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Ecclesia Orans 16 (1999) 189-208


1
LES ÉPICLÈSES
DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES
DU RITE ROMAIN
LEUR IMPORTANCE THÉOLOGIQUE

PAUL DE CLERCK

Une des innovatfons de la réforme liturgique décidée par le


ne concile du Vatican concerne l'introduction des épiclèses dans
les nouvelles prières eucharistiques du rite romain, elles aussi
fruit de ce ressourcement. Après trente ans, on s'est habitué à leur
existence, au mauvais sens du terme. On ne peut guère prétendre
en effet que cette décision, si neuve par rapport à la théologie
eucharistique des siècles précédents, ait soulevé l'enthousiasme
des foules ni meme déclenché des recherches théologiques impor-
tantes. Entrée subrepticement dans le Missel romain de Paul VI,
elle est passée presque inaperçue. En tout caselle n'a pas encore
renouvelé la théologie de l'eucharistie ni la manière de la vivre.
C'est à cette tache que l'on voudrait ici s'atteler, persuadé que
l'épiclèse constitue une ressource très importante de l' « énergie
eucharistique » 1, puisqu'il s'agit de rien de moins que de reconnai-
tre et de nommer le ròle de l'Esprit de Dieu dans la célébration
du mystère par excellence de la foi.
La majeure partie de cet article sera donc consacrée aux
conséquences que l'on peut tirer de l'introduction des épiclèses
pour la théologie de l' eucharistie et du ministère qui en assure la
présidence 2• On commencera cependant par rappeler la théologie

P. De Clerck est pretre du diocése de Malines, Bruxelles, directeur de


l'Institut Supérieur de Liturgie (Institut Catholique de Paris), et de la revue
La Maison-Dieu.
1 E.xpression risquée, mais forte. Elle est proposée par le poète Patrice
de La Tour du Pin, dans une prière d'intercession des Laudes du 3e dimanche
de la Liturgie des Heures.
2 Nous n' entrerons don e pas dans la questi on disputée de l'origine de
l'épiclèse. Sur cette question, lire R. TAFf, « From Logos to Spirit. On the early
190 PAUL DE CLERCK

occidentale classique de la consécration des oblats, et les débats


entre Orient et Occident à propos de l'épiclèse 3•

I.
LES DEUX COMPRÉHENSIONS THÉOLOGIQUES
DE LA TRANSFORMATION DES DONS

Les épiclèses, on les définira ci-dessous, demandent très habi-


tuellement la transformation des offrandes eucharistiques. Or
l'Orient et l'Occident ne se sont pas représentés cette opération de
la meme manière; ils l' ont en fait attribué à des agents différents.
Dans les anaphores orientales, les épiclèses demandent que
les dons soient •sanctifiés par l'Esprit Saint. Voici par exemple
celle de la prière eucharistique de Jean Chrysostome 4 , la plus
I I commune dans la liturgie byzantine; après le récit de la Cène et
l'anamnèse, elle s'exprime en ces temes:
« Nous te demandons et nous te prions et nous te supplions:
envoie fon Esprit Saint sur nous et sur ces dons
I I

History of the Epiclesis », dans A. HEINZ - H. RENNINGS (ed.), Gratias agamus.


Studien zum eucharist.ischen lfochgebet, fur Balthasar Fischer, Herder, Frei-
burg 1992, 489-502; G. WINKLER, « Nochmals zu den Anfangen der Epiklese
und des Sanctus im Eucharistischen Hochgebet », dans Theologische Quar-
talschrift 174 (1994), 214-231; IDEM, « Weitere Beobachtungen zur frilhen
Epiklese », in Oriens christianus 80 (1996), 177-200.
3
Sur le thème de cet article, on peut lire J.M.R. TILLARD, « L'Eucharistie
et le Saint Esprit», dans Nouvelle E,.evue Théologique 90 (1968/4), 363-387;
trad. it.: L'eucaristia e lo Spirito Santo (= Riti-Testi e Commenti 4), Postfa-
zione di Enrico Mazza, Ed. O.R., Milano 1998; IDEM, « Bénédiction, sacra-
mentalité, épiclèse», dans Concilium 198 (1985), 121-135; A.M. TRIACCA -
A. PISTOIA (ed.), Le Saint-Esprit dans la liturgie (= Bibliotheca Ephemerides
Liturgicae - Subsidia 8), Ed. Liturgiche, Roma 1977; L. LEIJSSEN (éd.), L'Esprit
Saint et la liturgie (= Textes et Études liturgiques 9), Abbaye du Mont César,
Louvain 1986; A.G. MARTIMORT, « L'Esprit dans la liturgie», dans IDEM, Mira-
bile laudis canticum. Mélanges liturgiques (= Bibliotheca Ephemerides Litur-
gicae - Subsidia 60), Ed. Liturgiche, Roma 1991, 48-74; A. 'fHALER, « Die
Epiklese in der Eucharistiefeier », dans Liturgisches Jahrbuch 46 (1996/3),
178-199; J. DRISCOLL, «Anamnesis, Epiclesis and Fundamental Theology»,
dans Ecclesia Orans 15 (1998/2), 211-238; I. SCHINELLA, «L'epiclesi nella litur-
gia eucaristica della Chiesa latina», dans Liturgia 145 (1998), 29-50.
4
On abrégera dorénavant l' expression prière eucharistique en PE, lors-
qu' elle désigne un formulaire; le sigle PE I désignera la première prière
eucharistique ou canon romain, PE II la seconde, et ainsi de suite.
LES ~PICLÈSES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 191

et fais de ce pain le corps précieux de ton Christ en le


transformant par ton Esprit Saint. AMEN
et de ce qu'il y a dans cette coupe le sang précieux de ton Christ
en le transformant par ton Esprit Saint. AMEN
afin qu'ils deviennent pour ceux qui y participent
sobriété de l'ame,
rémission des péchés,
communion (communication) de ton Esprit Saint
plénitude du Royaume, '
assurance devant Toi
et non jugement ou condamnation » 5•

Les verbes utilisés varient. Le texte ci-dessus emploi noteiv


(faire) et µe-ra~élÀÀEtV (transformer). L'anaphore byzantine de
saint Basile dit:
« Nous te demandons et te supplions d'envoyer ton Esprit Saint sur
nous et sur les dons présentés, et de les bénir (sùAoysiv), de les sanctifier
{aytnsstv) et de faire 6 de ce pain le proprè corps précieux de notre
Seigneur et Dieu et Sauveur Jésus Christ. Amen.
et de cette coupe le propre sang précieux de notre Seigneur et Dieu et
7
Sauveur Jésus Christ. Amen, versé pour la vie du monde. Amen» •

Cette théologie eucharistique pneumatologique n' est cepen-


dant pas inconnue en Occident. On lit ainsi chez Augustin:
« Bien entendu, ce ne sont pas [ces choses ... ] que nous appelons
corps et sang du Christ. Nous pensons seulement à ce qui est reçu des
fruits de la terre et consacré par la prière mystique, et que nous prenons
avec respect, en vue du salut spirituel, en mémoire de la passion du
Seigneur pour nous; ce qui est apporté par les mains des hommes en

5 Texte grec et latin dans A. HANGGI - I. PAHL, Prex eucharistica, Ed.


universitaires, Fribourg 1968 (1998 2 ), 226-227 (abrégé ci-dessous en Prex
eucharistica); texte français dans A. HAMMAN, Prières eucharistiques des pre-
miers siècles à nos jours (= Foi vivante 109-111), Desclée de Brouwer, Paris
1969, 95. L'ouvrage du Groupe Agapè intitulé L'eucharistie, de Jésus aux
chrétiens d'aujourd'hui, Droguet et Ardant, Limoges 1981, présente aux pages
346-349 un tableau des « Anamnèses et épiclèses des prières eucharistiques
anciennes (Ive-ve siècle) )) .
6
Le verbe grec est àva.osiKvuµt, qui a fait couler beaucoup d'encre; lire
pa: exemple, s. SALAVILLE, (( 'Ava.BstKVUVa.t - à1to1Pa.i.vstv. Notes de lexicogra-
phie à propos de textes eucharistiques », dans Mémorial L. Petit, lnstitut
français d'études byzantines Paris - Bucarest 1948, 413-422.
7 '
Prex eucharistica, 236.
192 PAUL DE CLERCK

cette apparence visible, n'est sanctifié pour devenir ce si grand sac


ment que par l'opération invisible de l'Esprit de Dieu » 8• re.

On peut citer encore des textes de Bède le Vénérable.9 ou d


Jean de Fécamp • Saint Thomas lui-meme n'ignore pas que 1/
10

sacrements agissent par la vertu de l'Esprit Saint, lui qui écnt


« Les sacrements causent la grace instrumentalement par la vert~
du Saint Esprit qui agit en eux à titre d'agent principal »; 11 mais
le pian de la Somme fait en sorte que cette idée est peu présente
dans son traité des sacrements.
Des textes liturgiques soutiennent également ces vues pneu-
matologiques, comme le Veni, sanctificator .omnipotens aeterne
Deus qui se trouvait avant le Lavabo dans le Missel de saint Pie V 12•

8
Nec ... corpus Christi et sanguinem dicimus; sed illud tantum quod ex
fructibus terrae acceptum et prece mystica consecratum rite sumimus ad
salutem spiritualem in memoriam pro nobis Dominicae passionis: quod cum
per manus hominum ad illam visibilem speciem perducatur, non sanctifica-
tur ut sit tam magnum Sacramentum, nisi operante invisibiliter Spiritu Dei...,
AuGUSTIN, Traité sur la Trinité III, 4, 10: PL 42, 874; Bibl. aug. 15, Desclée de
Brouwer, Paris 1991 2 , 290-291.
9
« ... cum eiusdem beatae passionis ad altare memoria replicatur cum
panis et uini creatura in sacramentum camis et sanguinis eius ineffabili
spiritus sanctificatione transfertur ... » (quand est renouvelée à l'autel la
mémoire de sa bienheureuse passion, lorsque le pain et le vin de la création
sont transférés dans le sacrement de sa chair et de son sang par la sancti-
fication ineffable .de l'Esprit): Homélies I, 15: PL 94, 75; .ed. D. Hurst CCL 122,
Brepols, Turnhout 1955, 106.
10
« Peto clementiam tuam [deus] ut descendat super panem et calicem
plenitudo [tuae benedictionis et santificatio] tuae diuinitatis. Descendat etiam
domine illa sancti spiritus tui inuisibilis incomprehensibilisque maiestas,
sicut quondam in patrum hostiis descendebat, qui et oblationes nostras cor-
pus et sanguinem tuum efficiat... » (Je prie ta clémence, o Dieu, pour que
descende sur le pain et la coupe la plénitude [de ta bénédiction et la sanc-
tification] de ta divinité. Que descende aussi, Seigneur, la majesté invisible et
incompréhensible de ton Saint Esprit; comme jadis il descendait sur les
offrandes de nos pères, qu'il fasse aussi de nos oblations ton corps et ton
sang... ): prière attribuée à saint Ambroise, mais écrite par Jean de Fécamp
(t 1078), voir A. WILMART, « L'oratio sancti Ambrosii du Missel Romain », dans
Revue bénédictine 39 (1927), 317-339, repris dans IDEM, Auteurs spirituels et
textes dév6ts au moyen age latin, Bloud et Gay, Paris 1932 (Études Augusti-
niennes, Paris 1971 2 ), 101-125.
11
SAINT THOMAS o'AouIN, Somme de théologie, 18 rrae, qu. 112, a. 1, sol. 2.
12
On peut citer aussi une préface.du 5e dimanche après la « théophanie »
dans le Supplément d'Alcuin au sacramentaire grégorien: « [Hostia] Quae
LMES DES NOUVELLES PRii3.RES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 193
LBS tPI C

renons ici en compte que les textes eucharistiques, car


NoU~ ne ~ans la tradition romaine, des épiclèses dans la plupart
il exi5ìe, sacrements 13 • Quant aux traditions liturgiques latines
des autresaines, elles ont integre
· ' ' l''ep1c
· l'ese 14 , a' 1a d 1ff'erence d u
0

non rornromain qui mani.feste 1c1 , areh a1que.


. . son caractere ..
canonE Occident par contre, 1a consecratlon
, . des dons est très
, , nlement attribuée au Christ. La théologie occidentale
genera
d' nd ici directement d' un grand texte d e sa1nt . A m b ro1se,
. qui.
epesans cesse repris. Ecoutons les explications que l'éveque de
sera
Milan adresse à ses neophytes:
«Tu dis peut-etre: "C'est mon pain ordinaire". Mais ce pain est du
pain avant les paroles sacramentelles; dès que survient la consécration,
le pain se change en la chair du Christ. Prouvons donc ceci. Comment
ce qui est du pain peut-il etre le corps du Christ? Par quels mots se fait
donc la consécration et de qui sont ces paroles? Du Seigneur Jésus. En
effet tout le reste qu'on dit avant est dit par le pretre: on offre à Dieu
des louanges, on prie pour le peuple, pour les rois, pour tous les autres.
Dès qu'on en vient à réaliser le vénérable sacrement, le pretre ne se sert
plus de ses propres paroles, mais il se sert des paroles du Christ. C'est
donc la parole du Christ qui produit ce sacrement.
Quelle parole du Christ? Eh bien, c'est celle par laquelle tout a été
fait. Le Seigneur a ordonné, le ciel a été fait. Le Seigneur a ordonné, la
terre a été faite. Le Seigneur a ordonné, les mers ont été faites. Le
Seigneur a ordonné, toutes les créatures ont été engendrées. Tu vois
comme elle est efficace la parole du Christ. Si donc il y a dans la parole
du Seigneur Jésus une si grande force que ce qui n'était pas commençait
à etre, combien est-elle plus efficace pour faire que ce qui était existe et
soit changé en autre chose » 15 •

offertur a plurimis, et unum Christi corpus sancti spiritus infusione perfici-


t~r (0ffrande qui est offerte par plusieurs, et un seul corps du Christ est
r ahsé par l'infusion du Saint Esprit): Sp 1539, mais la formule vise plutòt
~ corps ecclésial. On trouvera d'autres références encore dans C. VAGAGGINI,
1
la canone della messa e la riforma liturgica, Torino 1966; trad. fr. Le canon de
r;.;sse
19 1
romaine et la réforme liturgique (= Lex orandi 41), Ed. du Cerf, Paris
I; 5~-162 et 178-180.
la l't V~ir A.M. TRIACCA, « Esprit Saint», dans Dictionnaire encyclopédique de
Spé~'rgre, t. 1 (1992), 349-359. Ce dictionnaire ne comporte pas d'article
: que sur l'épiclèse.

:>,
4
galica Voir par exemple J. PINELL, « Anamnesis y Epiclesis en el antiguo rito
15 dans Didaskalia 4 (1974/1), 3-130.
chrétie BROISE DE MILAN, Des sacrements IV, 14-15, éd. B. Botte (= Sources
nnes 25 bis), Ed. du Cerf, Paris 1961, 83.
194 PAUL DE CLERCK

Quant aux textes liturgiques romains, on en trouve quelques


uns qui font une place à l'Esprit Saint pour la transformation des
oblats, comme on l'a indiqué ci-dessus. Mais la prière eucharis-
tique de Rome, le canon romain, ne nomme pas explicitement le
Saint Esprit en rapport avec la consécration. A la différence de la
grande majorité des autres prières eucharistiques, il n'a pas
intégré les développements de la pneumatologie de la seconde
moitié du IVe siècle, entérinés au deuxième concile recuménique
de Constantinople (381) 16 •
Comme l'Occident n'ignore pas absolument la tradition pneu-
matologique orientale, de meme l'Orient connait aussi la théolo-
gie de la consécration attribuée au Christ. On cite souvent en ce
sens l'homélie de saint Jean Chrysostome sur la trahison de
Judas, prononcée un jeudi saint:

« Le Christ est là ... En effet ce n'est pas un homme qui fait que les
oblats deviennent corps et sang du Christ, mais c'est le Christ lui-meme,
qui a été crucifié pour nous. Le pretre se tient là, remplissant un role
(crxfiµa 1tÀ11péi>v) et prononçant ces paroles, mais la puissance et la grace
sont de Dieu. Il dit "Ceci est mon corps". Cette parole transforme les
oblats. Et de meme que cette parole "Croissez et multipliez-vous, et
remplissez la terre" (Gn 1,28), qui a été prononcée une seule fois, donne
en tout temps force à notre nature pour engendrer des enfants, de meme
cette autre parole, prononcée une seule fois, réalise le sacrifice parlait
à chaque table dans les églises, depuis lors jusqu'à aujourd'hui et jusqù'à
son retour » 17 •

On se trouve clone en présence de deux explications théolo-


giques différentes de la conversion des oblats. Il est très intéres-
sant de remarquer qu' elles ne seront pas considérées comme une
cause de discorde entre l'Orient et l'Occident lors du schisme de
1054, par exemple. Elles ne deviendront conflictuelles que lorsque
la théologie occidentale aura précisé, à l'aide de l'analyse hylé-

16
Saint Basile est un témoin privilégié de cette réflexion. Dans son Traité
du Saint Esprit, il mentionne explicitement l'épiclèse parmi les « coutumes
non écrites », ceuvre de la tradition apostolique, dont la négligence porterait
cependant atteinte à l'Evangile: eh. 27, 66 (= Sources chrétiennes 17bis),
Ed. du Cerf, Paris 1968, 481.
17
JEAN CttRYSOSTOME, Homélie sur la trahison de Judas, I, 6: PG 49, 380;
citée par P.-M. GY, « L'eucharistie dans la tradition de la prière et de la
doctrine ,;, dans La Maison-Dieu 137 (1979), 89, n. 15.
,....---
LES ÉPICLÈSES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE R0MAIN 195

orphique, les modalités de la consécration et le moment exact


rnù elle s'opère. Les théologiens byzantins se verront alors obligés
~e défendre leur conception; fidèles à leur tradition liturgique, ils
préciseront pour l~ur part_ que_ la transfo~ation se réalise par
}'invocation du Saint Espnt. N1colas Cabasilas (vers 1300-1370)
18
est un bon témoin de cette controverse •
Ces débats ayant duré jusqu'au :xxe siècle, il est d'autant plus
remarquable que la réforme liturgique issue de Vatican II ait eu
l'audace d'introduire des épiclèses dans les prières eucharistiques
créées depuis lors, les trois qui datent de 1968 et qui sont inté-
grées au Missel romain, les six autres prévues pour certaines
circonstances et proposées en encart. Il s'agit d'une innovation
absolue dans le rite romain. On contestera difficilement qu'il
s'agit d'un enrichissement pneumatologique.
On observe cependant immédiatement que les nouvelles épi-
clèses occidentales comportent deux strophes. Ainsi, la PE II,
après la préface, le Sanctus et le Post-Sanctus, poursuit en ces
termes:
« Sanctifie ces offrandes
en répandant sur elles ton Esprit;
qu' elles deviennent pour nous
le corps et le sang
19
de Jésus, le Christ, notre Seigneur» •

Après le récit de la Cène et l'anamnèse, le pretre poursuit:

« Humblement, nous te demandons


qu' en ayant part au corps et au sang du Christ,
nous soyons rassemblés
par l'Esprit Saint
en un seul corps ».

18 N. CABASILAS, Explication de la divine liturgie ( == Sources chrétiennes


4his), 2e édition revue et corrigée, Ed. du Cerf, Paris 1967, eh. 27-31.
19 On <lit que le canon romain ne nomme pas le Saint Esprit en vue de

la consécration des dons. La traduction actuelle accentue l'esprit épiclétique


du texte en disant: « Sanctifie pleinement cette offrande par la puiss_ance ~e
ta bénédiction »; le verbe sanctifier ne se trouve pas dans le texte ~atm, mais
es~ utilisé ici par harmonisation avec les autres prières euchari~ti~ues. Cer-
tains auteurs soutiennent que le canon romain comporte une epi~lèse,. par
e~emple A. MARINI, « L'epiclesi nel canone romano», dans Ephemendes Lttur-
gzcae 90 (1976), 243-261.
196 PAUL DE CLERCK

On constate clone l'existence de deux épiclèses; la premièr


est appelée habituellement, en termes occidentaux, épiclèse d:
consécration; elle demande que l'Esprit Saint réalise son reuvre en
sanctifiant les dons, pour qu'ils deviennent le corps livré et le sang
versé du Seigneur Jésus. La seconde se nomme couramment épi-
clèse de communion; elle demande qu'en participant aux dons
sanctifiés, ceux qui communient soient sanctifiés à leur tour.
L'épiclèse classique, on l'a vu par les exemples cités plus haut,
unit la demande de sanctification des dons et des personnes.
Pourquoi clone l'avoir scindée, lors de son introduction en Occi-
dent? Lors des travaux de mise en reuvre de la réforme liturgique,
on avait émis le projet de reprendre, en guise de PE IV, la prière
eucharistique de saint Basile, en sa version égyptienne; 20 c'est un
formulaire ancien, considéré comme vénérable en Orient, et qui
prévoit la participation de l'assemblée par des acclamations. Or
cette prière comporte, comme toutes les anaphores orientales,
une épiclèse « consécratoire », pour reprendre le vocabulaire occi-
dental, située après le récit de la Cène et la reprise des paroles du
Christ que la théologie scolastique considère comme « la forme »
du sacrement. On se trouvait clone en présence de deux théologies
différentes de l'Eucharistie. On a estimé que, dans ces conditions,
il n'était guère possible que le meme Missel comprenne des priè-
res eucharistiques à la théologie différente. Sous l'influence de
Dom Vagaggini notamment, on a préféré scinder l'épiclèse orien-
tale, de manière à introduire d'une part les paroles du Christ, et
à demander d'autre part la sanctification des fidèles qui partici-
peront à la communion. Cette décision s'appuie sur la tradition
anaphorique égyptienne, qui comporte aussi comme deux épiclè-
ses; aux yeux des spécialistes, cet argument ne pèse pas lourd 21 •
Cette scission a été l'objet de critiques 22 • On a notamment fait
remarquer que la distinction des deux épiclèses renforçait encore

20
Texte dans Prex eucharistica, 347 ss.
21
E. MAZZA, L'anafora eucaristica. Studi sulle origini(= Bibliotheca Ephe-
merides Liturgicae - Subsidia 62), Ed. Liturgiche, Roma 1992, 219.
22
Voir A. KAvANAGH, « Thoughts on the New Eucharistic Prayers », dans
Worship 43 (1969/1), 2-12; R. ALBERTINE, « The Problem of the (dou_ble)
Epiclesis in the New Roman Eucharistic Prayers », dans Ephemerides Lìtur)
gicae 91 (1977), 193-202; IDEM, « The Post-Vatican Consilium's (Coetus XI
Treatment of the Epiclesis Question », dans ibidem 100 (1986), 489-507 et lOZ
11111

LES tPICL!=:SES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 197

l'irnportance du moment de la consécration, dans l'ensemble de 1


pE. On a aussi estimé que le contenu pneumatologique de ce:
prières aurait pu etre plus développé. Certains critiquent enfin le
rnanque de rapport entre les deux épiclèses ainsi créées. Cette
dernière observation n' est guère pertinente; on peut faire remar-
quer au contraire que l' existence des deux épiclèses met bien en
relief le dynamisme de la PE et sa finalité; elle ne s'arrete pas à
la consécration, mais son but est d' entrainer les participants à
cornrnunier au dessaisissement de leur Seigneur et à sa remise
entre les mains du Père. On peut meme attirer l'attention sur le
parallélisme des deux épiclèses de certaines PE, comme par exem-
23
ple de la première PE pour la réconciliation:
deuxième épiclèse
première épiclèse
Regarde avec amour, Père très bon,
Regarde ton peuple ici rassemblé,
ceux que tu attires vers toi,
leur donnant de communier à l'uni-
que sacrifice du Christ:
et mets à l'reuvre la puissance de ton Esprit: [par la force de l'Esprit]
qu'ils deviennent ensemble, par la
que ces offrandes deviennent pour nous
force de l'Esprit,
le corps de ton Fils ressuscité
le corps et le sang de ton Fils bien-aimé,
Jésus, le Christ, en qui sont abolies toutes les divi-
en qui nous sommes tes fils.
sions.

Ces données permettent de définir enfin l'épiclèse. C'est une


invocation adressée au Père, lui demandant la venue de la puis-
sance divine en vue d'une action de sanctification. Du point de
vue de la personne invoquée, on sait que la tradition garde la
trace d'une invocation du Logos; 24 le plus souvent cependant,

(1988), 385-405; K.W. DE JoNG, « Questions à propos de la double épiclèse


(Liturgie de Lima)», dans Questions liturgiques 68 (1987/4), 256-273; en sens
inverse, C. GIRA UDO, « La doppia epiclesi delle preghiere eucaristiche », dans
P. DE CLERCK, e.a., Vincolo di carità. La celebrazione eucaristica rinnovata dal
Vaticano II, Ed. Qiqajon, Comunità di Bose 1995, 177-197.
23 Ce parallélisme a été bien mis en relief par O. QuENARDEL, « Les prières
5
eucharistiqt,1.es pour la Réconciliation », dans Liturgie 71 (1989), 309-3!
(Revue monastique de liturgie publiée par la Commission Francophone c,s-
tercienne).
24 Notamment dans l'anaphore de Sérapion, cfr. M. JoHNSO~, The Praye~s
5
of Sarapion of Thmuis. A Literary, Liturgica!, and Theological Analy is
198 PAUL DE CLERCK

I'épiclèse
, demande
, . , la venue du Saint Esprit. Il faut pourtant faire

l
pace a une ep1c1ese non pneumato1ogique, comme dans le cas d
canon romain et du Quam oblationem, avec ses adjectifs bene~
dictam et surtout rationabilem; 25 on la trouve aussi dans les PE
pour enfants, nn. 1 et 3. Du point de vue du but de la demande
l'épiclèse invoque la descente de l'Esprit sur les oblats, mais aussi
sur les participants à l'action liturgique, cette demière finalité
ayant beaucoup de chance d'etre historiquement la plus ancienne·
la scission de l'épiclèse dans les nouvelles PE romaines pourrai~
11
meme mettre cette invocation sur l'assemblée en relief particulier.
Signalons enfin que le mouvement de l'épiclèse est descen-
dant, à la différence de la demande d'acceptation du sacrifice qui
est portée par un mouvement ascendant.

II.
CONSÉQUENCES THÉOLOGIQUES DE L'INTRODUCTION
DES ÉPICLÈSES

Après avoir considéré les conditions de l'introduction des


épiclèses dans les nouvelles PE, tentons de décrire leur signifì-
cation. Car il ne s'agit pas seulement de l'addition de quelques
lignes dans un formulaire! Insérer l'épiclèse dans la prière, c'est

(.= Orientalia Christiana Analecta 249), Pontificio Istituto Orientale, Roma


1995, 233-253. On trouve le vestige d'une épiclèse au Logos dans une prière
dite d'offertoire conservée dans les sources gallicanes: « Descendat, precamur,
omnipotens Deus, super haec quae tibi offerimus, verbum tuum sanctum,
descendat inaestimabilis gloriae tuae spiritus, descendat antiquae indulgen-
tiae tuae donum, ut fiat oblatio haec hostia spiritalis ... ». Le Corpus orationum
n. 1071 (CCL 160A) cite comme source le sacramentaire de Fulda 2080 et
le Missale gallicanum vetus 46; on peut y ajouter deux sacramentaire_s ?u
xie siècle, celui d'Arras (V. LER0QUAIS, Les sacramentaires et missels des Biblzo-
thèques publiques de France, t. 1, Protatl, Paris 1924, 164) et celui de Moissac
(E. MARTÈNE, De antiquis Ecclesiae ritibus, t. 1, éd. d'Anvers, 1763, t. 1, 194)
et le sacramentaire de Clermont, du XIIIe siècle (LEROQUAIS, op. cit., t. 2, 25).
Les sources gallicanes, qui ont reçu la tradition de l'épiclèse, semblent en
avoir conservé des pièces anciennes, cfr. PH. BERNARD, « Un passage perdu des
Acta Thomae latins conservé dans une anaphore mérovingienne », dans la
Revue bénédictine 107 (1997/1-2), 24-39.
25 B. BOTTE, « Rationabilis », dans B. BOTTE - CH. MoHRMANN, L'Ordinaire

de la messe. Texte critique, traduction et études (= Études liturgiques 2),


Ed. du Cerf, Paris - Louvain 19 53, 117-122.
>
LES É PICLÈSES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 199

econnaitre la place et l'action de l'Esprit Saint dans l'action


:ucharistique. Non qu'il en fùt absent jusqu'ici! Mais la formu-
lation de la prière ne le mentionnait pas, et ne formait donc pas
l'esprit des chrétiens à reconnaitre son reuvre. On peut faire
comprendre ceci a contrario; le ròle du Christ étant bien mis en
valeur dans les prières eucharistiques, il n'était pas difficile à la
théologie de l'approfondir età la catéchèse de l'enseigner au peu-
ple chrétien. Mais l'absence de mention de l'Esprit a laissé en
26
friche tout un champ de la théologie eucharistique occidentale •
L'introduction des épiclèses ne fait donc qu' ouvrir la porte à une
théologie renouvelée de l'action eucharistique, dont on dévelop-
21
pera ici les linéaments •

1. La structure trinitaire de la prière eucharistique


Le premier intéret des épiclèses consiste à donner une struc-
ture trinitaire à la prière eucharistique. Selon Dom Botte, grand
spécialiste en la matière, ce fut d'ailleurs la raison première de
l'insertion de l'épiclèse dans les PE anciennes • On saisit mieux
28

dès lors que la prière eucharistique est adressée au Père, pour


l' reuvre du Fils, dans la puissance du Saint Esprit. Quiconque
croit à l'importance de la lex orandi pour la lex credendi ne peut
négliger parei! fait de structure 29 • Il en va de meme pour la prière

26 Du point de vue liturgique, on peut considérer que l'absence d'épiclèse


dans la PE, le manque d'intéret pour la confirmation (sauf à en faire le
sacrement de l'engagement chrétien), et le fait que la théologie occidentale
n'ait jamais développé le sens de l'épiclèse dans les prières d'ordination qui
en forment cependant le noyau, sont les trois indices majeurs de la négligence
occidentale à l'égard du Saint Esprit, ou du « christomonisme » dont on a
parfois accusé la tradition occidentale; sur ce demier, lire Y.M. CoNGAR,
« Pneumatologie ou "christomonisme" dans la tradition latine?», dans Eccle-
sia a Spiritu Sancta edocta (LG 53). Mélanges théologiques, Hommage à
Mgr Gérard Philips, Duculot, Gembloux 1970, 41-63.
, ~7 On peut lire à ce propos M.-J. PmRÉ, « L'Esprit qui sanctifie les dons et

lÉghse», dans La Maison-Dieu 201 (1995/1), 35-55 .


• 28 B. BOTTE, « L'Esprit Saint et l'Église dans la "Tradition apostolique" de
samt Hippolyte», dans Didaskalia 2 (1972), 221-233. Le fait est admis par
E. MAZZA, L'anafora eucaristica, 165.
29 Dans le contexte, Ìex orandi signifie la manière de prier, la formulation

~utorisée de la prière, tandis que la lex credendi désigne la manière de croire,


1expression autorisée de la doctrine chrétienne. Ces deux expressions pro-
• 200 PAUL DE CLERCK

personnelle des chétiens; formés à entendre mentionner l'Es .


créateur, ceux-c1· seront d avant age ?ortes
, a' 1u1· f aire Pnt
· une place
dans Ieur manière personnelle de pner. Cette modification est d
meme ordre que la transformation des doxologies, ressentt
comme indispensable dans les premiers siècles en fonction de:
30
controverses théologiques de l'époque •

2. Enrichissement de la théologie eucharistique


a) Le, role conféré au Saint Esprit
Dans l'accomplissement de l'acte eucharistique, les épiclèses
font appel au ròle spécifique de l'Esprit Saint, qui est de sanctifier,
c'est-à-dire de rendre (plus) conforme à Dieu, le Saint par excel-
lence. Les discussions rappelées ci-dessus à propos de l'introduc-
tion d'une ou de deux épiclèses mettent bien en lumière la
question théologique posée par cette insertion. Car il s'agit de rien
de moins que de faire piace à une autre Personne divine, ce qui
entraine nécessairement une répercussion sur le ròle attribué tra-
ditionnellement au Christ dans la théologie eucharistique occi-
dentale.
Les prières eucharistiques actuelles ont cherché à harmoniser
les deux théologies, celle d'Occident qui confère le ròle principal
au Christ et celle d'Orient qui l'attribue à l'Esprit. Ainsi la pre-
mière épiclèse introduit-elle le récit de la Cène et les paroles du
Christ. Quiconque participe à la célébration ne peut douter, à voir
les gestes posés, que ce sont bien les paroles du Christ qui sont
considérées comme essentielles, plutòt que l'invocation pour la
venue de l'Esprit. Si l'épiclèse s'accompagne heureusement du
geste de l'impositi on des mains, c'est lors des paroles du Christ,
en effet, que le pretre prend le pain et la coupe, les élève et les

viennent de l'adage lex orandi, lex credendi, qui attire l'attention sur le fait que
la liturgie est un des véhicules de la foi chrétienne. On peut lire à ce propos
P. DE CLERCK, « Lex orandi, lex credendi. Sens origine} et avatars historiques
d'un adage équivoque», dans Questions liturgiques 59 (1978/4), 193-212.
30
C':st tout l'objet du Traité sur le Saint Esprit de saint Basile. Sur les
doxolog1es, on trouve une documentation abondante dans J.-M. JIANSSENS, La
liturgie d'Hippolyte. Ses documents, son titulaire, ses origines et son caractère,
(= Orientalia Christiana Analecta 155), Pontificio Istituto Orientale, Roma
1959, 343-370.
LES i:,PICLÈSES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 201

résente à l'adoration des participants, et fait lui-meme la génu-


hexion devant les d?ns c~nsacrés. _Il faut bien en conclure que
l'épiclèse se~ ?,e
prepara~1on; ell~ J?ue act1:1elleme!1t un ròle de
disposition a 1egard de 1acte pnnc1pal, qui va su1vre. Le verbe
sanctifier utilisé dans l'invocation doit s' entendre inchoativement,
et le verbe devenir en un sens futur: « Pour qu'ils deviennent
[bientòt, par la parole du Christ] le corps et le sang ... ». Dans la
recherche d'harmonisation des deux théologies, celle d'Occident
garde donc ici la place maitresse; elle est articulée au ròle sanc-
tificateur de l'Esprit qui joue le ròle de cause dispositive, comme
auraient dit les scolastiques. Cette solution correspond à la
manière de voir de Y.-M. Congar, qui a écrit:
« La
vérité, dont témoignent les liturgies et tant d'auteurs, refuse
qu'on tienne ceci à l'exclusion de cela. La consécration des saints dont
est l'acte du Christ, Souverain Pretre, opérant par son ministre et par
son Esprit» 31 •

Mais n'est-ce pas m1mmiser la nouveauté? La PE dite de


Lima introduit pour sa part la première épiclèse par une phrase
qui donne plus importance au ròle de l'Esprit:
Que cet Esprit Créateur accomplisse les paroles de ton Fils bien-
aimé qui... 32 •

A partir du moment où le problème est posé, c'est-à-dire où


les traditions orientale et occidentale se rencontrent et font surgir
l'interrogation sur le ròle respectif du Christ et de l'Esprit, il
semble bien que la perspective pneumatologique doive l'emporter,
étant donné la fonction spécifique de l'Esprit, qui est de sanctifier.
Dans cette ligne, on suggérera de préférer le vocabulaire de la
33
sanctification à celui de la consécration •

31 Y.-M. CoNGAR, le crois en l'Esprit Saint, t. 3, Ed.- du Cerf, Paris 1985, 304.
32
PE dite de Lima, par exemple dans Notitiae 19 (1983), 643.

33
Cette perspective fait timidement son entrée dans la réflexion théolo-
gique. Ainsi le texte théologique préparatoire au congrès eucharistique de
Lourdes, Jésus Christ, pain rompu pour un monde nouveau, Centurion, Paris
19 ~0, r~nge les questions concemant la présence réelle dans son eh. 5 intitulé
« L,Éghse fait appel à l'Esprit Saint» (p. 56 ss.); le 4e sous-titre porte meme:
;: L ~sprit Saint et la présence réelle », 58-59. De meme, le Catéchisme de
"Églzse catholique range les nn. 1373-1381 sous le titre: « La présence du
202 PAUL DE CLERCK

b) L'actualité du mystère

Le second intérèt de l'épiclèse pour la théologie eucharistique


consiste à donner une tonalité nettement pneumatique à la célé-
bration et à la réflexion que l'on peut faire à son propos. A la
différence d'une certaine pente médiévale, transformant l'Eucha-
tistie en un souvenir de la passion du Seigneur, l'épiclèse souligne
que l'Eucharistie n'est possible que grace au don de l'Esprit,
autrement <lit grace à la Résurrection du Seigneur. Car ecclésia-
lement l'Eucharistie se célèbre en priorité le dimanche, jour de la
Résurrection, et non le jeµdi, considéré comme le jour de son
institution 34 • Cette donnée est d'importance primordiale, carelle
situe la question de la présence du Christ dans l'Eucharistie, du
moins telle que la plupart des chrétiens se l'imaginent, non pas
sur fond d'absence 35 , mais sur fond de présence du Ressuscité au
monde et à l'Église. L'épiclèse permet de poser la question plus
correctement, comme celle de la présence sacramentelle du Christ
par le pain rompu et la coupe partagée.
Une théologie pneumatologique de l'Eucharistie présente cel-
le-ci comme l'actualisation du mystère pascal. Celui-ci est célébré
en référence à la vie età la mort de Jésus, bien sùr, mais surtout
comme le passage dans lequel le Ressuscité entraine aujourd'hui
ses disciples à sa suite. Comme le résume le père Tillard: « L'épi-
clèse demande: "Que l'objet de notre foi- Le, Dieu des Pères nous
a bénis dans le Christ - s'accomplisse hic et nunc pour nous". Tel
est le sens, par exemple, de l'épiclèse eucharistique égyptienne de
saint Mare: "Remplis, ò Dieu, ce sacrifice de la bénédiction qui
vient de toi, par la visite de ton Esprit très Saint"» 36 •

Christ par la puissance de sa Parole et de l'Esprit Saint»; mais ces numéros


ne citent pas l'épiclèse, mentionnée cependant dix fois par ailleurs; ils rap-
portent le texte classique d'Ambroise, et celui de Chrysostome qui appuie la
tradition occidentale. Le n. 1377 ne laisse pas de doute: « La présence eucha-
ristique du Christ commence au moment de la consécration ... ».
34
Rappelons que la Fete-Dieu, créée au XIIIe siècle comme la fete de
l'Institution du sacrement du corps et du sang du Christ, fut située le jeudi
après la Trinité.
35
Comme dans l'expression si souvent entendue « l'Eucharistie rend le
Christ présent ».
36
J.M.R. TILLARD, « Bénédiction, sacramentalité, épiclèse », dans Conci-
lium 198 (1985), 129.
LES ÉPICLÈSES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 203

L'Orient n'hésite pas à parler de l'Eucharistie comme d'une


nouvelle Pentecòte, célébration des temps nouveaux inaugurés
par la Résurrection du Christ et le don de l'Esprit, renouvellement
de la face de la terre, où les éléments terrestres et le fruit du
travail des hommes sont sanctifiés, haussés à la dignité d' éléments
spirituels, gages de la création nouvelle. On le perçoit, ce sont
des pans entiers de théologie eucharistique qui se présentent
devant nous.
Cet apport permet sans doute de donner sa pleine mesure à
la théologie des mystères, inaugurée par Dom O. Casel, mais
affectée par la question philosophique de savoir comment un
événement passé pouvait etre rendu présent. Une théologie pneu-
matologique de l' eucharistie présentera celle-ci comme « le repas
du Seigneur», c'est-à-dire du Ressuscité qui y invite aujourd'hui
ses disciples, et comme l' reuvre de l'Esprit communiquant la vertu
de l'acte réalisé une fois pour toutes. Cette perspective ne permet-
elle pas de sauver les intuitions les plus intéressantes du moine de
Maria Laach?
Ces vues sont encore susceptibles d' enrichir la théologie de la
communion eucharistique. Celle-ci, heureusement retrouvée dans
une fréquence normale par Pie X, n' est pas encore parfaitement
intégrée à la célébration elle-meme; 37 trop peu de chrétiens la
perçoivent comme l'aboutissement de l'action eucharistique,
formés qu'ils ont été à la vivre comme un moment de prière
individuelle. Or la s~conde épiclèse des nouvelles prières eucha-
ristiques invoque l'Esprit pour la constitution du Corps ecclésial
du Christ. Une fois de plus, on se trouve en présence des trois sens
de l' expression « corps du Christ », chacun étant l'reuvre de l'Es-
prit. C' est lui en effet qui a recouvert Marie de son ombre pour
donner à Jésus son corps de chair; c'est lui aussi qui, invoqué
dans la première épiclèse, sanctifie les dons pour qu'ils deviennent
son corps et son sang eucharistiques; e' est lui enfin qui constitue
le corps ecclésial du Seigneur. L'épiclèse de l'anaphore de saint
Basile se termine d'ailleurs par les mots suivants:

37 On en voudra pour indices l'absence de questions posées le plus sou-


vent à propos de la communion lors des assemblées sans pretre, ou la
facheuse habitude de prendre le ciboire dans le tabemacle avant meme de
commencer la communion, à l'encontre de nombreuses interdictions de certe
coutume, y compris par la constitution conciliare (n. 55).
204 PAUL DE CLERCK

« Que nous tous qui participons à l'unique pain età l'unique calice,
nous soyons unis les uns aux autres, dans la communion de l'unique
Esprit Saint, et qu'aucun parmi nous ne participe au_ saint c~rps et sang
de ton Christ pour son jugement ou sa condamnat~on, ma~s que ?ous
trouvions miséricorde et grace avec tous les samts qm depms le
commencement te furent agréables » 38 •

Il faudrait écouter davantage les épiclèses orientales pour se


nourrir à des sources plus tonifiantes; outre celles que nous avons
déjà •citées, voici l'épiclèse de l'anaphore des Douze Apòtres:
« Nous te prions, Seigneur tout-puissant et Dieu des Vertus, en nous
prostemant devant toi, d'envoyer ton Esprit sur les offrandes qui sont
devant nous.
Et de nous manifester que ce pain est le corps vénéré de notre
Seigneur Jésus Christ, et ce calice, le sang de ce meme Jésus Christ,
notre Seigneur.
Afin que tous ceux qui en gol'.ìtent, en obtiennent
la vie et la résurrection,
la rémission des péchés,
la guérison de l'ame et du corps,
l'illumination de l'esprit,
et l'assurance devant le terrible tribuna! de ton Christ.
Que personne de ton peuple ne se perde, Seigneur, mais rends-nous
tous dignes de te servir sans trouble, de demeurer à ton service tout le
temps de notre vie, de jouir de tes mystères célestes, immortels et vivi-
fiants, par ta grace, ta miséricorde et ta bienveillance, maintenant, en
tout temps et jusqu'aux siècles de siècles. AMEN» 39 •

c) La transfiguration de l'univers
On peut encore observer ceci. Au moins dans la structure
syrienne occidentale que suivent nos prières eucharistiques récen-
tes, l'épiclèse est suivie immédiatement par les intercessions, qui
se font aussi bien pour les personnes que pour les biens de la
création. Il n'est pas indu d'établir un lien entre cette suite de
prières, et de voir dans les intercessions comme une extension de

38
Prex eucharistica, 238-239.
39
Anaphore syriaque des Douze apòtres, texte latin dans Prex eucharis-
ti~a, 267; text~ français dans A. HAMMAN, Prières eucharistiques des premiers
siècles à nos Jo_urs, 101. Cette épiclèse, comme celle de l'anaphore de Jean
Chrysoston:ie c1tée ~lus haut,. montrent que la formulation actuelle des épi-
clèses du nte romam pourra1t etre enrichie, comme certains critiques l'ont
souhaité.
LES ÉPICLÈSES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 205

l'épiclèse. La célébration de l'eucharistie se présente ainsi comme


une récapitulation de l' reuvre de Dieu, dans un grand mouvement
où la finalité de la création est esquissée par la sanctification des
oblats, dans la mesure où ces aliments sont haussés à la repré-
sentation sacramentelle de la nourriture super-substantielle 40 •
Tous les éléments de la création participent eschatologiquement
à la nouveauté de la recréation. Non seulement les chrétiens sont
branchés spirituellement sur le Christ « par qui et pour qui toutes
choses furent créées » 41 , mais la création inanimée également
« attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 19).
Camme l'écrit le père Tillard, « L'épiclèse de la célébration eucha-
ristique. .. se trouve done inséparable d'un souci des biens de la
Création. Dans leur profanité meme ceux-ci appartiennent, à leur
place mais réellement pourtant, à la bénédiction de Dieu telle que
réalisée dans le Christ » 42 •

d) Dimension eschatologique de l'eucharistie


Les épiclèses orientales comportent une indéniable dimen-
sion eschatologique. Pour en rester à celles que nous avons citées,
l'épiclèse de Jean Chrysostome demande « assurance devant Toi,
et non jugement et condamnation »; celle des Douze Apòtres
implore « l'assurance devant le terrible tribuna! du Christ ». Cette
constatation est à mettre en rapport avec la formulation de cer-
taines anamnèses, qui font étonnamment mémoire d'événements
réputés futurs. Ainsi l'anamnèse de la liturgie de saint Basile:
« Nous faisons donc mémoire, Seigneur, nous aussi de ses souffran-
ces salutaires, de sa croix vivifiante, de son ensevelissement durant trois
jours, de sa résurrection d'entre les morts, de son ascension dans le ciel,
de sa session à ta droite, à toi Dieu et Père, de son second avènement,
glorieux et redoutable » 43 •

Parei! texte ne peut se comprendre que si les demiers temps


sont effectivement commencés, si la parousie n'est pas seulement

40
Le 11,3.
41
Col 1,16. Les textes d'Ambroise aussi bien que de Chrysostome cités
plus haut font tous deux allusion à la parole créatrice du Christ dans leur
explication de la transformation eucharistique des oblats.
42
J.M.R. TILLARD, « Bénédiction, sacramentalité, épiclèse », 132.
43
Prex eucharistica, 236-237.
206 PAUL DE CLERCK

un événement à venir, mais une dimension de l'histoire du salut,


accomplie en Christ et remémorée à chaque eucharistie. C'est dire
que l'attention à l'ceuvre de l'Esprit modifie complètement le
regard que les chrétiens peuvent porter sur l'histoire; ils ne sont
pas seulement situés dans un entre-deux chronologique, entre le
premier et le second avènement du Christ, mais ils participent
déjà au renouvellement de toutes choses inauguré par la résur-
rection de leur Seigneur.
J. Driscoll, dont l'article insiste beaucoup sur le rapport entre
anamnèse et épiclèse, écrit à ce propos: « Si le discours à propos
de l'anamnèse oriente inévitablement vers le passé, vers la
mémoire des actes de Jésus dans l'histoire, le discours sur l'épi-
clèse et sur l' ceuvre de l'Esprit... montre clairement que "le mémo-
rial de Jésus" comporte la paradoxe de rappeler un futur » 44 •
La fréquentation des textes orientaux et de leurs commen-
taires permettrait à l' évidence de développer ces perspectives.

3. Conséquences pour la théologie du ministère

La sanctification des dons par l'Esprit Saint accentue la


déprise du pretre par rapport à l'acte eucharistique, à l'encontre
d'une certaine tradition occidentale qui véhicule l'idée que « le
pretre consacre »; meme si les formulations théologiques évitent
de pareilles expressio_ns, celles-ci sont transmises par les images
d'ordination, très répandues à une époque non encore révolue.
L'Occident a en effet renforcé la théologie de la ministérialité,
notamment par l'emploi de formules sacramentelles ·indicatives,
45
telles le Ego te baptizo , à la différence de l'Orient qui a accordé
sa faveur à des expressions mettant plus en relief l'action de Dieu.
On connait la formule byzantine du bapteme, qui dit: « Un tel est
baptisé, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit», utilisant
le « passif théologique » qui fait bien la différence entre le ministre

44
J. DruscoLL, « Anamnesis, Epiclesis and Fundamental Theology », dans
Ecclesia Orans 15 (1998/2), 224. Cet article, intéressant du point de vue
théologique,
45
ne mentionne jamais l'épiclèse sur l'assemblée. "
Sur l'origine de la formule, on peut lire P. DE CLERCK, « Les origines de
la formule baptismale », dans P. DE CLERCK - E. PALAZZO, dir., Rituels. Mélan-
ges offerts au Père Gy, op, Ed. du Cerf, Paris 1990, 199-213. La formule
deviendra la matrice de toutes les formules sacramentelles ultérieures.

L
LES ÉPICLÈSES DES NOUVELLES PRIÈRES EUCHARISTIQUES DU RITE ROMAIN 207

liturgique et l'aute~r de ,l,:t gra~e; Le commentaire de Jean Chry-


sostome vaut la pe1ne d etre c1te:

« Lorsque le pretre prononce sur l'intéressé: "Est baptisé un tel au


nom du Père et du Fils et du Saint Esprit", il lui plonge à trois reprises
la tete dans l'eau et la relève, le disposant par ce rite mystérieux à
recevoir la visite de l'Esprit Saint. Car ce n'est pas le pretre seulement
qui touche sa tete, mais aussi la droite du Christ. Cela ressort des
paroles memes de l'of:ficiant: il ne dit pas: "Je baptise un tel", mais "Est
baptisé un tel", montrant qu'il est seulement le ministre de la grace et
qu'il ne fait que preter sa main, parce qu'il a été ordonné à cette fonction
de la part de l'Esprit. Celui qui accomplit tout, c'est le Père, le Fils et le
Saint Esprit, l'indivisible Trinité » 46 •

L'avant-demière phrase de l'extrait rappelle que le ministre a


été ordonné à cette fonction de la part de l'Esprit. De fait, le creur
de la prière d' ordination est formé d'une épiclèse, dans laquelle
l' éveque demande:
« Répands une nouvelle fois àu plus profond d'eux-memes l'Esprit
de sainteté » 47

« Une nouvelle fois », precise le texte, c'est-à-dire après la


première effusion, au bapteme et à la confirmation. Il est tout à
fait symptomatique que la théologie occidentale, qui connait une
épiclèse au creur meme des prières d'ordinati on, n' ait pas déve-
loppé ce fait liturgique, et ait élaboré une théologie très christo-
centrique du sacerdoce. D'autant plus qu'à chaque célébration le
président de l'assemblée devrait entendre, dans la bouche du peu-
ple de Dieu, le rappel de son investiture pneumatique; lorsqu'il
salue l' assemblée par les mots: Le. Seigneur soit avec vous, les
participants lui répondent: Et avec votre esprit. Expression bibli-
que qui, en son sens premier, signifie avec vous, plus précisément:

46
JEAN CHRYSOSTOME, Huit catéchèses baptismales, éd. A. Wenger (= Sour-
ces chrétiennes SObis), Ed. du Cerf, Paris 1970, 147-148. L'éditeur signale en
note « un détail curieux: un scribe postérieur a senti que ce passage de
Chrysostome pouvait fournir un argument contre la formule du bapteme en
usage dans l'Église latine: il a écrit deux fois dans la marge: Ceci est contre
les Latins: ica:tà. Aa.tlvrov ».
47
Pontificai romain L'Ordination de l'éveque, des pretres, des diacres,
Desclée-Mame, Paris 1996, 97 pour l'ordination des pretres; celle de l'éveque
et des diacres se fait par une épiclèse semblable.
208 PAUL DE CLERCK

avec ce qu'il y a de plus spirituel en vous. Mais les Pères de


l'Église n'ont pas manqué de commenter cette réponse en
reconnaissant que l'esprit mentionné pouvait s'entendre aussi de
l'Esprit reçu par le pretre lors de son ordination 48 •
Remarquons encore que les épiclèses orientales, invoquant la
puissance de Dieu, la mettent en contraste avec l'indignité du
pretre, un peu à la manière des apologies médiévales. Ainsi l'épi-
clèse de saint Basile commence-t-elle ainsi: « Nous, tes serviteurs
pécheurs et indignes, nous te prions ... » 49 •

III.
CONCLUSION

Les réflexions qui précèdent mettent en relief la nouveauté de


l' épiclèse; non seulement son inserti on récente (depuis trente
ans ...) dans les prières eucharistiques de l'Église latine, mais sur-
tout le renouvellement qu'elle est susceptible d'apporterà la théo-
logie de l'Eucharistie. Mais la « réception » ecclésiale de ce
ressourcement n'a pas encore eu lieu. Le fait peut etre compre-
hensible, vu l'importance des modifications mentales qu'il impli-
que: mais après trente ans, n'est-il pas temps de s'en inquiéter?
Car du point de vue proprement théologique comme à celui
de la spiritualité eucharistique des chrétiens, il est difficile de nier
que l'introduction de l'épiclèse constitue un énorme progrès, puis-
qu'il s'agit de porter attention à l'action de l'Esprit Saint. Progrès
qu'il est grand temps de découvrir, de creuser, de precher, afin
d'en vivre plus intensément.

48
Voir J. LECUYER, « "Et avec votre esprit". Le sens de la formule chez les
Pères de l'Église d'Antioche », dans Mens concordet voci, pour Mgr A.G. Mar-
timort, Desclée, Paris 1983, 447-451. J'ai développé la signification du souhait
et de sa réponse dans mon livre L'Intelligence de la liturgie (= Liturgie 4),
Ed. du Cerf, Paris 1995, 96-102.
49
Voir G. FILIAS, « L'épiclèse eucharistique dans les liturgi es de Basile le
Grand et de Grégoire de Nazianze » , dans "la Nouvelle Revue Théologique 119
(1997/1), 37-48, spécialement 39-41.

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