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VISNELDA
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Page 146.

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LE
VISNELDA

OU LE

CHRISTIANISME DANS LES GAULES

PAR Mme V. M."

TROISIEME ÉDITION.

La grace est trompeuse , et la beauté vaine;


la femme qui craint le Seigneur sera seule
dans la gloire.
Prov. ch 31. v. 30.

LILLE

L. LEFORT , IMPRIMEUR - LIBRAIRE

1852

509.184 - A
.
PROPRIÉTÉ DE
IS
RB
FO
IS
E
A Monsieur l'abbé N*

Fondateur et for Directeur général de la Sainte- Famille.

MON TRÈS- BON PÈRE ,

LA bienveillance avec laquelle vous

avez accueilli mes premiers essais m'en

courage aujourd'hui à vous dédier ce petit

ouvrage , comm
encé sous les auspices de

Marie , et spécialement destiné à l'édifica

tion des jeunes personnes dont l'éducation


vi

m'est confiée. Il n'est digne de vous être

offert que par le


le motif qui me l'a fait

entreprendre ; mais veuillez le couvrir de

la protection de votre nom , et il acquerra

le mérite qui se rattache à toutes les

bonnes œuvres que vous dirigez .

Daignez donc l'agréer avec bonté , et

recevez l'expression des sentiments de res NET

pect , de vénération et d'attachement tout

filial avec lesquels je suis 232

VOTRE TRÈS-HUMBLE ET TRÈS- SOUMISE


5
.

FILLE EN J. M. J.

V. M.
INTRODUCTION

OU

NOTICE HISTORIQUE SUR LA VILLE DE DREUX.

DREUX , dit un ancien manuscrit conservé dans

les archives de la ville de ce nom , fut bâtie par

Druis , quatrième roi des Gaules , l'an du monde

1984 , c'est -à-dire trois cent vingt-huit ans après

le déluge ¹ ; Druis en fit appeler les habitants

Druides. Il choisit un certain nombre de sages

parmi les Gaulois , et les établit en la ville de Dreux

pour rendre la justice au peuple . De là , la dénomi

nation de Druides , donnée par la suite aux hommes

1 Tradition fabuleuse , mais que nous rapportons sans garantie .


8 INTRODUCTION .

qui exercèrent les fonctions du sacerdoce et de la

magistrature dans les Gaules . Jules-César en parle A

dans ses commentaires , et le manuscrit cite S

d'autres auteurs latins qui en font mention . Tou I

jours est-il que ces philosophes se rendirent si

recommandables par leur science et leurs lumières

qu'ils devinrent les seuls sacrificateurs des Gaules .

Ils reconnaissaient l'immortalité de l'âme , et un T

Dieu immortel , créateur de l'univers , auquel tous


B
les premiers jours de l'année ils allaient sacrifier

dans les forêts. Ils ne¸ faisaient aucune cérémonie

religieuse sans porter des branches de gui de chêne:

Ce furent ces anciens Druides qui bâtirent en la 21


ville de Chartres un temple dédié à la Vierge qui

devait enfanter. C'est pour cela qu'au-dessus du

portail de la crypte de la cathédrale de Chartres

on voit encore cette inscription latine : Virgini

parituræ. Ils avaient aussi dans cette ville un collège

célèbre , et leur réputation s'étendit si loin que



INTRODUDTION. 9

les Athéniens députèrent vers les Druides , afin

de les prier d'envoyer un d'eux à Athènes pour

enseigner la philosophie et pour leur établir des

lois. Le philosophe envoyé en cette occasion se


nommait Croto .

L'empereur Claudius , voyant le crédit que ccs

anciens philosophes avaient parmi la noblesse et le

peuple des Gaules , et craignant qu'ils ne portassent

les Gaulois à secouer le joug des Romains , leur ôta ,

ainsi que le rapporte Suétone , l'usage des sacrifices

et l'administration de la justice . Il leur défendit

aussi d'enseigner la philosophie et d'assister à au

cune assemblée de la noblesse et du peuple.

Les Romains , ayant été chassés successivement

des différents lieux qu'ils occupaient dans les Gaules ,

abandonnèrent Dreux dont les fortifications tom

bèrent bientôt en ruine ; cependant , comme sa po

sition sur la frontière de Normandie la rendait un

poste important , les rois de France la firent fortifier


10 INTRODUCTION.

de nouveau ; puis Louis le Gros fonda dans l'en

ceinte du château un chapitre pour quatorze cha

noines réguliers de l'ordre de saint Victor , et y fit

bâtir une église sous l'invocation de saint Etienne .

Le comté de Dreux fut long-temps l'apanage des

fils de France , puis il fut donné en gage à plusieurs

seigneurs pour des sommes qu'ils avaient avancées

à la couronne . En 1793 , il faisait partie des do

maines du duc de Penthièvre , qui avait choisi la

chapelle de la collégiale pour lieu de la sépulture

de sa famille . L'église fut détruite pendant la révo

lution , les tombeaux furent profanés , et ce ne

fut qu'au retour des Bourbons que la duchesse

douairière de ce nom fit reconstruire une église ,

qui maintenant est sous l'invocation de saint Louis .

Les caveaux rétablis et ornés par ses soins , ren

ferment les tombes des membres de sa famille

morts depuis la restauration . La sienne a pris place

parmi les autres , et des tables de marbre indiquent


INTRODUCTION. 11

le lieu où furent jadis les cendres des princes morts


avant la révolution .

Telle est l'histoire archéologique du château

de Dreux . Il reste à parler des sièges qu'il eut à

soutenir.

Dreux fut assiégée en 1420 par les Anglais ,

qui s'en rendirent maîtres et y mirent une gar

nison. En 1562 , sous Charles IX , se livra sous


les murs de Dreux la célèbre bataille dans la

quelle le duc de Guise fit prisonnier le prince de

Condé . En mémoire de cet évènement , le 19

décembre de chaque année , on célèbre , par une

messe et une procession solennelle du Saint-Sa

crement , l'anniversaire de la victoire remportée

par les catholiques sur les protestants . Enfin , en

1590 , Henri iv reprit la ville , qui s'était rangée

du côté des ligueurs . Le siège fut long , et ce ne

fut qu'au moyen d'une mine attachée à une des

tours principales , que la brèche devint assez large


12 INTRODUCTION.

pour ôter aux assiégés tout moyen de défense .

Henri consentit à capituler avec les comman

dants et reçut les habitants en son obéissance.

Les souterrains parcourus par notre héroïne et .

ses compagnons de voyage ne sont pas imaginaires.

Il en existe des restes coupés dans quelques en

droits par des éboulements , dans d'autres ina

bordables , à cause de l'air méphitique qui s'en

exhale et qui ne permet pas d'y pénétrer avec de

la lumière . Des légendes fantastiques sont venues

ajouter aux terreurs de l'obscurité ; aussi , depuis

long-temps , ne songe-t-on plus à pénétrer dans la

voie souterraine .

La grotte de l'ermite n'est pas non plus une


BE

création de l'auteur . Il en existe une à peu de

distance d'Anet , qui se nomme grotte de la truite.

Elle passe pour avoir été habitée par un solitaire

du moyen-âge .
VISNELDA

CHAPITRE PREMIER .

La citadelle .

LES Gaules conquises par Jules César demeu


rèrent pendant près de cinq siècles sous la do
mination des Romains . Ces maîtres du monde les
avaient couvertes de leurs magnifiques monuments
et y avaient laissé de nombreuses garnisons . Cepen
dant ils étaient loin de régner sans partage sur ces
vastes contrées .
14 VISNELDA .

Les Gaulois , fidèles à leurs anciennes constitu


tions , s'étaient conservé une espèce de gouverne
ment propre ; souvent ils s'assemblaient pour célé
brer leurs rites religieux , et pour s'exciter à une
indépendance clière à leur cœur , mais qui devenait
tous les jours plus chimérique . La connaissance
qu'ils avaient des immenses forets qui couvraient
alors la Gaule , et le secret qu'ils gardaient sur leurs
réunions , déjouaient tous les efforts 遗 de la surveil
lance romaine . Sous la direction des Druides , leurs
prêtres , ils s'attachaient à perpétuer les traditions
de leur religion primitive . 10
Le christianisme seul , en pénétrant dans leurs
forêts , abolit leurs sacrifices sanguinaires ; mais
cette révolution salutaire ne s'opéra que lentement
pour la masse de la nation . A la fin du troisième al
siècle, époque où se trouve placé notre récit , les su
perstitions gauloises étaient encore dans toute leur
vigueur parmi les tribus de ce peuple , éloignées
des lieux où la foi avait été prêchée . Les lois sévères
qui les proscrivaient semblaient les avoir rendues
plus chères au peuple opprimé ; aussi était-ce avec
tout l'enthousiasme du fanatisme qu'il volait aux
réunions nocturnes commandées par les Druides .
C'était près d'une forêt , souvent témoin de sem
blables rassemblements, que s'élevait sur une colline
un château-fort , de construction romaine. Une tour
CHAPITRE I. 15

ronde surmontait un édifice carré auquel elle était


adossée . Dans cette tour étaient renfermés les captifs
que le sort avait fait tomber entre les mains de la
garnison. L'édifice carré servait de logement au
tribun qui commandait dans la contrée . Les soldats
étaient disséminés dans les nombreuses tours qui
flanquaient le mur d'enceinte et dominaient tous les
passages d'alentour. Au moindre signal d'alarme ,
les plates - formes qui couronnaient les tours se
trouvaient couvertes d'hommes armés , prêts à dé
fendre la place . Du reste , les flancs presque à pic
de la colline en rendaient l'abord difficile . Le seul
passage qui conduisait au plateau , renfermé dans
la muraille , était un étroit sentier tournant qui
aboutissait à une porte cintrée , défendue par deux
tours . Une rivière , qui coulait d'un côté au pied de
la colline , formait encore un rempart naturel , à
l'abri duquel les paysans des environs avaient cons
truit quelques huttes . Elles se trouvaient ainsi ren
fermées entre la rivière et les remparts ; et leur
nombre s'étant progressivement augmenté des habi
tations de quelques femmes de soldats , le village
tout entier s'était formé sous la protection de la
citadelle .
Alors , le pouvoir seul des armes aurait repoussé
l'agression . Plus tard , lorsque les Romains n'eurent
laissé dans les Gaules que des ruines pour monu
16 VISNELDA.

ments de leur gloire , la religion chrétienne à son


tour éleva un édifice à la gloire de Dieu , auprès de 药物
la citadelle , jadis imposante : là , de pieux cha 30
noines , partageant leur vie entre le chant des
psaumes et les œuvres de la charité , exercèrent
aussi sur les contrées environnantes une bienfaisante
influence . Entourés de murs écroulés , dénués

B
d'armes meurtrières , mais forts de la force du Dieu
qu'ils servaient , ils réprimèrent souvent l'insolence
de l'oppresseur . Souvent aussi ils allèrent porter
dans les familles affligées la parole de paix et de
consolation . Leur main s'ouvrit pour répandre l'au
mône dans le sein du pauvre , et cette colline , d'où
avaient plu dans les siècles passés des nuées de
dards et de traits ensanglantés , répandit , pendant
de longues années , la douce rosée de bienfaits
'sur le village qu'elle dominait .
Une noble famille avait confié à ces pieux soli
taires le soin des cendres de ses morts . La tourmente
révolutionnaire dispersa et les gardiens et le dépôt .
Quand la paix eut reparu en France , une princesse
de la famille dépossédée de sa dernière demeure
rassembla les pierres éparses du sanctuaire détruit ;
une magnifique construction moderne remplaça
l'humble collégiale. Des tombeaux en marbre furent
érigés dans les vastes souterrains de la chapelle , à
la mémoire de ceux dont les cendres mêmes ne sub
CHAPITRE 1. 17

sistaient plus. Un jour ces caveaux recèleront peut


être des dépouilles royales . Cette colline alors résu
mera en elle-même l'histoire tout entière des vanités
humaines. Mais il est inutile d'anticiper sur l'avenir.
Le passé nous offre à lui seul d'assez importantes
leçons . Cherchons donc quelques enseignements
utiles , pour le présent , dans le simple récit d'une
histoire des temps éloignés.

2
CHAPITRE II.

L'arrivée .

DEPUIS quelqus semaines , la plus grande partie


***
de la garnison du château de´ était partie pour une I
expédition lointaine . De jour en jour on attendait le
retour de la troupe , qui cette fois avait été com
mandée par le tribun lui-même. Enfin un cavalier,
dont le coursier était couvert d'écume , annonça dans 21
la petite colonie la nouvelle de l'approche des guer
riers absents .
On était alors au cœur de l'hiver. La petite ri
vière, grossie par les pluies de l'automne, charriait
des glaçons entre ses bords dépouillés de verdure .
#3
Le vent du nord agitait les cimes des hauts peupliers
qui la bordaient , et si la fumée des humbles
cabanes s'élevait en colonne droite vers le ciel ,
c'est que la colline , par sa position , interceptait le
VISNELDA. 19

souffle des vents impétueux , et conservait aux habi


tants du petit vallon une température plus douce .
Le soleil à son déclin ceignait d'un rouge foncé
les vapeurs épaisses qui s'élevaient de toutes parts
à l'horizon , lorsque sa lumière se trouva tout-à
coup reflétée par des armures brillantes , des ensei
gnes et des aigles dorées . « Ils arrivent ! ... ils arri
vent ! » s'écrièrent à la fois les femmes et les enfants .
Malgré l'âpreté de la saison , tous les habitants du
village se précipitèrent sur le seuil de leurs portes
pour saluer la troupe victorieuse.
Bientôt chacun put reconnaître parmi ces visages
bronzés ceux qui l'intéressaient ; les pères , les
maris , les fils et les frères à leur tour revirent avec´
attendrissement les êtres chéris qu'ils avaient quittés
depuis long - temps . Chez quelques - uns la vue du
foyer de famille excita un mouvement de sensibilité,
que manifestèrent quelques larmes promptement ré
primées ou attribuées à l'influence de la brise du
soir. L'homme entend bien mal sa gloire , s'il la
place à se montrer inaccessible aux sentiments de la
nature . Ces sentiments , gravés par le Créateur dans
le cœur de son plus noble ouvrage , ne sauraient le
déparer. Loin de là , ils l'ennoblissent et le préser
vent presque toujours de ces autres sentiments cou
pables qui substituent aux douces émotions des 1
agitations enivrantes , mais mortelles .
20 VISNELDA.

Quoiqu'il en soit , une sévère discipline interdi


sant aux soldats de quitter leurs rangs , chacun put
renfermer au-dedans de soi les sentiments qui l'agi
taient . La troupe prit le chemin du sentier étroit.
dont on a déjà parlé , et dans ce mouvement tra
versa le village dans toute sa longueur .
Les groupes curieux s'aperçurent alors que le
centre du détachement était occupé par des prison
niers . Enchaînés deux à deux , ils marchaient avec
peine et témoignaient par leur pâleur et leur abatte
ment du long chemin qu'ils avaient eu à faire de
puis le lieu où ils étaient tombés entre les mains
des Romains .
Derrière eux , et entre deux soldats , était placé
dans une litière un personnage qui paraissait ètre
l'objet des égards et des soins de ses gardiens . La
nuit qui avançait rapidement secondait l'espèce de
mystère dont on avait cherché à l'entourer. Aussi
les guerriers et leur capture étaient-ils depuis long
temps rentrés au château , que le mystérieux étranger
occupait encore les causeries du soir de chaque
chaumière . Bientôt l'intérêt qu'on lui accordait ne
devint plus que secondaire ; car , déchargés de leur
service pour quelques heures , les soldats qui avaient
leurs familles dans le village y descendirent ; ré
pandus dans leurs huttes respectives , ils oublièrent
bientôt les fatigues qu'ils venaient d'éprouver ; et ,
CHAPITRE II. 21

de leur côté , ceux qu'ils revoyaient avec tant de


plaisir perdirent toute autre curiosité que celle
qui avait rapport directement aux objets de leur
affection .
En entrant dans la cour du château , le tribun
avait fait faire une halte , et , après avoir reconnu
que tous ses guerriers étaient présents , il avait as
signé à chacun son poste pendant la nuit . Puis ,
s'adressant à ceux qui avaient le soin des prison
niers , il avait désigné le lieu où chacun devait être
renfermé , non sans recommander qu'on traitât avec
bonté les malheureux vaincus. Car il faut le dire ,
le tribun Paulinus cachait sous un extérieur sévère ,
et sous une extrème rigueur de discipline , une âme
sensible et compatissante . Obligé , pour servir la
politique de Rome , de traiter les malheureux Gau
lois comme des esclaves révoltés , il ne pouvait
s'empêcher de voir en eux les maîtres primitifs de
la belle contrée qu'ils habitaient , et son cœur de
guerrier lui répétait souvent qu'à leur place son
sang romain eût aussi frémi d'indignation sous le
joug , et qu'aucune entreprise ne lui eût semblé té
méraire pour recouvrer la liberté.
De plus Prisca , épouse de Paulinus , était chré
tienne ; et ses aimables vertus lui donnant un grand
empire sur le cœur de son époux , elle en avait pro
fité pour lui inspirer des sentiments d'humanité en-
22 VISNELDA.

vers ses semblables . Paulinus , dont l'âme droite


était accessible à tous les sentiments nobles , n'avait 15
pu s'empêcher d'admirer dans sa chère Prisca la
reproduction fidèle des vertus recommandées par
l'Evangile ; et , sans se l'avouer à lui - même , il se 1.
laissait diriger dans ses actions par cette même mo M
rale qu'il n'osait avouer hautement. Il était donc
toujours disposé à faire du bien à ceux qui l'entou
raient ; et , en le voyant si charitable et si juste ,
Prisca ne pouvait se défendre d'une secrète espé
rance qu'un jour Paulinus ouvrirait tout-à-fait les
yeux à la lumière et adorerait comme elle le Dieu
trois fois saint .
Ce changement désiré était l'objet de tous les
vœux et de toutes les prières de la pieuse romaine.
Elle avait renoncé aux délices de Rome , à la société AL
de sa chère famille , pour venir dans le fond des
Gaules se renfermer avec Paulinus dans une triste
forteresse . Ce dévouement avait vivement touché
Paulinus et augmenté l'empire de son épouse sur
lui . Loin de s'en prévaloir pour s'arroger dans son
intérieur une influence absolue , qui n'est jamais le
partage de la femme dans les vues de la Providence ,
elle ne songeait qu'à donner à tous ses dépendants
l'exemple de la soumission et de la régularité .
Sans cesse entourée de ses femmes , dont quel
ques-unes étaient chrétiennes , elle passait son temps
CHAPITRE II. 25

dans les travaux propres à son sexe , et ne s'en dé


tournait que pour prier Dieu , veiller à l'ordre de
sa maison et consacrer à son époux tous les mo
ments que celui - ci pouvait dérober aux devoirs de
sa charge.
Au moment donc de son arrivée , elle se rendit
en hâte dans le lieu où se tenaient ordinairement
les réunions de famille . Les énormes branches de
chêne pétillaient depuis long -temps dans la che
minée ; le repas du soir était servi , et Paulinus ne
paraissait pas . Enfin la porte s'ouvrit, et il entra suivi
d'Eusèbe , le plus chéri de ses guerriers . Après les
premières démonstrations de tendresse , « Prisca ,
dit-il , je vous prie de vouloir bien ordonner à une
de vos femmes de suivre Eusèbe dans un des don
jons . Une prisonnière a besoin de secours , et je
désire qu'on lui donne tous ceux qui sont en notre
pouvoir. » Le premier mouvement de Prisca fut de
voler elle -même auprès de l'inconnue. Son époux
devina son intention . « Votre présence , dit-il , aug
menterait les maux de la captive . Plus tard , peut
être , vous lui serez utile . Aujourd'hui , bornez-vous
$
à lui envoyer une de vos suivantes . »
Prisca , toujours soumise , se retourna vers le
groupe de jeunes filles , qui s'était retiré au fond de
la salle , et en choisissant une à la figure douce et au
maintien modeste :
24 VISNELDA.

<< Allez avec Eusèbe , Ridna , au secours de cette


infortunée , et rappelez -vous , lui dit -elle plus bas ,
que c'est Jésus- Christ lui - même qui demande ce
service de vous . » Ridna sourit et s'inclina, en témoi
gnage d'acquiescement ; puis , faisant signe à Eu
sèbe de lui montrer le chemin , elle disparut.

by
‫גי‬
BE

$2
JEVE
.
Thank 12
CHAPITRE III.

Visnelda.

EUSEBE et Ridna traversèrent à la hate la cour de


la citadelle , et s'acheminèrent vers la tour où gé
missaient les captifs. Munis d'une lampe , ils se pré
sentèrent à la sentinelle postée à la première porte ,
et n'eurent pas de peine à obtenir la liberté de
passer. Eusèbe ouvrit la porte de l'étage inférieur
de la tour , et faisant signe à Ridna de le suivre , ils
gravirent en silence l'escalier tortueux qui menait à
un étage supérieur. Arrivés devant une porte de
chêne massif , ils s'arrêtèrent , et Eusèbe se retour
nant vers Ridna lui dit : « C'est ici qu'est renfermé
l'objet de votre sollicitude . Entrez seule , et puisse
le Dieu que nous servons tous deux vous suggérer
des paroles de paix pour guérir un cœur ulcéré ! »
En parlant ainsi , Eusèbe remit à Ridna la clef de la
3
26 VISNELDA .

porte et la lampe qui les avait éclairés ; puis il s'é


Joigna à pas précipités . Restée seule , Ridna éprouva
un mouvement indéfinissable de crainte et de pitié . 4
Qui était l'infortunée vers qui on l'envoyait ? Com
ment s'y prendrait-elle pour lui offrir des conso
lations ? N'aurait-elle pas à souffrir de ses violences ?
Toutes ces pensées se présentèrent à la fois à l'esprit
de la jeune chrétienne . Mais bientôt , rougissant de
son peu de courage : « Qu'ai -je à craindre ? se dit
elle , je viens au nom de Jésus- Christ soulager une
àme souffrante . Quand je devrais être victime de ses
emportements , ne devrais - je pas m'estimer heu
reuse de mourir martyre de la charité ? »
S'armant donc du signe de la croix , elle intro
duisit dans la serrure la clef que lui avait remise
Eusèbe. Puis , imprimant un léger mouvement à la
porte , elle la fit tourner doucement sur ses gonds ;
et , le cœur violemment agité , elle se trouva enfin
en présence de l'objet de ses craintes et de ses bien
veillantes intentions .
Auprès d'une des étroites fenêtres de la tour se
tenait debout une jeune femme . Sa haute stature .
ses cheveux blonds , ses yeux bleus et l'admirable
blancheur de son teint la faisaient reconnaître pour
une Gauloise . Une tunique noire , une ceinture
d'airain qui serrait la tunique , et une faucille H
d'or passée dans cette ceinture indiquaient qu'elle
CHAPITRE III . 27

appartenait à la race sacerdotale des Druides .


Le froid de la nuit avait imprimé sur ses joues et
sur ses lèvres une teinte bleuâtre qui , jointe à la
morne expression de ses yeux , lui donnait l'appa
rence d'un spectre Sur sa physionomie , où le dé
sespoir était empreint , on lisait que les souffrances
physiques n'étaient comptées pour rien par la vic
time de la guerre . Une seule pensée occupait son
âme , et cette pensée , c'était celle de sa captivité.
Dans un vase d'airain , au milieu de la salle ,
avaient été déposés des charbons ardents , et tout
auprès une nourriture plus recherchée que celle des
prisonniers ordinaires attestait que la noble captive
était traitée avec les égards dus à son sexe et à son
rang ; mais fuyant ces soulagements que la nature
réclamait cependant impérieusement , la Druidesse
s'était précipitée vers l'étroite ouverture par la
quelle , grace à la lumière de la lune qui se levait ,
elle pouvait encore une fois distinguer la terre cou
verte de frimas , les arbres de la forêt voisine , et
le ciel étoilé sous lequel naguère elle errait en
liberté .
Au bruit que fit la porte en s'ouvrant , elle se
retourna brusquement , et son premier sentiment ,
en apercevant celle qui entrait , fut l'indignation et
la colère. Mais la douce figure de Ridna et l'expres
sion de bienveillance qui y était empreinte la désar
28 VISNELDA.

mèrent aussiôt . « Qui êtes-vous ? dit la captive à la


jeune fille . »
>
Elle prononça ces mots en langue latine , car le
costume romain de Ridna lui fit penser qu'elle ap
partenait à la nation maîtresse des Gaules.
« Je suis votre sœur, lui répondit doucement la
jeune chrétienne , en langue celtique-gauloise , comme
vous et captive comme vous , je viens vous offrir
mes services et mes consolations . »
Le son de ces paroles produisit sur la Druidesse
un effet salutaire . Sa physionomie perdit de sa du
reté , ses beaux yeux cessèrent de rouler dans leur
orbite , et une larme y brilla lorsqu'elle répondit :
« Vous Gauloise ! vous captive ! » Mais ce mouve
vement ne fut que passager . Croisant de nouveau
ses bras nus et sillonnés par les liens qu'elle avait
portés dans la route , elle ajouta : « Vous aussi vous
devez haïr vos maîtres et les maudire . Soyez donc
la bienvenue, et associez -vous à mes projets de ven
geance !
>> -- Ma sœur , lui répondit Sidna d'une voix
tremblante, mais cependant déterminée , la haine est
un sentiment déshonorant pour le cœur de l'homme ,
encore plus pour celui de la femme . N'augmentez
pas les douleurs de votre captivité par d'infruc
tueuses tentatives d'évasion . Il est au ciel un Dieu
+
tout-puissant qui juge l'oppresseur et l'opprimé.
CHAPITRE III. 29

C'est vers lui que nous devons nous tourner pour


obtenir du secours , et en attendant qu'il nous l'en
voie , il faut nous soumettre à notre sort. » Pendant
ce discours , la physionomie de la captive était de
venue de plus en plus menaçante .
<< Qu'entends-je ! s'écria- t -elle enfin quoi ! une
Gauloise , une victime de la tyrannie des Romains
ose parler de soumission , prêcher l'amour des op
presseurs . Loin d'ici , transfuge de la nation libre ;
va dans les palais des tyrans jouir de leurs délices ,
et oublie si tu le peux ton peuple opprimé . Laissez
moi ici maudire les liens qui me retiennent . Ou mes
oppresseurs périront , ou .... » Ici elle s'interrompit
et jeta un regard farouche sur sa faucille d'or , qu'elle
avait obtenu qu'on lui laissát . Ridna tremblante ,
respirant à peine , crut sa dernière heure arrivée .
Cependant, appelant Dieu à son secours , elle résolut
de faire une dernière tentative auprès de la Drui
desse. Se précipitant à ses pieds :
« Ma sœur, s'écria-t-elle , n'écoutez pas le sombre
désespoir qui vous domine. Consentez à vivre , et
laissez -moi vous entourer de mes soins . >>
» - Ma sœur ! ma sœur ! reprit avec émotion la
captive , moi aussi j'ai long-temps donné ce nom à
un être qui n'est plus . Vous avez rouvert une plaie
en prononçant ce mot ; mais vous avez aussi fait
vibrer une corde long-temps silencieuse dans mon
50 VISNELDA.

cœur. Oui , je consens à vous pardonner votre dé


sertion en faveur du nom que vous avez invoqué .
J'espère qu'un jour de plus nobles sentiments ani
meront votre âme , et alors véritablement je vous
regarderai comme ma sœur. En attendant , dites 3
moi ce que vous êtes venue faire auprès de moi .
D ―――― Je suis venue , reprit Ridna avec empresse

ment , et en se relevant , vous engager à prendre
quelque nourriture , et à réchauffer vos membres ".
engourdis par le froid . Je suis aussi chargée de vous -
procurer des vêtements plus chauds , et de vous pré
parer une couche plus commode que celle des pri
sonniers ordinaires . »
Un sourire amer effleura les lèvres de la Drui
desse .
a Ils croient , ces cruels vainqueurs , faire oublier
#P
à la fille des forêts qu'elle est captive , en lui don
nant les soins efféminés qu'ils regardent comme né
fak

cessaires et que nous faisons gloire de mépriser.


Mais quand ils se donneraient la peine de tendre ces
murs d'étoffes d'or, quand ils mettraient à contri
L

bution les airs , la terre et l'eau pour fournir à ma


nourriture , toujours ma prison me serait affreuse
et les délices de la table se changeraient pour moi
=

en amertume . N'importe , ajouta-t-elle en se radou


cissant, vous êtes innocente de mes maux , et il serait
injuste à moi de vous en punir. »
CHAPITRE III. 31

En disant ces mots, elle fit signe à Ridna de venir


s'asseoir sur une escabelle de chêne , placée non
loin de celle sur laquelle elle venait de se jeter
épuisée . Ridna profita de l'état d'abattement de la
captive pour la prier de nouveau de faire usage des
mets préparés par la bienveillance du tribun . Elle
réussit enfin à lui faire prendre quelques aliments ;
mais la Druidesse refusa constamment toute autre
boisson que l'eau . Après son frugal repas , elle sou
pira de nouveau ; et regardant Ridna avec une gra
vité mélancolique , mais bienveillante : « Jeune fille ,
lui dit - elle , vous paraissez touchée de mon état ;
vos yeux se remplissent de larmes quand vous osez
les lever sur moi ; car je ne puis me le dissimuler,
ma véhémence vous effraie , et rarement vous vous
hasardez à rencontrer mes regards . Votre timidité
exciterait mon mépris , si je ne réfléchissais à la
position dépendante dans laquelle vous avez été sans
doute fort jeune . Je conçois que mes manières, mon ⚫
langage, tout en moi vous paraisse étrange . Eh bien !
écoutez -moi et apprenez qui je suis . »
Ridna jeta sur sa compagne un regard qui disait
tout ce que le récit promis avait d'intéressant pour
elle , et la captive commença ainsi :
« Quelque jeune que vous ayez été , lorsque les
Romains vous enlevèrent à votre famille , vous avez
dù entendre redire à ceux qui vous entouraient la
32 VISSELDA .

gloire et la dignité du corps des Druides . Ces prêtres


de la Gaule , interprètes de la volonté des dieux ,
étaient honorés de leurs concitoyens qui les ren
daient seuls arbitres de leurs destinées . De père en T
fils la dignité sacerdotale était transmise dans les
familles qui en avaient été revêtues . Les filles mêmes
étaient admises à prendre place dans cette hiérar
chie sacrée. Réunies dans l'ile de Sayne , elles v
formaient un collège vénéré des Gaules entières . Le $
sanctuaire qu'elles habitaient était respecté du vul
gaire , qui jamais n'en profana la sainte réclusion .
Quelquefois appelées par la piété des Gaulois sur les
bords de l'île sacrée , elles y rendaient leurs oracles ,
toujours reçus avec reconnaissance et soumission .
Au jour de la première lune de l'année , la plus C
élevée en dignité se rendait , suivie de tout le peu la
ple , dans le bois désigné pour y cueillir le gui H
he
• sacré . Puis , inspirée de l'esprit divin , elle annon
çait aux Gaulois les ordres du Ciel , les invitait au
combat ou leur ordonnait de poser les armes , dési
gnait les victimes et leur portait le premier coup .
Un mot d'elle réunissait des multitudes ou les divi
sait. Les hommes ne lui obéissaient pas seuls ; les 11
éléments eux-mêmes lui paraissaient soumis . A sa
voix , le vent sifflait en sons d'une sauvage harmonie
dans les chênes séculaires. En un mot , placée entre
les dieux et les hommes , la Druidesse semblait ne
CHAPITRE IK. 33

tenir à la terre que par la forme humaine , et sa


puissance la plaçait infiniment au-dessus de l'hu
manité . Tels étaient les privilèges de cette illustre
société. Mais , depuis long -temps dispersées , les
vierges de l'île de Sayne ont fui leur sanctuaire ,
seul dépositaire de leurs merveilleux secrets. Je
restais encore au milieu des Gaulois dégénérés pour
leur rappeler leur antique gloire et leur zèle pour la
liberté. Souvent , moi aussi , j'ai vu nos plus illus
tres guerriers s'enflammer au combat en m'écoutant
parler. L'applaudissement de multitudes immenses
accueillait les oracles que je rendais ; en un mot ,
vous voyez devant vous cette Visnelda dont le nom
seul a plusieurs fois fait pâlir les plus fiers Romains,
commis à la garde des Gaules .
» Tant qu'ils me savaient libre , ils désespéraient
de soumettre notre malheureuse nation . Maintenant
un grand cri de joie peut s'élever dans leurs rangs ,
car Visnelda est captive ! » Un autre sourire plus
amer que le premier vint encore visiter les lèvres
de la Druidesse . Ridna tressaillit , car elle craignait
le retour du désespoir de sa compagne . Visnelda
s'en aperçut . « Ne craignez rien , lui dit -elle , je suis
calme maintenant . Je puis envisager de sang-froid
la position où je me trouve . Des murs peuvent ren
fermer le corps , mais l'âme n'est jamais captive .
Dans le gémissement des vents , dans le bruit des
54 VISNELDA.

vagues soulevées , dans le murmure des ruisseaux ,


la mienne ira encore stimuler la lâcheté des Gau
lois. Plus d'une fois encore , le sang romain coulera
sous le fer de nos concitoyens . Je me réjouirai à la
pensée du carnage , et je mourrai heureuse si les
dieux acceptent l'effusion de mon sang pour la
liberté de ma patrie . » En prononçant ces dernières
paroles , la captive avait pris un air inspiré , ses
yeux levés au ciel semblaient y lire les décrets di
vins . Un instant elle resta dans une sorte d'extase .
Elle en fut tirée per les sons de la douce voix de
Ridna.
» Ma sœur , lui dit celle - ci , puisque vous me
permettez de vous donner ce nom , permettez - moi
de vous demander aussi si tous vos liens de famille
sont rompus ; si , lorsque vous parlez de mourir ,
aucune pensée du cœur ne vous rattache à la vie ? »
A cette question , l'enthousiasme de Visnelda
s'éteignit . Un profond soupir s'exhala de sa poitrine
et , malgré ses efforts pour le réprimer , une larme
vint mouiller ses paupières . « Je viens de vous
raconter , dit-elle à voix basse , la gloire et la puis
sance de la Druidesse . Après cela je devrais éviter
de lever le voile étendu pour vous sur mon carac
tère comme femme . Mais pourquoi vous laisserais-je
ignorer mes douleurs ? Je veux vous les dire ; et ,
ajouta-t -elle , en élevant la voix et en faisant un
CHAPITRE III. 35

mouvement expressif , la suite vous prouvera qu'en


moi la femme ne dominera jamais la Druidesse .
» Sachez donc quelle a été mon enfance . Sortie
de la famille de l'Archidruide , je fus élevée par ma
mère jusqu'à l'âge de sept ans . A cette époque je
la perdis , et mon père , qui me destinait aux su
blimes fonctions de Druidesse , me déposa entre les
mains des sages qui formaient dans les sciences
divines et humaines les vierges de l'ile de Sayne.
Là , ma vie fut toute consacrée à l'étude et aux ini
tiations des sacrés mystères . Bientôt on reconnut
que les dieux m'appelaient à de grandes destinées .
En effet , souvent assise dans les cavernes qui bor
dent l'île sainte , je sentais mon âme transportée
dans les régions aériennes , et là j'entendais , je
voyais des choses qui eussent fait dresser les che
veux de tout autre qu'une Druidesse . Sortant de ces
extases , je me jetais dans ma barque , et , malgré
les vents déchaînés , je ramais vers les côtes de
l'Armorique où j'avais pris naissance . Là , sur un
signal que je donnais , nos guerriers m'entouraient .
Ces mots : « Visnelda vient au nom de Teutatès , >>
roulaient de forêt en forêt . Bientôt une foule im
mense m'entourait , et cependant le silence le plus
profond régnait dans la multitude . J'annonçais alors
les volontés du ciel , j'excitais mes concitoyens à la
défense de leur patrie et de leur liberté . Mon vieux
36 VISNE DA.

père pleurait de joie en me voyant l'objet de la L


vénération universelle . Souvent il me retenait sous 5
le toit paternel et me témoignait le désir de me
voir y fixer ma résidence , afin que , conjointement
avec ma jeune sœur , je soignasse ses vieux jours. 2
» Je me rendis à ses vœux. Je consentis à me
rapprocher de la terre et à jouir des douceurs de 1
la vie domestique . Mon âme ardente ne tarda pas à
porter dans l'amour des miens l'enthousiasme qui
présidait à mes fonctions sacerdotales . Jusque-là [
une seule pensée m'avait occupée ; celle de dominer
sur les esprits et de remplir dignement la haute
1 mission qui m'était confiée . Désormais je reconnus
qu'il est pour le cœur des jouissances bien diffé
rentes de celles que procure la gloire. ‫اسرا‬
» Peu à peu je sentis que mes pensées prenaient
une teinte moins sévère . Je m'en indignai contre
moi-même, et de nouveau je fréquentai les solitudes
voisines de l'habitation de mou père , pour y cher
2
cher ces inspirations sanguinaires qui avaient na
+
guère provoqué nos guerriers au combat . Cependant
ma sœur dépérissait à vue d'œil . Après chacune de
mes courses dans les forêts , je la trouvais de plus
en plus faible . En vain j'essayai pour la guérir les
charmes les plus puissants ; le mal résista à mon
art. Bientôt elle fut obligée de rester étendue sur
la couche qu'elle occupait ordinairement.
CHAPITRE III. 37

» Mon père , vieux guerrier blanchi dans les


combats , sentait son courage s'évanouir en pré
sence de cette innocente victime d'un mal inconnu ;
de grosses larmes 'sillonnaient ses joues vénérables
et venaient mouiller sa barbe blanche . Moi , qui
avais plus d'une fois enfoncé sans émotion le glaive
des sacrifices dans le flanc palpitant de la victime
sacrée , je n'osais regarder en face la pâle et douce
figure de ma sœur . Elle , toujours tranquille et tou
jours d'une égale humeur, cherchait à relever notre
courage abattu . Elle nous parlait du séjour des
âmes et du bonheur dont elles jouissent au -delà de
la vie ; son langage était quelquefois mystérieux et
inintelligible pour moi . Au lieu de me recom
mander de lui faire part , après sa mort , selon notre
coutume , des évènements de ce monde , elle par
lait de veiller sur moi et de prier pour moi . Plongée
dans ma douleur , je ne cherchais pas à approfondir
ses paroles. Quelquefois je les prenais pour un dé
´lire causé par la maladie . Depuis , elles me sont
bien souvent revenues à la pensée . Elles produisent
en moi un étrange effet ; mais c'est sans doute
parce qu'elles sont liées avec le souvenir des der
niers moments de ma sœur.
» Enfin , cette sœur chérie perdit l'usage de la
' parole. Alors encore elle voulut nous donner des
témoignages de sa tendresse . Les yeux pleins de
58 VISNELDA.

larmes , elle me regardait quelquefois d'un air de


pitié. D'autres fois elle levait ses regards vers le
ciel et semblait dans un commerce intime avec les
dieux immortels . Cependant ce commerce ne pro
duisait pas sur elle le même effet que sur moi . Ses
yeux , au lieu de s'enflammer et de donner à sa
physionomie une expression prophétique et mena 1
çante , conservaient toute leur douceur et sem
blaient être fixés sur un objet aimable . Ses membres
n'étaient pas agités par la présence de l'esprit ins
pirateur. Au contraire , tout son corps était composé
dans une admirable paix ; elle était dans un de ces
moments de douce rêverie , lorsque son âme s'en
vola, vers l'île des Bretons . Mon père et moi nous K
donnâmes un libre cours à notre douleur . Puis nous It
voulûmes rendre les derniers devoirs à notre amie. L
» En la dépouillant de ses vêtements , je trouvai
sur son cœur un petit sac de peau , dans lequel
étaient renfermés divers objets dont je ne pus dé
finir la forme , parce qu'ils étaient soigneusement
enlacés de courroies croisées les unes sur les autres .
D'ailleurs , je n'osai ouvrir l'enveloppe extérieure , S
dans la crainte de violer quelque talisman , ou de
rompre quelque charme . Depuis cette époque , je M
J'ai toujours porté sur moi , le voici . » La Druidesse
sortit alors de son sein ce précieux souvenir de sa
sœur et le remit à Ridna .
CHAPITRE III. 39

Celle- ci , éclairée par ce que Visnelda venait de


dire des derniers moments de sa sœur , conjectura
que la jeune fille était chrétienne , et que les objets
renfermés dans le sac étaient des reliques des saints
martyrs ou quelques écrits sacrés . Elle s'abstint de
communiquer ses soupçons à la captive , et lui
remit avec un sentiment de vénération l'objet
qu'elle lui avait momentanément confié . Visnelda
soupira en le remettant à sa place et continua
ainsi :

« Après la mort de ma sœur , je restai quelque


temps auprès de mon père pour calmer sa douleur
et l'entourer de mes soins . Deux lunes s'étaient à
peine écoulées que des guerriers envoyés à la dé
couverte vinrent nous apprendre que les Romains
méditaient une expédition dans la partie de l'Ar
morique que nous habitions . Aussitôt , l'amour de
la liberté se réveilla en moi plus fort que jamais.
La contrainte et l'inaction où j'avais vécu depuis
quelque temps semblaient avoir donné de nouvelles
forces à ce sentiment.
>> N'écoutant ni les prières de mon père qui
allait se voir privé de son dernier soutien , ni la
rigueur de la saison , encoré une fois je parcourus
les forêts , appelant les Gaulois au combat ; sur ces
entrefaites , arriva l'époque de la grande solennité
du renouvellement de l'année ; j'en profitai pour
40 VISNELDA.

haranguer nos tribus , et Teutatès , parlant par ma


bouche , enflamma tous les cœurs du désir de
vaincre nos oppresseurs . Moi-même , malgré l'épui
sement où m'avait jetée la violence de mes inspi
rations , je partis pour me rendre dans une de nos
peuplades, rapprochée du lieu où l'on avait signalé H

l'apparition de nos oppresseurs . Seule et sans autre


guide que mon amour pour mon peuple , je marchai
un jour entier dans les forêts épaisses , me nour
rissant de baies sauvages et soutenant mon courage
par le chant d'hymnes en l'honneur de Teutatès . B
» La nuit n'interrompit pas ma marche . Je brû *
lais d'arriver auprès des Gaulois exposés à la ten
tation de vendre leur liberté pour conserver une
existence dégradée . La lune semblait favoriser mon "
dessein. Comme en ce moment elle brillait de tout
son éclat et faisait étinceler chaque branche d'arbre
couverte de givre , ce spectacle me plongea bientôt
dans une douce rêverie , je ralentis mon pas et ,
arrivée sur la lisière d'une vaste clairière , je m'assis in
sur un monceau de mousse , qui semblait avoir servi
de couche à quelque Gaulois errant comme moi au
milieu de ces solitudes.
» Peu à peu mes yeux fixés sur le ciel étoilé
s'appesantirent. Au lieu de refléter la belle nature W
qu'ils admiraient naguère , ils furent obsédés par
mille fantômes , enfants du sommeil . Il me sembla
CHAPITRE III. 41

que je continuais ma route à travers la forêt. Tout


à-coup ma sœur m'apparaissait ; sa figure était
douce comme aux jours de son existence terrestre ;
mais elle n'était plus pâle ni souffrante ; au con
traire , une vigueur nouvelle semblait animer tous
ses membres . Ses vêtements blancs répandaient au
tour d'elle une clarté aussi pure que celle de l'astre
des nuits . Je voulus la serrer dans mes bras , mais
elle sourit et s'éloigna un peu en me faisant signe
de la suivre. Je crus encore marcher quelque temps
à sa suite ; puis tout d'un coup je me vis envi
ronnée de guerriers qui tous criaient : « C'est elle !
la victoire nous appartient ! »
>> Je croyais entendre le bruit de leurs armes ,
et je jouissais des acclamations par lesquelles ils

2saluaient ma présence au milieu d'eux , comme le


gage assuré de la liberté .
» O douleur ! mon songe s'évanouit un bruit
d'armes frappe mon oreille ; j'ouvre les yeux , igno
rant encore si ce qui a précédé est un songe ou si
ce que je vois n'est pas une illusion . Hélas ! le songe
était terminé. La réalité m'apparaissait dans toute
son horreur. J'étais prisonnière des Romains !
Rangés autour de moi , ils me considéraient avec
une joie féroce et se riaient des efforts que je faisais
pour rompre les liens qui captivaient mes bras . Un
seul , leur chef à ce qu'il me parut , attachait sur
4
42 VISNELDA .

moi un regard de compassion . Touché de mon dé


sespoir, il s'avança vers moi , et d'un ton respec
tueux il m'engagea à me soumettre à mon sort . Fille
des Gaulois , me dit-il , les Romains ne sont pas
des tyrans cruels , ils savent respecter l'infortune ,
et loin d'abuser de la vôtre pour vous faire souffrir , A
ils mettront tout en œuvre pour adoucir votre cap
tivité. Nous n'ignorons pas la part que vous avez -
eue dans la résistance opiniâtre des Gaulois aux
armes romaines . Des ordres sévères ont été donnés
pour que vous fussiez amenée au tribun qui gou
verne ces contrées ; mais , en même temps , il a été
enjoint aux guerriers envoyés à votre recherche de
vous traiter avec l'honneur et le respect que récla
ment vos hautes fonctions et votre noble caractère .
Daignez vous fier à moi , et vous laisser transporter
au camp où Paulinus vous attend . Aussitôt , faisant
signe à deux esclaves de faire avancer une litière , il
m'y plaça , toujours avec les mêmes démonstrations
de respect ; et , tandis que muette encore de rage et
d'étonnement je doutais de la réalité de cette scène ,
la troupe se remettait en marche vers le camp .
>> Que puis -je ajouter ? Pendant une lune tout en
tière, je fus à la fois l'objet des soins et de la sur
veillance de mes gardiens . Confiée à la garde de ce
guerrier, qui le premier m'avait parlé , je n'ai eu
qu'à me louer de sa conduite à mon égard . Le tribun
CHAPITRE III. 43

lui-même m'a souvent visité , et toujours il m'a


fait entendre des paroles de douceur ; mais com
ment me ferait-on oublier ma captivité ? comment
pourrais-je devenir insensible aux maux de mon
peuple ? Livré à sa légèreté naturelle , privé des or
ganes de la volonté des dieux , soutiendra-t-il encore
cette lutte dans laquelle la victoire lui assure la
possession des forêts incultes et des landes sauvages ,
parées du seul charme de la divine liberté , tandis
que sa défaite l'entourera du luxe des vainqueurs
et de leurs arts efféminés , dont la seule peinture a
déjà causé tant de désertions parmi nous ? O puissé
je mourir avant d'avoir appris l'asservissement des
Gaulois ! Puissé-je une fois encore reprocher à mon
peuple sa lâcheté ! ou , dernier rejeton de la race
libre , puissé -je tomber sous les coups des vain
queurs en insultant à leur victoire ! ! !
>> D'autres captifs ont été amenés avec moi ici .
J'ignore qui ils sont , et privée de communiquer
avec eux , je n'ai pu savoir ce qu'est devenu mon
père. Quand je pense à l'isolement de sa vieillesse ,
à la douleur que lui causera la nouvelle de ma cap
tivité , mon cœur se brise , et je sens que la perte
de nos libertés n'est pas le seul motif de mon indi
gnation contre les Romains. Quelquefois même , je
rougis de l'avouer ; il me semble que j'achetterais ,
au prix de mon indépendance , le bonheur de le
44 VISNELDA.

revoir et de soiguer ses vieux jours ; mais non , je


ne trahirai pas ma mission divine ; j'étoufferai les
sentiments de la nature , et jusqu'au dernier mo
ment de mon existence on reconnaîtra en moi la
Druidesse interprète des dieux . »
Visnelda se tut après ces mots , et sembla re
cueillir toutes ses forces pour exercer sur son cœur
l'empire qu'elle croyait devoir accorder à l'amour
de la patrie , préférablement à la tendresse filiale.
Ridna , sans paraître s'apercevoir de ses combats ,
se leva , et s'approchant d'elle , lui exprima toute
Ja sympathie qu'elle accordait à sa douleur.
« Et moi aussi , ajouta-t-elle , j'ai connu le mal
heur. Si un jour il vous est agréable de m'entendre
vous raconter ma vie , je m'empresserai de vous
satisfaire ; mais , dans ce moment , cédez à mes ins
tances ; étendez sur cette couche vos membres fati
gués ; demain , avant l'aurore , je reviendrai auprès
de vous , et j'espère vous trouver. sinon résignée à
votre sort , du moins plus calme et plus tranquille .
>> - J'étais décidée à tout haïr autour de moi ,
lui répondit Visnelda , en fixant sur elle des regards
où l'attendrissement se peignit malgré elle ; mais
vous me forcez à ouvrir encore une fois mon cœur
à des sentiments humains . Venez donc me voir et
dites-moi l'histoire de vos peines . Je consens à
prendre le repos auquel vous m'invitez ; mais je ne
CHAPITRE III. 43

vous le dissimule pas , le coup qui m'a été porté


agira sans cesse sur mon corps , comme un poison
lent , et rendra vos soins inutiles . N'importe , je les
reçois avec reconnaissance , et je vous promets de
mettre en votre présence un frein à ces emporte
ments qui paraissent tant vous effrayer. A demain.
donc . »
En parlant ainsi , Visnelda fit un signe de la main
comme si , reine entourée d'hommages , elle eût
congédié la cour qui venait de se presser autour
d'elle . Ridna respecta ce reste d'une puissance dé
chue et , souriant gracieusement à la captive , elle
sortit du donjon .
Elle retrouva près de la porte Eusèbe qu'avait
envoyé Paulinus inquiet de l'absence, prolongée de
Ridna . Après avoir soigneusement fermé la porte de
la prison , ils regagnèrent le lieu où les attendaient
Paulinus et Prisca . Cette dernière , après avoir
écouté avec attendrissement le récit de Ridna , leva
les yeux au ciel et conçut la consolante espérance
d'amener un jour la captive à la connaissance du
vrai Dieu ; et , élevant son cœur vers le Tout-Puis
sant , elle renouvela la prière si souvent faite par
elle en faveur de Paulinus : « Mon Dieu , faites qu'il
vous connaisse et qu'il vous adore ! »
CHAPITRE IV .

Histoire de Ridna .

FIDÈLE à sa promesse , Ridna vint avant le jour


visiter la captive . Elle la trouva étendue sur la
couche qu'elle lui avait préparée ; ses longs che
veux étaient épars sur ses épaules et sur une
partie de sa figure comme si , même dans les courts
instants de sommeil dont elle jouissait , les dou
leurs de son âme eussent agité son corps exténué
de fatigue .
L'approche de Ridna ne la réveilla pas. La
jeune chrétienne accrocha sa lampe à la voûte de
la salle et vint se mettre à genoux auprès du lit
de sa nouvelle amie . Elle priait pour elle ; et de
mandait à Dieu la conversion de cet être formé
pour éprouver tous les charmes de la vertu . Tout
à -coup elle fut distraite de sa pieuse occupation
VISNELDA. 47

par des mouvements convulsifs de la captive . En


proie sans doute à quelque songe pénible , sa poi
trine se gonflait et s'abaissait avec force. Des gé
missements sourds s'en échappaient par intervalles ,
et bientôt des larmes coulèrent en abondance des
yeux fermés de la Druidesse ; en même temps ses
bras semblèrent s'étendre pour embrasser quelque
objet qui s'éloignait , et ces mots sortirent de sa
bouche : « Mon père , mon père , reste avec ta
fille . Barbares , vous me l'enlevez . Ah ! laissez - moi
le soigner ou emmenez-moi avec lui . » En disant
ces mots , elle sembla vouloir s'élancer hors de son
lit.
Ridna la reçut dans ses bras au moment où , ré
veillée par la secousse qu'elle s'était donnée , Ris
nelda ouvrait les yeux .
« Où suis -je ? Qui êtes-vous ? s'écria-t-elle d'abord
d'un air égaré . Puis, rappelant ses idées : Ah ! je le
vois , dit-elle , ce donjon , ces étroites ouvertures .
tout me rappelle que je suis captive ; mais que signi
fient ces larmes qui couvrent mon visage ? pourquoi
mes cheveux en sont- ils humectés ? aurais-je trahi
au-dehors les émotions de mon âme , et vous au
rais-je rendue témoin de ma faiblesse ?
>> - Je me suis aperçue que vous étiez pénible
meut agitée pendant votre sommeil , reprit Ridna ;
mais je suis loin d'attribuer à la faiblesse le senti
48 VISNELDA.

ment qui provoquait vos larmes. Vous croyiez voir


votre vénérable père arraché de vos bras…….. Quel
ques mots échappés de votre bouche me l'ont du
moins fait penser .
-- ((
Il est vrai , répondit Visnelda , que j'ai cruel
lement souffert de ce songe ; mais maintenant je suis
maîtresse de moi - même , et disposée à entendre le
récit que vous m'avez promis .
>>> www. Il me serait impossible de le faire dans ce
moment , reprit Ridna , des devoirs impérieux ré
clament ma presence auprès de ma maîtresse . J'ai
dérobé à mon sommeil les instants que je vous
consacre ; mais l'heure où mon service commence
approche , et quoique Prisca soit la bonté même ,
je ne voudrais pas lui désobéir .
>> - Pauvre esclave , reprit Visnelda d'un air de
pitié , vous acceptez avec tranquillité le joug qu'on
vous impose , comme si vous n'étiez pas née aussi
libre que vos oppresseurs .
>> ――― Visnelda , dit Ridna d'un ton grave , vous
connaîtrez peut-être un jour le motif que me fait
supporter avec patience les assujettissements de la
servitude ; en attendant , recevez mes soins et comptez
sur mon empressement à rechercher tout ce qui
pourra rendre votre captivité moins dure. >>
En disant ces mots , Ridna fit de nouveau briller
une flamme bienfaisante dans le foyer. Elle sortit
CHAPITRE IV . 49

quelques instants et revint chargée d'un vase d'airain


rempli d'eau chaude . Elle offrit à Visnelda de répa
rer le désordre de ses vêtements et de faire dispa
raître de son extérieur les souillures qu'y avaient
imprimées ses récentes fatigues . Puis , passant de
longues aiguilles d'or dans la chevelure de la gau
loise , elle lui rendit tout son éclat , et après l'avoir
revêtue d'une des tuniques de fine laine que portait
ordinairement Prisca , elle ne put s'empêcher de
contempler un instant cette étrange captive ; celle
ci , vêtue pour la première fois à la romaine , sentit
se renouveler toutes ses douloureuses émotions.
« Me voici donc couverte de cette toge traînante ,
symbole de ma captivité. Mes pieds , embarrassés
par les plis de cette molle étoffe , s'irriteront plus
d'une fois des entraves qu'on leur impose ; mais à
quoi me servirait de les avoir libres , lorsqu'en quel
ques pas je puis parcourir l'espace qui m'est laissé ?
Retournez vers votre maîtresse , jeune fille , et dites
lui que Visnelda , sous la toge romaine , conservera
un cœur inaccessible à toutes les séductions du luxe,
et jusqu'au dernier soupir regrettera ses déserts . »
Ridna sortit en promettant à la captive de • lui
consacrer tous les moments que son service laisse
rait à sa disposition . En effet , vers le milieu du jour,
elle revint avec l'esclave chargée de porter à Vis
nelda sa nourriture . Pressée de nouveau par la
5
50 VISNELDA .

Druidesse de lui conter l'histoire de ses premières


années , Ridna s'exprima ainsi :
« La soumission que je montre envers mes
maîtres vous surprendra sans doute encore plus ,
lorsque je vous aurai parlé de mon origine . Fille du
prince des Silvanectes , j'ai vu mon enfance s'écouler
dans la paix et dans la douceur d'une vie de fa
mille. Nous étions trois enfants . Mes deux frères plus
âgés que moi , se livraient aux occupations guerrières
en honneur parmi nous . Mon père , souvent absent ,
les emmenait avec lui , et nous confiait ma mère et
moi à la garde de quelques fidèles guerriers . Alors,
retirées dans notre habitation , nous nous occupions
aux travaux de notre sexe , et ma mère cherchait à
former mon esprit et mon cœur par ses sages avis .
Pour mieux réussir dans son dessein , elle appuyait
tous ses préceptes des plus sages exemples . Toujours
douce , toujours égale , elle ne laissait, jamais pa
raître dans sa conduite envers ses inférieurs aucune
hauteur ni aucune dureté . Soumise à mon père , elle
le regardait comme son seigneur et souffrait avec
une admirable patience toutes les inégalités occa
sionnées en lui par les soucis du gouvernement , ou
par les fatigues de la guerre . Si quelque esclave souf
frait , elle volait auprès de lui , et le soignait comme
son propre frère . Elle connaissait les vertus de tous
les simples et s'en servait pour le soulagement des
CHAPITRE IV . 51

divers maux qui affligent l'humanité. Retirée ensuite


dans le secret de son oratoire , elle élevait son cœur
vers le vrai Dieu et lui rendait un juste tribut de
louanges et d'actions de graces pour tant de bien
faits qu'il accorde aux hommes . Je l'accompagnais
quelquefois dans ces pieuses occupations , et prenant
la même posture respectueuse qu'elle je priais aussi .
>>>> - Quoi ! s'écria Visnelda , vous n'assistiez pas
aux sacrifices des sages de votre nation ?
» - Non , reprit Ridna , car les sacrifices sangui
naires qui accompagnent les rites religieux des Gau
lois offensent le Dieu que nous servons . Ce Dieu ,
Visnelda , vous le connaîtrez un jour, et alors vous
ne pourrez vous défendre de l'aimer aussi . Mais
qu'avez-vous ? » ajouta Ridna en voyant la Druidesse
presser avec force son front d'une de ses mains.
« Vos paroles , reprit Visnelda , me rappellent
des souvenirs .... Mais continuez , je vous écoute
attentivement .
>> - A mesure que j'avançai en âge , reprit Ridna,
ma mère m'initia plus parfaitement aux mystères
de notre sainte religion . Souvent aussi un vieillard
vénérable venait entretenir ma mère et moi dé nos
devoirs. Il nous parlait de la bonté de Dieu , et nous
exhortait à la pitié envers nos semblables . Puis il of
frait le sacrifice agréable à notre Dieu , et ne s'éloi
gnait qu'après avoir appelé sur nous les bénédictions
524 VISNELDA.

du vrai Dieu . D'autres fois , nous nous rendions ,


ma mère et moi , dans la demeure du vieillard pour
recevoir ses instructions . Ces voyages n'avaient lieu
que dans la belle saison , et me fournissaient or
dinairement mille sujets d'innocents plaisirs . En
traversant les forêts , j'admirais la variété des teintes
répandues sur le feuillage des arbres et sur les
plantes qui couvrent la terre. Le chant des oiseaux
me ravissait , à chaque pas je découvrais quelque
nouvelle merveille . Ma mère souriait de mes joies
naïves et en prenait occasion de reporter vers Dieu
mon admiration et mes actions de graces . Une fois
rentrée dans nos foyers , je charmais les longues soi
rées d'hiver par le souvenir de mes amusements de
l'été. Ma vie s'écoulait innocente et pure . Rien n'en
troublait la sérénité , lorsque le bruit lointain d'une
guerre contre les Romains vint frapper nos oreilles .
Pleines d'anxiété , nous attendions le retour de nos
guerriers pour connaître la vérité . Bientôt nous les
vîmes accourir au secours de leurs familles . Mon
père , le front chargé de soucis , nous avoua que ,
supportant impatiemment le joug des Romains ,
quelques princes voisins et lui avaient formé une
ligue qui avait pour but de le secouer.
» Avant que leurs préparatifs fussent terminés ,
les Romains avaient été instruits du complot et s'é
taient mis en marche pour punir les révoltés . Ils
CHAPITRE IV. 53

proclamaient hautement l'intention de ne faire aucun


quartier aux malheureux Gaulois dont le seul crime
était d'aimer encore la liberté qu'on leur avait ravie .
Tout tremblait devant eux . Les désertions devenaient
de jour en jour plus communes . Mon père ajouta
qu'il ne se dissimulait pas le danger où nous étions ,
et offrit à ma mère de l'envoyer avec moi chez quel
que peuple éloigné qui fût en paix avec les Romains .
Ma mère , toujours fidèle à ses devoirs , refusa de se
séparer de mon père . Elle le conjura de souffrir
qu'elle restât auprès de lui : « Je veux , dit-elle ,
partager votre mauvaise fortune , puisque j'ai partagé
les honneurs que les peuples accordaient à votre
rang. Que vous soyez libre, ou esclave , vous trouve
rez dans votre épouse une fidèle compagne , prête à
compatir à vos maux , à partager votre exil ou à por
ter avec vous les chaînes de la captivité . Quant à
notre fille , à quoi lui servirait la vie si elle devait
la passer loin de nous? Si nous devons lui être en
levés par la mort , elle sera assez tôt séparée de
nous . Si nous avons encore quelques années à vivre ,
elle s'élèvera auprès de nous comme un jeune re
jeton protégé par l'arbre qui lui donna naissance .
Je suis prête à vous obéir , reprit-elle en s'adressant
toujours à mon père ; mais si vous nous permettez
de rester auprès de vous , vous aurez acquis de nou
veaux droits à notre amour .
54 VILNELDA.

» Malgré sa sévérité ordinaire et excessive , mon


père parut touché de ces marques de tendresse de
la part de ma mère ; moi- même , toute jeune que
j'étais , j'avais pu remarquer que souvent elle avait
à souffrir des violences de son époux . A la vérité ,
il rendait hommage à ses vertus ; mais son naturel
prenait tout son essor , et ne connaissait pas la con
trainte que la religion inspire aux hommes. En un
mot , il était païen et fort attaché à ses superstitions .
La douceur inaltérable de ma mère , qui prenait sa
source dans la pratique de la religion du vrai Dieu ,
le touchait par moments sans le convertir . Il fermait
les yeux sur les pratiques religieuses de son épouse >
et la laissait libre de m'élever comme bon lui sem
blait. Du reste , elle était la première victime de
ses emportements .
Malgré tous ses soins pour me dérober la vue de
ses larmes , j'en apercevais les traces sur ses joues
pâles , et si je lui en demandais la cause ; elle s'effor
çait de sourire et d'éloigner de mon cœur toute
émotion douloureuse . Toutes ces circonstances me
revinrent à l'esprit lorsque je l'entendis offrir à mon
père de partager son sort , et dès lors , comprenant
quel est l'empire de la religion sur le cœur d'un être
aussi faible que la femme , je me promis de suivre
les admirables exemples que me donnait ma mère.
» Il fut résolu que les guerriers iraient camper à
CHAPITRE IV . 55

quelque distance de la forteresse , pour arrêter les


progrès des Romains dont l'invasion devait avoir lieu
très -prochainement . On fit à la hâte des retranche
ments avec des chariots et des arbres abattus . Mon
père partit avec mes frères pour le camp , et dans
ce moment d'un adieu qui pouvait être éternel , il
parut se reprocher ses torts envers ma mère .
« Aurélia , lui dit- il , les dieux m'appellent au
combat pour la défense de la liberté , je ne me dis
simule pas que les préparatifs des Gaulois confédérés
sont insuffisants pour repousser l'effort des troupes
romaines si bien disciplinées ; mais je me confie
dans la justice de la cause que j'ai embrassée , et je
ne désespère pas entièrement du succès . Si je reviens
victorieux , vous trouverez désormais en moi un
époux empressé à vous faire oublier ses égarements
passés . Si je succombe , vous serez libre de choisir
parmi les princes voisins un protecteur plus digne
que moi de vous posséder. Que le Dieu que vous
adorez vous conserve à notre fille , et puisse-t- elle
être un jour aussi vertueuse que sa mère ! »
>> En disant ces mots , il nous pressa l'une après
l'autre dans ses bras . Cette caresse si peu ordinaire
me toucha vivement . J'éclatai en sanglots , tandis
que ma mère , dont la douleur quoique plus pro
fonde était plus calme , laissait couler en silence
des larmes qu'elle ne cherchait pas à dissimuler.
56 VISNELDA.

» Mon père s'arracha d'auprès de nous , et mes


frères vinrent à leur tour prendre congé de ma mère
et de moi . Presque toujours au milieu des camps ,
depuis leur tendre enfance , ils nous connaissaient
à peine , et cependant au moment de nous quitter ,
peut-être pour toujours , les sentiments de la nature
se réveillaient en eux . Plusieurs fois ils voulurent
s'éloigner , et autant de fois la vue de leur mère en
larmes les ramena auprès d'elle . Enfin , tentant un
dernier effort , ils franchirent précipitamment le
seuil de la maison paternelle . Hélas , ils ne devaient
plus y rentrer ! »
Ridna , suffoquée par les larmes , s'arrêta un ins
tant. Visnelda elle- même ne songeait pas à dissimu
ler son attendrissement. D'une voix émue , elle
demanda à Ridna si la suite de son histoire ne lui
serait pas trop pénible à raconter .
<< Non , dit Ridna , je veux vous faire connaître
toutes mes infortunes , au moins , vous saurez qu'en
me parlant des vôtres , vous excitez chez moi cette
sympathie si précieuse aux malheureux . » Elle es
suya ses larmes et coutinua ainsi :
« Aussitôt que mon père et mes frères eurent dis
paru , ma mère se leva du siège où , dans son acca
blement , elle s'était jetée. D'un pas chancelant ,
elle se dirigea vers le lieu de la forteresse , où elle
avait coutume de prier. Je volai auprès d'elle , et
CHAPITRE IV. 57

toutes deux nous tombâmes à genoux devant Celui


qui tient entre ses mains la vie et la mort . Les
larmes de ma mère coulaient encore , mais elles
semblaient avoir perdu de leur amertume.
» Après quelques moments donnés à la prière ,
nous renournâmes à nos occupations ordinaires . Ma
mère les interrompit bientôt pour donner des ordres
à ses esclaves. Elle songeait à la nécessité où elle
serait peut-être de soigner les malheureuses vic
times de la guerre . Elle voulait que tout fût pré
paré pour que les secours les plus prompts fussent
portés aux malheureux blessés . Je la secondai de
mon mieux dans les préparatifs que lui suggérait
la bonté de son cœur. La nuit nous força enfin à
prendre quelque repos , et pour la première fois le
sommeil fuit loin de mes paupières . Ce ne fut qu'a
près une longue insomnie que je m'assoupis.
» Alors mon imagination me représenta toutes
les horreurs d'un combat , selon ce que j'en avais
entendu dire à nos guerriers . Fatiguée de ces images
effrayantes , je me réveillai bien avant mon beure
accoutumée .
>> Nous attendions le matin même un courrier qui
devait nous apprendre ce qui se passait au camp .
Je prêtais l'oreille , et le moindre bruit me semblait
devoir être celui des pas du guerrier envoyé par
mon père.
58 VISNELDA.

>> Lasse de n'entendre que le gémissement de la


brise du matin dans les arbres , et le bruit lourd des
pas de la sentinelle veillant sur le rempart , je me
levai résolue à monter sur quelque point élevé d'où
je pusse découvrir ou la fumée du camp des Silva
nectes , ou quelque être humain qui vînt dans cette
direction . Comme je quittais le lieu de mon repos ,
j'aperçus ma mère qui , ayant devancé l'aurore ,
priait encore pour son époux et pour ses fils . J'allai
me prosterner auprès d'elle , et toutes deux nous
adressions au Seigneur des vœux ardents pour les
objets de notre amour , lorsqu'un pas pesant , comme
celui d'un vieillard , se fit entendre dans la salle
voisine . Nous nous retournâmes précipitamment et
nous vîmes avec le plus grand étonnement le véné
rable ministre de notre Dieu . Ses cheveux blancs
étaient couverts de poussière , ses sandales et le
bord de sa robe teints de sang . Tous ses vêtements
en désordre annonçaient assez le lieu d'où il venait .
« Que Dieu vous bénisse , mes filles , s'écria- t- il
en élevant sur nos têtes ses mains tremblantes , et
qu'il vous tienne lieu de tout sur cette terre d'exil ,
où sa volonté laisse l'une de vous veuve et l'autre
orpheline . Aurélia , poursuivit-il en s'adressant à
ma mère , votre époux n'est plus ; mais rendez grace
à Dieu , il est mort chrétien ; votre séparation ne
sera pas éternelle
CHAPITRE IV . 59
>>>> - O ciel , s'écria ma mère !... » Et ses forces
physiques trahissant l'énergie de son âme , elle pålit
et tomba sans mouvement entre mes bras . Le véné
rable vieillard , oubliant ses fatigues et son âge , se
hata de chercher quelqu'une des femmes de ma
mère pour qu'elle vînt lui donner ses soins . Peu à
peu Aurélia revint à elle , et ses malheurs se pei
gnant à son imagination , elle laissa couler des larmes
abondantes. Soulagée par ses pleurs , elle put enfin
articuler ces mots : « Mon père , est-il bien vrai
qu'il soit mort chrétien ? Redites- moi cette conso
lante parole , la seule qui puisse adoucir ma dou
leur. >>
>> ―― Ma fille , reprit le vieillard , Dieu a signalé
sur lui sa miséricorde , sans doute à cause de vos
prières et de vos bonnes œuvres . Calmez -vous assez
pour écouter le récit que j'ai à vous faire . Il sera
court , car le temps presse ; et bientôt il faudra que
la fuite vous dérobe aux insultes des Romains vain
queurs .
» Hier matin , je fus instruit par un esclave chré
tien de la marche des Romains . Je sus qu'elle devait
être tellement secrète , que vos guerriers ne pou →
vaient manquer d'être surpris. Aussitôt , certain que
mon ministère pourrait être utile à quelques-uns
des chrétiens romains ou gaulois , et mes secours aux
malheureux de toutes les nations , je partis appuyé
60 VISNELDA.
r
sur mon baton , et je me hâtai autant que me le per
mettaient les soixante hivers qui pèsent sur ma tête .
Ma faiblesse trahit les efforts de mon zèle . Lorsque
j'approchais du camp , j'entendis de longs gémisse
ments , et je compris que le combat avait eu lieu T
plus tôt que je ne m'y attendais . Comme j'élevais
mon cœur vers Dieu , pour obtenir miséricorde aux Cr
pauvres chrétiens mourants , je vis arriver un cava .
lier emporté par son cheval fougueux . Le guerrier
ľ
paraissait affaibli par la perte du sang qui coulait
de ses blessures. Bientôt ses forces l'abandonnèrent ,
P
et le cheval , toujours lancé au galop le plus rapide ,
jeta son maître sans connaissance à mes pieds ,
et poursuivit sa course à travers la forêt. Plein de
J1
compassion , je m'approchai du malheureux blessé .
Une liqueur spiritueuse dont je lui fis avaler quel
ques gouttes lui rendit l'usage de ses sens . Quelle
CT
fut alors ma suprise en reconnaissant le prince des

Silvanectes? Le cœur déchiré par la pensée de votre
I
douleur , je restai muet et immobile . Lui , à son
tour , me reconnut. IF

« Prêtre du Dieu d'Aréulia , me dit- il , ma ver CC


PL
tueuse épouse , par son inaltérable douceur et son
amour pour ses devoirs , m'a inspiré un grand désir 想
de partager sa croyance . Si j'eusse été victorieux , inW

j'étais résolu à lui faire oublier mes torts et à em 1

brasser sa religion ; mais vaincu , mourant , puis -je


CHAPITRE IV. 61

espérer que votre Dieu me recevra au nombre de ses


adorateurs dans le lieu de délices que , selon votre
croyance , il leur destine ! Parlez , vénérable vieil
lard , et hâtez-vous , car je le sens , ma vie s'échappe
avec les flots de sang dont mon corps rougit la terre .
>> ― Prince des Silvanectes , lui répondis -je ,
notre Dieu est plein de miséricorde pour ses créa
tures . Il entend vos derniers vœux et se contentera
du peu d'instants que vous avez à consacrer à son
service , comme il aurait demandé de vous une vie
entière de dévouement si vous eussiez vécu plus
long- temps . Offrez-lui donc vos regrets pour vos
fautes passées , et disposez-vous à revoir le signe sacré
de chrétien. En disant ces mots , j'allai au ruisseau
voisin puiser de l'eau dans le casque du guerrier , et
en peu d'instants son âme devint digne du festin de
l'Agneau sans tache.
>> Pourquoi faut- il que je continue mon récit ?
A peine avais -je ouvert le ciel à l'illustre mourant ,
qu'une nouvelle faiblesse s'empara de lui .
« Mes yeux se voilent , s'écria- t- il , une sueur
froide couvre mes membres . O Dieu des Chrétiens ,
protégez les Gaulois ! Soyez l'appui d'Aurélia , de
Ridna ; et vous... bon vieillard... adieu ... soyez béni
du bien que vous m'avez fait.... O mes enfants ! ...»
>> A ces mots , sa tête s'inclina sur sa poitrine
ensanglantée , ses bras se raidirent , ses yeux s'étei
62 VISNELDA.

gnirent tout-à-fait . Je voulus le ranimer , soins inu


tiles ! Son âme , purifiée par le baptême , avait quitté
son enveloppe mortelle . »
>> La voix du bon vieillard s'éteignit dans les
larmes . Ma mère et moi nous n'avions cessé de san
glotter pendant ce triste récit. Cependant notre dou
leur était allégée par la pensée du bonheur dont
devait jouir l'objet de nos regrets . Tous les trois
nous gardâmes le silence un instant .
>> Enfin , élevant de nouveau la voix , le vieillard
nous apprit qu'après avoir rendu de son mieux les
derniers devoirs à mon malheureux père , il avait
profité de l'approche de la nuit pour se rendre sur
le champ de bataille et y donner du secours aux
blessés. Là il avait appris que les Romains , après
avoir taillé en pièces les troupes commandées par
mon père , avaient été à la rencontre d'un autre
corps de confédérés qui n'avaient pu se joindre aux
Silvanectes. Le blessé , de qui il avait reçu ces dé
tails , l'assura que bientôt les vainqueurs auraient t
pénétré jusqu'à la citadelle où nous étions , et qu'il
Ꭹ avait tout à craindre de la part des Romains irri
tés pour ceux qui y étaient renfermés. « Il ne vous
reste donc qu'un parti à prendre , continua le véné
rable vieillard . Avant que Fennemi ait envahi ce
dernier asile offert à votre faiblesse , fuyez avec moi .
Non loin de ma solitude vivent de saintes femmes
CHAPITRE IV. 63

qui vous recevront avec une tendresse de sœurs .


Vous travaillerez avec elles pour soutenir votre exis
tence , et loin du monde vous pourrez encore cou
ler des jours tranquilles.
>> - Et mes fils , s'écria ma mère peu touchée
de l'espoir de salut qui lui était offert , et absorbée
tout entière par la pensée de l'absence des siens .
>> -
-Vos fils , Aurélia , reprit Marcien ( ainsi se
nommait le vieillard ) , vos fils ont subi la loi de la
guerre . Selon les rapports de quelques- uns , Eudoxe
est mort en combattant vaillamment . D'autres , et
c'est le plus grand nombre , m'ont assuré qu'ils sont
tous les deux tombés vivants entre les mains des
vainqueurs , qui sans doute enverront en otages à
Rome des jeunes hommes , issus d'une race trop
chère aux Gaulois , pour ne pas inspirer de vives
craintes aux maîtres du monde s'ils restaient dans
les Gaules. De toutes façons , ajouta le vieillard ,
il faut que vous renonciez à les voir , et il est inutile
que vous attendiez leur retour . Je vous le répète ,
le temps presse . Dès que nous aurons pris la nour
riture nécessaire au soutien de nos forces , nous
quitterons la citadelle , dépourvue de défenseurs , et
nous nous enfoncerons dans les forêts qui cachent
7
notre humble peuplade de chrétiens . Là , sous la
protection du maître des cieux , vous pourrez attendre
en paix que la Providence vous rende quelques
64 VISNELDA.

uns des biens que la Providence vous ravit , et vous


fasse retrouver vos enfants , s'il est vrai qu'ils exis
tent encore.
» Ma mère accablée par sa douleur consentit à
tout ce que notre unique protecteur lui suggérait .
Elle fit rassembler le peu d'esclaves qui étaient restés
autour d'elle c'étaient des femmes ou des vieillards
que leur âge avait empêchés d'aller rejoindre les
troupes confédérées , au bruit de l'engagement qui
avait eu lieu la veille ; tous arrivèrent en pleurant.
Ma mère eut beaucoup de peine à calmer leurs cla
meurs et à leur faire comprendre qu'un moyen de
salut leur était encore offert . Les uns consentirent
à suivre leur maîtresse. Les autres , frappés d'une
terreur panique , se croyant encore en sûreté au
milieu de ces remparts , refusèrent obstinément de
s'en éloigner. Ma mère chargea quelques-uns de ceux
qui la suivaient des objets les plus indispensable
ment nécessaires à nos besoins , et , ayant encore
une fois adoré dans son oratoire le souverain Dispen
sateur de toutes choses , elle annonça à Marcien
qu'elle était prête à le suivre.
Le vieillard , appuyé sur un long bâton blanc ,
hâtait sa marche appesantie par l'âge . Bientôt nous
eûmes pénétré dans l'épaisseur de la forêt . Ma mère,
exténuée de fatigue , était soutenue par une de ses
femmes. Pour moi , malgré ma jeunesse (je n'avais
CHAPITRE IV . 65

encore vu que douze printemps ) , je commençais à


m'instruire à l'école de l'adversité. Repassant dans
ma mémoire ce que ma mère m'avait souvent dit
de l'instabilité des choses humaines , de l'égalité
de tous les hommes en présence de Dieu , je recon
naissais que , dans ce moment d'extrême infortune ,
je n'avais pas le droit de me croire plus que la
moindre de nos esclaves . Comme elle , j'étais dé
nuée de tout , et je n'avais pas comme elle la force
de me rendre utile et de pourvoir à ma subsistance.
» Il était bien touchant de voir cette troupe
d'êtres faibles , marchant sous la protection d'un
autre être aussi faible qu'eux selon la nature , mais
fort dans ce moment de toute la tendresse mater
nelle de la Providence . Représentant d'un Dieu infi
'niment bon et puissant , il ne doutait pas un instant
des moyens qu'il aurait de nous être utile . Tout en
marchant , il récitait les hymnes sacrées les plus
propres à exciter notre confiance . De temps en temps
il nous adressait la parole pour relever notre cou
rage abattu , ou bien il commandait une halte dans
quelque endroit assez écarté pour que nous n'eus
sions rien à craindre de la part des troupes ro
maines . Enfin , après une longue marche , car il
avait fallu , pour éviter les endroits dangereux , faire
beaucoup de détours , nous arrivâmes à la pieuse
colonie qui florissait sous les yeux du vénérable
6
66 VISNELDA.

Marcien. Aussitôt nous nous vîmes entourés des plus


tendres soins . Les hommes offrirent à nos anciens
serviteurs tous les secours dont ils avaient besoin
et les saluèrent du nom de frères . Les femmes , de
leur côté , nous introduisirent dans leurs habitations
et s'empressèrent de nous faire oublier nos fatigues .
Le saint homme , certain que nous ne manquerions
de rien , regagna son humble cabane et songea pour
la première fois depuis deux jours , à donner quel
que repos à ses membres affaiblis par l'âge .
Ma mère reçut avec sa douceur ordinaire les pré
venances de nos nouvelles compagnes . Elle s'efforça
même , pour reconnaître leurs tendres attentions ,
de ramener un sourire sur ses lèvres décolorées .
Retirées dans les salles qu'on avait destinées à
notre usage , nous nous étendîmes sur des couches
faites de mousse et recouvertes de peaux de bêtes
sauvages . Le sommeil vint bientôt appesantir mes
yeux. Pour ma mère , elle donna un libre cours à ses
larmes , et lorsque les premiers rayons du soleil vin
rent nous inviter à saluer l'auteur de la nature , elle
prétexta la fatigue du voyage de la veille , pour ne pas
quitter cette couche d'où elle ne devait plus se relever.
» A peine eus-je rendu mes devoirs au Dieu qui
nous avait sauvés d'un imminent péril , qu'avec la
légèreté naturelle à mon àge , je me hâtai de visiter
les environs de notre nouvelle demeure .
CHAPITRE IV . 67

» Au milieu d'une immense forèt s'étendait une


bruyère d'un mille environ de circonférence . Le
centre de cet espace était occupé par un assez grand
nombre de huttes construites à la façon des Gaulois
nomades . Chaque hutte renfermait plusieurs divi
sions destinées aux différents besoins de ses habi
tants . En dehors du village , et jusqu'à la lisière de
la forêt , la terre avait été défrichée et produisait
toutes sortes de grains . La chasse et les fruits de
divers arbres sauvages formaient la nourriture de
cette petite colonie . Hommes et femmes se rendaient
le matin et le soir dans un temple rustique , placé
au milieu du village , et offraient à Dieu les premiers
et les derniers instants de la journée . Puis , se ren
dant à leurs occupations respectives , ils travaillaient
jusqu'à l'heure où d'un commun accord ils prenaient
leur repas . Chaque famille , sous les yeux de son
chef , se livrait ensuite à quelque délassement
agréable. A un signal donné , chacun reprenait son
travail qu'il accompagnait du chant de quelque saint
cantique. La paix brillait sur tous les fronts . La
voix de la discorde ne se faisait entendre dans au
cune habitation . La jeunesse docile recevait avec
respect et soumission les réprimandes des vieillards.
Les jeunes filles étaient modestes et retirées dans
l'intérieur des maisons ; elles ne songeaient qu'à
remplir exactement leurs devoirs envers Dieu et en
68 VISNELDA.

vers leurs parents. Sans roi , sans magistrats , cette


petite assemblée jouissait de la plus profonde paix .
S'il survenait quelque cas embarrassant à décider ,
on attendait la visite du vénérable Marcien qui avait
lieu une fois par semaine , le jour consacré au re
pos . Sa décision était reçue avec soumission , et
chacun s'empressait d'y conformer sa conduite .
>>>> ―― Vous me faites là une peinture ravissante ,
s'écria Visnelda. Comment se nomme cet heureux
peuple ?
>> -Ce sont des chrétiens , reprit Ridna ; quand
vous connaîtrez leur religion , vous ne vous étonne
rez plus des vertus qu'ils pratiquent ; mais le soleil
baisse , bientôt il me faudra vous quitter , je vais
achever en peu de mots le récit de mes malheurs.
>> Un esclave envoyé à la déɔouverte était revenu
annoncer que la citadelle que nous venions de quit
ter avait été pillée par les Romains , et ensuite
occupée par une garnison de leurs troupes. On nous
avait cherchés , ma mère et moi ; mais , soit qu'on
n'eut aucune connaissance du lieu de notre retraite ,
soit que par un reste de pitié on eut à dessein né
gligé de faire des recherches trop exactes , on avait
renoncé à nous trouver , et nous pouvions espérer
de vivre inconnues et tranquilles au milieu de nos
hôtes bienfaisants .
>> Tout fut mis en usage pour rendre la santé à
CHAPITRE IV . 69

ma mère ; mais les coups multipliés qu'elle avait


reçus avaient attaqué en elle le princpe de la vie .
Lors de notre fuite , on était à cette époque de l'an
née où les moissons commencent à se dorer . Lors
qu'à leur tour les feuilles des arbres perdirent leur
teinte verte et brillante , ma mère sentit ses forces
défaillir de jour en jour. Elle comprit que sa fin
était proche , et elle fit approcher le vénérable Mar
cien. Elle s'entretint avec lui des douceurs de la
vertu et du bonheur des âmes justes après leur mort .
Ensuite elle s'éteignit doucement entre nos bras ,
après m'avoir bénie et avoir remercié Dieu de ce qu'il
m'avait conduite au sein d'une nouvelle famille
pleine de tendresse pour moi , et capable de me
soutenir dans la pratique de ma religion .
>> Il est inutile que je vous peigne ma douleur .
Jusqu'à ce moment , j'avais comme tous les enfants
fait peu d'attention à mon avenir . Maintenant que
je me voyais privee de ma mère , la vie m'apparais
sait triste et dépourvue de douceur. L'hiver avec
ses rigueurs vint donner une teinte encore plus
sombre à mes pensées . Mes jeunes compagnes s'ef
forcèrent de calmer mes regrets et de faire dispa
raître mes craintes . De son côté , Marcien me fit
envisager ma mère jouissant d'un bonheur sans fin
et veillant sur moi du haut de sa demeure de paix .
Peu à peu ma tristesse fit place à la sérénité . Je
70 VISNELDA .

me joignis aux travaux des jeunes filles de mon âge ,


et bientôt après à leurs divertissements. Lorsque le
printemps reparut sur la terre , j'étais réconciliée
avec ma position isolée , et l'avenir , au milieu de
mes nouvelles amies , me semblait devoir être plein
de douceur.
» Huit printemps vinrent successivement embel
lir la nature, pendant que j'habitais la colonie chré
tienne. Dieu permit que ce long espace de temps
s'écoulât pour moi dans la solitude , afin que l'a
mour de ma religion se fortifiât dans mon cœur ;
mais enfin le jour de l'épreuve approchait encore
pour moi , et s'il me surprit cruellement , du moins
il me trouva résignée aux décrets de la Providence
et forte contre l'adversité .
>> Les Silvanectes vaincus , mais non exterminés ,
conservaient au fond de leurs cœurs une profonde
haine contre les Romains . Quelques -uns d'eux ,
égarés à la chasse , vinrent réclamer des secours
des habitants de notre petit village . Plusieurs qui
avaient suivi mon père à la guerrre , et qui m'a
vaient vue dans mon enfance , furent frappés de ma
ressemblance avec leur malheureux chef. Quelques
uns de nos anciens esclaves , qu'ils retrouvèrent
dans le village , mirent un terme à leurs doutes
en leur apprenant que j'étais effectivement la fi.le
de leur prince, Aussitôt m'entourant et se jetant à
CHAPITRE IV . 71

mes pieds , ils me saluèrent comme l'unique reje


ton d'une race illustre . Vainement je rejetai leurs
hommages et je leur protesta que , parfaitement
heureuse dans ma solitude , j'avais renoncé à mon
rang , ils ne me quittèrent qu'avec la résolution de
se servir de moi comme d'un point de ralliement
pour les restes épars de leur nation .
>> Revenus au milieu des Silvanectes , ils leur
firent part de la découverte qu'ils avaient faite . Dans
leurs transports , ils oublièrent les mesures que leur
prescrivait la prudence . Les Romains , toujours at
tentifs à surveiller les démarches des malheureux
Gaulois , ne tardèrent pas à s'apercevoir de l'espèce
de fermentation que produisait au milieu d'eux un
nouveau projet de révolte . Instruits par des espions
de la cause de ce soulèvement , ils résolurent d'é
touffer le complot dès sa naissance ; ils profitèrent
de l'arrivée d'un nouveau tribun pour lui persuader
que les intérêts de l'empereur exigeaient qu'on de
mandât un otage de la nation des Silvanectes , tou
jours remuante et inquiète . Des ordres furent bientôt
donnés pour qu'on m'enlevât de mon asile. Conduits
par des traîtres , les Romains pénétrèrent dans notre
colonie . Sans égard pour la prière des vieillards ,
et pour les gémissements des femmes et des enfants ,
ils m'enlevèrent et me conduisirent dans cette for
teresse où depuis deux ans je jouis , à la liberté
72 VISNELDA.

près , d'une existence tranquille , graces à l'huma


nité de Paulinus et à l'affection de Prisca son épouse
qui , comme moi , est chrétienne . Instruite par ma
divine religion , je me soumets aux ordres de Celui I
qui , m'ayant donné la vie , a le droit de disposer
de moi . Je remplis mes devoirs aussi exactement que I
possible , et malgré mon esclavage je ressens cette
douce paix qui accompagne la soumission à la vo
lonté du Dieu tout-puissant. >>
Pendant que Ridna achevait son récit , le soleil
avait tout-à-fait disparu . La jeune fille se leva pour
retourner à ses occupations . Visnelda ne songeait
ni à la retenir, ni à rompre le silence . Pour la pre
mière fois , elle reconnaissait sans le comprendre
que la grandeur d'âme peut s'allier avec la dépen
dance volontairement acceptée . Le respect avait
chez elle pris la place de la pitié dédaigneuse que
lui avait d'abord inspirée la douceur de la jeune
esclave .
Sortant enfin de sa rêverie , elle remercia Ridna
du temps qu'elle lui avait consacré , et la pria de
revenir la voir souvent.
« Je suis sûre que Prisca me permettra de venir
quelquefois vous distraire de votre captivité. Peut
être même obtiendra -t- elle un jour que vous par
couriez avec moi les remparts et les cours de la
citadelle . Mais , ajouta-t- elle en souriant , il faudra
CHAPITRE IV. 73

que je me rende caution de votre modération et de


votre soumission aux ordres du tribun . Ainsi effor
cez-vous de surmonter cette violente agitation qui
se manifeste souvent en vous . Le jour où je pourrai
vous procurer quelque jouissance sera un jour de
bonheur pour moi . »
En disant ces mots , Ridna sortit . Visnelda , com
battue entre l'attendrissement que lui causaient les
dernières paroles de sa compagne , et la crainte de
paraître faible en se montrant résignée à son sort ,
ne s'aperçut qu'elle était seule qu'au moment où les
verroux se refermèrent sur son donjon . Alors se le
vant , elle alla reprendre sa place favorite auprès de
la longue et étroite fenêtre par laquelle on pouvait
apercevoir le ciel et la campagne dépouillée de ver
dure.

牛牛

7
CHAPITRE V.

Les combats .

COMME la veille , une forte gelée donnait à l'at


mosphère cette transparence qui permet d'admirer
dant tout son éclat la splendeur des astres . Vis
nelda , en parcourant des yeux le ciel étoilé , sentit
renaître tout son amour pour la liberté . La tyrannie
des Romains se peignit à son esprit plus odieuse
que jamais . Cette fois , elle croyait plus légitime une
haine dont le seul motif n'était plus puisé dans des
maux personnels . L'histoire de Ridna lui fournissait
de nouveaux exemples de la politique cruelle des
maîtres des Gaules . Elle eût pendant long-temps
encore nourri ses projets de vengeance de toute
l'amertume de ses souvenirs , si une esclave ne fût
venue lui apporter son repas du soir. Encore incer
taine de la conduite qu'elle tiendrait , et malgré elle
VISNELDA. 78

ébranlée par la douce vertu de Ridna , elle prit


subitement la résolution de suspendre tout plan d'é
vasion ou de communication avec les Gaulois captifs,
jusqu'à ce qu'elle eût obtenu de la jeune chrétienne
tous les éclaircissements qu'elle désirait avoir sur
sa religion . Elle trouvait tant de rapports entre
quelques parties de son récit et les discours que lui
avait quelquefois tenus sa sœur , qu'elle éprouvait
une vive curiosité de connaître cette religion qui
commande l'oubli des injures et la soumission à une
autorité usurpée.
Plus calme après avoir pris cette résolution , elle
goûta enfin les douceurs du sommeil.
Prisca instruite par son esclave de toutes les
émotions de Visnelda , ne cessait de prier pour la
conversion de cette âme douée de qualités si pré
cieuses . De concert avec Ridna , elle entreprit de
faire violence au ciel pour arracher à l'enfer une
conquête dont la possession causerait une grande
joie parmi les anges . Mais en même temps qu'elle
priait , elle ne négligeait aucun des moyens humains
que lui suggérait sa prudence et sa tendre charité .
Elle pensait qu'avant tout il fallait s'attacher Vis
nelda par les liens de la reconnaissance . Elle jugeait
avec raison que dans une âme de cette trempe un
pareil sentiment pouvait ménager à ses pieux des
seins un puissant auxiliaire . Elle fit donc tous ses
1
76 VISNELDA.

efforts pour obtenir de son époux qu'il laissât à


Visnelda la liberté de sortir du donjon , à certaines
heures du jour , pour parcourir l'étroit espace ren
fermé entre les murs d'enceinte de la forteresse .
Paulinus hésita long-temps à se rendre aux désirs
de Prisca. Il redoutait l'amour des Gaulois pour
leur prêtresse , et ne doutait pas que tôt ou tard
ils ne tentassent quelque moyen de lui rendre sa
liberté. Enfin , vaincu par les instances de son
épouse , il consentit à ce qu'elle lui demandait , à
condition que Ridna accompagnerait toujours la
captive , sous la surveillance d'Eusèbe et de quel
ques soldats d'élite . Prisca , enchantée de cette dé
cision de Paulinus , attendit avec impatience que
Ridna pût la transmettre à sa nouvelle amie.
Le lendemain , dès que ses devoirs le lui per
mirent , la jeune Gauloise se hâta d'aller trouver
Visnelda. « Mes vœux , lui dit- elle , ont été accom
plis plus promptement que je n'aurais osé l'espérer ;
Prisca , touchée de vos malheurs , a obtenu de son
époux que vous sortiez tous les jours de votre donjon
pour respirer l'air de la liberté. La seule condition
que le tribun ait mise à cette faveur , c'est que nous
soyons soumises à une continuelle surveillance . »
Visnelda parut un instant blessée de cette restric
tion . Cependant , ne voulant pas troubler la joie
qui brillait dans les yeux de son amie :
CHAPITRE V. 77

« Je me soumettrai , répondit-elle , à tout ce


qu'on demande de moi . Je suis touchée de l'inter
vention de Prisca. Elle ne me connait pas , pour
quoi s'intéresse -t-elle à moi ?
>> - Elle est chrétienne , reprit à dessein Ridna ,
et sa religion lui commande l'amour de ses frères
malheureux . Fussiez - vous même son ennemie la
plus mortelle , vous trouveriez en elle un appui au
jour de la tribulation .
) — Les chrétiens sont des êtres bien extraor
dinaires à ce que je vois , reprit Visnelda . Bientôt ,
je l'espère , vous m'apprendrez où ils puisent des
sentiments si différents de ceux que nous inspirent
nos sages .
>> ――――― Je suis prête , lui dit Ridna , à vous donner
tous les éclaircissements que vous désirerez . A
l'heure désignée par le tribun , je viendrai vous
prendre . En attendant , si vous désirez vous occuper
à quelqu'un des travaux propres à notre sexe , je
vous enverrai ou une quenouille , ou un ouvrage
de tapisserie.... »
La rougeur de l'indignation couvrit le visage de
la Druidesse . Elle se contint néanmoins , et répondit
d'une voix altérée , mais calme .
« Jamais je ne me suis livrée à ces travaux in
dignes de mon rang . Dispensez-vous donc de m'en
procurer quelqu'un . Si la forteresse renferme des
78 VISNELDA.

livres des sages de la Grèce ou de Rome , je les


lirai avec plaisir, car les Senamis , nos maîtres ,
m'ont instruite dans la langue de ces deux nations
et initiée aux graces de leur littérature .
>> - Je présenterai votre requête à Prisca , ré
pondit Ridna , mais je n'ose vous promettre qu'elle
sera accueillie . »
Vers le milieu du jour , Ridna se rendit à la tour.
Le guerrier avec ses soldats demeura auprès de la
porte extérieure , et Ridna pénétra seule dans le
donjon.
« Ma sœur, dit- elle , le tribun vous accorde ce
que vous lui avez fait demander . En rentrant , vous
trouverez ici des livres qui charmeront vos heures
de solitude . Mais maintenant le soleil brille de tout
son éclat , hâtez -vous de profiter de ses rayons . »
Visnelda ne put se défendre d'une profonde émo
tion en franchissant le seuil de sa prison . Le froid
de la saison vint frapper le visage de la Druidesse ,
comme elle sortait de la porte extérieure de la tour ,
et ce souffle glacé lui parut l'haleine du zéphir le
plus doux , tant l'ombre même de la liberté donne
de charmes à des sensations pénibles de leur na
ture . La captive suivit Ridna dans les détours des
corridors qui menaient de la cour intérieure de la
citadelle aux remparts extérieurs .
Partout les sentinelles , dociles aux ordres d'Eu
CHAPITRE V. 79

sèbe , laissaient passer la captive et sa compagne.


Eusèbe était connu comme le favori de Paulinus.
Cependant nul des autres guerriers ne songeait à lui
envier sa faveur . Eusèbe n'en faisait usage que pour
se rendre utile à tous. Il n'y avait qu'une voix sur
son compte ; et quoiqu'il refusât constamment de
se mêler aux orgies des soldats , et qu'on le soup
çonnât d'être chrétien , on ne pouvait lui refuser le
tribut d'éloges qu'il méritait . D'ailleurs , l'Eglise
était en paix sous les premières années du règne de
Dioclétien et de Maximien . Elle semblait reprendre
des forces pour les jours de persécution que lui
´préparait la malice de l'enfer . Eusèbe , chrétien
fervent , pouvait donc librement vivre à sa manière.
Cependant les deux jeunes filles marchaient len
tement et absorbées chacune par des réflexions diffé
rentes . Le soleil brillait d'un éclat qu'augmentaient
encore les nombreuses cristallisations produites par
la gelée . Chaque branche d'arbre , chaque brin
d'herbe étincelait de mille feux . Les oiseaux , ou
´bliant la rigueur de la saison , volaient en tous sens
et semblaient déjà préluder aux chants joyeux du
printemps . Les casques des guerriers répandus sur
les remparts renvoyaient au loin les rayons du soleil
et ajoutaient au brillant de cette scène .
Arrivée à la partie de la plate- forme d'où l'on
pouvait apercevoir la forêt , Visnelda s'arrêta subite
80 VISNELDA..

ment. Un frémissement involontaire parcourut tous


ses membres. Ses yeux devinrent fixes et reprirent
leur première dureté. Insensible aux charmes des
objets qui l'entouraient , elle paraissait éprouver
au-dedans d'elle- même de violents combats. Ridn
s'en aperçut, et s'approchant d'elle :
« Ma sœur, lui dit-elle d'une voix douce et attendrie ,
vous ne pouvez vous défendre d'une profonde émo
tion en revoyant ces bois, sanctuaire de votre religion
et asile de vos frères es Gaulois. Un jour peut-être
vous y retournerez ; mais dans ce moment vos íegrets
ne serviraient qu'à empoisonner votre existence . Sou
mettez-vous à votre sort , et attendez tout de l'avenir.
- L'avenir ! répéta Visnelda d'un won concen

tré , que peut-il m'apporter en dédommagement de


ce que je souffre ? D'ailleurs , je ne le prévois que
trop, les Gaulois , las de résister, courberont bientôt
la tête sous le joug qu'on leur impose. Alors , de
quoi me servirait la liberté ? Mais , continua-t-elle
en se retournant subitement , éloignons-nous , je
sens que je m'expose en restant ici à violer la pro
messe que j'ai faite au tribun . »>
En rentrant dans son donjon , Visnelda trouva plu
sieurs des ouvrages qu'elle avait demandés . Prisca
avait eu soin d'y mêler la traduction grecque des
livres saints , et quelques opuscules des premiers
Pères de l'Eglise .
CHAPITRE V. 81

La Druidesse parut satisfaite de la promptitude


avec laquelle on se rendait à ses désirs . Elle saisit
avec avidité un des volumes et fut bientôt absorbée
par sa lecture .
Plusieurs jours se passèrent sans qu'il arrivât
dans la citadelle aucun incident remarquable. Lors
que le temps le permettait , la captive sortait avec
sa suite ordinaire , mais elle évitait de se rendre sur
la plate -forme qui lui avait causé une si violente
émotion .
Bientôt elle voulut que Ridna tint sa promesse ,
en lui faisant connaître la religion chrétienne . Sa
compagne de captivité ne se fit pas long-temps réi
térer une prière qui était d'accord avec ses plus
chers désirs . Elle s'exprima ainsi un jour que , rete
nues dans la forteresse par un temps orageux , elles
avaient dù renoncer à leur promenade habituelle .
«< Visnelda , vous désirez que je vous fasse con
naître la religion des Chrétiens. Vous ignorez peut
être qu'on ne peut pas impunément en être instruit
et refuser de la pratiquer . Le Dieu que nous ado
rons , et qui vous a formée vous -même , pardonne
à ses créatures les fautes qu'elles commettent contre
sa loi , tant que les préceptes de ce divin code n'ont
pu leur être connus ; mais une fois que la lumière
a brillé à leurs yeux , elles deviennent inexcusables
si elles ne la suivent , et elles s'exposent à des châ
82 VISNELDA.

timents terribles . Réfléchissez donc d'avance , et


dites -moi si vous êtes résolue à suivre les divins
enseignements que je vous transmettrai de la part
de Dieu. 9C
>> C Quoi s'écria Visnelda , vous voulez que je
renonce au culte des dieux dont j'ai si long -temps
été l'organe ! Que deviendrait la gloire que je me

S
suis acquise dans l'exercice de mes hautes fonc Te

tions ? Que diraient les Gaulois , pour qui je suis un RC


objet de vénération ? De toutes parts on entendrait ROLA
parmi eux s'élever ce cri d'indignation : Visnelda a
trahi son ministère ; parjure aux dieux de sa nation , & l'est
elle a embrassé le culte d'une divinité étrangère . Ceseal
Malheur à nous les dieux irrités feront retomber
sur nos têtes le crime de leur prêtresse . Non , 평양.ce
jamais , poursuivit- elle , je ne consentirai à déserter Con
les autels de nos dieux ni à me séparer de mon you
peuple . Dernier rejeton de la race sacerdotale , je Sver
demeurerai fidèle à mes engagements ; et , Vierge de barr
l'île de Sayne , je mourrai en chérissant les sanc *.Dors
tuaires où le divin Teutatès me faisait connaître ses M
volontés , par le frémissement des feuilles et l'ha
leine des vents. >>
Ridna s'attendait à cette véhémente réponse . Aussi
laissa- t-elle s'exhaler l'indignation de Visnelda sans cer
chercher à l'interrompre. Elle espérait que tôt ou
TO
tard la religion chrétienne apparaîtrait à la Drui -Des
CHAPITRE V. 83

desse dans toute sa beauté ; et , satisfaisant sa raison ,


détruirait les erreurs dont le culte des fausses divi
nités avait obscurci cet esprit si droit naturellement .
Elle se contenta de lui répondre en ces termes :
« Vos sentiments sont honorables , Visnelda . Votre
peuple est opprimé , votre culte abandonné. Vous
vous faites un devoir de demeurer fidèle à l'un et à
l'autre ; mais un jour viendra où vous comprendrez,
si vous voulez vous laisser instruire , que la religion
chrétienne , loin d'affaiblir en nous les pensées
magnanimes , les développe et les exalte au con
traire. Il est vrai qu'elle les dirige en même temps
vers le seul but où l'esprit de l'homme doive tendre,
c'est-à-dire vers la vérité . Cette vérité , dans son
essence , c'est notre Dieu ! Si vous le cherchez , il
se fera connaître à vous , non sous une forme cor
porelle , puisque c'est un pur esprit ; mais par un
langage secret que votre âme seule comprendra , et
qui la charmera par sa douceur . Alors vous serez
ravie , hors de vous . et transportée d'amour pour
ce Dieu méconnu trop long-temps ; vous désirerez
que toutes les créatures l'aiment et le louent avec
vous . Mais , dans ce moment , ces choses sont au
dessus de votre portée . D'ailleurs , vous venez de
m'annoncer la résolution où vous êtes de ne pas re
noncer à votre religion .
) - Il est vrai , reprit la Druidesse , que je ne
84 VISKELDA.

consentirai jamais à déserter le culte de nos dieux ;


mais les livres dans lesquels nos sages m'ont ins
truite m'apprennent que la recherche de la vérité
est le devoir de tout esprit raisonnable . Si votre
Dieu est la vérité , je veux bien le connaître ; mais
je ne vois pas pourquoi cette connaissance exclurait
mon attachement aux divinités de ma nation ? Les
philosophes qui ont écrit ces livres cherchaient la
vérité ; cependant ils admettaient sous d'autres
noms des divinités semblables aux nôtres .
>>- Aussi ne trouvèrent-ils jamais l'objet de leurs
prétendues recherches , reprit Ridna . Dieu , qui a
mis dans le cœur de l'homme le besoin de cette
céleste vérité , a permis que ces hommes célèbres
éprouvassent un grand désir de la connaître , et ils
y seraient arrivés si leurs passions n'eussent obs
curci en eux les lumières que Dieu y avait fait jaillir
pour les aider dans cette recherche . Mais ils vou
laient allier la connaissance de la vérité avec la 3P
satisfaction de leurs inclinations vicieuses , et cet
astre divin s'est pour toujours voilé à leurs yeux. P
Ecoutez mes paroles , Visnelda .
» La souveraine vérité , notre Dieu , ordonne à
Jus

l'homme d'aimer ses frères et de leur faire du


bien , quand même il aurait reçu d'eux quelque
10

injure .
=

» Vos dieux vous ordonnent la vengeance , et vous


CHAPITRE V. 85

prescrivent le sacrifice de victimes humaines ,


comme leur étant agréable .
» Notre Dieu nous enseigne à, aimer la paix , à
souffrir la persécution sans murmurer , et à placer
notre bonheur au-delà de ce monde périssable ,
dans le séjour d'une félicité toute intellectuelle .
Votre religion divinise le carnage et permet la ré
volte . Elle place le bonheur dans les jouissances de
cette vie , et n'en connaît d'autre pour les âmes
séparés du corps que celles qu'elles auraient eues
en ce monde .
» Comment concilier des lois si différentes ?
» Je vous le répète , notre Dieu veut être préféré
à tout . I rejette les hommages d'un cœur partagé.
Mais je vous occupe inutilement de ce sujet , sur le
quel nos pensées ne peuvent manquer de différer.
Si un jour vous vous décidez à connaître notre
Dieu , vous me trouverez prête à vous seconder de
tous mes efforts dans cette étude . »
En prononçant ces mots , elle parut vouloir s'é
loigner. Visnelda la retint .
« Demeurez avec moi , lui dit-elle , et puisque
votre religion enseigne tout ce qui est juste et beau ,
je veux la connaître . Peut-être alors me semblera
t-il moins difficile d'en suivre les préceptes. Vous
m'avez dit qu'elle défend la vengeance et la révolte ;
mais défend -elle aussi l'amour de la patrie ?
86 VISNELDA.
D
» Non certainement , répondit Ridna en se
rapprochant de la captive. Elle l'autorise comme
l'amour filial dont il est un écoulement . Mais elle
veut que ce centiment soit subordonné à la volonté
1
de Dieu qui souvent , pour châtier les crimes d'une
nation , permet qu'un peuple étranger la réduise t
en esclavage . Alors la soumission et la prière sont
les seules armes laissées aux vaincus . Dieu est tout
puissant , et il prend en main la cause des opprimés
lorsqu'ils élèvent leurs cris vers lui . Les Romains
ont été les instruments dont il s'est servi pour punir
chez les Gaulois leurs sacrifices sanguinaires et
leurs mœurs féroces . Mais notre divine religion est
venue à la suite de ces ministres de la colère divine
pour essuyer les larmes qu'ils avaient fait verser .
AR
Instruits par elle , un grand nombre de Gaulois de
mandent au ciel la délivrance de leurs maux , et
leurs prières seront écoutées . Qui sait , continua
Ridna d'un air inspiré , si un jour les Romains ne
seront pas eux-mêmes asservis à quelque nation
barbare ? Dieu s'est réservé la vengeance , et quand
ses desseins seront accomplis sur notre malheureuse
nation , il saura la relever de son abjection , et
briser d'un signe de sa volonté la verge avec la
quelle il l'a frappée . »
Ridna se tut : ses yeux élevés vers le ciel sem
blaient y lire les destinées à venir de son peuple .
CHAPITRE V 87:

Visnelda regardait avec étonnement cette jeune fille


timide , qui , peu de temps auparavant , tremblait
devant elle . Maintenant leurs situations avaient
changé . C'était au tour de Visnelda de se sentir
troublée devant sa compagne d'esclavage . Elle
l'avait crue faible et l'avait méprisée . Cependant
elle ne pouvait plus douter que sous son extérieur
timide Ridna ne cachât une âme magnanime , ea
pable de grandes entreprises , pourvu que son de
voir fût d'accord avec son zèle pour les siens . Dieu
d'ailleurs agissait par sa grace sur l'âme de la
Druidesse et lui dévoilait peu à peu les beautés de
sa loi. Ébranlée dans sa résolution de demeurer
fidèle à ses dieux , Visnelda craignit de laisser pé
nétrer à Ridna les secrets combats de son âme .
<«< C'en est assez , lui dit - elle , j'ai besoin de
réfléchir à ce que vous venez de me dire . Mais ne
puis-je trouver dans aucun livre les enseignements
dont j'ai besoin pour bien connaître votre religion ?
>> - Je crois , prit Ridna , que le livre est au
nombre de ceux qui vous ont été envoyés . Le voici ,
ajouta-t-elle en lui désignant le précieux manuscrit.
Lisez -le , et quand vous le désirerez , nous repren
drons ce discours . >>
Elle sortit en disant ces mots , et Visnelda , ou
vrant le volume avec une sorte de religieuse ter
reur, hésita un instant à en entreprendre la lecture.
88 VISVELDA .

Vaincue enfin par le secret mouvement de la


grace , elle y jeta les yeux , et bientôt son attention
fut enchaînée par le charme du texte sacré .
Plusieurs jours s'écoulèrent encore , sans que
les deux jeunes filles échangeassent entre elles au
cune parole qui eût rapport au sujet de leur der
nière conversation . Ridna était résolue à laisser
Visnelda revenir d'elle- même sur leurs entretiens
religieux . La Druidesse , de son côté , eût désiré
que Ridna lui épargnât l'embarras d'entamer une
nouvelle discussion ; mais Dieu , parlant à son âme
par le moyen des livres saints , l'instruisait mieux
que n'eût pu le faire aucune créature. ST
Pendant cet espace de temps , Prisca et Ridna
ne cessaient de prier le Seigneur pour cette âme
combattue.
Les promenades étaient devenues silencieuses.
Chacun , préoccupé de pensées sérieuses , craignait St
de se trahir en rompant le silence . Ainsi s'écou td
lèrent les derniers jours de l'hiver.

App

xxxx -
CHAPITRE VI.

Le voyage.

LES vents impétueux de l'équinoxe avaient fait


place à un air doux et embaumé . Les violettes , les
primevères et les narcisses réjouissaient l'odorat et
reposaient la vue , long- temps attristée par le deuil
de la nature . Un soleil bienfaisant voyait s'ouvrir
sous ses rayons mille bourgeons dont la verdure
faisait de jour en jour de nouveaux progrès . Les
hirondelles revenaient en troupes nombreuses des
contrées lointaines où la Providence les a instruites
à chercher une température plus douce pendant
l'hiver . Un de ces oiseaux était venu construire son
nid dans l'enfoncement de l'étroite fenêtre près de
laquelle Visnelda aimait à se tenir . Elle suivait avec
intérêt les travaux de son hôte ailé , et souvent en
viait la liberté dont il jouissait.
8
90 VISNELDA .

<< Oiseau voyageur , lui disait-elle , comme si


l'hirondelle eût pu l'entendre , comme moi tu V

aimes la liberté , mais comme moi tu n'en es pas


"
privé . Tu fais entendre tes cris joyeux dès l'au
|+
rore , et le soir tu viens t'abriter sans souci du
lendemain sous l'humble construction , ouvrage de
ton industrie . Comme toi aussi , j'ai long -temps
défié les noirs chagrins , et ma vie a été exempte
d'amertume . Les louanges des dieux , les combats
de nos guerriers remplissaient ma bouche d'hymnes
joyeux. Hélas ! maintenant captive et réduite au
silence , je coule des jours pleins de tristesse . Vai
nement je cherche à rappeler dans mon cœur cette
fermeté qui me mérita jadis tant d'éloges de la part M
de ma nation . Un trouble inconnu m'agite . Je cher
che la vérité , comme si les enseignements de nos
sages étaient insuffisants pour remplir les besoins. 10
de mon âme . N'étais-je pas déjà assez malheureuse
par ma captivité , sans qu'il vint s'y joindre une
incertitude affreuse sur une religion que je regardais
autrefois comme divine . O Teutatès , si vous êtes le 56
vrai Dieu , calmez les douleurs de mon âme ; ou , si Cer
vous ne pouvez y réussir , souffrez que j'offre mes
vœux à ce Dieu des Chrétiens dont la loi procure la
paix à ceux qui la pratiquent. >> de
Telles étaient les agitations de la Druidesse ; et 3
malgré ses efforts pour les dissimuler à Ridna , cette
CHAPITRE VI. 91

vigilante amie lisait dans son âme et concevait de


plus en plus l'espérance de la voir un jour chrétienne.
Un matin , Ridna entra dans le donjon d'un air
empressé . « Visnelda , dit-elle à la captive , je serai
privée pendant deux jours de rester auprès de vous.
Un émissaire envoyé hier m'a prévenue que le véné
rable Marcien doit se rendre à cette époque dans la
solitude habitée par un de ses amis , à peu de dis
tance de la citadelle . Il doit célébrer dans cette
retraite la grande fête des Chrétiens . Prisca et moi
nous avons obtenu du tribun la permission d'aller
assister à nos saints mystères . C'est ce soir que
nous partons ; car Paulinus désire que les Romains
renfermés dans la citadelle ignorent l'indulgence
dont il use à l'égard des Chrétiens: Les esclaves
accoutumés à vous servir ont reçu des ordres pour
que vous ne manquiez de rien . »
Visnelda, en écoutant parler sa compagne , parais
sait préoccupée et distraite . Il lui semblait que si
elle eût pu voir le vénérable Marcien , tous ses
doutes se seraient dissipés . Elle n'osait croire qu'on
lui accordât une grace aussi signalée que celle
d'accompagner , dans leur voyage , Prisca et Ridna .
Sa fierté se révoltait à l'idée d'éprouver un refus .
Aussi demeurait- elle silencieuse et indécise . Enfin
la grace triomphant , elle dit à Ridna d'une voi
basse et émue :
92 VISNELDA .

« Croyez-vous que le tribun ait assez de confiance


dans ma parole pour me permettre de vous accom L
pagner , et Prisca consentira - t- elle à se trouver avec
moi , esclave et ...» ici elle hésita « et païenne ? »
Ridna dissimulant sa joie lui répondit : « J'ignore
quelles seraient les dispositions du tribun ; mais je
puis vous répondre de celles de Prisca . Elle vous
regarde dès à présent comme une sœur ; et si elle
s'occupe de votre religion , c'est pour vous plaindre
d'y être attachée et non pour vous faire un crime de
cet attachement . Vous n'avez donc rien à craindre
d'elle . Quant au tribun , il a une âme trop noble
pour ne pas croire à la sincérité dans les autres ? W
et je crois pouvoir vous faire espérer que vous n'é
prouveriez pas de sa part le refus que vous crai
gnez . »
Visnelda parut soulagée d'un grand poids par
cette réponse , elle dit à Ridna :
<< Puisque vous croyez que ma demande ne sera
pas refusée , allez dire au tribun que Visnelda 1
abaisse sa fierté jusqu'à prendre auprès de lui le S
ton de suppliante , et qu'elle le prie de croire à la
parole qu'elle lui donne de ne faire aucune ten
tative d'évasion , s'il lui permet d'accompagner son
épouse dans le voyage qu'elle va faire . »
Visnelda , comme épuisée de l'effort qu'elle avait
fait sur elle-même , se tut et bissa les yeux . &
CHAPITRE VI. 93

Ridna sortit et bientôt revint accompagnée de


Prisca. La douce figure de l'épouse du tribun res
pirait la bienveillance et la tendresse . Visnelda fut
surprise de la voir entrer dans son donjon . Pendant
qu'elle cherchait à pénétrer le motif de cette visite ,
Prisca rompit le silence en ces termes :
« Noble captive , si j'ai autant tardé à venir vous
visiter , c'est que je craignais d'irriter vos maux en
vous offrant l'aspect d'un être qui jouit des biens
dont vous êtes privée. Maintenant . que vous avez
témoigné le désir de vous joindre à moi dans le
voyage que nous allons entreprendre , je m'estime
heureuse d'être l'interprète des volontés du tribun ;
il vous accorde votre demande, et désire que cette
marque de confiance vous fasse comprendre l'estime
qu'il fait de vos grandes qualités.
» Je croyais , dit Visnelda , ne pouvoir éprou
ver que de la haine pour tout ce qui porte le nom
romain ; mais je me vois forcée d'admirer mes vain
queurs et de concevoir de la reconnaissance à leur
égard. Soyez bénie , illustre Romaine , d'avoir
adouci l'amertume de mes sentiments .
» ―― Ce soir , répondit Prisca , Ridna viendra
vous chercher à l'heure où nous devons partir. En
attendant , vous pouvez passer votre temps comme
à l'ordinaire , afin d'éviter tout soupçon de la part
des soldats de la citadelle . »
94 VISNELDA .

Prisca sortit à ces mots et Ridna demeura seule


avec la Druidesse . Un instant , elles furent silen
cieuses toutes les deux . Visnelda s'écria enfin .
« Hier . je n'eusse pas fait la demande que j'ai
faite aujourd'hui ; mais le Ciel lui -même me fait
connaître la conduite que je dois tenir . Ecoutez ce
que j'ai à vous dire .
» Cette nuit il m'a semblé que j'étais transportée
dans l'Armorique , près du lieu qu'habite mon père .
J'étais assise sous un chêne , et à peu de distance
s'élevait un de nos monuments druidiques que je
contemplais avec orgueil . Tout-à - coup j'ai vu des
cendre des cieux entr'ouverts une femme d'une mer
veilleuse beauté , qui tenait dans une de ses mains
une croix sur laquelle elle semblait s'appuyer . A
ses côtés étaient une foule de jeunes vierges toutes ITE
plus lumineuses les unes que les autres . Dans leurs
rangs sacrés , j'ai aperçu ma sœur environnée du
même éclat que lorsque je crus la voir dans le songe
que je vous ai raconté déjà . Elle me souriait de
loin , mais ne faisait aucun mouvement pour venir
au-devant de moi . J'ai voulu m'élancer vers elle ,
mais une puissance invisible me retenait à ma place .
Un étrange spectacle s'est offert alors à mes yeux ;
le groupe céleste a plané au-dessus du monument
que j'admirais un moment auparavant. Alors la
femme merveilleuse que j'avais distinguée parmi
CHAPITRE VI. 95

toutes les autres l'a touché légèrement du pied de


la croix qu'elle tenait . Aussitôt les pierres se déta
chant les unes des autres ont roulé avec fracas dans
un lac voisin et s'y sont abîmées . Pour moi , muette
d'étonnement et de douleur , je restais immobile à
ma place . Ma sœur alors s'approchant de moi m'a
dépouillée (sans que j'aie trouvé la force de faire la
moindre résistance ) de tous les insignes de mon sa
cerdoce . Une robe blanche traînante a couvert tout
mon corps . Ma couronne de verveine a été rem
placée par un voile d'une blancheur éclatante ; et
comme je voulais au moins retenir la faucille d'or
passée dans ma ceinture , je me suis aperçue qu'elle
avait fait place à une croix plus petite , mais en
tout semblable à celle que tenait la femme que je
ne pouvais cesser d'admirer . En même temps ma
sœur s'est élevé de nouveau dans les airs , et toute
la troupe , chantant une hymne d'harmomie indé
finissable , a disparu dans les nuages . Restée seule ,
j'ai reconnu que mon extérieur seul n'était pas
changé. Mon âme semblait s'être aussi dépouillée
de toutes les croyances qu'elle avait si long-temps
regardées comme sacrées . En un mot , dois -je vous
l'avouer ? je me sentais chrétienne dans le cœur ,
et les combats qui m'agitent depuis long - temps
avaient cessé . Je me suis éveillé bientôt et , chose
merveilleuse ! cette disposition de mon àme n'a
96 VISNELDA.

point disparu avec les fantômes légers de la nuit. N


Vainement j'ai cherché à ramener dans mon esprit a
le souvenir de mes dieux et celui de leur puissance .
Une seule idée m'occupe , celle de me soumettre à
votre Dieu et de lui consacrer désormais ma vie .
O Ridna , ma faiblesse ne vous étonne-t- elle pas ?
Ne me me blâmez-vous pas dans votre cœur d'aban
donner si légèrement les dieux que j'ai adorés de
puis ma naissance ? Je vous l'avoue , la lecture de
vos livres saints a opéré chez moi une révolution M
dont je ne puis me rendre compte . Ce que j'ai vu
ensuite dans vos auteurs chrétiens , du Christ , de
de sa doctrine , de ses vertus , tout me crie : Là est IN
la vérité, la est le bonheur . Après les tempêtes qui
ont agité mon âme si long-temps , je me repose à
l'ombre de la douce morale de l'Evangile , comme
le nautonnier dans le port qui lui a ouvert un salu
taire asile. Est-ce une véritable paix que j'entrevois
dans la pratique de votre religion , ou ma captivité
a-t-elle émoussé mes sensations et fait tomber mon
âme dans l'apathie ?
>> - Non , jamais , s'écria Ridna ; jamais votre
àme ne sera fermée aux sentiments nobles et vifs .
Croyez- en la douceur que vous éprouvez , et rendez
t
gloire à la puissance de Celui qui , en calmant vos
douleurs , vous laisse la faculté d'entreprendre de
grandes choses pour son service . O ma sœur , quelle
CHAPITRE VI. 97

joie dans le ciel pour la conversion d'une âme


comme la vôtre. Ah ! venez avec nous , achevez de
vous instruire dans notre loi , et recevez le signe du
salut des mains du vénérable Marcien .
» -- J'ouvrirai mon âme au guide de votre jeu
nesse , reprit Visnelda ; je ne lui cacherai pas mes
combats , et s'il lève tous mes doutes , je reviendrai
chrétienne reprendre des fers que j'aurai appris à
porter sans horreur . >>
Le soir du même jour , après que toutes les sen
tinelles eurent été renouvelées. Eusèbe et un vieux
guerrier chrétien qui avait toute la confiance du
tribun se présentèrent à celle qui gardait la tour
des captifs gaulois . A la vue de l'anneau du tribun ,
le soldat les laissa passer et ils revinrent bientôt
suivis de Visnelda , qu'un ample manteau de soldat
dérobait à tous les regards . Sa haute stature ren
dait possible un tel déguisement . Aussi passa- t-elle
toutes les autres sentinelles sans attirer l'attention .
Arrivée dans le lieu où Prisca et Ridna l'atten
daient , elle se dépouilla du vêtement emprunté pour
en prendre un semblable à ceux de ses compagnes.
Aussitôt Eusèbe , fermant avec précaution la
porte extérieure de la salle basse où les voyageurs
étaient réunis , alluma deux torches . Ridna en prit
une , et Eusèbe tenant l'autre d'une main , ouvrit
une porte peu élevée que Visnelda n'avait pas d'a
9
98 VISNELDA.

bord remarquée . A la lueur de la torche que tenait


Eusèbe , elle vit que la porte se trouvait au haut
d'un escalier de pierre tortueux et raide dont il
était impossible d'apercevoir le pied .
« Que vois-je ! s'écria Visnelda ; au lieu de par
courir la campagne , nous allons nous enfoncer dans
un sombre souterrain ? Que signifient ces torches ,
cette voûte , ces ténèbres effrayantes qui s'étendent
devant nous ?
>> - Noble Gauloise , calmez vos craintes , reprit
le vieux soldat . Sous la citadelle s'étendent de
vastes souterrains qui , en temps de guerre , servent
de retraite à la garnison et de magasins aux vivres .
Une issue pratiquée au loin dans la campagne
permettrait aux Romains , en cas de siège , de se
ménager une communication sûre avec les troupes
de l'empire répandues dans les Gaules . Les siècles
à venir s'étonneront de trouver ces immenses cons
tructions , et admireront le génie de la nation qui
les fit faire . Pour nous , nous bénissons notre Dieu
d'avoir préparé à ceux de ses disciples qui habitent
cette forteresse un moyen facile et secret de se
joindre à leurs frères pour célébrer leurs rites re
ligieux. Tout autre moyen de sortir de la citadelle
nous serait interdit , car Paulinus doit à son rang
de ménager l'esprit de ceux qui l'entourent . On l'au
rait accusé d'imprudence de vous laisser sortir ,

t
CHAPITRE VI. 99

sous une aussi faible escorte , de l'enceinte de votre


prison . et peut-être l'eût- on soupçonné d'être d'ac
cord avec les Gaulois pour faciliter votre évasion ,
et son crédit auprès de l'empereur en eût souffert.
Tels sont les motifs qui l'ont déterminé à nous in •
diquer ce chemin comme le seul que nous puissions
prendre.
Visnelda rassurée poursuivit sa route avec Prisca
et Ridna. Lorsque tous furent arrivés au bas de l'es
calier , les guerriers remontèrent pour fermer la
porte de la salle basse , et revinrent bientôt joindre
leurs compagnes .
Le long et étroit souterrain , où la petite troupe
se trouvait engagée , avait dans certains endroits été
construit selon les règles de l'architecture . Dans
d'autres , on s'était contenté de percer le roc en

forme de voûte et d'y pratiquer diverses ouvertures
pour introduire dans le souterrain une quantité d'air
qui empêchait ce séjour d'être funeste à ses habi
tants . De distance en distance on avait élargi l'étroite
allée , de façon à former des salles assez vastes pour
servir de lieu de réunion . Dans une de ces salles se
trouvait un puits dont l'eau aurait permis aux ha
bitants de ces régions ténébreuses d'y rester long
temps enfermés , dans le cas où la prudence, leur eût
défendu de sortir par l'issue pratiquée dans la forêt .
Après une heure de marche , on s'arrêta devant
100 VISNÉLDA .

une lourde porte qu'il ouvrit avec peine . Le temps


en avait rouillé les gonds . Aussi fallut- il toute la
force des deux guerriers pour l'obliger à donner à
leurs compagnes et à eux un passage suffisant . Etei
gnant alors les torches , ils les placèrent auprès de
la porte , de façon à les retrouver facilement au re
tour ; et , suivant quelques instants encore les si
nuosités d'un passage voûté dont la lune éclairait
l'entrée , ils s'arrêtèrent sous l'arcade naturelle que
formaient les rochers en cet endroit . « Nous voici
dans la forêt , dirent-ils à voix basse ; marchons avec
précaution , car nous pourrions être surpris par des
Gaulois errants , à qui notre costume romain pour
rait inspirer quelque dessein funeste . >>
En parlant ainsi , Eusèbe écarta les ronces et le
lierre qui cachaient l'entrée du souterrain , et fixant
ses regards sur le ciel , il y chercha l'étoile , guide
des voyageurs , afin de diriger la marche de ses
compagnes. Bientôt il eut reconnu la route qu'il de
yait prendre , et tous cinq s'avancèrent dans l'épais
seur de la forêt.
Prisca , appuyée sur le bras de Ridna , marchait
avec difficulté dans ces taillis à peine praticables
aux bêtes fauves . Pour Visnelda , ce voyage difficile
semblait un jeu . Accoutumée dès l'enfance à braver
tous les obstacles et à parcourir les forêts de sa pa
trie dans tous les sens , elle retrouvait son ancienne
CHAPITRE VI. 101

ardeur et respirait avec délices l'air de la nuit sous


ces arbres à peine couverts de leurs feuilles . Eusèbe
et le vieux guerrier montraient aussi une singulière
dextérité à traverser les endroits les plus difficiles
et les moins ouverts aux pas de l'homme. Leur
adresse surprenait Visnelda , qui intérieurement
s'avouait à elle-même que ces Romains égalaient les
Gaulois en sagacité et en agilité .
Bientôt la fatigue força les voyageurs à chercher
un lieu de repos . Une clairière peu étendue se trou
vait sur leur chemin . Ils hâtèrent le pas pour s'y
rendre; mais que devint Visnelda lorsqu'elle s'aper
çut qu'à une des extrémités de l'espace dépourvu
d'arbres , un de ces monuments druidiques nommés
dolmen s'élevait aride et isolé ? Les souvenirs de sa
jeunesse se réveillèrent avec violence. Sa position ,
au milieu d'une forêt , en face de ces vestiges de
la religion qu'elle avait si longtemps aimée , tout
contribuait à lui faire éprouver une profonde émo
tion . Aussi demeurait-elle debout , silencieuse et
indécise , tandis que ses compagnes l'invitaient au
repos . Cédant enfin à leurs instances , elle s'assit à
quelque distance d'elles dans une agitation évidente .
Dieu , avant de lui faire connaître tous les
charmes de sa loi , avait permis qu'une nouvelle
source de tentation vînt fournir à la Druidesse l'oc
casion d'une nouvelle victoire . Sa grace ne demeura
102 VISNELDA.

pas inactive pendant le conflit qui s'élevait dans le


cœur de la captive . Elle fit briller à ses yeux une
de ces vives lumières dont elle éclaire les cœurs
droits qui cherchent la vérité avec sincérité . Bientôt
Visnelda plus calme reprit sa ferme résolution de
s'instruire dans la religion chrétienne . Après quel
ques instants accordés à la faiblesse de la nature ,
les voyageurs reprirent leur route vers la demeure
du solitaire , où ils arrivèrent à la sixième heure de
la nuit .
CHAPITRE VII .

Le solitaire .

SUR le penchant d'une colline exposée aux rayons


du soleil de midi , et à peu de distance de la li
sière du bois , s'ouvrait une grotte peu profonde ,
mais commode dans ses distributions. C'était la
demeure du solitaire , confesseur de Jésus- Christ
dans la dernière persécution . I portait sur son
corps les traces vénérables des tourments qu'il avait
soufferts pour le maintien de la Foi . Ses cheveux ,
noirs encore et légèrement blanchis sur les tempes ,
par la souffrance plutôt que par l'âge , attestaient
qu'il avait à peine atteint le méridien de sa vie . Sa
réputation de sainteté s'était étendue au loin , et
nombre de Gaulois chrétiens étaient venus s'établir
au pied de la colline escarpée , dans le flanc de la
quelle l'homme de Dieu avait fixé sa demeure .
104 VISNELDA.

Quoiqu'il fût venu dans cette solitude pour y


trouver le repos et les douceurs de la contemplation,
il renonçait volontiers à ses pieux exercices , pour
rompre au peuple fidèle le pain de la parole de Dieu
et pour porter aux malades et aux mourants les con
solations de la religion . Il était le père de tous les
chrétiens de la peuplade , qui semblaient vivre sans
inquiétude de l'avenir sous l'œil vigilant de leur
pasteur.
Son habitation , placée au-dessus du petit village , "T
était pour les habitants de ce lieu une image

༢༩
sensible de cette divine Providence , dont la ten
dresse plane sur la terre pour la couvrir de ses bien
faits .

a
Nul n'avait demandé au solitaire quelles avaient
été ses premières années , ni quelle était sa pa
trie. Son port majestueux , son langage éloquent
et harmonieux , ses connaissances variées faisaient

présumer qu'il appartenait à quelque famille dis


tinguée de la capitale du monde ; mais en même
th
temps sa douceur , son humilité , son profond si
E

lence sur ce qui lui était personnel , indiquaient


assez qu'en devenant chrétien il avait renoncé à
1

toute illustration qui ne naît pas de ce titre auguste.


Sa tendresse pour les malheureux , ses larmes au
récit de quelque peine du cœur annonçaient que
lui - même avait souffert dans ses plus chères affec
10
CHAPITRE VII. 105

tions . Mais tout dévoué au soulagement de ses sem


blables , il semblait toujours s'oublier lui-même ,
et son existence passée était encore un mystère pour
ses fidèles disciples .
Un seul homme connaissait ses malheurs . C'était
Marcien : deux fois par an , le vieillard visitait son
ami , et pendant leurs longues conférences , des
larmes coulaient des yeux du solitaire , qui n'en con
servait pas moins la sérénité de son âme et sa dou
ceur envers ses frères .
Averti par Marcien du message qu'il avait envoyé
à Ridna , le solitaire attendait avec son vénérable
ami l'arrivée des voyageurs . Une partie de la nuit
avait été passée en prières , et maintenant ils s'en
tretenaient de la brièveté de la vie , du bonheur
réservé aux âmes pures et des douceurs ineffables
que Dieu prépare à ceux qui auront pleuré ici -bas.
Tout-à-coup un léger bruit se fait entendre . « Ce
sont eux , dit Marcien en se levant et en s'avançant
vers l'étroite ouverture de la grotte . Il voit alors
devant lui la petite troupe de pieux pélerins . Prisca,
Ridna et les deux guerriers tombent à genoux devant
lui , et lui demandent sa bénédiction .
«< Que Dieu lui - même vous bénisse , mes en
<
fants , dit le vieillard en élevant au-dessus d'eux
ses mains tremblantes d'émotion ! Qu'il soit lui
même votre guide dans les sentiers de la foi et de
106 VISGELDA.

la vertu jusqu'à ce qu'il soit retiré pour l'éternité


dans le secret de sa face ! Mais , ajouta-t- il , vous
devez être fatigués de votre voyage . Entrez dans
l'humble demeure du serviteur de Dieu , notre frère
à tous . Sa charité vous a préparé un repas frugal
mais abondant. »
En disant ces mots , le vieillard remarquait avec
étonnement la physionomie de la Druidesse , qui . 0
se tenant à l'écart pendant l'acte de piété de ses
compagnons de voyage , semblait craindre de se DE
mêler à la sainte assemblée dont elle n'avait pas en ICS
core le droit de faire partie.
Ridna s'aperçut de la surprise de Marcien et de
l'embarras de Visnelda . Prenant la captive par la
main , elle la présenta au vieillard en lui disant :
« Mon père , nous avons amené avec nous une
âme combattue et affligée qui désire puiser dans Dr
vos entretiens la paix qui a fui loin de son cœur . 30
Votre charité ne la rejettera pas , quoiqu'elle soit
encore dans les ténèbres du paganisme , et vos
tendres consolations pourront lui ouvrir la voie dans 10
laquelle elle hésite encore à marcher .
>> ― Ma fille , répondit Marcien , vous avez bien
jugé de mes sentiments. Ministre de Celui qui est 12
venu pour chercher la brebis errante et la ramener
au bercail , je ferai mes efforts pour imiter mon It
divin modèle , en dirigeant dans les sentiers de la
CHAPITRE VII. 107

foi l'âme que le Seigneur me confie. Soyez la bien


venue , continua -t-il en s'adressant à Visnelda .
Notre Dieu aime à se faire connaître à ceux qui
le cherchent , et bientôt vos incertitudes auront
fait place à la paix de ses enfants . >>
Ainsi encouragée , la captive suivit ses compagnes
dans la grotte où le solitaire avait préparé une
ample collation . Pendant qu'un jeune garçon , dis
ciple du solitaire , lavait les pieds meurtris des guer
riers , une femme âgée de la peuplade voisine , ren
dait dans un lieu séparé , le mème service aux trois
jeunes femmes . Ces premiers devoirs de l'hospitalité
remplis , tous se réunirent dans la première salle de
la grotte. Alors Marcien , élevant la voix , pria le
Seigneur de bénir les dons que sa libéralité accorde
à l'homme pour sa nourriture , et les voyageurs fa
tigués prirent part au frugal banquet .
Après quelques instants de silence , Marcien fé
licita Prisca de la courageuse entreprise qu'elle
avait si bien exécutée .
« Mon père , reprit la dame romaine , élevée dès
ma plus tendre enfance dans la religion des chré
tiens , j'ai appris à en chérir toutes les pratiques.
Mon père, qui est encore païen a exigé que je prisse
Paulinus pour époux . Cette union me rendrait par
faitement heureuse , si elle ne m'interdisait presque
tout rapport avec les chrétiens , mes frères . J'at
108 VISNELDA .

tends de la miséricorde du Seigneur la conversion


de Paulinus , et jusqu'à ce qu'il ait ouvert les yeux K
à la lumière de la foi , je supporte les privations
que m'impose mon état. Cependant , c'est une vé
ritable joie pour moi de trouver l'occasion de par IN
ticiper à nos saints mystères . J'ai donc embrassé
avec ardeur l'espérance d'accompagner Ridna dans
son voyage ici , et mon époux , dont la tendresse
est toujours prête à favoriser mes désirs , a cru 12
pouvoir concilier cette excursion avec les devoirs
de sa charge . Mais il m'a recommandé le plus grand
secret à l'égard des habitants de la citadelle , et je
regarde comme un devoir sacré de lui obéir en ce
M
point et de rendre mon absence aussi courte que
possible. Tea
D - Noble Prisca , reprit le vieillard , la nuit
pris
prochaine nous célébrerons la grande fête qui nous
rassemble , et dès le soir même vous pourrez re
tourner à la citadelle. Quant au secret que vous a
Jen
recommandé votre époux , il sera fidèlement gardé
DAC

de tous. Retirée avec vos compagnes dans un des


enfoncements de la grotte , vous pourrez tout voir
et tout entendre sans que la foule des chrétiens
.)
fidèles puisse vous apercevoir. Quant aux guerriers ,
hyi
à la garde de qui votre époux vous a confiée , ils
fier
pourront quitter leur armure et se revêtir de la tu
nique et du sayon gaulois. Sous ce déguisement ,
161
CHAPITRE VII. 109

nul ne songera à chercher un soldat romain .


» La nuit s'avance , ajouta Marcien ; vos mem
bres fatigués ont besoin de repos. Nous allons en
commun chanter l'hymne qui précède le sommeil
des Chrétiens , et ensuite chacun de nous se retirera
dans le lieu qui lui a été préparé . »
Tous alors s'agenouillèrent ; et le vieillard , d'une
voix tremblante , mais encore harmonieuse , com
mença le chant sacré. Son hôte et les chrétiens
étrangers joignirent leurs voix à la sienne , tandis
que Visnelda , saisie d'un saint respect , sentit ses
yeux se remplir de larmes . « Pourquoi , se disait
elle , nos hymnes guerriers ou sacrés ne produi
saient- ils pas le même effet sur moi ? Mon cœur en
les entendant bondissait d'orgueil et s'animait aux
entreprises sanguinaires. Maintenant , au contraire ,
il semble nager dans une douce paix et se fondre
d'amour pour mes frères , ainsi que les chrétiens
appellent leurs semblables . D'où vient ce chan
gement ? Le Dieu des chrétiens est sans doute
le vrai Dieu , puisqu'il excite dans l'âme des sen
timents conformes aux lois que la nature y a gra
vées. >>
L'hymne finie , chacun se sépara . La vénérable
chrétienne que les jeunes femmes avaient déjà vue ,
vint les chercher pour les conduire dans une pe
tite habitation peu éloignée de la grotte où se reti
110 VISNELDA.

raient toujours les femmes que leur piété amenait


dans cette solitude. 1
Vainement Visnelda voulut se livrer au som
meil , une force mystérieuse le chassait loin de ses
paupières brûlantes . Fatiguée de lutter contre cette
pénible insomnie , elle quitta la conche où elle ne
pouvait goûter de repos ; et , ouvrant doucement la
porte de l'humble habitation où dormaient ses
compagnes , elle chercha dans la fraîcheur de l'air
de la nuit un soulagement à l'inquiétude qui la
dévorait. Revêtue d'une simple tunique , assez sem
blable à son costume gaulois , elle gravit le sentier
étroit qui conduisait au sommet de la colline sous
laquelle s'enfonçait la grotte du solitaire . Puis ,
assise sur un fragment de rocher recouvert d'une
mousse épaisse , elle s'abandonna à une rêverie que
semblaient encourager tous les objets qui l'entou
raient. P
La lune , inclinée vers l'occident , prolongeait au
loin l'ombre des objets qu'elle éclairait . L'air, d'une
douceur peu ordinaire pour la saison , n'agitait que
légèrement les élégantes guirlandes de ronces et 1.
et de roses sauvages qui croissaient autour du ro
cher sur lequel s'était assise Visnelda. Le plus grand 2
calme régnait dans tout le beau paysage qui s'éten e
dait à ses pieds .
Long-temps elle contempla dans une muette
CHAPITRE VII. 111

admiration ce spectacle que mille fois elle avait vu


et qui jamais n'avait produit sur elle le même effet .
Maintenant que sa connaissance de la vraie religion
lui avait appris à voir dans le moindre insecte ,
comme dans l'astre le plus majestueux , un objet
de la tendre sollicitude du vrai Dieu , elle regardait
tout ce qui s'offrait à sa vue avec l'intérêt de la
nouveauté .
Peu à peu ses agitations se calmaient , et de
douces larmes coulaient de ses yeux lorsqu'un bruit
soudain lui fit tourner la tête . A peu de distance
d'elle , et dans l'intérieur de la forêt , elle aperçut
plusieurs guerriers gaulois qui semblaient revenir
de la chasse , et hâter leurs pas pour ne pas être
surpris par le jour dans un lien entièrement soumis
à la surveillance romaine .
Le cœur de la Druidesse battit violemment ; se
voir libre , près des guerriers de sa nation qui eus
sent regardé comme le comble du bonheur de la
rendre à ses compatriotes , c'était une tentation
capable d'ébranler toute autre que la noble et droite
Visnelda . Fidèle à sa foi , elle résolut de regagner
promptement la hutte où reposaient ses compagnes ,
et se levant précipitamment , elle allait accomplir
ce dessein , lorsque les guerriers aperçurent son
ombre majestueuse se dessinant parfaitement sur
les masses sombres qui l'entouraient . Aussitôt ce
112 VISNELDA .

cri Visnelda ! s'échappe de toutes les bouches.


La Druidesse , ne doutant plus qu'elle n'eût été
reconnue , ne songea qu'à hâter sa fuite. Profitant
de l'espèce de stupeur où sa vue avait jeté les Gau
20
lois , elle s'élança avec la rapidité de l'éclair dans
le petit sentier qu'elle venait de gravir , et bientôt
E
les rochers inégaux qui entouraient la demeure du
solitaire l'eurent dérobée à leurs regards . Emue
AN
à la fois de la rencontre qu'elle avait faite et de sa
fuite précipitée , elle rentra sous l'humble toit
qu'elle souhaitait de n'avoir jamais quitté , et elle
profita du peu d'instants qui devaient précéder le
réveil de ses compagnes pour se remettre de son
trouble et faire disparaitre toute émotion qui eût
trahi son secret.
Le soleil paraissait à peine sur l'horizon , lorsque
Prisca et Ridna offrirent à Dieu les premiers hom
mages de la journée . Puis , sortant ensemble sur
la colline , elles en admirèrent toutes les beautés
jusqu'à ce que Marcien , ayant terminé avec le so
litaire ses pieux exercices , vint les rejoindre et s'en
tretenir avec elles de la puissance et de la bonté du
Dieu créateur de tant de magnifiques ouvrages.
Bientôt le vieillard voulut converser avec Vis
nelda du sujet qui l'avait amenée dans ces lieux.
S'éloignant donc avec elle de ses compagnes , tous
deux s'assirent dans un lieu que le solitaire , à qui
CHAPITRE VII. 113

nous donnerons désormais le nom de Fabien , avait


planté plusieurs arbustes. Les jeunes plants et les
rochers environnants se reflétaient dans un bassin
formé par une source qui s'échappait en murmurant
de la grotte du solitaire où elle prenait sa naissance .
Du bassin elle coulait par une pente douce et in
sensible jusqu'au pied de la colline , où elle formait
un ruisseau agréablement ombragé de saules et de
peupliers .

10
CHAPITRE VIII .

La conversion . -- Le baptême.

VISNELDA , après quelques moments de réflexion ,


s'exprima en ces termes :
<< Si vous avez long-temps vécu parmi les Gaulois ,
vénérable vieillard , vous devez connaître leurs usa
ges , leurs mœurs , leur religion. Il vous est donc
facile de comprendre combien d'obstacles s'élèvent
devant moi , lorsque la pensée de devenir chrétienne
se présente à mon esprit . J'ai long-temps combattu
le sentiment impérieux qui me portait à embrasser
les doctrines du Christ . Maintenant , lasse de ma
résistance , ne trouvant aucun secours dans mes an
ciennes croyances , je suis déterminée à m'instruire
dans votre religion . J'ai lu dans vos livres saints
que votre Dieu est bon et compatissant , qu'il ne
repousse jamais ceux qui le cherchent . Il me par
VISNELDA. 115
donnera donc de l'avoir connu si tard ; et quand
j'aurai été reçue au nombre de ses enfants , je ferai
mes efforts pour le servir avec la même fidélité que
Prisca et Ridna , ces deux nobles âmes qui , par leurs
tendres soins, m'ont presque réconcilié avec le mal
heur de ma captivité.
>>> -Ma fille , reprit Marcien , il est vrai que
notre Dieu est plein de tendresse pour les âmes
qui désirent le connaître ; mais aussi sa loi leur
impose des sacrifices et des privations qu'un grand
amour pour lui peut seul faire supporter. Avez
vous compris , ma fille , à quoi vous engage la re
ligion chrétienne ? En peu de mots je vais vous le
dire.
» L'homme , créé dans l'innocence au commen
cement du monde , eût dû couler des jours heureux
sur la terre , si sa désobéissance aux ordres de Dieu
ne l'eût soumis lui et sa postérité à une éternelle
douleur. Dans le moment où Dieu s'armait d'une
juste sévérité pour châtier les coupables , sa misé
ricorde plaidait en leur faveur et lui inspirait un
dessein admirable d'amour . En condamnant l'hom
me au travail , aux maladies , à la mort , la femme
à la dépendance , aux douleurs de l'enfantement ,
il releva leur courage en leur annonçant qu'un jour
naîtrait de la femme un Fils , Dieu et homme tout
ensemble , qui offrirait à la Divinité une rançon
116 VISNELDA.

digne de sa majesté et suffisante pour racheter la


nature humaine . Cet homme Dieu , notre modèle
aussi bien que notre rédempteur , Visnelda , vous
avez lu sa vie , étudié sa doctrine dans l'Evangile .
Consentez-vous , à son exemple , à embrasser la dou
leur et les souffrances comme les compagnes in
séparables de votre vie mortelle ? Renoncez-vous ,
pour marcher à sa suite , à cet orgueil de l'esprit
qui , dans votre religion , est appelé grandeur d'âme
et magnanimité? En un mot , êtes-vous résolue à
recevoir avec la docilité d'un enfant les renseigne
ments de l'Eglise du Christ ? >>
Le vieillard se tut , et porta sur la néophyte des
regards où se peignaient à la fois une tendresse
vraiment paternelle et une pitié sincère pour les
efforts que devait lui coûter son changement de re
ligion .
Visnelda , rompant enfin le silence et levant les
yeux sur le vieillard , lui dit :
<< Mon père , isqu'ainsi ous nomment les
Chrétiens , je suis déterminé à suivre la doctrine
de l'Evangile . Je la trouve empreinte de ce carac
tère de vérité qui manque aux croyances païennes .
Les dieux de ma nation et ceux des Romains en
couragent les passions , et cependant ils ne satisfont
pas le cœur. Le Dieu des Chrétiens commande l'é
loignement du vice ; et pourtant sa loi , qui réprime
CHAPITRE VIII. 117

tout ce que l'homme appelle plaisir sensuel , pro


cure la paix à l'âme et la plénitude aux affections
du cœur. Il m'est donc facile de comprendre que
la loi du Christ est la seule conforme aux besoins
de l'homme . Mais , je le sens , cette conviction une
fois acquise , me laisse encore de violents combats à
essuyer. Comment en sortirai -je victorieuse ? com
ment oublierai-je le passé ? >>
Ici la Druidesse fit au vieillard le récit de ses
premières années , lui peignit sa douleur en se
voyant séparée de son père et captive chez les Ro
mains .
Elle ne lui dissimulait pas sa répugnance pour
une vie tranquille et retirée , telle que la religion
la prescrit aux femmes chrétiennes . Ses yeux s'ani
maient lorsqu'elle redisait à Marcien la vénération
dont l'entourait son peuple aux époques solennelles
où son ministère l'exposait à la vue des Gaulois .
Puis peu à peu leur vivacité s'éteignit dans les
larmes , lorsqu'elle parla de son père , de l'isole
ment de sa vieillesse , et enfin de la captivité où
elle-même était réduite . Le saint homme compatis
sait à ses peines , l'encourageait à la patience , et
Jui faisait espérer d'être un jour réunie à son père
et libre. « Convertie à la religion chrétienne , Vous
emploierez à la faire aimer cette influence que la
Providence vous a donnée sur vos concitoyens . O
118 VISNELDA.

ma fille , ajouta le vieillard , relevez votre courage


abattu . Comptez sur le concours d'un Dieu qui vous
aime infiniment et qui n'a pas craint de sacrifier
son propre tils pour votre rédemption . >>
Visnelda n'oublia pas dans son récit de parler de
la mort de sa sœur , des deux songes où elle avait
cru la voir ; elle s'étendit surtout sur l'impression
extraordinaire qu'avait produite en elle le dernier
qu'elle avait fait , et sur la merveilleuse et douce
beauté de la dame qui semblait être la reine des
vierges qui l'entouraient .
Le bon vieillard en prit occasion de lui parler
de Marie et de sa tendresse pour les hommes . Vis
nelda l'écoutait avec attention , et dès lors elle réso
Jut de prendre au baptême le nom de Marie . Elle
ne pouvait douter que cette femme admirable ,
qu'elle avait vue en songe , ne fût la Mère de Dieu ,
dont la bonté avait été intéressée en sa faveur par
les prières de sa pieuse sœur. Ce que Marcien lui
dit de l'efficacité de l'intercession de la Vierge sainte
auprès de son Fils remplit la jeune fille de confiance.
L'appui d'une femme , et d'une femme qui avait
souffert , lui semblait une des plus précieuses res
sources offertes à l'humanité par le christianisme.
Marcien , la voyant plus calme , et se rappe
lant que bien peu de temps leur restait pour
accomplir le grand dessein qui avait amené Vis
CHAPITRE VIII. 119

nelda dans cette solitude , lui parla en ces termes :


« Ma fille , nos saints mystères ne permettent
aux païens d'être admis à recevoir le baptême qu'a
près de longues épreuves et une étude approfondie
de nos dogmes . Dans le cours ordinaire des choses ,
vous devriez retourner à la forteresse , sans avoir
reçu la marque distinctive des Chrétiens ; mais Dieu
m'inspire d'autres pensées . Je prévois pour vous de
grands dangers , de grandes épreuves. Pour les
supporter sans y succomber , vous aurez besoin
d'une force extraordinaire , et cette force vous ne
Ja trouverez que dans les eaux salutaires du bap
tême . Préparez -vous donc à recevoir cet auguste
sacrement , et en attendant que l'heure de commen
cer nos saints mystères soit arrivée , je m'efforcerai
de vous instruire aussi complètement que possible
de tout ce qu'il est essentiel que vous sachiez . >>
Pendant que le vieillard et Visnelda s'entrete
naient ensemble , Prisca et Ridna se préparaient
par la prière à la participation des saints mystères .
Eusèbe et le vieux guerrier , après avoir également
rempli ce pieux devoir , s'étaient éloignés de la
grotte avec le solitaire . Marchant à pas lents , ils
parlaient de l'instabilité des choses de ce monde ,
du bonheur que goûtent les âmes fidèles au service
de Dieu , de l'insuffisance des affections humaines
pour combler le vide immense du cœur de l'homme.
120 VISNELDA.

Le solitaire s'exprimait sur ce sujet en ces termes


éloquents et avec une chaleur qui prouvait com
bien lui-même était pénétré de cette vérité.
POFF
L'approche de la nuit réunit les pieux chrétiens
dans la salle extérieure de la grotte où devaient se
SIE
célébrer les saints mystères , à l'occasion de la
Tarik .
Pâque . Alors Marcien , prenant la parole , redit à
Xili
ses amis les merveilles que Dieu avait opérées dans
le cœur de Visnelda . Il ajouta que poussé par un -ten
bat
mouvement impérieux , qu'il regardait comme celui
de l'esprit de Dieu , il avait résolu de donner le Mar
head+fq
baptême à cette jeune néophyte .
atR
« Dès ce soir même , continua-t-il , avant que
les chrétiens de la vallée se soient réunis en ce
Arlever
lieu , je vais répandre l'eau sainte sur la tête de
A
notre nouvelle sœur . Prisca et Ridna se chargeront
de la revêtir de la robe blanche des nouvelles bapti
eset el
sées , et en attendant que ce changement ait eu
isaste
lieu , Fabien , Eusèbe et moi , nous nous rendrons
à la fontaine . >>
demeure
Dans l'excès de leur joie , Prisca et Ridna com
blaient leur amie de caresses . Bientôt elles l'eurent Rzrablhe

couverte de sa tunique blanche , et la tenant cha ዋ


cune par une main , elles la conduisirent au lieu le 1
où les attendait Marcien . Vespace

La néophyte , se prosternant , inclina sa tête na la des

guère si altière , et tous les assistants , vaincus par ac


s.I
CHAPITRE VIII . 121

leur attendrissement , laissèrent couler leurs larmes


en silence . Ce fut avec un frémissement religieux
qu'ils entendirent le saint vieillard prononcer , en
versant de l'eau sur la tête de la catéchumène , ces
paroles saintes et solennelles :
« Marie , je te baptise au nom du Père , du Fils ,
ét du Saint-Esprit ! »
Long-temps après que leur son eut cessé de vi
brer , tout était silence autour du groupe pieux .
Enfin Marcien rappela à ses amis que l'heure s'a
vançait et qu'il était temps de retourner à la grotte .
Prisca et Ridna s'avançant alors vers la nouvelle
chrétienne lui couvrirent la tête du voile des vierges ,
et la relevèrent de l'humble position où elle sem
blait être restée en extase. Trop émue pour parler ,
elle se laissa mener en silence au lieu où ses com
pagnes et elle devaient se tenir pour assister aux
saints mystères , sans être aperçues du peuple .
Bientôt les habitants de la vallée accoururent à
la demeure du solitaire . Leur nombre était trop
considérable pour qu'ils pussent pénétrer dans l'in
térieur ; quelques anciens seulement y prirent
place ; le reste , hommes et femmes se groupèrent
sur l'espace qui s'étendait devant la grotte jus
qu'à la descente plus rapide de la colline. D'un
commun accord ils chantaient des hymnes et des
cantiques. Les rochers environnants répétaient par
11
122 VISNELDA.

mille échos les accents de ces chrétiens fervents .


Bientôt la foule se tut. Le vénérable Marcien ,
s'étant avancé à l'ouverture de l'habitation , pro
nonça un discours dont le but était de rappeler aux
fidèles toutes les circonstances du mystère auguste
qui les réunissait. La rédemption du genre hu
main , au prix du sang d'un Dieu fait homme ,
transportait tous les cœurs d'une sainte joie . Les
Gaulois oubliaient, dans leur qualité de chrétiens af
franchis de la servitude du démon , le nom d'es
clave que leur avait imposé la tyrannie romaine.
S'élevant au- dessus des bornes du temps , ils
s'élançaient dans l'éternité . Là ils voyaient con
fondus ensemble le maître et l'esclave , le vainqueur
et le vaincu . Une seule loi devait régir tous , et cette
loi c'était celle de l'amour . Libres sous son empire ,
ils voyaient leurs larmes séchées , leurs fers brisés ,
et l'Océan infini de la Majesté divine devenu leur
habitation dans les siècles des siècles. Ainsi éclai
rés par la Foi , leurs âmes s'ouvrirent à la joie ,
et c'était avec un saint ravissement qu'ils s'écriaient :
« O mort! où est ta victoire ? ô mort ! où est ton
aiguillon ? Les portes de l'enfer sont brisées , leurs
gonds ont été arrachés . O Satan ! le fils de l'homme
t'a vaincu. »
Cependant l'heure sainte approchait . Le vieil
lard , assisté du solitaire , offrit le sacrifice de la
CHAPITRE VIII . 123

rédemption. De nombreuses torches éclairaient l'in


térieur de la grotte et rendaient visibles aux assis
tants toutes les cérémonies de cette nuit auguste .
Au dehors de la lune , ce flambeau de la nuit , ar
gentait de sa pâle lumière la verdure naissante ,
les eaux tranquilles du ruisseau et les flots mo
biles de l'assemblée sainte . Toute la nature était
plongée dans un profond recueillement lorsque ,
l'hostie sainte ayant été consacrée , les fidèles vinrent
tour-à-tour recevoir le pain de vie des mains du
vieillard . Visnelda , du fond de sa retraite , con
templait avec tremblement cette union ineffable de
la divinité avec la fragile humanité . Depuis peu
d'heures , elle avait été initiée à cet admirable mys
tère, et toute son âme en était profondément émue .
Enfin les cérémonies sont terminées ; le peuple
se retire . Cette fois Visnelda ou plutôt Marie , ne
sent plus la2 fièvre dévorante de l'incertitude par
courir ses membres. Le sommeil vint bientôt visiter
ses paupières et calmer ses longues agitations . Pen
dant qu'elle repose , le démon songe à reprendre
son empire sur cette âme qu'il a vue avec rage lui
échapper ; mais Dieu , attentif aux destinées de la
nouvelle chrétienne , envoie ses saints anges pour
la garder et la fortifier par leur secours .
CHAPITRE IX.

La surprise.

Le soleil avait depuis quelque temps paru sur


l'horizon , lorsque les trois jeunes chrétiennes
vinrent recevoir la bénédiction de Marcien . Cette
journée devait encore être consacrée par le vieil
Hard à l'instruction religieuse de Visnelda . Aussi ,
comme le jour précédent , se déroba-t- il avec elle
à la société de leurs communs amis .
Enfin la prière du soir terminée , le vieillard s'a
dressant à Prisca :
« Illustre dame , lui dit-il , le moment fixé par
votre époux pour votre retour à la citadelle est ar
rivé. Nous allons nous quitter peut-être pour tou
jours ; car de grandes distances nous sépareront
bientôt , et , à mon âge , la vie est un prêt qu'il faut
s'attendre à se voir retirer d'un jour à l'autre. Recevez
VISNELDA. 125

donc avant votre départ la bénédiction d'un indigne


ministre du Dieu vivant , qui dans peu ira rendre
compte à son souverain Maître d'une longue et
pénible administration . Priez pour lui , et lorsqu'il
ne sera plus , offrez vos vœux au Seigneur pour que
son âme purifiée aille en peu de temps jouir du
bonheur des élus . »
En disant ces mots , des pleurs coulaient des
yeux du vieillard ; les auditeurs en versaient aussi
d'abondants. Tous tombèrent à ses genoux , et le
supplièrent de ne pas les abandonner encore dans
cette triste vallée , où son secours leur était si né
cessaire.
« Quand Dieu m'aura retiré dans son sein , re
prit Marcien , il suscitera sans doute quelque homme
selon son cœur qui prendra soin des petites chré
tientés jusqu'à présent confiées à mes faibles mains .
Prenez donc courage , mes chers enfants , et tous
ensemble préparez -vous à lutter courageusement
contre le prince de ce monde qui cherche à vous
séparer de Jésus - Christ. » En disant ces mots , il
rentra dans la grotte comme s'il eût voulu cacher
son émotion à ceux qui la causaient , et la petite
troupe s'éloigna le cœur oppressé des pensées pé
nibles qu'y avait fait naître leur vénérable ami .
Bientôt l'épaisseur de la forêt les déroba aux
regards du solitaire , qui les avait accompagnés à
126 VISNELDA .

quelque distance de sa demeure . Long-temps il resta'

INE
immobile au lieu où il les avait quittés , et dans'
匾 Tena
son cœur i forma une prière fervente pour ces
as a
âmes privilégiées , qu'il prévoyait devoir briller'
comme de vives lumières au milieu des Gaules endr

chrétiennes. Puis , regagnant lentement sa solitude , alo


il s'entretint bien avant dans la nuit avec Marcien '
d'un projet que la charité leur avait suggéré . Après
avoir médité quelques passages des saintes écri FOO
tures , les deux serviteurs de Dieu allèrent prendre crie

leur repos. Le lendemain , à peine le soleil se mon Tart


trait à l'horizon que le solitaire en costume de est
voyageur s'apprêta à quitter la grotte. Le vénérable omb
Marcien demeurait à sa place gardien de l'humble Idaa
habitation , et tout dans leurs discours annonçait ium
qu'ils espéraient se revoir bientôt . alois
Il est temps de revenir à nos voyageurs qui la bent
veille avaient repris leur route vers la citadelle . a, et
Comme à leur premier passage , ils rencontraient Icel
quelques obstacles à vaincre ; mais les traces de
leur passage étant encore visibles , leur servaient eque
de guide. Après une marche fatigante , ils attei hots
gnirent la bruyère où deux nuits auparavant ils dire
s'étaient reposés . Le vieux guerrier leur proposa fent
de s'arrêter dans ce lieu pour y réparer leurs forces Te
déjà épuisées . Nous veillerons sur vous , dit - il , quelq
et , si quelque danger vous menace , Dieu saura bien Quit
CHAPITRE IX. 127

armer mon bras de force pour vous défendre . »


En disant ces mots , il leur indique l'endroit le
plus convenable pour reposer leurs membres fati
gués ; mais au même instant des voix confuses se
font entendre.
Des Gaulois armés paraissent devant le dolman
qui jusqu'à ce moment les a cachés , et s'élancent
sur Eusèbe , décidé à vendre chèrement sa vie .
Adossé contre un chêne , et armé de sa redoutable
épée , il crie à ses compagnons de se faire un rem
part de l'arbre devenu son unique refuge. Vain es
poir ! il est accablé par le nombre , et bientôt il
eût succombé , malgré les efforts du vieux guerrier,
si Visnelda arrachant son voile blanc ne se fût pré
cipitée au milieu des assaillants .
« Gaulois , s'écrie-t-elle avec cet accent de com
mandement qui lui était naturel , avez-vous oublié
Visnelda , et osez-vous bien en sa présence arracher
la vie à celui qui la lui a sauvée ? Retirez - vous , et
rendez la liberté à celui qui ne fit jamais usage de
son épée que pour défendre le faible et l'opprimé. »
A ces mots , les Gaulois , partagés entre des senti
ments divers , laissent tomber leurs armes et se
précipitent aux genoux de leur prêtresse .
« Nos yeux ne nous avaient pas trompés , s'é
crient quelques-uns d'entre eux ; c'est bien vous que
l'autre nuit nous avons aperçue assise sur un rocher,
128 VISNELDA.

méditant sans doute quelque grande entreprise 3041


contre les Romains. On regardait notre récit comme aitde
mensonger. Plusieurs disaient : Visnelda est cap RAVE
tive chez les Romains. Sa grande âme aura brisé son p
enveloppe pour venir nous animer au combat , et -Non
c'est seulement son fantôme que vous avez vu . Ce .macime
pendant, inquiets d'avoir aperçu des traces d'un pas
sage récent dans ces forêts , nous avons décidé quel I PUB
ques-uns des nôtres à venir avec nous en embuscade En
derrière ce monument de notre religion . O heureuse pour
nuit qui nous rend l'âme de nos conseils , la divinité stelda.
tut laire de nos contrées ! Parlez , Visnelda , que scon
faut-il faire ? Vous nous voyez tous disposés à exé ,leu
cuter vos ordres. Mais qui sont ces femmes ? Quels Sera-t-il
sont ces guerriers qui vous accompagnent ? Sont-ce
vos tyrans ou les voyez - vous d'un œil favorable ? Un Bezàv
mot de vous , et si vous êtes encore captive , votre aitiole
liberté vous sera rendue . retou
» Gaulois , reprit Visnelda profondément émue , train
votre affection pour moi me touche ; mais le moment er laho
où je dois reparaître parmi vous n'est pas encore aut
arrivé . Remettez en liberté ces captifs à qui je dois Gaulo
les seuls moments de douceur que j'aie passés depuis
que je vous ai quittés . Un jour viendra où , rendue à recem
ma patrie , je vivrai tranquille au milieu de mes mon
concitoyens. Aujourd'hui , l'honneur me défend de
1-A1
profiter de vos offres. Retournez vers nos frères de
antb
CHAPITRE IX. 129

l'Armorique ; dites- leur que Visnelda jouit encore


du bienfait de la vie , et que son existence , si jamais
elle recouvre la liberté , sera comme toujours dé
vouée à son peuple .
>> - Non , jamais ! s'écrient les Gaulois d'une
voix unanime , nous ne vous laisserons reprendre vos
fers ; malgré vous , nous vous rendrons la liberté ,
et aucune puissance ne pourra vous arracher de nos
mains. En parlant ainsi , ils se préparaient à l'en
tourer pour prévenir sa fuite .
Visnelda , prenant alors cet air fier et imposant ,
qui jadis commandait la soumission parmi ses con
citoyens , leur parla en ces termes :
<< Sera-t-il donc dit parmi nous que la voix d'une
femme a été méconnue ? Encore une fois , Gaulois ,
renoncez à votre entreprise dont le succès m'expo
serait à violer ma foi. J'ai promis de reprendre mes
fers au retour de cette excursion ; voulez-vous me
forcer à traîner au milieu de vous une existence souil
lée par la honte d'une parjure ? Mieux vaut la mort ,
mieux vaut même la captivité ! »
Les Gaulois silencieux n'osaient plus l'interrom
pre . Visnelda continua : « Quelqu'un d'entre vous
a-t-il récemment quitté l'Armorique et peut-il me
dire si mon père existe encore ?
>> - A la dernière lune , dit un des Gaulois en
s'avançant hors du groupe , j'ai vu le vénérable vieil
130 VISNELDA.

Jard que votre absence rend inconsolable . Ses jours elles


s'inclinent vers la tombe , et le souvenir des mal cette=
heurs de Visnelda est pour lui un poison lent qui le 1. C
mine . >> encour
Peu s'en fallut que la fermeté de la jeune chré selledét
tienne ne l'abandonnât à ces paroles . Elevant son Tatre in
cœur vers Dieu , elle s'efforça de paraître calme en ma ca
prononçant ces mots : de ma
« Jeune homme , dit-elle à celui qui venait de aujour
s'avancer, vous étiez comme vos frères disposé à retou
donner votre vie pour me délivrer de ma captivité ; a: La
accordez-moi donc la grace que je vais vous deman cellent
der. Retournez vers mon père , et apprenez-lui que alicable.
sa fille vit pour soigner ses vieux jours , si le Ciel terrain
Jui accorde enfin la liberté . Vous m'aurez en cela ansCr
rendu le seul service qui puisse m'être agréable . »> Piscaet
En achevant ces mots , Visnelda fit signe à l'as ent occa
semblée de se disperser. Dieu , donnant à la voix et entreso
aux regards de la nouvelle chrétienne quelque chose ente.
·།
d'extraordinaire , imprimait en même temps une surVi
soumission involontaire dans le cœur de ceux qui
leleve
l'écoutaient. Un à un ils s'éloignèrent non sans jeter arendu
sur les Romains qu'ils avaient liés à un arbre , des
regards farouches et respirant la vengeance .
Visnelda les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils eus
sent pris une direction opposée à celle qui devait la
ramener à la citadelle . Alors , poussant un profond
CHAPITRE IX. 131

soupir , elle se retourna vers ses compagnes qui ,


pendant cette scène de terreur, avaient à peine con
servé l'usage de leurs sens , et leur adressa des pa
roles d'encouragement ; puis , s'approchant des guer
riers , elle détacha leurs liens en leur disant :
« Votre intervention m'a sauvée du déshonneur,
lors de ma captivité , vos soins ont adouci les hor
reurs de ma prison . Béni soit notre Dieu qui me
permet aujourd'hui de vous être à mon tour utile ! >>
Puis , retournant précipitamment vers Prisca et
Ridna : « La nuit s'avance , leur dit- elle. Les nuages
s'amoncellent ; bientôt peut-être la forêt deviendra
impraticable. Faites de nouveaux efforts pour gagner
le souterrain , où du moins nous pourrons nous ar
rêter sans craindre une nouvelle surprise . »
Prisca et Ridna , malgré le saisissement que leur
avaient occasionné les évènements de la nuit , se
levèrent résolues à continuer leur route . La marche
fut lente , quoique Prisca s'appuyât sur Eusèbe , et
Ridna sur Visnelda . Ce ne fut que peu de moments
avant le lever du soleil que chacun des voyageurs se
trouva rendu dans sa demeure habituelle .
CHAPITRE X.

La liberté.

A PEINE Prisca était-elle revenue à la citadelle , que


son premier soin fut de raconter à Paulinus leur
rencontre de la nuit précédente . Le tribun frémit en
écoutant le récit de son épouse . Son admiration pour
Visnelda était à son comble. Dans les premiers trans
ports de sa reconnaissance , il voulait voler lui-même
au donjon où s'etait volontairement renfermée la:
captive. Prisca l'arrêta.
« Evitons , lui dit-elle , tout ce qui peut éveiller
les soupçons des soldats. Attendez un pen , et vous
appuyant des relations récemment arrivées de l'Ar
morique , vous répandrez le bruit que vos craintes à
l'égard des Gaulois de ces contrées sont calmées ;
alors Visnelda pourra librement parcourir la forte
resse . Pourquoi même , ajouta la jeune Romaine ,
VISNELDA. 133

d'un ton suppliant , ne lui rendriez-vous pas un jour


cette liberté qu'elle a conservée à votre épouse ?
» Prisca , reprit le tribun , cherchant évidem
ment à réprimer son émotion , vous êtes un bon
avocat , et il est peu de choses que je puisse vous
refuser. Cependant celle-ci est d'une nature telle ,
que je ne puis sans beaucoup de réflexions vous l'ac
corder. Je vais , selon votre conseil , m'assurer des
dispositions des Gaulois de l'Armorique . Si elles sont
telles que les intérêts de l'empire le demandent , je
ne balancerai pas à rendre votre libératrice à sa fa
mille et à sa nation . »>
Visnelda , cependant , heureuse de la victoire
qu'elle avait remportée sur elle-même , goûtait les
douceurs d'un profond sommeil , lorsque Ridna vint
la prévenir que le tribun la faisait prier de se rendre
à l'appartement de son épouse .
Visnelda se levant précipitamment fut bientôt en
état d'accompagner Ridna . Paulinus était seul avec
Prisca lorsque la captive entra.
« Noble Visnelda , lui dit-il , votre conduite dans
la rencontre qui a eu lieu cette nuit me prouve que
votre grandeur d'âme surpasse tout ce que j'avais le
droit d'en attendre . Je vous dois le salut de mon
épouse chérie et celui de guerriers dont je fais la plus
haute estime. Ma reconnaissance sera saus bornes dans
tout ce qui pourra s'allier avec mon devoir. Parlez
.134 VISNELDA.

donc ; à votre liberté près , qui ne dépend pas en


tièrement de moi , je serai heureux de vous procurer
tous les adoucissements qui seront en mon pouvoir.
>> - Illustre tribun , répondit Visnelda , depuis
que j'ai ouvert les yeux aux lumières de la foi chré
tienne , j'ai renoncé à tout ce que l'avenir pouvait
m'offrir de séduisant en honneurs et en jouissances.
Mes vœux se bornent à revoir un jour mon père , à
soigner sa vieillesse. Si le Dieu des chrétiens m'ac
corde cette grace , ma vie s'écoulera désormais éloi
gnée du tumulte des affaires publiques et dépourvue
d'ambition . Mais j'ignore si la Providence me réserve
des jours aussi sereins . Quant au temps de mon sé
jour ici , je vous demande pour toute faveur de m'ad
mettre au nombre des femmes de la noble Prisca.
>> - Vous serez sa sœur, son amie , s'écrie le

tribun . Dès aujourd'hui je veux que vous soyez sa


compagne inséparable. Puissions-nous l'un et l'autre
vous faire oublier quelques- unes des douleurs de
votre captivité ! »
>
Visnelda parut recevoir avec plaisir cette invita
tion , et cependant il était facile de voir que son âme
élevée regardait comme naturelle la conduite du
tribun .
A partir de ce moment , Visnelda passa ses jour
nées avec l'épouse de Paulinus . Sous ses auspices ,
et d'après la direction de Ridna , elle continua l'é
CHAPITRE X. 135

tude de la religion chrétienne . Bientôt elle fut aussi


instruite , que ses pieuses compagnes et partagea tous
leurs saints exercices .
Depuis le lendemain de son retour à la citadelle ,
Eusèbe et le vieux guerrier avaient disparu . Visnelda
n'osait demander ce qu'ils étaient devenus , cepen
dant elle s'étonnait que le tribun eût pu se séparer
de ces guerriers .
Un jour qu'elle se promenait pensive sur les rem
parts de la forteresse , il lui sembla les voir, accom
pagnés de quelques soldats , sur la route qui condui
sait de l'Armorique à la citadelle . Cette vue rappela
son arrivée en ces lieux , sa captivité , ses fureurs
passées . Puis , élevant son cœur vers Dieu , elle le
remercia de lui avoir fait connaître un autre bon
heur que celui qui naît de la gloire , et d'autres
jouissances que celles d'un orgueil satisfait.
Bientôt les guerriers eurent disparu à ses yeux
dans le sentier qui conduisait à l'entrée de la forte
resse . Son premier mouvement avait été de retourner
auprès de Prisca, pour s'instruire de ce qui avait pu
les éloigner si long-temps . Elle réprima cette incli
nation , et se fit un devoir d'attendre que quelqu'un
vint la chercher de la part de Prisca . L'émissaire ne
tarda pas à paraître . Ridna , émue de plaisir, s'avança
vers elle et lui dit que Paulinus voulait lui -même
lui annoncer d'heureuses nouvelles.
136 VISNELDA.

Depuis si long-temps flétri par la douleur , le


cœur de Visnelda pouvait à peine s'ouvrir à la joie .
Cependant elle n'en pouvait plus douter , Dieu lui
réservait des consolations après toutes ses peines .
Elle marchait silencieuse à côté de Ridna qui sem
blait aussi préoccupée qu'elle . Enfin elles arrivèrent
en présence du tribun.
« Noble Gauloise , dit Paulinus , vos maux vont '
bientôt finir. D'après mes ordres , mes guerriers ont
parcouru l'Armorique. Partout ils ont trouvé dans
les Gaulois des dispositions pacifiques . Rien ne s'op
pose plus à ce que vous recouvriez la liberté qui
vous avait été momentanément ravie . En vous la ren
dant , je sais que je vous mets entre les mains les
moyens de rendre à Rome de grands services ou de
lui causer de grands maux . Cependant je ne doute
pas un instant que vous n'employiez votre influence
pour maintenir vos concitoyens en paix avec les Ro
mains. Ma position dans ces contrées m'oblige ce
pendant à vous imposer une seule condition : c'est
que vous vous établissiez à peu de distance de la cita
delle , du moins pendant quelque temps. Demain ,
avec les premiers rayons du soleil , Prisca , Ridna ,
Eusèbe et quelques soldats vous accompagneront chez
le solitaire. Là , vous retrouverez Marcien qui a aussi
d'importantes révélations à vous faire . >>
Muette de surprise et de bonheur , Visnelda répon
CHAPITRE X. 137

dait à peine aux félicitations de ses deux amies ,


qui semblaient éprouver plus de joie qu'elle du chan
gement survenu dans sa position .
Le jour suivant , Visnelda quittait pour toujours
la forteresse , témoin de ses souffrances et de ses
combats. Repassant dans son esprit les voies dont
Dieu s'était servi pour l'appeler à la connaissance de
la vérité , elle ne pouvait se lasser d'admirer cette
divine Providence , qui conduit tout à ses fins par
des évènements qui y sont en apparence opposés.
Emue encore de ce qui s'était passé la veille , elle
gardait le silence . Ridna , placée dans la même li
tière qu'elle , ne songeait point à interrompre ses
réflexions . A une certaine distance de la demeure du
solitaire , Eusèbe fit faire une halte à ses soldats .
Puis, accompagné du guerrier chrétien , il poursuivit
à pied sa route vers la grotte , avec l'épouse du gou
verneur , Visnelda et son inséparable amie .
Comme ils gravissaient péniblement le sentier qui
y conduisait , ils aperçurent Fabien dont la figure si
triste ordinairement rayonnait de joie.
« Avancez , mes sœurs , dit-il aux trois chré
tiennes ! le ciel qui vous avait conduites ici une pre
mière fois , pour le salut d'une d'entre vous , vous y
ramène pour le bonheur de toutes . Je dis de toutes ;
car ce qui touche l'une de vous ne peut manquer
d'intéresser les autres . >>
12
138 VISNELDA .
.a
En disant ces mots , on arrivait devant l'ouverture
Pacil
de la grotte . Visnelda s'avance pour recevoir la béné
diction de Marcien . Un vieillard en habits gaulois
est à côté du vénérable prêtre , il tend les bras à Ames
Visnelda. « Mon père ! s'écrie-t-elle , » et ses com
pagnes arrivent à peine à temps pour la recevoir' Cens

dans leurs bras. Cette âme , que les infortunes ‫ܕܐ‬


n'avaient pu dompter , se trouvait accablée sous le
poids de son bonheur , tant il est vrai que le cœur
de l'homme destiné à souffrir supporte difficilement E
les émotions de la joie.
<< Visnelda , ma fille bien-aimée , disait le vieillard ‫رار‬
en la pressant dans ses bras , nous sommes réunis Dery
pour ne plus nous quitter . Rends -on grace à ton jon.
Dieu qui bientôt sera le mien . Il nous a châtiés , itqu
mais il nous dédommage maintenant avec usure de Hap
nos maux passés . Tertu
>> ―――― Serait-il vrai, mon père , reprit Visnelda en
rendant au vieillard les témoignages de tendresse
qu'il lui donnait , serait-il vrai que vous eussiez aban elda
donné le culte des faux dieux pour adorer Jésus-Christ? qu
>> Oui , ma fille , répondit le vieillard . Fa D
bien , poussé par son zèle et encouragé par les con
seils de Marcien , vint , il y a deux lunes , me visiter .
Il m'apprit ta captivité , ta résignation , ton désir
d'être chrétienne . D'abord je m'indignai de ta déser ide
tion ; mais bientôt vaincu par la douce éloquence BED
CHAPITRE X. 139

de Fabien , apaisé à l'égard des Romains par la con


duite de Paulinus et de Prisca envers toi , je me dé- ·
cidai à me laisser instruire dans la religion chrétienne.
>>> Quelques-uns des nôtres ont suivi mon exemple ,
et bientôt l'Armorique comptera un grand nombre
de chrétiens parmi ses enfants . Je ne sais quand
nous nous serions revus , si ce guerrier qui se tient
modestement derrière Fabien ne fût venu visiter nos
contrées comme envoyé de Paulinus . »
Le bon vieillard , heureux de retrouver sa fille ché
riè , avait formé , depuis qu'il avait connu intime
ment Eusèbe , un projet qui souriait à son cœur . Ce
jeune guerrier lui avait témoigné tant de déférence,
d'affection , de respect et de dévouement qu'il lui
semblait que son bonheur serait à son comble , s'il
pouvait l'appeler un jour du doux nom de fils . Il en
fit l'ouverture à Visnelda , qui le conjura de lui lais
ser jusqu'au lendemain pour lui communiquer les
sentiments de son âme . »>
Visnelda avait compris cette parole de l'Apôtre :
« Celle qui est vierge n'est occupée que du soin de
plaire à Dieu , et son cœur n'est point partagé . » Dès
lors elle a résolu de vouer sa virginité à Jésus-Christ .
Le jour suivant , elle pria les deux guerriers de
l'accompagner avec Ridna auprès de la fontaine où
peu de temps auparavant elle avait conversé avec
Marcien . Les arbres , maintenant couvert de feuilles ,
140 VISNELDA.

enlaçaient leurs rameaux au-dessus de la source ; des


chèvre-feuilles et d'autres plantes grimpantes exha
laient un parfum délicieux , tandis que les rayons les
plus ardents du soleil ne pouvaient pénétrer à travers
la voûte de verdure formée par l'épais feuillage . La
jeune chrétienne avait choisi pour faire connaître ses
sentiments le lieu de son baptême, afin de s'armer de
toute la force de ce souvenir contre sa propre fai
blesse.
Visnelda s'assit sur le banc rustique préparé par
le solitaire , et faisont signe à ses compagnons de
prendre place à ses côtés , elle parla ainsi : sa voix
était émue , et cependant assez ferme pour marquer
que sa résolution était inébranlable .
« Mes amis, je vais vous communiquer les pensées
de mon cœur.Admise à la connaissance du vrai Dieu ,
puis-je faire moins pour son service que je n'aurais
fait pour celui de vaines idoles ? Païenne , j'aurais
vécu et je serais morte vierge de l'île de Sayne. Chré
tienne , dois-je refuser à Jésus -Christ un tribut dont
il est jaloux ? »
» D'ailleurs , nous ne pouvons le nier, la vie est
un court pèlerinage . Les jours en sont mauvais , et
bienheureux ceux qui vivent en ce monde comme
étrangers et voyageurs . A peine les feuilles de nos
bois se sont renouvelées vingt- deux fois au-dessus
de ma tête , et cependant de combien de traverses
CHAPITRE X. 141

n'ai -je pas été témoin ? Dans l'état précaire où est


l'Eglise de Dieu , une persécution peut survenir et
nous arracher les uns aux autres. O mes amis , ne
me blâmez pas de vouloir vivre de la vie des anges ;
quoiqu'il arrive , notre séparation sera courte. Du
fond de ma retraite , je prierai pour vous tous , et
un jour, réunis dans le ciel , nous y chanterons l'é
ternel cantique des élus . »
Tous . pendant ce discours , étaient restés immo
biles. Ils connaissaient Visnelda et savaient combien
sa fermeté était inébranlable . Aussi , vainement elle
fut sollicitée par tous ceux qu'elle aimait le plus au
monde. Sa réponse fut constamment : « Ferai -je
moins pour Jésus- Christ que je n'aurais fait pour
mes faux dieux ? »
Ridna , comme son amie , désabusée des joies de
ce monde , obtint du tribun la liberté de retourner
dans la peuplade chrétienne où elle avait passé ses
premières années . A de certaines époques . elle visi
tait Visnelda , dont la vie édifiante et mortifiée
faisait à la fois un objet d'admiration et d'imitation .
Les deux amies , lorsqu'elles se rencontraient , ne
cessaient de s'exciter à la pratique des plus sublimes
conseils de l'Evangile . Toutes deux parvinrent à un
âge avancé. Marchant à l'envi dans les voies de la
perfection . elles s'entretenaient souvent de l'espé
rance de se retrouver un jour dans le ciel , et elles
142 VISNELDA.

sacrifiaient courageusement sur la terre toutes les


jouissances qui auraient pu troubler la paix de leurs
âmes en les reportant vers le passé.
Restée seule après la mort de son père et celle du
solitaire , Visnelda consacra sa vie entière aux œu
vres de la charité chrétienne . Ses seules excursions
eurent lieu vers la citadelle , à la prière de Prisca ,
dont l'époux était devenu chrétien . Les deux ver
tueux Romains regardaient comme une bénédic
tion la présence de Visnelda sous leur toit . Après
quelques années , Paulinus sollicita sa retraite.
et vint habiter avec Prisca la peuplade qu'avait
dirigée le solitaire , et qu'édifiait Visnelda par ses
vertus.
Dix siècles après , de jeunes bergères menaient
leurs chèvres sur la colline jadis habitée par le
solitaire . Une d'elles s'aperçut que ces animaux , en
broutant des plantes grimpantes , avaient découvert
l'entrée d'une grotte assez profonde. Craignant de
s'y hasarder seule , elle courut chercher son frère ,
qui , plus hardi qu'elle , pénétra jusqu'au centre de
la caverne . Là son pied heurta contre une large
pierre élevée au-dessus du sol . Malgré l'obscurité ,
il crut reconnaître au toucher que cette pierre cou
vrait une tombe . Il résolut de faire part de sa décou
verte à un vénérable moine des environs , qui , malgré
son grand âge , l'accompagna jusqu'au haut de la
CHAPITRE X. 143

colline. Munis de torches , ils purent reconnaître


que la pierre portait cette inscription latine :

CI- GIT
Visnelda la Druidesse ,
En Jésus
Nommée Marie . Elle vécut et mourut vierge ,
Après avoir consacré sa vie
Au soulagement des infortunés .
PRIEZ POUR ELLE.

Au bas de l'inscription étaient sculptées une fau


cille et une branche de gui en sautoir surmontées
d'une croix .

1
ÉTABLISSEMENT

DU CHRISTIANISME

DANS LES GAULES .

L'IDOLATRIE , cette fille de l'ignorance de l'esprit


et de la dépravation du cœur, ne tarda pas à se ré
pandre avec les descendants de Noé dans la plupart
des contrées qu'ils allèrent habiter après le déluge .
A la vérité , l'homme le plus grossier et le plus bar
bare trouvait dans sa raison l'idée d'un Etre souve
rain , gravée par le doigt même du Créateur ; mais
c'était un frein trop incommode aux passions de son
cœur. Elles s'efforcèrent de le rompre ; et si elles
ne purent effacer entièrement cette image de la di
vinité empreinte au-dedans de nous - mêmes , et
dans les magnifiques ouvrages qui font admirer la
LE CHRISTIANISME DANS LES GAULES . 145

sagesse et la puissance de l'Ouvrier , elles en obs


curcirent les traits les plus marqués pour y substituer
des dieux qui les favorisassent. Ainsi l'homme rai
sonnable , mais abandonné à ses passions , s'aveugla
jusqu'à se faire des dieux , qui auraient à peine
mérité le nom d'hommes , tant ils étaient vicieux ;
ou plutôt , il personnifia et divinisa le vice même ,
pour s'y livrer sans remords . Or , comme les pas
sions sont presque les mêmes dans tous les hommes .
chaque nation idolâtre adora presque les mêmes
divinités sous des noms différents.
Les Gaulois ne le cédèrent à aucun peuple de la
terre en superstitions , non plus qu'en tout le reste ;
si un ancien égarement pouvait être un sujet de
gloire , ils auraient pu se glorifier de l'antiquité de
leur religion , qui paraît née dans la nation même
dès les temps les plus reculés . Ils n'adorèrent pas
d'abord les ouvrages de leurs mains , et ils demeu
rèrent long-temps sans temples et sans idoles ; soit
que l'idée de l'Etre souverain fùt moins altérée
dans ces premiers siècles , soit que les arts n'étant
pas encore inventés chez eux , ils ne pussent ériger
ni statues ni temples à leurs dieux . Les forêts , les
vieux troncs de chênes , les pierres brutes , les lacs ,
les rivières , furent les premiers objets de leurs ado
rations. On ne tarda pas à donner des noms et des
attributs à ces divinités . Esus , Teutatès , Taranis ,
13
146 LE CHRISTIANISME

Bélénus , Camulus , Pluton , furent les plus an


ciennes divinités de la nation . Mais , graces à la
lumière de l'Evangile , qui a fait rentrer ces dieux

Samas
dans les ténèbres d'où ils étaient sortis , on n'en
connaît guère aujourd'hui que les noms.
Rien ne rend l'homme plus cruel que la supers
et dr
tition . Elle éteignit dans le cœur de nos pères les
sentiments de cette humanité , dont ils se piquaient
partout ailleurs . Ils se persuadèrent que le plus and
agréable sacrifice qu'ils pussent offrir à leurs dieux , Osun
surtout à Esus et à Teutatès , était de faire couler
le sang humain sur leurs autels : quand ils se trou LesDru
vaient en quelque danger de guerre ou de maladie , slices .
ils sacrifiaient quelque personne, dans la persuasion
de
où ils étaient qu'on ne pouvait mieux racheter la qui
vie d'un homme , que par celle d'un autre homme. depl
Ces cruels sacrifices se faisaient souvent par au walafi
torité publique. Il est vrai qu'on choisissait commu doct
nément des criminels , parce qu'on croyait qu'ils Po-tils
étaient les victimes les plus agréables aux dieux .
qu'
Mais , au défaut des malfaiteurs , on immolait sou
quer
vent des innocents , et la manière dont on y procé endaie
dait, était aussi cruelle que le sacrifice même . Le ffices
sacrificateur frappait long-temps de l'épée le dos de
celui qui était la victime , prétendant connaitre
l'avenir par les contorsions que la douleur lui
ma
faisait faire. Quelquefois on le perçait de flèches sa 85527
DANS LES GAULES. 147

crées et destinées à cet usage , ou bien on le faisait


mourir en croix.
Dans les sacrifices solennels on érigeait une
grande idole d'osier , où l'on enfermait les malheu -
reux qui étaient destinés à apaiser par leur mort la
colère des dieux ; ensuite on y mettait le feu , qui
consumait l'idole et les victimes . On se contentait
quelquefois de les brûler dans un tas de foin avec
un grand nombre d'animaux qu'on sacrifiait . Mais
tirons un voile sur ces horreurs , et bénissons la
grace divine qui nous en a délivrés .
Les Druides étaient les ministres de ces barbares
sacrifices . On ne peut donner une notion juste de la
religion des Gaulois . sans faire connaître ces prẻ
tres , qui en étaient comme les arbitres. C'était une
secte de philosophes et de sacrificateurs , qui étaient
tout à la fois les interprètes des lois, les dépositaires
de la doctrine, et les oracles des dieux. Aussi jouis
saient-ils des plus beaux privilèges. Outre les hon
neurs qu'on leur rendait , ils étaient exempts d'aller
à la guerre et de payer tribut. On croyait qu'ils
défendaient assez la patrie par leurs prières et leurs
sacrifices , et qu'ils rendaient assez de services au
public en enseignant la philosophie et la théologie
païenne à la jeunesse gauloise . Mais , avant de de
venir maîtres , ils étaient long-temps disciples , et
ils passaient quelquefois vingt années entières à se
148 LE CHRISTIANISME

perfectionner dans la science de la religion et de la


nature . L'école la plus célèbre des Druides était
dans la Bretagne . C'était dans cette académie où les
Druides gaulois allaient puiser la connaissance des
secrets les plus cachés de leur art , qu'ils ensei
gnaient ensuite avec cet air mystérieux qui fait quel
quefois toute la science d'un prétendu savant.
Tous les Druides obéissaient à un chef , qui avait
sur eux un pouvoir absolu, et comme il devait com
mander à tous , il était élu par le suffrage de tous.
Mais l'ambition d'atteindre à ce haut rang leur
faisait souvent prendre , pour leurs intérêts propres,
les armes qu'ils refusaient de porter pour ceux de
la patrie.
Ils tenaient tous les ans une assemblée générale
dans un lieu sacré du pays Chartrain . Comme ils
étaient les interprètes-nés des lois , tous ceux qui
avaient des procès s'y rendaient des diverses parties
de la Gaule , et l'on recevait leurs arrêts comme des
oracles émanés de la bouche des dieux . Si quel
qu'un refusait de s'y soumettre , ils lui interdisaient
l'assistance aux sacrifices , punition bien terrible ,
puisque ceux qui en étaient frappés étaient exclus
des charges , comme impies , et qu'on les fuyait
comme des hommes atteints d'un mal contagieux.
C'était une imitation de ce qui se pratiquait par
mi les Juifs , dont les Druides pouvaient avoir lu les
DANS LES GAULES . 149

livres. Le démon a toujours porté ses ministres à


contrefaire ce que la sagesse de Dieu a réglé pour
le gouvernement de son peuple. Il y avait bien de
l'iniquité dans les jugements de ces prêtres gaulois .
Plaute , faisant allusion à l'assemblée du pays Char
train , où ils rendaient leurs arrêts , dit que , quand
on veut , pour s'enrichir, dépouiller et tuer impu
nément ses voisins , il faut aller vers les bords de la
Loire que c'est là où tout est permis . Il ajoute
cependant qu'on y prononce au pied d'un chéne des
sentences de mort , et qu'on les écrit sur des os ;
mais ces sentences ne frappaient pas toujours les
coupables .
Les Druides avaient une vénération singulière
pour le chêne , et ils faisaient entrer cet arbre dans
tous leurs mystères.
Une des plus religieuses cérémonies des Druides
était de cueillir le gui de chêne . Comme cette espèce
d'arbrisseau croît rarement sur cet arbre , ils cher
chaient avec soin quelque chêne où il y en eût ; et
quand ils en avaient trouvé un , ils préparaient au
pied deux taureaux pour un sacrifice . Le sacrifica
teur , vêtu de blanc , montait sur le chêne , et
coupait le gui avec une serpette d'or , après quoi
il immolait les deux taureaux aux acclamations re
doublées des Druides . Ils renouvelaient cette céré
monie tous les ans au commencement de l'année ,
130 LE CHRISTIANISME

d'où nous est venu , à ce qu'on croit , l'ancien dic


ton : Au gui, l'an neuf.
I paraît assez vraisemblable que le nom de
Druides a été formé du grec drus , qui signifie chêne,
ou du terme celtique deru , qui a la même signi
fication . Les femmes druides jouèrent aussi un rôle
dans la religion des Gaulois . Elles s'appliquèrent
surtout à la divination , et elles y réussirent . C'est
un art auquel on est toujours propre avec une ima
gination vive.
Les Druides commencèrent à déchoir de leur au
torité sous la domination des Romains , moins cré
dules et plus éclairés que les Gaulois . Cette révo
lution dans le gouvernement civil , en causa une
grande dans toute l'économie de la religion . -Les
dieux de Rome détrônèrent , pour ainsi dire , les
dieux de la Gaule , ou du moins ils les obligèrent de
prendre leurs noms pour conserver leur culte . On
ne connut plus guère dans la suite des temps , Esus,
Teutatès , Bélénus , Ardoine , que sous les noms de
Jupiter, de Mercure, d'Apollon , et de Diane.
Le nombre et la beauté des temples qu'on érigea
dans la Gaule à ces fausses divinités , répondirent à
Ja superstition et à la magnificence des Gaulois . On
parle, comme d'un prodige, d'un temple d'Auvergne ,
nommé Vasso, dont les murs, incrustés de marbre ,.
étaient épais de trente pieds . Il fut détruit dans le
DANS LES GAULES . 151

troisième siècle par Chrocus , roi des Allemands . Il


y a lieu de croire qu'il était dédié à Mercure , fort
révéré dans cette province ; et ce fut apparemment
pour ce temple , que Zénodore , fameux sculpteur ,
employa dix années de travail à faire en Auvergne
une statue colossale de Mercure , qui fut jugée uu
chef-d'œuvre en cet art.
Le temple de Toulouse , dont on voit de beaux
restes dans l'église de la Daurade , en laquelle il
a été changé , n'était pas moins célèbre . Il y avait
auprès de ce lieu un lac sacré , où les Gaulois
avaient dévoué aux dieux une quantité prodigieuse
d'or ; et comme Cépion , général romain , qui fit
enlever cet or, mourut misérablement, lui et la plus
grande partie des soldats , on ne douta point que ce
ne fût une punition de son prétendu sacrilège . C'est
pour ce sujet que l'or de Toulouse passa en Pro
verbe parmi les Romains pour signifier une chose
qui porte malheur.
Les Grecs de Marseille apportèrent dans la Gaule
les superstitions de la Grèce , et bâtirent deux beaux
temples en l'honneur des deux plus fameuses divi
nités de leur ancienne patrie ; l'un desquels ils dé
dièrent à Apollon de Delphes , et l'autre à la Diane
d'Ephèse . On voit encore en plusieurs villes des
vestiges d'anciens temples . Celui de Montmorillou
en Poitou est presque entier. Il y a sur le frontispice
132 LE CHRISTIANISME
plusieurs personnages qu'on croit être des Druides.
On y voit une femme qui est habillée à peu près com
me les femmes le sont aujourd'hui . A force de pren
dre de nouvelles modes , on rappelle les anciennes.
La Gaule avait aussi ses oracles . Il y en avait un
à Toulouse , à qui saint Saturnin imposa silence,
dès qu'il annonça Jésus-Christ dans cette ville. On
croit qu'il y en avait un autre à Polignac , qui est
ainsi nommé par abréviation d'Apolliniacum , c'est
à-dire lieu consacré à Apollon . On y a trouvé´en
effet une statue du soleil environnée de rayons ,
ayant la bouche ouverte , comme pour rendre ses
réponses . Mais un des plus fameux oracles des
Gaulois était celui de l'île de Sain , sur la côte des
Cornouailles . Elle renfermait un temple desservi par
neuf filles , qui gardaient la virginité perpétuelle .
Elles étaient les interprètes de la divinité du tem
ple, et on leur croyait un grand pouvoir pour exciter
des orages dans l'air, et des tempètes sur mer. C'est
là où aboutissent les prétendus miracles que le
démon opère , à faire du mal aux hommes .
Je n'entreprends pas de rapporter toutes les au
tres superstitions des Gaulois , il me suffit de les
avoir indiquées , pour donner quelque idée de la re
ligion de nos pères , qu'il nous reste de faire con
uaître par le caractère de leurs mœurs et de leurs
usages.
DANS LES GAULES . 133

Après avoir examiné les divers portraits que les


anciens ont fait des Gaulois , je crois pouvoir en con
clure que la bravoure , l'amour de la gloire , et même
la vanité , sont les traits les plus marqués qui les
distinguent des autres nations. Les Grecs et les Ro
mains , qui avaient éprouvé les armes des Gaulois ,
s'accordèrent à faire l'éloge de leur intrépidité . Quei
ques-uns de leurs auteurs prétendent cependant qu'il
y avait plus d'impétuosité que de fermeté et de cons
tance dans la bravoure de nos ancêtres ; que dans
le premier choc , ils faisaient des efforts au-dessus
des forces humaines ; et que , dans le second , à
peine se trouvaient-ils hommes . Mais leurs exploits
militaires , les colonies nombreuses qu'ils ont éta
blies , les armes à la main dans la Germanie , dans
l'Italie , et jusque dans la Grèce , semblent justifier
assez de ce qu'il peut y avoir d'outré dans cette accu
sation , à laquelle nous ne pouvons nier qu'ils n'aient
donné quelque lieu . Il nous suffit de dire que les
Gaulois firent plus d'une fois trembler Rome , la ter
reur des autres nations , et que , s'ils succombèrent
enfin , il fallut un César pour les dompter. Encore
Rome n'eut-elle pas lieu de s'applaudir de cette con
quête le vainqueur des Gaulois crut qu'il pourrait
vaincre les Romains eux- mêmes , et il ne se trompa
pas .
Avant que les Gaulois eussent été subjugués , la
134 LE CARISTIANISME

guerre était leur exercice le plus ordinaire ; et il ar


rivait souvent qu'ils se la faisaient entre eux , quand **Ro

ils ne réunissaient pas leurs armes contre des enne


mis étrangers . En effet , il y avait autant de factions abue f
dans la Gaule que de peuples , et quelquefois presque teardo
autant que de familles . Une jalousie et une antipa gevelure

thie , dont on aperçoit encore des vestiges , armaient arte


souvent les provinces et les villes voisines les unes Ais 10
contre les autres : ce fut moins à la force de leurs pourf
légions , qu'à ces divisions intestines de la Gaule , lam
que les Romains dûrent leurs conquêtes. Dans les crecle
combats , les Gaulois ne cherchaient le plus souvent caet
que la gloire de vaincre. Aussi conduisaient- ils avec arant

eux des bardes ou des poètes pour chanter leurs belles 3,etvu
actions , et ils pendaient au cou de leurs chevaux les sea
têtes des ennemis qu'ils avaient tués , pour en faire onfa
des trophées aux portes des villes . a pomp
Il est rare qu'une nation guerrière aime le luxe. la fo
Il est cependant vrai que si les anciens Gaulois n'eu 8,00sa
rent ni le goût ni la délicatesse de leurs descen tal
dants , ils ne portèrent pas moins loin la magnifi elqu
cence des habillements . Les magistrats avaient des pelits
robes de couleurs garnies d'or , et les nobles por sira
taient des colliers et des bracelets d'or . Pline parle ergneF
d'un roi de Soissons , qui combattait sur un char lesre
d'argent. Ce qu'il y avait de plus flatteur pour les desM
Gaulois , c'est que la richesse de leur taille répon unb
DANS LES GAULES. 155

dait à celle de leurs vêtements . Car , avant le mé


lange des Romains et des nations barbares avec les
habitants de la Gaule , ceux- ci étaient presque tous
d'une taille fort haute , et d'un teint qui égalait la
blancheur du lait , et qui tirait un nouvel éclat de
leur chevelure et de leur barbe blonde.
Leur vanité paraissait jusque dans leurs funé
railles . Ils voulaient qu'elles fussent magnifiques ,
comme pour faire parade de leur puissance , dans le
temps où la mort les en dépouillait . On brûlait sou
vent avec le corps du défunt tout ce qu'il avait eu
de plus cher , et même jusqu'aux esclaves . Saint
Martin , ayant aperçu de loin le convoi d'un Gaulois
païen , et vu voltiger les étendards autour du cer
cueil , jugea que c'était une de ces processions pro
fanes qu'on faisait en promenant par les campagnes ,
tant la pompe du convoi était magnifique .
Pour la forme du gouvernement politique des
Gaules , on sait que l'état monarchique et l'état répu
blicain y étaient établis en diverses provinces. Chaque
peuple , et quelquefois chaque ville , formaient au
tant de petits états gouvernés par des rois , ou par
des magistrats . Parmi les rois , ceux de Soissons et
d'Auvergne passèrent pour les plus puissants ; et ,
parmi les républiques , celle des Eduens ou Autunois
et celle des Marseillais furent les plus célèbres Cicé
ron fait un bel éloge du gouvernement aristocratique
156 LE CHRISTIANISME

de Marseille . Si nous en croyons Valère - Maxime , là


discipline y était sévère , et l'on n'y permettait pas
aux comédiens de jouer des pièces qui pussent cor
rompre les mœurs. On y conservait depuis la fonda
tion de la ville , l'épée qui servait à décapiter les cri
minels. On gardait aussi du poison par autorité pu
blique; et quand quelqu'un voulait se procurer la
mort , il exposait ses raisons au magistrait : si elles
étaient trouvées bonnes , on lui faisait délivrer du
poison.
Nous ignorons le détail des coutumes observées
dans les autres villes des Gaules . Ce qu'on sait en
général , est que chaque père de famille était comme
le roi de sa maison ; qu'il avait droit de vie et de
mort sur sa femme et sur ses enfants ; que ceux -ci
ne se présentaient pas devant lui , qu'ils ne fussent
en âge de porter les armes . Le mari mettait en com
munauté autant de bien que sa femme lui en appor
tait , et le tout demeurait au survivant . Je ne dois
pas omettre que les femmes étaient fort respectées
dans la Gaule. On yfaisait tant d'estimé de leur pru
dence et de leur équité , qu'il y eut un temps qu'on
leur déféra le soin de rendre la justice et de juger
les procès . On ne sait ce qui les fit déchoir de cette
autorité , dont les Druides s'emparèrent.
Le commerce des Romains donna aux Gaulois une
politesse qui leur manquait , mais qui énerva un peu
DANS LES GAULES . 437

leur bravoure par l'amour des plaisirs. Car , comme


les Romains avaient emporté chez eux non-seule
ment les dépouilles , mais encore les vices des na
tions vaincues , et nommément les délices de l'Asie
et les jeux de la Grèce , ils les apportèrent dans les
Gaules. Les Gaulois se conformèrent sans peine en
cela au goût de leurs nouveaux maîtres. On bâtit .
dans la plupart des villes , des cirques et des am
phithéâtres , dont on voit encore en quelques en
droits de magnifiques restes . Ce furent apparemment
des ouvrages des Romains , qui voulurent par là
donner aux Gaulois une idée de leur magnificence ,
et leur restituer une partie des biens qu'ils leur
avaient enlevés .
Mais ce que le commerce des Romains procura
de plus avantageux aux Gaulois , ce fut de leur don
ner le goût des belles- lettres . Comme , en perdant
leur liberté , ils avaient aussi beaucoup déchu de
leur ancienne gloire militaire , toute leur ambition
se porta du côté des beaux-arts . Il est vrai que la
colonie qui avait fondé Marseille et les villes voi
sines , avait apporté de la Grèce dans les Gaules l'a
mour des sciences ; et Marseille en était devenue une
académie célèbre où les Gaulois et les Romains même
venaient étudier, comme dans une nouvelle Athènes.
Mais l'établissement des Romains dans toute la Gaule
acheva d'y faire fleurir les beaux- arts , et surtout
158 LE CHRISTIANISME
pour la
l'éloquence latine . On assigna dans les principales
trer
villes de gros appointements pour les professeurs
d'éloquence . C'en fut assez pour attirer dans la Gaule rait être

les plus habiles maîtres , et ils trouvèrent des dis sance


tantcepe
ciples qui montrèrent pour cet art un goût et un
sobsta
génie estimés même des Romains .
La langue des vainqueurs devint insensiblement sfacili

celle des sujets : on parla bientôt latin presque dans enve

toute la Gaule , ou du moins on l'entendit , ce qui rent co

fut un grand avantage pour les prédicateurs évangé OUVE


liques envoyés de Rome. C'est la moitié du travail deslo

épargné à un missionnaire , quand il n'est pas obligé espre


d'apprendre un idiome étranger. gers le
Telle était la situation des Gaulois , lorsque l'E alexc

vangile de Jésus - Christ leur fut annoncé . On juge Sablig


assez quels obstacles la foi et la morale d'un Dieu lis en
erucifié dûrent trouver parmi un peuple qui avait predic
ajouté à ses anciennes superstitions les dieux et les aleurs .
vices des Romains . Les passions des hommes prirent 01,à
la défense des divinités qu'elles avaient érigées . Le ellelun
201

faux zèle des prêtres et des Druides , la superstition pa


du peuple , la rage des tyrans , tout s'arma contre gener

les premiers prédicateurs de la Foi , c'est-à -dire ser ce


contre des hommes qui ne savaient autre chose que 5.C
souffrir et mourir pour le Dieu qu'ils annonçaient . erati
On fit couler de toutes parts des fleuves de sang , et Gauloi
la Foi s'établit enfin par les mêmes moyens qu'on pa
DANS LES GAULES . 159

prenait pour la détruire ; Dieu le permettant ainsi ,


pour montrer que l'établissement du christianisme "
ne pouvait être que l'ouvrage de sa sagesse et de sa
toute-puissance.
Il faut cependant reconnaître que , au milieu de
tous ces obstacles , la prédication de la Foi trouva
quelques facilités dans le caractère des Gaulois. Leur
humanité envers les étrangers et leur curiosité natu
relle furent comme les moyens dont Dieu se servit
pour leur ouvrir les voies du salut . Religieux obser
valeurs des lois de l'hospitalité , ils recurent avec
bonté les premiers missionnaires : la seule qualité
d'étrangers leur servit comme de sauvegarde . Cu
rieux à l'excès , jusqu'à passer les jours dans les
places publiques pour apprendre ou débiter des nou
velles , ils en écoutèrent avec plus d'avidité les pre
miers prédicateurs de l'Evangile .
D'ailleurs , leur esprit vif et pénétrant découvrit
aisément , à la lueur des premiers rayons de cette
nouvelle lumière , tout le ridicule et le faible de la
théologie païenne ; en même temps que le courage
et la générosité dont ils se piquaient leur firent
mépriser ce qu'ils auraient à souffrir pour la vraie
religion . C'est ainsi que le Seigneur, faisant servir
aux opérations de la grace la fermeté et la bravoure
des Gaulois , se forma d'une des plus illustres na
tions du paganisme un peuple choisi qui devint , par
160 LE CHRISTIANISME

son constant attachement à la Foi , une des plus.


belles portions de son héritage .
Il paraît certain que la religion chrétienne a été
établie dans les Gaules , dès le premier siècle , par
les disciples des apôtres.
Saint Epiphane assure que saint Luc , et quelques
autres disciples de saint Paul ont prêché la Foi dans
la Gaule. « Le ministère de la divine parole , dit ce
saint docteur, ayant été contié à saint Luc , il l'ex
erça en passant dans la Dalmatie, dans la Gaule, dans
l'Italie et dans la Macédoine , mais particulièrement
dans la Gaule, ainsi que saint Paul l'assure , dans ses
épîtres, de quelques-uns de ses disciples . Crescent,
dit-il , est en Gaule ; car, ajoute saint Epiphane , il
ne faut pas lire en Galatie , comme quelques -uns
l'ont cru faussement , mais en Gaule. » Il ne s'agit
pas de savoir si ce saint docteur a raison de lire dans
le texte de saint Paul , en Gaule , au lieu de en Ga
latie : il nous suffit qu'il ait cru qu'on devait lire de
la sorte , pour être en droit d'en conclure qu'il pas
sait alors pour constant que saint Crescent avait prê
ché la Foi dans la Gaule.
Ce sentiment était si bien établi dans l'Orient ,
que Théodoret , qui lit dans la Galatie , ne laisse
pas d'entendre la Gaule , parce qu'en effet les Grecs
donnaient ce nom à la Gaule : et les Galates n'avaient
été ainsi nommés , qu'à cause qu'ils étaient une co
DANS LES GAULES. 161

Jonie de Gaulois. La tradition de l'Eglise de Vienne


confirmé cette opinion . Elle a cru de temps immé
morial , cette Eglise , que saint Crescent , son pre
mier évêque , fut disciple de saint Paul , et presque
tous les martyrologes lui donnent cette qualité .
Il ne nous paraît pas moins certain que saint Trò
phime fut envoyé dans les Gaules par saint Pierre ,
et y fonda l'église d'Arles , qui fut , à ce qu'on croit,
la première église des Gaules . Nous avons pour ga
rant de ce fait une tradition si ancienne et si univer
sellement reçue, qu'on ne pourrait la contredire sans
témérité. C'est sur ce principe que le pape saint
Zozime fonde les priviléges qu'il accorde à l'église
d'Arles. C'est le motif de la requête que les évêques
de la province d'Arles présentèrent à saint Léon ,
pour le supplier de rendre à cette métropole le pri
vilége qu'il lui avait ôté. « Toute la Gaule , disent
ils , et la sainte Eglise romaine ne l'ignore pas ,
qu'Arles , la première ville des Gaules , a mérité de
recevoir de saint Pierre saint Trophime pour évêque ,
et que c'est de cette ville que le don de la Foi s'est
communiqué aux autres provinces des Gaules. »
Saint Irénée , qui florissait au second siècle de
l'Eglise , et qui écrivait dans le sein de la Gaule ,
nous assure que de son temps il y avait plusieurs
églises établies parmi les Celtes et dans les Germa
nies, c'est-à-dire dans les deux provinces de la Gaule
14
162 LE CHRISTIANISME

Belgique , nommée la première et la seconde Ger


manie ; car on sait que la Foi ne pénétra que long
temps après dans la Germanie d'au delà du Rhin .
« Ces peuples , dit ce saint docteur , qui parlent tant
de langues différentes , tiennent sur la Foi le même
langage . Les églises qui sont dans les Germanies ,
dans l'Espagne, parmi les Celtes , dans l'Orient, dans
l'Egypte et la Libye , ont toutes la même croyance et
la même tradition . »>
Tertullien , qui écrivait peu de temps après , ne
craint pas de dire que toutes les Espagnes , les di
verses nations des Gaules , et les endroits des Iles bri
tanniques, inaccessibles aux Romains , étaient soumis
à Jésus-Christ. Ces diverses nations des Gaules étaient
sans doute les Aquitains , les Celtes et les Belges .
Les plantes qui doivent durer plus long-temps sont
celles qui prennent plus lentement leur accroisse
ment. Il n'est pas surprenant que la Foi , qui devait
s'affermir si solidement dans la Gaule , ait été si
long-temps à y jeter des racines. Le peu d'ouvriers
qui furent d'abord employés à défricher ces terres ,
et le grand attachement des Gaulois pour leurs su
perstitions , purent en être la principale cause . Quoi
qu'il en soit , les premiers progrès de l'Evangile dans
ces provinces furent si lents , qu'ils parurent comme
insensibles les témoignages les plus formels justi
fieront ce que j'ai à prouver.
DANS LES GAULES . 163

Sept évêques , écrivant d'un concile à sainte Ra


degonde , lui disent : « Quoique la religion ait été
prêchée dès sa naissance dans les Gaules . elle fut
embrassée de peu de personnes .
Sulpice-Sévère , Gaulois de naissance , parlant de
la cinquième persécution , qui est celle de Marc
Aurèle , dit que ce fut alors qu'on a vit dans les
Gaules les premiers martyrs ; la religion , dit- il ,
ayant été reçue plus tard au -delà des Alpes . Il ne
dit pas qu'elle y fut embrassée plus tard , parce qu'elle
y fit peu de progrès dans les commencements . L'au
teur ancien des actes de saint Saturnin tient le même
langage : « La connaissance de l'Evangile , dit-il ,
s'est répandue dans toute la terre insensiblement , et
comme pas à pas , et la prédication des apôtres a fait
dans nos provinces des progrès lents. »
Ces progrès peu sensibles n'attirèrent pas l'atten
tion des persécuteurs . Aussi ne voyons-nous rien
d'éclatant dans l'histoire de l'Eglise des Gaules avant
les martyrs de Lyon , qui souffrirent après le milieu
du second siècle . Si quelques hommes apostoliques
ont avant ce temps-là versé leur sang pour la Foi , ils
furent en petit nombre. Il paraît même qu'ils ne
furent pas mis à mort par autorité publique , et
en vertu des édits des empereurs pour la Gaule ,

Tum primum intra Gallias martyria visa , serius trans Alpe


Dei religione suscepta .
164 LE CHRISTIANISME

mais par la haine des particuliers contre la Foi.


Ainsi l'Eglise des Gaules , après être demeurée
près d'un siècle obscure et comme cachée , se mon
tra tout-à-coup avec éclat , semblable à ces rivières
qui ne paraissent des fleuves dès leur source , que
parce qu'elles ont coulé long-temps sous terre. Elle
ne commença , cette Eglise , à se bien faire connaî A
tre , que par la multitude et l'héroïsme des martyrs
de Lyon et de Vienne .
Vers le milieu du second siècle , une troupe
d'ouvriers évangéliques passa du fond de l'Asie dans
la Gaule , pour y cultiver les premières semences
qu'on y avait déjà jetées dans ces terres. Saint
Pothin était à la tête de ces hommes apostoliques .
Il était disciple du célèbre saint Polycarpe , évêque
de Smyrne ; ce qui ferait juger que son maître
l'avait envoyé d'Asie directement dans la Gaule .
Mais comme des monuments respectables nous ap
prennent qu'aucune Eglise des Gaules n'a été
fondée que par des ouvriers envoyés du saint-siége ,
il est plus naturel de croire que Pothin étant venu
à Rome avec saint Polycarpe , sous le pontificat
d'Anicet , il y aura reçu de ce saint pape sa mission
pour la Gaule.
Quoi qu'il en soit , Pothin s'arrêta à Lyon , qui
était dès lors une des villes les plus célèbres des
Gaules par le concours des peuples , la richesse
DANS LES GAULES . 165

des habitants , et l'étude de l'éloquence grecque et


latine qui y florissait . Il y annonça la foi , persuadé
que Dieu saurait faire triompher la simplicité de
l'Evangile des artifices de l'éloquence profane . Il
ne fut point trompé . Le temps marqué par la Pro
vidence était arrivé la semence de la divine parole
arrosée de ses sueurs , et cultivée par ses soins ,
y rapporta bientôt au centuple , et il forma à Lyon
une Eglise florissante , dont il fut le premier évêque .
D'autres ouvriers évangéliques , et apparemment
venus avec lui d'Asie , prêchaient en même temps
à Vienne , où la religion ne faisait pas moins de
progrès . On ne sait pas le détail des travaux et des
succès de ces hommes apostoliques . Il paraît qu'ils
cultivèrent assez longtemps en paix cette partie du
champ du Seigneur ; mais pour la rendre plus
fertile , il fallait que , outre leurs sueurs , elle fût
encore arrosée de leur sang , et que ce sang ei
mentât , pour ainsi dire , l'édifice de ces deux
nouvelles églises . Jusqu'alors le petit nombre des
fidèles avait fait leur sûreté ; mais quand on les vit
se multiplier chaque jour , et faire par leurs vertus
la gloire de la religion chrétienne et la honte du
paganisme , la haine et le faux zèle formèrent le
dessein de les détruire , et éclatèrent entin en une
cruelle persécution , l'an 177 .
Marc - Aurèle gouvernait alors l'empire romain .
166 LE CHRISTIANISME

C'était un prince qui , par un assemblage bizarre ,


réunissait en sa personne les qualités d'un héros ,
les vertus d'un philosophe et les vices d'un tyran .
Il y avait à Lyon un temple fameux dédié à
Auguste , au nom des principales cités de la Gaule ,
et l'on faisait tous les cinq ans , ou , selon quel
ques auteurs , au commencement du mois d'août ,
des jeux solennels en l'honneur de ce prince , avec
le concours de presque toute la nation . On prit
l'occasion de cette célébrité pour persécuter la
religion , afin de la rendre odieuse aux divers peu
ples des Gaules , que la solennité attirait en cette
ville . On voulait encore par là rendre ces jeux plus
agréables aux païens , pour qui le plus doux spec
tacle était de voir couler le sang des chrétiens .
On commença la persécution par publier des
édits qui interdisaient aux fidèles l'entrée des lieux
publics , et même d'autres maisons que les leurs ;
et pour donner quelques couleurs à ces premières
vexations , on imputait aux chrétiens les crimes les
plus odieux .
Les plus sanglants outrages suivirent de près ces
calomnies . On insultait les chrétiens partout où
ils osaient paraitre , on les poursuivait à coups de
pierres , on pillait leurs biens et leurs maisons . A
quels excès ne se porte point la fureur animée et
pour ainsi dire consacrée par la superstition ! Les
DANS LES GAULES , 167

fidèles de Lyon et de Vienne n'opposèrent à tant


d'outrages que la douceur et l'humilité qu'ils
avaient apprises de leur Maître ; mais leur patience ,
au lieu de servir de preuve , comme elle devait , à
leur innocence , ue fit qu'irriter leurs ennemis . On
se jeta tumultueusement sur tout ce qu'on put
trouver de chrétiens dans ces deux villes , et on les
traîna devant les tribunaux .
Les plus célèbres , parmi les premiers martyrs
de l'Eglise des Gaules , furent le diacre Sanctus ,
originaire de Vienne , Attale de Pergame , Mature et
Blandine . Pothin qui gouvernait l'église de Lyon ,
vieillard vénérable et âgé de plus de quatre -vingt
dix ans, fut aussi arrêté . « Comme il pouvait à peine
se soutenir et respirer , à cause de ses infirmités ,
quoique le désir du martyre lui inspirât une nou
velle ardeur , on fut obligé de le porter au tribunal.
La caducité de l'âge et la violence de la maladie
avaient , à la vérité , déjà dissous son corps ; mais
son âme y demeurait encore attachée , pour servir
au triomphe de Jésus -Christ . Pendant que les sol
dats le portaient , il était suivi des magistrats de la
ville et de tout le peuple , qui criait contre lui ,
comme s'il eût été le Christ même . Alors ce véné
rable vieillard rendit un glorieux témoignage à la
vérité. Le président lui ayant demandé quel était
le Dieu des chrétiens , il répondit : Si vous en êtes
168 LE CHRISTIANISME

dignes , vous le connaitrez . Aussitôt il fut accablé


de coups , sans aucun respect pour son grand âge.
Ceux qui étaient proches , le frappaient à coups dè
poing et de pied , ceux qui étaient plus éloignés ,
lui jetaient ce qu'ils pouvaient trouver sous la main.
Tous se fussent crus coupables d'un grand crime ,
s'ils ne s'étaient efforcés de lui insulter , pour
venger l'honneur de leurs dieux . Le saint évêque fut
jeté à demi mort dans la prison , où il expira deux
jours après , comme un bon pasteur , qui donnè
sa vie en combattant à la tête de son troupeau ' .
L'église de Lyon se dédommagea bientôt de la
perte qu'elle avait faite de saint Pothin , en choi
sissant pour son évêque le saint prêtre Irénée. 11
était originaire d'Asie , où il fut disciple de saint
Polycarpe , qui l'avait été de saint Jean ; et il fut
choisi pour porter au pape Eleuthère la lettre des

Voici les noms des saints martyrs qui , les premiers fécon
dèrent de leur sang , la semence du christianisme . Ceux qui eurent
la tête tranchée , en qualité de citoyens romains , sont les saints
Epagathe , Zacharie , prêtre , Macaire , Alcibiade , Silvius , Prime ,
Ulpius , Vital , Commine , Octobre , Philomine , Géminus et les
saintes Julie , Albine , Grate , Rogate , Emilie , Posthumienne ou
Pothamienne , Pompéia , Rhodane , Biblis , Quarte , Materne ,
Elpen surnommée Amnas. Ceux qui furent exposés aux bêtes sont
Sancte , Mature , Attale , Alexandre , Pontique et Blandine . Les
saints Pothin , Aristée , Corneille , Zozime , Tite , Zothique , Julės,
Apollone , Géminien , et les saintes Jamniques , une autre Julie ,
une autre Emilie , une autre Pompéia , Ausonia , Alumna ou
Domna , Justa , Trophima et Antonia moururent dans la prison.
DANS LES GAULES . 169

saints martyrs . Mais si les besoins de son église


lui permirent de faire ce voyage , il ne fut pas long
temps sans revenir à Lyon , et peut-être reçut- il
l'ordination à Rome. Il avait toutes les qualités
nécessaires pour soutenir la chrétienté des Gaules
dans des temps si difficiles : un zèle ardent , une
profonde érudition et une sainteté éprouvée. Il
n'en fallait pas moins pour réparer les pertes que
cette église continuait de faire . Le sang des mar
tyrs dont on vient de parler n'avait pas éteint le
feu de la persécution . Un grand nombre d'autres ,
dont les noms ne sont écrits que dans le ciel , souf
frirent dans la Gaule sous Marc- Aurèle ; mais la
ville de Lyon se distingua , et eut encore la gloire
de donner à l'Eglise deux nouveaux héros dans la
personne des saints Alexandre et Epipode : le pre
mier Grec de nation ; le second Gaulois , natif de
Lyon. Une tendre amitié les avait unis , et la piété
et le zèle en avaient serré les nœuds . Ils travail
lèrent de concert à soutenir les fidèles durant la
persécution ; car dans ces temps orageux , Dieu
suscite des apôtres de toutes les conditions . Ayant
été dénoncés au préfet , ils sortirent de la ville , et
se réfugièrent dans la cabane d'une pauvre veuve ,
proche le lieu nommé dès lors Pierre - Encise .
L'obscurité de leur retraite et la fidélité de cette
femme , les mirent quelque temps en sûreté ; mais
15
170 LE CHRISTIANISME

ils ne purent échapper aux exactes recherches des


persécuteurs . Ils furent découverts et arrêtés ,
comme ils tâchaient de s'évader par une porte
étroite de la chambre où ils étaient cachés . Dans le
trouble et la précipitation , Epipode perdit un sou
lier , que son hôtesse garda dans la suite comme
un riche trésor . Ils furent d'abord mis en prison
avant que d'avoir été interrogés , ce qui était contre
les règles de la jurisprudence romaine ; mais on se
faisait une loi de n'en observer aucune à l'égard
des chrétiens , dont le nom seul était regardé comme
un crime suffisamment prouvé. Trois jours après ,
on les fit comparaître , les mains liées derrière
le dos , devant le tribunal du président. Ce juge
leur demanda comment ils s'appelaient , et quelle
religion ils professaient ils dirent leur nom ,
et déclarèrent hautement qu'ils étaient chrétiens .
Aussitôt il s'éleva de toutes parts des clameurs
contre eux ; et le juge en furie s'écria : « Quoi !
on ose encore violer les édits de nos princes , et
par le même crime s'attaquer à la majesté de l'em
pereur et à celle des dieux : Où sont les tourments
que nous avons fait souffrir aux autres ; où sont
les croix , les épées , les bêtes , les lames ardentes
et les autres peines , prolongées même au delà
du trépas ? Ces hommes sont morts , leurs tom
beaux n'existent point , et la mémoire du Christ
DANS LES GAULĖS. 171

n'est pas encore éteinte ! Que vous êtes punissables


de persister, opiniâtrément dans une religion pros
crite ! vous allez payer la peine due à votre témé
rité. » Epipode eut la tête tranchée , et Alexandre
fut mis en croix .
Cependant la persécution continuait dans plusieurs
་ villes de la Gaule celtique . Marcel et Valérien s'é
taient échappés comme par miracle des prisons de
Y Lyon , où ils avaient été arrêtés pour la foi . Comme
la prudence n'est jamais opposée au vrai courage ,
Marcel se tint quelque temps caché , sans cesser de
& prêcher en secret ; mais ayant rencontré le président
Prisque auprès de Châlons- sur- Saône , il ne voulut
pas perdre la couronne du martyre qui venait s'offrir,
et il se déclara chrétien . Il fut aussitôt attaché à de
grosses branches d'arbres , qu'on avait courbées avec
force , afin que , se remettant dans leur état naturel ,
J elles le démembrassent ; mais ce tourment n'eut pas
l'effet qu'on s'en était promis . C'est pourquoi le pré
sident ayant en vain tâché de lui faire adorer les
statues de Saturne et du Soleil qui étaient sur les
bords de la Saône . le fit enterrer tout vif jusqu'à la
ceinture , et il mourut dans ce supplice le troisième
jour.
Valérien fut pris à Tournus , et après avoir souf
fert les ongles de fer et plusieurs autres tourments ,
t il eut la tête tranchée par ordre du même président.
172 LE CHRISTIANISME

Mais rien ne fut plus éclatant que le martyre que


souffrit à Autun , pendant la même persécution , un
jeune homme nommé Symphorien . Il était fils de
Fauste , d'une famille distinguée par sa noblesse et
encore plus par sa foi . Une aimable candeur lui ga
gnait les cœurs ; mais une piété solide , et une sa
gesse que la grace seule donne à cet âge , lui firent
éviter les pièges qui sont tendus à la jeunesse , et
mépriser les caresses d'un monde flatteur. La ville
d'Autun, qui avait eu plus de liaisons avec les Ro
mains que les autres villes des Gaules , était aussi
adonnée à plus de superstitions païeunes. Elle se fai
sait gloire d'avoir dans son enceinte un grand nombre
de temples érigés en l'honneur des fausses divinités.
On y adorait particulièrement Cybèle , Apollon et
Diane . Un jour qu'on célébrait une fête de Cybèle ,
et qu'on portait avec pompe sur un char la statue de
cette mère des dieux , Symphorien vit avec pitié
l'aveuglement du peuple qui accourait en foule se
prosterner devant l'idole ; et sur le mépris qu'il té
moigna publiquement de cette divinité , il fut pris
et conduit au consulaire Héraclius , qui était alors à
Autun , pour rechercher les chrétiens. Héraclius ,
l'ayant fait comparaître devant son tribunal , lui de
manda son nom et sa condition . Il répondit : « Je
m'appelle Symphorien , et je suis chrétien . - Tu es
chrétien , reprit le juge , tu as donc échappé à nos
DANS LES GAULES . 173

recherches ? car il reste peu de chrétiens parmi nous .


Mais pourquoi as-tu refusé avec mépris d'adorer la
statue de la mère des dieux ? » Symphorien répon
dit : « Je vous l'ai déjà dit je suis chrétien , j'adore
le Dieu vivant qui règne au ciel . Pour l'idole du dé
mon , non-seulement je ne l'adore pas , mais si vous
me le permettez , je la briserai à coups de marteau . »
Le juge dit : « Ce n'est pas assez pour lui d'être cou
pable de sacrilège , il veut y joindre le crime de ré
bellion. Que le greffier dise s'il est citoyen romain.»
Le greftier dit : » Il est de cette ville , et même d'une
famille noble. » Le juge dit : « Symphorien , tu t'en
fais accroire à cause de ta naissance , c'est ce qui
t'a fait embrasser le mensonge ; mais peut-être ne
sais-tu pas les ordonnances de nos princes ? que le
greffier en fasse lecture . » Le greffier lut l'ordon
nance suivante : « L'empereur Aurèle à tous ses of
ficiers et gouverneurs : Nous avons appris que ceux
qui , de nos jours , se nomment chrétiens , violent
les règlements des lois. C'est pourquoi faites- les ar
rêter , et s'ils ne sacrifient pas à nos dieux , qu'ils
soient appliqués à diverses tortures , en sorte que le
délai du dernier châtiment en justifie l'équité , et
que , par la mort des coupables , on coupe enfin la
racine de ses crimes . >>
Pendant qu'on le conduisait au lieu du supplice ,
sa mère accourut , non pour l'attendrir par ses lar
174 LE CHRISTIANISME

mes , mais pour l'affermir et l'animer par ses dis


cours. Elle lui criait du haut des murs de la ville :
« Mon fils Symphorien , mon cher fils , souvenez
vous du Dieu vivant ! montrez votre courage , mon

fils , on ne doit pas craindre une mort qui conduit


sûrement à la vie . Pour ne pas regretter la terre ,
levez vos regards vers le ciel ... et méprisez des tour
ments qui sont si courts ; si vous avez aujourd'hui de
la constance , ils vont être changés en une félicité
éternelle . » La foi qui fit ainsi triompher la mère
de toute la tendresse qu'inspire la nature , ne paraît
pas moins admirable que celle qui fit triompher le
fils de toutes les horreurs de la mort .
Symphorien eut la tête tranchée hors de la ville .
Les chrétiens enlevèrent secrètement son corps , et
l'enterrèrent proche d'une fontaine voisine du champ
public , c'est-à-dire le champ où l'on exécutait les
criminels . Le culte de ce saint martyr est devenu
très-célèbre dans toute la Gaule , et les miracles qui
s'opérèrent à son tombeau rendirent son nom res
pectable même aux païens .
Saint Symphorien avait été instruit et baptisé par
saint Bénigne . Ce saint prêtre , que presque tous les
martyrologes fout disciple de saint Polycarpe , vint
dans les Gaules pour annoncer la foi avec saint An
doche, qui était aussi prêtre , et saint Thyrse , diacre.
Ils s'arrêtèrent quelques années à Autun , où Fauste,
DANS LES GAULES . 175

père de Symphorien , les pria de baptiser sa famille,


et ils furent les premiers apôtres de cette ville . Bé
nigne passa à Langres , et de là à Dijon , où Dieu
couronna les fruits de son apostolat par le plus cruel
et le plus glorieux martyre . Il fut , dit- on , étendu
avec des poulies , déchiré avec des nerfs de bœufs ;
on lui enfonça des alênes sous les ongles , on lui
scella les pieds avec du plomb fondu dans une pierre ,
qu'on voyait encore du temps de Grégoire de Tours.
En cet état , on l'enferma avec des chiens furieux , on
le battit avec des barres de fer , et enfin on le perça
d'un coup de lance . On célèbre sa fête le premier
de novembre. Saint Andoche et saint Thyrse furent
pris à Saulieu , avec un marchand nommé Félix , chez
qui ils logeaient ; et , après avoir souffert divers
tourments , ils furent assommés à coups de bâtons.
La rage des persécuteurs n'épargna pas le sexe le
plus faible , mais on ne s'aperçut pas de sa faiblesse,
quand il fallut souffrir pour la défense de la foi .
Sainte Pascasie , dans un âge déjà avancé , présenta
sa tête au bourreau avec une constance digne des
instructions et des exemples qu'elle avait reçus de
saint Bénigne , qui l'avait baptisée . On croit com
munément qu'il baptisa aussi les saints jumeaux ,
Speusippe , Eleusippe et Mélesippe , honorés le dix
septième de janvier à Langres , où l'on prétend qu'ils
consommèrent leur martyre. Mais des actes plus
176 LE CHRISTIANISME

certains nous portent à croire qu'ils souffrirent en


Cappadoce.
On ne peut douter qu'une persécution si cruelle
n'ait donné à l'Eglise des Gaules un grand nombre
d'autres martyrs dont les actes ne sont pas venus jus
qu'à nous , et que leur sang , en arrosant cette terre,
ne l'ait préparée à porter l'abondante moisson que
nous verrons bientôt . Il y a même lieu de croire que
ce fut alors que la Gaule donna un illustre martyr à
la ville de Rome . Gordien ayant député des Gaules
en cette ville , apparemment pour les intérêts de la
province , eut le bonheur d'y verser son sang pour
la religion avec toute sa famille . Son épitaphe , qu'on
voit encore à Rome, est l'unique monument qui nous
ait conservé la mémoire de son martyre ; il est conçu
en ces termes : Ici Gordien envoyé de la Gaule ,
égorgé pour la foi avec toute sa famille , repose en
paix. Irphile ou Théophile , sa servante , lui a érigé
ce tombeau . Cette inscription est latine , mais les
lettres en sont grecques et mal formées , c'était l'é
criture des anciens Gaulois ; ce qui peut faire juger
que ce saint martyr aura souffert dans une des pre
mières persécutions .
Cependant le saint évêque de Lyon , Irénée , tra
vaillait sans relâche à la propagation de l'Evangile ;
il soutenait les fidèles pendant les tempêtes et culti
vait avec soin cette terre arrosée du sang de tant de
DANS LES GAULES . 177

martyrs . Ce saint évêque , non coutent d'avoir établi


à Lyon une chrétienté nombreuse , étendit ses soins
aux villes voisines .
Il envoya le prêtre Ferréol avec le diacre Ferru
tion à Besançon ; et à Valence , le prêtre Félix , avec
les diacres Fortunat et Achillée , pour y annoncer
l'Evangile . Ce furent les premiers apòtres de ces deux
églises , qui sont redevables des prémices de leur foi
au zèle de saint Irénée . Par les travaux de ces ou
vriers évangéliques et de plusieurs autres , la semence
de la divine parole commençait à se répandre et à
fructifier de toutes parts dans les Gaules , lorsqu'il
se forma un nouvel orage qui moissonna de si belles
espérances .
Depuis la mort de Marc-Aurèle , l'Eglise avait joui
d'une paix assez tranquille . L'empereur Sévère mon
tra d'abord quelque humanité pour les fidèles ; on
crut même qu'il leur était favorable . Mais il sembla ,
par la suite , qu'il n'en avait laissé accroître le nom-
bre , que pour avoir plus de victimes à immoler à
sa fureur . En effet , la dixième année de son empire ,
c'est-à-dire l'an 202 de Jésus-Christ , il publia les
plus sanglants édits contre les chrétiens .
La persécution éclata particulièrement dans les
Gaules , surtout à Lyon , et il n'y a aucun lieu de
douter que ce ne soit celle qui couronna saint Iré
née. Dieu n'avait conservé si long-temps un si grand
178 LE CHRISTANISME

évêque à l'Eglise des Gaules , que pour y réparer


avec usure les pertes qu'elle avait faites et y former
une multitude prodigieuse de nouveaux martyrs , qui
honorèrent son triomphe. On assure que Sévère ,
voyant le nombre des fidèles se multiplier à Lyon ,
par les soins de ce saint prélat , prit une résolution
digne de sa cruauté . Il donna ordre à ses soldats
d'entourer la ville , et de faire main-basse sur tous
ceux qui se déclareraient chrétiens . Le massacre fut
presque général . Saint Irénée fut conduit devant le
tyran , qui le fit mettre à mort , s'applaudissant
d'avoir égorgé le pasteur et le troupeau .
Une ancienne inscription , qu'on voit à Lyon à
l'entrée de son église , marque que , sans compter
les femmes et les enfants , dix-neuf mille hommes
souffrirent le martyre avec lui : on le peut croire ,
attendu la cruauté de Sévère et la constance des
fidèles . C'est sans doute ce qui a fait dire à saint
Eucher, que Lyon avait un peuple de martyrs ; et à
saint Grégoire de Tours , qu'une si grande multitude
de chrétiens furent alors égorgés pour la foi , que
leur sang coulait par ruisseaux dans les places pu
bliques . L'Eglise honore la mémoire de saint Irénée
le vingt-huitième de juin . Les saints Pères ont donné
de magnifiques éloges à ce grand évêque , qui fut en
effet , par son zèle et son érudition , la lumière
des Gaules , le fléau de l'hérésie et le soutien de la
DANS LES GAULES . 179

religion . Un saint prêtre nommé Zacharie , qui


échappa au carnage , prit soin de sa sépulture , et
fut , à ce qu'on croit , son successeur, Dieu l'ayant
conservé comme une étincelle pour rallumer dans
cette église le feu sacré qui venait de purifier tant
de victimes .
La cruelle boucherie qu'on avait faite à Lyon ne
servit qu'à inspirer un nouveau courage aux ouvriers
évangéliques , que saint Irénée avait dispersés dans
les villes voisines . Les saints Félix , Fortunat et
Achillée, qui travaillaient à Valence, eurent bientôt
occasion de le faire connaître. Les fruits de leur
apostolat y attirèrent la persécution . Le président
Corneille y fut envoyé ; et ce magistrat , entrant dans
la ville , passa par un endroit où les apôtres chan
taient les louanges du Seigneur . Il les fit aussitôt
mettre en prison . Ensuite les ayant fait comparaître,
il leur dit : « Le sort des autres chrétiens ne vous
intimide donc pas ? Vous adorez comme eux un juif
crucifié , et vous méprisez nos dieux et les ordon
nances des empereurs ! » Le prêtre Félix , qui avait
été animé au martyre par une vision céleste , et par
une lettre des saints Ferréol et Ferrution , confessa
généreusement la Foi , et prouva la vanité des idoles .
Corneille, ayant tâché inutilement de le séduire par
promesses ou par menaces , lui et ses compagnons ,
les fit cruellement fouetter . Félix lui dit : « Si vous
180 LE CHRISTIANISME

n'étiez aveuglé par l'entêtement de votre erreur ,


vous verriez que ceux que vous croyez déchirés de
coups , n'ont pas même reçu la plus légère meur
trissure . » Le tyran les fit resserrer en prison ; mais
un ange les en délivra , et leur ordonna d'abattre les
statues des fausses divinités .
Corneille fit tourmenter long - temps les saints
martyrs sur la roue , et le lendemain il les con
damua à avoir la tête tranchée . On les conduisit
hors de la ville pour l'exécution ; et comme ils
étaient suivis d'une grande foule de peuple , ils ne
cessèrent , jusqu'au dernier instant , de prêcher
Jésus -Christ . Ja voix de leur sang fut encore plus
éloquente que leurs discours . Les chrétiens les en
terrèrent à la faveur de la nuit.
Les saints Ferréol et Ferrution recurent peu de
temps après , à Besançon , le même salaire de leurs
travaux apostoliques. Ils furent étendus avec des
poulies et fouettés cruellement ; ensuite, ayant eu la
langue coupée, comme ils ne laissèrent pas de parler,
on leur enfonça des alênes dans les mains , dans les
pieds et dans la poitrine , après quoi on leur trancha
la tête. Leurs corps furent enterrés dans une caverne
proche de la ville , où saint Agnan , évêque de Be
sançon , les trouva dans le quatrième siècle . Ces
saints sont plus connus sous le nom de saint Far
geau et de saint Fargeon . Ils sont honorés le 16 de
DANS LES GAULES. 181

juin . On croit qu'ils souffrirent au commencement


du règne de Caracalla , lorsque la persécution de
Sévère durait encore , c'est -à -dire vers l'an 2 2 .
Leur culte devint fort célèbre , et un ancien missel
de l'Eglise des Gaules marque une messe pour le
jour de leur fête.
On rapporte à la même persécution le martyre
du sous-diacre saint Andéol dans le Vivarais .
Tant d'inutiles efforts de la toute - puissance ro
maine , conjurée pour exterminer les Chrétiens ,
c'est-à-dire des hommes qui ne savaient que mourir
et que souffrir pour la défense de leur foi , dûrent
faire connaître au monde que la religion qu'ils per
sécutaient était l'ouvrage de Dieu ; et que les hommes
n'avaient pas établi ce que les hommes ne pouvaient
détruire. On vit en effet le sang des martyrs devenir,
de toutes parts , le germe fécond de nouveaux chré
tiens , surtout dans la Gaule , où , après ces tem
pêtes , l'Eglise jouit d'un assez long calme , qui ne.
fut interrompu que par des orages de peu de durée.
L'Eglise , après la persécution , était semblable à
un arbre auquel on a retranché quelques branches ,
et qui n'en porte dans la suite que plus de fruits ...
Les Gaules promettaient surtout une abondante ré
colte ; mais il y avait peu d'ouvriers pour la faire..
Saint Fabien , qui occupait le saint-siège depuis l'an
336 , y pourvut dès qu'il vit la paix de l'Eglise affer
182 LE CHRISTIANISME

mie sous l'empire de Philippe , que plusieurs au


teurs ont regardé comme chrétien .
Il destina pour les Gaules une des missions les
plus célèbres dont l'histoire ecclésiastique fasse
mention , vu le nombre et la qualité des mission
naires. Il ordonna sept évêques , qu'il mit à la tête
d'un grand nombre d'autres ouvriers apostoliques ,
et il les envoya dans la Gaule pour y cultiver les an
ciennes églises , et en fonder de nouvelles dans les
lieux où la lumière de la foi n'avait pas encore pé
nétré. Grégoire de Tours dit que ces sept évêques
furent Denis , Gatien , Trophime , Paul , Saturnin ,
Austremoine et Martial.
La sainte entreprise des nouveaux apôtres ne fut
point déconcertée par la cruelle persécution de
Dèce , qui succéda à Philippe , l'an 249. Dieu ter
rassa le nouveau tyran presque aussitôt qu'il se fut
élevé contre l'Église ; et les ouvriers évangéliques
envoyés de Rome travaillèrent avec un nouveau cou
rage dans les diverses parties du champ du Sei
gneur qu'ils prirent à tâche de défricher.
Saint Paul s'arrêta d'abord à Béziers , où la foi
qu'il prêcha fit de grands progrès . Mais l'éclat des
vertus et des miracles du saint apôtre s'étant ré
pandu jusqu'à Narbonne , les citoyens de cette ville
l'invitèrent d'y passer pour leur annoncer la voie du
salut . Paul ordonna Aphrodise évêque de Béziers .
DANS LES GAULES. 183

et alla recueillir à Narbonne la riche moisson qui y


paraissait en maturité . Cette ville , si distinguée
par sa noblesse et son antiquité , ne se distingua
pas moins par sa foi.
Paul fonda aussi l'église d'Avignon , et y établit
pour premier évêque saint Rufe , honoré le 12 de
novembre. Enfin , après avoir gouverné long-temps
l'église de Narbonne , il y mourut en paix. Cepen
dant la palme du martyre ne lui échappa pas tout
entière ; car il avait eu la gloire de souffrir à Rome
pour la foi , avant de passer dans les Gaules . Il est
honoré le 22 de mars . Plusieurs martyrologes mar
quent que saint Paul de Narbonne est le célèbre
Sergius-Paulus converti par saint Paul . Mais l'an
cien auteur de sa vie ne le croyait pas , puisqu'il ne
parle point d'une circonstance si glorieuse à celui
dont il écrit l'histoire.
Saint Austremoine fut le premier évêque de la
ville d'Auvergne ; car c'est ainsi qu'on nommait alors
la capitale de cette province . Il s'y rendit recom
mandable par les travaux et par les fruits de son
apostolat , et l'église d'Auvergne ne fut pas moins
distinguée par la piété des fidèles , que cette pro
vince l'avait été par la noblesse et la bravoure de
ses habitants .
Saint Martial choisit Limoges pour le lieu de sa
mission. Il y travailla avec tant de succès , qu'il eut
184 LE CHRISTIANISME
la consolation de voir avant sa mort les idoles abat
tucs , et la ville presque toute chrétienne. Ce saint
évêque fut un des plus célèbres des Gaules.
Saint Gatien alla fonder l'église de Tours. Il n'y
trouva pas que la docilité des habitants répondît à
la beauté du climat. C'était une ville fort aban
donnée à l'idolâtrie ; et les citoyens , quoique d'un
caractère doux et humain , n'en étaient pas moins
entêtés de leurs superstitions. Ainsi les souffrances
et les persécutions que ce saint évêque eut à essuyer,
furent les plus précieux fruits qu'il recueillit de ses
travaux. Il était obligé de célébrer les divins mys
tères dans des lieux souterrains , accompagné du
peu de chrétiens qu'il put convertir pendant cin
quante ans qu'il travailla , avec une patience et un
zèle infatigable , à cultiver cette terre . Mais elle fut
dans la suite aussi féconde qu'elle avait d'abord
paru ingrate .
Saint Denys s'avança jusqu'à Paris , comme si
la Providence avait voulu que le plus illustre de ses
missionnaires füt l'apôtre d'une ville qui devait un
jour devenir la capitale des Gaules . Il y forma une
chrétienté florissante, tandis que plusieurs des com
pagnons de son apostolat se répandirent par ses
ordres dans les villes voisines , et jusque dans la
Belgique , pour y établir de nouvelles églises . Rien
ne montre mieux combien la mission de ce saint
DANS LES GAULES . 185

évêque fut éclatante , que le nombre des ouvriers


qu'on lui associe . On lui donne pour compagnons ,
saint Taurin d'Evreux , saint Rieule de Senlis , saint
Sanctin de Meaux et de Verdun , saint Lucien de
Beauvais , saint Quentin , apôtre d'Amiens et du
Vermandois , les saints Fuscien et Victoric , apôtres
de Thérouanne , les saints Chryseuil et Piaton ,
apôtres de Tournai , les saints Crépin et Crépinien ,
apôtres de Soissons et quelques autres . Mais comme
tous ces ouvriers apostoliques , répandus dans la
Belgique , n'ont souffert le martyre que sous Maxi
mien , c'est-à -dire près de quarante ans après l'ar
rivée de saint Denys dans la Gaule , il paraît que ,
s'ils ont été ses disciples , ils ne sont venus que plu
sieurs années après lui prendre part aux travaux et
aux succès de sa mission .
Saint Saturnin fut le premier apôtre de Toulouse,
où il arriva sous le consulat de Dèce et de Gratus ,
c'est-à-dire l'an 250. Cette ville était comme le
siège de la superstition , et elle avait un temple
célèbre dans toute la Gaule , lequel portait le nom
de Capitole . Le démon y rendait des oracles , et on
le venait consulter de toutes parts ; mais l'arrivée
du ministre de la vérité imposa silence au père du
mensonge . Saturnin , malgré la persécution de Dèce,
vint à bout de faire goûter une religion qu'on ne
pouvait embrasser sans s'exposer aux plus cruels
16
186 LE CHRISTIANISME
tourments. Plusieurs l'écoutèrent avec docilité , et
il båtit proche le Capitole , apparemment après la
mort de Dèce , une église où il assemblait le petit
troupeau qu'il avait formé à Jésus-Christ . Comme il
était obligé , en allant de sa maison à cette église ,
de passer souvent devant le temple des idoles , sa
présence rendait inutiles les prestiges des démons ,
et fermait la bouche à l'oracle.
Les prêtres , alarmés du silence opiniâtre de leurs
dieux , et ce qui les touchait plus , privés des profits
qu'ils tiraient de la crédulité des peuples , faisaient
en vain couler le sang des victimes . Un ennemi de la
religion leur suggéra que la nouvelle secte qui se
formait à Toulouse et la présence de Saturnin , qui en
était le chef , et qui passait souvent devant le tem
ple , était la vraie cause de la colère des dieux ;
qu'on ne pouvait les rendre propices que par son
sang. Une grande multitude de peuple s'attroupa à i
ce discours , et l'on prit le parti de faire un sacrifice
solennel d'un taureau , pour tâcher de vaincre par ce
dernier effort le silence de l'oracle. La victime était 1
déjà prête , et tout l'appareil du sacrifice disposé ,
lorsqu'un idolâtre de la troupe , voyant venir de loin
Saturnin , s'écria : « Le voilà l'ennemi de notre re
ligion , celui qui prêche qu'il faut abattre les tem
ples , qui nomme nos dieux des démons , et dont la
présence rend muets nos oracles . Puisqu'il vient si à
DANS LES GAULES . 187

propos , vengeons sur lui l'injure des dieux et la


nôtre ; qu'il apaise nos dieux par ses sacrifices , ou
qu'il leur serve lui -même de victime . »
Un pareil discours échauffa sans peine les esprits
déjà émus. Une troupe furieuse se jette à l'instant
sur le saint évêque. Il était accompagné d'un prêtre
et de deux diacres qui l'abandonnèrent aussitôt. On
le traîna au Capitole ; et comme on l'y pressait de
sacrifier aux idoles , il éleva la voix , et dit : « Je
n'adore qu'un Dieu qui est le seul vrai Dieu ; c'est à
lui que j'offre des sacrifices de louanges . Pour vos
dieux , je sais qu'ils ne sont que des démons , et c'est
en vain que vous les honorez en leur immolant des
victimes, ou plutôt en leur sacrifiant vos âmes. Com
ment voudriez-vous que je les craignisse ces dieux ,
puisque , à ce que j'apprends , vous dites qu'ils me
craignent ? » Une si généreuse déclaration aigrit de
plus en plus les idolâtres . Ils prirent le saint évêque,
et l'ayant attaché par les pieds à la queue du taureau
qui avait été destiné pour le sacrifice , ils irritèrent
avec des aiguillons cet animal déjà assez furieux . Le
saint martyr eut la tête fracassée contre les premiers
degrés du Capitole , et le taureau traîna son corps
jusqu'à ce que la corde qui l'attachait fût rompue .
Deux femmes chrétiennes plus courageuses que
les hommes , que trop de prudence rendit timides ,
l'enterrèrent dans une fosse très-profonde , afin de
188 LE CHRISTIANISME

mieux cacher ce précieux dépôt aux ennemis de la


religion . Saint Hilaire , troisième évêque de Tou
louse , bâtit dans la suite une chapelle sur son tom
beau ; et saint Exupère , évêque de la même ville ,
transféra ses reliques dans une magnifique église .
Un disciple des sept évêques envoyés de Rome ,
desquels nous venons de parler, alla prêcher la foi à
Bourges . On croit que c'est saint Ursin , premier
évêque de cette ville , plutôt que saint Sénicien , qui
fut le second . Quoi qu'il en soit , le nouvel apôtre
gagna à Jésus-Christ un petit troupeau parmi le pau
vre peuple , ordonna des clercs et leur apprit la ma
nière de faire le service divin .
Les sénateurs et les plus riches citoyens demeu
rèrent attachés aux superstitions païennes : les ri
chesses ont toujours été un grand obstacle à la reli
gion d'un Dieu pauvre. Les fidèles, qui étaient pres
que tous des classes inférieures, n'ayant pas le moyen
de bâtir une église ,་ se cotisèrent pour acheter la
maison d'un citoyen de Bourges , afin d'en faire le
lieu de leurs assemblées ; mais leurs offres furent
rejetées avec mépris ; ils s'adressèrent à Léocade , à
qui on donne la qualité de premier sénateur des
Gaules . Le sang de l'illustre martyr saint Epagathe ,
qui coulait dans les veines de ce magistrat , lui ins
pira de l'humanité pour les chrétiens. Il leur répon
dit : « Si ma maison qui est dans la ville de Bourges
DANS LES GAULES . 189

vous convenait , je vous la céderais volontiers . »


Les fidèles pénétrés de la plus vive reconnaissance
se prosternèrent à ses pieds , et lui présentèrent trois
cents sols d'or avec un bassin d'argent. Il prit seu
lement trois sols d'or , et leur remit le reste de la
somme. Mais le Seigneur ne se laisse pas vaincre en
libéralité. Une action si généreuse attira à Léocade
des graces qui lui firent ouvrir les yeux à la vérité
Il embrassa la foi avec son fils Lusor, qui mourut
peu de temps après son baptême , et qui est honoré
comme saiut dans le Berri , sous le nom de saint
Ludre. Son tombeau se voit à Bourg Déol aussi bien
que celui de son père .
Tels furent les principaux fruits de la célèbre mis
sion que le saint-siége envoya dans les Gaules vers le
milieu du troisième siècle . On vit alors la lumière
de l'Evangile percer de toutes parts dans ces pro
vinces , les ténèbres de l'idolâtrie , pour faire briller
les rayons de la vérité , qui en parut plus lumineuse
par les obstacles qu'elle surmonta ; semblable au
soleil , qui n'est jamais plus éclatant qu'en sortant
des nuages qui l'avaient obscurci . On peut en effet
rapporter à ce même temps les commencements de
plusieurs autres églises de la Gaule , comme de Sain
tes , de Sens , de Chartres , du Mans , de Périgueux ,
du Vélay, de Lodève , d'Apt , du Gévaudan et de
Rouen.
190 LE CHRISTIANISME

Saint Eutrope , premier évêque de Saintes , est


compté par quelques auteurs au nombre des compa
gnons de saint Denys , apparemment parce qu'on di
sait , au rapport de Grégoire de Tours , qu'il avait
reçu sa mission et l'épiscopat de saint Clément ,
comme on le prétendait de saint Denys . Ce qu'il y a
de constant , c'est que saint Eutrope fut le premier
évêque de Saintes , et arrosa de son sang la terre qu'il
cultivait. Il consomma son martyre par un coup de
hache qui lui feudit la tête , comme il parut , quand
on transféra ses reliques dans l'église que saint Pal
lade , un de ses successeurs , fit bâtir en son hon
neur sur la fin du sixième siècle .
L'église de Sens a reçu la foi de saint Savinien ,
sɔn premier évêque , et de saint Potentien , envoyés
de Rome , auxquels on joint saint Altin . Ils conver
tirent auprès de Sens leur hôte Victorin , un homme
de qualité nommé Sérotin , et Eodald distingué par
son éloquence . Saint Savinien envoya les saints Po
tentien et Sérotin prêcher la foi à Troyes. On donne
à cette ville , pour premier évêque , saint Amateur,
dont la fête se fait le premier de mai , ce qui peut
faire conjecturer que c'est le même que celui d'Au
xerre. On assure que saint Altin et saint Eodald alle
rent prêcher à Orléans , à Chartres , à Paris , et con
vertirent les saints Agoard et Aglibert . Sens est de
venue la métropole de la quatrième province lyon
DANS LES GAULES. 191

naise , et les saints Savinien , Potentien et Victorin


l'ont illustrée par un glorieux martyre.
Saint Aventin , autre disciple des saints Savinien
et Potentien , fonda l'église de Chartres , et en fut le
premier évêque . Cette ville , qui était comme le
siége de la religion des anciens Gaulois , fut pareil
lement renommée par son zèle pour le christianisme
et par le courage de ses martyrs . On prétend que
plusieurs y furent jetés dans le puits qui est aujour
d'hui dans la cathédrale , et qui se nomme le puits
des saints forts .
Saint Julien , qui fut envoyé de Rome avec saint
Turibe , vers le même temps que saint Denys , prêcha
la foi aux Manseaux ; et ce peuple , dont on loue la
prudence , fit voir par sa docilité à embrasser la reli
gion chrétienne , qu'il savait connaître ses vrais in
térêts . Julien fut le premier évêque du Mans , et il
défricha si bien cette terre inculte , qu'elle devint
dans la suite fertile en fruits de sainteté . Il y a peu
d'églises qui aient eu autant de saints évêques et au
tant de saints moines.
La plupart des ouvriers évangéliques , dont nous
venons de parler, travaillaient avec autant de succès
que de zèle à faire fleurir la religion dans les Gaules ,
lorsque l'ennemi commun du salut s'efforça encore
d'en arrêter les progrès par une voie plus funeste à
l'Eglise que la persécution ; je veux dire , par le
192 LE CHRISTIANISME

schisme et l'hérésie . Le sang du saint pape Fabien ,


que le tyran Dèce venait de verser , n'éteignit pas
l'ambition que Novatien avait d'être élevé sur le
saint-siége . Elle le précipita dans le schisme , et du
schisme dans l'hérésie ; le passage de l'un à l'autre
est aussi ordinaire qu'il est facile. Saint Corneille ,
qui avait succédé à saint Fabien , ne put arrêter le
feu de la division ; il se communiqua dans les Gaules
sous le pontificat de saint Etienne , successeur de
saint Lucius . Marcien , alors évêque d'Arles , fut le
principal artisan des troubles que les erreurs de No
vatien fomentèrent dans les Gaules ; ils ne furent
heureusement pas de longue durée , grace à la solli
citude des évêques et au zèle du pape saint Etienne .
La paix fut bientôt rétablie , et les ravages de l'er
reur arrêtés .
Le saint-siège ne donnait pas moins son attention
à extirper l'idolâtrie dans les Gaules , qu'à y déra
ciner l'hérésie . Saint Sixte 1 ་, qui avait succédé à
saint Etienne , l'an 257 , y envoya une nouvelle
troupe d'ouvriers évangéliques.
Saint Pérégrin s'arrêta à Auxerre , dont il fut le
premier évêque. Après y avoir travaillé long-temps ,
il eut la gloire de verser son sang pour la foi , avec
saint Savinien .
Saint Sixte fut le premier évêque de l'église de
Reims, qui devint une des plus illustres des Gaules .
DANS LES GAULES. 193

Il envoya saint Sinice prêcher à Soissons , où le


sang des martyrs fit dans la suite fructifier au cen
tuple la semence de la divine parole .
Saint Timothée , qui avait été aussi envoyé de
Rome à Reims , illustra cette église naissante par
un glorieux martyre, qu'il souffrit sous le juge Lam
pade. Il convertit Apollinaire , qui de son bourreau
devint le compagnon de ses souffrances et de sa
gloire . Cinquante personnes , gagnées à la foi par
saint Timothée , avaient eu la tête tranchée le jour
précédent ; on y joint un saint prêtre nommé Maur.
Telles furent les prémices de l'église de
· Reims . Ces
saints martyrs peuvent avoir souffert pendant la per
sécution de Valérien. Ce prince , dans les commen
cements de son empire , avait donné aux chrétiens
des marques particulières de bonté et de clémence ;
mais Marcien , à qui il livra sa confiance , sut si
bien lui inspirer la haine qu'il portait à la religion ,
qu'il l'en rendit un des plus cruels persécuteurs . Ce
sont communément les mauvais ministres qui font
les mauvais princes.
Saint Pons fut une des plus illustres victimes que
ce tyran immola dans les Gaules . Nous avons les
actes de son martyre écrits par Valère , qui se dit
son compagnon , et qui prend le Seigneur et les
anges à témoin qu'il n'a écrit que ce qu'il a vu .
Pons , fils d'un sénateur romain , fut baptisé par -
17
194 LE CHRISTIANISME

le saint pape Pontien , et demeura à Rome jusqu'à


la persécution de Valérien . Pour s'y soustraire , il
se retira à Cémèle . ville des Gaules , autrefois con
sidérable , mais dont il ne reste que des ruines sur
une colline proche de Nice. Le président Claude ,
que Valérien envoya dans les Gaules pour y recher
cher les chrétiens , étant arrivé à Cémèle , fit com
paraître Pons devant son tribunal , dressé dans la
place publique , et le menaça des plus cruels sup
plices , s'il ne sacrifiait aux idoles . Pons répondit :
« Je suis chrétien , je ne sacrifierai jamais aux dé
mons. » Le président n'osa pourtant , à cause de sa
naissance, le condamnner à mort , sans un ordre par
ticulier de l'empereur. Il en écrivit à Valérien , qui
répondit que si Pons s'opiniàtrait à refuser de sacrì
fier , il lui permettait de le faire mourir dans les
tourments . Claude , ayant lu cette réponse au saint
martyr , et le trouvant inébranlable dans la foi , le
fit tourmenter sur le chevalet , l'exposa à deux ours
furieux , et ordonna qu'il fût jeté dans le feu . Dieu
délivra miraculeusement Pons de ces supplices, et il
eut enfin la tête tranchée . Valère enterra son corps ,
et acheta des greffiers les actes de son martyre .
Aurélien , depuis empereur, était gouverneur des
Gaules sous Valérien , qui , dans une de ses lettres ,
le nomme le restaurateur · de ces provinces . La
cruauté de ce magistrat 'avait pas besoin d'être
DANS LES GAULES . 193

excitée par les édits de l'empereur , il était assez


porté par sa haine contre la religion à persécuter
les chrétiens. Il y a lieu de croire que ce fut alors
qu'il fit mourir à Sens sainte Colombe , qui com
battit avec un courage égal pour la défense de sa
virginité et pour celle de sa foi .
Aurélien étant à Troyes , on lui dénonça un chré
tien nommé Patrocle . C'était un homme de qualité,
qui s'était retiré dans sa maison de campagne , pour
y vaquer à la prière et aux autres exercices de la
piété chrétienne . Aurélien , l'ayant fait comparaître,
lui demanda son nom , et quand il l'eut déclaré , il
lui dit : « Quel Dieu adorez -vous , Patrocle ? » il
répondit : « J'adore le Dieu vivant qui habite au
haut des cieux , et qui jette ses regards sur ce qu'il
y a de plus bas en terre . » Aurélien dit : « Quittez
cette folie , et adorez nos dieux , qui peuvent vous
combler d'honneurs et de richesses . Patrocle dit :
« Je ne connais de Dieu que celui qui a fait le ciel ,
la terre , la mer , et tout ce qui y est contenu . » Au
rélien dit : « Prouvez ce que vous dites. » Patrocle
répliqua : « Ce que je dis est vrai , mais le men
songe hait la vérité. » Aurélien dit : « Je vous livrerai
au feu jusqu'à ce que vous immoliez aux dieux . »
Patrocle répondit : « Je m'immole comme une hostie
vivante à Celui qui , pour la gloire de son nom , a
daigné m'appeler au martyre. »
196 LE CHRISTIANISME

Alors Aurélien le fit charger de chaînes qu'on


avait rougies au feu , et l'envoya ainsi en prison.
Trois jours après , il l'en fit retirer ; les souffrançes
avaient donné un nouveau courage au saint martyr ;
il parla encore avec plus de fermeté , et menaça des 清
peines éternelles son juge , qui , n'ayant pu lui faire
adorer Apollon , Jupiter et Diane , le condamna à
avoir la tête tranchée. Le saint fut conduit au sup-
plice sur le bord de la Seine . Alors s'étant senti ins
piré de demander à Dieu un miracle pour confondre
les idolâtres , il passa la rivière sans enfoncer , et se
mit en prière de l'autre côté , comme pour attendre
les bourreaux , qui allèrent lui couper la tâte . Deux
pauvres vieillards enlevèrent son corps , et l'archi
prêtre Eusèbe , assisté du diacre Libère , l'enterra
la nuit suivante . Grégoire de Tours nous apprend
que les Français trouvèrent ses actes en Italie , dans
une expédition militaire, et les rapportèrent dans la
Gaule .
Chrocus , roi des Allemands , crut pouvoir pro
fiter de la faiblesse et de la division de l'empire sous
Gallien , pour piller la Gaule. Il y entra à la tête
d'une armée formidable , par l'avarice du soldat et
par la cruauté du général ; et il s'y montra le per
sécuteur de la religion , autant par férocité naturelle
que par impiété . Après avoir tout ravagé sur son
passage avec l'impétuosité d'un torrent qui a rompu
DANS LES GAUIES . 197

sa digue , il alla mettre le siège devant Langres .


C'était une place assez forte ; mais la terreur du
nom de Chrocus avait désarmé les assiégés ; ils son
gèrent plutôt à se cacher qu'à se défendre. La ville
fut prise d'assaut , et Chrocus ordonna qu'on passåt
Jes habitants au fil de l'épée . Saint Didier, qui en
était évèque , s'était mis en prières avec son clergé
et les autres fidèles ; on les conduisit au roi . Didier
lui dit : « Prince , si vous avez quelque clémence ,
pardonnez à de malheureux citoyens , et faites cesser
le carnage que font vos soldats . » Chrocus n'enten
dait pas la langue et ne put se faire entendre du
saint évêque , qui faisait de nouvelles instances ,
s'offrant même d'être la victime pour tout son peu
ple. Le barbare ne lui répondit qu'en commandant
qu'on lui coupât la tête , et à tous ceux qui confes
seraient Jésus- Christ.
Chrocus s'avança en Auvergne , et y détruisit le
fameux temple des idoles , dont les murs , épais de
trente pieds , étaient incrustés en dedans de marbre
avec un travail admirable .
Le prêtre du temple dont nous venons de parler
avait un serviteur , appelé Victorin , qui portait
une haine implacable à la religion chrétienne . H
allait même outrager les fidèles dans un lieu voisin
qu'on nommait le bourg des chrétiens. Il y trouva
saint Cassi , qui , par ses prédications et par ses
198 LE CHRISTIANISME

miracles en fit d'un persécuteur un zélé disciple . Ils


eurent bientôt occasion l'un et l'autre de montrer
leur courage , car Crocus inonda cette province
du sang des chrétiens et en fit mourir une grande
multitude .
Chrocus passa dans le Gévaudan , et mit le siège
devant le château de Grèze , où les principaux habi
tants de la province s'étaient réfugiés avec leurs
effets. Saint Privat , évêque de Gabales , ne crut pas
devoir s'enfermer dans cette place , que sa situation
rendait imprenable. Il s'était fait une espèce de
grotte sur la cime d'une montagne , proche de
Mende , qui n'était alors qu'un village , et il allait
souvent s'y délasser dans la prière de ses travaux
apostoliques . Il se retira donc dans cette solitude ;
mais sa pauvreté ne l'y mit pas en sûreté contre les
recherches de l'avarice . Les soldats se saisirent de
lui , et ayant su qu'il était évêque , ils voulurent
l'obliger de persuader aux assiégés de se rendre .
répondit, par un interprète, qu'il ne convenait
pas à un évêque de donner un pareil conseil , et que
quand il le donnerait , son peuple , qui était en lieu
de sûreté , ne le suivrait pas ; au reste , qu'il était
prêt de donner sa viè , plutôt que de livrer son trou
peau . Alors les barbares le firent meurtrir de coups
de bâtons et de coups de verges . Après quoi , le
voyant inflexible , ils lui proposèrent de sacrifier à
DANS LES GAULES . 199

leurs dieux ; et , sur le refus qu'il en fit , ils lui di


rent : « Est-ce que vos empereurs et leurs magistrats
n'adorent pas les idoles , et ne contraignent pas les
chrétiens de leur offrir des sacrifices ? » Il répondit :
« Je le sais ; et ce sont ces crimes des empereurs
romains , qui attirent sur l'empire ces malheurs et
ces ravages des nations infidèles ; ce ne sont pas vos
forces , c'est l'impiété et l'idolatrie de nos princes ,
qui vous rendent si puissants contre nous.... Pour
moi , l'espérance des biens éternels me fait mépriser
les supplices dont vous me menacez. » Ils lui dirent :
<< Sacrifie au plus tôt , ou sache que nous te ferons
expirer dans les tourments. » Le saint évêque ré
pondit : <<Tourmentez ce corps tant qu'il vous plaira ;
je ne puis me résoudre à être autre chose que ce que
je suis par la grace du Seigneur . »
Les barbares , • lui ayant donc fait souffrir les plus
cruelles tortures , le laissèrent à demi mort , et se
retirèrent au camp qui était devant le château de
Grèze . Ils y trouvèrent la face des affaires bien chan
gée. Les assiégeants manquaient de vivres , et furent
obligés de traiter pour en obtenir des assiégés , . en
promettant de se retirer , comme ils firent . Les
chrétiens , ne doutant pas qu'ils ne dussent leur dé
livrance aux prières de leur saint pasteur, coururent
aussitôt le chercher. Il respirait encore ; ils baisè
rent ses plaies avec respect , et mêlèrent leurs lar
200 LE CHRISTIANISME

mes avec son sang. Il mourut peu d'heures après de


ses blessures entre leurs bras.
L'orage alla fondre sur Angoulême , et saint Au
sone , qui en était l'apôtre et le premier évêque , y
cimenta de son sang la nouvelle église qu'il y avait
établie, après avoir reçu sa mission de saint Martial .
Le roi barbare , continuant ses ravages , pénétra
Jusqu'à Arles , où la justice de Dieu l'attendait . Il y
fut pris par un officier des troupes romaines, nommé
Marius , qui , pour le donner en spectacle , le recon
duisit dans les villes qu'il avait saccagées , et , après
divers opprobres, le fit enfin mourir dans les sup
plices.
Depuis la captivité de Valérien , la Gaule était en
proie à divers autres tyrans qui y avaient pris la
pourpre impériale et qui , étant occupés à se main
tenir contre Gallien , laissèrent la paix aux chré
tiens au milieu des guerres civiles .
Aurélien, étant parvenu à l'empire (270) , se mon
tra aussi persécuteur . Pendant le séjour que cet em
pereur fit dans les Gaules , un grand nombre de
chrétiens se retirèrent dans l'Auxerrois , pour s'y
soustraire à la persécution , à la faveur des épaisses
forêts dont ce pays était alors couvert . Aurélien y
envoya Alexandre , officier de ses gardes qui surprit
à Toussi-sur-Yonne saint Prisque , au milieu d'une
troupe de fidèles assemblés pour chanter les louanges
DANS LES GAULES . 201

du Seigneur. 11 les traita de séditieux ; ils répon


dirent : « Ce n'est pas l'esprit de révolte , c'est la
religion qui nous a rachetés par son sang. »
Alexandre dit . « D'où vous vient cette audace de
vous déclarer chrétiens en présence des envoyés
mêmes de l'empereur ? »>
Les fidèles répondirent : « Celui qui donne la vie
aux empereurs nous inspire ce courage par sa grace . »
Alexandre dit : « Vous êtes donc de notre religion ,
car c'est Jupiter qui donne la vie à nos princes . »
Les chrétiens répondirent : « Vous vous trompez ,
en prétendant qu'un homme livré aux plus honteuses
débauches puisse être l'auteur de la vie . Jupiter ne
s'est-il pas rendu coupable des plus grands excès ,
et ne s'est-il pas ravalé au niveau de la bête ? »
Alexandre, transporté de colère , dit : « Vous vous
laissez fasciner par les mensonges de je ne sais quel
crucifié , pour blasphémer le grand Jupiter……
.. Con
fessez qu'il est le dieu tout-puissant , ou j'exécu
terai à l'instant les ordres de l'empereur. »
Les chrétiens dirent : « Faites ce qui vous est
commandé ; nous n'abandonnerons pas le Créateur
pour adorer la créature , »
Saint Prisque supplia l'officier de se retirer ,
comme pour donner la liberté aux fidèles de déli
bérer. Alexandre le voulut bien . Alors Prisque fit
une vive exhortation pour animer toute sa troupe
202 LE CHRISTIANISME
t
au martyre . Ils lui répondirent d'une commune
voix , qu'ils étaient prêts à verser leur sang pour la
foi. Alexandre étant rentré , et ayant su leur der
nière résolution , fit couper la tête à Prisque , et
jeter son corps dans un puits . Il prononça la même
sentence contre les autres. Un chrétien , nommé
Cotte , s'enfuit dans la forêt voisine avec la tête
de saint Prisque . Il fut suivi et mis à mort. Les
chrétiens l'enterrèrent au même lieu avec la tête
de saint Prisque , et ils jetèrent les corps des autres
martyrs dans une citerne voisine du puits qui servit F

de tombeau à saint Prisque . On le nomme vulgai It

rement saint Prix ou saint Prex. Les reliques de ces


saints demeurèrent sans honneur jusqu'au temps [
de saint Germain , évêque d'Auxerre , qui les plaça
dans une église qu'il fit bâtir , et qui devint fort Pa
célèbre par les merveilles qu'il plut à Dieu d'y
opérer.
A Autun , on place sous le même empereur le CO
martyre de saint Révérien et de saint Paul , prêtre ,
avec dix compagnons . La cruauté d'Aurélien nous
porte à croire qu'il en aura fait mourir bien d'au
tres ; et ce couplet de chanson qu'on fit sur lui , C
Personne n'a autant de vin qu'il a versé de sang ,
on peut l'appliquer aux chrétiens , à plus juste titre
qu'aux ennemis de l'empire . ta
Comme on n'a pas l'époque fixe du martyre de
DANS LES GAULES . 203

saint Denys , on peut le rapporter indifféremment à


cette persécution , ou à celle de Valérien , dont
nous avons parlé . Ce saint évêque , non content
d'avoir établi à Paris une église florissante , tra
vaillait , par le ministère de ses disciples, à étendre
la foi dans les provinces voisines , avec un zèle qui
lui a mérité le titre d'Apôtre des Gaules . Dieu cou
ronna ses travaux par un glorieux martyre . Tout ce
qu'on en sait , c'est qu'une subite persécution
s'étant élevée , il fut pris avec le prêtre Rustique et
le diacre Eleuthère ; qu'après avoir confessé géné
reusement la foi , ils souffrirent les fouets et divers
genres de supplices , et eurent enfin la tête tranchée .
Une tradition , appuyée sur d'anciens monuments ,
nous apprend que ce fut sur une montagne proche de
Paris , nommée depuis , pour ce sujet , le Mont des
Martyrs , Mons Martyrum , et ensuite Montmartre.
Le président Fescennin avait ordonné que les
corps des saints martyrs fussent jetés dans la Seine ,
de peur que les chrétiens ne les honorassent. Mais
une dame païenne , qui voulait embrasser la foi ,
sut gagner ou éloigner ceux qui étaient chargés de
cette commission . Elle fit enterrer secrètement ces
saintes reliques dans un champ nouvellement la
bouré , et qu'on ensemença aussitôt pour mieux
cacher leur sépulture , car c'était au mois d'octobre,
Quand la persécution fut passée , elle y fit ériger
204 LE CHRISTIANISME

un tombeau et sainte Geneviève , qui avait une


singulière dévotion pour saint Denys , y fit bâtir
dans la suite une église . Il paraît par la vie de cette
sainte , écrite au sixième siècle , que cette église 1
n'était pas aussi éloignée de Paris que l'est la cé
&
Jèbre abbaye qu'on croit cependant avoir été bâtie
sur le tombeau de ces saints martyrs .
Le président Fescennin tit mourir plusieurs autres
ouvriers évangéliques , du nombre desquels furent
saint Nicaise et saint Eugène . Saint Eugène était un
des compagnons de saint Denys , et il souffrit au
village de Deuil , proche de Paris . Il y est honoré
Je quinzième de novembre .
SU
Saint Nicaise fut l'apôtre du Vexin , et selon
l'opinion commune le premier évêque de Rouen. Il
fut enterré par sainte Piancie , et par saint Clair ,
qui , de prêtre des idoles , est devenu un martyr de
Jésus-Christ. po

Comme cette persécution fut très -vive au terri


N
toire de Paris , on peut y rapporter le martyre des
saints Agoard et Aglibert , mis à mort pour la foi
avec un grand nombre de chrétiens à Créteil ; celui
de saint Yon , prêtre , à Chartres ; de saint Paxent , Ga

à Paris ; de Lucain et de quelques autres. Ce qu'on


en sait de plus certain , et ce qu'on peut savoir en P

effet de plus glorieux à leur mémoire , est leur se

martyre . Cette persécution pourrait avoir été excitée


DANS LES GAULES . 205

en vertu des nouveaux édits d'Aurélien , si la nou


velle de sa mort ne les précéda pas dans la Gaule.
Ce prince , victorieux des ennemis de son empire,
s'était proposé d'exterminer les ennemis de ses
dieux ; mais le Seigneur , après s'être servi quelque
temps des tyrans , ou pour faire éclater la fidélité
de ses serviteurs , ou pour châtier leurs négligences
à son service , ne manque guère de justifier sa pro
vidence , en punissant avec éclat ces persécuteurs.
Aurélien fut tué dans la Thrace , l'an 257 , avant
que ces édits eussent été portés dans les provinces
les plus éloignées . C'est ainsi que les tyrans se
succédaient les uns aux autres , et passaient comme
des torrents ; tandis que la Foi qu'ils avaient per
sécutée subsistait toujours : elle ne devenait mênie
que plus ferme , quand on faisait plus d'efforts
pour la détruire.
La paix que Tacite et Probus , surcesseurs d'Au
rélien , rendirent à l'Eglise , fut encore troublée par
les nouvelles excursions que les peuples de la Germa
nie, et particulièrement les Francs , firent dans les
Gaules , où ils s'emparèrent de soixante-dix villes .
Il ne paraît cependant pas que la guerre que
Probus porta dans ces provinces , pour les en chas
ser , ait empêché la religion d'y fleurir. Les règnes
des empereurs suivants nè furent pas moins favo
rables aux chrétiens . Mais ce n'était qu'une trève
206 LE CHRISTIANISME

que le Seigneur accordait à ses soldats , pour leur


donner le temps de réparer leurs forces , et de se
disposer à de plus rudes combats . Il fallait que AGE

l'Eglise , fondée par le sang de Jésus- Christ , fût de


plus en plus cimentée par celui des martyrs ; et
Dieu , qui voulait l'affermir par une dernière per
sécution , plus violente que les précédentes , permit X3
que Dioclétien fût élevé à l'empire l'an 284. Que
ce nom odieux nous annonce d'horreurs ! C'était 10
un prince timide et cruel , et que l'avarice rendit
le tyran de ses peuples , avant que la superstition
en eût fait le persécuteur des chrétiens . Cependant
les vices et les fureurs de Maximien-Hercule , qu'il
s'associa à l'empire , dès l'année suivante , purent
faire trouver des vertus et de la clémence dans 朝
Dioclétien même .
Maximien marcha bientôt après dans les Gaules
contre Aman et Elien , qui étaient à la tête des
Bagaudes. C'est ainsi qu'on nommait une faction de
Gaulois , que les vexations des Romains avaient
obligés de prendre les armes pour recouvrer leur
liberté. Dioclétien , pour renforcer l'armée de son
collégue , fit venir d'Orient la légion Thébéenne . 50
Elle avait été instruite dans la Foi par l'évêque de
Jérusalem ; et la Foi avait inspiré un nouveau cou 值
rage à ces généreux soldats , pour rendre à Dieu
ce qui est à Dieu , et à César ce qui est César. le
DANS LES GAULES. 207
Cette sainte légion était commandée par Maurice,
qui en était le premier capitaine : Exupère et Can
dide en étaient après lui les principaux officiers .
Elle passa par Rome , où le saint pape Caïus l'a
nima à verser , s'il était nécessaire , pour Jésus
Christ , un sang qu'elle était prête de prodiguer
pour ses princes . Elle joignit , avant le passage des
Alpes , le corps de l'armée , qui fit quelque séjour
à Octodure , aujourd'hui Martigni ou Martignac en
Valais. Ce fut là que Maximien , qui avait encore
plus à cœur d'exterminer les chrétiens , que les
ennemis de l'Etat qu'il allait combattre , découvrit
toute sa haine contre la religion . Il commanda la
légion Thébéenne pour aller persécuter les fidèles ,
ou , comme portent d'autres actes , il voulut l'o
bliger à prendre part aux sacrifices solennels ,
qu'il faisait à ses dieux en entrant dans les Gaules .
Ces braves soldats répondirent qu'ils ne feraient
rien contre la Foi qu'ils avaient le bonheur de
professer ; qu'ils étaient venus pour combattre les
ennemis de la république , et non pour tremper
leurs mains dans le sang de leurs frères , ou les
souiller par un culte impie.
Après cette déclaration , la généreuse légion alla
camper à Agaune , lieu situé dans une vallée des
Alpes , au pied de la montagne nommée aujourd'hui
le grand Saint- Bernard . Maximien fut tellement
208 LE CHRISTIANISME

irrité de sa résistance , qu'il envoya ordre de la


décimer. Ces vaillants hommes , qui avaient les
armes à la main , et qui s'en étaient servis dans tant
de combats pour la défense de l'empire , n'avaient
0
appris de Jésus - Christ qu'à souffrir pour sa cause .
ils se laissèrent égorger comme de faibles agneaux ;
cette boucherie n'effraya pas leurs camarades , et
elle ne fit que les animer de plus en plus au
martyre. Ils s'écrièrent , avec une nouvelle ardeur,
qu'ils détestaient le culte des idoles , et qu'ils
aimaient mieux donner leur sang , que de verser
celui des chrétiens .
T
Cette résolution ayant été rapportée à Maximien ,
2
il commanda de décimer une seconde fois la légion.
f
Ses ordres furent encore exécutés , sans que rien fût
capable d'ébranler la constance de ceux qui restè
rent. Les principaux officiers , Maurice , Exupère et
Candide , parcouraient les rangs pour faire souvenir
leurs soldats de la sainteté du serment qu'ils avaient
4
prêté à Jésus-Christ , leur véritable empereur . Mais
l'exemple de leurs compagnons , qui , đụ haut du
ciel , les invitaient à la même victoire et aux mêmes I
couronnes , était la plus éloquente exhortation . I
Ces braves soldats de Jésus-Christ , voyant venir à 1

eux les troupes qui devaient être leurs bourreaux ,


jetaient bas leurs armes ,, se dépouillaient de leurs
cuirasses pour ne point retarder leur martyre , et T
DANS LES GAULES . 209

présentaient leur tête aux persécuteurs. On n'enten


dit ni plaintes ni gémissements ; ils ne parlèrent que
pour s'animer les uns les autres à mourir pour Jésus
Christ. La terre fut en un moment jonchée de leurs
corps et teinte de leur sang . Ils étaient , à ce qu'on
croit , plus de six mille ; les légions , dans l'état flo
rissant de l'empire , étant d'environ six mille six
cents hommes.
Maximien donna la dépouille de ces saints martyrs
aux ministres de la barbare exécution . Or, comme
quelques troupes de soldats se divertissaient , et fai
saient bonne chère du butin , un vétéran nommé
Victor passa auprès : ils l'invitèrent à se mettre à
table avec eux , et lui racontèrent avec complaisance
ce qui venait d'arriver. Il en eut horreur , et se levant
promptement , il détesta des viandes arrosées , pour
ainsi dire , du sang humain . On lui demanda donc
s'il était chrétien ? Il répondit qu'il faisait gloire de
l'être ; et aussitôt il fut mis au nombre des saints mar
tyrs , quoiqu'il ne fût pas de la légion Thébéenne .
Tous ces illustres soldats de Jésus-Christ furent
nommés les martyrs d'Agaune , du lieu de leur sup
plice , ou la légion heureuse , à cause d'une mort si
fortunée . Leur culte devint aussi célèbre dans toute
Ja Gaule que leur martyre avait été éclatant. Les
églises de Vienne , de Tours , d'Angers et de Mire
poix , leur sont dédiées.
18
210 LE CHRISTIANISME

Le carnage ne fait qu'irriter une âme féroce . Tant


de sang répandu excita de plus en plus la fureur de
Maximien , et il sembla n'être venu dans les Gaules
que pour en faire le théâtre de ses cruautés . Il faut
en effet rapporter à ce voyage le grand nombre de
martyrs que leurs actes marquent avoir souffert dans
les Gaules , sous l'empire de Dioclétien et de Maxi
mien. La grande persécution que Dioclétien suscita
l'an 303 ne se fit presque pas sentir dans ces pro
vinces , qui avaient alors le bonheur d'être gouver
nées par Constance , père du grand Constantin . On
sait d'ailleurs que Maximien , qui vint dans les Gaules
au commencement de son règne , s'y déclara l'ennemi
de la religion : son caractère seul pourrait en servir
de preuve .
Il était
4 Goth d'origine ; mais ses mœurs étaient
encore plus barbares que sa naissance . Prince égale
ment cruel et voluptueux , les infâmes plaisirs aux
quels il se livrait n'avaient pu adoucir sa férocité , et
il ne se croyait heureux que quand il faisait du mal :
c'est ce qu'il appelait régner. Est-il surprenant
qu'avec de pareilles inclinations il ait été le persé
cuteur d'une religion qui n'est qu'humanité et que
pureté? Pour comble de malheurs , un si mauvais
prince trouva dans la personne de Rictius-Varus , un
ministre encore plus cruel et plus méchant homme
que lui.
DANS LES GAULES . 211

Ce magistrat romain , si connu par les actes de


tant de martyrs , qu'il a couronnés dans la Gaule
Belgique , s'étant rendu à Reims , y fit couler le sang
d'un grand nombre de chrétiens. On y trouva sur la
fin de l'avant-dernier siècle , dan un ancien cime
tière , les corps de plusieurs martyrs percés de clous
à la tête et aux bras , d'où l'on présume qu'ils ont
souffert sous Varus , qui employait communément ce
genre de supplice.
A Fismes , ville située entre Reims et Soissons , ou
lui dénonça une vierge chrétienne , nommée Macre.
Il la fit comparaître devant son tribunal , et lui dit :
<< Femme , j'apprends que tu prêches je ne sais
quelle superstition d'une nouvelle secte ; savoir :
qu'un crucifié est tout à la fois Dieu et homme . Je
veux que tu saches que les empereurs ont publié une
loi par laquelle ils ordonnent de faire mourir dans
les plus grands tourments ceux qui refuseront d'ado
rer Jupiter . C'est pourquoi , prends garde à toi , et
ne perds pas la fleur de ta jeunesse. Si tu sacrifies
aux dieux invincibles , les empereurs et moi nous
te comblerons d'honneurs et de richesses. >> Macre
répondit : « Jésus-Christ , Fils de Dieu , est ma ri
chesse et mon trésor . Ignorez-vous ce qui est arrivé
à Simon le magicien , qui voulut acheter à prix d'ar
gent le don de Dieu ? La même malice vous fait em
ployer les mêmes offres , pour pervertir une fidèle
212 LE CHRISTIANISME

servante du Seigneur , mais que votre argent périsse


avec vous . »
Rictius-Varus , irrité de sa réponse , la fit aussitôt
appliquer à la torture : et pendant qu'on la tourmen
tait , il lui demanda son nom . Elle répondit : « Je
suis chrétienne ; j'adore le vrai Dieu , et non les P
idoles . » Le président dit : « Regarde vers le Capi
tole ,་ et sacrifie. » C'était quelque temple de ces d
cantons dédié à Jupiter . Macre dit : « Jésus-Christ ,
en qui j'ai mis ma confiance , est mon capitole ; je
tiens mes regards attachés sur lui , et j'espère que
les tourments que tu me fais souffrir m'obtiendront
la couronne de l'immortalité . » 8
Après quelques autres discours, le président, con I
fus de voir le courage que la foi inspirait à une jeune
vierge , la condamna à être brûlée vive devant le
Capitole. On la conduisit dans l'île que forme le ruis
seau la Nore en tombant dans la Vesle. Le bûcher
était allumé lorsque le tyran changea d'avis , jugeant
apparemment le supplice du feu trop doux , parce
qu'il était trop court. Il ordonna qu'on la reconduisit
en prison. Le Seigneur l'y consola et la guérit ; mais
il ne différa pas de la couronner. Car le président
l'ayant fait étendre sur des charbons ardents et sur
des têts de pots cassés , elle expira dans ce tourment .
Deux autres chrétiens , Rufin et Valère , qui avaient
dans ces cantons l'intendance sur les greniers pu
DANS LES GAULES . 213

blics , furent déféres à Varus . Il les fit aussitôt cher


cher avec soin on les trouva cachés dans une ca
verne ; et comme ils confessèrent généreusement la
foi qu'ils avaient prêchée , ils furent d'abord tour
mentés sur le chevalet , et déchirés à coups de fouets
plombés. Le jour suivant, Varus, s'étant remis en
chemin pour se rendre à Soissons , les fit suivre plus
de trois lieues , et comme s'il eut voulu marquer sa
route par le sang des martyrs , il leur fit ensuite
trancher la tête en qualité de citoyens romains.
Rictius-Varus , que Maximien fit son préfet du
prétoire dans les Gaules , alla de Soissons à Amiens
exercer de nouvelles cruautés. Quentin y prêchait
la foi avec une liberté qui répondait à la noblesse de
sa naissance : il était venu en cette ville avec saint
Lucien , qui passa ensuite à Beauvais . Le Seigneur
versa ses bénédictions sur les travaux de ces deux
ouvriers évangéliques ; mais , au milieu des succès ,
ils ne songèrent l'un et l'autre qu'à se préparer au
martyre , qu'ils regardaient comme la plus précieuse
récompense de leurs travaux. Varus , étant donc ar
rivé à Amiens , commença par faire arrêter Quentin .
Le tyran commença par le faire cruellement fouet
ter. Mais , durant ce tourment , le saint martyr mé
rita d'être encouragé par une voix du Ciel , et en
même temps une main invisible fit sentir à ses bour
reaux de plus vives douleurs que celles qu'ils lui
214 LE CHRISTIANISME

causaient. Sur quoi Rictius-Varus s'écria que Quen


tin était magicien , et le fit resserrer dans une étroite
prison . Un ange l'y visita , et lui commanda d'aller
instruire le peuple : il sortit sans obstacle du cachot ,
et courut prêcher dans la place publique . L'éclat de
ce miracle , et ses souffrances pour Jésus-Christ ,
donnèrent tant de force à ses paroles , qu'il convertit
près de six cents personnes . Ses gardes mêmes, s'é
tant convaincus de sa délivrance miraculeuse , cru
rent en Jésus-Christ .
Le préfet, ayant fait une seconde fois comparaître
le saint martyr, tâcha de le gagner par de flatteuses
promesses . Les voyant aussi inutiles que les menaces ,
il eut recours à de nouveaux tourments pour vaincre la
constance du confesseur de Jésus-Christ . Il lui fit d'a
bord disloquer les jointures; il ordonna ensuite qu'on
lui déchirât la chair avec des chaînes de fer, et qu'on
versât sur ses plaies de l'huile bouillante mêlée avec
de la poix et de la graisse ; enfin il le fit brûler avec
des torches ardentes. Ce n'est que contre les martyrs
de Jésus-Christ , que la cruauté des hommes ou plu
tôt des démons a été si ingénieuse . Comme , malgré
ces tortures , Quentin ne cessait de louer le Sei
gneur, Varus lui fit remplir la bouche de chaux et
de vinaigre , et le menaça ensuite de l'envoyer à
Rome. I répondit qu'il espérait consommer son
martyre dans la province.
DANS LES GAULES . 215

Le tyran le fit charger de chaînes , et l'envoya de


vant lui dans la capitale du Vermandois , où il devait
se rendre. La Providence avait destiné ce saint mar
tyr pour être le patron de cette ville , à laquelle il a
donné son nom . Varus , y étant arrivé , fit un dernier
effort pour le gagner . Mais comme il vit qu'il sem
blait tirer de nouvelles forces de ses tourments , il
se laissa aller à toute sa rage. Il le fit percer de deux
broches de fer depuis le cou jusqu'aux cuisses , lui
fit enfoncer des clous entre les ongles et la chair des
doigts ; et comme , après ce douloureux supplice , le
saint vivait encore , il le condamna à avoir la tête
tranchée , en qualité de citoyen romain . Quentin. ,
ayant été conduit au lieu du supplice , obtint de ses
bourreaux un peu de temps pour faire sa prière .
Aussitôt qu'il l'eut achevée , il se tourna vers eux ,
et leur dit : « Je suis prêt , faites ce qui vous est
commandé. » Ils lui coupèrent la tête , et la jetèrent
avec le corps dans la rivière de Somme ; mais Dieu
ne permit pas que les reliques d'un si illustre mar
tyr demeurassent sans honneur.
Environ six semaines après , les saints Fuscien et
Victoric , qui prêchaient la foi à Térouanne , se ren
dirent à Amiens , pour conférer avec saint Quentin ,
dont ils ignoraient encore la mort. Y voyant la per
sécution allumée , ils en sortirent aussitôt , et prirent
la route de Paris . Un vieillard nommé Gentien , en
216 LE CHRISTIANISME

core païen , mais affectionné au christianisme , les


arrêta à quelques lieues d'Amiens , et les pria de
Joger chez lui. Il leur dit qu'il y avait quarante
deux jours que saint Quentin avait eu la tête tran
chée, et il les assura qu'on les cherchait eux -mêmes
pour les mettre à mort . Ils furent en effet découverts
ce même jour dans sa maison par le préfet Rictius
Varus qui les suivit. Gentien , par un premier mou
vement de zèle , mit l'épée à la main pour défendre
ses hôtes. Le préfet lui ayant demandé la cause de
cette audace , il se déclara chrétien , et eut la tête
tranchée. Pour Fuscien et Victoric , Varus ordonna
qu'on les conduisit à Amiens . Mais son impatiente
fureur ne pouvant souffrir le moindre délai , il leur
fit arracher les yeux en chemin ; et après leur avoir
fait enfoncer dans la tête des clous rougis au feu ,
il la leur fit couper dans un lieu nommé depuis
Saints , à cause de ces saints martyrs .
Le cruel Rictius Varus en voulait surtout aux pré
dicateurs de l'Evangile , persuadé que le troupeau
serait bientôt dispersé quand on lui aurait enlevé
ses pasteurs. Il fit prendre saint Piat ou Piaton , et
saint Chryseuil , deux autres apôtres de la Belgique .
On croit que saint Chryseuil était évêque ; on ne
donne que la qualité de prêtre à saint Piaton . Il prê.
cha la foi à Tournai , où il fit de grands fruits , et
souffrit le martyre à Seclin . Le tyran lui fit aussi
DANS LES GAULES. 217

enfoncer de grands clous en diverses parties du corps;


et saint Eloi les trouva encore , lorsqu'il fit l'in
vention de ses reliques. Saint Chryseuil souffrit
à Verlinghem , dans la même province . On leur
donne à l'un et à l'autre pour compagnon , saint
Eubert , qu'on croit être mort en paix à Seclin . Il
est honoré à Lille comme un évêque confesseur,
le premier de février, et saint Chryseuil le septième .
Telles furent les prémices du christianisme dans cette
partie de la Belgique , depuis nommée la Flandre ,
et où la religion fit dans la suite tant de progrès .
Maximien ayant apaisé les troubles des Gaules ,
alla à Soissons , où les saints Crépin et Crépinien
prêchaient l'Evangile. Ils étaient frères; mais la
grace les avait encore unis plus étroitement que la
nature. On croit qu'ils étaient venus de Rome dans
les Gaules , et on les fait aussi compagnons de saint
Denys. Ils avaient appris de saint Paul à travailler.
de leurs mains , et quoique d'une famille distin
guée , ils faisaient le métier de cordonnier. Maxi
mien fit couper la tête aux deux saints martyrs .
Un si violent orage n'empêchait pas saint Lucien
de répandre à Beauvais la semence de la divine
parole , qui y rapportait au centuple. Les fruits de
ses travaux réveillèrent l'attention des principaux
citoyens encore idolâtres ; ils soulevèrent la popu
lace contre lui , et le dénoncèrent au préfet Julien .
19
218 LE CHRISTIANISME

Julien envoya trois officiers pour se saisir de Lucien ,


qui , l'ayant su . sortit de la ville et se retira sur
une colline voisine . Il y fut poursuivi , et eut la
tête tranchée avec saint Maxien ou Messien , prêtre ,
et saint Julien , diacre , ses compagnons .
Ce fut durant la même persécution que saint Fir
min , premier évêque d'Amiens , y reçut la couronne
du martyre. Il était originaire de Pampelune , et issu
d'une famille de sénateurs . Son père , qui s'appelait
Firmin , avait été converti à la foi par saint Honeste,
disciple de saint Saturnin ; il le pria d'élever son fils
dans la piété et dans les lettres . Honeste , voyant les
progrès que son élève avait faits , l'envoya à Honorat,
successeur de saint Saturnin dans le siège de Tou
louse , afin qu'il l'ordonnât évêque . Honorat l'or
donna sans lui assigner de siège , l'avertissant que
Dieu l'avait destiné à porter la lumière de l'Evangile
en diverses provinces des Gaules . Firmin reçut cette
mission à l'âge d'environ trente-un ans. Il prêcha
d'abord dans l'Agénois , dans l'Auvergne et dans
l'Anjou . Ayant appris qu'il avait plus à souffrir dans
la Gaule -Belgique , où la persécution était plus vive ,
il se rendit à Beauvais , et y fut emprisonné pour la
foi . Mais ces premières souffrances , dont il fut bien
tôt délivré , ne servirent qu'à donner une nouvelle
activité à son zèle . Il alla l'exercer à Amiens , où il
fit tant de fruits par ses prédications et par ses mi
DANS LES GAULES . 219

racles , qu'il est regardé avec justice comme l'apôtre


du pays .
Le président Sébastien Valère , ayant appris ces
progrès de la religion , se rendit à Amiens , y assem
bla le peuple , et dit que les empereurs Dèce et Valé
rien avaient ordonné que personne ne se dispensât
d'adorer les dieux , et d'offrir de l'encens sur leurs
autels , sous peine des plus cruels tourments. Ce ma
gistrat faisait valoir les anciens édits pour persécuter
les chrétiens , parce qu'ils servaient encore de pré
texte à la cruauté de Maximien-Hercule qui les faisait
exécuter , ce qui montre que cela arriva avant la
grande persécution de Dioclétien . Le pontife dés
temples de Jupiter et de Mercure dénonça Firmin
comme l'ennemi implacable des dieux .
Le préfet ordonna qu'on s'assurât de sa personne.
Firmin , en ayant eu avis , alla se présenter le lende
main devant le tribunal du tyran , pour y annoncer
Jésus-Christ . On tâcha en vain de l'intimider par
menaces , et de le gagner par promesses , artifices
ordinaires aux persécuteurs. Cependant le juge , qui
savait l'estime que tout le peuple avait conçue de
Firmin , à cause de ses miracles , n'osa le faire tour
menter publiquement. Il l'envoya en prison , et lui
fit couper secrètement la tête le 25 de septembre ,
jour auquel il est honoré. Le sénateur Faustin ou
Faustinien , qu'il avait converti à la foi , le fit enter
220 LE CHRISTIANISME

rer. Ce magistrat avait tant de vénération pour la


mémoire de ce saint évêque , qu'il voulut que son
tils portât le même nom . C'est saint Firmin , sur
nommé le confesseur, qui fut aussi évêque d'Amiens ,
et célèbre par ses miracles . Ce dernier fit bâtir une
église dédiée à la sainte Vierge , et connue aujour
d'hui sous le nom de Saint -Acheul.
La persécution s'étendit jusque dans l'Armorique,
et couronna à Nantes deux illustres martyrs , Dona
tien et Rogatien . Ils étaient frères , et fort distingués
par la noblesse de leur naissance. Douatien , le plus
jeune , s'était soumis le premier au joug de la foi ,
et avait été régénéré dans les eaux du baptème. Il
joignait à la fleur de la jeunesse la maturité de l'âge
le plus avancé , faisant autant d'honneur à la reli
gion par la régularité de sa conduite , que par la no
blesse des sentiments qu'elle lui inspirait. Le feu de
la persécution ne servit qu'à allumer son zèle pour
le salut de ses concitoyens , et il en recueillit bientôt
le fruit qu'il estimait le plus . Rogatien ·, son frère
aîné , gagné par ses exemples encore plus que par ses
discours , devint sa conquête , ou plutôt celle de Jé
sus-Christ ; et comme en embrassant la foi le néo
phyte s'attendait d'en être dans peu de jours l'heu
reuse victime , il pria son frère de le faire baptiser
au plus tôt , afin que l'heure du combat le trouvât
déjà soldat de Jésus-Christ . Mais la persécution avait
DANS LES GAULES . 221

obligé l'évêque de Nantes de sortir de la ville , et


Donatien ne jugea pas à propos d'administrer ce sa·
crement à son frère , soit qu'il ne crût pas le danger
si pressant , ou qu'il fût persuadé que le martyre y
suppléerait assez .
La joie que les deux frères curent de souffrir pour
Jésus-Christ , fut tempérée par le regret qu'avait
Rogatien de n'avoir pas reçu le baptême. Il pria son
frère d'y suppléer en quelque manière , en lui don
nant le baiser de paix , comme les fidèles se le don
naient souvent alors . Donatien le consola , et fit pour
lui cette prière : « Seigneur Jésus , auprès de qui
les désirs ont le mérite de l'action , parce que la
volonté suffit là où manque le pouvoir , et qu'en
nous accordant la liberté de choisir , vous vous êtes
réservé à vous seul le pouvoir d'exécuter , faites
qu'une foi pure tienne lieu du baptême à votre ser-
viteur Rogatien , et s'il arrive que nous soyons de
main mis à mort , que l'effusion de son sang soit
pour lui le sacrement de l'onction sainte . » Ils pas
sèrent le reste de la nuit en oraison , pour se prépa
rer au combat : le lendemain fut en effet le jour de
leur triomphe .
Le juge , ayant pris séance sur son tribunal , les
fit de nouveau comparaître , et leur dit : « Je com
mence par vous parler avec l'indignation que vous
méritez car ce serait trahir le devoir de ma charge,
222 LE CHRISTIANISME

que de vous traiter avec douceur , vous qui méprisez


notre religion par ignorance , ou ce qui est encore
1
plus criminel , qui , la connaissant , la foulez aux
pieds . » Les deux confesseurs répondirent : « Votre
science est pire que la folie de l'ignorance ; puis
qu'elle vous rend aussi insensible et aussi aveugle
que les dieux de métal que vous adorez . Achevez 1
notre couronne , nous voici prêts à souffrir pour
Jésus-Christ les tourments que l'ingénieuse cruauté
de vos bourreaux pourra inventer. Nous ne perdons
pas la vie , en la donnant à Celui dont nous l'avons
reçue ; il nous la rendra avec usure dans la gloire . »
Le juge les fit monter sur le chevalet , et les con
damna ensuite à avoir la tête tranchée . Les bour
reaux ne s'en tinrent pas aux termes de la sentence ;
mais , pour plaire au tyran , ils percèrent de leurs
lances la tête aux deux martyrs , avant que de la leur
couper . La ville de Nantes honore ces saints comme
ses patrons .
Le martyre de saint Victor de Marseille , durant
la même persécution, fut encore plus éclatant et plus
glorieux à la religion . Marseille était depuis plusieurs
siècles une ville des plus célèbres des Gaules par
la richesse des habitants , la beauté des édifices et
le concours des étrangers , que le commerce et l'étude
des lettres y attiraient . C'était comme un second siège
de la puissance et de la superstition romaine . Cicéron
DANS LES GAULES . 223

la nomme la sœur de Rome , et donne les plus grands


éloges à la sagesse de son gouvernement . Une ville
si riche et si attachée à l'idolâtrie ne pouvait goûter
le culte d'un Dieu pauvre , et faisait une guerre
cruelle à ses adorateurs . Maximien s'étant mis en
marche pour se rendre à Marseille , la persécution
redoubla au seul bruit de son arrivée . Comme on
était persuadé qu'on ne pouvait mieux lui faire sa
cour qu'en versant le sang des chrétiens , on en fit
couler des ruisseaux . Les fidèles étaient traînés impi
toyablement par leurs propres concitoyens ; et
après qu'on leur avait fait souffrir les plus horribles
tortures , ils étaient égorgés par troupes , comme de
vils animaux , sans compassion , ni pour l'âge le
plus tendre , ni pour le sexe le plus faible .
Saint Victor fut le plus illustre de tous ces mar
tyrs . C'était un homme de guerre distingué par sa
noblesse et sa bravoure , et plus encore par la fer
meté et l'intrépidité de sa foi . Quand un militaire
est véritablement à Dieu , il porte souvent plus loin
l'héroïsme de la vertu , qu'on ne le fait quelquefois
dans le cloître et dans le sanctuaire. Victor s'appli
qua à rassurer les fidèles , que l'arrivée de Maximien
à Marseille avait consternés .
Ce brave guerrier visitait toutes les nuits le camp
des soldats de Jésus-Christ pour les disposer au
combat , et leur inspirer le mépris d'une mort pas
291 LE CARISTIANISME

sagère , par le désir d'une vie qui ne finit jamais .


Il fut surpris dans les exercices de son zèle , et con
duit au tribunal des préfets .
Comme il s'agissait d'un homme de qualité , les
préfets crurent devoir renvoyer la connaissance de
cette cause à l'empereur , qui venait d'arriver à Mar
seille . C'était une fête pour Maximieu ; il fit aussitôt
comparaître Victor devant lui , et l'on employa de
nouveau promesses et menaces pour l'engager à sa
critier aux dieux . Mais le saint martyr, animé par
les menaces mêmes , confondit le tyran et ses ofti
ciers , en démontrant la vanité des idoles et la di
vinité de Jésus- Christ.
Alors Maximien , jugeant qu'un guerrier serait
plus sensible à l'ignominie qu'à la douleur , le con
damna à être traîné par les rues , les pieds et les
mains liées , comme s'il eut voulu que ce saint martyr
consacrât par son sang cette ville, dont il devait être
le patron. La populace, qui accourut à ce spectacle ,
s'efforçait d'augmenter ses souffrances , en le char
geant de coups ou d'injures . Après ce premier tour
ment , Victor, déchiré et ensanglanté , fut reconduit
au tribunal des préfets . Là on mit en usage tous les
artifices de l'éloquence et de la sagesse mondaine ,
pour lui faire abjurer la Foi . On lui représenta que
c'était une insigne folie de perdre l'amitié des dieux
et des empereurs , de renoncer à tous les plaisirs de
DANS LES GAULES . 223

la vie et aux honneurs du monde , de souffrir les


plus grands tourments , de s'arracher à ses amis et
à la vie même , pour des biens qu'il n'avait jamais
vus ni goûtés ; qu'il était plus raisonnable de re
noncer à celui qui , après avoir été pauvre pendant
toute sa vie , avait montré en mourant quelle était
sa faiblesse . On ajouta que s'il persistait dans son
opiniâtreté , on l'enverrait dans la gloire de son
Christ par le même chemin qu'il y était allé .
Victor , que son zèle rendait éloquent , fit alors
l'apologie de sa conduite et de sa foi avec une liberté
et une noblesse dignes d'un guerrier , ou plutôt d'un
soldat de Jésus-Christ . « Si l'on m'accuse , dit- il ,
d'être l'ennemi de César et de l'Etat , je déclare que
je n'ai jamais rien fait contre le service de l'un ni
de l'autre ; au contraire, j'ai toujours combattu pour
la gloire de l'empire , et j'offre tous les jours un sa
crifice et j'immole des victimes spirituelles pour le
salut de l'empereur et de la république. » Il y a
apparence que le saint martyr parle ici du sacritics
de la messe , et cet endroit est remarquable , pour
montrer que dès lors on célébrait tous les jours les
saints mystères . « Pour la folie qu'on me reproche ,
ajouta-t-il , il est aisé de m'en justifier. On doit
plutôt regarder comme un insensé celui qui s'attache
tellement à un moindre bien , qu'il le préfère à un
bien cent fois plus excellent ; surtout si l'on ne peut
226 LE CHRISTIANISME

ni obtenir ce moindre bien quand on le souhaite , ni


le posséder sans crainte, ni le conserver long-temps,
quelque soin qu'on puisse se donner ; tandis qu'au
contraire on peut acquérir ce centuple dès qu'on le
veut , qu'on en jouit sans inquiétude , et qu'on est
sûr de ne le perdre jamais . Or la faveur du prince ,
les plaisirs , les richesses , les honneurs , la santé et
la vie même ; tout le monde sait que nous ne les
obtenons pas quand nous le voulons , que nous ne
les possédons qu'avec inquiétude , et que nous ne
pouvons en jouir long-temps . Il faut donc leur pré
férer les joies ineffables de la vie éternelle , et la
jouissance du Créateur qu'on possède dès qu'on l'ai
me , et avec qui , en le possédant , on possède tous
les autres biens.... Quant aux tourments dont on
me menace , ils ne peuvent m'effrayer. Des supplices
qui éteignent les feux éternels , sont plutôt des dé
lices que des supplices . »
Victor fit sentir ensuite l'impiéte et le ridicule des
superstitions païennes.
Le saint martyr ajouta , par contraste à ces fausses
divinités , un magnifique éloge de la charité et de la
grandeur de Jésus-Christ. « Oh , que la pauvreté que
vous lui reprochez est riche ! quand il a voulu , elle
a nourri cinq mille hommes avec cinq pains. Oh ,
que sa faiblesse a de force ! elle a guéri toutes les
infirmités des siens . Que l'ignominie de sa mort est
DANS LES GAULES . 227

glorieuse ! elle qui a vivifié tant de morts... Quoi


de plus saint que sa vie , de plus conforme à la
droite raison que sa doctrine , de plus avantageux
que ses promesses . de plus terrible que ses me
naces ?.... C'est pourquoi , illustres magistrats , dé
faites-vous d'une aveugle prévention , et ne vous
avilissez pas jusqu'à adorer d'infâmes démons .……… ..
Obéissez plutôt à ce Créateur si puissant , si saint ,
si juste , si bon ; obéissez à ce Dieu qui veut être
votre ami son humilité vous élèvera , sa pauvreté
vous enrichira , sa mort vous vivifiera . »
Les juges , manquant de raisons pour réfuter une
harangue dictée par l'esprit de force et de vérité ,
n'y répondirent que par des menaces .
Ne pouvant s'accorder sur le genre des supplices ,
ils prirent querelle entre eux , et Eutyque se retira.
Astère , qui demeura chargé de l'exécution , fit d'a
bord attacher Victor sur le chevalet , et le fit tour
menter long-temps . Pendant cette cruelle torture ,
le saint martyr tenait les yeux attachés au ciel pour
demander à Dieu la patience . Jésus-Christ lui ap
parut tenant sa croix , et lui dit : Victor, la paix
soit avec vous ; je suis Jésus qui souffre dans mes
saints ; prenez courage ; je suis votre soutien dans
le combat , et je serai votre rénumérateur après la
victoire . Ces consolantes paroles , et la vue de la
croix , l'instrument du supplice et du triomphe du
228 LE CHRISTIANISME

Seigneur, firent couler un torrent de joie dans l'âme


de Victor, et lui ôtèrent tout sentiment de douleur. 1
**
Les bourreaux se lassant donc inutilement , on le H
reconduisit en prison , où il fut mis à la garde de
trois soldats , Alexandre , Longin et Félicien. Sur le
minuit , Jésus-Christ l'envoya visiter par ses anges ,
et tout le cachot fut rempli d'une lumière plus écla
tante que celle du jour. Les gardes , à la vue de ce
miracle , se jetèrent aux pieds de leur prisonnier ,
et demandèrent le baptême qu'il leur fit administrer
cette même nuit , après les avoir instruits autant que
le temps pouvait le permettre. Il n'y a qu'une reli
gion divine , qu'on puisse ainsi persuader dans les
fers .
Maximien , ayant appris la conversion des trois
soldats , ordonna qu'on appliquât de nouveau Victor
à la torture , et qu'on fit mourir les soldats , s'ils
n'adoraient les dieux . Les licteurs les traînèrent tous
quatre au tribunal des juges . Les trois soldats con
fessèrent la Foi aussi généreusement que Victor
l'avait espéré ; et aussitôt ils eurent la tête tranchée
selon l'ordre de l'empereur. Pour Victor , il fut de
nouveau frappé à coups de bâton et de nerfs de bœuf,
et ensuite reconduit en prison . Trois jours après ,
Maximien voulut qu'on le lui amenât , et , comme il
se flattait encore de venir à bout de sa constance ,
après avoir renouvelé les plus terribles menaces , il
DANS LES GAULES . 229

fit apporter en sa présence un autel , et dit à Victor :


« Offre de l'encens à Jupiter, et sois de nos amis . »
Victor , s'étant approché comme pour sacrifier, ren
versa d'un coup de pied l'autel soutenu des mains
du prêtre. Le tyran lui fit aussitôt couper le pied ,
et ordonna que le saint martyr fût écrasé sous une
meule de moulin à bras . On exécuta la sentence à
l'instant ; mais Victor respirait encore , lorsque la
machine se cassa. Pour l'achever , on lui coupa la
tête , et l'on entendit aussitôt une voix du ciel , qui
dit : Vous avez vaincu , Victor, vous avez vaincu .
Maximien fit jeter les corps des martyrs à la mer ,
mais les flots les repoussèrent sur le rivage ; et les
chrétiens les ensevelirent en une grotte creusée dans
le roc , où le Seigneur manifesta la gloire de ces
saints par un grand nombre de miracles : la cons
tance de Victor en était déjà un bien éclatant .
Bien d'autres généreux martyrs scellèrent glorieu
sement leur foi de leur sang. Les noms de Férréol à
Vienne , de Julien à Brioude , de Vincent à Agen ,
de Genès à Arles , de Baudèle à Nîmes , de Reine à
Autun , d'Antonin à Pamiers , et mille autres non
moins dignes de vénération , firent la gloire des
églises naissantes et préparèrent à la religion de nou
velles conquêtes .
Cependant le règne de Constantin approchait ;
Constance Chlore son père, qui gouvernait les Gau
230 LE CHRISTIANISME

les , connaissait trop l'innocence des Chrétiens pour


se résoudre à en verser le sang. Il se contenta de
laisser abattre les temples matériels qu'on pouvait
rétablir, et il conserva , dit Lactance , les temples
vivants du Seigneur, c'est-à-dire les fidèles . Sur quoi
l'on rapporte un trait qui ne lui fit pas moins d'hon
neur qu'à la religion .
Ce prince avait un grand nombre de chrétiens
dans son palais , et parmi les officiers de sa maison.
Aussitôt qu'il eut reçu l'édit de Dioclétien , il les
assembla , et leur déclara qu'il fallait qu'ils sacri
fiassent aux dieux , ou qu'ils renonçassent à son
amitié et aux charges qui les attachaient à sa per
sonne . Une pareille proposition , de la part de celui
qui avait paru jusqu'alors si favorable à la religion ,
fut un coup de foudre pour les chrétiens. Ils en fu
rent consternés ; mais tous n'en furent pas abattus.
Ayant délibéré sur le parti qu'ils avaient à prendre ,
les uns protestèrent qu'ils aimaient mieux sacrifier
leurs biens et leur vie même que de perdre la Foi ;
les autres , plus faibles et suivant le génie des cour
tisans , lui déclarèrent que , pour conserver sa faveur
et lés places dont il les avait honorés , ils étaient
prêts d'offrir des victimes aux dieux . Alors Cons
tance , découvrant ses véritables sentiments , combla
d'éloges la généreuse fermeté des uns , et blâma avec
de vifs reproches la lâche et criminelle complaisance
DANS LES GAULES. 231

des autres . « Comment , disait-il , pourront-ils gar


der à l'empereur une fidélité inviolable , puisqu'ils
se montrent traîtres et perfides à l'égard de leur
Dieu ? » C'est pourquoi il les chassa de son palais
comme indignes d'être à son service . Mais pour ceux
qu'il avait trouvés prêts à renoncer à tout , plutôt
qu'à leur Foi , il les regarda comme ses plus fidèles
serviteurs , leur conserva leurs charges , en composa
ses gardes , et les honora toujours dans la suite de
son affection er de sa confiance .
Les deux tyrans , si long-temps fléaux de l'univers
et qui s'étaient engraissés du sang des chrétiens ,
Dioclétien et Maximien , cessèrent enfin d'être em
pereurs. Maximien , qui avait rendu les Gaules spec
tatrices et victimes de ses fureurs , y périt miséra
blement, et se pendit lui-même à Marseille : Dieu
ayant voulu qu'il reçût la juste punition de ses crimes
dans une ville où il avait fait couler tant de sang
innocent .
Avec Constantin , le calme fut rendu à l'Eglise .
Devenu chrétien , il fit paraître de concert avec Lici
nius un édit pour laisser aux disciples de Jésus
Christ le libre exercice de leur, religion . Dioclétien ,
apprenant le triomphe du christianisme , s'aban
donna au désespoir ; ce vieillard cruel et sanguinaire
versait des larmes , se roulait par terre , et se laissa
dans son désespoir mourir de faim . Maximien , qui
232 LE CHRISTIANISME

partageait l'empire avec Licinius et Constantin , et


qui s'était aussi montré l'ennemi acharné du Christ
· et de ses adorateurs , avala du poison et expira au WM
milieu d'indicibles douleurs .
C'est ainsi , qu'après tant de persécutions , la paix
fut donnée à l'Eglise universelle par le zèle et l'au C
torité de Constantin . Ce grand prince , au comble de
la gloire et vainqueur de tous ses eunemis , ne s'es S
tima heureux et glorieux qu'autant qu'il put consa t

crer à Jésus-Christ les fruits de ses conquêtes et lui


gagner des adorateurs .
Alors commença une nouvelle ère pour le chris
tianisme dans les Gaules. La religion si long-temps
proscrite put se produire au dehors , et l'on vit les
fruits immenses qui lui avaient fait naître deux siècles
de persécution . En 514, se réunit le premier concile
d'Arles ; il s'y trouva des évêques de toutes les pro
vinces de l'Occident soumises à l'empire de Cons
tantin , de l'Italie , de la Sicile , de l'Afrique , de la
Gaule , de l'Espagne et de la Bretage . Le premier
acte du concile fut la condamnation de l'hérésie des
Donatistes , puis les Pères firent des règlements par
ticuliers pour la discipline . Par respect pour le saint
siége , les évêques ne voulurent publier ces canons
qu'avec son approbation et sous son autorité. Ils les
envoyèrent au pape saint Sylvestre , afin qu'il les pu
bliât lui-même.
DANS LES GAULES . 233

« Plût à Dieu , lui écrivirent-ils , que vous eussiez


fait en sorte d'être présent à ce grand spectacle ! leur
condamnation aurait été plus sévère , et notre as
semblée aurait goûté une joie plus sensible en vous
voyant juger avec nous . Mais vous n'avez pu quitter
ces lieux où les apôtres ne cessent de présider, et où
leur sang rend un témoignage éclatant à la gloire du
Seigneur. Cependant nous n'avons pas cru devoir
traiter seulement des affaires pour lesquelles nous
avions été convoqués ; nous avons jugé que nous de
vions aussi pourvoir aux besoins de nos provinces .
C'est pourquoi nous avons fait divers règlements en
présence du Saint-Esprit et de ses anges ; mais il nous
a paru que c'était principalement à vous , qui avez
une autorité plus étendue , de les faire connaître à
tous les fidèles . »
Bientôt de nouvelles persécutions vinrent éprou
ver la foi triomphante dans les Gaules . L'arianisme
trouva un protecteur dans Constance , successeur de
Constantin . Hilaire de Poitiers , la gloire de l'Eglise
des Gaules , fut suscité de Dieu pour être l'Athanase
de l'Occident. Né à Poitiers , d'une des premières
familles de cette ville , il s'appliqua de bonne heure
à l'éloquence et à la philosophie .
La droiture de son cœur et la pénétration de son
esprit lui firent bientôt reconnaître les fables de la
théologie païenne .
20
234 LE CHRISTIANISME

« Comme je cherchais , dit-il , en quoi consiste le


bonheur de l'homme , je jugeai que ce ne pouvait
être dans les deux choses que les hommes estiment
communément le plus : le repos et l'opulence , parce
que ce bonheur peut nous être commun avec les
bêtes.
» Mon esprit conçut donc une vive ardeur de con
naître ce Dieu à qui il se devait tout entier, et en la
bonté duquel il pût , comme dans un port assuré , se
reposer au milieu des tempêtes de cette vie .
>> Plein de ces pensées , je tombai sur les livres
que la religion des Hébreux enseigne par tradition
avoir été composés par Moïse et par les prophètes ,
et j'y lus avec admiration ces paroles si propres à
nous donner l'idée de l'incompréhensibilité de Dieu :
Je suis celui qui suis , celui qui est m'a envoyé vers
vous.... et cet autre endroit : il tient le ciel dans sa
main , et il y renferme la terre . » Hilaire ajoute que
la lecture des Evangiles , et surtout le commencement
de celui de saint Jean , acheva de lui donner la con
naissance de Dieu et de son Fils ; qu'il embrassa avec
joie la doctrine de ce mystère , et qu'il fut appelé
par la foi à une nouvelle connaissance .
Hilaire , ainsi détrompé des erreurs du monde , le
fut bientôt de ses vanités ; il trouvait dans les saintes
Ecritures une manne cachée , qui lui fit perdre le
goût des études profanes et des délices du siècle.
DANS LES GAULES . 235

Après la mort de saint Maixent , évêque de Poi


tiers , les vertus et les talents d'Hilaire ne permirent
pas au clergé et au peuple de cette ville de délibérer
sur le choix du successeur . Son mérite réunit toutes
les voix , et il fut élu évêque d'un consentement
unanime vers l'an 353. Il parut bientôt que la Pro
vidence l'avait élevé à cette dignité pour l'opposer
comme un mur d'airain à tous les efforts de l'héré
sie . Son zèle était vif, mais sage ; plein de charité ,
mais ferme et intrépide ; facile à se prêter aux voies
légitimes de conciliation , mais inflexible pour celles
qui intéressaient la vérité . Par sa science et sa vertu ,
il opposa une digue puissante aux progrès de l'aria
nisme ; et sa fermeté invincible dans l'orthodoxie lui
valut les honneurs d'un exil qu'il illustra par la pu
blication d'ouvrages qui font honneur à sa sagesse et
à son courage .
Bientôt il fut puissamment secondé par saint Mar
tin , évêque de Tours . Martin était né en Pannonie ,
sur les confins de l'Autriche et de la Hongrie , de
parents idolâtres . Il fut élevé à Pavie, en Italie, dans
les superstitions du paganisme. Mais la grace divine
avait si favorablement prévenu cette belle âme , qu'à
l'âge de dix ans il s'enfuit à l'église des chrétiens ,
et se fit mettre au nombre des cathécumènes . Après
cette démarche , il ne respirait que la retraite . lors
que l'emperenr ayant donné ordre d'enrôler les en
236 LE CHRISTIANISME
fants des vétérans , il fut découvert par son propre
père, qui était parvenu à la charge de tribun . Martin
fut donc contraint de prêter le serment de la milice ,
et de suivre malgré ses inclinations le parti des ar
mes. Il servit en Gaule dans la cavalerie sous Cons
tantin , sous les empereurs ses enfants et sous Julien .
Ammé de ses officiers et de ses compagnons , il n'eut
d'autres ennemis que ceux de l'état . Il se distingua
surtout par un tendre amour pour les pauvres : il ne
pouvait rien leur refuser , et tout ce qui lui restait
de sa solde , il le leur distribuait.
Après vingt-quatre ans de service , il demanda son
congé , vint se mettre sous la discipline de saint
Hilaire , et devint célèbre par ses vertus et ses mira
cles , et fut dans la suite nommé évêque de Tours .
Ce grand saint et son digne maitre traversèrent une
époque difficile pour l'Eglise . Julien , arrivé à l'em
pire , apostasia publiquement la religion chrétienne
et releva les temples de l'idolatrie . Quoique ce prince
affectât beaucoup de philosophie , il y eut cependant
des martyrs durant son court règne , et l'Eglise des
Gaules lui fournit de grands exemples de courage et
de fermeté , surtout parmi les guerriers qui étaient
sous les ordres de l'apostat. Le calme ne tarda pas à
reparaître après sa mort ; et, malgré quelques tra
verses inséparables du mouvement des choses hu
maines , l'Eglise des Gaules prit beaucoup de déve
DANS LES GAULES . 237

loppement , et eut plutôt , jusqu'à la fin du règne de


Théodose, à combattre les hérésies qu'à lutter contre
le paganisme expirant.
Cependant l'empire des Francs s'étendait et s'affer
missait tous les jours jusque dans l'intérieur des
Gaules . Les catholiques s'applaudissaient d'être sous
leur domination ; mais ils n'étaient pas sans quelque
inquiétude . Il y avait à craindre qu'une nation si
puissante , demeurant attachée à l'idolatrie , ne fit la
guerre aux ennemis de ses dieux , quand elle aurait
dompté les siens propres . Aussi , à l'exemple de la
pieuse reine Clotilde , on faisait dans tout le royaume
de Clovis les vœux les plus ardents pour sa conver
sion . Ils furent enfin exaucés par Celui qui tient en sa
main le cœur des rois , et la divine Providence voulut
que la conversion de ce prince , à laquelle celle de
toute la nation était attachée , se fit par le plus écla
tant miracle ; comme si elle n'eût rien épargné pour
gagner à la religion un peuple auquel elle devait ac
corder tant de faveurs . Voici l'occasion de ce grand
évènement.
Les Allemands , nation belliqueuse de la Germa
nie , à laquelle ils donnèrent leur nom dans la suite ,
passèrent le Rhin l'an 496 , et tombèrent d'abord
sur le royaume de Sigebert , prince français de la
maison de Clovis et qui régnait à Cologne . On pré
voyait assez que ces barbares n'en demeureraient pas
238 LE CHRISTIANISME

là . Aussi Clovis marcha en diligence contre eux ; et ,


après avoir joint Sigebert , il alla à l'ennemi qu'il
trouva dans les fameuses plaines de Tolbiac , aujour
d'hui Zulpich , au duché de Juliers . Il commença le
combat par invoquer ses dieux ; mais ils furent
sourds à sa prière . Sigebert , ayant été d'abord blessé
au genou , ses troupes prirent la fuite , et celles de
Clovis commençaient à plier et à se rompre . Ce dé
sordre redoubla l'ardeur des Allemands , qui se te
naient déjà assurés de la victoire .
Dans cette extrémité , Clovis , se souvenant des le
çons de Clotilde , ou , selon d'autres auteurs , averti
par Aurélien , seigneur gaulois , qui combattait
côtés , leva au ciel ses yeux baignés de larmes , et
dit à haute voix : « Jésus-Christ , vous que Clotilde
assure être le Fils du Dieu vivant , si , comme on le
publie , vous donnez secours aux malheureux , et la
victoire à ceux qui espèrent en vous , j'implore ins
tamment votre assistance . Si vous me faites triom
pher de mes ennemis .... , je croirai en vous , et je
me ferai baptiser en votre nom ; car j'ai invoqué mes
dieux en vain ; il faut bien qu'ils n'aient aucun pou
voir , puisqu'ils ne secourent pas ceux qui les ado
rent. » Le Seigneur avait marqué ce moment pour se
faire connaître à Clovis par ses bienfaits. A peine ce
prince avait- il achevé cette prière , que la victoire
passa tout- à-coup du côté des Francs. Les Allemands
DANS LES GAULES . 239

déjà victorieux prirent la fuite , et presque tous ceux


qui échappaient au carnage se rendirent à discrétion .
On ne peut douter que le Dieu des armées n'eût
combattu pour une victoire si inespérée et si com
plète , et Clovis ne méconnut pas le bras tout- puis
sant à qui il la devait . La connaissance du vrai Dieu
fut le premier et le plus précieux fruit qu'il en re
tira. Il demeura dès lors convaincu de la vérité de
la religion chrétienne . Aussi , après s'être avancé sur
les terres des ennemis , pour leur imposer la loi ,
il repassa en diligence dans les Gaules avec son ar
mée victorieuse , pour accomplir le vœu solennel
qu'il avait fait , et l'an 496 , il reçut solennellement
le baptême à Reims des mains de saint Remi .
Dès lors la religion chrétienne fut définitivement
assise dans le royaume de France , dans ce royaume
chéri de Dieu , qui eut , depuis quatorze siècles , le
bonheur de conserver, malgré tous les orages et toutes
les luttes , le titre glorieux de royaume très-chrétien .

FIN.
TABLE

48701

Introduction ou notice bistorique sur la ville de Dreux. 7


CHAPITRE PREMIER. La citadelle . 13
CHAP. I. L'arrivée. 18
CHAP. III. Visnelda. 25
CHAP. IV. Histoire de Ridna. 46
CHAP. V. Les combats. 74
CHAP. VI. Le voyage. 89
CHAP. VII. Le solitaire. 103
CHAP. VIII. La conversion . --- Le baptême . 114
CHAP. ix. La surprise. 124
CHAP. X. La liberté. 132
Etablissement du christianisme dans les Gaules. 144

FIN DE LA TABLE.

Lille , lyp. L. Lefort. 1832

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