",
Nietzsche's "will to power", Husserl's "intentionality", or Heidegger's
Responsible Time 51

"resoluteness" and "epochal being"9• Time cornes from above. The past of the
other cannot be re-collected by the self. Such a piercing of the present,
overwhelming self-presence, is in no way an ontological event. Time does not
"appear", is not a "phenomenon", does not "make itself present", but rather
"disturbs" as the priority of moral responsibility for the other, an obsession
with the other that bears upon the self prior to the self's own natural or
ontological perseverance. The subject of morality is, to use Levinas's
formulation, "more passive than receptivity". Precisely the other 's moral
command is already imposed, already obligates me, has always already passed
- is forever "immemorial" - without ever having been present. In a word, the
moral self is chosen before choosing. The past, then, emerges through and as
compassion.
So, too, the future is also an event of inter-subjectivity. The other person
who bas passed- surpassed me - as moral obligation is also the other who is
always still yet to corne. Only another person, encountered from the first as
moral imperative, retains the otherness of the radically unknowable,
unpredictable, non-graspable. The other whom the subject faces, toward whom
the subject is obligated, escapes the prospective fore-structures of futurity
(whether Husserl's "protention" or Heidegger's "anticipation") that are projected
by the self. The other is always still yet-to-come, always not yet fully arrived
into the present. Nevertheless, to avoid an empty formalism, we must still ask
what is the sense of this "yet-to-come". For Levinas, the "you" one faces has
already passed, to be sure, but the third person singular, the "he" (or "she", if
one prefers) is the one who have not yet arrived. What does it mean that in
facing the other person one at once faces a "you" that is also a "he" ? For
Levinas "the third person singular", which he names "illeity", and the future
must be conceived from the first in terms ofjustice.
Yes, the other obligates the self, and hence has already passed prior to
the subject's self-presence, but the other who faces, "you", is not the only other
person in the world. We are not- or no longer- in the Garden of Eden. One is

9. Despite his general criticism of Western thought as totalization or self-sameness,


Levinas will discover the peculiar temporal structure of an absolute past in several key
moments in the history of philosophy, perhaps most notably in Descartes' Third Meditation,
where the indubitable self-certainty of the cogito inexplicably discovers that "I have in me
the notion of the infinite earlier [my italics] than the finite."
52 Richard A. Cohen

bom and lives in society ; there are others. Responding to the other morally,
the subject is also forced to take into consideration all the others who are other
to the one who faces. That is to say, recognizing that "you" are also a "he", the
subject takes upon itself not only moral responsibilities toward this particular
obligating other, but also responsibilities toward all of humanity, all others.
The future, then, is in no way an extrapolation of the present but, as the impact
ofthe other person and ofother persons, it remains not only forever unknowable,
breaking into self-presence with a "not yet" always "to corne", but does so
specifically as the cry of all others, ofhumanity- the call tojustice. The future
that remains future even in the face of the present is the future ofjustice, a just
humanity where, satisfying my moral obligations to "you", the self does not
create injustice to the third persan. The disjunction or disparity between what
the selfowes to "you" and what it owes to all others is precisely the future - the
future as a call to justice.
What, then, of the present ? It, too, is moral non-complacency. Broken
by the priority of moral obligations, called to justice for all humankind, the
present is the work of establishing a just society, a moral society regulated by
just institutions. It is therefore the effort to establish and maintain laws, courts,
schools, democratic institutions, fair weights and measurements, economies of
exchange, communications systems, equal rights, distribution systems for food,
shelter and health care, good manners, entertainment, and the like. It requires
all the resources of knowledge, both science and wisdom. It is interesting to
note, in this regard, that unlike the Hebrew Bible, which bursts with the broad
demands of morality and the prophetic call to justice, the Talmud - the basis
for Jewish "law" - is primarily a work of quantification, measurement, the
refinement, specification, or concretization of the demands of morality and
justice. Philosophy, science and the Talmud, then, like all wisdom, are the work
- the "difficult freedom"- ofthe present. In this way, for Levinas, the "secular"
is not divorced from the "sacred", but rather bec ornes the very work of
sanctification, creatively bringing the demands of morality and justice into the
kingdom of God on earth.
Veritable time is "dia-chrony", a moral responsibility tom and uplifted
by a past that is not its own but the other's, and the same moral responsibility
tom and uplifted toward a future not of its own but humanity's. Thus the
inordinate overwhelming imperatives ofmorality and justice converge, without
ever forming an identity, indeed, uprooting all identities, to "constitut( the
Responsible 'lime 53

deepest meaning of time, subjectivity and sociality. Thus veritable time - the
transcendence of past, present, future, before and after - occurs as each person
serving as a moral atlas, each responsible for each, and each responsible for
all, and I (if it can be said without hubris) responsible before all 1°. Thus emerges
the deepest sense of the past as moral compassion for the one who faces, of the
future as the call to justice for all humanity, and of the present as sanctification,
the "mundane" legal, organizational, economic, social and political labors of
the community of nations seeking shalom.

Richard A. Cohen is Isaac Swift Distinguished Pro/essor of Judaic Studies at the University
of North Carolina at Charlotte. He is author o/Elevations : The Height of the Good in
Rosenzweig and Levinas (Chicago, 1994) and Ethics, Exegesis and Philosophy :
Interpretation after Levinas (2001); editor of two collections on Levinas : Face to Face with
Levinas (1986) andin proximity (2001); and English translator of four books by Levinas.

1 O. For example, as when Abraham, prefacing bis words to God to save Sodom and
Gemorrah from destruction, says of himself : "I am but dust and ash" ( Genesis 18:27); for
further commentary, see, Emmanuel Levinas, "Who is One-Self?", in : New Talmudic
Readings, trans. Richard A. Cohen (Pittsburgh : Duquesne University Press, 1999), pp.
109-126
39

Responsible Time

Richard A. Cohen

Eternity : the Rule of Parmenides


"Logical proofs are the eyes of the mind." Spinoza, Ethics, V

Time is the central theme of contemporary thought. Whatever time is


- ifit "is" anything at all, that is to say, ifits proper category is ontological -, it
has to do with the irreducible dimensions of"past", "present" and "future" and
their irreversible sequence or unidirectional trajectory of"before" and "after".
Time is inextricably bound to transcendence because the dimensions of time
must each, in some irrecoverable sense of"before" and "after", remain separate
or "transcend" one another. In our ordinary or common sense conception of
time, the pastis that which occurs before the present and future ; the present is
that which occurs "now", that is to say, afler the past and before the future; and
the future is that which occurs after the past and present. Our ordinary perception
of time thus very well grasps both its dimensionality and irreversibility.
When we try to think more carefully about time, however, a variety of
difficulties and perplexities emerge, severing our more sophisticated
explanations oftime from our common sense experience oftime. It is into this
breach that philosophy and theology have stepped, and have both gone quite
wrong. Yet even without recourse to complicated or systematic philosophical
or theological explanations, it is difficult to understand time. For instance, in
the above simple sketch, there already appears a difference or confusion between
time viewed from the outside, objectively, as it were, and time viewed from the
inside, subjectively. That is to say, the privilege of the present is subjective. lt
is "I" or "we" who view time from "my" or "our" present. Objectively, however,
the present has no such privilege ; it is simply one moment in the passage of
time. The present occurs after the past and before the future in the same way
that any moment of time, whether past, present or future, occurs after a past
and before a future. Even the simplest understanding ofthe future, for instance,
as what is "not yet present" tout court, already privileges the present experience
of the present viewer. A purely objective view, on the other band, relativizes
time's dimensions without privileging any one of them. Thus even t�e most
40 Richard A. Cohen

straightforward or common sense understanding of time, an understanding that


does indeed think of the future as what is not yet present, and the past as what
has already happened, unwittingly mixes subjective and objective accounts of
time.
This naïve confusion of subjective and objective perspectives need not
be considered, however, as philosophers and theologians have hitherto conceived
it, namely, as a flaw or an error to be overcome. Rather, more profoundly, it is
an all-important clue to the nature of time. If grasping the nature of time is to
have precedence over the niceties of systematic explanation or reason, then the
ordinary mixture of subjective and objective perspectives must be accounted
for rather than explained away. But as explained away, discounted, stigmatized,
is precisely the route that philosophy and theology have hitherto taken.
The more sophisticated intellectual-spiritual traditions of the West (or
of the East for that matter), have, until quite recently, been oriented not by time
- by its irreducible dimensions and direction - but by the presupposition of
their own logic or ratio. Time, very simply, has been made to conform to reason.
So, instead of accounting for time, these intellectual constructions explain it
away in the name of"eternity". Time, in its apparent confusion of the subjective
and the objective, is not understood but dismissed, and precisely this dismissal
is what passes itself off for an understanding of time. Since nothing is wrong
with reason, something must be wrong with time. In a word, it is an illusion.
Time - the passage of time : past, present, future, before, after - is interpreted
as an error (linguistic or real), ignorance (of the "man y", who have no genuine
understanding, in contrast to the "few", who do), degradation (a lower grade of
reality) or evil (a tempting but wrong intellectual or spiritual path). The allegedly
higher mentality of the West (like the East in this regard) fundamentally
misconstrued time as an ontological illusion, that is, as a corruption ofeternity.
Time, exactly as error and evil, had to be explained away. Time would be a
function of something else, something "truer" or "better", namely, eternity,
true being, permanence, the divine. Time would be anything but a phenomenon
to be grasped in its own right.
For philosophers, dedicated to truth, and theologians, devoted to God,
alike, this vast and consequential misconception of time occurred owing to a
fondamental and relatively unquestioned allegiance to the categories of
proposition or judgement logic. Philosophers and theologians strove to reduce
time, along with everything else, to the standards and intellectual parameters
Responsible Time 41

of affirmative ("S is p.") and negative ("S is not p.") judgements. These
standards, at minimum, are two: the principle of non-contradiction ("No
statement can be both true and false") and the principle of excluded middle
("Any statement is either true or false"). These two standards, in turn, are both
required by and constitute any knowledge that claims to be systematic, that is,
internally coherent. Within these strict confines, then, the passage or
transcendence of "before" and "after" become forms of non-being, absences
whose sense is limited to the logical opposition of"is" and "is not". Time and
being-the being oftime, the time ofbeing - are thus bound together by means
ofa "copula" limited to and hence ruled by the computational logic ofaffirmative
and negative judgement.
Underlying the reduction of time to proposition logic, then, are two no
less fundamental but perhaps even more hidden - or presupposed-reductions,
bath ofwhich originate in ancient Greek thinking. First, the equation of being
and logos, authorized by Parmenides' Theogony 1 . True being would be only
that being certified by the order ofthe mind. Second, the equation oflogos and
logic, first articulated by Aristotle in his Organon2• The order ofthe mind would
be only that order conforming to the principles of non-contradiction and
excluded middle, and all the permutations (implications) linking propositions
arising from and reflecting that conformity. The result ofthese two reductions
- ofbeing to logos and of logos to logic-would be an understanding oftime
subject to the paradoxes made famous by Zeno, Parmenides' student and fellow
Elean. Subject to the philosopher's logic, reality itselfwould now be counter­
intuitive. The fleet footed Achilles would be unable to defeat the slowest tortoise
in a foot race. An arrow shot from a bow would never reach its target. These
and other paradoxes, despite the obvious and profound challenge they
imrnediately raised for classical thought, were -amazingly - never resolved
by subsequent philosophy or theology. Rather, they, along with time, were
dismissed as illusory. Time and reality would have to conform to logic, however
ludicrous the results. What Zeno's paradoxes show for a mind still free of
philosophy is, rather, that something is terribly wrong with the logic of the

1. G. S. Kirk, J. E. Raven, M. Schofield, eds., The Presocratic Philosophers, 2nd


ed. (Cambridge: Cambridge University Press, 1983), p. 247.
2. Aristotle, Organon, in : The Basic Works ofAristotle, ed. Richard McKeon (New
York: Random House, 1968), pp. 7-212.
42 Richard A. Cohen

classical conception of time.


How, more exactly, does that logic work? According to the classical logic,
the absence or difference of past and future would be non-being. Time's passage
- its dimensional interactions, its sequence, its one-way directionality - would
be understood under the sign of negation. They would not be being but mere
becoming, and hence illusion. The dynamics of time, then, would be forced
into the Procrustean bed of negative judgement. "S is not p", so past "is not"
present (hence "past" has no meaning or being) ; future "is not" present (so
"future" has no meaning or being). Being would thus be reduced to a pure
- and unreal, hence "ideal" - present, the present purified of non-being. But if
past and future have no real being, then "before" and "after" make no real
sense, and hence the movement of time, lacking meaning or being, bas neither
meaning nor being. Such were Parmenides' conclusions. These are the same
conclusions taken up by subsequent philosophy and theology, despite their
obvious absurdity and their incongruity with common sense experience.
Philosophy and theology would henceforth require not only great intellect
but also a great hardheadedness they would laud as "intellectual courage" or
"unshakeable faith". In this way rhetoric - Be courageous! Stick to thinking
corne what may! - would serve as the unmentionable underbelly and support
of both philosophy and logic.
Philosophy, like theology, would be based on a faith in logic. Philosophy
and theology would faithfully follow the proposition logic of the intellect into
and despite its bizarre and obvious divergence from the evidence of common
sense, not to mention the logical conundrums articulated by Zeno. The inter­
relation and passage of past, present, future, the before and after, would be no
more - and no less - than ontological illusion. To affirm the real existence of
tirne, then, contrary to logic, would be for the philosophers an admission of
ignorance, and for the theologians a fall into evil. Time would henceforth be
the dernon enerr..y of knowledge and faith. The stubbom opinion and common
sense of "the many" would be ignorance and evil ; philosophers - the "few" -
would be wise, believers - the "elect" - would be saved - it is an old story.

Time : Bergson and Levinas


"To see a head, to see it alive, to maintain it so." Giacometti

A new story appears with the philosophy of Henri Bergson. Exposing and
Responsible Time 43

opposing the intellectual, spiritual, and ultimately rhetorical presuppositions that


distorted classical philosophy and theology, the contemporary thought initiated
by Bergson is at bottom the effort finally to take time seriously. Instead ofviewing
time sub specie aeternitatis, from the point ofview oflogic, logic- and eternity­
would be viewed from the point of view of time. Phenomenology, broadly
conceived as an attention to the real independent of logicist presuppositions,
would henceforth become the very mark and mode of philosophizing. For
philosophy to retain its vocation as a true account of the real, it would have to
ground itself in the real. The true would now depend not on its own inner logic,
its ratio, but on the "logic" of the real. The real would no longer be made to
conform to idea, but rather ideas would conform to the real. Assiduously stripping
itselfofthe prejudices ofits Parmenidean heritage, henceforth phenomenological
intuition would be the proper method and mode of a presuppositionless
philosophy, "first philosophy", that is to say, philosophy made genuine for the
first time.
Despite the appearance of a plethora of books on time (including Martin
Heidegger's monumental work, Being and Time [ 1927] 3), contemporary thought
has at bottom affirmed only two genuinely original and fundamentally distinctive
theories of time : Bergson's notion of "duration", "creative evolution", on the
one band, and Levinas's notion of "dia-chrony", inter-subjective time, on the
other. Both thinkers inaugurated their own original philosophical careers with
books centrally devoted to time : Time and Free Will [Essai sur les données
immediates de la conscience], published in 1889 by Henri Bergson, and Time
and the Other [Le temps et l'autre], published in 1947 by Emmanuel Levinas.
Furthermore, fo r both thinkers, time and subjectivity are intimately and
inextricably linked. In taking seriously the transcendence of time - both its
irreducible dimensionality (past, present, future) and its irreducible directionality
(before, after) - both of these thinkers, each in his own way, re-conceives the
whole of philosophy and theology.
Bergson is of course the breakthrough philosopher, the one who first
grasped the true significance and far reaching consequences ofa phenomenology
of time. While he was doubtlessly influenced by the modem appreciation for the
biological opened up by the widespread popularization ofDarwin 's earlier theory

3. One of the theses of the present article is that Heideggerian temporality is at


bottom a variant ofBergson's theory oftime.
44 Richard A. Cohen

of evolution, Bergson's theory of time, unlike that of Herbert Spencer, is far


from being a philosophical appropriation of Darwinism. It is more like a
transfiguration. His theory is well known : time is duration, the inter-penetration
of past, present and future through a continuous cumulative one-way movement
of growth, accessible to the philosopher by means of a counter-practical supra­
representational intuition.
What is perhaps not sufficiently appreciated is to what extent Bergson's
notion of time - and his entire philosophy - is built on a single basic insight : the
real, like life, grows. Time and reality cannot be divorced without losing both to
merely constructed representations. Imagine the flow of reality at timel, time2
and time3. Hold to the flow of the real, its one-way direction, rather than its
stops. Only by not divorcing the succession from the real - the real as continuous
cumulative growth - can one see that time3 is essentially different from time2
because time3, unlike time2, has time2 and timel "behind" it. The growth of the
real guarantees the reality of time. To grasp this insight, however, the philosopher
must have a new phenomenological-existential courage. The philosopher must
enter into the interior of the time of reality, into its movement or flow, its duration,
rather than merely represent it at a distance, which is always to retrospectively
re-construct time privileging a dead past rather than its living passage.
Both time and reality, taken in their integral unity, are creative. No two
moments can ever be equal to one another. The present, while coming out of the
past and linked to it, and to this extent delineating a future, is, insofar as it is
unique and unlike anything in the past, in no way caused by the past. Freedom is
thus assured. The uniqueness of each present, its novelty, whether consciously
appropriated by an agent or not, is of the very essence of time and the real. The
future, because it follows a unique present, unlike any other, is ultimately
unforeseeable, unpredictable, unknowable in principle. The more one enters into
the uniqueness of the present, appropriating the uniqueness of the past, the greater
is the openness of the future horizon. Time and reality would thus always be self­
creation. Kandinsky's dictum of 1911 - "There is no 'must' in art, because art is
free. "4 - would speak not merely to the will of the artist (as thought Schopenhauer
and Nietzsche), but rather to the unfolding of the real itself. The philosopher, like
the artist, would simply have a fuller appreciation of the always novel unfolding

4. Wassily Kandinsky, Concerning the Spiritual in Art, trans. M. T. H. Sadler (New


York: Dover Publications, 1977), p. 32.
Responsible Time 45

of the real across time.


Heidegger's appropriation and revision of Bergsonian duration occur in
two steps, the first at the individual level, the second at the social or historical
level. Let us remember, Bergson had said that one must look within, that one
must enter into the inside of one's own duration as the starting point of thought.
Heidegger - schooled in Husserl 's more rigorously methodological
"epoche" and "reduction" - did precisely that. Escaping the allure of the
everyday, the "they", in both its theoretical and practical modes, Dasein would
first have to appropriate its "ownmost" or "authentic" being. No doubt influenced
by Kierkegaard's brilliant and refined self-analysis, and by his own Christian
theological training, Heidegger, rather than seeing Bergson's unique cumulative
past and present and the unknowable but creatively ongoing future, instead saw,
first and foremost, a future limited by death. Death, and not an infinitely open
horizon, would be the specific transcendence determinative of individual
temporality. The "when" of death would remain unknowable, as in Bergson,
but the "that" of death, its essential inevitability, would nevertheless be most
certain.
Whereas Bergson entertained the possibility, given the open creative
horizon of the future, that even death, despite its overwhelming empirical
probability, might one day be overcome5, for Heidegger, in contrast, death
becomes the very significance of the future as such. Thus the transcendence of
the future becomes, in Heidegger's hands, the existential significance: "being­
toward-death" ("Sein zum Tode"). Individual time - the temporality ofDasein -
is hence determined by death-bound finitude. The uniqueness of the present
becomes the "moment of insight" ("Augenblick"), insight, that is to say, into
one's own mortality, the merely "possible" character of all projections. The

5.Bergsonian philosophy is no way resigned in the face of death ; indeed, while


recognizing the dampening power of death, it opens up a realistic struggle against it. See,
e.g., Henri Bergson, Creative Evolution, trans. Arthur Mitchell (New York: Random House,
1944), pp. 294-295 : "Consciousness is essentially free; it is freedom itself. ... Ali the
living hold together, and all yield to the same tremendous push.... The animal takes its
stand on the plant, man bestrides animality, and the whole of humanity, in space and in
time, is one immense anny galloping beside and before and behind each of us in an
overwhelming charge able to beat down every resistance and clear the formidable obstacles,
perhaps even death."

- ------
46 Richard A. Cohen

past, for its part, remains what it was for Bergson : that from out of which the
present has corne to be and that which the now authentic individual strives to
appropriate but can only do so inadequately, incompletely (" Verschuldung").
The past, in a word, becomes the concrete history that produces Dasein and
that Dasein must but can only inadequately re-appropriate. For both Bergson
and Heidegger, although duration or temporality is the true time, real rather
than represented time, the awakened individual's appropriation of such time
(via "intuition" for Bergson; via "resoluteness" ["Entschluss"] for Heidegger)
remains sporadic. This is because the individual can only rarely pull together
- in intuition or resolution - the real past that leads to the unique present giving
onto the open or death-bound future, rather than being swept away by the
superficial though powerful countervailing pulls of practical and theoretical
interests.
The second step Heidegger takes in his appropriation of Bergsonian
duration is again a limitation. Dasein, in entering into the interior of its own
temporality, facing death, discovers that the being it engages is historical being.
"The specific movement," Heidegger writes in paragraph seventy-two ofBeing
and Time, "in which Dasein is stretched along and stretches itself along, we
call its 'historicizing' ('Geschehen')."6 For Bergson, entering into the interior
of time means entering into the duration of the cosmos itself- its physics and
biology -, in its creative evolution. For Heidegger, no doubt owing to his
Christian theological and German philosophical background7, this engagement
is first and foremost one that reveals the historical unfolding ofbeing, being in
its great "epochal" revelations (pre-Socratic, classical, medieval, modem,
technological). For Heidegger, in contrast to Bergson's cosmic approach,
philosophical engagement - "Denken" - in the temporality of being, would
traverse and remain within its epochal historical manifestations from the
bottom up.
Despite his existential and historical-ontological revisions, however,
Heidegger remains profoundly Bergsonian in his overall outlook. That is to

6. Martin Heidegger, Being and Time, trans. John Macquarrie and Edward Robinson
°
(New York: Harper & Row Publishers, 196'.2), p. 427 (paragraph n . 72).
7. I am tbinking of the Christian theologîcal interpretation of the "Incarnation" as
God's entrance into history ; and of the German phîlosophical tradition of historical
phenomenology from Hegel and Marx to Nietzsche and Dilthey.
Responsible Time 47

say, for both Bergson and Heidegger, the true life is a life attuned to the real, an
engagement with being; and the real or being is fundamentally creative. Indeed,
the Iate Heidegger's well-known critique of"technology" is precisely a defense
of the ontological-historical creativity or generosity ("Es gibt") ofbeing. The
problem of technology, which Heidegger calls "the greatest danger", is only
peripherally a concern with ecological disaster, mass death, agricultural
depletion, nuclear proliferation, and the like, that is to say, a concern with the
host ofother moral issues raised by new technologies. Rather, more grandly as
it were, it has to do with the unique historical-ontological potential within the
present "technological epoch" to permanently occlude any further or new
"revelation" ofbeing. When Heidegger insists that the "essence oftechnology
is not technological", he harps on the notion of "essence" because for Heidegger,
following Bergson, essence is nothing less than "freedom", a new as y et
unknown unveiling ofbeing. In a word, both Bergson and Heidegger are wedded
to aesthetic interpretations of being and philosophy. Being is temporal, to be
sure, but it is so as self-creation. The real is the ever deeper or further or new
manifestation of manifestation, what Bergson, preferring biological-aesthetic
terms over Heidegger's historical-aesthetic terms, calls the "creative evolution"
of a protean "élan vital".
Levinas, for his part, offers a radical alternative account of·time.
As a contemporary thinker, he agrees with Bergson (and Heidegger) that time
is an unsurpassable structure, irreducible and to be interpreted in its own right.
In sharp contrast to the Bergsonian and Heideggerian commitment to an aesthetic
interpretation of genuine being and time, however, Levinas's conception of
genuine time is grounded in ethics, that is to say, in the inter-subjectivity initiated
in moral rather than ontological obligations and responsibilities. How is this
so? How are time, inter-subjectivity and ethics intimately and irreducibly
linked?
Like Bergson, Levinas is struck by the transcendence of time's
dimensions and irreversibility : the futurity of the future as unforeseeable
novelty, the passage ofthe past as immemorial heritage, and the "dia-chrony"
of a present interpenetrated and traced by the irrecoverable excesses of future
and past. But what, he wonders, is capable of opening up such a rupture in
being's identity with itself, its synthesizing and integrating powers? From
whence cornes the true source of an alterity capable of breaking the grip of
being? We have seen that for Bergson it is the inner and essential crea,tivity of
48 Richard A. Cohen

being that outstrips being's integrating functions. Every present is the novel
edge of an accumulating reality. Thus Bergson promotes "intuition", entering
into the interior of creative duration . But such a conception, while
acknowledging the novelty of the present and the unforeseeable character of
the future, nonetheless remains formai, empty ofcontent. 8 One is left to wonder
how meaning accrues to being's ever-unfolding accumulation, how being can
have a sense other than its own blind unfolding.
Regarding Heidegger's concrete determination oftime as, first, Dasein's
temporality, Dasein as being-toward-death, though it is certainly not an empty
formalism, Levinas nevertheless will challenge the phenomenological accuracy
of this determination of futurity. Levinas will ask if one's ownmost
death - unpredictable as to its "when" but inexorable regarding its "that" - is
indeed the utmost and hence the paradigmatic sense of futurity. For Levinas,
contrary to Heidegger, beyond one's ownmost death lies the death of the other.
I will retum to this point shortly. Even in one's own dying, however, one remains,
as long as one lives, not simply in relation to oneself, to one's own utmost
future, but inextricably also in relation to others, to the physician, one's family
(absent or present), one's neighbors, et al. For Levinas, contra Heidegger, death
takes its significance not from one's own being alone, but always from a social
context, in relation to others.
As for Heidegger's claim, second, regarding the epochal historical
unfolding ofbeing, Levinas will again challenge the phenomenological accuracy
of this interpretation of the place and role of history. Is it not rather the case,
Levinas will ask, that humans retain their capacity to judge historical events,
rather than simply being swept up in them, functions or pawns of a narrative
whose meaning history itself would somehow - mysteriously - determine ? Is
history, as the final refuge of meaning, even in its epochal unfolding, capable
ofmoral judgement ? Is not history, taken as the final arbiter ofmeaning, always
rather only the verdict of winners, the history of triumph, realpolitik, and
therefore are not its judgements merely redundant self-congratulations ?
For Levinas, contra Heidegger, there is a deeper time of history, the time of

8. It is interesting that this criticism, the empty fonnalism ofBergsonian creativity,


was raised in France by Albert Camus in 1932. See, Albert Camus, "The Philosophy of the
Century", in Youthful Writings [Cahiers JI], trans. Ellen Conroy Kennedy (New York :
Random House, 1976), pp. 126-129.
Responsib/e Time 49

"sacred history," an invisible history ofmoral agency and the struggle for justice,
a "glory" that remains invisible to the self-congratulatory illuminations ofvisible
history's triumphalism. Against Heidegger's notion of the epochal-historical
revelations ofbeing as the ground oftemporality, Levinas will argue that history
by itself is incapable of the moral judgement that ultimately gives sense to all
historical development. The veritable time of history - moral agency and the
struggle for justice - is deeper than the time of being.
In both cases, then, with regard to mortality and history, contra Heidegger,
Levinas follows an ethical reading, finding a deeper sense of alterity emerging
from the moral significance of mortality and history. Not my death, but the
death - and suffering - of the other concems me most. One can die for the
other. To save the other, to sacrifice the self, to struggle for justice, have a
greater urgency than the call to resolutely become oneselfand care for being's
epochal manifestation. To serve others takes precedence, is a higher calling,
than to serve oneself. The deepest stratum ofphilosophy, then, contra Bergson
and Heidegger, is not the issue of being, "to be or not to be", but rather the
more pressing moral question of one's "right to be."
What do these considerations, Levinas 's ethical critique of Bergsonian
and Heideggerian ontology, have to do with time ? Let us first ofall remember
that the matter of taking time seriously hinges on the meaning of
transcendence. For Bergson, the irreducibility of the transcendence of time
hinges on the creative evolution of the real. For Heidegger, the irreducible
transcendence of creative evolution takes on its concrete significance as a
resolute mortality caring for - "thinking" - the epochal historicity of
being. What Levinas is saying, to the contrary, is that duration, creative
evolution, mortality and history, far from being the source ofmeaning, receive
their ultimate significance - maintain their transcendence - from the absolute
transcendence pressing in the higher claims ofmorality and justice. Time, then,
would not only be a matter of being, whether duration or epochal, but the
impingement ofan alterity with a "face", the alterity, the humanity, ofthe other.
In this way, via the alterity ofthe other person, the priority ofthe other person,
we begin to see how time itself emerges from and as morality and justice. Let
us examine this novel claim more closely.
For Levinas, the past transcends the present not because it is the historical
narrative within which the self finds its ultimate meaning across the work of
recuperation for which the selfis always too late. The selfis not a snake racing
50 Richard A. Cohen

to catch its tail, or if it is, it has no genuine past but only a past incompletely
made present. Rather, more poignantly, the genuine past must be a past so past
that it was never present and never can be present ! Levinas will call it the
"immemorial past". But such a past is found precisely and exclusively in the
moral obligation that the other person imposes on the selfprior to that self's
circuits of self-sameness. One is obligated to the other before oneself- such is
the very structure of moral obligation, beyond self-interest, and at the same
time it is the trace ofan absolute past, a past having passed before it was present.
Or, we can equally say, the self-interested self discovers itself under greater
obligation- is transfigured into its "true self', into its humanity- insofar as its
own self-interest gives way when faced with the moral imperative ofthe other's
suffering. One's own way- always some form of self-presence - gives way to
a suffering for the other 's suffering, self-sacrifice. It is morality, then, obligation
to and for the other, that has the kick- the transcendence- of a priority that is
prior to the self in its identity, rupturing all self-presence with an "immemorial
past".
What has passed irrecoverably before, earlier orprior to any self-presence
"is" moral obligation impinging on the self, coming from the other. Here, then,
in moral obligation, the subject morally subject to the other, serving the other,
Levinas finds the source of the ultimate or paradigmatic sense of pastness : a
past that never was or can be present. Only the other person as moral imperative,
in an excessive proximity that can only be moral, disturbing the subject deeper
than its own self, breaks the self-presence of the self across the passage of an
absolute past. To be sure, it is not the empirical other, or an empirical necessity
that breaks the self ofits selfishness. One can always be selfish, or, as Levinas
says, "one can always refuse the other". Being cannot break out ofbeing. Being
cannot be broken by itself. The other person, however, the one before whom
one is already obligated, the one for whose suffering and mortality one is already
one's brother's keeper, this alterity - moral - pierces through being from on
high.
The past oftime is transcendence, excess, rupture, the before that remains
before. Only morality has the force of such an inordinate transcendence.
It is only the absolute priority of the other persan encountered as moral
imperative that has the alterity to short-circuit all the syntheses ofself-presence,
whether Kant's "transcendental ego", Hegel's "negation of negation",
Nietzsche's "will to power", Husserl's "intentionality", or Heidegger's
Responsible Time 51

"resoluteness" and "epochal being"9• Time cornes from above. The past of the
other cannot be re-collected by the self. Such a piercing of the present,
overwhelming self-presence, is in no way an ontological event. Time does not
"appear", is not a "phenomenon", does not "make itself present", but rather
"disturbs" as the priority of moral responsibility for the other, an obsession
with the other that bears upon the self prior to the self's own natural or
ontological perseverance. The subject of morality is, to use Levinas's
formulation, "more passive than receptivity". Precisely the other 's moral
command is already imposed, already obligates me, has always already passed
- is forever "immemorial" - without ever having been present. In a word, the
moral self is chosen before choosing. The past, then, emerges through and as
compassion.
So, too, the future is also an event of inter-subjectivity. The other person
who bas passed- surpassed me - as moral obligation is also the other who is
always still yet to corne. Only another person, encountered from the first as
moral imperative, retains the otherness of the radically unknowable,
unpredictable, non-graspable. The other whom the subject faces, toward whom
the subject is obligated, escapes the prospective fore-structures of futurity
(whether Husserl's "protention" or Heidegger's "anticipation") that are projected
by the self. The other is always still yet-to-come, always not yet fully arrived
into the present. Nevertheless, to avoid an empty formalism, we must still ask
what is the sense of this "yet-to-come". For Levinas, the "you" one faces has
already passed, to be sure, but the third person singular, the "he" (or "she", if
one prefers) is the one who have not yet arrived. What does it mean that in
facing the other person one at once faces a "you" that is also a "he" ? For
Levinas "the third person singular", which he names "illeity", and the future
must be conceived from the first in terms ofjustice.
Yes, the other obligates the self, and hence has already passed prior to
the subject's self-presence, but the other who faces, "you", is not the only other
person in the world. We are not- or no longer- in the Garden of Eden. One is

9. Despite his general criticism of Western thought as totalization or self-sameness,


Levinas will discover the peculiar temporal structure of an absolute past in several key
moments in the history of philosophy, perhaps most notably in Descartes' Third Meditation,
where the indubitable self-certainty of the cogito inexplicably discovers that "I have in me
the notion of the infinite earlier [my italics] than the finite."
52 Richard A. Cohen

bom and lives in society ; there are others. Responding to the other morally,
the subject is also forced to take into consideration all the others who are other
to the one who faces. That is to say, recognizing that "you" are also a "he", the
subject takes upon itself not only moral responsibilities toward this particular
obligating other, but also responsibilities toward all of humanity, all others.
The future, then, is in no way an extrapolation of the present but, as the impact
ofthe other person and ofother persons, it remains not only forever unknowable,
breaking into self-presence with a "not yet" always "to corne", but does so
specifically as the cry of all others, ofhumanity- the call tojustice. The future
that remains future even in the face of the present is the future ofjustice, a just
humanity where, satisfying my moral obligations to "you", the self does not
create injustice to the third persan. The disjunction or disparity between what
the selfowes to "you" and what it owes to all others is precisely the future - the
future as a call to justice.
What, then, of the present ? It, too, is moral non-complacency. Broken
by the priority of moral obligations, called to justice for all humankind, the
present is the work of establishing a just society, a moral society regulated by
just institutions. It is therefore the effort to establish and maintain laws, courts,
schools, democratic institutions, fair weights and measurements, economies of
exchange, communications systems, equal rights, distribution systems for food,
shelter and health care, good manners, entertainment, and the like. It requires
all the resources of knowledge, both science and wisdom. It is interesting to
note, in this regard, that unlike the Hebrew Bible, which bursts with the broad
demands of morality and the prophetic call to justice, the Talmud - the basis
for Jewish "law" - is primarily a work of quantification, measurement, the
refinement, specification, or concretization of the demands of morality and
justice. Philosophy, science and the Talmud, then, like all wisdom, are the work
- the "difficult freedom"- ofthe present. In this way, for Levinas, the "secular"
is not divorced from the "sacred", but rather bec ornes the very work of
sanctification, creatively bringing the demands of morality and justice into the
kingdom of God on earth.
Veritable time is "dia-chrony", a moral responsibility tom and uplifted
by a past that is not its own but the other's, and the same moral responsibility
tom and uplifted toward a future not of its own but humanity's. Thus the
inordinate overwhelming imperatives ofmorality and justice converge, without
ever forming an identity, indeed, uprooting all identities, to "constitut( the
Responsible 'lime 53

deepest meaning of time, subjectivity and sociality. Thus veritable time - the
transcendence of past, present, future, before and after - occurs as each person
serving as a moral atlas, each responsible for each, and each responsible for
all, and I (if it can be said without hubris) responsible before all 1°. Thus emerges
the deepest sense of the past as moral compassion for the one who faces, of the
future as the call to justice for all humanity, and of the present as sanctification,
the "mundane" legal, organizational, economic, social and political labors of
the community of nations seeking shalom.

Richard A. Cohen is Isaac Swift Distinguished Pro/essor of Judaic Studies at the University
of North Carolina at Charlotte. He is author o/Elevations : The Height of the Good in
Rosenzweig and Levinas (Chicago, 1994) and Ethics, Exegesis and Philosophy :
Interpretation after Levinas (2001); editor of two collections on Levinas : Face to Face with
Levinas (1986) andin proximity (2001); and English translator of four books by Levinas.

1 O. For example, as when Abraham, prefacing bis words to God to save Sodom and
Gemorrah from destruction, says of himself : "I am but dust and ash" ( Genesis 18:27); for
further commentary, see, Emmanuel Levinas, "Who is One-Self?", in : New Talmudic
Readings, trans. Richard A. Cohen (Pittsburgh : Duquesne University Press, 1999), pp.
109-126
55

Un beau risque à courir

Jacques Dewitte

Pour ce premier numéro des Cahiers d'Etudes L évinassiennes, j'ai


souhaité publier un extrait du livre que je suis en train d'écrire sur Lévinas et
dans lequel je ferai le bilan de ma longue fréquentation de son œuvre O'en ai
présenté un autre extrait au récent colloque de Berlin). Mon ambition, dans ce
travail, est de porter un autre regard sur l'œuvre lévinassienne et de suggérer
une autre accentuation de celle-ci. En réaction à une fréquente lecture
téléologique qui envisage Autrement qu'être comme une sorte d'aboutissement
ultime,le parcours entier de Lévinas étant comme orienté vers ce telos ou cette
vérité,j'insiste sur la différencefondamentale d'inspiration philosophique entre
Totalité et infini et Autrement qu'être et, de manière plus générale, entre ce
que j'appelle sa« première pensée» et sa« seconde pensée» (entre« le premier
Lévinas» et« le second Lévinas », « Lévinas I » et« Lévinas Il»),en soulignant
notamment certains renversements terminologiques de l'une à l'autre. C'était
déjà la thèse que j'avais soutenue dans mon article de 1989 (« Instant, avenir
et résurrection. La dialectique du temps chez le premier Lévinas », in :
L'expérience du temps, Ousia,Bruxelles, 1989,pp.17 4-179),et dont l'exposition
argumentée constituera la première partie de l'ouvrage.
Cette démarche d'allure philologique ou exégétique (impliquant une autre
périodisation) est elle-même inspirée par une intention critique : elle correspond
à une nette préférence de ma part pour la première pensée et à de sévères réserves
envers la seconde. Comme l'a également fait remarquer Peter Kemp dans son
petit livre (Levinas. Une introduction philosophique, Encre Marine,La Versanne,
1997, pp.43-44), la présentation la plus courante de la pensée de Lévinas,
favorisée par le philosophe lui-même, donne une image unilatérale et très
moralisatrice de son œuvre, comprise comme un « jugement sur la sensibilité »
et se rapprochant alors de l'éthique kantienne, et elle perd de vue toutes les
analyses qui sont autant de célébrations de la sensibilité et de l'existence
mondaine. Ce n 'est donc pas seulement l'œuvre globale de Lévinas, mais Totalité
et infini qui souffrent de ce regard réducteur. C'est pourquoi dans la seconde
partie de l'ouvrage en préparation,je proposerai quelques lectures de thèmes
56 Jacques Dewitte

trop peu étudiés ou mal compris : le « vivre-de » et la jouissance, la demeure,


la question du langage et de l'expression.
L'extrait que je propose ici provient d'une troisième partie consacrée
au thème de l'asymétrie, qui traverse tous les écrits de Lévinas (aussi bien sa
«première» que sa«seconde» pensée). Je l'ai retenu pour ce numéro parce
que, avec les notions d 'œuvre et de patience, et avec ma critique quifait appel
à la notion de diachronie, il touche directement à la question de la temporalité.

Berlin, septembre 2001

Conformément à mon intention générale,je voudrais entreprendre ici de


mettre en évidence, à propos de l'idée d'asymétrie, le point de passage de
« Lévinas I » à« Lévinas II ». Est-il possible de saisir le lieu où s'opère le
glissement qui fait passer d'une idée juste et féconde à une idée outrancière et
hyperbolique ? Je crois pouvoir le faire ressortir d'un passage de l'article de
1963« La trace de l'autre» (au paragraphe« Le mouvement sans retour» ),qui
a été repris, avec quelques variantes et ajouts, dans l'article de 1964« Sens et
signification» (paragraphe« Le sens et l'œuvre») 1 • Ces textes de la première
moitié des années soixante sont très intéressants pour mon propos, darts la
mesure où l'on y voit la seconde pensée de Lévinas en train de se constituer,
avec un mélange d'idées qui prolongent la première pensée et de formulations
déjà« hyperboliques » qui amorcent la seconde pensée (dans ce qu'elle a à
mes yeux d'insoutenable). Le passage en question,dans ses deux variantes, me
semble capital étant donné que l'on y trouve ce qu'il y a de meilleur dans
l'inspiration lévinassienne ( et qui la rapproche de manière frappante de la
réflexion« maussienne»2) et que l'on peut également y saisir de manière tangible

1. Ces deux articles ont été repris respectivement dans En découvrant l'existence
avec Husserl et Heidegger, nouvelle édition Vrin, 1976, et dans Humanisme de l'autre
homme, Fata Morgana, 1972. Je renverrai à ces deux éditions en recourant aux sigles DE et
HAH. Les sigles DL etAE renverront à Difficile Liberté, Albin Michel, 1963, et à Autrement
qu'être ou au-delà de l'essence, Martinus Nijhoff, 1974.
2. J'entends par là la réflexion menée dans la Revue du MA. U.S.S. (« Mouvement
anti-utilitariste en sciences sociales »), principalement par Alain Caillé, et placée sous
l'invocation de l' Essai sur le don de Marcel Mauss. Mon présent commentaire de Lévinas
s'inscrit directement dans le sillage de cette réflexion.
Un beau risque à courir 57

une sorte de point de rebroussement où la pensée de l'asymétrie se radicalise


au point de s'inverser complètement.
Mais avant d'aborder ce point crucial, il faut situer ce passage dans une
perspective plus large. Globalement, le cadre de la réflexion est déjà celui de la
seconde pensée. Comme dans «L'argument » d'Autremenl qu'être mais de
manière moins abrupte) le décor est planté : il y a une antithèse radicale de
l'identité et de l'altérité, du Même et de l'Autre. Le point de départ est la
constatation d'une domination du Même - ou de l'Etre - et d'une tendance
irrésistible à un retour du Même, présentée comme inhérente à la philosophie
comme telle, voire à la pensée occidentale d'origine grecque en général. Cette
situation initiale étant donnée ou posée comme un postulat ou un axiome jamais
interrogés vient a lors L'examen.de la stratégie à adopter : comment s y prendre
pour entreprendre quand même un mouvement ver l'Autre, une mise en
question du principe d'identité ? Lévinas introduit une idée qui n'était pas
étrangère à a pensée antérieure (on en trouve des exemples dans Difficile
liberté3 ) mais qui est formulée ici avec la plus extrême rigueur et radicalité :
ceUe d'un «mouvement sans retour». L orientation« à sens unique »-c'est-à­
dire asymétrique - qu'il recherche impliquerait forcément une exclusion de
l idée même d'un retour ultérieur; implication qui, on le verra, est lourde de
conséquences et eonsiste à ne plus seulement prendre en considération ce qui a
lieu au commencement dans le geste de l'élan mais à énoncer des conditions
inhérentes à la fin, au moment ultérieur. L'asymétrie est maintenant définie
non comme un mouvement qui s'élance sans garantie de réciprocité mais comme
un« mouvement sans retour».
Ceci est illustré par l'opposition_de deux figures légendaires: Ulysse et
Abraham. Si Ulysse, figure emblématique de la pen ée grecque, est celui quj
regagne on pay natal, revient à sQn point de départ, et pour qui ce long périple
n'aura donc été qu'un détour entre Soi et Soi, pour qui cette aventure dans tant
de contrées autres n'aura été qu'un intervalle entre le Même et le Même,
Abraham, figure emblématique de la pensée juive, renonce à retourner au pays
natal et s'engage dans un voyage dont il sait qu'il sera sans retour·!'.. Cette

3. « En frn de compte, !'Occidental retrouve l'Univers en lui-même. Comme pour


Ulysse, son périple n'est que l'accident d'un retour,», «Au-delà du pathétique » (1952),
DL,p.22.
4. « L'itinéraire de la philosophie reste celui d'Ulysse dont l'aventure dari.s le monde
58 Jacques Dewitte

opposition fondamentale correspond donc à une opposition entre la figure du


cercle ou du cycle et celle de la ligne droite, entre la circularité et la linéarité
liée à la discursivité et à la temporalité. D'un côté, annulation du « laps de
temps» ou du« temps mort» dans une vision synchronique (que l'on peut dire
aussi spatiale et synoptique); de l'autre, acceptation de la« diachronie», de la
dimension temporelle cormne impossible à récupérer, sauf dans une histoire
ou une mémoire qui consiste précisément à boucler la boucle, à opérer une
coïncidence de la fin et du commencement, du te/os et de l'archê.
En opposition à la méfiance supposée invétérée de la philosophie envers
tout ce qui n'est pas« à l'avance récupéré» dans la lumière du sens rationnel5,
Lévinas se met en quête d'une« expérience hétéronome»,« dont le mouvement
vers l'Autre ne se récupère pas dans l'identification», « ne revient pas à son
point de départ». Il la trouve dans l'expérience de ce qu'il appelle« bonté» ou
« œuvre» (dans le texte de 1963, il cite à la fois la« bonté» et l'« œuvre », en
précisant que celle-là a besoin de celle-ci). Cette notion centrale d'œuvre, sur
laquelle va porter toute la méditation, n'est pas vraiment définie, mais son sens
se dégage de l'usage qui en est fait. Elle ne doit pas être comprise au sens de
l'œuvre d'art, ni même des « œuvres » dans l'acception théologique, mais
plutôt au sens où l'on parle de« faire œuvre » ou d'« œuvrer ». Il s'agit peut­
être (mais je ne suis pas en mesure de le vérifier) d'une référence de Lévinas à
Ernst Bloch, car cette notion apparaît, dans un sens à peu près identique, dans
certains développements des commentaires qu'il lui a consacrés6 • L'œuvre est

n'a été qu'un retour à son île natale - une complaisance dans le Même, une méconnaissance
de l'Autre.» (HAH, p.40)
« Au mythe d'Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l'histoire d'Abraham
quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de
ramener même son fils à ce point de départ.» (DE, p.191)
5. L'analyse qui nous occupe est précédée d'une charge en règle contre la philosophie:
« La philosophie préfère l'attente à l'action, pour rester indifférente à l'Autre et aux Autres,
pour refuser tout mouvement sans retour. Elle se méfie de tout geste inconsidéré, comme si
une lucidité de vieillesse devait réparer toutes les imprudences de la jeunesse. L'action à
l'avance récupérée dans la lumière qui devait la guider, c'est peut-être la définition même
de la philosophie. » (DE, p.189)
6. Dans« Sur la mort dans la pensée d'Ernst Bloch» (1976), repris dans De Dieu
qui vient à l'idée (Vrin, 1982), ce thème del'œuvre apparaît à plusieurs reprise (notamment
pp.71 à 73), ainsi que dans les cours en Sorbonne« Lecture de Bloch», in Dieu, la mort et
le temps (Livre de Poche, 1997), notamment p.116.
Un beau risque à courir 59

une forme d'action, mais aussi de don et de générosité (le concept maussien de
don et le concept arendtien d'action en seraient donc d'approximatifs
équivalents).
L'inspiration de ces pages est très belle : c'est un éloge de l'« élan
généreux» qui appartient surtout à la jeunesse, capable d'une absence de calcul,
d'un mouvement vers l'Autre« à sens unique», à la différence de l'attitude qui
« se méfie de tout geste inconsidéré», qui ne conçoit d'action que« d'avance
récupérée ». Eloge de la générosité, mais aussi de l'audace car - il faut le
souligner - il n'y a pas de générosité sans audace, puisqu'elle implique que
l'on courre le risque d'une non-réciprocité (que l'on« en reste pour ses frais»).
Mais inversement aussi, l'audace doit être inspirée par une vraie générosité si
elle veut être autre chose qu'une témérité insensée dans laquelle se manifeste
avant tout une forme d'orgueil égoïste.
En méditant sur la notion d'œuvre et ses implications, Lévinas pose deux
exigences opposées et pour ainsi dire symétriques. La première (j'inverse ici
l'ordre de l'exposition par rapport au texte) réside bien évidemment dans une
récusation de l'attitude calculatrice d'un agent ou d'un sujet qui recherche
« une récompense dans l'immédiateté de son triomphe»:

« Un départ sans retour[. . .] perdrait également son orientation absolue


s'il quêtait une récompense dans l'immédiateté de son triomphe, si,
impatiemment, il attendait le triomphe de sa cause. Le 'sens unique'
s 'invertirait en réciprocité. Confrontant son départ et sa fin, ! 'Agent
résorberait l'œuvre en calculs de déficits et de compensations, en
opérations comptables. » (HAH, p.42)

Ceci n'appelle guère de commentaires. Il s'agit d'une stratégie


calculatrice analogue à celle d'une opération économique dans la rationalité
capitaliste : l'écart entre le départ et la fin, la mise de fonds et sa récupération,
est d'avance surmonté par le calcul qui imagine et qui soupèse les pertes et les
profits, évalue si les seconds l'emporteront sur les premiers. Le pari de Pascal
n'était pas différent: il s'agissait aussi d'évaluer les gains et les pertes pouvant
découler de la foi, la conclusion étant que celui qui parie pour la foi sera de
toute façon gagnant et qu'il n'y a donc pas à hésiter. Plus loin, dans le
développement où est introduite la notion de« liturgie», cette récusation de la
rationalité calculatrice et utilitaire est également très claire :
60 Jacques Dewitte

«L'œuvre du Même en tant que mouvement sans retour du Même vers


l'Autre, je voudrais la fixer par un terme grec qui dans sa signification
première indique l'exercice d'un office non seulement totalement gratuit,
mais requérant, de la part de celui qui l'exerce, une mise de fonds à
perte, [ ...] le terme de liturgie.» (DE, p.192, souligné par moi)

Et dans le texte parallèle de 1964 :

«... œuvre sans rémunération dont le résultat n'est pas escompté dans le
temps de /'Agent et n'est assuré que pour la patience. » (HAH, p.43,
souligné par moi)

La seconde éventualité est plus intéressante car elle est d'une certaine
façon inattendue. Au lieu de se contenter de réfléchir aux conditions d'une
« expérience hétérodoxe» et d'une action dépourvue de toute intention utilitaire,
Lévinas met également en garde contre une éventualité opposée, que 1'on peut
qualifier de radicalement anti-utilitariste ou qui correspond à ce que j'appelle
un anti-utilitarisme exacerbé. Si on cherche à penser avec la plus grande
radicalité l'idée d'« œuvre » comprise comme « sens unique », comme
« orientation absolue » où le mouvement vers l'Autre doit s'arracher à tout
prix au Même, il semblerait alors logique, à ce niveau de radicalité, d'envisager
l'idée extrême d'une « pure dépense», d'un jeu absolument gratuit ou d'une
action qui irait « dans le vide ». Or Lévinas récuse explicitement une telle
perspective

« Mais d'autre part, l'œuvre diffère d'un jeu ou d'une pure dépense.
Elle n 'est pas en pure perte[. ..}. L'œuvre n'est ni une pure acquisition
de mérites ni un pur nihilisme. Car comme celui qui fait la chasse aux
mérites, l'agent nihiliste se prend aussitôt pour but - sous
l'apparente gratuité de son action » (DE, p.191)

La « pure dépense » est une allusion évidente à la pensée de Georges


Bataille (exposée dans La Part maudite et, dès 1933, dans « La Notion de
dépense»). Une autre variante d'une action radicalement opposée à toute visée
utilitaire, que Lévinas n'évoque pas ici, serait l'« acte gratuit » mis en avant
par Gide. On le voit, Lévinas renvoie pour ainsi dire dos à dos l'utilit:è\risme
Un beau risque à courir 61

calculateur(sous la forme morale de la«chasse au mérite») et l'anti-utilitarisme


exacerbé (la« pure dépense»), comme deux figures symétriques d'un même
«nihilisme». Le reproche adressé conjointement à ces deux attitudes est que la
gratuité n'y est qu'apparente: en fait,« l'agent nihiliste se prend aussitôt pour
but». Cette dernière expression signifie plusieurs choses : d'abord, qu'au lieu
de viser un but ou une fin extérieurs à eux-mêmes, l'action est devenue une fin
en soi - on n'a pas renoncé à toute finalité ou téléologie, mais c'est une téléologie
où le sujet ou l'action sont à eux-mêmes leur propre fin; ensuite, d'un point de
vue temporel, qu'au lieu de viser une fin éloignée, c'est une fin immédiate et
quasi-instantanée que l'on recherche(« aussitôt»). Certes, on ne se trouve pas
dans la sphère du succès et du triomphe(cas examiné plus haut) mais dans une
sphère où la gratuité est visée pour elle-même, de sorte qu'il y a une paradoxale
finalité malgré la gratuité. Ceci revient à dire, en termes plus psychologiques,
que le sujet de l'action nihiliste comme le chasseur de mérites (que Lévinas
appelle d'ailleurs aussi « nihiliste») se complaisent narcissiquement dans la
beauté de leur acte ou de leur personne(beauté angélique chez le chasseur de
mérites, diabolique chez le nihiliste de la pure dépense ou de l'acte gratuit).
Qu'est-ce qui s'oppose alors à cette attitude? Un acte appelé« œuvre»
(ou « bonté») qui n'est pas en pure perte, qui entend servir à quelque chose,
apporter un bénéfice à autrui, sans que ce dévouement ou cette œuvre utile ne
soient un simple prétexte au déploiement de l'Ego. Mais dans cette visée d'un
succès ou d'un accomplissement, il y a une dimension qui vient en quelque
sorte rompre d'avance le cercle ou le cycle du« retour» et que Lévinas appelle
la patience (une autre notion essentielle qui vient compléter et préciser celle
d'œuvre et nourrir la méditation sur l'asymétrie). C'est l'instauration d'une
temporalité non immédiate, qui« prend son temps». Elle est caractérisée par
une certaine disposition du sujet : il « renonce à être le contemporain de
l'aboutissement de sa propre action», à être« le contemporain du triomphe de
son œuvre» (comme Moïse qui accepte de mourir avant que son peuple n'ait
rejoint la Terre Promise, et que ne s'accomplisse ainsi l'œuvre de toute sa vie).
La notion de patience désigne donc une remise à plus tard indéterminée, chez
un sujet qui est prêt à attendre le temps qu'il faudra, et même, s'agissant d'une
œuvre qui va au-delà de son existence individuelle, qui accepte de ne pas assister
à l'accomplissement ou l'aboutissement de son œuvre. Elle s'effectuera lorsqu'il
n'y sera plus, mais cela n'en reste pas moins une attente et une visée d'une
certaine fin, même si celle-ci est infiniment différée, ou plutôt différée de
62 Jacques Dewitte

manière indéterminée (car il faut se garder de confondre l'indétermination avec


une infinie« différance»). L'attente reste une attente de quelque chose et non une
« pure attente».
Dans la version de 1964, ceci est illustré par un exemple puisé dans l'histoire
contemporaine, celui de Léon Blum qui, en captivité, écrivait un livre terminé en
décembre 1941 dans lequel on pouvait lire : « Nous travaillons dans le présent,
non pour le présent. Combien de fois dans les réunions populaires ai-je répété et
commenté les paroles de Nietzsche : Que l'avenir et les plus lointaines choses
soient la règle de tous les jours » - ce que Lévinas commente ainsi :

« 1941 ! - Trou dans l'histoire. [.. .} Un homme en prison continue à


croire en un avenir irrévélé et invite à travailler dans le présent pour les
choses les plus lointaines auxquelles le présent est un irrécusable démenti.
[. ..} Il y a une noblesse très grande dans l'énergie libérée de l'étreinte
du présent. Agir pour les choses lointaines au moment où triomphait
l'hitlérisme, aux heures sourdes de cette nuit sans heures
- indépendamment de toute évaluation de 'forces en présence'-, c'est,
sans doute, le sommet de la noblesse. » (HAH, p.44)

Lévinas aurait pu citer aussi de Gaulle et son Appel du 18 juin, car tout ce
qu'il met en évidence à propos de Léon Blum et du« trou dans l'histoire» de 1941
peut s'appliquer presque mot pour mot au trou noir de 1940. Il y a aussi une noblesse
de de Gaulle qui tient notamment à ce que lui non plus n'a pas tenu compte de tout
ce qui, dans le présent, semblait constituer un « irrécusable démenti »
à la possibilité même d'une action (la perspective d'une domination quasi-éternelle
de l'Ordre Nouveau sur l'Europe). Mais sa supériorité tient à ce que, étant un
militaire doublé d'un grand politique, cette noblesse n'excluait pas de sa part une
évaluation lucide des forces en présence (les « forces immenses » qui
« n'ont pas encore donné» et qui« un jour écraseront l'ennemi ») 7 .

7. Paul Thibaud a donné un remarquable commentaire de l'action politique de de


Gaulle, et en particulier de l 'Appel du 18 juin, dans son article « De ! 'héritage à l'exemple.
De Gaulle et les Français », Esprit, juin 2001. Il écrit notamment : « On a souvent réduit
l'intervention gaullienne à une éloquente protestation contre le consentement à la défaite.
[...] En rester au côté Antigone, c'est réduire l'aventure à celle d'une conscience individuelle,
en oubliant sa portée [...]. De Gaulle a non seulement critiqué les comportements in,dignes,
Un beau risque à courir 63

La patience telle qu'elle est pensée par Lévinas, avec la temporalité bien
particulière qui lui est attachée, permet d'éviter les deux écueils symétriques
de l'utilitarisme calculateur et de l'anti-utilitarisme exacerbé (de la mise de
fonds assurée et de la pure dépense ou de l'acte gratuit). Elle dépasse le calcul
utilitaire dans la mesure où elle ne vise pas une récupération ultime (dont l'agent
« serait le contemporain ») et assume donc une indétermination et une non­
maîtrise principielles. Elle dépasse aussi l'anti-utilitarisme exacerbé dans la
mesure où est tout de même visée une fin, même si celle-ci est presque infiniment
différée. La patience ainsi comprise est un défi à l'histoire ou à la pensée
historique, dans la mesure où elle ne se soumet pas à leurs conditions ni à la
tyrannie des évidences du présent. Elle se donne un temps qui, pour n'être pas
radicalement a-historique ou au-delà de l'histoire, n'en transcende pas moins
le présent ou ce qui apparaît présentement comme la nécessité historique (en
cela, elle s'apparente à«l'eschatologique» dont il est question dans la Préface
de Totalité et Infini, avec cette différence que l'eschatologie transcende
radicalement l'histoire, alors qu'avec la patience, il s'agit d'une dimension qui
reste interne à la temporalité historique). Cette patience, il faut le souligner
aussi, s'articule d'ailleurs paradoxalement avec une certaine impatience, celle
de l'élan généreux initial qui s'élance en faisant fi de ses propres conditions de
possibilité, qui n'attend pas que les conditions idéales soient remplies pour
commencer et entreprendre.
L'important est que l'œuvre, qui n'est possible que dans la patience,
vise quand même quelque chose : un triomphe, une victoire, un
accomplissement. Ceci s'oppose à toutes les pensées qui présupposent que
toute visée d'une fin, que toute attente de quelque chose est forcément
assimilable à une pensée rationaliste utilitaire ou à une philosophie de l'Histoire
réductrice, et que la seule attitude rigoureuse serait un refus de toute visée
semblable, un renoncement à toute attente, c'est-à-dire une abolition pure et
simple de tout horizon temporel. Il ne resterait plus alors que l'immédiateté
fulgurante, non pas du bonheur ou du repos dans l'instant, mais d'un
«événement» dépourvu de tout contenu : ainsi la«pure dépense», la petite
mort de l'érotisme ou la mort pure et simple, ou bien encore le vide de l'acte
gratuit (ou, chez d'autres auteurs, la«soudaineté» d'un événement esthétique

mais répondu à une situation, inspiré la réplique, cherché les énergies disponibles, ouvert et
balisé l'autre voie. » (p.122).
64 Jacques Dewitte

radicalement coupé de toute historicité). Autant d'éventualités que Lévinas


récuse très clairement, ne retenant que ce qu'il appelle la patience, c'est-à-dire
l'attente indéterminée. Mais il le fait au risque de se contredire puisqu'au début,
il avait reproché à la philosophie de « préférer l'attente à l'action ». Or que
fait-il, sinon penser les conditions d'une action qui n'exclue pas l'attente?

***
On aurait pu en rester là et conclure ainsi le commentaire des textes de
1963 et 1964, en ne retenant que cette belle méditation autour des notions
d'œuvre et de patience, s'il n'y avait pas un passage et même une simple petite
phrase que je n'ai pas encore citée et qui, depuis que je l'ai remarquée, ne cesse
de me tarauder. Elle apparaît sous une forme quasiment identique dans les
deux versions et c'est en elle que je crois pouvoir repérer le point de
renversement ou de rebroussement que j'évoquais au début: Lévinas y fait un
pas de trop, qui compromet tout le reste et modifie le sens entier de l'idée
d'asymétrie. Je cite ce passage d'après la version de 1964:

« L 'œuvre pensée jusqu'au bout exige une générosité radicale du


mouvement qui dans le Même va vers l'Autre. Elle exige, par conséquent,
une ingratitude de l'Autre. La gratitude serait précisément un retour du
mouvement à son origine. » (HAH, p.41)8

11 s'agit de« penser radicalement», d'oser« penser jusqu'au bout» la


notion d'œuvre, de faire preuve de la plus grande audace intellectuelle en n'ayant
pas peur des conséquences. Cette radicalité de la pensée implique que l'on

8. Voici les deux passages intégraux des textes


« L'Œuvre pensée radicalement est en effet un mouvement du Même vers l'Autre qui ne
retourne jamais au Même( ... ) l'œuvre pensée jusqu'au bout exige une générosité radicale
du Même qui dans l'Œuvre va vers l'Autre. Elle exige par conséquent une ingratitude de
l'Autre. La gratitude serait précisément le retour du mouvement à son origine .» (1963 ;
DE, p.191)
« L'Œuvre pensée radicalement est un mouvement du Même vers l'Autre qui ne retourne
jamais au Même. L'Œuvre pensée jusqu'au bout exige une générosité radicale du mouvement
qui dans le Même va vers l'Autre. Elle exige, par conséquent, une ingratitude de l'Autre.
La gratitude serait précisément le retour du mouvement à son origine. » ( 1964 ; HAH, p.41)
Un beau risque à courir 65

envisage une générosité radicale dans le mouvement du Même vers l'Autre,


c'est-à-dire de la dimension asymétrique. Et cette générosité, à son tour, exige
une ingratitude de l'Autre. Faute de cette ingratitude, c'est-à-dire si l'Autre
« se montrait touché» (DE, p.191), exprimait sa gratitude ne fût-ce que par une
simple parole de remerciement, et à plus forte raison par un geste en retour,
alors la générosité ne serait plus radicale et ce ne serait même plus une vraie
générosité. Il y aurait en effet l'amorce d'un retour du mouvement à son origine,
d'un retour de l'Autre au Même. Et c'est là, dans la formulation de cette pointe
extrême de la ra.dicalité, qu'est venue se glisser une idée à mes yeux inacceptable,
liée à une alternative tranchée: ou bien il y a ingratitude de l'autre, auquel cas
la générosité a été effective, ou bien il y a gratitude et, dans ce cas, la générosité
n'était pas radicale et il faut même admettre qu'elle a été inauthentique ou
impure. Ce qui revient à dire : ou bien le pur altruisme, la pure oblativité ; ou
bien une forme d'égoïsme sous les apparences de la générosité. Cette idée est
énoncée de manière discrète et presque imperceptible, mais néanmoins très claire.
Pour saisir toute la portée de cette petite phrase, imaginons ce que Lévinas aurait
pu dire, mais n'a pas effectivement dit. Il aurait pu dire par exemple, dans l'esprit
d'autres passages de ses écrits :« l'œuvre pensée jusqu'au bout exige l'acceptation
du risque d'une ingratitude de l'Autre»,« ... exige que soit assumé et accepté à
l'avance le risque d'une non-réciprocité»; ou bien encore:« La générosité tient
à ce qu'elle n'exige pas comme condition préalable à son mouvement vers !'Autre
la garantie d'une gratitude et d'une réciprocité». Au lieu de cela, il a préféré
écrire:« La générosité de l'œuvre exige l'ingratitude de l'Autre». Ceci est
lourd d'implications et de conséquences et j'y vois l'indice de ce que l'on est
entré imperceptiblement dans un autre univers intellectuel et moral. Avec cette
radicalisation consécutive à l'exigence de« penser jusqu'au bout», la pensée
de l'asymétrie a pris une tout autre tournure, qui la conduit à l'opposé de son
inspiration initiale.
Tentons encore de préciser l'enjeu fondamental en introduisant (comme
je l'ai déjà fait plus haut) le terme de condition, qui ne figure pas explicitement
et littéralement dans les énoncés de Lévinas mais qui semble implicite dans
tout cela (avec l'idée d'une « exigence »). Il apparaît que l'asymétrie de la
relation intersubjective, sociale ou éthique peut signifier deux choses
1) elle peut signifier le risque assumé par le sujet d'une non-réciprocité
et sa décision initiale et inaugurale de se diriger vers l'Autre (par l'action,
la parole, le don, etc.) sans avoir la garantie d'une réciprocité, ?i même
66 Jacques Dewitte

d'une réception (ou d'une simple compréhension). C'est un mouvement


vers l'Autre qui assume le risque d'une non-réciprocité ou, plus
précisément encore, qui renonce à détenir ou à exiger une garantie de
réciprocité en tant que condition préalable à son acte au moment où
celui-ci est entrepris.
2) elle peut signifier l'exigence que le sujet ne bénéficiera ultérieurement
d'aucune réciprocité (notamment sous la forme de la gratitude) et surtout
le postulat que, s'il devait y avoir en quelque manière un«retour», s'il
devait y avoir réciprocité ou même gratitude (forme élémentaire de
retour), ceci compromettrait la pureté ou l'authenticité de son don (de
son « œuvre »), qui s'avèrerait avoir été inauthentique. Selon cette
seconde compréhension de l'asymétrie, l'absence de réciprocité devient
donc une condition de la générosité et le garant de son authenticité.
Ces deux interprétations pourraient sembler se situer dans le
prolongement l'une de l'autre, la seconde étant seulement la radicalisation de
la première une fois qu'elle a été « pensée jusqu'au bout ». Je soutiens au
contraire que, si on examine de plus près ses implications, cette dernière est en
contradiction flagrante avec la première interprétation et qu'il s'est opéré un
renversement complet dans le passage de la première à la seconde, comme on
peut le montrer de différentes façons. Remarquons tout d'abord le sort étrange
de la notion de condition (celle-ci, je le répète, n'est pas énoncée littéralement
dans les passages cités, mais y est présente implicitement). Dans le premier
cas, il y a générosité, alliée à une forme d'audace (la disposition à courir«un
beau risque» qui caractérise la«jeunesse» de ce geste) parce que l'on agit en
renonçant à avoir une garantie de réciprocité comme condition préalable à cet
agir. Dans le second cas apparaît cette condition sine qua non : s'il devait y
avoir le moindre signe de réciprocité, il n'y aurait plus de générosité, de sorte
que la non-réciprocité- l'ingratitude - doit bel et bien être considérée comme
une condition de la générosité. Il s'agit certes d'une condition toute différente
puisqu'elle est négative, mais c'est quand même une condition. Autrement dit
(si on remplace l'idée de condition par celle de« raison »), on a en quelque
sorte inversé le « principe de raison » : ce n'est plus la réciprocité qui est
exigée, mais l'absence de réciprocité, laquelle fait bel et bien office de condition
ou de raison.
Mais j'en viens à une objection plus grave et plus fondamentale encore.
Cette exigence énoncée par Lévinas (la non-réciprocité, l'ingratitude de l'.Autre)
Un beau risque à courir 67

se rapporte à un état ultérieur de la temporalité décrite, à un événement qui


survient après. Or qu'est-ce à dire, sinon qu'il est obligé d'introduire par la
bande une forme de « synchronicité », en violation flagrante avec l'exigence
de « diachronie » qui sous-tend tout son propos et qui va de pair avec l'idée
d'asymétrie? Rappelons en effet que la diachronie (notion qui n'apparaît que
dans les écrits du second Lévinas, mais dont on peut admettre qu'elle caractérise
déjà, si on lui ôte une part de sa radicalité, sa pensée antérieure de l'asymétrie)
suppose que l'on assume une temporalité ou une historicité immaîtrisable et
non totalisable : que l'on renonce à l'idée ou au fantasme d'une pré-vision
d'un état ultérieur qui sauterait au-dessus du temps et saisirait en une même
vision instantanée le moment futur et le moment présent. Car c'est fort de cette
vision comme pré-vision que le sujet pourrait entreprendre son action en détenant
un savoir préalable de ses conséquences et la garantie anticipée que son
entreprise n'aura pas été vaine (notons au passage l'usage que l'on est
nécessairement amené à faire du futur antérieur comme marque temporelle
d'une maîtrise qui surmonte la diachronie). Or, dans le passage qu'on vient de
commenter en mettant en évidence l'apparition d'une nouvelle condition
(l'ingratitude), n'est-il pas manifeste que, pour pouvoir poser celle-ci, on est
obligé de dépasser le moment présent, le moment de l'action imminente, et de
se transporter en pensée au moment encore à venir de l'action effectuée et
aboutie? Car c'est plus tard seulement que l'Autre, bénéficiaire ou destinataire
de mon « œuvre » (de ma bonté, de ma générosité), sera ou non ingrat. Dès
lors, si je pose maintenant son ingratitude comme condition de la générosité de
mon agir, je viole l'exigence que comporte le principe de diachronie. Je mets
en corrélation mon présent et un état futur, j'abolis la distance temporelle et
établis une relation quasi-instantanée, bref, je fais très exactement tout ce que
l'exigence de l'asymétrie et de la diachronie avait pris le parti d'écarter.
En d'autres termes, Lévinas fait exactement, mais sur le mode négatif,
ce que, dans notre texte, il reproche à juste titre au sujet calculateur de ses
mérites ou recherchant un triomphe immédiat : il confronte son départ et sa
fin, il met en corrélation le départ généreux et la nécessaire ingratitude finale
sans laquelle il n'y aura pas eu de générosité. Alors que, selon ses propres
termes, le sujet généreux et patient « renonce à être le contemporain de
l'aboutissement» de son œuvre, que fait-il en fait, sinon supposer un sujet qui,
en pensée, est le contemporain, non pas, certes, de l'aboutissement de son œuvre,
mais de l'ingratitude de l'Autre? Ce qui revient à dire qu'il ne reti!!nt pas
68 Jacques Dewitte

ou exclut de fait d'autres éventualités possibles - comme celle, par exemple,


d'une ingratitude immédiate suivie d'une gratitude ultérieure. C'est toute la
temporalité de la patience comme non-maîtrise qui est ainsi télescopée ou court­
circuitée.
Et voilà aussi que cette pensée qui se plaisait à insister sur la jeunesse de
l'élan généreux et insouciant vers l'Autre a soudain pris un sacré coup de vieux.
C'en est fini de l'insouciance qui s'élançait sans garantie de succès. On se
crispe désormais sur la question lancinante de savoir si ce que l'on a fait - ou,
pire encore, ce que l'on s'apprête seulement à faire, ce que l'on va peut-être
entreprendre - sera ou non généreux, aura ou non été généreux. Tout se passe
comme si cette insouciance juvénile s'effaçait désormais derrière un souci
envahissant, comme s'il fallait écarter à l'avance l'éventualité menaçante d'une
réciprocité qui ferait peser un lourd soupçon d'intérêt, qui introduirait un«retour
sur soi-même» incompatible avec la générosité asymétrique.
On peut relever également un autre aspect très étrange. Cette pensée
d'un philosophe qui se réclame de la tradition juive et est même fréquemment
considéré comme le représentant le plus éminent du judaïsme contemporain
répète à son insu ce qu'il y a eu de plus tourmenté dans la philosophie morale
chrétienne : la rumination morose quant à la pureté des intentions. Ai-je été
suffisamment désintéressé? N'ai-je pas inconsciemment désiré un bénéfice,
une satisfaction d'amour-propre, une réciprocité, auquel cas la pureté et
l'authenticité de mon acte généreux et oblatif seraient compromises? Tous ces
états d'âme, ces tourments, ces inquiétudes qui furent caractéristiques d'un
certain christianisme renaissent soudain, à la fin du XX.ème siècle, sous la
plume d'un penseur juif, avec les mêmes accents doloristes et ascétiques (c'est
ce que j'ai déjà souligné dans mon commentaire de la« seconde pensée » de
Lévinas et plus particulièrement d 'Autrement qu 'être où on peut déceler, comme
l'a bien remarqué aussi Robert Spaemann, une étonnante proximité avec le
quiétisme et la querelle du« pur amour » au XVIIème siècle). Certes, je suis
loin de considérer que toute forme d'ascétisme doive forcément être interprétée
comme malsaine, comme une « haine de la vie » (je ne partage pas cette
conception d'origine nietzschéenne devenue aujourd'hui un lieu commun
dominant). Mais il y a tout de même eu, dans une certaine philosophie morale
chrétienne et sa méfiance de principe pour toute forme de joie, quelque chose
de malsain et de morbide que je préfèrerais ne pas retrouver aujourd'hui.
Sans doute n'aurais-je pas été attentif à la petite phrase que j'ai ,nise en
Un beau risque à courir 69

évidence si je n'avais pas connu le destin ultérieur de la pensée lévinassienne,


avec son éthique« hyperbolique» (pour reprendre 1'expression de Paul Ricoeur)
que je résume sous l'appellation« le principe outrage». Car dans la proposition
selon laquelle l'ingratitude de l'Autre est exigée comme une condition de la
générosité, comment ne pas voir se profiler dès 1963 les considérations bien
connues - si bien connues, d'ailleurs, que beaucoup ne connaissent que cela
chez Lévinas - d 'Autrement qu'être sur l'exposition, la persécution, le
traumatisme, l'outrage, la blessure, etc., traumatisme qui serait à l'origine de
l'éthique comme ce premier moteur qui vient déranger le Moi toujours enclin
à persévérer dans son être et à retomber dans l'égoïsme ? Si l'ingratitude de
l'Autre est la condition de toute générosité, alors il n'y a plus qu'un pas à
franchir pour se trouver dans une éthique hyperbolique où le sujet est exposé à
l'outrage de 1'Autre qui l'arrache à sa suffisance impérialiste, fracture son Moi
fatalement voué à l'égoïsme. Autrui devient une sorte d'agent actif de mon
accès à l'éthique, une instance douloureuse (bourreau plutôt que maître, comme
1 'a fait remarquer Ricoeur). Avec cette petite phrase, on n'est plus très loin des
formulations outrancières et alambiquées qui sont typiques de la seconde pensée
de Lévinas, où le philosophe prend comme à plaisir le contre-pied de
l'expérience humaine commune, comme si aucune limite ni prudence ne
devaient plus retenir le penseur dans son audace spéculative, dans son effort
pour« penser jusqu'au bout».
Mais c'est aussi tout le destin ultérieur de la pensée de Lévinas dans sa
« réception » par divers épigones, et en particulier chez Derrida, qui est aussi
préfiguré ici (car s'il est probable que Lévinas a été incité à radicaliser encore sa
première pensée à la lecture de l'essai de Derrida« Violence et métaphysique»,
paru en 1 964, il est évident que celui-ci a encore renchéri par la suite sur la
radicalité outrancière de Lévinas). Lorsque Lévinas écrit que « la générosité
exige l'ingratitude de l'Autre », il énonce en 1963-64 une idée que l'on va
retrouver sous une forme amplifiée et systématique chez Derrida qui, dans
Donner le temps, a pu écrire en 1991 : «Pour qu'il y ait don, il faut que le
donataire ne rende pas», «pour qu'il y ait don, il faut qu'il n'y ait pas de
réciprocité, de retour, d'échange, de contre-don et de dette»9 • Tout ce que je

9. Jacques Derrida, Donner le temps I, Galilée, pp.26 et 24. Cette pensée hyperbolique
du don chez Derrida ( qui, à force de vouloir le rendre pur, finit par le faire disparaître) a été
critiquée parAlain Caillé dans Don, intérêt et désintéressement, «Bibliothèque du MAUSS»,
70 Jacques Dewitte

viens de développer à propos du sort de l'idée de « condition » s'applique


évidemment à cette insistance sur le« il faut que ... ».
Quel enseignement faut-il tirer de cette critique? La leçon que j'en tire,
et qui vaut pour toute la seconde pensée de Lévinas, est en somme assez simple.
Il importe de renoncer à la radicalisation de la pensée de l'asymétrie, de mettre
un frein à l'exigence de« penser jusqu'au bout » - non pas par pusillanimité
philosophique, par quelque repli frileux sur les certitudes du sens commun,
mais parce qu'il s'avère que cette radicalisation a conduit en fait à un
renversement et à une inversion de l'inspiration première. En voulant radicaliser
ce qui était déjà très audacieux et très généreux, au bout du compte on a perdu
aussi bien l'audace que la générosité. En retournant à ce que l'on peut appeler,
en paraphrasant Alain Caillé, une conception plus modeste de l'asymétrie, on
semble renoncer avec une résignation de vieillard aux enthousiasmes de la
jeunesse, on semble se rapprocher du réalisme le plus terre-à-terre. Je crois
pourtant qu'il n'en est rien et que l'on retourne au contraire à l'audace première
que la radicalisation ultérieure a fait perdre et qui était liée à une véritable
acceptation du risque et de l'indétermination. On retourne à une conception
moins sophistiquée et tourmentée - plus naïve, plus insouciante et donc plus
« jeune » - de la générosité et du don. Car si l'élan juvénile de l'« œuvre » se
caractérise par le fait qu'elle est entreprise sans faire d'une réciprocité et d'un
bénéfice ultérieurs une condition, il faut admettre aussi qu'il ne doit pas se
soucier non plus outre mesure de l'éventualité d'une réciprocité. La vraie
générosité peut s'accompagner de l'espoir d'un partage et d'une entente,
l'important étant qu'elle assume le risque d'un geste qui restera à sens unique.
Il convient donc de revenir au mouvement spontané et non calculateur de la
générosité, en écartant aussi cette forme de calcul retors que constitue la
rumination sur l'éventualité qu'un don que je croyais généreux puisse ne pas

La Découverte, 1994, pp.251-261. A cette conception hyperbolique, Caillé oppose ce qu'il


appelle une« conception modeste du don»(« Plaidoyer pour une conception modeste du
don», Ibid., pp.263-272).
Pour une critique "maussienne" de Derrida, voir aussi les importants articles de J.-L.
Cherlonneix,« Lettre à Marcel Mauss concernant le désintéressement, Jacques Derrida et
l'esprit de Dieu», Revue du MAUSS semestrielle, n °2, deuxième semestre 1993, et de M.
Terestchenko,« Jacques Derrida ou le fantôme du quiétisme», Revue du MAUSS semestrielle,
°
n 15, La Découverte, premier semestre 2000.

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Un beau risque à courir 71

l'avoir été en réalité, puisque le bénéficiaire a manifesté de la gratitude.


Rumination sur la question de savoir si la générosité est pure ou non, recherche
d'une certitude - sinon quant à la pureté de ses intentions, du moins quant à
celle du sens objectif de son geste, qui conduit à imaginer un quasi-critère pour
surmonter les affres de l'incertitude: l'ingratitude de l'Autre.
Il y a une autre objection importante dont je n'ai encore rien dit et qui
s'impose si on a lu toute la réflexion sur le cycle du don menée d'abord par
Marcel Mauss dans son Essai sur le don, puis, dans le prolongement de celui­
ci, dans les publications du« M.A.U.S.S. ». On doit reprocher à Lévinas une
conception trop étroite et étriquée du retour, qui grève toute son analyse. Nous
connaissons sa cible initiale : une pensée calculatrice, égoïste et avare qui
n'entreprend rien sans avoir préalablement escompté une récupération ultérieure
de sa mise, si possible avec de copieux intérêts, et qui fait d'une telle possibilité
de récupération la condition même de son entreprise. Une telle pensée« refuse
tout mouvement sans retour », elle se l'interdit à la manière dont Harpagon
s'interdit tout acte coûteux (même« donner le bonjour» lui ferait mal). Mais
faut-il pour autant poser comme un axiome non interrogé que tout retour, quel
qu'il soit, serait forcément une résorption de l'Autre dans le Même et
impliquerait nécessairement un calcul utilitaire, une récupération dans un
système rationnel, au point même de devoir détecter dans l'éventuelle gratitude
de l' Autre une infidélité à l'idée de générosité? C'est une fâcheuse confusion
qu'entretient Lévinas entre« retourner à son point de départ» et« recevoir en
retour». En opposant Abraham à Ulysse, il insiste sur le non-retour à son point
de départ comme condition de la générosité ; un tel retour ne doit même pas
être espéré, sinon se perd la générosité du mouvement asymétrique vers l'Autre.
Mais « recevoir en retour » n'équivaut nullement à « revenir à son point de
départ». Dans le« cycle du don» tel qu'on peut le penser à la fois à partir de
travaux anthropologiques et d'une réflexion sur l'action morale (avec la triade
D-R-R : donner - recevoir - rendre), le contre-don du« rendre» n'est jamais
l'exact équivalent de ce qui a été donné, il peut s'écouler un très long laps de
temps avant que le don reçu n'ait pu être rendu, et bien souvent il est rendu
sous une forme tout à fait différente, pour le plus grand bien de ce que Caillé
appelle le« lien social». S'il y a une image à évoquer, ce n'est pas celle d'un
cercle qui se referme, qui se boucle sur lui-même, mais celle d'une spirale qui
avance. Interpréter le contre-don ou ce que l'on« reçoit en retour» comme le
strict équivalent de ce qui a été donné implique précisément que l'on.se situe
72 Jacques Dewi/te

dans une logique calculatrice abstraite (c'est-à-dire que l'on suppose une unité
de compte et de mesure), en perdant de vue la signification proprement
symbolique du contre-don, dont les formes peuvent varier et se manifester
parfois par une simple gratitude exprimée par des mots. Or, si on surmonte
cette confusion, on peut parfaitement admettre qu'il y ait gratitude sans que
cela constitue une annulation de la différence, du mouvement libre et
inconditionnel vers l'Autre. On peut cesser de supposer que l'ingratitude serait
la condition sine qua non de la générosité. Il est alors parfaitement possible
d'envisager une position moyenne, une« conception modeste du don» qui se
situe entre le pur calcul rationnel et la pure oblativité excluant comme impure
la moindre gratitude de l'Autre.
Une autre leçon générale à tirer de cette critique est que l'on doit se garder
de ne penser qu'à partir de cas extrêmes ou exceptionnels (un travers qui affecte
une bonne partie de la pensée des Temps Modernes). Il faut certes admirer Lévinas
pour avoir osé envisager des situations où l'agent ne sera jamais« le contemporain
de l'accomplissement» de son action et maintenu ainsi la dimension d'un avenir
imprévisible et immaîtrisable qui transcende le présent. Ceci est essentiel, surtout
compte tenu de conjonctures comme celles de 1940 et 1941 (exemple de Léon
Blum) où la tentation était grande de considérer l'occupation allemande et la
domination nazie comme un fait accompli et une donnée définitive. Il en va de
même à propos de la création artistique et littéraire : il importe de continuer à
écrire en vue d'un public ultérieur malgré l'incompréhension et la solitude actuelles
que l'on peut rencontrer. C'est un autre cas de« non-contemporanéité », c'est-à­
dire de dissociation, assumée par l'écrivain ou l'artiste, de l'avenir et du présent.
Mais il faut bien dire que de tels cas sont heureusement rares et exceptionnels, et
on ne devrait pas oublier non plus que l'expérience artistique et littéraire comporte
aussi une joie immédiate à avoir écrit oli peint quelque chose que l'on trouve
bon et réussi, à être parvenu à donner expression à ce que l'on cherchait à dire,
un bonheur qui doit forcément exister même dans la plus grande solitude. Et le
plus souvent, !'écrivain solitaire et« incompris» a tout de même autour de lui
un cercle d'amis ou une compagne pour partager avec lui ce bonheur immédiat.
Ce qui revient à dire que l'asymétrie fondamentale qui est inhérente à la
communication artistique ou littéraire ne doit tout de même pas être comprise
comme une totale dissociation du présent et de l'avenir, et moins encore comme
un sacrifice de celui-là à celui-ci. A nouveau, il faut distinguer entre le courage
d'œuvrer pour une époque lointaine où l'on n'y sera peut-être plùs et la
Un beau risque à courir 73

supposition radicale d'une coupure totale entre présent et avenir excluant tout
empiètement et toute immédiateté, comme si une telle coupure était la condition
du vrai courage, de la vraie audace et de la vraie générosité.
Il est d'ailleurs regrettable que, dans ce contexte, Lévinas n'évoque plus
cette expérience, qu'il a longuement analysée dans Totalité et Infini : la fécondité
(envisagée principalement comme paternité et rapport au fils). On sait qu'il la
décrivait comme une relation à un avenir et à ce qui est radicalement autre (au
même titre que la mort)10 • Mais justement, on peut penser que la joie de la
fécondité et de la paternité, qui transparaît dans ces belles pages (la section IV
« au-delà du visage» de Totalité et Infini), ne consiste pas seulement en ce que
l'on sait que quelque chose ou quelqu'un me survivra dans un avenir oùje ne
serai plus (de sorte que je ne serai pas« le contemporain de l'aboutissement»).
Elle consiste en ce que cet avenir est, en quelque sorte, déjà là ici et maintenant,
en ce que l'avenir et le présent (voire le passé) s'entrecroisent, de sorte qu'il y
a un empiètement de l'avenir sur le présent. Car ne peut-on pas dire qu'un
enfant, c'est très exactement une présence de ! 'avenir dans le présent, le bonheur
de cette présence immédiate s'opposant à une radicale « dia-chronie » ? 11 A
nouveau, prendre en compte cette dimension ne neutralise ou n'annule en rien
l'asymétrie en tant que structure temporelle irréductible à la saisie synchronique
ou synoptique, mais cela montre qu'elle peut coexister avec une certaine
immédiateté, avec une présence de l'avenir dans le présent, ce qui empêche cette
asymétrie d'être conçue comme une pure et simple dissociation radicale du présent
et de l'avenir. Et cela devrait également proscrire d'aller plus loin encore dans
l'exigence de radicalité et de soutenir que la radicale « dia-chronie » ou
dissociation tranchée de l'avenir et du présent serait une condition sine qua
non de la générosité d'un acte donateur (don, parole, création artistique,
fécondité, etc.).
***
10. Voir mon article« Instant, avenir et résurrection. La dialectique du temps chez
le premier Lévinas »,in: L'expérience du temps, Ousia, Bruxelles, 1989, pp.185 sqq.
11. Il se peut que cette interprétation de l'expérience de la fécondité soit influencée
par ma lecture de Hans Jonas, chez qui l'idée d'un empiètement de l'avenir sur le présent
est un thème constant dans Le principe responsabilité. Voir, à ce propos, mon article« La
réfutation du nihilisme. Réflexions sur les fondements métaphysiques de l'éthique de la
responsabilité », in : Aux fondements d'une éthique contemporaine, G. Hottois éd., Vrin,
1993, pp.79 sqq.
74 Jacques Dewitte

En mettant en évidence la petite phrase significative du texte de 1963-


64, je crois être parvenu à repérer, à propos de la notion lévinassienne si
essentielle de l'asymétrie, une sorte de point de rebroussement ou de
basculement où l'inspiration fondamentale, en se radicalisant, aboutit en fait à
son inversion pure et simple. Cette petite phrase préfigure ou contient déjà
in nucleo tout ce que je déplore dans la «seconde pensée» de Lévinas, qu'il est
en train d'élaborer à cette époque et qui devait déboucher sur la publication de
son second ouvrage majeur, Autrement qu'être ou au-delà de l 'essence(1974).
Le commentaire des implications de cette petite phrase m'a permis d'opposer
à une conception outrancière du don ou de la générosité une conception
apparemment moins radicale, car plus modeste et plus proche de l'expérience
humaine effective, mais dont je pense qu'elle est en fait plus audacieuse. Après
avoir exposé cette critique et caractérisé globalement la seconde pensée de
Lévinas, il faut cependant nuancer le propos en reconnaissant que cette
conception modeste de l'asymétrie-je le répète: modeste et pourtant hautement
audacieuse, plus audacieuse même que sa radicalisation ultérieure - n'a pas
été tout à fait absente de ses écrits de la seconde période qui, dans ma
périodisation, commence dès la parution de Totalité et Infini en 1961.
Dans un texte de 1983 sur Merleau-Ponty(« De !'intersubjectivité. Notes
sur Merleau-Ponty »),je relève ce beau passage

« Dans la poignée de main [... ] l'essentiel [ ...] ne réside-t-il pas dans la


confiance, le dévouement et la paix - et avec une part de don, allant de
moi à l'autre, et une certaine indifférence aux compensations dans la
réciprocité et ainsi avec gratuité éthique - que la poignée de main
instaure et qu 'elle signifie, sans être le simple code qui en transmet
l'information ? Pas plus que la caresse qui dit l'amour n'en est le message
et le symbole seulement, mais, préalablement à ce langage, déjà cet
amour même. »12

Soulignons cette tournure importante : « une certaine indifférence aux


compensations de la réciprocité». Il n'est pas affirmé que le sujet devrait être
totalement indifférent à la réciprocité et aux compensations qu'elle apporte(et

12. Hors sujet, Fata Morgana, 1987, p.151.


Un beau risque à courir 75

dont la gratitude est une première forme). Il se peut qu'il y songe, mais ce n'est
pas déterminant, car il a décidé, par son geste même, de mettre cela entre
parenthèses, et c'est pourquoi on peut parler de « gratuité éthique». Il y a eu
confiance et donc attente d'une réciprocité mais aussi, simultanément,
assomption du risque de la non-réciprocité, celle qui se produit si l'autre
n'accepte pas la main tendue. Car, notons-le, c'est d'abord d'une main tendue
qu'il s'agit, avant même la poignée de main effectivement accomplie - lorsque
celle-ci a lieu, quelque chose s'est scellé ou a été confirmé : un lien de confiance.
On le voit, tout cela est en contradiction évidente avec la conception radicale
exprimée dans le texte de 1963-64 et la petite phrase sur l'exigence d'ingratitude.
Et même dans Autrement qu'être, l'ouvrage majeur de la seconde pensée de
Lévinas, où est exposée sa pensée la plus radicale et hyperbolique, tout n'est
pas de la même farine. On y trouve, en quelque sorte hors-système, des
développements d'où ressort une conception plus modeste de l'asymétrie et qui
tranchent avec les passages outranciers les plus connus. Je songe à deux passages
qui ont en commun, tout comme celui sur la poignée de main que je viens de
commenter, de ne pas occulter l'existence d'une réciprocité tout en portant l'accent
sur le risque assumé de non-réciprocité. Au chapitre II, on trouve un long
développement sur l'irréversibilité où apparaît d'abord le thème du non-retour
dans une formulation aussi radicale que dans le texte de 1963-64 : « Dans cette
non-réciprocité, dans ce 'ne pas y penser' s'annonce [ ... ] l'un-pour-l'autre,
relation à sens unique, ne revenant, sous aucune forme, à son point de départ»
(AE, p.106). Mais quelques lignes plus loin, on trouve aussi ce passage, plus
proche de la conception modeste de l'asymétrie pour laquelle j'ai plaidé

« Nœud dont la subjectivité consiste à aller à l'autre sans se soucier de


son mouvement vers moi, ou, plus exactement, à approcher de manière
telle que, par-delà toutes les relations réciproques qui ne manquent pas
de s'établir entre moi et le prochain, j'aie toujours accompli un pas de
plus vers lui. » (AE, p. l 06)

Passage où, on le voit, Lévinas admet que des relations réciproques « ne


manquent pas de s'établir» et qu'elles ne doivent pas forcément être récusées
et condamnées, pourvu que l'asymétrie d' « un pas de plus» de moi vers l'autre
demeure maintenue.
76 Jacques Dewitte

Et dans le paragraphe sur « La communication » du chapitre IV « La


substitution» (à coup sûr le plus exaspéré et le plus exaspérant de tout l'ouvrage),
je relève un beau développement où il est question de la« résignation au risque
d'un malentendu », c'est-à-dire à l'« incertitude » opposée au besoin d'un
« savoir ». Malgré un style fort emberlificoté, caractéristique de la seconde
pensée du philosophe,je n'y vois aucune trace de l'exacerbation radicale de la
pensée de l'asymétrie que j'ai critiquée. On y trouve ce qu'il y a de meilleur
chez Lévinas et qui doit être considéré comme l'une de ses contributions
philosophiques essentielles : une pensée de la communication risquée opposée
à l'idée d'une« assurance contre tout risque»

« Nous supposons à la transcendance du langage une relation qui est


non pas parole empirique, mais responsabilité, c'est-à-dire aussi
résignation [... ]au risque d'un malentendu (comme dans l'amour - à
moins de ne pas aimer d'amour-il faut se résigner à ne pas être aimé),
au risque de la faute et du refus de la communication. [ ...] aventure de
la subjectivité [ ... ], la communication comportera l'incertitude. [...] La
communication avec autrui ne peut être transcendante que comme vie
dangereuse, comme un beau risque à courir.» (AE, pp.153-154)

Un beau risque à courir : cette formule peut résumer ce qu'il y a de


meilleur dans la pensée lévinassienne de la communication, de l'intersubjectivité
ou du lien social.

Jacques Dewitte vit actuellement à Berlin où il travaille comme chercheur indépendant et


donne des séminaires de philosophie à l'Université Technique. Il prépare un essai sur la
pensée de Lévinas.
77

L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl

Robert Legros

D'après Lévinas, la compréhension husserlienne de la temporalité ne


fait pas suffisamment droit à l'altérité. Ni à l'altérité du passé, ni à l'altérité du
futur, ni à l'altérité du présent. Selon ses propres termes, elle s'inscrit dans la
tradition du Même, c'est-à-dire dans la tradition philosophique qui est sous
l'emprise d'une logique du pouvoir, d'une logique qui conduit« à l'absorption
de tout "Autre" par le "Même" ou à la déduction de tout "Autre" à partir du
"Même" » 1 • Toutefois Lévinas reconnaît qu'il est possible de déceler au cœur
même de la phénoménologie husserlienne du temps une pensée qui rompt
radicalement avec la tradition du Même. Il estime en effet que la compréhension
husserlienne du présent recèle en elle une analyse qui fait pleinement droit à
l'altérité du présent. Cette analyse qui témoigne d'une pensée de l'Autre réside,
d'après lui, dans les propos que tient Husserl sur l'« impression originaire » ou
« proto-impression » ( Urimpression). Lévinas soutient en effet que la conception
husserlienne de l'impression originaire, de la proto-impression comme« point
source originaire » ( Urquellpunkt), témoigne d'une compréhension selon
laquelle le Même ne détermine pas l' Autre mais est affecté par lui, et selon
laquelle, dès lors, la sensibilité est appréhendée comme une affectivité livrée à
l'Autre. En quel sens et dans quelle mesure Lévinas peut-il déceler dans la
notion husserlienne d' Urimpression une compréhension qui fait droit à l'altérité
du présent? Ce qui revient à demander : dans quelle mesure la compréhension
lévinassienne du présent est-elle inspirée par la compréhension husserlienne
de l'impression originaire?
La critique adressée par Lévinas aux analyses husserliennes du temps
(elles s'inscrivent dans une pensée du Même), ainsi que l'éloge dont elle est
assortie (elles recèlent une pensée de l'Autre), portent plus généralement sur la
phénoménologie elle-même. La critique lévinassienne de la phénoménologie
comme pensée du Même est sous-tendue par un hommage rendu à la

1. « La ruine de la représentation», in En découvrant l'exîstence avec Husserl et


Heidegger (1949; éd. augmentée 1967), Vrin, 1977, p.127.
78 Robert Legros

phénoménologie puisque cette cnt1que se prétend e lle-même


phénoménologique. Ceci revient à dire que la phénoménologie dans son sens
le plus profond, la phénoménologie à laquelle ni Husserl lui-même, ni Heidegger
ne sont restés fidèles, conduit, d'après Lévinas, à une pensée de l' Autre. Lévinas
dénonce la phénoménologie comme pensée du Même (la phénoménologie de
l'intentionnalité comme simple présence auprès des choses) au nom d'une
phénoménologie comme pensée de l'Autre (la phénoménologie comme« ruine
de la représentation »2). L'écartèlement entre une phénoménologie comme
pensée du Même et une phénoménologie comme pensée de l'Autre est, d'après
Lévinas, au cœur même de la phénoménologie husserlienne. La phénoménologie
husserlienne est une pensée de l'Autre, conduit à la« ruine de la représentation»,
dans la mesure où elle reconnaît, à travers ses propres principes, à travers
l'exigence d'un retour aux phénomènes, que le sens, loin d'être le produit d'une
pensée souveraine, se forme, se cherche et advient sous le choc d'une épreuve,
d'une rencontre, d'une expérience. Dans son inspiration la plus forte, la
phénoménologie a en effet toujours été traversée par la conviction qu'un sens
(re)devient vivant, ne se délivre des thèses en lesquelles habituellement il se
fige, qu'à la faveur d'une expérience, d'une situation en laquelle il se cherche
à tâtons, en laquelle la pensée ne s'épuise pas tout entière dans son activité de
donner un sens, ou de représenter, mais se laisse affecter par ce qui ne vient pas
d'elle. Si la démarche phénoménologique tâche de se soustraire aux évidences
du monde naturel, de l'expérience habituelle, et de remonter, à la faveur de ce
retrait, vers une expérience plus originaire et plus obscure, c'est précisément
dans la mesure où elle admet, explicitement ou tacitement, que toute pensée
claire et distincte est prisonnière de ses propres préjugés - une telle pensée ne
voit plus dans les choses que ce qu'elle en pense, n'y rencontre plus que ce
qu'elle y vise, ne pense rien de plus que ce qu'elle se représente, et dès lors se
perd, pour reprendre les termes même de Lévinas, dans la tautologie du thème
ou du Dit. C'est justement par sa sensibilité à l'irréductibilité de l'écart entre la
représentation et ce que celle-ci n'absorbe pas, entre le Dit et le Dire, que la
pensée phénoménologique reste fidèle à ses propres exigences sans dégénérer
en un idéalisme qui identifie l'objet au représenté, ni en un sensualisme qui

2. Cf. l'étude intitulée « La ruine de la représentation », publiée en 1959 dans le


recueil commémoratif célébrant le centenaire de la naissance de Husserl, et reprise dans En
découvrant [ 'existence, op. cit.
l'expérience originaire du temps. lévinas et Husserl 79

identifie les sensations à des évidences données et désincarnées.


Si la phénoménologie porte en elle l'exigence d'accueillir l'altérité,
comme le souligne Lévinas, alors une interrogation phénoménologique sur le
temps, une interrogation sur le temps fidèle à l'esprit de la phénoménologie,
cherchera moins à élaborer des thèses sur le temps qu'à faire retour vers une
expérience originaire du temps. Revenir vers une expérience originaire du
temps, c'est tenter de revivre et de décrire une expérience au sein de laquelle
du temps se fait en nous, advient à travers nous, certes avec notre participation,
et, se faisant en nous avec notre participation, prend sens en nous et pour nous.
La temporalisation - du temps se fait en nous avec notre participation - est
l'expérience originaire du temps: une épreuve au cours de laquelle le temps se
faisant prend sens avant toute donation de sens par la subjectivité à travers
laquelle il se fait. Nous sommes en effet plongés dans le temps, ouverts au sens
du passé, du présent et du futur, avant toute objectivation, avant toute réflexion,
avant tout savoir sur lui. La temporalisation en laquelle s'accomplit notre
existence précède tout savoir objectif sur le temps, toute réflexion sur le sens
du temps. A travers quelle expérience, sous l'effet de quelles circonstances, à
travers quel événement, dans quelle situation éprouvons-nous le temps de
manière originaire ? A travers quelle expérience du temps le passé, le présent
et le futur peuvent-ils prendre sens en nous et pour nous avant même que nous
ne re-connaissions en - ou que nous n'accordions à - un donné, un événement
intuitionné, le sens « passé », le sens « présent » ou le sens « futur » ? Dans
quelles circonstances concrètes sommes-nous affectés par le sens du temps ?

Par là même que l'expérience originaire du temps est une expérience de


l'altérité du temps, elle présuppose l'expérience d'autrui. Toute expérience de
l'altérité, ou du moins toute expérience d'une altérité radicale, présuppose en
effet la rencontre de l'autre homme. Sur ce point, Lévinas s'oppose à l'analyse
husserlienne du temps, mais ne rompt nullement avec l'esprit de la
phénoménologie husserlienne. Husserl écrivait en effet dans la Cinquième
Méditation : « Donc la première chose en elle-même étrangère (le premier
"non-moi"), c'est l'autre moi »3 • Pas d'épreuve de l'altérité de l'autre (aliud)

3. « A/sa das an sich erste Fremde (das erste "Nicht-Ich ") ist das andere !ch »
( Cartesianische Meditationen, V,§ 49). Lévinas avait traduit en ces termes:« Par conséquent
l'autre, premier en soi (le premier "non-moi"), c'est l'autre moi» (c'est Lévin�s, et non
80 Robert Legros

qui ne suppose l'épreuve de l'altérité d'autrui. L'autre au sens d 'aliud ne peut


survenir sans la rencontre de l'autre au sens d'alter. L'épreuve originaire du
temps, qui est épreuve de l'altérité du temps, ne peut dès lors être décrite comme
une expérience vécue par un sujet isolé et seul. D'après Lévinas, Husserl et
Heidegger se sont fourvoyés, se sont écartés d'une voie authentiquement
phénoménologique lorsqu'ils ont tenté de saisir l'expérience originaire du temps
en dehors de toute relation à autrui. C'est ce que Lévinas s'est attaché à montrer
dans ses conférences de 1946/47, qui avaient précisément pour titre Le temps
et l'a utre : « Le but de ces conférences consiste à montrer que le temps n'est
pas le fait d'un sujet isolé et seul, mais qu'il est la relation même du sujet avec
autrui »4 • La même thèse est reprise dans un ouvrage conçu à la même époque,
Del 'existence à l'exista nt:« L'altérité absolue de l'autre instant- si toutefois le
temps n'est pas l'illusion d'un piétinement- ne peut pas se trouver dans le sujet
qui est définitivement lui-même. Cette altérité ne me vient que d'autrui » 5 •
Comment Husserl en est-il venu à penser l'altérité du présent, l'altérité absolue
de l'autre instant, alors même qu'il s'est attaché à saisir le temps comme le fait
d'un sujet isolé?
Quand le temps est conçu comme le fait d'un sujet isolé, il est envisagé
comme le fait d'un sujet resté étranger à l'épreuve de l'altérité absolue, et est
dès lors compris comme le fait d'un sujet qui se sent doué de la puissance de
surmonter la disparité temporelle, de la redresser en un pur présent. En revanche,
quand ils m'affectent en venant d'autrui, mon passé, mon futur et mon présent
ne sont pas réductibles à un pur présent : mon passé n'est pas réductible à un

Husserl, qui souligne). La traduction de Lévinas (la traduction française des Cartesianische
Meditationen avait été confiée par Husserl à Lévinas et Gabrielle Peiffer, et on sait que
c'est Lévinas qui s'est chargé de la traduction de la cinquième Méditation) est assurément
très libre, mais elle exprime s;ms doute mieux la pensée de Husserl que toute traduction
littérale. Ce que vise à souligner Husserl dans cette phrase, c'est que l'autre au sens de
l'objet est fondé sur l'autre au sens d'un autre moi, ou que l'objectivité est fondée sur
!'intersubjectivité. Cette primauté de !'intersubjectivité est mise en évidence par Lévinas,
notamment dans Autrement qu'être, quand il s'attache à montrer que l'altérité des
«éléments» n'est pas simplement première par rapport à l'altérité du visage mais qu'elle a
un rapport originel avec celle-ci.
4. Le temps et l'autre (1948), P.U.F. (Quadrige), 1982, p.17.
5. De l'existence à l'existant (1947; éd. 1978 avec une préface inédite), Vrin, 1990,
p.160.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 81

passé qui a été présent, ni mon futur à un présent qui sera, ni mon présent à
l'évidence d'un donné, à la présence d'une chose perçue, représentée. Le temps
est« la relation même du sujet avec autrui» car ce n'est pas du sujet lui-même
que provient le sens de son propre passé, de son propre futur, de son propre
présent. Ce n'est pas exclusivement de moi-même que vient le sens de mon
propre passé, comme en témoigne le pardon, par lequel autrui détermine le
sens de mon propre passé, et ce n'est pas non plus exclusivement de moi­
même que vient le se.os de mon propre futur, comme en témoignent la promesse,
l'érotisme ou la fécondité, qui attestent, d'après Lévinas, que mon propre futur
est principiellement redevable à autrui.

D'un côté, Lévinas reproche à Husserl de privilégier indûment le présent,


de se référer à l'expérience d'un sujet isolé et animé de la volonté de redresser
la disparité temporelle en simple présent, bref, de s'inscrire dans la tradition du
Même. D'un autre côté, il s'attache à montrer que Husserl laisse entrevoir au
sein même de la conscience du présent une conscience dépourvue de toute
intentionnalité objectivante, de tout acte d'appréhension, de tout acte de
représentation, et qu'il est conduit à penser cette conscience non objectivante
comme fondamentalement livrée à l'Autre, clandestinement affectée par l'Autre.
Lévinas fait ressortir l'ambiguïté de la compréhension husserlienne du
temps, mais aussi le paradoxe d'une démarche qui surmonte son propre
intellectualisme par une conception de la conscience du présent. La conscience
comme intentionnalité fondée sur un acte théorique de représentation, la
conscience objectivante, n'est pas dépassée chez Husserl par la reconnaissance
d'une primauté du pratique comme savoir-faire parmi les« ustensiles», ni par
la reconnaissance d'une primauté de l'affectivité. « La conscience objectivante
- l'hégémonie de la re-présentation - est, paradoxalement, surmontée dans la
conscience du présent»6 • L'hégémonie du présent comme hégémonie de la re­
présentation (le passé et le futur restent appréhendés dans la perspective du
présent) est en effet surmontée dans la description husserlienne de l'impression
originaire comme saisie ou sensation d'un maintenant ponctuel (Jetztpunkt),
d'un maintenant désigné comme« point de source originaire» (Urquellpunkt)
du temps. Comment Husserl en est-il venu à une conception de la conscience

6. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1974), Le Livre de poche, 1991,


chap. Il, 3 °, a.
82 Robert Legros

du présent comme conscience non objectivante, non intentionnelle ? Plus


précisément : comment en est-il venu à une « conscience » du « présent »
comme« conscience » livrée à l'Autre ?

Dans la mesure même où la phénoménologie husserlienne s'inscrit dans


le cadre d'une philosophie de la conscience, elle ne peut, d'après Lévinas,
penser l'altérité temporelle. En tant que conscience, la conscience ne peut que
tendre à préserver son identité, ne peut que chercher à se réunir à soi, ne peut
sortir de soi, et ne peut dès lors éprouver le temps que comme un temps qui lui
vient originairement d'elle-même. Cette critique de la philosophie de Husserl
comme philosophie de la conscience, cette critique de la philosophie de la
conscience comme philosophie incapable de penser l'altérité du temps, est
développée dans Autrement qu'être, mais elle est déjà esquissée dans le petit
ouvrage de 1947, De l'existence à l'existant. Dans cette œuvre, Lévinas
s'attache en effet à montrer qu'une philosophie de la conscience, mais aussi
bien une philosophie de l'homme comme être-au-monde, sont l'une et l'autre
vouées à penser le sujet comme enfermé en lui-même, comme étranger à
l'épreuve de l'altérité radicale, et par là même sont enclines à effacer l'altérité
du temps. À une philosophie de l'homme comme conscience (Husserl) et à
une philosophie de l'homme comme être-au-monde (Heidegger), Lévinas
oppose, dans cet ouvrage de jeunesse qui privilégie encore l'ontologie par
rapport à l'éthique, une philosophie de l'existence, plus précisément une
philosophie de l'existence comme existence libérée par autrui de son
enfermement en elle-même. Le sujet advient dans le passage« de l'existence à
l'existant », dans l'interruption du « flux héraclitéen de l'être », dans
l'arrachement à l' « il y a », mais cette libération à l'égard de l'anonymat
impersonnel de l'être, cette sortie hors du non-sens, cette naissance
du sujet est aussitôt un enfermement du sujet en lui-même. Cette
première liberté advient comme « je rivé à soi même ». À travers ses
jouissances et ses peines, ses préoccupations et son travail, bref, au sein de ce
que Lévinas appelle la vie économique, l'homme est une subjectivité qui
rapporte tout à soi. Il est évidemment en relation avec ses semblables,
avec d'autres hommes qu'éventuellement il respecte et dont il se préoccupe,
mais qui apparaissent d'emblée au sein d'un monde. Or, dès qu'autrui se
manifeste comme inscrit dans un monde, il est déjà revêtu de diverses
appartenances, paré des attributs d'une situation sociale, bref, il èst déjà
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 83

«habillé» 7 et, dès lors, telle une chose d'usage, est déjà compris, englobé dans
un contexte. La sortie hors de soi, l'exil hors de soi, l'accueil de l'étranger
radicalement étranger, n'adviennent que par le surgissement d'autrui dans sa
«nudité» (qui, bien entendu, n'est pas la simple nudité du corps, mais le fait
d'une départicularisation, d'un dépouillement de toute appartenance, de toute
identification). La libération ne peut venir que d'une irruption de l'Autre et
non pas du sujet lui-même, car celui-ci ne vit nullement son enfermement dans
sa propre immanence comme un enfermement : c'est d'abord dans la jouissance
du bonheur que le sujet rivé à soi, captif de sa propre identité, vit sa captivité.
Par le surgissement de l'Autre, je ne suis plus avec d'autres autour de quelque
chose, avec d'autres en conservant mon ipséité, avec des collaborateurs ou des
complices ; par cette irruption d'autrui comme autre, je ne suis plus avec un
autre moi-même, un alter ego, mais devant un autre qui me fait face 8 • Et ce
surgissement est indissociable du surgissement du temps. «Comment en effet
le temps surgirait-il dans un sujet seul ? »9 Dans ma vie économique, repliée
sur elle-même, un temps se déroule, certes, mais le futur, essentiellement
prévisible, est déjà présent, tandis que le passé se laisse remémorer comme
passé conduisant au présent. L'instant où surgit autrui dépouillé de toute
appartenance change ma vie. Il interrompt la continuité de ma vie, me permet
de re-commencer, de re-naître. L'instant de la rencontre est l'instant comme
délié du passé, comme surgissant du néant, d'un«intervalle vide» qui est la
condition d'une«nouvelle naissance» 10• Certes, le temps de ma vie économique
est lui aussi constitué d'une série d'instants, dont je tente d'assurer la liaison 11.
Mais le temps qui surgit par la relation avec autrui n'est pas une succession
d'instants qui défileraient devant moi, à travers lesquels je circulerais. Par le
surgissement d'autrui, c'est mon existence elle-même qui se démembre en une
multiplicité d'instants discontinus. L'instant comme présent partant de soi,
comme commencement (comme commencement qui«ne part pas de l'instant
qui précède le commencement » 12), voilà ce que ne peut éprouver un sujet

7. De l'existence à l'existant, op. cit., p.60.


8. Ibid., pp.62 et 162.
9. Ibid., pp.159-160.
10. Ibid., p.157.
11. Ibid., p.158.
12. Ibid., p. 131.
84 Robert Legros

enfermé en lui-même ou absorbé dans le monde. C'est pourtant à cette notion


d'un instant comme nouveauté, comme commencement, que mène la
phénoménologie husserlienne du temps. C'est en renouant avec - ou en
s'inspirant de - la pensée husserlienne de l'impression originaire, de la proto­
impression ( Urimpression), que Lévinas expose sa conception du temps comme
résurrection de l'irremplaçable instant. Comment la phénoménologie
husserlienne du temps a-t-elle été conduite à prétendre que la source de toute
conscience du temps réside dans une impression, et par là même à contredire
les principes mêmes d'une philosophie de la conscience?
Pour tenter de comprendre cet étrange retournement d'une philosophie
de la conscience en une philosophie de l'Autre, demandons-nous ce que peut
être, dans la perspective husserlienne, l'expérience originaire du temps.

D'après Husserl, l'expérience originaire du temps ne peut pas résider


dans la remémoration (Wiedererinnerung), ni dans l'attente (Erwartung)
entendue comme prévision. Certes, ma mémoire m'ouvre à mon passé, elle me
le rend encore une fois présent, elle me le présentifie en tant que présent qui
n'est plus présent, elle me le re-présente en tant que passé, et par là même peut
raviver le sentiment du temps qui passe inexorablement; et l'attente m'ouvre à
mon futur, me le rend déjà présent, me le présentifie en tant que présent qui
n'est pas encore présent ; elle me le re-présente en tant que futur, et par là
même peut me faire sentir la distance temporelle qui me sépare des fins que je
poursuis, des événements dont je me réjouis ou que je redoute. D'où vient
alors que la remémoration et l'attente ne puissent constituer pour Husserl
l'expérience originaire du temps?
On sait que Lévinas a mis en évidence dans la conception husserlienne
du passé et du futur le préjugé traditionnel qui conduit à accorder un privilège
exorbitant au présent. Le passé remémoré est en effet aux yeux de Husserl un
passé qui en principe a été prés ent 13, et le futur prévu est un futur

13. Il est significatifà cet égard que Husserl prenne comme exemple de remémoration
le cas du musicien qui reproduit grâce à sa mémoire toute une mélodie. Il s'agit bien sûr
d'un musicien qui connaît parfaitement sa partition et qui peut ainsi reproduire fidèlement
la mélodie telle qu'il l'a déjà entendue. Cet exemple permet de ne pas prendre en compte
les cas où la mémoire est sélective mais aussi d'écarter implicitement l'hypothèse d'un
passé qui n'aurait jamais été présent et qui, cependant, s'imposerait comme mon passé.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 85

conçu comme ce qui sera présent. La remémoration et l'attente se fondent


dès lors sur l'expérience du présent ; plus précisément, sur une expérience
perceptive du présent qui, elle, d'après Husserl, ne présuppose pas
nécessairement une expérience du passé, ni du futur. Je peux percevoir un objet
présent sans l'éprouver comme un objet que j'attendais, qui appartenait au
futur, ni comme un objet dont je me souviendrai, qui appartiendra au passé.
Bref, d'après Husserl, la perception peut être l'expérience d'un présent pur et
simple. En revanche, la remémoration ne saurait être l'expérience d'un passé
pur et simple, ni la prévision l'expérience d'un futur pur et simple. Or, pour
Lévinas, ce privilège accordé au présent est exorbitant non pas simplement,
comme le dirait Heidegger, parce qu'il privilégie le présent l4, mais plus
précisément parce qu'il implique une négation de la distance temporelle qui
sépare du passé et de l'avenir, une occultation du passé comme perte
irrécupérable et du futur comme essentiellement imprévisible, et témoigne par
là même d'une conception du sujet comme pouvoir de représentation, comme
pouvoir capable de redresser la disparité temporelle en présent, de surmonter
la diachronie en synchronie.
Toutefois, aux yeux de Husserl, ce n'est pas simplement parce que le
passé et le futur ne peuvent prendre sens si le présent lui-même comme pur
présent n'a pas déjà pris sens que la remémoration et la prévision ne peuvent
être considérées comme des expériences originaires du temps.
La mémoire ne présente pas le passé, elle le re-présente, le présentifie.
Le ressouvenir (wiedererinnerung) n 'est pas une présentation
(gegenwiirtigung) m ais une représentation, une présentification
( Vergegenwiirtigung) : il ne répète pas l'expérience originaire du perçu autrefois,
ne donne pas le passé comme s'il était présent, cela va de soi, mais il ne donne
pas non plus le passé de manière originaire : dans le ressouvenir (ou souvenir
secondaire, par opposition au souvenir primaire ou rétention), « le passé est
remémoré, représenté mais pas perçu, n'est pas un passé donné de manière

14. Le privilège explicite du futur peut reposer, selon Lévinas, sur un privilège
implicite du présent : « L'anticipation de l'avenir, la projection de l'avenir accréditées
comme l'essentiel du temps par toutes les théories de Bergson à Sartre, ne sont que le
présent de l'avenir et non l'avenir authentique ; l'avenir c'est ce qui n'est pas saisi, ce qui
tombe sur nous et s'empare de nous. L'avenir, c'est l'autre. La relation avec l'avenir, c'est
la relation même avec l'autre» (Le temps et l'autre, op. cit., p.64).
86 Robert Legros

primaire et intuitionné de manière primaire» 15• De même la prévision ou l'attente


n'est pas la perception actuelle de ce qui sera, elle ne donne pas le futur comme
s'il était présent, bien entendu, mais elle ne donne pas non plus le futur de
manière originaire. Comment le passé et le futur peuvent-ils être perçus au
sens propre du terme, donnés« en personne», intuitionnés de manière primaire?
Dans la remémoration de mon passé,je suis déjà ouvert au sens du passé
grâce à la rétention qui appartient intrinsèquement à l'expérience perceptive,
de même que dans l'attente ou la prévision je suis déjà ouvert au sens du futur
grâce à la protention inhérente à l'expérience perceptive.« De même que dans
la perception j'intuitionne l'être-maintenant,et que dans la perception étendue,
telle qu'elle se constitue,j'intuitionne l'être durant, de même j'intuitionne dans
le souvenir primaire le passé : en lui il est donné.» 16 Le passé est donné dans
le souvenir primaire, dans la rétention, de même que le futur est donné de
manière originaire dans la protention. Dans l'écoute d'une mélodie, l'être-juste­
passé de la phrase qui vient de s'écouler n'est pas une simple« opinion» mais
un fait donné « en personne » 17, de même que l'être-futur du futur proche,
immédiat, du futur qui s'est déjà introduit dans l'instant actuel, est déjà perçu,
est indissociable de la perception actuelle. La rétention est une expérience
originaire du passé car le passé retenu est présenté (et non pas re-présenté)
comme passé. La protention est une expérience originaire du futur car le futur
pro-tenu est présenté (et non pas re-présenté) comme futur. La rétention présente
le passé, et la protention le futur, mais la rétention présente le passé comme
passé, de même que la protention présente le futur comme futur (en ce sens
rétention et protention sont des présentations d'un type particulier puisqu'elles
présentent un donné qui n'est pas actuellement présent, ou qui n'est pas donné
comme maintenant). Si, en effet, le passé retenu et le futur pro-tenu étaient
présentés ou donnés comme maintenant, ils se confondraient avec l'impression
actuelle et, dès lors, toute mélodie serait perçue comme une cacophonie. Le
passé intuitionné de manière primaire, donné en personne, perçu, c'est par
conséquent le passé qui vient de passer, qui est encore présent, qui est passé

15. Edmund Husserl, Vorlesunge11 zur Phiinomenologie des inneren Zeitbewusstseins


(1928), Tübingen, Max Niemeyer, 2000, § 14.
16. Ibid.,§ 13.
17. « Die Ebenvergangensein einer Melodie "is nicht blosse Meinung, sondern
gegebene Tatsache" » (ZB, § 14).
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 87

encore présent dans une rétention actuelle, de même que le futur intuitionné de
manière primaire, donné en personne, c'est le futur déjà présent dans une
protention actuelle. D'après Husserl, la présentation, l'expérience perceptive,
est le fondement de toute conscience intentionnelle du temps, non seulement
parce qu'il conçoit le passé comme un passé qui a été présent, et le futur comme
un futur qui sera présent, et que dès lors il n'y a pas d'expérience du passé et du
futur qui puisse être dissociée de toute expérience du présent, mais aussi parce
que l'acte de se remémorer le passé suppose l'expérience de la rétention, de
même que l'acte de prévoir le futur suppose l'expérience de la protention. C'est
parce que la conscience a d'abord été rétention qu'elle peut « ensuite» faire
revivre le passé, et c'est parce qu'elle a d'abord été protention qu'elle peut
« ensuite » évoquer le futur. C'est en ce sens que la rétention est un souvenir
primaire, tandis que la remémoration est un souvenir secondaire. Husserl aurait
pu appeler la protention anticipation première, et l'attente anticipation seconde.
Est-ce à dire que la perception soit, aux yeux de Husserl, l'expérience originaire
du temps : l'expérience originaire du présent mais aussi du passé et du futur ?
Certes, Husserl a mis en lumière le caractère essentiellement temporel
de la perception d'une chose spatiale. Il a même fait ressortir le caractère
irrésorbable, donc l'altérité irréductible, du temps de la perception. Il a en effet
fait remarquer que, contrairement à l'idée platonicienne ou à la sensation de
l'empirisme, la chose spatiale ne se montre qu'à travers des profils,
jamais simultanément à travers tous ses profils. Elle est perçue comme chose,
et non pas comme suite de profils, précisément dans la mesure où chaque profil
retient encore en lui les profils qui ne sont plus actuellement sentis et porte
déjà en lui des profils qui ne sont pas encore actuellement présents.
Impossible d'isoler un profil qui se donnerait purement dans sa présence
immédiate, mais impossible aussi de redresser la disparité temporelle de la
chose en un présent pleinement présent, sinon à l'infini. La saisie de la chose
comme pleinement présente, l'appréhension ponctuelle de la chose sous tous
ses aspects est sans cesse différée. La perception d'une chose spatiale est par
essence« inadéquate». Comme le précise Husserl, la perception« adéquate»
est une « idée au sens kantien ». Tandis que l'évidence (conçue par
l'intellectualisme ou l'empirisme) est la présence même car elle est censée
se donner totalement et immédiatement telle qu'elle est, sans rien cacher au
regard actuel, donc ne porte en elle ni passé ni futur, ni « déjà plus» ni « pas
encore », et par conséquent est en dehors du temps, éternité, telle l'idée de
_
88 Robert Legros

Platon 18 ou la sensation de l'empirisme sensualiste, en revanche la perception


d'un objet spatial (telle qu'elle est conçue par Husserl) s'étale dans une
diachronie insurmontable : la chose perçue est certes présente mais sa présence
est dilatée, d'emblée contaminée par un passé qu'elle traîne encore derrière
elle, et d'emblée empreinte d'un futur sur lequel elle mord déjà. Bref, la présence
de la chose perçue maintenant est irréductible à une évidence.
La perception d'une chose spatiale est essentiellement temporelle,
s'accomplit dans une temporalisation et une spatialisation qui ne s'achèvent
jamais, et cependant elle s'accomplit, de prime abord et habituellement, en
occultant l'expérience originaire du temps. Car de prime abord et
habituellement, c'est-à-dire au sein du monde-que Husserl appelle le monde
naturel, la perception s'accomplit immédiatement et s'impose comme si elle
était« adéquate », comme si la chose ne cachait rien, comme si elle était évidente.
Le plus souvent, nous savons d'emblée ce que nous percevons : nous identifions
d'emblée ce que nous percevons car nous reconnaissons immédiatement, d'un
seul coup, ce que nous visons. La perception habituelle est immédiate car le
plus souvent la rencontre de l' objet confirme une intention«vide», une intention
de signification. Dire que je vois cet animal en tant que chien, c'est dire que j'y
reconnais ce que désigne la pensée par le concept de chien. Dans la mesure où
une intention de signification (l'intention encore vide d'intuition mais non pas
vide de sens) anticipe la rencontre, dans la mesure où l'intuition confirme
l'intention de la pensée, dans la mesure où l'intuitionné est intuitionné tel qu'il
était intentionné, c'est la chose elle-même qui apparaît d'un coup comme même
(certes à travers ses profils), et chaque nouveau profil apparaît d'emblée comme
profil de la même chose. Dans la vie ordinaire, où les choses sont reconnues en
tant que ceci ou en tant que cela, « l'intuition, comme le souligne à juste titre
Lévinas, est déjà la sensibilité se faisant idée » 19 • La chose sensible semble
évidente dans la mesure même où elle est déjà idéalisée. La perception habituelle
est représentation : synchronisation, évidence, présence. Le monde naturel
- de même que le monde que Heidegger appelle quotidien, le monde de la
« préoccupation » - occulte l'expérience originaire de la temporalisation
précisément dans la mesure où il est déjà intelligible. Peu importe que
l'intelligibilité du monde soit liée à une intentionnalité qui repose sur un acte

18. Cf. Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre (1981), Grasset, 1991, p.160.
19. Autrement qu'être, op. cit., Chapitre III, l
O.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 89

théorique de représentation, ou s'inscrive originairement dans le cadre d'une activité


pratique, d'une « préoccupation », d'un savoir-faire parmi les « ustensiles ». Qu'elle
soit théorique ou pratique, dans la mesure où elle tend à s'imposer de manière
évidente, l'intelligibilité quotidienne du monde tend à nous enfermer dans un
cercle : de prime abord et habituellement, le monde quotidien est compris tel
qu'il apparaît car il apparaît tel qu'il est compris. En son sein, « jamais la
réalité ne désarçonne la pensée »20 • En raison même de son intelligibilité
immédiate, circulaire, le monde quotidien est dominé, pour le dire dans les
termes de Lévinas, par la tradition du Même. C'est la raison pour laquelle une
expérience originaire du temps implique une rupture avec nos attitudes
habituelles, un retour vers l'en deçà de tout acte intellectuel, vers l'en deçà de
toute objectivation, mais aussi vers l'en deçà de toute pratique quotidienne.

La perception habituelle d'une chose spatiale occulte l'épreuve du temps.


En est-il de même pour la perception d'une chose temporelle?
Il n'est pas douteux que la perception d'un objet temporel, d'un objet
qui n'est pas seulement dans le temps mais qui comprend en lui-même
l'extension temporelle, un objet qui est fait de temps, par exemple un son ou
une mélodie, est en elle-même une expérience du temps. Toutefois, le temps
comme tel ne pourra être éprouvé pour lui-même si j'appréhende l'objet
temporel comme un objet déjà constitué et identifié. Dans la mesure où le
perçu est perçu dans son identité objective, qu'il s'agisse d'un objet spatial ou
d'un objet temporel, l'identification de l'objet conduit à une occultation de la
temporalité de la perception. La perception de l'objet temporel éprouve le temps
dans la mesure où elle appréhende l'objet non pas comme objet constitué,
identifié, mais dans sa temporalité. Je peux écouter une note émise par un
violon en portant mon attention sur la sonorité, sur le timbre du son ou sur son
intensité, sans être attentif à la durée du son, mais je peux aussi appréhender la
durée du son pour elle-même. Je peux entendre des notes qui se succèdent sans
me rendre sensible à leur succession. L'objet temporel comme objet immanent,
ce n'est pas le son qui dure mais le son appréhendé dans sa durée, ce ne sont
pas des sons qui se succèdent mais des sons saisis dans leur succession. Or

20. « Intentionalité et métaphysique» (1959), in: En découvrant l'existence, op.


cit., p.139.
90 Robert Legros

l'écoute d'une durée ou d'une succession peut être indépendante de


l'objectivation, de l'identification. Si la perception d'un objet spatial est
indissociable d'une identification, la perception d'un objet temporel, en
revanche, peut être perception en deçà de toute objectivation. C'est la raison
pour laquelle la perception de la durée d'un son, ou d'une succession de notes,
est plutôt un sentir qu'une perception. C'est seulement au sein même
d'un sentir une durée, une succession, et non pas dans une relation intellectuelle,
que peut advenir la conscience originaire du passé, du présent, du futur.
L'apparaître de la temporalité est affaire de sensibilité.
Toutefois, si sentir la durée d'un son, si sentir le maintenant comme
maintenant, le juste passé comme passé, le futur imminent comme futur, n'est
en rien le fait d'un acte intellectuel, c'est néanmoins un vécu intentionnel,
un vécu tendu vers, un vécu dirigé précisément vers les déterminations
temporelles d'un objet immanent. La conscience de la durée ou de la succession
est un sentir, mais un sentir intrinsèquement intentionnel, un sentir qui est
conscience de quelque chose, à savoir du passé retenu comme passé, du
maintenant senti comme maintenant, et du futur pro-tenu comme futur. Or cette
temporalité d'un objet temporel, qui a son origine dans l'acte intentionnel de
perception, se fonde elle-même sur une temporalité plus originaire
elle se fonde sur la temporalité des actes intentionnels. Comment saisir cette
temporalité de la conscience constituante?
La temporalité de l'objet temporel est constituée par une conscience
constituante. Mais la conscience constituante n'est pas en dehors du temps.
Sous la temporalité constituée par les actes intentionnels de la conscience, il y
a la temporalité dans laquelle est plongée la conscience constituante elle-même.
L'acte intentionnel de sentir les déterminations temporelles d'un objet temporel
a lui-même ses propres déterminations temporelles, et celles-ci sont senties
par la conscience. Si les déterminations temporelles de l'objet temporel viennent
d'un acte intentionnel de la conscience, d'où viennent les déterminations
temporelles de cet acte ? Si la temporalité de l'objet temporel se constitue
dans une conscience intentionnelle, dans quelle conscience se constitue la
temporalité de la conscience intentionnelle ? Ce qui revient à demander :
dans quelle conscience se constitue l'unité de la conscience?
Sous l'objet transcendant (le son qui apparaît comme son dans son unité),
il y a l'objet immanent (le son dans son mode d'écoulement). Mais sous
l'objet temporel comme objet immanent, il y a encore le pur ·vécu
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 91

comme continuité d'esquisses à travers lesquelles la conscience se vise elle­


même et constitue sa propre unité. La temporalité des vécus intentionnels se
constitue dans une« conscience» que Husserl appelle« absolue». Elle est la
« conscience » pour laquelle ou dans laquelle la temporalité des actes
intentionnels apparaît. Autrement dit, elle est la« conscience» comme ressentant
sa propre temporalité, la temporalité de ses actes, ou, plus précisément, la
« conscience» comme immédiatement affectée par elle-même. Ce qui signifie
que la temporalité des vécus intentionnels est éprouvée par une« conscience»
qui n'est plus à proprement parler intentionnelle, qui est passive, qui n'est
même plus dans le temps.
Bien qu'elle ne soit plus dans le temps, qu'elle ne soit plus temporelle
au sens où des objets temporels sont temporels, la« conscience absolue» est
néanmoins impressionnelle, rétentionnelle et protentionnelle. Dire en effet que
la conscience est « consciente » de l'écoulement temporel de ses actes
intentionnels, c'est dire que pendant l'écoulement temporel d'un acte, elle se
rapporte, à travers une impression originaire, au maintenant de l'écoulement,
et qu'elle retient encore la partie écoulée de 1'acte, retient son propre passé, et
anticipe déjà le cours imminent que va suivre l'acte. Bref la conscience qui
constitue la temporalité des actes intentionnels est autotemporalisation, et par
là même, en un sens, autoconstitution. C'est précisément dans cette conscience
comme autotemporalisation que Lévinas découvre une conscience qui est
sensible de part en part, pré-objectivante, pré-réflexive et affectée par l'Autre.
Comment la saisir ?
À vrai dire, elle est insaisissable. Si en effet la conscience qui
constitue la temporalité d'un objet temporel, telle une mélodie, est elle­
même plongée dans le temps, est elle-même un objet temporel,
alors l' autotemporalisation de la conscience ne peut apparaître à une
conscience qui serait extérieure à l 'autotemporalisation elle-même,
car cette conscience qui se verrait se constituant devrait être elle-même dans le
temps, et on ne pourrait échapper à une régression à l'infini. Mais par
là même que le flux de la conscience n'est pas le flux de « quelque chose »
qui dure à travers ses modifications temporelles, il n'y a ici rien, aucune
chose, qui durerait ou qui changerait, ou qui s'écoulerait plus ou moins
vite. La conscience est « flux » qui n'est pas un flux puisqu'il
ne peut s'écouler ni plus vite ni plus lentement. C'est en ce sens que le
« flux » de la conscience constituante du temps des, objets
92 Robert Legros

temporels est un« flux absolu»21 • Flux absolu, insaisissable pour lui-même, mais
éprouvé après coup depuis le temps constitué d'un objet temporel. Ce qui signifie
que la conscience de la temporalité d'un objet temporel et la« conscience» que la
conscience a de son propre « flux » sont indissociables l'une de l'autre. La
conscience intime du temps est indissociablement la conscience de la durée de
ce son que j'entends maintenant et conscience de la durée de la perception en
cours de ce son. Le flux de la « conscience absolue» et la temporalité d'un
objet temporel (tel un son, ou une mélodie) sont indissociables car le premier
ne se laisse sentir que depuis la seconde, alors même que celle-ci, la temporalité
de l'objet temporel, se fonde sur le premier, sur la temporalité du rapport à soi
comme rapport immédiat, sensible, pré-réflexif. Le constituant n'est pas une
entité séparable du constitué:« c'est dans un seul et unique flux de conscience
que se constituent à la fois (zugleich) l'unité temporelle immanente du son et
l'unité du flux de conscience lui-même » 22• Bref, c'est en temporalisant que la
conscience s'autotemporalise.
Si la sensation de la durée d'un son est une sensation qui dure, et si cette
sensation qui dure se constitue et se sent comme unité d'une même sensation,
bref, si la conscience constituante est aussi constitutive de sa propre unité,
c'est, dira-t-on, en raison d'une intentionnalité qui opère sur le mode d'une
identification idéalisante : la sensation de la durée d'un son retient et anticipe
sa propre identité, elle se rassemble en une sensation de ses propres« profils»,
en une sensation de la multiplicité des instants à travers lesquels elle se vit.
Cependant cette sensation se sentant une à travers la sensation de la durée d'un
son commence par une impression que Husserl décrit comme l'épreuve d'un
commencement imprévisible surgissant du néant. En quel sens cette impression,
la proto-impression ou impression originaire, est-elle la source de la conscience
du temps?

La sensation du présent advient dans un maintenant imprévisible, inattendu,


dans la mesure même où la proto-impression est purement sensible : elle est
vierge de toute idéalité. Car dire que l'unité de la sensation se constitue dans le
flux de la conscience absolue, c'est dire qu'elle se constitue depuis un

21. C'est« le flux de conscience comme flux absolu constitutif du temps»:« der
absolute zeitkonstituierende Bewusstseinjluss » (Husserl, ZB, op. cit., § 35).
22. ZB, op. cit., § 39.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 93

maintenant auquel s'amarrent les rétentions et les protentions, et que ce


maintenant précède toute temporalisation, toute constitution. En lui, le sentir
et le senti ne sont pas dissociés entre un viser et un visé mais coïncident. Cette
coïncidence témoignerait-elle d'un moment de présence absolue ? Le temps
trouverait-il son origine dans la conscience d'un maintenant comme instant
pur?
Certes, l'impression originaire n'est pas un contenu de sensation venant
remplir une intention qui la précède et l'anticipe : elle surgit de manière
imprévisible. Si elle ne surgissait comme contenu de sensation qu'après avoir
été annoncée par une visée protentionnelle, tout instant serait inscrit dans un
processus sans commencement ni fin, et nous serions incapables de ressentir le
temps car incapables d'être atteints et envahis par le nouveau, incapables
d'éprouver un moment d'interruption qui soit un commencement. La proto­
impression, Lévinas le souligne, n'est pas dans le flux du temps ; ce n'est pas
un instant qui dériverait du déroulement temporel, un moment déjà inscrit au
sein d'un ensemble, mais un point de départ, à la fois point de rupture et point
de commencement : surgissement du nouveau comme altérité imprévisible. La
proto-impression n'est pas seconde par rapport au flux temporel, car c'est bien
plutôt le flux temporel qui est « la modification de la proto-impression qui
cesse de coïncider avec elle-même, pour se présenter dans les raccourcis de
l'Abschattung »23 • Plus originaire que le temps comme flux, il y a l'instant du
commencement, non pas instant comme abstraction mais comme la pointe
vivante du présent. Faudrait-il comprendre que cette pointe, le moment initial
d'un vécu, l'impression originaire, puisse se donner avant toute rétention?
Sans doute l'impression originaire est-elle encore dépourvue de rétention
si on l'envisage comme moment initial. Mais en la considérant comme moment
initial, en tant que moment préalable à sa modification rétentionnelle, on ne
fait encore que la concevoir abstraitement : concrètement, elle est indissociable
de la rétention. Ce qui revient à dire que le maintenant n'est saisissable que
dans la rétention de ce qui n'est déjà plus maintenant. Le présent originaire de
la conscience absolue est déjà « devenant passé » quand il est saisi. Bref, la
proto-impression ne se donne qu'en cessant de coïncider avec elle-même. En
quel sens l'impression originaire est-elle originaire si le maintenant originaire,

23. « Intentionalité et sensation » (1965), in: En découvrant l'existence, op. ,cit., p.155.
94 Robert Legros

le maintenant qui est conçu comme l'origine de la durée temporelle, est


impensable sans le non maintenant qui pourtant en découle? Est-ce à dire que
ce soit la rétention, et non pas l'impression, qui soit originaire ?
Husserl écrit:«On peut alors soulever cette question: qu'en est-il de la
phase initiale d'un vécu se constituant? Vient-elle aussi à la donation seulement
sur la base de la rétention, et serait-elle "inconsciente" si ne s'y accrochait
aucune rétention? »24• L'emploi de l'indicatif pour poser la première question
(«vient-elle ...») et celui du conditionnel pour exprimer la seconde question
(«serait-elle ...») traduisent bien, me semble-t-il, ce que Husserl veut dire ou
cherche à dire. En français comme en allemand, une question posée à l'indicatif
appelle ou peut appeler une réponse affirmative, tandis qu'une question exprimée
au conditionnel annonce une réponse négative. L'opposition de l'indicatif et
du conditionnel dans une même phrase composée de deux questions laisse
clairement entendre la manière dont il convient de répondre. Oui, la phase
initiale d'un vécu se constituant, l'impression originaire, ne vient à la donation
que sur la base de la rétention ; non, elle ne serait pas « inconsciente » si
aucune rétention ne s'y accrochait. Autrement dit : la rétention est bien originaire,
car sans elle l'impression originaire ne viendrait pas à la donation ; mais
l'impression originaire peut être dite originaire car elle n'est pas pour autant
purement et simplement« inconsciente» quand elle n'est pas encore venue à
la donation. La conscience originaire du maintenant ne devient une appréhension
consciente que dans la rétention, donc elle n'est pas à proprement parler
conscience, et le présent peut être considéré comme originairement inconscient.
Puisque le maintenant ne vient à la donation que grâce à la rétention, l'impression
originaire n'est pas immédiatement conscience : que serait en effet une
conscience du maintenant au sein de laquelle le maintenant ne se donne pas,
sinon une«conscience» qui n'est pas conscience? Mais l'impression originaire
n'est pas une pure inconscience car alors«il serait impossible de comprendre
ce qui permet de la caractériser comme "maintenant"»25• L'impression originaire
est«conscience», mais en un tout autre sens que le sens habituel puisque nous
ne pouvons prendre conscience d'une impression originaire que comme
impression toujours déjà passée. Le présent est originairement absent,
« inconscient », car il ne devient présent, ne se prête à une appréhension

24. ZB, op. cit., supplément IX.


25. Ibid.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 95

consciente, que dans la rétention, donc comme déjà passé.


L'impression originaire est à la fois conscience et inconscience, de même,
comme le souligne Lévinas, qu'elle est à la fois pure passivité et activité absolue.
Elle est activité absolue, c'est-à-dire« création originelle ( Urzeugung), passage
du néant à l'être»,« genèse spontanée», car elle arrive à la conscience comme
coupée de tout ce qui l'a précédée, en sortant du néant ; et elle est toute passivité
car elle est « réceptivité d'un "autre" pénétrant dans le "même", vie et non
"pensée"»26 • « Le présent vivant tend à rendre intelligible la notion de l'origine
et de la création, d'une spontanéité où activité et passivité se confondent
absolument.»27
L'impression originaire ne se donne que comme toujours déjà passée et
cependant elle est originaire. C'est précisément ce que Lévinas fait ressortir en
parlant d'un déphasage de la conscience vis-à-vis de l'impression originaire.
Il y a déphasage de la conscience vis-à-vis du présent originaire en ce sens
qu'elle vient toujours trop tard. C'est justement cette non coïncidence de la
conscience avec le présent, le retard de la conscience sur elle-même, qui est
l'origine du temps, qui est le moment originaire de la temporalisation. Car le
retard n'est pas une distance temporelle objective entre une donnée sensible
qui adviendrait d'abord comme pure matière inanimée, et l'appréhension qui
l'animerait ensuite et la ferait ainsi venir à la donation. S'il en était ainsi, un
temps objectif, donc constitué, précéderait la temporalisation. Il n'y a aucun
temps objectif entre l'impression originaire et la rétention précisément parce
qu'il n'y a aucune conscience qui embrasserait à la fois l'impression originaire
et ses modifications rétentionnelles, et qui serait par là même apte à mesurer le
temps qui séparerait l'impression et son estompement dans la saisie
rétentionnelle. Une telle conscience serait en effet intemporelle, or la conscience
intime du temps ne peut en aucune façon venir d'une conscience intemporelle.
Dès que la conscience advient comme conscience d'un maintenant (comme
conscience d'un maintenant qui se donne), c'est-à-dire dès que le maintenant
se donne (comme non maintenant) grâce à la rétention, elle éprouve son retard,
non parce qu'elle le constaterait en extériorité mais parce qu'elle est ce retard
- ce que Lévinas résume en ces termes : « La conscience du temps n'est pas
une réflexion sur le temps, mais la temporalisation même : l'après coup de la

26. « Intentionalité et sensation», in : En découvrant l'existence, op. cit., pp.155-156.


27. Autrement qu'être, op. cit., chap., 3', a.
96 Robert Legros

prise de conscience est l'après même du temps»28 •

Certes, en décrivant l'impression originaire comme ce qui advient à une


conscience, Husserl, d'après Lévinas, ne pouvait que s'appliquer à la réinscrire
dans un processus temporel et à effacer son altérité. Car en tant que conscience
intentionnelle, la rétention ne peut, d'après Lévinas, que tendre à maintenir ce
qui s'altère, en sorte que l'altération soit une récupération.« Il y a conscience
dans la mesure où l'impression sensible diffère d'elle-même sans différer; elle
diffère sans différer, autre dans l'identité. »29 C'est bien ce que prétend Husserl:
« Quand le phénomène tombe dans le passé, alors le maintenant reçoit le caractère
de maintenant passé, mais il reste le même maintenant, si ce n'est qu'en relation
avec le maintenant chaque fois actuel et temporellement nouveau il se tient là
comme passé»30• Le passé se modifie mais sans changer d'identité : « temps où
rien n'est perdu»31•
Cependant, la sensation du présent telle qu'elle est comprise par Husserl
à travers la notion d'impression originaire, de même que la sensibilité éthique
décrite par Lévinas, est une affectivité livrée à l'autre. Non pas une affectivité
qui ouvrirait à l'autre sur le mode de l'intentionnalité, ni, du reste, sur celui de
la transcendance extatique, mais une affectivité qui ouvre à l'autre sur le mode
d'une réceptivité livrant le sujet à une nouveauté qu'il n'attendait pas.
Cette capacité d'être affecté par le nouveau, l'imprévisible, l'événement,
Husserl l'aurait-il perdue de vue dans son analyse de la perception? Il est vrai
qu'il s'est attaché à montrer que « la pensée qui touche son objet recouvre
nécessairement une pensée qui le vise, que l'expérience d'un objet accomplit
toujours une pensée et que, de la sorte, jamais la réalité ne désarçonne une
pensée »32• Habituellement, en effet, nos intuitions sont guidées par des visées
de sens qu'elles« confirment». Mais il est vrai aussi que Husserl a été attentif
au sens d'une possible « déception ». Car la rencontre peut quelquefois
« décevoir » l'intention de signification qui la précède. La possibilité d'une
telle « déception » de la pensée ne témoigne-t-elle pas, aux yeux de Husserl,

28. Ibid., p. 154.


°
29. Autrement qu'être, op. cit., chap. II, 3 , a.
30. ZB, op. cit., § 31 (fin du 4• alinéa).
31. Autrement qu'être, op. cit., chap II, 3 °, a.
32. « Intentionalite et metaphysique », in: En decouvrant l'existence, op. cit.,•p. 139.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 97

d'une sensibilité pleinement passive, susceptible d'accueillir l'inattendu, et,


dès lors, d'une pensée en mesure d'être« désarçonnée» par la réalité?

Robert Legros est professeur de philosophie aux universités de Caen et de Bruxelles. Derniers
livres parus: L'avènement de la démocratie (Grasset, 1999) et La souveraineté
(Ellipses, 2001).
99

Emmanuel Lévinas

Etre juif*

Emmanuel Lévinas

Si le judaïsme n'avait qu'à résoudre la « question juive », il aurait


beaucoup à faire, mais il serait peu de chose. Certes, on peut se demander si
cette question, déjà par elle-même, ne dépasse pas la recherche d'une vie
attrayante ou supportable, et ne se prolonge pas dans une apocalypse et une
eschatologie. Mais posée en termes exclusivement politiques et sociaux - et
c'est la règle dans les réunions publiques, dans la presse et même dans la
littérature- elle se réfère à un droit de vivre sans quérir une raison d'être. Cette
éloquence qui invoque le droit à l'existence pour un individu ou pour un peuple
réduit ou ramène l'événement juif au rang d'un fait purement naturel. On a
beau espérer de l'indépendance politique du peuple d'Israël un rayonnement
culturel et moral sur le monde ; on ne dépasse pas, pour autant, l'attente d'une
peinture ou d'une littérature de plus. Etre juif, ce n'est pas seulement rechercher
un refuge dans le monde, mais se sentir une place dans l'économie de l'être.
Cette place, une autre éloquence l'avait, durant tout un siècle, proclamée.
La mission d'Israël, le message d'Israël, son monothéisme et son décalogue
sont devenus les lieux communs de l'apologétique et de l'homélie synagogales.
Le judaïsme exaltait ainsi le souvenir des services rendus. Il se félicitait de

* Cet article, paru dans la revue Confluences en 1947 ( Confluences, 7 [ 1947], n. 15-
17, pp. 253-264) est resté inédit depuis lors.
100 Emmanuel Lévinas

retrouver dans le monde chrétien ou libéral, la moisson de ses semailles


anciennes. Il justifiait sa survivance par la nécessité d'en surveiller le
mûrissement. Rôle dont il est facile de montrer l'inutilité au milieu des peuples
chrétiens et démocratiques arrivés à leur majorité. Rôle que seuls les saints
auraient pu assumer. Mais les Juifs ne sont ni meilleurs ni plus mauvais que les
autres. Revendiquer un message déjà tombé dans le domaine public, est une
prétention démentie par tout l'élan qui, depuis cent cinquante ans, porte le
judaïsme vers l'assimilation et où la religion, se rétrécissant de plus en plus, se
borne à un culte incolore des ancêtres. Il y a là un aveu de l'attrait irrésistible
qu'exerçait précisément, sur les prétendus missionnaires, le monde même où
ils devaient prêcher.
Le judaïsme prenait peut-être ainsi conscience que, sur le plan des idées,
il n'avait rien à défendre contre le monde. Non point que ses idées fussent
inférieures ou moins vraies que la civilisation ambiante; mais parce que, versée
au patrimoine commun de l'humanité, l'idée ne vous appartient plus. L'idée,
en fin de compte, n'a pas d'origine. Elle est ce que l'on a de moins privé; un
monde où l'on communique au moyen des idées, est un monde de pairs.
En réalité, durant toute son histoire - et tant que le judaïsme demeurait
une réalité vivante - il ne faisait pas son bilan, n'énumérait pas les _ idées
contenues dans son héritage. Il mettait son œuvre spirituelle dans son existence
plutôt que dans son sermon.

II

Mais à quel type d'existence tend l'assimilation? Peut-on la caractériser


par le simple désir de ne pas se singulariser, de participer à la vie des nations ?
Se réduit-elle à un phénomène de sociologie générale où une minorité se dissout
dans une majorité qui l'englobe et la fascine par sa puissance et sa valeur même
de majorité? Peut-être. Mais il est légitime de ramener la causalité sociologique
à sa signification spirituelle. Une étude historique - que nous n'allons pas
entreprendre ici - peut montrer - et cela vient d'être brillamment fait par le
savant palestinien Gershom G. Scholem 1 - comment l'évolution même de la
mystique juive au XVIIème siècle a préparé l'idée de l'émancipation et de la

1. Major Trends in Jewish Mysticism, 1ère édition Schocken Publishing House,


Jérusalem, 1941 ; 2ème édition Shocken Books Inc., New-York, 1946.
Etrejuif 101

fusion avec les nations, comment, par conséquent, le mouvement de


l'assimilation a été, avant tout, un moment de la pensée religieuse du judaïsme.
Nous voudrions tenter autre chose : caractériser la signification
ontologique de cette existence du monde non-juif vers laquelle l'assimilation
accédait. Il est difficile d'y réussir en quelques lignes. Le monde moderne est
une notion infiniment vaste et infiniment variée. Est-il chrétien? Est-il libéral?
Est-il mû par une économie, une politique ou une religion ? Ces différentes
notions ne sont-elles pas séparées par un abîme? Et cependant il y a comme
une affinité entre toutes les manifestations non-religieuses de ce monde, et une
affinité entre elles et le christianisme qui demeure leur religion.

Peut-être, le trait le plus frappant du christianisme, est-il dans sa capacité


de devenir religion d'Etat et de le rester après la séparation de l'Eglise et de
l'Etat; de fournir à l'Etat non seulement ses fêtes légales, mais aussi toute la
trame de la vie quotidienne. Le christianisme est revendiqué avec sérieux et
par le Grand-Roi et par le seigneur féodal qui peuvent être à la fois superbes et
charitables, et par le paysan humble et violent, et par le bourgeois conservateur
et entreprenant, et par l'ouvrier révolté et soumis. Les moines qui se séparent
du monde, retournent au monde où ils enseignent et agissent. La poésie païenne
des Géorgiques, des champs portant des moissons dorées, se prolonge
insensiblement et admirablement en chants religieux d'un Péguy, d'un Jammes,
d'un Claudel. Il y a comme une parenté entre deux formes, de prime abord
contradictoires de l'existence - l'une absolument libre, affranchie de toute
entrave, disposant de toutes les ressources d'une vie intérieure à renouvellements
infinis, à recommencements innombrables; l'autre, se déroulant comme quelque
chose d'éternel: une nature humaine à jamais définie, rangée dans des espèces
stables au milieu d'un monde à rythme régulier, aux formes préexistantes, aux
lois implacables.
Situation qui, loin de constituer une simple contradiction, apparaît comme
l'essence dialectique du monde. Elle ne résulte pas de quelque hypocrisie
foncière qu'on dénoue à tort et à la légère; elle n'apporte pas la preuve que le
monde chrétien n'est pas assez chrétien. La vie profane dans le monde, se
déroulant au sein d'une réalité sans pathétique- immuable mais quotidienne­
est singulièrement proche d'une existence qui se réfère à la vie intérieure
l'une et l'autre se comprennent à partir du présent.
Car la vie quotidienne est essentiellement un présent : avoir affaire à
102 Emmanuel Lévinas

l'immédiat, s'introduire dans le temps, non pas en parcourant tout le fil du


passé, mais d'un coup ; ignorer l'histoire. Et si l'immédiat est rapporté, ce
passé, à son tour, prend allure de présent. Toujours limité, il se détache
arbitrairement d'un passé plus lointain. Etre dans le présent, c'est traiter le
monde, c'est nous traiter nous-mêmes, comme on traite les gens qui nous
entourent, dont on ignore la biographie, qui arrachés à leur famille, à leur milieu,
à leur intérieur, sont tous de« père inconnu», abstraits en quelque manière,
mais, pour cela précisément, donnés immédiatement. Aussi le rapport avec
l'être, dans la vie quotidienne, est-il action. Il est comme le glaive d'Alexandre
qui ne dénoue pas les nœuds, qui ne refait pas à l'envers les mouvements qui
nouent, mais qui tranche. Ou il est vision - rapport instantané - le fait de
découper un morceau dans la réalité, de décrire les limites de l'horizon ;
ignorance du reste, désintéressement à l'égard du tout.
L'approfondissement scientifique de la réalité ne divorce pas d'avec le
présent. Non seulement parce qu'il s'épanouit en technique et en action; mais
parce que l'idée de loi qui permet de retrouver le tout perdu dans la perception,
nous le rend flottant comme un présent; c'est-à-dire sans référence à l'origine
qu'impliquait encore l'idée de cause. Si le monde quotidien est un monde d'à
peu près, d'immédiat, de compromis où il s'agit toujours de« parer au plus
pressé », où il y a toujours de l'urgent, le monde de la légalité scientÎfique
demeure, lui aussi, sans principe. L e fondement idéaliste de la science moderne
consiste, en somme, à remplacer l'origine par la liberté, c'est-à-dire, en fin de
compte, par le présent, par cette façon de trancher sur le temps et sur sa
continuité, d'interrompre, de venir à partir de rien, c'est-à-dire à partir de soi.
Mais le christianisme aussi est une existence à partir du présent. Certes,
dans une très large mesure, il est un judaïsme; mais ce n'est pas au judaïsme
qu'il doit son succès. Son originalité a consisté à reléguer au deuxième plan ce
Père auquel le Juif est accroché comme à un passé, et à n'accéder au Père qu'à
travers le Fils incarné, c'est-à-dire à travers une présence, à travers sa présence
parmi nous. Ce n'est pas une question de dogme, mais d'émotion. Alors que
l'existence juive se réfère à un instant privilégié du passé et que sa position
absolue dans l'être lui est assurée par sa filialité, l'existence chrétienne possède
dans son présent même ce point d'attache privilégié. Dieu lui est frère, c'est-à­
dire lui est contemporain. L'œuvre du salut est entièrement intérieure, ne
s'accomplit pas avec l'entrée même dans l'être, avec la naissance ; elle est
dans le pouvoir d'une nouvelle naissance à chaque naissance promise1 dans la
Etrejuif 103

conversion, dans le contact de la grâce. Il y a là une atténuation de la notion


d'origine dans ce qu'elle a de fort, au profit de la notion du présent. D'où toute
l'atmosphère pascalienne et kierkegaardienne : la possession du salut est à
chaque instant à nouveau remise en question, mais précisément pour cette raison,
le salut se donne dans la fraîcheur et la jeunesse de son présent. Il ne saurait
jamais constituer un acquis, mais s'offre à la conquête. D'où aussi, dans un
autre ordre, la nécessité de répéter le mystère de Golgotha, d'en redevenir le
contemporain.

III

Nous pourrons dire maintenant d'une manière plus précise en quoi


consiste l'existence juive. Sans prétendre à une théologie. En analysant
simplement la volonté d'être Juif qui à nouveau s'affirme.
L'expérience de l'hitlérisme n'avait pas été ressentie par tout le monde
comme l'un de ces périodiques retours de la barbarie qui, en somme, est dans
l'ordre et dont on se console par l'évocation du châtiment qui la frappe. Le
recours de l'antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif
l'irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition - pour beaucoup
cela a été comme un vertige. Situation humaine, certes - et par là, l'âme humaine
est peut-être naturellement juive. Mais pure d'angoisse autant qu'étrangère
aux complaisances pour soi, elle est vécue dans un halo d'affectivité que ni les
termes de joie, ni les termes de douleur ne sauraient traduire avec exactitude.
De là l'étrange résonnance du chapitre LIII d'Isaie et du livre de Job.
Par ce virement inattendu de la malédiction en exultation, l'existence
juive ne saurait rentrer dans le jeu des distinctions par lesquelles Sartre, par
exemple, essaie de la saisir.
Il a peut-être raison de contester au Juif une essence propre. Mais si
Sartre lui laisse une existence nue comme à tous les autres mortels et la liberté
de se faire une essence - soit en fuyant, soit en assumant la situation qui lui est
faite - on est en droit de se demander si cette existence nue n'admet aucune
différenciation. La «facticité» juive, n'est-elle pas autre que la «facticité» d'un
monde qui se comprend à partir du présent ?
Il nous faut entrer un peu plus avant dans certaines notions que le grand
talent de Sartre et le génie de Heidegger ont accréditées dans la philosophie et
la littérature contemporaines.
104 Emmanuel Lévinas

Il y a une démarche dans cette pensée qui permet de transformer


l'engagement suprême en une suprême liberté : ne pas s'engager, ce serait encore
s'engager ; ne pas choisir, ce serait encore choisir. Il serait trop long, mais
facile, de montrer que psychologiquement l'engagement par le non-engagement
est distinct de l'engagement par décision explicite et que s'abstenir ce n'est
pas agir. Qu'importe, soulignons qu'en l'espèce, la conception existentialiste
ne vise pas à moins qu'à mettre en question la notion même de passivité. Elle
part, en réalité, de l'idée d'un fait tel que activité et passivité y virent l'une
dans l'autre. Point de départ naturel lorsqu'on emprunte la notion du fait à un
monde sans origine et simplement présent. Un fait dans une existence
contingente est à la fois passif, puisqu'il ne s'est pas voulu, et libre, puisque
personne ne l'a voulu. Détacher ainsi le fait de son origine, c'est précisément
demeurer dans le monde moderne, qui dans sa science a renoncé à la recherche
de l'origine, et dans sa religion exalte le présent.
Mais un fait sera fait d'une manière absolument passive s'il est créature.
L'impératif de la création qui se prolonge en impératif du commandement et
de la loi instaure une passivité totale. Faire la volonté de Dieu est, dans ce sens,
la condition de la facticité. Le fait n'est possible que si, par delà son pouvoir de
se choisir qui annule sa facticité, il a été choisi, c'est-à-dire élu. Le passé que la
création et l'élection introduisent dans l'économie de l'être ne se confond pas
avec la fatalité d'une histoire sans origine absolue. Le temps infini derrière
nous, loin d'exclure la liberté du présent, la rend précisément possible, puisque
les instants de la série, instants sans privilège, se prêtent avec indifférence au
présent, à sa liberté, à sa jeunesse, à son ignorance du passé. Tout au contraire,
le passé que dans l'économie de l'être, introduisent la création et l'élection,
communique au présent la gravité d'un fait, le poids d'une existence et comme
une assise.
Ainsi, s'il est encore vrai que le fait juif existe nu, indéterminé dans son
essence et appelé à s'en choisir une selon le schéma sartrien, ce fait est, dans sa
facticité même, inconcevable sans élection. Il n'est pas comme celaparce qu'on
l'a truffé d'histoire sainte; il se réfère à ! 'histoire sainte parce qu 'il est un fait
comme cela. Autrement dit le Juif est l'entrée même de l'événement religieux
dans le monde; mieux encore, il est l'impossibilité d'un monde sans religion.
Ce fait tient de l'élection sa structure de personnalité. Il y a en effet dans
la notion de « moi » une contradiction qui la définit. Le moi se pose comme
simple partie de la réalité et, à la fois, comme muni du privilège exceptionnel
Etrejuif 105

de la totalité. Le moi équivaut à tout l'être, dont il ne représente cependant


qu'une partie. Contradiction surmontée dans l'émotion de l'élection. Le sens
de l'élection et de la révélation comprise comme élection, ne réside pas dans
l'injustice d'une préférence. Il suppose la relation de père à enfants où chacun
est tout pour le père sans exclure les autres de ce privilège. L'élection juive
n'est donc pas vécue initialement comme un orgueil ou un particularisme. Elle
est le mystère même de la personnalité. Contre toute tentative de comprendre,
dans un monde sans origine, le moi à partir d'une liberté, le Juif apporte aux
autres, mais vit déjà, le schéma émotionnel de la personnalité comme fils et
comme élu.
Dans un nouveau sens, enfin, être créé et être fils, c'est être libre. Exister
comme créature, c'est ne pas être écrasé sous la responsabilité d'adulte. C'est
se référer dans sa facticité même à quelqu'un qui porte l'existence pour vous,
qui porte le péché, qui peut pardonner.
L'existence juive est donc l'accomplissement de la condition humaine
en tant que fait, personnalité et liberté. Et toute son originalité consiste à rompre
avec un monde sans origine et simplement présent. Il se pose d'emblée dans
une dimension que Sartre ne peut pas apercevoir. Il ne s'y pose pas pour des
raisons théologiques, mais pour des raisons d'expérience. Sa théologie explicite
sa facticité.

IV

Concrètement, cette dimension est vécue par chaque Juif dans le


sentiment qu'il a d'exister métaphysiquement. Le dernier marchand de chiffons
qui se croit «affranchi», l'intellectuel qui se croit athée, respire encore le mystère
de la création et de son élection. Le seul mystère qui lui reste dans un monde
où tout est devenu simple comme la matière, transparent comme la science.
Attachement au judaïsme qui reste quand aucune idée particulière ne le justifie
plus, quand il a constaté que la morale de ses pères est devenue la morale, leur
monothéisme - le monothéisme, leurs psaumes - la liturgie.
Tel est aussi le Juif pour les autres. Quand une conversation va
brusquement s'infléchir vers un thème juif, la voix prend des intonations
métaphysiques ou s'éparpille en chuchotements de l'anecdote indécente.
Comme si on approchait d'un domaine ou d'un quartier réservé. Il y a autre
chose que de la mystification ou du mauvais goût dans ces discours
106 Emmanuel Lévinas

philosophiques ou sc�breux. Ce qu'on appelle avec haine l'orgueil juif ou


l'impudence juive ou la prétention juive ne résulte que de l'interprétation que
la malveillance ou la lâcheté donnent de ce sentiment métaphysique ou
représente les formes dégénérées - il faut l'avouer - qu'il prend lui-même.
Mais alors même que dans ces formes le judaïsme peut donner prise à de telles
réactions, cette haine est bien différente de celle que provoque une race
persécutée ou une minorité quelconque. Il s'y mêle je ne sais quel goût
d'obscénité, d'impudeur et d'infini. Un goût de sacré.
107

Commentaire

Ci-dessous des extraits du commentaire de Benny Lévy sur l'article de


Lévinas « Etrejuif», dans le cadre de son séminaire hebdomadaire à l'Institut
d'Etudes Lévinassiennes (Jérusalem) sur« Le temps: de la phénoménologie à
l'eschatologie messianique», lors des séances des 10, 17 et 24 janvier 2001
(cours n '9, 10 et 11).

En 1947, l'année même où sont prononcées les Conférences publiées dans Le


temps et l'autre et où paraît De l'existence à l'existant, un article de Lévinas
intitulé« Etre juif» sort dans une petite revue juive, Confluences. Je ne saurais
vous décrire mon saisissement ; cet article de 1947 semble déconstruire chaque
proposition avancée la même année dans les textes philosophiques.

Encore plus saisissant : Lévinas a scrupuleusement surveillé la publication des


recueils de ses textes dispersés dans les revues. Il a publié dans Difficile liberté
« Etre occidental ». « Être juif», non. Il ne savait peut-être pas quel éditeur
choisir : du côté de la philosophie ou du côté du judaïsme. Pourquoi cet article
n'a-t-il pas été publié ? Comme s'il devait rester l'arrière (secret) des textes
publiés au grand jour.

Quand Lévinas parle des Juifs, il ne parle pas du judaïsme mais de l'être juif,
de l'exister à l'existant (juif).
La théologie ne se pense - si elle doit se penser- qu'à partir de l'exister. Un
petit texte de 1935 l'annonçait déjà:

« Le Juif est inéluctablement rivé à son judaïsme. » 1

Il s'agit pour Lévinas d'expliciter ce qui se joue dans l'intrigue de l'assimilation:


de décrire l'existence à quoi s'assimile le Juif et, ce faisant, ce qu'il oublie
comme existence proprement juive.

1. « L'inspiration religieuse de l'Alliance», Paix et droit, 1935.


108 Benny Lévy

On entre dans le saisissant.


L'horizon de l'assimilation: le présent !
L'horizon du Juif : le passé !

Dans Le temps et l'autre, Lévinas avait fait le silence sur le passé. Pour donner
sa jeunesse au commencement, son élan à l'instant, il avait fait le sacrifice du
passé (à la vérité, il l'avait laissé... à l'arrière, secrètement).

« Nous voudrions tenter autre chose : caractériser la signification


ontologique de cette existence du monde non-juif vers laquelle
l'assimilation accédait. »

Nous sommes vraiment dans le vocabulaire du temps et l'autre.

« La poésie païenne des Géorgiques, des champs portant des moissons


dorées, se prolonge insensiblement et admirablement en chants religieux
d'un Péguy, d'un Jammes, d'un Claudel.»

Paganisme qui se prolonge ! Les fondateurs de l'Eglise, que l'on appelle les
« pères » par anti-phrase, ont été formés par les lettres latines. L'empereur
devient chrétien. La société entière dans sa paganicité devient chrétienne.

«Il y a comme une parenté entre deux formes, de prime abord


contradictoires, de l'existence - l'une absolument libre, affranchie de
toute entrave, disposant de toutes les ressources d'une vie intérieure à
renouvellements infinis, à recommencements innombrables; l'autre, se
déroulant comme quelque chose d'éternel: une nature humaine àjamais
définie, rangée dans des espèces stables au milieu d'un monde à rythme
régulier, aux formes préexistantes, aux lois implacables.
Situation qui, loin de constituer une simple contradiction, apparaft
comme l'essence dialectique du monde. Elle ne résulte pas de quelque
hypocrisiefoncière qu'on dénonce à tort et à la légère.»

Nous reconnaissons cette notion de l'hypocrisie: elle figure dans la préface de


Totalité et Infini. Quand Lévinas définit le monde moderne il le définit comme
hypocrisie : non pas comme vilain défaut contingent, mais comme ·double
Commentaire 109

attachement à la fois au philosophe et au prophète. Ici, l'hypocrisie, et c'est la


même chose, est définie comme double attachement au fond païen et à la forme
chrétienne.

«Elle n'apporte pas la preuve que le monde chrétien n'est pas assez
chrétien. La vie profane dans le monde, se déroulant au sein d'une réalité
sans pathétique - immuable mais quotidienne - est singulièrement
proche d'une existence qui se réfère à la vie intérieure : l'une et l'autre
se comprennent à partir du présent. »

Comment se marient ces deux éléments à première vue totalement


contradictoires ? Grâce au présent. Grâce au présent, on peut être pagano­
chrétien, moderne.
La thèse est produite. Pourquoi cela commence-t-il par le présent?

« Car la vie quotidienne est essentiellement un présent : avoir affaire à


l'immédiat, s'introduire dans le temps, non pas en parcourant tout lefil
du passé, mais d'un coup; ignorer l'histoire. Et si l'immédiat est rapporté
à un passé, ce passé, à son tour, prend allure de présent. Toujours limité,
il se détache arbitrairement d'un passé plus lointain. »

'1
Cette remontée dans le plus lointain du passé constituera la grande réflexion
ultérieure de Lévinas. Mais en 1947, dans Le temps et l'autre, lui aussi entre,
semble-t-il, dans le présent, tout d'un coup.

« Etre dans le présent, c'est traiter le monde, c'est nous traiter nous­
mêmes, comme on traite les gens qui nous entourent, dont on ignore la
biographie, qui arrachés à leur famille, à leur milieu, à leur intérieur,
sont tous de ''père inconnu 11, abstraits en quelque manière, mais, pour
cela précisément, donnés immédiatement. »

L'« individu» moderne est de père inconnu. L'abstraction de l'individu


- atome de la pensée politique moderne-, sa vérité, c'est qu'il est de père
inconnu. Il est synchrone avec le présent. Pour cette raison, on peut faire de la
sociologie : avec des individus. Comment pourrait-on faire de la sociologie
avec des uniques, avec des soi authentiques ?
110 Benny Lévy

« Aussi le rapport avec l'être, dans la vie quotidienne, est-il action. Il est
comme le glaive d'Alexandre qui ne dénoue pas les nœuds, qui ne refait
pas à l'envers les mouvements qui nouent, mais qui tranche. »
Comme l'enfant tire sur le double nœud, au lieu de le dénouer. Etre dans le
monde moderne, c'est déchirer le passé. On déchire le lacet. On tranche le
nœud, au lieu de le dénouer avec précaution, tel Alexandre, fondateur de la vie
moderne en étant le chef du monde grec et la racine du monde romano-chrétien.
Le glaive d'Alexandre, c'est la coupure du présent. Ce geste prend le présent
comme s'il sortait de rien, comme s'il naissait de soi. Autant de formules que
Lévinas lui-même semble reprendre à son compte dans De l'existence à
l'existant et dans Le temps et l'autre.

Le monde moderne est aussi le monde des lois scientifiques. Et les lois sont
des synchronismes, elles ne connaissent pas l'origine. La coupure galiléenne
ne connaît pas, ne connaît plus, se désintéresse de l'origine.

« L'approfondissement scientifique de la réalité ne divorce pas d'avec


le présent. Non seulement parce qu'il s'épanouit en technique et en
action ; mais parce que l'idée de loi qui permet de retrouver le tout
perdu dans la perception, nous le rend flottant comme un présent ;
c'est-à-dire sans référence à l'origine qu'impliquait encore l'idée de
cause. Si le monde quotidien est un monde d'à peu près, d'immédiat, de
compromis où il s'agit toujours de ''parer au plus pressé", où il y a
toujours de l'urgent, le monde de la légalité scientifique demeure, lui
aussi, sans principe. Le fondement idéaliste de la science moderne
consiste, en somme, à remplacer l'origine par la liberté, c'est-à-dire, en
fin de compte, par le présent, par cette façon de trancher sur le temps et
sur sa continuité, d'interrompre, de venir à partir de rien, c'est-à-dire à
partir de soi. »

Dans Le temps et l'autre aussi, on coupait dans la trame pour qu'un instant
apparaisse : degré zéro, jeunesse d'un commencement. Ici, cela définit le monde
moderne, l'horizon métaphysique du clocher. Saisissant!
Commentaire 111

Soit maintenant le christianisme

« Mais le christianisme aussi est une existence à partir du présent. Certes,


dans une très large mesure, il est un judaïsme : mais ce n 'est pas au
judaïsme qu'il doit son succès. Son originalité a consisté à reléguer au
deuxième plan ce Père auquel le Juif est accroché comme à un passé, et
à n'accéder au Père qu'à travers le Fils incarné, c'est-à-dire à travers
une présence, à travers sa présence parmi nous. Ce n'est pas une question
de dogme, mais d'émotion. Alors que l'existence juive se réfère à un
instant privilégié du passé et que sa position absolue dans l'être lui est
assurée par safilialité, l'existence chrétienne possède dans son présent
même ce point d'attache privilégié. Dieu lui est frère, c'est-à-dire lui est
contemporain. L'œuvre du salut est entièrement intérieure, ne s'accomplit
pas avec l'entrée même dans l'être, avec la naissance: elle est dans le
pouvoir d'une nouvelle naissance à chaque instant promise, dans la
conversion, dans le contact de la grâce. Il y a là une atténuation de la
notion d'origine dans ce qu'elle a de fort, au profit de la notion du présent.
D'où toute l'atmosphère pascalienne et kierkegardienne : la possession
du salut est à chaque instant à nouveau remise en question, mais
précisément pour cette raison, le salut se donne dans la fraîcheur et la
jeunesse de son présent. Il ne saurait jamais constituer un acquis, mais
s'offre à la conquête. D'où aussi, dans un autre ordre, la nécessité de
répéter le mystère de Golgotha, d'en redevenir le contemporain.»

Le Chrétien est essentiellement moderne. Réciproquement : le moderne est


essentiellement chrétien.

« L'œuvre du salut est entièrement intérieure, ne s'accomplit pas avec


l'entrée dans l'être, avec la naissance : elle est dans le pouvoir d'une
nouvelle naissance à chaque instant promise, dans la conversion, dans
le contact de la grâce. »

On pourrait tirer la dernière phrase de De l'existence à l'existant. Dans le texte


philosophique : proposition positive. Au même moment, dans le texte juif :
critique.
112 Benny Lévy

Il faut maintenant dire positivement l'existence juive - sa facticité bouleversante:


Dès son article de 1935, Lévinas nous avait dit que l'hitlérisme a rappelé à
chaque Juif l'irrémissibilité de son être juif, sa facticité juive. Le terme
d'irrémissibilité nous rappelle la notion d'« il y a». Le Juif n'est pas le viril
existant qui s'arrache à l'exister, il est d'emblée un retournement de l'i! y a. La
facticité juive a les même propriétés que l'i! y a. Une juiverie, c'est une
irrémissibilité d'exister. Une insomnie. Découvrir qu'on est rivé au judaïsme,
c'est d'abord une malédiction et puis cela vire en exultation.

Un dialogue avec Sartre s'engage. D'accord, l'essence vient à partir de


l'existence.

« Il a peut-être raison de contester au Juif une essence propre. Mais si


Sartre lui laisse une existence nue comme à tous les autres mortels et la
liberté de se faire une essence - soit en fuyant, soit en assumant la
situation qui lui est faite -, on est en droit de se demander si cette
existence nue n'admet aucune différenciation. La ''facticité "juive, n 'est­
elle pas autre que la ''facticité" d'un monde qui se comprend à partir du
présent?»

L'existence précède l'essence. Mais dans l'existence même, il y a une différence.


Ne parlons donc pas d'essence juive, mais d'existence juive.

La facticité juive, c'est un mode d'exister et, on le voit, qui n'est pas celui de
l'i/ y a. Même irrémissibilité des deux côtés, même fait d'être livré sans
possibilité d'échappement. Lévinas citera toujours le vers de Racine : je fuis
dans la nuit; où fuir? Où se réfugier? Mais le père tient l'ume fatale. Je ne peux
pas fuir. Je ne peux pas fuir dans l'i/ y a. Je ne peux pas m'endormir dans le
sans-cesse de l'insomnie. Je ne peux pas ne pas être juif. Simple: on est dans
l'exister. Il n'y a rien de plus simple que l'existence ; or l'existence juive se
différencie de l'existence moderne. L'existence juive est une facticité qui ne
s'entend qu'à partir du passé, alors que l'existence moderne ne s'entend qu'à
partir du lacet déchiré, de la coupure du présent.

«Facticité» vient du mot « fait».


Un fait ne peut pas se retourner en acte, il est fait, toujours fait. La facticité
Commentaire 113

juive : j'ai beau faire, je suis fait, les jeux sont faits, les Juifs sont faits. Un Juif
est fait - comme un rat - quand il essaye de fuir - sa condition juive. Le seul
problème, c'est d'être rattrapé, pas trop tard, pour que le prix ne soit pas trop
élevé.
« Le recours de l'antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au
Juif l 'irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition
- pour beaucoup cela a été comme un vertige. »

A travers le malheur, grâce de s'être réveillé !


Du fait même du recours de l'hitlérisme au mythe racial, quelque chose de
décisif s'est réveillé chez le Juif.

L'hitlérisme définit le sujet, sa valeur en tant que sujet, par l'enchaînement au


corps.

«L'essence de! 'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce
d'enchaînement. Etre véritablement soi-même ce n'est pas reprendre
son rôle au-dessus d'une contingence toujours étrangère à la liberté du
moi, c'est au contraire prendre conscience de l'enchaînement originel
inéluctable unique à notre corps ; c'est surtout accepter cet
enchaînement. »2

Le recours de l'antisémitisme hitlérien au mythe racial, autrement dit, la


découverte par l'hitlérien de l'être rivé et le consentement à l'enchaînement a
rappelé au Juif son propre être rivé, l' irrémissibilité de son être.

Avec le Chrétien, avec le libéral, le Juif n'avait pas la possibilité de redécouvrir


la vérité de son être - selon l'expression de Difficile liberté : « l'ultime identité,
son innocence ». Il a eu cette possibilité grâce à - ou à cause de, ou par le
malheur de - l'hitlérisme.

Cette formulation de l'être juif, Lévinas la gardera jusqu'à ses derniers instants.
Le vrai, c'est ce qui fait irruption une fois pour toutes. C'est un effet

2. Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme [1934], Payot et Rivages,


Rivages poche, 1997, p. 19.
114 Benny Lévy

d'interruption total.

«Par ce virement inattendu de la malédiction en exultation, ! 'existence


juive ne saurait rentrer dans lejeu des distinctions par lesquelles Sartre,
par exemple, essaie de la saisir. »

Tout est dit. On disait« grâce à, à cause de, par le malheur» : virement d'une
malédiction en exultation. Hitler : la malédiction. Exultation : je suis juif.
J'exulte : le judaïsme m'est révélé.

Dans la séquence philosophique du temps et l'autre, il fallait maîtriser le sans­


cesse horrible et lugubre de l'i/ y a par la virilité de l'existant pour espérer être
libre. Maintenant je deviens libre par l'exultation de l'être juif lui-même.
Déplacement décisif.

Lugubre, horrible sans-cesse, c'est ce par quoi on« commence» dans l'i/ y a, et
il faut attendre l'événement de la paternité pour que s'accomplisse le présent
libre du sujet. Dans la facticité juive elle-même - virement, l'être rivé lui-même
révélant -, on gagne la liberté sans se déplacer . Tel est le secret du Juif : cette
immobilité. Dès la face juive de l'il y a, je suis déjà le père libre dont Lévinas
nous parle à !afin de De l'existence à l'existant.

Dans Le temps et l'autre et De l'existence à l'existant, il fallait fuir le passé


pour avoir un commencement véritable. On voulait un vrai instant qui
commence, la vraie jeunesse du présent, la vraie liberté du commencement,
donc il fallait se débarrasser du passé qui pèse, qui produit cet effet fatal de
déterminisme : si on veut un commencement véritable, il faut fuir ce passé.
Décision que Lévinas prend dans ses textes, en faisant l'impasse du passé.

Ici, il retourne à un autre passé. Plus clairement : il faut aller du passé simple
au « passé absolu ». Lévinas parle - à propos du monde contemporain, du
christianisme - d'une histoire sans origine absolue. Par la négative se dessine
la notion positive : une origine absolue. Le mot origine renvoie au passé. Passé
absolu. Passé absolu qui libère du passé fatal.
Commentaire 115

« Le passé que la création et l'élection introduisent dans [ 'économie de


l'être ne se confond pas avec la fatalité d'une histoire sans origine
absolue. Tout au contraire, le passé que dans l'économie de l'être
introduit la création et l'élection, communique au présent la gravité
d'un fait. Le poids d'une existence et comme une assise. »

Rappelons, pour mesurer le déplacement, la séquence des textes philosophiques


d'abord l'i/ y a, puis l'hypostase; l'encombrement du soi- le couple fatal du moi
et du soi. L'hypostase nous avait fait gagner une base, mais d'emblée la position
devenait prison, dont il fallait s'évader. A peine avions-nous aperçu le féminin
comme base que l'abîme s'ouvrait à nouveau sous nos pieds.

Ici, depuis le début, grâce à la face juive de la facticité, nous pouvons gagner,
au regard de ce qui se passe dans l'hypostase, une base pour le présent, qui,
loin de devenir prison, est désormais une assise. La gravité du fait donne une
assise au sujet. La stance qu'il cherchait dans l'instant, et qu'il perdait dans
l'hypostase, c'est l'assise même de l'être juif.
Le virement de la malédiction juive en exultation : la révélation de l'assise.
Le Juif à l'ombre du passé absolu se tient auprès du Père. Je n'ai pas besoin de
me mettre en chemin vers le Père, dit Lévinas. Le Juif est immobile. Le Juif est
un vrai« être là». Il suffit d'être immobile, de ne pas croire au mouvement, au
progrès, de rester dans l'éternelle immobilité de l'assise. Immobilité au niveau
de l'ultime identité de l'être.

Contemporain du passé absolu une fois pour toutes : il n'y a pas de question
juive.

La gravité du fait juif n'est pas encombrement, comme dans les textes
philosophiques : couple fatal du moi et du soi, non-liberté, «responsabilité».
Au contraire

« Dans un nouveau sens, enfin, être créé et être fils, c'est être libre.
Exister comme créature c'est ne pas être écrasé, sous la responsabilité
d'adulte, s'est se référer dans sa facticité même (immobile- c'est moi
qui l'ajoute) à quelqu'un qui porte l'existence pour vous, qui porte le
116 Benny Lévy

péché, qui peut pardonner. »

On découvre au fin fond, du sein même de la facticité immobile, que nous


sommes portés. Etre porté, être fils : être libre.

L'assise se révélant à nous, se découvre alors le père comme passé absolu. Le


père dans son absoluité de père, du sein même, de dessous même la facticité.
Sous le fait : la volonté du Père.

« Un fait sera fait d'une manière absolument passive s'il est créature.
L'impératif de la création qui se prolonge dans l'impératif du
commandement et de la loi instaure une passivité totale. Faire la volonté
de Dieu est dans ce sens, la condition de la facticité. »

Et grâce au Père se dévoile l'être-frère:

« Ce fait tient de l'élection sa structure de personnalité. Il y a en effet


dans la notion de "moi" une contradiction qui la définit. Le moi se pose
comme simple partie de la réalité et, à la fois, comme muni du privilège
exceptionnel de la totalité. Le moi équivaut à tout l'être, dont il ne
représente cependant qu'une partie. Contradiction surmontée dans
l'émotion de l'élection. Le sens de l'élection et de la révélation comprise
comme élection ne réside pas dans l'injustice d'une préférence. Il suppose
la relation de père à enfants où chacun est tout pour le père sans exclure
les autres de ce privilège. »

Je suis une partie du monde, et pourtant le monde est créé pour moi.
Et en même temps (celui du Passé absolu) pour tous les autres (uniques).
« Chaque fils du père est fils unique. » ( Tl, p. 311)
Egalité qui ne suppose aucun tiers : fraternité.
Commentaire 117

« Etre juif» fonctionne, disions-nous, comme un arrière (secret) des textes publiés
au grand jour. Arrière, réserve séminale des possibilités à-venir du penser
« philosophique ». Texte-père.
Dans la guerre métaphysique entre le Père vivant et le Père inconnu, guerre à
l'arrière de tout texte lévinassien, ce texte-père devait rester secret.

Benny Lévy
77

L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl

Robert Legros

D'après Lévinas, la compréhension husserlienne de la temporalité ne


fait pas suffisamment droit à l'altérité. Ni à l'altérité du passé, ni à l'altérité du
futur, ni à l'altérité du présent. Selon ses propres termes, elle s'inscrit dans la
tradition du Même, c'est-à-dire dans la tradition philosophique qui est sous
l'emprise d'une logique du pouvoir, d'une logique qui conduit« à l'absorption
de tout "Autre" par le "Même" ou à la déduction de tout "Autre" à partir du
"Même" » 1 • Toutefois Lévinas reconnaît qu'il est possible de déceler au cœur
même de la phénoménologie husserlienne du temps une pensée qui rompt
radicalement avec la tradition du Même. Il estime en effet que la compréhension
husserlienne du présent recèle en elle une analyse qui fait pleinement droit à
l'altérité du présent. Cette analyse qui témoigne d'une pensée de l'Autre réside,
d'après lui, dans les propos que tient Husserl sur l'« impression originaire » ou
« proto-impression » ( Urimpression). Lévinas soutient en effet que la conception
husserlienne de l'impression originaire, de la proto-impression comme« point
source originaire » ( Urquellpunkt), témoigne d'une compréhension selon
laquelle le Même ne détermine pas l' Autre mais est affecté par lui, et selon
laquelle, dès lors, la sensibilité est appréhendée comme une affectivité livrée à
l'Autre. En quel sens et dans quelle mesure Lévinas peut-il déceler dans la
notion husserlienne d' Urimpression une compréhension qui fait droit à l'altérité
du présent? Ce qui revient à demander : dans quelle mesure la compréhension
lévinassienne du présent est-elle inspirée par la compréhension husserlienne
de l'impression originaire?
La critique adressée par Lévinas aux analyses husserliennes du temps
(elles s'inscrivent dans une pensée du Même), ainsi que l'éloge dont elle est
assortie (elles recèlent une pensée de l'Autre), portent plus généralement sur la
phénoménologie elle-même. La critique lévinassienne de la phénoménologie
comme pensée du Même est sous-tendue par un hommage rendu à la

1. « La ruine de la représentation», in En découvrant l'exîstence avec Husserl et


Heidegger (1949; éd. augmentée 1967), Vrin, 1977, p.127.
78 Robert Legros

phénoménologie puisque cette cnt1que se prétend e lle-même


phénoménologique. Ceci revient à dire que la phénoménologie dans son sens
le plus profond, la phénoménologie à laquelle ni Husserl lui-même, ni Heidegger
ne sont restés fidèles, conduit, d'après Lévinas, à une pensée de l' Autre. Lévinas
dénonce la phénoménologie comme pensée du Même (la phénoménologie de
l'intentionnalité comme simple présence auprès des choses) au nom d'une
phénoménologie comme pensée de l'Autre (la phénoménologie comme« ruine
de la représentation »2). L'écartèlement entre une phénoménologie comme
pensée du Même et une phénoménologie comme pensée de l'Autre est, d'après
Lévinas, au cœur même de la phénoménologie husserlienne. La phénoménologie
husserlienne est une pensée de l'Autre, conduit à la« ruine de la représentation»,
dans la mesure où elle reconnaît, à travers ses propres principes, à travers
l'exigence d'un retour aux phénomènes, que le sens, loin d'être le produit d'une
pensée souveraine, se forme, se cherche et advient sous le choc d'une épreuve,
d'une rencontre, d'une expérience. Dans son inspiration la plus forte, la
phénoménologie a en effet toujours été traversée par la conviction qu'un sens
(re)devient vivant, ne se délivre des thèses en lesquelles habituellement il se
fige, qu'à la faveur d'une expérience, d'une situation en laquelle il se cherche
à tâtons, en laquelle la pensée ne s'épuise pas tout entière dans son activité de
donner un sens, ou de représenter, mais se laisse affecter par ce qui ne vient pas
d'elle. Si la démarche phénoménologique tâche de se soustraire aux évidences
du monde naturel, de l'expérience habituelle, et de remonter, à la faveur de ce
retrait, vers une expérience plus originaire et plus obscure, c'est précisément
dans la mesure où elle admet, explicitement ou tacitement, que toute pensée
claire et distincte est prisonnière de ses propres préjugés - une telle pensée ne
voit plus dans les choses que ce qu'elle en pense, n'y rencontre plus que ce
qu'elle y vise, ne pense rien de plus que ce qu'elle se représente, et dès lors se
perd, pour reprendre les termes même de Lévinas, dans la tautologie du thème
ou du Dit. C'est justement par sa sensibilité à l'irréductibilité de l'écart entre la
représentation et ce que celle-ci n'absorbe pas, entre le Dit et le Dire, que la
pensée phénoménologique reste fidèle à ses propres exigences sans dégénérer
en un idéalisme qui identifie l'objet au représenté, ni en un sensualisme qui

2. Cf. l'étude intitulée« La ruine de la représentation», publiée en 1959 dans le


recueil commémoratif célébrant le centenaire de la naissance de Husserl, et reprise dans En
découvrant [ 'existence, op. cit.
l'expérience originaire du temps. lévinas et Husserl 79

identifie les sensations à des évidences données et désincarnées.


Si la phénoménologie porte en elle l'exigence d'accueillir l'altérité,
comme le souligne Lévinas, alors une interrogation phénoménologique sur le
temps, une interrogation sur le temps fidèle à l'esprit de la phénoménologie,
cherchera moins à élaborer des thèses sur le temps qu'à faire retour vers une
expérience originaire du temps. Revenir vers une expérience originaire du
temps, c'est tenter de revivre et de décrire une expérience au sein de laquelle
du temps se fait en nous, advient à travers nous, certes avec notre participation,
et, se faisant en nous avec notre participation, prend sens en nous et pour nous.
La temporalisation - du temps se fait en nous avec notre participation - est
l'expérience originaire du temps: une épreuve au cours de laquelle le temps se
faisant prend sens avant toute donation de sens par la subjectivité à travers
laquelle il se fait. Nous sommes en effet plongés dans le temps, ouverts au sens
du passé, du présent et du futur, avant toute objectivation, avant toute réflexion,
avant tout savoir sur lui. La temporalisation en laquelle s'accomplit notre
existence précède tout savoir objectif sur le temps, toute réflexion sur le sens
du temps. A travers quelle expérience, sous l'effet de quelles circonstances, à
travers quel événement, dans quelle situation éprouvons-nous le temps de
manière originaire ? A travers quelle expérience du temps le passé, le présent
et le futur peuvent-ils prendre sens en nous et pour nous avant même que nous
ne re-connaissions en - ou que nous n'accordions à - un donné, un événement
intuitionné, le sens « passé », le sens « présent » ou le sens « futur » ? Dans
quelles circonstances concrètes sommes-nous affectés par le sens du temps ?

Par là même que l'expérience originaire du temps est une expérience de


l'altérité du temps, elle présuppose l'expérience d'autrui. Toute expérience de
l'altérité, ou du moins toute expérience d'une altérité radicale, présuppose en
effet la rencontre de l'autre homme. Sur ce point, Lévinas s'oppose à l'analyse
husserlienne du temps, mais ne rompt nullement avec l'esprit de la
phénoménologie husserlienne. Husserl écrivait en effet dans la Cinquième
Méditation : « Donc la première chose en elle-même étrangère (le premier
"non-moi"), c'est l'autre moi »3 • Pas d'épreuve de l'altérité de l'autre (aliud)

3. « A/sa das an sich erste Fremde (das erste "Nicht-Ich ") ist das andere !ch »
( Cartesianische Meditationen, V,§ 49). Lévinas avait traduit en ces termes:« Par conséquent
l'autre, premier en soi (le premier "non-moi"), c'est l'autre moi» (c'est Lévin�s, et non
80 Robert Legros

qui ne suppose l'épreuve de l'altérité d'autrui. L'autre au sens d 'aliud ne peut


survenir sans la rencontre de l'autre au sens d'alter. L'épreuve originaire du
temps, qui est épreuve de l'altérité du temps, ne peut dès lors être décrite comme
une expérience vécue par un sujet isolé et seul. D'après Lévinas, Husserl et
Heidegger se sont fourvoyés, se sont écartés d'une voie authentiquement
phénoménologique lorsqu'ils ont tenté de saisir l'expérience originaire du temps
en dehors de toute relation à autrui. C'est ce que Lévinas s'est attaché à montrer
dans ses conférences de 1946/47, qui avaient précisément pour titre Le temps
et l'a utre : « Le but de ces conférences consiste à montrer que le temps n'est
pas le fait d'un sujet isolé et seul, mais qu'il est la relation même du sujet avec
autrui »4 • La même thèse est reprise dans un ouvrage conçu à la même époque,
Del 'existence à l'exista nt:« L'altérité absolue de l'autre instant- si toutefois le
temps n'est pas l'illusion d'un piétinement- ne peut pas se trouver dans le sujet
qui est définitivement lui-même. Cette altérité ne me vient que d'autrui » 5 •
Comment Husserl en est-il venu à penser l'altérité du présent, l'altérité absolue
de l'autre instant, alors même qu'il s'est attaché à saisir le temps comme le fait
d'un sujet isolé?
Quand le temps est conçu comme le fait d'un sujet isolé, il est envisagé
comme le fait d'un sujet resté étranger à l'épreuve de l'altérité absolue, et est
dès lors compris comme le fait d'un sujet qui se sent doué de la puissance de
surmonter la disparité temporelle, de la redresser en un pur présent. En revanche,
quand ils m'affectent en venant d'autrui, mon passé, mon futur et mon présent
ne sont pas réductibles à un pur présent : mon passé n'est pas réductible à un

Husserl, qui souligne). La traduction de Lévinas (la traduction française des Cartesianische
Meditationen avait été confiée par Husserl à Lévinas et Gabrielle Peiffer, et on sait que
c'est Lévinas qui s'est chargé de la traduction de la cinquième Méditation) est assurément
très libre, mais elle exprime s;ms doute mieux la pensée de Husserl que toute traduction
littérale. Ce que vise à souligner Husserl dans cette phrase, c'est que l'autre au sens de
l'objet est fondé sur l'autre au sens d'un autre moi, ou que l'objectivité est fondée sur
!'intersubjectivité. Cette primauté de !'intersubjectivité est mise en évidence par Lévinas,
notamment dans Autrement qu'être, quand il s'attache à montrer que l'altérité des
«éléments» n'est pas simplement première par rapport à l'altérité du visage mais qu'elle a
un rapport originel avec celle-ci.
4. le temps et l'autre (1948), P.U.F. (Quadrige), 1982, p.17.
5. De l'existence à l'existant (1947; éd. 1978 avec une préface inédite), Vrin, 1990,
p.160.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 81

passé qui a été présent, ni mon futur à un présent qui sera, ni mon présent à
l'évidence d'un donné, à la présence d'une chose perçue, représentée. Le temps
est« la relation même du sujet avec autrui» car ce n'est pas du sujet lui-même
que provient le sens de son propre passé, de son propre futur, de son propre
présent. Ce n'est pas exclusivement de moi-même que vient le sens de mon
propre passé, comme en témoigne le pardon, par lequel autrui détermine le
sens de mon propre passé, et ce n'est pas non plus exclusivement de moi­
même que vient le se.os de mon propre futur, comme en témoignent la promesse,
l'érotisme ou la fécondité, qui attestent, d'après Lévinas, que mon propre futur
est principiellement redevable à autrui.

D'un côté, Lévinas reproche à Husserl de privilégier indûment le présent,


de se référer à l'expérience d'un sujet isolé et animé de la volonté de redresser
la disparité temporelle en simple présent, bref, de s'inscrire dans la tradition du
Même. D'un autre côté, il s'attache à montrer que Husserl laisse entrevoir au
sein même de la conscience du présent une conscience dépourvue de toute
intentionnalité objectivante, de tout acte d'appréhension, de tout acte de
représentation, et qu'il est conduit à penser cette conscience non objectivante
comme fondamentalement livrée à l'Autre, clandestinement affectée par l'Autre.
Lévinas fait ressortir l'ambiguïté de la compréhension husserlienne du
temps, mais aussi le paradoxe d'une démarche qui surmonte son propre
intellectualisme par une conception de la conscience du présent. La conscience
comme intentionnalité fondée sur un acte théorique de représentation, la
conscience objectivante, n'est pas dépassée chez Husserl par la reconnaissance
d'une primauté du pratique comme savoir-faire parmi les« ustensiles», ni par
la reconnaissance d'une primauté de l'affectivité.« La conscience objectivante
- l'hégémonie de la re-présentation - est, paradoxalement, surmontée dans la
conscience du présent»6 • L'hégémonie du présent comme hégémonie de la re­
présentation (le passé et le futur restent appréhendés dans la perspective du
présent) est en effet surmontée dans la description husserlienne de l'impression
originaire comme saisie ou sensation d'un maintenant ponctuel (Jetztpunkt),
d'un maintenant désigné comme« point de source originaire» (Urquellpunkt)
du temps. Comment Husserl en est-il venu à une conception de la conscience

6. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1974), Le Livre de poche, 1991,


chap. Il, 3 °, a.
82 Robert Legros

du présent comme conscience non objectivante, non intentionnelle ? Plus


précisément : comment en est-il venu à une « conscience » du « présent »
comme« conscience » livrée à l'Autre ?

Dans la mesure même où la phénoménologie husserlienne s'inscrit dans


le cadre d'une philosophie de la conscience, elle ne peut, d'après Lévinas,
penser l'altérité temporelle. En tant que conscience, la conscience ne peut que
tendre à préserver son identité, ne peut que chercher à se réunir à soi, ne peut
sortir de soi, et ne peut dès lors éprouver le temps que comme un temps qui lui
vient originairement d'elle-même. Cette critique de la philosophie de Husserl
comme philosophie de la conscience, cette critique de la philosophie de la
conscience comme philosophie incapable de penser l'altérité du temps, est
développée dans Autrement qu'être, mais elle est déjà esquissée dans le petit
ouvrage de 1947, De l'existence à l'existant. Dans cette œuvre, Lévinas
s'attache en effet à montrer qu'une philosophie de la conscience, mais aussi
bien une philosophie de l'homme comme être-au-monde, sont l'une et l'autre
vouées à penser le sujet comme enfermé en lui-même, comme étranger à
l'épreuve de l'altérité radicale, et par là même sont enclines à effacer l'altérité
du temps. À une philosophie de l'homme comme conscience (Husserl) et à
une philosophie de l'homme comme être-au-monde (Heidegger), Lévinas
oppose, dans cet ouvrage de jeunesse qui privilégie encore l'ontologie par
rapport à l'éthique, une philosophie de l'existence, plus précisément une
philosophie de l'existence comme existence libérée par autrui de son
enfermement en elle-même. Le sujet advient dans le passage« de l'existence à
l'existant », dans l'interruption du « flux héraclitéen de l'être », dans
l'arrachement à l' « il y a », mais cette libération à l'égard de l'anonymat
impersonnel de l'être, cette sortie hors du non-sens, cette naissance
du sujet est aussitôt un enfermement du sujet en lui-même. Cette
première liberté advient comme « je rivé à soi même ». À travers ses
jouissances et ses peines, ses préoccupations et son travail, bref, au sein de ce
que Lévinas appelle la vie économique, l'homme est une subjectivité qui
rapporte tout à soi. Il est évidemment en relation avec ses semblables,
avec d'autres hommes qu'éventuellement il respecte et dont il se préoccupe,
mais qui apparaissent d'emblée au sein d'un monde. Or, dès qu'autrui se
manifeste comme inscrit dans un monde, il est déjà revêtu de diverses
appartenances, paré des attributs d'une situation sociale, bref, il èst déjà
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 83

«habillé» 7 et, dès lors, telle une chose d'usage, est déjà compris, englobé dans
un contexte. La sortie hors de soi, l'exil hors de soi, l'accueil de l'étranger
radicalement étranger, n'adviennent que par le surgissement d'autrui dans sa
«nudité» (qui, bien entendu, n'est pas la simple nudité du corps, mais le fait
d'une départicularisation, d'un dépouillement de toute appartenance, de toute
identification). La libération ne peut venir que d'une irruption de l'Autre et
non pas du sujet lui-même, car celui-ci ne vit nullement son enfermement dans
sa propre immanence comme un enfermement: c'est d'abord dans la jouissance
du bonheur que le sujet rivé à soi, captif de sa propre identité, vit sa captivité.
Par le surgissement de l'Autre, je ne suis plus avec d'autres autour de quelque
chose, avec d'autres en conservant mon ipséité, avec des collaborateurs ou des
complices ; par cette irruption d'autrui comme autre, je ne suis plus avec un
autre moi-même, un alter ego, mais devant un autre qui me fait face 8 • Et ce
surgissement est indissociable du surgissement du temps. «Comment en effet
le temps surgirait-il dans un sujet seul ? »9 Dans ma vie économique, repliée
sur elle-même, un temps se déroule, certes, mais le futur, essentiellement
prévisible, est déjà présent, tandis que le passé se laisse remémorer comme
passé conduisant au présent. L'instant où surgit autrui dépouillé de toute
appartenance change ma vie. Il interrompt la continuité de ma vie, me permet
de re-commencer, de re-naître. L'instant de la rencontre est l'instant comme
délié du passé, comme surgissant du néant, d'un«intervalle vide» qui est la
condition d'une«nouvelle naissance» 10• Certes, le temps de ma vie économique
est lui aussi constitué d'une série d'instants, dont je tente d'assurer la liaison 11.
Mais le temps qui surgit par la relation avec autrui n'est pas une succession
d'instants qui défileraient devant moi, à travers lesquels je circulerais. Par le
surgissement d'autrui, c'est mon existence elle-même qui se démembre en une
multiplicité d'instants discontinus. L'instant comme présent partant de soi,
comme commencement (comme commencement qui«ne part pas de l'instant
qui précède le commencement » 12), voilà ce que ne peut éprouver un sujet

7. De l'existence à l'existant, op. cit., p.60.


8. Ibid., pp.62 et 162.
9. Ibid., pp.159-160.
10. Ibid., p.157.
11. Ibid., p.158.
12. Ibid., p. 131.
84 Robert Legros

enfermé en lui-même ou absorbé dans le monde. C'est pourtant à cette notion


d'un instant comme nouveauté, comme commencement, que mène la
phénoménologie husserlienne du temps. C'est en renouant avec - ou en
s'inspirant de - la pensée husserlienne de l'impression originaire, de la proto­
impression ( Urimpression), que Lévinas expose sa conception du temps comme
résurrection de l'irremplaçable instant. Comment la phénoménologie
husserlienne du temps a-t-elle été conduite à prétendre que la source de toute
conscience du temps réside dans une impression, et par là même à contredire
les principes mêmes d'une philosophie de la conscience?
Pour tenter de comprendre cet étrange retournement d'une philosophie
de la conscience en une philosophie de l'Autre, demandons-nous ce que peut
être, dans la perspective husserlienne, l'expérience originaire du temps.

D'après Husserl, l'expérience originaire du temps ne peut pas résider


dans la remémoration (Wiedererinnerung), ni dans l'attente (Erwartung)
entendue comme prévision. Certes, ma mémoire m'ouvre à mon passé, elle me
le rend encore une fois présent, elle me le présentifie en tant que présent qui
n'est plus présent, elle me le re-présente en tant que passé, et par là même peut
raviver le sentiment du temps qui passe inexorablement; et l'attente m'ouvre à
mon futur, me le rend déjà présent, me le présentifie en tant que présent qui
n'est pas encore présent ; elle me le re-présente en tant que futur, et par là
même peut me faire sentir la distance temporelle qui me sépare des fins que je
poursuis, des événements dont je me réjouis ou que je redoute. D'où vient
alors que la remémoration et l'attente ne puissent constituer pour Husserl
l'expérience originaire du temps?
On sait que Lévinas a mis en évidence dans la conception husserlienne
du passé et du futur le préjugé traditionnel qui conduit à accorder un privilège
exorbitant au présent. Le passé remémoré est en effet aux yeux de Husserl un
passé qui en principe a été prés ent 13, et le futur prévu est un futur

13. Il est significatifà cet égard que Husserl prenne comme exemple de remémoration
le cas du musicien qui reproduit grâce à sa mémoire toute une mélodie. Il s'agit bien sûr
d'un musicien qui connaît parfaitement sa partition et qui peut ainsi reproduire fidèlement
la mélodie telle qu'il l'a déjà entendue. Cet exemple permet de ne pas prendre en compte
les cas où la mémoire est sélective mais aussi d'écarter implicitement l'hypothèse d'un
passé qui n'aurait jamais été présent et qui, cependant, s'imposerait comme mon passé.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 85

conçu comme ce qui sera présent. La remémoration et l'attente se fondent


dès lors sur l'expérience du présent ; plus précisément, sur une expérience
perceptive du présent qui, elle, d'après Husserl, ne présuppose pas
nécessairement une expérience du passé, ni du futur. Je peux percevoir un objet
présent sans l'éprouver comme un objet que j'attendais, qui appartenait au
futur, ni comme un objet dont je me souviendrai, qui appartiendra au passé.
Bref, d'après Husserl, la perception peut être l'expérience d'un présent pur et
simple. En revanche, la remémoration ne saurait être l'expérience d'un passé
pur et simple, ni la prévision l'expérience d'un futur pur et simple. Or, pour
Lévinas, ce privilège accordé au présent est exorbitant non pas simplement,
comme le dirait Heidegger, parce qu'il privilégie le présent l4, mais plus
précisément parce qu'il implique une négation de la distance temporelle qui
sépare du passé et de l'avenir, une occultation du passé comme perte
irrécupérable et du futur comme essentiellement imprévisible, et témoigne par
là même d'une conception du sujet comme pouvoir de représentation, comme
pouvoir capable de redresser la disparité temporelle en présent, de surmonter
la diachronie en synchronie.
Toutefois, aux yeux de Husserl, ce n'est pas simplement parce que le
passé et le futur ne peuvent prendre sens si le présent lui-même comme pur
présent n'a pas déjà pris sens que la remémoration et la prévision ne peuvent
être considérées comme des expériences originaires du temps.
La mémoire ne présente pas le passé, elle le re-présente, le présentifie.
Le ressouvenir (wiedererinnerung) n'est pas une présentation
(gegenwiirtigung) mais une représentation, une présentification
( Vergegenwiirtigung) : il ne répète pas l'expérience originaire du perçu autrefois,
ne donne pas le passé comme s'il était présent, cela va de soi, mais il ne donne
pas non plus le passé de manière originaire : dans le ressouvenir (ou souvenir
secondaire, par opposition au souvenir primaire ou rétention), « le passé est
remémoré, représenté mais pas perçu, n'est pas un passé donné de manière

14. Le privilège explicite du futur peut reposer, selon Lévinas, sur un privilège
implicite du présent : « L'anticipation de l'avenir, la projection de l'avenir accréditées
comme l'essentiel du temps par toutes les théories de Bergson à Sartre, ne sont que Je
présent de l'avenir et non l'avenir authentique ; l'avenir c'est ce qui n'est pas saisi, ce qui
tombe sur nous et s'empare de nous. L'avenir, c'est l'autre. La relation avec l'avenir, c'est
la relation même avec l'autre» (Le temps et/ 'autre, op. cit., p.64).
86 Robert Legros

primaire et intuitionné de manière primaire» 15• De même la prévision ou l'attente


n'est pas la perception actuelle de ce qui sera, elle ne donne pas le futur comme
s'il était présent, bien entendu, mais elle ne donne pas non plus le futur de
manière originaire. Comment le passé et le futur peuvent-ils être perçus au
sens propre du terme, donnés« en personne», intuitionnés de manière primaire?
Dans la remémoration de mon passé,je suis déjà ouvert au sens du passé
grâce à la rétention qui appartient intrinsèquement à l'expérience perceptive,
de même que dans l'attente ou la prévision je suis déjà ouvert au sens du futur
grâce à la protention inhérente à l'expérience perceptive.« De même que dans
la perception j'intuitionne l'être-maintenant, et que dans la perception étendue,
telle qu'elle se constitue,j'intuitionne l'être durant, de même j'intuitionne dans
le souvenir primaire le passé : en lui il est donné.» 16 Le passé est donné dans
le souvenir primaire, dans la rétention, de même que le futur est donné de
manière originaire dans la protention. Dans l'écoute d'une mélodie, l'être-juste­
passé de la phrase qui vient de s'écouler n'est pas une simple« opinion» mais
un fait donné « en personne » 17, de même que l'être-futur du futur proche,
immédiat, du futur qui s'est déjà introduit dans l'instant actuel, est déjà perçu,
est indissociable de la perception actuelle. La rétention est une expérience
originaire du passé car le passé retenu est présenté (et non pas re-présenté)
comme passé. La protention est une expérience originaire du futur car le futur
pro-tenu est présenté (et non pas re-présenté) comme futur. La rétention présente
le passé, et la protention le futur, mais la rétention présente le passé comme
passé, de même que la protention présente le futur comme futur (en ce sens
rétention et protention sont des présentations d'un type particulier puisqu'elles
présentent un donné qui n'est pas actuellement présent, ou qui n'est pas donné
comme maintenant). Si, en effet, le passé retenu et le futur pro-tenu étaient
présentés ou donnés comme maintenant, ils se confondraient avec l'impression
actuelle et, dès lors, toute mélodie serait perçue comme une cacophonie. Le
passé intuitionné de manière primaire, donné en personne, perçu, c'est par
conséquent le passé qui vient de passer, qui est encore présent, qui est passé

15. Edmund Husserl, Vorlesunge11 zur Phiinomenologie des inneren Zeitbewusstseins


(1928), Tübingen, Max Niemeyer, 2000, § 14.
16. Ibid.,§ 13.
17. « Die Ebenvergangensein einer Melodie "is nicht blosse Meinung, sondern
gegebene Tatsache" » (ZB, § 14).
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 87

encore présent dans une rétention actuelle, de même que le futur intuitionné de
manière primaire, donné en personne, c'est le futur déjà présent dans une
protention actuelle. D'après Husserl, la présentation, l'expérience perceptive,
est le fondement de toute conscience intentionnelle du temps, non seulement
parce qu'il conçoit le passé comme un passé qui a été présent, et le futur comme
un futur qui sera présent, et que dès lors il n'y a pas d'expérience du passé et du
futur qui puisse être dissociée de toute expérience du présent, mais aussi parce
que l'acte de se remémorer le passé suppose l'expérience de la rétention, de
même que l'acte de prévoir le futur suppose l'expérience de la protention. C'est
parce que la conscience a d'abord été rétention qu'elle peut « ensuite» faire
revivre le passé, et c'est parce qu'elle a d'abord été protention qu'elle peut
« ensuite» évoquer le futur. C'est en ce sens que la rétention est un souvenir
primaire, tandis que la remémoration est un souvenir secondaire. Husserl aurait
pu appeler la protention anticipationpremière, et l'attente anticipation seconde.
Est-ce à dire que la perception soit, aux yeux de Husserl, l'expérience originaire
du temps : l'expérience originaire du présent mais aussi du passé et du futur ?
Certes, Husserl a mis en lumière le caractère essentiellement temporel
de la perception d'une chose spatiale. Il a même fait ressortir le caractère
irrésorbable, donc l'altérité irréductible, du temps de la perception. Il a en effet
fait remarquer que, contrairement à l'idée platonicienne ou à la sensation de
l'empirisme, la chose spatiale ne se montre qu'à travers des profils,
jamais simultanément à travers tous ses profils. Elle est perçue comme chose,
et non pas comme suite de profils, précisément dans la mesure où chaque profil
retient encore en lui les profils qui ne sont plus actuellement sentis et porte
déjà en lui des profils qui ne sont pas encore actuellement présents.
Impossible d'isoler un profil qui se donnerait purement dans sa présence
immédiate, mais impossible aussi de redresser la disparité temporelle de la
chose en un présent pleinement présent, sinon à l'infini. La saisie de la chose
comme pleinement présente, l'appréhension ponctuelle de la chose sous tous
ses aspects est sans cesse différée. La perception d'une chose spatiale est par
essence« inadéquate». Comme le précise Husserl, la perception« adéquate»
est une « idée au sens kantien ». Tandis que l'évidence (conçue par
l'intellectualisme ou l'empirisme) est la présence même car elle est censée
se donner totalement et immédiatement telle qu'elle est, sans rien cacher au
regard actuel, donc ne porte en elle ni passé ni futur, ni « déjà plus» ni « pas
encore », et par conséquent est en dehors du temps, éternité, telle l'idée de
,
88 Robert Legros

Platon 18 ou la sensation de l'empirisme sensualiste, en revanche la perception


d'un objet spatial (telle qu'elle est conçue par Husserl) s'étale dans une
diachronie insurmontable : la chose perçue est certes présente mais sa présence
est dilatée, d'emblée contaminée par un passé qu'elle traîne encore derrière
elle, et d'emblée empreinte d'un futur sur lequel elle mord déjà. Bref, la présence
de la chose perçue maintenant est irréductible à une évidence.
La perception d'une chose spatiale est essentiellement temporelle,
s'accomplit dans une temporalisation et une spatialisation qui ne s'achèvent
jamais, et cependant elle s'accomplit, de prime abord et habituellement, en
occultant l'expérience originaire du temps. Car de prime abord et
habituellement, c'est-à-dire au sein du monde que Husserl appelle le monde
naturel, la perception s'accomplit immédiatement et s'impose comme si elle
était« adéquate », comme si la chose ne cachait rien, comme si elle était évidente.
Le plus souvent, nous savons d'emblée ce que nous percevons : nous identifions
d'emblée ce que nous percevons car nous reconnaissons immédiatement, d'un
seul coup, ce que nous visons. La perception habituelle est immédiate car le
plus souvent la rencontre de l' objet confirme une intention«vide», une intention
de signification. Dire que je vois cet animal en tant que chien, c'est dire que j'y
reconnais ce que désigne la pensée par le concept de chien. Dans la mesure où
une intention de signification (l'intention encore vide d'intuition mais non pas
vide de sens) anticipe la rencontre, dans la mesure où l'intuition confirme
l'intention de la pensée, dans la mesure où l'intuitionné est intuitionné tel qu'il
était intentionné, c'est la chose elle-même qui apparaît d'un coup comme même
(certes à travers ses profils), et chaque nouveau profil apparaît d'emblée comme
profil de la même chose. Dans la vie ordinaire, où les choses sont reconnues en
tant que ceci ou en tant que cela, « l'intuition, comme le souligne à juste titre
Lévinas, est déjà la sensibilité se faisant idée » 19 • La chose sensible semble
évidente dans la mesure même où elle est déjà idéalisée. La perception habituelle
est représentation : synchronisation, évidence, présence. Le monde naturel
- de même que le monde que Heidegger appelle quotidien, le monde de la
« préoccupation » - occulte l'expérience originaire de la temporalisation
précisément dans la mesure où il est déjà intelligible. Peu importe que
l'intelligibilité du monde soit liée à une intentionnalité qui repose sur un acte

18. Cf. Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre (1981), Grasset, 1991, p.160.
19. Autrement qu'être, op. cit., Chapitre III, l
O.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 89

théorique de représentation, ou s'inscrive originairement dans le cadre d'une activité


pratique, d'une « préoccupation », d'un savoir-faire parmi les « ustensiles ». Qu'elle
soit théorique ou pratique, dans la mesure où elle tend à s'imposer de manière
évidente, l'intelligibilité quotidienne du monde tend à nous enfermer dans un
cercle : de prime abord et habituellement, le monde quotidien est compris tel
qu'il apparaît car il apparaît tel qu'il est compris. En son sein, « jamais la
réalité ne désarçonne la pensée »20 • En raison même de son intelligibilité
immédiate, circulaire, le monde quotidien est dominé, pour le dire dans les
termes de Lévinas, par la tradition du Même. C'est la raison pour laquelle une
expérience originaire du temps implique une rupture avec nos attitudes
habituelles, un retour vers l'en deçà de tout acte intellectuel, vers l'en deçà de
toute objectivation, mais aussi vers l'en deçà de toute pratique quotidienne.

La perception habituelle d'une chose spatiale occulte l'épreuve du temps.


En est-il de même pour la perception d'une chose temporelle?
Il n'est pas douteux que la perception d'un objet temporel, d'un objet
qui n'est pas seulement dans le temps mais qui comprend en lui-même
l'extension temporelle, un objet qui est fait de temps, par exemple un son ou
une mélodie, est en elle-même une expérience du temps. Toutefois, le temps
comme tel ne pourra être éprouvé pour lui-même si j'appréhende l'objet
temporel comme un objet déjà constitué et identifié. Dans la mesure où le
perçu est perçu dans son identité objective, qu'il s'agisse d'un objet spatial ou
d'un objet temporel, l'identification de l'objet conduit à une occultation de la
temporalité de la perception. La perception de l'objet temporel éprouve le temps
dans la mesure où elle appréhende l'objet non pas comme objet constitué,
identifié, mais dans sa temporalité. Je peux écouter une note émise par un
violon en portant mon attention sur la sonorité, sur le timbre du son ou sur son
intensité, sans être attentif à la durée du son, mais je peux aussi appréhender la
durée du son pour elle-même. Je peux entendre des notes qui se succèdent sans
me rendre sensible à leur succession. L'objet temporel comme objet immanent,
ce n'est pas le son qui dure mais le son appréhendé dans sa durée, ce ne sont
pas des sons qui se succèdent mais des sons saisis dans leur succession. Or

20. « Intentionalité et métaphysique» (1959), in: En découvrant l'existence, op.


cit., p.139.
90 Robert Legros

l'écoute d'une durée ou d'une succession peut être indépendante de


l'objectivation, de l'identification. Si la perception d'un objet spatial est
indissociable d'une identification, la perception d'un objet temporel, en
revanche, peut être perception en deçà de toute objectivation. C'est la raison
pour laquelle la perception de la durée d'un son, ou d'une succession de notes,
est plutôt un sentir qu'une perception. C'est seulement au sein même
d'un sentir une durée, une succession, et non pas dans une relation intellectuelle,
que peut advenir la conscience originaire du passé, du présent, du futur.
L'apparaître de la temporalité est affaire de sensibilité.
Toutefois, si sentir la durée d'un son, si sentir le maintenant comme
maintenant, le juste passé comme passé, le futur imminent comme futur, n'est
en rien le fait d'un acte intellectuel, c'est néanmoins un vécu intentionnel,
un vécu tendu vers, un vécu dirigé précisément vers les déterminations
temporelles d'un objet immanent. La conscience de la durée ou de la succession
est un sentir, mais un sentir intrinsèquement intentionnel, un sentir qui est
conscience de quelque chose, à savoir du passé retenu comme passé, du
maintenant senti comme maintenant, et du futur pro-tenu comme futur. Or cette
temporalité d'un objet temporel, qui a son origine dans l'acte intentionnel de
perception, se fonde elle-même sur une temporalité plus originaire
elle se fonde sur la temporalité des actes intentionnels. Comment saisir cette
temporalité de la conscience constituante?
La temporalité de l'objet temporel est constituée par une conscience
constituante. Mais la conscience constituante n'est pas en dehors du temps.
Sous la temporalité constituée par les actes intentionnels de la conscience, il y
a la temporalité dans laquelle est plongée la conscience constituante elle-même.
L'acte intentionnel de sentir les déterminations temporelles d'un objet temporel
a lui-même ses propres déterminations temporelles, et celles-ci sont senties
par la conscience. Si les déterminations temporelles de l'objet temporel viennent
d'un acte intentionnel de la conscience, d'où viennent les déterminations
temporelles de cet acte ? Si la temporalité de l'objet temporel se constitue
dans une conscience intentionnelle, dans quelle conscience se constitue la
temporalité de la conscience intentionnelle ? Ce qui revient à demander :
dans quelle conscience se constitue l'unité de la conscience?
Sous l'objet transcendant (le son qui apparaît comme son dans son unité),
il y a l'objet immanent (le son dans son mode d'écoulement). Mais sous
l'objet temporel comme objet immanent, il y a encore le pur ·vécu
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 91

comme continuité d'esquisses à travers lesquelles la conscience se vise elle­


même et constitue sa propre unité. La temporalité des vécus intentionnels se
constitue dans une« conscience» que Husserl appelle« absolue». Elle est la
« conscience » pour laquelle ou dans laquelle la temporalité des actes
intentionnels apparaît. Autrement dit, elle est la« conscience» comme ressentant
sa propre temporalité, la temporalité de ses actes, ou, plus précisément, la
« conscience» comme immédiatement affectée par elle-même. Ce qui signifie
que la temporalité des vécus intentionnels est éprouvée par une« conscience»
qui n'est plus à proprement parler intentionnelle, qui est passive, qui n'est
même plus dans le temps.
Bien qu'elle ne soit plus dans le temps, qu'elle ne soit plus temporelle
au sens où des objets temporels sont temporels, la« conscience absolue» est
néanmoins impressionnelle, rétentionnelle et protentionnelle. Dire en effet que
la conscience est « consciente » de l'écoulement temporel de ses actes
intentionnels, c'est dire que pendant l'écoulement temporel d'un acte, elle se
rapporte, à travers une impression originaire, au maintenant de l'écoulement,
et qu'elle retient encore la partie écoulée de l'acte, retient son propre passé, et
anticipe déjà le cours imminent que va suivre l'acte. Bref la conscience qui
constitue la temporalité des actes intentionnels est autotemporalisation, et par
là même, en un sens, autoconstitution. C'est précisément dans cette conscience
comme autotemporalisation que Lévinas découvre une conscience qui est
sensible de part en part, pré-objectivante, pré-réflexive et affectée par l'Autre.
Comment la saisir ?
À vrai dire, elle est insaisissable. Si en effet la conscience qui
constitue la temporalité d'un objet temporel, telle une mélodie, est elle­
même plongée dans le temps, est elle-même un objet temporel,
alors l' autotemporalisation de la conscience ne peut apparaître à une
conscience qui serait extérieure à l 'autotemporalisation elle-même,
car cette conscience qui se verrait se constituant devrait être elle-même dans le
temps, et on ne pourrait échapper à une régression à l'infini. Mais par
là même que le flux de la conscience n'est pas le flux de « quelque chose »
qui dure à travers ses modifications temporelles, il n'y a ici rien, aucune
chose, qui durerait ou qui changerait, ou qui s'écoulerait plus ou moins
vite. La conscience est « flux » qui n'est pas un flux puisqu'il
ne peut s'écouler ni plus vite ni plus lentement. C'est en ce sens que le
« flux » de la conscience constituante du temps des, objets
92 Robert Legros

temporels est un« flux absolu»21 • Flux absolu, insaisissable pour lui-même, mais
éprouvé après coup depuis le temps constitué d'un objet temporel. Ce qui signifie
que la conscience de la temporalité d'un objet temporel et la« conscience» que la
conscience a de son propre « flux » sont indissociables l'une de l'autre. La
conscience intime du temps est indissociablement la conscience de la durée de
ce son que j'entends maintenant et conscience de la durée de la perception en
cours de ce son. Le flux de la « conscience absolue» et la temporalité d'un
objet temporel (tel un son, ou une mélodie) sont indissociables car le premier
ne se laisse sentir que depuis la seconde, alors même que celle-ci, la temporalité
de l'objet temporel, se fonde sur le premier, sur la temporalité du rapport à soi
comme rapport immédiat, sensible, pré-réflexif. Le constituant n'est pas une
entité séparable du constitué:« c'est dans un seul et unique flux de conscience
que se constituent à la fois (zugleich) l'unité temporelle immanente du son et
l'unité du flux de conscience lui-même »22• Bref, c'est en temporalisant que la
conscience s'autotemporalise.
Si la sensation de la durée d'un son est une sensation qui dure, et si cette
sensation qui dure se constitue et se sent comme unité d'une même sensation,
bref, si la conscience constituante est aussi constitutive de sa propre unité,
c'est, dira-t-on, en raison d'une intentionnalité qui opère sur le mode d'une
identification idéalisante : la sensation de la durée d'un son retient et anticipe
sa propre identité, elle se rassemble en une sensation de ses propres« profils»,
en une sensation de la multiplicité des instants à travers lesquels elle se vit.
Cependant cette sensation se sentant une à travers la sensation de la durée d'un
son commence par une impression que Husserl décrit comme l'épreuve d'un
commencement imprévisible surgissant du néant. En quel sens cette impression,
la proto-impression ou impression originaire, est-elle la source de la conscience
du temps?

La sensation du présent advient dans un maintenant imprévisible, inattendu,


dans la mesure même où la proto-impression est purement sensible : elle est
vierge de toute idéalité. Car dire que l'unité de la sensation se constitue dans le
flux de la conscience absolue, c'est dire qu'elle se constitue depuis un

21. C'est« le flux de conscience comme flux absolu constitutif du temps»:« der
absolute zeitkonstituierende Bewusstseinjluss » (Husserl, ZB, op. cit., § 35).
22. ZB, op. cit., § 39.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et H11Sserl 93

maintenant auquel s'amarrent les rétentions et les protentions, et que ce


maintenant précède toute temporalisation, toute constitution. En lui, le sentir
et le senti ne sont pas dissociés entre un viser et un visé mais coïncident. Cette
coïncidence témoignerait-elle d'un moment de présence absolue ? Le temps
trouverait-il son origine dans la conscience d'un maintenant comme instant
pur?
Certes, l'impression originaire n'est pas un contenu de sensation venant
remplir une intention qui la précède et l'anticipe : elle surgit de manière
imprévisible. Si elle ne surgissait comme contenu de sensation qu'après avoir
été annoncée par une visée protentionnelle, tout instant serait inscrit dans un
processus sans commencement ni fin, et nous serions incapables de ressentir le
temps car incapables d'être atteints et envahis par le nouveau, incapables
d'éprouver un moment d'interruption qui soit un commencement. La proto­
impression, Lévinas le souligne, n'est pas dans le flux du temps ; ce n'est pas
un instant qui dériverait du déroulement temporel, un moment déjà inscrit au
sein d'un ensemble, mais un point de départ, à la fois point de rupture et point
de commencement : surgissement du nouveau comme altérité imprévisible. La
proto-impression n'est pas seconde par rapport au flux temporel, car c'est bien
plutôt le flux temporel qui est « la modification de la proto-impression qui
cesse de coïncider avec elle-même, pour se présenter dans les raccourcis de
l'Abschattung »23 • Plus originaire que le temps comme flux, il y a l'instant du
commencement, non pas instant comme abstraction mais comme la pointe
vivante du présent. Faudrait-il comprendre que cette pointe, le moment initial
d'un vécu, l'impression originaire, puisse se donner avant toute rétention?
Sans doute l'impression originaire est-elle encore dépourvue de rétention
si on l'envisage comme moment initial. Mais en la considérant comme moment
initial, en tant que moment préalable à sa modification rétentionnelle, on ne
fait encore que la concevoir abstraitement : concrètement, elle est indissociable
de la rétention. Ce qui revient à dire que le maintenant n'est saisissable que
dans la rétention de ce qui n'est déjà plus maintenant. Le présent originaire de
la conscience absolue est déjà « devenant passé » quand il est saisi. Bref, la
proto-impression ne se donne qu'en cessant de coïncider avec elle-même. En
quel sens l'impression originaire est-elle originaire si le maintenant originaire,

23. « Intentionalité et sensation » (1965), in: En découvrant l'existence, op. ,cil., p.155.
94 Robert Legros

le maintenant qui est conçu comme l'origine de la durée temporelle, est


impensable sans le non maintenant qui pourtant en découle? Est-ce à dire que
ce soit la rétention, et non pas l'impression, qui soit originaire ?
Husserl écrit:«On peut alors soulever cette question: qu'en est-il de la
phase initiale d'un vécu se constituant? Vient-elle aussi à la donation seulement
sur la base de la rétention, et serait-elle "inconsciente" si ne s'y accrochait
aucune rétention? »24• L'emploi de l'indicatif pour poser la première question
(«vient-elle ...») et celui du conditionnel pour exprimer la seconde question
(«serait-elle ...») traduisent bien, me semble-t-il, ce que Husserl veut dire ou
cherche à dire. En français comme en allemand, une question posée à l'indicatif
appelle ou peut appeler une réponse affirmative, tandis qu'une question exprimée
au conditionnel annonce une réponse négative. L'opposition de l'indicatif et
du conditionnel dans une même phrase composée de deux questions laisse
clairement entendre la manière dont il convient de répondre. Oui, la phase
initiale d'un vécu se constituant, l'impression originaire, ne vient à la donation
que sur la base de la rétention ; non, elle ne serait pas « inconsciente » si
aucune rétention ne s'y accrochait.Autrement dit : la rétention est bien originaire,
car sans elle l'impression originaire ne viendrait pas à la donation ; mais
l'impression originaire peut être dite originaire car elle n'est pas pour autant
purement et simplement« inconsciente» quand elle n'est pas encore venue à
la donation. La conscience originaire du maintenant ne devient une appréhension
consciente que dans la rétention, donc elle n'est pas à proprement parler
conscience, et le présent peut être considéré comme originairement inconscient.
Puisque le maintenant ne vient à la donation que grâce à la rétention, l'impression
originaire n'est pas immédiatement conscience : que serait en effet une
conscience du maintenant au sein de laquelle le maintenant ne se donne pas,
sinon une«conscience» qui n'est pas conscience? Mais l'impression originaire
n'est pas une pure inconscience car alors«il serait impossible de comprendre
ce qui permet de la caractériser comme "maintenant"»25• L'impression originaire
est«conscience», mais en un tout autre sens que le sens habituel puisque nous
ne pouvons prendre conscience d'une impression originaire que comme
impression toujours déjà passée. Le présent est originairement absent,
« inconscient », car il ne devient présent, ne se prête à une appréhension

24. ZB, op. cit., supplément IX.


25. Ibid.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 95

consciente, que dans la rétention, donc comme déjà passé.


L'impression originaire est à la fois conscience et inconscience, de même,
comme le souligne Lévinas, qu'elle est à la fois pure passivité et activité absolue.
Elle est activité absolue, c'est-à-dire« création originelle ( Urzeugung), passage
du néant à l'être»,« genèse spontanée», car elle arrive à la conscience comme
coupée de tout ce qui l'a précédée, en sortant du néant ; et elle est toute passivité
car elle est « réceptivité d'un "autre" pénétrant dans le "même", vie et non
"pensée"»26 • « Le présent vivant tend à rendre intelligible la notion de l'origine
et de la création, d'une spontanéité où activité et passivité se confondent
absolument.»27
L'impression originaire ne se donne que comme toujours déjà passée et
cependant elle est originaire. C'est précisément ce que Lévinas fait ressortir en
parlant d'un déphasage de la conscience vis-à-vis de l'impression originaire.
Il y a déphasage de la conscience vis-à-vis du présent originaire en ce sens
qu'elle vient toujours trop tard. C'est justement cette non coïncidence de la
conscience avec le présent, le retard de la conscience sur elle-même, qui est
l'origine du temps, qui est le moment originaire de la temporalisation. Car le
retard n'est pas une distance temporelle objective entre une donnée sensible
qui adviendrait d'abord comme pure matière inanimée, et l'appréhension qui
l'animerait ensuite et la ferait ainsi venir à la donation. S'il en était ainsi, un
temps objectif, donc constitué, précéderait la temporalisation. Il n'y a aucun
temps objectif entre l'impression originaire et la rétention précisément parce
qu'il n'y a aucune conscience qui embrasserait à la fois l'impression originaire
et ses modifications rétentionnelles, et qui serait par là même apte à mesurer le
temps qui séparerait l'impression et son estompement dans la saisie
rétentionnelle. Une telle conscience serait en effet intemporelle, or la conscience
intime du temps ne peut en aucune façon venir d'une conscience intemporelle.
Dès que la conscience advient comme conscience d'un maintenant (comme
conscience d'un maintenant qui se donne), c'est-à-dire dès que le maintenant
se donne (comme non maintenant) grâce à la rétention, elle éprouve son retard,
non parce qu'elle le constaterait en extériorité mais parce qu'elle est ce retard
- ce que Lévinas résume en ces termes : « La conscience du temps n'est pas
une réflexion sur le temps, mais la temporalisation même : l'après coup de la

26. « Intentionalité et sensation», in : En découvrant l'existence, op. cit., pp.155-156.


27. Autrement qu'être, op. cit., chap., 3', a.
96 Robert Legros

prise de conscience est l'après même du temps»28 •

Certes, en décrivant l'impression originaire comme ce qui advient à une


conscience, Husserl, d'après Lévinas, ne pouvait que s'appliquer à la réinscrire
dans un processus temporel et à effacer son altérité. Car en tant que conscience
intentionnelle, la rétention ne peut, d'après Lévinas, que tendre à maintenir ce
qui s'altère, en sorte que l'altération soit une récupération.« Il y a conscience
dans la mesure où l'impression sensible diffère d'elle-même sans différer; elle
diffère sans différer, autre dans l'identité. »29 C'est bien ce que prétend Husserl:
« Quand le phénomène tombe dans le passé, alors le maintenant reçoit le caractère
de maintenant passé, mais il reste le même maintenant, si ce n'est qu'en relation
avec le maintenant chaque fois actuel et temporellement nouveau il se tient là
comme passé»30• Le passé se modifie mais sans changer d'identité : « temps où
rien n'est perdu»31•
Cependant, la sensation du présent telle qu'elle est comprise par Husserl
à travers la notion d'impression originaire, de même que la sensibilité éthique
décrite par Lévinas, est une affectivité livrée à l'autre. Non pas une affectivité
qui ouvrirait à l'autre sur le mode de l'intentionnalité, ni, du reste, sur celui de
la transcendance extatique, mais une affectivité qui ouvre à l'autre sur le mode
d'une réceptivité livrant le sujet à une nouveauté qu'il n'attendait pas.
Cette capacité d'être affecté par le nouveau, l'imprévisible, l'événement,
Husserl l'aurait-il perdue de vue dans son analyse de la perception? Il est vrai
qu'il s'est attaché à montrer que « la pensée qui touche son objet recouvre
nécessairement une pensée qui le vise, que l'expérience d'un objet accomplit
toujours une pensée et que, de la sorte, jamais la réalité ne désarçonne une
pensée»32• Habituellement, en effet, nos intuitions sont guidées par des visées
de sens qu'elles« confirment». Mais il est vrai aussi que Husserl a été attentif
au sens d'une possible « déception ». Car la rencontre peut quelquefois
« décevoir » l'intention de signification qui la précède. La possibilité d'une
telle « déception » de la pensée ne témoigne-t-elle pas, aux yeux de Husserl,

28. Ibid., p. 154.


°
29. Autrement qu'être, op. cit., chap. II, 3 , a.
30. ZB, op. cit., § 31 (fin du 4• alinéa).
31. Autrement qu'être, op. cit., chap II, 3 °, a.
32. « Intentionalite et metaphysique », in: En decouvrant l'existence, op. cit.,•p. 139.
L'expérience originaire du temps. Lévinas et Husserl 97

d'une sensibilité pleinement passive, susceptible d'accueillir l'inattendu, et,


dès lors, d'une pensée en mesure d'être« désarçonnée» par la réalité?

Robert Legros est professeur de philosophie aux universités de Caen et de Bruxelles. Derniers
livres parus: L'avènement de la démocratie (Grasset, 1999) et La souveraineté
(Ellipses, 2001).
99

Emmanuel Lévinas

Etre juif*

Emmanuel Lévinas

Si le judaïsme n'avait qu'à résoudre la « question juive », il aurait


beaucoup à faire, mais il serait peu de chose. Certes, on peut se demander si
cette question, déjà par elle-même, ne dépasse pas la recherche d'une vie
attrayante ou supportable, et ne se prolonge pas dans une apocalypse et une
eschatologie. Mais posée en termes exclusivement politiques et sociaux - et
c'est la règle dans les réunions publiques, dans la presse et même dans la
littérature- elle se réfère à un droit de vivre sans quérir une raison d'être. Cette
éloquence qui invoque le droit à l'existence pour un individu ou pour un peuple
réduit ou ramène l'événement juif au rang d'un fait purement naturel. On a
beau espérer de l'indépendance politique du peuple d'Israël un rayonnement
culturel et moral sur le monde ; on ne dépasse pas, pour autant, l'attente d'une
peinture ou d'une littérature de plus. Etre juif, ce n'est pas seulement rechercher
un refuge dans le monde, mais se sentir une place dans l'économie de l'être.
Cette place, une autre éloquence l'avait, durant tout un siècle, proclamée.
La mission d'Israël, le message d'Israël, son monothéisme et son décalogue
sont devenus les lieux communs de l'apologétique et de l'homélie synagogales.
Le judaïsme exaltait ainsi le souvenir des services rendus. Il se félicitait de

* Cet article, paru dans la revue Confluences en 1947 ( Confluences, 7 [ 1947], n. 15-
17, pp. 253-264) est resté inédit depuis lors.
100 Emmanuel Lévinas

retrouver dans le monde chrétien ou libéral, la moisson de ses semailles


anciennes. Il justifiait sa survivance par la nécessité d'en surveiller le
mûrissement. Rôle dont il est facile de montrer l'inutilité au milieu des peuples
chrétiens et démocratiques arrivés à leur majorité. Rôle que seuls les saints
auraient pu assumer. Mais les Juifs ne sont ni meilleurs ni plus mauvais que les
autres. Revendiquer un message déjà tombé dans le domaine public, est une
prétention démentie par tout l'élan qui, depuis cent cinquante ans, porte le
judaïsme vers l'assimilation et où la religion, se rétrécissant de plus en plus, se
borne à un culte incolore des ancêtres. Il y a là un aveu de l'attrait irrésistible
qu'exerçait précisément, sur les prétendus missionnaires, le monde même où
ils devaient prêcher.
Le judaïsme prenait peut-être ainsi conscience que, sur le plan des idées,
il n'avait rien à défendre contre le monde. Non point que ses idées fussent
inférieures ou moins vraies que la civilisation ambiante; mais parce que, versée
au patrimoine commun de l'humanité, l'idée ne vous appartient plus. L'idée,
en fin de compte, n'a pas d'origine. Elle est ce que l'on a de moins privé; un
monde où l'on communique au moyen des idées, est un monde de pairs.
En réalité, durant toute son histoire - et tant que le judaïsme demeurait
une réalité vivante - il ne faisait pas son bilan, n'énumérait pas les _ idées
contenues dans son héritage. Il mettait son œuvre spirituelle dans son existence
plutôt que dans son sermon.

II

Mais à quel type d'existence tend l'assimilation? Peut-on la caractériser


par le simple désir de ne pas se singulariser, de participer à la vie des nations ?
Se réduit-elle à un phénomène de sociologie générale où une minorité se dissout
dans une majorité qui l'englobe et la fascine par sa puissance et sa valeur même
de majorité? Peut-être. Mais il est légitime de ramener la causalité sociologique
à sa signification spirituelle. Une étude historique - que nous n'allons pas
entreprendre ici - peut montrer - et cela vient d'être brillamment fait par le
savant palestinien Gershom G. Scholem 1 - comment l'évolution même de la
mystique juive au XVIIème siècle a préparé l'idée de l'émancipation et de la

1. Major Trends in Jewish Mysticism, 1ère édition Schocken Publishing House,


Jérusalem, 1941 ; 2ème édition Shocken Books Inc., New-York, 1946.
Etrejuif 101

fusion avec les nations, comment, par conséquent, le mouvement de


l'assimilation a été, avant tout, un moment de la pensée religieuse du judaïsme.
Nous voudrions tenter autre chose : caractériser la signification
ontologique de cette existence du monde non-juif vers laquelle l'assimilation
accédait. Il est difficile d'y réussir en quelques lignes. Le monde moderne est
une notion infiniment vaste et infiniment variée. Est-il chrétien? Est-il libéral?
Est-il mû par une économie, une politique ou une religion ? Ces différentes
notions ne sont-elles pas séparées par un abîme? Et cependant il y a comme
une affinité entre toutes les manifestations non-religieuses de ce monde, et une
affinité entre elles et le christianisme qui demeure leur religion.

Peut-être, le trait le plus frappant du christianisme, est-il dans sa capacité


de devenir religion d'Etat et de le rester après la séparation de l'Eglise et de
l'Etat; de fournir à l'Etat non seulement ses fêtes légales, mais aussi toute la
trame de la vie quotidienne. Le christianisme est revendiqué avec sérieux et
par le Grand-Roi et par le seigneur féodal qui peuvent être à la fois superbes et
charitables, et par le paysan humble et violent, et par le bourgeois conservateur
et entreprenant, et par l'ouvrier révolté et soumis. Les moines qui se séparent
du monde, retournent au monde où ils enseignent et agissent. La poésie païenne
des Géorgiques, des champs portant des moissons dorées, se prolonge
insensiblement et admirablement en chants religieux d'un Péguy, d'un Jammes,
d'un Claudel. Il y a comme une parenté entre deux formes, de prime abord
contradictoires de l'existence - l'une absolument libre, affranchie de toute
entrave, disposant de toutes les ressources d'une vie intérieure à renouvellements
infinis, à recommencements innombrables; l'autre, se déroulant comme quelque
chose d'éternel: une nature humaine à jamais définie, rangée dans des espèces
stables au milieu d'un monde à rythme régulier, aux formes préexistantes, aux
lois implacables.
Situation qui, loin de constituer une simple contradiction, apparaît comme
l'essence dialectique du monde. Elle ne résulte pas de quelque hypocrisie
foncière qu'on dénoue à tort et à la légère; elle n'apporte pas la preuve que le
monde chrétien n'est pas assez chrétien. La vie profane dans le monde, se
déroulant au sein d'une réalité sans pathétique- immuable mais quotidienne­
est singulièrement proche d'une existence qui se réfère à la vie intérieure
l'une et l'autre se comprennent à partir du présent.
Car la vie quotidienne est essentiellement un présent : avoir affaire à
102 Emmanuel Lévinas

l'immédiat, s'introduire dans le temps, non pas en parcourant tout le fil du


passé, mais d'un coup ; ignorer l'histoire. Et si l'immédiat est rapporté, ce
passé, à son tour, prend allure de présent. Toujours limité, il se détache
arbitrairement d'un passé plus lointain. Etre dans le présent, c'est traiter le
monde, c'est nous traiter nous-mêmes, comme on traite les gens qui nous
entourent, dont on ignore la biographie, qui arrachés à leur famille, à leur milieu,
à leur intérieur, sont tous de« père inconnu», abstraits en quelque manière,
mais, pour cela précisément, donnés immédiatement. Aussi le rapport avec
l'être, dans la vie quotidienne, est-il action. Il est comme le glaive d'Alexandre
qui ne dénoue pas les nœuds, qui ne refait pas à l'envers les mouvements qui
nouent, mais qui tranche. Ou il est vision - rapport instantané - le fait de
découper un morceau dans la réalité, de décrire les limites de l'horizon ;
ignorance du reste, désintéressement à l'égard du tout.
L'approfondissement scientifique de la réalité ne divorce pas d'avec le
présent. Non seulement parce qu'il s'épanouit en technique et en action; mais
parce que l'idée de loi qui permet de retrouver le tout perdu dans la perception,
nous le rend flottant comme un présent; c'est-à-dire sans référence à l'origine
qu'impliquait encore l'idée de cause. Si le monde quotidien est un monde d'à
peu près, d'immédiat, de compromis où il s'agit toujours de« parer au plus
pressé », où il y a toujours de l'urgent, le monde de la légalité scientifique
demeure, lui aussi, sans principe. L e fondement idéaliste de la science moderne
consiste, en somme, à remplacer l'origine par la liberté, c'est-à-dire, en fin de
compte, par le présent, par cette façon de trancher sur le temps et sur sa
continuité, d'interrompre, de venir à partir de rien, c'est-à-dire à partir de soi.
Mais le christianisme aussi est une existence à partir du présent. Certes,
dans une très large mesure, il est un judaïsme; mais ce n'est pas au judaïsme
qu'il doit son succès. Son originalité a consisté à reléguer au deuxième plan ce
Père auquel le Juif est accroché comme à un passé, et à n'accéder au Père qu'à
travers le Fils incarné, c'est-à-dire à travers une présence, à travers sa présence
parmi nous. Ce n'est pas une question de dogme, mais d'émotion. Alors que
l'existence juive se réfère à un instant privilégié du passé et que sa position
absolue dans l'être lui est assurée par sa filialité, l'existence chrétienne possède
dans son présent même ce point d'attache privilégié. Dieu lui est frère, c'est-à­
dire lui est contemporain. L'œuvre du salut est entièrement intérieure, ne
s'accomplit pas avec l'entrée même dans l'être, avec la naissance ; elle est
dans le pouvoir d'une nouvelle naissance à chaque naissance promise1 dans la
Etrejuif 103

conversion, dans le contact de la grâce. Il y a là une atténuation de la notion


d'origine dans ce qu'elle a de fort, au profit de la notion du présent. D'où toute
l'atmosphère pascalienne et kierkegaardienne : la possession du salut est à
chaque instant à nouveau remise en question, mais précisément pour cette raison,
le salut se donne dans la fraîcheur et la jeunesse de son présent. Il ne saurait
jamais constituer un acquis, mais s'offre à la conquête. D'où aussi, dans un
autre ordre, la nécessité de répéter le mystère de Golgotha, d'en redevenir le
contemporain.

III

Nous pourrons dire maintenant d'une manière plus précise en quoi


consiste l'existence juive. Sans prétendre à une théologie. En analysant
simplement la volonté d'être Juif qui à nouveau s'affirme.
L'expérience de l'hitlérisme n'avait pas été ressentie par tout le monde
comme l'un de ces périodiques retours de la barbarie qui, en somme, est dans
l'ordre et dont on se console par l'évocation du châtiment qui la frappe. Le
recours de l'antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif
l'irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition - pour beaucoup
cela a été comme un vertige. Situation humaine, certes - et par là, l'âme humaine
est peut-être naturellement juive. Mais pure d'angoisse autant qu'étrangère
aux complaisances pour soi, elle est vécue dans un halo d'affectivité que ni les
termes de joie, ni les termes de douleur ne sauraient traduire avec exactitude.
De là l'étrange résonnance du chapitre LIII d'Isaie et du livre de Job.
Par ce virement inattendu de la malédiction en exultation, l'existence
juive ne saurait rentrer dans le jeu des distinctions par lesquelles Sartre, par
exemple, essaie de la saisir.
Il a peut-être raison de contester au Juif une essence propre. Mais si
Sartre lui laisse une existence nue comme à tous les autres mortels et la liberté
de se faire une essence - soit en fuyant, soit en assumant la situation qui lui est
faite - on est en droit de se demander si cette existence nue n'admet aucune
différenciation. La «facticité» juive, n'est-elle pas autre que la «facticité» d'un
monde qui se comprend à partir du présent ?
Il nous faut entrer un peu plus avant dans certaines notions que le grand
talent de Sartre et le génie de Heidegger ont accréditées dans la philosophie et
la littérature contemporaines.
104 Emmanuel Lévinas

Il y a une démarche dans cette pensée qui permet de transformer


l'engagement suprême en une suprême liberté : ne pas s'engager, ce serait encore
s'engager ; ne pas choisir, ce serait encore choisir. Il serait trop long, mais
facile, de montrer que psychologiquement l'engagement par le non-engagement
est distinct de l'engagement par décision explicite et que s'abstenir ce n'est
pas agir. Qu'importe, soulignons qu'en l'espèce, la conception existentialiste
ne vise pas à moins qu'à mettre en question la notion même de passivité. Elle
part, en réalité, de l'idée d'un fait tel que activité et passivité y virent l'une
dans l'autre. Point de départ naturel lorsqu'on emprunte la notion du fait à un
monde sans origine et simplement présent. Un fait dans une existence
contingente est à la fois passif, puisqu'il ne s'est pas voulu, et libre, puisque
personne ne l'a voulu. Détacher ainsi le fait de son origine, c'est précisément
demeurer dans le monde moderne, qui dans sa science a renoncé à la recherche
de l'origine, et dans sa religion exalte le présent.
Mais un fait sera fait d'une manière absolument passive s'il est créature.
L'impératif de la création qui se prolonge en impératif du commandement et
de la loi instaure une passivité totale. Faire la volonté de Dieu est, dans ce sens,
la condition de la facticité. Le fait n'est possible que si, par delà son pouvoir de
se choisir qui annule sa facticité, il a été choisi, c'est-à-dire élu. Le passé que la
création et l'élection introduisent dans l'économie de l'être ne se confond pas
avec la fatalité d'une histoire sans origine absolue. Le temps infini derrière
nous, loin d'exclure la liberté du présent, la rend précisément possible, puisque
les instants de la série, instants sans privilège, se prêtent avec indifférence au
présent, à sa liberté, à sa jeunesse, à son ignorance du passé. Tout au contraire,
le passé que dans l'économie de l'être, introduisent la création et l'élection,
communique au présent la gravité d'un fait, le poids d'une existence et comme
une assise.
Ainsi, s'il est encore vrai que le fait juif existe nu, indéterminé dans son
essence et appelé à s'en choisir une selon le schéma sartrien, ce fait est, dans sa
facticité même, inconcevable sans élection. Il n'est pas comme celaparce qu'on
l'a truffé d'histoire sainte; il se réfère à ! 'histoire sainte parce qu'il est un fait
comme cela. Autrement dit le Juif est l'entrée même de l'événement religieux
dans le monde; mieux encore, il est l'impossibilité d'un monde sans religion.
Ce fait tient de l'élection sa structure de personnalité. Il y a en effet dans
la notion de « moi » une contradiction qui la définit. Le moi se pose comme
simple partie de la réalité et, à la fois, comme muni du privilège exceptionnel
Etrejuif 105

de la totalité. Le moi équivaut à tout l'être, dont il ne représente cependant


qu'une partie. Contradiction surmontée dans l'émotion de l'élection. Le sens
de l'élection et de la révélation comprise comme élection, ne réside pas dans
l'injustice d'une préférence. Il suppose la relation de père à enfants où chacun
est tout pour le père sans exclure les autres de ce privilège. L'élection juive
n'est donc pas vécue initialement comme un orgueil ou un particularisme. Elle
est le mystère même de la personnalité. Contre toute tentative de comprendre,
dans un monde sans origine, le moi à partir d'une liberté, le Juif apporte aux
autres, mais vit déjà, le schéma émotionnel de la personnalité comme fils et
comme élu.
Dans un nouveau sens, enfin, être créé et être fils, c'est être libre. Exister
comme créature, c'est ne pas être écrasé sous la responsabilité d'adulte. C'est
se référer dans sa facticité même à quelqu'un qui porte l'existence pour vous,
qui porte le péché, qui peut pardonner.
L'existence juive est donc l'accomplissement de la condition humaine
en tant que fait, personnalité et liberté. Et toute son originalité consiste à rompre
avec un monde sans origine et simplement présent. Il se pose d'emblée dans
une dimension que Sartre ne peut pas apercevoir. Il ne s'y pose pas pour des
raisons théologiques, mais pour des raisons d'expérience. Sa théologie explicite
sa facticité.

IV

Concrètement, cette dimension est vécue par chaque Juif dans le


sentiment qu'il a d'exister métaphysiquement. Le dernier marchand de chiffons
qui se croit «affranchi», l'intellectuel qui se croit athée, respire encore le mystère
de la création et de son élection. Le seul mystère qui lui reste dans un monde
où tout est devenu simple comme la matière, transparent comme la science.
Attachement au judaïsme qui reste quand aucune idée particulière ne le justifie
plus, quand il a constaté que la morale de ses pères est devenue la morale, leur
monothéisme - le monothéisme, leurs psaumes - la liturgie.
Tel est aussi le Juif pour les autres. Quand une conversation va
brusquement s'infléchir vers un thème juif, la voix prend des intonations
métaphysiques ou s'éparpille en chuchotements de l'anecdote indécente.
Comme si on approchait d'un domaine ou d'un quartier réservé. Il y a autre
chose que de la mystification ou du mauvais goût dans ces discours
106 Emmanuel Lévinas

philosophiques ou sc�breux. Ce qu'on appelle avec haine l'orgueil juif ou


l'impudence juive ou la prétention juive ne résulte que de l'interprétation que
la malveillance ou la lâcheté donnent de ce sentiment métaphysique ou
représente les formes dégénérées - il faut l'avouer - qu'il prend lui-même.
Mais alors même que dans ces formes le judaïsme peut donner prise à de telles
réactions, cette haine est bien différente de celle que provoque une race
persécutée ou une minorité quelconque. Il s'y mêle je ne sais quel goût
d'obscénité, d'impudeur et d'infini. Un goût de sacré.
107

Commentaire

Ci-dessous des extraits du commentaire de Benny Lévy sur l'article de


Lévinas « Etrejuif», dans le cadre de son séminaire hebdomadaire à l'Institut
d'Etudes Lévinassiennes (Jérusalem) sur« Le temps: de la phénoménologie à
l'eschatologie messianique», lors des séances des 10, 17 et 24 janvier 2001
(cours n '9, 10 et 11).

En 1947, l'année même où sont prononcées les Conférences publiées dans Le


temps et l'autre et où paraît De l'existence à l'existant, un article de Lévinas
intitulé« Etre juif» sort dans une petite revue juive, Confluences. Je ne saurais
vous décrire mon saisissement ; cet article de 1947 semble déconstruire chaque
proposition avancée la même année dans les textes philosophiques.

Encore plus saisissant : Lévinas a scrupuleusement surveillé la publication des


recueils de ses textes dispersés dans les revues. Il a publié dans Difficile liberté
« Etre occidental ». « Être juif», non. Il ne savait peut-être pas quel éditeur
choisir : du côté de la philosophie ou du côté du judaïsme. Pourquoi cet article
n'a-t-il pas été publié ? Comme s'il devait rester l'arrière (secret) des textes
publiés au grand jour.

Quand Lévinas parle des Juifs, il ne parle pas du judaïsme mais de l'être juif,
de l'exister à l'existant (juif).
La théologie ne se pense - si elle doit se penser- qu'à partir de l'exister. Un
petit texte de 1935 l'annonçait déjà:

« Le Juif est inéluctablement rivé à son judaïsme. » 1

Il s'agit pour Lévinas d'expliciter ce qui se joue dans l'intrigue de l'assimilation:


de décrire l'existence à quoi s'assimile le Juif et, ce faisant, ce qu'il oublie
comme existence proprement juive.

1. « L'inspiration religieuse de l'Alliance», Paix et droit, 1935.


108 Benny Lévy

On entre dans le saisissant.


L'horizon de l'assimilation: le présent !
L'horizon du Juif : le passé !

Dans Le temps et l'autre, Lévinas avait fait le silence sur le passé. Pour donner
sa jeunesse au commencement, son élan à l'instant, il avait fait le sacrifice du
passé (à la vérité, il l'avait laissé... à l'arrière, secrètement).

« Nous voudrions tenter autre chose : caractériser la signification


ontologique de cette existence du monde non-juif vers laquelle
l'assimilation accédait. »

Nous sommes vraiment dans le vocabulaire du temps et l'autre.

« La poésie païenne des Géorgiques, des champs portant des moissons


dorées, se prolonge insensiblement et admirablement en chants religieux
d'un Péguy, d'un Jammes, d'un Claudel.»

Paganisme qui se prolonge ! Les fondateurs de l'Eglise, que l'on appelle les
« pères » par anti-phrase, ont été formés par les lettres latines. L'empereur
devient chrétien. La société entière dans sa paganicité devient chrétienne.

«Il y a comme une parenté entre deux formes, de prime abord


contradictoires, de l'existence - l'une absolument libre, affranchie de
toute entrave, disposant de toutes les ressources d'une vie intérieure à
renouvellements infinis, à recommencements innombrables; l'autre, se
déroulant comme quelque chose d'éternel: une nature humaine àjamais
définie, rangée dans des espèces stables au milieu d'un monde à rythme
régulier, aux formes préexistantes, aux lois implacables.
Situation qui, loin de constituer une simple contradiction, apparaft
comme l'essence dialectique du monde. Elle ne résulte pas de quelque
hypocrisiefoncière qu'on dénonce à tort et à la légère.»

Nous reconnaissons cette notion de l'hypocrisie: elle figure dans la préface de


Totalité et Infini. Quand Lévinas définit le monde moderne il le définit comme
hypocrisie : non pas comme vilain défaut contingent, mais comme ·double
Commentaire 109

attachement à la fois au philosophe et au prophète. Ici, l'hypocrisie, et c'est la


même chose, est définie comme double attachement au fond païen et à la forme
chrétienne.

«Elle n'apporte pas la preuve que le monde chrétien n'est pas assez
chrétien. La vie profane dans le monde, se déroulant au sein d'une réalité
sans pathétique - immuable mais quotidienne - est singulièrement
proche d'une existence qui se réfère à la vie intérieure : l'une et l'autre
se comprennent à partir du présent. »

Comment se marient ces deux éléments à première vue totalement


contradictoires ? Grâce au présent. Grâce au présent, on peut être pagano­
chrétien, moderne.
La thèse est produite. Pourquoi cela commence-t-il par le présent?

« Car la vie quotidienne est essentiellement un présent : avoir affaire à


l'immédiat, s'introduire dans le temps, non pas en parcourant tout lefil
du passé, mais d'un coup; ignorer l'histoire. Et si l'immédiat est rapporté
à un passé, ce passé, à son tour, prend allure de présent. Toujours limité,
il se détache arbitrairement d'un passé plus lointain. »

Cette remontée dans le plus lointain du passé constituera la grande réflexion


ultérieure de Lévinas. Mais en 1947, dans Le temps et l'autre, lui aussi entre,
semble-t-il, dans le présent, tout d'un coup.

« Etre dans le présent, c'est traiter le monde, c'est nous traiter nous­
mêmes, comme on traite les gens qui nous entourent, dont on ignore la
biographie, qui arrachés à leur famille, à leur milieu, à leur intérieur,
sont tous de ''père inconnu 11, abstraits en quelque manière, mais, pour
cela précisément, donnés immédiatement. »

L'« individu» moderne est de père inconnu. L'abstraction de l'individu


- atome de la pensée politique moderne-, sa vérité, c'est qu'il est de père
inconnu. Il est synchrone avec le présent. Pour cette raison, on peut faire de la
sociologie : avec des individus. Comment pourrait-on faire de la sociologie
avec des uniques, avec des soi authentiques ?
110 Benny Lévy

« Aussi le rapport avec l'être, dans la vie quotidienne, est-il action. Il est
comme le glaive d'Alexandre qui ne dénoue pas les nœuds, qui ne refait
pas à l'envers les mouvements qui nouent, mais qui tranche. »
Comme l'enfant tire sur le double nœud, au lieu de le dénouer. Etre dans le
monde moderne, c'est déchirer le passé. On déchire le lacet. On tranche le
nœud, au lieu de le dénouer avec précaution, tel Alexandre, fondateur de la vie
moderne en étant le chef du monde grec et la racine du monde romano-chrétien.
Le glaive d'Alexandre, c'est la coupure du présent. Ce geste prend le présent
comme s'il sortait de rien, comme s'il naissait de soi. Autant de formules que
Lévinas lui-même semble reprendre à son compte dans De l'existence à
l'existant et dans Le temps et l'autre.

Le monde moderne est aussi le monde des lois scientifiques. Et les lois sont
des synchronismes, elles ne connaissent pas l'origine. La coupure galiléenne
ne connaît pas, ne connaît plus, se désintéresse de l'origine.

« L'approfondissement scientifique de la réalité ne divorce pas d'avec


le présent. Non seulement parce qu'il s'épanouit en technique et en
action ; mais parce que l'idée de loi qui permet de retrouver le tout
perdu dans la perception, nous le rend flottant comme un présent ;
c'est-à-dire sans référence à l'origine qu'impliquait encore l'idée de
cause. Si le monde quotidien est un monde d'à peu près, d'immédiat, de
compromis où il s'agit toujours de ''parer au plus pressé", où il y a
toujours de l'urgent, le monde de la légalité scientifique demeure, lui
aussi, sans principe. Le fondement idéaliste de la science moderne
consiste, en somme, à remplacer l'origine par la liberté, c'est-à-dire, en
fin de compte, par le présent, par cette façon de trancher sur le temps et
sur sa continuité, d'interrompre, de venir à partir de rien, c'est-à-dire à
partir de soi. »

Dans Le temps et l'autre aussi, on coupait dans la trame pour qu'un instant
apparaisse : degré zéro, jeunesse d'un commencement. Ici, cela définit le monde
moderne, l'horizon métaphysique du clocher. Saisissant!
Commentaire 111

Soit maintenant le christianisme

« Mais le christianisme aussi est une existence à partir du présent. Certes,


dans une très large mesure, il est un judaïsme : mais ce n 'est pas au
judaïsme qu'il doit son succès. Son originalité a consisté à reléguer au
deuxième plan ce Père auquel le Juif est accroché comme à un passé, et
à n'accéder au Père qu'à travers le Fils incarné, c'est-à-dire à travers
une présence, à travers sa présence parmi nous. Ce n'est pas une question
de dogme, mais d'émotion. Alors que l'existence juive se réfère à un
instant privilégié du passé et que sa position absolue dans l'être lui est
assurée par safilialité, l'existence chrétienne possède dans son présent
même ce point d'attache privilégié. Dieu lui est frère, c'est-à-dire lui est
contemporain. L'œuvre du salut est entièrement intérieure, ne s'accomplit
pas avec l'entrée même dans l'être, avec la naissance: elle est dans le
pouvoir d'une nouvelle naissance à chaque instant promise, dans la
conversion, dans le contact de la grâce. Il y a là une atténuation de la
notion d'origine dans ce qu'elle a de fort, au profit de la notion du présent.
D'où toute l'atmosphère pascalienne et kierkegardienne : la possession
du salut est à chaque instant à nouveau remise en question, mais
précisément pour cette raison, le salut se donne dans la fraîcheur et la
jeunesse de son présent. Il ne saurait jamais constituer un acquis, mais
s'offre à la conquête. D'où aussi, dans un autre ordre, la nécessité de
répéter le mystère de Golgotha, d'en redevenir le contemporain.»

Le Chrétien est essentiellement moderne. Réciproquement : le moderne est


essentiellement chrétien.

« L'œuvre du salut est entièrement intérieure, ne s'accomplit pas avec


l'entrée dans l'être, avec la naissance : elle est dans le pouvoir d'une
nouvelle naissance à chaque instant promise, dans la conversion, dans
le contact de la grâce. »

On pourrait tirer la dernière phrase de De l'existence à l'existant. Dans le texte


philosophique : proposition positive. Au même moment, dans le texte juif :
critique.
112 Benny Lévy

Il faut maintenant dire positivement l'existence juive - sa facticité bouleversante:


Dès son article de 1935, Lévinas nous avait dit que l'hitlérisme a rappelé à
chaque Juif l'irrémissibilité de son être juif, sa facticité juive. Le terme
d'irrémissibilité nous rappelle la notion d'« il y a». Le Juif n'est pas le viril
existant qui s'arrache à l'exister, il est d'emblée un retournement de l'i! y a. La
facticité juive a les même propriétés que l'i! y a. Une juiverie, c'est une
irrémissibilité d'exister. Une insomnie. Découvrir qu'on est rivé au judaïsme,
c'est d'abord une malédiction et puis cela vire en exultation.

Un dialogue avec Sartre s'engage. D'accord, l'essence vient à partir de


l'existence.

« Il a peut-être raison de contester au Juif une essence propre. Mais si


Sartre lui laisse une existence nue comme à tous les autres mortels et la
liberté de se faire une essence - soit en fuyant, soit en assumant la
situation qui lui est faite -, on est en droit de se demander si cette
existence nue n'admet aucune différenciation. La ''facticité "juive, n'est­
elle pas autre que la ''facticité" d'un monde qui se comprend à partir du
présent?»

L'existence précède l'essence. Mais dans l'existence même, il y a une différence.


Ne parlons donc pas d'essence juive, mais d'existence juive.

La facticité juive, c'est un mode d'exister et, on le voit, qui n'est pas celui de
l'i/ y a. Même irrémissibilité des deux côtés, même fait d'être livré sans
possibilité d'échappement. Lévinas citera toujours le vers de Racine : je fuis
dans la nuit; où fuir? Où se réfugier? Mais le père tient l'urne fatale. Je ne peux
pas fuir. Je ne peux pas fuir dans l'i/ y a. Je ne peux pas m'endormir dans le
sans-cesse de l'insomnie. Je ne peux pas ne pas être juif. Simple: on est dans
l'exister. Il n'y a rien de plus simple que l'existence ; or l'existence juive se
différencie de l'existence moderne. L'existence juive est une facticité qui ne
s'entend qu'à partir du passé, alors que l'existence moderne ne s'entend qu'à
partir du lacet déchiré, de la coupure du présent.

«Facticité» vient du mot « fait».


Un fait ne peut pas se retourner en acte, il est fait, toujours fait. La facticité
Commentaire 113

juive : j'ai beau faire, je suis fait, les jeux sont faits, les Juifs sont faits. Un Juif
est fait - comme un rat - quand il essaye de fuir - sa condition juive. Le seul
problème, c'est d'être rattrapé, pas trop tard, pour que le prix ne soit pas trop
élevé.
« Le recours de l'antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au
Juif l 'irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition
- pour beaucoup cela a été comme un vertige. »

A travers le malheur, grâce de s'être réveillé !


Du fait même du recours de l'hitlérisme au mythe racial, quelque chose de
décisif s'est réveillé chez le Juif.

L'hitlérisme définit le sujet, sa valeur en tant que sujet, par l'enchaînement au


corps.

«L'essence de! 'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce
d'enchaînement. Etre véritablement soi-même ce n'est pas reprendre
son rôle au-dessus d'une contingence toujours étrangère à la liberté du
moi, c'est au contraire prendre conscience de l'enchaînement originel
inéluctable unique à notre corps ; c'est surtout accepter cet
enchaînement. »2

Le recours de l'antisémitisme hitlérien au mythe racial, autrement dit, la


découverte par l'hitlérien de l'être rivé et le consentement à l'enchaînement a
rappelé au Juif son propre être rivé, l' irrémissibilité de son être.

Avec le Chrétien, avec le libéral, le Juif n'avait pas la possibilité de redécouvrir


la vérité de son être - selon l'expression de Difficile liberté : « l'ultime identité,
son innocence ». Il a eu cette possibilité grâce à - ou à cause de, ou par le
malheur de - l'hitlérisme.

Cette formulation de l'être juif, Lévinas la gardera jusqu'à ses derniers instants.
Le vrai, c'est ce qui fait irruption une fois pour toutes. C'est un effet

2. Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme [1934], Payot et Rivages,


Rivages poche, 1997, p. 19.
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114 Benny Lévy

d'interruption total.

«Par ce virement inattendu de la malédiction en exultation, ! 'existence


juive ne saurait rentrer dans lejeu des distinctions par lesquelles Sartre,
par exemple, essaie de la saisir. »

Tout est dit. On disait« grâce à, à cause de, par le malheur» : virement d'une
malédiction en exultation. Hitler : la malédiction. Exultation : je suis juif.
J'exulte : le judaïsme m'est révélé.

Dans la séquence philosophique du temps et l'autre, il fallait maîtriser le sans­


cesse horrible et lugubre de l'i/ y a par la virilité de l'existant pour espérer être
libre. Maintenant je deviens libre par l'exultation de l'être juif lui-même.
Déplacement décisif.

Lugubre, horrible sans-cesse, c'est ce par quoi on« commence» dans l'i/ y a, et
il faut attendre l'événement de la paternité pour que s'accomplisse le présent
libre du sujet. Dans la facticité juive elle-même - virement, l'être rivé lui-même
révélant -, on gagne la liberté sans se déplacer . Tel est le secret du Juif : cette
immobilité. Dès la face juive de l'if y a, je suis déjà le père libre dont Lévinas
nous parle à !afin de De l'existence à l'existant.

Dans Le temps et ! 'autre et De l'existence à l'existant, il fallait fuir le passé


pour avoir un commencement véritable. On voulait un vrai instant qui
commence, la vraie jeunesse du présent, la vraie liberté du commencement,
donc il fallait se débarrasser du passé qui pèse, qui produit cet effet fatal de
déterminisme : si on veut un commencement véritable, il faut fuir ce passé.
Décision que Lévinas prend dans ses textes, en faisant l'impasse du passé.

Ici, il retourne à un autre passé. Plus clairement : il faut aller du passé simple
au « passé absolu ». Lévinas parle - à propos du monde contemporain, du
christianisme - d'une histoire sans origine absolue. Par la négative se dessine
la notion positive : une origine absolue. Le mot origine renvoie au passé. Passé
absolu. Passé absolu qui libère du passé fatal.
Commentaire 115

« Le passé que la création et l'élection introduisent dans [ 'économie de


l'être ne se confond pas avec la fatalité d'une histoire sans origine
absolue. Tout au contraire, le passé que dans l'économie de l'être
introduit la création et l'élection, communique au présent la gravité
d'un fait. Le poids d'une existence et comme une assise. »

Rappelons, pour mesurer le déplacement, la séquence des textes philosophiques


d'abord l'i/ y a, puis l'hypostase; l'encombrement du soi- le couple fatal du moi
et du soi. L'hypostase nous avait fait gagner une base, mais d'emblée la position
devenait prison, dont il fallait s'évader. A peine avions-nous aperçu le féminin
comme base que l'abîme s'ouvrait à nouveau sous nos pieds.

Ici, depuis le début, grâce à la face juive de la facticité, nous pouvons gagner,
au regard de ce qui se passe dans l'hypostase, une base pour le présent, qui,
loin de devenir prison, est désormais une assise. La gravité du fait donne une
assise au sujet. La stance qu'il cherchait dans l'instant, et qu'il perdait dans
l'hypostase, c'est l'assise même de l'être juif.
Le virement de la malédiction juive en exultation : la révélation de l'assise.
Le Juif à l'ombre du passé absolu se tient auprès du Père. Je n'ai pas besoin de
me mettre en chemin vers le Père, dit Lévinas. Le Juif est immobile. Le Juif est
un vrai« être là». Il suffit d'être immobile, de ne pas croire au mouvement, au
progrès, de rester dans l'éternelle immobilité de l'assise. Immobilité au niveau
de l'ultime identité de l'être.

Contemporain du passé absolu une fois pour toutes : il n'y a pas de question
juive.

La gravité du fait juif n'est pas encombrement, comme dans les textes
philosophiques : couple fatal du moi et du soi, non-liberté, «responsabilité».
Au contraire

« Dans un nouveau sens, enfin, être créé et être fils, c'est être libre.
Exister comme créature c'est ne pas être écrasé, sous la responsabilité
d'adulte, s'est se référer dans sa facticité même (immobile- c'est moi
qui l'ajoute) à quelqu'un qui porte l'existence pour vous, qui porte le
116 Benny Lévy

péché, qui peut pardonner. »

On découvre au fin fond, du sein même de la facticité immobile, que nous


sommes portés. Etre porté, être fils : être libre.

L'assise se révélant à nous, se découvre alors le père comme passé absolu. Le


père dans son absoluité de père, du sein même, de dessous même la facticité.
Sous le fait : la volonté du Père.

« Un fait sera fait d'une manière absolument passive s'il est créature.
L'impératif de la création qui se prolonge dans l'impératif du
commandement et de la loi instaure une passivité totale. Faire la volonté
de Dieu est dans ce sens, la condition de la facticité. »

Et grâce au Père se dévoile l'être-frère:

« Ce fait tient de l'élection sa structure de personnalité. Il y a en effet


dans la notion de "moi" une contradiction qui la définit. Le moi se pose
comme simple partie de la réalité et, à la fois, comme muni du privilège
exceptionnel de la totalité. Le moi équivaut à tout l'être, dont il ne
représente cependant qu'une partie. Contradiction surmontée dans
l'émotion de l'élection. Le sens de l'élection et de la révélation comprise
comme élection ne réside pas dans l'injustice d'une préférence. Il suppose
la relation de père à enfants où chacun est tout pour le père sans exclure
les autres de ce privilège. »

Je suis une partie du monde, et pourtant le monde est créé pour moi.
Et en même temps (celui du Passé absolu) pour tous les autres (uniques).
« Chaque fils du père est fils unique. » ( Tl, p. 311)
Egalité qui ne suppose aucun tiers : fraternité.
Commentaire 117

«Etre juif» fonctionne, disions-nous, comme un arrière (secret) des textes publiés
au grand jour. Arrière, réserve séminale des possibilités à-venir du penser
«philosophique». Texte-père.
Dans la guerre métaphysique entre le Père vivant et le Père inconnu, guerre à
l'arrière de tout texte lévinassien, ce texte-père devait rester secret.

Benny Lévy
119

Lettres carrées
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VI

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III

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II

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Major Trends in Jewish Mysticism, 1st edition, Schocken Publishing House, I.


(i:inr.m n,yn) Jerusalem, 1941; 2nd edition, Schocken Books Inc., New-York, 1946.
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,7m,;; 71:,r.,J mnm ,O"JN'OJ',., o,,,o,',', m1:inon n:,wr., n,-,,:,rr.,J 1Jn mn
.17J'''

'Signature' in: Difficile liberté [1963), Albin Michel, Paris, 1995, p.374 :mq .5
i1 ,,,71,1, mm"!i N)Jr.,

n,,n\V'"3Ni1 7\V i1"l!li1" .n,i,t>,;,n nim\V'"3Ni1 :in,,J n,m:,pn n,,n\V,mNn


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7\V ,mm;, 'î'!lNUlJi1 'li,it>liNi1 il�)J)J N�i, ',))i!l:, ni'lJ\V'UlNi1 nN Ol'i, l'�)J
'O,U!l)J'O' U'N Nin .'lJ\V't>lNi1 'l'))l ,,in,� i1\V))l il'N ,,in,;, ,Ol'i', ,il)) .,,i;,,;,
7\V ini'l ,o,oJn 1i,v,n nN ,,,,\V l!liNJ '.V'nnn 'lJ\V'"3Ni1 ,1!l'i1' .'lJ\V'"3Ni1 7\V
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0'1l17 \Vl'lili ,,ipn ',,uJi JN-,it>J ,n,in o,ivJ ,n;, ,,,i;,,-N7'i1 n,,;,;, nniv,
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n,,;,• :1l))7 n,li,mliN i1i''t nnnpnn n,,n-niv o,,,nvn on .nnnn 1nm 1mn
Nùnl n-nivl 1Jnn .n,ml 7\V O'l\VmJ 1J1', ,n,, oipn PN ,m oipnJi :,,i;,,
i1Niin 1i,nNi1 1t>1"1lJOi1" :Ol'i, 0"0)J ,ii1\V)J-;,n,nt, i1lJ'll ,1:::, .i17'lJi1 lli!J
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.( § IV) "m1nJlni i1N'1li1 ,,non

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n,,;," 7\V ,mm;, mipn nN \Vmnn, ,i\VV\V ,inN ,inin m,vn, \Vi'lN ,ovo,
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i�Jipi ,o,li\V nv-'ln:,J n,mn moi!lni1\V ,oPi, ',\V O'l1 o,,nNn, 1U'll
oo,i!l N, ,,,,i;,, n,,;," inNnn ,o,i!lo, ,03,i', 7\V mm\Vn nnn ,,n,, imNn

',v, :,,0101�0:, .,V a,,,:,,:, m" )1)JN)Jl Dt'171"'ilil n7N1Vl 'Ol''' l1 1934 - l 1l:J .3
'Quelques reflexions sur la philisophie de l'hitlerisme', in: C.Chalier et M.:i1N1)t:lt'i',\,,:,:,
.(Abensour (dir.), Emmanuel Levinas - Cahier de /'Herne, Le livre de Poche, pp.113-121
.'nmm'n ,m, cr,,,'-''ill nmn 1:i:J oP,, ,il'l1Vi1 c,,vn nnn,n 'l!l? :in:Jl1V ,m inNn:i
.n nv!lm:i num1"n n't'!lN1"lJil m,,vnivnn nN r:in, c,v ,vp:in �nm ,N1'1l
Dnl)J mm ,:i, n,,nN, D)l1n ,n,,,:,,:, :,',HV,!l 0,,1:,,:, ,11"1N'O ?)!l lN't i1N1 .4
.n"',,vn :i'lN-,n ,c,,v,!ln n"i!lo ,,,Pl'1l
,
.(§ II) u,n,o ,,po ri,,ul ;pi,uo,;, 7'\!.> riP,Nuo, non
11

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(§ II) .p-,m,;, n,:,l'l ,, nul,o ;,,n;,n 1ml


11

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mpmrin ,m,,n illJ!iY7 "'"ln, ,,:, ,nn,m rim,,;,n ;,,o,o,,,on 7'\!.> ;,niy;,
rio'\!.>m ,ilYil ,om, ,ri,no 1'\!.>i' ni,'\!.>pn ,ri,,,;,,;, m,rin,yn'\!.> ,,;, ,1lYillJ
,n,ln ,,'\!.>omn ''lN'il o,po:i .ri,,n:il:, m,rin,y;, ,;,n :l'"''"' mi\!.> m,rin,y
,illJ�))l ,,nl7 ;,ri',,:,,, 1l))IJ ,ON p, ri'1'\!.>0N i11ll))i1" .,nl) N1lli1 '')N'il ,,o�))l
N7l ,m,nllil .(§ III) "n,nll N'il ,,o,,:, ,nl ,,nl ,;,m,rin,y riN '":i' 1:il,
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1'\!.>lJl'\!.> ,nN'1ln l!i"'\!.> m,,lo ,ri"',n,o m,,lo o,moon O'l'\!.>llJ - inll:>l N1ll:>
,,ri, ,:ivn ,o,o riN 'O'l:>tJ ,,,,n, m,;,•n - <§III) "p,:,n ,p,nm m,�nn ,!il 1lV7
,ll-m,,;, riN y,,,;, ,,,,n, m,;,;, .1l7l nnnnn ,nn ill'l�Y riN m,omn mN'!ll'l
'Ol''' 7'\!.> ,,,,, 1'\!.>0N)')il Nin ,(§ VI) m,nllm i1N'1li1 ,,mon riN ,,,,v tl'\!.>ll"n
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11

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( § III) ."ri, ''l o,,v 7'\!.> mi'\!.>oNn ,om riN o,m Nm ,p,,, iri'l iN

ni,!i '\!.>ll77 tll n,,:,, 1lVi1 1l'l'l'l7 ,,,n, m,;,n 7'\!.> ri,m,l'.ln ;,;,,m ,oil
'N1:>,) .,.,,lrin, \!.>Pl)') Nlil 1'\!.>N:> - ,,,:iyr.i ;,mrin, il'Oll'.l '1lil'i11'\!.>N:> .ri,,,.,\!.)
ri'T'!lN"l'lil mN'�l'Jil 'TN - (m77llrinn ,v ,,n,nl ,,nril'l 1l'lNl'li1'\!.> ,:i, l7 tl''\!.>7
oil, ,,:,, ll'N'\!.> 'l'l Nlil ,,,n,;, ,'Ol'l' ,,lY .,,30 ',y rinom - ,,,,;,, riPn'n - ,,'\!.>
,,,pnn 'riPn', ,,l!il'l7 ;,mil'l ,,,n,;, .,ririon, ,,:,, ll'N'\!.> ,mil, ,,:,, ll'N'\!.> ,ll!itJl'l
rivom:i ,,,l'l�l'l ON ol ,;,nlm ,,u'l ,l;,)') il�)'), ,,,n,;, 7'\!.> m p,ri,, .,,'\!.>

il!l1pn ilmNl 1:n - (filialité) nmi�i (paternité) n1illN - pi lN ?\!> C'l\!>1lJil .2


c,,,nv 1?N D'l\!>1lJ .(Le temps et l'autre) 'inNi11 JY.ltil' noo:i Ol'1? ,,, ';,)) '!l101?'!l 11'17
1mm:i ,«'llt>l'Nl n,,.,,:,:i 7\!>0? 1:i .Ol'1' ';,\!> i17\!>lil n,0101,,oil 1nJ\!>Ol D"t:>107 1!li17
N1�o, l"'l ,'mm:;p i111nN'1 'n1'11!lil 7\!> n,t\:>J1l�Ol1Uil' D'N1plil '))'l1il p';,n;, 7\!> D'!>'))Ol
Totalité et Infini - essai sur l'exteriorité, Martinus :i1N1) .1?N D'l\!>m 7\!> c,:ini D'n1n'!l
(.Nijhof, La Haye, 1961, pp 306-316
0171,11
nl'il"!i NIJD

l�m�n lYIJ? ,,pnn pm, cnJ\?) c,,,� cmNl ,,IJ�)) 11p1J' l'l?)11Jn ?\?) ,,,,, tN:>
1

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N'n :''lN'n ?\?) ''l?)!:>1nn cPpm ,))11Jn ,cnmm,m cnnn 0''1?)1))'1?) n, ;,mi n?W!l
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.(nN p,, ,,mr-1:i cl N1n\?) ,ll} mm, ,(lN)
',:, p:i, ,,,�un c,,pn p:i ,,'l?)p? t>l'1?? p CN 1'1?)!:lNIJ mmn ?\?) 'lmn 11Jmn
,11JN1Jn n,,nn:i t>l'1? r,,:,IJ ,,,y ,:i,n p,,n N1il m 1\?)i' .,,,,po;, c,w;, niy!lm
,D?1))il ?\?) il?Nn n,,n, - N?n n1))!l1Mil ',:, Pl ili''î l'))IJ \?)' ,nNr-?:>l" ,:, 1l))1"l
,,m,m-:i, m,1J, ,o,iy;, .( § II} "on, l''1Y ill'il\?) ,m,�m p:i, ll'l np,r Dl m:,
.,,,,n,-N?il n1'il'il nN 0l'1? l"!lNIJ 1:i .n11ill 0?1)) N1il

mmlJ ,,,,n, n,,;,';, - ,,,,n, - N?n n,,;,'n nN l"!lNIJn - n11;,:i DPpn n1J1))?
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.( § III) "mm "1\?)!l\?) o,1v1J ,,1p1J N?? o,1v1J ,,\!.) n,pmn;,:i ;,�1y1 [,,,;,,;,
;,i,n:in ?\!.)1 (création) i1N'1lil ?\!.) m,m,lJil n,,,,l"pnlJ ,nn .''11il'i1 n,,n•n
')N1 t>l'1? ?\?) n,0,01,,!ln 1nl\!.)IJ nN 1:iry, N? nn))IJ'IV n,,,,mp - (élection)
11y 1l'N'I?) DPp ?\!.) ,1p1Jn Nm - ''\!.)lM\?) ,:,:, n,:im n:i,1n n1:i,\!.)n n:i ,oon,
.1l))nlJ 'Dv 01'i' N?N ,nimnlJ 'Dv D1'i'
'illJ1 ?'D?1))il ,,n, 1l))il 11J'IJ nN il1'nli11 i1N'1lil l\!.)1)J N1!:lN 0'0'l:>IJ ,�,:,
1

'l!l? 11)) ,nN'1lil )\?)1)J .nN'1lil )\?)1)J) nn!ll ?1?N D'l\!.)11J DM'N D'N'llJ\?) n,mnn
lNi1 .1:i, lNil l'l on,;, nN t>l''' ,,:iv l"!lNIJ ,'l1?1N'M ,n, - ?i'\!.)IJ ,,,v D't)'IJ)))'.)\?)
illll:li1 - ilT illllJ 1N ,ilT on, ,o,:i .N1lln N1il lli1 1\!.)N:> ,N11lil D1i'IJ nN \!.)'!�)?
,�n\!.l ,i:iy, ill1!:l pn ,lN? ,monnnn:i :m,n:i n1nP1J 'n,,1m1 ,,,�n - 1:i-:iN
?\?) 1l))i1 - 1?\!.l N? Dl N1il ,'l'i!.) ,�m - llil ;� lNil N1il lNil - 1?\?) N1il ,nN
- imN \!.l'n)Jl'.) ll- lN illllJil\!.l - ilN'1lil l\!.l11J .p,n l'N ll? 1l 'llJT' N1il lNil
,:iv;, il'i1' m 1l))'I?) ,,:in ,onPn 'lN ,,,N 1N ,onnnn 'lN ,,,N 1:iy ?'I?) l1'Y1 N":in
1l'N\?) ,'?\!.l n11il? ,on, 1l'N\?) 1l)) ?\?) 1)J'IJ 0']:>)J ll- lN illllJil :inN 11\?)? .'?\?)
?\?) U,\?)?:> ,N?N ,mm, ,,rnn,, inN 1N m:, l!l1Nl 1Tn\!.l? 1M'l 1n1N '11"0'i1il 1l))il
1l'N n,\?),n 1m:i ;,,,n:im i1N'1lil mVi?'Pl? miN 1\?)N ,,:iv;," . 1 ",nm ,:iv ,t>l'1?
1l))'i1 l\!IHJ ',\!I nl'J1\i)V ,'i1N'1li1 ',\!I 1l))' 1N ,'"',nm 1l))' ',\!) 11'))1l mNi', tn') .1
D'll.V1Y.l ,(immémorial) '1'::>f.- ,n'}l'n ll.V11J ','!V 1N ,(passé pré-originaire) ,,,,p1:1- oipn
:,,n:,', ,:iv� ut n,,:,� nini-t:i ,,",:,. n',:ip,:i N'n\!I ,n:, ,m,1:1:i, ,opi', ',\!I n,!no1',,n:i D"T:>11:1
.(Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Martinus Nijhof, La Haye,'1974)
l

'Ol'1', .1l'lt1Nl 0'1i11i1lJ '''1J!l1n n,,;,', l11'l' D1Ni1 n,,;, ',)) 1'01N'O ',',V D'V11'i1
n'.Vpln:> 1'01N'O ',',V (la philosophie de! 'engagement) n1'0"lni1i1 nl'.Vnn nN '1J1!llJ
01Nn ,c,ivl- n,,;,;, ,ni,:, - n1livn :n1l1V l'.V1nn ','IJ nn,,,on mln V':iln,
,"O"lnn, N'," .o,,un ,,N, DN1 i1:il1' ON ,01Nn .n,iv!l:> nmnnl m:ilm - mm1liv:,
,i11l1Vi1 ',\!.) 'mi,n'n ,1t mO"lni1 .( § III) "0"lni1', 1"1)) i1T ,in11 ,Ol'1' lm:>
D1'1Vl imN mnn 1l'N ''lN'n nN llion c,,vn ON pi Ol'1' ,'IV ,,,,, N1!lN n'1'1J!lN
,,::iynJJ m,,m,, m;mmn nn,m m,,m,, m,m :m,nN c,,,nl 1N .N'i1'1V 1i,
,n m,,m m:ilV nN o!linn 01Nn ,Ol'1' ,,li:> ,1=> . ,1p1Jn1J m,,m,, mpmnn
:Ol'1' ,'IV ,mpon p cN 'i1H .{ § III) "nnn '01'.V!l'IV c,,vl ,,,pn N,,,, c',,vl
,n,n .mmn nN nn,pm ,ilvn ,v ,,,pnn ,v n,m,nn i1l'IVnn N'i1 mi,nn nl'IVnn
.m:ilV nN o!lin m,,nn ,'.V '!>101,,!ln ''lN'i1 1l ,,v'nn ,n,nn Nin mmn
l'iOnm il1 ',:, il ,m,n c,,vl imN oi!ln, 1'1V11'!l ,mi,n:, c,Nn nN oi!ln,
',n i1T 11'!lN .nim re-presentation l'IV1lJi1'1V '!l:> ,''lN'il ',\!.) nimn 1n1'1V'' ,mm,
Ol'1' lm:> ,,n,,n,,n D1'i'i1 'Jl', :c,inNn •m,n'n 'l!l1N ',:, ,v Dl Ol'Ù ','.V ,,,,,
N, ,lntl l,n'l>n, .,,,,nl piov, :mm cnmnl Dl'il cnnpn1,;, cnnn" ,:, ?'lin,
.{ § Il) "n,,momnn c,vnn, ;nnN-nll N?N ,1lVi1 1'.Vn ',:, ,,, m:,',nnn ,,,-,v
n,:,'l)', n'.Vplnil il'l!] N'i1 ,c,,v, ''lN'il ',\V i1\V'li1 nN nl"!lNIJil "'l'Ol1!l0i1 i1'l!li1
nN ni:>'l>? n'l>plr.in i1'l!l - n'l:>!lnr.i i1'l!l ,nn ."n,,mo,nnr.i c,vnn,11 ,ilvn nN
''lN'n ?'V cnnn m:, i'1'1l ,1=> on cnn,,r.ii,;, cnnn .'l>inr.i ',1:,n nN ',,nnn,, l\V'i1
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m,p,r.iw 11Yl1 ,ilVl on,,r.i Vli', mi!l ,,,nm c,,pn'IV 11))l [ ... J U'l'J ,mn:,u
ni,pl nN i''Tnn ,,:ilun cPpn ,ll-,m,n n,:,n ,, n'vlm n,,,nn 1u1l "',n,m,
W' [... J .ilr.it-ll ,,,p ,nN Nin ,1'll? ,c,n,',N .m:ilV ,,'IV niml nn non,mn mmNn
* ,,,,,:,, n,,n"� N1:lll

D\!)J ,no,� nv-Jn:,J , 194 7 nl\!)J oo,onn (Etre Juif} ,,,,n, nrn' ,mmn
o,nv', nu:,', lml nmN - n,iol nJ,t,n', 1"\!) m inNn .('m,,nNnn') Confluences
'J\!) m� mm', 1n'J on'J'J ,,.,N D'Jn:> .ol',., 'Jn:>J - •o,n,pmn D'Jn:>' -n D\!)J
De) 'D"i'n ',N o,,pnn' -, (Le temps et l'autre) 'inNm 1nm' D'Ji\!)nn o,,,J,nn
iJ:, cm ,,m,ln 'J\!)n1J opi', ',\!) ,,,,n\!)', 1mo iJn:,J ,(l'existence à l'existant
.mmNnn n,,�,n nN ,on','1!> n,o,oi',,on m,vnJi ml\!)1nJ ,o,,\!)JIJ

0'11JNIJn)J nNiJ:, Nin - ,oioi',,o 1)JN)J pot, ,,,,,n,• t,t,pt, pot> - ,,,,n, n,,n'
.'J\!)11 11JiN iJ:, Nin .U'lTiN', o,i� 1J:, 11JNIJn .,\!) ilJ\!) .o',ivn Jn:, t,J,,.,\!) D't))ili1
n,,ut,p i1l\!)' in:, ,oi,,:,i, mi\!) U'N •,ti,lip'-n in:, ,nm\!) m,,m Dl\!)' in:, :,,,n, nrn
Nm :m ,nNnJ 1,vti', ol',., \!)j:IJl:l pru 1::, ,pN, .,,m,n ,,Jv ninrn n,l,.,n:mN
.( § I) "n,,inn n',:,',:,"J ,,,,n, m,n•n ',\!) il:lipn nN t)i\!)n', \!)j:IJl:l
nN n',,nn l"ON., NioN il:l�V., O\!) OJ''" .,,m, nvnn ',\!) mn" nN )'',n', ,,:,
mVl:l\!)IJn nN l"ON'," ,r,J,:, ,\!)i'Jl:l Nm :,,m,-N',n n,,n•n nN ,,,p ,'m,nNn m,nn'n
.( § Il) "m',',iJnnn n,nn i1J))',\!) ,,,n, - N',n o',ivn ',\!) m o,,p ',\!) n'li',mJiNn
nN t)i\!)n', D'NJn o,,,Nm m inN mJ Ol''" u', poon ,inNnn ?\!) 'J\!)n t)'Vt>J ,1::,
.,,�un o,,pn ,\!), ,v,nn o,,vn ?\!) ,D"IJi'l:lim D"nn ',\!) n,l,1:iitiJiNn om))IJ\!)IJ
'DPi'' - n nN l"ON? ,,:, , 11 Nin ,\!)N:, ,''l!>'?\!)n ''l'))OJ nm, ,iN'nJ 1'\!)l:l)J t,J,,.,
?\!) ,,,ln pi\!):,n" uw,:, m,,p nmN ,n,t,o,,N,�rno,rpNn nJ\!)nl:lJ ,'oio,,,on
.( § Ill) "n,,i,\!):,vn m,ooJi n,o,o,,,oJ 1l1"n ?\!) nmNlm itiiNo
n,o,o,.,,on 1n ,nn ,r n1:iN'I!>? \!)l'l ?Ol''' ,o, •,,,n,-N,n nrn'n nN ,n,,n nn
,Ol''' ,,Jv .11:lNl:ln ',\!) ''l!>'?\!)n t)'VOJ nnm t>J''" nmN itiiNo ?\!) n,n,,pn
r1J1 .m,,n:, oiNn nN l'Jn, n\!)pJnn n,o,o,,,o N'n itiiNt> ?'I!> n,o,o,,,on

.m ,mm ?'IV '!l1'0i1 noun '1!11J'lJ ormv ,v 101Jn ,m 11l' ,,,, ,,,Jn', mmJ ,n,m *
121

Le Débat

La mémoire, l'oubli, solitude d'Israël

Ci-dessous l'essentiel du débat public qui s'est tenu le 14 février 2001


entre les trois fondateurs de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, Alain
Finkielkraut, Benny Lévy et Bernard-Henri Lévy, autour du thème : « La
mémoire, l'oubli, solitude d'Israël » 1• Evénement exceptionnel, le Débat, qui a
fait salle comble, a réuni plus de sept cents personnes dans un grand théâtre
de Jérusalem. Les trois intervenants ont observé une règle qu'ils s'étaientfixée,
selon laquelle chacun d'entre eux a parlé vingt minutes et posé une question
sur chacun des exposés des deux autres participants, après quoi le débat s 'est
ouvert au public pour des questions.

Benny Lévy

Exposé

Au cœur de l'Europe, cœur brisé d'une civilisation, un événement non


humain, non relatif, absolu ; son nom propre : Auschwitz. Auschwitz fut pour
ma génération, pour ce que je conviendrai d'appeler le Juif moderne, le nom
moderne du mal. L'absoluité de l'événement fit conclure : Auschwitz ou
l'allégorie du mal absolu. Et si Auschwitz était l'allégorie du mal absolu, alors le
Juif visé par Auschwitz était l'allégorie de l'humanité. Voilà ce que ma génération
a pensé. Ce mal absolu n'avait pas de précédent, disions-nous, ni avant, ni après,
ni passé ni avenir, instant absolu, mais pour qu'il fût tel, il eût fallu qu'il remontât,
cet instant absolu, à un passé absolu- l'expression est d'Emmanuel Lévinas -,

1. Les trois philosophes ont animé des séminaires préparatoires au Débat à l'Institut
d'Etudes Lévinassiennes pendant les trois jours précédents.
122 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

passé d'avant le souvenir qui lui s'efface, sinon l'instant chasse l'instant. Faute
de la passée d'un passé absolu, voilà ce qui se passe aujourd'hui. On a crié dans
les rues de Paris et de Strasbourg: « Mort aux Juifs» et la moitié de l'humanité
au moins, l'arabe ouvertement, et l'européenne en partie mezza-voce,
réclame un Nuremberg pour les « crimes israéliens contre l'humanité».
Constat: ça s'est retourné. De ce constat, deux leçons: le Juif moderne s'est
trompé sur l'homme et il s'est trompé sur lui-même. L'homme, je veux dire
l'occidental, se trompe sur la mémoire et l'oubli, et le Juif s'est trompé sur sa
solitude.
La thèse sur l'homme: pour l'homme - l'homme occidental-, il n'y a
pas de passé absolu, ou pour le dire autrement, ce qui est en avant de soi
- disons le père - est mort. L'homme occidental, comme vous le savez, c'est
dans son excellence l'homme grec et le Grec, par excellence, c'est Platon.
C'est donc avec lui que je vais faire le parcours pour pointer l'erreur. Dans un
dialogue superbe, le Phèdre, Platon se pose la question de la mémoire et de
l'oubli, question liée à celle de l'écriture. Platon privilégie, comme le Juif, la
parole vivante, la parole qui est assistée par son père, la parole du maître, celle
qui ait planter des semences dans l'âme appropriée. Alors qu'en est-il de
! 'écriture, se demande-t-il ? Dans un très beau passage, il met en scène le
dialogue entre l'inventeur de l'écriture et le Roi à qui il propose son invention:

« Voici, ô roi - dit Teûth l'inventeur-, une connaissance qui aura pour
effet de rendre les Egyptiens plus instruits et plus capables de se
remémorer. Mémoire, aussi bien qu'instruction, ont trouvé leur remède.»

Et le roi de répliquer : « Incomparable maître-ès-arts, ô Teûth, autre est


l'homme qui est capable de donner le jour à l'institution d'un art, autre
celui qui l'est d'apprécier ce que cet art comporte de préjudice ou d'utilité
pour les hommes qui devront en faire usage. A cette heure, voici qu'en
ta qualité de père des caractères de l'écriture, tu leur as, par complaisance
pour eux, attribué tout le contraire de leurs véritables effets, car cette
connaissance aura pour résultat chez ceux qui l'auront acquise de rendre
leurs âmes oublieuses, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire,
mettant en effet leur confiance dans l'écrit, c'est du dehors, grâce à des
empreintes étrangères, non du dedans, et grâce à eux-mêmes qu'ils se
remémoreront les choses. Ce n'est donc pas pour la mémoire, c'est pour
Le Débat 123

la remémoration que tu as découvert un remède. »2

L'écriture s'adresse indifféremment à tous les hommes, voilà pourquoi


Platon la condamne, alors que la parole du maître s'adresse à l'un en propre, à
l'un dans sa singularité, elle éveille l'âme de chacun. Les maîtres d'Israël disent
aussi que !'Ecriture s'adresse à tout le monde, l'enseignement dans !'Ecriture,
ce qu'on appelle la« Torah shebekhtav », s'adresse à tout le monde, à toutes
les nations, à tout homme, indifféremment, elle roule à gauche, à droite, comme
dit Platon. Alors où est la différence décisive? La voici: l'écriture pour le Juif
se noue à la parole, la Torah écrite se noue à la Torah orale. Oui Platon avait
raison, la parole vivante requiert un maître vivant, un père qui l'assiste. Mais
pour ce faire, il faut que le maître comme l'élève voient ensemble une écriture
plus haute que tous deux, voient les lettres, lettres qui précèdent et le maître et
1' élève, écriture qui précède la création elle-même. Là est le lieu du passé absolu.
Hélas, l'écriture est chez Platon le lieu du parricide, le lieu du père mort: voilà
ce que signifie la condamnation de l'écriture chez Platon, c'est-à-dire en
Occident. Et l'Occident devenu chrétien grâce à Paul confirmera la mort de la
lettre, du père, par la décision déterminante : la lettre tue, l'esprit vivifie. La
lettre-père-morte, 1'histoire de 1'Occident se voue dès lors au présent, s'y adonne
complètement. Au présent éternel quand il est idéaliste- ce qu'il n'est plus-,
ou à l'instant quand il devient moderne. Au présent idéaliste, et c'est la superbe
phrase de Plotin : « L'âme bonne est oublieuse puisqu'elle s'adonne à la
contemplation du présent éternel». Ou bien, pour le moderne: nulle jouissance
de l'instant présent ne pourrait exister sans faculté d'oubli,« 1'oubli, cette force
plastique, génératrice, et curative» - j'ai cité Nietzsche. Ce qui est intéressant,
c'est d'entendre dans la proposition idéaliste, celle de Plotin, toute la différence
avec ce qui s'est joué du côté de la tradition d'Israël. Pour Plotin, l'âme bonne est
oublieuse parce qu'elle s'arrache à la matière ; le Juif lui réplique
« vézakharta »,« et tu te souviendras », c'est-à-dire tu actualiseras, « ki 'eved
haita be-mitsraim», « parce que tu étais esclave», c'est-à-dire embourbé dans la
matière,« en Egypte». S'arracher à la matière, c'est zakhor, dit la parole d'Israël ;
s'arracher à la matière, c'est devenir une âme oublieuse, dit Plotin. Voilà l'abîme.
Autrement dit, telle fut notre erreur, à nous autres Juifs modernes : nous avons

2. Platon, Phèdre, 274e-275a.


124 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

pensé prôner la mémoire du mal absolu sur le terreau même de l'Occident


- c'est, comme dit Platon: écrire sur l'eau. Dans les termes de Lévinas, c'est
oublier la trace,« écriture imprononçable de ce qui toujours déjà passé n'entre
dans aucun présent». Cette erreur sur l'homme conduit à une erreur sur soi. Et
voici donc la deuxième thèse.
Nous n'avons pas su entendre, dans les années où j'ai grandi, donc dans
les années 60, ce témoin de 1935 ou ce survivant de 1945, Emmanuel Lévinas,
qui avait nommé justement l'absolu de l'événement. Proposition décisive :
« Le recours de l'antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif
l'irrémissibilité de son être »3 • En regard de ce propos, un intellectuel qui n'a
absolument rien à voir avec la pensée d'Emmanuel Lévinas mais qui
admirablement depuis des années lutte contre le négationnisme, Jean-Claude
Milner énonce cette proposition : « J'appelle Juif celui pour qui les chambres à
gaz ont été inventées »4 • C'est ce qu'il faut comprendre. Voyons de plus près
comment l'absolu s'adresse à moi, évidemment en compagnie de Lévinas.
Commençons par une description
« Le mal m'atteint comme s'il me cherchait, le mal me frappe comme s'il y
avait une visée derrière le mauvais sort qui me poursuit, "comme si quelqu'un
s'acharnait contre moi", comme s'il y avait malice, comme s'il y avait quelqu'un.
Le mal, de soi, serait un "me viser". Il m'atteindrait dans une blessure où se
lève un sens et s'articule un dire reconnaissant ce quelqu'un qui ainsi se révèle.
"Pourquoi toi me fais-tu souffiir moi et ne me réserves-tu pas plutôt une béatitude
éternelle ?" Dire premier, question première ou lamentation première ou
première prière. En tout cas, interpellation d'un Toi et entrevision du Bien
derrière le Mal. Première "intentionalité" de la transcendance : quelqu'un me
cherche. Un Dieu qui fait mal, mais Dieu comme un Toi. Et, par le mal en moi,
mon éveil à moi-même. »5
Le mal le plus simple me vise ; et le mal absolu ? Ici se révèle la solitude
d'Israël. Je vais vous lire là, pour illustrer la thèse de la solitude d'Israël, un

3. E. Lévinas, « Etre juif», Confluences 15-17, 1947. Cet article, resté inédit depuis
1947, est reproduit plus haut dans ce numéro.
4. Jean-Claude Milner, « Les dénis », in : Paroles à la bouche du présent. Le
négationnisme: histoire ou politique?, Editions Al Dante, 1997, p.74.
5. De Dieu qui vient à l'idée [1982 ; 2ème édition revue et augmentée, 1986), Vrin,
1992, p.200.
Le Débat 125

passage de« Sans nom», le texte qui clôt l'ouvrage de LévinasNoms propres:
« Mais qui dira la solitude des victimes qui mouraient dans un monde mis en
question par les triomphes hitlériens où le mensonge n'était même pas nécessaire
au Mal assuré de son excellence ? Qui dira la solitude de ceux qui pensaient
mourir en même temps que la Justice au temps où les jugements vacillants sur
le bien et le mal ne trouvaient de critère que dans les replis de la conscience
subjective, où aucun signe ne venait du dehors?
Interrègne ou fin des Institutions ou comme si l'être même s'était
suspendu. Plus rien n'était officiel. Plus rien n'était objectif. Pas le moindre
manifeste sur les droits de l'Homme. Aucune "protestation d'intellectuels de
gauche" ! Absence de toute patrie, congé de toute France ! Silence de toute
Eglise! Insécurité de toute camaraderie. C'était donc cela "les défilés étroits"
du premier chapitre des Lamentations : "Pas de consolateur !" [Ein Menakh 'em],
et la plainte du rituel de Kippour : "Ni grand prêtre pour offrir des sacrifices,
ni autel pour y déposer nos holocaustes !" »6
Solitude totale, solitude noire ; dans cette solitude se réfugie tout l'humain.
Et entendez comment se retourne cette solitude, comment une lumière, de
l'obscur lui-même, pointe:
« Peuple exposé [le peuple d'Israël] - même en pleine paix - au propos
antisémite, car peuple capable de percevoir dans ce propos un sifflement
inaudible à l'oreille commune. Et déjà un vent glacial parcourt les pièces encore
décentes ou luxueuses, arrache les tapisseries et les tableaux, éteint les lumières,
fissure les murs, met en loques les vêtements et apporte les hurlements et les
hululements d'impitoyables foules. Verbe antisémite à nul autre pareil, est-il
injure comme les autres injures ? Verbe exterminateur par lequel le Bien se
glorifiant d'Etre retourne à l'irréalité et se recroqueville au fond d'une
subjectivité, idée transie et tremblante. Verbe révélant à l'Humanité tout entière
par l'entremise d'un peuple, élu pour l'entendre, une désolation nihiliste
qu'aucun autre discours ne saurait suggérer. Cette élection est certes un malheur.
Mais cette condition où la morale humaine retourne après tant de siècles
comme à sa matrice atteste - d'un testament très ancien - son origine d'en
deçà les civilisations. Civilisations que cette morale rend possibles, appelle,
suscite, salue et bénit, mais qui, elle, ne s'éprouve et ne se justifie que si elle

6. « Sans nom», in: Noms propres [1973], FataMorgana, Le Livre de Poche, 1976,
pp.141-142.
126 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

peut tenir dans la fragilité de la conscience, dans les "quatre coudées de la


Halacha", dans cette demeure précaire et divine. » 7

Ouestions

Alain Finkielkraut : Je commencerai par une citation de Lévinas: « Ma vie se


serait-elle passée entre l'hitlérisme incessamment pressenti et l'hitlérisme se
refusant à tout oubli? »8. Ma vie: il faut aussi entendre ma vie philosophique.
Et voici maintenant ma question, elle a trait à cette idée d'un mal qui me vise,
à cette idée d'un Dieu qui fait mal, à cette idée enfin d'un mal qui aurait eu
pour effet, par son absoluité même, de rendre le Juif à lui-même. A cela je
voudrais opposer le refus de Lévinas de faire du sens avec Auschwitz, le
sentiment qu'il y avait là comme un naufrage de toute raison divine ou séculière.
A l'idée d'un mal qui fait sens, au lien que toute une tradition porte entre la
souffrance et la faute, Lévinas survivant oppose précisément la faute d'avoir
survécu. De cette vie qui s'est passée entre l'hitlérisme incessamment pressenti
et l'hitlérisme se refusant à tout oubli, il tire une question qui en quelque sorte
congédie la question métaphysique initiale : pourquoi y a-t-il de l'être plutôt
que rien; et surgit tout d'un coup la question de l'individu responsable voire
coupable : pourquoi moi et non pas plutôt un autre? Pourquoi moi? Si faute il
y a, elle est celle d'avoir survécu, et de ce sentiment naît la définition
lévinassienne :
« Qu'est-ce qu'un individu - l'individu solitaire - sinon un arbre croissant
sans égards pour tout ce qu'il supprime et brise, accaparant la nourriture, l'air
et le soleil, être pleinement justifié dans sa nature et dans son être? Qu'est-ce
qu'un individu, sinon un usurpateur? Que signifie l'avènement de la conscience
- et même la première étincelle de l'esprit - sinon la découverte des cadavres
à mes côtés et mon effroi d'exister en assassinant ? » 9
Il semblerait que la définition d'un individu comme d'un usurpateur a
été rendue possible à Lévinas par le siècle qu'il a traversé et par cette vie passée

7. Ibid., pp.145-146.
8. Ce propos d'E. Lévinas est extrait d'un entretien publié dans François Poirié,
Emmanuel Lévinas [La Manufacture, 1987), Actes Sud (Babel), 1996, p.90.
9. E. Lévinas, « Le lieu et l'utopie », in : Difficile liberté, Albin Michel, 1963,
p.134.
Le Débat 127

entre l'hitlérisme pressenti et l'hitlérisme se refusant à tout oubli.

Benny Lévy : Il est vrai que Lévinas a refusé plusieurs fois et dans un texte en
particulier, intitulé« La souffrance inutile » 10, de formuler de manière marchande
tout rapport entre la souffrance qui s'est jouée à Auschwitz et les fautes dont
seraient responsables les victimes de ces souffrances. Cela l'a conduit à critiquer
une certaine tradition qui prétend que, au bout du compte, il faut entendre
derrière le mal, le bien. Il se trouve que Lévinas est pris entre deux feux
(philosophique et juif) : les textes de Lévinas doivent être pris par leurs deux
côtés, il faut comme ouvrir le pli que ces textes recèlent. Après avoir dit qu'il
serait totalement indécent, obscène de faire un rapport entre la souffrance et la
faute à propos d'Auschwitz, dans un commentaire sur un des grands maîtres
lituaniens, de l'époque où la Lituanie était la Jérusalem du monde de la Torah, le
Nefech Ha-haïm, un de ses derniers textes, Lévinas dit la chose suivante
« Peut-on d'ailleurs demander en priant l'adoucissement de nos souffrances
humaines ? Les souffrances ne signifient-elles pas expiation des péchés ? [c'est
Lévinas quiparle] "Pas de souffrance sans faute", dit le traité Chabbath (55a). » 11
Evidemment Lévinas se rend compte que, contraint par le texte, il a dit
quelque chose d'énorme par rapport à ce qu'il avait écrit; alors il ajoute une
note d'une ligne et demie : « Peut-on continuer à le dire [Pas de souffrance
sans faute] depuis la passion d'Auschwitz ? Peut-être toujours de soi à soi;
sans faire entrer cet apophtegme dans un prêche. » 12

Bernard-Henri Lévy: Un mot, d'abord, sur cette question du mal qui me vise
et qui me touche. Reprenons le texte cité, qui est un extrait de De Dieu qui
vient à l'idée. A la page précédente, p. 199, Lévinas parle de la « dérisoire
théodicée des amis de Job. Leur idée de justice procèderait d'une morale de la
récompense et du châtiment, d'un certain ordre déjà technologique du monde.»
Et il ajoute -je cite de mémoire - : « Toute tentative de théodicée n'est-elle pas
une façon de penser Dieu comme la réalité du monde ? » Pour moi, tout est

10. « La souffrance inutile» est publié dans Entre nous, Essais sur le penser-à­
l'autre.
11. E. Lévinas, « Judaïsme et Kénose », in: A l'heure des nations, Editions de
Minuit, 1988, p.148.
12 Ibid., note 3.
128 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

dit. Les amis de Job sont« dérisoires». Leur théodicée est« dérisoire». Et
cela, précisément, parce qu'ils prétendent donner un sens à ce qui, aux yeux de
Job souffrant, n'en a pas. Ils sont des techniciens de la souffrance. Ils ont une
vision technicienne de la souffrance. Et c'est le risque pour quiconque entre
dans cette logique du mal qui« me vise», etc. Cette question, ce débat entre
celui qui estime qu'il convient de donner un sens à ce qui n'en a pas, et celui
qui tient pour le noyau irréductible d'insensé au cœur du mal, c'est, cela dit,
une question cruciale à laquelle il faudra peut-être que nous consacrions un
séminaire.
Deuxième point, toujours à partir de l'intervention de Benny. Cette affaire
des rapports entre l'écriture et la parole, deux textes où Lévinas dialogue, plus
ou moins explicitement, avec le Phèdre. Le premier, c'est Totalité et Infini. Le
deuxième, c'est Autrement qu'être. Dans Totalité et In.fini apparaît un premier
Lévinas, qui s'en tient à une position assez strictement platonicienne : primat
de la parole sur l'écriture et primat d'autant mieux affirmé que la parole c'est
le visage, c'est les yeux, c'est l'expression - toutes ces paternités, tous ces
surcroîts de la parole qu'évoquait déjà Platon. Et puis il y a un deuxième texte,
beaucoup plus tard, Autrement qu'être, où Lévinas revient sur cette question et
où il évoque ce qu'il appelle « la situation herméneutique de l'écriture », le
rapport du texte à l'exégèse. Et là, les choses se renversent. On sort de
l'appréciation platonicienne de l'affrontement de la parole et de l'écriture. Et
Lévinas en vient à affirmer le primat de l'écriture dans le sens que Benny
évoquait dans la première partie de son exposé.
Alors ma question est la suivante : y a-t-il un Lévinas et puis un autre?
Et si oui, que se passe-t-il de Totalité à In.fini à Autrement qu'être pour que
s'opère cette sorte de renversement?

Benny Lévy: La réponse est au cœur de la méditation sur le texte de Lévinas.


Quand il nous parle du visage d'autrui, ou qu'il nous parle de l'autre, il ne nous
parle pas de l'autre, il nous parle d'un événement qui est un événement de
l'absolu: quand le visage de l'autre homme apparaît, comment remonte-t-on
de l'homme à plus haut que l'homme, des traits (yeux, nez, bouche, qui ont
l'air d'être un amas de matière) à ce bouleversant événement qu'est l'apparition
d'un visage? Au début, dans Totalité et In.fini, Lévinas répond : par la parole
du maître, par le visage qui me commande, qui m'enjoint, qui me dit« Tu ne
tueras point». Il cherche à dire la différence entre autrui comme autre homme
Le Débat 129

(alter ego) et autrui comme apparition du divin. Son grand problème : dire
Dieu dans le texte philosophique. Mais cette parole vivante du maître pour dire
l'extrême originalité de ce qui se joue dans le visage s'avère insuffisante. Visage,
en hébreu, c'est « panim », et dans « panim » il faut entendre « pana », le
radical qui veut dire à la fois se tourner et évacuer. Cette espèce d'évacuation,
d'absolution, c'est celle-là qu'il va essayer de dire en termes d'écriture, mais
pas d'écriture au sens d'écriture littéraire, encore moins mnémotechnique
(condamnée dans le texte de Platon), mais de « l'écriture imprononçable ».
Cette trace de l'absolution, cette trace de l'absolu, il l'appelle l'écriture
imprononçable. Comme vous le savez, le Nom, écrit en quatre lettres, ne se
prononce pas, et à la place de ce nom,c'est un autre nom divin qui est dit: cette
articulation entre le Nom écrit qui ne se prononce pas et !'oralité, voilà ce que
Lévinas a gagné dans Autrement qu'être.

Alain Finkielkraut

Exposé

Pour commencer, je voudrais opérer un retour en arrière jusqu'en 1965


en France. La guerre est alors finie depuis vingt ans, on débat à 1'Assemblée
Nationale sur la question de la prescription des crimes nazis: vingt ans,c'est le
délai normal de prescription. La question est donc celle-ci : faut-il tourner la
page ou, pour distinguer le crime contre l'humanité des crimes de guerre, faut­
il déclarer le crime contre l'humanité imprescriptible ? A cette question, le
philosophe Vladimir Jankélévitch répond dans un texte intitulé précisément
L'imprescriptible, qu'il a fallu vingt années,justement, pour que la physionomie
singulière d'Auschwitz émerge de la guerre, de ses atrocités, de son océan de
souffrances et qu'il y aurait donc un paradoxe terrible à vouloir tourner la page
au moment même où cet événement prend sens et accède en quelque sorte à la
conscience des nations. Déclarer ce crime prescrit,ce serait le renvoyer dans le
révolu, alors que d'une certaine manière il vient seulement de survenir. Cette
thèse a eu alors gain de cause. Qu'en est-il aujourd'hui, en cette première année
du nouveau siècle? Eh bien, cinquante-cinq ans après Auschwitz, il est beaucoup
moins question en France, en Europe, dans le monde occidental, de tourner la
page de ce que tout le monde appelle maintenant la Shoah, qu'en' 1965 au
130 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

temps où Jankélévitch protestait contre l'impatience de l'oubli. Plus le temps


passe, moins la mémoire collective semble vouloir se décharger sur l'histoire
du soin de refroidir l'événement. Auschwitz est un passé qui ne passe pas,
toujours plus présent ; et si les ouvrages historiques effectivement abondent,
ce n'est pas pour l'éloigner de nous au même titre que les campagnes
napoléoniennes ou la guerre de 30 ans, c'est pour en faire vivre la flamme et
c'est, comme dit encore Jankélévitch, parce qu '« il n'y a pas de limite dans le
temps à la mémoire de celui qui n'a pas vécu le crime dont il témoigne » 13• Et
de cette centralité, de cette mémoire omniprésente et obsessionnelle, les preuves
abondent, en France notamment : c'est en 1995 qu'à peine arrivé au pouvoir le
Président Chirac a assumé, au nom de la France, les crimes de Vichy, les crimes
de l'Etat français, rompant avec une tradition inaugurée par le général de Gaulle,
confirmée par François Mitterrand. C'est il y a deux ans qu'a eu lieu en France
le procès de Maurice Papon, 50 ans, 55 ans même après les faits. L'événement
n'est pas simplement présent comme événement qui sollicite la mémoire mais
aussi comme étalon de tous les crimes, les grands crimes collectifs du siècle,
ce qui fait qu'il est présent même quand il ne s'agit pas de lui. Auschwitz est
présent à chaque fois que l'on parle d'un grand massacre de masse. Donc
omniprésence de la mémoire, sous la double forme de la piété pour le passé et
de la vigilance vis-à-vis des démons dont le présent pourrait être porteur. Si la
mémoire a triomphé de l'oubli, qu'en est-il de la solitude d'Israël ?
A chaque fois que nous voulons déployer toutes les harmoniques du
nom Israël, nous sommes ramenés à ce qui se passe aujourd'hui sur cette terre,
aujourd'hui au sens propre puisque aujourd'hui il y a eu un attentat à Holan.
Donc grande, immense vulnérabilité d'Israël, et je constate que cette mémoire
omniprésente ne protège pas Israël dans sa vulnérabilité, au contraire, cette
mémoire aggrave l'exposition d'Israël, aggrave la vulnérabilité d'Israël. Israël
est un Etat, et la Shoah ne peut pas, ne doit pas servir de sauf-conduit à cet Etat.
Il faut résister à la tentation de jouer sur les deux tableaux, le tableau sioniste
- nous avons formé un Etat- et le tableau du destin général d'Israël. Il ne faut
pas, on ne doit pas - et Dieu sait si la tentation est grande -justement se référer
à la Shoah comme à une sorte de garantie d'innocence perpétuelle pour ses

13. Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l'inachevé,


Gallimard, 1978, p.167.
Le Débat 131

victimes de toute éternité que seraient les Israéliens. Dès lors qu'Israël s'est
constitué en Etat, Israël s'est exposé- à tous les sens du terme mais notamment
à la critique. Cette critique peut être légitime, en tout cas elle a sa place en
droit. Le problème que je vois aujourd'hui, et ce n'est pas la première fois qu'il
surgit à nos yeux, c'est que la haine a/ait main basse sur la critique. En lieu et
place de la critique, on a la haine. Et cette mémoire-là, cette mémoire
omniprésente, au lieu d'atténuer, au lieu d'inhiber la haine, la nourrit. Parce
que c'est une mémoire simplificatrice, une mémoire qui voit le monde en deux
dimensions. Cette piété et cette vigilance conduisent, si on n'y prend garde, à
réduire la pluralité du monde à l'affrontement de deux forces. Et quand il n'y a
plus que deux forces en lieu et place de la pluralité du monde, alors tous les
renversements sont possibles, alors on peut dire, ou même on ne peut pas
s'empêcher de dire que les victimes d'hier sont les bourreaux d'aujourd'hui. Si
vous n'avez que ces deux catégories pour affronter les réalités explosives, vous
n'avez rien pour vous prémunir contre le renversement. Et de ce renversement,
nous sommes témoins tous les jours. La réalité même de ce qui se joue ces
jours-ci, ces mois-ci entre Israël et les Palestiniens, la réalité complexe est en
quelque sorte réduite à l'affrontement de deux forces, et s'il n'y a plus que
deux forces, alors il y a la force faible et la force forte et la force forte doit être
dénoncée quand bien même elle aurait fait, elle ferait à la force faible les offres
les plus généreuses.
Deuxième effet de simplification de cette mémoire obsessionnelle : si
dans la réalité on ne retient que le crime, alors comment penser la réalité? Et là
encore le retournement se produit : nous avons souvenir d'un crime contre
l'humanité, nous avons dit « plus jamais ça », nous militons pour une
commission d'enquête, voire pour un tribunal qui pourra faire la lumière sur
les crimes commis hier au Liban et plus récemment encore dans la répression
de l'Intifada. Voilà un moment tout à fait paradoxal de complicité d'une mémoire
omniprésente avec la vulnérabilité et la solitude d'Israël, Israël rendu plus seul
encore par la mémoire sans cesse entretenue du crime majeur contre les Juifs.
C'est à cela que nous avons affaire et constater cela, ce n'est pas pour moi,
j'espère que vous l'avez compris mais je me ferai aussi clair que possible,
militer pour l'oubli. C'est d'abord se poser la question : qu'est-il arrivé à la
mémoire? Qu'est-il arrivé à la mémoire pour que nous nous méfiions de son
triomphe au moins autant qu'autrefois nous étions en droit d'avoir peur de
l'oubli?
132 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

Pour répondre à cette question, je ferai un bref détour par un auteur dont
je crois qu'on peut dire qu'il est l'un des très grands donneurs de mémoire, à
savoir Primo Levi. Donneur de mémoire est celui qui, précisément, à l'homme
qui n'a pas vécu l'enfer dont il témoigne, donne la possibilité non seulement
de connaître, de savoir, de s'informer, mais de le comprendre de l'intérieur
grâce à des livres comme La trêve, Si c'est un homme, et aussi son testament
intellectuel: Les natifragés et les rescapés, le livre qu'il a publié un an avant
son suicide. Primo Levi est accompagné, tout au long de son travail, par un
poème dont il cite quelques vers en exergue des Nai�fragés et des rescapés: Le
dit du Vieux Marin de Coleridge. Voici l'exergue: « Depuis lors, à une heure
incertaine, cette agonie revient, et jusqu'à ce que mon histoire soit racontée, ce
cœur en moi brûle.» Qui est le Vieux Marin dans Coleridge? C'est quelqu'un
qui a une histoire terrible à raconter. Il arrête des passants qui se rendent à une
noce. Ils sont pressés les passants, ils vont à une noce. L'un d'entre eux
finalement est hypnotisé par l'œil qui luit du Vieux Marin. D'une certaine
manière, à travers cette histoire, on peut distinguer les stades de la réception de
l'œuvre de Primo Levi. Lorsqu'il est libéré d'Auschwitz et qu'il rentre en Italie,
il est saisi, dit-il, d'une ardeur narrative pathologique: il raconte, il écrit et il
raconte. Le manuscrit de Si c'est un homme est achevé en 1947. Le premier
éditeur le refuse, le deuxième éditeur ne s'y intéresse pas beaucoup. Les passants
vont à la noce. Qu'est-ce que ça veut dire: les passants vont à la noce et ils ne
veulent pas entendre le Vieux Marin? Cela veut dire que l'Europe, à ce moment­
là, était dans l'euphorie de ce qu'on a appelé le baby boom ; l'Europe était
heureuse, même les rescapés faisaient la fête, c'était l'euphorie de la victoire,
on avait gagné. Le deuil est venu après: il y a un moment où les passants se
sont arrêtés, ont écouté Primo Levi, et alors ses livres se sont vendus, il est
même allé les présenter dans les écoles. Dans Les naufragés et les rescapés, on
voit Primo Levi combattre un nouvel ennemi, et quel est ce nouvel ennemi ?
C'est le désir de simplification, dit-il, l'allergie aux demi-teintes et aux nuances
de l'existence, la volonté de partager le monde en deux; et il dit: il faut que je
combatte cette volonté pour faire comprendre ce qui se passait là, dans le lieu
même du mal absolu - c'est ce chapitre qu'en quelque sorte il arrache à la
simplification et qui s'appelle « La zone grise ». Et puis il y a le nouveau
moment dans lequel nous sommes entrés, ce moment où le passant, l'auditeur,
prend tellement à cœur le récit de Primo Levi que, d'une certaine manière, il
l'en congédie, il l'assume à sa place; il l'écoute raconter et ensuite, « ,il se le
Le Débat 133

raconte », il se raconte ce qu'il aurait fait, il se raconte ce qu'il en est de lui­


même, il se projette dans ce récit. Il y avait la mémoire, il y avait l'oubli, il y a
maintenant une sorte de confiscation fervente. Autour du maintien en détention
de Maurice Papon, il y a maintenant une polémique très vive, et ceux qui sont
intervenus en faveur de sa libération, de manière spectaculaire, sont Robert
Badinter et Germaine Tillon. Robert Badinter a vu son père partir pour les
camps pour ne jamais revenir et c'est Robert Badinter qui a déclaré : « on dit
crime contre l'humanité, mais il y a un moment où l'humanité doit prévaloir
sur le crime». Papon a 91 ans et je rappelle d'ailleurs qu'il n'a pas été condamné
pour assassinat ou complicité d'assassinat, il a été disculpé de ce chef
d'accusation, il a été condamné pour arrestation illégale, séquestration arbitraire.
Il est vrai qu'il est le seul survivant: est-il à ce titre coupable de tous les crimes
que ne peuvent plus assumer les morts ? Et Germaine Tillon, rescapée de
Ravensbrück, a eu cette phrase tout à fait incroyable, vertigineuse, indicible
par quelqu'un d'autre : « nous aussi nous avons droit à la compassion, nous,
les rescapés, nous avons le droit de compatir ». Il ne s'agissait pas
nécessairement de lui donner raison, mais une vague de refus a submergé ce
pays comme si vraiment notre génération ou la génération qui a eu la grâce de
la naissance tardive montrait à travers sa fermeté qu'elle ne serait pas, elle,
tombée dans les petits calculs et dans la noirceur de la collaboration.
Une autre affaire qui nous a beaucoup divisés et qui nous a inspiré
partiellement le thème de notre rencontre, c'est l'affaire Renaud Camus, cet
écrivain accusé d'antisémitisme pour des phrases de son Journal La campagne
de France. J'ai moi-même protesté contre la campagne contre La campagne,
parce que je la trouvais outrancière, parce qu'il me semblait qu'elle s'apparentait
à du lynchage, et surtout parce que j'avais le sentiment que dans cette affaire
beaucoup de fils voulaient en quelque sorte racheter le crime ou les
compromissions des pères et des grands-pères et qu'ils le faisaient dans la
cruauté la plus vive, dans le tous contre un.
Voilà deux exemples où l'on se dit : un nouveau partenaire se joint au
couple traditionnel de la mémoire et de l'oubli, ce partenaire c'est le fantasme,
fantasme d'appropriation d'un événement qu'on voudrait en quelque sorte prendre
pour soi. Peut-être peut-on aller au-delà de cette description et se demander si,
dans l'activisme actuel de la mémoire, il n'y a pas la nostalgie d'une politique
absolue, la politique qui se fixe pour but l'éradication du mal, en finir avec le
mal. Qu'est-ce que c'est que Hitler dans la mémoire majoritaire ? C'est ce,moment
134 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

où le malheur était entièrement pris dans les rets du mal et où le mal était
imputable à une origine, était imputable aux méchants, d'où la possibilité, si la
politique se réduit à cet affrontement, d'en finir une fois pour toutes avec le
mal par la politique. Hantise du définitif. A cette hantise du définitif, je crois
que Lévinas nous invite à résister par tous les aspects de son œuvre, dans ce
qu'elle a de talmudique et dans ce qu'elle a de moderne. Dans ce qu'elle a de
talmudique, je me réfère très brièvement à un passage de L'au-delà du verset
où il définit le Talmud comme« lutte avec l'Ange » 14, jurisprudence continuelle,
surveillance des idées générales par les cas particuliers, parce que le général ne
fait pas droit à la multiplicité humaine, aux singularités. Et puis il y a chez
Lévinas une analyse admirable de l'Etat libéral : l'Etat libéral, ce n'est pas
simplement un événement historique, c'est une catégorie. Qu'est-ce que l'Etat
libéral a de meilleur que les autres Etats? Pourquoi l'Etat libéral? Ce qu'il a
de meilleur que les autres Etats, c'est précisément son inachèvement, dit Lévinas,
son inachèvement de principe, le fait que la justice y soit toujours ouverte sur
une justice meilleure. Il y a la justice et puis il y a la reconsidération, la critique,
le remodelage, la contestation de cette justice même : « Le souci des droits de
l'homme, ce n'est pas une fonction étatique, c'est dans l'Etat une institution non
étatique, c'est le rappel de l'humanité encore non accomplie dans l'Etat. »15 La
justice de l'Etat libéral est toujours révisable, elle s'expose à la révision et
c'est précisément cette sorte d'installation dans l'inachevé qui fait, aux yeux
de Lévinas, de l'Etat libéral le meilleur régime. Donc, qu'il s'agisse de la
perspective talmudiste ou qu'il s'agisse de la perspective politique, l'œuvre de
Lévinas nous convie à résister à la tentation de la politique absolue. Peut-être
s'agit-il aujourd'hui pour nous, non pas, bien sûr de combattre la mémoire,
mais d'abord de constater que si conflit il y a, il est à l'intérieur de la mémoire
- Jean-Claude Milner parlerait peut-être à ce propos d'homonymie-, entre
deux usages de la mémoire, deux attitudes qui portent le même nom. Il faudrait
donc sauver la mémoire non pas de l'oubli- cette tâche est accomplie- mais
de cette nostalgie d'une politique absolue. Ne fût-ce aussi que pour emayer
cette mécanique infernale qui fait que plus il y a mémoire de la Shoah, plus
empire et plus s'accroît la solitude d'Israël.

14. « Le pacte », in : L'au-delà du verset, Editions de Minuit, 1982, p.99.


15. Ce propos d'E. Lévinas est extrait d'un entretien publié dans François Poirié,
Emmanuel Lévinas, op. cit., pp.142-143.
Le Débat 135

Questions

Benny Lévy: Voilà une thè e paradoxale sur la mémoire. thèse qui se résume
en un mot : omniprésence. Voi i ma que tian : à première vue, la thèse de
l'omniprésence de la mémoire est rigoureu ement opposée à la thèse que j'ai
défendue, à savoir qu'un in tant a chassé l'autre et qu'il n'y a pas de mémoire
vivante d'Auschwitz. Ne pourrait-on pas dire que cette omniprésence
imaginaire, c'est au contraire la défaite de la mémoire ?

Alain Finkielkraut: D'une certaine manièreje le dis, je tiens compte du fait


qu'il s'agit aussi d une mémoire. eux qui s abandonnent à c flux de mémoire
ne ont pas calculateurs ils redé ouvrent quelquefoi certains thèmes de
l'antisémitisme idéologique en 'tant eu -mêmes exempts de tout préjugé
antisémite et en se rapportant sans cesse à l'image du Juif qu'ils aiment, dont
les Juifs actuels et surtout les Juifs d'Israël seraient la trahison incarnée. Cela
me conduit à parler d'homonymie, cela me conduit à parler d'un combat au
sein de la mémoire. D'un autre côté, aussi radical que soit ce combat, il faut
aussi préserver certaines zones d'ambiguïté. Il est inévitable que ce crime contre
l'Europe, né au sein de l'Europe et d'un des peuples les plus civilisés de
l'Europe, obsède l'Europe. Sije peux remettre en cause certaines formes que
prend cette ob ession, je ne voudrais pas donner à ma thèse une tournure trop
radicale. Soustraire la mémoire à l'emprise du fantasme, je crois que c'est
absolument nécessaire, c'est évidemment un combat très difficile à mener
puisque, lorsque nous répétons consciencieusement « plus jamais ça», nous
sommes habitués à ne considérer comme adversaire que l'oubli.

Bernard-Henri Lévy : D'abord, l'affaire Renaud Camus. Il ne faut quand


même pas oublier que celui qui a lancé la pétition rassemblant les phrases
antisémites du livre de Camus n'était pas un fils d'« indifférent » ou de
< icbyste )). C était un homme d la générati n de re capés. Et pas n'importe
lequel, pui qu'il s agi sait <le Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah : c est lui,
oui, l'auteur de la pétition que tu as si longuement évoquée. Deuxième
observation. Tu dis : après la guerre, les rescapés faisaient la fête. Je ne crois
pas que ce �oit exact. Tu dis aussi qu la mémoiJe a Lriomphé, définitivement
tri rnphé. Je ne suis pa d'accord. ais attention à ne pa prendre le symptôm
pour la preuv . Ou l'instant pour le t mps. Ce n est pas parce qu'm} Pré ident
136 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

de la République, dans telle circonstance, a fait un beau discours pour


l'anniversaire de la rafle du Vel d'hiv, que le climat se serait renversé comme
par enchantement et que la mémoire aurait triomphé. Il y a, me semble-t-il,
autant ou même plus de symptômes qui nous disent explicitement le contraire.
Il y a une large frange de la culture contemporaine qui nous dit aujourd'hui
« on en a assez, on ne veut plus entendre, il faut tourner la page ». Donc pas
d'accord sur l'idée que la mémoire a triomphé. Mais la vraie question est la
suivante : la corrélation entre cette situation de la mémoire que tu décris à mon
avis de manière inexacte, et puis la haine dont Israël est l'objet. Y a-t-il
corrélation entre le triomphe supposé de la mémoire en Occident et la haine
d'Israël? Est-ce que la diabolisation d'Israël est d'aujourd'hui? Est-ce qu'elle
est liée à cette affaire de mémoire? Est-ce qu'on n'entendait pas déjà les mêmes
choses au moment de la guerre du Liban, en 1980, les mêmes mots, la même
hystérie sémantique, la même histoire de victimes devenues bourreaux, etc. ?
Cette diabolisation d'Israël n'est-elle pas de structure ? N'est-ce pas une
constante dans la relation d'Israël et des nations ? N'est-ce pas la définition
même de cette solitude d'Israël qui nous a retenus pendant ces trois journées ?
Est-ce que la seule nouveauté de la situation présente n'est pas tout simplement
qu'un voile s'est déchiré et qu'en effet peut-être un certain type de haine apparaît
soudain à visage découvert ?

Alain Finkielkraut : Bien sûr que c'est une ancienne affaire, qu'on retrouve
des thèmes qui étaient déjà présents lors de la guerre du Liban ; et lorsque j'ai
écrit les articles de La Réprobation d'Israël, c'était en effet pour soustraire la
critique d'Israël à la haine et à l'antisémitisme. Pourquoi se sentait-on si fort, si
invulnérable dans la haine? Précisément parce qu'on attaquait les Juifs d'Israël
au nom des Juifs et du comportement qu'on était en droit d'attendre d'eux.
C'est à cela aussi que nous avons affaire aujourd'hui. Quand je dis triomphe de
la mémoire, ce n'est pas un constat optimiste : il peut déboucher sur une mouture
de l'antisémitisme totalement innocente de tout préjugé antisémite. Si l'on
réfléchit justement à l'antisémitisme d'aujourd'hui, eh bien je crois qu'il a
beaucoup plus d'avenir sous son vêtement progressiste que sous son vêtement
pétainiste, « l'idéologie française». Il ne faut pas se tromper de cible. La question
de l'antisémitisme ne peut pas servir de sauf-conduit, mais il est clair qu'un
antisémitisme progressiste se met en place et j'en donnerai pour finir l'exemple
qui me paraît le plus inquiétant : un livre qui va paraître en France da:os les
Le Débat 137

jours qui viennent, un livre qui va malheureusement avoir dans les cercles de
la gauche de gauche un succès ravageur. Car c'est la gauche de gauche, comme
on dit chez nous, qui sera porteuse de cette violence-là. Ce livre s'intitule
L'industrie del 'Holocauste. L'auteur, Norman G. Finkelstein, est juif. Avec ce
livre, on a le sentiment que ce maximum de violence auquel nous avons eu
nous, dans notre génération, à nous heurter, à savoir le négationnisme, n'était
que le brouillon de quelque chose qui est en train de naître. Que disaient les
négationnistes ? Il n'y a pas eu de chambre à gaz, les chambres à gaz sont une
invention des Juifs pour autoriser la politique expansionniste, oppressive d'Israël
et pour faire chanter le monde. Que disent maintenant les théoriciens de cette
industrie de l'holocauste ? Ils disent : il y a eu des chambres à gaz, et ces
chambres à gaz, l'élite juive les instrumentalise dans une totale froideur au
service d'une politique qui est simultanément la politique de l'Amérique et la
politique d'Israël dont les premières victimes sont les Palestiniens. Ce qui a
pour effet, pour vertu, d'inhiber complètement le monde et évidemment, là, on
ne pourra pas se précipiter pour dire : « mais si, les chambres à gaz ont existé».
C'est comme si le négationnisme avait été maladroit puisqu'on peut dire la
même chose sans nier les vérités factuelles, et là se développe un antisémitisme
qui aura tous les alibis du monde et qui va être absolument terrifiant. Qui va
l'arrêter? Les historiens ne l'arrêteront pas, ni la mise en cause de l'idéologie
française. Je crois que tout cela a très peu à voir avec les traditions antisémites,
celles-là, à mes yeux, durablement déshonorées par le souvenir. La mémoire
omniprésente aura eu au moins cet effet bénéfique de destituer, de délégitimer
toute une tradition européenne ou française de l'antisémitisme ; mais telle qu'elle
se présente, elle peut nourrir aussi de nouvelles formes d'antisémitisme d'autant
plus dangereuses qu'elles n'ont rien à se reprocher.

Bernard-Henri Lévy

Exposé

Sur ce dernier point, je ne crois pas que nous divergerions. Comme disait
Baudelaire, la grande ruse du diable est de faire croire qu'il n'existe pas et la
plus grande ruse de l'antisémitisme est de changer de visage à chacune des
époques de son histoire, d'abandonner ses défroques coupables ou, voyantes
138 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

pour arborer les habits de l'innocence; et il est clair que depuis quinze ou vingt
ans, la rhétorique anti-sioniste est l'habit neuf de l'antisémitisme. Face à cette
affaire-là je ne suis pas sûr qu'on puisse opposer droite et gauche, progressisme
et réaction. Le propre de cette histoire, depuis le début de l'affaire, c'est-à-dire
depuis les années 20 et la naissance du nazisme en Allemagne, c'est que ça
court-circuite cet arc-là. Au commencement du nazisme, les nazis s'appelaient
les nationaux-bolcheviques, des gens d'extrême droite au coude à coude avec
des gens d'extrême gauche.
Mais je voudrais revenir sur ces questions de la mémoire, de l'oubli, de
la solitude d'Israël. Je voudrais revenir sur le débat autour de la mémoire. Rien
ne serait plus dommageable que de faire de ce devoir de mémoire la seule
affaire des Juifs. Rien ne serait plus tragique que de donner le sentiment, et pas
seulement le sentiment, que cette mémoire est une propriété, un trésor sur lequel
nous devrions jalousement veiller. Nous avons, certes, le devoir de veiller sur
l'événement du siècle, la Shoah. Mais les enfants des bourreaux ou les enfants
des indifférents ont le même devoir. Et cela, nous devons non seulement le
reconnaître mais le souhaiter. Un exemple qui va peut-être choquer, mais tant
pis, c'est un exemple-limite, donc un bon exemple. Les fameuses carmélites
qui ont installé un carmel aux portes mêmes d'Auschwitz, sur le théâtre même
de l'horreur, là où se stockait le zyklon B. Je crois que nous avons eu raison,
bien sûr, de militer pour que le carmel soit déplacé, nous avons eu raison de
crier à l'outrage et au scandale. Je ne suis pas sûr, en revanche, que nous ayons
eu raison, à l'époque, de suspecter ou même de tenir pour acquise la non­
sincérité des carmélites en question. S'agissait-il, comme on l'a dit et écrit,
d'une tentative de christianisation de la Shoah ? d'appropriation ? Y avait-il
quelque chose de glauque derrière ce qui nous était présenté comme un acte de
repentance, un acte de pénitence, un acte de mémoire? Non. Pas forcément. La
mémoire n'est pas notre affaire. C'est aussi la leur. Et il n'est pas choquant,
après tout, que chacun le fasse selon sa langue, sa théologie, son mode propre.
Autre remarque. La question de la singularité de la Shoah, de son
exemplarité. Pour moi, ce qui fait, ce qui rassemble d'un mot l'unicité de ce
crime, son horreur absolue, son caractère incomparable, c'est la conjonction
comme jamais du radical et du banal, la banalité du mal selon Hanna Arendt et
le mal radical selon Kant. Est-ce que cela veut dire que cette singularité
installerait le mal d'Auschwitz, l'horreur absolue, dans une sorte
d'extraterritorialité de l'histoire et de la pensée ? Est-ce que cela en �ait un
Le Débat 139

événement radicalement anhistorique qui ne devrait en aucune façon être


rapporté à une histoire du présent, en aucune façon comparé aux génocides
plus anciens ou plus récents ? Au contraire. Cette singularité fait de la Shoah
une sorte d'étalon de l'horreur, de mesure de l'inhumain, à l'aune duquel il est
à l'honneur, au contraire de cette fin de siècle passé et du début de ce siècle-ci,
de rapporter les horreurs, les souffrances dont il nous est donné d'être les
témoins. L orsque les défenseurs d'Edouard Kouznetsov, au début des années
80, évoquaient la mémoire de la Shoah pour dénoncer le goulag, ils avaient
raison. Quand le président musulman de la Bosnie martyre, Alija Izetbegovic,
pour attirer l'attention des nations, et en l'occurrence de son homologue français,
sur le sort qui attendait Sarajevo, disait : « nous ne voulons pas être le nouveau
ghetto de Varsovie », il avait raison, il faisait un bon usage de la mémoire.
Auschwitz, le ghetto de Varsovie, la Shoah, fonctionnent, oui, comme un
référent, comme cet horizon indépassable de l'horreur, dans la perspective de
quoi prennent place et se mesurent les horreurs du moment. Donc sortons de ce
faux débat de l'exemplarité et de la singularité.
Troisième proposition : je crois qu'il convient de sortir également du
faux débat autour de !'instrumentalisation de la Shoah. Je crois que nous avons
le choix, nous autres gardiens, avec les nations, de cette mémoire d'Auschwitz,
entre deux conceptions de la mémoire. Il y a la mémoire morte, la mémoire
mélancolique, la mémoire stérile, la mémoire qui est pure fixation au passé, où
le passé gouverne le présent et le tétanise : une mémoire qui serait justiciable
du procès instruit par Nietzsche du ressentiment. Et puis il y a une autre mémoire,
une mémoire vive, une mémoire qui travaille et non pas qui rumine, une mémoire
qui opère sur le présent, une mémoire où le passé vient nourrir le présent et où
le présent, d'une certaine manière, régit le passé ; et je crois que cette mémoire­
là, c'est la bonne approche de la mémoire - je voudrais vous en donner deux
exemples : un exemple politique et un exemple dans les textes. L'exemple
politique, c'est l'exemple d'un grand homme politique européen, le ministre
des affaires étrangères allemand, Jochka Fischer, qui, dans le débat qui a eu
lieu autour de la question de savoir quelle sera la constitution de l'Europe de
demain, a déclaré récemment : la seule constitution pensable à mes yeux, la
seule constitution viable à mes yeux d'enfant des survivants de la Shoah, la
seule constitution possible de l'Europe, c'est le plus jamais ça des camps et de
la rampe de sélection d'Auschwitz. Voilà le crime absolu, dit-il. Voilà
l'événement noir que nous devrions, Français et Allemands, Eur?péens du
140 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

prochain siècle, inscrire au cœur de notre constitution. Voilà notre mémoire


noire, notre anti-mémoire partagée - et voilà, d'une certaine façon, le sol, le
fondement, le grund de l'Europe de demain. C'est, en un sens, une
instrumentalisation d'Auschwitz bien sûr. Mais cette instrumentalisation est
féconde. Elle est de l'ordre de la mémoire vive, de la mémoire qui vivifie, de la
mémoire qui opère dans le présent. Dans Autrement qu'être, Lévinas nous parle
du rapport entre le texte et l'exégèse. Et, dans cette belle page, il présente le
passé comme une question éternellement brûlante à quoi le présent ne cesse
d'apporter des réponses. Nous y sommes. Le vrai débat n'est pas, donc, celui
de l'instrumentalisation. Il est celui de savoir si la mémoire à laquelle nous
travaillons est une mémoire morte, une mémoire mélancolique ou une mémoire
au contraire active, une mémoire orientée vers aujourd'hui.
Quatrième proposition : la question de la religion de la Shoah. Si on
entend par religion un dispositif de rites et de monuments, il y a bien entendu
de mauvais rites, il y a des rites qui mortifient la mémoire, il y a des rites qui
sont comme des génuflexions du dévot pressé et qui sont des obstacles à la
remémoration, il y a des mauvais monuments, il y a des monuments qui sont
des monuments spectaculaires, des Disneyland de la mémoire. Je crois
néanmoins que le vrai danger aujourd'hui n'est pas le mauvais rite ni les musées
Disneyland. Je crois que le vrai danger, c'est une autre idée qui aujourd'hui
gagne du terrain et qui est l'idée d'une mémoire sans rites, d'une mémoire sans
monument, d'une mémoire qui ne ressemblerait pas non plus à la génuflexion
du dévot pressé, mais qui ressemblerait à une sorte d'intimité autiste de la
conscience avec elle-même, d'intimité de la conscience avec sa souvenance.
Cette mémoire-là ne suffit pas. Une mémoire qui prétendrait faire l'économie
du rite et du monument - et qui le prétendrait, notamment, à propos de cet
objet-là, Auschwitz - est impossible pour une raison très précise. Il ne s'agit
pas de n'importe quel crime. Il s'agit d'un crime « parfait » au sens où l'a
défini Wajcman. Non pas crime impuni. Mais crime sans traces, crime sans
ruine, crime sans lieu - un crime dont les auteurs disaient, Primo Levi et d'autres
l'ont suffisamment répété, qu'il devait, en même temps qu'il attentait aux corps
et aux âmes, effacer ses propres vestiges. Je crois donc que le monument vient
à la place de la ruine, le monument vient à la place de la trace, je crois que cette
mémoire-là, la mémoire de la Shoah, est une mémoire impensable dans une
perspective de la foi seule, de la foi muette et silencieuse, parce qu'il s'agit de
ce crime sans trace et qu'au lieu de la trace ne peut venir que le monu1Jlent et
Le Débat 141

par conséquent peut-être le rite.


Mais attention, cinquième proposition : si, comme le disait Freud dans
Malaise de la civilisation, religion signifie consolation, si le geste religieux est
celui qui entend donner une place dans l'ordre du monde à un événement qui
est apparu à ses témoins et à ses survivants comme exorbitant à cet ordre du
monde, si religion veut dire : donner un sens à ce qui n'en avait pas et à ce qui
en bonne rigueur n'en a pas, si religion veut dire cela, alors je pense qu'il
convient de récuser la religion de la Shoah, il convient de laïciser, d'adopter
une approche laïque, de la Shoah. Il y a des gens, y compris dans ce pays, qui
nous disent que la Shoah a été une punition pour des fautes commises par les
pères. Il y a, aux Etats-Unis et en France, des écrivains, de grands écrivains qui
ont parlé, à propos de la Shoah, d'élection à rebours, de théodicée sombre. Il y
a des gens, d'autres gens, non pas des responsables politiques israéliens, non
pas des écrivains français, mais de hauts responsables catholiques, et le plus
haut d'entre eux, qui ont parlé de la Shoah comme d'un Golgotha du monde
moderne. A tous ceux-là, à tous ceux qui nous parlent de la Shoah en fonction
de ce triptyque rédemption-élection-punition, à tous ceux qui prétendent donner
un sens à ce qui n'en avait pas, à ce pur chaos de non-sens que fut la Shoah, à
tous ceux-là, il convient d'opposer les textes de Lévinas autour de la souffrance
inutile : il convient d'opposer ce fragment de Maimonide, Guide des égarés,
troisième partie, chapitre 24 : « Quant à la manière dont le vulgaire entend
généralement l'idée de l'épreuve, à savoir que Dieu envoie des calamités aux
hommes sans que ceux-ci aient commis aucun péché et afin de leur accorder
une récompense d'autant plus grande - c'est donc là le schéma punition­
rédemption -, c'est là un principe qui n'est mentionné expressément dans aucun
texte de la Loi.» Je pense donc qu'à tous les religieux de la Shoah, à tous ceux
qui entendent ou entreprennent de donner ce sens à ce qui n'en a pas, il convient
d'opposer Lévinas, Maimonide et la grande œuvre de mémoire consacrée à la
Shoah, le film de Claude Lanzmann qui, d'un côté, dénonce - je le cite -
l'absolue obscénité de la volonté de comprendre et, de l'autre, donne
l 'historisation détaillée de l'événement.
Sixième proposition. Je ne crois pas que la mémoire ait triomphé. Partout,
je n'entends que des grands esprits, des grands écrivains, des grands philosophes,
qui nous disent les uns après les autres que le temps de l'oubli est venu. Trois
exemples. Un philosophe français, ami d'Emmanuel Lévinas, Paul Ricœur :
il vient de publier un livre sur la mémoire et l'oubli, un livre «,pour une

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142 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

mémoire heureuse », où il plaide pour un oubli d'institution et où il prend le


parti d'une mémoire qui saurait cautériser ses plaies. Un écrivain allemand,
important, grande conscience progressiste de l'Allemagne des années soixante
et soixante-dix, Martin Walser, a déclenché un scandale sans précédent et a
rallié à lui une fraction importante de l'opinion allemande en disant qu'il ne
supportait plus de voir àla télévision les images de la Shoah, qu'il réclamait le
droit, lorsque ces images lui étaient imposées, d'éteindre son poste de télévision
ou de zapper- Martin Walser a plaidé pour un zapping généralisé de la mémoire
allemande. Et puis, enfin, troisième exemple. Le chancelier allemand Gerhard
Schrôder, au moment où Martin Walser plaidait pour le zapping, plaidait, lui,
pour une mémoire apaisée, pour une mémoire heureuse, pour une mémoire
confortable, pour une histoire allemande qui saurait enfin donner congé à ses
démons, tourner la page, se défaire de sa part noire, se blanchir en quelque
sorte de ses crimes. Bref, trois exemples pour dire que ce courant-là existe
dans l'Europe d'aujourd'hui: le rêve d'une histoire, d'une mémoire, qui auraient
fait leur temps, le projet d'un oubli qui enfin réclamerait ses droits, l'idée d'une
histoire transparente, rendue transparente à elle-même par évacuation de ce
déchet de souvenir que représente le trou, la béance, la fissure d'Auschwitz
- trois cas, donc, pour dire que tout cela représente une vraie doxa
contemporaine.
Sixième proposition. Cette affaire d'oubli. Un droit, vraiment? Mais
non. Pas un droit. C'est tellement plus compliqué que cette histoire de« droit à
l'oubli». Quand il n'y a pas de tombe, il n'y a pas de deuil. Ou, en tout cas, s'il
y a deuil, ce deuil est comme une analyse, interminable. C'est ce que disait
encore Lévinas, en réponse je crois àJankélévitch, lorsqu'il parlait d'une plaie
qui saignera jusqu'à la fin des temps. On est loin de ce projet d'une mémoire
qui saurait« tourner la page».
Dernière proposition, enfin : la solitude d'Israël. Israël peuple à part,
incompté au nombre des nations. Je veux encore insister sur le fait que cet
incompté-là n'est pas de l'ordre de la particularité mais de la singularité. Il
n'obéit pas, comme dit Lévinas dans Autrement qu'être, àje ne sais quel esprit
du local. Il est une singularité et non pas une particularité. Et cette singularité a
le visage de ce que Lévinas appelle d'un terme ambigu: l'universalité. C'est
cela, pour moi, l'éminente solitude d'Israël. Israël est une région du monde.
Mais c'est aussi une région de l'être, une catégorie de l'esprit, et c'est en ce
sens-là que j'entends sa solitude.
Le Débat 143

Questions

Alain Finkielkraut: Je retiens d'abord cette thèse: l'instrumentalisation contre


la mélancolie. Je comprends très bien ce qu'il peut y avoir d'utilement
provocateur dans cette réhabilitation d'une certaine instrumentalisation de la
mémoire. Cela étant, je crois aussi que dès qu'il y a mémoire, cela veut dire
que la réalité ne se compose pas simplement des choses présentes et obvies. La
mémoire, c'est se dire : le passé a besoin de nous, sans nous il n'est rien, il a
besoin de notre fidélité. Il y a beaucoup de mélancolie dans cette fidélité, il y a
beaucoup d'inutilité aussi, mais je crois plutôt qu'il faudrait justement, pour
donner toute sa force à la thèse de l'instrumentalisation, réunir ce que tu opposes,
pour que toujours au sein de la mémoire nous soyons, comme disait le philosophe
Horkheimer dans ce qui était son testament philosophique, capables d'une vraie
tristesse, une tristesse qui serait comme le gage d'authenticité de l'utilisation
présente que nous pouvons faire de la mémoire. Il y a l'utilisation présente et il
y a ce que nous devons à ceux qui ne sont plus. C'est donc la première question
que je voudrais te poser : pourquoi cette opposition entre deux termes,
instrumentalisation et mélancolie, qu'il faudrait je crois plutôt unir?
Deuxième observation, peut-être plus vibrante ou abrupte : je veux bien
qu'il y ait un danger d'oubli ;je dis qu'il y a aussi un danger de mémoire, ou de
pseudo-mémoire. Je veux bien que notre pessimisme commun ne porte pas sur
les mêmes objets, mais tout de même, lorsque nous portons des jugements sur
des personnes symptomatiques, soyons justes dans nos jugements, parce que
nous avons affaire là à des questions vraiment terribles. Soyons justes, soyons
impartiaux, soyons attentifs à ne pas commettre d'erreurs. Paul Ricœur a écrit
un grand livre sur la mémoire, l'histoire et l'oubli, mais l'essentiel de ce livre
est une tentative de conjuguer l'exigence de fidélité de la mémoire et l'exigence
de vérité de l'histoire, donc je ne crois pas que l'on puisse résumer ce livre à
une sorte de réhabilitation de l'oubli. Quand il parle de mémoire heureuse ce
n'est pas par opposition ou pour congédier la Shoah, et quand il parle d'oubli
institutionnel, c'est pour réhabiliter certaines pratiques politiques comme celle
de l'amnistie qui est une pratique démocratique née en Grèce, qu'on a retrouvée
au moment de l'édit de Nantes, au moment de la Commune. Il ne faudrait pas
que la mémoire du grand événement, la Shoah, nous prive de toute notre tradition
politique en ramenant tous les crimes à ce crime imprescriptible, parce que ce
serait, encore une fois, réduire notre champ de compréhension et notre champ
144 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

d'action. Il y a des moments, oui, où l'oubli institutionnel s'impose, il y a des


moments où la paix civile peut être pensée en termes d'oubli, mais si tous les
événements terribles sont rapportés à la Shoah, alors on ne peut plus le faire.
Un dernier mot sur Martin Walser : c'est un homme qui a eu des propos en
effet provocateurs et dangereux, mais c'est un homme qui s'est autorisé à le
faire. Il a passé une grande partie de sa vie à s'interroger sur cet épisode. Ce
qu'il a visé là, c'est la mainmise médiatique sur la mémoire- ce n'est pas aux
médias de faire pleurer quand ils le décident. Mais il n'a jamais dit : en finir
avec Auschwitz. Lorsque nous avons des accusations aussi énormes à notre
disposition, je crois que la moindre des choses serait d'en faire l'usage le plus
probe, le plus parcimonieux et le plus tremblant possible. Ne condamnons que
d'une main tremblante.

Bernard-Henri Lévy: En ce qui concerne Ricœur, son livre ne parle pas de la


mémoire en général. Il y a, en effet, une réflexion passionnante de Ricœur sur
la question du fonctionnement de la mémoire, de ce que c'est qu'une mémoire
engorgée, de ce que c'est qu'une mémoire qui ne sait plus oublier, une mémoire
qui ne sait plus faire le vide, la saturation de la mémoire par elle-même, etc.
Ces réflexions-là sont fortes. Elles empruntent ou elles prolongent des textes de
Bergson, des textes de Nietzsche qui définit d'ailleurs le ressentiment non pas
comme l'excès de mémoire mais plus précisément comme l'engorgement de la
faculté d'oubli. Ce n'est pas à ça queje fais allusion. Il y a dans le livre de Ricœur
un chapitre où il est question très spécifiquement de la Shoah, et où il ne me
semble pas que soit fait droit à ce qui me semble être l'une des singularités de cet
événement. Alors, je veux bien le dire « d'une main, d'une voix tremblante ».
Mais enfin, la singularité de la Shoah, l'une de ses singularités en tout cas,
c'est qu'elle n'est pas justiciable de l'économie générale de la mémoire et de
l'oubli, elle n'est pas justiciable de ce fonctionnement-là. Le reproche que je
fais à Ricœur c'est d'aligner la question de la mémoire de la Shoah sur cette
théorie générale de la mémoire, mémoire heureuse, saturation de la mémoire,
etc.
En ce qui concerne Martin Walser,j'ai regardé cette affaire d'assez près
puisque j'ai passé quelques semaines, à l'époque, à faire un reportage pour Le
Monde à propos de cet incroyable débat d'idées déclenché par ses petites phrases
sur la « massue morale » de la Shoah. Bien sûr, Walser est un assez bon écrivain.
C'est une grande conscience progressiste. Mais voilà. Un beau jour, ,il s'est
Le Débat 145

réveillé-réveillé en tout cas d'une longue veille de la mémoire et non pas d'un
long sommeil dogmatique-, et il a dit:« ça suffit». Et il l'a dit à Ignatz Bubis,
pas aux média. Ignatz Bubis, c'était le président des communautés juives
d'Allemagne, mort l'année dernière. Il a donc dit à Bubis: votre Shoah est
devenue comme une massue morale, nous n'en pouvons plus, nous ne voulons
plus vivre avec le fardeau de cette culpabilité-là, avec le poids de ce crime sur
nos consciences. C'est ça que dit Walser. Je résumais la chose de manière
plaisante en parlant de zapping, en parlant de bogue télévisuel, en évoquant le
désarroi d'un homme qui supplie qu'on lui permette d'éteindre son poste de
télé-ce qu'au demeurant personne ne lui interdit de faire. Ce que disait Walser
c'est que le fardeau devenait insupportable,envahissant. Est-ce que la mémoire
d'Auschwitz est devenue telle qu'elle puisse permettre à un écrivain de dire,
non plus : « plus jamais ça», mais : « assez de ça»? C'est la question.
Quant à l'autre question enfin, quant à la question de savoir pourquoi
j'oppose la mémoire et la mélancolie, je te répondrais que c'est affaire de
tempérament. Dans ma vie d'écrivain,d'intellectuel,d'homme,je suis, comme
toi d'ailleurs,un combattant. Ce qui m'importe,c'est me souvenir d'Auschwitz,
certes. C'est me faire, avec d'autres, le passeur de ces voix tues. Mais c'est
aussi le siège de Sarajevo, la purification ethnique en Bosnie, le génocide du
Rwanda : tous crimes qui, sans avoir la même ampleur, sans être en rien
identifiables à l'absolu d'Auschwitz, sont des crimes qui m'ont bouleversé,
qui m'ont mobilisé. Et au service de cette mobilisation,nous sommes un certain
nombre,toi le premier, à avoir versé notre horreur première,presque instinctive
et en même temps instruite, d'Auschwitz - nous sommes quelques-uns à avoir
vécu ces événements bosniaques, rwandais, etc., dans cette espèce de lumière
noire dans laquelle nos pères nous ont enseigné à vivre l'histoire qui se faisait.
Donc mélancolie, pourquoi pas, mais une mélancolie active, une mélancolie
mobilisée. J'évoquais hier un penseur sur lequel peut-être nous ne nous
retrouverons pas : Michel Foucault. Il parlait d'une guerre des mémoires. Il
parlait du travail de la vérité,du travail de la mémoire,aussi comme de batailles
politiques. Pour moi la mémoire peut être le théâtre de batailles de cette nature
et c'est la raison pour laquelle elle ne saurait se résoudre au ressassement
mélancolique, quelles qu'en soient, à titre privé bien sûr, les justifications.
146 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

Benny Lévy : Alors pour finir, ma question est une question à Bernard,
accrochant au vol le terme de rite, mais je l'élargis aussi bien à Alain. C'est une
question faussement naïve.
Vous avez été tellement convaincants, tellement lucides, quel que soit le
parti pris, par rapport à tous les débats qui ont lieu aujourd'hui. On voit bien que
le point qui fait mal, c'est qu'il y a la mémoire mais qu'il faut aussi qu'elle
dégorge, qu'elle se fasse, selon l'expression de Ricœur,«mémoire heureuse ».
Alors on est à quelques jours d'un « rite » - le mot est détestable mais il a été
employé - où nous allons être vraiment très heureux, heureux au point de
totalement s'enivrer. De l'effacement du nom de Hitler : on le brûle, on se
déguise avec, on en joue. Ce supposé rite, en vérité ce commandement, qui est
écriture, celle d'un verset,«zakhor», que dit-il? Tu dois actualiser l'absoluité
du mal de dor en dor, de génération en génération. Et le verset se termine par
«Lo tichkah'» : tu n'oublieras pas. Il y a un petit signe, un tout petit signe qui
dit : « lo », on s'arrête un tout petit peu, donc on oublie le « lo », puisqu'on
s'est arrêté, et puis«tichkah'»,«oublieras». Cette extraordinaire articulation
du « zakhor », de la mémoire vivante d'actualisation, et de l'effacement, de
l'oubli du nom, du nom mauvais, du nom du mal, se vit heureusement dans ce
« rite »-là. Alors voici ma question, affectueuse : mais pourquoi ne pas vous
tourner vers Zakhor. ?

Bernard-Henri Lévy : Je ne peux pas répondre comme ça, et de manière


articulée, à cette question.

Alain Finkielkraut : La seule réponse d'une naïveté qu'on veut vraie sans
doute et convoquée par ta question, c'est: je ne crois pas en Dieu.

Benny Lévy : Selon Lévinas, le nom de Dieu ne se mêle pas à cette notion de
croyance. Je rappelle toujours à mes étudiants la phrase de Merleau-Ponty citée
par Sartre:«croire, c'est toujours croire qu'on croit». Mais quel rapport entre
ce croire et ce que nous appelons dans notre langage la«emouna»? On ne dit
pas croire, mais faire crédit.

Alain Finkielkraut: Un mot simplement: il est vrai que la lecture d'Emmanuel


Lévinas a ceci de fascinant qu'elle accueille tout le monde, c'est-à-dire que le
lecteur non croyant, non observant peut le suivre jusqu'au bout et même dans
Le Débat 147

le moment où il accueille Dieu dans son texte philosophique ; il me semble que


c'est parce que c'est une pensée qui, d'une certaine manière, a vécu, comme je
l'ai dit tout à l'heure en citant Lévinas, dans le pressentiment et le souvenir de
l'horreur nazie ; c'est une pensée qui parle d'un Dieu d'après, d'un Dieu sans
promesses, d'une foi, d'une piété sans promesses, et presque d'un Dieu d'après
la foi.

Intervenant : comment ne pas voir un échec de la philosophie de Lévinas dans


une possibilité de lecture de ses textes qui ne débouche pas sur un zakhor,
nécessité de l'obligation, lui-même ne voulant pas s'attarder sur des textes dits
halakhiques ?

Benny Lévy: C'est une question profonde, grave. Vous me demandez: comment
se fait-il que le texte de Lévinas ne conduise pas Alain et Bernard-c'est une libre
interprétation de la question mais c'est la question-à se saouler dans une quinzaine
de jours ? Est-ce que ce n'est pas une condamnation du texte de Lévinas, texte qui
n'enjoint pas, qui ne finit pas par être une vraie écriture, c'est-à-dire un
commandement, texte vain ? Comme la question m'est adressée à moi, je vais
répondre, et je répondrai avec la plus grande piété à l'égard de celui qui a été
maître en ce qu'il m'a ouvert l'horizon de l'hébreu. L'enjoignement, la nécessité
d'existence, c'est quelque chose de très profond. On n'a pas arrêté d'en discuter
entre nous, pas seulement pendant le séminaire mais aussi quand on mangeait,
quand on se baladait. On ne passe pas de la nécessité intelligible à la nécessité
d'existence de manière simple. Il y a parfois des nécessités intelligibles. Alain
comprend ce que veut dire Dieu qui vient à l'idée, il y voit une nécessité
intelligible ; mais que cette nécessité intelligible se convertisse en nécessité
d'existence à partir d'un texte qui reste un texte philosophique, c'est autre chose.
Mais comment refuser un texte, celui de Lévinas, alors qu'il dit la nécessité
intelligible tout près de se retourner en nécessité d'existence ? Il n'y a pas ce
retournement effectif dans le texte, c'est vrai, mais ce retournement effectif ne
se trouve que dans une seule écriture, l'écriture de l'enseignement.
L'enseignement est plus décisif que ce qui se dit en grec. Mais aujourd'hui, il
faut multiplier l'expression de la nécessité intelligible vu l'état extrêmement bas
dans lequel se trouve le am Israël, le peuple juif. Nous sommes condamnés à
refaire l'itinéraire d'Abraham qui a tout essayé de penser et de comprendre à
partir de lui-même, au point de s'exposer. .. au Révélant.
149

Témoignages

Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas

Shmuel Wygoda

En plusieurs occasions, soit dans ses écrits, soit lors d'entretiens qui ont
ensuite été publiés, Lévinas mentionne explicitement le nom de Chouchani.
C'est de cette personne qu'il a appris, à un âge relativement tardif,
essentiellement le Talmud. Rares sont les cas où le nom de Chouchani est
explicitement prononcé, mais Lévinas se réfère à lui en employant des
expressions telles que « un maître intransigeant », « un maître impitoyable »,
« un maître prestigieux », ou des formules similaires. Pourtant, malgré ces
mentions explicites, on ne trouve quasiment pas de marques d'intérêt pour
l'influence de Chouchani sur Lévinas chez les nombreux chercheurs qui étudient
les divers aspects de la pensée de Lévinas, alors que celui-ci souligne cette
influence dans plusieurs textes. Quelques facteurs peuvent expliquer ce fait :
1- le relativement faible intérêt pour l'aspect juif de l'œuvre de Lévinas ;
2- le fait que Chouchani n'a pas laissé d'écrits ordonnés;
3- le fait que la plupart des personnes qui ont étudié auprès de Chouchani se
souviennent d'avoir été fortement impressionnées par sa personnalité mais ont
du mal à reconstituer le contenu de son enseignement ;
4- le fait que Chouchani a pris soin, durant toute sa vie, d'envelopper de mystère
tout ce qui avait trait à sa personne.

Nous ne nous proposons pas, dans cet article, de résoudre l'énigme qui
150 Shmuel Wygoda

entoure la personne de Chouchani 1• Les détails biographiques concernant son


étrange comportement dans la vie quotidienne ne seront pas au centre de nos
réflexions ; ils n'apparaîtront que pour permettre au lecteur ignorant le lien
existant entre Lévinas et Chouchani d'en avoir une première connaissance ou
alors pour illustrer un sujet particulier. Notre intention essentielle, dans cet
article, est de tenter d'élucider quelle a été sa méthode d'enseignement, tant à
travers les écrits de Lévinas qu'à travers divers entretiens que nous avons eus
avec des personnes qui ont connu Chouchani et ont étudié auprès de lui, y
compris plusieurs entretiens avec Emmanuel Lévinas lui-même depuis 1985.

1. Lévinas et Chouchani

Dans son livre Emmanuel Lévinas, qui êtes-vous ?, François Poirié interroge
longuement Lévinas sur l'homme qu'il a rencontré après la deuxième guerre
mondiale et qui devait jouer un rôle si prépondérant pour lui. Cette question a
donné lieu à une réflexion détaillée

« J'ai été très lié, après la guerre, avec un homme extraordinaire par la hauteur
de sa pensée et par son élévation morale. Il est mort il y a quelques années en
Israël. Il vivait tout près d'ici, c'était un médecin gynécologue. Il s'appelait
Henri N erson ou docteur Nerson. Mon livre Difficile liberté lui est dédié. C'est
lui qui m'avait mis, aussitôt après guerre, en rapport avec un autre être
exceptionnel, extraordinaire dans tous les sens et aussi au sens littéral du terme.
Il n'était pas comme les autres : dans son apparaître, dans sa manière extérieure,
il n'appartenait pas à l'ordre de tout le monde. Il n'était pas clochard, mais il

1. Signalons d'emblée le livre du journaliste juiffrançais Salomon Malka, entièrement


consacré à Chouchani : Monsieur Chouchani; L'énigme d'un maître du XXème siècle,
Paris, Editions Jean Claude Lattès, 1994. Comme l'indique son sous-titre, ce livre est focalisé
sur l'énigme qui environne sa personne. L'auteur essaie principalement d'éclaircir qui était
Chouchani. Cet ouvrage se présente sous forme d'enquête comprenant une série d'entretiens,
certains longs, d'autres plus brefs, avec des personnes qui ont connu Chouchani dans
différents endroits du monde où il a vécu et sur lesquelles il a produit une impression restée
vivace. L'auteur y inclut ses propres conclusions. Si, dans ce livre, la personnalité de
Chouchani est mise en lumière, son rôle d'enseignant reste dans l'ombre. C'est sur ce dernier
point que nous voulons centrer notre étude.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 151

lui arrivait, d'après le commun des mortels, très commun, de ressembler à un


clochard... Il s'appelait M. Chouchani, mais je ne suis pas sûr que ce fût son
vrai nom. De cet homme, le docteur Nerson se reconnaissait avoir été l'élève
pendant vingt ans avant de me connaître- quarante semestres comme disait
mon ami en riant avec complaisance. Il l'a connu à Strasbourg. Nerson était
alsacien. Il me prévenait aussi, en m'introduisant dans ce que l'on peut appeler
l'atmosphère de M. Chouchani, que celui qui revendique le joug de l'étude de
la Torah est dispensé du joug des civilités, et qu'en tout cas
M. Chouchani était peut-être le seul individu humain à qui cet apophtegme
antique étrange mais vénérable pouvait s'appliquer rigoureusement. Il s'appelait
M. Chouchani. Nerson non plus n'était pas sûr que ce fût le vrai nom de son
maître, lequel pensait que tout ce qui concerne un homme à titre personnel
n'était intéressant que pour lui et encore, dans des circonstances déterminées.
L'énormité de cet homme, c'était d'abord sa connaissance des textes juifs, les
Saintes Ecritures bien entendu, mais qui oserait en faire un mérite. M. Chouchani
connaissait par cœur toute la tradition orale à laquelle ces Ecritures donnent
lieu ; il connaissait par cœur le Talmud, et tous ses commentaires et les
commentaires des commentaires. Je ne sais pas si vous avez jamais vu une
page d'un traité de Talmud. Le texte de la Michna - mis par écrit au lie siècle,
texte débattu dans la Guemara mis par écrit vers la fin du Ve siècle, commentaires
de Rashi du Xe et XIe siècles, prolongés par les commentaires de ceux qu'on
appelle les tossaphistes, prolongés encore de commentaires de tous côtés et de
tous temps. Les pages typographiquement tiennent du prodigieux - mélange
de caractères, de références, renvois, rappels de tous ordres. Dans le cours de
Chouchani, où j'ai été admis, le maître n'avait jamais de livre devant lui : il
connaissait tout par cœur et il pouvait m'interrompre si devant lui je lisais ou
déchiffrais avec peine, dans le coin de quelque page, les petits caractères d'un
Tossaphiste : "Ecoutez, vous là-bas, au bout de la ligne, vous avez sauté un
mot!" Ses cours étaient passionnants malgré leur longueur- ou à cause de leur
longueur-, cela s'arrêtait vers deux heures du matin, après cinq ou six heures.
Mais je ne vous raconte là que le côté cirque, le côté jonglerie de ce génie
considérable, qui est indigne de son format un peu monstrueux, il est vrai. On
s'apercevait très vite, ou tout de suite après, que ce savoir des textes n'était
rien. A côté de cette connaissance purement extérieure, de mémoire,
M Chouchani était doué d'un pouvoir dialectique extraordinaire : la quantité
de notions pensées ensemble et combinées laissait comme une impression de
152 Shmuel ifygoda

sauvagerie, dans ses inventions imprévisibles ! La manière dont les textes et


l'écriture sont traités par les talmudistes est déjà extrêmement compliquée et
savante, mais Chouchani savait la prolonger vers d'autres horizons de textes
pour faire rebondir souverainement une dialectique toujours inquiète ... J'ai su
qu'en dehors de ces connaissances incomparables des sources, en quelque sorte
des océans de savoir, il avait acquis très tôt une vaste culture de mathématique et
de physique modernes. J'ai appris qu'après avoir disparu de Paris - il est mort à
Montevideo, en Amérique - il aurait donné là-bas des cours de physique
nucléaire ... Homme étrange dans le quotidien,je vous l'ai déjà dit. On se demandait
de quoi il vivait. Certainement de leçons. Mais parfois il trouvait un passionné de
sa science qui tentait un riche amateur issu des communautés détruites de juiveries
de l'Europe orientale où la Torah avait « bonne réputation» et était appréciée
pour ses jeux sublimes. Il confisquait alors Chouchani et lui assurait, en échange
de son discours, lit, table et domestiques. Mais à un certain moment, Chouchani
disait« basta !», il disparaissait et il retrouvait d'autres gens de divers milieux,
payants ou non payants. M. Chouchani acceptait une chambre chez moi; il y
venait une ou deux fois par semaine. Cela a duré quelques années, deux ou
trois ans, je ne peux pas vous dire exactement, et puis un beau jour, sans dire au
revoir, il est parti.»2

Plusieurs détails importants se dégagent de ce passage


-1'étrangeté de Chouchani (son refus de dévoiler son nom, son apparence
extérieure le faisant ressembler à un clochard, ses apparitions et disparitions
impromptues ... ) ;
- l'étendue de ses connaissances, aussi bien dans les divers domaines du
judaïsme que dans les sciences exactes et humaines ;
- sa possibilité de se rapporter aux textes d'une manière que Lévinas
qualifie de « dialectique» et qu'il définit comme capacité d'ouvrir le texte à
des horizons nouveaux et inattendus.

2. François Poirié, Emmanuel Lévinas, Qui êtes vous ?, Lyon, Editions La


Manufacture, 1987, pp.125-127. Les italiques sont de nous.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 153

2. Influence de Chouchani sur Lévinas

Ces détails se rapportent à la personne de Chouchani. Cela étant, ils ne


révèlent pas la nature du lien qui existait entre lui et Lévinas et surtout, ils
n'expliquent pas pourquoi Lévinas reçut de lui son enseignement. Dans la suite
de son entretien avec François Poirié, Lévinas lui-même évoque l'influence
que Chouchani a exercée sur lui. Après avoir décrit d'autres aspects de la
personnalité de Chouchani, il marque son étonnement

« Que m'est-il resté de ce contact fait d'inquiétude, d'émerveillement et


d'insomnies ? Un nouvel accès à la sagesse rabbinique et à sa signification
pour l'humain "tout court". Le judaïsme, ce n'est pas la Bible, c'est la Bible
vue à travers le Talmud, à travers la sagesse, l'interrogation et la vie religieuse
rabbiniques. Cette science a deux modes. Il y a d'abord tous les textes qui
concernent les devoirs et la vie juridique, ceux qui développent à proprement
parler la Loi. On appelle cela la Halakhah, qui prescrit, si vous voulez, la
conduite quotidienne : religieuse, politique, sociale. Beaucoup de casuistique
complique tous les problèmes, mais précisément ouvre la nouvelle perspective
qui transforme toutes les données du problème fondamental. Pensée qui procède
par exemples plutôt que par l'abstraction du concept. Partie fondamentale - et
certainement la plus difficile, la plus rude du Talmud. En même temps, il
comporte une partie qu'on appelle hagadique ; hagada signifie récit, récit
légendaire. Ce sont des variations de la tradition, des variations très anciennes,
très vénérables, probablement nées ou du moins reprises dans les premiers
siècles de l'ère chrétienne ...

La capacité qu'avait M. Chouchani d'amplifier ou d'interpréter ces parties-là


était très impressionnante. Je ne sais pas si j'ai appris chez lui beaucoup de la
manière dont il faut interpréter les textes purement juridiques, mais il m'est
resté quelque chose, non pas le contenu, mais la manière dont il faut aborder
ces histoires hagadiques. Et je me suis beaucoup occupé de cela, d'abord en
revenant au texte talmudique et en essayant de le comprendre. Je n'ai jamais
compté faire un livre là-dessus, mais je saurais l'enseigner. En particulier, je
154 Shmuel Wygoda

fais dans cet esprit un cours à l'école que je dirigeais autrefois, toutes les
semaines, de onze heures à midi, le samedi3. Je commente dans cette perspective
en recherchant [ 'inspiration qu'il m'a apprise à chercher dans les textes de la
séquence hebdomadaire.

Dans la liturgie juive, vous le savez peut-être, le Pentateuque est divisé en


cinquante ou cinquante-deux séquences qui suivent les sabbats de l'année. Dans
la séquence de chaque semaine, je choisis quelques versets que je commente
devant les élèves de l'école et aussi devant tout un groupe de gens qui viennent
écouter, prolonger l'esprit de Chouchani. En toute modestie vraiment, parce
qu'en soi on n'est pas grand-chose, mais à côté de cet homme on n'est rien.

Je lui suis extrêmement reconnaissant de ce que j'ai appris chez lui! Dans un
texte hagadique du Traité Avoth, il y a cette phrase : "Les paroles des Sages
sont comme de la cendre ardente". On peut se demander: pourquoi cendres,
pourquoi pas flammes ? C'est que cela ne devient flamme que quand on sait
souffler dessus ! 4 Je n'ai guère appris à souffler. Il y a toujours de grands
esprits qui contestent cette façon de souffler. Ils disent : Voyez, il tire du texte
ce qui n'est pas dans le texte, il insuffle un sens au texte ... Mais quand on le
fait avec Goethe, quand on le fait avec Valéry, quand on le fait avec Corneille,
ces critiques le tolèrent. Cela leur paraît beaucoup plus scandaleux quand on le
fait avec !'Ecriture. Et il faut avoir rencontré Chouchani pour ne pas se laisser
convaincre par ces esprits critiques. Chouchani m'a appris : l'essentiel, c'est
que le sens trouvé mérite par sa sagesse la recherche qui le révèle. Cela le
texte vous l'a suggéré »5 •

3. Lévinas a dirigé l'Ecole Normale Israélite Orientale de Paris. Sur la conception et


l'action pédagogique de Lévinas, voir Shmuel Wygoda, « Liberté comme responsabilité: la
pensée pédagogique d'Emmanuel Lévinas »,in: On the Fathers'Footsteps, 30 Years ofthe
Yaacov Hertzog Teachers' College [recueil d'articles en hébreu], Alon-Shevut, Editions
Tvunot, 2001, pp.75-162; voir aussi, à ce sujet, Ami Bouganim, Lévinas, Philosophe et
Pédagogue, Paris, Editions du Nadir, 1998. Les italiques sont de nous.
4. Lévinas introduit ici, dans ses propos, le commentaire de cette michna que lui­
même rapporte au nom de Rabbi Haïm de Volozin, sur la michna du Traité des Pères. Cf. E.
Lévinas : Au delà du verset, Paris, Editions de Minuit, 1982, pp. 135-136. Les italiques sont
de nous.
5. F. Poirié, Emmanuel Lévinas, Qui êtes vous?, op. cit., pp. 129-130.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 155

Trois détails importants concernant la relation intellectuelle entre les


deux hommes apparaissent dans cette partie de l'entretien :
1) Lévinas met l'accent sur le fait que le judaïsme n'est pas biblique
mais biblico-talmudique. Ce thème revient maintes fois dans ses écrits. Ceci
est compréhensible d'un point de vue biographique puisque Chouchani est, en
fait, le premier à avoir exposé Lévinas à la tradition de la Torah orale d'une
manière suffisamment significative pour qu'il adoptât cette approche telle
qu'elle était pratiquée par le judaïsme traditionnel et dans les yechivot (maisons
d'études). Lévinas, dans sa jeunesse à Kovno (Lituanie), a pourtant reçu une
éducation juive. Mais cet enseignement se limitait à la lecture et l'écriture de
l'hébreu, et à ce qu'il appelle la Bible. Il souligne ce point dans un passage
précédent du même entretien :
« Dès l'âge de six ans je recevais régulièrement des cours d'hébreu, mais déjà
dans une "chrestomathie" comme pour une langue moderne : l'hébreu qui déjà
se croyait libéré de l'"empire" des textes religieux ; l'hébreu moderne, le même
que l'hébreu biblique, mais présenté dans un livre avec des images. Les textes
bibliques vinrent d'ailleurs aussitôt»6 •
Puis il décrit son admission au lycée à Kharkov : il est un des cinq élèves
Juifs tolérés par le« numerus clausus».
« Mais je connaissais déjà la Bible enseignée depuis Kovno : textes hébraïques
que je savais traduire, textes enseignés sans les fameux commentaires qui, plus
tard, me paraissent être l'essentiel. Silence sur les merveilleux commentaires
rabbiniques, c'était là encore un hommage à la modernité ! »7 •
Le portrait qui suit concorde avec ce témoignage. La famille Lévin (nom
d'origine de la famille avant qu'elle n'adoptât la terminaison « as »
caractéristique de la langue lituanienne) a tenu à transmettre un enseignement
juif à son fils aîné, Emmanuel, mais un enseignement« moderne», dans lequel
l'accent était mis principalement sur la langue hébraïque, sur la Bible, et qui
reléguait volontairement au second plan la Torah orale et la littérature
rabbinique8•

6. Ibid., p.67.
7. Ibid.
8. Il ne faudrait pas en tirer des conclusions hâtives sur l'appartenance des parents
de Lévinas au« monde des Lumières», car lui-même, dans le même entretien, témoigne du
fait que sa famille respectait scrupuleusement les lois alimentaires, le chabbat et,les fêtes,
156 Shmue/ Wygoda

En outre, à la fin de la première guerre mondiale, sa famille revenue d'Ukraine,


Emmanuel Lévinas, avec ses deux plus jeunes frères, entre au lycée juif de la
ville. Le directeur de ce lycée, le docteur Moshe Schwabe, était un Juif allemand
assimilé qui avait connu le judaïsme d'Europe de l'Est à l'époque où il avait
été fait prisonnier en Russie pendant la Grande Guerre. Le docteur Schwabe a
ouvert à Lévinas de larges horizons sur la littérature allemande et surtout sur
Goethe, qu'il appréciait particulièrement. Par contre, l'étude de la Michna et la
Guemara ne figurait pas du tout au programme d'enseignement de son lycée.
Ainsi se précise l'image de la culture juive de base de Lévinas, reçue pendant
son enfance et son adolescence : solide identité juive, respect de la tradition
juive à la maison, renforcement de l'étude de l'hébreu et de la Bible - avec un
fort accent mis sur l'enseignement général russe et européen, qui, aux yeux de
ses parents, représentait aussi bien une valeur intrinsèque qu'une garantie pour
l'avenir de la nouvelle génération9, et avec une sorte de désintérêt pour la Torah
orale, dépourvue, pour eux, de contenu significatif. Il n'est donc pas étonnant
que, lorsqu'on lui demande de reconstituer l'influence de Chouchani sur lui,
Lévinas mette tout d'abord en évidence la perception du judaïsme biblique vu
à travers la Torah orale : Lévinas, à quarante ans, « découvre » grâce à Chouchani
(le Lituanien ? !) ce qui lui était occulté, à lui le Lituanien de naissance, depuis
son enfance. Cela, semble-t-il, a revêtu à ses yeux la dimension d'une véritable
découverte. Découverte suffisamment importante pour que, dans le même
entretien, mentionnant les pérégrinations de sa famille en Ukraine, Lévinas
rappelle comment son père, dans chaque nouvel endroit, recherchait
immédiatement un maître pour enseigner la Bible à son fils, mais sans ses
commentaires : « Textes enseignés sans les fameux commentaires qui, plus
tard, me paraissent être l'essentiel » 10, commentaires plus importants que le
texte biblique original ! Ce point, sur lequel Lévinas revient maintes fois tout
au long de ses écrits juifs, et dans lequel on peut même entrevoir une certaine

etc. Il convient mieux de se figurer qu'ils aspiraient à une sorte de combinaison entre le
judaïsme traditionnel et la culture moderne. Us considéraient l'hébreu et la Bible comme
essentiels, tandis que le monde de la Torah orale s'identifiait davantage au monde de
yechivot qui fleuJissajent alors en Lituanie (La célèbre yec:Jrivn de Slobodka se Lrouvait
dans les environs de Kovno) et dont ils voulaient s'éloigner id.;ologiquemcnt el pratiquement.
9. Cf. François Poirié, op.cit., pp. 64-65.
10. Ibid., p. 67.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 157

réticence à l'égard de la lecture chrétienne de la Bible, lui a donc été transmis


par Chouchani.

2) Lévinas reconnaît également, dans l'entretien ci-dessus cité, l'influence


de Chouchani dans son aspiration à solliciter le texte, comme Chouchani lui­
même le faisait.
La maîtrise stupéfiante de Chouchani dans le domaine de l'étude du
Talmud et de ses commentaires classiques aboutit à une puissance dialectique,
c'est-à-dire à la possibilité de faire surgir de nouvelles significations à partir
d'un élément particulier étudié dans un petit texte, non pas seulement sur le
fond de ce qui est dit dans ce texte mais en résonance avec toute la littérature
talmudique, qui était comme ouverte et étendue devant lui 11• Dans l'introduction
à son premier livre consacré à l'étude du Talmud, Lévinas écrit:
« Les possibilités de signifier à partir d'un objet concret libéré de son histoire
- ressource d'une méthode de pensée que nous avons appelée
paradigmatique - sont innombrables. Requérant l'usage defacultés spéculatives
peu communes, elles se déroulent dans un espace multidimensionnel. La
dialectique du Talmud prend un rythme océanique. » 12
Lévinas a donc été introduit à cette méthode au cours de ses études auprès
de Chouchani. Il importe cependant de souligner ici un point important : ces

11. Il est intéressant de souligner que dans sa recherche sur la littérature des
commentaires talmudiques du Moyen Age, le professeur Israël Ta-Shma note qu'une telle
approche caractérise l'attitude des Tossafistes dans leurs commentaires sur le Talmud (attitude
opposée à celle de Rachi). C'est pourquoi il écrit par exemple à propos du Ri. hazaquen de
Dampierre : « Le Ri. enseigna comment intégrer des commentaires locaux sérieux,
"classiques", qui seraient fidèles à la langue du texte, à son développement et à son esprit
- au vieux et bon texte auquel on ne peut pas échapper au moment de l'étude habituelle du
texte - et des éléments d'étude comparative, subtile, exhaustive, profonde, selon la manière
caractéristique des grands Tossafistes de l'Ecole de Rabbenou Tarn et de ses collègues. Le
Ri. hazaquen est celui qui transforma Je système d'une méthode destinée à une élite en une
technique plus large et répandue - grâce à ses nombreux disciples qui purent agir en étant
à la tête des yechivot » (Israël M. Ta-Shma, Talmudic Commentary in Europe and North
Aji-ica, Litterary History, Part Il: 1200-1400 [en hébreu], Jérusalem, Editions Magnes,
2000, pp. 97-98).
12. E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 21.
Les italiques sont de nous.
158 Shmuel Wygoda

dernières années, nous sommes témoins de l'émergence d'un certain nombre


de« commentateurs» qui prennent un passage du Talmud, en général un passage
court, et l'adaptent à leur propre « commentaire », afin de démontrer, de
renforcer, ou d'établir un point particulier. Ces« commentaires» sont d'ordinaire
assez « souples », et l'on se demande souvent s'il s'agit vraiment d'un
commentaire plausible ou, du moins, d'un commentaire qui respecte le texte
talmudique au sens où il est justifiable d'un point de vue herméneutique 13 •
Lévinas, dans ses lectures, a parfois proposé des commentaires audacieux et
surprenants. Mais il a toujours minutieusement veillé à ne formuler ses
commentaires qu'en les reliant à un passage intégral (souguia) du texte et non
à un court extrait, par respect pour l'intégrité du texte et par conscience de son
obligation, de son devoir envers lui - témoignage de reconnaissance. Ceci
distingue Lévinas des commentateurs « hâtifs ». Cette obligation envers le
texte est notamment exprimée au début de son commentaire sur le texte de la
Guemara dans le Traité Sanhédrin, p.36b:
« Je vais commenter le texte choisi d'un bout à l'autre et non pas les passages
les moins ingrats, matière à morceaux de bravoure. Je vais essayer, avec mes
faibles moyens, mais de tous mes efforts, de chercher partout. La difficulté ne
tient pas du tout à l'absence de trésors, mais à l'insuffisance des instruments
dont je dispose pour la fouille. » 14
Cette obligation envers le texte intégral, ce sens du respect dû au texte,
que Lévinas exprime profondément ici, lui auraient donc été transmis par
Chouchani, comme il l'écrit explicitement dans la suite de son introduction
aux Quatre Lectures Talmudiques, lorsqu'il ajoute:
« Les commentaires que nous avons essayés ne répondent certes pas aux
exigences que nous venons d'évoquer. A ce titre-là aussi ils restent imprudents.

13. Nous disons bien herméneutique et non« déconstructif » : sur le plan


« déconstructif», le texte lui-même n'étant pas sujet de signification, le commentateur peut
en proposer un commentaire qui lui semble convenir d'une manière plausible au texte
original, ou non. Voir à ce sujet le chapitre du livre de G. B. Madison:« Beyond seriousness
and frivolity : A Gadamerian response to Deconstruction », in : The Hermeneutics of
Postmodernity, Figures and themes, Indiana University Press, 1990, pp. 106-122. La
principale conclusion qui ressort de ce chapitre est qu'il faut bien savoir discerner entre un
commentaire audacieux mais respectueux du texte, et des paroles qui peuvent avoir un
intérêt intrinsèque mais qui, en fait, se dérobent au texte et, de la sorte, ne le respectent pas.
14. E. Lévinas, Quatre Lectures Talmudiques, op. cit., p.154.
Le maître et son disciple: Chouchani et Lévinas 159

Mais un maître prestigieux, M Chouchani, dont nous apprenons le décès en


Amérique du Sud pendant l'impression du présent recueil, nous a montré ce
que peut ici la vraie méthode. Pour nous, il a rendu impossible àjamais l'accès
dogmatique purement fidéiste, ou même théologique, au Talmud. 15
Certes, Chouchani enseignait le Talmud en élargissant au maximum les
horizons, mais cependant, cette ouverture n'avait lieu qu'après un examen
approfondi du texte dans son intégralité et de ses commentaires classiques 16 •
Nous pouvons à présent revenir à ce que dit Lévinas au sujet de Chouchani
ouvrant « la tenture du texte ». Cette approche du texte procède par étapes
successives :
1) D'abord, étude du texte dans son intégralité, en le réinscrivant dans
son contexte immédiat (la michna, le chapitre, le Traité). Précisons : il est certes
évident que pour comprendre un texte de la Guemara, il faut le relier à sa
michna ; mais il arrive que les différents thèmes des commentaires de la Guemara
sur cette michna paraissent fort éloignés les uns des autres et ne semblent que
le résultat d'une disposition fortuite établie au cours de nombreuses générations.
Or c'est précisément dans ce cas qu'il faut, d'après Lévinas, rechercher le lien
interne unissant ces séquences qui, à première vue, semblent en désaccord : il
s'agit là d'une intercontextualité. Ce point peut être illustré grâce à une courte
remarque de Lévinas au début de son étude de la fin du Traité Nazir 17 • Ce texte
de la Guemara est en effet un exemple extrême de la contexture talmudique et
ses différentes parties semblent, à première vue, sans aucun lien entre elles : la
michna parle du nazirat du prophète Samuel et de Samson le juge ; dans la
guemara, on rencontre d'abord une discussion au sujet de la recommandation
de l' Amora Rav à son fils Hiya: « sois prompt» à dire la bénédiction; puis, à
partir de là, la guemara rapporte ce qui ne semble être qu'une étrange remarque
sur les liens entre les chefs de l'armée et les simples soldats, avec, en toile de
fond, la question de la préséance entre celui qui prononce la bénédiction et
celui qui répond« amen» - tout ceci sans qu'aucun lien évident n'apparaisse

15. E. Lévinas, Ibid., op. cit., p. 22. Les italiques sont nous.
16. Après la mort de Chouchani, on a trouvé de nombreux écrits qu'il avait laissés.
Leur examen a révélé que pour la plupart d'entre eux, il s'agit de la retranscription, de la
main de Chouchani et de mémoire, de commentaires rabbiniques du Moyen Age sur les
textes du Talmud.
1 7. « Nazir » : celui qui a fait vœu de certaines abstinences.
160 Shmuel rt'vgoda

entre ces différents sujets. Finalement, la Guemara termine par l'éloge des
étudiants de la loi qui accroissent la paix dans le monde. Avant d'entamer cette
étude, qu'il avait choisie pour parler de la jeunesse d'Israël, Lévinas dit
« Le texte qui vous a été distribué n'a, de prime abord, aucun rapport avec la
jeunesse. Ce qui est encore plus grave, c'est le peu de rapport que ses diverses
parties semblent avoir entre elles. Mais dans l'unité profonde qu'elles
entretiennent et qu'elles invitent à découvrir réside, peut-être, leur enseignement
le plus suggestif. Et ce fut l'une des raisons de mon choix. » 18
Contrairement à l'approche historico-philologique qui distingue les différentes
couches du texte, Lévinas cherche à dégager l'unité thématique des différentes
parties du texte - et c'est Chouchani qui, là encore, semble être celui qui lui a
transmis cette méthode d'étude du Talmud.

2) Lorsque la Guemara fait référence à une source biblique ou à une


autre source talmudique (et c'est le cas dans toute la littérature talmudique), il
faut non seulement étudier scrupuleusement la source citée elle-même - le
mot, le verset -, mais élargir au maximum la signification que peut revêtir le
contexte dans lequel ce mot ou ce verset s'inscrivent.

3) Cette approche préconise de se référer simultanément à l'ensemble


de la littérature talmudique et pas seulement à ce qui constitue l'objet de l'étude
- c'est-à-dire le texte sur la base de son environnement immédiat. Une telle
approche ouvre de nombreux horizons herméneutiques. Le texte, ainsi, se prête
à des interprétations supplémentaires, au-delà de celles qui surgissent de prime
abord. Cette « fusion d'horizons » (pour reprendre l'expression de H.G.
Gadamer) correspond aux approches littéraires modernes avec lesquelles
Lévinas s'est familiarisé et qu'il a intériorisées au cours de ses études de
philosophie 19• Par ailleurs, cette approche exige une parfaite maîtrise de toute

18. E. Lévinas : « Jeunesse d'Israël », in : Du sacré au saint, Editions de Minuit,


Paris, 1977, p.55.
19. A ce propos, Lévinas mentionne à maintes reprises les travaux de Paul Ricoeur
qui, en effet, déploient cette approche herméneutique. On notera cependant que celui qui a
frayé la voie dans ce domaine est le philosophe allemand Hans Georg Gadamer, influencé
sur ce point par son maître Martin Heidegger. Nous ne pouvons établir pourquoi le nom de
Gadamer est quasiment absent des écrits de Lévinas. Serait-ce à cause de l'influence de
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 161

la littérature talmudique. On comprend la frustration de Lévinas, qui n'a


rencontré Chouchani qu'assez tard dans sa vie (alors qu'il était presque
entièrement pris par sa réflexion philosophique, ses tâches académiques et ses
responsabilités d'éducateur, qui réclamaient temps et énergie), lorsqu'il a réalisé
qu'il ne pourrait pas accéder à cette maîtrise requise pour étudier ainsi le Talmud,
ni atteindre dans ce domaine un niveau comparable à celui qu'il avait atteint en
philosophie. Mais il a quand même bien saisi le principe de cette approche et
c'est pourquoi, dans ses études du Talmud, il essaie par tous les moyens de
trouver, dans les parties du Talmud qu'il connaît, celles qui apportent vraiment
un écho enrichissant au texte dont il s'occupe et qu'il tente de comprendre.

Pour préciser ce troisième point - l'assurance requise dans la lecture du


texte et de sa partie hagadique (Lévinas témoigne l'avoir reçue de Chouchani) -,
une courte introduction biographique s'impose. Nous avons déjà mentionné
qu'à l'époque où Lévinas a rencontré Chouchani pour la première fois, son
activité se déployait essentiellement dans le domaine de la phénoménologie et
était donc nettement centrée autour d'un axe philosophique. En vérité, on ne
saurait prétendre que Lévinas, à cette même époque, était coupé de la vie juive
puisque c'est en 1946 qu'il commence à diriger, à Paris, l'Ecole Normale
Israélite Orientale, de l'Alliance Israélite Universelle dont il fait partie depuis
les années 30. Cependant, si l'on tente d'établir un ordre de priorité, il semble
effectivement que la philosophie européenne est alors pour lui l'essentiel et
que le judaïsme est secondaire. Un témoignage intéressant vient confirmer ce
point de vue : il se trouve dans une dédicace de Lévinas, dans un exemplaire de
son livre De l'existence à l'existant, au docteur Moshe Schwabe, le directeur
de l'école juive où il a étudié à Kovno, qui, par la suite, a été professeur de
langues classiques à l'Université hébraïque de Jérusalem. Lévinas écrit : « A
Monsieur le docteur M. Schwabe. A mon maître grâce auquel: 'I awoke one
moming and I new I was ... European'. Respectueusement, l'auteur. Paris, le

Heidegger, ou encore du fait de sa préférence pour Paul Ricoeur? Quoi qu'il en soit, il ne
fait nul doute que Lévinas s'identifie avec ces approches de l'interprétation littéraire et
philosophique.
162 Shmuel Wygoda

14 juillet 194 7. »20 Lévinas se considérait donc d'abord européen ; aussi n'y a­
t-il pas lieu de s'étonner que lorsque son ami proche, le docteur Henri Nerson,
médecin d'origine alsacienne qui connut Chouchani avant la guerre à Strasbourg,
lui propose de rencontrer un homme étrange débordant de connaissances dans
le domaine du judaïsme, Lévinas, dans un premier temps, refuse. De son point
de vue, en tant que philosophe, il n'attendait pas beaucoup de cet homme dont
l'apparence extérieure évoquait davantage le clochard que l'érudit, même si
son ami Nerson lui avait dit que Chouchani possédait une totale maîtrise de la
Bible et du Talmud. On peut donc légitimement penser que lorsque Lévinas a
fini par céder aux demandes pressantes du docteur Nerson, il l'a fait davantage
comme un geste envers son ami que dans l'espoir réel d'une ouverture
intellectuelle. Nous ne connaissons pas les détails de cette première rencontre
entre Lévinas et Chouchani mais certains racontent qu'elle aurait duré toute
une nuit et qu'à son issue, Lévinas aurait dit à Nerson: « Je ne sais pas ce que
cet homme sait mais tout ce que je peux te dire, c'est que tout ce que je sais, il
le sait »21 • Quoi qu'il en soit de la véracité historique de cette anecdote, toujours
est-il que la rencontre avec Chouchani a été l'amorce d'un tournant significatif
dans le rapport de Lévinas à la tradition juive en général et au Talmud en
particulier.
Rappelons le contenu du troisième point au sujet duquel Lévinas
mentionne ci-dessus l'influence de Chouchani sur lui : ayant été témoin de la
façon dont Chouchani étudiait les parties homilétiques du Talmud en les faisant
dialoguer non seulement avec d'autres parties du Talmud mais avec tout le
patrimoine culturel occidental, Lévinas s'en est trouvé inspiré. Lui-même, dans
ses lectures talmudiques, déploiera cette méthode, au risque de se voir accusé
de faire dire au texte ce qui n'y figure pas, comme ce sera effectivement le cas.
Les deux premiers points qui, pour Lévinas, caractérisent la spécificité
de la lecture du Talmud par Chouchani et l'influence que celui-ci a eue sur lui,
n'entretiennent qu'un faible lien avec son propre monde culturel. Mais ce

20. Nous avons découvert cette dédicace par hasard dans un exemplaire du livre De
/ 'existence à! 'existant qui se trouve à la bibliothèque des sciences humaines de l'Université
hébraïque de Jérusalem et qui fait partie du legs du docteur Moshe Schwabe à l'Université.
21. Cette anecdote nous a été relatée après le décès de Lévinas ; nous avons alors
questionné à ce sujet plusieurs membres de la famille Lévinas ainsi que le professeur
E. Meron, mais aucun d'eux n'a ni confinné ni infirmé sa véracité.
Le maître et son disciple : Cho11cha11i et lévinas 163

troisième point, par contre, constitue une sorte de pont entre le monde
philosophique et le monde juif. Les propos de Lévinas sur la manière dont
Chouchani lisait le Talmud en intégrant un très vaste espace culturel rencontrent
un profond écho dans la manière qui caractérise sa propre lecture. En effet,
lorsqu'il étudie un texte talmudique, Lévinas l'aborde avec toute la richesse
culturelle dont il est porteur. Les études talmudiques de Lévinas sont en fait
une lecture philosophique de ces textes, à travers laquelle Lévinas marque
clairement ses points d'accord et de désaccord avec divers courants de pensée
exprimés dans la philosophie et la littérature occidentales. Un exemple frappant
nous en est donné dans sa lecture du Traité Chabbat, pp.88a et b, ayant trait à
la révélation du Sinaï22: dans ce passage, le Talmud suggère que toute la Création
dépendait en fait de l'acceptation de la Torah par le peuple d'Israël rassemblé
au pied du mont Sinaï. Cheskia, à ce propos, évoque le verset des Psaumes
(76, 9) : «Du haut du ciel, tu fis entendre ta sentence; la terre s'en effraya et
demeura immobile (calme). » Ce verset contenant une contradiction flagrante,
le Talmud questionne : « Si elle [la terre] s'effraya, pourquoi demeura-t-elle
calme? Si elle demeura calme, pourquoi s'effraya-t-elle? »23 •
A ce propos, Lévinas ajoute
« Nos talmudistes n'auraient-ils pas lu Corneille ni entendu parler d'une
"obscure clarté qui tombe des étoiles"? [ ... ] Non seulement Cheskia ignore
Corneille et veut ignorer la conciliation des contradictions, mais il semble être
certain que le psaume 76 se rapporte à la donation de la Torah. Sur ce point,
modérons notre ironie ; les grandes pensées ne s'éclairent-elles pas toujours
par les grandes expériences ? Nous autres, modernes, ne disons-nous pas
voici les circonstances qui me font enfin comprendre tel mot de Pascal ou tel
mot de Montaigne? Les grands textes ne sont-ils pas grands précisément par
l'interaction dont ils sont capables avec les faits et l'expérience qui les éclairent
et qu'ils guident? N'a-t-on pas le droit enfin de se demander en lisant le psaume
76 quelle est la situation concrète qui justifie ce lyrisme qui n'est tout de même
pas un morceau d'éloquence? »24
Nous pouvons à notre tour nous interroger à ce propos: est-il possible de

22. E. Lévinas, « Texte du Traité "Chabat" (pp.88a et 88b) », in : Quatre lectures


talmudiques, op. cit., pp.67 à 109.
23. Ibid., p.67.
24. lbid., pp.88-8
164 Shmuel Wygoda

comprendre ce texte dans l'enchaînement de l'étude talmudique sans recourir à


la citation du Cid ? De toute évidence, oui. Lévinas exhiberait-il donc ici son
savoir littéraire ? Certainement pas. Pourquoi donc cette référence à Corneille ?
Lévinas aborde la page de Talmud de manière existentielle, c'est-à-dire avec
tout son bagage intellectuel, affectif et culturel. Ce genre d'approche des textes
talmudiques rencontre souvent la réprobation des talmudistes, qui considèrent
ces textes comme inspirés. Ce sont précisément ces talmudistes que visent les
paroles de Lévinas : ce sont eux qui protestent contre cette manière de « soufller
sur les braises» pour en faire jaillir le feu et qui affirment: « Voyez, il tire du
texte ce qui n'est pas dans le texte, il insuffle un sens au texte ». En fait, ce
genre de réaction caractérise soit ceux qui étudient de manière traditionnelle,
soit les adeptes de la méthode académique. Les uns comme les autres s'accordent
à penser que le texte talmudique a, ultimement, un sens littéral, qu'il
leur incombe - commandement religieux ou obligation intellectuelle - de
révéler. A l'encontre de cette conception, Lévinas- sous ce qu'il reconnaît être
l'influence de Chouchani - suggère qu'il est possible et même indispensable
de relier ces deux mondes (le monde talmudique et le monde occidental), à
condition, évidemment, que ce lien soit logique et qu'il n'aboutisse pas à des
conclusions qui contrediraient de manière flagrante le contenu propre du texte.

Ce thème est extrêmement important car il met en évidence aussi bien


l'influence de Chouchani que les réactions suscitées par les lectures talmudiques
de Lévinas dans certains cercles talmudiques. Pour l'illustrer et pour mieux
cerner la démarche spécifique de Lévinas dans ses lectures talmudiques, nous
l'opposerons à celle décrite par le Rabbin J.O. Soloveitchick.
Lorsqu'il veut décrire le talmudiste, celui qui est non seulement fiancé à
la Torah mais marié avec elle25, le Rabbin Joseph Dov Halévi Soloveitchick
établit un rapprochement saisissant entre l'étude du Talmud et le monde des
mathématiques et de la physique modernes. Dans un article en hommage à son
oncle, le Rabbin Isaac Zeev H. Soloveitchick, il écrit, à propos du père de
celui-ci et son propre grand-père, le Rabbin Haïm H. Soloveitchick :
« La physique aristotélicienne a cherché à expliquer la réalité du point de vue
de son essence et à éclairer les contenus sensibles impliqués dans les processus
de causalité que nous rencontrons dans la réalité qui nous environne de toutes
parts, dont l'abondance des sons et des couleurs submerge notre conscience et
dont l'immensité nous accable. Plusieurs générations ont sincèrement �ru à la
Erratum

p.164. la nole 25 fail défaut :


25
« Rabbi Haïm (Rabbi 1:-laïm l lalcvi Soloveitchick] était "marié" à la Torah,
tandis que la plupart de ses Collègues étaient "fiancés". Cette différenciation
entre "fiançailles" et "mariage" reflète la révolution épistémo­
méthoclologique qui caractérise la méthode développée par le Rabbin Ha'im
Soloveitchick », Rabbin Joseph Dov Halcvi Soloveitchick, Pensées et
réflexions [en hébreuj, Jérusalem, Editions Organisation Sioniste Mondiale,
1983, p.71.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 165

possibilité de comprendre les phénomènes grâce aux lumières rationnelles de


la physique aristotélicienne. Mais la physique classique et même moderne a
renoncé à cette conception car elle a saisi le caractère non-intelligible de
l'univers et de son contenu tels qu'ils apparaissent sous leur forme originelle et
abandonné ses ambitions scientifiques sur ce point. De fait, les nouveaux
physiciens se sont accordés à penser que l'essence des phénomènes concrets
dépasse la conscience humaine, qui ne peut les atteindre. On peut néanmoins
suggérer des modèles qualitatifs et quantitatifs parallèles aux phénomènes
concrets. Ces corrélations idéales, devenues l'objet de la recherche scientifique,
sont la figuration, sous forme de théorèmes mathématiques, de phénomènes
qui les transcendent. Les contenus sensoriels tels que les couleurs, les voix, la
chaleur sont devenues des quantités abstraites pures ayant entre elles divers
liens de réciprocité. Ce monde de la physique qui est affiné et épuré de la
gangue sensorielle est le domaine de la connaissance scientifique. L'expérience
et l'étude occupent des domaines différents : le premier dans le domaine du
tangible, la vie, le concret, et le second dans le domaine de l'abstraction et de
la mise en équations. Il n'y a qu'un parallélisme entre ces deux domaines mais
il ne saurait être question de l'identité des essences abstraites. L'homme de
science a construit une réplique théorique du processus cosmique et créé par
rapport à ce phénomène originel un système de corrélations idéal.

Le rabbin Haïm Soloveitchick, de fait, suggère une approche similaire


de l'étude de la Halakha: tout d'abord, il épure l'étude de la Halakha de tout
élément extérieur au monde talmudique. Les influences de la psychologie et de
l'histoire, en particulier, ne doivent pas interférer. De même, on ne saurait tolérer
l'approche du "sens commun", caractérisé davantage par des impressions
passives que par une réelle création intellectuelle. En effet, la pensée de la
Halakha suit un parcours bien particulier. Ses lois et ses principes ne sont pas
psycho-factuels, mais idéaux et normatifs, tout comme ceux de la logique
mathématique. Ce n'est pas la causalité factuelle rétrospective qui fixe
l'efficacité du jugement légal et sa vérité, mais la norme idéale à laquelle le
jugement adhère. L'exactitude de la pensée logique idéale n'est pas évaluée à
l'aune de facteurs psychologiques. La Halakha ne reflète pas la psychologie de
ses auteurs et reste indifférente aux aléas conjoncturels ou psychologiques.
C'est pourquoi la Halakha ne saurait, d'après cette analyse, s'exprimer à travers
des formes de pensée empruntées à d'autres domaines. Elle suit soq propre
166 Shmuel nj,goda

rythme, qui est immuable. C'est une pensée pure, libérée de toutes racines
psychiques. Elle ne dépend pas de stimulations extérieure ni de réactions
humaines. »26

La grandeur de cette méthode d'étude du Talmud développée par le rabbin


Haïm Soloveitchick de Brisk est décrite dans ce passage par son petit-fils, le
Rabbin Joseph Dov Soloveitchick, comme s'il s'agissait d'une introduction à
l'étude de la physique. On repère ici d'évidentes connotations kantiennes ;
d'ailleurs, quelques pages plus loin, le rabbin Soloveitchick écrit explicitement:
« Kant, en son temps, déclara l'autonomie de la raison pure, connaissance
scientifico-mathématique. Rabbi Haïm Soloveitchick a suggéré une approche
similaire dans le domaine de l'étude de la Halakha, pour laquelle il a également
revendiqué une complète autonomie. »27 La méthode d'étude du Talmud du
rabbin Haïm Soloveitchick, dite méthode de Brisk, est une méthode analytique
qui aspire à rechercher le sens de chaque notion talmudique, et à établir une
classification de ces notions en catégories halakhique (légales). A l'aide de ces
différenciations et de ces analyses, on peut aussi bien comprendre les textes
halakhiques que résoudre divers problèmes soulevés par ces textes et leurs
commentateurs, comme Maimonide et d'autres. Selon cette méthode, initiée et
développée par les fils et les petits-fils du Rabbin Haïm de Brisk, l'étude du
Talmud doit être abstraite, analytique, « pure » et le moins possible liée à la
réalité concrète - psychologique, sociologique, culturelle, bref, existentielle -
de l'étudiant. Une telle méthode attirera, sans aucun doute, des individus portés
au positivisme, ainsi que ceux qui veulent être assurés que la terme ferme ne se
dérobera pas sous leurs pieds pendant l'étude. On signalera à ce propos que
dans le monde de l'étude traditionnelle, classique du Talmud - c'est-à-dire le
monde des yechivot lituaniennes-, cette méthode, même si elle a des opposants,
est l'une de celles qui prévalent28.

26. Rav J.D. Soloveitchick, Pensées et réflexions, Ibid., pp.75-77.


27. Ibid., p.78.
28. Au sujet de la méthode de Brisk, on peut se reporter aux sources suivantes
- R. Joseph Dov Soloveitchick: « Sur l'amour de la Torah et la délivrance de l'homme de
la génération», in : Dans le secret de /'Unique [choix de textes en hébreu], Jérusalem,
Editions Orot, 1976, pp.401-432.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 167

Cette méthode, où l'accent est mis essentiellement sur ce qui est


analytique et épuré, ne laisse évidemment que peu de place à l'étude de la
partie hagadique du Talmud- celle-ci, moindre tant d'un point de vue absolu
que du point de vue de la valeur relative qui lui est accordée, est en général
réservée aux sermons ou à des remarques d'ordre général.
Bien que nous ne sachions pas grand chose sur la façon dont Chouchani

- R. Joseph Dov Soloveitchick : « Ou bikachtem mi cham », in : L'homme de la Halakha


[en hébreu], Jérusalem, Organisation Sioniste Mondiale, 1979.
- R. Chlomo YossefZevin:« Rabbi Haïm Soloveitchick»,in: Des hommes et des méthodes
[en hébreu], Jérusalem, Editons Avraham Tsioni, 1958, pp.39-86.
- Itshaq Adler : Chapih·e d'introduction à son livre Lomdus, a Substrnctural Analysis of
Conceptual Talmudic Thought [en hébreu et anglais], New York, Bet Shaar Press, 1989.
- Actes du l l ème Colloque du« Orthodox Forum», sur la méthode de Brisk (1999; Actes
à paraître) ; interventions de : Rabbin et Dr. Aaron Lichtenstein, David Bleich, Joseph
Blau, Shalom Canny, Jeremy Wieder, Moshe Lichtenstein, Yosef Adler.

Les livres et articles suivants traitent également de la méthode de Brisk


- Norman Salomon, The analytic movement: Hayim Soloveitchick and his Circle, Atlanta,
1993;
- Jeffrey Saks,« Rabbi Joseph B. Soloveitchick On the Brisker Method», Tradition, 33 : 2
(New York, Winter 1999) ;
- Lawrence Kaplan, « Rabbi Joseph B. Soloveitchick's philosophy of Halakhah », in
Jewish Law Annual, New York.

Il faut souligner que, à côté des nombreuses analyses ci-dessus citées, qui tentent de décrire
les fondements de la méthode de Brisk tout en la reprenant à leur compte, cette méthode a
également été très critiquée. Parmi les disciples mêmes du rabbin Haïm Soloveitchick de
Brisk, certains, déjà, ont émis des réserves sur cette méthode et suggéré d'autres voies pour
1' étude du Talmud. L'opposition à la méthode de Brisk a continué à se manifester parmi les
maitres contemporains de la tradition au cours des dernières générations. Citons à ce propos
ce qu'écrit le rabbin Yehiel Yaacov Weinberg, un des survivants de la Shoah et l'une des
figures les plu·s remarquables de l'entre-deux guerres et de l'après-Shoah, sur la méthode
du rabbin Haïm Soloveitcbick de Brisk: « J'ai déjà mentionné que les Novellae du Rabbin
Haïm de Brisk sont cohérentes du point de vue analytique. Cependant, elle ne le sont pas
nécessairement sur le plan historique, c'est-à-dire quant à leur adéquation aux idées de
Maimonide, dont les méthodes étaient différentes de celles du Rabbin de Brisk» (R. Yehiel
Yaacov Weinberg, Responsa Sridei Ech [en hébreu], Jérusalem, Editions Mossad du Rav
Kook, 1977, 2ème partie, p.356).
168 Shmuel Wj,goda

enseignait la Guemara, et en particulier la Hagada, les quelques éléments


d'information que nous possédons révèlent une démarche très différente de
celle de la méthode de Brisk décrite ci-dessus.
A travers deux témoignages d'Emmanuel Lévinas lui-même, nous
pouvons déceler une orientation de l'étude de la Halakha effectivement assez
différente.
Le premier témoignage figure dans un entretien paru dans la revue
L 'Arche en 1981. Lévinas y rapporte comment Chouchani lui a suggéré d'étudier
les passages de Halakha dans la Guemara : « [ ... ] mais Chouchani disait :
"Comme vous lisez la Hagada, il faut lire la Halakha". Ce qui ne voulait pas
dire qu'il faille la prendre pour un tissu de symboles ou d'allégories. Il faut la
lire, aussi, avec de l'imagination. »29
Le deuxième témoignage nous vient du gendre d'Emmanuel Lévinas, le
professeur Georges Hanse! : il nous a rapporté que son beau-père décrivait la
méthode de Chouchani comme une« méthode des situations». Lévinas avait
l'habitude de décrire cette méthode en la distinguant, d'une part, d'une
conception sémiotique du texte talmudique, et d'autre part, d'une approche
centrée sur le sens littéral. Pour Chouchani, toute discussion légale ou
homilétique dans le Talmud se rapporte à une certaine situation existentielle
pour chaque individu à une époque donnée ; tout celui qui étudie le Talmud se
doit donc d'en tirer un enseignement sur la réalité concrète de sa propre époque.
Chouchani aimait donner à ce sujet l'exemple de l'homélie du Talmud qui
raconte l'envoi du corbeau par Noé, vers la fin du déluge. La Torah raconte
qu'après que l'arche se fut arrêtée sur le mont Ararat et que les eaux eussent
commencé à baisser, Noé lâcha d'abord le corbeau hors de l'arche. Mais celui­
ci ne s'éloigna pas : « Il lâcha le corbeau, qui partit, allant et revenant jusqu'à
ce que les eaux eurent laissé la terre à sec» (Genèse 8, 7). Quant à la colombe,
qui fut lâchée tout de suite après, il est écrit : « Mais la colombe ne trouva pas
de point d'appui pour la plante de ses pieds» (Genèse 8, 9). Il ressort de ces
versets que la colombe, malgré plusieurs tentatives, ne réussit pas à trouver
d'appui pour ses pattes« parce que l'eau couvrait encore la surface de toute la
terre» (Ibid.). Le corbeau, par contre, n'essaya pas du tout. A ce sujet, le Talmud
commente, dans le Traité Sanhedrin, p. l 08b

29. L'Arche, numéro 296, novembre 1981.


Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 169

« Rech Lakich dit : Le corbeau répondit à Noé : "Ton Maître me hait et toi
aussi. Ton Maître me hait puisqu'il t'a dit de prendre sept couples d'animaux
purs et deux couples d'animaux impurs, et toi aussi, tu me hais, car tu laisses en
repos ceux qui sont représentés sept fois et tu renvoies ceux qui ne sont représentés
que deux fois. Or si je venais à périr de chaleur ou de froid, le monde serait privé
d'une espèce -à moins que peut-être tu ne désires mafemme?"»
Chouchani commentait ce passage ainsi : la Torah nous relate que Dieu
décida de détruire le monde pour le recréer de nouveau, l'un des motifs de
cette décision étant que « toute créature avait perverti sa voie sur la terre »
(Berechit 6, 12). Ce verset est commenté dans le Talmud, Traité Sanhédrin,
p.108a: « Ce qui revient à dire que les animaux s'accouplaient en-dehors de
leurs espèces respectives, ainsi qu'avec l'homme.». Or, au moment où le noyau
subsistant doit constituer la base du monde nouveau, le corbeau exprime sa
critique envers Dieu et Noé, et en particulier le fait qu'il soupçonne Noé de
s'intéresser à sa femme. Cette lecture suggèrerait donc qu'il n'y a pas moyen
de véritablement recommencer. Il y a des situations existentielles qui entraînent
une dévastation ineffaçable, même face aux intentions les plus nobles.
On peut supposer que ces propos de Chouchani à la fin des années
quarante sont liés à son analyse de la situation géopolitique depuis le
commencement de la seconde guerre mondiale. L'exemple cité ci-dessus, bien
qu'étant extrait d'une hagada talmudique, était commenté par Chouchani en
relation avec le contexte politique de son époque, tout comme il prescrit de le
faire pour la Halakha.

D'autre part, il est évident que cette approche diffère encore davantage
de celle qui prévaut chez les adeptes de la méthode historico-philologique de
l'étude du Talmud, telle qu'elle est pratiquée dans les milieux académiques.
Celle-ci exige avant tout de déterminer quel était exactement le texte original.
Ensuite, à l'aide de preuves philologiques et historiques, elle recherche quel a
été son mode de formation et les influences qui se sont exercées sur ce texte.
C'est seulement en dernier lieu que l'on essaie de déterminer la signification
que le texte revêtait à l'époque de sa rédaction. Ces méthodes de travail,
essentielles d ans ce type de recherche, sont en fait la prolongation
méthodologique de la critique biblique
- Critique basse: clarification du texte original à l'aide de manuscrits,
d'incunables, des premières éditions du Talmud et autres élément� témoins,

--- - - -
--- - -
--- - -

170 Shmuel �goda

autant que faire se peut.


- Critique haute : détermination de l'élaboration du texte, à partir de ses
couches linguistiques d'une part, de ses spécificités historiques d'autre part,
ainsi qu'à travers un examen minutieux des relations qu'entretiennent entre
elles les différentes parties du texte.

Dans un article sur la différence entre les styles d'étude du Talmud à


l'université et dans les yechivot, le professeur Menahem Kahana écrit:
« L'exégèse de la littérature talmudique est un but commun aux étudiants de la
yechiva et à ceux de l'université. Cependant, la voie qu'ils empruntent pour
atteindre ce but diffère. »30
La différence des voies empruntées est-elle vraiment la seule qui
distingue la méthode d'étude du talmud en yechiva de celle qui a cours à
l'université? Ne peut-on tout de même pas identifier des buts différents? Le
Professeur Kahana répond à cette question dans la suite de son article:
« Mais au-delà de l'éclaircissement des significations verbales de l'écrit dans
son sens littéral, surgissent pour le chercheur des questions supplémentaires
dans le domaine de la "critique haute", par exemple: existence de traditions
orales qui précédèrent la concrétisation d'une unité littéraire ; manière de
recueillir et de développer le matériau jusqu'à sa concrétisation finale ; existence
de sources et de couches différentes au sein d'une même création ; degré
d'intervention des rédacteurs et de leurs courants de pensée ; question de
l'authenticité des textes; vérification chronologique des événements, des textes
et de leurs contextes ; relations internes entre les diverses composantes de la
littérature talmudique ; relation de la littérature talmudique avec ses sources
antécédentes - la Bible, les Hagiographes, les manuscrits de la Mer Morte -
ainsi qu'avec des sources postérieures ; parallélismes formels et pratiques entre
les textes talmudiques et leurs contemporains dans d'autres cultures ;
transformations terminologiques, halakhiques et philosophiques du texte étudié
au fil des générations, etc. Le chercheur éprouve souvent des difficultés à
apporter une réponse sûre et éprouvée à de telles questions: mais le fait de se

30. Menahem Kahana, « La recherche talmudique à l'université et l'étude


traditionnelle à la yechiva », in : Be khevléi massoret ou-tmoura (recueil d'articles en hébreu
rédigés en souvenir d'Arié Lang), Rehovot, Editions Kivounim, 1990, p.120.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 171

poser ces questions et de les affiner, comme également la tentative de les


affronter, sont les objectifs de la recherche talmudique et ses/Us directeurs. »31

Dans ces propos du professeur Kahana, on reconnaît l'influence


positiviste et la volonté de présenter à tout prix une méthode d'étude du Talmud
qui puisse être dite « scientifique », même si elle diffère profondément de
l'approche néo-kantienne décrite par le Rabbin Joseph Dov Soloveitchick. La
manière d'aborder les textes talmudiques qu'avait Chouchani, selon laquelle
le Talmud doit être compris à partir de la réalité existentielle concrète de chaque
lecteur à chaque génération, est donc différente à la fois de celle suggérée par
l'école de Brisk et de la méthode académique. Elle diffère de la méthode décrite
par le rabbin Soloveitchick dans la mesure où celle-ci aspire à une étude idéaliste
et« pure», calquée sur le modèle kantien; elle diffère de manière plus radicale
encore de la méthode académique ou historico-philologique qui, elle, s'oppose
par principe à l'idée selon laquelle le texte du Talmud peut signifier au-delà du
lieu et du temps où il a été rédigé.
Plusieurs fois au cours de ses lectures talmudiques, Lévinas exprime des
réticences à l'égard de l'approche philologo-historique. Lorsqu'il le fait, il
n'évoque pas particulièrement Chouchani. Nous ne pouvons donc pas établir
sans équivoque quel était le rapport de Chouchani à l'approche historico­
philologique. Sur la base des données que nous possédons à ce jour, nous
pouvons seulement supposer que sur ce point comme sur le reste de sa méthode
d'étude du Talmud, Lévinas a été influencé par Chouchani.
Malgré les nombreux témoignages concernant la connaissance très
impressionnante de Chouchani dans les domaines scientifiques en général et en
mathématiques en particulier, Lévinas n'adopte pas une méthode scientifique
dans son étude du Talmud. Dans l'entretien cité ci-dessus, Lévinas mentionne la
difficulté à laquelle se heurte celui qui offre un commentaire « philosophique »
sur un texte religieux, face aux adeptes de la méthode positivi te. el tout
partieu] ièrement dans le domaine de l'étude talmudique. eux-ci. par une érie
de questions implicites ou explicite interrogeant le bien-fondé du commentaire
suggéré, cherchent à ébranler son argumentation. Dans certains cas, ces attaques
peuvent même en arriver jusqu'à affirmer que la loi interdit une telle lecture
philosophique d'un texte religieux, Bible, Talmud ou Midrach, car celle-ci

31. Ibid., pp.120-121. Italiques dans le texte original.

------- --
172 Shmuel rfygoda

pourrait mener à l 'hérésie32•


Lorsque Lévinas dit qu'« ilfaut avoir rencontré Chouchani pour ne pas
se laisser convaincre par ces esprits critiques », nous devons, semble-t-il,
l'entendre à deux niveaux: 1) Chouchani avait lui-même l'habitude de lire le
texte talmudique d'une manière associative, en le faisant dialoguer avec des
textes extérieurs à la tradition juive, et il encourageait ses élèves à faire de
même. 2) Il déployait en cela une telle maîtrise qu'il invalidait a priori toute
contestation positiviste. En outre, d'après différents témoignages émanant de
personnes ayant étudié avec Chouchani, il s'avère que cette seconde lecture
suivait toujours une première lecture traditionnelle, comme elle est pratiquée
dans le monde des yechivot. Il convient cependant ici de faire remarquer que,
s'il existe des traditions établies quant à l'étude des parties légales du Talmud,
en ce qui concerne les parties homilétiques, la relative absence de telles traditions
autorise d'emblée bien plus d'audace dans leur étude.

3. Mentions de Chouchani dans les lectures talmudiques de Lévinas

Pour mieux cerner l'influence de Chouchani sur Lévinas, nous


examinerons à présent les passages des lectures talmudiques au cours desquels

32. De telles affirmations ont été proférées de nombreuses fois au cours de l'histoire.
Un des cas les plus célèbres est celui d'une homélie prononcée au début du XIVe siècle au
cours d'un mariage en Provence, dans laquelle Abraham et Sara étaient comparés à la
forme et à la matière aristotéliciennes. En réaction, le rabbin Abba Meri Astruc demanda au
chef spirituel de la communauté juive d'Andalousie, connu sous son acronyme Rachba,
d'intervenir directement en excommuniant les philosophes et ceux qui proposeraient des
commentaires philosophiques des textes sacrés. De fait, Abba Méir Astruc rédigera tout un
ouvrage à ce sujet, intitulé Minkhat Knaot [Offrande de jalousie]. Dans son introduction, il
écrit : « [ ... ] Tant étaient profondes leur sottise et leur hérésie qu'ils ont fait d'Abraham et
de Sara forme et matière. C'est pour cela que, le cœur desséché [ ... ],j'ai décidé de m'adresser
au grand rabbin vénérable et sage,Rabbi Chlomo fils de Rabbi Avraham BenAderet,reconnu
et respecté. Mon esprit et mon cœur s'unissent pour vous demander de bien vouloir plaider
auprès des autres Docteurs afin qu'ils éloignent tout homme qui tiendrait de tels propos, et
de protéger la foi par une clôture que ni lance ni javelot ne pourront percer.» ; in : Responsa
du Rachba [en hébreu],Jérusalem, Editions Mossad Rav Kook, 1986, pp.225-226. Le style
belliqueux de ces propos n'est pas fortuit mais, selon Abba Meri Astruc, impératif dans la
mesure où il s'agit de défendre la Torah contre les attaques de la philosophie, susceptibles
de produire sur l'esprit humain des effets aussi néfastes que ceux de la lance et du javelot.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 173

Lévinas mentionne son maître.


Les premières lectures talmudiques de Lévinas apparaissent dans son
livre Difficile liberté, publié en 1963. Au cours de ces lectures, intitulées
« Textes messianiques », Lévinas analyse plusieurs passages du chapitre XI du
Traité Sanhédrin, portant essentiellement sur le thème du Messie et du
messianisme. Il se réfère notamment à d'étranges paroles prononcées par Rabbi
Hillel33 dans le Traité Sanhédrin, p.99a: « Il n'y a plus de Messie pour Israël.
Israël y goûta à l'époque du roi Ezéchias ». Ces paroles sont doublement
surprenantes, d'abord en elles-mêmes, mais aussi parce qu'elles apparaissent
dans un contexte où sont débattues différentes thèses qui font toutes référence
à la même promesse messianique. La guemara rapporte alors la réaction de
Rav Yossef aux paroles de Rabbi Hillel : « Que Dieu pardonne à Rabbi Hillel
d'avoir dit cela». Rachi, ici, commente:« Dieu pardonnera à Rabbi Hillel qui
a dit des paroles qui ne sont pas adéquates». Après avoir présenté ces échanges
d'opinions, Lévinas dit
« Toujours est-il que l'opinion de Rabbi Hillel- cette opinion rejetée - figure en
quelque façon au procès-verbal de la discussion. On ne passe pas purement et
simplement sous silence l'opinion de Rabbi Hillel. Quand on connaît la structure
de la pensée talmudique où une thèse valable ne s'efface jamais, mais reste comme
l'un des pôles d'une pensée qui circule entre lui et le pôle opposé, on peut mesurer
à sa juste valeur l'importance de l'affirmation de Rabbi Hillel. »34

Lévinas, s'appuyant sur certains commentaires, apporte son éclairage


sur l'interprétation des paroles de Rabbi Hillel
« Si pour Israël le Messie est déjà venu, c'est qu'Israël attend la délivrance par
Dieu lui-même. La voilà l'espérance la plus haute! L'opinion de Rabbi Hillel
comporte une méfiance à l'égard de l'idée messianique, à l'égard de la
rédemption par le Messie : Israël attend une excellence plus grande que celle
qui consisterait à être sauvé par un Messie. »35
A la fin de ce passage, Lévinas ajoute ce qu'il présente comme« une parenthèse »:
« La manière dont je lis le texte talmudique (manière que je n'ai pas inventée

33. Ce Rabbi Hillel n'est pas le célèbre Hillel l'Ancien. En fait, c'est le seul endroit
dans tout le Talmud où ses paroles sont rapportées.
34. E. Lévinas, Difficile liberté, Albin Michel, 1976 (2ème édition), p.112.
35. Ibid., p.112.
174 Shmue/ Wygoda

car elle m'a été enseignée par un maître prestigieux) consiste à ne jamais donner
au mot "Israël" uniquement un sens ethnique. Quand on dit qu'Israël est digne
d'une excellence plus grande que le messianisme, il ne s'agit pas seulement de
!'Israël historique. Ce n'est pas par le fait d'être Israël que se définit l'excellence,
c'est par cette excellence- la dignité d'être délivré par Dieu lui-même-que se
définit Israël. La notion d'Israël désigne une élite certainement, mais une élite
ouverte et une élite qui se définit par certaines propriétés que concrètement on
attribue au peuple juif. Cela élargit toutes les perspectives qui s'ouvrent sur les
textes talmudiques et nous débarrasse, une fois pour toutes, du caractère
strictement nationaliste qu'on voudrait donner au particularisme d'Israël. Ce
particularisme existe, vous allez le voir, mais il n'a aucunement un sens
nationaliste. Une certaine notion d'universalité s'exprime dans le particularisme
juif. »36

Lévinas rapporte donc au nom de Chouchani-car il ne fait pas l'ombre


d'un doute que lorsqu'il parle d' « un maître prestigieux» qui lui a enseigné le
Talmud, il s'agit de Chouchani (Lévinas nous l'a d'ailleurs confirmé
explicitement) -l'opinion selon laquelle, lorsque le Talmud parle d'Israël, il
vise un signifié plus large que le seul groupe ethnique identifié au peuple d'Israël.
Lévinas, ailleurs, reviendra sur cette affirmation dans un contexte très différent,
au cours de l'étude d'un texte halakhique du début du septième chapitre du
Traité Baba Metsia.
Avant d'examiner cette source, il y a lieu de s'interroger: l'accent que
Lévinas veut mettre sur les paroles de Rabbi Hillel alors même que le Talmud
les rejette absolument n'est-il pas révélateur de la manière d'aborder le texte
qui lui a été enseignée par Chouchani ? L'analyse littérale de ce passage du
Talmud indique clairement qu'il ne s'agit pas ici d'un cas classique de
« makhloket» (divergence d'opinions) sur un sujet, dans laquelle chaque partie
avance sa perspective, soit sur une base logique, soit à partir de sources bibliques.
Dans le cas présent, les propos de Rabbi Hillel sont si surprenants que son
protagoniste, Rav Yossef, sans réagir sur le fond, ne peut que formuler l'espoir
que Dieu lui accordera le pardon pour ces paroles à consonance hérétique.

36. Ibid., pp.112-113.


Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 175

Mais Lévinas, à propos de l'assertion de Rabbi Hillel, dit que« la pensée circule
entre lui et le pôle opposé ». Ces paroles ne semblent pas moins surprenantes
que celles de Rabbi Hillel. En effet, les discussions talmudiques revêtent en
général un aspect dichotomique, qui donne l'impression que l'un des
protagonistes a raison et l'autre tort. Lévinas corrige cette impression en faisant
remarquer qu'aussi bien l'opinion retenue par la Halakha que celle qui se trouve
repoussée contribuent conjointement à l'élaboration de la pensée talmudique.
Comment Lévinas, qui connaissait ses capacités mais aussi ses limites dans
l'étude du Talmud, a-t-il eu l'audace d'affirmer cela? On peut supposer que
Lévinas exprime ici, au nom de Chouchani, non seulement une façon
d'appréhender la notion d'Israël en la réinscrivant dans un large spectre de
signifiés, mais également une manière audacieuse de rechercher la pertinence
d'une opinion qui a été rejetée, et ce même dans un contexte homilétique.

La manière d'appréhender la notion d'Israël que Lévinas rapporte, au


nom de Chouchani, dans le texte cité ci-dessus, resurgit ailleurs à diverses
occasions. Dans le Traité Baba Metsia, au début du septième chapitre, p.83a,
elle apparaît de façon significative lorsqu'il est question des relations entre
employé et employeur. La michna stipule: l'employeur n'a pas le droit d'exiger
de ses employés qu'ils travaillent en deçà ou au-delà des heures initialement
convenues entre eux. Pour illustrer cette halakha, la michna rapporte une
anecdote concernant Rabbi Yohanan ben Mathia:
« Celui qui engage des ouvriers et leur dit de commencer tôt et de finir
tard ne saurait les y obliger, si commencer tôt et finir tard n'est pas conforme à
la coutume de l'endroit.
Là où la coutume veut qu'on les nourrisse, il est obligé de les nourrir; là
où elle veut qu'on leur serve du dessert, il doit leur servir du dessert. Tout se
conforme à la coutume de l'endroit.
Un jour, Rabbi Yohanan ben Mathia a dit à son fils : "Va engage des
ouvriers". Celui-ci a inclus la nourriture parmi les conditions. Quand il revint,
le père dit : "Mon fils, même si tu leur préparais un repas égal à celui que
servait le roi Salomon, tu ne serais pas quitte envers eux, car ce sont les
descendants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Tant qu'ils n'ont pas commencé
le travail, va et précise: vous ne pourrez prétendre qu'au pain et aux légumes
secs.
Rabbin Shimon ben Gamliel dit: "Il n'avait pas à le dire, car, �n toutes
176 Shmuel Jfygoda

choses, on se règle d'après la coutume de l'endroit.".»37

Lévinas, dans une de ses lectures talmudiques intitulée « Judaïsme et


révolution», interprète cette michna comme une mise en valeur, a priori, du
droit d'autrui, du droit du faible à être respecté et de son indépendance, malgré
la nécessité dans laquelle il se trouve de subvenir à ses besoins - nécessité
qui l'expose à être exploité par son employeur. Pour Lévinas, l'histoire de
Rabbi Yohanan ben Mathia vient illustrer concrètement le thème des droits
infinis d'autrui, même lorsque celui-ci est en position de faiblesse et qu'il est
prêt, dans ces circonstances, à faire des compromis. Mais la michna,
apparemment, semble limiter l'application de ses propos aux descendants
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Lévinas intervient sur ce point:
« Voilà des indications sur l'étendue du droit d'autrui: c'est un droit pratiquement
infini. Sije disposais des trésors du roi Salomon,je n'arriverais pas à accomplir
mes obligations. Bien entendu, la michna y met une condition: il s'agit d'autrui
qui descend d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Que l'on se rassure, il n'y a là
aucune idée raciste. Je le tiens d'un maître éminent : chaque fois qu'il est
question d'Israël dans le Talmud, on est libre, certes, d'entendre par là un
groupe ethnique particulier qui, probablement, en fait, aura accompli un destin
incomparable; mais on aura aussi rétréci la généralité de!'idée énoncée dans
le passage talmudique, on aura oublié qu'Israël signifie peuple ayant reçu la
Loi et, par conséquent, une humanité arrivée à la plénitude de ses responsabilités
et de sa conscience de soi. Les descendants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob,
c'est l'humanité qui n'est plus enfantine. Devant une humanité consciente d'elle­
même et qui n'a plus besoin d'être éduquée, nos devoirs sont sans limites. Les
ouvriers appartiennent à cette humanité achevée, malgré l'infériorité de leur
condition et la grossièreté de leur profession. Mais, chose curieuse : l'humanité
ne se définit tout de même pas par son prolétariat. Comme si toute aliénation
n'était pas surmontée par la conscience que la classe ouvrière peut prendre de
sa condition de classe, et de sa lutte ; comme si la conscience révolutionnaire
ne suffisait pas à la désaliénation ; comme si la notion d'Israël, peuple de la
Torah, peuple vieux comme le monde et humanité persécutée, portait en elle
une universalité plus haute que celle d'une classe exploitée et en lutte; comme

37. Traduction donnée par Lévinas en tête de son étude « Judaïsme et révolution »
in : Du sacré au saint, Paris, Editions de Minuit, 1977, p.11.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 177

si la violence de la lutte était déjà une aliénation. »38

Dans la première partie de ce passage, Lévinas rappelle l'enseignement


de son« maître éminent», Chouchani. Ici aussi, il s'y réfère comme il l'a fait
quinze ans auparavant : Chouchani est évoqué comme celui qui lui a enseigné
qu'il ne fallait pas entendre dans le terme« Israël» ce que l'on a tendance à y
entendre généralement-c'est-à-dire un groupe ethnique, un peuple, une nation
particulière -mais qu'il convient, comme c'est le cas dans certains passages
du Talmud, d'entendre ce terme en un sens plus large, désignant l'humanité
devenue adulte, une humanité pleinement consciente de sa responsabilité envers
les plus faibles. On ne peut déterminer avec certitude si Chouchani s'appuyait
ou non, à ce sujet, sur une autorité antérieure; mais on fera remarquer qu'il est
possible, en l'occurrence, qu'il se soit fondé sur l'opinion de Rabbi Menahem
Ha-Meïri, qui, dans son commentaire du Talmud, inclut dans la notion d'Israël
les nations qui obéissent à un système de lois morales39• Quel que soit le bien-

38. E. Lévinas: Du sacré au saint, op. cit., p.18. Les italiques sont de nous.
39. Cf. par exemple le commentaire du Meïri sur le Traité Chabbat, p.156a :
« Rabbi Yohanan dit: "Les astres n'ont aucune influence sur Israël", et il le démontre ainsi:
"Comment savons-nous que les astres n'ont aucune influence sur Israël? Parce qu'il est dit
dans Jérémie (10): 'Ainsi parle l'Eternel: N'imitez pas la voie des nations et ne craignez
pas les signes du ciel parce que les nations les craignent. Que les autres nations les craignent,
mais pas Israël'."» Le Meïri commente:« Ils ont dit que les astres n'ont pas d'influence sur
Israël - et il faut entendre dans le nom Israël tous ceux qui obéissent à un système de lois
morales.» (Beit Habekhira, Traité Chabbat [en hébreu], Jérusalem, Editions Lange, 1974,
p.615 ; nous remercions ici le professeur M. Halbertal, qui a attiré notre attention sur cette
source). Sur le rapport du Meïri avec les Nations en général et les Chrétiens en particulier,
voir le chapitre « Les maîtres de la religion : tolérance religieuse dans le livre du Meïri »
in: M. Halbertal, Between Tora and Wisdom, Rabbi Menahem ha-Meiri and the Maimonidean
Halakhists in Provence [en hébreu], Jérusalem, Editions Magnes, 2000, pp.80-108. On
retrouve d'autres expressions de cette conception du Meïri sur la notion d'Israël incluant les
Gentils qui obéissent à un système de lois morales dans son œuvre L'essai sur la Techouva
[en hébreu] (Jérusalem, Editions A. Sofer, 1976, p.637). Cf. aussi les commentaires originaux
du Meïri dans le Traité Baba Metsia à propos de l 'interdiction de« léser son prochain». On
y lit dans la guemara: « Rav Hinena, le fils de Rav Idi, a dit: "Quel est le sens du verset du
Lévitique (25, 17) 'Ne vous lésez point l'un l'autre' ? Le verset signifie : 'Ne lésez pas le
peuple qui est avec vous dans l'observance de la Tora et des commandements'.".» Le Meïri
commente : « Cette interdiction concerne tout celui qui obéit à des lois moral.es et s'en
178 Shmuel �goda

fondé de cette hypothèse, Lévinas, pour sa part, a adopté à ce sujet la lecture de


son« maître éminent». Il l'exprime dans ses lectures talmudiques, où le nom
de Chouchani est mentionné explicitement à deux reprises ( que nous avons
vues) et à d'autres occasions de manière implicite.

A diverses reprises, Lévinas souligne la nécessité d'un maître pour étudier


la Torah, qui ne saurait être abordée de façon solipsiste. Dans un contexte
autobiographique, il désigne clairement Chouchani, le« maître éminent» qui
lui a fait découvrir le trésor caché dans la Torah orale, dont Lévinas n'avait
quasiment pas conscience avant de rencontrer Chouchani en 194 740• Cependant,
les passages où il n'est pas fait directement référence à Chouchani sont plus
intéressants. C'est le cas, par exemple, de l'article polémique de Lévinas dans
Difficile liberté, intitulé « Avez-vous relu Baruch ? », concernant l'attitude
critique de Spinoza à l'égard de la Bible. Lévinas prétend que, malgré ses
sérieuses connaissances bibliques et hébraïques,« Spinoza a dû ignorer le vrai
sens du Talmud» 41 ; et il détaille longuement ce point dans une note où il met
en valeur le riche aspect dialectique du Talmud
« La forme effrénée du Talmud n'exprime pas, comme les profanes au jugement
rapide le pensent souvent, le chaos d'une compilation désordonnée. Le
bouillonnement incessant qui enveloppe celui qui s'y jette, traduit un mode de
pensée réfractaire à la schématisation - toujours prématurée - de son objet. Le
commentaire rabbinique vient briser et pulvériser ce qui semblait encore solide
et stable dans le mouvement premier de la discussion. Une raison où rien ne
s'apaise dans le virtuel, parcourt le réel dans des attitudes multiples retenant
les aspects innombrables du monde. Aucun rythme dialectique simple ne saurait
scander cette pluralité foisonnante qui se joue de l'espace et du temps et des
perspectives historiques. De plus, on ne peut séparer ces textes de l'étude vivante

entoure», ce qui signifie que le critère d'appartenance n'est ni national ni ethnique, mais
normatif, et qu'il inclut des non-Juifs. Cf. les Novellae du Meïri, Traité Baba Metsia,
Jérusalem, Editions Schlesinger, 1973, p.219.
40. Outre les sources indiquées plus haut, voir encore à propos de la dette intellectuelle
de Lévinas à l'égard de Chouchani: François Poirié, Emmanuel Lévinas, Qui êtes vous?,
op. cit., pp.193-198 ; et aussi E. Lévinas, Transcendance et intelligibilité, Genève, Editions
Labor et Fides, 1996, p.68.
41. E. Lévinas, Difficile liberté, op. cit., p.156.
Le maître et son disciple : Cho11chani et Lévinas 179

où ce dynamisme affolant se répercute et s'amplifie. Que Spinoza n'ait pas


connu cette réalité du Talmud, est évident. De nos jours, il faut avoir fait la
rencontre d'un maître exceptionnel pour pressentir son secret. »42

On remarque que le nom de Chouchani n'est pas mentionné explicitement


dans cette note, mais on est en droit de conclure que Lévinas fait ici référence
aussi bien à son expérience personnelle qu'à celle de son« maître exceptionnel ».
Lévinas a lui-même reçu un enseignement hébraïque et biblique mais il
n'imaginait pas le trésor renfermé dans le Talmud, ni comment le Talmud éclaire
la Bible, avant de rencontrer Chouchani, ce maître hors du commun tel que
Spinoza n'eut pas la chance d'en rencontrer, semble-t-il. La description de
l'étude talmudique qui figure dans le texte ci-dessus correspond aux descriptions
des nombreuses personnes que nous avons interrogées, qui ont connu Chouchani
et étudié avec lui en France, en Israël ou en Amérique du Sud. Emile Sebban43
décrit ainsi la manière dont Chouchani étudiait le Talmud
« Le premier jour, il expliquait le texte que nous avions étudié. Le lendemain, il
défaisait ce qu'il avait enseigné la veille et proposait une manière entièrement
nouvelle de comprendre le texte. Il faisait de même le jour d'après et ainsi de
suite, jusqu'à ce que nous passions au texte suivant.» On peut donc légitimement
penser que Lévinas a rencontré en Chouchani l'homme qui incarnait, tant dans sa
personnalité que dans sa manière d'étudier le Talmud, ce« rythme océanique»
qu'il évoque dans l'introduction aux Quatre lectures talmudiques44 •

Ailleurs dans Difficile liberté, dans un texte intitulé« Simone Weil contre
la Bible», Lévinas note que la rencontre d'un tel maître est « une question de
chance » - mais il ajoute : « Chance qui dépend beaucoup de celui qui la
cherche »45• Cette remarque, ici, s'inscrit dans le contexte polémique d'une

42. Ibid., note l .


43. Emile Sebban a dirigé l'Ecole Normale Israélite de l'A.LU. à Casablanca (Maroc)
et été un élève de Chouchani. C'est lui qui a procuré à Chouchani de faux papiers lorsque
celui-ci, en 1952, a voulu quitter 1 'Europe pour passer un certain temps en Israël et s'installer
ensuite en Amérique du Sud (E. Sebban nous a relaté cet épisode lors d'un entretien que
nous avons eu avec lui à Paris, le 15 novembre 2001). Voir à ce sujet le livre de Salomon
Malka : Monsieur Chouchani, op. cit., pp.205-206.
44. Quatre lectures talmudiques, op. cit., p.21.
45. E. Lévinas, Difficile liberté, op. cit., p.179.
180 Shmuel ffygoda

critique assez acerbe contre Simone Weil, la philosophe française d'origine


juive qui, elle, a violemment critiqué le judaïsme. Lévinas souligne également
que si, dans sa vie intellectuelle, Simone Weil avait de grandes exigences, elle
s'est pourtant contentée d'une lecture superficielle des sources juives. On peut
donc lire entre les lignes que si Simone Weil avait cherché dans le judaïsme ce
qu'elle a cherché dans la pensée en général, elle aurait abouti à un résultat
différent. Et là encore, le maître qu'évoque Lévinas, profondément imprégné
de judaïsme mais possédant aussi de vastes et profondes connaissances dans
d'autres cultures, et capable de relier ces deux mondes, c'est Chouchani.

Chouchani est mentionné une fois de plus dans un article de Lévinas


intitulé : « Etat d'Israël et religion d'Israël », publié en 1951 dans la revue
Evidences et repris par la suite dans Difficile liberté. Lévinas y examine divers
aspects du jeune Etat d'Israël et leur signification. Vers la fin de l'article, Lévinas
suggère, dans le cadre du nouvel Etat, de reprendre l'étude des textes qui ont
été graduellement abandonnés en Europe occidentale depuis le début des
Lumières, et surtout de rouvrir le Talmud
« Les grands livres du judaïsme ne s'expriment pas en effet sous forme de
paraboles ouvertes à l'arbitraire de l'imagination poétique ni de concepts
toujours schématiques, mais d'exemples qui ne trahissent rien des relations
infinies dont se tisse l'être social. Ils s'offrent à une interprétation aussi
rigoureuse que les paraboles sont vagues et aussi riche que les concepts sont
pauvres. Quiconque a touché au Talmud, mais pour peu qu'il ait rencontré un
vrai maître, s'en aperçoit aussitôt. Les autres appellent cela couper les cheveux
en quatre ! Il faut dégager des exemples anciens et les étendre à des situations
nouvelles, les principes et les catégories qu'ils contiennent. [ ...] Le rapport
entre l'Etat juif et la religion juive [ ... ] est l'étude. »46

Lévinas, conscient du caractère laïc que revêt un Etat moderne et sans


vouloir en réformer le statut, était néanmoins d'avis que la séparation et la
dichotomie entre « religieux » et « non religieux » dans le cadre du nouvel Etat
juif dépouillait les uns comme les autres, soit de l'appréciation de la culture
occidentale, soit de celle des valeurs juives. Dans son article, Lévinas propose

46. E. Lévinas, Difficile liberté, op. cit., pp.283-284.


Le maître et son disciple: Chouchani et Lévinas 181

de redéfinir ces concepts (religieux/non-religieux) à partir d'une concertation


mutuelle autour des textes fondateurs du judaïsme. Mais comment établir un
lien avec ces grands textes du judaïsme ? D'ailleurs, le problème de la relation
à ces textes de la tradition n'est-il pas de fait une des principales pierres
d'achoppement entre religieux et non-religieux ? Selon, Lévinas, pour éviter
ces tensions, il faut aborder ces textes d'une façon nouvelle, qui consisterait à
dégager les principes et les significations de ces textes et à les transposer dans
la réalité concrète moderne. Cependant, une telle entreprise requiert
nécessairement l'éclairage d'un maître ayant l'expérience du monde de l'étude
traditionnelle ainsi qu'une vaste culture générale, et qui sache faire communiquer
ces deux univers entre eux. En effet, la transposition de la discussion talmudique
dans la réalité moderne requiert, au-delà de l'érudition, dextérité et savoir­
faire réunis en une seule et même personne. Bien que Lévinas, là encore, ne
mentionne pas explicitement le nom de Chouchani dans cet article, il nous
semble évident que c'est à lui que Lévinas fait référence quand il suggère la
nécessité d'un tel maître. En effet, Chouchani alliait précisément érudition et
capacité de dégager les valeurs trans-historiques contenues dans la Bible, le
Talmud, la littérature rabbinique et autres sources fondatrices juives pour les
appliquer à l'analyse de situations individuelles ou politiques.
Au cours des cinq années - de 1947 à 1952, période du renouveau de
l'Etat juif - pendant lesquelles Lévinas et Chouchani ont étudié ensemble de
manière intensive, ils ont certainement abordé ces sujets à plusieurs reprises.
Cet article de 1951, dans lequel Lévinas souligne le rôle central d'un vériiable
maître, révèle un aspect de plus de la méthode caractéristique de Chouchani
dans son étude et son enseignement.

Pour conclure, nous voudrions citer encore deux passages dans lesquels
Lévinas se rapporte à Chouchani, une fois implicitement et l'autre,
explicitement. La première de ces évocations apparaît dans une lecture
talmudique sur la fin du Traité Nazir, passage choisi par Lévinas pour traiter du
thème de la jeunesse d'Israël. Dans son exposé, avant de commencer à analyser
le texte même de la michna et de la guemara, Lévinas examine les principales
lois relatives au nazirat : interdiction de boire du vin et de consommer tout
produit dérivé de la vigne, interdiction de se couper les cheveux et interdiction
de se rendre impur au contact d'un mort. Au moment de pénétrer dans l'analyse
du texte, il ajoute :
182 Shmuel Wygoda

« Mais avant d'y entrer, me permettez-vous encore de deviner l'une des deux
millions quatre cent mille significations que comportent les interdits que je
viens de résumer?»47
Il nous semble que là aussi, Lévinas tient ces paroles de Chouchani. En
effet, celui-ci avait l'habitude de dire que chaque mot de la Tora possède au
moins deux millions quatre cent mille significations. En effet, d'après la
tradition, au moment de la Révélation de la Tora au mont Sinaï, six cent mille
Hébreux étaient présents et chacun en a eu une compréhension personnelle,
selon son idiosyncrasie ; or, toujours d'après la tradition, la Tora doit être
comprise à quatre niveaux de sens différents: le littéral, l'allusif, l'homilétique
et le mystique. En multipliant le nombre des Hébreux présents au mont Sinaï
par les quatre modes d'interprétation de chacun, on aboutit au nombre de deux
millions quatre cent mille mentionné ci-dessus48 •

L'autre texte, dans lequel Lévinas cite cette fois explicitement le nom de
Chouchani, fait lui aussi intervenir l'arithmétique. La lecture talmudique
intitulée« Le pacte», qui commente la guemara du Traité Sota, pp.37a et b,
étudie les alliances conclues entre Dieu et Israël. La structure de ce texte est
conçue de manière à mettre en évidence un nombre croissant d'alliances. La
comparaison entre Deutéronome 27 et Josué 8 amène les Sages du Talmud à
conclure qu'en fait, ce n'est pas une mais plusieurs alliances qui ont été conclues
sur les monts Garizim et Hébal : une positive (bénédiction pour ceux qui
respectent les termes de cette alliance) et une négative (malédiction pour ceux
qui les enfreignent). D'autre part, une étude minutieuse du passage de
Deutéronome 27 amène les Sages du Talmud à remarquer que les premiers versets
concernent des clauses particulières, alors que le verset final exige le respect de
toute la Torah. Cette différenciation repérée dans les versets impliquerait donc
deux alliances distinctes supplémentaires. Ainsi, on compte quatre alliances
scellées lors de l'entrée des Hébreux en terre d'Israël. Or le Talmud rappelle que
chaque terme biblique est à comprendre à quatre niveaux : l'étude,
l'enseignement, l'observance et la mise en acte - ce qui élève le nombre total
d'alliances à seize.

47. E. Lévinas, « Jeunesse d'Israël», in: Du sacré au saint, op. cit., p.59.
48. Cette arithmétique trouve sa source dans les écrits de R. Haïm Vital, le disciple
de R. Itshaq Louria, plus connu sous l'acronyme du« Ari» de Safed.
Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas 183

En analysant chaque détail de ce texte du Talmud, Lévinas écrit au sujet


du deuxième niveau de compréhension, l'enseignement:
« Dans les quatre derniers livres du Pentateuque apparaît constamment un verset
Et l'Eternel dit à Moïse: "Parle aux enfants d'Israël leemor ('en ces termes')".
Un maître prestigieux que j'eus au lendemain de la Libération prétendait pouvoir
donner cent vingt interprétations différentes de cette locution dont le sens obvie
est cependant sans mystère. Il ne m'en a révélé qu'une seule. J'ai essayé d'en
deviner une deuxième. Celle qu'il m'avait révélée consistait à traduire leemor
par "pour ne pas dire". Ce qui revenait à signifier: "Parle aux enfants d'Israël
pour ne pas dire". Il faut du non-dit pour que l'écouter demeure un penser; ou
il faut que la parole soit aussi un non-dit pour que la vérité (ou la parole de
Dieu) ne consume pas ceux qui écoutent ; ou il faut que la parole de Dieu
puisse se loger, sans danger pour les hommes, dans la langue et le langage des
hommes. Dans ma propre lecture de ce verset, leemor signifierait "pour dire"
"Parle aux enfants d'Israël pour qu'ils parlent", enseigne-les assez profondément
pour qu'ils se mettent à parler, qu'ils entendent au point de parler. Les cent dix­
huit autres significations du verset restent à découvrir. Mon maître emporta
leur secret dans sa tombe. »49

Les propos de Lévinas citant Chouchani, capable de suggérer cent vingt


interprétations différentes d'un seul verset apparemment banal, traduisent le
respect qu'il vouait à celui qu'il considérait, comme il nous l'a exprimé à
plusieurs reprises au cours de nos entretiens, comme le plus grand de ses
maîtres50 •

Shmuel Wygoda est directeur du Hertzog Teachers'College à Alon-Shevut (Israël). Il est en


train d'achever un Doctorat de philosophie sur la penséejuive d 'E. Lévinas à ! 'Université
hébraïque de Jérusalem.

49. E. Lévinas, Au delà du verset, Paris, Editions de Minuit, 1982, p.100.


50. On lira avec profit le riche article du professeur Shalom Rosenberg, qui a été le
dernier élève de Chouchani en Amérique du Sud et qui, depuis, est devenu citoyen israélien
et enseigne la Philosophie et la Pensée juive à l'Université hébraïque de Jérusalem
« Chouchani », Amoudim [revue en hébreu], 1996. Il y expose les principes exégétiques
que Chouchani lui a transmis.
185

Etudes

Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas

Uwe Bernhardt

Résumé: Dans des pages décisives d'Autrement qu'être, Lévinas propose de


penser la théorie à partir de « l'entrée du tiers » et de la justice. L'article
cherche à explorer la structure du jugement théorique qui résulte de cette
proposition et qui se base sur la paradoxale comparaison des incomparables ;
il cherche à comprendre le rapport de ce jugement à l'idéalité du dit, à
l'épaisseur du déjà dit et à la sensibilité qui fait irruption au sein du système
théorique. On essaie de montrer que la vision lévinassienne de la théorie, qui
exige que l'on situe celle-ci dans l'horizon de sens éthique, s 'oppose à la fois
à une conception relativiste et à une conception absolue de la rationalité.

Il existe sans doute une certaine méfiance de Lévinas à l'égard de la


pure science théorétique, qu'elle prenne la forme de vita contemplativa ou
d'une recherche d'auto-fondation. Dans « Sécularisation et faim », Lévinas
critique la tradition occidentale de la théoria remontant à Aristote'. Et dans un
bref texte intitulé « Trois notes sur la positivité et la transcendance », il
s'interroge sur la portée idéologique de l'entreprise idéaliste d'auto-fondation
de Husserl. Une telle entreprise voudrait assurer la« position» du Même par la
recherche d'une vérité comme égalité à elle-même, et elle chercherait à le faire
par une« architecture sur un fondement inconditionné ou indépendant». Mais

1. Emmanuel Lévinas, « Sécularisation et faim », in : M. Abensour et C. Chalier


(dir.), Emmanuel Lévinas, Paris, Cahiers de l'Heme, 1991, pp. 19 et suivantes.
186 Uwe Bernhardt

il s'agirait d'une« architecture périlleuse de l'indépendance, construction 'en


l'air' ou architecture de suprême sécurité, celle qui permet aux murs de soutenir
leurs propres bases >>2. Ce serait aux philosophes, dans cette vision de la théorie
que Lévinas attribue à Husserl, de se tenir« à l'Origine, c'est-à-dire de ne rien
recevoir du dehors dans la pure présence ». Mais, se demande Lévinas
« L'esprit, n'est-ce pas un Avant qui n'a jamais tenu dans la Présence et qui ne
peut se re-présenter? »3 •
Quelles sont les raisons de cette critique du savoir désintéressé ? C'est
peut-être dans « Sécularisation et faim » que l'on trouvera la réponse la plus
claire à cette question. Selon Lévinas, Aristote aurait fait procéder le savoir
philosophique de l'étonnement, et donc déjà de l'amour du savoir, « refusant
ainsi au savoir toute origine dans les difficultés pratiques de la vie agitée sur terre
et du commerce entre les hommes »4 • Le savoir désintéressé se détournerait de
ces difficultés pour ne considérer que l'intemporel. Or cette supposition d'un
ordre intemporel signifierait en même temps la confirmation du système qui sous­
tiendrait l'acte de contemplation : le savoir deviendrait affaire d'une élite peu
soucieuse des conditions de vie des autres. « Ce repos règne », souligne Lévinas,
pour qualifier plus loin ce système qui régnerait comme : « la hiérarchie, l'ordre
à jamais établi, le lieu naturel et inaliénable que ne trouble pas l'étranger » 5 • Tout
comme l'entreprise d'auto-fondation, la recherche du savoir désintéressé
confirme ainsi le système du Même. La théoria dont découle, comme l'affirme
Lévinas, le savoir occidental, se baserait sur la volonté idéologique de conforter
un système qui oublierait autrui et les autres. A la base du savoir occidental, il
y aurait un oubli de ce qui ne serait pas dû au savoir : il y aurait un oubli de la
justice.

2. Emmanuel Lévinas, « Trois notes sur la positivité et la transcendance» [1975],


récemment réédité in : E.L., Positivité et transcendance, suivi de Jean-Luc Marion (dir.),
Lévinas et la phénoménologie, Paris, P.U.F., 2000, p. 15.
3. Emmanuel Lévinas, « Trois notes sur la positivité et la transcendance», /oc. cit., p. 16.
4. Emmanuel Lévinas, « Sécularisation et faim», foc. cit., p. 21.
5. Emmanuel Lévinas, « Sécularisation et faim», !oc. cit., pp. 20 et 21.
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 187

Dans des pages décisives de Autrement qu 'être ou au-delà de l 'essence6,


Lévinas cherche à développer une alternative à cette conception de la théoria.
Il y propose une généalogie de la théorie à partir de la justice. La question de la
justice découle elle-même de la responsabilité illimitée et an-archique d'un
moi devant autrui : c'est à partir du moment où ce moi est à la fois responsable
devant autrui et devant un tiers qu'il faut porter une mesure à la responsabilité
illimitée. C'est ici que Lévinas situe la« naissance latente» de la« question
dans la responsabilité» et par conséquent celle de la connaissance, du "Dit"7•
Par la même nécessité de comparer ma responsabilité envers autrui et envers le
tiers, il y aurait également naissance des institutions.
Cette conception de la théorie se détache assez nettement des conceptions
traditionnelles. L'ordre intelligible du Dit - que Lévinas identifie aussi avec
« l'intelligible du système» - n'est pas censé se poser face à un réel dont il
aurait à refléter les structures. La théorie ne« naît» pas dans la confrontation
homme-monde, mais dans l'obligation de comparer autrui et le tiers, dans
l'obligation de rendre justice dans une société humaine qui n'est pas dépourvue
de conflictualités. Avant toute alternative entre des positions réalistes et
idéalistes, il s'agit, pour Lévinas, de rompre avec l'idée d'un savoir qui serait
en premier lieu le reflet d'une réalité ou de l'être. Il annonce ainsi sa conception
nouvelle de la théorie:« Il sera possible de montrer qu'il n'est question de Dit
et d'être que parce que le Dire ou la responsabilité réclament justice. Ainsi
seulement à l'être sera rendue justice ; ainsi seulement sera comprise
l'affirmation - étrange, à prendre à la lettre - que par l'injustice 'tous les
fondements de la terre sont ébranlés'.» (AE, p.58)
Evidemment, ce n'est pas seulement en termes de généalogie-qui reste
au demeurant relativement simple et rapide- que Lévinas parle de la« naissance
latente» du savoir. S'il est ici question d'une« origine» de la théorie, c'est au
sens où Husserl parle d'une «ursprünglich lebendiger Sinnbildung », d'une

6. Pour simplifier, nous situerons donc cette œuvre dans la « dernière » période de
la pensée de Lévinas. Notons cependant que Jacques Rolland parle - non sans précaution -
d'une quatrième période dans l 'œuvre philosophique d'Emmanuel Lévinas, qui
commencerait après la publication d'Autrement qu'être. Cf. Jacques Rolland, Parcours de
!'autrement, Paris, P.U.F. 2000, p. 12, note.
7. Emmanuel Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de/ 'essence, La Haye, Nijhoff,
1974, p. 200 sq . Ce texte sera cité par la suite sous le sigle AE.
188 Uwe Bernhardt

« formation-de-sens originellement vivante »8 : un sens qui ne précède pas


seulement historiquement le phénomène qui en découle, mais qui peut rester
« vivant» et continuer à donner une orientation. Le sens de la « théorie» selon
Lévinas est donc donné par la question de la justice, et plus en amont encore, par
la responsabilité initiale. Mais dans le mouvement qui mène de la responsabilité
à la justice puis au savoir et aux institutions, il s'agit de ne pas oublier le Dire
initial9• La théorie reste débitrice de l'éthique dont elle découle ; elle doit en
rendre compte sans néanmoins pouvoir la représenter entièrement dans un système
objectif ou neutre. Autrement dit, l'effort d'abstraction propre à la théorie ne
doit jamais oublier la situation où la théorie prend naissance : la situation où un
moi est obligé par autrui et par le tiers. L'universalité du théorique ne se peut
que mesurée à l'aune de la singularité absolue d'autrui et du tiers. Le système
établi par souci de justice - thème, connaissance, institutions - ne doit pas faire
abstraction du souci éthique primordial et de son instance subjective. Il existe
ainsi un interdit quant à l'auto-nomie du système et quant à sa per-version
possible en un système neutre et impersonnel. « Mais, issues de la signification,
modalité de la proximité, la justice, la société et la vérité elle-même qu'elles
réclament, ne doivent pas être prises pour une loi anonyme des 'forces humaines'
régissant une totalité impersonnelle.» (AE, p.205 sq.) Il existe désormais deux
exigences : d'une part, la justice suscite la théorie et les institutions ; d'autre
part, puisque cette justice prend son point de départ dans la responsabilité, cette
théorie et ces institutions ne devront pas « oublier» l'intrigue éthique initiale.
Lévinas ne se prononce donc pas en faveur d'une responsabilité an­
archique au détriment de toute rationalité et de toute théorie. Contrairement à

8. Edmund Husserl, Die Krisis der europiiischen Wissenschaften und die


transzendentale Phiinomenologie (Husserliana, tome VI, §9 k), La Haye, Nijhoff, 1954; La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. par Gérard
Grane!, Paris, Gallimard, 1976, p. 65.
9. Quelle différence Lévinas veut-il signifier en écrivant « le Dire » et « le Dit »
parfois avec un« D » majuscule, parfois avec un« d» minuscule ? Il me semble que « dire »
et« dit » pourraient désigner des actes subjectifs - et corrélatifs - au niveau du langage (cf.
par exemple AE, p.7), tandis que « le Dire » et « le Dit» dépassent l'ordre du savoir-faire
subjectif: d'une part le«Dire» désignerait la responsabilité qui précède encore la subjectivité
qui s'engage, d'autre part le«Dit» désignerait un système du savoir qui excède la thématisation
par la connaissance subjective. Dans la suite, j'utiliserai « Dire » et « dire» ainsi que « Dit »
et « dit » en ce sens.
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 189

Heidegger, mais aussi à Merleau-Ponty, Lévinas accorde un sens non seulement


à la théorie et à la rationalité, mais plus encore aux sciences et aux techniques,
à condition néanmoins que celles-ci n'oublient pas la responsabilité originelle.
La « généalogie » de la théorie à partir de la justice devient par ailleurs
nécessaire pour l'enjeu philosophique d'Autrement qu'être puisque c'est à partir
du « Dit » que le discours philosophique doit se produire (AE, p.203). Ce
discours également doit se mesurer par rapport à la responsabilité initiale à
laquelle il ne cesse de renvoyer sans pouvoir la représenter entièrement.
Mais la conception lévinassienne de la théorie ouvre aussi de nouvelles
perspectives précisément par rapport aux conceptions traditionnelles du
théorique. Pour Lévinas, la théorie ne se présente pas comme une connaissance
qui s'ajouterait à une réalité ou un être« en soi» qui n'aurait besoin d'aucun
discours pour être élucidé. Le« dit» ou le« Dit» sont nécessaires pour donner
un sens à l'être, pour chercher à le comprendre, et aussi pour l'évaluer. Lévinas
renoue ici avec une vision positive de la rationalité, sans que cette vision soit
inconditionnelle : il faut respecter, dans le discours rationnel du « Dit »,
le « Dire » initial. Le jugement du « dit » prend son point de départ dans « la
comparaison des incomparables» (AE, p.201) et énonce« ceci en tant que cela».
Il en résulte une structure du jugement théorique qui est une tâche paradoxale
se présentant comme un jugement à deux niveaux respectant à la fois une
conceptualité abstraite et des singularités empiriques. Avec le problème du
jugement théorique se pose celui du langage, source des mots et des concepts
permettant d'énoncer« ceci en tant que cela». Le jugement théorique du« dit»
ne se prononce pas à partir d'un raisonnement et d'un vocabulaire
transcendantaux situés hors de l'histoire, mais dépend d'un « déjà dit »
socialement et historiquement élaboré. Le langage lui-même doit s'entendre
comme désignation et comme exposition : il est amphibologie du thématique et
du sensible. La sensibilité renvoie en dernier lieu à la proximité. Elle renvoie
ainsi au« Dire» avant le« Dit» qui ne peut être thématisé et représenté que de
manière imparfaite par le« Dit». Nous allons suivre ces développements afin
d'élucider le statut de la théorie chez Lévinas.
190 Uwe Bernhardt

La structure du jugement théorique

La tâche de la justice consiste à comparer autrui et le tiers :« Que sont­


ils donc l'autre et le tiers, l'un-pour-l'autre ? Qu'ont-ils fait l'un à l'autre ?
Lequel passe devant l'autre?» (AE, p.200). Le moi, à la fois responsable devant
le tiers et devant autrui, est appelé à« la comparaison des incomparables ».
Affirmer que cette tâche est paradoxale consiste à admettre une limite au
processus même de la connaissance.« Le tiers introduit une contradiction dans
le Dire dont la signification allait, jusqu'alors, dans un sens unique. » (AE,
p.200) w D'une part, il s'agit d'une obligation de prendre connaissance des
personnes afin de rendre les visages « visibles » (AE, p.200), d'autre part, il
faut garder un respect qui outrepasse la connaissance. La connaissance doit
s'imposer une limite : elle ne peut déterminer l'identité ou l'essence des
personnes de manière définitive puisqu'elle doit respecter le« qui ? » 11•
Le moi ne peut procéder à la comparaison entre autrui et le tiers qu'à deux
conditions. La première condition est qu'une synthèse esthétique (au sens kantien)
puisse être formée : autrui et le tiers doivent pouvoir être « vus ensemble »,
entrer dans une intuition ou dans une représentation qui les englobe. Lévinas
précise : on entreprend de voir les personnes« ensemble-dans-un-lieu» (AE,
p.200).« Tout est ensemble, on peut aller de l'un à l'autre et de l'autre à l'un,
mettre en relation ...» (AE, p.202). La deuxième condition est que le jugement
théorique doit faire appel à un principe de comparaison abstrait : il s'agit d'une
« archè» ou d'un« principe» (AE, p.126 et p.128) qui permet de comparer les
termes (les personnes ou les choses) et de les identifier. L'identification ne
peut donc provenir d'un acte élémentaire (l'identification de tel objet en tant
que ... ), mais fait appel à« l'intelligibilité du système».
La comparaison des incomparables ne consiste donc pas à fixer des
identités qui seraient comparées par la suite. On doit d'ailleurs se demander si

1 O. Dans son précieux commentaire d'Autrement qu'être, Jacques Rolland souligne


à plusieurs reprises l'importance que revêt selon lui l'entrée du tiers dans la pensée de
Lévinas. Il suggère de voir dans ces pages concernant l'entrée du tiers un « pivot dans toute
lecture d'Autrement qu'être». Cf. Jacques Rolland, Parcours de /'autrement, op. cit., p.
100, note.
11. Cf. Pascal Delhom, Der Dritte. Levinas' Philosophie zwischen Verantwortung
und Gerechtigkeit, Munich, Fink, 2000, p. 214.
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 191

l'établissement de telles identités serait possible en soi avant tout renvoi


à des notions abstraites. La conception du théorique chez Lévinas ouvre une
autre voie. Il faut un terme de comparaison : il faut un principe, un terme abstrait.
Ce terme de comparaison-principe ou archè (nommons-le a)- sera appliqué
aux entités à comparer (personnes ou choses, nommons-les A ou B). Il s'agit
donc d'une détermination de A en tant que a ... , de Ben tant que a ... (ou de
Ben tant que non-a, le contraire de a, la contradiction de a, si l'on veut suivre
la logique aristotélicienne 12). « Ceci en tant que ceci...», « ceci en tant que
cela...» sont effectivement les formules husserliennes que donne Lévinas dans
le chapitre« De l'intentionnalité au sentir» d'Autrement qu'être pour désigner
le jugement. Le jugement nécessite un terme de comparaison, un principe ou
une arché, appliqué aux entités comparées : il implique à la fois les parties et le
tout. Le jugement est donc une constellation qui nécessite deux niveaux, le
niveau particulier et le niveau général, sans pouvoir être réduit à l'un de ces
deux niveaux 13•
Cette conception du jugement théorique comme constellation à deux
niveaux exclut deux autres conceptions réductrices : celle qui voudrait expliquer
le niveau abstrait du jugement par un recours à des identités élémentaires, et
celle qui voudrait dissoudre les identités singulières dans un système
d'équivalences abstraites. Par conséquent, la théorie n'est pas le reflet fidèle
d'une réalité déterminée« en soi», et elle n'est pas non plus une déduction à
partir d'idées abstraites : elle désigne toujours un relationnel. Il y a ici chez
Lévinas le sens d'une primauté de la Urteilskraft dans ces mouvements de
jugements réfléchissants ou déterminants 14•
Ces développements théoriques sont d'ailleurs très proches de ceux que
propose Husserl dans Expérience et Jugement. Vers la fin du § 81 - paragraphe
que Lévinas ne cite pas-, traitant de la« constitution originaire du général»,

12. Aristote, De l'interprétation, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994, 17b.


13. C'est à partir du système du« Dit» que l'on peut entrer, écrit Lévinas, dans un
« fonnalisme de 1'opération logique de la généralisation ou de la spécification» (AE, p.162).
14. Une réflexion, comme l'écrit Adriano Ardovino à propos de la troisième critique
kantienne, qui« vaut ensemble abstractio et comparatio, [ce qui est] en fait la condition
génétique de chaque processus de formation logique» (Adriano Ardovino,« Le provocazioni
dell'estetica »,in: Annali dell 'Associazione Jtaliana per gli Studi di Estetica, Rome, 2000,
p. 39).
192 Uwe Bernhardt

Hus erl pose la question de la con titution des généralité empiriques : selon
lui. c est la comparai on (Vergleichw1g) de deux objet A et B qui permet de
donner une généralité a : Je général e t ainsi donné« par Le rapprochement de
deux substrats» comme«élément commun à deux objets » 15 • est donc à partir
d'« objets détenninés individuellement » que le général est saisi ; il peut
cependant acquérir un plu grande extension à plusieurs objet , voire être
détaché d'objet individuels et recevoir« une extension infinie», mais en perdant
la« liaison à ces individus » 16• Husserl. souligne par ailleurs que« le général
renvoie par essence [ ...] aux processus de la spontanéité productrice », sans
laquelle il n y aurait pa de formation du général 17•
Or, chez Lévinas, le généra! ne peut pas déco11ler de la comparaison. fl
faut que le« général» soit donné par le mot pour pouvoir comparer. La différence
avec la conception dLLjugement chez Ru erl d vient ain i évidente : le m t,
pour Lévinas est donné par une langue qui est instituti n symboliqi1e et donc
« arbitrair· » et hi torique. 'est à I aide du mot, c'est à I aide du dit que la
conscience identifie ceci en tant que ceci : « le mot identifie 'ceci en tant que
ceci' énonce l'idéaJité du même dans le divers» (AE, p.45 . Sans le mot, sans
l'apport du« dit» et de I intelligible qu il véhicul l'identification de entités
est impossible: il faut passer par une idéalité pour fixer le identités.« Même
un être empirique individuel s'aborde à travers l'idéalité du logos.>) AE p.125)
Et c'est cette idéalité qui donne un sens aux identités et aux es nces.« Les
'unités identiques' ne sont pas donnée· ou thémati ées d'abord pour recevoir
un sens ensuite : elles sont données par ce. ens. ' eci en tant que cela' - cela
n'est pas vécu, cela est dit. » (AE, p.45)
Il faut donc un dit pour rendre l'être intelligible. Aucune ontologie ne
peut partir d'un monde sans paroles. ans mots, san I apport constitutif du dit,

15. Edmund Husserl, Expérience et Jugement, trad. par Denise Souche-Dagues,


P.U.F., P aris, 1970, p. 394 (nous renvoyons à la pagination de l'édition allemande que la
traduction française garde en marges).
16. Edmund Husserl, Expérience et Jugement, op. cit., p. 395.
17. Cette méthode de« l'expérience et de la comparaison et formation de concepts
se produisant sur son fondement» (p. 397) ne concerne que« l'acquisition des généralités
empiriques» et non celle des« généralités pures». Celles-ci sont obtenues par la méthode
d'intuition des essences, permettant de détacher une forme, u n eidos, «une
essence générale» avec l'aide de« l'exercice de variation volontaire» (p. 411).'
Le statut de la théorie chez le demier Lévinas 193

pour chercher à en extirper un sens parfait, neutre, absolu. Toute ontologie,


toute philosophie, tout savoir reposent sur le Dit. C'est pour cela que Lévinas
parle du Dit en termes de « kerygme » : il « proclame et consacre ceci en tant
que cela» (AE, p.46). Le Dit a d'emblée valeur d'institution symbolique- et il
n'existe pas de langue neutre avant la parole. Le Dit ne résulte pas des données
empiriques et objectives de base, mais il les assume, les fixe, les pose, voire les
transforme à sa manière : il y a jugement. Et aucun jugement n'est neutre,
dépourvu d'une prise de position : tout jugement exige un principe de
comparaison, une récupération du divers à travers le temps et à partir de l'idéalité
du Dit, et finalement une instance qui juge : le moi dans sa singularité, porté
par le Dire éthique.

Le déjà dit

Le sujet qui juge, qui prononce un dit, qui à partir de ce dit« proclame et
consacre ceci en tant que cela», est pourvu d'une certaine« spontanéité». Par
ce terme, Lévinas fait explicitement référence à la Critique de la raison pure
de Kant. Il cite le passage initial de la déduction transcendantale des concepts
purs de l'entendement selon l'édition de 1787. Pour Kant, l'enjeu central de
cette déduction est de comprendre comment, dans un jugement donné, des
termes indépendants peuvent être pris ensemble dans une liaison. Toute liaison
(conjunctio), dit Kant, doit résider dans un acte de l'entendement qui est une
synthèse, et en dernier lieu dans la faculté du moi d'accompagner toutes ses
représentations. Le « je pense doit pouvoir accompagner toutes mes
représentations » ( § 16), l'unité synthétique de l'aperception est la condition
transcendantale pour toute synthèse que nous effectuons dans nos jugements
concernant l'expérience. Non pas que l'expérience soit ainsi conditionnée par
la spontanéité du sujet qui effectue les synthèses- puisque toute connaissance
« objective» doit être confirmée par des données empiriques- mais la faculté
ou la capacité de relier deux termes dans un jugement réside en fin de compte
dans la spontanéité du sujet.
Kant souligne dans ce passage l'indépendance de la spontanéité
subjective par rapport aux données de l 'intuition : la liaison entre
plusieurs données ne peut nous venir de la seule sensibilité. La liaison
de plusieurs données est « un acte de la spontanéité de la puissance
de représentation » et par conséquent un acte de l'entendement
194 Uwe Bernhardt

(B, p.130) 18 • Kant donne à cet acte le titre de« synthèse» puisque (et c'est le
passage cité par Lévinas) « nous ne pouvons rien nous représenter comme lié
dans l'objet sans l'avoir auparavant lié nous-mêmes» (B, p.130). La liaison
(conjunctio) est, parmi toutes les représentations (nous dit Kant), la seule qui
ne peut être donnée par l'objet, mais qui doit être produite nécessairement par
le sujet« puisqu'elle est un acte de sa spontanéité» (B, p.130). Lévinas confirme
que la spontanéité constitue« l'objectivité» de l'objet.« Dès lors», précise-t­
il, « le renvoi au sujet n'est ni psychologique, ni simple tic verbal[ ...], mais
précisément transcendantal» (AE, p.45, note) 19.
Lévinas reconnaît ainsi avec Kant la nécessité d'une spontanéité subjective
qui établit des relations, qui proclame et qui consacre « ceci en tant que cela ».
Mais il relativise la vision d'un sujet qui projetterait son jugement à partir d'un
acte pur : le surplus de la spontanéité ne serait pas« suggéré avec exactitude par
la notion d'acte que l'on oppose habituellement à la réception pure du sensible.»
(AE, p.45). Le surplus de la spontanéité n'est pas pure activité : « Ce surplus
situé entre passivité et activité est dans le langage, qui entre dans un ouï-dire,
dans un déjà dit, dans une doxa sans lesquels le langage identifiant, nommant
n'aurait pu atteindre le sensible; doxa, déjà dit, fable, épos où se tient le donné
dans son thème.» (AE, p.45 sq.) La spontanéité du sujet qui juge re-pose sur un
travail déjà fait, sur un savoir sédimenté qui rend possible l'instauration de
nouvelles synthèses. Et ce travail n'est pas uniquement celui d'un sujet isolé et
individuel. C'est sans doute à un acquis intersubjectif que pense Lévinas quand il

18. Par B, nous renvoyons à la deuxième édition de Immanuel Kant, Critique de la


raison pure [1787], trad. par A.J.-Delamarre et F. Marty, in: Œuvres philosophiques, tome
I, Paris, Gallimard ( bibliothèque de la Pléiade), 1980.
19. Il faudrait être attentif au fait que Lévinas parle d'un «renvoi» au sujet qui
serait transcendantal, et non pas d'un«sujet transcendantal». Il convient de penser aux
passages où Lévinas affirme, en dialoguant avec la Critique de la raison pure, que l'éthique
est«l'éclatement de l'unité originaire de l'aperception transcendantale» (AE, p.189 ; cf.
également AE, p.179). Dans un autre texte, Lévinas parle de«cet échec du 'je pense' que
Kant appelait unité de l'aperception transcendantale» («Simulacres», in : E. Lévinas,
Positivité et transcendance, op. cit., p. 41).
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 195

évoque les termes du« déjà dit», d'une« doxa»,d'une« fable», d'un« épos» 20 •
Sans le « déjà dit », le langage «n'aurait pu atteindre le sensible» (AE,
p.46). Le sensible est donc pré-formé par cet« épos»,par la« fable». Dans ce
contexte, Lévinas donne son aval au paragraphe 12 de Expérience et Jugement:
la connaissance sédimentée, accumulée dans le déjà dit,n'est-elle« pas doxique,
puisque chez Husserl même, elle s'offre au jugement anté-prédicatif d'emblée
comme Ur-doxa - doxa originaire ? » (AE, p.46). Et Husserl, effectivement,
dans le paragraphe évoqué par Lévinas, parle du « domaine de la passivité
doxique, de la croyance passive en l'être,de ce sol de la croyance [qui] n'est
pas seulement le fondement de tout acte singulier de connaissance, de toute
orientation vers la connaissance et de tout jugement portant sur l'étant, mais
aussi de tout jugement de valeur, de toute activité pratique concernant un étant
singulier - il est le fondement donc de tout ce qu'on appelle 'expérience' et
'faire expérience de' au sens concret du mot. »2 t
Cette doxa où une foi originaire se manifesterait serait donc donnée,
pour Lévinas, par un« déjà dit» : un« déjà dit» qui précéderait le dit du sujet
et lui donnerait une première orientation. Au fond de la visée de l'acte de
prédication s'inscrirait une passivité: le mot est nomination, dit Lévinas, mais
dans son dire se joue ou se produit un« entendement» et une« écoute» qui
orientent le dit:« obéissance au sein du vouloir ('j'entends dire ceci ou cela'),
kerygme au fond d'un fiat» (AE, p.46). Et cette fois-ci, la référence évoquée
par Lévinas n'est plus Kant ou Husserl, mais La voix et le phénomène, où
Derrida expose dans le « s'entendre-parler» une condition à la fois active et

20. Termes qui font sans doute allusion à Heidegger dont Lévinas dit dans ce passage
« Ces lignes et celles qui suivent doivent beaucoup à Heidegger. Déformé et mal compris?
Du moins cette déformation n'aura-t-elle pas été une façon de renier la dette, ni cette dette
une raison d'oublier. » (AE, p.49, note) Il faut effectivement renvoyer, dans ce contexte,
aux analyses du langage que Heidegger entreprend dans Unterwegs zur Sprache (Neske,
Stuttgart 1993), et notamment à l'évocation de la« Sage» dans l'article« Das Wort».
21. Edmund Husserl, Expérience et Jugement, op. cit., p. 53.
196 Uwe Bernhardt

passive de l'acte de la parole22 •


C'est le rôle d'un« déjà dit» avant« toute réceptivité» et« d'avant les
langues» d'exposer, de signifier, de proposer et d'ordonner l'expérience, écrit
Lévinas. Le« déjà dit» offrirait ainsi« aux langues historiques parlées par des
peuples un lieu, leur permettant d'orienter et de polariser, à leur guise, le divers
du thématisé» (AE, p.46) Le jugement individuel et singulier du dit repose sur
ce travail déjà fait, sur cette première connaissance ou exploration du monde
sensible. C'est ainsi que le« vouloir-dire» du dit n'est pas palpitation arbitraire,
mais s'inscrit dans une visée qui peut être suivie et comprise par d'autres. «
C'est dans le déjà dit que les mots-éléments d'un vocabulaire historiquement
constitué - trouveront leur fonction de signe et un emploi et feront pulluler
toutes les possibilités du vocabulaire.» (AE, p.47)
L'acte d'identification qui confère un sens au phénomène, ou qui
proclame ce sens, s'appuie sur ce premier déploiement de l'expérience.« Les
étants [ ... ] ne sont pas donnés ou thématisés d'abord pour recevoir un sens
ensuite, ils sont donnés de par le sens qu'ils ont. Mais ces retrouvailles par
l'identification se font dans un déjà dit». (AE, p.47) C'est la conviction de
Lévinas, comme nous l'avons déjà évoqué plus haut, que le sens précède la
réceptivité, que « l'identique n'a de sens que par le kerygme du Dit » (AE,
p.48). C'est précisément à ce propos que Lévinas renvoie à son article« Langage
et proximité »23 • On peut y lire une confirmation de ce qui vient d'être dit
« Cet entendre comme ... est l'origine de la conscience en tant que conscience.
Tout problème du vrai et du faux, suppose cet entendement du sens. [ ... ]
L'énoncé du sens[ ...] doit d'abord nommer les êtres, les proclamer en tant que
ceci ou cela. Dans cet énoncé, se place toute expérience et toute affirmation
ultérieure.»24 Le déjà dit expose donc un horizon de sens à partir duquel toute

22. Cf. par exemple Jacques Derrida, La vui:c et le phénomène, Paris, -P.U .F., 1967,
p. 87: « Cette pré ence à soi de l'acte animateur dans la splritualité transparente de ce qu'il
anime, cette intimité de la vie à elle-même, ce q11i a toujours faj( dire que la parole est vive
tout cela suppose donc que le sujet parlant s'entend au présent. Telle est l'essence ou la
normalité de la parole. li est impliqué dans la structure même de la parole que le parleur
s entende : à la fois perçoive la forme sensible des phonèmes et comprenne sa propre imention
d'expression. »
23. Emmanuel Lévinas, « Langage et proximité», in: En découvrant l'existence
avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967.
24. Emmanuel Lévinas, « Langage et proximité», op. cit., p. 219.
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 197

identification peut avoir lieu. Ce n'est pas à partir des étants ou à partir d'une
couche du réel que l'identification peut être établie; c'est au contraire à partir
du sens que l'identification est possible.
Mais pourquoi identifier? Nous avons vu que le«Dit» doit être pensé
à partir de la question de la justice: la question est à la base de l'identification.
Avant d'être assertion, l'identification est recherche. Le déjà dit qui expose
l'expérience va pour ainsi dire de soi, il est croyance doxique. La question, par
contre, émerge de la recherche de la justice: qui ? quoi ? pourquoi ? à quelle
fin?
Or la finalité de l'identification ne s'ajoute pas a poste rio ri à
l'identification. Il existe certes un«Dire corrélatif du Dit» et un«Dire tendu
vers le Dit et s'absorbant en lui» (AE, p.47), mais ce Dire ne suffit pas pour
donner le sens du Dit. Ce n'est donc pas à partir de l'identification qu'il faut
poser la question du sens, ce n'est pas à partir de la signification qu'il faut
poser celle de la signifiance, mais au contraire : c'est à partir de l'horizon du
sens qu'il faut aller vers l'identification et vers la signification.«Et c'est[ ...]
la signifiance du Dire allant au-delà de l'essence rassemblée dans le Dit qui
pourra justifier l'exposition de l'être ou l'ontologie.» (AE, p.48)
Ce qui rend ce passage particulièrement intéressant, c'est que Lévinas y
renvoie, dans une note en bas de page (AE, p.48), à la page 199 et suivantes
d'Autrement qu'être, et donc aux pages qui thématisent la«naissance latente»
du Dit :«Pourquoi savoir? Pourquoi problème? Pourquoi philosophie?» (AE,
p.199). Une remarque d'ordre formel s'impose : il est dès lors tout à fait
«licite» de lire le chapitre II et le chapitre V d'Autrement qu'être en parallèle:
ce sont des recherches articulées autour des mêmes idées. D'une part, on voit
ainsi que«l'entrée du tiers» et la question de la justice constitutives du«Dit >>
ne sont pas des éléments rajoutés par rapport à la description de la responsabilité
originelle du«Dire» mais en constituent bien un enjeu essentiel. D'autre part,
il s'avère évident que les développements théoriques du chapitre II se situent
bien dans l'horizon de la justice.
C'est«l'entrée du tiers» qui confère son horizon de sens à la question du
savoir, de la connaissance, du jugement théorique. Ici encore, Lévinas affirme:
il n'y a pas de recherche théorétique comme fin en soi ou comme souci de
refléter l'être, comme ontologie. Le jugement théorique se situe d'emblée dans
l'horizon du questionnement pratique, de la question de la justice. Mais la
responsabilité pour autrui est encore anté-prédicative, elle se situe �u niveau
198 Uwe Bernhardt

« pré-linguistique du mot» (AE, p.45, note). Elle ne nécessite ni l'identification


ni la compréhension, qui ne s'imposent qu'à partir de l'entrée du tiers. Pourquoi
la connaissance doit-elle devenir un enjeu uniquement à partir du tiers? Pourquoi
n'intervient-elle pas d'ores et déjà dans la responsabilité d'un moi envers autrui ?
Sans doute, Lévinas ne contesterait pas que la relation avec autrui est en fait
toujours déjà informée par la connaissance que je peux avoir du monde et
d'autrui. Mais il s'avère important que le sens de cette connaissance advienne
uniquement à partir du tiers : pour utiliser une image, la connaissance ne doit
pas s'imposer entre moi et autrui. La relation éthique doit rester une relation
immédiate« avant » le savoir, même si par la suite elle sera nécessairement
informée par le savoir.

L'amphibologie du logos

Par le dit, le jugement identifie« ceci en tant que cela» et procède à une
idéalisation. Il fixe les identités dans le temps, à travers le flux du temps, à
travers la temporalisation. Le sensible est flux du temps dans lequel se cristallise
une identité grâce au dit, reposant sur le déjà dit : « dans le sensible comme
vécu s'entend et "résonne" l 'Essence - laps du temps et mémoire qui le récupère,
conscience » (AE, p.46). Mais cette« essence» constituée à travers le temps
n'est pas une idéalité immuable hors du temps ; sa constitution s'effectue
précisément dans le vécu et donc à travers le temps ; elle repose sur une
temporalité spécifique, sur le « retour sur », sur la « réminiscence ». Pour
établir une identité à travers le temps, la conscience doit faire appel à un acte
de« récupération » des écarts différentiels du temps« par la rétention, par la
mémoire, par l'histoire» (AE, p.11). Cette identification de quelque chose à
travers le temps suppose et fait voir le décalage temporel qu'il s'agit précisément
de surmonter. Il y a donc une tension entre un certain dynamisme du temps
- une diachronie liée à la sensibilité- et une synchronie momentanée effectuée
par les configurations idéalisantes de la conscience. Tout jugement à travers le
temps n'arrive pas à se dégager de la temporalité ; une tension permanente
persiste entre le jugement et l'expérience sensible. Le système synchronique
du « Dit » est toujours déjà confronté à la diachronie qui se reflète dans la
sensibilité.
Lévinas parle à ce propos d'une « ambiguïté de l'entendement et de
l'intuition», qu'il met en rapport avec la différence entre le verbe et le nom du
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 199

langage (AE, p.46). Si le nom est «un signe qui désigne» (AE, p.50), le verbe
n'est pas pour autant une« expression» des événements. « C'est la verbalité
du verbe qui résonne dans la proposition prédicative» (AE, p.50). En amont de
la détermination des essences par le nom, c'est dans le verbe que l'idée d'un
flux du temps et de la temporalisation est sauvegardée. Le verbe est « la
résonance même de l'être entendu comme être » (AE, p.51), si l'on garde en
mémoire que, pour Lévinas, « l'être différent de l'étant » est exprimé par le
terme« essence» (AE, IX). Un passage plus long expose clairement la position
de Lévinas : « Le langage comme Dit peut donc se concevoir comme un système
de noms identifiant des entités et, dès lors, comme un système de signes doublant
les étants désignant des substances, des événements et des relations par des
substantifs ou par d'autres parties du discours dérivées des substantifs, désignant
des identités - bref, désignant. Mais - et avec autant de droit - le langage se
conçoit comme verbe dans la proposition prédicative où les substances se défont
en modes d'être, en modes de temporalisation, mais où le langage ne double
pas l'être des étants, où il expose la résonance silencieuse de l'essence.» (AE,
p.51).
Cette différence entre les fonctions de désignation et d'exposition, qui
correspond à la différence entre le nom et le verbe, relève d'une« amphibologie
de l'être et de l'étant» propre au langage. Il est peu probable que Lévinas ne
fasse pas allusion au célèbre emploi du terme d'amphibologie dans la Critique
de la raison pure. Mais chez Kant, le terme apparaît négativement pour désigner
la confusion entre la comparaison des représentations données par l'entendement
et des représentations données par les sens (B, p.317). L'amphibologie dont
parle Lévinas décrit au contraire un phénomène « positif » : elle renvoie à
l'ambiguïté essentielle du sensible (dans le flux de sa temporalité diachronique)
et de l'entendement (qui est réminiscence et récupération à travers le temps),
qui se manifeste, dans le langage, par celle du verbe (qui expose) et du nom
(qui désigne).
Il est d'ailleurs particulièrement intéressant que, pour Lévinas, il revienne
à l'œuvre d'art d'exposer «la résonance silencieuse de l'essence», en d'autres
termes, l'amphibologie de l'être et de l'étant. «L'essence et la temporalité s'y
mettent à résonner de poésie ou de chant. Et la recherche de formes nouvelles
dont vit tout art tient en éveil partout les verbes, sur le point de retomber en
substantifs. Dans la peinture le rouge rougeoie et le vert verdoie, les formes se
produisent comme contours et vaquent de leur vacuité de formes. » (t1.E, p.52)
200 Uwe Bernhardt

L'art fait irruption dans l'ordre établi de la représentation dans le Dit, il fait
résonner le sensible dans l'intelligible, il ouvre le Dit au sensible. A propos de
l 'œuvre de Paul Celan, qui dit ne pas voir de différence« entre une poignée de
main et un poème»,Lévinas se demande s'il n'y a pas ici un« dire sans dit».
Il poursuit :« Il se trouve donc pour Celan que le poème se situe précisément à
ce niveau pré-syntaxique et pré-logique [ ...], mais aussi pré-dévoilant : au
moment du pur toucher, du pur contact, du saisissement, du serrement, qui est,
peut-être, une façon de donner jusqu'à la main qui donne.Langage de la
proximité pour la proximité, plus ancien que celui de la vérité de l'être - que
probablement il porte et supporte-, le premier des langages, réponse précédant
la question, responsabilité pour le prochain, rendant possible, par son pour
l'autre toute la merveille du donner.»25 Cette longue citation fait apparaître un
mouvement qui va du dit au dire du poète, de la thématisation à la sensibilité,
et de la sensibilité au Dire éthique26•
L'étude«Langage et proximité» confirme queLévinas pense la poésie
à partir du contact et de la proximité : « sur toutes choses, à partir du visage et
de la peau humains, s'étend la tendresse ; la connaissance retourne à la proximité,
au sensible pur »27• Et dans cette« relation de proximité »,Lévinas trouve le
« langage originel, langage sans mots ni propositions, pure communication.
[ ...]La proximité par-delà l'intentionnalité, c'est la relation avec le Prochain
au sens moral du terme»28•Le langage originel ne vise donc pas à identifier, à
désigner, à attribuer des significations, à faire voir ceci en tant que cela. C'est
un « Dire » avant le « Dit », mais qui, bien entendu, ne pourra être saisi et
décrit, dans le discours philosophique, hors du« Dit».
Il faut donc opérer une réduction phénoménologique - une réduction du

25. Emmanuel Lévinas, « Paul Celan. De l'être à l'autre », in : Noms propres,


Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 58.
26. Nous nous permettons de renvoyer, pour une discussion plus ample de l'esthétique
chez Lévinas, à Uwe Bernhardt, « Die Jugendlichkeit des Werkes. Zum Status der Kunst
bei Lévinas »,in: Allgemeine Zeitschriftfar Philosophie, 3 / 2001.
27. Emmanuel Lévinas, « Langage et proximité», /oc. cit., p. 228.
28. Emmanuel Lévinas, « Langage et proximité», /oc. cit., p. 228.
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 201

Dit au Dire29 - pour faire apparaître une sensibilité dont la signification première
est « l'un-pour-l'autre ». Cette sensibilité est à prendre dans un sens non­
classique : dans Autrement qu'être, la sensibilité est liée au Dire et à l'enjeu
éthique fondamental. La sensibilité, pour Lévinas, n'est pas une réceptivité
des sens par rapport aux données du monde extérieur ou un lien entre la
conscience intime et le corps propre.« La sensibilité [ ...] ne se constitue pas à
partir d'une aperception quelconque mettant la conscience en rapport avec un
corps » (AE, p.96). La « sensibilité » dont parle Lévinas se produit dans le
drame de la responsabilité de« l'un-pour-1' autre» avant de désigner un rapport
- extérieur - d'un moi au monde. « Le sensible [ ...] noue le nœud de
l'incarnation dans une intrigue plus large que l'aperception de soi; intrigue où
je suis noué aux autres avant d'être noué à mon corps.» (AE, p.96) La sensibilité,
dit Lévinas, se produit« en deçà» de l'amphibologie de l'être et de l'étant
« Sensibilité, de chair et de sang, je suis en deçà de l'amphibologie de l'être et
de l'étant, le non-thématisable, le non-unis sable par la synthèse.» (AE, p.l 00).
Si le logos est encore« amphibologie primordiale» (AE, p.54), la sensibilité se
produit en amont de la thématisation : la sensibilité peut uniquement concerner
le Même et l'Autre. Elle se produit« avant» l'entrée du tiers. La sensibilité est
un donner et un recevoir avant la thématisation. Mais pour en rendre compte, il
faut remonter du pur« dire» vers le« dit». Ni la sensibilité ni la proximité ne
peuvent être représentées de manière « pure » ou « immédiate » : elles ne le
peuvent pas dans un système du « Dire » puisque le « Dire » ne constitue pas
un système et ne se produit pas avant la thématisation. Elles ne le peuvent pas
non plus dans le système du« Dit» puisqu'elles sont précisément ce qui perce
ce système, ce qui renvoie à un au-delà ou un en deçà du théorique.
Il y a ainsi une tension insolvable entre la sensibilité et la thématisation.
La sensibilité introduit une diachronie qui est liée à la diachronie du Dire.
Cette diachronie n'est pas celle d'un flux temporel s'écoulant de manière neutre
et linéaire ; il s'agit au contraire d'une temporalité faisant des irruptions au
sein du système synchronique. Les retrouvailles du Même, nécessaires pour la
détermination du jugement, peuvent se trouver bouleversées et an-archiquement

29. « Le Dit où tout se thématise - où tout se montre dans le thème-, il convient de


le réduire à sa signification de Dire, par-delà la simple corrélation qui s'installe entre le
Dire et le Dit ; il convient de réduire le Dit à la signification du Dire, tout en le livrant au Dit
philosophique toujours encore à réduire. » (AE, p.231)
202 Uwe Bernhardt

subverties par une exigence éthique. Cette irruption par l'exigence éthique
empêche que le système synchronique ne se renferme sur lui-même.

La sagesse de la théorie

Prendre le savoir comme un absolu - ou comme la norme du spirituel -


serait lié, selon Lévinas à l'idéologie occidentale (AE, p.123). Il s'agit, dans la
perspective lévinassienne, de relativiser le savoir et la connaissance, de renvoyer,
au-delà du système de représentation, à l'irreprésentable. Il s'agit de comprendre
- et Lévinas le tente dans le chapitre« sensibilité et proximité» d'Autrement
qu'être - que le savoir renvoie à une signification plus profonde que toute
représentation, que la signification n'est pas épuisée par un système.
Or le savoir est système : Lévinas l'affirme tout au long d'Autrement
qu'être. La connaissance, le savoir, la thématisation, le jugement et la théorie
cherchent à comprendre et à représenter dans des synthèses. L'histoire, la
science, toute explication aboutissent à des visions d'ensemble. La sagesse de
la philosophie, qui elle-même doit se concevoir à partir de la théorie et de la
représentation, doit consister à rester fidèle à l'appel de l'éthique. C'est qu'en
fait, justice et proximité - l'entrée du tiers et la proximité de l'un-à-l'autre -
sont des polarités tensionnelles qui obligent à deux mouvements divergents
d'une part, il s'agit d'un mouvement vers une considération éthique absolue
(celle pour autrui dans sa singularité), d'autre part, d'un mouvement orienté
vers les responsabilités (pour les autres) et donc vers la connaissance, la
représentation, l'action pensée et pondérée.
La théorie, si elle est constituée à partir de la justice, n'est plus un jeu
autonome. Elle n'est pas non plus une représentation absolue de données neutres.
Elle ne peut fournir une« conception absolue du monde», si l'on prend par
exemple la critique de Putnam à l'adresse de Bernard Williams: la théorie ne
peut représenter un univers en soi avant les observateurs et leurs langages30 • En
d'autres termes, et plus proches du contexte intellectuel dans lequel se situe
Autrement qu'être, Lévinas s'oppose à toute forme de réductionnisme : à un
réductionnisme empiriste aussi bien qu'à un réductionnisme structuraliste. Le
jugement - qui se constitue à partir de la« comparaison des incomparables» -
n'est pas seulement lié à la sphère personnelle, éthique, et judiciaire, mais il

30. Hilary Putnam, Renewing Philosophy, Cambrigde, H.U.P., 1992, chap. �-


Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 203

est aussi - sur le plan strictement théorique - toujours déjà un jugement qui se
pose à deux niveaux : celui du particulier et celui du général. Il n'est dès lors
peut-être plus nécessaire d'opposer un paradigme de la compréhension au
paradigme de l'explication31 • Le paradigme de l'explication réductrice est exclu
par la structure même du jugement selon laquelle toute détermination est
détermination d'une entité« en tant que cela ...» à un niveau général.
La théorie ne peut donner une représentation d'un monde avant les sujets,
les observateurs, le langage. Cela est exclu, dans le cadre de la théorie
lévinassienne, pour la bonne raison qu'il n'existe pas, avant le jugement subjectif,
de données neutres en soi, prêtes à être représentées de manière
« objective » dans un système intelligible. Il faut le jugement pour les intégrer
dans une représentation ou dans un système.En dehors du jugement qui les institue,
les phénomènes ne peuvent signifier: il n'y a pas de voix absolue de l'être neutre
ou anonyme32 • Lévinas énonce clairement l'apport nécessairement humain à la
constitution du phénomène : « Le phénomène lui-même est phénoménologie.
Non point qu'un discours venu on ne sait d'où arrange arbitrairement les phases
de la temporalité en 'ceci en tant que cela'.» (AE, p.48).
Mais cela ne veut pas dire pour autant que toute structure de l'être ou des
phénomènes résultant d'un tel jugement serait une projection idéaliste d'un
système de significations. La raison en est que pour Lévinas, un système de
signification projeté sur des phénomènes n'aurait pas de « prise » : pour
comprendre et entendre les significations, il faut avoir une première aperception
sensible du vécu qui est donnée, nous l'avons vu, par le« déjà dit». La fonction
du « déjà dit » à l'intérieur de l'épistémologie lévinassienne n'est donc pas
seulement de fournir une couche langagière pour motiver l'existence de divers
horizons culturels, mais également d'empêcher l'arbitraire d'un jugement

31. Cf. notamment les travaux de Paul Ricœur qui discute le paradigme structuraliste
dans« Explication ou compréhension» (in : Du texte à ! 'action. Essais d'herméneutique II,
Paris, Le Seuil, 1986) et dans« Entre herméneutique et sémiotique» (in: Lectures 2. La
contrée des philosophes, Paris, Le Seuil, 1999).
32. Comme pourrait le suggérer la remarque suivante de Merleau-Ponty :« En un
sens, comme dit Husserl, toute la philosophie consiste à restituer une puissance de signifier,
une naissance du sens ou un sens sauvage [ ... ]. Et en un sens, comme dit Valéry, le langage
est tout, puisqu'il n'est la voix de personne, qu'il est la voix même des choses, des ondes et
des bois. » (Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et [ 'Invisible, éd. Claude Lefort, Paris,
Gallimard, 1964, p. 203 sq.)
204 Uwe Bernhardt

intellectualiste et abstrait. Le«déjà dit», travail de la langue avant tout jugement


individuel, témoigne de cette compréhension historique ayant ouvert des
possibilités de thématisations spécifiques qui permettent des jugements. Le
« déjà dit » est ainsi un premier intelligible anté-prédicatif - avant le « als »
comme mise en forme prédicative33, avant le « ceci en tant que cela » -, une
première humanisation du monde, à l'instar de noms propres donnés à des lieux
pour rendre un paysage plus familier.
Si la théorie du jugement chez Lévinas peut contribuer à éviter l'idée
d'une«conception absolue du monde», elle peut également éviter le risque du
relativisme34• En effet, le relativisme suppose la possibilité d'une validité quasi­
arbitraire d'un système de signification. Il prétend qu'un système peut être
substitué entièrement- et arbitrairement- à un autre système. Mais le relativisme
suppose également l'existence de systèmes de représentation équivalents, dans
lesquels les différences entre les signifiants donneraient des significations. La
«théorie» chez Lévinas s'oppose à un tel relativisme pour deux raisons : sur le
plan théorique, chaque signifiant comporte en soi une épaisseur due au « déjà
dit» et ne peut être réduit à une place arbitraire à l'intérieur d'un système ; sur
le plan éthique, chaque système de représentation doit nécessairement rendre
compte de singularités qui échappent nécessairement à toute représentation.
Chez Lévinas, la théorie ne peut ni être réduction à un savoir apriorique,
ni se baser sur une fondation ultime ou sur un savoir empirique du monde.
Toutes ces conceptions reviendraient à conférer au théorique un statut qui
oublierait la responsabilité humaine initiale et qui risquerait d'aborder l'humain
par la neutralité de l'objectivité et du général35 . Pour Lévinas, la théorie doit à

33. Cf. Edmund Husserl, Expérience et Jugement, op. cit., p. 240.


34. Cf. à nouveau Hilary Putnam, Renewing Philosophy, op. cit., chap. V, et sa
réfutation de la position de Richard Rorty.
3 5. L'orientation que doit prendre la théorie n'est donc pas uniquement théorique
la théorie n'est pas l'affaire d'un individu solitaire face au monde, et elle n'est pas l'affaire
non plus d'une humanité pensée comme une totalité face à la nature. Dans ces deux cas, la
théorie risquerait de se figer en système. Si l'on suit les idées de Lévinas, il ne peut y avoir
une« définition» établie de l'homme et de l'humanité. Aucune définition ne peut rassurer
et faire taire le souci de responsabilité au-delà des définitions. La discussion actuelle autour
du statut des embryons montre clairement que toute« théorie» peut être expression d'intérêts,
de telle sorte qu'il faut parfois trancher - avec justice - entre les théories et définitions.
Dans ce contexte le problème du tiers se pose avec évidence : entre la défense des e:n;ibryons
Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas 205

la fois respecter le général et l'individuel, mais le respect de l'individuel renvoie


à la responsabilité pour autrui dans sa singularité. La responsabilité ne peut
être intégrée dans un système de représentation, et même le discours
philosophique ne peut qu'y renvoyer de manière imparfaite. Mais ce n'est pas
pour des raisons théoriques que la théorie doit rester incomplète ou imparfaite.
C'est au contraire le« Dire» avant le« Dit» qui ne doit pas être oublié par le
discours du savoir et de la connaissance. L'esprit de la théorie serait ainsi dû,
pour employer les mots de Lévinas, à « une sagesse qui ne procède pas du
savoir. » 36

Uwe Bernhardt, docteur en philosophie (Université de Tübingen, 1996) vit à Paris. Il


enseigne actuellement au Collège International de Philosophie. Ses dernières publications :
Le Regard imparfait. Réalité et distance en photographie (L'Harmattan, 2001), « Die
Jugendlichkeit des Werkes. Zum Status der Kunst bei Emmanuel Levinas », Allgemeine
Zeitschrift für Philosophie, 3/2001.

à statut incertain et des maladies éventuellement guérissables après des années


d'expérimentation sur ces mèmcs embryons, que choisir? Comment définir l 'humanilé de
l' b.omme et en fonction de quels critères? La connaissance de la nature et même la recherche
cicntifique ne peuvent constituer un ab olu ; elle doivent encore se situor dans) 'horizon
de la justice. En d'autres termes, le souci de ju lice doit également a ·urer que les sciences
naturelles n'imposent pas un sa oir absolu dans le sens d'un savoir impératif. Leur savoir
ne peut être détaché du souci de se justifier par rapport à la société humaine. Et peut-être
que 1 idéal scientifique d'une objectivité absolue vit encore de son opposition par rapport à
un savoir injuste, injustifié. dogmatique, un savoir provenant d'une institution autoritaire
ou de la superstition populaire. Mais l'idée d'objectivité absolue perpétue elle-même ce
dogmatisme.
36. Emmanuel Lévinas, « Pensée et prédication », in : E. Lévinas, Positivité et
transcendance, op. cit., p. 35.
207

Séminaires

Ci-dessous le résumé du séminaire doctoral que le Professeur Robert Legros,


de l'Université de Caen et de l'Université Libre de Bruxelles, a animé à
Jérusalem, à l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, du 20 au 24 mai 2001, sur le
thème : « Le temps chez Husserl et Lévinas ».

Dans ce séminaire, qui porte sur le rapport du jeune Lévinas à la


phénoménologie, il s'agira essentiellement d'étudier l'interprétation de Husserl
proposée par Lévinas dans sa thèse de 1930, publiée sous le titre La Théorie de
l'intuition dans la phénoménologie de Husserl (Alcan, 1930, Vrin, 1989).
Tout d'abord et en guise d'introduction, on peut dire, si l'on considère
l'ensemble de l'œuvre de Lévinas, que son rapport à la phénoménologie connaît
un renversement : tandis que le jeune Lévinas est dans une certaine mesure
heideggérien, l 'œuvre de sa maturité, en revanche, s'oppose à la
phénoménologie heideggérienne. Toutefois, en dépit du renversement de sa
position à l'égard de Heidegger, une constante s'affirme dans le rapport de
Lévinas à la phénoménologie, depuis sa thèse de 1930 sur Husserl jusqu'à ses
derniers travaux : tandis que le premier Lévinas décèle dans l'intentionnalité
husserlienne l'anticipation de l 'In-der-Welt-sein heideggérien, et par là même
l'anticipation d'une présence auprès des choses qui exprime une authentique
transcendance, le second Lévinas, en revanche, considère que la transcendance
du Dasein n'est pas moins égocentrique - et par là même fait tout aussi peu
droit à l'altérité-que l'intentionnalité de la conscience, du moins dans la mesure
où celle-ci est« objectivante ». Mais que Lévinas découvre dans l'intentionnalité
husserlienne le commencement du dépassement heideggérien de
l'intellectualisme, ou dans la notion heideggérienne de l'être-au-monde le
prolongement d'une égologie affirmée de Descartes à Husserl, dans un cas
comme dans l'autre, son interprétation, qu'il n'a jamais reniée, fait ressortir
208 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

une continuité fondamentale de Husserl à Heidegger. Lévinas a toujours vu


dans la phénoménologie une conception unitaire, soit pour y déceler une
« ruine de la représentation », soit pour y reconnaître un « impérialisme du
Même » 1• C'est pourquoi il ne saurait être question de prétendre expliciter
l'interprétation lévinassienne de Husserl, qu'il s'agisse du premier Lévinas, du
Lévinas de Totalité et Infini ou du Lévinas d'Autrement qu'être, sans faire un
détour par le rapport du jeune Lévinas à Heidegger, indissociable de son rapport
à Husserl.

Il importe de mettre également en relief une autre constante capitale


pour la compréhension de l'interprétation lévinassienne de Husserl : depuis
ses premiers travaux jusqu'à ses derniers écrits, Lévinas a toujours estimé que
la pensée de Husserl se caractérise par une ambiguïté fondamentale. En effet,
d'une part la philosophie husserlienne, selon Lévinas, cède à un certain
intellectualisme, privilégiant le rapport théorique au monde et rabattant
l'intentionnalité sur la représentation; d' autre part, il s'est toujours appliqué à
montrer qu'il y a aussi chez Husserl une pensée anti-intellectualiste, une
conception de l'intentionnalité délivrée de la représentation, une relation délivrée
du rapport sujet-objet. Autrement dit, l'intentionnalité telle qu'elle est comprise
par Husserl est, aux yeux de Lévinas, marquée par un tiraillement profond
entre deux aspects, deux tendances irréconciliables : une phénoménologie de
la conscience et du sujet mais aussi une phénoménologie du sensible, une pensée
du moi comme ouverture à l'autre que soi.

Ces deux points (la conception unitaire, par Lévinas, de la


phénoménologie comme ce mouvement de pensée menant de Husserl à
Heidegger, et l'ambiguïté fondamentale qui, pour Lévinas, caractérise la pensée

1. Cf. son entretien de 1986 avec François Poirié dans lequel Lévinas réaffirme
cette continuité de « la » phénoménologie. D'ailleurs, malgré sa sévère critique à l'égard de
la phénoménologie, celui-ci s'est toujours considéré lui-même comme un phénoménologue.
J'en veux pour preuve la première phrase de la préface à l'édition allemande de Totalité et
Infini, écrite en janvier 1987, où Lévinas le reconnaît explicitement: « Ce livre se veut et se
sent d'inspiration phénoménologique».
Sur cette conception unitaire de la phénoménologie, Cf. notamment les articles de Lévinas
« L'idée de l'intentionnalité» (1932), « L'œuvre d'Edmond Husserl» (1940), « La ruine
de la représentation» (1959).
Séminaires 209

de Husserl) recouvrent un paradoxe, qui traverse ce premier ouvrage de Lévinas


ainsi que toutes les premières études de Lévinas sur Husserl et Heidegger : le
jeune Lévinas lit Husserl dans une perspective heideggérienne, avec le sentiment
que chez Heidegger, la philosophie de l 'existence « va plus loin » que chez
Husserl. Il lit l'œuvre publiée de Husserl (principalement Recherches logiques,
Ideen I, Leçons sur le temps) à partir de et à travers Sein und Zeit (publié en
1927). Or, d'après Sein und Zeit, Husserl semble être resté prisonnier d'une
conception intellectualiste qui le conduit à accorder une primauté à la
connaissance, un rôle prépondérant à la théorie, conception dont Heidegger
prétend effectuer le dépassement radical. C'est ici que réside le paradoxe
tandis que Lévinas, d'un côté, s'inspire en profondeur de la phénoménologie
heideggérienne, d'un autre côté il présente d'emblée la philosophie de Husserl
d'une manière tout opposée à ce que suggère Heidegger dans Sein und Zeit
puisqu'il soutient que l'intentionnalité conçue par Husserl,« pensée jusqu'au
bout », conduit à la notion heideggérienne de l 'In-der-Welt-sein, et la
phénoménologie husserlienne à celle de Heidegger. Bref, le jeune Lévinas
développe certes une interprétation heideggérienne de Husserl, mais qui va
radicalement à l'encontre de l'interprétation de Husserl suggérée par Sein und
Zeit. Autrement dit, quand Lévinas est heideggérien, il l'est de façon tout à fait
anti-heideggérienne, p uisqu'il donne de Husserl une interprétation
(heideggérienne) inacceptable pour Heidegger.

L'interprétation de Husserl par le jeune Lévinas semble donc reposer


sur deux thèses contradictoires : la première selon laquelle la conception
husserlienne de l'intentionnalité reste entachée d'intellectualisme - c'est-à­
dire que l'accusation d'intellectualisme, fermement adressée par Heidegger à
Husserl, est justifiée; et la seconde selon laquelle l'intentionnalité husserlienne,

2. S'il est vrai que Husserl a rejeté la critique de Heidegger et s'est défendu d'avoir
cédé au schéma traditionnel qui voit dans la connaissance un«pont», un«saut» entre un
sujet d'abord enfermé dans son immanence et un objet posé comme initialement dehors,
extérieur au sujet (Cf. notamment Husserl, Notes sur Heidegger, Ed. de Minuit, 1993), il a
également explicitement rejeté l'idée lévinassienne d'après laquelle sa phénoménologie
annoncerait celle de Heidegger. Dans une lettre de 1933, Husserl écrit:«[ ...] ainsi du tout
récent exposé de Lévinas [La Théorie de l'intuition], qui place ma phénoménologie sur le
même plan que celle de Heidegger, et lui dérobe par là même son sens authentique. »
210 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

qui conduit à Heidegger, implique un anti-intellectualisme - autrement dit,


Husserl annonce Heidegger car il surmonte l'intellectualisme.
Pour comprendre plus profondément ce paradoxe qui est au cœur de
l'interprétation lévinassienne de Husserl et mieux entrer dans le texte de Lévinas,
commençons par rappeler brièvement la critique adressée par Heidegger à
Husserl dans Sein und Zeit.

Au§ 12 de Sein und Zeit, Heidegger présente sa notion d'être-au-monde


et dans le§ 13, il s'attache à montrer, dans une critique extrêmement sévère à
l'égard de Husserl (celui-ci n'est pas cité explicitement mais les allusions sont
transparentes) que cette conception s'oppose radicalement à celle de Husserl,
accusé d'avoir reproduit un préjugé tout à fait traditionnel, selon lequel le
premier vrai rapport au monde est la connaissance (les autres types de rapport
ne relevant que de l'illusion et de l'obscurité), et d'avoir respecté un schéma
sujet-connaissance-objet. C'est ce privilège accordé à la connaissance conçue
comme un pont qui met en évidence l'intellectualisme de Husserl du point de
vue de Heidegger; celui-ci, tout au long de Sein und Zeit, ne cesse de dire que
c'est sur ce point que se situe le renversement qu'il affirme opérer par rapport
à toute la tradition, Husserl y compris.
Cette critique se fait au nom de principes philosophiques auxquels le
jeune Lévinas, heideggérien, adhère tout à fait: le premier principe est que le
Dasein heideggérien est toujours déjà au sein d'un monde ouvert, toujours
déjà dans une compréhension générale des choses ; et le second principe est
que ce comprendre dans lequel le Dasein est toujours déjà n'est pas de prime
abord un connaître mais plutôt un« s'y retrouver», une sorte de savoir-faire
- tout l'effort, dans la perspective de Heidegger qui est celle d'une ontologie
fondamentale, consistant à rejoindre cette expérience première sans céder à un
regard théorique objectivant qui se substituerait à la compréhension première.
La thèse d'une primauté de la connaissance, d'un privilège du théorique, étant
tacitement attribuée à Husserl, Heidegger, dans Sein und Zeit, suggère une
critique générale de la phénoménologie husserlienne comme philosophie de la
conscience, du sujet, de la représentation ; il laisse entendre que Husserl se
forme une conception erronée du rapport de l'homme au monde, de la
connaissance, de la sensation (Husserl resterait enfermé dans une conception
sensualiste de la sensation), du temps (Husserl concevrait une conscience
séparée du processus de temporalisation et échouerait donc à pensèr une
Séminaires 211

temporalisation originaire) et de l'essence de la vérité (Husserl cèderait à la


conception traditionnelle de la vérité comme adéquation de la connaissance à
son objet).

C'est en prenant la mesure de ce désaccord qu'intervient Lévinas qui,


dans son interprétation de la phénoménologie husserlienne dans sa thèse de
1930, va reprendre point par point la critique que Heidegger adresse à Husserl
au § 13 de Sein und Zeit pour la critiquer à son tour (mais là aussi, de façon
implicite et sans le citer). Cette critique va se faire au nom des principes
heideggériens eux-mêmes, que Lévinas, au contraire de Heidegger, tente de
retrouver chez Husserl.

Tout d'abord, il faut souligner que Lévinas, dans le chapitre intitulé« La


conscience théorique », reconnaît qu'il y a effectivement chez Husserl, comme
nous l'avons vu, un intellectualisme et que donc l'accusation de Heidegger
n'est pas complètement infondée3 • Il est inutile de s'éntendre sur ce point
puisqu'il fait l'accord de tous les interprètes de Husserl.
Mais contre l'interprétation heideggérienne de Husserl, Lévinas va
s'attacher à faire ressortir dans la phénoménologie de Husserl tous les traits
par lesquels celle-ci s'oppose à une philosophie intellectualiste et à présenter
l'intentionnalité husserlienne comme annonciatrice de l'In-der-Welt-sein : il
va s'efforcer de montrer que, si Husserl a bien cédé, ici et là, à un préjugé
intellectualiste, ce faisant il trahissait sa propre conception de l'intentionnalité,
et que les accusations implicites lancées dans Sein und Zeit contre
l'intellectualisme de Husserl ne portent pas sur l'essentiel mais n'atteignent
que des aspects superficiels de la pensée de Husserl, qui vont à l'encontre de la
tendance profonde de la phénoménologie husserlienne, donc de la
phénoménologie. Lévinas affirme ainsi son originalité par rapport à Heidegger
en montrant que, si on suit Husserl, dans le fond de ce qu'il pense plus qu'à la
lettre, on est amené à constater une opposition de Husserl à l'intellectualisme
et à la pensée théorique qui se révèle dans toute sa conception du monde, de

3. Sur ce point, Lévinas oppose le« réalisme» des Logische Untersuchungen et la


phénoménologie transcendantale des Jdeen. Cette accusation vaut plus pour les Recherches
Logiques que pour les Jdeen mais elle vaut quand même aussi pour les Jdeen à certains
égards.
212 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

l'intentionnalité, de la perception, de la sensation, du temps et de la vérité.

En premier lieu, Lévinas souligne fortement que, pour Husserl, le monde


est d'abord un monde pratique et qu'il suppose une intentionnalité non théorique,
une intentionnalité caractérisant aussi les actes non théoriques. Tous les
vécus - juger, imaginer, craindre, espérer, etc. - sont intentionnels : une
orientation vers quelque chose qui transcende le vécu est originairement
impliquée en eux. Lévinas montre que Husserl, en quelque sorte,
« désubstantialise» les choses pratiques ou usuelles qui, dès lors, ne se donnent
pas comme « subsistantes », contrairement à la critique de Heidegger, mais
apparaissent comme désirées, utiles, etc. Lévinas insiste donc sur le fait que,
pour Husserl, le monde quotidien n'est jamais un simple« monde des choses»
car il est immédiatement un monde pratique d'objets usuels et de valeurs dans
lequel, au quotidien, nous découvrons d'emblée les choses et nos semblables
comme beaux, laids, plaisants, déplaisants, etc., sans qu'ils n'apparaissent
préalablement comme« neutres», indépendants de toute appréciation4•

Pour Lévinas - il insiste longuement sur ce point dans ce livre, ainsi


d'ailleurs que dans tous les articles qu'il écrira sur Husserl par la suite - , il est
capital de saisir que, chez Husserl, l'intentionnalité s'inscrit dans un monde ou
un comprendre ; elle porte en elle, à titre essentiel, des potentialités implicites,
et la perception d'un objet est toujours une sorte de« prélèvement» par rapport
à un ensemble: il s'agit de la conscience potentielle, ou conscience d'horizons,
qui est intentionnelle mais non active. Cette idée est résumée dans la formule
de Husserl : « Jedes Erfassen ist ein Herausfassen » - lorsqu'on perçoit une
chose, on la thématise, mais au fond, on perçoit plus que ce que l'on perçoit
thématiquement, on pense plus que ce qu'on pense (songez à ce que dira Lévinas
sur l'idée de l'infini qui pense plus que ce qu'elle pense). Ainsi, pour Lévinas,
il y a toujours, dans l'intentionnalité selon Husserl une sorte de débordement,
de frange qui entoure mon attention, qui enveloppe ce à quoi je me rapporte.
Par conséquent, l'idée d'intentionnalité « pensée jusqu'au bout » est non
seulement une intentionnalité qui vise un monde de valeurs, mais c'est aussi

4. Sur ce point, Cf. notamment Husserl, Ideen, §27, et Lévinas, La Théorie de


l'intuition, pp.74-75.
Séminaires 213

une intentionnalité qui est ancrée dans un comprendre, justement au sens où


Heidegger parlait d'une intentionnalité inscrite au sein d'un comprendre
préalable.5

Sur l'intentionnalité elle-même, Lévinas ici va très loin : il ne dit pas


seulement que l'intentionnalité« pensée jusqu'au bout», c'est l'Jn-der-Welt­
sein, comme si Husserl ne l'avait pas lui-même pensée« jusqu'au bout » ; il
soutient que« le pas décisif accompli par les ldeen consiste à penser jusqu'au
bout l'idée de l'intentionnalité, et à voir que cette opposition de la conscience
et de l'objet n'a pas de sens» (La Théorie de l'intuition, p.87). Autrement dit,
et contrairement à l'accusation de Heidegger, l'intentionnalité n'est pas un
« pont » jeté par la conscience, par un sujet déjà subsistant, en vue de rejoindre
un objet. Dire que la conscience est intentionnelle signifie qu'elle est
foncièrement relationnelle. L'intentionnalité, comme le dit Heidegger à propos
du Dasein, n'est pas une relation ajoutée à un être. Le sujet est cette relation.
« Toute conscience est conscience de quelque chose »: pour Lévinas, c'est en
quelque sorte la manière husserlienne de dire que l'homme est un être-au­
monde.6 Lévinas s'attache à faire ressortir les passages où Husserl rejette la
conception d'un moi substance, sorte de réalité psychologique qui serait
confrontée à la tâche de rejoindre des objets - par exemple, pp.49-50 de La
Théorie de ! 'intuition, où Lévinas reprend à dessein la formule même de
Heidegger pour la contester:« Le sujet[... ] n'est pas une substance obligée de
recourir à un pont- la connaissance-pour arriver à l'objet. »7

Pour comprendre encore mieux comment Lévinas s'attache à montrer que


l'intentionnalité « pensée jusqu'au bout » récuse la notion de représentation

5. Sur ce point, Cf notamment Husserl,Jdeen, §35, Lévinas, La Théorie de l'intuition,


pp.76-77, et« La ruine de l'interprétation», in: En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger, pp.130-131.
6. La conscience non intentionnelle de soi peut se convertir en conscience réflexive
ou perception interne: la conscience de soi devient alors conscience intentionnelle (active,
objectivante). Mais il s'agit alors de la conscience d'un soi percevant, désirant, aimant,
jugeant, espérant, non d'un soi qui serait d'abord coupé du monde, confronté à la tâche de
rejoindre un objet, et ensuite capable de jeter un pont vers le monde grâce à la connaissance.
7. Sur ce point, Cf. également notamment La Théorie de! 'intuition, pp.55-56, p. 70
et p.78.
214 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

comme« image mentale» de l'objet réel, venons-en à la théorie husserlienne de


la perception et à la manière dont Lévinas s'applique à montrer que cette thèse
apparemment banale selon laquelle la perception d'une chose « extérieure » (la
perception transcendante) est essentiellement«inadéquate» (puisqu'on ne voit
pas une chose sous tous ses aspects en même temps mais toujours seulement
comme une perception d'esquisses à travers lesquelles elle se donne) est
profondément originale. En effet, Lévinas fait observer que la théorie des profils
(Abschattungen) est non seulement en rupture par rapport aux traditions
platonicienne, cartésienne et empiriste (pour lesquelles la perception atteint
des apparences, des sensations, distinctes de la chose même) mais aussi en
opposition avec une thèse sceptique qui conclurait de la vue partielle que nous
avons des choses à notre ignorance de ce que sont les choses en soi. L'originalité
de Husserl, selon Lévinas, est donc de voir une positivité dans le fini lui-même.
L'objet tel qu'il est visé n'est pas une« image mentale» de l'objet réel car ce
qui est ainsi conçu comme objet réel distinct de l'image mentale, l'objet tel
qu'il est en soi, qui ne pourrait se montrer que sous toutes ses faces à la fois,
n'a aucune réalité8 •

Dans la même ligne, Lévinas soutient que Husserl rejette la théorie


sensualiste de la sensation des empiristes et des rationalistes, car celui-ci établit
une différence de nature entre, d'une part, des sensations comme apparitions
(Erscheinungen) qui jouent le rôle de profils (Abschattungen) et, d'autre part,
les perceptions. La phénoménologie de Husserl, selon Lévinas, implique de
revenir au vécu pour voir comment se constitue l'objectivité à partir d'un donné
sensoriel qui n'est pas perçu (les sensations forment un datum
phénoménologique mais ce datum n'est pas perçu, il est senti). Husserl renverse
le sensualisme: c'est la chose qui est initialement et« d'un seul coup» perçue,
et non des sensations, alors même que la chose simplement perçue excède le
sensoriel. 9

8. Sur ce point, Cf. notamment Husserl, Ideen, §43, 52 et 90, et Lévinas, La Théorie
de l'intuition, p.71, note 24.
9. Sur ce point, Cf. notamment Husserl, Ideen, §41, 44 et 85, Logische
Untersuchungen, V, §11, Zeitbewusstein, §1, al.5, et Lévinas, La Théorie de l'intuition,
p.67 et p.79.

_J
Séminaires 215

L'analyse de la question du temps chez Husserl a été tout à fait


déterminante pour Lévinas, qui s'est attaché à montrer qu'Husserl (là encore,
contrairement à l'accusation de Heidegger) ne conçoit pas la conscience du
temps comme un acte de pensée. Lévinas décrit comment, pour Husserl, en
partant de la perception d'un objet temporel (perception d'un son qui dure,
d'une mélodie), il s'agit de mettre hors circuit le temps objectif pour laisser
apparaître le datum phénoménologique, le temps « immanent » du cours de
la conscience, le « temps apparaissant » comme « donnée absolue » (non
plus le son qui dure mais le son dans sa durée). Certes, la durée de la sensation
n'implique pas par elle-même la sensation de la durée. Mais si la sensation est
sentie dans sa durée, elle est alors sentie comme unité identifiable dans une
multiplicité d'instants ; et si elle est ainsi ressentie, c'est que chaque instant
- grâce à une intentionnalité spécifique : la rétention - retient en raccourci
l'ensemble de la sensation. Le temps est le sentir de la sensation dans sa durée.
Autrement dit, le sentir lui-même est une intentionnalité, il ne coïncide pas
purement et simplement avec le senti. Lévinas met donc en évidence qu'il y a
chez Husserl une intentionnalité passive. C'est un point tout à fait fondamental
car lorsque Lévinas, plus tard, dira que dans l'expérience d'autrui, s'il faut
encore parler d'une intentionnalité, c'est d'une intentionnalité en quelque sorte
inversée dont il s'agit, une intentionnalité purement passive, il aura toujours en
tête le modèle de la rétention-protention comme synthèse passive. D'ailleurs,
dans tous les hommages qu'il rendra à Husserl, lorsque Lévinas voudra dégager
ce qu'il y a de plus profond dans l'intentionnalité, il évoquera l'intentionnalité
passive qui a lieu dans la rétention-protention. C'est donc là aussi pour Lévinas
l'un des points tout à fait capitaux où Husserl pense l'intentionnalité «jusqu'au
bout », c'est-à-dire tout à fait autrement que comme intentionnalité
représentative ou théorique 10•

Enfin - dernier point sur lequel Lévinas s'attache à contester la critique


de Heidegger -, la phénoménologie husserlienne transforme le concept
traditionnel de vérité. C'est au chapitre V de La Théorie de l'intuition, intitulé
« L'intuition », que Lévinas fait ressortir cette transformation, à travers

1O. Sur ce point, Cf. notamment Husserl, Zeitbewusstein, § 1, al.6, §3, al.3 et 5, et
Lévinas, La Théorie de l'intuition, p. 78.
216 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

l'exposition de deux notions centrales de la phénoménologie de Husserl : d'une


part, la conception husserlienne de l'intuition intentionnelle comme
«remplissement» (Erfallung) de l'intention de signification et, d'autre part, la
notion husserlienne d'intuition catégoriale.
Ce que met en évidence Lévinas dans la notion husserlienne du
«remplissement», c'est que dans l'adéquation de l'intention de signification
et de l'intuition, malgré ce qu'il y paraît à première vue, il ne s'agit pas de
l'adéquation qui définit traditionnellement la vérité comme adéquation de la
pensée et de l'être. Dans l'intention de signification, la pensée se transcende
vers la signification et donc se rapporte à l'autre de la même manière que dans
l'intuition. Il y a adéquation entre la signification vers laquelle la pensée se
transcende et l'objet vers lequel l'intuition se transcende. Ce n'est donc pas
une pensée fermée sur soi qui est mise en rapport avec l'objet - à la différence
de la conception d'une perception par concept.
La deuxième notion husserlienne exposée par Lévinas au
chapitre «L'intuition» est la notion d'intuition catégoriale, qui a été capitale
pour Heidegger (bien que celui-ci, dans Sein und Zeit, ne reconnaisse pas du
tout sa dette à l'égard de Husserl et affirme être le premier à s'opposer à toute
la tradition avant lui sur ce thème). C'est la grande thèse de Husserl contre
Kant et contre la tradition, selon laquelle, bien que les catégories ne soient pas
des prédicats réels, il y a pourtant une intuition catégoriale, qui n'est pas de
l'ordre d'un jugement qui serait simplement une relation rapportée par la pensée
mais qui est perceptible à même le donné. La vérité n'est pas dans le jugement,
il y a un rapport originel au monde qui précède le jugement. La notion d'intuition
catégoriale met donc en évidence chez Husserl une vérité plus originelle que la
vérité logique, une expérience de l'être qui précède tout regard théorique.

Bien qu'on n'en trouve trace dans Sein und Zeit, il est vrai que Heidegger
avait explicité sa dette à l'égard de la phénoménologie husserlienne dans un
cours prononcé à Marburg en 1925, intitulé«Prolégomènes à l'histoire du
concept du temps». Dans ce cours, comme il le fera à nouveau bien plus tard
lors du séminaire de Zahringen (1973), Heidegger attribue à la phénoménologie
de Husserl le mérite de trois découvertes décisives: l'intentionnalité, l'intuition
catégoriale, le sens originaire de l'a priori. Mais d'un autre côté, Heidegger
maintient que Husserl n'a pu s'ouvrir à la« question de l'être ». C'est une
ambiguïté du même ordre que Lévinas décèle dans l'œuvre de Husserl dès sa
Séminaires 217

thèse de 1930, sans pourtant avoir eu connaissance du cours de Heidegger de


1925. On remarquera cependant une nette différence d'accentuation : alors
que, pour Heidegger, Husserl reste fondamentalement enfermé dans une
philosophie de la conscience, du sujet, même si la phénoménologie lui doit
quelques découvertes décisives, pour Lévinas, dans La Théorie de [ 'intuition,
la phénoménologie de Husserl est au contraire fondamentalement une
philosophie qui conduit à penser l'homme non plus comme sujet ou conscience
souveraine mais bien plutôt comme In-der-Welt-sein, même si sa pensée reste
superficiellement entachée d'intellectualisme.
Alors que Heidegger prend, nous l'avons vu, dans Sein und Zeit, toutes
ses distances à l'égard de Husserl, quelle audace inouïe n'a-t-il pas fallu au
jeune Lévinas, qui admet pourtant le bien-fondé de la critique heideggérienne
de Husserl, pour découvrir dans Husserl la phénoménologie qui conduit à
Heidegger et prendre lui-même une nette distance par rapport à la critique de
Heidegger ! 11

11. D'ailleurs - autre paradoxe -, lorsque le Lévinas ultérieur accusera la


phénoménologie (Husserl et Heidegger) de rester inscrite dans la « tradition du Même »
mais lui rendra crédit d'avoir cependant pu aussi, dans quelques analyses concrètes, penser
une ouverture à l'altérité, ce n'est pas Heidegger mais bien Husserl qu'il créditera
explicitement d'avoir ainsi rompu avec« l'impérialisme du Même » et ouvert la voie
d'une remise en question de la philosophie de l'homme comme « sujet » ou
«conscience» (alors qu'on s'attendrait à ce que Lévinas confère plutôt ce crédit à Heidegger
puisque, selon Lévinas, l'intentionnalité de Husserl pensée« jusqu'au bout » conduit à
Heidegger).
219

Recensions
Recensions 221

Pascal DELH0M, Der Dritte. Lévinas 'Philosophie zwischen Verantwortung und


Gerechtigkeit, Munich, Pink, 2000, 332 pp.

Dans son ouvrage D er D ritte. Lévinas' Philosophie zwischen


Verantwortung und Gerechtigkeit («Le Tiers. La philosophie de Lévinas entre
responsabilité et justice»), Pascal Delhom s'est fixé une tâche intéressante
voulant s'opposer au préjugé qui fait de Lévinas un penseur apolitique et naïf,
il cherche précisément à mettre en évidence la dimension politique de sa pensée,
tout en maintenant une distance critique à l'égard de celle-ci.
C'est l'œuvre tardive de Lévinas qui constitue le point de départ théorique
du travail de l'auteur (p. 16). Chez Lévinas,«l'entrée du tiers» amène à modérer
et à mesurer la responsabilité illimitée envers autrui : avec l'entrée du tiers, le
sujet est responsable à la fois envers autrui et envers le tiers ; il est appelé à la
« comparaison des incomparables ». La question de la justice équivaut pour
Lévinas à la« naissance latente» de la conscience (Cf. Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 200 sq.). Dans sa lecture de
cette « entrée du tiers », Pascal Delhom souligne tout particulièrement trois
éléments: 1. Le«tiers» n'est pas un fait empirique qui s'ajoute arbitrairement
à la responsabilité, mais est essentiel pour une pensée qui veut rendre compte
de la pluralité (p. 200). 2. Pour le moi, il est désormais possible de réclamer
justice et de parvenir à une certaine réciprocité avec autrui (p. 204). 3. La
question de la justice présuppose une justice préalable à cette question, et qui
serait ancrée dans le fait que les hommes sont frères (p. 208).
En faisant référence à Totalité et Infini, Pascal Delhom montre que la
question de la justice ne consiste pas seulement à articuler un jugement sur
autrui, mais à interroger autrui : « La question juste concernant les autres est
une question adressée aux autres» (p. 228). C'est pour cette raison que l'auteur
parle d'une«discrétion» ou d'une«distance à l'égard d'autrui» qui seraient
nécessaires à la justice (p. 217). Il faut aborder autrui dans la«singularité» de
sa personne (p. 251) : la question qui ? implique l'échec de l'objectivation
entière de la question quoi ? (p. 214). C'est précisément parce qu'elle est
question que la recherche de la justice est incapable d'apporter une réponse
positive à la question de l'ordre social. Elle signifie l'impossibilité de porter
un regard synthétique sur la société et de parler d'un « nous » (p. 208). La
justice,«comparaison des incomparables», demeure une tâche paradoxale, à
222 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

la fois nécessaire et impossible.


Quel est le rapport de la justice à l'action ? Peut-il y avoir une action
juste, une action fondée sur lajustice? Pour Pascal Delhom, il est évident que
la question de lajustice implique une certaine« urgence» (p. 222 sq.). Mais il
souligne que pour Lévinas, l'action« ne peut jamais être justifiée» (p. 262).
L'auteur propose donc de parler non pas d'une action « juste », mais d'une
«action[ ... ] qui se pose (et s'expose à) la question de la justice. Elle est une
action sans bonne conscience » (p. 262). Ce point est important car Lévinas
cherche précisément à éviter une apologie des institutions, des lois, de l'Etat,
de la guerre, craignantjustement que l'Etat ne s'appuie sur une« fondation»
théorique ou ultime qui impliquerait la possibilité d'une justification de la
violence (Delhom, p. 266) et qui pourrait mener jusqu'à lajustification d'une
guerre en tant que«juste guerre ». C'est pour cette raison que Lévinas veut
maintenir un écart entre la recherche de la responsabilité et de la justice, et leur
mise en œuvre dans les institutions et les actions.
C'est avant tout à partir de la pensée politique d'Hannah Arendt que
Pascal Delhom pose des questions critiques sur l'œuvre de Lévinas: pourquoi
Lévinas ne thématise-t-iljamais la possibilité d'agir avec les autres? Cet agir,
précise l'auteur, « ne peut être violent » (p. 268) ; il implique en outre la
«pluralité des acteurs» (p. 272). Pourquoi l'État n'est-il pas pensé comme une
institution durable pouvant fournir un cadre stable et sûr à l'agir individuel
(p. 317)? N'y a-t-il pas chez Lévinas une absence de débat public, d'une éthique
de la discussion ? L'éthique de Lévinas n'est-elle pas trop déterminée par le
« langage silencieux de l'accueil» (p. 293)?
Ces questions sont effectivement pertinentes et obligent à repenser de
manière critique les positions de Lévinas. On peut néanmoins tenter d'avancer
les arguments suivants en sa faveur : 1. Si Lévinas ne parle pas d'un agir en
commun ou d'un« nous» social ou politique, c'est sans doute par méfiance
envers les identités collectives et nationales. Ce qu'il défend, c'est l'ouverture
nécessaire de toute société. Que cette société doive agir et prendre des décisions
peut se concevoir à partir de la justice ; mais le« nous» de la société ou son
«identité» ne peuvent être fondés sur la justice. 2. Lévinas ne mettrait sans
doute pas en cause un État« durable » qui pourrait être le garant de la paix
intérieure et extérieure. Mais sa pensée ne permet pas d'attribuer à l'État une
autorité en soi. 3. Il est vrai que Lévinas«néglige», si l'on peut dire, le thème
et les vertus d'une éthique de la discussion. Mais cela ne veut pas dire.que sa
Recensions 223

pensée conduise à exclure une telle éthique. Au contraire, l'éthique de Lévinas


peut excéder l'éthique de la discussion tout en apportant une dimension importante
à celle-ci: que l'on songe au célèbre débat entre Lyotard et Habermas à la fin des
années quatre-vingt, dans lequel Lyotard - en s'appuyant sur Lévinas - évoquait
la possibilité d'un « différend » ne pouvant pas être articulé dans un débat
entre partenaires sur un pied d'égalité. La communauté qui se constitue à partir
de la discussion et du débat risque d'exclure l'étranger, la veuve, l'orphelin.
Elle exclut nécessairement tous ceux qui n'ont pas - pour une raison ou une
autre - « voix au chapitre ». Penser la responsabilité pour ces étrangers
- étrangers, embryons ou générations futures - reste un enjeu majeur pour
toute éthique.

Uwe Bernhardt

Sabine GüRTLER, Elem entare Ethik. Alter itiit, Generativ itiit und
Geschlechterverhiiltnis bei Emmanuel Lévinas, Munich, Fink, 2001, 424 pp.

Le titre de ce livre (« Ethique élémentaire. Altérité, génération et rapport


entre les sexes chez Emmanuel Lévinas»), qui évoque une «éthique élémentaire»,
cherche à rendre compte de l'idée lévinassienne d'une éthique comme
philosophie première. L'« éthique élémentaire » se démarque de la notion
d'«éthique fondamentale » qui, selon Sabine Gürtler, «induirait en erreur »
cette dernière notion « suggérerait qu'il est question de fondation ultime »,
c'est-à-dire d'une fondation de l'éthique par la rationalité. Lorsqu'elle déclare
sa préférence pour une «éthique élémentaire», l'auteur prend donc surtout ses
distances d'avec l'entreprise philosophique d'une « fondation ultime »
(Letztbegründung) défendue par Karl-Otto Appel. Au lieu que la rationalité
fonde la morale, elle trouverait au contraire sa source dans la morale, et la
fondation de la morale elle-même serait en dernier lieu une question de
«motivation» éthique (p. 21).
Le travail de Sabine Gürtler se divise en deux grandes parties. La première
cherche à donner une présentation critique de l'éthique de Lévinas. Avec un
grand souci de précision, l'auteur résume, présente et interprète la philosophie
224 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

de Lévinas en la confrontant constamment aux positions majeures de l'histoire


de la philosophique contemporaine, comme celles de Hegel, Husserl, Heidegger,
Sartre. L'effort de Sabine Gürtler pour situer l'éthique lévinassienne dans le
contexte du débat éthique actuel de la philosophie allemande (Apel, Honneth,
Habermas), anglo-saxonne (Rawls, Taylor) et française (Ricœur, Derrida) rend
le travail de cette première partie particulièrement intéressant.
Dans la deuxième partie du livre, l'auteur développe une thèse personnelle
et originale. Elle y pose la question du rapport entre« l'éthique élémentaire »
de Lévinas et sa thématisation de la différence des sexes et de la génération
sexuée. Selon Sabine Gürtler, ce n'est pas par hasard que Lévinas - pour qui le
rapport éthique avec autrui précède toute réciprocité entre des sujets autonomes -
« développe le concept d'altérité avant tout à propos de l'expérience de l'altérité
sexuelle ...» (p. 14). D'après l'auteur, le sujet éthique chez Lévinas ne devrait
pas être pensé comme un être neutre, en dehors de son rapport sexué aux autres
dans notre rapport éthique aux autres, les relations sexuelles et sexuées - les
relations érotiques et sexuelles, mais aussi les relations de génération sexuée
comme la paternité et la maternité - joueraient un rôle essentiel.
Gürtler constate à ce propos une différence sensible entre le« premier»
et le« second» Lévinas : « c'est avant tout au début de sa pensée qu'existe la
tendance à clarifier la notion d'altérité en ayant recours à la différence des
sexes qui y apparaît comme l'origine obscure de la différence [Andersseins];
dans des phases ultérieures [ de son œuvre], Lévinas se base au contraire sur la
notion d'altérité éthique pour pouvoir déterminer le caractère de l'altérité
sexuelle.» (p.15) Le« premier» Lévinas, depuis Le temps et l'autre jusqu'à
Totalité et Infini, confronte le féminin au« moi héroïque viril»: c'est le féminin
qui se dérobe au sujet du savoir et du pouvoir. En ce qui concerne cette période
de la pensée et de l'œuvre de Lévinas, l'auteur parle d'une« métaphysique de
la différence sexuelle » pour souligner « le caractère anti-naturaliste des
développements de Lévinas sur l'éros et la féminité» (p. 206). Sabine Gürtler
souligne la distance que prend la pensée de Lévinas par rapport à une position
essentialiste basée sur l'idée d'une« différence identifiable» entre le masculin
et le féminin. En outre, elle présente clairement comment la pensée lévinassienne
diffère de l'idée d'une complémentarité du masculin et du féminin ou de l'idée
d'une lutte pour la reconnaissance, comme chez Sartre ou Hegel (p. 219). Elle
montre également dans quelle mesure Heidegger et Derrida tendent à donner
une description neutre de la différence des sexes (p. 251 et p. 254).
Recensions 225

Pour le« dernier» Lévinas, à partir d'Autrement qu'être, la maternité


est un événement central puisqu'elle montre comment ma vie est
intrinsèquement liée à celle d'autrui. Sabine Gürtler résume ainsi sa vision de
l'importance de la maternité : «L'existence native commence par être enfantée
par la mère qui accouche. L'ouverture au monde se déploie à partir de cette
Autre. Même avant que son pied ne touche la terre, le moi de l'hypostase est
porté et enveloppé par cette Autre ; l'Autre assouvit sa faim et ses besoins
avant que le monde ne puisse lui devenir nourriture » 1• En dépit des
biotechnologies, l'homme - ou la femme -reste (encore) l'être qui peut donner
naissance et vie à d'autres êtres humains -un donner et recevoir qui demeure
inséparable de l'Humain et qui ne peut présupposer aucune réciprocité.
L'«intrigue de la responsabilité» va au-delà du«simple» rapport d'une mère
à son enfant et situe le moi par rapport à tous les autres (p. 395). C'est
précisément dans Autrement qu'être que Lévinas parle du« traumatisme» de
la subjectivité : je suis noué aux autres avant d'être noué à mon propre corps
(p. 373).
En parlant d'une possible complémentarité de la paternité et de la
maternité qui désigneraient « deux structures porteuses et irréductibles de la
sociabilité », l'auteur esquisse des idées très intéressantes qui auraient peut­
être mérité d'être approfondies. Selon elle, il faut voir une relation entre la
paternité et la question de la justice. Le père, comme « tiers par excellence »,
ferait irruption au sein de « l'asymétrie an-archique du rapport initial entre
mère et enfant» (p. 365), et la paternité rendrait possible la« comparaison des
incomparables » (p. 394). Ainsi, Sabine Gürtler parle d'une complémentarité
entre paternité et maternité tout en soulignant que«l'idéal éthique de la paternité
[ ...]est encore soutenu par l'idéal éthique de la maternité[ ...]»2•
Dans cette nouvelle perspective qu'ouvre Sabine Gürtler sur l'œuvre de
Lévinas, il importe également de constater que Lévinas n'est plus considéré

1. « Das gebürtige Existieren beginnt damit, von einer Gebiirenden geboren zu


werden. Die WelterschlieBung geht von der Anderen aus. Das Ich der Hypostase ist, schon
bevor sein FuB die Erde berührt, von dieser Anderen getragen und umschlossen, die Andere
stillt seinen Hunger und seine Bedürfnisse, bevor die Welt ihm zur Nahrung werden
kann ... » (p.345).
2. « das ethische Ideal der Vaterschaft [... ] durch das ethische Ideal der Mutterschaft
noch unterfangen wird [...] » (p.396).
226 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

comme un penseur conservateur et quasi-patriarcal, comme il a pu le paraître à


partir de la critique de Simone de Beauvoir (que résume l'auteur à la p. 210).
Mais cela n'empêche pas l'auteur de prendre ses distances par rapport à certaines
descriptions de Totalité et Infini parlant de « la vierge » ou du féminin
«essentiellement violable», parce que«leur valeur de vérité semble recouverte
par un imaginaire de fantasmes masculins »3• Ces critiques restent toutefois
marginales, et le travail de Gürtler contribue ainsi à valoriser les idées de Lévinas
à partir d'une perspective féministe. C'est en ce sens que l'auteur parle de liens
productifs entre des recherches phénoménologiques et féministes, sans chercher
pour autant à en nier les divergences (p. 398).
La question centrale que pose ce travail est la suivante : peut-on
comprendre la sexualité et la génération sexuée de l'homme comme étant à la
base de l'éthique ? Il faut bien souligner que pour Lévinas, la paternité et la
maternité sont marquées par une responsabilité pré-originaire. En effet, comme
il l'écrit,«dans la maternité signifie la responsabilité pour les autres» ; mais il
s'agit d'une maternité « plus tôt que la nature »4. La maternité n'est pas un
rapport dans l'être à partir duquel on pourrait« déduire» un rapport éthique.
La maternité n'implique pas - en soi, naturellement, si l'on peut dire - un
rapport éthique tel que le pense Lévinas, mais signifie seulement la
responsabilité quand on la situe dans l'horizon de sens du Dire. A ce propos, le
travail de Sabine Gürtler semble hésiter entre plusieurs positions : d'une part,
elle ne voudrait pas soutenir une vision naturaliste de la maternité ou quelque
«culte douteux de la maternité» (p. 374) ; d'autre part, elle ne renonce pas à
l'idée d'une importance primordiale de la maternité et de la sexualité, qu'elle
voudrait entendre en dehors des hypothèses « métaphysiques » de Lévinas.
C'est précisément lorsqu'on considère la maternité que l'on réalise que l'éthique
de Lévinas est difficile à«saisir» ou à réduire à un thème, qu'elle s'oppose au
contraire à toute«dé-finition» et«délimitation». Le mouvement an-archique
de l'éthique lévinassienne interdit certes toute reconduction de l'éthique à un
«fondement». Mais est-il alors possible d'en parler comme d'une« éthique
élémentaire » ?
Uwe Bernhardt

3. « Wahrheitswert allzusehr von der Bilderwelt mannlicher Phantasien überwachsen


scheint » (p.272).
4. Cf. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye, Nijhoff, 1974, �- 95.
Recensions 227

Emmanuel LÉVINAS, Positivité et transcendance, suivi de Emmanuel Lévinas et


la phénoménologie (collectif), sous la direction de Jean-Luc Marion, Paris, P.U.F.,
Epiméthée, 2000, 328p.

Une des principales questions se posant au sujet de la pensée d'Emmanuel


Lévinas concerne son rapport à la phénoménologie : sa pensée de la maturité
est-elle restée fidèle à ses racines phénoménologiques ? La phénoménologie
joue-t-elle un rôle privilégié pour signifier la transcendance? Le recueil Positivité
et transcendance réunit des articles de grande qualité qui tentent de répondre à
ces questions. Ils sont précédés d'un choix de textes de Lévinas lui-même sur la
phénoménologie, dont le principal s'intitule« Philosophie et positivité».
L'importance de ce livre ne tient pas seulement au fait qu'il pose Lévinas
comme point de référence significatif du mouvement phénoménologique, mais
aussi à ce qu'il parvient à proposer une relecture de la tradition philosophique
occidentale à partir de lui. Cependant, cette importante contribution n'est pas
sans défauts : d'abord parce que le regard de Lévinas sur la tradition
philosophique qui nous est rapporté ici ne prend pas en considération l'aspect
juif de sa pensée; ensuite, parce qu'il manque à ce recueil une introduction ou
une postface qui intègrerait les conclusions de chacun des articles pour offrir·
une vue d'ensemble de tous les liens qui unissent Lévinas à la phénoménologie.
C'est pour cette dernière raison que cette recension préfèrera exposer les
différents aspects du rapport de Lévinas à la phénoménologie plutôt que de
passer en revue chacun des articles l'un après l'autre.
Nous partirons de deux articles qui, en l'occurrence, ne concernent pas
le rapport de Lévinas à la phénoménologie: l'article de Jean-François Mattéi,
sur l'interprétation lévinassienne de Platon(« Platon et Lévinas : au-delà de
l'essence»), et celui d'Alain Renaut, intitulé« Lévinas et Kant». Mattéi commence
par exposer l'ambivalence de l'attitude de Lévinas à l'égard de Platon : d'une
part, Platon est considéré comme l'une des sources majeures de la pensée du
Même; mais d'autre part, il offre aussi la possibilité d'une sortie du Même avec
l'idée du Bien au-delà de l'être (République VI). Mattéi s'emploie essentiellement
à montrer que c'est la deuxième option qui correspond véritablement à la
philosophie de Platon. Dans sa conclusion, il remet en question l'utilisation que
fait Lévinas, pour caractériser la différence essentielle entre le judaïsme et la
pensée grecque, de la distinction entre Abraham( qui part pour ne pas revenir)
et Ulysse( qui part d'Ithaque pour y revenir). Selon l'auteur de cet �rticle, la
228 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

démarche de Lévinas, en cela, n'est pas justifiée (pp.83-84), car pour Mattéi, le
départ de l'être vers le Bien ne s'achève pas, chez Platon, par le retour à l'être
-ce qui signifie que la pensée de Platon n'est finalement pas une pensée du Même.
Alain Renaut, lui, propose une relecture de Kant à partir de Lévinas.
Pour Renaut, l'élément autonome de l'éthique kantienne (I'auto-donation de la
loi) présuppose !'hétéronomie comme ouverture à l'altérité du genre humain,
hétéronomie nécessaire du fait de la finitude humaine. En termes kantiens,
!'hétéronomie se manifeste avec l'irruption de la loi (p.102).
Ces deux excellents articles montrent comment on peut relire la tradition
philosophique à partir d'un point de vue Iévinassien. Mais, paradoxalement,
n'aboutit-on pas, à leur lecture, à la conclusion que les concepts lévinassiens,
tels que le visage ou l'infini, ou encore la distinction lévinassienne entre le dire
et le dit, ne sont pas nécessaires à la démarche de l'éthique comme autrement
qu'être? Cela nous ramène au thème principal de ce recueil et à la question de
savoir si la phénoménologie joue un rôle privilégié pour signifier la
transcendance.
L'article de Francis Guibal (« La transcendance»), qui examine la notion
de transcendance chez Lévinas, tente de répondre à cette question. Guibal propose
une étude détaillée du rapport entre transcendance et phénoménologie: d'après
lui, il existe un rapport étroit entre l'intention appropriante et la hauteur qui lui
échappe, c'est-à-dire entre phénoménologie et transcendance (p.219). En suivant
l'analyse que fait Guibal de la lecture lévinassienne de Descartes, on peut déduire
que celle-ci présuppose le passage par la phénoménologie (p.219). Mais, selon
nous, la conclusion de Guibal ne découle pas des écrits de Lévinas. C'est la
raison pour laquelle nous voudrions proposer une interprétation plus réservée
du rapport entre phénoménologie et transcendance chez Lévinas. La
phénoménologie offre peut-être un cadre privilégié pour la révélation de la
transcendance, mais ce cadre n'est pas exclusif.
L'accès à la transcendance est-il possible à partir de la phénoménologie?
Rudolf Bernet, qui se penche sur la question du temps dans son article(« L'autre
du temps»), émet des doutes à ce sujet. Son principal argument est que la tentative
de distinguer, dans l'expérience du temps, entre ce qui provient de la
transcendance d'autrui, ce qui provient de la transcendance du sujet lui-même
et ce qui provient de la structure du temps, échoue (p.162). Et comme cette
distinction est requise par la démarche de Lévinas, sa pensée se heurte là à un
problème majeur. Cette intéressante étude commet cependant, d'après, nous,
Recensions 229

l'erreur d'inverser la relation entre transcendance et temporalité chez Lévinas


(même en admettant que certains de ses écrits puissent suggérer cette
interprétation). En effet, pour Lévinas, la transcendance est d'abord liée à
l'éthique, d'où procède le sens de la temporalité ; et il montre que cette
temporalité éthique est une condition préalable à la temporalité primordiale de
Heidegger.
Deux autres questions essentielles se posent au sujet du rapport de Lévinas
à la phénoménologie : tout d'abord, quelle est la place de la phénoménologie au
sein de sa pensée ? Et ensuite : quel est le rapport de la phénoménologie
lévinassienne à la phénoménologie husserlienne et heideggerienne? La première
question est prise en considération dans les articles de Francis Guibal et de
Jocelyn Benoist: Guibal souligne le rôle de la phénoménologie dans l'ouverture
à l'autre, comme on le voit par exemple dans la notion du visage. L'article de
Benoist («Le cogito lévinassien : Lévinas et Descartes»), par contre, expose la
possibilité de découvrir chez Lévinas une phénoménologie de la subjectivité
non-métaphysique, qui n'est pas nécessairement liée à la transcendance, comme
elle s'exprime par exemple dans la notion de demeure.
La deuxième question - concernant les liens entre Lévinas, Husserl et
Heidegger - est envisagée dans les articles de Jean-François Lavigne et de
Françoise Dastur : Lavigne, dans son article intitulé «Lévinas avant Lévinas.
L'introducteur et le traducteur de Husserl», montre que les premiers écrits de
Lévinas sur la phénoménologie présentent la pensée de Heidegger comme la
continuation et l'approfondissement de la phénoménologie de Husserl. En cela,
l'interprétation de Lévinas est pionnière. Mais d'après Lavigne, Lévinas, ce
faisant, lit Husserl d'une manière trop heideggerienne, et c'est d'ailleurs peut­
être la raison pour laquelle il identifie la phénoménologie à l'ontologie. A la
lecture de cet article se pose la question- que Lavigne lui-même ne pose pas -
de savoir si Lévinas, par la suite, continue à identifier la phénoménologie à sa
version heideggerienne. Selon nous, l'interprétation lévinassienne de la
phénoménologie est plus proche de Husserl que de Heidegger et on pourrait
même dire que Lévinas joue la carte husserlienne contre Heidegger : une
phénoménologie pas nécessairement liée à la question de l'être.
Françoise Dastur, dans son article intitulé « Intentionnalité et
métaphysique», examine le renversement de l'attitude de Lévinas à l'égard de
Heidegger. Elle expose la différence considérable entre l'interprétation de
Heidegger que l'on rencontre dans les premiers écrits de Lévinas, et.celle que
230 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

l'on trouve dans son œuvre plus tardive : la première, selon elle, est admirable
et profonde, tandis que la seconde est plate et fait preuve d'une très forte violence
interprétative. Dastur souligne la tension, pour ne pas dire la contradiction, entre
cette dernière interprétation et l'exigence d'ouverture à l'autre qui caractérise
la pensée lévinassienne.
A la fin de son article, elle compare la pensée de la maturité de Lévinas
(celle de Totalité et Infini et de Autrement qu'être ou au-delà de / 'essence) au
«second» Heidegger; et elle repère une proximité frappante entre la conception
heideggerienne d'une appartenance réciproque de l'homme et de l'être, qui
souligne la passivité de l'homme et sa responsabilité à l'égard de« l'envoi de
l'être», et la position éthique de Lévinas (p.138). L'affirmation de cette proximité
exigerait une recherche approfondie, qui n'est pas effectuée dans l'article, sur
les liens pouvant être établis entre Lévinas et le dernier Heidegger. Dastur, ici,
pose en tout cas un défi à ceux qui voient en Lévinas une vraie alternative au
dernier Heidegger. Il ne suffit pas de s'appuyer sur les propos de Lévinas (même
dans les textes de la première partie de ce recueil), selon lesquels la pensée du
dernier Heidegger reste une pensée du Même (p.14), pour infirmer la proximité
que Dastur pointe ici. Un développement poussé dépasse, bien sûr, le cadre de
cette recension ; mais on peut cependant avancer quelques remarques préliminaires
susceptibles d'aider à établir une distinction entre ces deux pensées: tout d'abord,
il faut souligner que chez Heidegger, il est question d'une co-appartenance
-c'est-à-dire que la relation entre l'homme et l'être est symétrique, contrairement
à la relation asymétrique qu'entretiennent le même et l'autre chez Lévinas. Il
s'ensuit que la relation entre l'homme et l'être, chez Heidegger, demeure au
sein du Même. Ensuite, même si Heidegger décrit la relation de l'homme à
l'être en termes éthiques, l'impossibilité, pour l'homme, de s'assimiler l'être,
se dit en termes ontologiques et non éthiques. Par contre, chez Lévinas, ce qui
empêche l'assimilation de l'autre au même est l'impossibilité éthique du meurtre
de l'autre.
L'article de Jean-Luc Marion- qui constitue selon nous la contribution
la plus importante de ce recueil (d'ailleurs dirigé par J.-L. Marion)-, intitulé
« D'autrui à l'individu », soulève encore une autre question : Lévinas
parvient-il à poser l'éthique comme philosophie première ? Marion interprète
les différentes phases de la pensée de Lévinas comme autant d'étapes de la
réalisation du projet philosophique de l'éthique comme philosophie première.
D'après Marion, l'éthique présuppose une relation individuelle avec autrqi. C'est
Recensions 231

seulement grâce à cette individualité que l'on peut sortir de l'anonymat de l' être
et du mal qui, pour Marion, lui est inhérent. Il prétend que ni la mort, ni l'éros
ne parviennent à remplir ce rôle ; et même le visage d'autrui, porteur d'une
signification éthique incontestable, ne permet pas de pointer autrui dans son
individualité mais seulement comme (alter) ego (pp.298-299)-ce qui, d'ailleurs,
est cohérent en soi puisque la loi morale, par définition, ne doit pas revêtir un
caractère individuel. Mais d'un autre côté, si autrui reste anonyme, il ne
transcende finalement pas l'être. Marion en conclut que, en fin de compte,
l'éthique de Lévinas ne réalise pas d'avancée par rapport à celle de Kant. Selon
lui, pour faire un pas supplémentaire, il faut passer de l'éthique à l'amour, seule
possibilité d'accéder à l'individualité d'autrui - et d'après Marion, ce pas a
d'ailleurs été suggéré par Lévinas lui-même (p.308).
L'article de Marion, à lui seul, mériterait une étude approfondie, qui
prendrait en considération toute son œuvre, et surtout Etant donné. Nous nous
contenterons ici de dégager quelques points posant problème dans la position
de Marion et qui ressortent particulièrement de cet article. Selon nous, Marion
opère une confusion entre le but que Lévinas cherche à atteindre et les moyens
qu'il met en œuvre pour y parvenir: l'éthique, pour Lévinas, est-elle un moyen
d'accéder à l'individualité, ou bien son but est-il d'instaurer l'éthique comme
philosophie première ? Si cette dernière hypothèse est celle qui doit être retenue,
comme Marion le pense, alors le problème de l'individualité d'autrui ne remet
pas en question la pertinence du projet lévinassien. Reste le problème de la
distinction entre l'éthique et l'être: selon nous, l'asymétrie de la relation éthique
empêche toute tentative de réintégration de l'éthique au sein de l'être, sans
qu'il soit donc nécessaire, pour conjurer ce risque, de faire ici intervenir
l'amour.
Pour conclure, nous voudrions relever ce qui nous paraît une lacune
générale dans ce recueil : aucun des articles ne se réfère à la réflexion de Derrida
ni à son impact sur la pensée de Lévinas ou sur l'interprétation de sa pensée. Or,
pour Derrida, la sortie de l'être fait encore partie de la métaphysique ; par contre,
l'impossibilité de transcender la métaphysique peut avoir un sens éthique.
D'après nous, c'est sur cette approche que se fondent les derniers travaux de
Derrida sur Lévinas, et il est regrettable qu'ils ne soient pas sérieusement
examinés dans Positivité et transcendance. Cette lacune mise à part, ce recueil
constitue à notre sens une contribution capitale à l'étude de la pensée de Lévinas,
232 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

qu'aucune recherche ultérieure ne saurait ignorer.

Michael Roubach

Michael Roubach est Maître de conférences dans le département de Philosophie de


l'Université hébraïque de Jérusalem. Il enseigne la phénoménologie et en particulier la
pensée de Heidegger.

Jacques ROLLAND, Parcours de !'autrement, PUF, Epiméthée, 2000, 389p.

Ancien étudiant de Lévinas et éditeur de plusieurs de ses textes, J. Rolland


propose dans son Parcours de !'autrement une lecture de l'œuvre de celui-ci
centrée sur ce qui, en elle, fait véritablement événement (p.1 ), à savoirAutrement
qu'être ou au-delà de l'essence (1974). Livre extraordinaire en ceci qu'à la
différence de Totalité et Infini, il ne porte pas sur des concepts, exprimés par des
substantifs, mais qu'il inaugure une manière, qu'exprime vertigineusement
l'adverbe ouvrant son titre. Tout Lévinas se trouverait là, dans cet Autrement :
son originalité, bien sûr, mais aussi sa violence et son incomparable unicité.
Parcourir Autrement qu'être (c'est l'objet de la première partie du livre de J.
Rolland) consistera donc à exposer une logique de! 'adverbe comme tel- logique
qui ne ressemblera à aucune autre, ni à celle d'Aristote, ni à celle de Hegel.
La première manière de rendre compte de l'événement consiste à exposer,
au sein de l'œuvre de Lévinas, la différence qui sépare Autrement qu'être de
Totalité et Infini. L'auteur le fait à partir d'une longue analyse des titres respectifs
de ces ouvrages (pp.11 à 14). En un mot, l'adverbe est ce qui interdit au verbe
de se figer en substantif: être ne saurait devenir! 'Etre parce qu'il est flanqué de
cet autrement. L'adverbe permet donc le pas hors de l'ontologie. Ou plutôt, tant
il est vrai qu'être peut toujours s'entendre aussi comme un substantif, l'adverbe
introduit l'ambiguïté, qui est la manière de !'autrement (p.9). Ainsi,« les mots
qui entrent dans la constellation sémantique d'Autrement qu'être participent
de l'ambiguïté dont la logique tisse le discours en ce sens qu'ils n'accèdent au
langage et ne viennent à signifier en celui-ci qu'en apportant avec eux, dans le
geste même de cette accession, non point leur négation - mais plus exactement
Recensions 233

leur propre contestation» (p.9).


D'un autre point de vue, on peut dire qu'Autrement qu'être constitue une
réponse implicite aux objections faites à Totalité et Infini par J. Derrida (dans
« Violence et métaphysique, Essai sur la pensée d'E. Lévinas », repris dans
L'écriture et la différence); implicite au sens où le nom de Derrida n'y apparaît
même pas, mais où l'on peut soupçonner qu'il n'apparaît pas parce qu'il est
présent de façon quasi-permanente, et qu'il faudrait donc qu'il apparaisse sans
cesse (dans un chapitre consacré au rapport de Lévinas à l'histoire de la
philosophie - deuxième partie, chapitre II -, Rolland souligne cette façon
implicite mais insistante qu'a Lévinas de citer les auteurs).
La première partie du livre porte donc sur cet événement que constitue
Autrement qu'être en y effectuant un parcours.«Autrement qu'être est un livre
sur la subjectivité » (p.7). Par conséquent, c'est d'elle que l'on partira (premier
chapitre:«JE »). Trois mots sont intimement liés à celui de subjectivité dans le
maître-ouvrage de Lévinas: autrui, Dieu et l'essence, qui font l'objet des trois
chapitres suivants:«TU»,«IL», «ES». Enfin, les deux derniers chapitres de
cette première partie s'intitulent respectivement« Dire» et« De l'anarchie ou
Grâce à Dieu». La seconde partie élargit l'espace du parcours:«On y abordera
successivement la question de l'art telle qu'ellefutformulée en 1948 et celle de
l'histoire de la philosophie au sein de cette philosophie ; on s'interrogera ensuite
sur le problème du temps avant de s'intéresser aux 'aventures de l'intentionnalité';
on se laissera erifin questionner par 'la mort en sa négativité'» (p.10).

Affirmer qu'Autrement qu'être est un livre sur la subjectivité ne va pas


de soi tant il est vrai que la notion de subjectivité est elle-même revisitée par
Lévinas, et comme déplacée de son lieu dans la philosophie traditionnelle. Il
faut donc reparcourir Autrement qu'être pour y resituer le sujet. Toute la réflexion
de J. Rolland part d'une question posée par Lévinas dans De Dieu qui vient à
l'idée:« Le psychisme s'épuise-t-il à déployer l'énergie' de l'essance, de la
position des étants ? » (p.164). Poser cette question revient pour Lévinas à
prendre ses marques vis-à-vis de Heidegger d'abord, mais aussi de toute la
tradition de pensée qui remonte à Descartes. Le sujet lévinassien n'est pas le
subjectum : il n'en a pas l'assise ontologique et ne fait guère l'objet d'une
certitude. La situation permettant de décrire phénoménologiquement le sujet
est la relation éthique. Dans son introduction, J. Rolland a pris soin de distinguer
deux acceptions du mot éthique : comme adjectif neutre substantivé (das
234 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

Ethische) d'une part, et comme substantif (die Ethik) d'autre part, désignant
une discipline que les anciens associaient à la logique et à la physique au sein
du système. C'est évidemment au premier sens qu'il faut entendre le mot ici.
Das Ethische se donne d'abord dans la responsabilité pour l'autre,
impliquant une étrange proximité- étrange parce qu'immotivée, ne procédant
d'aucune approche ni d'aucun rapprochement: éthique, donc déjà emphatique
et excessive. Responsabilité comme passivité ; proximité comme obsession,
prise en otage. C'est«sousle coup de ['autre» (p.35) que naît la subjectivité;
assignée à la responsabilité, ou élue, et donc unique: «De par cette unicité, le
je qui pointe àla pointe del'intrigue se poselui-même (sil'on peut ici parler de
position) comme pure pointe d'épingle ...» (p.39).
Mais, comme on le sait, la relation éthique décrite ici comme genèse de
la subjectivité est abstraite. Concrètement, je n'ai pas affaire à autrui mais aux
autres- le tiers, toujours-déjà, s'interpose entre autrui et moi. Le je-otage (obses),
ou moi, se pose en Moi, en conscience, en être, ce qui est certes égoïsme mais à
entendre comme condition positive de la justice. Si le sens même de l'éthique
est l'excès, celui de la justice est la mesure.
On a donc deux origines du sujet : la relation éthique avec autrui d'une
part et, de l'autre, la relation ternaire où le Moi recherche la justice à partir des
questions que soulève l'existence d'une pluralité d'autres. Cette dernière relation
est l'origine du sujet au sens où il se pose face à d'autres sujets, mais elle renvoie
à une situation plus originelle encore, qui est la relation éthique, qualifiée de
«pré-originelle» (les guillemets indiquant qu'il ne faut pas entendre ce terme
au sens temporel, comme un avant). Le pré-originel est ce qui«est» en deçà de
l' archè, du principe comme commencement ou fondement: l'an-archique. C'est
donc ce qui, à rigoureusement parler, n'est pas, mais laisse une trace, dès
l'origine. Cette subjectivité (il s'agit ici du Moi), doublée, grevée d'une
signification (das Ethische) qui jamais n'apparaît (moi-je-otage), est une des
figures de l'ambiguïté lévinassienne. Le Moi révèle l'existence du moi comme
ce qui a déjà existé sans avoir jamais été présent au sens de la synchronie.

De même, le«visage» est la façon dont mon prochain s'annonce à moi,


comme ce qui m'ordonne« avant tout a priori » (Autrement qu 'être 1 p.109, ,

1. E. Lévinas, Autrement q11 'être 011 au-delà del 'essence, La Haye, Martinus Nijhoff,
1974.
Recensions 235

n.20, cité p.62), ou encore « un commandement venu comme d'un passé


immémorial: qui nefut jamais présent, qui n'a commencé dans aucune liberté»
(AE, p.112, cité p.63 ). Visage qui, comme on le sait, n'est pas un phénomène,
ne se phénoménalise pas, mais qui est, toujours-déjà, expression. C'est dire
qu'il ne se limite pas à son apparence sensible (il la perce comme le sujet
« pointe d'épingle» dont il s'est agi plus haut) mais que c'est bien en elle, à partir
d'elle, que quelque chose est exprimé. La difficulté consiste donc à déterminer
les limites du visage - « à la limite de la sainteté et de la caricature», ainsi que
l'écrit Lévinas dans Totalité et Injini2 (p.172). La caricature, c'est l'arrêt, la
fixation, la fin de l'expressivité : le visage comme faciès, comme masque
mortuaire- et J. Rolland renvoie ici au texte de Lévinas paru en 1948 dans Les
Temps Modernes : « La réalité et son ombre». La sainteté, elle, est à entendre
au sens de séparation, d'écart, conformément à son sens en hébreu. En tant
qu'expression, le visage ne coïncide pas avec ce qu'il est en tant qu'objet de
perception. La parole s'oppose à la vision.
Le rapport du moi à cet Autre qui se présente comme visage n'est ni une
relation de pouvoir, ni une relation de jouissance. Le visage est précisément ce
qui échappe à mon pouvoir, ce que je ne peux pas assimiler et qui me domine
parce qu'il m'ordonne. Le rapport avec le visage est un rapport d'enseignement,
c'est-à-dire le rapport d'un élève à son maître (p.68). Le fait que je ne puisse
assimiler l'Autre ne signifie pas que je renonce à exercer mon pouvoir sur lui,
simplement ce pouvoir subit une modification: la seule forme qu'il puisse encore
revêtir est celle de l'élimination. «Le meurtre vient de se présenter. par rapport
au langage, comme une autre modalité d'accès au visage, dans lequel s'effectue
la transcendance de son altérité sur l'altérité relative des choses» (p.69). C'est
pourquoi l'expressivité même du visage est d'emblée comprise comme
résistance éthique (p.70). Ambivalence du visage : ce qui appelle le meurtre se
trouve être en même temps ce qui l'interdit. Ambivalence de l'éthique et de
l'ontologique.
Ainsi peut-on comprendre, selon J. Rolland, comment Lévinas répond
implicitement aux deux objections majeures de Derrida à Totalité et Infini. En
substance, ce dernier affirmait que l'autre ne peut faire l'objet d'une rencontre
pour le je que s'il est un phénomène et, de plus, qu'il doit se phénoménaliser

2. E. Lévinas, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961.


236 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

comme alter ego, faute de quoi il serait une chose - autre, mais ne remettant pas
en question l'identité du même, du je. La réponse apparaît ici clairement :
l'objection ne vaut que si le je est lui-même un ego, ce que n'est précisément
pas le moi, dont la trace hante le Moi, ce qu'il n'est pas encore. L'autre ne
saurait donc se constituer pour lui en phénomène. Il est énigme ou quasi­
phénomène.
« La récurrence quifait passer de moi à soi, au soi-même, et de celui-ci à
l'otage qui serait ultimement substitution, dessine une façon de faire
caractéristique de la pensée qui se cherche dans Autrement qu'être et qui est
comme la respiration de l'écriture dans laquelle sefait cette recherche. Façon
que l'on peut caractériser par les mots d'exacerbation ou d'exaspération, mais
que dit mieux encore celui qui est venu se prendre de lui-même dans nos lignes
surenchère» (p. l 02). Surenchère nécessaire pour que le moi ne coïncide jamais
avec soi, pour qu'il ne soit pas pour-soi mais pour-l'autre. Surenchère présente
au cœur de la responsabilité pour autrui : « Plus je réponds et plus je suis
responsable ; plus j'approche le prochain dont j'ai la charge et plus je suis
loin » (AE, p.119). Surenchère qui, enfin, porte la trace de l'in-fini, dont Lévinas
parle positivement en terme de Gloire -« La gloire n 'est que l'autreface de la
passivité du sujet ... » (AE, p.184) - et dont témoigne la passivité du sujet,
s'avouant dans le« me voici», entendu comme« envoie-moi», selon le verset
d'Isaïe (VI, 8). Rolland note que dans ce« me voici » témoignant de l'infini,
dans cette disponibilité avouée, n'apparaît pas le nom de celui dont le sujet
témoigne. Dans Humanisme de l'autre homme, Lévinas désigne cette présence
en retrait de Dieu par le terme d'Illéité, qui signale que « l'infini est autre
qu'autrui» (Rolland, p.111 ). « La différence du Il, non seulement par rapport
au Je, mais déjà par rapport au Tu, signifierait donc premièrement qu'avec
/ 'Infini il y va d'un Un absolument ou sans mélange » (Rolland, pp.111-112).
C'est-à-dire que si la sauvegarde de l'altérité du visage m'incombait, il n'en va
pas de même de celle de l'infini. Son altérité est pure, au sens de séparée
- sainte - quand celle du visage est toujours-déjà contaminée par l'être.
Ainsi l'infini est-il toujours au-delà - epekeina tès ousias, comme le Bien au
livre VI de La République de Platon. Et ainsi échappe-t-il à l'ambiguïté -
contrairement au sujet ou à autrui. Il y a pourtant à nouveau ambiguïté au point
de « contact » entre l'infini et le sujet : dans la révélation -« . . . l'ambiguïté
affecte seulement la révélation du Transcendant, dont la transcendance consiste
précisément à transcender cette révélation même et, en conséquence, l'ambiguïté
Recensions 237

dans laquelle la révélation se fait (mais, faut-il ajoute,; ne se fait qu 'ainsi),


pour s'éloigner Saint, c'est-à-dire Non-Contaminé» (p.119).

Le quatrième chapitre s'interroge sur l'essance, ou essence, c'est-à­


dire «l'acte ou l'événement ou le processus de l'esse, l'acte du verbe être» (De
Dieu qui vient à l'idée3, p.160, n.2). Le mot essance, qui insiste sur la verbalité
de l'être, fait signe vers la différence ontologique - celle de l'être et de l'étant.
Il met l'accent sur le fait que l'œuvre de l'être est la position des étants.
« L'essance est ainsi la positivité par laquelle il peut seulement y avoir du positif»
(p.128). Et cette positivité est absolue, c'est-à-dire qu'elle n'est pas sujette à la
négation. En effet, cette dernière porte sur le positif - les étants - mais non sur
la positivité elle-même. En d'autres termes, et pour reprendre un passage de De
l'existence à l'existant, si tout disparaissait, il resterait encore cette positivité de
l'essance, que Lévinas a nommée il y a.
Dans la suite de ce chapitre, Rolland s'efforce de montrer que « cette
prise en charge de l'essence comme différence » (p.140) constitue en fait une
réponse à une autre objection de Derrida qui, reprenant la lettre du texte de
Heidegger, affirmait que Totalité et Infini, loin de proposer une alternative à
l'ontologie, la présupposait et donc ne s'en excluait pas radicalement (voir
« Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d'Emmanuel Lévinas », in
L'écriture et la différence4, p.208). Autrement qu'être tient compte de l'objection
en assumant l'essence comme différence de l'être et de l'étant - notamment
dans les analyses du langage. Reste une différence entre l'être heideggerien,
considéré comme « retrait qui donne » et l' il y a lévinassien - « plein qui
étouffe» (p.158). Cette différence, Rolland la pense à partir de la« division de
l'esprit en sagesse juive et sagesse grecque» (Lévinas, «Exégèse et culture.
°
Note sur un verset », Le Nouveau Commerce, n 55, 1983). L'inspiration de
cette pensée de l'être comme plein étouffant se trouve dans un court - mais
décisif - texte de Lévinas publié en 193 5 dans Paix et droit, intitulé
« L'inspiration religieuse de l'Alliance», que cite Rolland : «L'hitlérisme
est la plus grande épreuve -1'épreuve incomparable - que le judaïsme ait eue
à traverser [. . .}. Le sort pathétique d'être Juif devient une fatalité. Le Juif est
inéluctablement rivé à son judaïsme ». « Ici se découvre, commente Rolland,

3. E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, Vrin, 1986.


4. Jacques Derrida, L'écriture et la différence, Seuil, 1967.

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238 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

un fait dont la facticité ne se laisse pas décrire par le couple existential


Geworfenheit-Entwurf, mais qui signifie un enchaînement irrémissible au fait
sans avenir» (p.162).

La différence de l'être et de l'étant, la différence qu'indique l'essence, se


donne à voir dans le langage comme dans le temps. Le langage est examiné au
cinquième chapitre, un chapitre ultérieur du livre portant sur le temps. On sait
que tout Dit renvoie à un Dire. C'est ce dernier, « le Dire sans Dit» (AE, p.58,
cité p.169), que Rolland s'efforce d'expliciter d'abord. Le Dire est exposition,
au double sens où il est« communication» et où le sujet du Dire s'ex-pose. Il
est donc d'emblée adresse à l'autre,pour-l 'autre: Dire, c'est Donner (AE, p.64).
Et donner n'est possible qu'à un être doué d'un corps. Or, chez Lévinas, le
corps est ex-position et vulnérabilité. Ouverture sans fermeture- et ici Lévinas
dialogue avec le Ricœur de Finitude et culpabilité. La vulnérabilité, en tant
qu'elle est incarnée, doit être entendue comme susceptibilité (p.174), qui s'inscrit
dans le corps comme fatigue (voir De l'existence à l'existant5 : « ... la fatigue
marque un retard sur soi et sur le présent», p.44), comme vieillissement (qui
tient le passé dans le passé et rend ce retard irréparable) et comme souffrance
(elle nous fait«perdre le temps», en retirant au futur la possibilité d'être ce qui
va venir). Le corps est le lieu d'un rapport au temps caractérisé par le déphasage.
Dans ce corps, entendu comme passivité, se trouve cependant la possibilité
de la jouissance - complaisance à soi- que le mouvement même du donner
vient contredire - mais dont il naît aussi, puisque donner c'est toujours, chez
Lévinas, arracher à sa propre jouissance. Le Dire nous renvoie donc, par
l'intermédiaire du corps, nécessaire au Donner, à la surenchère. Il doit, afin de
ne pas se figer en Dit, subir une itération :« Il y a donc une itération du Dire, qui
est itération pré-réflexive et désigne le Dire comme un Dire le Dire. C'est cela
! 'énoncé du me voici ne s 'identifiant à rien sinon à la voix qui s 'énonce et se
livre» (Dieu, La Mort et le temps6, pp.219-220, cité p.187). Mais le Dire, à son
tour, fût-il Dire le Dire, déclaration, doit être dit, sans toutefois se réduire au
Dit. On retrouve à nouveau la structure de l'ambiguïté. Et c'est la tâche de la
philosophie qui est ici désignée : « Mais il faut ainsi que le Dire en appelle à la

5. E. Lévinas, De l'existence à l'existant, Vrin, 1978.


6. E. Lévinas, Dieu, la mort, le temps, Grasset et Fasquelle, 1993.
Recensions 239

philosophie pour que la lumière qui s'est faite ne fige pas en essence l'au-delà
de l'essence et que l'hypostase d'un éon ne s'installe [pas] comme idole» (AE,
p.56, cité p.189). Ainsi la philosophie serait-elle à même de nous faire remvnter
du Dit au Dire, de nous faire entendre dans le Dit le Dire qui menace toujours
de se figer en celui-ci; soit la philosophie comme retour au Dire- comme
anti-idolâtrie. Son œuvre a pour nom réduction, en un sens qu'il est nécessaire
de préciser : elle n'est ni remontée du sensible à l'intelligible, ni désignation
d'une« apparence transcendantale» comme chez Kant, ni enfin- et voilà qui
est proprement surprenant - réduction phénoménologique au sens de Husserl.
Le nom propre évoqué par Lévinas au début d'Autrement qu'être est celui de
Nietzsche ! Davantage qu'une mise entre parenthèses de l'attitude naturelle, il
s'agit d'une« interruption éthique de l'essence» (AE, p.56), elle-même décrite,
on l'a vu, comme incessante, « sans interruption possible» (AE, p.207-208).
Ainsi la philosophie propose-t-elle une « épokhè de la phénoménologie elle­
même, plus encore et plus tôt qu'une épokhè phénoménologique», comme l'écrit
Derrida dans son Adieu. « Ce qu'il faut donc suspendre, c'est l'indice 'étant'
qui, dans sa résonance amphibologique, s'entend dans tout Dit - serait-il
celui du Dire - comme la réduction phénoménologique doit faire porter son
efficace sur l'indice 'là', 'présent', sur lequel peut se fonder tout jugement
d'existence. C'est cette opération que doit permettre d'entendre un autrement
qu'être» (pp.192-193). De cet autrement qu'être n'est jamais saisie que la trace,
puisque sa saisie en chair et en os signifierait sa manifestation, dont la possibilité
vient d'être suspendue. Cette trace se trouve déposée d'abord dans le livre des
livres, mais aussi dans la littérature au sens que lui donne Lévinas.

Le dernier chapitre de la première partie du livre de J. Rolland se présente


comme le commentaire d'une note d'Autrement qu'être, « que l'on peut
considérer comme l'expression la plus audacieuse et la plus pointue(. ..) de la
pensée qui s'y cherche» (p.205), et qui se lit comme suit: «Si l 'anarchique ne
se signalait pas dans la conscience- il régnerait à safaçon.L'anarchique n'est
possible que contesté par le discours qui trahit, mais traduit, sans l'annuler,
son an-archie par un abus de langage» (AE, p.127, n.2).
La difficulté consiste à comprendre comment l'anarchique peut se signaler
dans la conscience, c'est-à-dire en ce lieu de la manifestation, de la justice, en
ce commencement au sens propre, en cette archè. Les notions de trace et
d'ambiguïté permettent d'aplanir la difficulté: l'anarchique ne règne.pas mais
240 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

s'inscrit en filigrane dans la trame même de la conscience qui, en tant qu'archè,


la conteste. L'anarchie est donc la manière même de l'autrement. « Ainsi
'Parcours de/'autrement' aurait-il pu s 'énoncer Parcours de l'anarchie» (p.209).
L'anarchique pourrait régner mais ne le fait pas - ne doit pas le faire
(p.211). J. Rolland reprend ici les analyses de F. Rosenzweig (L'Etoile de la
Rédemption 1, pp.321-322) qui pointent dans toute religion le risque d'une
tentation de Dieu par l'homme en prière, trop pressé de faire advenir Son règne
- critique du fanatisme entendu comme volonté de faire régner l'anarchique
avant l'heure, et donc violence faite à Dieu lui-même. Dénonciation qui se
prolonge en critique de la théocratie - entendue comme le sacrifice du prochain
au nom du Tout-Autre - et s'achève par une prise de distance vis-à-vis de
l'éthique dans sa pureté - comme violence du Bien : « Violence éthique à
penser radicalement, en se demandant s'il ne faut pas aller jusqu'à penser
l'éthique en tant que telle (avant« l'apparition du tiers») comme violence.
Comme la violence même, la violence originaire ou pré-originaire, et, si toutefois
cela peut se dire, comme la violence du Bien » (p.217). D'où l'insistance de
Derrida sur le « il faut la justice » de Lévinas, qui l'entraîne à écrire que « Le
tiers protégerait donc contre le vertige de la violence éthique même » (Adieu 8 ,
p.66, cité p.217), c'est-à-dire à faire l'impasse sur le fait que le tiers ne s'élève
que sur la base de l'effondrement de l'Illéité. Quant à la critique radicale de la
théocratie que J. Rolland affirme trouver dans le texte lévinassien, on se bornera
à rappeler le texte d'une lecture talmudique, que notre auteur ne cite pas
« .. . l'ordre politique acceptable ne peut venir à l'humain qu'à partir de la
Thora, de sajustice, de sesjuges et de ses maîtres savants. » (Nouvelles lectures
talmudiques9, p.63). L'insistance sur la justice et le savoir nous place d'emblée
aux antipodes du fanatisme redouté. De plus, la nécessité du politique, c'est-à­
dire de la justice, de la prise en compte du tiers, vise la restauration de l'Illéité
plutôt que son remplacement - ce que dit également un article repris dans Les
imprévus de l'Histoire w : « L a laïcité et la pensée d'Israël» (voir en particulier
le troisième paragraphe de la page 192).
Voici cependant la fin de l'analyse de J. Rolland : le règne de l'anarchique

7. Franz Rosenzweig, L'Etoile de la Rédemption, Seuil, 1982.


8. Jacques Derrida, Adieu, Galilée, 1997.
9. E. Lévinas, Nouvelles lectures talmudiques, Ed. de Minuit, 1996.
10. E. Lévinas, Les imprévus de l'histoire, Fata Morgana, 1994.
Recensions 241

- de l'Infini - coïnciderait avec la destruction du fini, ou avec sa « punition »


(Rolland emprunte le terme de« punition» - qu'il utilise à la p.221 de son livre:
« punition du fini par l'infini » - au « Discours sur la langue yiddish » de F.
Kafka, in Préparatifs de noce à la campagne).« Il faut donc penser une retraite
de!'Infini dans sa gloire, comme une auto/imitation par laquelle il préserverait
le fini en lui épargnant / 'in-fini. Le 'moyen' de cette douceur; c'est précisément
le tiers dont la présence à côté d'autrui(. . .) détend la tension extrême du rapport
de l'un à ! 'autre et dé-rive l'un de la toute-brûlure où il se consume comme un
» (p.222). Ce retrait de l'infini, J. Rolland montre comment Lévinas le tirait
non pas de la Kabbale mais de la Torah elle-même« lors d'une de ses leçons
bibliques du samedi matin à l'Ecole normale israélite orientale» (p.223 ), basée
sur le commentaire que propose Rachi du chapitre XXXIII de l 'Exode. Comme
on le sait, Moïse a obtenu le privilège de voir l'Eternel« par derrière; mais Ma
face ne peut être vue». J. Rolland lit dans cette dernière phrase le retrait salvateur
de l'infini permettant au fini de l'endurer sans mourir. Qu'a vu Moïse? Rachi
répond: « Il lui a montré le nœud des tephilin». S'Il porte les tephilin, poursuit
J. Rolland, c'est qu'il prie. « Quelle est sa prière? », se demande le Talmud
(Berakhot, 70). La voici, selon Rabbi Zoutra ben Toubia, qui parle au nom de
Rav : « Puisse ma volonté être que ma miséricorde l'emporte sur ma colère,
qu'elle se manifeste au-delà de mes punitions, puissé-je traiter mes enfants
selon mes attributs de bonté et demeurer en leur faveur en deçà de la ligne de
stricte justice ». Dieu niant de Lui-même qu'Il soit principe - c'est le sens de
l'an-archique-: voici le lieu même de l'autrement, selon J. Rolland. Mais cette
négation n'a de sens qu'au nom de Dieu, comme l'écrit Lévinas dans « La
laïcité et la pensée d'Israël» : «C'est au nom de!'absolu que se met en congé
la loi de !'Absolu» (Les imprévus de !'histoire, p.192).

La seconde partie du livre de J. Rolland est composée d'études thématiques


sur la pensée de Lévinas. La première d'entre elles est une lecture de « La
réalité et son ombre» (l'article publié en 1948 dans Les Temps Modernes).
J. Rolland y souligne deux choses: d'une part le platonisme de Lévinas qui se
lit dans sa critique de l'image, entendue comme arrêt, fixation abusive, apparence,
ombre, caricature; d'autre part, la charge anti-idolâtrique du texte que J. Rolland
rattache, par-delà Platon, au judaïsme de Lévinas : « La réalité et son ombre»
serait « le plus juif de ses textes philosophiques » (p.252). Mais la critique
artistique, en tant qu'interprétation, manifeste une positivité possible de l'art et
242 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

justifie alors peut-être qu'on lui prête attention. Reste alors la critique de l'image,
qui explique le privilège accordé par Lévinas aux formes artistiques Langagières
poésie et littérature.

La deuxième étude s'interroge sur le rapport de Lévinas à l'histoire de la


philosophie. Force est en effet de constater que ce dernier, du point de vue de
l'histoire de la philosophie, ou de la philosophie comme Histoire, tranche sur
une époque dont les deux plus éminents penseurs - de ce point de vue - sont
Hegel et Heidegger. Chez lui, les références à la « tradition philosophique sont
de l 'ordre de l'allusion, beaucoup plus que de l'analyse ou de l'interprétation»
(p.269). Ce mode allusif repose pourtant sur une parfaite connaissance de ladite
tradition. Ainsi les allusions peuvent-elles saturer le texte de Lévinas, comme,
de son propre aveu, Rosenzweig hante Totalité et Infini. J. Rolland considère
cette manière de procéder comme un positionnement vis-à-vis de Hegel - vis­
à-vis donc de la philosophie comme Histoire. C'est d'ailleurs de ce point de vue
que Lévinas rendait hommage à Sartre après sa mort : « Nous y lisons [dans les
derniers entretiens de Sartre avec B. Lévy] avant tout autre chose : la
reconsidération par un grand philosophe de son attitude envers Hegel. Mais
fixer ses positions par rapport à Hegel, pour un philosophe, cela correspond à
ce que serait pour un tisserand l'installation de son métier, préalable à l'ouvrage
qui y sera mis et remis» (cité par Rolland p.270. Texte repris dans Les imprévus
de l'histoire). Ainsi l'histoire de la philosophie n'est-elle qu'un préalable à
l'exercice de la pensée - et cette dernière ne peut se déployer que comme
effacement de l'histoire de la philosophie (p.274).
Husserl constitue cependant une exception notable - présent autrement
que sous la forme d'allusions, fussent-elles insistantes. Cette exception a un
sens, selon J. Rolland : ce qui intéresse Lévinas chez un philosophe, c'est le
geste de pensée qu'il accomplit. L' épokhè phénoménologique constitue ainsi
une torsion que Lévinas va reprendre à son compte en surenchérissant sur elle,
c 'est-à-dire en rejetant l'intentionnalité du côté de l'attitude naturelle.
J. Rolland repère ensuite dans Autrement qu'être les passages où sont
mentionnés explicitement d'autres penseurs et constate que ce qui retient
l'attention de Lévinas, ce sont les moments, ou les instants, où quelque chose
perce le flux continu de la philosophie - c'est-à-dire de !'Esprit se saisissant
lui-même et s'accomplissant comme Savoir -, quelque chose comme la
subjectivité, au sens où l'on a vu que Lévinas la pense. Trois sommets se
Recensions 243

détachent ainsi dans le« paysage» de la philosophie : Platon, Husserl et Nietzsche


- auxquels Rolland rajoute par la suite Descartes, Kant, Bloch, Bergson et,
peut-être, Kierkegaard. Mais cette énumération - non exhaustive - ne vise pas
à substituer une histoire de la philosophie à une autre. Elle témoigne au contraire
de l'impossibilité pour la philosophie - entendue comme pensée de la
subjectivité- de se constituer en histoire.Ainsi, seuls certains éclats intéressent
Lévinas chez les penseurs cités - et ces éclats « ne font pas histoire »
(p.278). C'est que le temps de l'histoire est« unification de soi-même(...)
c'est-à-dire qu'il est synchronie» (p.279), alors que Lévinas cherche à penser
la diachronie du temps. D'autre part, l'Histoire présuppose un commencement
et une fin, toutes deux récusées par l'anarchique ...

« Instant et diachronie » : tel est le titre du troisième chapitre de cette


deuxième partie, qui rappelle que le temps a été une notion centrale dans l'œuvre
de Lévinas et ce dès avant la guerre. A partir du cours sur La mort et le temps
(donné en 1975-1976), l'auteur souligne que Lévinas s'est efforcé de penser le
temps comme durée sans recourir aux images de flux ou d'écoulement
- durée dont l'autre nom est diachronie. Dès 1934, les « Quelques
réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme» insistaient sur la dimension tragique
du temps comme lieu de l'être-rivé - « tragique du temps, qui tient à
l'inamovibilité qui s'inscrit en lui avec la dimension du passé et qui est de soi
l'empêchement d'un vrai commencement» (Rolland, p.295), et donc de la liberté,
de la virilité de la conscience qui, seule, peut saisir le temps dans sa synchronie.
Ainsi le rapport au temps s'inscrit-il d'emblée dans la passivité. De l'évasion
notait que le présent, comme le passé, pouvait être le lieu d'un être-rivé à travers
l'analyse de la nausée. Parallèlement, dans sa recension du livre de L. Lavelle
(La présence totale, publié en 1934-1935), Lévinas postulait une excellence du
temps en tant que tel, en dehors de tout rapport avec l'éternité immobile qu'il
est censé imiter ; excellence qui passe par une réhabilitation du présent
- seulement annoncée dans cette recension.
La problématique du temps comme temporalisation (Zeitigung) resurgit
après la guerre dans De l'existence à l'existant qui, dans ses dernières pages,
décrit l'instant comme ce commencement, cette naissance que le passé empêchait
tout à l'heure d'advenir (p.299). L'instant est pensé sans relation avec les instants
qui l'ont précédé comme chez Descartes, c'est-à-dire hors du flux temporel. On
a donc, pour le moment, un passé comme être-rivé, irrémissibilité,, passivité
244 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

inassumable, et un instant identifié au présent (De l'existence à l'existant, p.124,


cité p.299), sans rapport avec aucun passé ni avec aucun futur.
Autrement qu'être mettra en relation le temps et la subjectivité : « Le
sujet dit aussi proprement que possible (car le fond du Dire n'est jamais
proprement dit), n'est pas dans le temps, mais est la diachronie même» (AE
p.73, cité p.309). Or, on a vu que le sujet n'advenait que dans la proximité- qui
n'est pas approche - d'autrui et donc dans l'assignation qu'il subit de façon
pré-originaire. On retrouve ici la passivité du passé (passé immémorial !) mais
la dimension du futur apparaît du fait que la relation éthique a pour effet la
version de l'un-pour-l'autre. Reste que ce temps« pré-originaire » ne laisse
aucune place au présent : le visage ne se manifeste pas dans une présence plénière
et adéquate. Le temps«pré-originaire» ne connaît donc pas le présent (p.316)
qui ne naît qu'avec l'apparition de la conscience, et donc qu'avec l'interposition
du tiers.«Il est donc très remarquable que, tandis que passé d'abord et futur
ensuite jaillissent de la pure relation éthique, de l'intrigue de proximité dans sa
nudité, ilfaille une détermination supplémentaire pour que L'on en vienne à se
donner Le présent» (p.317). L'instant du présent est donc la manifestation. Mais
celle-ci ne se fait jamais dans une pleine transparence : elle implique un
déphasage - un Laps -« qui est précisément Le temps, étonnant écart de
l'identique par rapport à lui-même» (AE, p.36-38, cité p.318). Il ne s'agit plus
ici du temps«pré-originaire», du temps de l'éthique mais bien de celui de la
conscience: du temps de l'essence, qui est essentiellement synchronie, c'est-à­
dire que l'écart peut toujours y être comblé-le passé y est toujours récupérable
sous la forme du souvenir. Il n'y a donc, selon J. Rolland, de présent que là où
le tiers s'est déjà interposé, pour reprendre l'expression de J. Derrida. Il semble
pourtant qu'on puisse trouver trace d'un tel présent«pré-originaire» dans la
notion d'éternité, qui apparaît dès En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger 11 (p.201) : «La trace comme trace ne mène pas seulement vers Le
passé, mais est La passe même vers un passé plus éloigné que tout passé et que
tout avenir, lesquels se rangent encore dans mon temps, vers le passé de l'Autre,
où se dessine l'éternité - passé absolu qui réunit tous les temps » (passage
repris mot pour mot dans Humanisme de l'autre homme, Le livre de Poche,
pp.68-69). L'éternité, qui est certes passé, mais passé de l'Autre (et non passé

11. E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin,, 1988.


Recensions 245

de mon temps, déjà plus présent),« réunit tous les temps». Ainsi, le présent de
l'Autre, et non plus celui de la manifestation, de la synchronie entre la conscience
et ce qu'elle vise, est-il présent dans le me voici, qui est le cœur même de la
relation éthique décrite par J. Rolland. Dans la responsabilité bouleversant
l'intentionnalité point un présent« pré-originaire», qui est l'Autre du temps­
du-monde qui « va vers un dimanche, pur loisir où le monde est donné. Le
dimanche ne sanctifie pas la semaine mais la compense» (De l'existence à
l'existant, p. 154). Le chabbat comme présent de l'Autre : on est très proche ici
des analyses de Rosenzweig sur le rapport au temps du christianisme et du
judaïsme.C'est d'ailleurs dans un texte sur Rosenzweig que Lévinas décrit le
présent du me voici : «La Mitzwah -le commandement qui tient en haleine le
Juif- n 'est pas un formalisme moral, mais la présence vivante de l'amour, la
"temporalisation" même du présent comme on le dit aujourd'hui, expérience
originelle du présent et de la présence» (« Franz Rosenzweig : une pensée
juive moderne», in Hors sujet 12 , pp.83-84). La révélation comme présent qui
appelle la réponse de l'homme-on sait que cette réponse est version vers l'autre
homme. Lévinas ajoute : «Aimer son prochain, c'est aller à !'Eternité, rédimer
le monde ou préparer le royaume de Dieu».

L'avant-dernier chapitre s'interroge sur la relation de Lévinas à la


phénoménologie à partir de la notion d'intentionnalité, puisque « La
phénoménologie, c'est l'intentionalité» (En découvrant/ 'existence, p.126, cité
p.299 ; J. Rolland rappelle au début de son livre que Lévinas a toujours écrit
intentionalité avec un seul« n», même lorsque l'usage s'est imposé de l'écrire
avec deux). Or on a vu que Lévinas, si attaché qu'il soit à Husserl, finissait par
suspendre la phénoménologie. Ou encore, qu'il trouvait chez Descartes - dans
l'idée de l'infini-de quoi mettre à mal la validité universelle de l'intentionnalité
(Cf. De Dieu qui vient à l'idée, p.105). La relation éthique elle-même, par ce
qu'elle implique de Désir, excède l'intentionnalité (En découvrant l'existence,
p.196). Mais J. Rolland rappelle la plurivocité de ce concept : en effet, Totalité
et Infini distingue intentionnalité de la représentation et intentionnalité de la
jouissance - intentionnalité du « vivre de ... ». Le Désir serait alors comme
«récupéré» au sein d'une intentionnalité dont le statut est, eu égard à la définition

12. E. Lévinas, Hors sujet, Fata Morgana, 1987.


246 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

husserlienne, incertain, sauf à élargir considérablement cette dernière. On peut


alors se demander «Jusqu'à quel point cet élargissement en est un et s'il ne
débouche pas nécessairement sur une rupture» (p.337).
L'analyse de la caresse, dans Totalité et Infini, caractérisait celle-ci comme
intentionnalité de recherche et non de dévoilement (Tl, p.235). Or, Autrement
qu 'être reprend l'analyse de la caresse en débordant Totalité et Infini, et qualifie
la caresse de« non-intentionnelle». Ainsi, Lévinas aurait tenté de penser un au­
delà, ou un en deçà, de la phénoménologie, mais sans jamais véritablement le
thématiser. Il n'y a donc, selon J. Rolland, pas à trancher mais simplement à
rendre compte de la complexité du rapport de Lévinas avec la pensée dans
laquelle il est, philosophiquement, né.

C'est de la mort qu'il est question dans le dernier chapitre, et du refus de


Lévinas de l'intégrer dans un système qui la relativiserait, ou lui conférerait une
positivité du point de vue du Tout. Chez Lévinas, il s'agit donc toujours de la
négativité de la mort. Cette pensée de la mort comme négativité se fait
nécessairement contre la tradition philosophique, ou dans ses marges : ainsi du
Phédon de Platon, que Lévinas lit en prêtant une attention extrême aux conditions
du récit de la mort de Socrate. « Ce que décrit ainsi Phédon (. . .) c'est la mort
en tant que mort de quelqu'un » (p.360) - ou mort du visage, « retour de
quelqu'un à quelque chose » (p.361 ). Ou encore, pour le dire avec les mots de
Lévinas : « ... la mort est mort de quelqu'un et l'avoir-été de quelqu'un n'est
pas porté par le mourant mais par le survivant» (Dieu, La mort et le temps,
p.84, cité p.362). Ce qui signifie que la mort n'est pas pensée d'abord comme
mienne, contrairement à ce que l'on rencontre chez Heidegger: elle est d'abord
celle d'autrui (p.377). Mais cette proposition ne se réduit pas à celle - triviale -
selon laquelle je ne connais ma mort que par l'intermédiaire de celle d'autrui. J.
Rolland éclaire ce point en restituant un commentaire biblique de Lévinas, resté
inédit, sur le chapitre XXXII de la Genèse et le commentaire qu'en fait Rachi: au
moment où Jacob apprit qu'Esaü venait à sa rencontre accompagné de quatre
cents hommes, il« s'effraya beaucoup et ilfut angoissé ...» - d'où Rachi : « Il eut
peur d'être tué, et il fut angoissé d'avoir peut-être à tuer autrui » (cité p.376).
Ainsi la peur de sa propre mort ne parvient-elle pas à faire oublier à Jacob qu'il
pourrait être à l'origine de la mort d'autrui. La mort, ajoute J. Rolland, en
s'appuyant sur M. Blanchot, a toujours à voir avec le meurtre, que le visage
commande de ne pas commettre. Pré-originairement donc, le sujet peut, de ce
Recensions 247

point de vue, être décrit comme un survivant ou comme cette passivité hantée
par le souci de la mort de l'autre - par le souci de la mort qu'il pourrait être
amené à infliger.

Que conclure au terme de ce parcours ? La chose la plus frappante est la


troublante proximité de son auteur avec Lévinas. Troublante parce que, si elle
lui permet une analyse précise, pointilleuse, audacieuse parfois et souvent
éclairante par les mises en relation qu'elle opère au sein du texte lévinassien,
elle témoigne en même temps de l'extrême difficulté à commenter Lévinas
- difficulté à se tenir à bonne distance de sa parole. Disons notre réserve d'une
autre façon : si l'autrement est thématisé dans le livre de J. Rolland, il est
également cerné, même s'il conserve une auréole d'ambiguïté, et réduit, décrit
plutôt que mis en œuvre. La plupart des études de la seconde partie s'arrêtent
précisément au point où il s'agit de penser autrement. Finalement, la thèse
avancée dans l'avertissement de l'auteur : « Ce n'est pas 'en aval', dans les
conséquences morales et religieuses de son discours, qu'il faut saisir Lévinas
- mais bien et seulement 'en amont' : là où ce discours se justifie
philosophiquement: phénoménologiquement », se traduit dans son ouvrage par
l'insistance-partagée avec J. Derrida- sur l'heureuse nécessité de l'interposition
du tiers - insistance qui l'empêche parfois de saisir en amont toute la fécondité
de la pensée de l'Autre.

Gilles Hanus

Gilles Hanus est professeur de philosophie dans l'enseignement secondaire.

Franz RosENZWEIG, Foi et savoir. Autour de L'Etoile de la Rédemption, Vrin,


2001, 269p.

Il faut saluer la publication de ce recueil de textes de F. Rosenzweig


(dont le titre a été choisi par les traducteurs des textes ici réunis) qui met à la
disposition des lecteurs deux textes déjà traduits et publiés (dans le numéro des
Cahiers de la nuit surveillée consacré à F. Rosenzweig en 1982) ainsi que de
.
248 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

précieux inédits en français : la Urzelle (Noyau originaire de L 'Etoile de la


Rédemption), ainsi que La Pensée nouvelle, sous-titrée Remarques additionnelles
à L 'Etoile de la Rédemption (textes traduits respectivement par J.L. Schlegel et
M. de Launay) ; la correspondance entre F. Rosenzweig et E. Rosenstock- dont
Rosenzweig écrit dans La Pensée nouvelle qu'il a reçu l'« influence décisive qui
m'a/ait entreprendre cet ouvrage [il s'agit de L'Etoile de la Rédemption]»- en
1916, soit quelques années avant la parution du maître-ouvrage (traduction de
M. Crépon et M. de Launay, qui réalise partiellement le vœu exprimé par E.
Lévinas dès 1959 1 ) ; des cours donnés en 1921 et 1922 au Freies Jüdisches
Lehrhaus que Rosenzweig avait fondé à Francfort (traduits par G. Bensussan) ;
enfin, des extraits de son Journal entre 1906 et 1922 (traduction des trois
précédents traducteurs cités). Soit un ensemble de textes dont l'intérêt indéniable
est qu'ils permettent, pour les uns, d'assister partiellement à la genèse de L 'Etoile
de la Rédemption et, pour les autres, de voir comment l'auteur lui-même
présentait sa pensée après la publication de son ouvrage, d'entrevoir donc le
parcours de la pensée de Rosenzweig, son déploiement en acte, sa vie propre.

La correspondance
Rares sont les échanges épistolaires d'une telle intensité. On assiste en
quelques lettres à un dialogue, étrange parce que, comme Rosenzweig en fait
lui-même la remarque (p.123, lettre sans date), décalé, mais réel parce que chacun
des interlocuteurs partage la volonté de permettre à l'autre d'aller au plus loin
de sa propre subjectivation et de l'expression de celle-ci. Le dialogue n'est
donc pas toujours amical (Rosenstock, notamment, a des phrases d'une dureté
inouïe envers le judaïsme) et n'arrondit jamais les angles mais il est fascinant
parce qu'il donne à voir (à lire) la subjectivation conjointe de deux individus
dans des champs distincts : celui du christianisme et celui du judaïsme.
Rosenzweig, qui a failli se convertir au christianisme avant d'y renoncer,
est sommé par son ami de s'expliquer sur l'obstination existentielle du judaïsme
(p. 70, lettre du 4 octobre 1916) : comment comprendre que le judaïsme subsiste
alors que, d'une part, l'Etat d'Israël n'existe plus depuis 70 (voir comment
Rosenzweig répond à cette objection dans son cours de 1921-1922, consacré à
La science de Dieu, p.182), et que, d'autre part, d'un point de vue religieux

1. Voir« Entre deux mondes», repris dans Dijjicile liberté (1963), rééd. 1997, Le
livre de poche, Biblio essais, p.256.
Recensions 249

cette fois, la relève a été assurée par le christianisme ? Vidé de toute substance
- politique comme religieuse -, le judaïsme se maintient pourtant, témoignant
ainsi de son absurdité et de son irrationalité (Rosenstock va jusqu'à incriminer
le côté luciférien du judaïsme, dans une lettre d'octobre 1916, p.89 - voir la
réponse de Rosenzweig p. 94).
Assimiler la Torah à une législation nationale, répond Rosenzweig, c'est
ne rien comprendre à son essence puisque c'est la juger à l'aune d'un concept
chrétien (ou plutôt d'origine romaine, mais l'Eglise a intégré l'imperium et, à
ce titre, le nationalisme du début du XX:ème siècle est bel et bien chrétien).
D'autre part, le dépassement du judaïsme n'est concevable que dans une
temporalité à laquelle le judaïsme échappe par essence, puisqu'il est installé
dans l'Eternité - on voit ici se forger la conception du temps qui sera exposée
dans L'Etoile de la Rédemption. Le« concept» d'obstination est inadéquat du
point de vue du judaïsme et, en ce sens, il reste effectivement un « dogme
chrétien » (lettre de Rosenstock citée supra, p. 70) dont la traduction pratique
est dramatique pour les Juifs («Lafaçon qu 'a le théologoumène de l'obstination
juive de se répercuter dans la pratique, quand il est pris au sérieux, est la
haine des Juifs » - réponse de Rosenzweig, p.77). Rosenzweig substitue donc
à ce théologoumène celui de l'élection, à ne pas comprendre naïvement à partir
d'une origine - c'est-à-dire comme un atavisme - mais bien plutôt dans la
perspective d'une destination commune. Ainsi l'élection concerne toujours un
Nous, une communauté (voir le cours sur« La science de l'Homme», p.220).
Rosenzweig montre que toutes les nations européennes chrétiennes prétendent
être élues et que c'est précisément là que réside le principe du nationalisme
(p.92) - que, par conséquent, le reproche d'orgueil n'est pas justifié concernant
le judaïsme, parce qu'il s'adresse à la notion d'élection telle qu'elle a été
détournée par le monde chrétien. Il faut donc distinguer deux conceptions de
l'élection: l'une est politique et chrétienne, l'autre métaphysique et juive (voir
l'analyse de S. Mosès dans L'Ange de l'Histoire2, pp.46 et suiv.).

Le Noyau originaire de L'Etoile de la Rédemption


Ce texte est une lettre à F. Ehrenberg, datée du 18 novembre 1917 (soit
quatre ans avant la parution de L'Etoile de la Rédemption), dans laquelle on

2. Stéphane Mosès, L'Ange de l'Histoire, Seuil, 1992.


250 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

trouve ce qui constitue le noyau de L'Etoile de la Rédemption, à savoir la


déformalisation du Tout en trois éléments irréductibles : Dieu, le Monde et
l'Homme. La Révélation est centrale dans cette lettre puisqu'elle constitue le
commencement absolu, au sens où elle opère la mise en relation des éléments
les uns avec les autres. La relation qui unit Dieu et le Monde est la Création ;
celle qui unit Dieu et l'Homme, la Révélation ; celle, enfin, qui unit l'Homme
au Monde est la Rédemption. Ces trois termes désignent les trois moments du
temps qu'on a coutume de désigner abstraitement comme le passé, le présent et
le futur.
Rosenzweig expose déjà à son cousin une pensée des pronoms qui jouera
un grand rôle dans son ouvrage à venir. Dans le monde élémental, l'Homme ne
se peut que comme Il, mais la Révélation- le« où es-tu Adam?»- le transforme
en Je qui devra s'adresser à un Tu.
La pensée de Rosenzweig se présente comme une pensée de l'événement,
toujours particulier et, de ce fait, non systématisable, mais seul réellement vécu,
contre tout système et contre toute pensée portant sur des essences - pensées
des choses du point de vue de l'universel - qui sont l'objet de la philosophie
« des îles ioniennes à Iéna». La pensée en chantier est une pensée du temps.
Enfin, Rosenzweig insiste sur la différence essentielle existant entre la
Révélation et les idéaux, impératifs et idées de la philosophie (p.13 8), auxquels
le sujet doit se soumettre, face auxquels il doit se démettre, s'abandonner. Au
contraire, et c'est ce qui constitue l'étrangeté de la Révélation, dans le rapport
de Dieu à l'homme l'Absolu s'abandonne, se donne. L'homme est théophore au
sens où c'est par son intermédiaire que la Révélation s'accomplit en rédemption
- c'est l'homme qui « construit» le monde à venir.

La Pensée nouvelle
Texte étrange qui vise à tirer les choses au clair quant à la réception de
L'Etoile de la Rédemption quatre ans après sa parution. L'auteur y récuse le
qualificatif de livre juif et refuse également qu'on considère sa pensée comme
une philosophie de la religion. Il revendique bien plutôt d'avoir livré aux lecteurs
un « système philosophique » (p.146) échappant à la problématique
traditionnelle. D'abord parce qu'il s'oppose à la philosophie comme pensée de
l'essence- abstraction faite de l'existence. Une telle pensée est réductrice en ce
sens qu'au-dessus de l'essence, elle vise toujours à identifier une sur-essence à
laquelle tout se réduirait: le Monde (Antiquité), Dieu (Moyen-Age) ou l'H;omme
Recensions 251

(époque moderne). Il s'agit donc d'en finir avec une certaine manière de
philosopher.
« Finis philosophiae? Si c 'était le cas, alors tant pis pour la philosophie! Mais
je ne crois pas que ce soit si grave. C'est au contraire au moment où la
philosophie arrivera au terme de sa propre pensée qu'une philosophie en quête
d'expérience pourra vraiment commence,:» (p.151)
Penser systématiquement, philosophiquement, au-delà de la philosophie
voilà le geste rosenzweigien. Il implique, pour échapper au grand Tout, de penser
le Monde, Dieu et l'Homme d'abord dans leur élémentarité, c'est-à-dire dans
leur absoluité. Autrement dit encore, la nouvelle pensée s'ouvre sur une
philosophie du paganisme, qui n'est« ni plus ni moins que la vérité sous sa
forme élémentaire, bien sûr, invisible et non-révélée» (p.154). Et il s'agit bien
d'une philosophie puisqu'on s'y interroge sur ce que sont en soi les trois éléments
résultant de la déformalisation du tout.
C'est le second livre de L'Etoile de la Rédemption qui va inaugurer une
méthode différente - une méthode du récit que Rosenzweig inscrit dans la
filiation du Schelling des Ages du monde. Il s'agit à présent de« raconter» les
relations qu'entretiennent les trois éléments, c'est-à-dire de les faire entrer dans
le temps. « Connaître Dieu, le monde et l'homme signifie connaître leurs actions
au cours de ces moments de la réalité ou connaître ce qui leur arrive, leurs
actions l'un sur l'autre, ce qui arrive à l'un à cause de l'autre» (p.157).
Ce second livre est celui de la Révélation, qui vient contester le paganisme
perpétuel parce qu'élémentaire du livre premier.« Elle détmit le vrai paganisme,
le paganisme de la création et ses néants, elle ne laisse plus advenir que le
miracle de la conversion et de la renaissance. Elle est toujours présente et si
elle est passée, c'est à partir de ce passé qui est à l'origine de l'histoire humaine,
la Révélation à Adam. » (p.162) Il s'agit donc de montrer que la vérité du
paganisme se manifeste dans la Révélation qui, instaurant la mise en relation
des éléments, est originaire au sens où elle rend la vérité possible dans le temps
(voir le Journal à la date du 26 mars 1922 :« Le paganisme se laisse certainement
comprendre depuis la Révélation mais pas l'inverse» (p.245). Et c'est bien
cette prise en compte de la temporalité qui constitue la nouveauté radicale
revendiquée par Rosenzweig. Il n'est cependant pas encore question des figures
de la Révélation, que décrira le troisième livre.
Le premier livre traitait des éléments, le second de la réalité (c'est-à-dire
de la mise en relation de ces éléments), le troisième traite de la vérité,,entendue
252 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

comme avération (Bewiihrung), c'est-à-dire non comme ce qui « est » vrai


mais comme ce qui doit être attesté « en se révélant vrai» (p.167). Théorie de la
connaissance- à ce titre, philosophie- messianique. Si la vérité est une du
point de vue divin, elle est duelle pour les humains - chrétienne et juive. On est
au-delà de la philosophie ! « Mais il faut continuer à philosopher, au-delà du
livre. Chacun doit au moins une fois philosopher, et doit au moins une fois
regarder autour de lui à partir de sa propre condition et de sa propre vie. Mais
ce regard n'est pas sa propre finalité. Le livre n'est pas un but atteint ni une
finalité provisoire. Il doit lui-même sejustifier etfaire ses preuves au lieu de se
suffire à lui-même ou d'être soutenu par d'autres livres du même genre. Cette
justification a lieu dans la vie de tous les jours. » (p.169) La pensée nouvelle
doit s'éprouver, conformément à la définition de la vérité proposée dans L'Etoile
de la Rédemption.

Les notes de cours


En 1921-1922, les trois cours donnés par Rosenzweig portaient sur les
trois éléments, dont la description constitue le livre premier de L'Etoile de la
Rédemption. Ils ont respectivement pour titre « La science de Dieu », « La
science du Monde» et« La science de l'Homme». Dans chacun d'entre eux,
Rosenzweig s'efforce de répondre à une question dont il montre qu'elle est
fondamentale : celle de l'existence en ce qui concerne Dieu, celle de l'objectivité
du Monde et celle, enfin, de la liberté de l'Homme.
Dans ses notes, Rosenzweig reprend la pensée développée dans L'Etoile
de la Rédemption de façon très synthétique. Chaque cours prend son élan à
partir d'une historiette mettant en scène un enfant formulant maladroitement un
problème essentiel ; chacun consiste en une tentative d'extraire la vérité de
cette formulation maladroite.
Soit la question de l'existence de Dieu. Elle implique une réflexion sur
l'athéisme que, selon l'auteur,« on ne prendjamais assez au sérieux» (p.172);
sur l'idolâtrie, ou plutôt sur la différence entre Dieu et les idoles- donc sur
l'effectivité de Dieu-, qui est l'occasion d'une comparaison entre l'un grec
(Hèn) et l'un biblique (ehad) ; sur le nom de Dieu et sur les noms en général;
sur l'interdit de la représentation à la lumière de l'affirmation que l'homme est
créé à l'image de Dieu; sur la volonté de Dieu qui« se contredit lui-même par
son monde, [il] contredit l'éternité par le temps. Ce se-contredire-soi-même,
c'est la création» (p.179); sur la loi et la différence entre la loi de Dieu et, celle
Recensions 253

de l'Etat ; enfin, sur l'éternité et la promesse messianique. En fin de compte,


l'existence de Dieu ne saurait faire l'objet d'une preuve,«parce qu'une preuve
n'est jamais qu'une preuve. Les preuves ne prouvent que ce que l'on savait
déjà» (p.187). Si la question de l'existence de Dieu se pose, c'est en termes
d'épreuve, d'avération, qui équivalent à l'affrrmation de son existence. Ici comme
ailleurs, l'existence précède l'essence.
La question radicale concernant le monde est celle de son effectivité ou
de sa réalité. Elle est posée à partir d'une question d'enfant: qu'arriverait-il s'il
n'y avait rien du tout? Serait-ce comme lorsque je ferme les yeux et cesse de
percevoir le monde? Ce qui caractérise le monde, c'est sa facticité, c'est-à-dire
son existence malgré nous, ou en tant qu'elle s'impose à nous, en tant que nous
n'en décidons pas. Et pourtant, le monde est aussi ce que nous percevons et ce
que nous concevons (monde de la connaissance et de l'esprit); c'est encore ce
que nous faisons (monde du travail), ce que nous créons (monde de l'art), ce
que nous maîtrisons (monde au sens politique, monde du pouvoir, des pouvoirs),
ce que nous exigeons (le monde du droit, qui n'existe pas mais ne fait qu'exiger,
p.202) ou, enfin, ce que nous transformons (la technique qui vise à faire « du
monde une habitation», p.205). Dans tous ces sens, le monde est notre produit,
le résultat de notre activité. Mais aucun de ces mondes (ou de ces conceptions
du monde) n'est achevé, n'épuise le monde - qui n'est pas non plus la somme
de ces mondes, puisque certains d'entre eux se contredisent et ne sauraient être
complémentaires. Contrairement à tous ces mondes, le monde n'a pas son
fondement en nous mais « hors de soi » (p.208): il nous est donné. Le monde
est créé.
La dernière question concerne l'Homme et elle porte sur sa liberté, c'est­
à-dire que Rosenzweig s'interroge, dans La science de l'homme, sur la
subjectivité. Qu'est-ce donc que le Je ? Pas un je, précisément, mais un tu,
quelqu'un qu'on appelle (on retrouve l'intérêt de Rosenzweig pour les noms)
ou qu'on interpelle:«Mon nom, voilà ce que j'ai à moi. Je suis mon nom»;
«Je ne suis que dans mon interpellabilité » (p.212). Autrement dit: le Je n'est
pas ce qu'il est parce qu'il veut et que, donc, il est dans un mouvement de sortie
de soi. Vouloir, c'est parler, dire«je veux»- adresse à d'autres, prière, adresse
à Lui qui devient Tu: subjectivation sous la lumière de ce Tu - Dieu est avec
moi. « Cet 'avec', ce 'et', a la force de m'expulser de mon centre et de me
laisser cependant libre» (p.216). Je suis élu. Mais l'élection ne se peut pour un
unique Je: «Le Je suis que nous prononçons et vivons doit inclure le, Tu es. Le
254 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

Je effectif pose tout Tu possible. Il doit savoir Dieu dans son dos et regarder les
autres en face. Il dit par conséquent: Nous» (p.219).
Enfin, les quarante dernières pages de l'ouvrage reproduisent des passages
du Journal de Rosenzweig. Ces fragments, à lire dans la marge des textes dont
on vient de parler, apportent leur lumière sur tel ou tel point, sans développer
les intuitions qu'ils exposent et qui constituent le matériau de la nouvelle pensée
à venir.

Gilles Hanus

François-David SEBBAH, L'épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et la


phénoménologie, Paris, P.U.F., Bibliothèque du Collège international de
Philosophie, 2001, 317p.

Deux fils se nouent dans le livre de F.O. Sebbah. Le premier cherche à


établir qu'il existe un« air de famille» entre J. Derrida, M. Henry et E. Lévinas,
c'est-à-dire non pas une appartenance commune à ce qui serait une école, mais
une certaine manière de partir de la phénoménologie ou, mieux, d'originer sa
réflexion en elle : trois pratiques singulières de la phénoménologie qui
témoignent d'une manière commune ne remettant pas en cause leur singularité
- manière de se situer vis-à-vis de la limite de la phénoménologie husserlienne
et, dans une moindre mesure ici, heideggerienne. Toute limite, on le sait, présente
deux bords: l'un au-dedans, l'autre au-dehors. Il s'agira donc pour Sebbah de
scruter les tours et détours des trois auteurs sur lesquels porte son étude autour
de la limite (interne et externe) de la phénoménologie - soit comment chacun
habite (bord interne de la limite) l'héritage husserlien et s'en affranchit ou le
remet en question (bord externe de la limite). Le fil directeur de la recherche est
la notion d'intentionnalité, centre névralgique du double rapport à la limite ou
du rapport à la duplicité de celle-ci (première partie) : « ... le lecteur des textes
phénoménologiques ne peut manquer d'être étonné par ce que devient la notion
d'intentionnalité chez les phénoménologues posthusserliens auxquels not4Y nous
Recensions 255

intéressons : elle est soumise à rude épreuve, sa radicalisation signifiant bien


plutôt son dépassement que son déploiement» (p.27). Le rapport à la limite est
examiné en premier lieu à propos du temps (deuxième partie), puis de la
subjectivité (autre point commun à nos trois auteurs : chez eux, la subjectivité
résiste à sa dissolution structuraliste, sans toutefois que cette résistance soit le
fait d'un sujet fort, stable, héroïque, mais bien plutôt d'un sujet qui vacille,
mais se maintient- c'est l'objet de la troisième partie).
Cette « habitation » subjective et subjectivante de la phénoménologie se
redouble d'une ex-cursion, d'une sortie hors de ses limites, ou d'un refus de ses
limites (ce que l'on pourrait désigner comme le bord externe de la limite dont il
a été question plus haut), qui ne vise pas seulement l'impossible d'un non-lieu,
d'une utopie, mais surtout un élargissement de l'espace. Il y a donc chez les
trois auteurs étudiés un moment d'anti-phénoménologie, à l'origine d'une
interrogation sur la fécondité de la méthode husserlienne qui traverse tout le
livre de Sebbah. On touche ici au second trait de l'air de famille évoqué plus
haut : la violence apparaissant d'abord dans les styles respectifs de Derrida,
Henry et Lévinas (p.1 ). Chacun, en effet, par le biais de son écriture, de sa
langue, force la phénoménologie à se retrancher dans ses limites ou, au contraire,
à en sortir et, peut-être, à se détruire dans cet exode : violence faite à la
phénoménologie par l'intermédiaire du langage, travaillé de façon inouïe par
les trois auteurs (la violence du langage, entendue aussi bien comme violence
faite au langage que comme violence exercée par celui-ci sur le lecteur, fait
l'objet de la quatrième partie du livre ; Sebbah s'y interroge sur les effets
subjectivants du discours phénoménologique- comme si la violence de la langue
lévinassienne, pour ne parler que d'elle, était le lieu d'une étrange maïeutique,
comme si son écriture était justement féconde d'être toujours perturbée comme
écriture... ).
Le deuxième fil- à l'origine de ce livre, semble-t-il- de la réflexion de
Sebbah consiste en ceci qu'il prétend rendre compte d'une expérience: celle du
traumatisme subi initialement à la lecture des textes des trois auteurs étudiés. Il
ne saurait s'agir, de ce fait, de résumer des doctrines afin de les comparer et de
les jauger l'une à l'aune de l'autre, ni de se livrer à un savant exercice d'analyse
conceptuelle, mais il s'agit de « penser dans un texte, [de] le prendre comme un
milieu qui rend possible une pensée qu'aucun autre n'a jamais rendue possible,
et qu'aucun autre ne rendra jamais possible » (p.12). La conjonction de
l'expérience singulière du lecteur et de la manière particulière de, l'auteur
256 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

explique que les thèmes attendus (c'est-à-dire communément identifiés, en deçà


ou au-delà de toute expérience -comme le thème d'autrui ou du visage chez
Lévinas) ne soient pas nécessairement ceux qu'étudie Sebbah.

Le problème - celui du rapport à la limite -une fois posé et explicité dans la


première partie, il est cerné, dans la seconde partie, à propos du temps, qui
constitue le premier nœud du rapport de nos auteurs à Husserl. En effet, chez ce
dernier, la recherche de l'origine (de l'Urkonstitution) menait au temps. Les
Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps mettent à
mal l'évidence et la simplicité de la présence à soi de la conscience. Si, pour la
phénoménologie, tout commence dans le rapport intentionnel de la conscience
avec un objet, le temps pose problème en ce sens que l'ego y est confronté à son
avant, ou à sa propre constitution dont il n'est pas le maître d'œuvre. « Se
tourner vers le temps, c 'est donc se tourner vers l'exigence monstrueuse qu 'a
la conscience de s'accoucher elle-même d'elle-même» (p.88). Penser le temps
revient à penser la non-donation- !'advenue de la conscience-à l'origine de
toute donation.
L'auteur se penche d'abord sur la façon symétrique dont M. Henry et E.
Lévinas lisent les Leçons sur le temps de Husserl. Leur point de départ est le
même : le temps est le lieu critique de l'intentionnalité parce que celle-ci y est
confrontée à son origine, plus originaire qu'elle-même-lieu où la constitution
du monde par la conscience est dépassée, rendue impossible et inversée en
passivité, en affectivité. A partir de ce centre commun, les chemins de lecture
des deux auteurs vont se tourner le dos. M. Henry, penseur de l'immanence,
reproche à Husserl de ne pas s'en être tenu à cette affectivité originaire, de
l'avoir quittée aussi vite qu'il l'a découverte, en se réfugiant dans la description
d'un temps ek-statique et donc transcendant-temps du monde qui n'est pas le
temps de la Vie : « toute la philosophie henrienne peut être comprise comme
l'exigence de se débarrasser du temps» (p.101).
Au contraire, Lévinas reprocherait au temps tel qu'Husserl le décrit de
n'être qu'insuffisamment transcendant, parce que soumis à l'intentionnalité.
Pour lui, l'affectivité originaire, considérée comme l'immanence même par M.
Henry, est déjà écart à soi et porte la trace d'une transcendance. Le temps
husserlien serait encore une figure du Même et, à ce titre, stérile. On sait que
Lévinas recherchait précisément l'inverse : « toute sa philosophie peut être
interprétée comme un effort d'inversion de la signification que la philosophie
Recensions 257

depuis les Grecs donne au temps: qu'il ne soit pas "perte", mais ce qui donne;
qu'il soit fécondité et naissance » (p.103).

Le deuxième chapitre porte sur la donation et oppose la pensée de J.


Derrida à celle de J. L. Marion, tout en consacrant une large part à la pensée de
J.T. Desanti (il en ressort que J.L. Marion, malgré un certain nombre de
ressemblances, n'appartient pas à la famille ici décrite, et que J.T. Desanti, malgré
d'évidentes différences, en est un membre éloigné). Ce dernier auteur est
décrit comme une espèce de« compagnon de route » de la phénoménologie,
au sens où il l'intègre à sa démarche comme un moment, nécessairement dépassé.
J. Derrida serait, lui, installé sur la limite, en un lieu qui n'en est pas un, lieu
fantomatique dont l'habitation est particulièrement difficile. Quant à Marion, il
se refuserait à faire l'épreuve de la limite autrement qu'en la transgressant vers
le théologique, posé comme fondement de la phénoménologie. Il s'exclut de ce
fait de la famille de ceux qui font l'épreuve de la limite.
La confrontation Derrida-Desanti soulève un problème au sein même du
projet de F.D. Sebbah. En effet, le texte de J. Derrida n'est jamais visité de
l'intérieur, mais aperçu« à partir d'un lieu proche» (p.118, note), c'est-à-dire
abordé de l'extérieur. Ce qui est avoué par l'auteur à propos de J. Derrida vaut
pour son livre tout entier : la tentative récurrente de réorganiser le paysage de la
phénoménologie française contemporaine (voir, par exemple, p.307), de tracer
des lignes de démarcation et des lignes de rassemblement le contraint à laisser
de côté le corps même des textes pour s'en tenir à la comparaison de positions
relatives à la phénoménologie (et donc, par exemple, à ne considérer Lévinas
que dans son rapport à la phénoménologie). D'où le risque d'une topique
formelle. Le résultat de la confrontation de la pensée de J. Derrida et de celle de
J.T. Desanti est le suivant : nous nous heurtons, à les lire, à une « double
impossibilité : celle de la phénoménologie, mais tout aussi bien celle de
l'abandonner absolument» (p.127). L'épreuve de la limite s'expose ici au risque
de la stérilité.

Penser l'originaire en deçà de l'ego sans renoncer à la subjectivité : voilà


un autre point commun à nos trois auteurs. Le sujet, ici, n'a plus grand chose à
voir avec celui de la métaphysique traditionnelle, c'est-à-dire avec une substance.
Il est épreuve, se définit d'abord comme une passivité, comme un« Moi rivé à
Soi » , écrivent M. Henry et E. Lévinas.
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258 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

L'origine de la subjectivité est, selon Lévinas, la naissance. Alors que le


Dasein heideggerien se caractérise par son « être-pour-la-mort», le « sujet »
« lévinassien» est avant tout un« être-pour-la-naissance» -un être-fils. Naître,
c'est s'arracher à l'i! y a, à l'horreur de l'être et, dans cet arrachement même,
contracter l'existence. F.D. Sebbah propose alors d'entendre dans le verbe
contracter la contraction de l'accouchement plutôt que l'échange du contrat.
Mais la libération de l'i! y a s'inverse immédiatement en empâtement dans l'être­
soi. L'existant advient d'avoir contracté l'existence mais cet accouchement n'est
pas libérati n radicale. D'où pour l'existant. la positivité du sommeil, décrite
dans Le temp · et l'autre. La conscien e e t igilance adossée à la possibilité de
dormir. Etre soi suppose la capacité de s'arracher à Soi en deçà du soi de la
veille- arrachement comme retour à l'intériorité, à la demeure. L'originaire de
la naissance n'est pas ultime. Ce qui, selon l'auteur, caractérise la subjectivité
lévinassienne, c'est donc son clignotement (du Soi à son en deçà). Le sujet est
originaire au sens où la naissance est l'événement absolu, mais toujour -déjà
précédé par la nuit noir d l'i! y a : un événement passif, d'une passivité qui
déjà interdit l'identité à soi du Sujet.
Tout l'effort de M. Henry consiste à penser la naissance en termes
d'immanence radicale. Loin d'être séparation, celle-ci serait venue en soi.
L'événement essentiel serait ici cette paradoxale venue en soi de soi, qui n'est
pas venue au monde, en tant qu cette dernière pré upposcrait une extériorité
incompatible avec l'immanence de la Vie. La naissance est auto-affection mais
pas création, ni meme auto-création. L originarité de la naissance renvoie à une
origine plus originaire qui est la Vie. Celle- i s auto-engendre dru1 l Soi.« La
vie 'accou he elle-mème, d'elle-même. comme elle-même. Dit autrement: elle
s 'auto-affecte; elle est ce qui donne, la donne et le donné : et ce ''procès" se
"noue" en un Soi» (p.196).
La naissance est auto-affection en un double sens : auto-affection radicale
de la Vie elle-même; auto-affection en un sens faible du Soi. Le Soi ne s'auto­
affecte pas, il est passivement auto-affecté. Le refus de toute temporalité ek­
statique s'exprime ici aussi : la nai sauce n'inaugure aucun dév loppement
temp rel, elle n'est qu'une boucle au sein de la Vie toujours imman nte à elle­
même. D'où la difficulté soulignée par l'auteur : il y a chez M. Henry, une
première fois un « premier ivant » qui a entamé ou inauguré - et qui
accompagne -chaque nouveUe nai ance. Ce« premier vivant» e t le /iris/.
« Ainsi le christianisme doit-il être reconnu selon lui comme w1 - I même la -
Recensions 259

phénoménologie radicale » (p.206). N'assistons-nous pas au retour de la


Transcendance ? La phénoménologie n'ouvre-t-elle pas sur un hors-limite
problématique à partir des prémisses mêmes de M. Henry ?
La subjectivité ne fait pas l'objet d'une thématisation explicite chez J.
Derrida. Le sujet, pourtant, insiste dans son œuvre, que ce soit dans les textes
portant sur le nom propre et la signature, ou dans ceux, plus récents, dans lesquels
Derrida dialogue avec Lévinas et qui scrutent le « Me voici » abrahamique ; et
il insiste comme un fantôme qui hanterait cette œuvre. C'est d'ailleurs ainsi que
Derrida caractérise l'ego : un spectre. L'auteur concentre ses analyses sur le
« Me voici » qui occupe une place grandissante dans le texte derridien depuis
les années quatre-vingt. « Me voici » : soi comme réponse, archi-originaire.
Cette réponse qui retourne le sujet de la métaphysique traditionnelle est
subjectivation, c'est-à-dire qu'elle est le principe de l'intériorité du sujet
- intériorité qui n'est pas identité logique. Le sujet naît de ce oui initial qui le
constitue à rebours en promesse. Le sujet n'est donc pas une substance, il est
plutôt une voix : « La voix ne se définit pas dans une négation du visible, ni en
aucune déclinaison possible de la visibilité : et pourtant dans ma voix je suis là,
et même, peut-être, ne suis-je nulle part vraiment là, sinon dans ma voix »
(p.222). La déconstruction derridienne porte sur le sujet comme substance et
non sur le sujet comme tel. Il reste donc un sujet ténu comme un filet de voix,
fantomatique. L'air de famille est à nouveau patent en ce point.

La quatrième partie de l'ouvrage de F.D. Sebbah porte sur le discours


phénoménologique et son effet subjectivant. En effet, chez les trois auteurs
étudiés, le lecteur n'est pas confronté à un texte au sens habituel de ce terme,
mais bien plutôt à une voix ou à une parole, c'est-à-dire à un discours qui porte
la trace (ou l'écho et la résonance, pour reprendre les mots de Lévinas dans
Autrement qu'être) d'une subjectivité. La réflexion sur le langage est d'emblée
inscrite dans l'horizon lévinassien par l'usage des catégories du Dire et du Dit.
Finalement, la voix est le discours en tant qu'il est rythmé. Ainsi la dernière
partie du livre est-elle centrée sur la notion de rythme : il s'agit de se pencher
sur ce que les auteurs étudiés ont dit du rythme mais aussi sur leur propre rythme,
en se rappelant que la notion de rythme est, depuis Platon au moins, le lieu
d'une ambivalence : le rythme, en effet, est mesure, « régularité dans la
répétition » (p.241 ), mais en même temps il est démesure, il est ce qui entraîne,
sans qu'on puisse lui résister.
260 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

L'auteur commence par examiner la pensée de Lévinas. Soit, dans un premier


temps, le rythme de son discours, puis ce qu'il a dit du rythme. Dans la galaxie
philosophique, quelque chose de tout à fait inédit s'est joué dans le nom propre de
Lévinas, d'où la difficulté de l'inscrire dans une histoire de la philosophie. C'est
que Lévinas s'installe d'emblée sur la limite de la philosophie. Il y a donc, du
point de vue philosophique qui est celui de l'auteur, une difficulté à lire Lévinas.
Sebbah voudrait montrer que cette difficulté est féconde, parce qu'elle est appel à
la subjectivité d'un destinataire. La « puissance de traumatisme » du texte
lévinassien exige qu'on se demande comment le lire pour le rendre fécond sans
le réduire à ses caricatures, c'est-à-dire comment le lire pour naître vraiment,
pour devenir sujet. Soit la question du« bon usage» du texte lévinassien, question
qui se pose du sein même de ce texte : « C'est qu'il y a de l 'irritant et même de
l'insupportable - et ce n'est pas la même chose - dans la lecture de Lévinas.
Avec quoi il faut compter » (p.249).
D'emblée se pose donc, concernant Lévinas, le problème de sa caricature
- ou plutôt de ses caricatures. L'auteur en désigne deux : la première ferait du
texte de Lévinas « la simple répétition d'une certaine interprétation du
judaïsme » et « la désignation de la religion comme ce vers quoi le discours
philosophique doit tendre pour finalement s y effacer » ; la seconde, qui est la
pire de l'aveu de l'auteur, en ferait « la version élaborée du mot d'ordre
humanitaire contemporain » (p.250). Ces caricatures ont ceci en commun de
poser ou de penser toutes deux un bord de la limite contre l'autre, c'est-à-dire
de rigidifier l'opposition qui ne se donne pas comme telle dans la pensée de
Lévinas ou qui, tout en se donnant comme opposition, constitue la pensée même
de celui-ci. On aura donc d'un côté un discours réduit à la religion, et de l'autre
une lecture plate (p.254) qui tirera Lévinas du côté de l'altruisme niais et de
l'humanitarisme. Cette double caricature est illustrée ici par la critique d'A.
Badiou dans son petit livre L'éthique. Essai sur la conscience du mal. Pour
s'opposer à la caricature humanitariste naïve de Lévinas, Badiou rejette sa pensée
du côté de la religion - côté où elle aurait un sens-, sans voir que cette opposition
n'est pas valable en ce qui concerne le texte de Lévinas. Pour conclure, la pensée
de Lévinas serait irritante de toujours s'exposer à l'une ou l'autre de ses
caricatures, de tenir du genre du« discours funambule» (p.253).
Mais il y a aussi de l'insupportable chez Lévinas. Au sens strict, cela
signifie de l'inassumable. Et l'auteur d'énumérer un certain n ombre
d'expressions d'Autrement qu'être dont la violence est, pour autant qù'on les
Recensions 261

lise vraiment, insoutenable. La violence hyperbolique de l'affection par l'Autre


ne cesse d'augmenter, de Totalité et Infini, où elle est décrite en termes de
paternité et d'enseignement, à Autrement qu'être, où elle est décrite comme
culpabilité d'otage et traumatisme. Le traumatisme du lecteur vient précisément
de cette impossibilité de se tenir à la hauteur de ce qu'indiquent les expressions
lévinassiennes. De ce point de vue, la pensée de Lévinas est l'inhabitable même
(p.259), ce qui ne signifie pas qu'elle soit stérile parce qu'elle est, pour celui
qui en a fait l'épreuve, l'impossibilité d'habiter quelque«chez soi» que ce soit
- une pensée d'une inquiétante étrangeté...
L'étude de la notion de rythme chez Lévinas repose sur l'article « La
réalité et son ombre» (publié d'abord, en 1948, dans Les Temps Modernes, et
repris ensuite dans Les imprévus de l'histoire). Dans un premier temps, et dans
le contexte de l'art, il semble qu'il y ait une double critique du rythme. En
premier lieu, le rythme est ce à quoi il faut résister, parce qu'il invite à l'extase
- des chants et des tambourins. Le rythme comme pente glissante, entraînante,
enivrante vers l'ombre. Mais le rythme n'est pas toujours dionysiaque : il
apparaît, dans l'insomnie, comme refrain obsédant, comme répétition indéfinie
qui s'achève dans le bourdonnement. Cependant, dans un texte plus tardif
consacré à la peinture de J. Atlan, Lévinas«réhabilite» le rythme pour en faire
l'essentiel, le lieu de la diachronie, c'est-à-dire le lieu où l'identité à soi de la
forme se désintègre. De plus, dans Autrement qu'être, « le rythme est bien ce
qui vient contester le travail de l'intentionnalité, sans jamais l'expulser
radicalement mais en produisant la signification du Dire au sein même du
tremblement qu'il lui inflige, tout en mesurant ce tremblement qui se perdrait
lui-même s'il allait trop loin, s'il détruisait, au sens le plus plat du terme,
! 'intentionnalité» (p.268). Le rythme même de l'écriture de Lévinas résonne
comme la contestation du Dit par le Dire, comme l'incessant dédit du Dit
- « ... l'écriture de Lévinas est dansante, et pour qui la lit, elle est déjà invitation
à danser » (p.269).
La difficulté du style de M. Henry tient tout entière dans son projet même
d'une philosophie de l'immanence. Comment parler sans se projeter déjà hors
de l'immanence ? Henry affronte cette difficulté interne à sa pensée en usant
d'un style que l'auteur qualifie de«tautologique» : «un phrasé qui ne cesse de
se boucler sur soi, de s'étreindre avec soi-même pour indiquer ainsi le mouvement
même de la Vie, ce mouvement authentique seulement à venir en soi mais à ne
jamais en sortir» (p.271). Mais la tautologie n'est pas à entendre ici au sens
262 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

logique traditionnel. Dire le même signifie rester dans l'immanence de la Vie


mais non répéter sans cesse la même chose. Ainsi les« tautologies» henriennes
sont-elles autant d'affirmations, qu'il incombe au lecteur de retrouver. C'est le
rôle même de l'écriture chez Henry qui est en question en ce point. S'il faut
écrire, c'est pour lutter contre l'oubli de la Vie. Et si la Vie est venue en soi,
alors le discours qui, partant de soi, s'atteint finalement soi-même est le plus
approprié pour rappeler la Vie au lecteur. Ainsi,« la Parole de la Vie doit consentir
à se faire texte pour aller à la rencontre des égarés » (p.290). Le chapitre sur
M. Henry s'achève par la lecture d'un texte consacré au peintre von Briesen
qui, peignant dans le noir en écoutant de la musique, manifesterait sur le papier
le rythme même de la Vie.

La conclusion de l'auteur reprend les différents points abordés au cours


de l'ouvrage et formule l'idée d'une« phénoménologie minimaliste», c'est-à­
dire qui ne se laisse pas fasciner par l'originaire mais qui ne nie pas l'originaire
comme problème, et qui prête une attention extrême à la singularité des
phénomènes.
Posons à notre tour la question des limites de l'ouvrage de F.D. Sebbah.
La première, et la plus importante à nos yeux, est celle de l'incompatibilité des
deux fils « noués » par l'auteur. En effet, Sebbah, quoiqu'il en dise dans son
introduction (voir supra la citation de la p.12) ne se plonge pas dans la pensée
des auteurs qu'il étudie, tout occupé qu'il est à reconfigurer le paysage de la
phénoménologie française contemporaine. Il dessine une carte de positions, c'est­
à-dire que, finalement, il n'envisage chaque pensée que dans son rapport avec
celle des autres auteurs. C'est dire qu'il en rate la singularité. De ce point de
vue, l'ouvrage est décevant. La partie la plus intéressante reste celle qui est
consacrée au rythme chez Lévinas (avec certains des passages sur à M. Henry),
parce que c'est précisément celle où la pensée est envisagée de l'intérieur.
Cependant, une attention active à la singularité de la pensée de Lévinas (que
Sebbah a aperçue, comme en témoignent ses réserves à l'égard de l'inscription
de Lévinas dans l'histoire de la philosophie) semble impliquer qu'on ne s'en
tienne pas à la seule phénoménologie mais qu'au moins on indique ce par quoi
elle est perturbée, ce qui la rythme ou l'inspire - ce que F.D. Sebbah ne fait
jamais. C'est là la deuxième limite de son ouvrage.

Gilles,Hanus
Recensions 263

Daniel SrnoNY, Don de soi ou partage de soi? Le drame Levinas, Paris, Odile
Jacob, 2000, 280 p.

Voici un livre bienvenu. On a le sentiment qu'il répond véritablement au


propos de Levinas : les tenants et aboutissants de l'œuvre - la singularité de la
signature et l'étrangeté de l'adresse faite au lecteur 1- y sont pris au sérieux.
L'approche proposée ne laisse résolument pas tomber l'écriture de Levinas dans
le domaine qu'il a décrit comme étant celui, anonyme, des œuvres détachées de
leur auteur2. L'auteur n'est pas lâché. En ce sens, dans son mouvement impitoyable,
cet ouvrage est un hommage vibrant.
Sibony travaille l'œuvre de Levinas en interaction constante avec son propre
ancrage dans la clinique psychanalytique. Le résultat est une lecture originale qui
a le mérite de poser clairement une série de questions à propos des effets engagés
par la pensée de Levinas. Il s'agit en quelque sorte d'un inventaire raisonné des
rôles joués par les concepts lévinassiens. Pourquoi faut-il effectuer une « sortie
hors de l'être »? Pourquoi faut-il « répondre d'autrui », répondre de sa
responsabilité même, jusqu'à se substituer à lui? Que signifie cette exposition
sans limite à l'altérité? Si la portée proprement phénoménologique de l'œuvre de
Levinas, dans son exigence et sa technicité, n'y est que partiellement prise en
charge, l'ouvrage se porte toutefois au cœur de ce qui fait question.
En introduction, Sibony propose une lecture brève et limpide de ce qu'il
appelle le« drame » de Levinas, à savoir rien de moins que son suicide comme
penseur, l'allégeance intellectuelle à la pensée de Heidegger lui devenant
insoutenable, étant donné la position de celui-ci par rapport au nazisme. Un clivage
organiserait l'intention philosophique de Levinas, entre la pensée« grecque»,

1. Dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, le lecteur se voit sommé


d'endosser le moi de la responsabilité dans le mouvement même où l'auteur s'avance pour
en revendiquer le caractère incessible.
2. Cf. Totalité et Infini, (La Haye, Martinus Nijhoff, 1974), pp. 149 et suivantes; en
filigrane de ces pages, probablement rédigées en réponse à l'herméneutique de Ricœur, on
peut lire des éléments de la position de Levinas par rapport à la psychanalyse freudienne.
On lit également ici un exemple de la manière dont l'œuvre de Levinas, dans le moment où
il s'en défend, appelle une lecture psychanalytique avec l'éthique qu'elle comporte. Ainsi
de la lecture de Sibony : dans la mesure même où il prend au sérieux l'œuvre comme
symptôme, Sibony ne« lâche» pas l'auteur et le convoque en personne, ou plutôt en sujet.
264 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

universitaire,officielle,et la pensée«biblique», à usage privé. Or la pensée de


Heidegger pour sa part,a construit sa grécité sur l'exploitation et le refoulement
d'un ancrage dan la pensée biblique - juive - de l'être. La réalité de
l'extermination nazie aurait retenti sur ce fond : sous le choc de la Shoah, la
pensée de Levinas tire des sources juives,par ailleurs relativement maintenues
hors le circuit explicite de son effort philosophique, une énergie du désespoir
qui l'amèné alors à pen er contre l'être, sur le �ode christique du sacrifice de
soi, tout en déclarant« impensable» l'acte de l'extermination. Levinas aurait
ainsi été, « comme penseur, pris en otage par la Shoah » (p. 87).
On saura gré au livre de D. Sibony de se proposer ainsi comme lieu où
cela (qui s'est donné d'emblée à penser dans le développement de l'œuvre de
Levinas) puisse s'écrire. A charge de ses lecteurs de faire bon usage de cette
inscription.
Dans la perspective ainsi ouverte,la nécessité de la«sortie hors de l'être»
recherchée par Levinas devient lisible selon une dynamique précise. Le dehors
recherché a la valeur d'une défense contre la tâche d'exister dans l'«être-temps».
En deçà des attributs fondamentaux de l'être sur lesquels Levinas construit son
argumentation, Sibony repère une série de traits référés à l'être dans ce qu'on
_pounait appeler l 'éconouiie psychique de Levinas. Il reconstruit ainsi la«Scène»
initiale fondatrice de l 'œuvre, où une culpabilité intime est associée à l'être comme
tel : si je suis, c'est en tant que survivant par rapport à l'autre, victime emportée
vers la mort en présence d'un tiers témoin ou complice (p. 55 et suivantes; référence
est faite notamment à la dédicace d'Autrement qu'être). Mon être n'est plus
upportable que sur le mode de la dette infinie : le droit à l'être ne peut absolument
être assumé ; il y faut une subreption ; il y faut ma captivité, sous la forme de la
sujétion à l'infini de ma responsabilité envers l'autre.«Est-ce queje ne tue pas en
étant ? » (E. Levinas, cité p. 65)
Dans cette économie, la nécessité de répondre d'autrui est substituée à
la tâche de répondre de l'être. Levinas revendique une ratification philosophique
de cette« Scène»: l'ontologie se défait en éthique, l'inassumable et la passivité
sont plus anciens que .la position dans l'être. Dans cette revendication, dans
cette subtilisation de l'être sous les espèces d'une passivité qui n'aurait plus
rien d'ontologique, Sibony décèle plutôt un inavouable rapport pathologique à
l'être comme tel, à la tâche d'exister avec la responsabilité qu'elle comporte.
La priorité absolue accordée à ! 'autre, érigée en exigence morale au-delà du
fait de Ja précellence d'autrui, est interprétable comme un excès qui, s'il n'est
Recensions 265

pas pervers, relève de la culpabilité névrotique.


La consistance propre de l'éthique ne se réduit pas à contredire
l'ontologie. C'est bien plutôt, pour Sibony, l'appel d'être qui fait sortir de soi:
« c'est l'être, ou plutôt l'appel d'être qui fait sortir de soi, de ce qu'on croit
être, dans la mesure où il parle à ce qui déborde le soi. Le principe éthique
aurait donc pour enjeu la rencontre de la part d'être qui nous échappe; l'autre
concret, s'il est concerné, prend part aussi à cette rencontre, et sa part rencontre
la mienne. Ces parties s'entrecroisent : nous sommes acteurs et partenaires
dans la grande partie qui se joue à l'infini. C'est pourquoi dire que: 'L'exigence
éthique n'est pas une nécessité ontologique' est faux ou plutôt faussé par le
rapport sado-maso du tout-pour-l'autre. L'exigence éthique, plus qu'une
nécessité logique, est une implication vivante du rapport à l'être » (p.65). Il
faudrait citer d'abondance pour donner une idée de la teneur de ces pages.
Sibony propose une lecture de ce qu' implique de pouvoir être présent, d'exister
au regard de l'être-temps ( ce concept, utilisé dans une libre référence
occasionnelle à Heidegger, élabore aussi bien la plurivocité du Nom divin
hébraïque, en continuité avec les travaux antérieurs de Sibony). Il s'agit en fin
de compte, au-delà des impasses dénoncées dans l'éthique du don de soi prônée
par Levinas, de plaider pour une éthique du partage de soi, dans la rencontre
avec l'autre et la confrontation à l'épreuve et aux ressources de l'être-temps.

On a dit plus haut que dans l'ouvrage de Sibony, l'auteur (E. Levinas)
n'était pas lâché, et qu'il en résultait une lecture décisive. Celle-ci laisse toutefois
le lecteur perplexe, en raison notamment d'un certain défaut d'attention à la
matérialité de l'œuvre. A la limite, Sibony diagnostique que Levinas ne pense
pas, mais compense un trauma3 • Certes; mais à quel prix ce diagnostic? Est­
on pour autant quitte de l'œuvre abordée ?
« Levinas ne pense pas»:il y a de cela dans le dire de Sibony; non qu'il
n'y ait pas production de pensées, mais il y aurait, en un point précis, cession
ou capitulation sur l'acuité et l'exigence du désir de penser. Or, dans le même
temps, un tel dire fait présent à l'auditeur de son propre point d'arrimage, sur
le mode suivant:« ne pensez pas ... que pour ma part je ne lis pas Levinas».

3. « Il importe que le remède âcre, amer, toxique et discutable qu'un homme a dû


produire pour se soigner d'un grand trauma, ne fasse pas système et ne soit pas servi à
d'autres comme nourriture réconfortante» (p. 13).
266 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

En effet, il n'y a pas lecture au sens technique du terme: pas de travail soutenu
sur les textes comme tels, sur l'élaboration des concepts, etc. Certes, ce n'est
pas là le propos de Sibouy quj _prend soin d'indiquer en page 4 de couverture
qu'il«passe par le dramedeLevinas et son éthique du don. de soi» (je souligne).
L'approche en question, si elle trace son sillage à même une œuvre
philosophique, ne traite pas cette œuvre à partir de ce qui, institutionnellement,
l'inscrit dans la philosophie, à savoir le texte. IJ ne s'agit pas plus d'une critique
psychanalytique expressément basée sur le texte lévinassien : le registre est
celui de l'essai. Le diagnostic est posé en faisant I économie de l ascèse du
texte. Economie élégante, qui donne au propos une touche relativement
polémique et laisse des plages vacantes. Que signifie cette invitation à accepter
une lecture qui «ne lit pas» ?
«Et pourtant. .. il (Levinas) pense». Un tel propos serait ici à tenir en
dernière analyse aux fins de faire avancer la question de la contribution de
l'œuvre de Levinas à la phénoménologie. Il y faudrait quelque chose comme
une position philosophique instruite du diagnostic posé par Sibony, mais qui
ne s'en laisserait pas confondre.
Quoi qu'il en soit de la justesse du diagnostic posé, l'œuvre de Levinas
donne en effet éminemment à penser - il faut en assumer la mesure - une
intention qui a son poids propre, qui s'inscrit bel et bien dans la tradition
philosophique ; elle transmet et élabore, et pas nécessairement sur le mode de
! 'échec, une contribution fondamentale qui relève de la visée philosophique, et
singulièrement de la visée phénoménologique. Plus qu'au niveau des thèses,
cette inscription est opérante au niveau du renouvellement de la problématique
poser la question de la relation entre moi et autrui dan l'asymétrie, tâcher de
pen er la manière propre dont I altérité s'annonce sao se réduire à la sphère
du moi, voilà un projet original mené en diaJogue avec Hus erl et Heidegger.
Or Sibony élude la question du statut propre du discours
phénoménologique : il décide que ce statut est ici intégralement réductible au
«drame Levinas » ; de cette réduction, il ne fait pas la théorie. Ne serait-il pas
éclairant d'envisager qu'une telle «réduction» de l'œuvre au drame de son
auteur puisse présenter ses titres, voire frayer avec la réduction
phénoménologique elle-même ? A tout le moins le philosophe soutiendra
d'envisager cette réduction comme une reconduction, qui permette en un second
temps d'apprécier à neuf et de manière épurée l'architecture de l'œuvre. De ce
point de vue il faudra constater que l'�uvre de Levinas n'égale pas �e drame
Recensions 267

de son auteur, ce drame fût-il précisément de n'avoir pu accorder consistance à


l'être, insigne philosophème. Par ailleurs, la manière spécifique dont Levinas
pratique la réduction phénoménologique, en ouvrant de ce fait le champ de
l'interrogation d u côté de l'Autre et dans l'asym étrie, présente nombre
d'affinités, dont il faudrait discuter le statut, avec des éléments de la technique
et de la théorie analytiques. Ce ne serait pas la première fois que se
rencontreraient ainsi phénoménologie et psychanalyse. Sibony n'explore pas
cette voie.
Quelques remarques à propos du recours fréquent de Sibony à la notion
de« coup christique» conduisent également à questionner le caractère du propos
en relation avec la liberté prise par rapport aux textes. Il s'agit cette fois des
textes portant la figure du« Christ» dont Sibony analyse le« coup».
Cette notion (reprise d'ouvrages précédents) opère avec justesse comme
révélateur d'une économie du désir attribuée au discours chrétien. Il s'agit d'une
position de violence symbolique et de refus du manque : le Christ fait« don de
soi» pour tous, revendique une culpabilité intégrale pour des fautes qu'il n'a pas
commises, et propose ainsi l'imaginaire d'un moi totalisé, niant l'altérité. Cette
économie est précisément celle qui sous-tend l'œuvre de Levinas : sous les
concepts décrivant la subjectivité comme dénucléation ou comme substitution à
autrui, une plénitude du moi est en réalité obtenue, sur le mode de la toute­
culpabilité.
L'appel à la notion de«coup christique» fait pièce à une certaine théologie ;
mais, à force d'être systématique, il s'installe en un sens dans la sphère de cette
théologie, dont il conserve les stéréotypies de lecture sans retourner aux textes4 •
L'accès aux ressources subversives de ces textes ne serait-il pas pensable? Sibony
n'en fait qu'une mention rapide à la fin de l'ouvrage : en deçà du« Jés us donné
com me modèle», il y a le «per sonnage qui ap pel/eau paradoxe», dont l'éthique
chrétienne a « bien sûr » perdu le goût (p. 254). Est-il si sûr - et comment
fonctionne cette ambiguïté entre une certitude objective et une assurance
subjective - que le vecteur du paradoxe se serait perdu? Le déclarer assurément

4. Voir par exemple p. 201 : un verset évangélique cité dans sa traduction courante
est invoqué unilatéralement pour confirmer l'éthique du don de soi comme violence
symbolique, sans recours au texte original : « il n'y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ses amis» (Jn, 15, 13). Or cette traduction fait elle-même violence au
grec, tant pour le choix du vocabulaire que pour la syntaxe et la dynamique du verset.
268 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

perdu ne revient-il pas à éviter de penser l'action du signifiant« juif» dans la


figure de Jésus? Comment penser, quels que soient les refus ou récupérations
accessibles au diagnostic, la très paradoxale hébraïcité de textes grecs ? Une
telle question, à terme, ramènerait le débat sur le terrain initial : elle contribuerait
à préciser comment s'articule l'organisation « juive-grecque » de la pensée
occidentale, qui structure selon Sibony le rapport entre Levinas et Heidegger.

En terminant l'ouvrage, on regrettera enfin que les rares auteurs


nommément convoqués pour participer au débat le soient plutôt aux fins de
recevoir des estafilades. Le travail de penser comporte aussi, Sibony nous en
donne l'occasion, le plaisir des rencontres. Or pour sa part il mène en solitaire
une critique dont plusieurs lecteurs de Levinas avaient déjà articulé des éléments.

Christine De Bauw

Christine De Bauw, Chercheur associé aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)


et Maître de conférences aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix (Namur), est
[ 'auteur de L'envers du sujet. Lire autrement Emmanuel Levinas (Bruxelles, Ousia, 1997,
400 p.).

Richard A. Cohen, Ethics, Exegesis and Philosophy : Interpretation after


Levinas, Cambridge University Press, 2001.
Jeffrey L. Kosky, Levinas and the Philosophy ofReligion, Indiana University
Press, 2001.

Levinas, Ethics, Religion

Until fairly recently, philosophy in the twentieth century has been


criticized for its treatment of religion. Within the analytic tradition, the legacy
of logical positivism was either to dispense with religious language as totally
uninteresting or ta subject it to linguistic and logical analysis for its own sake.
These alternatives did leave room for one positive engagement, by those who
Recensions 269

were convinced that analysis ofreligious language could reclaim some form of
natural theology, often built on medieval or enlightenment foundations. But
for many this achievement left a fool odor, as if what it saved for modem
consumption was a corpse of religion rather than a living being. Within the
continental tradition, religion was often treated with greater respect but regularly
in the shadow ofNietzsche's pronouncement ofthe "death ofGod" and a general
acceptance of the notion of the disenchantment of the world. Neo-orthodox
theologians, Barth and Rosenzweig among them, did adhere to the centrality
of divine transcendence and some notion of faith and revelation, but such a
commitment seemed wholly alien to the spirit oftwentieth century philosophy.
I am speaking, ofcourse, ofboth historical religions and the very idea of
religion as some kind of engagement between the divine or transcendent and
the human in the world. To take historical religions seriously was to abandon
philosophy's claim to universality, and to take God or transcendence seriously
was to cling to obfuscation and fait to appreciate the importance and sufficiency
ofnature and reason. Among the few dissidents, Emmanuel Levinas is prorninent
and even preeminent, for his career and his thinking are both a challenge to the
philosophical tradition, especially in its twentieth century developments, and a
recovery of religion. He always called himself a philosopher, and his critical
encounters with Husserl and Heidegger and others as well certainly take place
within philosophical venues, about philosophical issues. And yet he used
religious vocabulary in his philosophical writings, wrote extensively about
religious texts and ideas, and went so far as to call ethics itself "religion". In
this regard, Levinas was an iconoclast in his own time and a thinker in advance
ofhis time.
Every book about Levinas faces enormous obstacles, I believe, regardless
of the book's precise theme or problematic. Levinas writes for experts in the
philosophical tradition as it was studied, understood, and developed in
continental philosophy ofthe twentieth century. Yet he writes both within that
tradition and against it, sometimes making points, sometimes giving arguments,
and often formulating and reformulating ideas, in a constantly groping and yet
experimental spirit. Moreover, the face to face, the domain of the primordial,
of ethics and religion, is explicitly in Levinas 's view beyond the limits of
expressibility. Everyday language, philosophical language, the language of
ontology and traditional ethics, politics and metaphysics, all ofthese can in a
certain way "testify" to this primordial domain or phenomenon, but t�y do so
270 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

always inaccurately, with distortion, and with flaws. Levinas's writing uses a
variety of tactics to emphasize this inadequacy : the very terms he uses, so
uncharacteristic of traditional philosophy, his repetitiveness, his use of overt
contradictions, and bis use of seemingly paradoxical expressions. The good
book on Levinas is conscious ofthese strategies and both uses them and clarifies
them, in order to facilitate the reader's understanding of Levinas's ideas and
his thinking.
These two books are good books about Levinas. Indeed, they are excellent
books. I would characterize one, the book by Richard Cohen, as a Levinasian
set of studies about Levinas's indebtedness to his philosophical predecessors
and about bis central views. Cohen registers a deep sensitivity and affinity for
Levinas's thought. Levinas's voice echoes everywhere in Cohen's pages.
Kosky's book, on the other hand, is not a Levinasian book. It is a rich and
significant study ofhis work in the light ofcertain problems and, in the end, an
interesting criticism of Levinas 1• Different as they are, then, these two are
extremely rewarding books, especially, I believe, if one reads them together,
for both focus on the relation ofphilosophy, ethics, and religion in Levinas and
yet differ about this nexus in provocative ways ; in so doing they take us deeply
into the core ofLevinas's contribution to modern philosophy and modern Hfe.
It is best to start with Kosky, since his goals are easier to identify and his
progress easier to plot. Kosky's problem is the role or roles ofhistorical religions
and the idea ofreligion in Levinas's philosophical thinking. This is one way of
describing his goal, to explain what relation Levinas's philosophy has to the
very idea of religion, i.e., in what sense one might call his philosophy a
philosophy of religion.
Here is another way ofclarifying Kosky's goals. He sets himselfa two­
fold project. The first part is to show how Levinas, especially the Levinas of
Otherwise Than Being, extends the Husserlian project of a transcendental
philosophy, not only by employing the phenomenological method, which he
does both early, in bis work up to and including Totality and Infinity, and late,
but also by seeking to characterize a mode of subjectivity or selfhood more

1. Kosky's book is inspired by Derrida's famous reading of Totality and Infinity and
by the philosophy ofreligion ofJean-Luc Marion. I will not make much ofthe fact, but this
is a very important difference between Kosky and Cohen, who is very critical both of
Derrida's thinking and ofhis interpretation of Levinas.
Recensions 271

fundamental than Husserl's transcendental ego, a task which he fulfills in his


later work through the account of the responsible self, as Kosky calls it. What
Kosky claims is that both Levinas and Heidegger, in Being and Time, take this
as one of their goals, and that both in fact fulfill it by casting the self or
subjectivity as primarily passive in significant ways. The difference is that for
Levinas the passivity concems responsibility and hence ethics, while Heidegger
characterizes the selfin terms of thrownness and resolute decision. Kosky asks
what Levinas's grounds are for his solution to the Husserlian problem. To put
this slightly differently, why is Levinas's ethical solution more satisfactory
than Heidegger's non-ethical, existential solution? Why is Levinas's responsible
self a more legitimate culmination of the transcendental project than Heidegger's
Dasein ? "Does the uniqueness or subjectivity of the subject consist simply in
giving itself up (Heidegger) or in giving itself to another (Levinas) ? ... On
what basis does Levinas, coming after Heidegger, decide that the subject of
phenomenology is responsibility and not existence?" (Kosky, p.125). Kosky's
answer is that Levinas's justification for his ethical solution is its grounding in
a pre-philosophical experience, the actual, lived face to face encounter with
the other. Moreover, this appeal or demand is manifest in a particular, historical
way of life, the course of Jewish historical existence and the literary reflections
on it constitutive of the Jewish tradition, especially the Bible and the Talmud.
Ultimately, then, Levinas's ethical solution is based on an interpretive choice
which he makes, based on the appeal of the other which he experiences as a
Jew and which the Jewish tradition expresses and is animated by. Furthermore,
as Kosky then claims, the focus of the interpretive divide between Levinas and
Heidegger is the interpretation of death. It is because for Levinas the death at
issue for the self is the death of the other that the subjectivity at issue is filled
up with responsibility and not anxiety and resolve.
This is the first stage of Kosky's argument. The second concems the
sense in which Levinas's thought might be understood as a philosophy of
religion. Basically, a philosophy of religion attempts to corne to grips with the
notion of a transcendent God. Kant, Hegel, and Nietzsche, as Kosky helpfully
describes, are Levinas's predecessors. Each seeks to give a philosophical account
of religion in general and historical religions in particular, by rejecting the
notion of divine transcendence, reducing it to immanence or denying it
altogether. They lead to and do not surpass the "death of God". Levinas, on the
other hand, engages in a "phenomenology of responsibility" that "sav[es] the
272 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

significance of the transcendence of God" by recognizing the responsible self


as a trace ofa transcendence that is absent but that testifies to and calls to mind
the word "God" (Kosky, XXIII). When one seeks to grasp the source or ground
of obligation that characterizes the responsible self, one is lead to utter the
word "God". In this case, as in others, religious terms corne to mind within the
venue ofresponsibility and the ethical. But in this case, Kosky registers a final
worry, that the quest for the ground of obligation and of responsibility, in any
locale beyond the face to face encounter with the human other, must end in
ambiguity. Beyond transcendence is absence, and there is no clarity and precision
about what that absence is, or indeed of its being at all. In the end, as Kosky
sees it, Levinas's philosophy is indeed a philosophy ofreligion, albeit one that
points both with clarity and with obscurity to the signification of our religious
language.
As Kosky sees it, then, Levinas's account of the responsible self salves
these two problems. It provides a solution to the Husserlian problem of a
satisfactory, complete phenomenological and transcendental account of
subjectivity and the self, and it solves the problem of the signification of the
transcendence of God in a world shaped by the "death of God". This is an
intriguing project that Kosky carries off with energy and understanding. It is
not Cohen's project, to be sure, but along.the way Kosky does d:iscass a nûmber
of themes that are as important to Cohen as they are to him, and along the way
too he registers his criticisms of Cohen's earlier work on Levinas. Before we
turn to Cohen, we should look at these themes and Kosky's treatment ofthem.
First, Kosky argues that Levinas is engaged in a Husserlian style
transcendental phenomenology that takes seriously the project ofcharacterizing
the deepest level of the self or subject, beyond its being consciousness and
beyond its intentionality. Levinas seeks to uncover a self that is prior to
experience and has a signification or sense more fundamental than being the
agent of consciousness or activity. According to Kosky, Levinas's method is
phenomenological and also transcendental ; it is descriptive but only once the
everyday or natural attitude is bracketed and once the level of intentional
consciousness is also "bracketed", as it were. And it seeks to locate the selfthat
is the condition ofall human experience and life. Kosky refers to this proj ect as
a "sort of completion" of metaphysics, after traditional metaphysics bas been
distorted (Kosky, p.3). In the language ofOtherwise Than Being, Levinas uses
a phenomenological reduction that "leads back to what is prior to the correlation
Recensions 273

of the saying and the said, that is, to the saying without the said" ; it suspends
the said and leaves the saying, which is not the speech act but the "one for the
other involved in responsibility" (Kosky, p.55). Subjectivity in the form of
saying is just what Levinas means by subjectivity as responsibility. "It is thus
the reduction to the saying which permits philosophy to describe the ultimate
(the subject as responsibility)" (Kosky, p.56)2 . In short, Kosky very clearly
and decidedly treats Levinas as using the Husserlian method of
phenomenological reduction to extend the Husserlian project and even, in a
certain sense, its Cartesian character, the characterization of the ego or self.
Secondly, Kosky at one point in his book takes Levinas to tum to "pre­
philosophical experience" and in particular to the face to face encounter with
the other. In Part One ofhis book, he discusses the priority ofethics for Levinas
and the status of ethics as first philosophy or metaphysics. But there he is
intent on showing how Levinas 's ethics, as a case of phenomenological
reduction, is itselfa mode ofphilosophy and metaphysics and hence a mode of
thinking, even if it is a thinking about what is in fact unthinkable. Kosky is
quite clear about this. For example, he refers to the Levinasian mode of
phenomenology as "the description ofethics and the responsible self' (Kosky,
p.57), and in Derridian style, he says that Levinasian ethics both constitutes
the phenomenological reduction and substitutes for it. But the reduction is a
mode of philosophy, of thought, of description and clarification. For much of
the time, that is, Kosky treats Levinas as painting to a description of a
fundamental venue, the face to face. When Kosky tries to clarify Levinas's
reason for identifying the passivity of the self with responsibility toward the
other, he takes this decision to be based on Levinas's interpretive position in
life, before the other, and as a member ofa particular religious tradition. The
tradition is Judaism, a history ofsuffering which in its texts calls for the primacy
ofresponsibility for the other.
Third, it is one ofthe central themes ofKosky's book that while Levinas
does take the Jewish tradition seriously and does give it a role to play, Levinas
is not a Jewish philosopher but rather a philosopher ofreligion. His philosophical

2. For a detailed analysis ofhow Levinas carries out this phenomenological account
ofsubjectivity as responsibility and later as substitution in Otherwise Than Being, see now
John E. Drabinski, Sensibility and Singularity : The Problem ofPhenomenology in Levinas
(SUNY Press, 2001).
274 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

thinking does achieve a recovery of the meaning of divine transcendence, within


the orbit of the ethical as primary and foundational, but the role of the historical
tradition of Judaism is not central or integral to this philosophical view. It is
ancillary and contributory perhaps, but not essential. First, Kosky argues that
Levinas's phenomenology of the responsible self "describes neither a postive,
determined religion nor actual, historie religious experience" (Kosky, p.155).
It is not based on any particular revelation, nor is it "based in religious experience
or in the authority of religious tradition" (Ibid.). Kosky argues firmly that this
means that nothing in Levinas's view is grounded in his Jewish commitments
or fidelity. Hence, he is not a "Jewish philosopher" in this sense. His Jewish
commitments do not lead anywhere philosophically for him, and anyone
- Kosky cites Cohen - who even suggests that they do must be wrong ; "the
discovery of the subject's religiosity happens in Levinas through a
phenomenology, a description of the subject as such, a subject that we all are ...
regardless of historical or cultural context - as unfashionable as such
considerations might currently be" (Kosky, p.157)3•
Nonetheless, as Kosky later claims, Levinas does find a special role for
the historical tradition of Judaism to play ; Judaism does have a contribution to
make (Kosky, pp.163-170). He puts it this way: "Judaism bas made it possible
for phenomenology to articulate such a religiosity because Judaism has
produced, in the history of (Western) man, the responsibility whose analysis
articulates this religion without religion" ; "the event of Judaism" in a certain
sense initiated the "epoch" of responsibility which Levinas 's philosophy
analyzes and articulates (Kosky, p.164). Judaism and its teaching introduced
history to the notion of responsibility, continued to present it in its teachings,
and manifested the significance of it in its history of suffering. Indeed, as Levinas
stresses in his Talmudic commentaries, the role of election, of doing before
hearing, of the priority of passivity, constitutes one of the central Jewish
teachings and legacies (see Kosky, p.167). In this way, Kosky argues that for
Levinas Judaism play s an important role in his philosophy without
compromising its phenomenological status (Kosky, p.169). As Levinas himself

3. Kosky elaborates this criticism of Cohen and Robert Gibbs (pp.156-159) and
also against the strategy ofusing "Judaism's universalizing tendency" to try to mitigate the
particularity of Levinas's historical commitments and account for how Levinas can be a
Jewish philosopher and yet articulate a non-particular account ofthe responsible' self.
Recensions 275

puts it, "My work, which is situated in the fullness of the documents, beliefs
and moral practices that characterize the positive fact of Judaism ... attempts to
return to ... structures or modalities ... hidden beneath consciousness ... [and
which] can be discemed by a phenomenology attentive to the horizons of
consciousness, and in this sense (despite its use of biblical and Talmudic
documents and formulations) it is a phenomenology prior to a theology ..."
(Levinas, In the Time ofthe Nations, quoted by Kosky, 170).
Finally, at the very conclusion of his book, Kosky suggests a criticism of
Levinas's philosophy of religion, his phenomenology of the responsible self
that opens up the opportunity for the word "God" to corne to mind. The
responsible self is a trace of the transcendent. The face of the other appeals to
the self, accuses it, and demands its responsibility. The individual seeks to
grasp the ground of this obligation to the other and for the other, and finds it,
Levinas claims, in an absence beyond the transcendence, in what he calls illeity,
which he calls "God". The face "invokes a naming of God"; "the responsible
self is a witness to God" (Kosky, p.188). God is, as it were, other than the
human other, "whose absence inclines me to responsibility for others" (Kosky,
p.191). But, Kosky points out, this means that "an element of anonymity haunts
responsibility" (Kosky, p.193 ). In his very early work, Levinas had identified
the horrifying anonymity of being itself, which is "interrupted" by the emergence
of subjectivity and then by the face to face encounter with the other (Kosky,
pp.193-94). The il y ais horrifying, terrifying, and threatening, and Levinas
takes subjectivity and responsibility to mark an escape from it. But if
responsibility is itself grounded in anonymity, then it too marks the impossibility
of escape. "For Levinas, then", Kosky argues, "every thing hinges on
distinguishing two types of anonymity ... [but as Levinas describes the self's
situation, it] cannot tell whether it is exposed to God or to the il y a" (Kosky,
p.194). In the end, Levinas may be right that we are primordially responsible,
but that may be all we can know. Beyond that, there is nothing clear. It may be
that the face is a trace of God, of Being, or of nothing at all. "In [Levinas's)
philosophy of religion, God is given only in confusion or ambiguity" (Kosky,
p.196). We may corne to realize that we are obligated, but we may have no idea
why.
Cohen's book is guided by the idea of "ethical exegesis". This is not so
much a central issue or problem as it is the guiding thread of the essays that
compose this book. Cohen does not, like Kosky, organize an argument around
276 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

a problem or a set of problems. Rather he explores aspects of Levinas's


philosophy with this central idea in mind. He addresses it explicitly in the
Introduction, Conclusion, and Chapter 7, but in a sense it is present everywhere.
In order to show how, let me say something about the essays of the book and
then try to clarify the main idea behind "ethical exegesis". Finally, I want to
ask how Cohen deals with the four themes I identified from Kosky's book.
Cohen's book has an introduction and two parts. Part One includes four
chapters. Since Cohen views Levinas as marking a break with contemporary
philosophy, he includes in these chapters discussions of some of Levinas 's
most important predecessors, as background for Levinas 's innovative
development. Chapter 1 is about Bergson and how Bergson should be viewed
as marking a crucial turning point in Western philosophy, one that concerns the
relationship between reason and revelation. Chapter 2 is a general chapter on
Husserl, the phenomenological tradition, andLevinas's place in that tradition.
Chapter 3 is a study ofLevinas's 1940 essay on Husserl and Levinas's insight
into the ethical dimension in Husserl's thought. Finally, Chapter 4 challenges
Heidegger 's philosophy and his politics from the point of view of aLevinasian
ethical metaphysics.
Part One is called "Exceeding Phenomenology" and Part Two is entitled
"Good and Evil". Part One situàtes Levinasian philosophy in terms of its past,
in particular Husserlian phenomenology and Heideggerian ontology; Part Two
examines its development, its character, and its present situation. The latter
contains six chapters. Chapter 5 is a brief overview of Levinas's two major
works that seeks to show their continuity, how the exploration of the transcendent
other in Totality and Infinity is complemented by the account of moral
subjectivity in Otherwise than Being. Cohen then, in Chapter 6, embarks on an
extended and detailed examination of the "structure of moral subjectivity" or
the "maternai psyche" in the latter work (Cohen, pp.162-63).
Together with the introduction and conclusion, Chapter 7 contains
Cohen's treatment of the "ethico-exegetical approach that operates in Emmanuel
Levinas's work" (Cohen, p.216). To be sure, Levinas is a philosopher and his
philosophical method is phenomenological in a sense and more than that. But
Levinas is also a reader of texts, religioùs and otherwise, and here, as Cohen
claims, his method is exegetical and ethical.
Levinas 's philosophy attempts to identify and clarify the ethical
foundations of human existence; his exegetical encounter with the texts of the
-- ------------

Recensions 277

Jewish tradition calls upon us to take that tradition and its teachings seriously,
all ofus whether Jews or non-Jews. But Cohen then asks : "after all the horrors
of the twentieth century, are we really expected to continue to take any ethico­
religious tradition seriously ?" (Cohen, p.266). Can we still affirm anything
about God, Judaism, and ethics after the horrors ofNazism ? Does the Holocaust
have any positive meaning ? These are the questions Cohen addresses in Chapter
8, where he analyzes Levinas 's essays about the sufferings of the Holocaust
and claims, in their aftermath, that "regardless of God's silence or absence, ...
we must be moved in our afflictions by the afflictions of our fellow humans"
and like the Jewish people "love the Torah more than God". After Auschwitz,
we must continue to act out of our responsibility and sense ofjustice (Cohen,
p.281).
Cohen 's book concludes with a chapter in which he defends Levinas
against the reading and humanistic criticism ofPaul Ricoeur (Chapter 9) and a
final chapter that places Levinas's commitment to the primacy of ethics in our
very scientific world.
I think that Cohen's primary goal is to show how deep the break is between
Levinas and the philosophical tradition and how novel, therefore, his central
teaching really is. There is a tendency to treat philosophy, in the spirit of Plato
and Aristotle , as a cognitive achievement. Philosophy may aim to be
metaphysical, we might say, but its nature is epistemological. Philosophy is a
method of inquiry and argument, an itinerary of thought, which culminates in
an understanding of the world and human existence. I think that for Cohen,
Levinas 's break with this conception of philosophy is at the core of his
achievernent and significance ; it is part of what the contrast between totality
and infinity is all about. Levinas does not want to teach us more about ourselves ;
he wants us to be better persons. His convictions are not pre-ontological as
rnuch as deontological. Infinity and transcendence are not about expanding our
knowledge ; they are about changing our lives. To say that human existence is
fundarnentally and primordially normative is not to say sornething about our
nature or situation as persans ; it is to testify to the responsibilities and obligations
that we ought to be fulfilling in our lives. This, I think, is Cohen's core insight
about Levinas, the core of his account of exactly how Levinas is a follower of
Husserl, a critic ofHeidegger, and a reader ofJewish texts (as well as others). In
short, it is the core insight ofboth Levinas 's philosophy and the ethico-ex�getical
278 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

approach to texts, as Cohen calls it, that Levinas then employs4 • In his book,
Cohen first lets this conception of the ethical in Levinas show itself in Levinas's
emergence from his background and then he exposes it in Levinas's own work,
especially in Otherwise than Being. He examines what it means for his method of
reading texts and then what role it plays historically, in Levinas 's encounter with
the Nazi Holocaust.
Let us say that Levinas's phenomenological method locates the ethical
- the face to face encounter, the self for the other, responsibility- as primordial.
What, then, is the "ethical exegesis" that Cohen claims is Levinas's approach to
texts? Cohen begins his book with a very helpful insight, that Levinas's audience
is not everyday folk, non-intellectuals, but rather the intellectual elite who are
infatuated with knowledge and the quest for knowledge, with science, and who
are among the "cultured despisers of religion" of whom Schleiermacher spoke
(Cohen, pp.1-2). What Levinas seeks to show these intellectuals is that the most
important thing for us is ethics, living lives of responsibility and justice. Cohen
may be overly optimistic when he says that most people know that ethics is
fundamentally important, but he surely is right that to modern intellectuals, the
hegemony of knowledge is powerful and needs to be engaged and overthrown.
Levinas's task, then, is to show that ethics is not the only important thing in our
lives but it is the most important (Cohen, pp.4-6). Moreover, he wants to
demonstrate this ethically, by showing the shortcomings of knowledge and the
character and significance of ethics. Thus, Levinas 's philosophy must be a kind
of testimony or witnessing, a painting to something to which everything else in
our experience is indebted and on which it is grounded. Levinas's point, then, is
simple : "it is better to be good than anything else. It is better to help others than

4. There are times when Cohen uses the expression "ethical exegesis" for the approach
Levinas takes to Talmudic and other texts, that exposes the central ethical teaching as
fundamental and rnost important to human life. There are also times, however, when he
uses the expression to refer to Levinas's philosophy, which seems to include both his
phenomenological inquiry that exposes the face and the being for the other and his
interpretive encounter with Jewish texts. At this stage in his book, I find this imprecision
confusing and so here I take Cohen to be using "ethical exegesis" to refer exclusively to
Levinas's method of reading and interpreting texts ; we might call his philosophy either
"ethical metaphysics" or "ethical phenomenology". In the end, Cohen may mean to claim
that it is really impossible to segregate Levinas 's philosophical thinking from his exegetical
reading. But for our purposes and at least for now, it is helpful to do so.
Recensions 279

to help ourselves. Nothing in the world is more precious than serving others. I am
my brother's keeper. Love thy neighbor as oneself." (Cohen, p.11)
If this is Levinas's central teaching, what is "ethical exegesis" ? Cohen
says, "ethical exegesis ... would be philosophy conscious of the true stature of the
good" (Cohen, p.11), and he says that we find it in Plato and in the Talmud.
Cohen adds : "philosophy as ethical exegesis - discovering the ethical in the
ontological, seeing the lower in the light of the higher, not anthropology but
ethics - is attuned to this deeper, weightier, truer history that defies straightforward
language and is refractory to the light of publicity" (Cohen, p.15). Ethical exegesis,
then, is philosophy insofar as it is a reading of texts - Talmud, Bible, Plato,
Descartes, and more-, the aim of which is to locate the ethical and expose its
stature, as the most important thing for human life. Levinas is not always doing
ethical exegesis, but bis works are filled with episodes of it. Levinas as a
philosopher often reads texts of the philosophical tradition and of the Jewish
religious tradition ; when he does so, he seeks to unearth and expose the ethical.
His task, Cohen claims, should be our task. And to expose the central importance
of the ethical is not different from seeking to be good, as good as one can be,
which is to serve others, to act for the widow, the poor, and the orphan5•
In the final chapter of the book, Cohen shows that he has intended the
expression "ethical exegesis" to have a very broad scope. "Because philosophy
- like life - must be exegetical and ethical does not mean that it is not also
critical, argumentative, analytical, logical, and reflective. Rather, it means that
these approaches, all crucial to philosophical thought concemed with truth, find
their ultimate context - their ultimate significance - in the unsurpassable yet
non-encompassable encounter of one human being with another, and with all
others, and hence in the overriding exigencies of kindness and faimess" (Cohen,
p.326). In the end, when properly understood and properly conducted, thinking
always serves the purposes of morality, and what goes for thinking in general,
certainly goes for philosophy in particular. Ultimately, then, Levinas 's philosophy
and his ethical exegesis cannot be segregated; they are a whole. But also no other
philosophy can be segregated from ethical life ; some philosophies serve and

5. In Chapter 7, Cohen provides an extended treatment ofthis exegetical exegesis,


how it fits into a tradition ofwhat he calls, after Buber, "Biblical humanism", and how this
mode ofexegesis should be contrasted with other methods, such as those of Spinoza and
Nietzsche.
280 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

express that life more honestly, without distortion, and with devotion ; some do
not. Cohen calls "the philosophical manner in which a proper appreciation for
this moral imperative priority is accomplished" "ethical exegesis - commentary
upon commentary" (Cohen, p.336; see also ibid., p.337). This approach, I take
it, includes all of Levinas's philosophical thought and his interpretive, textual
readings. All of this is commentary upon commentary, both his readings of
Talmudic texts and his readings of the philosophical tradition.
Cohen's book is a book of readings, of Bergson, Husserl, Heidegger,
Ricoeur, Levinas, and much else. It is his attempt to engage in and exemplify
ethical exegesis, while attempting to clarify how others have or have not done
so. Hence, it is an exhortation as much as an interpretation, for to witness to
ethics is to expose the central importance of the moral obligation to
responsibility, not just to say what it is but actually to uncover, as it were, its
normative force. To take seriously the central importance of the ethical is to
respond to the ethical, to be good ; there is no other way.
Cohen's book, then, is a deep book about philosophy, ethics, and human
life. lt does not have the linearity that we find so clearly in Kosky's book. But
we find an immediacy, a passion, and an urgency in it that is more than
intellectual and philosophical in some narrow or traditional sense. It does not
make a demand, but it exposes one.
It is not surprising, then, that Cohen and Kosky differ in very interesting
ways. If we look at the four themes that I discussed earlier with reference to
Kosky, some of these differences will become apparent. To be sure, Cohen's
book is very rich. Many topics arise frequently throughout the book and yet
with interesting reformulations and cast in distinctive ways. For this reason, I
may not be doing Cohen complete justice in this type of comparison. But there
certainly seem to be some evident differences between the two, and it is worth
trying to set them out.
First, what does Cohen think about Levinas's relationship to Husserl and
the sense in which Levinas can be thought to have extended the Husserlian
transcendental phenomenology? Cohen, who has translated Levinas's essays on
Husserl, spends part of one chapter and the whole of another discussing Levinas 's
extraordinary and important debt to Husserl. "Where the great phenomenologists
disagreed with Husserl, and among themselves, would not be about the depth or
originality of philosophy, but rather about its starting point, that is to say, about
the origin of signification. For Husserl this source increasingly became the
Recensions 281

representational intentionality of an absolute transcendental ego ; ... while for


Levinas it is the inordinate responsibility of one for the other" (Cohen, p.59).
Clearly, then, Cohen sees Levinas as a phenomenologist who, like Husserl, is
seeking the "origin of signification" or meaning ; he finds it, however, not in
some account of the meaning-constituting subject but rather in the subject's
attitude toward the face of the other, i.e., in responsibility. Cohen even finds
Levinas saying as much in 1930 : "The reduction to an ego, the egological
reduction can be only a first step toward phenomenology. We must also discover
'others' and the intersubjective world." (Cohen, p.77)6 Levinas is not saying, at
this early stage, that his own account of the responsible self does in fact carry out
that project or that it will replace the transcendental ego, which is Husserl's
origin, but it certainly seems to point in the direction of Levinas 's discovery of
the primacy of the face to face encounter. Cohen never doubts that Levinas's
method is phenomenological ; he refers to the results of Time and the Other and
Existence and Existents, from hypostasis, solitude, and enjoyment to fatigue,
worldliness and eros, as "layers of intentional meaning" and "layering of distinct
phenomenological regions" (Cohen, pp.87-88). And even though he then points
out that, in Totality and Infinity , Levinas 's eventual account of ethics and justice
is "supra-phenomenological", he does see sections two, three, and four as offering
"the same multi-layered account, the same phenomenological fleshing out of
subjectivity and world ... [in terms of] regions of meaning" (Cohen, p.88 ; see
also ibid., pp.147-48).7
But Kosky goes further ; he emphasizes that Levinas 's phenomenology
results in a different account of subjectivity and one that shares a number of
features with Heidegger's account of Dasein. Like the responsible self,
determined by passivity and election, Heidegger's Dasein is marked by
thrownness and affection. Where does Cohen stand on these issues ? First, I
think that he has a keen sense that the type of passivity involved in the

6. Here Cohen quotes Levinas in The Theory ofIntuition in Husserl s Phenomenology


(Evanston: Northwestem University Press, 2nd edition, 1995), p.150.
7. I should mention that Cohen's account of Levinas's indebtedness to Husserl,
even in Levinas's early period, is extremely rich. He has, for example, a very nuanced and
deep account of the issue of the motivation for philosophy, a problem that Fink raised about
the motivation for the phenomenological epoche in Husserl and that was inherited by
Heidegger as well as Levinas. See Cohen, pp.88-98.

---·1
282 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

responsibility of subjectivity, prior to spontaneity and passivity as Kant would


have them, is already noted by Levinas's in Husserl's account of internai time­
consciousness and the Urimpression at its core (Cohen, pp.114-115). Second,
he takes the portrait of moral subjectivity as one of the central themes of
Otherwise than Being (Cohen, pp.149-150; also Chapter 6, especially pp.182-
215). Thirdly, he argues that Levinas's treatment oftime, death, and sensibility
is deeper and importantly different from Heidegger's account, in ways that
minimize, I believe, any senses in which their accounts are similar. If
responsibility and anxiety both bespeak a kind of passivity, their character is
radically different, as Cohen goes on to spell out in Chapter 6.
We can now tum to the second theme discussed above : the role of pre­
philosophical experience in Levinas 's thinking. Here I can be brief. For Cohen
this question is at the very heart ofhis interpretation and appreciation ofLevinas,
as I tried to indicate earlier. Kosky treats Levinas as another philosopher in the
Western tradition ; his ethical metaphysics is a philosophy of religion in the
Kantian, Hegelian, and Nietzschean tradition. lt is very much a philosophy, a
view that shows how the notion of a transcendent God can be recovered and
retained. For Kosky, Levinas's work is not about historical religious traditions,
nor is it directly about life itself. It is thought. Hence, one can ask and answer
how independent it is from "pre-philosophical" experience, from life as
particular individuals live it, for such experience might very well compromise
the thought's status or play some role in behalf of the thought itself.
For Cohen, this approach to Levinas misses precisely what is so dramatic,
innovative, and important about Levinas's work and his philosophy. As he sees
it, Levinas's most profound novelty is to break with the emphasis on knowledge,
totalization, and science in modem philosophy and culture ; it is to testify to
the character of our ethical responsibility and to its importance in our lives.
Hence, it is to see accurately what is most important to us as human beings and
thereby to live better lives. Levinas's philosophy is ultimately about ethics, not
about thinking about ethics. lt is about generosity and justice, doing and living,
a life ofvirtue. To ask how Levinas's philosophy is related to "pre-philosophical
experience", in Cohen's view, is already to fail to understand what is special
and important about Levinas's contribution.
To turn to our third theme : is Levinas a Jewish philosopher? In a sense,
this was one of Kosky's central concems, since his ostensive goal is to show
how Levinas can be viewed as a philosopher of religion but not a r�ligious
Recensions 283

philosopher. Cohen, on the other hand, while recognizing completely what


Levinas himself has said about his Judaism and the autonomy of his
philosophical work, would nonetheless argue, I believe, that the connection
between Levinas's ethical philosophy and his Jewish commitment is much
more searnless thanKosky would want us to think. As we have seen, Levinas's
"ethical exegesis" discloses the ethical foundations of hurnan life, and it does
so as philosophy and as exegesis of texts, Jewish and philosophical. Speaking
to misguided philosophers and intellectuals, Levinas is a philosopher
interpreting and revising the philosophical tradition ; speaking to Jewish
intellectuals, he is a Jew interpreting the Talmud; speaking to the Jewish public,
he is a Jew interpreting events and texts. I think that Cohen treats this project
as a whole and not as discrete, segregated tasks. Hence, just as Levinas's
philosophical inquiry into the face to face and moral selfhood ultimately testifies
to the origins of rneaning for human life in general, so his Talmudic readings
disclose ethical teachings about justice and generosity that are binding and
revealing for all human beings. To be sure, Levinas's commitment to Judaisrn
as a particular set of texts and practices, with a particular history, does not
determine the results of these inquiries and readings, but it does situate him in
the world and in history as a member of a persecuted and suffering people,
whose destiny is to reveal and teach the importance of justice for human life.
One does not have to be a Jew to understand ethics or live an ethical life ; nor
does one have to be Jewish to read and interpret Jewish texts or to suffer. But
being Jewish does situate one in a place proximate to one set of texts and a
historical memory that retain an understanding of the centrality and importance
of ethics for human life. Kosk:y is very careful to keep Levinas's Jewish thinking
separate from his philosophy, in order to clarify the relation between the two ;
Cohen is just as careful at times to keep them separate and at times to mingle
them, to show how intertwined they are for Levinas.
Finally, we should turn to God. I think that what may very well distinguish
Kosky and Cohen on the role of God and that which stands behind the
obligatoriness of responsibility in Levinas 's philosophy is connected to their
different approaches to the Holocaust, and this is associated with the historical
immediacy and concreteness ofCohen's view and the abstractness ofKosky's.
Ifl recall correctly, there is no mention whatsoever inKosky's book ofNazism,
the death camps, or the Holocaust. InCohen's book, on the other hand, there is
one chapter wholly devoted to Levinas's writings on the Holocaust and, frequent
284 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

discussion, much of it in connection with Heidegger and bis Nazism (Cohen,


Cbapter 8 and also pp.104, 134-35, 159). Since both books deal so extensively
with the details of Levinas's ethical metaphysics, his relationship to the
Husserlian tradition, bis relationship to Heidegger, and the religious dimension
of bis ethics, this clear difference in their books certainly stands out. It is very
possible that the two books simply address different problems and that this
accounts for this di:fference as well, but I am inclined not to think so. Kosky
takes Heidegger very seriously as an alternative to Levinas ; Cohen seeks to
clarify and defend Levinas's critique of Heidegger consistently. Kosky treats
Levinas as a philosopher who is post-Husserlian, post-Kantian, and post­
Hegelian; Cohen acknowledges Levinas's debts but emphasizes his novelty.
One way of putting their difference about God, I think, is to say that for
Kosky it makes sense to acknowledge one's own responsibility and obligation
toward the other without being certain about what grounds that obligatoriness,
while for Cohen it does not. For Cohen, encountering the Holocaust should
lead one to justice toward others; it should not primarily lead to thinking about
God. In history, suffering leads some to seek to aid and comfort fellow human
beings; it leads otbers to q_uestion the existence and benevolence of God. In a
sense, however, wbat is most important is the sense of responsibility towards
one's neigbbor ; the tbeological questions may or may not be satisfying or.
compelling. ln the end, however, they are irrelevant to what we should do.
Kosky raises an intriguing theoretica� philosophical question about whether
our obligations to others are grounded in anything at ail or whether they are
grounded in God, whether we are inclined by them to name God. But for Cohen,
this is not a problem for Levinas as much as a problem that might arise for
people, whose theological grip is loosed or destroyed. But the real issue is not
what they think in the wake of suffering as much as what they do, and the latter
depends only upon their recognition of how important justice and goodness
are in our lives and hence what we should do to better the lives of others.
For Cohen, as he reads Levinas, the way to respond to the Holocaust is
to reach out to others and aid them, assist them, support them; the issue is what
kind of life to live, not what to think. For Kosky, the Holocaust is no special
problem for a philosophy of religion that should show us how to retain a notion
of a divine transcendence in a world of the "death ofGod". What is a problem
is the inability to articulate the precise character of the absences that lie behind
both existence and obligation, for in fact the two might be one or indeed nothing
Recensions 285

at ail.
One of the chief legacies of the twentieth centwy is that the history of
philosophy in it has left us perplexed and provoked about the very character of
philosophy and its relation to life and to religion. These books compel the
reader to reflect on this problematic in serious ways and to reflect as well on
deep and important problems raised by the work of Emmanuel Levinas. For
anyone interested in philosophy, these are significant tasks. Insofar as their
books provoke the reader to perform them, Kosky and Cohen leave us in their
debt.

Michael L. Morgan

Michael L. Morgan is Pro/essor of Philosophy at Indiana University in Bloomington.


His recent books include : (ed.) A Holocaust Reader (Oxford, 2000) ; with Paul Franks
(translations, notes, and essays) Franz Rosenzweig: Philosophy and Theological Writings
(Hackett, 2000); Interim Judaism (Indiana University Press, 2001); Beyond Auschwitz
(Oxford, 2001).

Emmanuel Lévinas. Kontexte Seiner Ethik


Berlin, 9 et 10 juin 2001

Ce colloque, qui s'est tenu au mois de juin dernier à Berlin, n'était pas
organisé par une instance universitaire, mais dû à l'initiative de la « Société
pour la philosophie et les science de la psyche» (Gesellchaftfi).r die Philosophie
und Wissenschaften der Psyche), une association qui rassemble des philosophes
et des psychiatres et organise régulièrement des séminaires de lecture et des
colloques d'inspiration phénoménologique.
Ce colloque s'est tenu sous la forme d'un« atelier» (Workshop), précédé
de réunions préparatoires. Il a été encadré par deux conférences de Sabine
Gürtler et Jacques Dewitte, entre lesquelles ont eu lieu trois tables rondes pour
chacune desquelles un intervenant principal a présenté un exposé suivi d'une
longue discussion, chaque séance s'appuyant sur la lecture de passages des
écrits de Lévinas (il faut ici signaler que pratiquement tous ses écrits ont été
traduits en allemand dans des éditions pourvues d'annotations critiques et que

----- ------------------- -
286 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

la qualité des traductions semble excellente).


Dans sa conférence « Die ethische Verfassung des Psychismus »
(«La constitution éthique du psychisme»), Sabine Gürtler, qui conçoit l'éthique
lévinassienne comme une«éthique élémentaire»( notion qu'elle emploie pour
la distinguer d'une«éthique fondamentale» au sens de la pensée allemande de
la fondation rationnelle), a insisté, en s'inspirant principalement d'Autrement
qu 'être, sur l'expérience éthique de l'« exposition » ou de l'« être exposé ».
L'exposé de Christine Lemke « Jdentitat - Selbigkeit ohne Sein ? »
(« Identité - mêmeté sans être ? »), a présenté une recherche en cours où, à
partir de Lévinas, C. Lemke met en avant la notion d'« alliance» (Bund) dans
un sens renouvelé, ainsi que celle de « permissive Wertethik » (« éthique
permissive des valeurs »), qui a suscité beaucoup de perplexité parmi les
participants.
Dans son exposé « Ethik im Kontext des Dritten » (« Ethique dans le
contexte du tiers»), Bernd Reiter a présenté, dans un dialogue critique avec un
article de R. Bernasconi, une réflexion très stimulante sur le Tiers dans la pensée
lévinassienne, en insistant sur la différence entre une première partie de son
œuvre à laquelle il reproche un « interdit de la médiation »
(«Mediatisierungverbot ») et les textes ultérieurs où apparaît le thème du tiers
et de la justice(«l'entrée du tiers» dans Autrement qu'être). Il s'est également
interrogé sur le statut exact de ce Tiers d'un point de vue politique.
Christian Kupke( qui dirige la Société organisatrice), dans un exposé intense et
passionné, intitulé«Das Mehr-Denken des Unendlichen »(«Le penser-plus
de l'infini»), s'est, lui, interrogé sur le«motif» qui peut pousser à«s'arracher
à la totalité», et sur les implications de cette pensée de l'infini qui comporte
une sorte de surplus interne, un« penser-plus» qui dépasse la compréhension
du penseur lui-même. Cette réflexion a fait ressortir une proximité inattendue
entre la pensée de Lévinas et un certain aspect de l'idéalisme allemand.
Dans sa conférence« Wandlungen im Denken von Lévinas. Eine kritische
Auseinandersetzung » (« Mutations dans la pensée de Lévinas. Un débat
critique»), l'auteur de ces lignes a esquissé le cadre général d'une interprétation
déjà présentée dans un article ancien, et qu'il compte développer prochainement
dans un livre. Il s'agit de la différence d'inspiration entre le« premier» et le
«second» Lévinas, à savoir principalement entre Totalité et Infini et Autrement
qu 'être, avec une prédilection marquée pour le premier ouvrage( et notamment
pour sa seconde section) et de fortes réserves en ce qui concerne le sec,ond. A
Recensions 287

été avancée l'idée que la première pensée de Lévinas est une pensée du« à la
fois» (à la fois la« séparation» ou la jouissance et la relation éthique ou le
désir métaphysique), alors que la seconde pensée est une pensée du« ou bien...
ou bien» (dilemme qui n'en est pas vraiment un, puisque le sujet ne peut se
soustraire à l'obligation,« il ne peut pas ne pas...»). Cette longue conférence
divisée en deux parties a été suivie d'une discussion très animée.
Cette manifestation témoigne de l'intérêt très vif que continue à susciter
en Allemagne la pensée lévinassienne à travers tous ses aspects. La société
organisatrice compte publier prochainement les actes de cet« atelier».

Jacques Dewitte, Berlin


288 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

Ouvrages sur Lévinas parus en 2000-2001

en francais

•DEBES, Joseph, Lévinas, l'approche de l'autre : lire Emmanuel Lévinas au


cœur des banlieues, Ed . de l'Atelier, 2000.

• FERETTI, Giovanni, Ontologie et théologie chez Kant : relire Kant après


Heidegger et Lévinas, Cerf, 2001.

• LÉVINAS, Emmanuel, Positivité et transcendance, suivi de Emmanuel Lévinas


et la phénoménologie (collectif), sous la direction de Jean-Luc Marion, P.U.F.,
2000.* 1

•KA.YSER, Paulette, Emmanuel Lévinas: la trace du féminin, P.U.F., 2000.

•PEREZ, Félix, En découvrant le quotidien d'Emmanuel Lévinas: ce n'est pas


moi, c'est l'être, L'Harmattan, 2000.

•REY, Jean-François, La mesure de l'homme. L'idée d'humanité dans la


philosophie d'Emmanuel Lévinas, Ed. Michalon, 2001.

•ROLLAND, Jacques, Parcours de /'autrement: lecture d'Emmanuel Lévinas,


P.U.F., 2000.*

• SAINT-CHERON, Michaël (de), De la mémoire à la responsabilité : dialogue


avec Geneviève de Gaul/e-Anthonioz, Edgar Morin et Emmanuel Lévinas,
Dervy, 2000.

• SEBBAH, François-David, L'épreuve de la limite, Derrida, Henry, Lévinas et


la phénoménologie, P.U.F., 2001.*

1. Les références marquées d'une astérisque sont celles des livres dont la recension
détaillée figure ci-dessus.
Recensions 289

• SEBBAH, François-David, Lévinas : ambiguïtés de l'altérité, Belles Lettres,


2000.
• SrnoNY, Daniel, Don de soi ou partage de soi?: le drame Lévinas, O. Jacob,
2000.*

en anglais

•AJZENSTAT Oona, Driven Back to the Text-The Premodern Sources a/Levinas s


Postmodernism, Pittsburgh, Duquesne University Press, 2001.

•BENSO Silvia, The Face of Things : a different side of ethics, Albany, State
University of New York Press, 2000.

• BLOECHL Jeffrey (Ed.), The Face ofthe Other and the Trace o/God: Essays on
the Philosophy ofEmmanuel Levinas, New York, Fordham University Press,
2000.

•CAYGILL Howard, Levinas and the Political, Routledge, 2001.

•CHANTER Tina, Time, Death, and the Feminine, Stanford, Stanford University
Press, 2001.

•COHEN Richard, Ethics, Exegesis and Philosophy : Interpretation after Levinas,


Cambridge, Cambridge University Press, 2001. *

• CRITCHLEY Simon, The Ethics of Deconstruction : Derrida and Levinas,


Edinburgh University Press, 2000.

• DRABINSKI John E., Sensibility and Singularity: The problem ofPhenomenology


in Levinas, Albany, State University of New York Press, 2001.

• DUNCAN, Diane-Moira, The Pre-text ofEthics : on Derrida and Levinas, Peter


Lang, 2001.

• EsKIN, Michael, Ethics and Dialogue - In the works of Levinas, Bakhtin,


Mandel shtam and Celan, Oxford, Oxford University Press, 2000.
290 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

• HENDLEY Steven, From Communicative Action to the Face of the Other : Levinas
and Habermas on Language, Obligation, and Community, Lexington Books,
2000.

• HYDE J.Michael, The Cali of Conscience - Heidegger and Levinas, Rhetoric


and the Eutanasia Debate, University of South Carolina Press, 2001.

· KosKY Jeffrey L., Levinas and the Philosophy of Religion, Bloomington,


Indiana University Press, 2001.*

• NEWTON Adam Zachary, The Fence and the Neighbor : Emmanuel Levinas,
Yeshayahu Leibowitz, and Israel among the Nations, Albany, State university
of New York Press, 2000.

• SRAJEK Martin C., In the Margins of Deconstruction : Jewish conceptions of


Ethics in Emmanuel Levinas and Jacques Derrida, Duquesne University Press,
2000.

• STANFORD Stella, The Metaphysics of Love - Gender & Transcendence in


Levinas, Athlone Press, 2001.

• WRIGHT Tamara, The Twilight of Jewish Philosophy : Emmanuel Levinas'


Ethical Hermeneutics, Gordon & Breach Publishing Group, 2000.

• MELVYN New, Richard Cohen, and Robert Bemasconi (Ed.), In Proximity :


Emmanuel Levinas and the Eighteenth Century, Lubbock, Texas Tech University
Press, 2001.

en allemand

DELHOM, Pascal, Der Dritte. Lévinas'Philosophie zwischen Verantwortung und


Gerechtigkeit, München, Fink, 2000.*

• FRITSCH-ÜPPERMAN, Sybille (ed.), Das Antlitz des Anderen, Emmanuel Levinas'


Philosophie und Hermeneutik ais Anfrage an Ethik, Theologie und
interreligiosen Dialog, Loccum, Evangelische Akademie, 2000.
Recensions 291

• GüRTLER Sabine, Elementare Ethik : Alteritat, Generativitat und


Geschlechtverhaltnis bei Emmanuel Lévinas, München, Fink, 2001. *

,KuJN, Branko, Das Gute var dem Sein. Levinas versus Heidegger, Frankfurt
a.M., Peter Lang, (Reihe der ôsterreichischen Gesellschaft zur Phiinomenologie),
2000.

• LETZKUS, Alwin, Dekonstruction und etische Passion. Denken des Anderen


nach Jacques Derrida und Emmanuel Levinas, München, W. Fink, 2001.

• PLüss, David, Das Messianische - Judentum und Philosophie im Werke


Emmanuel Lévinas ·, Stuttgart, Kolhammer, 2001.

· RErrERATH, Marion, Die Metaphysik des moralischen Subjekts bei Emmanuel


Levinas - Levinas und Ernst Bloch, Hamburg, J.Kovac, 2000.

• RüTTER, Susanne, Herausforderung angesichts des Anderen - Von Feuerbach


über Buber zu Lévinas, Freiburg/München, Alber, 2000.

• ScHWIND, Georg, Das Andere und das Unbedingte. Anstofle von Maurice
Blondel und Emmanuel Levinasfar die gegenwartige theologische Diskussion,
Regensburg, F.Pustet, 2000.

• STAUDIGL, Barbara, Ethik der Verantwortung, Die Philosophie Emmanuel


Lévinas' ais Herausforderung far die Verantwortungsdiskussion, Würzburg,
Ergon, 2000.

en néerlandais

• WELTEN, Rudolphus B.J.M, Fenomenologie en beeldverbod by Emmanuel


Levinas en Jean-Luc Marion, Utrecht, Damon, 2001.

•DE JoNG, Auke, Perikelen in de ruimte tussen het goede en het zijn: over de
verhouding van Levinas tot Heidegger, Amsterdam, Vossiuspers AUP, 2000.
292 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

en italien

• CAMERA Franco, L 'ermeneutica tra Heidegger e Levinas, Brescia, Morcelliana,


2001.

• CHIAPPINI A., Amare la Torah piu di Dio. Immanuel Levinas lettore del Talmud,
Firenze, Giuntina, 2000.

• DE GENNARO, Gianluca, Emmanuel Levinas projeta della modernita, Rome,


Editioni Lavoro, 2001.

, LABATE Sergio, La sapienza dell'amore. In dialogo con Emmanel Levinas,


Assisi, Citadella, 2000.

, PoNzro Julia, Il presente sospeso. Alterita 'e appropriazione in Heidegger e


Levinas, Bari, Cacucci, 2000.

Traductions de l'œuvre de Lévinas en 2000 - 2001

en allemand

•Neue Talmud-Lesungen [Nouvelles Lectures Talmudiques], trad. et postface


par Frank Miething, Frankfurt am Main, Neue Kritik, 2001.

en anglais

• Gad, Death, and Time [Dieu, la Mort, et le Temps], trad. Bettina Bergo,
Stanford, Stanford University Press, 2000.

•New Talmudic Readings [Nouvelles Lectures Talmudiques], trad. Richard A.


Cohen, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1999.
Recensions 293

en espagnol

•De la existencia al existente [De l'existence à l'existant], Trad. et Préface de


Patricio Pefialver, Madrid, Ed. Arena Libros, 2000.

• Ética e infinito [Éthique et infini - Entretiens avec Philippe Nemo], trad. Jesus
Maria Ayuso Diez, Madrid, Ed. La balsa de la Medusa, 2000 (2ème édition).

• La rea/idad y su sombra [La réalité et son ombre], trad. Antonio Dominguez


Leiva, introduction d'Antonio Dominez Rey, Madrid, Ed. Trotta, 2001. Ce livre
comprend, outre le texte qui lui donne son titre, « Libertad y mandato » [Liberté
et commandement] et « Trascendencia y altura » [Transcendance et hauteur].

• Sobre Maurice Blanchot [Sur Maurice Blanchot], trad. de José M. Cuesta


Abad, Madrid, Ed. Trotta, 2000.

en italien

• Nell 'ora delle nazioni. Letture talmudische e scrittifilosofico-politici. [A l'heure


des Nations], Trad. Silvano Facioni, Jaca Book, Milano 2000.
295

L'Institut d'Etudes Lévinassiennes

Fondé sur l'initiative d'Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy et Benny


Lévy, l'Institut d'Etudes Lévinassiennes est une association israélienne à
vocation d'intérêt public. Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy sont
membres de la direction de l'association, le président en est Shmuel Wygoda et
la trésorière, Catherine Sufa-Hirch. Benny Lévy est le directeur de l'Institut.

D.E.A et Doctorats
L'Institut offre la possibilité aux titulaires d'une Maîtrise ou de son équivalent
(dans les disciplines médicales, économiques, juridiques, diplômés grandes
écoles, etc.) résidant en Israël de s'inscrire en Diplôme d'Etudes Approfondies
(D.E.A) puis en Doctorat dans un département de Philosophie d'une université
française.

Ecole des doctorants


De manière à encourager la formation d'une nouvelle génération de chercheurs
en philosophie, l 'Insitut d'Etudes Lévinassiennes propose un espace de
rencontres entre étudiants en cours de troisième cycle et professeurs. Les
étudiants dont le sujet de thèse porte sur Lévinas sont invités à exposer leur
problématique de recherche devant leurs condisciples et le directeur de l'Institut.
Cette école est ouverte aux auditeurs libres.

Bibliothèque
L'Institut met à la disposition des doctorants, des étudiants et des chercheurs
une bibliothèque de philosophie contemporaine comprenant tous les ouvrages
de et sur Lévinas, ainsi que les textes majeurs de philosophie classique et
contemporaine. Les lecteurs peuvent consulter ces livres sur place, et la
bibiothèque se met au service de tous les chercheurs pour répondre à leurs
296 Cahiers d'Etudes Lévi11assie1111es

demandes bibliographiques. Grâce au soutien de la FNAC, la bibliothèque va


prochainement s'enrichir d'une infrastructure informatique ainsi que de
nombreux nouveaux ouvrages.

Site Internet : htq?://www.levinas.co.il


Le site Internet de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes présente les activités, les
publications et les débats de l'Institut, offrant un lieu d'information et de
dialogue autour de la pensée de Lévinas. Ce site compte initier un enseignement
à distance.

Cahiers d'Etudes Lévinassiennes


Les Cahiers d'Etudes Lévinassiennes, revue de recherche philosophique et
organe de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, paraîtront sous la forme d'une
publication annuelle répondant aux critères des publications académiques de
ce genre tout en restant fidèles à leur spécificité vivante et hébraïque. Ils rendront
compte des activités menées à l'Institut (séminaires, débats, etc.) et constitueront
un canal de diffusion de la pensée de Lévinas et de ses commentateurs,
réunissant, autour du thème annuel de l'Institut, les contributions de chercheurs
du monde entier.

Séminaire doctoral de Benny Lévy (en français)


Benny Lévy, directeur de l'Institut d'Etudes Lévinassienne, y anime un
séminaire philosophique hebdomadaire autour d'un thème annuel, s'adressant
aux étudiants et aux auditeurs libres.

Cours d'initiation à la philosophie de Léyinas, par �li Schonfeld (enJlébreu)


Dans la mesure où le public israélien méconnaît ou ignore la philosophie de
Lévinas, un cours hebdomadaire d'introduction en hébreu, sur le thème annuel
fixé par l'Institut, est spécialement conçu à leur intention. Il est dispensé à
l'Institut par un jeune chercheur, Eli Schonfeld, sous forme d'une lecture
attentive des textes philosophiques de Lévinas.

Cours sur les Lectures talmudiques de Lévinas, par Shmuel Wygoda (en hébreu)
Centrant sa réflexion sur l'aspect spécifiquement juif des écrits de Lévinas,
Shmuel Wygoda, dans son cours hebdomadaire à l'Institut, étudie les Lectures
talmudiques de Lévinas.
L'Institut d'Etudes Lévinassiennes 297

Séminaires d intervenants extérieurs


Des professeurs d'universités françaises animent des séminaires de niveau
doctoral à l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, sur le thème annuel fixé par
l'Institut. Destinés aux étudiants inscrits à Jérusalem, à travers l'Institut, dans
des universités françaises pour préparer un D.E.A. ou un Doctorat, ils sont
ouverts à tous.

Le Débat
Chaque année, le Débat réunit à Jérusalem les trois fondateurs de l'Institut,
Alain Finkielkraut, Benny Lévy et Bernard-Henri Lévy, pour un débat public
autour d'un thème d'actualité, précédé de trois séminaires préparatoires à
l'Institut, animés à tour de rôle par les trois philosophes.

Colloque international
Un colloque international sera organisé à Jérusalem à la fin de chaque année
universitaire, confrontant les activités de l'Institut aux travaux de chercheurs
et de philosophes du monde entier, autour du thème annuel de l'Institut.

Informations pratiques

Adresse:Institut d'Etudes Lévinassiennes et Cahiers d'Etudes Lévinassiennes


33 rue Ramban, 92268 Jérusalem (Israël)
Téléphone:(972) 2 567 15 86
Fax:(972) 2 567 15 87
E-mail:levinas@netvision.net.il
Site Internet:http://www.levinas.co.il
298 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

Activités de l'année 2000-2001 (année inaugurale)

Thème de l'année: Léyinas, le temps

- Séminaire de Benny Lévy :


« Le temps: de la phénoménologie à l'eschatologie messianique»

-Cours d'initiation, par Eli Schonfeld:


« Le temps et l'autre chez Lévinas», lecture de Le temps et l'autre de Lévinas

-Séminaires d'intervenants extérieurs


L'Institut d'Etudes Lévinassiennes, qui a établi des conventions avec les Universités
de Paris I et de Caen, a accueilli deux séminaires de D.EA. et Doctorat:
!.Séminaire de Monique Dixsaut (Université Paris 1): « L'instant dans le
Parménide de Platon», du 6 au 10 mai 2001.
2.Séminaire de Robert Legros (Université de Caen et Université libre de
Bruxelles):« Le temps chez Husserl et Lévinas», du 20 au 24 mai 2001 1•

-Le Débat:
Le Débat public a réuni le 14 février 2001, dans la salle du théâtre Gérard Behar
de Jérusalem, les trois fondateurs de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, Alain
Finkielkraut, Benny Lévy et Bernard-Henry Lévy, sur le thème:« La mémoire,
l'oubli, solitude d'Israël ». Les trois philosophes ont animé à l'Institut des
séminaires de préparation au Débat pendant les trois jours qui l'ont précédé 2 .

- Les Cahiers d'Etudes Lévinassiennes:


Le premier et présent numéro des Cahiers d'Etudes Lévinassiennes, publié en
janvier 2002 et consacré au thème choisi pour l'année 2000-2001, « Lévinas, le
temps», fait appel à de nombreux chercheurs et spécialistes de Lévinas à travers
le monde. Il reflète les activités menées à l'Institut d'Etudes Lévinassiennes en
2000-2001.

l. Cf. supra le résumé du séminaire que Robert Legros a animé à l'Institut d'Etudes
Lévinassiennes du 20 au 24 mai 2001 sur« Le temps chez Husserl et Lévinas ».
2. Cf. supra la retranscription de l'essentiel du Débat du 14 février 2001 sur« La
mémoire, l'oubli, solitude d'Israël».
L'Institut d'Etudes Lévinassiennes 299

Activités de l'année 2001-2002

Thème de l'année : Le monothéisme

- Séminaire de Benny Lévy :


« Philosophie de la révélation ? Schelling, Rosenzweig, Lévinas »

- Cours d'initiation, par Eli Scho.nfeld:


Lecture de« Dieu et la philosophie», in: De Dieu qui vient à l'idée

- Cours de Shmuel Wy�oda:


Lecture des Lectures talmudiques de Lévinas, autour du thème du nazirat.

- Séminaires d'intervenants extérieurs:


1-Séminaire d'Eric Marty (Université Paris V II):« Le Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob chez Pascal», du 28 octobre au Ier novembre 2001.
2-Séminaire de Marie-Claire Galpérine (Université Paris I): « Au-delà
de l'essence. De Platon à Lévinas », du 2 au 6 décembre 2001.
3-Séminaire de Jean Bollack (Université de Lille)
a) Débat autour de« la question de l'herméneutique». Un groupe
de travail se constituera, composé d'enseignants et d'étudiants
qui élaboreront des questions qu'ils soumettront à Jean Bollack
au cours de deux séances de travail, les 22 et 23 avril 2002.
b) Jean Bollack donnera une conférence publique sur Paul Celan
et le judaïsme allemand, qui sera accompagnée d'une exposition
de peintures de Colette Brunschvig (comprenant les 17 originaux
de« Caillou blanc pour Paul Celan»).

- Le Débat :
Cette année, les trois fondateurs de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, Alain
Finkielkraut, Benny Lévy et Bernard-Henry Lévy , se réuniront autour d'un
débat sur la laïcité, à l'occasion de la parution du livre de Benny Lévy: Le
meurtre du pasteur. Critique de la vision politique du monde (Verdier-Grasset).
Le Débat sera précédé de trois séminaires préparatoires, animés à tour de rôle
par l'un des philosophes.
300 Cahiers d'Etudes Lévinassiennes

- Le colloque international:
Un colloque international clôturera l'année universitaire au mois de juin 2002,
sur le thème« Philosophie de la Révélation?».

- Création d'Wl atelier dé rechercbe sur le vocabulaire lévinassien:


Un lexique des notions majeures d'Emmanuel Lévinas telles qu'elles se
déploient au fil de ses œuvres sera élaboré par un groupe de chercheurs, qui
uuvreront, dans un deuxième temps, à la traduction de ces notions. Ce travail,
à long terme, aboutira à la publication d'un livre sur le vocabulaire lévinassien.

- Création d'un atelier de recherche sur << Emmanuel Lévinas, Juif né en


Lituanie »:
Cet atelier de recherche vise à reconstituer le«judaïsme» d'Emmanuel Lévinas,
sur la base d'interviews, de témoignages et d'enquêtes. Ces recherches
conduiront, à long terme, à la publication d'un livre sur ce thème. L'Institut
d'Etudes Lévinassiennes appelle tous les témoins à apporter leur contribution.

- Les Cahiers d'Etudes Lévinassiennes


Le deuxième numéro des Cahiers d'Etudes Lévinassiennes (à paraître en
automne-hiver 2002-2003) sera consacré au thème choisi pour l'année 2001-
2002,« Le monothéisme», et réunira les contributions de nombreux chercheurs
et spécialistes de Lévinas à travers le monde.
Imprimé en Israël
Imprimerie Ir Ahatika
Graphisme : Dominique Ridnik
Jérusalem
Janvier 2002

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