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DIACRITIK
— L E M A G A Z I N E Q U I M E T L ' A C C E N T S U R L A C U LT U R E —

Johan Faerber / 7 février 2022 / Entretiens, Jacques Rancière, Livres

Jacques Rancière : « C’est vrai que l’alibi ‘littéraire’


a servi à rendre plus fréquentables certaines
idées » (Les Trente inglorieuses)

Jacques Rancière © DR

C’
est peu de dire qu’en rassemblant trente ans d’interventions dans le débat
public, Jacques Rancière offre avec Les Trente inglorieuses une somme de
réflexions absolument indispensables pour comprendre les enjeux politiques
dans lesquels nous vivons. Selon le philosophe, depuis une trentaine d’années s’est en
effet mise en place une logique politique dans laquelle, loin d’être un outil d’apaisement,
le consensus, dont les uns et les autres se réclament, forme une manière de violence

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étatique sans répit. Faire taire la lutte des classes, reconduire des logiques de domination,
!
clamer une passion de l’inégalité et une haine viscérale de la démocratie, et développer
pour une partie de la Gauche qui s’affirme laïque et républicaine un racisme d’en haut :
telles sont les questions politiques fondamentales que Rancière analyse au cœur de notre
époque. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre du philosophe le temps
d’un grand entretien où il est question de la présidentielle, de l’état d’exception et aussi,
un peu, de Houellebecq.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre remarquable recueil
de textes d’intervention, L e s T r e n t e i n g l o r i e u s e s qui vient de paraître à La
Fabrique. Dès votre avant-propos, vous indiquez que le découpage temporel selon
lequel vous avez rassemblé et articulé les textes ne souscrit pas à l’idée désormais
communément admise selon laquelle chaque événement exceptionnel comme le 11
Septembre 2001 ou les attaques terroristes de 2015 s’impose comme autant d’ères
diamétralement nouvelles. À
rebours de ce réflexe presque
journalistique, vous posez un
premier repère, avec la
parution en 1991 de l’essai de
Francis Fukuyama, L a F i n d e
l’histoire et le dernier homme
qui, en posant le règne d’une
démocratie libérale illimitée,
fit alors grand bruit. Vous en
faites même la scène
primitive de l’illusion d’un
âge démocratique pacifié qui,
en 30 ans, va progressivement
révéler sa nature
destructrice   : en quoi selon
vous Fukuyama pose les
fondements de ce que vous
nommez les Trente
Inglorieuses ? Pourquoi enfin
choisir cette expression
comme un calque négatif de
Trente Glorieuses pour
évoquer la période qui court
de 1991 jusqu’à nous ?

J’ai effectivement été amené à

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constater que certains grands


!
événements, qu’il s’agisse du 11
septembre ou de la pandémie, n’avaient aucunement constitué les tournants historiques
annoncés. Les «   mondes d’après   » se sont révélés parfaitement semblables à ceux
d’avant. En revanche l’effondrement du bloc soviétique, donc la fin du partage du monde
entre deux systèmes antagoniques, a réellement marqué une coupure. Je n’ai
évidemment pas traité le livre de Fukuyama comme un événement fondateur en lui-
même. Je l’ai traité comme un livre qui tirait un bilan de cet effondrement et en faisait
l’ouverture d’une ère nouvelle. A partir de là il était logique de reprendre mes
interventions de ces trente dernières années comme des témoignages marquant quelques
aspects et quelques moments significatifs de cette « ère nouvelle » qui s’annonçait comme
celle du triomphe mondial de la démocratie et de la paix.

Le premier en date des textes


retenus porte sur la première
guerre du Golfe déclenchée cette
même année 1991 où Fukuyama
annonçait cette ère de paix
démocratique universelle. Et il
marque aussi un aspect
idéologique significatif de ce même
moment   :   le début du
retournement de l’intelligentsia de
gauche dont quelques membres
éminents affichèrent alors un
soutien résolu à l’offensive
américaine. Le dernier porte sur
l’invasion de l’éminent symbole de
la «   démocratie américaine   » que
constitue le Capitole par la bande
de nervis fascisants mobilisés par
Trump. Ce rapport entre deux
moments significatifs fournissait
une armature historique et
conceptuelle pour penser le
processus d’ensemble menant de
l’un à l’autre et pour y intégrer les
phénomènes peu glorieux dont
nous avons été les témoins dans
notre propre pays, comme les

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!
offensives de destruction des droits sociaux et la montée du racisme et de la passion de
l’inégalité dans les hautes sphères politiciennes et intellectuelles. Je n’ai pas cherché à
établir une stricte symétrie avec ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses, terme qui a
opportunément servi à transformer une période de conflits sociaux aigus et de guerres
coloniales violentes conclues par un coup d’État en un paradis de prospérité partagée et
sans histoire. Mais puisqu’il s’agissait d’une autre période de trente ans et qu’il s’y est
effectivement amassé beaucoup de boue, ce renversement d’une expression consacrée
m’a paru légitime.

Ce qui ne manque pas immédiatement de frapper à la lecture des T r e n t e


i n g l o r i e u s e s , c’est la lecture que vous faites d’emblée du consensus. Loin d’être un
outil d’apaisement, le consensus forme une manière de violence étatique sans répit.
De fait, le recours à la logique consensuelle permet, en premier lieu, de faire taire la
lutte des classes : il n’y a ainsi plus de conflit politique comme on a pu le connaître
lors des deux siècles précédents. «   Consentir, dites-vous, c’est d’abord sentir
ensemble ce qu’on ne peut pas sentir » car, ayant confisqué tout antagonisme au
nom de la nécessité et du réalisme « politiques », le consensus doit alors se chercher
des ennemis et les trouver.
Ma question ici sera double   : vous êtes l’un des seuls à dénoncer cet âge du
consensus comme l’illusion d’un monde apaisé. Mais comment le consensus
entretient-il précisément son illusion ? Par quels moyens rhétoriques parvient-il à
ne pas exhiber au premier abord sa violence intrinsèque ?

J’ai essayé de dégager la signification historique exacte de cette notion de consensus qui
s’est effectivement imposée au lendemain de l’effondrement de l’empire soviétique. Le
consensus, c’est la formule appliquée de cette « démocratie » mondiale prophétisée par
Fukuyama. C’est l’harmonie présupposée entre une forme économique, le libre marché –
c’est-à-dire en fait le capitalisme absolutisé – et la démocratie – c’est-à-dire en fait le
système oligarchique représentatif qui gouverne les pays riches. A partir de cette
identification, la paix consensuelle a été définie comme l’adhésion raisonnable à une
nécessité économique posée comme inéluctable qui imposait de mettre toutes les formes
de vie sociale en conformité avec les exigences du capitalisme mondialisé. Cette nécessité
s’est fait reconnaître dans nos pays par les partis gouvernementaux de gauche comme de
droite. Et elle a, du même coup, rejeté au dehors ou sur les marges, tout ce qui était en
contradiction avec cette harmonie supposée préétablie   : travailleurs précarisés,
populations migrantes, mouvements démocratiques radicaux ou cultures non conformes
au modèle dominant.

Je crois que l’erreur est de penser que le consensus s’impose en dissimulant son caractère
violent – et de croire en général que le pouvoir fonctionne à la dissimulation. On veut

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toujours que les contradictions soient masquées. Mais, dans le passé de nos sociétés déjà,
!
la paix républicaine ou « démocratique » a souvent fait bon ménage avec la répression
sociale et la violence coloniale. Et aujourd’hui la violence du capitalisme absolutisé a su
se réapproprier la foi marxiste en la nécessité historique objective qui doit balayer les
vestiges du passé. Le consensus ne dissimule pas sa brutalité. Ses moyens pour forcer
l’adhésion sont beaucoup plus directs. Il appelle les uns à s’en reconnaître solidaires – à
choisir d’être du côté des vainqueurs, si dérisoires qu’en soient les gains pour la plupart –
ou à s’y résigner parce que, de fait, on ne voit pas, après l’expérience elle-même
particulièrement « inglorieuse  » des Etats socialistes, la trahison des partis de gauche
occidentaux et la destruction des forces sociales supposées porteuses d’un autre avenir,
d’alternative crédible au « no alternative » officiel.

Dans cet âge du consensus comme illusoire triomphe d’un âge démocratique
s’affirment deux éléments majeurs. Le premier consiste dans une logique du
réalisme consensuel : il faut être « réaliste » comme l’on a entendu souvent à la
suite du célèbre « No Alternative » de Margaret Thatcher. Le réalisme serait une
manière de réalisme froid qui, s’opposant implicitement à l’irréalisme de ceux qui
ne s’y plieraient pas, s’offre comme un outil de gouvernance annulant tout possible
démocratique. C’est ce que vous développez notamment à partir des grèves de 1995
dont vous faites l’un des points majeurs de ce tournant finalement technocratique
où le « néolibéralisme » devient conjointement le seul courage et la seule lucidité en
politique. Pourrait-on ainsi dire que ce réalisme montre combien les gouvernants
qui y ont recours pratiquent une confiscation de la politique   en arguant
systématiquement de la nécessité des lois du marché mondial comme on parlerait
d’une indépassable fatalité en somme ? Ne peut-on pas dire que le réalisme
consensuel est une manière de confiscation du débat public comme par exemple
lors de la réforme des retraites en 2019-2020 ?

Il y a, de fait, une équivoque dans la notion de consensus. À première vue, c’est une idée
plutôt sympathique qui semble dire qu’il vaut bien se mettre d’accord que se battre. Il est
évidemment significatif que les mouvements des places aient repris assez largement cette
idée du consensus pour l’opposer aux querelles des groupuscules et à leurs pratiques
autoritaires. Malheureusement le consensus, c’est tout autre chose que la discussion
respectueuse des positions des uns et des autres. C’est l’accord sur le fait qu’il n’y a rien à
discuter parce que la situation objective impose d’elle-même la solution à quelques
variables d’ajustement près. Dès lors les oppositions traditionnelles entre une droite
favorable aux riches et une gauche défendant les intérêts des pauvres tendent à
s’évanouir. Et la scène qui s’impose à la place est celle de l’opposition entre les couches
éclairées (gouvernants, experts, intellectuels et hommes de médias) qui connaissent la
seule solution objectivement possible et les couches arriérées qui s’accrochent à ce que le
discours dominant n’a pas craint d’appeler les « privilèges » du passé. C’est effectivement

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ce changement de scène qui a été formalisé en 1995 par les intellectuels de gauche ralliés
!
à l’offensive gouvernementale contre les systèmes de retraite et plus généralement contre
les droits acquis par les travailleurs. Ceux-ci ont en quelque sorte fixé le cadre intellectuel
qui allait permettre plus tard à la gauche socialiste de prendre à son compte la même
bataille à l’époque de la « loi travail » de 2016. C’est lui aussi qui a permis au discours
officiel d’inclure les mouvements démocratiques opposés à l’ordre consensuel et les
mouvements racistes et xénophobes sous une même notion, celle du « populisme ».

Le second élément majeur de ce consensus que vous mettez en évidence s’attache à


la question de la violence raciste. Loin de l’image démagogique médiatiquement
entretenue selon laquelle le racisme serait une passion populaire, vous montrez
avec force qu’au contraire, comme vous le dites si bien, le racisme est devenu « une
passion de l’intelligentsia ». La politique qui confisque la lutte des classes glisse vers
le passionnel, formant un consensus contre l’Autre, l’étranger. Gouverner revient
donc à entretenir un sentiment de peur, une « communauté de la peur » où racisme
et insécurité deviennent les deux variables d’ajustements. Vous parlez même d’un
« racisme d’en haut » : diriez-vous cependant que ce racisme de l’intelligentsia est
un fait de classe né d’un opportunisme politique ?  Vous n’avez pas recours à la
notion d’intersectionnalité pour évoquer cette question   : cette notion même
d’intersectionnalité vous paraît-elle pertinente en ce cas ?

Je ne vois pas bien ce que la notion d’intersectionnalité apporte à cette question – non
plus qu’à beaucoup d’autres d’ailleurs. Les croisements et les cumuls d’inégalité sont une
vieille affaire qui n’a pas besoin de mots nouveaux. Et je ne pense pas qu’il s’agisse ici
d’opportunisme. Le « racisme d’en-haut » dont je parle fait partie intégrante de l’ordre
consensuel. Nos partis de droite et de gauche qui prennent les mesures nécessaires pour
faciliter la circulation des capitaux laissent en quelque sorte à l’extrême-droite le soin de
gérer idéologiquement le reste de cette opération   : à savoir les problèmes posés par
l’autre circulation, celle des humains à la recherche de meilleures conditions de vie.
Après quoi, bien sûr, ils feignent de s’inquiéter des thèmes racistes et xénophobes
développés par cette extrême droite. Et, sous prétexte de lui enlever son cheval de
bataille, ils proposent des mesures de restriction de l’immigration, des lois contre les
clandestins, etc. Celles-ci sont censés désarmer l’extrême droite mais elles ne font en
réalité que la renforcer en mettant continuellement ces thèmes sur le devant de la scène
et en consolidant toujours plus l’image de l’étranger indésirable. Ce faisant, nos
politiciens « raisonnables » se laissent de plus en plus gagner eux-mêmes par ces passions
racistes et sécuritaires auxquels ils disent vouloir répondre. Ils opposent un racisme
propre au racisme supposé sale de l’extrême droite mais en fait ils absorbent la haine de
l’étranger véhiculée par celle-ci dans leur propre passion inégalitaire.

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Si un grand nombre de vos interventions tracent ici le chemin de ce racisme d’en


haut, c’est que cette question montre combien une partie de la Gauche qui s’affirme
laïque et républicaine développe un racisme qui entend lutter contre ce qu’elle
nomme le communautarisme. Si bien dites-vous que, en haine de la démocratie, « Le
«   républicanisme   » est ainsi devenu une extrême droite d’un type nouveau, une
extrême droite de « gauche ». Un front républicain contre Marine Le Pen ? Mais elle
est 100% républicaine au sens que ce mot a pris aujourd’hui. » Vous parlez à propos
de ce racisme «   républicain   » qui instrumentalise notamment la laïcité de
ressentiment   mais de quel ressentiment s’agit-il   ? Est-ce que, notamment ce que
d’aucuns nomment «   le racisme anti-blancs   » peut être l’un des visages de ce
racisme de l’intelligentsia ? Traduit-il enfin cette haine de l’égalité qui anime en
vérité profondément cette Gauche dite « républicaine » ?

Le ressentiment dont je parle est d’abord celui d’une intelligentsia qui a été progressiste,

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socialiste, marxiste, éventuellement maoïste et qui a été déçue dans ses espérances
!
révolutionnaires : déçue par ces ouvriers qui ne faisaient pas la révolution qui était leur
tâche historique et par ce peuple non conforme à la vision qu’ils en avaient ; déçue aussi
par l’effondrement du bloc dit socialiste qui, malgré sa dégénérescence,   continuait à
incarner l’idée marxiste d’une histoire en marche vers un autre avenir. Elle en a tiré la
conclusion que la politique était l’affaire des gens éclairés comme elle. Certains ont
cherché à investir ce sentiment de supériorité dans un progressisme de substitution en
prétendant ranimer une pensée républicaine fondant le progrès social sur la distribution
égale à tous du savoir émancipateur. Mais ce républicanisme a vite transformé sa passion
de l’égalité en passion de la hiérarchie en identifiant les bienfaits du savoir en bienfaits
de l’autorité du maître. Il s’en est alors pris rétrospectivement au mouvement anti-
autoritaire de Mai 1968. Il en a fait un mouvement de petits-bourgeois individualistes
bercés par l’abondance des fameuses Trente glorieuses et avides de détruire pour jouir
sans entraves toutes les formes traditionnelles d’autorité qui assuraient le lien social,
comme la famille, l’Ecole ou la religion. Il s’est ensuite réclamé de la laïcité républicaine.
Mais là encore, il en a renversé la signification. La laïcité signifiait que l’Etat n’enseignait
aucune religion et n’en laissait aucune intervenir dans l’organisation de l’enseignement
public. Il en a fait tout autre chose ; une règle de conduite que l’État devrait imposer aux
élèves, à leurs mères et aux femmes en général. La règle égalitaire est ainsi devenue un
principe de de discrimination à l’égard d’une partie de la population et d’abord de sa
composante féminine. Le mépris pour les populations arriérées de ceux qui pensent
appartenir à l’élite éclairée est ainsi venu coïncider avec le racisme ordinaire. Le
républicain éclairé méprise l’obscurantisme du raciste ordinaire. Mais il lui apporte en
définitive la caution intellectuelle qui lui manquait : à celui qui croit haïr les immigrés
parce qu’ils viennent d’ailleurs, ont la peau basanée et ne vivent pas comme nous, il
donne la vraie raison de sa haine : c’est parce que ces immigrés sont communautaristes,
anti-laïques et, pour tout dire, anti-républicains.

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Jacques Rancière © DR

Dans l’ensemble de vos analyses perce la question de la présidentielle qui,


évidemment ou plutôt hélas, capte en 2022 l’ensemble des médias et des angoisses.
Là encore vous faites valoir combien l’élection présidentielle consacre un
mouvement non pas démocratique mais profondément oligarchique car le régime
présidentiel, depuis 1962 notamment, rejoue le mythe notamment napoléonien de
l’homme providentiel, du Grand homme qui, parfois contre le peuple, serait le guide
éclairé d’une nation n’attendant que ses lumières. Ce mythe de l’homme
providentiel, l’Elu majuscule en un certain sens que rejouerait cette présidentielle,
n’est-il pas aussi inévitablement une question passionnelle autorisant finalement à
la renaissance de tous les nationalismes possibles   ? Est-ce, par contraste, le
mouvement imaginatif et pluriel d’occupation des places, notamment Nuit Debout
puis l’occupation des ronds-points par les Gilets jaunes, n’est pas une réponse au
bloc oligarchique présidentiel ?

JR Je ne suis pas sûr qu’il faille lier la logique présidentielle à l’idéologie nationaliste. Là
encore il y a un partage des rôles : nos hommes d’Etat sont « internationalistes », c’est-
à-dire intégrés à la domination mondiale du Capital financier, mais ils laissent à

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l’extrême-droite le soin de traiter les passions nationalistes résiduelles. L’élection


!
présidentielle est essentiellement une manière de consacrer la transformation du
« pouvoir du peuple » en un pur acte de soumission de chaque individu au représentant
de l’oligarchie dominante seule capable de gérer le consensus, c’est-à-dire l’adhésion aux
exigences du capitalisme absolutisé. Les choses se sont d’ailleurs beaucoup simplifiées
puisque l’opposition gauche/droite a cessé d’avoir la moindre pertinence et qu’il ne s’agit
plus que de choisir entre le candidat de l’Internationale capitaliste et celui – ou celle – des
passions nationalistes résiduelles. Contre cette machine qui tourne sur elle-même, il y a
effectivement toutes les tentatives de créer un autre peuple : un peuple démocratique
fondé sur le principe de l’égale capacité de tous et sur le désir de tirer toutes les
conséquences de ce principe. On se souvient de la force prise dans le mouvement des
places par le simple mot d’ordre « Indignez-vous », c’est-à-dire : dites que ce n’est pas
normal, pas nécessaire. À la base des mouvements récents il y a l’affirmation que la
nécessité n’est pas nécessaire. C’est ce principe qui est susceptible de transformer toute
résistance à une décision officielle, même infime en apparence, en opposition de deux
mondes. Une taxe sur les carburants ici ou une augmentation des transports au Chili peut
jouer le même rôle qu’une attaque contre un système de retraite ou une « loi travail ».
Elle s’annonce comme la nécessité et on lui répond que non, elle ne l’est pas, elle n’est
que la cohérence interne d’un système de domination. A partir de là il y a le déploiement
possible d’une autre manière de faire peuple.   Tous ces mouvements, malgré leurs
limites, ont illustré cette vérité pour moi essentielle que la politique est un conflit de
mondes plus qu’un conflit de forces, un monde de l’égalité en acte qui s’oppose à un
monde où l’inégalité fait principe. Dans les mouvements des places ce conflit a pris
l’allure d’une sécession temporaire. Les Gilets Jaunes ont tenté de lui donner un aspect
plus frontal au risque d’affronter une répression farouche. On dira que tous ces
mouvements ne nous ont pas mené très loin. Mais avant de savoir si on peut aller loin, il
faut savoir d’où l’on peut partir. Et face à l’ordre consensuel, le point de départ absolu ne
peut être que cette affirmation de la non-nécessité de sa nécessité.

Ce qui est également remarquable dans L e s T r e n t e i n g l o r i e u s e s , c’est combien,


contrairement à d’autres philosophes, vous n’assignez pas de noms et autant
d’individus à des politiques que vous mettez en évidence. Au lieu de simplement
dénoncer Pasqua, Sarkozy ou encore Macron, vous préférez tracer de grandes lignes
de fond qui assignent en fait à des mouvements politiques plus larges excédant un
simple individu. De la même manière, parmi les philosophes dont vous discutez les
propositions, vous prenez toujours soin d’analyser des questions, comme par
exemple, celle de l’état d’exception sans pour autant la ramener à une question de
personne.
S’agit-il donc, avant tout pour vous, de montrer qu’avant d’en faire des questions
d’individus, les lignes de fond sont plus pertinentes pour comprendre un processus

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comme par exemple sur la question de l’islamo-gauchisme dont vous faites une
!
étape parmi d’autres   ? S’agit-il également de résister d’une certaine manière à
l’esprit polémique du temps qui peut parfois conduire à confondre débat d’idées et
querelles de personnes ?

Il m’est arrivé dans le passé de désigner des cibles précises – Althusser ou Bourdieu –
parce que je voyais là incarnées certaines figures de pensée faussement scientifiques et
critiques dont il me paraissait nécessaire d’analyser en détail le fonctionnement. Mais,
d’une manière générale, je déteste montrer les gens du doigt et j’ai pris en aversion cette
culture de la dénonciation qui croit faire œuvre politique utile en passant son temps à des
opérations rituelles de démystification. Le poids des individus est, de fait, limité. La
logique du racisme d’en haut n’est pas née de la cervelle de tel ou tel ministre de droite
mais du rapport que l’ordre capitaliste, étatique et supra-étatique établit entre la libre
circulation des capitaux et la circulation entravée des individus. Et les philosophèmes qui
servent à interpréter le présent sont plus anciens que les individus qui les formulent. Les
dénonciations de l’individualisme démocratique reprennent pour l’essentiel des thèmes
qui étaient déjà dans le livre VIII de la République, enrichis au passage par les analyses de
Tocqueville ou la critique marxienne des Droits de l’Homme et éventuellement pimentés
de psychologie des foules à la Gustave Le Bon. La dénonciation de l’état d’exception dans
lequel nous vivrions tous est héritée de l’analyse heideggerienne de la modernité,
laquelle avait, entre autres préoccupations, celle de dénier toute spécificité au nazisme
dont son auteur avait épousé la cause. J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire des idées,
c’est-à-dire justement sur la manière dont elles circulaient toutes seules anonymement
quitte à être reformulées, systématisées et remises dans le circuit par tel ou telle. Je
cherche donc à tracer des généalogies de cette circulation plutôt que de m’en prendre à
certains individus. Et plus fondamentalement j’essaie de capter la puissance des
inventions égalitaires plutôt que de dénoncer les mille variantes de l’idéologie
inégalitaire.

Enfin ma dernière question voudrait porter sur la place de la littérature dans ces
Trente inglorieuses dont vous décrivez le lent processus de haine démocrate
emportant tout dans son passage. Est-ce que la littérature contemporaine avec
notamment des figures retentissantes, adulées par une presse autrefois jugée
comme progressiste comme celles de Michel Houellebecq ne participe-t-elle pas de
ce mouvement anti-démocrate ? Est-ce que la littérature ne devient pas la garante
morale et la caution de prestige dont certains jouent afin de donner ses lettres de
noblesse à cette haine de la démocratie ? Quelle serait selon vous la place de la
littérature dans ce processus historique des Trente inglorieuses ?

Je ne sais pas si on peut parler du rôle de la littérature en général. Beaucoup


d’écrivain(e)s d’aujourd’hui sont très loin des positions et de la posture de Houellebecq.

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Mais c’est vrai que l’alibi « littéraire » a servi à rendre plus fréquentables certaines idées.
!
C’est en fait un processus à double face. Beaucoup d’écrivain(e)s de renom aujourd’hui
sont plutôt des idéologues qui se consacrent plus volontiers à détailler tous les
événements de leur vie privée et les idées qui leur passent par la tête qu’à inventer des
personnages ou des histoires   : une double activité qui tend assez facilement à se
transformer en rumination de quelques obsessions du genre « grand remplacement ».
Mais d’un autre côté, la qualité d’écrivain de ceux qui s’y emploient sert à dédouaner
l’expression assez plate d’idées réactionnaires. On peut se complaire à l’idée que c’est de
la fiction et que l’on y apprécie un travail d’écriture alors même que la part de l’invention
fictionnelle et stylistique dans les livres de Houellebecq est plutôt pauvre. C’est un
mécanisme assez semblable à
celui qui a vu des ministres de
gauche dire que l’extrême-
droite posait des bonnes
questions auxquelles elle
donnait seulement de
mauvaises réponses. Beaucoup
d’intellectuels de gauche
revenus de leurs ardeurs
libertaires se sont mis à dire
que Houellebecq décrivait sous
une forme littéraire un peu
provocatrice des phénomènes
de société qu’il fallait prendre
au sérieux. En somme les
vertus littéraires attribuées à
l’écrivain rachètent les excès du
polémiste et, inversement, le
plaisir de voir exprimées sans
complexe des idées
prétendument «   incorrectes   »
permet de racheter les limites
de l’écrivain. Mais ce genre
d’alibi appartient peut-être déjà
au passé. La passion de
l’inégalité n’éprouve plus guère
aujourd’hui la nécessité de se
donner des voiles. Nos élites
feignent encore de s’indigner
quand un candidat à la Présidentielle dit qu’on en fait trop pour les enfants handicapés.

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Mais elles trouveront bientôt que ce n’est là aussi qu’une mauvaise manière de poser une
!
vraie question.

Jacques Rancière, L e s T r e n t e i n g l o r i e u s e s . S c è n e s p o l i t i q u e s   : 1 9 9 1 - 2 0 2 1 , La
Fabrique, 2022, 272 p., 15 €

Publié dans Entretiens, Jacques Rancière, Livres et tagué Diacritik, entretien, Jacques
Rancière, Johan Faerber, La fabrique éditions, Les Trente inglorieuses. Scènes politiques :
1991-2021. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

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