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1
HISTOIRE

DE L'ABOLITION

DE L'ORDRE

DES TEMPLIERS.
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HISTOIRE

DE L'ABOLITION

DE L'ORDRE

DES TEMPLIERS

A PARIS ,

Chez BELIN , Libraire , rue Saint-Jacques.


Se vend à Rouen ,
Chez BESONGNE , Imp.- Libraire , au Palais.

M. DCC. LXXIX.

Avec Approbation & Privilège du Roi.

GIDLOTECA
1.
L

*
PREFACE.

Τουτ
OUT périt , tout finit ici bas :
Dieu feul eft éternel & immua

ble. Les empires , les royaumes ,

les grandes fortunes , tout a fes


révolutions . Mais encore n'ar

rivent - elles , pour l'ordinaire ,


qu'infenfiblement . Elles font pré
vues ou précédées par des acci

dens qui les annoncent. Il n'en a


jamais été de fi prompte & de
fi fubite que la chûte de l'ordre

des Templiers . Un ſeul jour , une


même heure les vit anéantir , &

fut une preuve fatale des fuites

a iij
PREFACE.
vj
terribles que peuvent avoir la

haine & la colere des rois . Ima

ges du fouverain Maître , ils font

quelquefois comme lai fur la


terre , créateurs & deftructeurs.
Tel fut le fort de l'ordre des

chevaliers du Temple , de l'abo


lition duquel nous entreprenons
d'écrire l'hiftoire.

Rien dans le monde de fi brillant ,

au commencement du quatorzié
me fiecle , que cet ordre célebre

répandu dans tous les royaumes


chrétiens. Il étoit alors parvenu

au comble de fa grandeur , &


ce fut le moment où il s'éva

nouit.

Il avoit commencé dès le on

ziéme fiecle. Les fréquens péle

rinages que la piété des fideles


PREFACE. vij

leur faifoit entreprendre pour vi

fiter les faints lieux où s'eft opéré

le grand myftere de notre rédemp


tion , animerent le zele de quel

ques particuliers qui s'unirent pour


en rendre les chemins libres , &
garantir ces dévots voyageurs , des

périls auxquels ils étoient ex


pofés.
Les Croifades furvinrent , &

furent fuivies de conquêtes glo

rieufes , qui en redoublant le nom

bre des pélerins , rendirent plus


néceffaires les fecours de ces bra

ves défenſeurs. C'étoient prefque

tous des François. Ils n'étoient

que huit au commencement . Hu


gues de Payens & Godefroi d'Ad

hemar en étoient les chefs. Ils

firent leurs vœux entre les mains


PREFACE.
viij

du patriarche de Jérufalem , & fe

ſoumirent à la regle des chanoi


nes de S. Auguftin .

Cette petite troupe s'augmenta

bientôt , & le bruit de leur va

leur y attira un grand nombre de


gentilshommes . Tout étoit com
mun entr'eux. Ils ne connoiffoient

ni l'avarice , ni l'ambition , & ils


renouvelloient la conduite & l'u

nion des premiers chrétiens qui


n'avoient qu'un cœur & qu'une
ame.

Les rois de Jérufalem leur don.

nerent pour habitation , un appar

tement dans leur palais , qui étoit


voifin du temple de Salomon . Ils
en prirent le nom de chevaliers

du Temple. Ils étoient d'abord

fans poffeffions ; mais ils ne man


PREFACE. ix

quoient pas pour cela de fubfif

tance. Le roi , le patriarche , les


grands leur fourniffoient abon
damment des vivres & tous leurs
befoins.

En 1128 , le pape Honorius II ,

connoiffant de quelle utilité ils

étoient à la religion , confirma


leur ordre , & leur donna l'habit
& le manteau rouge , fur lef

quels étoit une croix blanche ;

çe qui les autorifa à prendre les

étendards partis de gueule &


d'argent .

Hugues de Payens en fut le


premier grand - maître fes fuc

ceffeurs ne furent pas moins bra

ves que lui , & furent bien plus


habiles.

Leur réputation vola par toute


X PREFACE.

l'Europe. Ils fe fignalerent en Pa

leftine par les plus grands ex


ploits. On ne parloit que de leur

courage , de leur intrépidité &


de leurs vertus.

Bientôt les puînés des plus


grandes maifons , entrerent dans

l'ordre avec empreffement. Tous


les princes chrétiens lui firent des
dons à l'envi. Le roi Baudouin IV

leur fit préfent de la ville de Gaza ,


qui devint le chef d'ordre. On

leur donna dans prefque tous les


royaumes des terres , des fiefs , des

villes mêmes avec tous leurs re

venus. Ils en compoferent des

commanderies que le grand- maî


tre diftribuoit ; ils y firent bâtir

des Eglifes fuperbes , magnifique


ment décorées , & où le fervice
PRÉFACE. xj

divin fe faifoit avec pompe &

majefté.
Ces chevaliers , fi pauvres au

commencement , fi modérés , fi
foumis aux fouverains , fe trouve

rent auffi riches qu'eux , & vou.

lurent aller de pair. Le roi de

France , Louis VII , en écrivant

au grand- maître de Blanquefort ,


le qualifia , par la grace de Dieu ,

fon fucceffeur , Philippe II ,

lui et un legs de 40000 livres "


fomme qui fuffifoit alors pour

le dot de quatre filles de France .

Auffi les grand - maîtres avoient

ils rang de princes dans toutes


les cours .

Dès l'an 1129 , ils sétoient

fouftraits de la jurifdiction du

patriarche de Jérufalem , & s'é.


PREFACE.
xij
toient foumis à celle du pape

Gelafe II , qui faifit avec ardeur

cette occafion d'accroître ſa puif


fance en devenant le fupérieur
d'un ordre fi renommé. Lui &

fes fucceffeurs prodiguerent à l'or **

dre les plus grands priviléges.


Innocent III donna aux Tem

pliers les dîmes de toutes les vil


les & de toutes les terres qu'ils.

poffédoient.
Mais ces richeffes prodinu
fes , cette opulence & nt de
fuccès qui élevoient ¹ordre à un

fi haut degré de gloire , eurent


les fuites funefes que produit or

dinairement une conftante prof

périté. Ils inſpirerent aux grands


maîtres & aux chevaliers , l'or

gueil , qui leur faifoit croire qu'ils


étoient
PREFACE.
xiij
étoient au-deffus du refte des hom
ur
mes ; la volupté , que le bien -être
if
& l'abondance procurent à ceux
ur
qui fe livrent à leurs paffions ;

l'avidité enfin , que rien ne fatif


00
fait , & qui veut toujours accu
ES
muler.
1
A la vérité , ces vices ne les

amollirent pas ; fans doute , parce

que c'étoit leur bravoure & leur

audace qui leur fourniffoient les


2014
del voies de s'aggrandir & d'entrete
nir leur luxe & leurs plaifirs ;

mais ils devinrent la fource des


en
hauteurs & des injuftices qu'ils
Of
commirent fouvent , à l'égard des
TO
rois auprès defquels ils rélidoient ,
même au deſavantage de ces prim
l'or
es. Soutenus des fouverains

b
xiv PRÉFACE

pontifes , ils ne manquoient point

de raiſons pour juſtifier leurs en

trepriſes.
Ils eurent néanmoins peine à

fe laver du reproche qu'on leur

fit d'avoir empêché la converſion


du prince des Affaffins en 1159 ,

fous la grande-maîtriſe d'Eudes de


Saint - Amand.

Ce prince , dont le petit état


confinoit à la terre -fainte , defa

bufé des erreurs de la loi Maho

métane , forma le deffein d'em

braffer la religion chrétienne , &


envoya un député à Amauri , roi

de Jérufalem , pour en concerter


avec lui les moyens : il y mettoit

une condition ; c'étoit que les

Templiers le déchargeroient d'un


PREFACE. XV

tribut
1 de 2000 écus d'or , qu'il

leur payoit. Cette vue n'étoit


peut- être pas trop pure pour un
prince qui vouloit fe faire chré
tien ; mais l'objet étoit fi peu

confidérable , en le comparant à

l'avantage que la religion en re

tireroit , que le roi ne balança


pas à promettre au député l'abo

lition de ce tribut. On dit même

qu'il ſe chargea d'indemnifer l'or

dre. Les Templiers furent indi

gués d'un engagement pris fans


leur participation : ils ne fe fioient

guère aux promeffes du roi , &

la crainte de perdre annuellement

cette fomme qui diminuoit ſi peu


leurs revenus immenfes , les porta
à un crime qui les deshonora &

bij
PREFACE.
xvj

fcandalifa toute l'Europe. Le che


valier Gautier Duménil attendit ,

ou fit attendre l'envoyé , lorſqu'il

s'en retournoit , le fit affaffiner ,


& lui enleva le traité. Peut

être que le grand- maître ne trem

poit point dans une action ſi noire


& fi déteftable ; mais il en fut
foupçonné par le peu de mou

vemens qu'il fe donna pour la

punir ; & le roi ayant fait arrêter


Duménil , l'ordre employa fon
crédit pour le dérober à la juftice

du prince , en reclamant l'auto

rité du pape , fupérieur des Tem


pliers.

L'intelligence dont on les foup

çonna avec les infideles , n'eft pas


moins bien fondée : mais la po
PRÉFACE
xvij
litique & la néceffité purent les

y forcer , pour conferver les pla


ces qu'ils occupoient dans le voi
finage des Sarrazins , & qu'ils

euffent perdues fans ces alliances

criminelles , qui les rendirent auffi


odieux aux princes chrétiens ,

qu'ils leur étoient déja redou


tables.

Leur chef d'ordre étoit à Gaza ,

& ils avoient de grands établiſſe

mens dans le royaume de Jéru

falem & dans les provinces voi

fines ; mais ils éprouverent le fort

de toutes les puiffances que les


croifades y avoient formées. L'é

loignement de l'Occident , le man

que de fecours , & les armées


innombrables des Turcs & des
PREFACE.
xviij

Sarrazins , détruifirent infenfible


ment ces couronnes chancelan

tes de Jérufalem , d'Antioche , de

Tyr , d'Edeffe , & néceſſairement


avec elles l'ordre des Templiers.

Ils furent tous dépouillés de ce

qu'ils poffédoient en Orient.



Acre reftoit encore , ville ma

ritime réputée imprenable , où


tous ces princes s'étoient retirés ,

& où les Templiers occupoient

un des principaux quartiers , qu'ils


avoient extrêmement fortifié . Ils

en furent encore chaffés , auffi


bien que les autres princes chré

tiens , par le foudan d'Egypte ,

qui affiégea cette place en 1291 ,

& qui malgré la plus longue ré


fiftance , l'emporta d'affaut. Le
PREFACE. xix

grand-maître de Beaujeu y fut tué

fur la brêche , après des actions


d'une valeur héroïque.

Les Templiers fe retirerent dans

l'Ile de Chypre , où ils avoient de 1


grands établiſſemens. Ils y élurent

un grand - maître , qui de ce nou

veau chef d'ordre , gouvernoit &


commandoit tous les chevaliers

répandus en Europe. La puiffance


de l'ordre ne fut guère diminuée
par la perte de ce qu'ils poffé

doient en Paleſtine , qui leur coû

toit plus qu'il ne leur produiſoit ,


& ils s'en confolerent par les gran

des poffeffions qu'ils avoient dans

tous les royaumes de l'Europe ,


& fur- tout en France .

De cette ifle néanmoins , ой


5050 PRÉFACE.

ils avoient une marine bien four

nie , ils continuoient de faire vi

vement la guerre aux infideles ,


& ils couvroient les états de la

Grece , & les autres frontieres de

la chrétienté.

HISTOIRE
2
HISTOIRE

DE L'ABOLITION

DE L'ORDRE

DES TEMPLIERS.

LIVRE PREMIER.

L'ORDRE des chevaliers du Tem

ple n'avoit jamais été fi floriíïant qu'au 1304.


I.
commencement du quatorziéme fiecle : Etat des
leur valeur , leur conduite & leurs Templiers.
Dupuis, con
richeffes les faifoient aller de pair avec damnation
des Templiers.
les rois & avec les plus grands ca Vertot Hif
,
toire des che
pitaines. Ils avoient rendu de grands
pliers de S
fervices dans la Palefline à la chré- Jean.
Grutler ,
tienté ; & quoiqu'en 1291 , ils euffent Hiftoire des
B Templierse
A
Hiftoire de l'abolition
été chaffés avec les autres nations
1304. chrétiennes du royaume de Jerufa
lem , leur réputation n'en avoit pas
fouffert , parce qu'il étoit évident
qu'on ne pouvoit leur imputer ce
malheur. Leur bravoure étoit renom
mée , & l'on difoit communément
qu'un feul chevalier du Temple fuf
fifoit pour combattre & pour vaincre
dix Sarrazins.

Leurs richeffes égaloient leur va


leur , elles étoient immenfes. Les rois
les avoient comblés de biens , con
vaincus de leur utilité , & les regar
dant comme le boulevart de la chré

tienté : ils poffédoient jufqu'à neuf


mille commanderies , prefque toutes
dans les royaumes de l'Europe ; car
les chrétiens n'avoient plus en Afie
que les royaumes de Chypre & de la
petite- Arménie. Les Infideles avoient
englouti les petits états que les croi
• fés y avoient établis. De ces neuf mille
commanderies il y en avoit deux mille
en France ; s'avoit été comme le ber
de l'Ordre des Templiers. 3
ceau de l'ordre , non - feulement parce
que la nation l'avoit fondé , mais en- 1304.
core parce que la libéralité des rois ,
s'étoit répandue avec profufion fur les
premiers chevaliers , prefque tous
François. C'étoit une chofe admirable
que la richeffe de leurs bâtimens , la
magnificence de leurs églifes , la pompe
& la régularité obfervée dans le fer
vice divin .
Le grand - maître avoit le rang de
prince. Il s'intituloit par la grace de

Dieu; il avoit une cour plus nombreuſe


& plus belle que celle des fouve
rains ( a ). Deux commandeurs étoient
toujours auprès de lui comme fes af
fiftans ; il régloit avec eux les affaires
de l'ordre , & diftribuoit les com
manderies vacantes . Le grand - ma
réchal étoit comme fon lieutenant

général pour les affaires de la guerre.


Dans chaque royaume il y avoit le
vifiteur général , les grands - prieurs ,
& enfuite les commandeurs .

(a) Tant - pis ! c'étoit un ſcandale.


A ij
4 Hiftoire de l'abolition

On comptoit en France trois grands


1304 prieurés , celui de France , celui de
Normandie , & celui d'Aquitaine .
Le grand-prieur de France réfidoit
à Paris dans un palais fuperbe , qu'on
appelloit , comme on l'appelle encore
aujourd'hui , le Temple. Il étoit fi ma
gnifique , & il y avoit tant de loge
ment , que les rois y alloient quelque
fois loger & tenir leur cour. Son re
venu étoit de dix mille francs , fomme
bien confidérable pour ce fiecle , & qui
fait connoître par le produit que donne

aujourd'hui le grand-prieuré , qu'il faut


qu'on en ait beaucoup retranché , puiſ
qu'il n'y a pas de proportion entre les
deux produits , la découverte des Indes
ayant porté l'or & l'argent beaucoup
au-delà que d'un à fix : le grand-prieuré
ne vaut aujourd'hui que foixante mille
livres par année .
En 1281 , Imbert de Beaujeu étoit
grand - maître de l'ordre. Sa haute naif
fance & fon mérite le rendoient ref
pectable à toute l'Europe , & ces fen
de l'Ordre des Templiers.

timens paffoient à l'ordre même , com


pofé de tout ce qu'il y avoit de gens 1304.

de qualité dans tous les états . Ce


feigneur fe trouva dans Acre , lorfque
cette ville fut affiégée par Melec
Arafa , foudan d'Egypte. C'étoit la
feule place d'importance qui reflât aux
chrétiens dans l'Orient ; il la défendit
avec une valeur incroyable , & elle
ne fut emportée qu'après que Beaujeu
eût été tué fur la breche.

Chaffés , auffi- bien que les cheva


liers de Saint - Jean , du royaume de

Jérufalem , ils fe retirerent les uns &


·les autres en Chypre , où ils avoient
de grands établiſſemens. On y donna
pour fucceffeur à Beaujeu le chevalier
Roger l'hiftoire ne nous a pas con
fervé le nom de fa maiſon ; mais elle
3 fait une grande mention de fes exploits.
Après lui vint Jean de Gaudin , qui
étoit encore grand - maître en 1304.
Roger avoit établi le chef- d'ordre à
Ninove , ville de Chypre , qui appar
tenoit à l'ordre.

A iij
B Hiftoire de l'abolition

Les grands talens de ces chevaliers


1304.
& des qualités fi brillantes , étoient
II.
Vices des balancés , peut - être même furpaffés
Templiers.
Les par des grands vices. Ils avoient un
mêmes.
orgueil infupportable , une inſatiable
avidité , & ils vivoient dans un luxe pro
digieux. Leur orgueil les commettoit
fouvent avec les rois , auxquels ils
ofoient réfifter , & même leur faire la
guerre. Leur avidité leur faifoit amaſ
fer des richeffes très-fouvent avec in

juftice : enfin , leur opulence les avoit


conduits aux délices , aux voluptés qui
en font la fuite , à la débauche même .
Ils avoient une table fomptueufe , &
depuis long - tems le proverbe qui
fubfifte , étoit déja en vogue : boire
comme un Templier. C'étoit donc un
contrafte étrange que la plus héroïque
valeur dans les combats , avec la vie
III. la plus efféminée dans leurs maifons.
Ils mécon Ils étoient redoutés de tous les
tentent le roi
de France. fouverains , qui n'ofoient même fe ref
Abrégéchron. fentir des injures qu'ils en recevoient ;
Dupuis.
Grutler. leur audace ou leur imprudence les
de l'Ordre des Templiers. 7

porta à ne pas ménager le roi de France ,


dont le caractere n'étoit pas de fouffrir 1304.
impunément les outrages . C'étoit Phi
lippe IV, furnommé le Bel , à caufe
de fon incomparable beauté , qualité
qui étoit l'un de fes moindres avan
tages. C'étoit un prince qui avoit in
finiment d'efprit , un jugement folide ,
bien inftruit des affaires , grand capi
taine , & plus puiffant qu'aucun de
fes prédéceffeurs ; ayant uni à fes états
par fon mariage avec Jeanne d'Evreux ,
ceux dont elle étoit héritiere , la Na
varre , les Comtés de Champagne &

de Brie , & beaucoup de grandes


terres que poffédoit en France la
maifon d'Evreux .

Outre ces qualités , qui font les


grands rois , Philippe jaloux des droits
de fa couronne , les portoit au plus
haut degré. Ferme à les foutenir , fier ,
hardi , bravant les plus grands dangers,
il connoiffoit l'étendue de fa puif
fance , & n'y mettoit prefque point
de bornes. La guerre , où il s'étoit
+ A iv
8 riiftoire de l'abolition

engagé avec les Flamands , nation


1304. opiniâtre & indomptable , l'avoit obligé
de mettre fur fon peuple de nouveaux
impôts , qui l'en avoient fait moins
aimer , mais que la crainte avoit fait
fupporter prefque fans murmure.
Les différens de ce prince avec le
pape Boniface VIII , fignalerent fon
courage & fa fermeté ; les chofes y
furent portées de part & d'autre aux
plus grands excès , & la violence auffi
bien que le bon droit firent triompher
le roi de ce pontife injufte & implacable.
Le pape ne manquoit pas de partifans ,
entre lefquels les chevaliers du Temple
fe diftinguerent affez imprudemment :
à la vérité l'ordre - relevant] du faint
fiege , étant fous fa protection & dans
ſa dépendance , & ayant fans ceffe des
graces à en obtenir , il n'étoit pas na
turel qu'ils imitaffent ce clergé de
France , qui s'étoit déclaré hautement
pour fon roi ; au lieu que l'ordre
étant répandu dans tous les états de
l'Europe , les chevaliers devoient plus

༢་
de l'Ordre des Templiers. 9

ménager le fouverain pontife ; mais il


ne falloit pas qu'ils fe déclaratient 1304.
ouvertement pour lui. Sans obſerver
cette politique , non - feulement ils pa
rurent dans fes intérêts , ils lui four
nirent encore de l'argent ; & l'un d'en
tr'eux qui étoit tréforier de l'épargne ,
avança de fa caiffe au pape une fomme
confidérable .
Tout cela fe fit en fecret ; mais tout IV.
Le roi don
tranfpire à la cour d'un roi habile , ne atteinte à
vigilant & défiant. Philippe en fut in- leurs privilé
ges.
formé . Irrité au dernier point , il Mezerai.
chercha les occafions de s'en venger.

Il s'en préfenta bientôt une , où il


paffa peut - être au - delà des bornes
de la justice .
Le pape Boniface étant mort , &
felon les conjectures de l'affront que
lui avoient fait Colone & Nogaret ,
ferviteurs du roi , il eut pour fuccef
feur Benoît XI , qui n'entrant point
dans les projets chimériques de fon
prédéceffeur , ne penfa qu'à rétablir
l'intelligence entre la France & le faint
10 Hiftoire de l'abolition

fiége , en accordant au roi une dé


1304.
cime fur les biens eccléfiaftiques de fon
royaume. Selon les priviléges de l'or
dre des Templiers , ils étoient exempts
de cette impofition ( a) . Le roi com
mença de donner des marques de fon
reffentiment contr'eux , en faifant com

prendre dans les rôles , toutes leurs


commanderies. Ils firent en vain leurs
repréſentations , leurs fermiers furent
obligés de payer. Tout l'ordre en fut
troublé & fcandalifé ; il en conferva
dans le cœur une haine fecrete contre
le roi , d'autant plus violente , qu'il
la fallut étouffer.
V. L'occaſion ſe préſenta bientôt de
dansSédition
Paris où faire connoître l'indifpofition où ils
lesTempliers étoient contre le roi & leur mauvaiſe
furent impli
qués. volonté. Quoiqu'en France tout l'or
Mezerai.
Dupuis. dre partageât ces fentimens , ce ne fut
Grutler.
Mariana , re. qu'à Paris qu'ils éclaterent avec autant
rum Hifp.

(a) Toutes ces exemptions font injuftes : vous


êtes dans l'état ; ou fupportez les charges publi
ques , ou renoncez aux avantages de la fociété.
de l'Ordre des Templiers. II

de témérité que peu de conduite.


Les finances du roi étant épuifées , 1304.
à caufe de la grande dépenfe qu'il lui
avoit fallu faire pour la guerre de
Flandre , il eut recours à un moyen

qui eft toujours fatal aux états , &


dont le bénéfice préfent pour le prince ,

eft fuivi pour les peuples d'un defa


vantage très - difficile à réparer. Ce fut
une refonte d'efpeces qui commence
toujours par une diminution , & finit
par une augmentation au profit du
prince fur les nouvelles efpeces , d'un
poids & d'un titre inférieurs aux an
ciennes.

Le peuple , fur qui toute la perte


tomboit , fe plaignoit hautement , &
refufoit de porter fon argent à la Mon
noie. Les Templiers en furent encore
plus indignés & plus irrités. Ils avoient
de grandes fommes , étant les plus ri
ches particuliers de la France ; leur
avarice leur fit regarder cet événement
comme un des plus grands malheurs
qui leur pût arriver. Ils parlerent info
12 Hiftoire de l'abolition

lemment. Le peuple s'attroupa , & ils


1304. jetterent dans la foule des paroles of
fenfantes contre le prince. Elles enhar
dirent la populace , qui courut aux
armes , & voulut par la violence empê
cher l'exécution de l'édit.
On ne dit pas que les chevaliers
fe foient mêlés précisément à cette
émeute ; mais il eft fûr que deux
hommes qui avoient été de l'ordre ,
& qui en portoient encore l'habit ,
fe mirent à fa tête , & l'encouragerent

à pouffer la fédition , pour forcer le


roi à révoquer fon édit.
De ces deux hommes , l'un étoit
François & l'autre Italien ; le nom du
· premier eft ignoré , mais il avoit été
prieur de Monfaucon en Querci ; il
avoit été convaincu d'héréfie , & de
mener une vie infame ; en forte que
le grand - maître , peut - être étoit - ce
Roger , lui ayant fait faire fon procès ,
l'avoit dégradé de l'ordre , & condamné
à une prifon perpétuelle. L'Italien s'ap
pelloit Noffrodei , & étoit Florentin ;
de l'Ordre des Templiers. 13
il n'avoit point de dignité dans l'or
dre , où il n'étoit que fimple cheva- 1305
lier : étant venu à Paris , il y avoit
été repris de juftice , & condamné par
le prévôt de Paris , à des peines rigou
reufes ; ce qui avoit obligé le chapitre
général à le dégrader auffi , & à le
chaffer de l'ordre . Ils s'étoient tous
deux dérobés au châtiment par la
fuite , & ils erroient dans les provin
ces , également choqués de l'édit ,
peut-être pour ce qu'il leur faifoit per
dre à eux-mêmes . Ils fe joignirent aux
mutins ; du caractere dont ils étoient ,
il n'étoit pas nécellaire qu'ils euffent
des raifons pour entrer dans la fédi
tion ; l'efpérance du pillage & de pro
fiter du trouble fuffifoit pour leur y

faire prendre part. Ils fe mirent donc


à la tête des rebelles , & les exciterent
à s'oppofer , même par les armes , à
l'exécution de l'édit, Tout ce peuple
en fureur comme ça par inveftir la
maifon d'Etienne Barbet , tréforier de
l'épargne ; ils la démolirent & la pil
lerent.
14 Hiftoire de l'abolition

Le roi étoit alors dans le palais du


1305 Temple : ils y coururent & l'environ
nerent , en prononçant contre le roi
les paroles les moins mefurées. Ce
prince n'avoit avec lui que fa maifon ,
qui n'étoit pas fort nombreuſe ; n'étant
allé au Temple que pour un féjour paf
fager , il n'y avoit pas de vivres , &
on lui en apportoit du Louvre. Les
féditieux poufferent l'infolence jufqu'à
prendre les plats & les jetter dans la
boue avec les viandes qui y étoient ;
quelques - uns même s'en faifirent , &
l'on dit que ce furent les deux ex-Tem
pliers. Le roi étoit dans une furieuſe
colere , fe trouvant affiégé , manquant
de vivres & de foldats . Cela dura trois
jours , pendant lefquels il eut affez de
peine à défendre l'entrée du Temple ;
mais enfin les troupes qu'il avoit man
dées , étant arrivées , tout ce peuple
faifi de frayeur fe retira , & la fédition
ceffa entiérement.
Le courroux du roi ne finit pas de
même ; le danger où il s'étoit trouvé ,
de l'Ordre des Templiers. 15

& l'infolente audace du peuple le dé


terminerent à la vengeance. Il fit arrêter 1305.
ceux qu'on croyoit les chefs de la fé
dition , & il ordonna qu'on fit leur
procès. On avoit nommé au roi les
deux Templiers ; on les arrêta , & quoi
qu'on n'en eût pas nommé d'autres ,
on difoit que les chevaliers de cet
ordre avoient trempé dans la révolte ,
qu'ils l'avoient même fomentée. Le
roi la leur imputa , & déja mécontent
qu'ils fe fuffent déclarés contre lui en
faveur du pape Boniface , & qu'ils euf

fent aidé ce pontife de leur tréfor , il


conçut contre tout l'ordre une haine
mortelle , & chercha les occafions de
le mortifier & de l'humilier.
Les preuves lui manquoient ; car VI.
c'étoit en fecret que le feu pape avoit La dépofi
tion de Flo
étéfecouru , & le crime des deux Tem rian.
Fleuri.
pliers qui s'étoient joints aux rébelles ,
étoit une affaire perfonnelle. Le roi
apprit qu'on les avoit chaffés de l'or
dre : mais un prétexte plus grave lui
fut bientôt fourni par une aventure fort
extraordinaire .
16 Hiftoire de l'abolition

Il reçut une lettre du gouverneur


1305. d'un château de Languedoc , fitué au
près de Béziers : ce gouverneur lui
mandoit qu'un bourgeois de Béziers ,
nommé Florian , condamné à mort
pour un crime capital , avoit demandé
à parler à Sa Majefté , affurant qu'il
avoit un fecret d'une telle importance ,
qu'elle ne voudroit pas l'ignorer pour
la meilleure de fes provinces , fecret
qu'il ne vouloit révéler qu'à elle ſeule.
Le gouverneur mandoit que fur cela , il
avoit fait furfeoir à l'exécution , &
qu'il attendoit fes ordres.
Le roi manda qu'on lui envoyât cet
homme bien lié. Il arriva à Paris , &
fut amené au prince. Florian fe jetta
à fes pieds , & lui demanda la vie. Le
roi là lui promit , & même recompenfe
fi l'avis étoit de l'importance qu'il pré
tendoit.
Alors Florian lui raconta , qu'ayant
été condamné à mort avec un Templier
apoftat , ils s'étoient trouvés l'un &
l'autre dans la même prifon , & que
ne
de l'Ordre des Templiers. 17
ne pouvant fe confeffer , l'ufage n'étant
pas alors d'adminifirer aux criminels le 1305 .
facrement de pénitence , ils s'étoient ,
comme cela fe pratiquoit dans pareille
occafion , confeffés l'un à l'autre : que
dans fa confeffion , leTemplier lui avoit
déclaré des abominations qui fe com
mettoient à la réception des chevaliers ,
fi terribles & fi exécrables , qu'il avoit
cru de l'intérêt du roi d'en être in
formé que ces chevaliers ne croyoient
point de Dieu , renonçoient à Jefus
Chrift , & fe permettoient la fodomie.
Le roi fut étonné d'un pareil avis ;
les crimes étoient fi grands , qu'il eut
peine à y ajouter foi . Il donna la vie
à Florian ; & comme cet avis flattoit ,
s'il étoit véritable , la vengeance qu'il

fe propofoit de prendre des Templiers ,


il réfolut de l'approfondir ; & pour y
parvenir , de faire les perquifitions qui
pouvoient lui faire découvrir la vérité.
Il étoit naturel qu'il fit auffi venir
le Templier pour le confronter à Flo
rian , & pour favoir par ce Templier
B
18 Hiftoire de l'abolition

les faits qu'il avoit confeffés . Le roi


1305. ne le fit pas , & peut - être l'eut - il
voulu faire inutilement , ce criminel
ayant fans doute été exécuté.
VII. Cependant on inftruifoit le procès
Dénoncia
tion des deux des coupables de la fédition de Paris.
Templiers Convaincus d'avoir pris les armes con.
apoftats.
Fleuri. tre le roi , & de l'avoir inveſti dans
le Temple , la plupart furent condamnés
à mort. On en pendit trente en un jour.
On continuoit de faire le procès aux
autres. Ce fupplice épouvanta le prieur
de Monfaucon & Noffodeï ; dans la
crainte du même fort , ils chercherent
un moyen de fauver leur vie ; ils
n'ignoroient pas la haine que le roi
avoit contre l'ordre , dont ils avoient

été chaffés peut - être la dépofition


de Florian avoit tranfpiré. Ils firent
dire à ce prince , que s'il vouloit leur
pardonner , ils lui déclareroient plu
fieurs circonftances fecrettes de l'ordre

des Templiers , qui jufqu'à préfent


avoient été ensevelies dans un profond
fecret. Le roi , avide d'en être inf
de l'Ordre des Templiers. 19

truit , leur promit leur grace , & les


fit venir en fa préfence. Il ordonna 1305 .
qu'ils fuffent entendus & examinés
juridiquement.
Alors ces deux apoftats firent contre
tout l'ordre une dénonciation en forme ,
& l'accuferent de tous les crimes con
tenus dans la dépofition de Florian .
Ils en firent un détail affreux , & dé
clarerent que chaque chevalier du Tem
ple à fa réception , premiérement , re
connoiffoit qu'il n'y avoit qu'un Dieu
qui n'étoit point mort , & qui ne
mouroit point. En fecond lieu 2
que Jefus-Chrift n'étoit point Dieu ,
que ç'avoit été feulement un homme
qui pour fes crimes avoit fouffert le
fupplice de la croix. En troifiéme
lieu , qu'on les faifoit en confé
quence renier trois fois Jefus - Chriſt ,
cracher fur la croix , & la fouler
aux pieds ( a ). Enfin fur le vœu

( a ) Tout cela pouvoit bien n'être que des


bruits populaires mais la conduite & les dif
cours d'un grand nombre de chevaliers
avoient donné lieu .
Bij
20 Hiftoire de l'abolition

de chafteté qu'on leur faifoit faire ,


1305.
on leur déclaroit qu'il n'avoit lieu qu'à
l'égard des femmes , mais qu'il leur
étoit permis de ne pas l'obferver à
l'égard de leurs confreres , & l'on
commençoit d'infinuer cette horrible
permiffion , en leur faifant faire & fouf
frir des baifers infames , qui avoient
trait à ce crime déteftable. Comme
eux -mêmes avoient été reçus cheva
liers , ils dépofoient de leur propre fait.
Cette dénonciation leur valut leur
grace & leur liberté : ils refterent à

Paris pour fuivre les ordres du roi


lorfqu'ils leur feroient portés . Le fecret
leur fut recommandé auffi -bien qu'à
ceux qui avoient reçu la dénonciation .
VIII. Le roi fut effrayé de l'expofition
Le roi fe
propofe de de ces faits horribles , & de leur con
faire abolir
l'ordre des formité avec l'expofé de Florian . Sa
Templiers . dépofition l'avoit prévenu contre tout
Grutler. l'ordre , à quoi la haine que ce prince
lui portoit , n'avoit pas peu contribué.
Il avoit cependant douté de la vérité
des faits , fi horribles en eux- mêmes
de l'Ordre des Templiers. 21

qu'ils étoient peu vraiſemblables , & qui


n'étoient d'ailleurs appuyés que fur un 1305.

rapport étranger , qui n'étoit que comme


un oui dire : mais lorfqu'il vit le con
cert de ce témoignage avec la dépofi
tion des deux chevaliers , qui parloient
de leur propre fait , qui étoient uni
formes , & qui fans avoir vu ni connu
Florian , confirmoient tout ce qu'il
avoit dit , il leur ajouta une foi en
tiere , & conçut tant d'indignation &
d'horreur contre cet ordre , haï de
tous les princes , qu'il réfolut de faire
tout ce qui dépendroit de lui pour
procurer fon abolition.

Si l'on difoit que le reffentiment


de Philippe pour les outrages qu'il
en avoit reçus , & quelque vue d'in
térêt pour profiter de la dépouille
d'un ordre opulent , n'avoient pas un
peu de part à une fi étrange réfolution ,
on avanceroit peut-être une propofition
téméraire (a ) ; la fuite de l'hiftoire en

( a) Quand cela feroit : cette vue feroit lé


gitime : le chef de la fociété a le droit incon
teftabled'y faire rentrer des biens mal employés.
22 Hiftoire de l'abolition

fera juger. Cependant on peut avancer


1305. que le roi étoit intimement convaincu
de la corruption de l'ordre , & que le
defir de faire ceffer & de punir ces
excès monstrueux , furent fes principa
les vues .
Il est étonnant qu'un prince fi fage
& fi judicieux ne fît pas plus d'atten
tion à la foibleffe des preuves qu'on

lui produifoit. Pouvoit - on faire quel


que fondement fur la dépofition de
Florian , qui ne rapportoit que ce
que lui avoit dit un homme condamné
à mort , qui n'avoit point été interrogé
juridiquement , qui pouvoit être trou
blé par l'approche du fupplice , & qui
n'avoit rien dit de ces faits dans fon
teſtament de mort , où pour la décharge
de fa confcience , il auroit dû les rap
porter , puifqu'ils intéreffoient l'églife
& l'état ?
A l'égard de la dénonciation des
deux apoftats , il n'étoit pas impoffible
qu'ils euffent appris la dépofition de
Florian : il étoit aifé de voir qu'ils
de l'Ordre des Templiers. 23
n'avoient déclaré tous ces faits que

pour fauver leur vie , & que n'ignorant 1305.


pas la haine du roi contre l'ordre ,
ils avoient cru faire plaifir à ce prince ,
en lui donnant des armes contre fes

ennemis. Ajoutez , que c'étoient deux


hommes qui s'accufoient eux - mêmes ;
qui , complices des mêmes crimes , ne
pouvoient être écoutés contre leurs
complices , & qui ayant été chaffés
honteufement de l'ordre , étoient fuf
pects dans leur accufation ( a ) .
Le roi les crut , & forma le deffein
d'exterminer les Templiers. Grande en
trepriſe d'abolir un ordre fi puiffant ,
fi bien établi dans toute l'Europe ,
dont la valeur y étoit fi renommée ,
qui avoit rendu , & qui rendoit en

(a ) Auffi le roi ne fe détermina-t-il fur ces


dépofitions , qu'à approfondir la conduite des
chevaliers. Ce prince agit , en cette occafion ,
conformément aux loix de la prudence & de
l'équité , fur - tout à celles qui doivent exciter
l'attention du chef d'un grand royaume , fur de
5 pernicieux abus.

}
24 Hiftoire de l'abolition

core de fi grands fervices à la chré


1305. tienté , en combattant contre les Infi
deles , & en affurant le commerce
dans toute la Méditerranée ! Ces che
valiers dépendoient du faint - fiége ,
avec qui le roi n'étoit pas en trop
bonne intelligence , & qui avoit un
fi grand intérêt à les maintenir.
"
IX. En ce tems - là mourut Monaqui
Jacquesde de Gaudin , grand - maître du Tem
Molay eft elu
rempli cette dignité
du Temple. ple , après avoir
grand-maître
Dupuis. deux ans feulement. On croit qu'il
Mezerai.
Fleuri. mourut en France , du moins il paroît
Grütler.
que le chapitre général s'y affembla
pour lui donner un fucceffeur. Cela
fe conjecture par la manoeuvre de la
cour de France , & par tous les mou
vemens que fe donnerent les grands
feigneurs qui la compofoient , pour
faire élire un fujet à leur dévotion.
Cette grande place , qui égaloit aux
fouverains ceux qui en étoient revêtus ,
qui leur donnoit un fi gros revenu ,
& qui les mettoit en état de faire
la fortune de tant de gens de qua
lité ,
de l'Ordre des Templiers. 25

lité , étoit briguée par tous les com


mandeurs : il n'étoit point de grande 130
maiſon en France qui n'eût fait re
cevoir quelqu'un de leurs enfans che
valier du Temple. On y voyoit des
Montmorency , des Hangeft , des
Longueval , des fils même de fou
verains.

Celui pour qui tous ces feigneurs


agiffoient , étoit Jacques de Molay ,
grand - prieur de l'ordre ; il étoit fi
aimé & fi eftimé , qu'ils parvinrent
facilement à le faire élire .
Molay étoit le puîné d'une des
plus grandes maifons du comté de
Bourgogne. Son frere ainé y poffé
doit de grands biens , & y faifoit
une belle figure. Dès fa jeuneffe *
Molay étoit entré dans l'ordre , s'y
étoit acquis une grande réputation ,
avoit paffé par tous les degrés , &
étoit parvenu au grand-prieuré. C'étoit
un feigneur d'un vrai mérite , brave ,
plein d'efprit , d'un caractere doux
& modéré ; fes mœurs étoient pures
C
26 Hiftoire de l'abolition

& fa conduite fans reproche. Il avoit


1305 toujours paru à la cour de France
avec diftinction , & avoit été affez
heureux pour mériter les bonnes gra

ces du roi , qui en 1297 , l'avoit


choifi pour tenir fur les fonds facrés
M. Robert , le quatrième de fes fils.
Il y étoit encore dans cette confidé
ration , lorfque tous les feigneurs de
la cour , qui ignoroient la haine du
roi , & la fatale difpofition où il étoit
contre tout l'ordre , fur laquelle il
gardoit le plus profond fecret , con
tribuerent à l'élection de Molay ,
croyant même faire plaifir à ce
prince ( a).
Molay élu avec tant d'unanimité
ne perdit point de tems , & quittant
la France , fe rendit par mer en

(a) Dans toutes les grandes affociations


d'hommes , il y a toujours des membres comme
Molay , en dépit de la plus grande dépravation :
mais cela n'empêche pas que l'ordre ne foit
mauvais , & qu'il ne foit indiſpenſable de le dé
truire.
de l'Ordre des. Templiers. 27.

Chypre , où il fuivit les projets de


fon prédéceffeur , pour faire vivement 1305
la guerre aux Infideles.

Le roi rouloit toujours dans fon X.


Mort du
efprit l'abolition de l'ordre ; étant pape Benoît
bien convaincu de fa corruption . Il XL
ne le pouvoit faire que de concert
avec le fouverain- pontife , fous la pro
tection & dans la dépendance duquel
l'ordre étoit ( a ) ; il n'ofoit guère
compter fur le concours du pape

Benoît XI , qui avoit fuccédé à


Boniface VIII , ennemi déclaré du
roi. Ce n'eft pas que Benoît fût entré
dans les vues de fon prédéceffeur ;
au - contraire , il avoit paru vouloir
vivre avec la France en bonne intel
ligence ; il avoit même accordé au
roi une décime. Il n'avoit point ap

(a) Voilà bien un de ces abus intolérables !


un fouverain a dans les états des ſujets foumis
& dévoués à un pouvoir étranger ; l'infubordi
nation y trouve fon compte qui dépend de
deux pouvoirs , n'obéit à aucun.

Cij
28 Hiftoire de l'abolition

prouvé les procédures violentes de


1305 Boniface ; mais il ne les avoit pas
condamnées ; il paroiffoit refpecter fa
mémoire , & le roi ne pouvoit fe
flatter qu'il entrât dans un projet auffi
important & auffiextraordinaire qu'étoit
celui d'abolir un ordre renommé.

Sur ces entrefaites , ce pontife vint


à mourir à Péroufe le 7 juillet 1304 ,
& c'étoit de l'élection de fon fucceffeur
que dépendoit le fuccès du deffein
que le roi avoit formé. Il fe donna
donc les foins & les mouvemens né
ceffaires pour faire élire un pape qui
lui fût dévoué.
XI. Les cardinaux étoient entrés au
Conclave conclave à Péroufe le 17 juillet , mais
de Péroufe.
Fleuri.
avec des fentimens peu favorables au
roi , furtout de la part des cardi
naux de la faction du pape Boniface ,
qui indignés de fa mort qu'ils impu
toient à ce prince , ne vouloient élire
qu'un fujet ennemi de la France , &
qui foutînt & refpectât la mémoire de
leur bienfaiteur. Cette faction étoit la
de l'Ordre des Templiers. 29

plus nombreuſe : mais celle des Colon


nes déclarée pour le roi , ne laiffoit 1305.
pas d'être très - puiffante , & fans elle
on ne pouvoit faire d'élection . Toute
dans les intérêts du roi , elle vouloit
un pape qui le favorifât , & qui fût
aufi à leur gré , puifqu'ils faifoient
caufe commune avec ce prince.
Les intérêts de ces deux partis
étant fi oppofés , ils ne purent jamais
s'accorder ; leur opiniâtreté fut de part
& d'autre invincible , & ils furent
dix mois fans pouvoir trouver aucun
expédient qui pût les concilier. Enfin
un fi grand fcandale que celui qui
laiffoit l'églife univerfelle fans pafteur
toucha les Colonnes , & la faction
contraire ayant propofé l'archevêque
de Bordeaux , les Colonnes parurent
difpofés à y confentir , & demanderent
feulement quelque tems pour fe dé
terminer.

L'archevêque de Bordeaux s'ap


pelloit Bertrand de Gouft ; il étoit d'une
des meilleures maifons de Guienne , pro

C iij
30 Hiftoire de l'abolition

vince qui alors appartenoit aux Anglois.


&
1305. Il étoit fils de Beraud , feigneur de

Gouft , & avoit été l'un des plus zélés


partifans de Boniface , qui en 1300 ,
lui avoit donné un canonicat de Bor
deaux , l'avoit nommé évêque de

Comminges en 1301 , & un an après


archevêque de Bordeaux .
L'attachement de ce prélat à Boni
face , l'avoft rendu odieux à la cour
de France ; & pour l'en punir , le
comte de Valois , frere du roi , avoit
ravagé les terres de fon diocèfe , fur
tout celles où l'archevêque avoit des
droits & des revenus : comme il étoit
fort intéreffé , il en avoit témoigné
beaucoup de reffentiment , & on le
regardoit , à bien des titres , comme
l'ennemi du roi. C'eſt par cette raifon
que la faction de Boniface l'avoit

propofé.
Les Colonnes , d'un autre côté ,
voyant qu'ils ne pouvoient vaincre la
fermeté des Bonifaciens , s'imaginerent
que la haine de ce prélat , qui étoit
de l'Ordre des Templiers. 31

François , pourroit s'appaiſer , & que


le roi fauroit ménager une reconcilia- 1305.
tion. Le cardinal d'Oftie , l'un des
Colonnes , donna avis au roi de ce
qui fe paffoit , en l'avertiffant qu'ils
ne pouvoient plus retarder l'élection ,
& en lui confeillant de s'accommoder

avec l'archevêque ; promettant de faire


encore furfeoir quelques jours. Le
courier fit une extrême diligence , &
arriva à Paris vers la mi - mai 1305.
Le roi apprit cette nouvelle avec XII.
Entrevue
joie. Il connoiffoit l'archevêque pour du roi & de
l'un des plus grands génies de fon Parchev
de êque
Fleuri.
royaume , pour un prélat plein d'efprit
Mezerai.
& de lumieres , mais en même tems
pour le plus ambitieux & le plus avide
de tous les hommes. Ces deux der
nieres qualités lui firent croire qu'il
parviendroit aisément à le gagner &
à obtenir de lui tout ce qu'il voudroit.
Il fit partir fur-le-champ un courier ,
qui portoit à l'archevêque une lettre
gracieufe & pleine d'amitié. Il lui
mandoit qu'il le prioit de fe rendre
Civ
32 Hiftoire de l'abolition
inceffamment à une abbaye près Saint
1305 Jean d'Angeli , où le roi ſe trouve
roit , & où il avoit à lui communiquer
une affaire de grande importance , &
qui le regardois.
L'archevêque , qui étoit mécontent
de la cour de France , & dans une
efpece de froideur avec le roi , fut
1
agréablement furpris de fe voir re
cherché par ce prince. Son ambition
lui fit croire que cette entrevue la
pourroit favorifer , & il fe rendit en
fix jours à l'abbaye indiquée. Le roi
y étoit déja , qui lui fit beaucoup
d'honnêtetés , & même quelques excu
fes fur les fujets que l'archevêque avoit
de fe plaindre du comte de Valois.
Enfuite il lui dit qu'à Péroufe on
étoit prêt d'élire un pape , qu'il étoit
le maître de l'élection , & qu'il
pouvoit la faire tomber fur l'arche
vêque.
A cette brillante idée d'être élu
pape , & de fe voir revêtu de la
premiere dignité du monde chrétien ,
de l'Ordre des Templiers: 33

le prélat fut tranfporté d'une fi grande


joie , & tellement ébloui de fa gloire 1305.
future , qu'il fe jetta aux pieds du roi ;
il le fupplia de lui procurer cette
grande élévation , & il l'affura , s'il
y parvenoit , du plus grand dévoue
ment , d'une reconnoiffance éternelle ,
& de faire pour Sa Majesté & pour
la France tout ce qui dépendroit

de la fuprême dignité où il l'auroit


élevé .

Ces difpofitions furent très - agréa


bles au roi : il lui répondit , qu'en
comptant fur fes promeffes , il alloit
le faire élire ; mais à quatre conditions
qu'il lui expliqua . La premiere , de
donner l'abfolution à Nogaret , ce
feigneur qui avoit arrêté le pape Boni
face ; la deuxième , de condamner la
mémoire de ce pontife ; la troifiéme ,
d'accorder au roi pour cinq ans les
décimes fur tout le clergé de France.
Il ne dit point la quatrième , fe réfer
yant à la lui déclarer en tems & lieu.
Il n'étoit rien à quoi l'archevêque
34 Hiftoire de l'abolition

ne ſe foumît pour obtenir le fouverain✩


1305 pontificat ; il promit tout , & s'y
obligea par un ferment le plus folem
nel de la religion . Ce fut fur le corps
de Jefus - Chrift. Il fit ce ferment ter
rible fans aucun fcrupule , quoiqu'il
dût être bien peiné de s'engager à
une chofe dont il ignoroit la juſtice
& la poffibilité.
Cette quatriéme condition que le
roi lui taifoit , étoit l'abolition de
l'ordre des Templiers , pour laquelle
il avoit une fi grande paffion , les
croyant coupables de tous les crimes

que lui imputoient les deux apoftats ,


que ce deffein occupoit toutes fes
penſées.
XIII. Après cette convention , dont il y
Election de
Clément V. a peu d'exemples , & qui eft peu
favorable à la légitimité de l'élection
de ce prélat , il s'en retourna à Bor
deaux , & le roi renvoya le courier
du cardinal d'Oftie , en lui mandant
qu'il s'étoit raccommodé avec l'arche
vêque de Bordeaux , & qu'on pouvoit
de l'Ordre des Templiers. 35
procéder à fon élection . Ainfi les deux
factions étant réunies , ce prélat fut 1305.
élu unanimement fouverain -pontife le
s de juin. Le facré collége envoya
une célebre ambaffade lui en donner
avis. Il prit le nom de Clément V.
Le pape ne voulut point paffer en XIV.
Couron
Italie. Les féditions continuelles du nement du

peuple de Rome & les hoftilités des pape.


Fleuri.
petits princes des environs l'en dé Dupuis,
tournerent. Il réfolut de faire fa réfi
dence en France , & de tenir fa cour
à Avignon , qui néanmoins n'appar
tenoit pas encore au faint - fiége , mais
qui faifoit partie des états de Charles II,
roi de Naples , feudataire du faint-fiége.
Il ordonna au facré collége de fe
rendre à Lyon , où il vouloit fe faire
couronner. Il y arriva dans un équipage
& avec une fuite convenable à la

dignité d'un fouverain -pontife. Le roi


y alla auffi , fuivi des principaux
feigneurs de France. Les cardinaux
obéirent au pape , & ce couronnement
fut une des plus magnifiques fêtes

J
38 Hiftoire de l'abolition

qu'on eût encore vues. Il fe fit le 14


1305 de novembre. Il y arriva néanmoins
un fâcheux accident qui étoit d'un
trifte augure pour le pontificat. Un
pan de muraille tomba lorfque toute
cette cour paffoit. Jean II , duc de
Bretagne , qui avoit accompagné le roi ,
en fut bleffé à mort , & mourut trois
jours après. Plufieurs perfonnes y
périrent. Le roi & le comte de Valois
furent bleffés , mais légérement .
XV. Quelques jours après , le roi s'en
Le roi
pofe pro- ferma avec le pape , & lui déclara la
au pape
des quatriéme demande qu'il ne lui avoit
l'abolition
del'ordre
Templiers. point expliquée , qui étoit une des
Dupuis.
Fleuri. conditions de fon élection , & à la
quelle il s'étoit engagé par ferment.
C'étoit l'abolition de l'ordre des che
valiers du Temple. Il lui raconta
comme un fait certain la corruption
de tout cet ordre ; les abominations
dont il étoit chargé , & dont il lui
dit qu'il avoit les preuves. Il ajouta
que c'étoit un fcandale affreux pour
la religion , dont la fainteté exigeoit
ce facrifice,
de l'Ordre des Templiers. 37
Le pape fut étrangement furpris

d'une pareille propoſition . Abolir le 1305 .


plus fameux des ordres militaires ,
celui qui étoit le plus utile à la
chrétienté , qui en étoit comme le
boulevard ; un ordre répandu dans
tous les états des princes chrétiens ,
& compofé de la haute - nobleffe de
tous les royaumes , cela paroiffoit
impraticable . Il en fut effrayé , & re
connut alors la témérité & l'indifcré
tion d'un ferment qu'il avoit fait fans
connoiffance , par une vue criminelle
d'ambition , en profanant même le plus
augufte & le plus redoutable de nos
myfteres . Outre cela , il n'étoit point
perfuadé de tous les crimes que le
roi imputoit à ces chevaliers , crimes
même dépourvus de toute vraifem
blance .
L'obfcurité & l'incertitude de ces

crimes , & ce ferment nul de plein


droit , femblable en quelque forte au
ferment d'Hérode , firent croire à un
pape , rempli de lumieres , qu'il étoit
38 Hiftoire de l'abolition

diſpenſé de le tenir : mais il eût été


1305. par - là commis avec un prince fier ,
abfolu , vindicatif , qui venoit de
triompher du pape Boniface , le plus
hautain des hommes, & qui étoit foutenu
de prefque tout le monde chrétien . La
puiffance du pape n'avoit pas encore
des fondemens affez folides , & il
avoit tout à craindre du reffentiment
de ce roi impérieux .
Ce fut donc la crainte & la poli
tique qui empêcherent le pape de laiffer
voir au roi la répugnance qu'il avoit à
lui accorder cette demande . Il diffi
mula , & répondit doucement , que
c'étoit - là une grande affaire ,
qui
méritoit d'être examinée & approfon
die : il ne la rejetta point abfolument ;
mais il eſpéroit beaucoup du bienfait du
tems & des événemens qui pourroient
furvenir , fur-tout les autres fouverains
étant intéreffés au fort des chevaliers.
Le roi infifta , felon les apparences ,
comme croyant l'exécution de ce
projet fondée & néceffaire.
de l'Ordre des Templiers. 39

Quelques mois fe pafferent , fans


que le roi fit aucune démarche : il 1306.
XVI.
voulut laiffer au pape le tems de Le pape fa
détermine à
s'arranger & d'établir fon autorité : fatisfaire
le
mais le pontife étant venu tenir roi .
Fleuri.
fa cour à Poitiers , le roi ravi de Grutler
Pavoir au milieu de fon royaume , &

= en quelque maniere fous fa main >


ordonna au procureur - général de lui
envoyer la dépofition de Florian &
les dénonciations des deux Templiers

apoftats il accompagna ces piéces


de lettres preffantes pour le déter
miner.

Le pape les lut , & fut étonné de


la gravité de ces accufations ; foit
qu'il y ajoutât foi , ou qu'il ne pût
fe difpenfer de fatisfaire à fon enga
#gement , il réfolut d'entamer ce grand
procès avec prudence , & en gardant
un profond fecret fur ce deffein.

Il falloit , pour commencer les XVII.


Il mande
procédures , que le grand - maître de legrand-maî
l'ordre & les principaux commandeurs treLesmêmes
fuffent à portée d'être entendus , &
40 Hiftoire de l'abolition
de fe défendre . Le pape , comme

1305 leur fupérieur à tous égards , leur


envoya en Chypre un ordre de fe
rendre à Poitiers. On peut croire qu'il
ne défefpéroit pas encore , qu'il fur
viendroit de leur part , ou de quelque
événement imprévu , des obftacles à
la deftruction de l'ordre.
XVIII. Depuis que le grand - maître Molay
Conduite étoit paffé en Chypre , à Nimore , il
du grand- étoit paffé
maître en
avoit arrangé les affaires de l'ordre
Chypre.
Grutler.
avec une merveilleufe prudence. Il
Mezerai.
avoit été accompagné dans fon voyage
des principaux officiers de l'ordre &
·
d'un très grand nombre de chevaliers :
il avoit fait une ligue avec Amauri ,
prince de Tyr , pour faire enfemble
la guerre au foudan d'Egypte , qui
étoit alors le maître de la Paleſtine.

Ayant équipé à frais communs une
flotte affez nombreuſe , ils y avoient
fait une defcente , & affiégé Tortoſe ,
ville maritime. Ils s'en étoient rendus
maîtres ,
, y avoient fait un grand
butin , & s'étoient retirés en Chypre
n'étant
de l'Ordre des Templiers. 41

n'étant pas en état de la garder , &


1306.
d'y faire un établiſſement.
Le grand - maître continua avec les
forces de l'ordre de faire la guerre

au foudan . Il s'y comporta avec une


extrême valeur , & il acquéroit tous
les jours de la réputation & des
richeffes.

Quelque regret qu'eût le grand Arrivée da


maître , de difcontinuer la guerre qu'il grand
tre. - maî
faifoit fi heureufement contre les In Fleuri.
Vertot.
fideles , il réfolut d'obéir au pape , P. Anfelme,
E & de fe rendre en France : il croyoit

que le pontife avoit fait quelque grand


projet qu'il vouloit concerter avec tous
les ordres militaires , d'autant plus
qu'il avoit en même tems convoqué
Foulques de Villaret , grand maître
de l'ordre des chevaliers de Saint
Jean.
Mais le pape n'avoit auffi mandé
Villaret , que pour donner en effet
cette penfée à Molay , & lui ôter tout
# foupçon du funefle deffein qui occa
fionnoit fon voyage. Si le grand-maître
D
42 Hiftoire de l'abolition

en avoit eu avis , il auroit pu s'en


1306. difpenfer , & avec le grand nombre
de chevaliers & les troupes qu'il avoit
en Chypre , y refter en sûreté , &
répondre de loin aux accufations dont
on chargeoit fon ordre.
Il paroît que les ordres envoyés à
Villaret n'étoient pas fi preffans , puif
qu'il ne vint point en France , & qu'il
n'interrompit point l'expédition qu'il
avoit formée contre l'ifle de Rhodes ,
qu'il acheva , s'en étant rendu maître
cette année , & en ayant fait la capi
tale de fon ordre , qui en prit le
nom ; les chevaliers de Saint - Jean

s'étant appellés depuis ce tems -là ,


chevaliers de Rhodes.
Molay , fans aucune défiance , prit
toutes les mefures convenables pour
que les affaires de l'ordre ne fouf
friffent pas de fon abfence. Il laiffa
le commandement au maréchal de

l'ordre , & s'embarqua avec foixante


des principaux commandeurs, & che
valiers , tous dans le plus riche équi
de l'Ordre des Templiers. 43
page. Il emporta auffi avec lui le
tréfor , pour fubvenir à tous les be- 1306.
foins des commanderies de l'occident.

Il débarqua à Marſeille , & avant


d'aller trouver le papé à Poitiers , il
voulut fe rendre à Paris , pour être
inftruit des affaires de l'ordre . 11 y
arriva heureuſement , & dépofa au
Temple , où il fe logea , toutes les
richeffes qu'il avoit apportées .
Parmi les chevaliers qui accompa Le prince
dauphin.
gnoient le grand - maître , il y en avoit Hiftoire des
un que fa naiffance & fon mérite fai Dauphins.
Dupuis.
foient extrêmement confidérer ; c'étoit P.Anfelme.
le prince Gui , dauphin , troifiéme fils
de Humbert I , dauphin de Viennois ,
& d'Anne de Bourgogne , héritiere
du Dauphiné. Humbert étoit de l'il
luftre maifon de la Tour - du- Pin ;
branche des comtes d'Auvergne ; &
Anne étoit fille de Guignes V, dau
phin de Viennois , & petite fille de
Hugues III , duc de Bourgogne , def
cendu de Robert , duc de Bourgogne ,
fecond fils du roi Robert - le- Pieux.
Dij
44 Hiftoire de l'abolition

Elle avoit époufé Humbert en 1282 }


1306. & avoit fuccédé la même année à
Jean I , fon frere , mort fans enfans.
Humbert prit le nom de dauphin ,
& fa poftérité le prit auffi.
Le prince Gui étoit né en 1285 ,
& en 1292 , le dauphin & la dauphine
qui l'aimoient cherement , en réglant le
partage de leurs enfans , lui affignerent
pour le fien , la baronnie de Mon
tauban , avec 200 livres de rente en
fonds de terres , & 15000 liv . d'ar
gent. C'étoit pour un cadet un appa
nage bien confidérable dans un fiecle

où l'argent étoit encore fi rare. Il


pouvoit donc faire dans le monde une
grande figure , & jouir de fes plaiſirs ,
étant fils d'un fouverain . Mais s'étant

adonné à la piété dès fon enfance ,


il n'eut pas plutôt atteint l'âge de
douze ans , que renonçant à ces grands
établiffemens , il entra dans l'ordre des
chevaliers du Temple , où il fut reçu
avec diflinction , & où il fe fignala
zellement , que vers l'année 1304 ,
de l'Ordre des Templiers. 45

fut pourvu du grand - prieuré de


Normandie. 1306,
Pendant le féjour que le grand Le grand
maître àPoi
maître fit à Paris , il prit connoiffance tiers.
Fleuri.
de toutes les affaires de l'ordre , & les
Vertots
ayant réglées , il fe rendit à Poitiers
auprès du pape , avec les principaux
commandeurs & chevaliers venus avec

lui de Chypre. Le pape les reçut tous


avec la bonté , les diftinctions & les
honneurs qui étoient dûs à leur rang ,
& fur - tout à celui du grand - maître.
Il eut avec lui de fréquentes conver
fations ; il parut goûter fon efprit &
fes manieres ; il l'entretint du defir
qu'il avoit de relever les affaires de
la chrétienté dans la Paleſtine ; il le
confulta fur les moyens d'y réuffir , &
propofa la voie d'une croifade , mal
gré le peu de fuccès de toutes cel
les qu'on avoit faites depuis deux
fiecles .

Il lui fit part d'un autre projet qu'il


avoit conçu , & qu'il croyoit peut
être favorable à ce rétabliſſement,
46 Hiftoire de l'abolition

C'étoit de faire une union de tous les


1306. ordres militaires , qui par - là devenus
plus puiffants , euffent pu ſe foutenir
par eux - mêmes , & n'avoir pas befoin

de fecours étrangers. Il en donna le


projet au grand - maître , le pria de
l'examiner , & de lui en dire fon
avis.
On ne fait pas fi cette confultation

étoit férieufe , & fi le pape qui répu


'
gnoit à l'abolition propofée par le roi ,
& à laquelle ce pontife avoit confenti
peut -être avec trop de facilité , n'efpé
roit point de l'éluder par la réunion de
tous ces ordres , qui auroit pu purger
l'ordre des Templiers des crimes qu'on
leur imputoit ; ou bien , s'il ne lui 0
faifoit cette propofition que pour
l'amufer , le tromper & écarter de
fon efprit le coup mortel qu'on vouloit
porter à tout l'ordre.
Quoi qu'il en foit , Molay examina
&
ce projet avec grande attention ,
y répondit par un mémoire qu'il remit
au pape , & qui contenoit les raifons
de l'Ordre des Templiers. 47

invincibles qui rendoient cette union -


impoffible : c'étoit la différence des 1306.

regles , l'inégalité des biens , la jalou


fie des chefs , l'oppofition des fouve
rains , les caracteres & les humeurs
oppofés des nations , y ayant quelques
uns de ces ordres compofés des ſujets
d'un feul prince , comme les ordres
d'Allemagne & d'Efpagne. Le pape
fe rendit à fon opinion , & parut re
noncer à un projet fufceptible de tant
de difficultés.

Le pape & le roi cachoient foi Le bruitdes


gneufement le deffein d'abolir l'ordre crimes des
Templiers fe
de Templiers ; mais le bruit des cri répand.
Dupuis,
mes expofés dans la dénonciation des
deux apoftats , avoit déja tranfpiré.
Trop de perfonnes en avoient eu con
noiffance , pour qu'il pût demeurer
fecret. Il parvint au grand - maître &
aux autres chevaliers lorſqu'ils étoient
à Poitiers ; ils allerent s'en plaindre
au pape , comme d'une calomnie ef
froyable ; ils le fupplierent de l'appro
fondir , afin de s'inftruire de la vérité ,
48 Hiftoire de l'abolition

& fe foumirent aux plus grandes pei


1306. nes , s'ils étoient trouvés coupables.
Le pape ne répondit rien , fon filence
fignifioit qu'il doutoit de ces crimes ,
& qu'il confentoit aux preuves qu'ils
offroient de faire de leur innocence.
Il eft en effet vraisemblable , que ce
pontife , encore indéterminé fur l'abo
lition de cet ordre , fouhaitoit que les
chevaliers puffent fe juftifier.
Le grand N'ayant rien de particulier à traiter
maître re
tourne à Pae avec le pape , & ayant fait un aſſez
sas.
long fejour à Poitiers , le grand maître
Dupuis.
reprit le chemin de Paris , avec le
prince dauphin , le commandeur de
Peiraut & toute la brillante escorte

qui l'avoit accompagné. Il y arriva


heureufement , & alla faire à l'ordinaire

fa réfidence au Temple , où étoient


auffi logés la plupart des chevaliers.
On s'y adreffuit à lui pour les affaires
de l'ordre , & il les y expédioit fans
Concert retardement .
entre le pape
& le roi. Le roi eut une grande joie de les
Fleuri
Vertot. voir tous revenus à Paris , où d'ail
leurs
de l'Ordre des Templiers. 49

leurs une grande partie de ceux qui


étoient en France , s'étoient rendus 1306.
pour leurs affaires , & pour voir le
grand maître. Le roi prenoit fest
mefures pour l'exécution de fon pro
jet , toujours en intelligence avec le
pape. Il étoit demeuré d'accord avec
DI
lui , que fi l'on aboliffoit l'ordre
tous fes grands biens feroient employés
au recouvrement de la terre - fainte .
C'étoit-là une idée chimérique ; car tant
de croifades exécutées par de grands
princes. qui y avoient échoué , faifoient
affez connoître que c'étoit une entre
prife deformais impoffible': ce projet ne
paroiffoit qu'une occafion de s'emparer
de tous les biens des Templiers , dont
l'uſage & la deftination ne pouvoient
être réglés qu'avec de grandes diffi
cultés. Le pape ne faifoit cette pro
pofition , que pour empêcher que le
roi ne mît en fa main toutes les com
manderies. Le roi qui avoit fes vues
fecretes , mais fur - tout qui croyoit les
Templiers des gens exécrables , & qui
E
50 Hiftoire de l'abolition
vouloit abolir l'ordre, parut y confentir.
1306. Ce fut donc un point réfolu entre le roi
& le pape , toujours avec la condition
que le pape impofoit , que les crimes

feroient prouvés par des informations


juridiques.
Mefures Sur la régularité de ces procédu
que le roi
prend contre res , le roi penfoit bien autrement que
les Tem- le pape . Il croyoit qu'en obfervant les
pliers.
Dupuis. formalités , on donneroit par leurs
Fleuri.
Vertot. longueurs & par leurs formes > le
Grutler.
moyen aux coupables d'échapper à
la juftice ; que par des chicanes , des
recufations , des appellations , ils fe
roient durer le procès un tems infini ,
& que les chevaliers répandus par tout
le monde chrétien , trouveroient des
protecteurs , & feroient naître des
obftacles dans chaque royaume , quì
les fauveroient infailliblement.
Il lui fuffit donc que le pape eût

confenti qu'on leur fît leur procès :


il interpréta pour la maniere de le
faire , & la haine lui fourniffant des

expédiens , il inventa une façon


de l'Ordre des Templiers. ST

de procéder dont on n'avoit point


d'exemples , & qui n'en aura peut 1306.
être jamais ( a ). Il affembla fon confeil
fecret , à la tête duquel étoit Guil
laume de Nogaret , parent de celui
qui l'avoit fi bien fervi contre le pape
Boniface , & en qui il avoit une par
faite confiance , à caufe de fon habi
leté & de fon dévouement à toutes fes
volontés.

Il fut décidé dans ce confeil qu'on Résultat du


confeil fecret
ne fuivroit aucunes des regles ordinai du roi.
Les mêmes
res , obfervées dans les procès crimi Auteurs.
nels ; qu'il falloit , fans qu'ils en fuffent
avertis , faire arrêter en un même jour
& à une même heure , tous les Tem

( a) Les termes dont on ſe fert ici , font tirés


des hiſtoriens : mais nous fommes bien loin
d'imaginer , que la haine fut le principal motif
du roi de France : au contraire , nous penfons
que le crime capital d'avoir foutenu un prince
étranger , contre leur fouverain , méritoit feul
l'abolition de l'ordre des Templiers. Quant à
# Pinobfervation des formes , elle est toujours
dangereufe.
E it
52 Hiftoire de l'abolition

pliers du royaume , les tenir féparé


1306. ment en différentes prifons , & en même
tems s'emparer de tous leurs biens , pour
empêcher que leurs amis & leurs par
tifans ne s'en ferviffent en leur faveur.
1307. On réfolut en même tems d'écrire ·
à tous les rois ce qu'on alloit faire
en France , de les inftruire des crimes
des chevaliers , & des preuves qu'on
en avoit ; de prier & d'exhorter tous
ces princes d'imiter le roi , & de tenir
dans leurs états la même conduite
en fe faififfant des perfonnes & des
biens des Templiers : c'étoit une voie
affurée pour les épouvanter tous , &
pour les priver de la protection &
des fecours qu'ils auroient pú attendre
de ces rois & des autres chevaliers ,
leurs confreres. Pour l'exécution de
ces ordres , il falloit un fecret impéné
trable ; auffi fut - il obfervé exactement.
S'il n'avoit pas été gardé , les Templiers
euffent pu prendre des mefures , &
par eux - mêmes & auprès du pape
pour s'y oppofer. Ils euffent pu fe
de l'Ordre des Templiers: 53

cacher , prendre la fuite , fe mettre


même en défenfe, & troubler cette 1307.

terrible exécution ( a ).
En, conféquence de ce réfultat , on Ordres
pour arrêter
expédia des ordres à tous les gouver tous les fem
neurs des provinces , à tous les baillis pliers
France,
& fénéchaux , • à tous les magiftrats
d'arrêter les chevaliers du Temple qui
5 fe trouveroient dans leur diftrict ; &
pour cet effet , d'employer la force ,
en fe faifant fuivre par des gens de
guerre , ou par les gens qui étoient
fous leur commandement on leur
ordonna de mettre ces chevaliers fous

bonne & sûre garde , & tout de fuite •


de faifir leurs biens , meubles & im
meubles , d'en faire inventaire & d'y
établir des commiffaires pour les régit
& en rendre compte. F 35

: (a ) Un ordre particulier , capable de fe


fouftraire à la puiffance de l'état , doit - il y
être fouffert Non fans doute. Les hiftoriens
ont vu l'abolition des Templiers , en femme
lettés qui plaignent l'affaffin que l'on conduit
au fupplice. A
E iij
54 Hiftoire de l'abolition

Les ordres étoient terribles , &


1307 l'exécution en étoit commandée fous

peine de la vie ; ils furent envoyés


cachetés , avec défenfe de les ouvrir
que la nuit du 12 au 13 octobre ,
jour marqué pour cette expédition
dans toute la France.
On dreffa en même tems des let

tres pour les princes étrangers à qui


le roi mandoit ce qu'il avoit fait ; les
priant & les exhortant de faire la
même chofe dans leurs états , pour
les délivrer , & délivrer la chrétienté

d'un ordre coupable de crimes af


freux. On ajoutoit dans ces lettres
auffi bien que dans les ordres envoyés
en France aux magiftrats , que le tout
fe faifoit de concert avec le pape ,
& de l'avis de tous les grands du
royaume .
t
Ces couriers partirent à des jours
différens felon l'éloignement du lieu
de leur destination. Les princes aux
quels ils furent envoyés , furent le roi
des Romains , le roi de Naples , le
1
de l'Ordre des Templiers. 55

roi d'Angleterre , le roi de Caftille ,


le roi d'Arragon , le roi de Navarre , 1307.
le roi de Portugal , les électeurs , les
princes d'Italie & le comte de Flandre.
On ne marque point qu'il en fut
envoyé aux couronnes du Nord , où
les chevaliers du Temple n'avoient
point d'établiffemens. C'étoit les che
valiers Teutoniques qui depuis long
tems y étoient en poffeffion de plu
fieurs villes & de plufieurs belles com
manderies , auffi - bien que dans la

partie de l'Allemagne qui avoifine


ces royaumes .
Le jour approchoit de cette terrible Les Tem
pliersfontar
exécution , fans que le grand - maître , rêtés à Paris.
Dupuis.
ni le prince dauphin , ni les comman Grutler.
deurs en euffent le moindre foupçon. Vertot.
1 Mezerai.
Ils fréquentoient la cour , & voyoient Chronique
de Nangis
fouvent le roi ; fur - tout le gran d
maître , qui avoit jufque - là reçu tant
de marques de fon affection , & Pey

raud , qui étoit grand - prieur de


France , & qui avoit été général des
finances. Le roi diffimuloit toujours.
E iv
56 Hiftoire de l'abolition

Cependant dès le commencement d'oc


1307 tobre le grand - maître s'apperçut que le
roi ne le voyoit & ne le recevoit plus
qu'avec un air froid & un vifage mé
content. N'ayant rien à fe reprocher ,
il ne comprit rien à ce changement.
Il n'ignoroit pas les crimes qu'on
-imputoit à tout l'ordre ; mais les
fachant fans fondement , il étoit bien
éloigné de penfer qu'on voulûit les
approfondir par des voies fi violentes.
Enfin le jour fatal arriva , marqué au
vendredi 13 d'octobre. Dès la veille
le roi donna fes ordres , & fit toutes

les difpofitions. A la pointe du jour du


13 , le Temple fut invefti , & l'on
y arrêta le grand - maître , Peyraud
grand - prieur de France , le prince
dauphin grand - prieur de Normandie ,
le grand - prieur d'Aquitaine , & tous
les commandeurs & chevaliers qui y
étoient logés , au nombre de 140 , &
on les conduifit en diverfes priſons ,
la plupart au château de Melun . Il
eft aifé de juger quelle fut leur fur
de l'Ordre des Templiers. 57
prife & leur effroi. Tout Paris fut en
rumeur & dans le plus grand éton- 1307.
nement , en voyant traîner en prifon
des perfonnes de ce rang , des premie
res maifons de France , qui étoient
honorées & eftimées de tout le
monde , & dont on n'alléguoit aucun
crime. En arrêtant tous ces feigneurs
de l'ordre du Temple , on ne pouvoit
croire autre chofe , finon qu'il s'étoit
fait une confpiration contre l'état.
A peine le grand - maître & ceux Le roi
qui avoient été arrêtés avec lui étoient s'empare du
Temple , des
tréforsde&des.
ils dans leur prifon , que le roi fe biens l'or
rendit au Temple , où il prit fon dre
Les mêmes.
logement , s'emparant de tout l'or &
l'argent qui étoit dans le tréfor , de
tous les riches meubles de ce palais
& des titres mêmes des poffeffions. On
ne dit point s'il en fit dreffer un
procès-verbal , ni s'il fit faire un in
ventaire des meubles & des papiers.
Ce qu'il y a de certain , c'eft que cette
action ne lui fit pas honneur & qu'il
parut qu'il étoit l'unique auteur de
58 Hiftoire de l'abolition

ces procédures violentes ( a ). Il fit


1307 plus ; regardant les Templiers comme
condamnés , il affecta de fixer fon
logement au Temple , en y faifant
tranfporter les deniers de l'épargne &
les chartes du royaume .
Dans toute l'Ile - de - France , des

commiffaires du roi qui y étoient ré


pandus , occuperent toutes les com
manderies de l'ordre , s'affurerent de
tous les meubles & de tous les effets qui
y étoient , & faifirent les revenus pour

( a ) Nous avertiffons encore une fois nos


lecteurs , que nous tranfcrivons les termes des
hiftoriens du tems. Quoi ! l'abolition d'un or
dre trop puiffant ; la reftitution à la ſociété des
biens immenfes qu'il poffédoit , ne fit pas hon
neur au chef fuprême de cette même fociété !
Il faut avouer qu'il y a eu des fiecles , où l'on A
avoit des vues bien fauffes ! Nous n'attaquons
point l'innocence des chevaliers : l'ordre étoit
pur fans doute, & quelques particuliers feuls
étoient coupables : mais le prince d'un peuple
peut , de fa feule autorité , diffoudre toute af
fociation particuliere formée au milieu de la
nation dont il eſt chef.
de l'Ordre des Templiers . 59

qu'on ne pût les payer qu'à eux . Il


eft vrai qu'ils firent des inventaires 1307.
des effets mobiliers qu'ils trouverent
dans les châteaux & dans les maiſons
de l'ordre. Tous les fermiers & les
colons reçurent ordre de payer entre
leurs mains & de leur porter les fruits ,
dont ils déclarerent qu'ils rendroient
compte au roi..
Dans tout le royaume les gouver Tous les
neurs & officiers du roiouvrirent Templie rs
font arrêtés
leurs paquets la nuit du 12 au 13 ; ils dans le reſte
du royaume.
y trouverent les ordres contre les Tem Du uis.
pliers , & prirent fur- le - champ leurs
mefures pour les exécuter, en fe faifant
affifter de toutes les forces dont ils
pouvoient difpofer. Dès le matin du
13 , on inveflit les maifons où étoient
les chevaliers ; ils furent tous arrêtés
& conduits en prifon. Ils ne firent
aucune réſiſtance , n'ayant eu aucun
foupçon de leur malheur , & étant
féparés les uns des autres.
On ne fait pas précisément le nom
bre de ceux qui furent arrêtés ; il
бо Hiftoire de l'abolition
devoit être bien grand , & par l'éten
1307. due du royaume , & parce que la
France étoit l'état qui fourniffoit le
plus de chevaliers à l'ordre. On en
nomme vingt - huit en Normandie ,
favoir , treize à Caen , dix au Pont
de - l'Arche , cinq à Bayeux : trois à
Troyes , douze en Languedoc , dont
fix à Carcaffone & autant à Beaucaire ,
fept à Cahors , & onze dans le Bigore.
On ne fait pas le détail des autres

provinces , mais on ne peut douter


qu'il ne fût très - grand , fur - tout en
Bourgogne , où les ducs les avoient
toujours favorifés..
Tous leurs i
biens faifis. Le lendemain , à l'inftar de ce qui
Dupuis. avoit été fait dans l'Ile - de - France ,
& fuivant les ordres du roi , les mêmes
formalités furent obfervées. Tout fut
faifi , l'ordre fut dépouillé de tous
fes biens. On y établit par - tout des
commiffaires : au bailliage de Caen
on donna cette charge à Hugues du
Châtel & à Gautier de Boifgilon , 1
deux feigneurs qui prenoient la qua
de l'Ordre des Templiers. 61
lité de chevaliers , & avec eux &

fous eux , Guillaume de Fontenoy & 1307:


Robert de la Planque de Tornebus ,
furent établis gardiens .
Noms dea
Il eft jufte de laiffer à la postérité centquarante
les noms des cent- quarante Templiers Templiers
arrêtes à Pa
qui furent arrêtés à Paris . On ap- ris.
prendra par - là le nom des grandes Dupuis
maifons de France de ce fiecle ; &

celles qui fubfiftent encore , n'en doi


vent point rougir. Elles ne peuvent
avoir de meilleurs titres de leur
ancienneté. Il étoit peu de familles
illuftres qui n'euffent des chevaliers
du Temple. On y comptoit des Mont
morency , des Hangets , des Longue
val , des Raineval , des du Pleffis
des Hondelot ; aucun d'eux néanmoins
ne fe trouve des cent- quarante ar
rêtés , foit qu'ils ne fuffent pas à
Paris , ou qu'ils fuffent exceptés de
P'ordre général .
Quant à ceux qui étoient de ce
nombre , ils ne jettent point de flétrif
fure fur la nobleffe qui porte leur nom
62 Hiftoire de l'abolition

& qui fort de la même fouche ; fup


1307. pofé qu'ils fuffent coupables , c'eſt
une affaire perfonnelle ; mais l'obfcurité
& l'incertitude de leurs crimes fuffifent
pour en effacer la honte , & laiffent
fubfifter la gloire de leur race ( a ).
Voici leurs noms dans l'ordre de la
procédure qui fut faite contr'eux.

1. Jean de Fouley.
2. Renier de l'Archant.

3. Renaud de Tremblay.
4. GUY DAUPHIN , Grand-Prieur
de Normandie.

5. Jean de Nivelle.

f
(a )Quand les crimes d'une affociation par
ticuliere feroient inconteftables , affreux ; qu'en
inféreroit -on ? Que les parens qui y ont en
gagé leurs enfans ont été malheureuſement
trompés : les peres & les meres ne font même
pas ici dans le cas du reproche d'une mauvaiſe
éducation : celle qu'ils ont donnée peut avoir
été excellente ; la perverſion eft venue de l'or
dre ; lui feul eft coupable , lui feul doit être
Aétri , mais en maffe & fans particulariſer.
de l'Ordre des Templiers. 63
6. Pierre de Tourtaville ,frerefervant..
7. Matthieu de Bofc Adhemar. 1307

8. Jean de Tourtaville.

9. Ferry de Rheims.

10. Jean de Saint - Loup .


11. Theobald de Bauffremont.
12. Guillaume de Giac , frere fervant.
13. Gerard de Sanche.
14 Robert de Surville de Yzis .
15. Pierre Brocart .
16. Pierre Gafet.

17. Geoffroy de Charny.


18. Guillaume de Châlons de la Reine .

19. Guillaume de Bicey.


20. Richard de Caprey.
21. Gaucher de Lienticour. S

22. Guillaume de Herbley.

23. Guillaume de Vernage.


24. Nicolas Doublet.
25. Imbaud de la Boiffade.
26. JACQUES DE MOLAY , Grand .
Maître.
64 Hifto de l'abo
ire litio
n
27. Jean du Cagy.
1307. 28. Robert de Arblay.
29. Jean de l'Aumône.

30. Pierre de Suire .

31. Thomas de Quenay .


32. Nicolas de Chapelle .
33. Jean de Crotoy.
34. Jean de Venier.

35. Gilles d'Epernant.


36. Jean du Duc de Taverniac .
37. Jean le Moine..
38. Jean de Tournon .
39. Bernard de Broffe .
40. Pierre de Grofmenil .
41. Thomas de. Brele.
42. Gui d'Oratoire .

43. Raoul Quarré.


44. Parifet de Bure.
45. Guillaume d'Yvriac .

46. Ordon de Latignac - Liecon .


47. Guillaume de Montfort- l'Amaury
48. Etienne de Domont.

49:
de l'Ordre des Templiers. 65

49. Bernard de Paris.


50. Jacques de Rubemont. 1307.

51. Arnoul de Fontaine.


52. Michel de Saint- Main.
53. Adam Marechal.
54. Nicolas de Pouzzol.
55. Robert de Saunac.

56. Odon de Viermy .


57. Guillaume d'Hermont .

58. Pierre Pidanfat.


59. Pierre de Blois.
60. Michel du Flés.
61. Jean de Bauffremont.
62. Jean d'Amblainville.

63. Raoul de Betencourt .


64. Pierre de Villars.

65. Dominique Touffaints.


66. Jean de Laigneville .
67. Robert de Monbain.
68. Matthieu de Quenoy."
69. Renaud de Fontaine .

70. Gautier de Bure.

F
66 Hiftoire de l'abolition
71. Pierre de Montezand.
1307. 72. Jean de Cormeil.
73. Gautier de Bailleul.
74. Richard de Liobard .

75. Pierre de Boulogne.


76. Jean de Saint - Remy.
77. Conftantin de Biciac.
78. Jacques de Crumel.
79. Aubert de Rocher.
80. Raoul de Granvilar.
81. Jean de Buvine.

82. Frere Raynald.


83. Jacques Duc.
84. Jean de Valbande .
85. Raimond de Farde .
86. Guillaume de Hautmenil.
87. HUGUES DE PEYRAUD
Grand-Prieur de France.

88. Raoul de Gify.


89. Imber de Saint - Joffe,
90. Jean de Danfiac.
91. Jean de Livriac.
1
de l'Ordre des Templiers. 67

92. Dominique de Rivion.


93. Jean de Châteauvilars . 1307.

94. Nicolas de Sarte.


95. Matthieu d'Arras .

96. Gilles d'Ecey .


97. Raimbaud de Caron .

98. Henri d'Hercigny.


99. Raoul de Taverniac .

100. Jean de Pont- l'Evêque.


101. Jean de Tournon .
102. Matthieu de Table.
103. Simon Chrétien .
104. Gerard de Galle . 7°

105. Foulques de Trécy.


106. Jean de . Chorme.

107. Gautier de Payan.


108. Jean de Paris,
109. Gillon de Chevreufe.
110. Jean Bérfée .
111. Geoffroi de Fer
112. Elie de Jotro.

113. Baudouin de Vabe.

Fij
68 Hiftoire de l'abolition
114. Jean de Morfontaine.
1307.
115. Lambert Flaming .
116. Milon de Saint - Fiacre.

117. Lambert de Coify.


118. Dreux de Viviers.

119. Laurent de Tarnay.


120. Jean de Poiffon.

121. Jacques de Verjus.


122. Geoffroi de Goneville

123. Henri de Sirpy.


124. Bon de Sirpy.
125. Nicolas du Menil.
126. Bertrand de Montiniac:

127. Nicolas de Trecy.


128. Raoul des Sauts.
129. Albert de Romecourt.

130. Ponce de Bonnœuvre.


131. Raoul Moifet.
132. Etienne de Romain:
133. Pierre de Montiniac.
134. Gui de Feriere.

135. Jean de Gify.


de l'Ordre des Templiers. 69

136. Pierre de Laigneville.


13.07.
137. Nicolas d'Ambian.

138. Thomas de Roquencourt.


139. Nicolas d'Agrégé.
140. Jean de Maiſondieu.

Tous ces chevaliers étoient en


différentes prifons à Paris & dans
le voifinage , fur - tout à Melun . Ils
n'étoient point tous féparés , n'y
ayant pas affez de prifons pour cent
quarante prifonniers ; mais pour cha
que endroit , il y avoit des feigneurs
chargés de veiller fur eux , afin qu'au
cun ne pût s'évader. On remarque
que Hugues de la Celle & Guillaume

de Marfilly étoient chargés de cet


emploi peu honorable ( a ) . Ils avoient
fous eux des fubalternes , qui néan
moins étoient auffi gens de qualité ,

(a) Peu honorable ! Tout emploi utile à •


l'état , donnépar le prince , eft honorable. Nous
ne voulons pas qu'on nous impute cette expref
fion plus qu'inconfidérée , que notre fidélité
nous fait employer.

1
70 Hiftoire de l'abolition

puifqu'ils font nommés dans les actes


307 chevaliers : c'étoit Philippe Coquerel ,
Girard Robert , Guillaume de Bre
tigny , Jean de Boifemont , Imbert
de Saint - Jara & Jean Pitard. Leurs
tel
appointemens étoient réglés.
Le pere Au- deffus d'eux tous & comme
Confeffeur
in
quifiteur de infpecteur général , étoit le confeffeur
la foi.
Dupuis, du roi , Guillaume de Paris , domi
nicain & inquifiteur de la foi ; c'étoit
un homme très-favant , qui avoit toute
la confiance du roi , mais auffi qui
lui étoit fi aveuglément dévoué , que
les volontés de ce prince étoient fa C
loi. Tout avoit été concerté entre
eux , c'eft - à - dire , entre le roi & le
P. confeffeur , auquel on peut joindre
Nogaret , l'un des principaux miniſ
tres , qui n'entroit pas moins dans les
Mezerai. vues de ce prince. Le P. confeffeur
s'étoit rendu à Melun , où étoit le
gros des prifonniers . Là il donnoit
tous fes foins à les faire bien garder ,
il les voyoit fouvent , les entretenoit ,
leur infinuoit les dépofitions qu'ils
de l'Ordre des Templiers. 71
devoient faire , & felon les apparen

ces , ménageoit leur efprit pour leur 1307.


faire comprendre les intentions du
roi , & à quel prix ils pourroient
obtenir leur liberté. Comme inquifi
teur , il profitoit de leurs réponfes ,
pour en rendre dans l'occafion , un
témoignage , que cette qualité devoit
rendre plus efficace ( a ) .
Toutes ces précautions tendoient po ur l'inion
Difpofit ter
à difpofer l'interrogatoire que le roi rogatoire.
Dupuis
youloit faire fubir aux prifonniers ,
& à le rendre conforme aux idées de

ce prince , qui étoit toujours pleine


ment convaincu des crimes des Tem
pliers & de la corruption de l'ordre .
Le tems approchant de cette forma
lité , il rendit publics tous ces crimes ,
& fe fit préſenter une fupplique par les
Parifiens , au nom du peuple François ,
par laquelle déteftant les abominations

(a ) Ce trait eft le feul qu'un vrai François ,


puiffe defapprouver dans la conduite de Philippe
le- Bel : mais c'eft le crime du tems,
72 Hiftoire de l'abolition

des Templiers , on le fupplioit de les


1307 pourfuivre vivement. On publioit les
crimes énormes de ces chevaliers , le
renoncement à Jefus - Chrift , leur

mépris de fa croix fur laquelle ils


crachoient trois fois , la permiffion de
la fodomie , qui n'étendoit leur vœu
de chafteté qu'à éviter le commerce
des femmes , la préparation à ce crime.
par des baifers infames " enfin l'ido

Patrie qui les portoit à adorer une


idole dont la tête étoit dorée , & à

fe ceindre d'une petite corde qui avoit


touché à l'idole , & qu'ils regardoient
comme une amulette.
Ce fut le P. confeffeur qui fut chargé
de faire l'interrogatoire des cent-qua
rante Templiers arrêtés à Paris : il pré
tendoit en avoir le droit comme inqui
fiteur de la foi & délégué du pape.. En

cette qualité , il fubdélégua des com


miffaires dans les diverfes provinces du
royaume , pour faire en même tems
l'interrogatoire des chevaliers qui y
étoient arrêtés. Afin de le rendre plus
authentique ,
de l'Ordre des Templiers. 73
authentique , le roi ordonna à tous.
les baillis & fénéchaux d'y affifter , 1307.
avec des feigneurs de la province.
Nous n'avons pas tous ces inter
rogatoires ; mais par ceux qui nous
S
reftent , il eft aifé de juger des autres.
Ce font les interrogatoires de Paris ,
de Caen , du Pont - de - l'Arche , de
Cahors & de Carcaffone : celui de Paris
commença fur la fin d'octobre , &
dura prefque tout le mois de novembre.
Cet interrogatoire , qui s'alloit Interroga
faire à Paris & aux environs , étoit toire
ris. de Pa
le plus important , & celui dont fans Dupuis
Grutler
doute devoit dépendre la deftinée de
l'ordre , puifqu'on devoit entendre
cent -quarante témoins , & les con
fronter aux principaux Templiers , tels
que le grand- maître , le grand - prieur
de France , qu'on appelloit auffi le
grand- commandeur , les grands-prieurs
de Normandie & d'Aquitaine , & les
autres chevaliers , tous des premieres
maifons de France. L'inquifiteur de

la foi fe tranfporta d'abord , fuivant


G
74 Hiftoire de l'abolition :

les apparences , à Melun , où étoit le


1307. plus grand nombre des prifonniers ,
tous prévenus que le roi fouhaitoit
qu'ils avouaffent les crimes qu'on im
pofoit à l'ordre. Il étoit accompagné
des feigneurs que ce prince avoit
nommés pour affifter & être préfents
à l'interrogatoire . Il leur lut d'abord
les articles fur lefquels il alloit les
interroger , en prenant leur ferment
qu'ils diroient tous la vérité : il les 16
interrogea enfuite fucceffivement.
La queſtion. Un terrible ſpectacle étoit joint à
Grutler.
L'Esprit des cette formalité. C'étoit les inftrumens
loix
Vertot. de la queftion , dont on devoit fe fervir
contre ceux qui ne voudroient pas dire
la vérité , ou plutôt avouer de bon gré .
les crimes dont on les chargeoit. Sur
ce que prefque tous les nioient , on
les y appliquoit , mais d'une façon fi

rude & fi violente , que les membres


de plufieurs en étoient difloqués ( a ) ,

( a ) Si le fait n'eft pas aggravé par les hif


toriens du tems , voilà une injuſtice , une
eruauté , que nous ne prétendons pas excufer.
de l'Ordre des Templiers. 75

qu'ils jettoient des cris effroyables ,


& que les environs retentiffoient de 1307.
clameurs & de lamentations . Les plus
fermes foutinrent long - tems ces tour
mens , & n'avouerent rien , en forte
qu'on les rapporta tout brifés dans
leurs prifons plufieurs y moururent ,
en proteftant de leur innocence & de
la pureté de leur foi. Ceux qui ne furent
pas fi courageux , après avoir long
tems fouffert , céderent enfin à la
douleur & avouerent une partie des
faits qu'on leur imputoit. Mais ceux qui
avoient le moins de réfolution , n'at
tendirent point qu'on les tourmentât ;
ils dépoferent ce qu'on leur deman
doit , fur-tout parce qu'on leur faifoit
entendre qu'ils devoient le faire pour
plaire au roi , qu'on les affuroit de
l'impunité & enfuite de leur liberté.
Il n'eft pourtant pas évident qu'ils
dépofaffent tous contre la vérité ; car
il fe pourroit que le refus d'avouer ces
crimes provînt de la honte d'un pareil
aveu , & de la crainte du châtiment.

Gij
76 Hiftoire de l'abolition
Telle fut la forme de cet interro
1307.
gatoire ; telles furent les voies de
perfuafion & d'exhortations dont fe
fervit un prêtre , un religieux , un
inquifiteur de la foi , pour tirer la vérité
des coupables. Une pareille procédure
étoit inouie autant qu'odieuſe , & elle
rendit leurs dépofitions extrêmement
fufpectes. Eft - il , en effet , quelque
exemple qu'on commence par donner
la queftion à des accufés , lorfqu'il
n'y a aucune preuve contr'eux , &
qu'on leur faffe fouffrir un fupplice
qui n'eft dû qu'au crime avéré , ou
du moins à demi - prouvé ?
La queſtion , même quand on la
donne juridiquement , eft toujours une
voie douteufe , & produit fouvent le
faux auffi -bien que le vrai , la violence
des tourmens triomphant de la foibleffe
des hommes ( a ) ; auffi à Athenes

(a ) C'eft un fupplice tout- à- fait inutile ,


puifqu'il eft fecret ; car la juftice , toujours
impaffible , ne châtie que pour l'exemple : il
eft dangereux , puifqu'il peut tourner contre
de l'Ordre des Templiers. 77

l'on n'y condamnoit que pour le crime


de leze - majefté ; & lorfqu'il s'agiffoit 1307.
de découvrir les complices , on n'y
appliquoit les coupables que trente
jours après leur condamnation .
A Rome il n'étoit point de queftion
préparatoire ; la naiffance , la dignité ,
les emplois dans la milice en garan
tiffoient toujours , à l'exception du
crime contre l'état ; & encore aujour
d'hui en Angleterre , où réfide le
trône de la liberté , ce fupplice n'eft
point en ufage.
Voici donc ce que les cent - qua
rante chevaliers du Temple dépofe
rent , après cet affreux préalable , tant
ceux qui l'effuyerent , que ceux qui
l'éviterent par une confeffion volon
taire , pour ſe dérober aux tourmens

l'innocence. Ceux qui penfent qu'il fait partie


du fupplice , n'ont aucune idée de nos loix.
La juſtice , nous le répétons , ne ſe venge pas
du coupable : il eft pris , il eft mort ; elle fe fert
feulement de fon cadavre pour effrayer les
méchans.
G iij
78 Hiftoire de l'abolition

qu'ils avoient vu fouffrir à quelques


1307. uns de leurs confreres.
Le renon Des cent-quarante Templiers inter
cement à Je
fus- Chrift & rogés , il y en eut cent - vingt - fix qui
à la croix.
Dupuis. confefferent , qu'au moment de leur
réception dans l'ordre , on les avoit
fait renoncer à Jefus -Chrift , & cracher
trois fois fur la croix ; ils convinrent
er
de l'avoir fait. Ce font les rº, 2º,
3º, 5º, juſqu'au 23 ° inclufivement :
27° jufqu'au 57° : 59° jufqu'au 63º,
67° : 69º juſqu'au 77° : 79 ° juſqu'au
97 99 jufqu'au 114 : enfin le
116e jufqu'au 140º .
Il faut obferver que de ces cent
vingt fix chevaliers , il y en eut feize
qui déclarerent avoir fait ce renonce
ment & craché fur la croix par force ,

& les violences qu'on leur fit. Ce


er
font les 1 , 2 , 7 , 17 , 52 , 53 ,

63 , 64 , 68 , 77 , 81 , 89 , 103 ,
112 , 126 & 139.
Le 64° , Pierre de Villars , déclara
qu'il n'avoit renié qu'après qu'on l'eut
enfermé dans une prifon un jour & une
nuit.
de l'Ordre des Templiers. 79

Le 68 , Matthieu du Quenoy , dit


qu'on l'avoit tenu trois jours au pain 1307.
& à l'eau.
* Le 77°, Conftantin de Biciac ,
dépofa que pour l'y faire confentir ,
on l'avoit traîné avec violence par
tout l'appartement .
Le 81 ° , Jean de Buvine , qu'il
fouffrit huit jours la priſon.
Le 112 , Elie de Jotro , que . fur
le refus , il fut battu & emprifonné ;
mais qu'enfin ils céderent à ces vio
lences , qu'ils renierent Jefus - Chrift ,
& cracherent trois fois fur la croix.
Suivant le calcul , il y eut quatorze
'de ces chevaliers qui ne parlerent point
de ce renoncement : leur filence cft

d'autant plus furprenant , que les fupé


rieurs forcerent les refufans , & que

dans un ordre les regles doivent être


fuivies par tous fans diftinction .
Le crime affreux de fodomie , dont La fodomie.
Dupuis.
on les accufoit , avoit trois branches ;
la permiffion de le commettre avec
leurs confreres feulement , comme une
Giv
80 Hiftoire de l'abolition's

difpenfe du væeu de chafteté qu'ils


1307.
faifoient à leur profeffion , & qu'on
n'étendoit qu'aux femmes ; des baiſers
infames que le fupérieur & le novice
fe donnoient quelquefois réciproque
ment , & qui étoient comme un pré
lude de ce crime abominable ; enfin
fa confommation autorifée par cette

indigne licence. Cinquante - deux che


valiers dépofoient expreffément de
cette permiffion ; les 2 , 3 , 5, 6 ;
-
8 , 9 , 10 , 11 , 13 , 14 , 15 , 16 ,
17 , 18 , 19 , 20 , 22 , 27 , 34,
38 , 42 , 43 , 46 , 48 , 60 , 62 ,
63 , 65 , 66 , 67 , 68 , 69 , 70 ,
71 , 72 , 74 , 75 , 79 , 80 , 83 ,
85 , 86 , 87 , 91 , 93 , 94 , 96 ,
97 , 99 , 101 , 104 , 105 & 113.
On demande avec raifon pourquoi
les quatre-vingt-huit autres chevaliers
ne dépofent point de cette exécrable
permiffion. Quelle variété y avoit-il
donc dans les réceptions ?
Sur ces baifers odieux & criminels

que les chevaliers donnoient au fupé


de l'Ordre des Templiers. 81

rieur qui les recevoit , & que le


fupérieur leur rendoit , il y eut qua- 1307
tre - vingt - deux chevaliers qui les
avouerent favoir ; les 2 , 5 , 6 , 7;
8 , 9 , 10 , 11 , 27 , 30 , 34 , 38 ,
41 , 42 , 43 , 44 , 48 , 49 , 57,
60 , 61 , 62 , 63 , 64 , 65 , 66,
67 , 68 , 69 , 70 , 71 , 72 , 73 ,
74 , 75 , 76 , 77 , 78 , 79 , 80 ,
83 , 84 , 85 , 86 , 87 , 88 , 89 ,
90 , 91 , 92 , 94 , 95 , 96, 97 ,
99 , 100 , 101 , 102 , 104 , 105 ,
106 , 107 , 109 , 110 , III , 116 ,
118 , 119 , 120 , 121 , 123 , 124 ,
126 , 130 , 131 , 132 , 133 , 134 ,
135 , 136 , 137 , 138 , 139 &
140.
Ily avoit encore bien plus de varia
tion dans cet article de leurs dépofi
tions que dans le précédent ; les uns
ayant déclaré qu'il n'avoient baifé que
la bouche , les autres rapportant des
baifers plus horribles en différentes
parties du corps , ou à nud , ou la
chemiſe entre deux ; les uns ne l'ayant
82 Hiftoire de l'abolition

Pag
fait que par force , les autres volon
1307 tairement . Le 88e témoin , Raoul de

Gify eut le courage de refufer abfo


lument cette circonftance à fa récep
tion , & n'y fut point contraint. Les
96 & 97º , Gilles d'Ecey & Raim
baud de Caron , déclarerent qu'on
ne la leur propofa point.
A l'égard de la confommation du
crime qui leur étoit permiſe , trois
chevaliers feulement avouent s'en être
fervis. Les 8 , 12 & 16°, ce der
nier cite le grand - maître pour fon
complice , & qu'ils le commirent en
Chypre. Il ne s'explique point fi
c'étoit le grand - maître régnant , Mo.
lay ayant été élu depuis peu de tems ;
14
il y a lieu de croire que cela regardoit
l'un de fes prédéceffeurs .
Idolâtrie.
Sur l'idolâtrie , le plus énorme des
Dupuis.
crimes , puifque ceux qui en font
coupables ne font plus chrétiens , il
y a foixante - huit chevaliers qui en
dépofent. Il réſulte de leurs dépofi
tions qu'il y avoit dans l'ordre une
de l'Ordre des Templiers. 83

idole de cuivre , en partie dorée , &


en partie argentée , laquelle avoit à 1307.
la place des yeux deux efcarboucles ,
une grande barbe ; & qu'elle étoit au
furplus d'une figure hideufe , ayant
quatre pieds , deux en avant & deux
en arriere ; qu'on ne la voyoit qu'aux
chapitres généraux , où tous les che
valiers l'adoroient , en ôtant leurs

capuchons , & en fe profternant de


vant elle.

On ne dit point , s'il étoit une


ville fixe où on la gardât , quoique
plufieurs chevaliers citent Montpellier ;
fi elle n'étoit que dans cette feule
ville , ce n'auroit donc été qu'en
France que fe feroit paffé ce mystere

d'iniquité , car il fe tenoit bien ailleurs


des chapitres généraux , & il falloit ,
ou qu'il y eût plufieurs idoles fem
blables , ou que l'idolâtrie ne fe pra
tiquât qu'en ce royaume.
Il fe trouve dans l'interrogatoire
de Paris des cent quarante Templiers ,
foixante - cinq qui en conviennent , &
84 Hiftoire de l'abolition .

qui avouent l'avoir adorée. Ce font


1307 les 2 , 12 , 13 , 14 , 15 , 21 ,
CO
22 , 27 , 34, 36 , 38 , 42 , 43 ,
46 , 48 , 57 , 59 , 60 , 61 , 62 ,
72 , 73 , 74, 75 , 76 , 79 , 80 ,
84 , 85 , 86 , 87 , 88 , 89 , 90 ,
91 , 95, 99 , 100 , 101 , 102 , 104 ,
105 , 107 , 109 , 110 , 115 , 116 ,
118 , 119 , 120 , 123 , 124 , 126,
130 , 131 , 132 , 133 , 134 , 135 ,
136 , 139 & 140 .
La corde Il y a dans ces dépofitions beau
ette.
Lupuis. coup
Coup de diverfité. Les uns n'ont
jamais vu d'idole , les autres ne l'ont
pas adorée. Plufieurs ajoutent qu'à
leur réception , on leur paffoit autour
du corps une cordelette qui avoit tou
ché à l'idole , & qu'on leur ordonnoit
de porter toujours . Mais il s'en faut bien
que ces déclarations foient uniformes.
Plufieurs chevaliers ne parlent point
de la cordelette , & difent qu'ils n'en
ont jamais oui parler ; entr'autres le
11°témoin ,Théobald de Bauffremont.
Il n'eft pas moins furprenant que
de l'Ordre des Templiers. 85

foixante- quinze autres témoins ne


difent rien fur l'idolâtrie , ni fur la 1307.
cordelette ; cela fait une contradiction
embarraffante.

Il y a bien plus ; parmi cette foule àDépofitione


décharge.
de témoins qui s'accufoient de tant de Dupuis
crimes , & qui deshonoroient leur
ordre , il s'en trouva quatre qui eurent
le courage de le juftifier ; ce furent
le 93º, Jean de Chtâeauvilars , le 98°;
Henri d'Hereigny , le 108 , Jean de
Paris , & le 117 , Lambert de Coify:
qui dirent avec hardieffe qu'à leus
réception , il ne leur avoit rien été pro
pofé , ni rien dit , ni rien fait que
de fage & d'honnête. On ne comprend
pas comment , dans le deffein qu'on
avoit d'abolir l'ordre , on inféra leurs
dépofitions dans l'interrogatoire ; com
ment on leur épargna les tourmens
de la queſtion . Eurent - ils la force de
la foutenir & d'y réſiſter ? ou étoit - on
fatigué de la donner à tant de che
valiers ? Peut- être croyoit - on avoir
des preuves fuffifantes.
86 Hiftoire de l'abolition

Matthieu Adhemar , 7e témoin .


1307. déclare auffi qu'il n'avoit point vu
deDépofiti eu l'idole , n'ayant jamais affiſté à aucun
Matthions
Adhemar. chapitre général ; mais il charge l'ordre
Dupuis.
d'un nouveau crime relatif à l'idolâtrie ;
il dépofa que dans fa commanderie
il faifoit dire trois fois par femaine la
fainte meffe , & qu'un fupérieur le lui
défendit ; que troublé par une défenſe
qui lui caufoit un grand fcrupule , il
fe propofa d'aller à Rome pour ſe
confeffer & fe faire abfoudre ; qu'il
engagea fept autres chevaliers à faire
ce voyage avec lui ; il les nomme
Jean de Chalancourt , Jean de Jovigny,
Anedulfe de Hardiviliers , Jean de A"
Trochincourt , Pierre de Salfante ,
Renier d'Argiville , & Benoît de Som
mereux. Il paroît cependant qu'il ne
fit point ce voyage .
Depofitions Il eft effentiel de s'étendre fur les
du grand
maître & des dépofitions du grand - maître & des
deux grands- deux grands - prieurs de France & de
prieurs.
Normandie , puifque c'étoient les trois
principales perfonnes de l'ordre , &
de l'Ordre des Templiers. 87

dont les aveux devoient faire plus =


d'impreffion. 1307.
Le grand maître , qui eft le 26°
témoin de l'interrogatoire , déclare
qu'à fa réception on lui fit trois fois
renoncer Jefus -Chrift ; aveu bien op
pofé à l'opinion qu'on avoit de fa
piété , aux difcours qu'il avoit tenus
fur les crimes qu'on imputoit à l'ordre ,
& aux converfations qu'il avoit eues
avec le pape , dont le pontife avoit
paru fi fatisfait. Il paroît donc que
la force des tourmens lui arracha
e cette confeffion , & peut - être encore
la foibleffe qu'il eut de céder aux
exhortations qu'on lui fit de contenter
le roi , & aux promeffes de le mettre
en liberté. Il ne fit aucun autre aveu ,
ni fur la fodomie , ni fur les baifers

infames qui en étoient comme le


prélude. Il ne déclara point qu'il eût
craché trois fois fur la croix , quoique
ce fût un acceffoire du renoncement.

Il femble qu'on ne voulut pas le tour


menter davantage , & qu'on fut affez
88 Hiftoire de l'abolition

fatisfait de ce qu'il avoit avoué , qui


307. en effet étoit affez horrible pour le

rendre coupable , & pour faire déteſter


tout l'ordre. Le grand - maître fut
enfuite reconduit dans fa prifon de
Corbeil.

La dépofition du grand - prieur de


France , Hugues de Peyraud , qui eft
le 87 témoin , eft bien autrement
détaillée ; fi , comme il le femble ,
elle n'eft pas dictée par la vérité

même , il faut , où qu'il eût été bien


épouvanté par les tourmens des pré
cédens chevaliers , ou qu'il voulût
gagner les bonnes graces du roi par
des réponſes fi favorables au projet
de ce prince. Peyraud , au refte ,
étoit affez âgé , avoit dans l'ordre un
très grand crédit , & у faifoit depuis
long - tems les plus grandes affaires
avec autorité.
Il dit donc , qu'à fa réception il
renonça trois fois Jefus - Chrift , &
cracha autant de fois fur la croix ;
qu'il fit & reçut des baifers odieux ; que
depuis
de l'Ordre des Templiers. 89

depuis que le grand - prieuré lui avoit


été conféré , il avoit reçu plufieurs 1307
chevaliers en cette qualité , auxquels
il avoit fait faire les mêmes chofes ;
qu'il leur avoit permis la fodomie ,
comme on la lui avoit permiſe ;
que c'étoit un ftatut de l'ordre. Il
ajouta , qu'il avoit vu l'idole à Mont
pellier ; qu'il l'avoit adorée comme
les autres , mais fictivement & n'y
donnant point le confentement du
cœur ; feinte auffi coupable que la
réalité , puifque les actions des hom
mes qu'ils paroiffent faire volontaire
ment , perfuadent les fpectateurs , &
operent le même ſcandale.

Le prince - dauphin , grand - prieur


de Normandie , qui eft le 4° témoin ,
déclare qu'il n'avoit que douze ans
3 lorſqu'il fut reçu , faifant entendre
par-là , qu'il n'étoit pas en âge de
favoir ce qu'il faifoit qu'on lui fit
renoncer Jefus - Chrift , & cracher fur
la croix ; qu'il baifa le fupérieur à la
bouche eulement ; enfin qu'on lui
H
90 Hiftoire de l'abolition
défendit tout commerce avec les fem
M
1307. mes , en lui ordonnant d'en avoir
d
plutôt avec les chevaliers.
Il y a plufieurs autres dépofitions
qui méritent auffi d'être rapportées &
difcutées.
Autres
dépofitions . Jean de Fouley , 1er témoin , dé
Jean de Fou pofe , qu'à fa réception , le fupérieur
ley.
Dupuis. le mena dans un lieu fecret pour lui
faire faire les renoncemens ; qu'il
refufa de les faire , mais qu'on l'y
contraignit , en lui difant qu'il y étoit
obligé , s'étant donné à l'ordre : &
que fe voyant trop preffé , il avoit
dit le mot de nego , en l'appliquant au
fupérieur ; fur quoi il confulta un
avocat nommé Boniface Lombard ,
qui lui donna le confeil de faire devant
l'official de Paris une proteftation ,
par laquelle il déclareroit que l'ordre

ne lui plaifoit pas.


Guillaume Le 86 témoin , Guillaume de
nil. Hautme- Hautmenil , après s'être chargé de la
de

• Dupuis plupart des crimes imputés à l'ordre ,


ajoute , qu'il en feroit forti , s'il
}
de l'Ordre des Templiers. 91

n'eût craint les reproches de fa fa


mille , qui avoit fait de fi grandes 1307.
dépenfes pour le faire recevoir che
valier , & s'il n'eût craint encore plus ,
qu'on n'imputât cette démarche à un
manque de cœur. Il dit qu'il s'étoit
confeffé de ces crimes à l'évêque de
Poitiers ; fans s'expliquer fur ce que
lui avoit ordonné ce prélat , qui
vraisemblablement n'auroit pas dû lui
permettre de refter dans un ordre , où
il étoit dans la néceffité de continuer
à vivre dans le crime.
Matthieu
Matthieu d'Arras ,95º témoin , d'Arras.
ajoute à fes aveux , que le grand- Dupuis.
prieur Peyraud s'entretenant avec lui
des defordres de l'ordre , lui avoit
dit , qu'il étoit fort décrié ; que le
pape & le roi le haïffoient , & qu'il
falloit tâcher d'en fortir , de fe fauver
& d'avertir leurs amis de les imiter.
Ces difpofitions , qu'il allégue , où
étoient le pape & le roi , font con
noître que cette converfation s'étoit
tenue depuis peu.
Hij
2 Hiftoire de l'abolition

Le 100º, Jean de Pont - l'Evêque ,


1307. ayant tout avoué , excepté la fodomie ,
Jean de
Pont-l'Evê déclare qu'il s'en eft confeffé à un
que & Simon cordelier , qui lui avoit donné pour
Chretien.
Dupuis pénitence de jeûner tous les vendredis
pendant un an , & de ne point porter
ce jour - là de chemife & Simon
Chretien , 103e témoin , déclare ,
qu'il réfifta long - tems à fon fupérieur ,
ne voulant point abfolument renoncer
Jefus - Chrift ; qu'il céda enfin ; mais
que fa réfiftance empêcha qu'on ne le
prefsât fur les autres excès qu'on fai
foit commettre aux autres.
Godefroide
Gonneville Les dépofitions de Godefroi de
& Albert de Gonneville & d'Albert de Romecourt
Romecourt. méritent encore d'être confidérées
Idem.
attentivement. Gonneville dit , que ce
fut en Angleterre qu'il fut reçu ;
qu'il refufa de faire les renoncemens ;
fur quoi le fupérieur lui dit , qu'il
n'en devoit faire aucune difficulté :
que c'étoit une coutume de l'ordre ,
qui y avoit été introduite par le

grand - maître Roncelin ; que ce grand,


de l'Ordre des Templiers. 93
maître ayant été fait prifonnier par le

foudan d'Egypte , n'avoit pu obtenir 1307


fa liberté , qu'en s'engageant d'affu
jettir tout l'ordre à ces renoncemens ;
qu'on fait en mémoire des trois renon
cemens de S. Pierre.

Malgré cette raiſon , qui parut très


mauvaiſe à Gonneville , il perfifta fi
opiniâtrément dans fon refus , qu'on
le reçut fans qu'il les fit , à condition
: feulement , qu'il ne parleroit jamais de
ce qu'on lui avoit propofé : qu'il
avoit tenu fa parole , malgré les re
mords que lui donnoit fon filence ;

mais qu'il craignoit le grand pouvoir


des chevaliers qu'il avoit néanmoins
été fouvent tenté d'en inftruire le roi ;

mais qu'il ne l'avoit point fait , pour


n'être point privé du revenu de fa
commanderie , qui étoit très - riche.
1 11 ajouta , qu'il s'en étoit confeffé
Il
à un chapelain de l'ordre ; qu'au
refte , il n'avoit jamais ouï parler de
l'idole.
Romecourt dépofe qu'on lui pros
94 Hiftoire de l'abolition

pofa les renoncemens ; qu'il refufa de


1307. les faire , & qu'on n'y infifta pas ,
en confidération de fon âge , qui ,
apparences ,, n'étoit
felon les apparences n'étoit pas fort
avancé.
Autres Tel eft le célebre interrogatoire des
articles de
.
l'interroga cent- quarante Templiers arrétês à
toire.
Dupuis. Paris. L'inquifiteur le fit depuis le
14 octobre , jufqu'à la mi- novembre ,
à trois repriſes , comme délégué du
pape , quoiqu'il ne le fût point nom
mément pour cette affaire ; mais le
roi prétendoit que le pouvoir de
cet eccléfiaftique s'y étendoit. Il étoit
affifté de plufieurs perfonnes que le roi
avoit nommées , & de trois notaires.
Cette procédure fe fit à Paris , à
Melun & dans tous les environs.

Outre les quatre articles compris dans


les dénonciations des deux Templiers
apoftats , on avoit donné plufieurs
Biezerai. autres articles , fur quoi l'inquifiteur
devoit les interroger , mais fi ridicules
qu'on a prefque honte de les rap
porter.
de l'Ordre des Templiers. 95
On les accufoit de faire brûler les
corps des chevaliers morts , & d'en 1307.
faire avaler les cendres à ceux qu'on Gaguin.

recevoit ; de faire rôtir les enfans que


les chevaliers auroient d'une fille , &
d'en prendre la graiſſe pour en frotter
leur idole , fans avoir fait baptifer
ces enfans ; de ne point entrer dans Paradin
la chambre d'une femme en couches ,
& fi par hafard ils y entroient , d'en
fortir au plutôt à reculons ; de s'af
fembler dans une cave obfcure , où
étoit l'idole ; de lui offrir des facri
fices ; d'y introduire des femmes , &
enfuite d'éteindre les lumieres , & de
fe mêler indifféremment hommes &

femmes , comme on le reprochoit aux


premiers chrétiens , & comme on l'a
reproché à toutes les nouvelles fectes.
Ces actions étoient bien oppofées
à leur averfion pour le fexe , & aux
crimes contraires qu'on leur imputoit :
mais lorsqu'on a commencé à haïr &
à perfécuter un corps ou une com
munauté on groffit toujours les
96 Hiftoire de l'abolition

accufations ; ce qui fert plus à les


307 difculper qu'à les charger . On ne
trouve dans l'interrogatoire aucun
veftige de ces imputations frivoles.
On leur reprochoit encore d'avoir
volé le tréfor royal , & d'avoir été en
intelligence avec les Sarrazins contre
S. Louis dans fa croifade. On n'en
voit rien auffi dans la procédure ;
d'ailleurs , cette croifade s'étant faite
en 1248 , foixante ans auparavant ,
aucun des chevaliers qui vivoient alors
ne pouvoit avoir eu part à ce crime ,
dont on a en effet accufé l'ordre avec
affez de réalité , à caufe des différens
intérêts qu'ils avoient à difcuter avec
les princes , tant chrétiens qu'infideles.
Interroga
Loires des Dans le même tems que fe faifoit
provinces, à Paris l'interrogatoire , dont nous
Dupuis.
venons de rendre compte , on en fai
foit de femblables dans toutes les
provinces , le roi ayant envoyé fes
ordres à tous les baillis & fénéchaux .
L'inquifiteur , de fon côté , avoit fub
délégué des commiffaires pour faire
ces
de l'Ordre des Templiers. 97

ces interrogatoires , quoiqu'il foit con


tre les regles qu'un délégué puiffe 1307.
fubdéléguer mais il paffoit par-deffus ,
ſe ſentant appuyé du roi , & fans doute
"
1# me faifant qu'exécuter les ordres de
Philippe. On obferva , pour ces inter
rogatoires , les mêmes formalités qu'à
юу
ceux de Paris ; d'où l'on doit conclure
que les appareils de la queftion , &
fans doute les tourmens contre les
+3
réfractaires , y furent également em
ployés. Les officiers du roi y affifterent ,
avec les témoins nommés pour y être
entendus par les commiffaires. Nous n'a
vons que huit de ces interrogatoires :
favoir ; ceux de Caen , du Pont - de
l'Arche , de Cahors , de Carcaffone ,
de Beaucaire , de Troyes , de Bayeux
& de Bigorre. On ne peut douter
que ceux des autres provinces ne fuf
fent dans la même forme.
Ce furent les religieux Dominicains Interrogatoi
re de Caen.
àqui l'inquifiteur avoit envoyéfes pou
Dupuis .
voirs, qui firent l'interrogatoire à Caen,
en préſence de Hugues du Châtel &
I
98 Hiftoire de l'abolition

d'Enguerrand de Viliers , chevaliers ,

1397. que le roi avoit nommés poury afſiſter.


Il y avoit treize chevaliers du Tem
ple qui avoient été arrêtés en cette
ville , & qu'on tira des prifons pour
être interrogés par ces religieux Do
minicains , qui promirent aux accufés
la miféricorde de l'églife , en même
tems que les députés du roi les affu
roient de la remife des peines tem
porelles.
Les appareils de la queftion , qui
étoient préfents à leurs yeux , déter
minerent les douze premiers qu'on
interrogea , à tout avouer , excepté
l'idolâtrie , dont ils déclarerent n'avoir
aucune connoiffance , affurant de n'a
voirpoint vu l'idole. Ils convinrent ce
pendant qu'on leur avoit donné à cha
cun une cordelette , fans qu'on leur
expliquât l'ufage qu'ils en devoient
faire.
Le 13e chevalier ne voulut rien
confeffer. On l'appliqua auffi - tôt à
la queſtion ; & au milieu des tourmens
de l'Ordre des Templiers. 99

on lui renouvella la promeffe du par


don & une grace entiere. Alors ne 13071

pouvant fans doute foutenir la rigueur


du fupplice , il imita fes confreres , &
fit les mêmes aveux .

Nous n'avons pas d'autres détails de


cet interrogatoire .
Du Pont
Celui du Pont - de - l'Arche en a de-l Arche
encore moins. Il y avoit dix Tem Dupuis.

pliers. Ils furent interrogés en préfence


de Pierre de Hangert , bailli de Rouen ,
& de quelques autres gentilshommes :
ils firent fans doute par les mêmes
voies les mêmes confeffions que ceux
de Caen ; parlant très - obfcurément
fur l'article de l'idolâtrie , mais con
venant de la cordelette.

On fait les noms des fept Tem- De


DupCahors.
uis.
pliers qui furent interrogés à Cahors ,
en préfence de Jean d'Areillan , che
valier , & de deux notaires : ils s'ap
pelloient Renaud & Pierre de Teyac
freres , Bernard de Cazal , Etienne
Sommelin , Gui Cocha , Bernard de
Velas & Guillaume Arnaud. Ils con
I ij
100 Hiftoire de l'abolition $

vinrent tous d'avoir renié Jefus-Chrift;


1307. d'avoir fait & fouffert des baiſers

criminels , quoiqu'avec des circonf


tances plus ou moins fortes. Ils
avouerent que la fodomie leur avoit
été permife ; Arnaud même déclara ,
que le fupérieur qui le reçut avoit
abufé de lui. Cet affreux témoignage
eft d'autant plus concluant , que la
force ne pouvoit l'obliger à le faire.
De Carcaf On entendit à Carcaffone fix Tem
fone.
pliers ; il eft: néceffaire de détailler
les dépofitions des deux premiers ;
parce que tout horribles qu'elles font ,
il femble qu'elles refpirent la vérité.
Jean de er
Le 1 , Jean de Caffagne , com
Caffagne.
Dupuis. mandeur de Nogarede , dépofe , que
s'étant préfenté pour être reçu au
chapitre qui fe 7 tenoit auprès de Pa
miers , on députa deux chevaliers pour
l'interroger. Ils lui demanderent , s'il
vouloit entrer dans l'ordre . Il répondit
affirmativement . Ils retournerent por

ter fa réponſe , & deux autres vinrent


lui dire , qu'il demandoit une choſe
de l'Ordre des Templiers. 101

très -importante & pour lui de difficile


exécution , parce que les ftatuts de 1307 .
l'ordre , duquel il ne voyoit que l'ex
térieur , n'étoient pas aifés à obferver .
Ce difcours n'ayant point rebuté Caf
fagne , on le fit entrer dans une falle
où étoit le fupérieur , accompagné de
dix chevaliers.
Ce fupérieur tenoit un livre , fur
lequel ( après lui avoir encore demandé
s'il defiroit entrer dans l'ordre ) on lui
fit mettre la main , & jurer qu'il n'avoit
aucun empêchement qui fût contraire
à fa réception , comme dettes , mariage ,
ou quelqu'autre engagement. Ayant
répondu que non , le fupérieur lui fit
promettre , tant à Dieu qu'à tout l'or
dre , qu'il leur obéiroit aveuglément.
On le fit enfuite jurer qu'il vivroit
dans l'ordre , fans avoir aucun bien
en propre , qu'il garderoit la chafteté ,
& qu'il croiroit en un feul Dieu
créateur , qui n'étoit point mort , &
qui ne mouroit point.
Le.fupérieur prit enfuite un man
I iij
102 Hiftoire de l'abolition
teau de l'ordre , & le mit fur les

1307. épaules de Caffagne ; un prêtre de


l'ordre lifant le pfeaume , Quàm bonum
& jucundum. Après quoi le fupérieur
le baifa à la bouche , fe coucha fur
le banc où étoit affis Caffagne , qui
baifa le fupérieur à l'anus par - deffus
fes habits , & les dix chevaliers bai
ferent Caffagne au nombril.
Alors le fupérieur tira d'une boîté
une idole de cuivre qui avoit la figure
d'un homme ; il mit Caffagne fur un
coffre , & dit à l'affemblée en montrant
l'idole : Meffieurs , voici un ami de Dieu ,
& qui lui parle quand il veut ; rendez
lui grace de ce qu'il vous a introduits
dans cet ordre , où vous avez defiré
d'entrer avec tant d'ardeur , & fur quoi
il a rempli vos defirs.
Auffi - tôt tous les chevaliers fe

mirent à genoux : on éleva un cruci


fix ; à cette vue ils adorerent trois fois
l'idole , le crucifix leur fervant de

figne comme quoi ils le renonçoient ;


& à chaque adoration de l'idole , ils
de l'Ordre des Templiers. 103

crachoient fur le crucifix . Le fupérieur


donna au récipiendaire une ceinture 1307.
de fil, & lui permit la fodomie avec
les autres chevaliers , feulement. I le
mena enfuite dans une chambre voi
fine , où il le revêtit des habits de
l'ordre , en lui donnant les leçons pour

favoir fe comporter à l'égliſe , à la


guerre , & à la table ; lui enjoignant de
porter toujours fur lui la ceinture de
fil. Caffagne ajouta , qu'il vit le même
jour un autre chevalier reçu de la
même façon ce qu'il a vu obferver
depuis en plufieurs autres réceptions .
Il déclare s'être confeffé de toutes ces
horreurs au jubilé de 1300.
Dépofition
Gaufferan de Monpezat reconnoît , deMonpezat
qu'à fa réception dans l'ordre , le fupé- Dupuis.
rieur lui montra une idole barbue , qui
avoit la figure d'une marionnette , &
un crucifix ; qu'il lui fit adorer l'idole ,
& cracher trois fois fur le crucifix , en
lui difant que c'étoit la coutume de
l'ordre qu'enfuite Monpezat fit tous
les baifers infames au fupérieur , qui
I iy
104 Hiftoire de l'abolition

lui permit la fodomie avec fes confreres


1.307. 'pour éviter le commerce des femmes ,
funefte à la réputation , & pour pou
voir refifter aux chaleurs extraordinar
res de la Paleftine. Ce fupérieur lui
donna auffi une ceinture qu'il tira d'une
boîte , & lui ordonna de la porter
.t
toujours fur lui .
Les quatre autres chevaliers , Rai
mond Rubbé , Guillaume Bos , Arnaud
Sabatier & Pierre de Moffie , dépofe
rent auffi les mêmes faits , à quelques
circonftances près. Il y en eut un
feulement qui ajouta , que le fupérieur
en montrant l'idole avoit proféré ces
paroles arabes Sarrazin y Alla , qui
fignifient , le Sarrazin à Dieu.
Interroga Dans la fénéchauffée de Beaucaire
toire deBeau
caire. on avoit arrêté quarante - cinq Tem
Dupuis. pliers : favoir ; cinq chevaliers , un
prêtre & les autres freres fervans ou
afpirans. Le député du roi s'appelloit
Odoard de Molinier. Les chevaliers &
les freres fervans avouerent tout , &

fur-tout le renoncement à Jefus Chrift,


de l'Ordre des Templiers. 105

que les fupérieurs traitoient d'abuſeur.


Ils avouerent encore , qu'ils avoient 1307
une fois adoré l'idole dans un chapitre
provincial , & + l'un d'eux dit , que
c'étoit la coutume de l'ordre.
Le prêtre déclara que le fupérieur
qui le reçut lui défendit de confacrer
P'hoftie en difant la fainte meffe , ( &

qu'il lui en avoit fait faire ferment :


ce qu'il n'avoit pas obfervé toujours ,
confacrant en fon cœur & difant tout

bas les paroles facramentales . Les che


valiers qui communioient dans les
églifes de l'ordre ne recevoient donc
que des hofties non confacrées. Quel
ques - uns des cheveliers interrogés à
Beaucaire en convinrent.
Dans le
Onze chevaliers arrêtés dans le
Bigorre.
Bigorre , interrogés devant le fénéchal Duptis,

de cette province , & devant Bernard


Agaffa , chevaliers , députés du roi ,
confefferent que le fupérieur les con
traignoit de cracher fur la croix , d'y
renoncer , & même de la rejetter avec
le pied ; ce qu'ils ne voulurent pas faire .
Du refte , ils avouerent tous les crimes
106 Hiftoire de l'abolition

imputés, excepté la fodomie , qu'un feul


1307. reconnoît lui avoir été permife , conve
nant de l'avoir lui-même auffi permife à
un autre chevalier. Cet interrogatoire T

fut figné d'un notaire , d'un témoin ,


& de Monpezat , chevalier du Temple.
De Bayeux.
Dupuis. A Bayeux ce fut l'inquifiteur qui,
en novembre , après l'interrogatoire
de Paris , s'y tranfporta & entendit
cinq chevaliers du Temple qui y
avoient été arrêtés.

Leurs dépofitions furent affez con


formes à celles de Paris . Radulfe de

Gify , l'un d'eux , ajouta , qu'encore


qu'il eût un prieuré dans l'ordre ,
il n'y avoit jamais vu pratiquer l'ido
lâtrie ; qu'il ne favoit point que la
cordelette qu'on lui avoit donnée , eût
touché à l'idole. Il fe jetta enfuite à
-genoux & demanda pardon en pré
fence de toute l'affemblée. On fit figner
l'interrogatoire par deux notaires.
De Troyes. De Bayeux , l'inquifiteur alla à
Idem,
Troyes , où en préfence du bailli &
de deux gentilshommes , il reçut les
dépofitions de plufieurs chevaliers du
de l'Ordre des Templiers. 107

Temple. Il y eft dit que deux avoue- ",


rent fans contrainte tous les faits fur 1307.

lefquels on les interrogeoit , excepté


l'idolâtrie : ils convinrent même de la
permiffion de la fodomie , en déclarant
n'en avoir jamais ufé. Ils furent recol
lés deux jours après , & ne changerent
rien à leurs dépofitions .
Admoneftés de fe reconnoître , ils
verferent des larmes , fe mirent à ge
noux & demanderent pardon .
Outre les crimes que tous , ces
chevaliers avouoient dans ces divers
e interrogatoires , ils convenoient de

l'avidité de l'ordre pour s'enrichir &


s'agrandir à quelque prix que ce für.
Dans l'interrogatoire de Beaucaire , ils
déclarerent que depuis quarante ans
feulement dans cette province , ils

avoient acquis pour 11000 livres de


fonds ; fomme prodigieufe pour ce
fiecle.
Metz & les
De Troyes , l'inquifiteur paffa dans Trois - Evê
les Trois - Evêchés , & y interrogea chés.
Dupuis,
les chevaliers qui y avoient été arrêtés .
1708 Hiftoire de l'abolition

Ils étient Allemands . Selon les ap


1307 parences , on n'employa point les
voies de rigueur. Ils ne confefferent
rien ; au contraire , ils déclarerent qu'à
leur réception , il ne s'étoit rien paffé
que de bon & de faint. L'inquifiteur
fut obligé de le mander au roi ; ce
qui ne dut pas trop lui plaire , parce
qu'il les croyoit tous coupables.
Examen Tels font les interrogatoires qui
des interto- font parvenus jufqu'à nous . On doit
gatoires,
préfumer que ceux des autres féné
chauffées du royaume , dans lefquelles
on avoit obfervé les mêmes formes , &
fur-tout la voie de la queftion , étoient
à peu près femblables : ce qui feroit
préfumer que cet ordre fi fameux étoit
compofé de fcelérats , qui étoient en
même tens déiftes , fodomiftes & ido
lâtres , quoique ces qualifications foient
en quelque forte incompatibles , fur-tout
la premiere & la derniere ; d'ailleurs le
déifme étant fondé fur la loi naturelle ,
il réprouve & condamne tous les cri
mes ; il ne peut jamais convenir avec
de l'Ordre des Templiers. 109
l'idolâtrie ; il a en horreur le vice
épouvantable dont on accufoit les 1307.
Templiers , & qu'ils avouoient avec
une forte de facilité.

Il n'eft donc pas furprenant qu'un


S
ordre déja décrié par fon luxe & fon
orgueil , fût en horreur au roi , lorf
qu'il le crut convaincu de ces crimes
affreux , & qu'il fût déterminé à l'abo
lir, Il ne l'eft pas davantage , que ces
crimes étant publiés , toute la France
donnât dans le fentiment du roi , &

$ que les Templiers fuffent devenus


l'objet de l'abomination publique.
Mais en approfondiffant les circonf
tances de ces interrogatoires , on ne
peut s'empêcher de douter de la vé
rité & de la fincérité de la plupart
des dépofitions .
Premiérement, y eut - il jamais une Conjecture
en faveur de
procédure moins réguliere ? Parce innocence
qu'on foupçonne un grand ordre , fi des Tem
pliers,
faintement établi & qui a rendu de fi
grands fervices à la chrétienté , on
commence par employer la violence ,
110 Hiftoire de l'abolition.
en condamnant tous les chevaliers
307. qu'on fait arrêter prifonniers fans
aucune forme de juftice , en les en
fermant tous dans d'obfcures prifons.
En fecond lieu , l'on n'avoit point
d'autres preuves de leurs crimes pour
les traiter fi ignominieufement , que
le ouï - dire d'un condamné à mort ,

& les dénonciations de deux apoftats


de l'ordre , repris de juftice , dignes
eux - mêmes du dernier fupplice , &
qui , inftruits des difpofitions du roi ,
font pour fauver leur vie , une accu

fation dépourvue de toute vraifem


blance , & à laquelle on devoit avoir
d'autant moins d'égard , que leurs
crimes avérés & le péril évident où
ils étoient, les rendoient incapables de
dépofer , & recufables de plein droit.
En troifiéme lieu , on mettoit à pro
fit l'étonnement & la terreur fubite
dont tous les chevaliers furent frap
pés , en fe voyant liés & garottés ,
tremblans pour leur vie , & perfuadés

qu'on les vouloit tous exterminer.


#
de l'Ordre des Templiers. Irr

Quatriémement , au moment de l'in


terrogatoire , on expofoit à leurs yeux 1307
les inftrumens de la queftion ; on les
menaçoit d'y appliquer ceux qui ne
voudroient pas avouer les crimes qu'on
leur imputoit ; on faifoit plus , on les Y₁
Al appliquoit en effet , & l'on tiroit par la
force des tourmens une confeffion

qui les couvroit d'infamie , & à laquelle


on ne doit point ajouter foi , puifque
perfonne ne doit être écouté , lorf
qu'il veut périr en dépofant contre
foi-même. Quelle conduite envers des
gens de qualité , ennemis des ſouf
frances , qu'on exhortoit à fe déclarer,
coupables pour plaire au roi , i aux
quels on promettoit l'impunité , &
qui fe perfuadoient qu'après leurs
aveux , dont ils ne prévoyoient pas
les conféquences , on les remettroit en
liberté , en leur infligeant des peines
pécuniaires qui retomberoient fur tout
l'ordre ! );

Enfin , que doit - on penſer de tant


de variations , & même de tant de con
$12 Hiftoire de l'abolition

tradictions , dont font remplies les dé


307 pofitions des chevaliers ? Les uns , quoi
qu'en petit nombre , ne veulent rien
avouer , ou dépofent à décharge les
autres , & le plus grand nombre , con
viennent de l'apoftafie , fans rien dire de
la fodomie , ni de l'idolâtrie : quelques
uns n'en ont point entendu parler.
Chaque dépofition eft prefque diffé
rente. Si c'étoit un ftatut de l'ordre ,
comment les réceptions n'ont - elles
pas été uniformes ? y a- t- il quelque
exemple que dans un ordre , dans une
communauté religieufe , on n'obſerve
pas les mêmes cérémonies envers tous
ceux qui y entrent ? & ne leur expli
que -t- on pas à tous également les
regles & ftatuts ? Il eft donc évident ,
felon ces interrogatoires , qu'il n'y
avoit ni regle , ni ftatut général qui
établît tous ces crimes , qui les impo ât ,
qui fût connu à tous les chevaliers ,
& que tous ceux qui firent ces aveux
généraux , pouvoient ne les avoir faits
que pour ſe fouftraire aux tourmens.
Mais
de l'Ordre des Templiers. 113
Mais d'un autre côté , on ne peut
pas diffimuler deux chofes : la pre 1307.
miere , que tant de dépofitions & d'a- contre
Conjectuesres
veux uniformes ne faffent un grand pré- Templiers.
jugé contre l'innocence des Templiers .
Quoi ! tant de feigneurs & de gentils
hommes , le grand-maître lui-même ,
les grands - prieurs , les commandeurs
qui dans les combats voyoient la mort
de fi près , qui même l'affrontoient
fi fouvent , auront eu affez peu de
cœur & tant de lâcheté , de fe char
ger & de charger leur ordre d'infa
mies & d'abominations , dans la vue
d'éviter un fupplice paffager , qui ,
après tout , ne pouvoit pas aller à
la mort ! Au mépris de la religion ,
ils auront parlé contre leur honneur
& la vérité , ce qu'à peine auroient
fait des femmes délicates & élevées
dans les délices !
La feconde chofe à obferver , c'eſt
qu'il y a un grand nombre de che
valiers qui , dans leurs dépofitions ,
parlent de certaines circonftances de
K
114 Hiftoire de l'abolition

leur fait , qui leur étoient abfolument


1307 perfonnelles , & qui donnent à ces
dépofitions une certitude prefque phy
fique, qui les rend comme démontrées.
En effet, qui les obligeoit à rapporter
ces infamies qu'on ne leur demandoit
pas , qu'ils pouvoient taire , & qui
aggravoient leur crime , en les char
geant de honte & d'opprobre ? Dira
t-on que par une complaifance hor
rible pour le roi & pour les com
miffaires , ils auront voulu fe rendre
infames , déshonorer l'ordre & inventer
des faits qu'on auroit pu vérifier ? C'eft
ce qui eft contre toute vraiſemblance ,
& ce qui ne permet pas de douter
de la réalité & de la fincérité de leurs
aveux , quelqu'inutiles & quelqu'af
freux qu'ils foient ; car au refte ils
citent des époques , des témoins &
des particularités qui ne font que trop
convaincantes .
Réfultat de Que réfumer de tant de contraſtes ?
l'examen.
que tout l'ordre fut corrompu ? Ily
a trop de preuves du contraire. Qu'il
de l'Ordre des Templiers. 115

ne le fut point du tout ? Il n'y en a


pas moins qui établiffent la corruption 1307.
de quelques chevaliers. Il faut donc
convenir qu'il n'y avoit point d'uni
formité dans l'ordre ; que dans les
différens chapitres des provinces , il
y avoit des ftatuts , des coutumes ,
des ufages contraires , qu'on ne peut
attribuer à l'ordre entier. On verra

dans la fuite , par les relations des


autres états de l'Europe , où l'ordre
re du Temple étoit établi & avoit
auffi de grands biens , qu'il y avoit
la même variété , & que dans quel
ques -uns de ces royaumes , plufieurs
chevaliers étoient coupables , mais que
la plupart étoient innocens.
Tous les
Prefqu'en même tems que le roi Templiers
Philippe-le-Bel faifoit arrêter en France arrêtés en
Europe.
les Templiers , ils le furent tous à peu Dupuis.
Grutler.
près de la même forte dans les autres Fleuri.
états , en conformité des lettres que
ce prince avoit écrites aux fouverains ,
& des avis qu'il leur avoit donnés de
leurs crimes , dont il prétendoit avoir
Kij
116 Hiftoire de l'abolition

acquis des preuves certaines . Ces prin


307. ces ajouterent foi aux lettres de Philippe
par le grand refpect qu'ils avoient pour
le roi & pour la couronne de France' ,
qui jouiffoit alors d'une fi grande
confidération en Europe , qu'elle don
noit le ton aux autres puiffances :
mais ils y étoient d'ailleurs extrê

mement difpofés par l'infolent orgueil 0


des chevaliers , qui ne gardoient point
les ménagemens qu'on doit aux fouve
rains , & qui les avoient prefque tous
offenfés. Un efprit d'intérêt , pou
voit y contribuer encore : ces prin
ces comprenoient que l'intention du
roi & celle du pape étoit d'abolir
un ordre trop hautain & trop riche ,
qui avoit par- tout des biens immenſes ;
& chacun fe flattoit de profiter d'une
partie de fes dépouilles.
Les chevaliers furent donc arrêtés C
dans tous les états , non pas tous en
1307 , comme en France , l'éloigne
ment ne le permettant pas , & chaque
fouverain ayant des mefures à prendre
de l'Ordre des Templiers. 117
pour y parvenir ; mais fucceffivement
dans cette année & les années fuivan- 1307.

tes. On va rapporter par anticipation ,


à caufe de la conformité de la matiere ,
1
de quelle maniere les chofes fe paf
ferent dans chaque état.
Sicile.
La Sicile fut le premier état où Lesmêmes
l'exemple de la France fut fuivi , &
où tous les chevaliers du Temple
furent arrêtés. Charles d'Anjou , fe
cond du nom , en étoit roi , & vivoit
dans la plus grande union & dans la
plus parfaite intelligence avec le roi
Philippe -le - Bel , dont il étoit coufin
germain.
Ce royaume de Sicile avoit été
fondé par Charles I. d'Anjou , frere

de S. Louis , qui en avoit été inveſti


par le pape Urbain IV, après l'avoir
conquis fur Mainfroi de Souabe. Cette
S conquête comprenoit le royaume de
Naples & l'Ile de Sicile ; Charles I
y joignit les comtés de Provence ,
de Forcalquier & de Piémont , qu'il
poffédoit à caufe de Béatrix d'Ar
118 Hiftoire de l'abolition

ragon fa femme qui en étoit héri


1307 tiere .
Charles II étoit l'un des plus
grands & des meilleurs rois de l'Eu
rope ; & quelque defir qu'il eût de
plaire au roi de France , on doute s'il
feroit entré dans fes vues à l'égard
des Templiers , s'il n'avoit pas eu
contr'eux des fujets de plainte , qu'il
ne pouvoit pas diffimuler , & pour
lefquels il les voulut punir.
Pour comprendre ce différend , il
faut fe rappeller que Charles I d'An
jou ayant conquis fur Mainfroi le A.
royaume de Naples & l'Ile de Si
cile , on les appelloit les Deux - Si
ciles ; le premier , la Sicile en deçà
du Far , & le fecond , la Sicile en
delà. Rien n'étoit plus grand que cet
établiffement , fi les François avec
qui le roi l'avoit fait , euffent gardé
avec les peuples vaincus la modéra
tion que leur preſcrivoient la religion

& la politique. Mais incapables de


fe contraindre , ils traiterent infolem
de l'Ordre des Templiers. 119
ment les Italiens , & les irriterent par
les galanteries qu'ils eurent avec leurs 1307.
femmes. Le reffentiment des maris

fut l'origine des Vêpres Siciliennes , où


tous les François furent égorgés ;
après quoi ces peuples fe mirent fous
la domination du roi d'Arragon , qui
s'empara de l'Ile de Sicile.
Ce fut la fource.d'une longue &
fanglante guerre entre les rois Char
les I & II d'une part , & les rois
d'Arragon , de l'autre : les premiers
1 firent tous leurs efforts pour recon

quérir l'Ile de Sicile. Au commen


cement de ce fiecle Charles II , qui
avoit fuccédé à fon pere , débarqua
dans cette ifle avec un gros corps de
troupes ; il attaqua Frédéric d'Ar
ragon qui la poffédoit , & portoit le
nom de roi de Sicile . Frédéric im
plora le fecours du grand - maître du
Temple , qui étoit alors le célebre
Roger. Il fe trouvoit en Grece , où
comme dans les autres parties de
l'Europe , l'ordre poffédoit de grands
120 Hiftoire de l'abolition
biens . Frédéric lui fit compter une
1307 groffe fomme d'argent , appas auquel
les Templiers ne réfiftoient point. Le
grand - maître paffa dans l'ifle avec
un grand nombre de fes chevaliers ,
& les foldats qu'ils tenoient à leur
folde : les troupes de Charles ne
purent réfifter à cette vaillante mi
lice , qui les chaffa de l'ifle , & af
fermit Frédéric fur le trône de la
Sicile , qu'on commença d'appeller
Trinacrie , parce qu'on continuoit d'ap
peller Charles , roi de Sicile , quoi

qu'on ne dût plus l'appeller que roi
de Naples , puifque ni lui , ni fa pof
térité , ne purent jamais recouvrer
l'Ile de Sicile.
Outré de ce mauvais fuccès
Charles devint l'ennemi mortel des

Templiers ; il s'empara de toutes les


commanderies qu'ils avoient dans le
royaume de Naples , d'où ils furent
expulfés ; & c'étoit avec juſtice , puif
qu'il étoit inouï qu'un ordre , établi
par les bienfaits de tous les princes
chrétiens ,
de l'Ordre des Templiers. 121

chrétiens , cût ofé par un vil intérêt ,


renoncer à une neutralité qui étoit , 1307.
pour ainfi dire , de droit divin , &
faire la guerre à un de fes bienfaiteurs.
Les chofes étoient dans cette fitua
tion , lorfque Charles reçut les lettres
du roi Philippe - le - Bel , avec toutes
les inftructious & tous les mémoires
des crimes des Templiers , avec les
projets que faifoit ce prince contr'eux ,
& l'invitation preffante de l'imiter. Le
roi Charles s'y conforma fans balan
cer il reftoit peu de Templiers dans
fes états d'Italie ; ainfi ce ne fut que
dans la Provence , le Forcalquier & le
Piémont , qu'il envoya fes ordres fur
le modele de ce qui s'étoit paffé en
France. Ils furent tous arrêtés le 24
janvier avant Pâques. On leur fit
prefque auffi -tôt fubir l'interrogatoire ,
& l'on ne peut douter qu'on n'y ait
obfervé les mêmes formalités & les
mêmes violences. On dit qu'ils confeffe
renttous les crimes qu'on leur imputoit.
Comme on n'a point ces interroga
L
122 Hiftoire de l'abolition

toires , on n'en peut affirmer la vérité :


1307. mais il eft vraisemblable que les tour
mens firent fur ces infortunés la
même impreffion que fur ceux qui
avoient été interrogés en France.
En Italie. Dans le reste de l'Italie les Tem.
Dupuis.
pliers n'avoient de grands établiſſemens
que dans l'état de l'Eglife , en Tofcane
& dans le Milanois . Tous les chevaliers
y furent arrêtés au mois de novembre.
Mais les interrogatoires n'y furent
faits qu'en février & mars avant Pâ
ques , lorfque le pape y eut envoyé 0
fes ordres. Ce furent les évêques qui
interrogerent les chevaliers , & l'on y
mit aufli en ufage les inftrumens de
la queftion , pour les forcer à dire la
vérité. A Ravennes , ce fut l'arche
vêque de cette ville qui fit les pro
cédures , & l'on affure qu'ils avouerent
tous les crimes. Plufieurs firent les

mêmes aveux à Bologne ; mais il y


en eut auffi un grand nombre qui les
nierent avec fermeté.
En Tofcane & dans le Milanois ,
de l'Ordre des Templiers: 123
les archevêques de Florence & de
Pife inftruifirent les procès avec les 1307.
commiffaires du pape. Les interroga
toires qu'ils firent , eurent le même
fuccès qu'à Ravennes. Ils drefferent
des procès - verbaux en forme d'en
quêtes , & y comprirent les dépofi
tions de plufieurs témoins étrangers ,
qui chargerent les Templiers de plu
fieurs crimes , dont ces témoins avoient
connoiffance par eux - mêmes , ou par
la commune renommée.
On dit même que plufieurs cheva- B. Zovins.
liers fe trouverent convaincus par leur
propre confeffion , de diverſes héréfies ,
au-delà de tous les chefs horribles
dont on les accufoit ; comme de nier
la virginité de Marie , l'invocation
des Saints , l'innocence de Jefus-Chrift ;
qu'ils foutenoient n'avoir été qu'un
faux-prophete , puni avec juftice ; le
faint facrifice de la meffe , où il étoit
défendu de confacrer : mais on ne peut
pas dire que ce fuffent des délits
nouveaux la plupart font compris

Lij
'124 Hiftoire de l'abolition

dans les interrogatoires de France.


1307. D'ailleurs le déifme , l'idolâtrie & la
fodomie n'excluoient - ils pas tous ces
crimes inférieurs.
En Angle Edouard II regnoit depuis peu en
terre.
Dupuis. Angleterre : c'étoit un jeune prince d'un
Vaifingan.
génie médiocre , livré aux plaiſirs & à
fes favoris , avide d'argent auffi bien
qu'eux : il entra dans toutes les vues
que lui infpiroient les lettres du roi
de France il attendit pourtant les
commiffions du pape pour les évêques ;
& ce ne fut que le 6 janvier 1307,
qu'on comptoit 1308 , qu'il fit arrêter
tous les chevaliers du Temple qui
étoient dans fon royaume. Ils furent
conduits en diverfes prifons , & inter
rogés fucceffivement ; mais quoiqu'ils
avouaffent plufieurs excès qui ne mar
quoient que trop leur libertinage &
la corruption de l'ordre , leurs répon
fes étoient contraires à celles que con
tenoient les interrogatoires faits en
France.
On ne fe preffa pas tant en Alle
de l'Ordre des Templiers. 125
magne. Venceflas y étoit roi des
A 1307.
Romains ; tout occupé de la volupté ,
En Alle
& fur-tout de celle de la table , il
magne,
s'embarraffoit peu des affaires de la Dupuis.
religion. Les électeurs & les autres
princes de l'Empire n'étant point ani
més par leur chef , ne firent pas une
attention bien férieufe aux lettres du
roi de France. Ils fufpendirent les

procédures , & attendirent de plus


preffantes follicitations de la part du

pape.
Le comte de Flandres Robert III , En Flandres.
Dupuis.
de la maifon de Bethune , quoique
vaffal de la France & excité par les
lettres de fon roi , écrites de Melun
le 26 mars avant Pâques , imita ces
princes , & l'on ne voit pas qu'il
ait procédé avec rigueur contre les
Templiers.
Il y avoit quatre monarchies en- En Espagne.
Idem .
core fubfiftantes en Efpagne , la Caf
tille , l'Arragon , le Portugal & la
Navarre. Comme Louis , fils ainé de
Philippe-le- Bel , étoit roi de Navarte
Liij
126 Hiftoire de l'abolition
du chef de la reine Jeanne fa mere ,
1307. on ne peut douter que les ordres de
Philippe ne fuffent fuivis en Navarre
avec autant de févérité qu'en France :
mais il y a bien de l'apparence qu'il
y avoit peu de Templiers en Navarre ,
royaume pauvre , de peu d'étendue ,
& dont les rois n'avoient pas été en
état de donner de grands biens à cet
ordre.

Il n'en étoit pas de même en Caf


tille , en Arragon & en Portugal ;
fur - tout en Caftille , royaume alors
M
très riche & très peuplé. D. Fer
nand IV, roi de Caſtille , D. Jayme II ,
roi d'Arragon , & D. Denis , roi de
Portugal , comprirent affez les deffeins
du roi de France , & les avantages

qu'eux - mêmes pourroient retirer de


l'abolition des Templiers : ils ne les
aimoient guère plus que ce prince ,
l'ordre du Temple étant dans tous les
états comme indépendant des fouve
rains , & les croifant fouvent par fon .

orgueil & fes richeffes. Ils ne fe hâterent


de l'Ordre des Templiers. 127
pas cependant , ils voulurent voir quel
cours prendroit un fi grand projet 1307.
dans le reste de l'Europe ; conduite qui
convenoit à cette nation , qui allie la
prudence avec la lenteur : ils ne laif
ferent pas de faire leurs difpofitions
pour agir contre les Templiers lorfque
l'occurrence feroit favorable.

C'étoit en Chypre qu'étoient les En Chypre


Dupuis.
plus grandes difficultés. Les grands Chevreau
Nangis.
maîtres y avoient établi le chef de Fleuri.
l'ordre , après la funefte cataſtrophe
du fiége d'Acre ; ils y poffédoient
plufieurs places , & entr'autres Ni
move , ville maritime , à quelques lieues
de Nicofie , capitale du royaume .
C'étoit à Nimove que le grand- maître
faifoit fa réfidence ; il y tenoit une

cour fuperbe , & avoit dans le port


plufieurs vaiffeaux armés en guerre ,
avec lefquels les chevaliers parcou
roient toutes les échelles du Levant ,
attaquoient les flottes du foudan , &
n'y rentroient point fans un riche
butin. Les Templiers étoient donc fi
Liv
128 Hiftoire de l'abolition
puiffans dans cette ifle , qu'ils y ba

1307. lançoient le pouvoir & l'autorité du


roi de Chypre , qui les craignoit &
n'ofoit fe commettre avec eux . .►
La maifon de Lufignan regnoit en
Chypre , depuis l'an 1191. Elle étoit
originaire de France , & avoit tou
jours été dans la plus grande union
avec cette couronne. Ainfi l'on ne
peut douter que les lettres du roi
Philippe n'y fuffent reçues avec joie ,
E
& qu'on ne fe proposât de s'y con
former l'exécution d'ailleurs conve
noit aux intérêts de cet état.
Hugues IV, fils du roi Henri II,
étoit alors roi de Chypre mais fon
bas-âge ne lui permettant pas de gou

verner , la puiffance étoit entre les


mains d'Amauri , prince de Tyr ,
premier prince du fang , & régent du
-
royaume. Amauri étoit un bon prince ,
mais d'un génie borné , & que les
grandes affaires embarraffoient. Il s'é
toit fouvent commis avec le grand
maître du Temple Gaudin , qui avoit
de l'Ordre des Templiers. 129

fait diverfes entrepriſes fur l'autorité


du régent , & l'on ne fait fi Molay , 1307
fucceffeur de Gaudin , ne les avoit
point foutenues ; car on voit une

lettre du régent au pape Clément V,


peu de tems après fon élection , con
tenant des plaintes très - vives contre
l'ordre des Templiers : ce qui n'avoit
pas difpofé ce pontife en leur faveur.
Le régent applaudit aux lettres du
roi de France , fur - tout lorfqu'il eut
reçu celles du pape , qui l'inftruiſoit
de tout ce qui s'étoit paffé en Occi
dent , & lui adreffoit une bulle pour
faire arrêter en un même jour tous
les Templiers. L'embarras du régent
fut d'en venir à l'exécution . Les pro
cédures faites en Europe avoient déja
tranfpiré. Tous les chevaliers fe te
noient fur leurs gardes , & s'étoient
prefque tous retirés à Nimove , où
ils étoient en armes , & où ils s'étoient
fortifiés : ce fut donc une néceffité
pour le régent de furfeoir à l'exécution
de la bulle , jufqu'à ce qu'il eût pris
130 Hiftoire de l'abolition , &c.

de juftes meſures pour le fuccès.


1307. Tous les Templiers fe trouverent
donc arrêtés dans prefque tous les
royaumes de l'Europe à la fin de cette
année , & le pape y contribua , non
pas d'abord , car il fe paffa entre luì
& le roi de France des altercations
qui penferent être favorables à l'ordre
pourfuivi. C'est ce qu'il faut à préfent
expliquer , n'ayant fait mention de la
façon dont ils furent arrêtés dans tous
les états , que par anticipation , & pour
ne pas interompre le fil de l'hiftoire.
Nous la reprenons au tems où le pon
tife apprit les interrogatoires faits en
France , & à la faifie des biens des

Templiers.

Fin du premier Livre.


COOOOOOOOOO

HISTOIRE

DE L'ABOLITION

S DE L'ORDRE
e

DES TEMPLIERS.

LIVRE SECOND .
1

LE pape apprit bientôt tout ce qui


s'étoit fait en France. Il ne fut point 1307.
Méconten
furpris qu'on eût arrêté en un même tement du
jour tous les Templiers ; il eft vrai pape fur les
procédures
femblable que le roi lui avoit fait part faites en
France.
de ce deffein mais lorfqu'il fut la Dupuis.
Fleuri.
forme de l'interrogatoire , la violence
qu'on avoit employée pour y parve
nir , & fur - tout la faifie qu'on avoit
faite de tous leurs biens , meubles
& immeubles , & qu'on avoit établi
des régiffeurs au nom du roi pour
132 Hiftoire de l'abolition

recueillir les revenus des immeubles ;


1307 il fut également indigné & irrité.
Il regarda toutes ces procédures
comme autant d'attentats à fon auto

rité ; il la croyoit bleffée par l'in


quifiteur & par les ordinaires qui
avoient fait ces interrogatoires par
les ordres du roi , & fans en avoir
le pouvoir du fouverain-pontife , fous
la juridiction duquel les Templiers
étoient immédiatement ; & il accufoit
le roi de mettre la main à l'encenſoir ,
en voulant faire juger par lui - même ,
un corps eccléfiaftique. Il étoit bien
plus étonné que Philippe eût fait mettre
en fa main toutes leurs poffeffions ,
contre la parole qu'il lui avoit donnée ,
qu'elles ne feroient employées qu'à
leur deftination originaire , qui étoit
de défendre & de recouvrer la terre
fainte.
Lettres que
Dans le premier mouvement de fa co
le pape écrir
au roi. lere , Clément V écrivit au roi une let
tre très-vive : il lui remontroit l'injustice

de fon procédé qui attaquoit directe,


de l'Ordre des Templiers. 133
ment l'autorité pontificale ; il ajoutoit ,
qu'il n'avoit pas reçu cet exemple des 1307
rois fes prédéceffeurs , qui avoient
toujours eu pour le faint - fiége le
reſpect le plus religieux ; reſpect qui
leur avoit fait tant d'honneur : que
ce n'étoit pas l'obéiffance que les

princes chrétiens devoient au fuccef


feur de S. Pierre ; que le pape en
étoit affligé & étonné ; mais qu'il
efpéroit que Sa Majefté rentrant bien
tôt en elle-même , répareroit tout ce
qui s'étoit fait contre le bon ordre ,
& lui donneroit une entiere fatis
faction.
Quoique les interrogatoires ne fif Bulle d
fent que de commencer , le pape étoit 27 octobre.

déja inftruit de ce qui s'y étoit fait , &


croyant les faire difcontinuer , il donna
dès le 27 d'octobre une bulle encore
plus flétriffante pour le roi , que la
lettre qu'il lui avoit écrite le même
jour. Elle étoit datée de Poitiers , &
portoit : Qu'au préjudice de ce que les
rois chrétiens doivent à la chaire
134 Hiftoire de l'abolition

S. Pierre , il étoit inouï qu'ils euffent


1307 jamais entrepris de juger les ecclé
fiaftiques , ainfi qu'avoit fait & que
vouloit faire le roi Philippe , qui non
content , d'avoir de fon autorité , fait
arrêter tous les chevaliers du Temple ,
les faifoit encore tourmenter pour leur

faire avouer les faits qu'on leur im


putoit , & avoit fait faifir tous leurs
biens , fans aucun égard aux lettres
que le pape avoit précédemment écri
tes à ce fujet il ajoutoit , qu'il ne
prétendoit pas par - là exempter ces
chevaliers de la punition qu'ils méri
toient , s'ils étoient trouvés coupables ;
mais que c'étoit à lui , leur fupérieur
& leur juge naturel , à inftruire leur C1
procès , & qu'il étoit dans cette ré
folution.
Légats Aux plaintes & à la bulle , le pape
envoyés en
France. joignit les effets : il fufpendit le pou
Dupuis.
Fleuri. voir de l'inquifiteur de la foi , qu'il
prétendoit avoir abufé de fon minif
tere qui ne s'étendoit point aux af
faires réservées directement au faint
de l'Ordre des Templiers. 135

fiége ; il fufpendit également les fonc


tions des évêques pour ce procès , & 1307.
l'évoqua à lui feul ; en même tems
il nomma deux légats pour aller trou
ver le roi à Paris , & l'obliger à leur
remettre tous les prifonniers & tous
leurs biens , comme à ceux qui au nom
du pape en devoient être les dépofitai
res & les faire régir. C'étoient les car
dinaux Berenger , du titre de S. Nérée
& de S. Achillas , & Etienne de Suzi ,
du titre de S. Cyriace. Ils partirent le
1 décembre de Poitiers , où le pape
tenoit fa cour.
A la vue de cette bulle & des or Le roi eft
irrité contre
dres du pape , le roi ſe fentit animé le pape.
§. Dupuisi
contre lui d'une violente colere ; in
digné à fon tour d'une conduite fi
haute , fi fiere , & par laquelle il

n'avoit daigné garder aucun ménage.


1
ment , il fe livra au plus vif reffen
timent ; il fe rappella l'entrevue de
Saint -Jean -d'Angeli , où il avoit eu
entre fes mains le fort du pape ; où
il lui avoit offert de l'élever au pon
136 Hiftoire de l'abolition

tificat ; où ce prélat ambitieux étoit


1307. tombé à genoux, devant lui , & où ,
pour parvenir à cette fuprême dignité ,
il n'avoit mis aucunes bornes à fa
reconnoiffance , acceptant , fans les
approfondir , toutes les demandes que
le roi lui avoit faites aujourd'hui
il le voyoit exercer d'une façon al
tiere l'autorité pontificale dans toute
fon étendue , & traiter le roi comme
s'il étoit fon fujet , ou comme s'il
étoit dans fa dépendance. Dans fes
premiers mouvemens , il réfolut d'agir
avec le pape fur le même ton : de
foutenir fon procédé , & de s'oppofer
à fes bulles ; comptant fur la fou
miffion , le zele & l'attachement de
tout le clergé de France , qui étoit
auffi très-mécontent que le pape l'eût
fufpendu de fes fonctions.
Quelques Le mécontentement du roi ne fut
Templiers
révoquent pas long - tems ignoré ; il tranſpira
tions.
leursdépo- jufque dans les priſons , où les Tem
Dupuis pliers étoient détenus. Ils en eurent
beaucoup de joie , & fe flatterent que
leurs
de l'Ordre des Templiers. 137

leurs maux n'étoient pas fans ref


fource , puifque le pape , leur fupé- 1307.
rieur légitime , vouloit les prendre fous
fa protection. Alors plufieurs d'entr'eux
fe repentirent de tous les aveux faux
& honteux qu'ils avoient faits , & fe
les reprocherent comme une lâcheté.
Ils le devoient d'autant plus , que

plufieurs avoient avoué tous ces crimes


fans avoir été appliqués à la queftion ,
& par la crainte feule de la fubir.
Ils déclarerent donc à ceux qui étoient
chargés du foin de les garder , qu'ils
révoquoient leurs dépofitions , & qu'ils
les avoient faites contre la vérité.

Le roi l'apprit avec chagrin , voyant ces


Remontran
du roi au
combien ce défaveu étoit contraire à pape.

fon projet ainfi fon courroux pre


nant de nouvelles forces , il envoya

au pape en réponſe de fes bulles ,


une remontrance fi forte & fi hardie ,
qu'aucun fouverain pontife n'en avoit
reçu de pareille d'un prince catholique.
Elle portoit , que la froideur que le pape
témoignoit dans une affaire d'une f
M

CIBLIOTECA
S
PA
138 Hiftoire de l'abolition

grande importance pour la religion ,


1307. étoit inconcevable ; qu'au lieu de le
feconder , comme il avoit droit de s'y
attendre , & de pourfuivre un ordre
corrompu & chargé abfolument de cri
mes abominables , il vouloit arrêter
le cours de la juftice , annuller des
procédures faites de fon autorité par
un inquifiteur de la foi qui tenoit de
lui fon pouvoir ; que c'étoit approu
ver les crimes des accufés , les en
courager & les exciter à ne les point
reconnoître ; que déja quelques - u
revenoient contre leurs dépofitions ,
quoique faites juridiquement ; que bien

loin de fufpendre le pouvoir des pré


lats , il auroit dû leur ordonner de

remplir leur devoir pour extirper


un ordre fi odieux ; qu'on ne com
prenoit pas au refte par quel droit il
avoit fait cette fufpenfe , puifque les
prélats partageoient avec lui les fonc
tions paftorales , & qu'ils étoient fes
compagnons dans le gouvernement de
l'Eglife ; que la bulle étoit d'autant
de l'Ordre des Templiers. 139

moins réguliere , que les évêques


pouvoient inftruire le procès chacun 1307.
dans fon diocèſe avec plus de facilité ,
plus de promptitude , & avec plus de
connoiffance ; que c'étoit donc une
injuſtice manifefte de leur ôter cette
inftruction , pour leur fubftituer des
étrangers fans habitude , & n'ayant
aucune intelligence avec les perfonnes
du pays ; que le roi ni les évêques
ne le fouffriront pas , & s'oppoferont
à des bulles par lefquelles le pape
mépriſe la religion & la caufe de
Jefus - Chrift ; que le pape en répondra
51 devant Dieu , & qu'on pourra même
l'en faire répondre devant les hommes ,
puifqu'il eft fujet aux loix de fes pré
déceffeurs & qu'on peut procéder con
tre lui , fur - tout en matiere de foi.
Il finiffoit , en lui remontrant , que
par le parti qu'il vouloit prendre , de
connoître du procès des Templiers
par lui-même , ou par des juges délé
gués , c'étoit les favorifer , & vouloir
leur procurer l'impunité , que ce parti
Mij
140 Hiftoire de l'abolition

entraîneroit des longueurs qui n'au


307. roient jamais de fin , & qui feroient
naître des incidens contraires à la

juftice & à la néceffité d'une prompte


• expédition ; qu'au refte , dans cette
grande affaire , le roi ne faifoit l'of
fice ni d'accufateur , ni de dénoncia
teur ; mais qu'il s'acquittoit feulement
du devoir d'un prince chrétien rempli
de zele pour la religion , d'un prince
miniftre de Dieu , fon champion , &
chargé de lui rendre un compte fé ce
vere de tout ce qui fe paffe dans fon
royaume contre la foi , les mœurs &
le bon ordre.
A
Eronnement La réception de cette remontrance
& frayeursdu + un terrible effet fur l'efprit du
pape. fit
Dupuis. pape il voyoit fon autorité & fa
dignité ouvertement attaquées ; fier
& intelligent comme il étoit , il ne
pouvoit qu'en être extrêmement irrité.

L'honneur & l'intérêt l'obligeoient à


les foutenir ; mais il falloit fe com
mettre avec le plus puiffant roi de
l'Europe , avec un prince entreprenant
de l'Ordre des Templiers. 141

& audacieux ; il fe rappella l'obligation


qu'il lui avoit du pontificat , les pro 1307.
meffes qu'il lui avoit faites , même
avec ferment ; il fit réflexion qu'il
étoit au milieu de fon royaume & dans
fa dépendance ; qu'il ne pouvoit quit
ter la France & fe retirer à Rome
fans courir mille dangers & fans s'ex
pofer aux tumultes & aux féditions
des Romains , qui avoient en quelque
maniere fecoué le joug de fes prédé
ceffeurs , qui prétendoient s'ériger en
république , & qui avoient fouvent
chaffé les papes de leur ville mais
ce qui lui fit le plus d'impreffion , ce
fut le fort de Boniface VIII , quì
avoit fuccombé dans fa querelle avec
Philippe , & à qui il en avoit coûté
le trône & la vie : il croyoit déja
voir quelque nouveau Nogaret , quel
que nouveau Colonne fervir la paffion
de ce prince violent , & le traiter
avec indignité , comme ils avoient fait
Boniface au milieu même des états

de l'Eglife. Ces confidérations l'em


142 Hiftoire de l'abolition

portoient fur ce qu'il devoit à fa ré


1307.
putation & à l'honneur du faint-fiége.
Livré à la frayeur , elle lui fit tout
céder , & il n'eut plus d'autre objet
que de ménager un prince emporté ,
de lui plaire , en lui cédant l'effentiel ,
de tâcher de couvrir d'un voile fa foi
bleffe , & de conferver les apparences
de fon autorité.
Il révoque Ne confultant plus que fa crainte
Yes premieres
bulles, & un intérêt plus préfent que celui
Dupuis.
Fleuri. de la dignité pontificale , il diffimula
tout ce qu'il y avoit d'injurieux &
d'infultant dans la remontrance ; il

révoqua fes premieres bulles , & par


une nouvelle qu'il fit expédier , il leva
la fufpenfion qu'il avoit ordonnée ;
permettant à tous les ordinaires d'inf
truire chacun dans fon diocèfe le

procès des Templiers , même jufqu'à


ſentence définitive : à condition qu'elle
feroit confirmée dans un concile pro
#
vincial & pour fauver une partie
de fon honneur , il fe referva la
connoiffance du procès du grand
de l'Ordre des Templiers. 143

maître & des grands - officiers qui


1307.
avoient été arrêtés en France . C'étoient

les grands - prieurs de France , de


Normandie & d'Aquitaine.

Tout le royaume & fur-tout ceux qui


s'intéreffoient à l'affaire des Templiers
furent étrangement furpris de ce fubit
changement du faint Pere. Les lettres

qu'il avoit reçues de l'inquifiteur de


la foi & de tous les évêques de
France qui avoient été concertées avec
le roi , purent fervir de prétexte au
pape pour ces nouvelles bulles . Ils lui

avoient écrit , que tout ce qu'on avoit


fait contre les Templiers , avoit été
d'une néceffité indifpenfable pour pré
venir leurs mauvais deffeins , & que
d'ailleurs ces chevaliers erroient con

tre la foi , & étoient par-conféquent


de la compétence de l'inquifiteur &
des évêques. Ce dernier crime pouvoit
n'être pas fans vraiſemblance ; mais
le premier étoit une infigne fauffeté ;
car l'ordre n'avoit jamais été fi
tranquille , ni moins difpofé à cau
144 Hiftoire de l'abolition

1307. fer dans le royaume le moindre


trouble.
Peu content de la révocation de fa

premiere bulle , le pape qui ne fui


voit plus que les impreffions de la
peur , manda aux légats qui étoient
auprès du roi , de fe conformer à fes
volontés , de le fatisfaire en tout ce

qui concerneroit les Templiers , en


ménageant autant qu'ils le pourroient ,
l'autorité pontificale. Ainfi par une
extinction de la derniere bulle qui
avoit autorifé les conciles provin
ciaux à confirmer les fentences des

ordinaires , le pape reftreignit leurs


pouvoirs à ces fentences feules , &
en excepta la connoiffance de l'état
4
général de l'ordre , en la réfervant au
roi & au faint- fiége.

Le roi fe Ce fut avec bien de la joie que le


raccommode roi apprit les nouvelles difpofitions du
avec le pape.
Dupuis. pape ; car après tout , il ne vouloit

pas fe brouiller avec lui ; il voyoit trop


combien il lui étoit néceffaire pour
l'exécution de fon projet ; & quoique
dans
de l'Ordre des Templiers. 145
dans fon différend avec le feu pape
Boniface , il s'en fût tiré avanta- 1507 ,
geufement , cette querelle lui avoit
caufé tant de peines , lui avoit donné
tant de chagrins , & l'avoit exposé à
tant de dangers , qu'il fut ravi de ſe
voir délivré d'un femblable péril . Il
écrivit auffi - tôt une lettre au pape
d'un ftyle bien différent ; il lui ren
doit graces de fa bulle ; l'affuroit qu'il
avoit reçu avec honneur les légats , &
lui protestoit qu'il n'avoit jamais eu
deffein d'entreprendre fur la jurifdic
tion pontificale ; lui promettant que
tous les biens des Templiers feroient
confervés pour la deftination qu'en feroit
Sa Sainteté , & qu'ils feroient admi
niftrés par des officiers , autres que
ceux qui régiffoient fes domaines , afin
qu'il n'y eût ni confufion ni préva
rication .
Adminis
Les deux puiffances étant ainfi
trateurs des
réunies , & agiffant de concert contre biens des
Templiers.
les Templiers , il n'y eut plus de ref Dupuis.
fource pour eux. Le roi avoit ef
N
146 Hiftoire de l'abolition
fectivement reçu les légats avec toute

1307. la diftinction qu'ils pouvoient defi


rer. De leur côté , fe conformant
aux derniers ordres du pape , ils fe
conduifirent felon les defirs & les
vues du prince . Il leur remit tous les
prifonniers & tous leurs biens ; mais
à dire le vrai , ce ne fut que fictive
ment ; car le roi en demeura toujours
le maître ; les légats ayant déclaré
par un acte authentique , qu'attendu
la difficulté de transférer avec fûreté
les prifonniers hors du royaume , ils

y feroient gardés par les officiers du


roi , fous le nom & l'autorité du pape &
des légats. Le pape approuva tout , &
nomma de fon côté des adminiſtrateurs
pour régir les biens de l'ordre conjoin
tement avec ceux du roi : mais c'étoit
encore une vaine formalité , le pape
ne vouloit que fauver les apparences ,
& dans le fond les officiers du roi
étoient les maîtres . On trouve au rang
de ces adminiftrateurs Guillaume de

Gifors , archidiacre d'Auch ; Gérard


de l'Ordre des Templiers. 147

de Cabanol & Jean Pétri , docteurs


1307.
ès loix ; Guillaume Pifdore & René
Bourdon , valets - de - chambre du roi ;
& Raymond Barrany , Touloufain.
Le roi
Quelque ménagement que le pape pourvoit à la
eût pour le roi , il ne perfiftoit pas confervation
moins dans fon principal objet , de Dupuis.
faire fervir au recouvrement de la ter

re-fainte , tous les grands biens des


Templiers , fi leur ordre étoit aboli.
Quoique le roi ne goûtât pas trop ce
deffein , qui étoit accompagné de dif
ficultés prefqu'infurmontables , il ne
pouvoit plus s'y oppofer , y ayant
confenti dès le premier jour qu'il

avoit propofé au pape de févir con


tr'eux il paroît cependant qu'il eût
bien voulu fe fouftraire à cet enga

gement , pourſuivre les Templiers &


difpofer de leurs biens indépendamment
du pape mais il fut contraint de
renoncer à cette idée ; les docteurs
en théologie de Paris , qu'il avoit
confultés ayant décidé , que l'ordre
des Templiers étant eccléfiaftique &
Nij
148 Hiftoire de l'abolition

relevant du pape , Sa Majefté ne


1307. pouvoit connoître des crimes qu'on
leur imputoit , ni par conféquent faifir
leurs biens. Tout ce qu'il put faire >
fut de veiller attentivement à fes droits
& aux intérêts de fon état . Ainfi le
pape , par une nouvelle bulle , ayant
permis aux évêques de choifir dans
leurs diocèfes des commiffaires pour

régir les biens des Templiers , le roi


s'oppofa à ſon exécution , & manda fie
rement au pape , qu'il étoit inutile qu'il
fît nommer pour ces biens de nouveaux
adminiftrateurs , d'autant que ceux que
1 le roi avoit prépofés étoient fideles
& fans reproches ; qu'il étoit intéreſſé
à prendre connoiffance du produit de
ces biens , par rapport à fes droits
& à ceux de fa couronne , auxquels
il n'étoit pas d'humeur de renoncer.
Cette oppofition du roi étoit rela
tive aux devoirs que les commande
ries & les fiefs poffédés par les
Templiers étoient obligés de rendre ,
tant au roi qu'aux feigneurs de fon
de l'Ordre des Templiers. 149

royaume , comme foi & hommage ,


1308.
fervices , rentes & droits feigneuriaux .
Comme il n'y avoit rien que de plus
jufte dans ce que le roi demandoit , le
pape ne balança pas à lui tout accorder
par une bulle qui expliquoit la précé
dente. Il y avoit plus de difficulté à
confirmer les adminiftrateurs nommés
par le roi , puifque l'intérêt du pape
étoit d'avoir cette jouiffance , fur la
quelle fon droit paroiffoit mieux fondé
que celui du roi . Mais le pontife n'ofoit
I plus choquer Philippe , & il laiffa fub
fifter les officiers de ce prince , en fe
contentant d'en nommer de fon côté , "
qui étoient fans autorité , & comme fu
bordonnés aux adminiftrateurs royaux .
Le pape étant alors difpofé à entrer Bulle du
papepour ac
vivement dans le projet du roi pour
célérer lepro
cès des Tem
l'abolition de l'ordre , il rendit le 29
pliers.
décembre une bulle qui enjoignoit Dupuis.

à toute perfonne de quelque condition


qu'elle fût , d'arrêter les Templiers par
tout où ils feroient, & de les mettre

N iij
150 Hiftoire de l'abolition

entre les mains des ordinaires , avec


1307. défenfe de leur donner retraite.

En même tems par une feconde


bulle , il ordonna que les commiffaires
qui feroient nommés pour inftruire leur
procès , fuffent affiftés de deux cha
noines de la cathédrale , de deux ' do
miniquains , & de deux cordeliers , en
ajoutant , que fi dans le procès il fe
préfentoit quelque matiere qui ne fût
point relative à l'héréfie , les com
miffaires pourroient toujours en con
noître de l'autorité pontificale , fuivant
les canons .
On commença donc à travailler au
procès des Templiers ; & le pape
rendit jufqu'à fept bulles pour terminer
les difficultés qui s'étoient préfentées
tant du côté du roi , que du côté des
évêques & des prépofés aux biens
des chevaliers.
Les évêques commencerent donc
1308 .
Décifion à inftruire le procès de l'ordre. C'étoit
fur varia une nouvelle procédure , & on ne
tionslesdes
Templiers . devoit avoir aucun égard à tous les
Vertot.
de l'Ordre des Templ'ers. 151
interrogatoires qui avoient été faits à
1308.
Paris & dans les provinces , puifque
l'autorité du pape n'y étoit point
intervenue , & que c'étoit en vertu
de fa derniere bulle qu'on alloit pro
céder mais ce n'étoit ni l'intention ;
ni l'avantage des ennemis des Tem
pliers ; ceux- ci pouvant fe dédire de
tout ce qu'ils avoient confeffé , &
par -là renverfer le projet du roi ,
toujours déterminé à l'abolition de
l'ordre.
On ne laiffa pas d'être fort embar
raffé fur la révocation qu'avoient faite
de leurs dépofitions plufieurs cheva
liers , tant en France qu'en Provence.
Il y eut fur cela une affemblée à Paris ,
à laquelle préfiderent les légats , & où
fe trouverent l'inquifiteur de la foi &
les miniftres du roi , auffi zélés pour
fes volontés que l'inquifiteur , qui étoit
fon confeffeur. On examina cès révo
cations des dépofitions des Templiers ,
fruits de la honte & du repentir que leur
avoient caufé leur foibleffe & leur lâ
Niv
152 Hiftoire de l'abolition

cheté. Il fut décidé qu'on n'y auroit au


1308.
cun égard; que ces rétractations feroient
regardées comme des fauffetés puniffa
bles ; que les dépofitions feroient répu
tées véritables ; qu'il feroit enjoint aux
prifonniers de s'y tenir , d'en recon
noître la fincérité , fur- tout étant con
firmées par tant d'autres qui n'avoient
point été révoquées ; & que s'ils per
fifloient dans leurs rétractations , il fe
roit procédé contr'eux comme relaps.
Ainfi , en même tems qu'on recom
mençoit leur procès , on en établiffort
pour baſe les interrogatoires faits avant
le procès.
Bulle pour
les biens des Le pape ne laiffa pas néanmoins ,
Templiers. pour la forme , de rendre une bulle ,
Dupuis. tendante à la confervation des biens
des Templiers , jufqu'à la décifion de
leur procès. Par cette bulle , il éta
bliffoit des commiffaires qui en de
voient rendre compte à un camerier
du pape & aux archevêques , comme
fes délégués mais tout cela étoit
fictif, & les adminiftrate urs royaux
de l'Ordre des Templiers. 153
régiffoient & étoient dans une véri
1308.
table poffeffion . Cependant le roi pour
ne pas irriter le pape , lui écrivit une
lettre par laquelle il déclaroit , qu'il
entendoit que tous ces biens feroient
confervés , pour en rendre compte
dans l'état où ils avoient été trouvés
lorfque tous les chevaliers avoient
été arrêtés.
Les légats s'étant acquittés de leur légat
, Retour des
s à Poi
commiffion à la fatisfaction du pape & tiers.
Dupuis.
du roi , qui s'étoient fi parfaitement
réunis , retournerent à Poitiers trouver
le S. Pere , l'inftruifirent de tout ce qui
s'étoit fait , & lui porterent les inter
rogatoires devenus la piece fondamen
tale du procès . Ils ajouterent , que
les rétractations de quelques Tem
pliers ne faifoient point foi ; que tout
l'ordre étant corrompu , ils avoient
une conduite uniforme , & s'étoient
affujettis aux mêmes crimes par des
vœux abominables ; enfin que

quand il s'en trouveroit quelqu'un


d'innocent , ce qui n'étoit point vrai
154. Hiftoire de l'abolition

femblable , l'ordre en général n'en étoit


1308.
pas moins un objet d'exécration &
ne devoit pas moins être aboli . C'étoit
une fuite de ce qui avoit été décidé
au confeil tenu à Paris fur la variation
de quelques Templiers.
Parlement
de Tours . Pour accélérer ce grand procès, le roi
Dapuis. convoqua un parlement à Tours pour
Turtelin.
Fleuri. le mois de juin , & y manda prefque
tous les princes , les évêques & tous
es grands du royaume , leur enjoi
gnant de s'y rendre en perfonne ou
par procureurs. Il déclara qu'il y fe
roit , & que cette affemblée avoit four
objet l'affaire des Templiers. Rien ne
pouvoit être plus défavantageux pour
eux , puifqu'on n'ignoroit pas les dif
pofitions de ce prince , & que redouté

comme il l'étoit , il n'y auroit perfonne


affez hardi pour s'y oppofer. 11 fe
rendit à Tours vers la Pentecôte ,
& y trouva un très - grand nombre
de feigneurs tant eccléfiaftiques que
Jaïcs , qui avoient obéi à fes ordres ,
& près de quatre - cents procureurs
de l'Ordre des Templiers. 155
de ceux qui n'avoient pas pu y
1308.
venir.
Le roi y parla avec tout le feu
& toute l'ardeur que lui infpiroit la
perfuafion où il étoit des crimes des
Templiers . Il y rapporta le précis des
interrogatoires qui les chargeoient ; il
s'étendit fur tant d'abominations dont

ils étoient accufés & qu'ils avoient


confeffées ; en forte que fans les en
tendre & fans même approfondir leurs
crimes , toute l'affemblée les jugeat
dignes de mort.
Charmé de ce réſultat • ' le roi Le roi
Poitiers .
partit de Tours , & fe rendit à Poitiers Dupuis.
Fleuri.
auprès du pape , qu'il inftruifit de tout
ce qui s'étoit paffé dans le parlement
de Tours ; il étoit accompagné de
fes trois fils , Louis , roi de Navarre ,
Philippe , comte de Poitiers , & Char
les , comte de la Marche , de fes deux
E freres Charles , comte de Valois , &
Louis , comte d'Evreux , & d'un
très-grand nombre de feigneurs. L'ap
pareil pompeux & la magnificence de
156 Hiftoire de l'abolition
cette cour , frapperent les yeux du
1308.
pape qui , déja trop engagé , ne put fe

diſpenſer de fe prêter à toutes les


volontés du roi , toujours acharné à
l'exécution de fon deffein .
Conventions On prit donc à Poitiers les der
& le le pape nieres mefures contre les Templiers ,
entre
Les mêmes.
& il fut arrêté entre ces deux prin
ces , que tous les Templiers feroient
gardés par l'autorité du roi , à la priere
du pape & des évêques , & en leur
nom ; que le procès feroit fait &
parfait aux Templiers par les arche
vêques & évêques dans leurs diocèfes
jufqu'à fentence définitive , & même
par l'inquifiteur de la foi avec eux ,
quoique contre les regles ordinaires :
mais c'étoit pour complaire à la volonté
du roi , du confentement du pape : que
le roi ne feroit punir les Templiers que
de concert avec le pape : que fuppofé
qu'on jugeât à propos d'abolir l'or
dre , tous fes biens feroient employés
au recouvrement de la terre - fainte ,
& qu'à cet effet le pape & le roi
de l'Ordre des Templiers. 157
donneroient leurs ordres pour l'exé
1308.
cution de cet article , & même que Sa

Majeſté feroit rendre & reftituer aux


commiffaires du pape les meubles &
immeubles qui étoient entre les mains
de fes fujets .
Le pape de fon côté renouvella
par une bulle la défenfe de donner

aucun afyle aux chevaliers , & y ajouta


la peine d'excommunication. Il excepta
néanmoins du pouvoir qu'il donnoit
aux ordinaires de les juger , le grand
maître & les grands - prieurs , dont il fe
réſervoit la connoiffance . Ce traité

fut figné , & il fut alors aifé de prévoir


quelle feroit la deftinée de l'ordre.
Pour cet effet , le pape par une du
Convocation
concile
bulle du 3 juillet , convoqua un général de
concile général à Vienne en Dau- Vienne.
phiné , pour le mois d'octobre de
l'année 1310 , & enjoignit de s'y
trouver à tous les archevêques , évê
ques , abbés , prieurs & doyens de
la chrétienté , en priant le roi d'y
affifter. Par une feconde bulle , il cita
158 Hiftoire de l'abolition

tout l'ordre des chevaliers du Temple


1308.
de fe trouver au concile pour fe dé
fendre , & ordonna au cardinal - évê
que de Preneste , qui étoit chargé des
Templiers arrêtés en France , de re
préfenter au concile le grand - maître
& tous les grands - prieurs de l'ordre
que le pape s'étoit réfervés.
Le pape
interroge les Avant que les ordinaires conti
Templiers à nuaffent leurs procédures , le pape
Poitiers.
L Dupuis. voulut qu'on fit venir devant lui les
Fleuri.
Templiers qui avoient été arrêtés à
Paris & qui y avoient fubi interro
gatoire. Il y eut donc un ordre de
les conduire à Poitiers au nombre de
foixante - dix - huit , dont il n'y en ar
riva que foixante - douze , fix étant
demeurés malades à Chinon. Le pape
fit venir ces foixante-douze chevaliers

au confiftoire, où en préfence de tous


les cardinaux , on lut les dépofitions
de l'interrogatoire fait à Paris , contre
lefquelles aucun ne réclama , non plus
que dans une espece de recollement
que le pape fit avec eux quelques
de l'Ordre des Templiers. 159

jours après ; en forte que le S. Pere


1308.
ne put douter de la vérité des crimes
qu'on leur imputoit.
Il eft affez furprenant que de cent
quarante Templiers qui avoient été
ouis à Paris , on n'en eût conduit
que foixante - douze à Poitiers. Il eft
vraisemblable que les foixante- douze
qu'on n'y fit point aller , étoient ceux
qui avoient révoqué leurs dépofitions
& qu'on ne jugea pas à propos de
produire au pape. Ces foixante-douze
qu'il entendit , toujours frappés de
craintes & de terreurs , épouvantés par
les menaces qu'on avoit faites contre
ceux qui s'étoient dédits , garderent le
filence à la lecture de leurs dépofitions
& par-là les confirmerent.
Les fix Templiers qui ne purent Interroga
toire de Chi
aller jufqu'à Poitiers , étoient le grand non.
maître , le vifiteur de France , le grand Dupuis.
Fleuri.
commandeur de Chypre , les grands Verto
prieurs de Normandie & d'Aquitaine ,
& le prieur de Poitou . Ils étoient tous
malades , & fi incommodés , qu'ils ne
тво Hiftoire de l'abolition

pouvoient fe tenir à cheval. Leur in


1308. commodité étoit même très- ancienne ; 46
elle étoit caufée par les tourmens qu'on
leur avoit fait fouffrir dans la queftion
qu'on leur avoit donnée lors de l'in
terrogatoire de Paris. Ils furent mis
au château de Chinon.

Le pape ayant appris qu'ils ne


pouvoient fe rendre à Poitiers ,
nomma pour les interroger les deux CU
cardinaux légats qui étoient allés à
Paris , & le cardinal Landulfe de Saint
'Ange. Ils interrogerent ces feigneurs
dans le château , ou plutôt ils leur
firent lire les dépofitions qu'ils avoient
faites à Paris ; cela fe fit en trois

jours différens. Le 17 d'août on in


terrogea le grand - maître , le prince
dauphin , grand- prieur de Normandie ,
le vifiteur de France , & le prieur de
Poitou. Ils avouerent tous les quatre

d'avoir renié Jefus - Chrift , & craché


fur la croix. Le grand-prieur d'Aqui
taine Peyraud , confirma auffi fa dé
pofition de Paris le 19 & le 20.
Le
de l'Ordre des Templiers. 161

Le grand - commandeur de Chypre


fit la même chofe , & même pour ren 1308.

dre fa dépofition plus certaine , il


pria les commiffaires d'entendre un
frere fervant , qui confeffa les mêmes
crimes.
Après quoi ces fept chevaliers de
manderent à être reconciliés à l'églife ,
ce qui leur fut accordé : on leur donna
l'abfolution , ainfi que le pape l'avoit
permis , & les trois cardinaux écrivi
rent au roi ce qui s'étoit paffé , en
le priant d'ufer d'indulgence envers
les coupables , & de leur pardonner
auffi.

Cette relation , quoiqu'on la trouve


dans les mémoires de ce tems - là .
n'eft pas pourtant exempte de foupçon.
La fuite de l'hiftoire fera connoître
que le grand - maître & le prince
dauphin defavouoient ces faits , & qu'il
y paroît même une contradiction , en
ce qu'on fait dépofer au premier qu'il
avoit craché trois fois fur la fainte

croix , quoique cette circonstance ne


1 O
162 Hiftoire de l'abolition

foit point marquée dans l'interroga


1308. toire de Paris , dont il n'eſt pas vrai
femblable qu'il ait voulu augmenter

les charges contre lui-même . Une copie


t
de cette efpece de récollemen fut
en vo yé e i s
au ro , & le ca rd in au x re
tournerent à Poitiers pour rendre
compte de leur commiffion au pape .
Tous les Templiers entendus à Poi
tiers & à Chinon furent reconduits à
Paris dans leurs prifons . La relation
oire
ajoute , qu'après l'interrogat le
d
gran -maît re & les autr es fe mire nt
t
à genoux , & demanderen pardon ,
en ve rf an t e
un gr an de ab on da nce de
larmes . l
Bulle pour "
informer Le pape ayant reçu le procès-ver
contre l'or bal des trois cardinaux , & ayant été
dre.
Dupuis. lui-même témoin des aveux qu'avoient
Fleuri.
faits en plein confiftoire les foixante
douze chevaliers qui y avoient été
ouïs , il fut convaincu de tous les
crimes dont on les accufoit ; il jugea
cet ordre corrompu , & il fe confirma
dans la réfolution de l'abolir. Cependant
de l'Ordre des Templiers. 163

ne croyant pas juridiques les procé


dures qui avoient été faites l'année 1308 .
précédente par l'inquifiteur & les évê
ques qu'il n'avoit point autorisés , il
réfolut de faire des nouvelles informa
tions de fon autorité , qui à fon gré
leveroient jufqu'au moindre fcrupule ,
& conftateroient invinciblement tous
les crimes des Templiers .
Dans cet efprit , il rendit deux
nouvelles bulles le II d'août. Par la V
premiere il ordonna qu'il feroit fait
des informations contre tous les Tem
pliers dans tous les états de la chré
tienté ; en France , en Angleterre ,
dans la province de Galles , en Ecoffe ,
en Irlande , en Allemagne , en Bo
hême , en Pologne , en Espagne , au
royaume d'Arles , en Provence , en
Dauphiné , en Savoie , en Chypre ,
en Italie , en Sicile , dans le royaume

de Naples , en Hongrie , en Grece ,


en Sardaigne & en Corfe. Il y ra
conte tout ce qui s'eft fait contr'eux ;
que c'eft le roi de France qui lui a
O ij
164 Hiftoire de l'abolition

donné le premier avis de la corrup


1308. tion des Templiers , fans aucune vue
d'intérêt , ce prince lui ayant remis
la difpofition de leurs biens ; que la
corruption de l'ordre eft certaine ,
ayant lui-même entendu en confiftoire
foixante - douze chevaliers qui ont
avoué leurs crimes abominables ; qu'un
des principaux de l'ordre lui en avoit
fait l'ayeu en fecret ; que trois car
dinaux ayant interrogé à Chinon le
grand - maître & fix des chefs de
l'ordre , tous en font convenus ;

qu'ainfi l'on ne peut douter de l'en


tiere corruption de cet ordre , & qu'il
a convoqué un concile général à
Vienne pour remédier à un defordre
fi affreux . Il détaille enfuite toutes
les horreurs dont l'ordre du Temple
étoit coupable , & fur lefquelles il
faut les interroger.
Par la feconde bulle , qui ne con
cerne que la France , & où il répete
peu près les mêmes chofes , il

nomme des commiffaires la plupart


de l'Ordre des Templiers. 165

archevêques & évêques de France ,


pour ſe tranſporter dans toutes les 1308,

provinces & y informer contre les


Templiers , les rechercher & les in
terroger. Il n'étoit pas difficile de les

trouver , puifqu'ils étoient tous en
prifon. Ces commiffaires avoient pou
voir de tenir des conciles provinciaux
& de juger les coupables , toujours
à la réſerve du grand - maître & des
cinq grands-prieurs & commandeurs ,
que le pape fe réſervoit de juger lui
même.
Ces bulles furent envoyées avec la
plus grande diligence. Les procédures
recommencerent contre les Templiers ,
& par toute la France les commiffaires
firent les informations. Ce fut dans le
diocèfe de Sens qu'ils eurent le plus
d'occupation , les cent-quarante Tem
pliers arrêtés à Paris étant du district
de l'archevêque. Les conciles provin
ciaux avoient pouvoir de juger &
même d'implorer le fecours du bras
féculier.
166 Hiftoire de l'abolition

Le 22 novembre , le pape écrivit


308. en particulier une lettre à Robert ,
duc de Calabre , fils & héritier pré
fomptif de Charles II , roi de Sicile ,
pour le preffer de fuivre l'exemple du
roi de France , & de faire arrêter dans
les états du roi fon pere qui l'avoit
affocié au gouvernement , tous les
Templiers qui s'y trouveroient. Cela
avoit déja été exécuté en Provence
qui faifoit partie de fes états. Cette
lettre ne pouvoit regarder que le

royaume de Naples , où il y avoit


peu de chevaliers , à caufe de l'animo
fité que la cour de Sicile avoit contre
tout-l'ordre.
Projet d'un
prdre royal. Le roi Philippe - le - Bel s'en étoit
Vertot. retourné à Paris , fort fatisfait de voir
en fi bon train les pourfuites qu'on
faifoit contre les Templiers , & avec
une affurance prefque certaine qu'on
alloit abolir un ordre qui lui étoit fi
odieux. La proximité de cette aboli
tion donna lieu à un projet que firent
les miniſtres de ce prince , & qui lui
de l'Ordre des Templiers: 167
auroit été très- favorable. Ils l'avoient
conçu pour lui faire leur cour & pour 1308.
procurer un grand établiſſement à M.
Philippe , fon fecond fils. C'étoit de
réunir tous les ordres militaires de l'Eu
4.5.
rope , & de n'en compoſer qu'un feul ,
qu'on auroit appellé l'Ordre royal . On
en vouloit établir le chef d'ordre en
Chypre , & en déclarer grand-maître
le roi de Chypre Hugues IV, qui n'étoit
point marié , n'étant pas encore majeur.
Outre tous les biens des ordres mi
litaires , on affectoit au nouvel ordre
le royaume de Chypre & les droits.

du roi Hugues fur la couronne de


Jérufalem . Avec toutes les forces &
toutes les richeffes de ces ordres , il
n'eut pas été difficile de conquérir ce
dernier royaume. On ne doutoit pas
que ce plan ne fût agréé de ce jeune
roi , qui par-là feroit devenu un puif
fant monarque . Il falloit pour cela que

ce prince fit des voeux. Enfuite , en


le nommant grand - maître de l'ordre
royal, on l'auroit engagé à adopter le
168 Hiftoire de l'abolition

prince Philippe , & à le déclarer fon


1308. fucceffeur .

Rien ne pouvoit plus flatter Philippe


le-Bel , qui fe feroit vu pere de deux
rois , & qui auroit porté bien loin la
gloire de la nation : `mais quelqu'ambi
tieux que fût ce prince , comme il étoit
fage & habile , il ne crut pas ce projet
praticable ; il prévit les obftacles qu'il
y rencontreroit du côté de tous les
ordres militaires , des fouverains dans
les états defquels ils poffédoient des
commanderies , & du côté du pape
même , avec lequel il ne vouloit pas fe
commettre , & que le grand-maître du
Temple avoit détourné d'un pareil
deffein par des raiſons fi folides , que le
pontife en étoit entiérement defabuſé :
ainfi cette propofition fut regardée
prefque comme impoffible. Cependant
le roi fe réſerva de fonder le fouverain

pontife.
Envoyé du Vers ce tems - là le pape reçut à
roi d'Angle Poitiers un envoyé du roi Edouard II ,
terre.
chargé d'une lettre de ce prince , par
laquelle
de l'Ordre des Templiers. 169

laquelle ne dut pas faire grand plaifir


à ce pontife , dans la prévention où il 1308.
étoit contre les Templiers , & dans les
engagemens qu'il avoit pris avec le roi
de France. Edouard mandoit au pape

qu'il avoit appris avec furpriſe qu'on


avoit arrêté les chevaliers du Temple, &
qu'on faifoit contr'eux des pourfuites
rigoureufes. Il avertiffoit le faint Pere
de ne pas prêter l'oreille à toutes les
calomnies qu'on pouvoit débiter con
tr'eux , l'affurant que dans fes états
il ne fe paffoit rien de leur part où
l'on pût foupçonner du crime , &
qu'au contraire ils étoient des mode
les de piété , qu'ils avoient des mœurs
irreprochables , & qu'ils étoient remplis
de zele pour les intérêts de la reli
gion & pour la défenfe de la foi.
Le roi de France , à qui le pape fit

part de cette lettre , n'y ajouta pas


beaucoup de foi , & n'en fuivit pas
avec moins de vivacité les mefures qui
avoient été prifes.
On commençoit donc les infor
P
170 Hiftoire de l'abolition

mations , & par-là on rédigeoit toutes.


1308. les dépofitions des chevaliers en acte
Informa-
tions . public , où il étoit fait mention pour
Dupuis. ceux que le pape avoit entendus ,
qu'ils avoient prêté ferment en met
tant la main fur les faints évangiles .
Un très - grand nombre de chevaliers.
confirmerent leurs premieres dépofi
tions , convenant ainfi devant les or
dinaires ou devant les commiffaires.
des crimes dont ils avoient fait l'aveu.
Lettres-pa Les 25 & 26 de novembre , il parut
tentes la
defenfe de deux lettres- patentes du roi ; les pre
l'ordre.
Dupuis. mieres pour conduire à Paris les che
valiers qui avoient été arrêtés dans les
provinces, & devoient y être interrogés
par les commiffaires. Les fecondes expo
foient , que plufieurs chevaliers avoient
demandé à défendre l'ordre : le roi le

leur permettoit , & en conféquence


ordonnoit que tous ceux qui s'en vou
loient charger , fuflent amenés à Paris.
fous bonne garde devant les com
miffaires ; à l'effet de quoi les régif
feurs des biens des Templiers feroient
de l'Ordre des Templiers. 171

obligés de fournir les frais de la con


1308.
duite , & de pourvoir à ce qu'après
l'opération , les chevaliers fuffent re
conduits dans leurs prifons.
Les trois cardinaux , commis pour
le nouvel interrogatoire , arriverent à 1309 .
Paris au commencement d'août ; le 8 , Diverfes
procédures.
ils citerent tout l'ordre , foit pour Dupuis.
Fleuri.
interroger les chevaliers , foit pour
écouter dans leurs défenfes ceux qui
voudroient s'en charger. Le jour fut
marqué au 12 novembre dans la fallet
de l'évêché ; des appariteurs furent en
voyés à Reims , à Rouen , à Tours ,
à Lyon , à Bourges , à Narbonne &
à-Auch , pour faire la même citation
qui étoit appuyée des ordres que le
rọi avoit donnés. En même tems on
indiqua plufieurs conciles provinciaux
où l'on devoit envoyer aux évêques
qui les compofoient , les informations
fur lefquelles ils devoient juger ; les
plus fameux de ces conciles étoient
ceux de Paris & de Reims .
On avoit fourni aux commiffaires
Pij
172 Hiftoire de l'abolition

de nouveaux articles , fur lefquels ils


1309. devoient interroger les chevaliers ;
Nouvelles articles qui paroiffoient bien inutiles
charges.
Dupuis après les crimes contenus dans les
premiers interrogatoires , & dont la
ridiculité marquoit une paffion aveugle
de rendre l'ordre du Temple odieux
& déteftable.
Les principaux étoient , 1 ° . que le

grand - maître après la réception des


chevaliers les faifoit à fa commodité

renoncer à Jefus - Chrift , quelquefois


même à tous les Saints & toutes les

Saintes du paradis ; accufation qui


impliquoit avec le déifme qu'on leur
imputoit de profeffer , & avec le re
noncement qu'ils avoient fait lorfqu'on
les avoit reçus . D'ailleurs , quelle inu
tilité de leur faire renoncer la Vierge

& les Saints , après leur avoir fait re


noncer Jefus - Chrift !
2°. Que le grand-maître & les fu
périeurs avoient le droit de les ab
.
foudre de tous leurs péchés. Cela
fuppofoit qu'ils fe confeffoient , & qu'en
de l'Ordre des Templiers. 173

réprouvant la religion chrétienne ,


ils en admettoient le dogme le plus 1309.
difficile .

3°. Que le grand - maître avoit


avoué ces deux articles en préfence
de plufieurs témoins de la premiere
diftinction , aveu qu'on prétendoit qu'il
avoit fait avant même d'être arrêté ;
mais c'eft ce dont il n'y avoit aucune
preuve.
4°. On ajoutoit aux baifers cri
minels qu'on leur imputoit , une cir
conftance encore plus infame.
5°. Que les fupérieurs faifoient
mourir ceux qui refufoient de fe fou
mettre aux loix qu'on leur impofoit.
Aucun chevalier n'avoit dépofé fur
un fait fi grave , quoiqu'ils fe fuffent
affez étendus fur les violences qu'on
leur avoit faites.

6°. Que leur réception ne fe fai


foit que de nuit , & toutes les portes
de l'égliſe fermées. Le contraire étoit
établi par plufieurs dépofitions , qui
juftifioient que beaucoup de ces récep
Piij
174 Hiftoire de l'abolition

tions ne fe faifoient pas dans des églifes.


1309.
7. Enfin que plufieurs chevaliers
étoient fortis de l'ordre à caufe des
defordres qui s'y commettoient . Le
grand nombre de chevaliers dont il
étoit compofé , prouvoit affez le con
traire.
En effet , on ne voit pas que les

commiffaires ayent recouvré des preu


ves de ces nouvelles accufations .
Pourfuites On ne fait
dans les au pas fi ces dernieres accu
tres états. fations furent portées dans les autres .
t 1307.
Dupuis. états de l'Europe . Les premieres fuffi
En Airagon. foient de refte pour pourfuivre les Tem
pliers. Ce ne fut que le 3 de décembre
1307 , que le roi d'Arragon reçut la
lettre du roi de France , par laquelle il
lui donnoit avis de tout ce qu'il avoit
fait , & l'exhortoit à l'imiter. A cette
lettre étoit jointe celle d'un fameux
docteur en théologie de Paris & domi
nicain . Il appuyoit fur les crimes des
chevaliers , comme en étant bien con
vaincu . D. Jayme affembla auffi - tôt
tous les grands de fon royaume , &
de l'Ordre des Templiers . 175

par leurs confeils , il chargea les ar


chevêques de Sarragoffe & de Va- 1309 .
lence avec l'inquifiteur général d'infor
mer contre les Templiers. Cette in
jonction eft du 3 décembre , & les
procédures commencerent en janvier.
Les chevaliers inftruits de ces or 1308.

dres & n'ignorant pas comment leurs


confreres avoient été traités en France ,
s'ailemblerent de leur côté pour fou

tenir l'orage qui les menaçoit . Ils


réfolurent de s'oppofer aux fuites de
ces informations , même par les ar
mes. Ils poffédoient dans les deux
royaumes d'Arragon & de Valence →
& dans la principauté de Catalogne
plufieurs villes , châteaux & forteref
fes ; ils s'y retirerent & s'y fortifie
rent. Les évêques en donnerent auffi
tôt avis au roi , & le prierent de don
ner fes ordres pour qu'ils fuffent ar
rêtés , & que tous leurs biens fuffent
faifis. I en 8 fit expédier les ordres
fur- le- champ .
En conféquence , l'inquifiteur gé
Piv
176 Hiftoire de l'abolition

néral envoya dans toutes les grandes


1309. villes fes mandemens , afin qu'elles
lui prêtaffent main-forte pour exécuter
les ordres du roi : cela traîna en lon
gueur , s'agiffant d'affembler des trou
pes fuffifantes pour réduire à l'obéif
fance les chevaliers, qu'il n'étoit pas sûr
d'attaquer fans avoir des forces fupé
rieures.

Cependant l'inquifiteur , pour pré


venir les peuples contr'eux , les cita
tous au couvent des dominicains de

Valence , pour y être interrogés fur la


foi. Le roi de fon côté fit une affem
1309. blée dans cette même ville , de tous
les évêques de fon royaume pour pro
céder contre les Templiers qui n'a
voient eu aucun égard à la citation
de l'inquifiteur. Elle fe tint le 6 jan
vier , & l'on attendit encore long
tems , pour voir s'ils obéiroient ; mais
on apprit qu'ils fe difpofoient au con
traire à fe défendre , & que la force
feule étoit capable de les réduire. Il
fallut donc lever des troupes , nommer
1 de l'Ordre des Templiers. 177

des généraux , & en venir à une


guerre ouverte . 1309.

D. Fernand , roi de Caftille , agit & En Caftille


en Portu.
avec plus de vivacité. Il eut à peine gal.
reçu la lettre du roi de France , qu'il Dupuis.
1
fuivit la méthode de ce prince. Il fit
arrêter le même jour tous les Tem
pliers , fit faifir tous leurs biens , &
établit tous les évêques pour les faire
régir , en percevoir les revenus , &
en rendre compte à qui il feroit or
donné. En même tems il nomma les
archevêques de Tolede & de Com
poſtelle pour informer contre l'ordre ,
& l'on fit dans les états de ce prince
les mêmes procédures qui fe faifoient
en France. En Portugal , le roi D. De
nis régla fa conduite fur celle du roi de
Caftille.
En Angle:
En Angleterre , malgré ce que le terre.
roi Edouard avoit mandé au pape de Idem.

leur innocence , ils furent tous arrêtés ,


tant l'exemple eft contagieux. Les mi
niftres de ce prince moins crédules que
lui , jugerent que cette affaire devoit
178 Hiftoire de l'abolition

être approfondie , & comprirent les


1309. conféquences avantageufes que pou- .
voit avoir par rapport aux richeffes
des chevaliers , l'extinction de leur
ordre. On procéda donc contr'eux par
des informations juridiques. On ne dit
point cependant , qu'on ait mis en ufage
dans les interrogatoires , le fupplice
de la queftion , qui n'eft admiſe en
Angleterre que contre les criminels
de haute trahifon au premier chef,
c'eft- à- dire , lorfqu'on a attenté à la
vie du roi . Les chevaliers furent con

duits en diverfes prifons . L'archevê


que de Cantorbery affembla tous les
évêques de la province , pour examiner.
avec eux ce grand procès.
En Italie. En Italie , le roi de Naples , Char
Dupuis.
les II , plus animé par fon propre
reffentiment, que par les exhortations
du roi , avoit févi contre les Tem
pliers avec la derniere rigueur , & n'é
toit pas moins perfuadé que Philippe
le- Bel de tous leurs crimes . Il n'avoit
pu exercer fa vengeance contre les
'de l'Ordre des Templiers. 179

chevaliers dans le royaume de Naples


dont ils s'étoient tous retirés depuis 1309.
qu'il avoit fait faifir leurs commande
ries ; mais dans les comtés de Provence,
de Forcalquier & de Piémont , qui
étoient fous fa domination , on les avoit
tous arrêtés , & on leur faifoit leur
procès. On y avoit auffi fait ufage
de la queftion en procédant aux in
terrogatoires , & la crainte des tour
mens leur avoit fait avouer les horreurs

qu'on leur imputoit. Mais plufieurs


· s'en étoient dédits auffi-bien que ceux
de France , & cela jettoit les com
miffaires dans de grands embarras .
On informoit dans les autres par
ties de l'Italie avec une extrême fé
vérité. Ce qui s'étoit paffé en France
avoit indifpofé contre l'ordre les pré
lats & les peuples de l'état de l'éghfe ,
de la Toſcane & du Milanois.

Le pape avoit envoyé fes bulles en En Alle


magne
Allemagne aux archevêque s de Mayen
ce , de Trêves & de Magdebourg , ainfi
qu'aux évêques de Conftance & de
180 Hiftoire de l'abolition

Strasbourg , pour faire arrêter les


1309. Templiers & pour informer contr'eux
chacun dans fon diftrict & dans le
refte de l'Empire. Il les avoit adref
fées au roi des Romains , au duc
d'Autriche , aux autres fouverains &
aux autres prélats , pour faire arrêter
tous les Templiers & leur faire leur
procès. Pour l'achever , il avoit fait
partir l'abbé de Crudau , du diocèſe
de Viviers , avec la qualité de fon dé
légué pour y travailler avec eux , &
il exhortoit les princes & les prélats
à aider cet abbé d'argent , & à lui
1
donner toute protection . Mais on ne
fe preffa pas de feconder le délégué ,
& les informations qui fe firent , ne
Wo
furent mêlées d'aucunes des violences

qui s'étoient pratiquées dans les au


tres états.
En Chypre. Le prince de Tyr , régent de Chy
Dupuis.
Fleuri . pre , étoit affez intéreffé par lui-même
à pourſuivre les Templiers , qui lui
avoient donné bien des mortifications ,
& qui le croifoient dans fa régence.
de l'Ordre des Templiers. 181

Le pape lui avoit écrit de les faire


tous arrêter en un même jour ; mais 1309.
le fecret ne fut pas bien gardé. Ils
fe mirent tous fous les armes , & ce

n'étoit plus par des procédures qu'on


pouvoit les faire obéir.
Pour revenir à la France , dont on Les Tem
pliers admis à
a plus en détail toutes les procédures , la défente de
les chemins étoient remplis de cheva l'ordre.
Les mêmes.
liers arrêtés dans les provinces : on les
conduifoit à Paris devant les trois car
dinaux & les autres commiffaires char

gés de les interroger. Ces prifonniers


furent logés en diverfes prifons , où
étant en fi grand nombre , ils devoient
être fort incommodés. C'étoit dans la

falle du palais épifcopal qu'on devoit


leur faire fubir interrogatoire , & fui
vant le rapport des commiffaires , ils
devoient enfuite être jugés dans les
conciles qui fe tenoient prefque dans
chaque province. Les principaux , com
me nous l'avons dit , étoient ceux de
Paris & de Reims , auxquels préfidoient
les archevêques de Reims & de Sens.
182 Hiftoire de l'abolition

Outre ces interrogatoires , l'arrivée des


1309. chevaliers à Paris avoit un autre

objet. C'étoit la permiffion qui leur


étoit accordée de défendre l'ordre ,

en conféquence de laquelle ils devoient


nommer des députés .
Les commiffaires pour recevoir la
défenfe de l'ordre étoient différens
des légats qui interrogeoient les pri
fonniers. C'étoit l'archevêque de Nar
bonne , les évêques de Bayeux , de
Mende & de Limoges , Matthieu de
Naples , notaire de l'églife de Rome,
& les archidiacres de Trente & de
Montpellier , choifis tous par le
pape.. for

On propofe Tous les chevaliers difperfés dans


au grand
maitre de dé les prifons des différentes provinces ,
fendre
dre. l'or furent long - tems à arriver à Paris.

Dupuis. Cependant l'audience étoit ouverte


dans la falle épifcopale , où le 12 no
vembre , les trois cardinaux s'étoient
rendus pour ce jour-là feulement , dans
le deffein d'entendre le grand-maître ,
qui avoit demandé à l'évêque de Paris
de l'Ordre des Templiers. 183

d'être ouï par ces commiffaires . Avant


qu'il arrivât , il fe préfenta en habit fé- 1309.
culier un gentilhomme nommé Jean
de Molay , parent du grand - maître ,
& qui , fort inquiet de fon fort , venoit
s'informer de ce qui fe paffoit à fon
fujet & à l'égard de tout l'ordre :
il difoit en avoir été dix ans , & en

faifoit un grand éloge. Par fon air &


fes paroles , on jugea qu'il n'étoit point
capable de contribuer à la défenſe de
l'ordre , & on le renvoya en lui difant ,
que n'en étant plus , il devoit aller
trouver l'évêque de Paris , qui étoit
chargé d'entendre les fugitifs , & qui
pourvoiroit à le fatisfaire fur ce qu'il
auroit à lui propofer .

Le 26 , on amena le grand - maître .


Les commiffaires lui demanderent , s'il
vouloit défendre l'ordre ou alléguer
quelque chofe en fa faveur ? Il répon Sa réponse.
Ibid .
dit que l'ordre étoit dans la dépen

dance & fous la puiffance de l'églife


Romaine ; que les papes l'avoient con

firmé & lui avoient accordé plufieurs


184 Hiftoire de l'abolition

priviléges; qu'ils avoient le droit d'exa


1309. miner s'il étoit déchu de fon établif
fement , & de faire contre l'ordre des
"
pourfuites judiciaires ; qu'ils pouvoient
même ordonner que quelques- uns des
chevaliers fe chargeaffent de le défen
dre ; mais que de vouloir l'en charger
feul pour le faire fur-le-champ , c'étoit

une propofition très - furprenante ;


qu'une affaire de cette importance
exigeoit un tems bien plus confidéra
ble ; qu'on avoit l'exemple de l'em
pereur Fréderic I , que les fouverains
pontifes avoient pourſuivi pour divers
crimes , auquel ils avoient accordé de
très -longs délais , & qu'ils n'avoient
dépofé qu'après trente-deux ans ; qu'au
refte , il n'étoit ni affez habile , ni affez
favant pour fe charger feul de cette
entrepriſe ; non pas qu'il ne fût dans
la réfolution de faire tout ce qui dé
pendroit de lui pour la défenfe de fon
ordre , dont il avoit reçu tant de
biens & tant d'honneurs , qu'il feroit
le plus lâche , le plus indigne & le
plus
de l'Ordre des Templiers. 185
plus méprifable des hommes , s'il ne
1309.
rémpliffoit pas , dans une telle occa
fion , un devoir fi effentiel.

Il ajouta , en appuyant fur les dif


ficultés de cette défenfe , qu'il n'étoit
point en état de l'entreprendre , étant
actuellement dans les fers du pape &
du roi , & fans aucun argent pour les

frais inévitables qu'il conviendroit de


faire ; qu'il demandoit donc qu'on lui
fournît les fommes néceffaires ; qu'on
lui permît de prendre un confeil , &
qu'il fe faifoit fort de juftifier l'ordre
& de faire connoître la fauffeté des
crimes dont on l'accufoit ; qu'il ne la
prouveroit pas feulement par le té
moignage des chevaliers , mais encore
par la déclaration de tous les róis &
de tous les princes dans les états def
quels l'ordre avoit des biens ; témoins
d'autant moins fufpects , que les com
mandeurs avoient fouvent été commis
avec eux pour les intérêts de leurs
fiefs , & que ces princes n'étoient pas
trop favorablement difpofés pour eux.
Q

1
186 Hiftoire de l'abolition

L'archevêque de Narbonne repliqua,


1309 . que c'étoit à lui à réfléchir férieufe

préfident. ment fur ce qu'il vouloit faire , n'ayant


duReplique
Dupuis. avec lui pour tout aide qu'un frere fer
vant ; qu'on pourroit bien lui accorder
quelque délai , mais qu'il étoit obligé
de lui faire favoir , qu'en matiere
de foi , il falloit parler feul , qu'on
n'accordoit ni confeil , ni avocat ; qu'il

y pensât donc attentivement , & fur


tout à ce qu'il avoit dépofé lui - même
contre l'ordre dans fon interrogatoire.
Enfuite il fit lire fa commiffion & celle

de fes collégues , dans laquelle étoient


détaillées toutes les infamies dont on
chargeoit les Templiers.
On lit au On lut en même tems au grand
grand maître
fa premiere maître la dépofition qu'il avoit faite à
dépofition.
Dupuis. Paris devant l'inquifiteur, & renouvellée
à Chinon devant les trois cardinaux.
Lorſqu'il l'entendit , & qu'on lui faifoit
déclarer qu'il avoit renié Jefus- Chrift, &
craché fur la croix ; qu'il ouït toutes les
horreurs qu'on imputoit à tous les che
valiers , il témoigna la plus grande
de l'Ordre des Templiers. 187

furprife , & dans fon étonnement il fit


deux fois le figne de la croix , & dit 1309
avec un ton fier & plein d'indigna- & Eronnement
réponse du
tion , que fi c'étoit d'autre que des grand - mai
tre.
députés du pape , conftitués en de fi Dupuis.
Vertot.
grandes dignités qui euffent ofé faire
écrire une pareille dépofition , il fau
roit bien ce qu'il auroit à y répondre.
La furpriſe du grand-maître , homme
droit & d'un caractere vrai , jetta unë
grande fufpicion fur la réalité de l'in
terrogatoire de Paris , & fur tout ce
qui s'étoit fait à Chinon. Comme il
ne favoit ni lire ni écrire , défaut com
mun dans ce fiécle prefqu'à tous les
gens de qualité , fur-tout aux militai
res , cela pouvoit faire penfer que le
greffier qui avoit écrit les dépofitions ,
les avoit compofees telles qu'on les
lui avoit fuggérées d'ailleurs. Car en
fin de quel front ce feigneur pouvoit
il nier des faits avoués deux fois , &

pour lefquels il avoit fubi une prifon


de deux ans ? Pouvoit - il même igno
rer les crimes dont on chargeoit tout
1
Q ij
188 Hiftoire de l'abolition

l'ordre , & en être fi étonné ? Il y


1309.
a là quelque chofe d'inexplicable , &
qui ne fut pourtant pas relevé par les
commiffaires. Effrayés du ton dont le
grand-maître avoit parlé , & s'imagi
nant même qu'il les avoit défiés , ils
lui dirent qu'ils n'étoient pas gens à
recevoir un gage de bataille.
Le grand - maître repliqua que ce
n'étoit pas-là le fens de fes paroles ;
& les rendant encore plus ameres ,
il ajouta , qu'il avoit voulu dire qu'à
l'égard de ceux qui pouvoient être
capables d'un tel crime , c'eft-à-dire ,
de fuppofer une telle dépofition , il
feroit bon que parmi les chrétiens la
coutume des Sarrazins & des Tartares
fût établie , qui eft que pour de fi
grands fcélérats , on leur coupe d'a
bord la tête , & on leur ouvre le
ventre.
Repliquedes Les commiffaires appliquant cette
commiffaires.
Dupuis. réponſe au fupplice qu'auroient mé→
rité les chevaliers coupables , répon
dirent que l'églife qui abhorre le fang,
de l'Ordre des Templiers. 189
fe contentoit de prononcer fur l'hé
réfie , & livroit enfuite les opiniâtres 1309.
au bras féculier.
• Revenant à la défenfe de l'ordre ,
le grand- maître demanda qu'il lui fût
permis d'en conférer avec le chevalier
de Placian , fon ami . On le fit venir ,
& tous deux fe retirerent à l'écart ,
→3
pour parler fans être entendus. Le
grand-maître dit au chevalier la ré
folution où il étoit d'entreprendre la
défenfe de l'ordre . Placian lui en re

montra la difficulté , 葡 & les circonf


tances où ils fe trouvoient , l'exhortant
à ne rien faire légérement , à ne pas
s'attirer le blâme d'un mauvais fuccès ,

enfin à ne pas fe perdre lui - même


inutilement.
Sur la remontrance de Placian , le
grand maître revint joindre les com
miffaires , & leur demanda un délai

pour délibérer ; on lui accorda juf


qu'au vendredi 28.
Le 27, on fit une proclamation pour
inviter leschevaliers à fe préfenter
190 Hiftoire de l'abolition

pour défendre l'ordre. Comme ils


1309. n'avoient
1 pas encore pris leurs mefu
res , aucun ne comparut.
Le grand Le vendredi , on ramena le grand
maître de
mande à être maître , qui déclara qu'il ne vouloit
conduit au point fe charger de
défendre ordre.
pape.
Dupuis. Il ajouta , qu'ayant appris que le pape
s'étoit refervé la connoiffance du ju
gement de lui grand-maître & des
principaux de l'ordre , il demandoit
à être conduit inceffamment devant Sa

Sainteté , à qui il diroit tout ce qui


conviendroit pour le juftifier , & pour
rendre à Jefus - Chrift l'honneur qui
lui étoit dû.
S'étant alors tu , les commiffaires
lui demanderent , s'il n'avoit plus rien
à dire , & qu'à leur égard ils étoient
chargés de faire les informations con
tre l'ordre. Le grand - maître répondit
qu'il ne vouloit plus rien dire . Mais
fur cette information il ne put s'em
pêcher de faire un court éloge de
fon ordre .
Il dit donc , que fa confcience l'e
de l'Ordre des Templiers. 191

bligeoit à leur repréfenter , qu'il ne


connoiffoit aucun ordre religieux où 1309.
Il parle en
le culte qu'on doit rendre à Dieu , faveur de
fût obfervé avec plus de dignité & Pordre.
Dupuis.
de décence ; aucun , fi l'on en excepte
les cathédrales , où le fervice divin fe
fit avec plus de majefté , où la cha
rité s'exerçât plus abondamment. Il
ajouta , qu'on y faifoit chaque femaine
une aumône générale , & s'étendit fur
le fervice que les chevaliers ' rendoient
à la chrétienté en la défendant con
tre les infideles avec une valeur &
une expérience dans l'art militaire ,
qui leur avoit procuré tant de victoi
res. Il rappella la fameufe journée de
la Maffoure , où périt le comte d'Ar
tois , frere de S. Louis , pour n'avoir
pas voulu fuivre les confeils du grand
maître di Temple qui y eut le com
mandement de l'avant-garde , & qui
y fut tué , en faifant des prodiges de
bravoure & de conduite dignes de
l'immortalité .

L'archevêque lui répondit que tou


192 Hiftoire de l'abolition

tes ces actions étoient fort louables ;


1309 mais qu'elles étoient inutiles fans la
foi , qui eft le fondement de la reli
gion catholique , & qui peut feule les
rendre méritoires . Sur quoi le grand
maître , qui convint de ce principe ,
fit fa profeffion de foi , très- conforme à
tous les dogmes de la religion catho
lique ; affurant que chaque chevalier
en étoit inftruit , & les pratiquoit.
Le chance Pendant cet entretien , le chancelier
lier furvient
dans l'entre- Guillaume de Nogaret , principal mi
zien.
Dupuis. niftre du roi , étoit furvenu : il s'a
dreffa au grand- maître , & lui dit
affez brufquement , que tout l'ordre
des Templiers étoit corrompu , &
que dans les chroniques de l'abbaye
de Saint-Denis , il étoit porté que du

tems de Saladin , foudan d'Egypte ,


le grand-maître de cet ordre & les
principaux commandeurs lui rendoient
hommage ; que le foudan connoiffoit
fi bien la corruption de l'ordre ,
qu'ayant appris une grande calamité
furvenue à l'ordre du Temple , il avoit
dic
de l'Ordre des Templiers. 193

dit hautement qu'elle lui étoit arrivée


en punition de leurs crimes , tous les 1309 .
chevaliers ayant violé leur loi , &
renoncé leur foi , étant tous fodo
miftes.
Le grand - maître parut très- étonné

de ces reproches , & répondit mo


deftement , que ces circonftances odieu
fes n'étoient jamais venues à fa con
noiffance ; qu'à la vérité il avoit bien
ouï-dire que fous le grand-maître de
Beljoyeuſe , il y avoit eu quelque al

liance entre l'ordre & le foudan , de


laquelle plufieurs chevaliers avoient
été fcandalifés ; mais que leur mur
mure avoit ceffé , en apprenant qu'il
y avoit plufieurs places enclavées dans
les états de ce prince , ou fur les fron
tieres , & que ces places auroient été
perdues faute de les pouvoir défendre ;
ce qui avoit rendu le traité avec ce
prince infidele d'une néceffité indif
penfable. Là finit la converſation ; &
le grand- maître en fe retirant , pria
les commilfaires de lui obtenir la per
R
194 Hiftoire de l'abolition
miffion d'entendre la meffe dans fa

1309. chapelle , & d'y faire célébrer le fer


vice divin. Ils louerent fa piété , &
promirent de s'intéreffer pour lui faire
accorder cette grace.
Arrivée des
chevaliers Ce ne fut là que le prélude de la
pour l'infor- défenſe de l'ordre. On vouloit fans
mation &
pour la dé doute favoir les fentimens & la dif
fenfe de l'or
dre. pofition du grand - maître , fur - tout
Dupuis. parce qu'il avoit révoqué fa premiere
dépofition. Ses réponſes firent affez
connoître qu'il penfoit qu'on l'avoit
fuppofée ; mais le contraire parut dans
la fuite.
Cependant on continuoit d'informer
dans les conciles de Paris & de Reims ,
& les commiffaires nommés pour écou

ter les chevaliers qui devoient défen


dre l'ordre , étoient auffi chargés de
les interroger. On les amenoit de tou
tes les provinces du royaume où ils
avoient été arrêtés , & dont plufieurs
n'avoient pas encore été interrogés :
il fallut beaucoup de tems pour les
conduire à Paris. En les joignant avec
1

de l'Ordre des Templiers. 195


ceux que le pape avoit entendus à Poi
tiers , ils faifoient le nombre de deux 1309.
cents-trente-un ; outre cela , on faifoit
encore venir des témoins étrangers qui
n'étoient point de l'ordre. C'étoit donc
une longue procédure. Auffi les com
miffaires y employerent - ils depuis le
mois de feptembre 1309 , jufqu'en
juin 1310.
Affemblée
1 Lorfqu'ils furent tous arrivés , les
pour a dé
commiffaires s'informerent qui étoient feufe de l'er
ceux qui vouloient fe charger de dé dre
Dupuis.
fendre l'ordre. Il s'en trouva foixante

dix-huit , dont aucun n'étoit des cent


quarante de l'interrogatoire de Paris.
Ce n'eft pas que plufieurs de ces der
niers n'euffent révoqué leurs dépofi
tions ; mais effrayés des menaces du
feu , & trop incertains de leur fort ,
ils ne fe mirent point au nombre des
défenfeurs.

Il eft apparent que ces foixante


dix-huit n'avoient point été chargés
des crimes imputés à l'ordre , & par
conféquent qu'ils ne l'avoient point
Rij
196 Hiftoire de l'abolition

chargé , puifqu'ils venoient pour être


1309. interrogés & pour le défendre. Après
qu'on eût pris leurs noms , on les
conduifit devant les commiffaires le
14 mars 1309 avant Pâques , dans
le préau de l'évêche , parce que leur
nombre auroit fait trop de confuſion
& d'embarras dans la falle épiſcopale .
Noms des
chevaliers On juge toujours à propos de don
qui veulent ner les noms de ces chevaliers pour
défendre l'or
dre. faire connoître leurs maifons , qui
Dupuis. étoient alors des premieres de France ,
& dont fans doute il y en a beaucoup
encore qui fubfiftent. Ces champions
de l'ordre ne leur font point de
deshonneur , puifqu'ils ne furent pas
flétris comme tous ceux qui , ou
criminels ou foibles , avoient fait tant
d'aveux honteux . Les voici :
Il y avoit à leur tête huit prêtres de
l'ordre , Pierre de Boulogne , Pierre de
Latignac , Thomas de Martigny , Jean
Bras - de - Fer , Robert de Treploy 9
Etienne Pacon , Pierre de Treillet &
Pierre de Burie.
de l'Ordre des Templiers . 197

Les chevaliers étoient , Humbert


de Saint - Pierre , Robert de Mon- ' 1309 :
boin , Pierre de Blois , Pierre de Sui
ref, Gilles de Chevra , Chriftian de
Bizi , Guillaume de Latignac , Jean
de Clype , Girard de Somons , Jean
de Chambert , Jean de Lorfy, Radulfe
de Belilglin , Guillaume de Marent ,
Martillat de Floët , Thomas d'Euval ,
Thibaud de Ploniore , Ponce de Bu
ric , Jean Genefte , Albert de Jan
ville , Guillaume de la Fon , Richard
Lécharen , Gauffin de Bruge , Jean
Dorbis , Gui de Boleville , Girard de
Moneville , Hugues de Chaminan ,
Durand de Vincy , Pierre de Cheru ,
Pierre de Saint - Creffe , Matthieu de
Cleffi , Pierre de Boncale , Simon de
Rheims , Thomas de Carnes , Gilles
de Fontaincourt , Guillaume de Vei
gne , Jean de Noviomi , Henri de
Précigny , Radulfe de Pont , Guil
laume de Brivis , Guillaume Diji ,
Philippe de Villefouterre , Pons de Bon
cure , Jean de Verjus , Aimé de Nar
R iij
198 Hiftoire de l'abolition

bonne , Pierre de Jaux , Pierre de


1309. Gifli , Guillaume Ardone , Thomas
Quintin , Etienne de Pruirre , Jean
de Furne , Gobert de Male , Sicard
Albert , Arnulfe de Portel , Pierre de
Chataigner , Jean de Tournon , Gui
Botel , Jean de Serincourt , Pierre de
Sacelle , Pierre de Picart , Jean de
Corville , Thomas de Legnonville ,
Jean de la Voire , Jean de Pont
d'Evegué , Raimond de Larchant ,
Thibaut de Bafimont , Radulfe de
Sens , Nicolas de Tercy, & Jean de
Monroyal , furnommé Reftif.
Ils élifent
Avant d'être entendus ils furent
des procu
seurs-géné interrogés par leurs commiffaires , &
aux.
Dupuis. leurs dépofitions écrites par quatre
notaires royaux , Hugues Nicolaï ,
\ Guillaume Radulfe , Jean Arnize &

Florimont Dondédei . On leur propofa


enfuite de nommer des procureurs
pour défendre l'ordre , étant en trop
grand nombre pour qu'on pût les
entendre fucceffivement. Ils répondi
rent par un député , qu'ils ne pouvoient
de l'Ordre des Templiers. 199

faire cette nomination que dans un


chapitre général & du confentement 1309 .
du grand-maître leur chef ; que d'ail
leurs ils vouloient tous en général &

chacun en particulier, défendre l'ordre ,


& pour cet effet être conduits au con
cile & y parler devant le pape & les
peres du concile.

Le préfident repliqua , que le con


cile n'étoit pas prêt de s'affembler ;
qu'alors il donneroit les ordres qu'il
jugeroit à propos pour ce qui les con
cernoit ; que cependant le pape & le
roi avoient conſenti qu'ils fuffent ad
mis à défendre l'ordre ; qu'ils devoient
profiter de cette permiffion ; que tout
ce qu'ils expoferoient feroit fidélement
écrit , & remis au pape , & que faute
d'obéir à ces ordres , ils ne feroient
peut - être plus reçus à dire leurs
raifons.
Cette menace les détermina ; ils
nommerent Pierre de Boulogne &
Reynal de Prines , prêtres ; les com
mandeurs Guillaume de Chambonet
Riv
200 Hiftoire de l'abolition

de Bertro , Bertrand de Lartige , &


1309. Guillaume Fox , & quatre chevaliers ;
J. de Montroyal , Matthieu des Effars ,
Jean de Saint- Léonard & Guillaume
de Guirifac ; mais ce fut Boulogne qui
fut chargé de porter la parole , après
s'être concerté avec les autres .
Premiere La premiere féance pour la défenſe
flance.
Dupuis. de l'ordre fe tint le 7 d'avril avant
Pâques , dans la falle épifcopale. Les
on
commiffaires s'y étant rendus ,
amena les dix procureurs de l'ordre .
Boulogne commença fon difcours
en proteftant , que toutes les raifons
qu'il alloit expofer ne préjudicieroient
en rien au droit que l'ordre avoit de
ne comparoître qu'au concile général
en préfence du pape leur premier fu
périeur ; que c'étoit devant lui , devant
cette affemblée célebre qu'il préten
doit juftifier l'ordre , & prouver dé
monftrativement que fa foi , fa con
duite , fa réputation étoient entieres , &
que les procureurs le prouveroient par
des actes & des titres inconteftables ;
de l'Ordre des Templiers. 201

qu'au refte c'étoit un préalable qu'on


ne pouvoit refuſer fans injuſtice à tous 1309.
les chevaliers , de leur rendre la li
berté & l'ufage de leurs biens pour
aller au concile , afin qu'ils y paruf
fent dans un état & dans la décence
qui convenoit à leur naiſſance & à leur
rang , & afin qu'ils fe puffent fervir
de leur propre bien , & pour leur fub
fiftance , & pour les frais tant de leur
voyage que de la dépenfe néceffaire
pour faire venir & recouvrer tous les
titres , toutes les pieces & tous les
témoins qui devoient fervir à leur juf
tification. Il dit enfuite qu'au nom de
tout l'ordre , il défavouoit & déclaroit
nul tout ce qu'on avoit allégué à ſon
défavantage :
Que c'étoit une chofe horrible , in
fame , abominable , que tout ce qu'on
lui imputoit :

Que tous les articles fur lefquels on


avoit interrogés les chevaliers , étoient ,
honteux , faux , calomnieux , détefla
bles , incroyables & même ridicules ;
202 Hiftoire de l'abolition

qu'il étoit inconcevable qu'on eût puy


1309. donner quelque créance ; qu'ils étoient
même auffi impies que contre toute
vraiſemblance ; qu'auffi n'avoient - ils
été imaginés & inventés que par leurs
ennemis mortels , par des apoftats
chaffés de l'ordre pour leurs crimes ,
par des fcélérats pires que des héréti
ques & des infideles , & qui n'avoient
eu en vue pour éviter un châtiment
mérité , que de décrier & de perdre un
ordre pur, faint , religieux , fans tache,
& par - là de femer la difcorde dans
l'Eglife de Jefus - Chrift :
Qu'il convenoit que tant de dépo
fitions & tant d'aveux , faits par les
chevaliers dans les interrogatoires de

Paris & de plufieurs villes , formoient


un fâcheux préjugé contre l'ordre ;
mais qu'il ne falloit pas fe laiffer fur
prendre par ces apparences trompeu
fes ; qu'il falloit examiner & appro
fondir comment s'étoient faites ces
dépofitions ; qu'elles étoient toutes
fauffes & arrachées par violence , étant
de l'Ordre des Templiers. 203

de notoriété publique que les cheva


liers avoient cédé à la force des tour- 1309.
mens ; qu'il ne falloit donc pas les
blâmer , ni leur trop imputer ces
aveux honteux faits dans la rigueur
d'une queftion cruelle ; qu'à la vérité
il y en avoit un grand nombre qui n'y
avoient pas été appliqués , mais qu'ils

n'en étoient pas moins excufables


parce que la peur en eux avoit produit
le même effet que la réalité du fupplice
dans les autres , fupplice auquel ils n'a
voient pas voulu s'expofer, en les voyant
rompus , difloqués & dans un état
pitoyable ; qu'à la vérité , ils avoient
tous donné en cette occafion des mar
ques d'une foibleffe & d'une lâcheté

indigne de leur condition , puifqu'ils


devoient préférer un glorieux martyre
à l'horreur de trahir la vérité ; mais
que fe trouvant peu de ces ames no
bles & généreuſes , capables de faire
le facrifice de leur vie , la pufillani
mité de ces chevaliers dans les fers
& craignant la mort , ne donnoit au
204 Hiftoire de l'abolition

cune force à des dépofitions faites


1309. dans ces circonftances :
Qu'il n'ignoroit pas qu'il y avoit
plufieurs chevaliers qui avoient avoué
des faits horribles fans avoir effuyé
la queſtion , ni en avoir été menacés ;
mais qu'il n'étoit pas moins certain ,
& que la preuve en étoit facile , que
c'étoient des hommes fans ame qui
s'étoient rendus à la féduction , qui
avoient reçu de l'or & de l'argent , à
quí l'on avoit fait de magnifiques pro
meffes , & defquels on ne devoit point
confidérer les dépofitions , qui étoient
nulles de plein droit ; qu'il y avoit
eu des cœurs nobles & intrépides ,
qui avoient eu le courage de foute
nir l'innocence de l'ordre , & que de

puis les informations , un grand nom


bre de chevaliers avoient révoqué
leurs dépofitions , en s'expofant à tout
le danger de ce defaveu , qui étant
fait librement & avec un tel péril ,
les annulloit inconteftablement . Il in

fifta fur le caractere des apoftats dé


de l'Ordre des Templiers. 205
nonciateurs , le mépris & l'horreur de
la nation ; il demanda qu'ils fuffent 1309 .
arrêtés pour être interrogés dans les
formes , confrontés aux chevaliers qui
n'auroient pas de peine à les confon
dre & à anéantir leur indigne ac
cufation .
Boulogne lut enfuite un manifefte Manifefte
l'ordre.
13 la défenf e de
qui avoit été dreffé pour Dupuis .
de l'ordre ; il contenoit à peu près les
mêmes chofes que fa harangue . Mais
comme il y a quelques différences , il eft
à propos de le rapporter. Ille récita avec
un feu & 'une onction qui marquoient
autant fa douleur que la perfuafion où
il étoit de l'innocence des chevaliers.
Ce manifefte remontroit , qu'on atta
quoit un ordre faint , dont la charité
& l'amour fraternel étoient le fonde
ment que dans fon établiffement , il
n'avoit eu pour objet que de fecourir au
prix du fang des chevaliers , les chré
tiens contre les infideles , fur- tout dans
la terre-fainte que l'ordre s'étoit mis
fous la protection de la fainte Vierge
206 Hiftoire de l'abolition

& qu'il avoit été confirmé par les fou


1309. verains-pontifes qui , en confidération
de fes fervices , lui avoient accordé
de grands priviléges que par la
grace de Jefus-Chrift , & par le fecours
de cette divine patrone , mere de la
pureté , cet ordre s'étoit confervé fans
tache dans l'obfervation des trois vœux
de pauvreté , de chafteté & d'obéif
fance , auxquels ils avoient ajouté un
quatrième , d'expofer leur vie & de la
perdre s'il le falloit , en combattant
contre les Sarrazins.

On y prouvoit enfuite l'indignité


des dénonciateurs , la nullité des dépo
'
fitions extorquées par violence ou par
féduction , la révocation des aveux de

la plupart des témoins , exemple qui


auroit été fuivi par tous les chevaliers ,
s'ils n'euffent été retenus par les menaces
qu'on leur avoit faites d'être brûlés tout
vifs . On y foutenoit que le roi d'abord ,
& le pape enfuite avoient été ſurpris &
trompés. On y demandoit que tous les
chevaliers fuffent réconciliés à l'Eglife
de l'Ordre des Templiers. 207

& remis en liberté & dans la jouif


fance de leurs biens , pour ſe préſenter 1309.
devant le pape , de qui feul ils dé

pendoient , & qu'en plein concile ils


puffent être interrogés juridiquement
& jugés dans les formes. Boulogne
préfenta ce manifefte aux commiffaires
qui le reçurent gracieuſement , & pro
mirent de le faire paffer au fouverain
pontife.
Alors Difcours du
le chevalier de Monroyal chevalier de
prit la parole , & fit un difcours mili Monroyal .
: A
taire , où il s'anima beaucoup , & dit Dupuis.

qu'il étoit honteux qu'on eût ofé im


puter à un ordre religieux , tant de
crimes infames ; qu'on eût forcé par
des tourmens les chevaliers d'en con
venir ; que la vérité ſe découvriroit
devant le pape , leur feul juge naturel ;
qu'aucun d'entr'eux ne pouvoit fe fouf
traire à fa juriſdiction ; que le grand
maître lui - même n'en pouvoit dif
penfer ; qu'il falloit qu'il s'y foumît
comme les autres , & qu'il allât lui
rendre compte de fa dépofition , s'il
208 Hiftoire de l'abolition

avoit été affez lâche pour en faire une


1309 fauffe. Il appuya fur la fainteté & la
régularité de l'ordre , foutint que tous
les prêtres y faifoient la confécration
du corps & du fang de Jefus - Chrift ,
fuivant le rit de l'Eglife catholique ,
rapporta l'exemple du chevalier de
Sens , qui par fcrupule étant forti de
l'ordre pour en embraffer un plus fé
vere , y étoit rentré , en reconnoiffant
qu'il ne pouvoit fe fauver que dans
le premier. Enfin il fe récria fur le ridi
cule de l'accufation qu'on faifoit con
tr'eux de nier & de renoncer Jefus-Chrift,
& donna pour preuve de cette fauffeté ,
l'aventure de quatre-vingts chevaliers
qui , dans la derniere guerre contre les
infideles , avoient éte faits prifonniers
par le foudan ; il leur offrit , ajouta
t-il , la vie , la liberté & les plus grands
honneurs s'ils vouloient fe faire Maho
métans. Ils le refuferent avec indigna
tion , & fouffrirent tous le martyre. Si
à leur réception , ils avoient renoncé
JESUS-CHRIST , que leur eût-il coûté
de
de l'Ordre des Templiers. 209
de le renoncer encore ? auroient - ils été

affez fous pour périr miférablement , lorf


que deja coupables de ce crime , ils pou
voient , en le continuant , vivre dans les

plaifirs & dans les dignités qu'on leur


offroit ?
Aucun des autres procureurs ne Réponse
des comm
s'étant préfenté pour parler , l'arche- aires
Dupuis
vêque de Narbonne , après avoir con
certé avec fes collégues , répondit
que les procureurs avoient dans leurs
difcours avancé deux chofes infoute
nables ; la premiere , qu'avant les pro
cédures contre l'ordre , il étoit intact ,
puifque le contraire étoit établi par
la bulle même du pape , où le fouve
rain - pontife alléguoit la diffamation
de l'ordre parvenue même jufqu'à lui.
La feconde , que le pape avoit feul
droit de connoître des imputations
faites à l'ordre ;qu'en fuppofant le
droit de Sa Sainteté , elle avoit pu le
tranfmettre à fes délégués , & qu'ils
avoient tous fes pouvoirs : mais qu'in
dépendamment de fon autorité , s'agif
S
210 Hiftoire de l'abolition
fant d'héréfie & de crimes contre la
1309. foi , la connoiffance en appartenoit de
plein droit aux ordinaires .
Quant à la demande qu'ils faifoient
d'être remis en liberté & dans la pof
feffion de leurs biens , que ce n'étoit
point aux commiffaires qu'ils devoient
s'adreffer , que ce n'étoit point eux
qui les avoient fait arrêter , ni qui
avoient fait faifir leurs biens , que tout
étoit entre les mains & dans la dif
pofition du pape , qui avoit commis à
cette régie le cardinal de Preneſte ,
à qui ils pouvoient avoir recours :
Qu'à leur égard , leur unique fonc
tion avoit été de les entendre juridi
quement , de les interroger tant eux
que les autres chevaliers , & d'inférer
fidélement dans leurs procès - verbaux
toutes les réponſes & les raifons des
chevaliers.

Ainfi finit la premiere conférence


pour la défenſe de l'ordre. Les Tem
pliers furent reconduits dans leurs pri
fons , où Boulogne avec fes confreres
de l'Ordre des Templiers. 211

prépara un nouveau manifefte , pour


fortifier ce qu'il avoit dit , & y ajouter 1309 .
de nouveaux moyens .
Audition
Cependant les informations conti des témoins
nuoient au concile de Reims auffi Dupuis.
bien qu'à Paris. Les commiffaires s'y
raffemblerent dans la falle épifcopale

le 11 d'avril , qui étoit la veille de


Pâques-fleuri , & y firent venir Bou
logne & les autres procureurs de l'or
dre , pour être préfens au ferment que
devoient prêter les témoins intimés.
II y en avoit de deux fortes , des

chevaliers & des étrangers . Ceux - ci


prétendoient avoir connoiffance des
defordres de l'ordre , & leur témoi
gnage devoit avoir plus de force ,
puifqu'ils n'étoient pas parties. Les
premiers avoient été amenés par le
prévôt de Poitiers & par Jean de Jan
ville , établis à leur garde. Il leur étoit
permis de dépofer à charge & à dé
charge ; mais il paroît qu'on n'igno
roit pas qu'ils vouloient charger l'or
dre. Ils étoient dix-neuf, dont nous
Sij
212 Hiftoire de l'abolition
ne nous laffons pas de rapporter les
1309.
noms , inconnus à préfent , mais qui
peuvent fubfifter dans leur famille.
11 y avoit Jean de Seminiac , du
diocèfe de Sens , & Jean de Falege ,
tous deux prêtres de l'ordre , & qui
parurent en habit féculier , figne qu'ils
vouloient réprouver l'ordre. De même
Jean de Javeni & Jean de Chevre
cœur , du diocèſe de Beauvais , por
tant l'habit & le manteau de l'ordre ,
Jean de Taillefer , Hugues de Bury,
du diocèfe de Langres , Geofroi Than
ton , du diocèfe de Tours , & Jean
Langlois , du diocèfe de Loudun . Ces
quatre derniers avoient la barbe faite
comme la portoient les chevaliers ; ils
en avoient auffi l'habit , & tenoient
fur leurs bras les manteaux de l'ordre
qu'ils jetterent aux pieds des commif
faires , difant qu'ils ne vouloient plus
les porter. Les commiffaires les obli
gerent de les reprendre , en leur re
montrant que ce n'étoit pas devant
eux qu'ils devoient quitter leurs man
de l'Ordre des Templiers. 213
teaux , mais que , quand ils feroient
1309.
hors de leur préfence , ils en pour
roient faire ce qu'il leur plairoit .
Vinrent enfuite les chevaliers Jean
de Bolére , du diocèfe de Sens , Jean
de Catolon , Arnoul de Marnay , Ro
bert de Layme , Jean de Valtre
bran , tous trois du diocèfe de Lan
gres , Henri de Landes , du diocèfe
• de Laon , Gaultier de Belne , du
diocèfe d'Autun , Jean d'Eneze , du
diocèfe de Beauvais , Guillaume de
Saint- Suplet , du diocèle de Meaux ,
Pierre de Manton & Girard de Paf

fage , du diocèfe de Paris. Ils avoient


tous la barbe à la Templiere , excepté
Paffage ; mais ils n'avoient point le
manteau de l'ordre .

Outre ces chevaliers il fe préfenta


quatre témoins étrangers affignés pour
dépofer , Radulfe de Prêle , jurifcon
fulte de Loudun , Guichar de Moezac
& Jean de Vaffége , officiers militai
res , & Nicolas Simon , écuyer.
Ils furent tous entendus , & quoi
214 Hiftoire de l'abolition

que nous n'ayons pas leurs dépofi


1309.
tions , on ne peut douter qu'elles ne
fuffent au defavantage de l'ordre , fi l'on
en excepte celle de de Prêle , laquelle
ne contient qu'un ouï-dire concernant
des ftatuts fecrets & fans doute cri
minels , que lui avoit annoncés le che

valier Gervais de Beauvais , il y avoit


environ cinq ans , mais qui n'étant
point détaillés , ne pouvoient porter un
grand préjudice aux Templiers.
Il y avoit affez d'autres témoins
qui leur nuifoient. Un grand nombre
de ceux que les commiffaires enten
dirent , fe déclarerent coupables . Ils
difoient avoir comparu aux conciles
de Paris & de Reims , y avoir été
réconciliés à l'Eglife , y avoir quitté
volontairement le manteau de l'ordre ,
& s'être fait rafer comme n'étant plus
Templiers. Les défenfeurs de l'ordre
prétendoient que cela ne lui faifoit
aucun nouveau tort , & que ce n'étoit

qu'une fuite de la premiere dépofition


de ces chevaliers , que la rigueur des
de l'Ordre des Templiers. 215

tourmens leur avoit d'abord arrachée ,


& que la crainte d'être punis leur fai- 1309.
foit confirmer.

L'information dura juſqu'après Pâ


ques : alors on reprit les conféren- 1310.
Seconde
ces pour la défenfe de l'ordre . La fe- conférence
conde conférence fe tint le 14 de pour la dé
fenfe de l'or.
mai , dans le même lieu & devant les dre.
Dupuis,
mêmes commiffaires . Boulogne & les
autres procureurs s'y rendirent . Ils
apporterent un ſecond manifefte , où ils
* expofoient à peu près les mêmes rai
■ fons , mais d'une maniere plus étendue .
" Boulogne en fit la lecture , il con
tenoit :

1°. Qu'il n'y avoit jamais eu d'exem


ple d'une pareille procédure , faite avec
tant de précipitation , dans une affaire
de cette importance & contre un or
dre ff refpectable & fi renommé ;
2º. Qu'on n'avoit gardé dans cette
procédure aucunes des formalités pref
crites par les loix ; qu'il n'y avoit eu
ni ordre , ni exactitude ;
3°. Que la haine , la fureur , l'in
216 Hiftoire de l'abolition
juftice & la violence y avoient feules
1310.
préfidé ;
4°. Que fans preuves , fans infor
mations , on avoit commencé par faire
arrêter dans un même jour tous les
chevaliers , & qu'on les avoit conduits
dans des prifons obfcures , les décla
rant coupables avant même qu'ils fuf
fent accufés ni interrogés ;
5°. Qu'en même tems on avoit
faifi tous leurs meubles & tous leurs
biens , en violant la loi qui défend de
s'en emparer , lorfqu'on tient l'accufé
dans les prifons ;
6°. Que dans l'audition des té
moins , on ne leur avoit pas laiffé la
liberté ; mais que pour leur faire avouer
ce qui convenoit à la rage de leurs
accufateurs , & au deffein qu'on avoit
formé de perdre & d'abolir l'ordre ,
on avoit commencé par leur donner
la queftion , en leur faifant fouffrir un
fupplice & des tourmens fi cruels , que
plufieurs en étoient morts , dont le fang
crioit encore vengeance ; que d'autres
en
de l'Ordre des Templiers. 217

en étoient reftés brifés & difloqués ;


1310.
7°. Qu'il n'eft pas furprenant que
pour ſe dérober à des maux fi cruels ,
le plus grand nombre ait confeffé tout
ce qu'on avoit voulu , tout ce qu'on
leur prefcrivoit d'avouer ;
8°. Qu'on les avoit forcés de dé
pofer des fauffetés impertinentes &
ridicules , non - feulement contre l'or
dre , mais contr'eux - mêmes , des cri
mes affreux , fur lefquels on n'eft point
écouté lorsqu'il n'y a pas d'autres preu
yes qui les confirment ;

9°. Qu'à de fémblables dépofitions


extorquées par la violence , on ne doit
ni l'on ne peut ajouter aucune foi ,
puifque tout alors manque au dépo
fant ; la vertu qui devroit leur donner
la conftance de mourir plutôt que d'a
vouer des crimes abominables ; le juge
ment qui n'eft plus libre & qui ne leur
laiffe pas comprendre la conféquence
deleurs aveux ; enfin la mémoire même ,
qui dans le trouble , la crainte & la
T
218 Hiftoire de l'abolition

douleur , ne leur laiffe pas un fouvenir


1310. exact des faits ;
10°. Qu'outre la force & la cruauté ,
l'on avoit encore employé la féduction
pour arracher d'eux les confeſſions ;
qu'à cet effet , on leur avoit fait voir
des lettres du roi qui leur infinuoient ,
qu'en vain ils s'efforceroient de dé
fendre un ordre profcrit , & qui les
affuroient qu'en avouant les faits dont
on l'accufoit , on leur donneroit la vie ,
la liberté & une groffe penfion , pour
fubfifter hors de l'ordre avec honneur
& commodité.

Enfuite par ce manifefte Boulogne


faifoit plufieurs demandes aux com
miffaires , qui tendoient toutes à la juf
tification de l'ordre .

La premiere , que toutes ces dépo


fitions forcées & qui ne pouvoien
préjudicier à la fainteté de l'ordre
fuffent déclarées nulles , fur les protef
tations qu'il faifoit de leur fauffeté ma
nifefte .

Lafeconde , qu'on lui communiquât


de l'Ordre des Templiers: 219

l'accufation & les informations , afin


de les détruire par des recufations de 1310.
droit.

La troifiéme , qu'on féparât les che


valiers qui n'ont rien dépofé contre
l'ordre , de ces témoins lâches , foibles
& calomniateurs , qui pourroient , en
leur infpirant leurs terreurs , leur faire
partager leur crainte & leur foi
bleffe.

La quatrième , qu'il fe fît de nou


velles informations juridiques dans le
fecret convenable , qui fût gardé juſ
qu'à ce qu'elles foient remifes au pape .
La cinquième , que dans ces infor
mations on entendît les concierges des
prifons , & ceux qui ont été préfents
aux dernieres paroles des chevaliers
qui y font morts des plaies qu'ils avoient
reçues à la queftion , de ceux mêmes
qui ayant déposé conformément à la
volonté des commiffaires , & ayant été
réconciliés à l'Eglife , font morts de
mort naturelle , pour favoir les décla
rations qu'ont faites les uns & les au
Tij
220 Hiftoire de l'abolition

tres , & juger par - là de leurs fenti


1310. mens , que perſonne ne déguiſe en
mourant.
La fixième , qu'on admit auffi au
nombre des témoins , & qu'on les y
contraignît même , les chevaliers qui
n'ont rien voulu dépofer , & dont il
y en a un affez grand nombre , afin
qu'ils ne gardent plus un filence cri
minel ; qu'on les oblige de prêter fer
ment de dire la vérité , & qu'ils dé
pofent librement & naturellement ce

qui s'eft paffé à leur réception dans


l'ordre & tout ce qui s'y pratique.
Lafeptiéme , qu'on fit venir & qu'on
interrogeât le chevalier de Valincourt ,
Parifien , qu'on peut entendre faci
lement , puifqu'il eft à Paris , pour
répondre , s'il n'eft pas vrai qu'animé
d'un zele trop ardent , il quitta l'oṛ
dre pour embraffer celui des Char

treux qu'il croyoit plus févere , & où


il croyoit fe pouvoir mieux fauver ;
fi ayant reconnu qu'il s'étoit trompé ,
il ne demanda pas à rentrer dans l'or
de l'Ordre des Templiers. 221

dre ; s'il n'y rentra pas , en effet , en


fubiffant la pénitence qui eft impofée 1310.
aux inconftans. Elle confifte à pa
roître en plein chapitre affifté de plu
fieurs de fes amis , à fe mettre à ge
noux devant le fupérieur , qui le con
damne à manger à terre dans le ré
fectoire un an & un jour , à jeûner pen

dant cet efpace de tems au pain & à


l'eau tous les famedis , & à venir cha
que dimanche qui fuivoit le famedi ,
à la grand'meffe conventuelle pour y
recevoir la difcipline . Il ajouta ,
S
Que Valincourt fubit toutes ces
conditions , & que ce ne fut qu'après
1
un auffi long délai , qu'on le reçut de
nouveau , & qu'on lui rendit l'habit

1 de l'ordre ; il eft encore vivant , s'écria


Boulogne ; qu'on le mande & qu'on
l'interroge ; il confirmera ces faits , &
rendra compte de quelle façon on fe com
porte dans l'ordre , & comment on y
vit.

Quoi ! -
Meffieurs , pourſuivit il ,
peut - il entrer dans l'efprit de gens de
Tiij
222 Hiftoire de l'abolition

bon fens que tant de perſonnes de qua


1310. lité euffent choifi un état , &fuffent entrées
dans un ordre où fubitement on leur fit
changer de religion ; où n'entrant que pour
fe fauver , ils confentiffent néanmoins à fe
perdre pour jamais ? Quoi , aucun d'eux
n'a réfifté ? Tous ont perfévéré ? Ils fefont
tous livrés à des crimes abominables :

aucun n'a reclamé ? aucun ne s'eft re


penti ? Pendant deux fiecles le fecret s'eft
garde ? Ce font desfaits incroyables , non
feulement faux , mais ridicules , imper
tinens , abfurdes & qui prouvent vido
rieufement la fureur de leurs ennemis
l'injufte & l'odieux projet de détruire un
ordre fi respectable , & enfin qui dé
montrent la fauffeté de toutes les dépofi
tions des chevaliers , que la force & la
crainte ont féduits jufqu'à dépofer des
imaginations & des circonftances ineptes
qu'on ne leur demandoit pas , croyant
- par-là affurer leur fortune , & fe procurer
la faveur du prince.
Les commiffaires ne répondirent pas
un mot à cette foule de raifons , &
de l'Ordre des Templiers. 223

peut - être y euffent - ils été embarraf


nt
fés . Ils fe contentere de recevoir le 1310 .
ent qu'on
manifefte , dont ils ordonner
ent les
fit quatre copies , & renvoyer
procureu rs de l'ordre dans leurs pri
fons.
On les fit revenir le 17 mai pour Troifiente
conférence
favoir s'ils n'avoient plus rien à allé pour lade
guer en faveur de l'ordre. Boulogne fenfe
dree de lute
préfenta un troifiéme manifefte , où il Du uis.
expofuit , que les chevaliers , dont il
étoit procureur , avoient appris que
dans le concile provincial que l'arche
vêque de Sens tenoit à Paris avec fes
fuffragans , il vouloit procéder con
tr'eux ; ce qui étoit contre toutes fortes
de formes & de regles , puifque MM . les
commiffaires avoient fait & faifoient
actuellement des procédures juridiques
contr'eux , & qu'ils ne pouvoient pas
répondre en même tems devant deux
juges ; qu'ainfi il en appelloit devant
łe pape au nom de ces chevaliers ; que
puifqu'on ne vouloit pas leur rendre
la liberté, ni les remettre en poffeffion
T iv
224 Hiftoire de l'abolition

de leurs biens , ils demandoient que


1310. du moins on leur fournît les fonds
néceffaires pour être conduits fûre
ment & décemment devant Sa Sain

teté , afin qu'ils y foutinffent & qu'ils


y pourfuiviffent leur appel ; que cepen
dant ils fupplioient les commiffaires
de notifier cet appel à l'archevêque
de Sens , & de l'obliger à furfeoir aux
procédures , puifqu'étant dans les fers ,
ils ne pouvoient lui faire les actes né
ceffaires.
Les commiffaires ne furent d'abord
que répondre à cette demande , & les
chevaliers procureurs fe retirerent fans
qu'on n'y opposât rien : mais l'après-midi
on les fit revenir pour les écouter encore
dans leurs défenfes ; on leur dit que
c'étoit pour la derniere fois , & que
Pierre de Verac , commis à leur garde ,
étoit chargé de les remener dans les
prifons de leurs provinces. Alors Bou
logne renouvella fon appel devant
le pape , fit toutes les proteftations
qu'exigeoit la fituation des chevaliers ,
de l'Ordre des Templiers. 225
perfifta à demander qu'il leur fût per
mis d'avoir un confeil pour pourfui- 1310,
vre leur appel , & qu'on leur fournît les
fonds pour aller devant le fouverain

pontife , fous la protection duquel ils


fe mettoient : il en demanda acte ce

jour même. Les commiffaires répon


dirent , qu'ils n'avoient aucune autorité
fur l'archevêque de Sens , ni fur le
concile de Paris ; que ce concile ne fe
1
tenoit que du confentement & par
l'ordre même du pape , qui l'avoit au
torifé , qu'ainfi c'étoit aux chevaliers
1
à prendre d'eux - mêmes les mesures.
qu'ils jugeroient à propos pour y no
tifier l'appel dont ils leur donnoient
acte de ce jour - là , en le faifant in
férer dans les procédures.
Ce fut le feul réfultat des trois con
férences , & la feule confolation qu'on
donna à ces chevaliers , qui dès le
lendemain furent renvoyés dans leurs
premieres prifons.
Parlement
Pendant cette procédure les deux de Pontoise,
conciles de Paris & de Reims tenoient Dupuis.
226 Hiftoire de l'abolition

leurs féances & y faifoient des infor


1310
mations contre les Templiers. Le roi ,
de fon côté , toujours dans une entiere
conviction des crimes des Templiers ,
& ne perdant jamais de vue leur abo
lition , avoit convoqué un parlement
à Pontoife , où il affiftoit réguliére
ment , & où il recevoit les avis de

tout ce qui fe paffoit aux deux con


ciles ; il étoit accompagné des plus
grands feigneurs de for royaume , qui
tous entraînés par fa volonté , ne ba
Jançoient pas à s'y conformer. Il étoit
logé dans une abbaye voifine.
La défenſe Ce fut où les commiffaires allerent
de l'ordre en
voyée au roi le trouver , pour lui remettre les infor
& au pape.
Dupuis, mations qu'ils avoient faites contre les
chevaliers , & les trois manifeftes pour
leurs défenſes. Il ne paroît pas qu'il
y fit grande attention. Avant de quit
ter Paris , ils en avoient dépofé les
minutes dans l'églife de Notre - Dame ,
& ils en firent porter une expédition
au pape par Chatard de Penavoir ,
chanoine de Saint - Julien , diocèfe dé
de l'Ordre des Templiers. 227

Limoges , & par Pierre d'Orléans ,


licentié ès loix. Ils y joignirent des 1310.
lettres où ils lui rendoient compte de
tout ce qui s'étoit paffé. Ces deux
envoyés partirent le 5 juin , le jour
même que les commiffaires fe ren
dirent auprès du roi. Les deux con
ciles n'avoient pas fait tant de dili
gence , ayant un bien plus grand
nombre de témoins à examiner ; auffi
durerent - ils encore long - tems .

Les miférables Templiers étoient Procédures


dns les au
auffi perfécutés prefque dans tous les tres parties
autres états de l'Europe. En Angle- de l'Europe.
Angleterre
terre , malgré la lettre que le roi Dupuis.
Edouard avoit écrite au pape , & qui Vilai
S. Antonin
affirmoit leur innocence , ils avoient
tous été arrêtés dès le 6 janvier 1309,
avant Pâques , & l'on avoit affemblé
un .concile à Londres , auquel préſi
doit l'archevêque de Cantorbery . Ils
y furent tous amenés & interrogés.
On dit qu'ils avouerent tous les cri
mes qu'on imputoit à l'ordre : mais
n'ayant point ces informations , on
228 Hifloire de l'abolition

peut avec raifon douter de ce fait, qui


1310. eft contredit par deux hiftoriens , dont'

P'un eft reconnu pour un grand doc


teur de l'Eglife , qui l'a même cañonifé ,
tous deux contemporains ; le premier
eft Villani , bien inftruit des affaires
de fon tems ; le fecond eft le célebre

faint Antonin : mais le cri public étoit


contre les Templiers , & l'aveu de
tant de chevaliers avoit prevenu tous

les efprits. Ce qui fonde ce doute , eft


la conduite que le parlement d'Angle
terre tint dans la fuite contr'eux ,
bien éloignée de la rigueur dont on
ufa en France & dans d'autres états .
En Caftille. En Caftille , on avoit affemblé deux
Dupuis. conciles pour l'affaire des Templiers ,
Miriana.
Fleuri. l'un à Tolede & l'autre à Salamanque.
D. Gonzale , archevêque de Tolede ,
affifté de fes fuffragans , préfidoit au
premier , & entendit tous les cheva
liers , dont le chef étoit D. Rodrigue ,
Ilbanès , grand-commmandeur. On n'a
point de mémoires ni de l'information ,
ni de la fentence qui intervint ; mais
de l'Ordre des Templiers: 220

comme les procédures fe firent dans


les formes , fans violence & fans qu'on 1319
donnât la queftion aux chevaliers , on
peut préfumer que ce concile fe ter
mina comme celui de Salamanque.
L'archevêque de Compostelle pré
fidoit à ce dernier , & avoit avec lui
les évêques de Lisbonne , de la Gar
die , de Zamora , d'Avila , de Ciudad
Rodrigue , d'Aftorga , de Tuy & de
Lugo. On fit les informations , on
entendit plufieurs témoins , & tous
les chevaliers furent déclarés innocens
des crimes dont on les accufoit. La
fentence ne fut pourtant pas défini
tive ; on en renvoya la décifion au
pape. Quoique les chevaliers Caftillans
3
euffent été reconnus innocens , ils ne
devoient pas moins fuivre la deſtinée
de l'ordre , fuivant qu'elle feroit réglée
au concile général ; ainfi leurs biens
demeurerent en féqueftre , & c'étoit
aux évêques qu'on en rendoit compte.
Les chofes ne fe paffoient pas fi En Arragon
Dupuis.
doucement en Arragon , où l'ordre
230 Hiftoire de l'abolition`

poffédoit plufieurs villes & places for


1310. tes , entr'autres Moncon , leur chef
d'ordre , & les fortereffes de Miravette ,
de Cantavicia & de Caftellot. Au
premier bruit qu'on les vouloit arrê
les chevaliers s'y retirerent , en
augmenterent les fortifications , & fe
mirent en état de défenfe . En même
tems ils écrivirent au pape , pour fe

plaindre de la perfécution : mais tout


étoit fourd à leurs cris. Le roi en
voya des troupes pour les arrêter &
s'emparer de leurs commanderiès . Ils
fe défendirent vaillamment , & pendant
les deux années 1310 & 1311 les
généraux Arragonnois ne purent pren.
dre que quelques châteaux , où même

ils trouverent une grande réfiftance.


En Italie. W
On n'en étoit pas aux armes en Ita
Dupuis.
1310. lie , où tous les Templiers avoient été
1311.
arrêtés ; mais on ne leur faifoit pas une
guerre moins dangereufe . Outre les
pourfuites que faifoient les archevêques
de Florence & de Pife , l'archevêque
de Ravennes avoit affemblé un con
de l'Ordre des Templiers, 231

cile dans fa ville métropolitaine ; il y


informa contre les chevaliers , & rap 1310.

porta les charges en plein concile :


elles ne furent pas trouvées affez for
tes , puifqu'on délibéra fi on les ap
pliqueroit à la queftion . L'inquifiteur
général y conclut ; mais es peres du
concile s'y oppoferent ; & après de
longues conteftations , il fut décidé
qu'on jugeroit juridiquement , en dé
chargeant les innocens , & en puniffant
les coupables felon les loix.
En Alle
Le pape avoit écrit preſque à tous magne.
les fouverains d'Allemagne pour faire Dupuis,
arrêter dans leurs états tous les Tem

pliers , afin qu'ils fuffent interrogés


par les commiffaires qu'il avoit nom
més , & qu'on travaillât à leur pro
cès. Les archevêques de Mayence , de
Trêves , de Magdebourg , & les évê
ques de Conftance & de Strafbourg
furent commis chacun dans leur dio
cèfe ; il envoya comme fon délégué
en Allemagne , l'abbé de Crudace , du
diocèfe de Viviers , avec des lettres.
232 Hiftoire de l'abolition

à tous les prélats & abbés de l'Em


1310. pire , pour l'aider de toute leur auto
rité & même de leur argent : mais
cette nation libre & fage ne fe preffa
pas ; les procédures fe firent dans les
regles & fans qu'on mît en ufage la
queftion , de forte que les Templiers
n'eurent pas lieu de fe plaindre , &
qu'ils eurent pour fe défendre tout le
tems qu'ils pouvoient defirer.
En Chypre.
Dupuis. En Chypre , il avoit fallu en venir à
la force pour faire,exécuter les ordres
du pape. Tous les Templiers s'étoient

raffemblés à Nimove , place qui leur


laiffoit la mer libre : mais fe voyant

prêts d'y être affiégés , & tout le


royaume foulevé contr'eux , fe repo
'fant d'ailleurs fur leur innocence , ils
vinrent à récipifcence , & lorfqu'on y
"penfoit le moins , ils fe rendirent à
Nicofie , ayant à leur tête le maré
chal , le précepteur , le drapier & le
tréforier de l'ordre . Dix chevaliers les
fuivoient , & ils fe foumirent tous à
ce qui feroit ordonné par le pape leur
fupérieur.
de l'Ordre des Templiers. 233

fupérieur. Le régent de Chypre fit


prendre leurs armes & leurs chevaux , 1310.
& les fit tous arrêter , en les mettant
dans une prifon honnête ; il en donna
enfuite avis au pape. On ne dit pas
qu'il fe foit fait aucune procédure con
tr'eux ; n'ayant plus de liberté , il
falloit bien qu'ils fubiffent le même
fort que les chevaliers des autres
royaumes.
En France on alloit bien plus vite , pel des Tem
& les conciles de Sens & de Reims , pliers.
Dupuis
qui fe tenoient à Paris & à Senlis Vertet.
pour fe concerter , étant fi voifins l'un
de l'autre , fe hâterent d'achever les
procédures. Ils durerent un an &
demi , & ils entendirent trois - cens
trente -un Templiers . La bafe de leur
interrogatoire étoit toujours la pre
miere dépofition qu'ils avoient faite
devant l'inquifiteur ou fes délégués .
Il ne leur étoit point permis de s'en
dédire . En vain cinquante - neuf , fui
vant leur rétractation , déclarerent
ils qu'ils n'avoient dépofé que par la
V
234 Hiftcire de l'abolition
force ou la crainte des tourmens , &
1310. que tout ce qu'ils avoient dit étoit
faux ; il n'y eut aucune confrontation
ni avec leurs accufateurs , ni des uns
avec les autres , quoique plufieurs euf
fent chargé leurs confreres. Les peres
des conciles alléguoient pour juftifier
cette conduite , les ordres du pape &
les pouvoirs qu'il leur avoit donnés..
Cependant les procureurs pour la
défenfe de l'ordre craignant que les

commiffaires , devant qui ils l'avoient


prononcée , n'euffent pas fait part
aux peres des deux conciles , de l'ap
pel qu'ils avoient interjetté devant le
pape , trouverent le moyen de le
faire fignifier aux promoteurs des con
ciles , ce qui n'opéra rien pour les
accufés.
Bulles du Ces conciles fe conformoient en
pape pour les cela aux defirs & à la volonté du
juger.
Dupuis. pape. Les rois de France , d'Angle
terre , de Caftille & d'Arragon lui
avoient rendu compte de tout ce qui
s'étoit paflé dans leurs états ;; ils le
de l'Ordre des Templiers. 235

preffoient de terminer cette affaire ,


& de faire juger les Templiers : fur 1310.
quoi le pontife rendit plufieurs bul
les , par lefquelles il permettoit aux
peres des deux conciles de juger les
chevaliers définitivement & fouverai

nement , comme le repréfentant , & de


comprendre dans leur fentence , non
feulement tout l'ordre en général ,
mais chaque Templier en particulier ;
de contraindre les témoins par tou
tes fortes de voies à dépofer & d'im
plorer même le bras féculier. Il ex
cepta le grand - maître & les grands
prieurs , dont il fe réferva la connoif
fance & le jugement ; il comptoit les
juger au concile de Vienne , qui de
voit s'ouvrir l'année prochaine , &
il invitoit par une autre bulle tous les
prélats , docteurs & eccléfiaftiques à
s'y rendre.

Fin du fecond Livre.

Vij
D9900999966a

HISTOIRE

DE L'ABOLITION

DE L'ORDRE

DES TEMPLIERS,

LIVRE TROISIÈME.

ON étoit déja.avancé dans la qua


1311. triéme année de la pourfuite qu'on
Fin descon- faifoit contre l'ordre des Templiers , &

de Reims.
&Dupuis pendant tout ce tems -là , ils languiffoient
.
Vertot. dans les prifons , lorfqu'enfin les conci
les de Sens & de Reims , qui devoient
décider de leur fort , terminerent leurs
féances. Le concile de Sens comme on

l'a dit , s'étoit tenu à Paris , & le con


cile de Reims à Senlis , afin que cette
proximité facilitât aux peres des deux
conciles , un concert pour les procé
Hiftoire de l'abolition , &c. 237

dures & pour la fentence qui s'y de


voit rendre. On y avoit raffemblé tou 1311.

tes les informations , qui étoient com


pofées de quatre- cens-cinq témoins ,
en y comprenant les dépofitions des
foixante-douze que le pape avoit en
tendus à Poitiers en 1308. Les com
miffaires qui avoient reçu les trois
manifeftes pour la défenfe de l'ordre
produits par fes & procureurs , les
avoient remis au concile de Sens

avec l'acte d'appel interjetté au pape,


que ces procureurs avoient notifié
au concile. Le tout fut examiné , &
l'on jugea qu'on n'y devoit avoir au
cun égard. Cet avis fut même com
muniqué au S. Pere , qui l'approuva ,
& l'on réfolut de paffer outre à la
fentence.
Il fembloit qu'on ne pouvoit fe
difpenfer de confronter les témoins ,
tant étrangers que chevaliers , les
ans contre les autres ; parce que plu
fieurs ne dépofant pas feulement de
Leur fait , chargeoient d'autres che
238 Hiftoire de l'abolition

valiers , qui pouvoient recufer ces té


1311 moignages , & en prouver la fauffeté ,
mais la longueur de cette procédure
& le grand nombre de témoins la fit
rejetter. On crut les crimes prouvés
de refte , & il n'y eut aucune confron
tation. On étoit fatigué d'avoir em
ployé dix- huit mois à ce procès.
Sentences
des deux con Le 26 de mai , les archevêques de
siles. Sens & de Reims , préfidens des deux
Dupuis.
Chronique conciles , prononcerent contre les Tem

eNangis pliers leur fentence définitive & fou


veraine. Elle déchargeoit tous les
grands-prieurs , commandeurs & cheva
liers de leur engagement dans l'ordre ,
efpece de préalable qui annonçoit fon
abolition. Elle renvoyoit abfous pu
rement & fimplement , & mettoit en
liberté , ceux contre qui il n'y avoit
point eu de charges , defquels le nom
bre étoit bien petit. A l'égard des
coupables , elle en diftinguoit de quatre
fortes , dont il y avoit trois qui s'étoient
humiliés , avoient avoué leurs crimes ,
en avoient demandé pardon & avoient
de l'Ordre des Templiers. 239

été réconciliés à l'Eglife. Dans la pre


miere de ces trois claffes étoient ceux 131LC

dont les charges étoient plus légéres.


On leur impofa une pénitence , après
laquelle ils devoient être remis en
liberté. Dans la feconde , étoient les
chevaliers convaincus de crimes gra
ves , & néanmoins rémiffibles . On or
donnoit qu'ils feroient gardés dans les
prifons tout le tems que l'on jugeroit
à propos , pour y expier leurs crimes.
La troifiéme étoit compofée des plus
criminels , de ceux apparemment con
vaincus d'idolâtrie & de fodomie : ils
furent condamnés à être enfermés en
tre quatre murailles pour le refte de
leur vie.
A l'égard de la quatriéme claffe ,
dont étoient les cinquante - neuf che
valiers qui avoient révoqué leur pre
miere dépofition qu'ils foutenoient être
Fauffe , & qui perfiftoient dans cette
révocation , on les déclara relaps , &
en conféquence on ordonna , qu'après
avoir dégradé ceux qui étoient dans
240 Hiftoire de l'abolition

les ordres facrés , on les livreroit tous


1311. au bras féculier , pour être punis fui
vant la rigueur des loix , s'ils ne re
venoient à récipifcence , en confirmant
leurs premieres dépofitions .
Ordre pour
procéder à On ne perdit point de tems pour
Pexécution. procéder à l'exécution . Il n'y eut
Dupuis.
Turcelin. aucune difficulté pour ceux des trois
Mezerai.
premieres claffes . Ceux de la troifiéme
furent pénétrés de la plus vive dou
leur ; car foit que leurs dépofitions
fuffent vraies ou fauffes , ils ne pou
voient être punis plus rigoureufement
que de paffer leur vie entre quatre
murailles , fans fociété , fans confola
tion , mal nourris & fans efpérance.
La mort paroît plus douce aux hom
mes de cœur , & elle leur fait envier

le fort des bêtes qui ont du moins la


liberté. Leur fort leur paroiffoit plus
dur que celui dont les relaps étoient
menacés.

A l'égard de ceux - ci , après qu'on


eût dégradé ceux que leur caractere
affujettiffoit à cette honteufe forma
lité ,
de l'Ordre des Templiers. 241

lité , l'on affigna pour l'exécution la


campagne qui avoifine l'abbaye Saint 1311.

Antoine , & l'on y dreffa des bûchers


à quelque distance du moulin de cette
abbaye. Le champ étoit vafte & pro
pre à y en lever plufieurs , & à con

tenir le grand nombre de fpectateurs


qui devoient y affifter.
Premiere
Le 10 de mai , on y conduifit un execution.
chevalier , dans l'efpérance qu'il fe dé Turcelin

diroit , ou que fon fupplice effrayeroit


les autres , qui ne doutercient plus
qu'on leur en fit fubir un pareil : mais
on fut trompé dans l'une & l'autre
de ces idées. Le chevalier ne ſe dé

dit point. Il fut brûlé vif , & fon fup


plice n'intimida point ceux qui étoient
condamnés au même fort.
Seconde.
Huit jours après , fe fit dans le Dupuis.
même lieu du champ de Saint- An Turcelin.
Vertot.
toine la feconde exécution , qui fut le Fleuri
plus terrible fpectacle qu'on eût jamais
yu en France. On avoit allumé quinze
ou vingt bûchers , non pas enflam
més , mais comme autant de lits de
X
242 Hiftoire de l'abolition

feu pour brûler les coupables infen


изн .
fiblement, & feulement remplis de char
bons ardens . Une multitude incroya
ble de Parifiens & de gens du voi
finage , des villes & villages à quelques
lieues à la ronde , inftruits de cette
"
exécution , s'y étoient rendus. On
amena dans des charettes cinquante
quatre chevaliers du nombre de ceux
qui avoient rétracté leur premiere dé
pofition , & on les en fit deſcendre pour
les jetter dans ce brafier , & les y brû
ler à petit feu..
Avant d'en venir là , on leur pro
pofa de renoncer à leur rétractation ,
& de confirmer leur dépofition. On
les en preffa vivement , & pour les y
engager , on leur fit entendre qu'inu
tilement vouloient ils fe facrifier pour
un ordre qui étoit aboli. En même
tems on leur montra des lettres -- pa
tentes du roi , qui accordoit une am
niftie générale à tous les coupables ,
qui leur promettoit la liberté & une
penfion pour fubfifter le refte de leur
de l'Ordre des Templiers .
243
vie commodément. Auffi infenfibles à

ces avantages , qu'à la crainte du fup- 1311 .


plice qui s'offroit à leurs yeux , ils les
refuferent ; ils déclarerent qu'ils étoient
innocens de tous les crimes qu'on
leur imputoit , & qu'ils ne les avoient
avoués que par force , & en cédant
à la violence des tourmens .
Comme ils étoient tous gens de

qualité , parens & alliés de tout ce


qu'il y avoit de grand & de diftingué
à la cour & à la ville , il fe trouva
autour d'eux un grand nombre de
leurs parens & de leurs amis , qui les
exhorterent à obéir aux ordres du roi ,

& à ne pas périr ſi miférablement par


le plus cruel des fupplices. Larmes,
prieres , fupplications , tout fut em
ployé , mais inutilement. Ils foutinrent
toujours qu'ils étoient innocens , &
que par leur rétractation ils avoient
rendu témoignage à la vérité.
On fut donc contraint d'en venir
à l'exécution de cette terrible fen

tence. On jetta liés dans ces brafiers


X ij
244 Hiftoire de l'abolition

de feu les cinquante-quatre chevaliers ;


1311. qui , au lieu des plaintes , des gémiffe
mens & des cris qu'on s'attendoit
qu'ils alloient faire , ne poufferent pas
un foupir , & qui malgré ce qu'ils
fouffroient d'un fi cruel fupplice , té
moignerent une fermeté & une conf
tance admirables , invoquant le nom
de Dieu , le béniffant & le prenant
à témoin de leur innocence . Ils mou

rurent ainfi , confumés à petit feu.


Trouble &
étonnement Un pareil fpectacle étonna & épou
du peuple. vanta toute cette multitude qui y affif
Les mêmes.
toit. La pitié , l'effroi , la compaffion ,
s'emparerent de tous les efprits . Cha
cun étoit faifi d'horreur. On plaignoit ,
on admiroit tant de gens de qualité
immolés fi cruellement. On ne pou

voit croire coupables des hommes de


ce rang & de ce mérite , qui à la
fleur de leur âge , périffoient volontai
rement , & préféroient une mort fi hor
rible à la vie & aux conditions qu'on
leur offroit. S'ils étoient criminels ,
n'étoit - ce pas le comble de l'extra
de l'Ordre des Templiers. 245

vagance de mourir pour une pareille


caufe , en multipliant leurs crimes , & 1311 .
en allant devant le fouverain juge pour
en être punis par des fupplices en
core plus effroyables ? Que s'ils ne le
croyoient point , ce juge inflexible ,
quel intérêt avoient - ils de renoncer
à la vie ?

Tout le peuple fut donc troublé


frappé , ému violemment. C'étoient les
fpectateurs qui verfoient des larmes ,
qui déploroient le fort des mourans.
Prefque tous les croyoient innocens ,
malgré la voix publique , qui leur im
putoit des vices fi déteftables.
D'autres qui les en croyoient con
vaincus , fur un fi grand nombre de
dépofitions , traitoient cette conflance
d'opiniâtreté brutale , de frénéfie ,
d'un jufte jugement de Dieu qui les
avoit aveuglés , & 4 qui permettoit
qu'ils mouruffent dans l'impénitence
finale.
Il reftoit encore dix Templiers à Troifiéme
exécution.
exécuter, On les avoit refervés , peut Dupuis.
Turcelin.
X iij
246 Hiftoire de l'abolition

être dans l'efpérance qu'apprenant la


1311. mort de tous leurs confreres , ils fe .
roient épouvantés , & reviendroient
à eux ; peut -être auffi pour toucher
un aumônier du roi qui étoit de leur
nombre. Vaine efpérance. On le con .
duifit avec quatre autres , la veille de
l'Afcenfion dans le même champ de
l'abbaye , & ils fe laifferent brûler avec
la même intrépidité .
Quatrième Peu de jours après , cinq autres
exécution.
Les mêmes chevaliers qui étoient détenus dans
Auteurs. les prifons de Saint - Denis , furent
menés dans un champ voifin de cette
abbaye , où l'on avoit dreffé un bû
cher. On leur fit les mêmes offres ; ils
les dédaignerent , & ils moururent
avec la même fermeté.
Les chevaliers de Villars & de

Cugé n'imiterent point ces foixante


cinq martyrs de l'ordre. Ils renonce
rent à leur rétractation , & fauverent
leur vie ils dirent enfuite qu'elle
étoit trop précieufe pour la perdre
ainfi follement , ajoutant que lorfqu'ils
de l'Ordre des Templiers. 247

virent dans des charettes les cinquante


13111
quatre de leurs confreres qu'on con
duifoit au champ de Saint - Antoine
pour être brûlés , ils furent fi épou
vantés , qu'ils dirent tout ce qui n'étoit
point , & qu'ils en auroient plus avoué
encore , fi on l'eût voulu , pour fe dé
rober à un pareil fupplice.
L'étonnement & l'horreur des Pa- Exhumation
du chevalier
rifiens s'accrurent encore , lorfqu'ils de Tur..
Dupuis.
virent que peu content de punir les Turcelin
chevaliers qui étoient en vie , l'on s'en
prenoit encore aux morts. Il y avoit
déja quelques années que le chevalier
Jean de Tur étoit mort. Il avoit ac

quis dans l'ordre une grande réputa


tion , avoit été pourvu du grand
prieuré de France , & avoit fait bâtir
dans le palais du Temple , où il ha
bitoit , la tour , qui en étoit le plus
bel ornement. Quelques-uns des che
valiers qui avoient dépofé , l'avoient
chargé dans leurs dépofitions comme
coupable des mêmes crimes. C'en fut
affez pour qu'on fît le procès à
X iv
248 Hiftoire de l'abolition

fa mémoire , qu'on le déclarât con


1311. vaincu de ces crimes , & qu'on le
*
condamnât au feu . C'étoit violer les
loix de l'état , qui ordonnent que la
mort fait ceffer toutes les pourfuites
criminelles, lorsqu'il n'eft pas intervenu
un jugement ; à plus forte raifon lorf
qu'elles n'ont pas été commencées :
mais telle étoit alors la fureur dont

on étoit transporté contre un ordre


qu'on croyoit abominable.
Ainfi , fuivant le jugement qui fut
rendu contre la mémoire de ce com
mandeur , il fut condamné au feu. On
exhuma fon corps à demi pourri. Ses
os furent brûlés & réduits en cendres.
Joie des
nonciateurs. Les deux apoftats qui avoient dé
Meterai. noncé l'ordre , & qui étoient la pre
miere caufe de ces tragédies , triom
phoient & fe promenoient infolemment
dans Paris , la tête levée , jouiffant des
bienfaits du roi , & s'applaudiffant des
fuites de leur dénonciation. Il y a tout
lieu de croire , qu'ils étoient en horreur
à tous les gens de bien , fur- tout après
de l'Ordre des Templiers. 249

l'incertitude qu'avoient infpirée les


proteftations des fuppliciés , & l'in- 1311 .
trépidité de leur mort.
Comme on fuivit dans les états duSupplice en
Provence.
roi de Naples toutes les maximes & Vertot.
toutes les impreffions de la cour de
France , lorfqu'on y apprit le juge,
ment des conciles de Paris & de

Reims , les magiftrats de ce prince en


Provence & en Piémont s'y confor
merent. On preffa tous les chevaliers
qui avoient rétracté leurs dépofitions ,
de renoncer à leur defaveu , & de les
confirmer ; ils le refuferent , & furent
tous brûlés vifs. Leur nombre , ni

leurs noms ne font pas venus juſqu'à


nous.
La fentence des conciles qui avoit Propofition
de l'ordre
déchargé les Templiers de leurs vœux royal.
& de leurs engagemens , faifoit affez Dupuis.
connoître le deffein formé d'abolir

leur ordre. Sur quoi le roi reprit le


projet d'établir un ordre royal & mi
litaire , auquel on uniroit tous leurs
biens , & peut- être ne defefpéroit - il
250 Hiftoire de l'abolition

pas encore d'y faire unir tous les au


1311. tres ordres , & de faire élire grand

maître M. Philippe , fon fecond fils.


Dans cette vue , dès le 12 de mai , il
avoit écrit une grande lettre au pape ,
par laquelle il lui marquoit que les
crimes des Templiers étant fi énor
mes , & prouvés fi juridiquement , fa
Sainteté & le concile ne pouvoient fe
difpenfer de les exterminer , d'abolir
leur ordre , & de créer un nouvel or
dre militaire , auquel tous leurs biens.
& tous leurs priviléges fuffent attri
bués il ajoutoit néanmoins , qu'on
pouvoit les adjuger à un ordre ancien
de même deftination , & il promettoit
de faire exécuter dans fon royaume les
décrets du concile pour cette ma
tiere , en exceptant toujours fes droits ,
ceux des prélats & des feigneurs de
France.
Le pape ne répondit rien fur la
demande d'exterminer les Templiers .
Il favoit que les conciles provinciaux
y avoient pourvu par leur fentence.
de l'Ordre des Templiers. 251

Il n'approuva point la création d'un -


nouvel ordre ; & fur l'union de ces 1311.
biens à un ancien ordre déja établi ,
il en remit la détermination au con
cile général .
** Quoique le pape & le roi affectaf Bulle pour
le produit des
fent de ne prendre aucune part à la bens des
Templiers,
deftination de ces biens , & qu'ils n'en Dupuis.
prétendiffent pas profiter , ils ne laif
foient pas d'être attentifs à l'emploi qui
fe feroit des meubles & des revenus .
Ainfi dès le 12 mai , le pape étant à
Avignon , avoit fait une bulle qui
enjoignoit à l'archevêque de Rouen
& aux évêques de Poitiers & de
Mande , de faire rendre compte રે tous
les régiffeurs établis aux revenus des

[ Templiers , & de faire tranfporter ce


qui refteroit de net , hors du royaume ,
fous la protection du roi. C'étoit in
diquer affez clairement Avignon , &
faire fentir que le pontife , avec l'agré
ment du roi , vouloit difpofer de ces
revenus.
La nouvelle du jugement des con
252 Hiftoire de l'abolition
ciles de Sens & de Reims ayant paffé
1311. dans les états yoifins , elle avoit hâté
En Italie.
Concile de les procédures contre les Templiers.
Ravennes.
Ileuri. On les pourfuivoit dans plufieurs pro
vinces d'Italie. Il fe tenoit un con

cile à Ravennes , où préfidoit l'ar


chevêque de cette ville , affifté de huit
évêques , fes fuffragans , & de trois in
quifiteurs de la foi.
On avoit fait arrêter douze Tem
pliers qui y furent amenés & inter
rogés. Comme ils n'avouoient aucun
des crimes dont on les accufoit on

ordonna , fur le requis des inquifiteurs ,


gens prévenus & qui veulent toujours
trouver des coupables , qu'on les ap
pliquât à la queftion. Cinq y furent
en effet appliqués , & confefferent. On
interrogea les fept autres fans les tour
menter. Ils répondirent avec la plus
grande fermeté , que toutes les accufa
tions qu'on faifoit contr'eux , étoient
autant de fauffetés. On leur produifit
les cinq qui avoient avoué ; ce qui ne
les fit point changer de langage.
de l'Ordre des Templiers. 253
L'affaire mife en délibération au
concile , il fut décidé qu'on interro- 1311
geroit encore les fept Templiers ; mais
fans les appliquer à la queftion , ni
fans ufer d'aucune violence pour les
contraindre dans leurs dépofitions . Ils
continuerent à répondre avec une
grande affurance , & elle füt telle , que
les peres du concile jugerent qu'on
devoit y ajouter foi , & au contraire.
""
réprouver les dépofitions des cinq

-3 premiers qui ne les avoient faites que


par force. Ainfi le réfultat du con
cile fut , que ces douze chevaliers
étoient innocens. La décifion de leur
fort fut donc renvoyée au pape , parce
qu'il étoit aifé de comprendre qu'in
dépendamment du crime , ou de l'in
nocence des Templiers , la réfolution
étoit prife d'en abolir , l'ordre.
Ce n'étoit pas pourtant le fenti- Dupuis
ment des peres de ce concile ; ils opi
nerent qu'on devoit punir les cheva
liers qui feroient trouvés coupables ,
abfoudre les innocens , & fur - tout
254 Hiftoire de l'abolition

conferver l'ordre , fi le plus grand nom


1311. bre étoit exempt des crimes qu'on lui
imputoit. C'étoit fur quoi le concile
général devoit prononcer.
En Tofcane , dans les conciles de
Pife & de Florence , on déclara plu
fieurs chevaliers atteints & convain
cus des crimes qu'on leur imputoit.
On ne fait s'ils les avoient avoués par
la force des tourmens , & l'on ne dit
pas s'ils furent exécutés .
En Caftille
& en Arra En Caftille , quoiqu'au concile de
gon. Salamanque , on eût déclaré innocens
Dupuis.
les chevaliers arrêtés , on ne les mit
point en liberté , & le roi s'étoit mis
en poffeffion de tous leurs biens. On
attendoit la décifion du concile gé
néral.
En Arragon , D. Artaud de Lune ;
grand-jufticier , qui avoit été nommé
général de l'armée royale , pourſuivoit
vivement les Templiers qui s'étoient
retirés dans leurs places , & qui s'y
défendirent vaillamment : mais que pou
voient- ils faire contre les forces de
de l'Ordre des Templiers. 255
tout un royaume , fans fecours & haïs
1311
de tout le peuple ? Ainfi de Lune les
affiégea de place en place , prit fuc
ceffivement Monçon , Miravette , Can
tavieça & Caftelot. Le fiége de Mon
çon , la plus forte de toutes ces vil
les , fut très - long , mais enfin il fallut
céder. Tous les chevaliers furent pris ,
& conduits en diverfes prifons .
Le pape nomma l'évêque de Va
lence pour inftruire leur procès , dont
l'hiftoire n'a pas confervé le détail.
En Alle
En Allemagne , l'électeur & ar magne.
chevêque de Mayence avoit convoqué Dupuis.
Fleuri.
un concile dès le mois de décembre Vertot.
Grutler.
1309 , & l'on y fit diverfes procé Mariana
dures contre les Templiers ; une bonne
partie de l'année 1310 y fut employée.
On n'en a pas le détail ; & l'on
croit qu'on étoit prêt de les condam
ner , lorfque le valgrave Hugues , com
mandeur de l'ordre , qu'on appelloir
le comte fauvage , & qui en effet
étoit comte de l'Empire , en fut averti.
Il n'avoit point été arrêté , non plus
256 Hiftoire de l'abolition

que plufieurs chevaliers Allemands : il


1311.
prit alors une réfolution hardie , &
fuivi de vingt chevaliers du Temple ,
qui tous auffi- bien que lui avoient
leurs armes fous leurs manteaux , &
montroient une contenance fiere &
menaçante , il entra dans la falle du
concile le valgrave s'adreffant direc
tement à l'électeur , comme archevê
que & préfident du concile , lui dit :
J'apprens qu'aujourd'hui , vous , Monfieur,
& tous ceux qui compofent cette affemblée,
vous vous diſpoſez à condamner les che
valiers du Temple à des fupplices affreux.
Sachez que vous ne pouvez rien faire de
plus injufte. On dit encore que vous voù
lez abolir l'ordre de ces braves cheva
liers , qui au prix de leur fang ont gardé
& confervé fi long-temps le temple du
Seigneur , & qui font d'une fi grande
utilité à la république & à la religion
chrétienne. C'eft fur ces avis que nous
venons tous ici , au nom de nos freres
opprimés , appeller de toutes ces procé
dures. Vous les faites par l'ordre du pape
Clément,
de l'Ordre des Templiers. 257

Clément , c'eft un tyran barbare & in


jufle , & nous appellons , de fes ordon- 1311.
nances au fouverain - pontife , qui après
18
lui fera élu légitimement , pour en fa
préfence , & à la face du ciel & de la
terre , manifefter notre innocence & celle
de tout l'ordre , contre lequel toutes les
accufations font fauffes , auffi - bien que
les dépofitions qu'ont faites quelques che
valiers.

Des paroles fi audacieuſes & la vue


des armes des chevaliers , qui ne
laiffoient pas de paroître quoiqu'à

demi couvertes , jetterent une grande


frayeur dans l'ame des peres du con
E cile , qui craignoient un coup de defef

poir. Le préfident fe hâta de répon


dre , qu'il leur donnoit acte de leur
appel , qu'il en donneroit avis au
pape , & qu'il intercéderoit auprès de
lui en leur faveur , le concile ne pré
tendant leur faire aucun tort , ni rien
prononcer contr'eux . Sur quoi le val
grave répliqua , qu'on leur rendroit
juftice , & que le concile ne pouvoit
Y
258 Hiftoire de l'abolition

douter de leur innocence , après le


1311. miracle qui étoit arrivé de plufieurs
Templiers attachés à un poteau au
milieu du bûcher allumé pour les
brûler , & que les flammes avoient
épargnés.
L'électeur ne contefta point , épou
vanté comme il étoit , ce prétendu
miracle , qui étoit entiérement faux ;
il répéta feulement qu'ils pouvoient
tous être tranquilles , & que le pape
auroit certainement égard à l'intercef
fion du concile.
Il y a di
verfes opinions fur ce mi
racle , quelques - uns ayant avancé qu'il
fe fit . dans l'affemblé même , & que
e
ces vingt Templier mirent du feu fur
s
leurs manteaux , qui ne brûlerent point ;
ce qui paroît une fable .
Le valgrave & fes collégues for
tirent enfuite , & l'électeur leur tint
parole ; il manda au pape ce qui s'étoit
paffé , lui expofa le danger qu'il y
avoit de févir contr'eux , & lui infi
nua fans doute que ces chevaliers ne
de l'Ordre des Templiers. 259

paroiffoient point coupables : fur quoi


1311
le pape envoya le 1 de juillet , une
nouvelle commiflion au concile de
Mayence pour juger définitivement
ces vingt Templiers , les abfoudre , &
les déclarer innocens. Ce qui fut exé
cuté. Ils furent rappellés au concile ,
& l'on dit qu'ils furent transférés dans
un autre ordre , apparemment dans ce
lui des chevaliers Teutoniques .
Cet évenement fait connoître , que
fi l'on n'eût pas ufé de ſurpriſe & de
violence en arrêtant tous les chevaliers
en un feul jour , ils fe feroient défen- .
dus ; qu'on auroit eu beaucoup de
peine à les convaincre , & que leur
ordre auroit fubfifté.
Enfin le tems marqué pour la tenue Concile
général de
du concile général indiqué à Vienne Vienne.
Dupuis.
étant arrivé , le pape s'y rendit dès Turcelin.
Fleuri.
le commmencement de feptembre : il Vertot
y trouva la plupart des peres qui l'y
attendoient les autres y arriverent
fucceffivement , & enfin il s'y trouva
jufqu'à trois cents , tant cardinaux
Y ij
260 Hiftoire de l'abolition

qu'archevêques , évêques , prélats , ab


1311. bés & docteurs.
Le roi de France s'y rendit en per
fonne avec fes trois fils , Louis , roì
de Navarre , Philippe , comte de Poi
tiers , Charles , comte de la Marche ,
& Charles , comte de Valois , frere du
roi. Ce prince étoit fuivi d'un corps
de troupes , qu'il n'amena pas cepen
dant jufqu'à Vienne ; il les laiffa dans
les places voifines , mais à portée de
pouvoir exécuter fes ordres.
Le roi d'Arragon y avoit envoyé
fes ambaffadeurs pour foutenir fes in
térêts , & empêcher qu'on ne difpofât,
à fon préjudice , des grands biens que
l'ordre des Templiers poffédoit dans
fon royaume. Ces biens étoient le

principal objet de la tenue du con


cile , où perfonne n'ignoroit que l'abo
lition de l'ordre étoit réfolue , & il
s'agiffoit de décider ce qu'on feroit
de tant de villes & de tant de com
manderies dont il étoit en poffeffion .
Le roi Philippe-le - Bel n'ayant plus
de l'Ordre des Templiers. 261 ,

d'efpérance de faire créer l'ordre royal


1311.
dont il avoit fait le projet , & qui eut
Le roi pro
procuré au comte de Poitiers , fon pofe l'établis
fement d'un
fils , une fouveraineté , ou plutôt un ordre nou
royaume très- confidérable , fe retran- veau.
Dupuis.
cha à demander au pape , qu'on formât Vertot
du moins un nouvel ordre qui rem
plaçât celui des Templiers , & qui
édifiât l'Eglife autant qu'il prétendoit
qu'ils l'avoient fcandalifée. Le pape ne
fut pas de ce fentiment. L'ordre des
chevaliers du Temple avoit été établi
pour l'avantage de la terre-fainte , elle

étoit perdue fans reffource. Il n'y


avoit point d'apparence qu'on la pût
reconquérir ; ç'auroit été un grand
détail & beaucoup d'embarras de créer
un ordre nouveau , de lui faire une
regle , & de trouver des fujets pour
le compofer. L'ordre de Saint - Jean
de Jérufalem devenoit de jour en jour
plus puiffant. Il venoit de conquérir
Rhodes , & les chevaliers avoient pris
le nom de leur conquête : voifins des
infideles , ils continuoient de leur faire
262 Hiftoire de l'abolition
la guerre , & les biens des Templiers
1311. employés
ne pouvoient être mieux
qu'en leur faveur ; ils accroîtroient
leurs forces , & les encouragerojent
à fervir la chrétienté , & à en être le
boulevard : ce fut donc à l'ordre de
Saint-Jean que le pape réfolut d'unir
les Templiers.
Motifs de Le procès qu'on leur avoit intenté ,
la convoca
tion du con la réformation du clergé & les affai
cile.
res de la terre-fainte avoient été les
Dupuis.
Fleuri. trois motifs de la convocation du con

cile ; mais on fit peu d'attention aux


deux derniers : le troifiéme , en fup
pofant l'abolition des Templiers , fe
trouvoit lié avec le premier pour l'union
de leurs biens à l'ordre des chevaliers
de Rhodes. Avant l'ouverture du con
cile , le pape avoit ordonné à chacun
des peres un jeune de trois jours & la
1 célébration de trois meffes pour attirer
les lumieres du S. Efprit.
Premiere Le concile s'ouvrit le vendredi 16
feffion.
Dupuis. octobre ; le pape y parla avec dignité ,
Fleuri..
Vertot. mais avec paffion. Il y expofa tous les
de l'Ordre des Templiers. 263

crimes dont les Templiers étoient ac


cufés , & dont il les croyoit convain- 1311.
cus. Il détailla les procédures , & tout
ce qui s'étoit fait contr'eux , & dé
teftant un ordre fi odieux & fi fcan
daleux , il propofa de l'abolir.
Tous les peres furent confultés fur
cette abolition : il y eut fur cela deux
avis ; le premier modéré & qui pa
roiffoit le plus jufte , concluoit à ouïr.
les accufés dans leurs défenfes , à ob
ferver toutes les formalités dans une

affaire d'une fi grande importance , &


à confronter les chevaliers à leurs ac

cufateurs. La plupart des évêques de


France , d'Italie , d'Efpagne , d'Angle
terre , d'Ecoffe , d'Irlande , d'Allema
gne & de Danemarck , adhérerent à
ce fentiment , en s'écriant qu'il étoit
rude d'abolir , fans ces formalités , un
membre de l'Eglife , & qui l'avoit fi
long - tems & fi bien fervie.
Le fecond avis , étoit compofé auffi
d'un grand nombre de prélats , entr'au
tres des archevêques de Sens , de Reims
264 Hiftoire de l'abolition

& de Rouen , qui méritoient d'autant


1311. plus d'attention , qu'ils avoient plus de
connoiffance des faits, ayant dreffé eux
mêmes toutes les procédures. De leur
parti étoit Guillaume du Rondy , évê
que d'Abanne , prélat d'une fcience
profonde , & qui avoit bien examiné
la matiere. Ils s'écrioient qu'on ne de
voit pas balancer à abolir un odrre
fi déteſtable , chargé de tant de crimes
prouvés par deux mille témoins , &
qui rendoit odieux & mépriſable le
nom chrétien parmi les infideles. La
feffion dura jufqu'à la femaine - fainte
fans que rien fût décidé.
Deſtination
des biens des Le pape s'expliqua avec les cardi
Templiers. naux & les peres du concile , même
Dupu's.
Valingan. avec le roi, & les ambaffadeurs des prin
Mariana. ces , fur ce qu'il ne vouloit point créer
Fleuri.
d'ordre nouveau . Il leur en dit fans doute

les raifons ; ajoutant qu'il vouloit unir


tous les biens des Templiers à l'ordre
des chevaliers de Rhodes , qui par -là
-
deviendroient affez puiffans pour faire
une perpétuelle guerre aux infideles ,
&
de l'Ordre des Templiers. 265
& fervir avec fuccès la chrétienté.

Le roi ne s'y oppofa point ; il ftipula 1311 .


feulement la confervation de fes droits
& ceux de fa couronne. Les autres
3
fouverains y acquiefcerent également ,
excepté le roi d'Arragon , dont les
ambaffadeurs , par fon ordre , repré
fenterent , que Sa Sainteté voulant que
les biens des Templiers fuffent em
ployés à faire la guerre aux infideles ,
il ne le pouvoit faire plus à propos ,
ni plus fùrement , qu'en deftinant les
biens fitués dans les états de ce prince ,
à en chaffer les Mores , qui depuis fi
long-tems fatiguoient les princes chré
tiens, & n'oublioient rien pour envahir
leurs provinces , & que telle étoit la
réfolution du roi leur maître , qui fup
plioit le pape & le concile de l'agréer.
Le pape n'entra point du tout dans
cet expédient. Il vouloit que la loi
fût générale , & que l'ordre de Rho
des profitât de la dépouille des Tem
pliers. Il eut fur cela de longues dif
cuffions avec les ambaffadeurs : mais
Z
266 Hiftoire de l'abolition

ceux du roi d'Arragon tinrent ferme, &


13.11. ils firent entendre nettement de fa part

au pape , que ce prince n'obéiroit point


à fa bulle , & qu'ayant à foutenir tous
les efforts des infideles , il étoit plus
jufte & plus néceffaire que des biens
eccléfiaftiques fitués dans fes états ,
fuffent employés à les conferver ,
qu'à augmenter la puiffance des che
valiers de Rhodes , moins utiles à la
chrétienté que fes fujets , dont le dan

ger étoit plus preffant. Le pape , qui


étoit fage , qui voyoit tous les autres
fouverains d'Espagne dans les mêmes
difpofitions , n'ofa fe commettre avec
eux; il voyoit d'ailleurs que leurs préten
tions étoient fondées . Ainfi il fe relâcha,

& il confentit que le roi d'Arragon fon


dât dans fon royaume un ordre nou
veau de chevaliers militaires deſtinés
à combattre les Mores , & qu'on y
appliquât les dix - fept villes & châ
teaux qui avoient appartenu aux Tem
pliers. Telle eft l'origine des chevaliers
de Monteza , qui firent de la ville de
de l'Ordre des Templiers : 267

ce nom , leur chef- d'ordre , & qui


font une branche de l'ordre de Ca- 1311 .
latrava , ayant pris fa regle , & en
étant néanmoins indépendans .
Les biens des Templiers en Eſpagne Exécution
furent donc exceptés de la loi géné- gne.pour l'Eſpa
rale , & deftinés à la guerre contre les Mariana.
Dupuis.
Mores , qui y poffédoient encore le Fleuri.
royaume de Grenade , très-floriffant. Le
roi de Portugal fit ufage de ces mêmes
biens dans fon royaume pour établir
l'ordre de Chrift. On ne voit pas que
le roi de Caftille , D. Fernand IV , les
ait unis à aucun des ordres militaires

qui exiftoient depuis long-tems dans


fes états. Il prétendit , qu'étant chargé +
du poids d'une guerre continuelle con
Ja
tre les infideles , il avoit befoin de
fonds pour la foutenir. En conféquence
il réunit à fon domaine tous les biens
des Templiers , fans même en obtenir
le confentement du pape , qui ferma
les yeux fur la conduite de ce prince
abfolu , contre lequel il n'eut pu fé
vir fans expoſer ſon autorité.
Z ij
268 Hiftoire de l'abolition
La feconde feffion du concile com
1312. mença le 3 avril après Pâques. L'af
Seconde fef femblée augmentée encore de quelques
fion.
Valingan.
Mariana. prélats , étoit tout -à- fait augufte : le
Dupuis. roi y parut affis à côté du pape avec
Fleuri.
fes trois fils & fon frere. Les autres
affaires étant réglées , on réfolut de
mettre fin à celle des Templiers , qui
étoit le principal objet du concile.
Le pape ne laiffoit pas d'être em
barraffé fur la condamnation & l'abo
lition de l'ordre des Templiers , ayant
trouvé la plupart des peres oppofés à
la fuppreffion : il fallut joindre l'autorité
& l'adreffe. La préfence du roi portoit
*
un grand coup pour le fuccès ; le
pontife de fon côté ramena un grand
nombre de prélats à fon fentiment ,
dans les confiftoires fecrets & féparés
qu'il tint avec les cardinaux & quelques
peres , qui fe laifferent gagner par
fes paroles , & peut - être par fes pro

meffes , en forte que toutes les voix


fe réunirent , & qu'il fut arrêté que
tous les Templiers feroient condam
de l'Ordre des Templiers. 269

nés , & que leur ordre feroit éteint


131.2 .
& aboli.
La bulle en fut publiée le 6 mai , par
le pape , & d'un confentement général.

Elle portoit , Que le fouverain-pontife


avec le faint concile , ayant convaincu
les chevaliers de l'ordre du Temple
de Jérufalem , des crimes les plus

grands & les plus énormes , avoit fup


primé , éteint & aboli cet ordre ,
non pas par forme de fentence défi
nitive , les procédures faites contr'eux
ne pouvant donner lieu à condamner
ces chevaliers juridiquement , mais
par voie de provifion , de conftitution
eccléfiaftique , & felon la plénitude
de fa puiffance ; Qu'il défendoit à
toutes perfonnes d'entrer dans l'ordre ,
d'en prendre le nom qui étoit aboli , &
d'en porter l'habit, fous peine d'excom
munication , réfervant au faint - fiége
la difpofition des biens des Templiers ;
& quant à leurs perfonnes , confirmant
les fentence des conciles provinciaux
de Sens & de Reims , defquelles il

Z iij
270 Hiftoire de l'abolition

répétoit le difpofitif, à favoir , qu'on


1312 délivreroit les innocens , qu'on puni

roit les coupables en faifant grace


à • tous ceux qui la demanderoient ;
Qu'à ceux qui auroient été trouvés in
nocens , il feroit accordé une penfion
honnête pour fubfifter ; Qu'à l'égard
des relaps , ils feroient punis à toute
rigueur ; Que les fugitifs qui n'avoient
pu être arrêtés , feroient cités à com
paroître dans l'an devant leur évêque
diocéfain pour être interrogés & jugés ;
faute de quoi , ils le feroient par con
tumace , & même excommunics &

tenus pour hérétiques , comme perfé


vérant dans leurs crimes. Le pape ne

prétendoit point que le grand- maître.


& les trois principaux officiers de l'or
dre fuffent compris dans cette fen
tence ; il s'en réfervoit toujours la
connoiffance.
Seconde Par cette bulle , le pape fe réfervoit
bulle en fa
veur desche la difpofition des biens des Templiers ,
valiers de
Rhodes. quoiqu'il eût été réfolu de les unir à
l'ordre de Saint - Jean de Jérufalem ;
de l'Ordre des Templiers. 271

auffi par une extenfion à la bulle , il


en rendit une feconde , par laquelle il 1312 .
expliqua qu'il les adjugeoit aux che
valiers de Rhodes , excepté les biens
fitués dans les royaumes d'Espagne ,
& fans préjudice des droits que pou
voient avoir fur les biens des Tem
pliers fitués dans les autres états , les
rois , les princes & les feigneurs. On
difoit dans cette feconde bulle , que
cette claufe étoit une omiflion faite
dans la premiere par la faute de celui
qui l'avoit écrite ; excufe d'un ridi
cule fans exemple , ces fortes d'actes
d'une fi grande importance ne pou
vant être publiés fans avoir été lus ,
revus & examinés par le pape lui
même , du moins par une congréga
tion de cardinaux , & fur la minute
mife au net.

Telle fut donc la bulle célébre qui furRéflexion


la pre
abolit un ordre fameux , qu'on difoit miere bulle.
avoir convaincu de crimes , quoiqu'on
avouất qu'on avoit manqué de preu
ves pour porter un jugement définitif
Z iv
272 Hiftoire de l'abolition
C'étoit donc ufer d'une autorité ab
1312. folue , & convenir que pour des rai
fons fecrettes , on vouloit abolir un or
dre ancien , établi folemnellement &
authentiquement , & dont la républi
que chrétienne avoit reçu , & rece
voit encore de fi grands fervices. Telle
fut cette fentence qui féviffoit fi ri
goureufement contre les relaps , &
bien inutilement , puifque dès l'année
précédente ils avoient été exécutés
prématurément , ce femble , & lorf
qu'il convenoit d'attendre la décifion
du concile général , qui n'avoit plus
qu'un effet rétroactif.
Difpofitions
pour mettre Le grand-maître de Rhodes apprit
P'ordre de avec une grande joie l'heureuſe révo
Rhodes en
poffeffion des lution qui venoit d'arriver en faveur
biens des
Templiers. de fon. ordre , qui dans un inftant &
Dupuis. par la bulle du pape accroiffoit de plus
Nengis.
Vertot. du double les biens qu'il poffédoit ,
Fleuri.
& qui par conféquent devenoit en Eu
rope d'une toute autre confidération.
Cette union de tant de commanderies
lui donnoit un relief, une opulence
de l'Ordre des Templiers. 273

qui le mettoit en état de faire avec


plus de fuccès la guerre aux infideles. 1312.
A toutes les richeffes des Templiers ,
la bulle avoit joint le rang , les hon
neurs & tous les priviléges de l'ordre
aboli . Les détenteurs de ces biens
étoient obligés de les remettre aux
chevaliers de Rhodes , fous peine d'ex
communication . Par une nouvelle bulle
du 24 juin , le pape prioit le roi &
lui enjoignoit d'employer fon autorité
pour faire exécuter cette union , &
faire mettre les chevaliers en poffeffion.
Le roi s'y prêta de bonne grace ,
& par fes lettres - patentes du 24
d'août , il ratifia la bulle du pape ,
approuva le décret du concile , & or
donna à tous ceux qui régiffoient les
biens des Templiers de les remettre aux 1
chevaliers de Rhodes , fauf fes droits ,
ceux de l'Eglife & ceux des feigneurs de
fon royaume. Il eſt vrai qu'il y joignit
une clauſe , c'étoit que le pape ré
formeroit le nouvel ordre : mais elle
n'eut point d'exécution , ſoit par la
274 Hiftoire de l'abolition

négligence du pape , foit parce qu'il re


1312.
connut que l'ordre de Rhodes n'avoit
pas befoin de réforme. Le 7 décembre ,
une partie des députés du grand-maî
tre de Rhodes étant arrivée pour
être mis en poffeffion , le pape fit

expédier une nouvelle bulle qui s'a


dreffoit au roi , & par laquelle il le
prioit de donner à ces députés tout
aide & fecours ; & par une feconde
du 16 janvier avant Pâques , il or-
donnoit que les détenteurs des biens

des Templiers rendroient compte des


jouiffances aux chevaliers de Rhodes.
Députés de Le grand maître de Villaret nomma
l'ordre de
Rhodes. plufieurs commiffaires pour fe tranf
Dupuis.
Vertot. porter en France & dans les autres
états , & y être mis en poffeffion de
toutes les commanderies & de tous

les autres biens des Templiers . On


met ici leurs noms , toujours dans la
vue de faire connoître les grandes
maifons de ce fiecle :
Léonard de Thibert , procureur gé
néral ; Albert Lallemand de Château
de l'Ordre des Templiers. 275

neuf, grand-commandeur, chargé outre


cela de la vifite de l'ordre ; Richard de 1312 .
Raveling , drapier ; Philippe de Gran
gana, grand-prieur de Rome ; Léonard
de Libertis , grand - prieur de Venife ;
les trois affiftans du grand-maître, Henri
de Pliniere , Arnaud de Soliers & Ar
saud de Châteauneuf ; & Durand de
la Prévoté , commandeur de Mon
chalia. Ils devoient tous fe partager ,

& agir fous la direction du grand


commandeur .
Ce fut le chevalier de Thibert qui Ils font mis
en France en
fut envoyé en France , & qui fut reçu potion de
du roi avec beaucoup de diftinction. tous lesbiens
des Tem
Le parlement ordonna qu'il feroit mis piiers.
Les mêmes.
en poffeffion de tous les biens de l'or Mayenne
Turquet.
dre des Templiers , fitués dans fon
diftrict .
L'arrêt en fut rendu dans l'octave
de la S. Martin ; mais il eut de fu
rieufes exceptions. Outre la réferve
des droits du roi , des prélats & des
feigneurs , qui étoit très-jufte & énon
cée dans la bulle , on obligea les cheva
276 Hiftoire de l'abolition

liers de Rhodes , pour les frais faits dans


312. le procès des Templiers & leurs tranſ
lations , à laiffer les deux tiers des biens
mobiliers, & 260000 liv. tournois d'ar
gent , fomme immenfe pour ce fiecle ,
fans compter ce qu'il en coûta aux
chevaliers de Rhodes pour s'affran
chir de toutes les chicanes & de tou
tes les vexations de ceux qui gardoient
les biens des Templiers , & qui ne s'en
deffaififfoient qu'avec douleur. Outre
cela , on les affujettit aux penfions de
tous les Templiers qui avoient été dé
clarés innocens , à la nourriture , à l'en
tretien & aux frais de tous ceux qui
étoient reftés en prifon ou entre qua
tre murailles ; en forte que le bienfait
du concile fut d'abord extrêmement
à charge à l'ordre de Rhodes , mais
il voyoit devant lui un avenir heureux.
En Angle On agit bien plus noblement en
terre.
Dupuis. Angleterre , où le roi Edouard II ,
de concert avec le parlement , les mit
en poffeffion de tous les biens - meu
bles & immeubles des Templiers ; on
de l'Ordre des Templiers. 277
leur fit même reftituer les fruits . Tous
les priviléges de l'ordre aboli leur fu- 1312 .
rent confervés , & le grand - prieur
* d'Angleterre de l'ordre de Rhodes fut
déclaré lord , & eut entrée dans la
chambre des pairs , comme l'avoit eue
le grand - prieur des Templiers.
Au refte , il ne paroît point qu'en
ce royaume on ait fait mourir aucun

Templier. On affigna des penfions à


chacun de ceux qui reftoient. Ils fe
crurent même déchargés de leurs
vœux , & il étoit naturel qu'ils le
cruffent. Cet ordre étoit annullé &

anéanti , jufque-là que le nom même


en étoit aboli . Ainfi quelques-uns d'en
tr'eux voulurent fe marier , mais les
évêques s'y oppoferent , prétendant
qu'encore qu'ils fuffent déliés de leurs
vœux pour la milice du Temple , le
vœu de chafteté qu'ils avoient fait ,
étoit indélébile , & fubfiftoit toujours .
En Alle
En Allemagne , où regnent tant
magne.
de fouverains , & où le roi des Ro Dupuis
mains Venceflas avoit peu d'autorité ,
278 Hiftoire de l'abolition

ily eut entr'eux divers fentimens pour


1312. la diftribution des biens des Templiers.
Chaque prince fur cela confulta fes inté
rêts. Il y avoit dans cette partie de l'Eu
rope un ordre militaire , compofé des
puînés des grandes maifons , & dans
lequel on ne recevoit que desAllemands.
C'étoit l'ordre des chevaliers Teuto
niques , célébres par leur valeur , &
qui avoient rendu de grands fervices ·
à la religion , auffi - bien que les che
valiers du Temple & de Saint - Jean .
C'étoit à cet ordre que tous les prin
ces d'Allemagne penchoient d'unir les
biens des Templiers , pour l'augmen
ter , l'enrichir & donner de grands
établiffemens à leur enfans.

La bulle y répugnoit. Tout un


concile avec le pape avoit prononcé
en faveur des chevaliers de Rhodes ,
<& les autres états s'y étoient confor
més , excepté les rois d'Efpagne . Mais
leur exemple étoit contagieux , & la
condefcendance qu'on avoit eue pour
eux , enhardit les princes Germains - à
de l'Ordre des Templiers. 279
demander que du- moins une partie

des biens des Templiers fût adjugée 1312.


à l'ordre Teutonique , puifqu'ils pro
venoient de la liberalité de leurs an
cêtres: Comme cette demande étoit
faite fur un ton qui faifoit comprendre
qu'ils n'obéiroient pas , fi on ne la leur
accordoit , le pape fléchit encore , &
confentit que ces biens fuffent parta
gés entre les chevaliers Teutons & les
chevaliers de Rhodes. Cela fut ainfi
exécuté , & par la divifion qui s'en
fit , la riche commanderie de Morien
dal échut aux premiers , outre plu
fieurs autres commanderies moindres.
Au refte , il ne fe fit en Allemagne
aucune exécution fanglante.
En Italie la bulle d'union aux che En Italie.
Dupuis.
valiers de Rhodes fut exécutée à la Grutler,
lettre. On les mit en poffeffion de tous
les biens des Templiers , & ils y font
encore aujourd'hui . Il en faut excep
ter, dans les états du roi de Naples , tout
le mobilier que le prince confifqua à fon
profit , fans doute pour les frais qu'il
280. Hiftoir de l'aboli
e tion
avoit faits dans fon royaume , fur-tout
1312. en Provence ; la fentence qui con
damnoit au feu les relaps , fut exécu
tée à la rigueur .
Les chevaliers de Rhodes ne pro
fiterent donc pas de tous les biens des
Templiers ; leurs meubles , qui étoient
d'un prix immenfe , furent appliqués
aux frais qui s'étoient faits pour leur
procès. On a vu qu'en France le roi
s'appliqua les deux tiers de ceux de
fon royaume , & il y a bien des au
teurs qui avancent que le pape , fi
avide de richeffes , ne s'oublia pas ,
& qu'il entra dans fes coffres une par
tie de l'argent & des meubles les plus
précieux de ces infortunés ; ce qui
n'empêcha pas que l'ordre de Rhodes ,
accru de tous les immeubles & d'une

grande partie des meubles , ne par


vînt par cette union à la grande puif
fance & à l'extrême opulence , où il
eft encore aujourd'hui .
Nous avons rapporté tout de fuite
l'exécution de la bulle pour la diftri
bution
de l'Ordre des Templiers: 28 1
diftribution de ces biens en Europe

& en Chypre , où elle eut auffi lieu , 1312 .


& cela pour ne pas interrompre le
fil de la narration , quoique toute
l'année 1 3 1 3 ait été employée à mettre
en poffeffion l'ordre de Rhodes . Il faut
revenir au commencement de cette
année , & raconter la catastrophe qui
termina la condamnation & l'abolition
des Templiers .
Dans toutes fes bulles , le pape Le pape
délégué ires
s'étoit réſervé la connoiffance & le jus commiffa des

gement du grand -maître & des grands- pourjuger le


prieurs , qui depuis cinq ans languif- & les grands
prieurs.
foient dans d'obfcures prifons , char- Dupuis.
Nangis.
gés de fers & fouffr ant tous les maux Grutler.
d'une dure captivité. Il eſt vrai que

dans leurs dépofitions ils avoient avoué


une partie des crimes qu'on impu
toit à l'ordre ; mais après tant de
fanglantes exécutions , on pouvoit
s'imaginer qu'on auroit égard à leur
rang , à leur naiffance & à leur lon
gue prifon , qui n'eft pas une peine
médiocre. Il n'en fut pas ainfi , & lẹ
Aa
282 Hiftoire de l'abolition
pape par une bulle , nomma commif
1312. faires pour les juger en fon nom &
en dernier reffort , les cardinaux - lé
gats , dont le premier étoit Bernard
d'Aux , évêque d'Albane . Il leur af
focia l'archevêque de Sens & les évê
ques qui étoient affemblés à Paris , en
leur enjoignant même de fe faire affifter
de quelques docteurs en Théologie.
Les quatre Templiers qu'il s'agif
foit de juger , & que jufques - là le
pape s'étoit réfervés , étoient le grand
maître Jacques de Molay , le prince
dauphin Gui , grand -prieur de Nor
mandie,Hugues de Peralde ou Peyraud,
grand- prieur d'Aquitaine , & un com
mandeur , nommé Benigne Coeur- de
Roi, qui avoit été miniftre des finances.
Jugement Les cardinaux - légats fe rendirent
contre le
grand-maître à Paris en mars avant Pâques , &
& lestrois au- s'affemblerent avec tous les commif
res Tem
pliers. faires. On y lut les dépofitions des ac
Les mêmes.
cufés , qui dans le recollement ne s'en
étoient point dédits . Il eſt vrai que
le grand - maître , lorfqu'il comparut
de l'Ordre des Templiers. 283

- pour défendre l'ordre , avoit reclamé


contre fa dépofition , & avoit affez 1312.
fait entendre , ou qu'on l'avoit falfi
fiée , ou même qu'il ne l'avoit point
faite telle qu'on la lui repréfentoit :
mais cette déclaration n'étoit point
juridique , & il eft certain qu'il avoit
avoué & à Paris & à Chinon , tout
ce qu'elle contenoit. Il y eut pour
tant à ce fujet entre tous les commif
faires une longue délibération ; mais
enfin à la pluralité des voix , fans en
tendre les prifonniers & fans aucune
confrontation , on leur donna la vie ,
& ils furent feulement condamnés à
être renfermés à perpétuité entre qua
tre murailles.
L'exécution de la fentence fut mar-
Prononcia
tion de la
quée au lundi 11 mars , & pour en fentence
Les mêmes.
rendre la prononciation plus célebre ,
il fut arrêté qu'elle fe feroit au par
vis Notre - Dame , où l'on dreffa un
grand échafaut , (ur lequel y avoit une
chaire préparée pour le cardinal d'Al
bane . I fe rendit fur cet échafaut
A a ij
284 Hiftoire de l'abolition

avec tous les commiffaires . On amena


1312. au pied le grand - maître & les trois
autres Templiers , tous quatre ayant
les fers aux pieds & aux mains. Le
cardinal lut la fentence , où étoient
rapportées tout au long leurs dépo
fitions. Il fit enfuite un difcours au

peuple , auquel il raconta tous les


crimes des Templiers .
Defaveu du Il commença enfuite de prononcer
grand-maî re
& de prince la fentence . Il fut interrompu par le
dauphin,
Nangis. grand - maître & par le prince dau
Dupuis. phin , qui comme par un mouvement
Mezerai.
Fleuri. d'en-haut & par une fubite infpiration ,
Vertot.
Grutler. quittant leur place , & s'avançant fur
le bord de l'échafaut en ſecouant leurs
chaînes , demanderent audience . Le
grand- maître porta la parole , & dé
clara que tout ce qu'ils avoient dé C
pofé , étoit faux ; qu'ils ne l'avoient
avoué que pour fe dérober à la ri
gueur des tourmens , & depuis par
l'infinuation & la fuggeftion du pape
& du roi ; qu'ils s'en dédifoient ; que
l'ordre étoit pur & faint , & qu'ils
de l'Ordre des Templiers. 285

étoient prêts à mourir pour foutenir


1312 .
cette vérité. Le prince - dauphin ap
prouva tout ce qu'avoit dit le grand
maître.
L'étonnement des cardinaux & des Etonnement
des juges &
commiffaires fut extrême ; ne fachant de l'affem
blée.
plus comment achever leur commif Les mêmesé
fion , ni comment prononcer une fen
tence pour un crime qui changeoit
de nature mais l'étonnement de cette
multitude de peuple affemblé pour
une pareille cérémonie , fut bien plus
grand. Il y regnoit un filence plus pro
1 fond que lorfque le cardinal avoit

parlé , filence d'effroi , de crainte , de


compaffion. On favoit ce qui devoit
fuivre un defaveu fi important. Tout.
le monde avoit les yeux fur les deux
coupables , dont l'état pitoyable , hi
deux même par les fuites d'une fi lon
gue captivité , n'empêchoit pas qu'on
ne ſe rappellât leur premiere fplendeur,
qu'on ne fe fouvînt de l'éclat avec le
quel avoit paru parmi les princes le
grand- maître d'un ordre fi célebre , &
286 Hiftoire de l'abolition

qu'on ne fe repréfentât enfin la haute


1312. naiffance du prince - dauphin on fa

voit encore la conduite fage & ré


glée que tous les deux avoient tenue ,
& l'on fe fentoit difpofé d'ajouter foi
à ce qu'ils venoient de dire dans un
moment fi critique , & au péril qu'ils
couroient par ce terrible defaveu .
On tâche Les cardinaux qui ne pouvoient
de leur faire
rétracter leur plus remplir leurs fonctions , tâcherent
defaveu.
Les mêmes. de faire rentrer en eux-mêmes ces deux
Vertet.
Mariana. feigneurs ils leur expliquerent les
conféquences de leur rétractation , &
le malheur auquel ils s'expofoient :
on dit même qu'ils leur offrirent l'im
punité & la liberté , s'ils vouloient ,
en s'humiliant , révoquer leur defa
veu , & demander pardon . Ces of
fres furent inutiles , & ne fervirent
qu'à leur faire renouveller la protef
tation de leur innocence & de la fain
teté de l'ordre.
On les re Sur leur refus opiniâtre , les com
conduit en
priſon. miffaires délibérerent , & ne pouvant
Les mêines.
fe déterminer fur - le - champ , ils con

1
de l'Ordre des Templiers. 287
vinrent qu'il falloit les renvoyer en
prifon , & s'affembler le lendemain 1312.

pour décider de leur fort avec plus


de maturité. On les remit au prévôt
de Paris , qui étoit préfent , & avoit
affifté à la cérémonie. Il les recon

duifit en prifon . Il pouvoit être alors


deux heures de relevée.
A l'égard du grand-prieur d'Aqui
taine Peralde & de fon compagnon ,

comme ils ne s'étoient point joints


au grand - maître & au dauphin , &
qu'ils avoient gardé le filence , acquief
çant aux crimes pour lefquels on les
jugeoit, on leur prononça leur fentence,
& ils furent menés dans le lieu où ils
devoient être renfermés le refte de leur
vie.

Le roi , qui étoit au Louvre , fut Le roi eft


inftruit du
bientôt inftruit de tout ce qui s'étoit defaveu. 1
Les mêmes.
paffé. Il ne put qu'être très - irrité de
ce que le grand-maître avoit dit , que
c'étoit par les follicitations de ce prince
qu'il s'étoit chargé de crimes horribles
dans fa dépofition. Cela ne pouvoitfaire
288 Hiftoire de l'abolition

qu'un très - mauvais effet dans les ef


1312.
prits. I confidéra d'ailleurs que par
le délai qu'avoient pris les commif
faires , ils chanceloient fur ce qu'ils
devoient prononcer contre les coupa
bles. Le cas n'étoit pas nouveau ,
puifque tous les Templiers avoient été
exécutés fur de pareils defaveux qu'ils
n'avoient point voulu rétracter , & on
les avoit regardés comme relaps. Ainfi ,
pour fixer l'irréfolution des commif

faires , pour prévenir leur pitié dan


gereufe , & achever d'abolir un or
dre odieux , dont les reftes paroî
troient fubfifter , tant que deux fujets
d'un rang fi élevé , feroient en vie ,
il affembla ceux de fon confeil qui
étoient auprès de lui , & délibéra avec
eux , fans même y appeller aucun ecclé
fiaftique ; & il fut réfolu dans ce con
feil privé , où la volonté du roi faifoit la
loi ,, que fans perdre un moment de
tems , on expédieroit les deux coupa
bles , conformément à ce qui avoit été
pratiqué pour les autres relaps. Auffi
tôt
de l'Ordre des Templiers . 289

tôt le roi ordonna qu'on allumât un


bûcher dans l'ifle , fituée entre les jar 1313.
dins du roi & les Auguftins , qu'on
les y conduisît , & qu'on les y brû

lât le jour même. Le bruit en fut


bientôt répandu , & cette prodigieufe
multitude de peuple qui s'étoit trouvée
au parvis Notre- Dame fe rendit dans
le lieu de l'exécution.
Le prévôt ayant reçu l'ordre du Difcours du
grand-maître
Toi , conduifit dans l'ifle le grand- au moment
de l'exécu
maître & le prince - dauphin. Il étoit tion.
déja près de quatre heures , & l'on Mariana.
Grutler.
achevoit de dreffer le bûcher. Le Mezerai.
Vertot.
grand - maître prit le refte du tems PaulEmile.
pour ſe tourner vers le peuple , & lui
parler.
Je déclare , Meffieurs , à la face du
ave ciel & de la terre , dit-il , & je le déclaro
avec les fermens les plus facrés de la
religion , que nous fommes innocens des
crimes qu'on nous impute , & que L'or

dre faint , duquel nous avons l'honneur


d'être , n'en eft point auffi coupable :
qu'il eft pur & infiniment utile à notre
Bb
290 · Hiftoire de l'abolition

fainte religion ; mais que nous avons


1313. commis un crime exécrable en nous char

geantpar nos dépofitions , & en chargeant


notre ordre des impiétés & des abomina
tions qu'elles contiennent . Nous avons
fait ces aveux d'abord par foibleffè ,
pour nous dérober aux tourmens qu'une
cruelle queftion nous faifoit fouffrir , &
enfuite par respect humain , par les fol
licitations & les infinuations du pape &
du roi ; crime affreux dont mon cœur
eft pénétré de la plus vive douleur. Saifi
d'horreur , j'en demande très -humblement
pardon à mon Dieu. Ah ! fi je n'avois
pas commis ce crime exécrable ! Mais
enfin le paffé étant irrévocable , fi ce
forfait peut être expié pour appaifer no
tre Dieu , & lever le fcandale que nous
avons donné , nous allons fouffrir le fup
plice qu'on nous prépare , & nous vou
drions en fouffrir un plus cruel : je re
connois que je mérite la mort pour l'in

fame dépofition que j'ai faite. On m'offre


la vie pour rétracter mon defaveu. Que
ferois-je d'une vie obtenue par un fecond

1
de l'Ordre des Templiers . 291

crime qui me rendroit encore plus crimi


1313 .
nel ? Elle me feroit odieufe & infup
portable.
Supplice du
Il vouloit encore parler , mais on grand-maître
l'en empêcha , & le bûcher étant al & du prince
dauphin.
lumé , les miniftres de la justice le Les mêmes.
prirent & l'attacherent au poteau . On
y mit auffi le prince- dauphin , qui ré
péta & proféra à peu près les mêmes
paroles que le grand-maître. Ils furent
tous les deux brûlés à petit feu ; ce
qui le fait connoître , c'eft qu'il n'y
avoit point de flammes qui s'élevaf
fent , & qui puffent les fuffoquer ;
en forte qu'ils effuyerent toute la ri
gueur de 1 ce fupplice effroyable. Ils
le fouffrirent avec une douceur & une

conftance admirable , fans cris ni gé


miffemens : ils implorerent la miſéri
corde de Dieu , & à demi brûlés ,
ils déteftoient toujours leur fauffe dé
pofition , en atteftant la fainteté &
l'innocence de leur ordre. Tous les
deux moururent dans ces fentimens ,
Bb ij
292 Hiftoire de l'abolition

& en quelque forte avec une efpece


1313 .
de confolation ( a ).
Trouble ,
effroi & dou Il eft aifé de juger quel trouble
leur du peu quelle horreur & quelle douleur fai
ple.
Lesmêmes. firent le peuple & tous les fpectateurs

(a ) Inconcevable labyrinthe du cœur humain !


des gens , qui pour éviter la question , ont
avoué des crimes faux , fouffrir avec tant de
conftance le plus affreux des fupplices ! Mais
nous croyons en entrerir la raison . C'eſt que
l'homme le plus ferme , qui fe trouve pris &
entre les mains d'un ennemi puiffant , eft d'a
bord abattu , & mis au deffous de lui - même.
Infenfiblement , il s'accoutume à fon état , &
reprend fa grandeur d'ame naturelle ; que dis
je plus grande même , il y joint le reffort
puiffant de l'indignation. Nous fommes loin
d'approuver la barbare conduite de Philippe
le- Bel : il falloit anéantir l'ordre , garder les
biens , les réunir au domaine , ou mieux , les
donner à cens à des fujets laborieux , & rendre
aux ex-Templiers la liberté, avec une penfion.
Ces crimes prétendus n'avoient pas l'ombre de
vraisemblance. Mais tel étoit le malheur des
tems , qu'il en falloit des pareils pour abolir
un corps qui tenoit au clergé.

"
de l'Ordre des Templiers. 293

à la vue de ce fupplice. Si d'ordinaire


à l'exécution des plus grands fcélé- 1313~
rats même , on témoigne de la pitié &
de la compaffion , quels furent les mou
vemens des François en voyant périr
d'une mort fi cruelle deux hommes d'une
fi grande confidération ! Le grand
maître d'un ordre fameux , & qui

alloit de pair avec les fouverains ; un


prince , fils d'un fouverain , allié à
tous les rois , & fils d'une princeſſe
du fang ! N'accuferent-ils point le roi
de cruauté , de ne pas refpecter fon
propre fang ? le grand - maître étoit
encore dans la force de fon âge , &
le prince - dauphin dans la fleur du
1 fen , n'ayant que trente-cinq ans. Ils
protestoient de leur innocence , & les
paroles des mourans , forfqu'ils peuvent
ne pas mourir , font regardées comme
des oracles. Auffi prefque toute cette
affemblée les crut - elle innocens . Elle
fe livra à la douleur : elle verfa des
larmes abondantes . Troublée , affligée ,
admirant même leur conftance , elle

Bb iij
3
294 Hiftoire de l'abolition

regarda ces deux feigneurs comme


1313. deux martyrs de la vérité , & la pof
T
térité leur a rendu la même juftice.

Après leur mort le peuple recueillit


leurs cendres , & plufieurs emporterent

chez eux ce qu'ils purent amaffer de


leurs os , comme des reliques pré
cieufes qu'ils conferverent cherement ,
& même qu'ils revéroient.
Ajourne On dit que le grand - maître pref
ment.
Grutler. que confumé , & n'ayant plus que la
Mezerai. langue libre , s'écria en parlant du
pape : Clément , juge inique , je t'ajourne
à comparoître au tribunal de Dieu d'au
jourd'hui en quarante jours ; & toi ,
roi Philippe , également injufte , dans
l'an (a). Mais il eft évident que cette
tradition , crue affez généralement ,
n'eft rien moins que certaine ; ce
fait n'étant rapporté par aucun au
teur contemporain . D'ailleurs , pour

(a ) Ceci aura été inventé d'après l'événe


ment. Mais , qu'il feroit à fouhaiter que les in
pocens euffent ce beau droit !
de l'Ordre des Templiers. 295
quoi le grand - maître auroit - il mis
cette différence entre les deux ajour- 1314.
nemens ?
Mort du
Le pape affligé de diverfes incom
pape.
modités , tomba dangereufement ma Fleuri
Grutler.
lade peu de tems après cette cataf Mezerai.
trophe. Il avoit un méfaife qui lui
rendoit la vie ennuyeufe. Cela fut ac
compagné de maux d'eftomac , & en
fin d'une diffenterie qui le firent tom
a
ber dans une grande foibleffe à Car
pentras , où il s'étoit rendu pour quel
12
ques affaires . Il crut que l'air natal
lui feroit recouvrer la fanté . Il monta
1 en litiere pour aller à Bordeaux , où
il étoit né ; mais le mouvement de la
litiere augmenta fon mal , il fallut
qu'il s'arrêtât à la Roquemande , petite
ville fur le Rhône , près d'Avignon ,
au diocèfe de Nîmes , & il y mourut le
20 d'avril 1314 , précisément qua
rante jours après la mort du grand
maître.
Ce pontife avoit beaucoup d'efprit
& de talens ; mais il facrifia tout à
Bb iv
296 Hiftoire de l'abolition

la politique , à l'ambition & à la foif


1314.
de l'or. Il ne fut pas même exempt
de reproches fur la pureté , & on l'ac
cufa d'une paffion illégitime pour la
comteffe de Perigord , fille du comte
de Foix , laquelle paffoit pour la plus
belle perfonne de France. Il laiffa à
fes neveux des tréfors immenfes , qui
amaffés par les plus mauvaifes voies ,
furent diffipés en peu de tems.
Mort du roi.
Le roi ne lui furvécut qu'environ
Mezerai.
P. Anfelme. huit mois , quoiqu'étant bien plus
jeune que lui , il dût vivre bien plus
long - tems , fuivant l'ordre de la na
ture , puifqu'il n'avoit que quarante
fix ans. Il mourut le 29 novembre
1314 , non fans foupçon d'avoir été
empoifonné. Depuis le fupplice des
deux Templiers , il avoit toujours lan
gui , • & il étoit attaqué d'une fievre
lente , qui l'emporta. Cette circonf
tance de la mort du pape , quarante
jours après celle du grand -maître , &
la mort du roi dans l'an , a été fans
doute le fondement de ce prétendu
de l'Ordre des Templiers. 297

ajournement devant Dieu , publié par


1314.
ceux qui déploroient comme injufſte ,
le cruel fupplice de ces deux fei
gneurs.
Il fembloit en effet que la Juftice Fin des dé
nonciateurs.
divine pourfuivit tous ceux qui avoient Grutler.
contribué à l'extinction de l'ordre des

Templiers & à tant de fanglantes exé


cutions (a). Les deux infames dénon
ciateurs & accufateurs , auxquels on
avoit ajouté une foi aveugle , périrent
miférablement. Ils avoient triomphé
des malheurs de l'ordre , dont ils
étoient deferteurs. Le premier con
vaincu d'un nouveau crime , fut pen
du ; le fecond fut affaffiné par fes
ennemis..

Les deux Templiers , Peralde , grand

( a ) Le crime eft toujours puni par des fui


tes naturelles , & qui ne tiennent en rien du
miracle ; c'est une belle vérité qu'on ne peut
trop établir : mais l'extinction de l'ordre n'en
étoit pas moins bonne & légitime ; il n'y avoit
que les moyens de criminels.
298 Hiftoire de l'abolition

prieur d'Aquitaine , & celui qui avoit


1314. été infpecteur des finances , éprouve
Mort des
deux Tem rent auffi la peine que méritoit leur
pliers qui
toient s'é- foibleffe de n'avoir pas foutenu la ré
fouf
traits au fup- tractation qu'ils avoient faite de leur
plice.
Dupuis. premiere dépofition : ils étoient dans
Vertot.
le même cas que le grand - maître & le
prince-dauphin , & ils avoient devant
les yeux leur . exemple généreux qui
, leur eût dû faire préférer la mort à
la conviction du crime dont ils s'étoient

chargés ; mais la vue d'un fupplice


fi terrible les épouvanta. Ils garderent
le filence lorfque les commiffaires leur
prononcerent la fentence , & s'y fou
mirent. Il fembloit que la crainte d'une
mort cruelle & fi préfente les rendît
en quelque forte excufables ; mais il eſt
quelquefois des occafions , où l'homme
focial doit fortir de la regle de la na
ture , & faire de la vie un facrifice
dû à la vérité, Ils eurent tous deux
une fin très-funefte : ce qui fait juger
qu'on eut de l'indulgence pour eux ,
c'eft qu'ils ne moururent pas enfermés
de l'Ordre des Templiers. 299

entre quatre murailles aux termes de la


fentence , & encore qu'ils ne fe repenti- 1314
rent guère , foit de leurs crimes , s'ils
étoient coupables , foit de leur lâcheté ,
s'ils en étoient innocens.
Ainfi finit un ordre illuftre , qui
avoit brillé pendant deux fiecles , qui
avoit rendu de fi grands fervices à
la chrétienté par une valeur héroïque
& par des exploits éclatans ; mais qui
avoit acquis des richeffes prodigieu
fes ; Tource funefte d'orgueil & de cor
ruption , qui le rendirent auffi odieux
- aux princes chrétiens , qu'il étoit re
doutable aux infideles. Que le crime
& la débauche fe fuffent introduits
parmi plufieurs des Templiers , cela
eft indubitable que tout l'ordre en
fût infecté , cela eft contre la vrai
femblance , & même contre la vérité.
Il fuccomba fous la haine d'un prince
fier , abfolu , puiffant & vindicatif. On
ne peut douter qu'il ne fût perfuadé
qu'ils étoient criminels , & que cette
perfuafion lui aura fait trouver grace
3
' 00' Hiftoire de l'abolition

devant Dieu mais il mit les appa


1314 rences contre lui , par une procédure
violente , cruelle , inufitée , quoiqu'on
doive avouer que s'il eût fuivi les
formes , il n'eût jamais réuffi à abo
lir un ordre fi puiffant & fi nombreux.
Le pape fut encore plus coupable que

lui , en fe prêtant lâchement à fa paf


fion , & en fe voyant réduit à con
damner ce grand ordre par voie de
provifion & d'autorité , & non pas
juridiquement. On ne peut ainfi dif
convenir qu'un bas intérêt n'ait eu
beaucoup de part à cette indigne ma
noeuvre ( a ), & que le pape , le roi

& leurs miniftres n'ayent profité d'une


partie des dépouilles de ces malheu
reux.
Tout l'avantage que la religion a
retiré de l'abolition des Templiers ' a

( a ) Indigne , non quant au fond ; mais par


les moyens employés : fans aucun autre mo
tif que l'utilité publique , un roi & un pape
peuvent abolir tout ordre quelconque.
'de l'Ordre des Tmpliers . 30.1
été l'union de toutes leurs comman

deries à l'ordre de Saint-Jean , aujour. 13 : 4.


d'hui l'ordre de Malthe , qui a hérité
de leurs biens & de leur valeur ; &
qui eft le bouclier & le rempart de
la chrétienté. Puiffe-t-il , profitant de
cet exemple terrible , perfévérer dans
la vertu , & fe rendre de jour en jour
plus recommandable !

FIN
APPROBATION.

J'AI lu , par ordre de Monfeigneur le Garde


des Sceaux , un manufcrit intitulé , Hiftoire de
l'abolition de l'Ordre des Templiers ; & je n'y
ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher
l'impreffion. A Paris , ce 4 Novembre 1776 .
Signé , DE SANCY.

PRIVILEGE DU ROI.

LOUISOUIS , par la grace de Dieu , Roi de France


& de Navarie: A nos amés & féaux Confeillers ,
les Gens tenant nos Cours de Parlement , Maîtres
des Requêtes ordinaires de notre Hôtel , Grand
Confeil , Prévôt de Paris , Baillifs , Sénéchaux ,
leurs Lieutenans Civils , & autres nos Jufticiers ,
qu'il appartiendra ; SALUT. Notre amé le fieur
BELIN , Libraire à Paris , Nous a fait expofer
qu'il defireroit faire imprimer & donner au Public
PHiftoire de l'abolition de l'Ordre des Templiers ; s'il Nous
plaifoit lui accorder nos Lettres de Permiffion pour ce
néceffaires. A CES CAUSES , voulant favorable
ment traiter l'Expofant , Nous lui avons permis &
permettons par ces Préfentes , de faire imprimer ledit
Ouvrage autant de fois que bon lui femblera , & de
le faire vendre & débiter par tout notre Royaume ,
pendant le tems de cinq années confécutives , à compter
du jour de la date des Préfentes. FAISONS défenfes
à tous Imprimeurs , Libraires & autres perfonnes ,
de quelque qualité & condition qu'elles foient , d'en
introduire d'impreffion étrangere dans aucun lieu de
notre obéiifance : A LA CHARGE que ces Préfentes
feront enregistrées tout au long fur le Regiftre de la
Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris ,
dans trois mois de la date d'icelles ; que l'Impreffion
dudit Ouvrage fera faite dans notre Royaume & non
ailleurs > en bon papier & beaux caracteres ; que
l'Impétrant fe conforma en tout aux Réglemens de la
Librairie , & notamment à celui du te Avril 1725 , à
peine de déchéance de la préfente Permiflion ; qu'avant
de l'expofer en vente , le manufcrit qui aura fervi
de copie à l'impreffion dudit Ouvrage fera remis , dans
le même état où l'Approbation y aura été donnée ,
ès mains de notre très · cher & féal Chevalier ,
Garde - des - Sceaux de France , le fieur HUE DE
MIROMENIL ; qu'il en fera enfuite remis deux
exemplaires dans notre Bibliotheque publique , un
dans celle de notre Château du Louvre , un dans
celle de notre très-cher & féal Chevalier , Chance
lier de France , le fieur DE MAUPEOU , & un dans
celle dudit fieur HUE DE MIROMĚNIL ; le
tout à peine de nullité des Préfentes : DU CONTENU
defquelles vous MANDONS & enjoignons de faire
jouir ledit Expofant & fes ayans caufe , pleine
ment & paisiblement , fans fouffrir qu'il leur foit
fait aucun trouble ou empêchement. VOULONS
que la copie des Préfentes , qui fera imprimée tout
au long , au commencement ou à la fin dudit
Ouvrage , foi foit ajoutée comme à l'original. COM
MANDONS au premier notre Huiffier ou Sergent fur
ce requis , de faire , pour l'exécution d'icelles , tous
ates requis & néceffaires , fans demander autre per
miffion , & nonobftant clameur de haro , charte nor
mande , & lettres à ce contraires : car tel elt notre
plaifir. Donné à Paris , le neuvième jour du mois de
Septembre l'an de grace mil fept cent foixante-dix
huit , & de notre regne le cinquième. Par le Roi en
fon Confeil.
Signé, LE BEGUE.

Regiftré fur le Registre XX de la Chambre Royale &


Syndicale des Libraires & Imprimeurs de Paris , Nº.
787 , fol. 193 , conformément aux difpofitions énoncées
dans la préfente Permiffion, & à la chargé de remettre
d ladite Chambre les huit exemplaires prefcrits par l'ar
ticle CVIII du Réglement de 1723. A Paris , ce
Septembre 1778.
Signé , A. M. LOTTIN l'ainé , Syndic.

of
De l'Imprimerie de CHARDON , rue Galande.

BIBLIOTECA

AS
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1
4
1
1
1

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