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Revue thomiste : questions

du temps présent

Source rosalis.bibliotheque.toulouse.fr / Bibliothèque nationale de France


. Revue thomiste : questions du temps présent. 1893-03-01.

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• Cl'ÏSMNG IS7i
«OTJE THOMISTE
(BIMESTRIELLE)
4237-03. – GORBEIL IMPRIMERIE ÉD. CRÈTE
PREMIERS ANNÉE |

REVUE THOMISTE
,y (BIMESTRIELLE)
v

i.

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Ke Année 1893 I
Ire Année

PARIS
P. JpETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUB
10, RUE CASSETTE, 10
REVUE THOMISTE

NOTRE PROGRAMME

II n'est peut-être pas en France un Dominicain à qui l'on


n'ait tenu vingt fois ce langage « Fondez donc une Revue, et
que S. Thomas ait enfin parmi nous son organe en quelque
sorte officiel. Vous parlez, mais les paroles s'envolent; vous
écrivez des livres, mais les livres sont trop longs à lire, et se
font trop attendre. Venez donc en aide, par une publication
périodique sérieuse, à tant d'hommes de science, à tant d'esprits
distingués dans le monde, qui, n'ayant pas eu jusqu'ici la bonne
fortune de pouvoir étudier les œuvres de S. Thomas, désirent
pourtant y être initiés, et ne voudraient à aucun prix rester
étrangers à la pensée de l'illustre Docteur sur tous les graves
problèmes qui passionnent et tourmentent notre temps.
«
Léon XIII répète avec une insistance qui commande l'atten-
tion, que nous devons revenir à S. Thomas, que ses principes
peuvent seuls préserver la science humaine de la ruine et lui
assurer le vrai progrès; que sa doctrine seule renferme le secrel
de réconcilier la Raison et la Foi et de résoudre les diffîr.niiéb
les plus graves de l'heure présente, soit dans l'ordre iUéo-
rique, soit dans l'ordre pratique montrez que le Pap'1 a vu
juste; et par une exposition claire, ample, appropriée à ï'è\;i\.
d'esprit de nos contemporains, aidez les penseurs <îc 'on une
volonté ils sont nombreux à revenir ou à se nuiinlenir
dans le chemin de la vérité. ».
La plupart de ces réflexions qu'on nous faisait toui haut,
IlEVUE THOMISTE. – I. – 1
nous nous les étions déjà faites tout bas ce sont elles qui ont
déterminé la fondation de La Revue Thomiste, en lui marquant
du même coup le but à atteindre et les moyens à prendre pour
y parvenir.

Le but à atteindre est celui-ci aider la science à demeurer


ou à redevenir chrétienne, aider les savants à rester ou à de-
venir croyants contribuer pour une part, si modeste qu'elle
soit, à procurer aux esprits cultivés de notre temps la possession
plus certaine et plus large du bien précieux entre tous la
Vérité, la Vérité sur les réalités les plus hautes, la Vérité telle
que la donnent la Science et la Foi réunies.
Nous comprenons la grandeur d'une telle entreprise, nous
comprenons que la tenter nous fera peut-être traiter d'audacieux,
et accuser par quelques-uns de présomption et de témérité; mais
nous comptons aussi que son excellence, nous pourrions dire
sa nécessité, sera notre excuse devant ceux qui nous jugeront;
tout comme nous espérons qu'elle sera un motif, pour Dieu, de
nous assister, pour nous, de ne pas faillir à la tâche.
C'est dans ces sentiments que nous demandons pour notre
nouvelle Revue une petite place parmi les savantes publications
du même genre qui, suivant des principes et des procédés plus
ou moins différents des nôtres, travaillent déjà à faire triompher
la sainte cause de la Doctrine catholique.

La voie que nous suivrons pour parvenir à notre but, nous


est indiquée non moins par la raison que par l'obéissance au
chef de l'Église. Quoi de plus rationnel, voulant gagner ou
attacher plus étroitement la science et les savants à la Foi, que
de prendre la raison humaine à son moment le plus glorieux et
la spéculation chrétienne à son apogée, puis de montrer qu'entre
la doctrine révélée, comprise comme elle doit l'être, et la vraie
science, entre les vrais principes chrétiens et les vrais progrès
fie la civilisation il n'existe point d'opposition, mais un parfait
accord?
IV a litre part, où donc trouverions-nous une expression plus

ri4'éc, plus parfaite, de la spéculation rationnelle et chré-


tioiïue, que dans les œuvres de S. Thomas d'Aquin, le Docteur
que l'Église et les Papes, Léon XIII en particulier, proclament
le prince de la philosophie et de la théologie catholiques, et
que la Libre-Pensée contemporaine elle-même salue comme un
génie d'une extraordinairepuissance? La doctrine de S. Thomas,
dans son intégrité, étudiée dans toutes ses' œuvres, telle qu'il
nous la livre lui-même et non telle qu'on la trouve défigurée et
parfois travestie dans quelques-uns de ses commentateurs,
voilà donc quel doit être et quel sera le premier objet de nos
recherches et de notre exposition.

Toutefois, parmi ces innombrables questions dont s'est occupé


le saint Docteur, nous ne marcherons pas au hasard. Nous
aurons soin de discerner les principales des accessoires, et
nous nous préoccuperons avant tout des questions actuelles,
des questions de noire temps. Nous entendons par questions de
notre temps tous ces problèmes de haute spéculation philoso-
phique, sociale, religieuse, qui aujourd'hui s'agitent pêle-mêle
dans le monde où l'on pense. Nous ne saurions les énumérer
toutes, mais il suffit du moindre commerce avec les savants du
jour, ou avec leurslivres, pour se convaincre que ce qui préoccupe
par dessus tout les esprits à cette heure, c'est de savoir si au
delà des réalités que nos sens perçoivent, il en est d'autres que
notre raison puisse atteindre, si l'âme humaine a une exis-
tence indépendante de la matière, si elle est spirituelle et immor-
telle, si Dieu est réellement distinct de l'univers, s'il l'a créé,
s'il le gouverne, quelle est l'autorité de la Bible; si Jésus est
Dieu, si l'Église est divine – c'est encore ce qu'il faut penser
du socialisme de l'hypnotisme du spiritisme quelles
doivent être les bases rationnelles d'une bonne pédagogie,
si l'on peut fixer cette notion, si séduisante mais si fuyante,
dont s'inspirent et vivent la littérature et les arts, la vraie notion
du Beau. Voilà bien, non pas toutes les questions, mais
plusieurs des principales questions de notre temps. C'est à les
résoudre que nous emploierons d'abord la doctrine et les prin-
cipes de S. Thomas.
Du reste, nous ne voudrions pas qu'on se méprit sur notre
idée, quand nous parlons de rapporter et d'exposer les doctrines
de notre grand Saint. Cette exposition, pour nous, ne doit nulle-
ment consister dans la reproduction pure et simple, en quelque
sorte impersonnelle, d'un enseignement qui serait censé donner
le dernier mot sur toute chose, et qu'on ne discute pas. Bien
au contraire, notre intention formelle est, à propos de chaque
question, de remonter aux sources où S. Thomas lui-même a
puisé, l'Écriture, la Tradition, l'Histoire, les sciences naturelles;
de refaire, pour noire compte, la preuve de ses thèses, et de
les soumettre, en les plaçant en face de l'objection des adver-
saires et des récentes découvertes de l'histoire ou de l'observa-
tion scientifique, à une critique respectueuse, mais sincère et
impartiale. Il n'est peut-être pas inutile de faire observer encore
que nous n'entendons point nous enfermer si étroitement dans les
oeuvres de S. Thomas, qu'il nous soit comme interdit d'en sortir.
Nous écouterons S. Thomas de préférence, parce qu'il est le plus
sûr des maîtres; nous approfondirons davantage ses livres parce
qu'ils sont les plus riches de vérité, mais nous saurons, quand il
faudra, consulter les autres grands représentants de la science
catholique, et leur demander un complément de lumière.
Nous essaierons même de faire davantage rapprochant les
thèses des anciens Docteurs de toutes ces magnifiques décou-
vertes de nos sciences modernes, et projetant la clarté des
principes de l'antique spéculation chrétienne sur ces faits plus
importants que l'observation scientifique a constatés de nos
jours, nous verrons s'il ne serait pas possible d'étendre sur
quelque point le champ du savoir, et de nous frayer le chemin
vers quelques vérités nouvelles heureux si nous pouvons réa-
liser de cette manière notre devise Velera noms augere.
Nous venons de parler des sciences naturelles, et de notre
intention de confronter leurs résultats avec la spéculation des
grandes écoles catholiques c'est qu'en effet les sciences, loin
de nous inspirer, comme quelques-uns paraissent le croire, je
ne sais quelle terreur et quelle antipathie, sont à nos yeux de
précieux auxiliaires, et peuvent admirablement servir au philo-
sophe et au théologien à préciser ses notions et à prouver ses
thèses. Nous pensons que toutes les vérités, naturelles ou sur-
naturelles, procédant d'une même source qui est Dieu, vérité
substantielle, toutes les sciences, profanes ou sacrées, doivent
se prêter mutuellement leurs clartés, et tendre, non à une sépa-
ration contre nature qui leur serait fatale, mais à l'union et à
l'échange de services réciproques. Voilà pourquoi nous n'hési-
terons pas à faire assez fréquemment appel aux sciences expé-
rimentales, et pourquoi plusieurs de ces sciences qui ont avec
la théologie ou la philosophie des rapports plus étroits, comme
la physiologie, la géologie, la chimie, auront dans la Revue
Thomiste leur bulletin spécial.

Comme on le voit, notre Revue ne sera pas une Revue d'École


dans le sens étroit et, si l'on peut dire, querelleur, du mot. Les
disputes d'Écoles ne sont pas notre affaire. Nous estimons que,
de nos jours, les vérités sur lesquelles tous doivent être d'accord
ont si grand besoin d'être mises en lumière et solidement éta-
blies, qu'on ne doit pas facilement s'accorder le plaisir, comme
en des temps plus heureux, de longuement discuter ces ques-
tions sur lesquelles il n'est pas défendu d'avoir des vues diffé-
rentes. Toutefois, l'École Dominicaine a joué un assez grand
rôle dans l'histoire de la pensée humaine, pour qu'il nous soit
permis, quand les circonstances s'y prêteront, de rappeler quel-
ques-unes de ses doctrines, et, au besoin, de les défendre.
Comme la Revue Thomiste ne sera pas une Revue d'École dans
le sens étroit du mot, elle ne sora pas non plus une publication
hérissée de termes et de formules techniques intelligibles seule-
ment pour les initiés. Sans doute nous veillerons à ce que notre
langage soit scientifiquement correct mais nous ne veillerons
pas moins à ce qu'il soit aussi simple que le comportera l'objet
de nos travaux.

L'austérité de nos études sera, du reste, tempérée par l'élé-


ment historique car nous ne saurions nous passer de l'Histoire.
Si elle est nécessaire à toute science pour être comprise exacte-
ment et à fond, combien n'est-elle pas plus nécessaire à la théo-
logie, puisque celle-ci repose tout entière sur la Révélation, qui
est un fait. Comment le théologien pourrait-il connaître, sans
l'histoire, la naissance de la science sacrée, son développement
et son action à travers les siècles ? Comment, sans l'histoire,
pourrait-il établir la vraie constitution de l'Église, justifier sa
doctrine et ses œuvres? Comment la défendre contre la calomnie
et le préjugé, afin de lui concilier les esprits et les cœurs?
S. Thomas a utilisé l'histoire, dans la mesure et sous la forme
que son temps réclamait; nous essaierons de l'utiliser a notre
tour, dans la mesure et la forme que demande notre temps,
où les recherchés historiques comptent tant de beaux succès.
L'histoire du Dogme si captivante et si instructive, nous en
reproduirons, en temps opportun, les épisodes les plus mar-
quants nous raconterons les faits de l'histoire de l'Église les
plus capables de faire 'saisir la divinité de son existence et de
sa mission.
Peut-étre même nous sera-t-il permis de toucher quelquefois
à l'Histoire de l'École Dominicaine, aujourd'hui si peu connue,
et trouverons-nous moyen d'intéresser nos lecteurs, en faisant
revivre sous leurs yeux, en des monographies composées sur
des documents sérieux, ces grands hommes qui'ont fait l'admi-
ration de plusieurs siècles, et dont le nôtre souvent ne connaît
plus guère que le nom Albert le Grand, Vincent de Beauvais,
Hugues de Saint-Cher, Guillaume Perrault, Humhert de Romans,
Lapalud, Raymond Martin; et, appartenant à des temps plus
rapprochés, Jean Dominici, Turrecremata, Adhémar Fabiï,
Jean de Raguse, Deza, Cajétan, Justiniani, Victoria, Cano,
Banez, Médina, Jean de Saint-Thomas, etc.? Plusieurs Revues,
fort sérieuses d'ailleurs, publient des romans en feuilleton
nous aussi nous voulons avoir nos feuilletons, qui seront, s'il
plaît à Dieu, quelques bonnes pages d'histoire.
Que si l'on veut absolument que nous parlions romans, nous
pourrons encore le l'aire sans sortir de notre cadre. Car les
romans, qu'on veuille bien s'en souvenir, tout comme la litté-
rature et les arts en général, relèvent du philosophe et du
théologien, qui les jugent au point de vue des principes de la
Morale et de l'Esthétique.

Tel est, dans ses lignes principales, notre programme. Repro-


duire fidèlement, et mettre en lumière, particulièrement sur
les grands problèmes de l'heure présente, l'enseignement de
S. Thomas d'Aquin lui faire prendre contact avec les sciences
expérimentales et historiques de notre temps, et faire naître de
ce commerce une source de précision, de sécurité et de pro-
dans les Écoles la Théologie
Il
grès rendre de nouveau populaire
Catholique pour y agrandir les horizons de la Science et l'aider
à se préserver de trop faciles écarts en un mot, FAIRE SERVIR
LA DOCTRINE, LES PRINCIPES ET LA MÉTHODE DU PLUS,GRAND DES
PHILOSOPHES ET DES Théologiens CATHOLIQUES, A CONQUÉRIR OU
A GARDER A LA Foi ET A l'eglise
DU CHRIST LES ESPRITS ÉCLAIRÉS
DE NOTRE TEMPS, voilà le but que poursuivra la Revue Thomiste
et auquel nous voulons consacrer tous nos efforts.

Daigne notre grand Pape Léon XIII bénir une œuvre dont il est
le véritable inspirateur, et agréer, comme l'expression de nos
vœux jubilaires, la fondation de cette Revue qui n'a pas d'autre
objet que de réaliser la grande idée qui fut l'âme et qui demeu-
rera la gloire de son pontificat.
LE VRAI THOMISTE

Vrais Thomistes, beaucoup croient l'être, un plus grand


nombre aspirent à le devenir; mais peu se demandent quelles
conditions il faut réaliser pour avoir le droit de porter un si
beau titre. J'avoue que je ne m'étais jamais moi-même explici-
tement posé la question avant l'un de ces derniers jours, où,
songeant à la fête prochaine de saint Thomas, je me mis à réflé-
chir sur son œuvre doctrinale, sa mission providentielle dans
l'Église, et insensiblement entraîné par le cours de mes pensées
j'arrivai enfin à me demander ce qu'il faut pour être un vrai dis-
ciple du grand docteur. En l'approfondissant, je trouvai que cette
question n'est pas si simple qu'on le croirait à première vue et
je ne parvins à une réponse un peu satisfaisante, qu'après avoir
dû remuer pas mal d'idées et réfléchir un assez long temps. Du
reste, mon travail n'avait pas été sans jouissances, et encore
moins sans profit: je vis plus nettement que jamais l'idéal de la
science catholique, et je compris comme je ne l'avais pas fait
encore ce que doit être et à quoi tendre le théologien du xixc,
du xxe siècle. Ces considérations m'avaient amené à l'état, plus
rare et plus enviable qu'on ne pense, de l'homme qui aperçoit
clairement son but et son chemin.
La question laquelle je m'étais ainsi fortuitement appliqué
m'ayant paru intéressante et utile, alors pourtant que j'étudie le
Docteur Angélique depuis déjà trente années et que j'enseigne sa
doctrine depuis vingt trois ans, j'ai pensé qu'elle ne serait peut-
être pas sans intérêt et sans avantage pour d'autres et c'est pour-
quoi, au jour où l'Église célèbre la fête de saint Thomas, je
propose à nos lecteurs de rechercher avec eux à quelles condi-
tions nous serons de VRAIS THOMISTES.
I

La première condition à remplir pour être.un vrai thomiste,


c'est de connaître la doctrine de saint Thomas et j'ajoute tout
de suite que la seule manière d'arriver à la bien connaître, c'est
de l'étudier dans les œuvres mêmes du grand docteur.
Sans doute, il y a des interprètes autorisés; les commen-
taires de Cajétan et de Ferrariensis, après les hommages que
Léon XIII (1) lui-même leur a rendus, sont à bon droit consi-
dérés comme des sources très pures où l'on peut puiser la
vraie pensée du Maître « Ex ils riuis, duos ab ipso fonte de-
ductos, adhuc inlegros el illimes decurrere cerla et concors doc-
loram hominum sententia est » (2) Sylvius, Gotti, Gonet, Billuart,
Jean de Saint-Thomas, Goudin, pour ne point nommer de
vivants, sont des initiateurs précieux, nécessaires si l'on veut
ils ne remplacent point le maître. Qu'on les consulte, qu'on les
prenne pour introducteurs, à la bonne heure: mais il demeure
toujours indispensable d'aller jusqu'à saint Thomas lui-même,
et de l'étudier directement dans son texte. « Sapienlia Thoniœ ex
ipsis ejus fontibus kauriatur » (3), comme dit si bien le grand
pape thomiste autrement, l'on aurait toujours lieu de craindre,
dans les questions particulières, de ne pas être d'accord avec
lui et l'on ne serait pas reçu à parler en son nom.
Mais surtout l'on se priverait de cette richesse de principes,
de cette largeur de vues qui ne se trouvent qu'en saint Thomas.
Les commentateurs, quoi qu'ils fassent, le rapetissent et le
diminuent. Ils distinguent bien les thèses, et proposent en due
forme les raisons qui les appuient mais ils se contentent trop
souvent des principes immédiats et prochains de la solution, et
fi éclairent que le point de doctrine dont il s'agit. Saint Thomas,
lui, procède tout autrement quelque sujet qu'il aborde, il ne
craint pas de faire appel aux principes les plus éloignés la ques-
tion particulière qu'il traite n'apparaîtjamais isolée, ni étroitement
circonscrite on voit comme elle se rattache à des vérités plus

(1) Lettre au cardinal de Lui.'», du 15 octobre 1879. Motit proprio du 18 janvier 1880.
(2) Lettre Encyclwj. Ae terni Palris.
(3) Ibid.
générales; c'est toute une région qui s'éclaire autour d'elle et
l'esprit suivant la clarté de ses grandes notions premières qu'il
évoque et qu'il accumule comme à plaisir se trouve tout à
coup plongé en d'admirables profondeurs. Le saint docteur fait
comme les grands peintres, Raphaël ou Nicolas Poussin, qui,
non contents de ravir l'oeil par la scène du premier plan de leur
tableau l'entraînent doucement vers des perspectives et des
horizons lointains, et trouvent ainsi le secret, en représentant
le plus humble événement emprunté soit à la vie de l'homme
soit à la nature, de lui procurer la jouissance de l'immensité.
Dans les œuvres de saint Thomas' la lumière est partout
intense et rayonnante: le négliger pour ses commentateurs, ce
serait laisser le soleil pour les flambeaux.
Ce serait encore se priver d'un avantage inappréciable au
point de vue de la formation intellectuelle. Tout le monde sait
le profit qu'on retire de la société habituelle avec les esprits
supérieurs. Ils élèvent et agrandissent insensiblement tout ce
qui les approche et les fréquente. Ainsi fait saint Thomas.
Quiconque le lit assidûment sent bientôt son intelligence
prendre de la force et de l'ampleur. Il s'habitue à voir les choses
de haut, à ne pas s'arrêter aux surfaces, à négliger les acces-
soires, à saisir en chaque question le point essentiel, à tout ra-
mener aux principes. La pensée du docteur, puissante et hardie,
sollicite et entraîne celle du disciple, et finit par lui communi-
quer quelque chose de son allure, ferme et assurée, autant que
circonspecte et bien réglée.
Il faut donc étudier saint Thomas dans son texte mais ce
n'est pas assez dire.

Pour beaucoup, le texte de saint Thomas se réduit à la


Somme théologique. La Somme, et c'est assez, semble-t-on
croire. Voilà une erreur, et une pratique, aussi commune que
déplorable. Sans doute, la Somme thèologique est l'œuvre mai-
tresse de saint Thomas. Il l'a écrite dans toute la maturité de
son génie, elle est le résumé et le magnifique couronnement de
tous ses autres travaux. Mais c'est précisément parce qu'elle est
un résumé qu'elle ne saurait, à elle seule, tenir lieu de tous les
autres ouvrages c'est précisément parce qu'elle est un résumé,
que, pour l'entendre aisément et à fond, aussi bien que pour
avoir la doctrine de saint Thomas dans son intégrité, il faut
se reporter aux autres écrits dont elle ne contient que la
substance.
La Somme contre les Gentils, la plus belle apologie de la doc-
trine catholique qui ait été écrite jusqu'ici, est le complément
obligatoire de la Somme théologique. On en convient sans peine;
aussi je n'insiste pas. Mais la lecture des Questions Disputées
s'impose à égal titre. Quel merveilleux ouvrage que ces Ques-
tions Disputées La, sont traités les points les plus importants
et les plus difficiles de la science sacrée, sur Dieu et la Trinité,
.Jésus Christ, l'ange et l'homme, la création, la Providence, la
grâce, le bien, le vrai, le mal, les vertus et les vices, les pas-
sions. Là, saint Thomas, ne se sentant plus gêné par le cadre
étroit d'un programme strictement défini et imposé, donne libre
essor à son génie textes d'Écriture sainte, citations des Pères,
digressions et synthèses historiques, preuves empruntées à tous
les domaines de la science, quinze, vingt, vingt cinq objections
précédant chaque article et amenant autant de réponses, où la
vérité reçoit son dernier lustre et la dernière précision, une
vraie profusion de doctrine et de savoir, voilà ce qu'on trouve
dans ce 'livre. Je veux ajouter, au risque d'en surprendre plu-
sieurs, que dans ce livre encore, la pensée de l'angélique doc-
teur se trouvant au large prend des développements superbes
et, fréquemment, revêt une ampleur, une majesté, une splendeur
qui subjugue et entraîne, qui lui fait atteindre, sans qu'il l'ait
voulu, sans mème qu'il s'en doute, aux sommets de l'éloquence.
Oui, il est maintes pages, dans les Questions Disputées,' où la
grandeur, la magnificence et le mouvement de l'idée, l'expres-
sion forte et sobre, l'énergie du trait, dégagent une véritable
puissance oratoire, et font songer aux plus beaux passages de
notre Immortel Bossuet. Par combien d'exemples ne pourrais-
je pas confirmer ce que je viens de dire si les limites que je
dois m'imposer ne me retenaient
Les QuestionsDisputées sont le vrai commentaire de la Somme.
Si ce dernier ouvrage est le livre de l'élève, l'autre est celui du
maître.
Toutefois, les Questions Disputées, même avec l'une et l'autre
Somme, ne mettent point suffisamment en possession de la
doctrine thomiste.
La théologie, on le sait, tient à la fois du ciel et de la terre.
La raison de l'homme et l'esprit de Dieu y ont leur apport.
Dieu, par la révélation, lui donne ses principes propres la
raison, avec ses notions d'ordre inférieur, scrute ces principes
révélés, en fait sortir les conséquencesqu'ils renferment, dispose
toutes ces vérités suivant leur ordre logique, et construit ce beau
monument doctrinal qui s'appelle la science sacrée. Les notions
rationnelles, c'est principalement la philosophie qui les donne
les principes révélés, c'est principalement dans l'Écriture sainte
qu'ils se trouvent. Si l'on veut puiser la théologie à la source
même, c'est donc à la philosophie et à l'Écriture qu'il faut avant
tout s'adresser.
Pour la même raison, si l'on veut connaître la doctrine théo-
logique de saint Thomas jusqu'à sa source et dans ses origines,
il est indispensable d'étudier ses oeuvres de philosophie et
d'exégèse, c'est-à-dire ses commentaires sur Aristote et les prin-
cipaux livres de l'Ecriture, particulièrement sur les Evangiles
et sur saint Paul.
A qui ne connaît pas les œuvres philosophiques de saint
Thomas, ses autres ouvrages resteront, en maint endroit impor-
tant, une énigme. Et qui n'a pas lu ses travaux d'interprétation
de la Bible, ignorera la base historique et positive de ses spé-
culations théologiques; sans compter qu'il demeurera privé
d'une foule d'aperçus précieux, soit sur la doctrine, soit sur la
vie et sur la perfection* chrétiennes.
Sans doute, ces grands travaux effraient quelque peu par leur
étendue. Dans les commentaires philosophiques surtout, la doc-
trine revêt un aspect si austère, que l'imagination, au premier
abord, se trouble et se déconcerte. Mais si l'on surmonte ces
vaines frayeurs, l'on est bientôt récompensé. La jouissance et
le profit qu'on trouve dans ces gros volumes dépassent de
beaucoup la peine qu'on prend à les lire et souvent ceux-là
même dont le titre promettait le moins de satisfaction, vous
réservent une agréable surprise, et vous procurent dans une
page, par quelque vue nouvelle et profonde sur les plus grands
problèmes, par tel de ces traits de lumière dont le génie a le
secret, un de ces ravissements de l'esprit qui fait oublier et sup-
porter toutes les fatigues.

Je me souviendrai toujours, par exemple, du charme que


j'éprouvai, quand, lisant pour la première foiSt il y a déjà pas
mal d'années, le Commentaire sur le Perihermenias, j'arrivai,
vers la fin du premier livre, à l'endroit où saint Thomas entre-
prend de défendre contre le déterminisme et le fatalisme, la
contingence des choses et la liberté de l'homme. Quelle satis-
faction de voir l'objection, encore aujourd'hui courante, tirée
de l'enchaînement des causes, et celle qui se déduit de la pres-
cience infaillible de Dieu et de l'efficacité souveraine de la
divine volonté, exposées si clairement et si bien abordées de
front! Mais, comme la jouissance redouble! quand après avoir
lu la réponse victorieuse que fait saint Thomas aux Détermi-
nistes stoïciens, on le voit s'attaquer à la difficulté de la pres-
cience et de la toute puissante volonté de Dieu et quel délicieux
coup de lumière quand on lit ces paroles
« Toutes ces
objections procèdent de ce que l'on raisonne sur
la connaissance de l'intellect divin et sur l'action de la divine
volonté, comme on le pourrait faire sur notre connaissance et
sur notre vouloir humain alors qu'entre Dieu et nous la diffé-
rence qui existe est immense. Il faut entendre que la volonté
divine est en dehors de tout l'ordre des êtres, comme une cause
qui produit tout l'être et toutes ses différences. Or les diffé-
rences de l'être sont le possible et le nécessaire et par consé-
quent, c'est dans la volonté divine elle-mème que prennent leur
source et la nécessité et la contingence des choses, ainsi que la
distinction de l'une d'avec l'autre, suivant la nature des causes
prochaines. Car aux effets qu'il a voulu être nécessaires, il a
préparé des causes nécessaires; et aux effets qu'il a voulu être
contingents, il a ordonné des causes contingentes, c'est-à-dire
pouvant faillir. Et suivant la diverse condition de ces causes,
les effets sont dits ou nécessaires ou contingents, bien que tous
dépendent de la volonté divine comme de la cause première,
transcendante, dominant l'ordre de la nécessité et de la con-
tingence.
« Or, cela ne se peut
dire ni de la volonté humaine, ni d'une
autre cause quelconque parce que toute autre cause tombe sous
l'ordre de la nécessité ou de la contingence; et c'est pourquoi
il faut, ou bien que la cause elle-même puisse faillir, ou bien
que son effet ne soit pas contingent, mais nécessaire. La volonté
divine, elle, ne peut faillir; cependant, tous ses effets ne sont
pas nécessaires, mais quelques-uns sont contingents » (1).
Voilà comment, dans un traité où l'on croirait ne rencontrer
que ce qu'il y a de plus aride dans la logique, vous vous trou-
vez tout à coup en face d'un des problèmes les plus graves et
les plus attachants de la philosophie et de la théologie; et com-
ment notre saint docteur, à l'heure que vous y pensiez le
moins, vous a livré une doctrine qui vous sera également pré-
cieuse, soit que vous deviez défendre le dogme contre les enne-
mis de notre Foi, soit que vous vouliez faire sagement votre
choix parmi les différentes opinions qui se partagent l'École.

J'irai plus loin et après avoir montré qu'il faut étudier les
grands ouvrages de saint Thomas, j'oserai demander qu'on ne
néglige pas la lecture de ses Opuscules. Si, en effet, ils sont
inférieurs ses autres écrits par l'étendue, ils ne le cèdent en
rien par la valeur et pour l'utilité. Quelques-uns nous mon-
treront mises en pleine lumière des idées que saint Thomas n'a
plus eu l'occasion d'exprimer, ou qu'il a simplement touchées
et indiquées ailleurs (2); en d'autres, si la doctrine n'offre rien
de particulier, elle nous est au moins présentée dans une for-
mule nouvelle par exemple, une longue argumentation se trou-
vera réduite à une forme abrégée et plus simple, et l'on verra
mieux quels en sont les éléments essentiels (3), une doctrine
élevée et délicate sera exposée suivant les exigences de la plus
habile vulgarisation (4), ou bien une notion importante demeurée
ailleurs un peu indécise se trouvera déterminée par un mot net

(1) Perihermenias, lib. I, cap. IX, lect. l'i.


(2) L'on pourrait citer comme exemples, le 1" livre de l'opuscule Contra Errorcs
Grxcorum; le Commentaire sur le 2e livre De Boëcc De Trinitate; la première moitié
de l'opuscule De Substantiis separatis, ad l'ratrcne Reôinrrlrlrtnc la troisième partie, si
curieuse et encore si actuelle, du traité Contra Impugnantcs Religwjictn.
(3) C'est ce que l'on peut remarquer dans tout le cours du Campendium Theologise.
(4) Le Tractatus brevis de rjuibusdam Arliculis t'idei ad Cantorem Anliochcnum est
un vrai modèle dans ce genre.
et précis (1) d'autres nous initient aux préoccupations doctri-
nales de l'époque où vivait notre Saint, et offrent des rensei-
gnements précieux pour l'histoire de la science sacrée (2).
Pourquoi n'ajouterais-je pas, qu'en dehors du point de vue doc-
trinal, plusieurs de ces opuscules méritent d'être lus, parce
que saint Thomas ayant eu l'occasion d'y parler un peu de lui,
ces précieuses lignes nous livrent, en quelques paroles révéla-
trices, le secret de sa vie et de son âme, dont la beauté surpas-
sait encore celle de ses œuvres (3).

En résumé, le vrai disciple de saint Thomas est obligé


d'étudier tous ses ouvrages. Ces ouvrages forment un tout com-
plet, dont il ne faut rien négliger pas plus qu'on n'en peut rien
retrancher. Ses livres sur la philosophie nous fournissent les
notions et les principes rationnels qui doivent servir à la con-
struction de la science sacrée; ses commentaires sur l'Écriture-
Sainte, en particulier sa merveilleuse Chaîne d'or où la Tradi-
tion consacre l'exégèse, nous mettent en possession des prin-
cipes surnaturels la Somme contre les Gentils démontre
qu'entre ces deux ordres de vérités, il existe, non pas une con-
tradiction, mais un parfait accord Dans la Somme théologi-
que, la Science et la Foi, la Raison et la Révélation travaillant
comme de concert, élèvent ce magnifique monumenl. tout en-
semble divin et humain, qui s'appelle la Doctrine sacrée Enfin,
les Opuscules reprenant les questions de détail qui ont présen-
té une difficulté particulière, ou paru plus importantes, achè-
vent tout, et donnent à l'oeuvre sa perfection.
On le voit, tout se tient et tout s'appelle dans les écrits de
saint Thomas. Et c'est pourquoi, l'on ne saurait se flatter de
posséder la pensée du Docteur dans son étendue, si on ne la
suit dans toutes les productions de son génie.

(1) Comme dans ce texte du Compendium Theologiœ, chap. 130. « Oporlet igilur quod
Deus cuilibet agcnli adsit ihterius quasi in ipso agens, dum ipsum ad agendum
movet ».
(2) Respons. ad magistrum Joanncm de Vercellis de 42 articul. – Rcspons. ad ora-
torenl Venctum de 36 articul. ftuspons. ad Leclarcm Bisuntinum de 6 artîc.
(8) Voir le commencement et la fin des trois Répons. précitées la préface du traité
De Substantiis separatis; l'article premier de l'opuscule De Articuli Fieleis et septem
Ecdcsiœ sacramentis ad Archiepiscopam Panormitanum.
Cependant, pour être vrai Thomiste, il ne suffirait pas d'avoir
étudié tous les ouvrages de saint Thomas il est évident que,
outre sa doctrine, il faut encore posséder son esprit scientifique
et sa méthode.
II
Chacun sait fort bien ce que c'est que la méthode, mais ce
terme d'esprit scientifique n'éveille pas une notion aussi précise
ni si bien définie. A parler en général, esprit désigne, suivant la
remarque même de saint Thomas (1), une impulsion ou une
inclination, une tendance, une sorte d'instinct qui entraîne l'être,
ou au moins le sollicite, à agir dans un sens, et suivant un
mode déterminés. D'après cela, on peut dire que l'esprit scien-
tifique marque une tendance à se porter à la science avec plus
ou moins d'ardeur, à se préoccuper davantage de tel ou tel
genre de questions, à poursuivre plus particulièrement tel ou tel
résultat. Cela étant, si j'examine l'esprit scientifique de saint Tho-
mas, il me semble se distinguer par trois caractères principaux
l'aspiration au progrès, la recherche exclusive de l'utile, la
préoccupation d'être actuel.

L'esprit scientifique de saint Thomas est éminemment un


esprit de progrès. Si l'on veut en savoir la raison, il ne faut
que se rappeler les paroles de notre grand docteur « La fin
de tout l'univers, c'est le bien de l'intelligence, c'est-à-dire la
vérité. Puis donc que la fin de tout l'univers est la vérité, c'est
à la considérer et à l'approfondir que le sage doit avant tout
consacrer ses efforts, « principaliter insistere » (2). Le bonheur,
dit-il encore, s'il existe sur cette terre (3), ne peut consister que
dans la contemplation de la vérité suprême, qui est Dieu. Si le
bonheur consiste dans la possession de la vérité parfaite, il faut
donc rechercher et poursuivre la vérité avec toute l'ardeur dont
notre âme aspire au bonheur. Travaillons donc sans relâche,
déployons toute notre énergie, mettons en œuvre tous les
moyens, afin de connaître toujours davantage ce Dieu, océan de
(1) I, q. xxxvt, a. 1.
(2) Sum. Cont. Gent., lM I, c. xi.
(3; Ibid., c. cil.
vérité insondable, « ut semperplus et plus cognoscatur Deus» (1).
Ces paroles nous livrent le secret de cette application inces-
sante à la méditation et à l'étude dont notre Saint a été l'incom-
parable exemple; le secret de ces labeurs, de ces veilles, de ces
jeûnes, de ces pénitences, de ces larmes dont l'histoire de sa vie
nous offre le récit.
Tout ce qui avait été écrit avant lui, il le voulut connaître,
afin de profiter du travail de ses devanciers. Mais une fois en
possession de ce trésor, il ne s'en contenta point; il voulut l'en-
richir par ses propres recherches, reculer les horizons de la
vérité, ou au moins la dégager de ses ombres et la mettre dans
un plus beau jour.
La postérité a rendu un éclatant hommage à ses travaux et
au succès qui les couronna. Mais il ne suffirait pas aux vrais
disciples de saint Thomas de s'associer à cette admiration. Ils
doivent marcher sur ses traces, en s'informant de son esprit de
sage progrès, qui ne rompt point avec le passé, mais le con-
tinue, qui ne méprise point l'œuvre de l'antiquité, mais s'en ins-
pire et s'en sert. Ils ne s'enfermeront donc point dans les écrits de
leur maître, si merveilleux et si vastes qu'ils soient. Ils remon-
teront aux sources oit ila puisé lui-même, l'Écriture, les Pères, les
Philosophes et comme lui, ils travailleront, dans la mesure des
forces et des grâces qu'il aura plu à Dieu de leur départir, sinon
à faire progresser la science, du moins à en suivre les progrès.

Une aspiration ardente, mais sage, au progrès, voilà ce qui


caractérise d'abord l'esprit scientifique de saint Thomas. Mais,
je l'ai dit, le sens et la préoccupation de l'utile en est la seconde
marque. Saint Thomas composait ses ouvrages, au moment oit
l'illustre Humbcrt de Romans, cinquième général de notre Ordre,
écrivait dans son admirable commentaire sur les constitutions
des Frères Prêcheurs « II faut que le Frère Prêcheur, in omni
sludio suo respuat inutilia, et ulilia eligal. ut subtilia et obs-
cura dimittens, ralionibus et exemplis, et aiicloritatibus
magis ef/icacibus utalur » (2). L'humble et obéissant docteur

(1) De Trinitate, in praefutioii. q. n, u. 1.


(2) Sur ces pai'olcs « Et studlum nustrum ail hoc debeat ptincipuliter infciiderej etc. »'
Operu de vitu reguluri. Édition du P. lierthicr, o. p., t. Il, p. 44.
HEVUB THOMISTE. I. 2.
prit ces paroles pour règle. Aussi, avec quel soin il évite les
vaines subtilités et les questions oiseuses Comme il sait s'ar-
rêter à temps devant les problèmes insolubles Comme il ordonne
et dirige tout, à l'intelligence, à la preuve, ou à la défense des
vérités fondamentales de la raison et de la foi
Les philosophes et les théologiens des xiv% xv° et xvic siècles,
n'imitèrent point cette sage conduite, et, s'inspirant d'un autre
esprit, ils introduisirent cette scholastique abâtardie et dégé-
nérée, qui s'attarde aux questions vaines, secondaires, souvent
ridicules autant que futiles, et dont le déshonneur et le discrédit
trop mérités ont parfois rejailli jusque sur les grands maîtres
du xme siècle.
Avertis par cette mémorable et déplorable histoire, les disci-
ples de saint Thomas, au xix" siècle, se garderont d'une pareille
faiblesse. A l'exemple de leur guide, ils feront toujours passer
le principal avant l'accessoire par exemple, l'exposition et la
défense de la Foi, avant les disputes d'École ils ne perdront
point le temps et le talent à de folles subtilités. Comme ils seront
hardis sans être téméraires, ils seront chercheurs et investiga-
teurs sans se laisser aller à une curiosité malsaine et puérile
enfin, ils se feront une loi de cette devise de la vieille école
Dominicaine, qui fut aussi celle de saint Thomas « Utilia po-
tins quam curiosa ».

Du reste, s'ils ont ce sens de l'utile, qui brille d'un si vif éclat
dans l'angélique docteur, ils auront nécessairement part à la
troisième qualité qui distingue son esprit scientifique car on
ne saurait être vraiment utile, sans être actuel. Être actuel, en
effet, quand il s'agit de doctrine ou d'enseignement, c'est dire
ce qu'il faut dire, et comme il faut le dire, à l'époque où l'on
vit. Or, se peut-il imaginer rien de plus utile, que de dire à son
temps ce qu'il a particulièrement besoin de savoir; et de le lui
dire juste de la façon qui est nécessaire pour qu'il le puisse
bien apprendre? C'est en quoi saint Thomas excelle encore.
Nul plus que lui n'a tenu compte des aspirations et des be-
soins de son époque. Le xme siècle s'était épris de philosophie,
saint Thomas lui parle partout raison il admirait Aristote,
sans toujours le comprendre, saint Thomas commente ses prin-
cipaux ouvrages. Les Arabes, alors, exerçaient une influence
puissante et néfaste, par leurs doctrines rationalistes; ils pré-
tendaient démontrer, au grand scandale des fidèles, qu'entre les
dogmes catholiques et les principes rationnels, il existe une
contradiction irréductible, saint Thomas écrit, pour les réfuter,
sa Somme, contre les Gentils: il apprend que l'Averroïsme fait
des conquêtes, c'est-à-dire des victimes, qu'on l'enseigne clan-
destinement dans les châteaux et dans certains monastères, qu'on
lui rend parfois hommage dans des leçons publiques, que de
faux docteurs travaillent dans l'ombre à le propager parmi la
jeunesse; et vite, il compose son magnifique opuscule Contra
Averroislas, qu'il termine par ce défi plein d'une superbe véhé-
mence apostolique « Si quelqu'un, enflé d'une science men-
songère, a quelque chose à dire contre ce que nous venons
d'enseigner, qu'il le dise devant nous, et non en secret devant
des enfants incapables de juger en matières difficiles; qu'il
écrive un livre contre notre livre, s'il l'ose et il trouvera pour
lui répondre, non seulement moi qui suis le plus petit de tous,
mais beaucoup d'autres maîtres qui sauront bien, ou confondre
son erreur, ou éclairer son ignorance. Si quis autem glo-
riabundus de falsi nominis scienlia, velil contra hœc quee. scripsi-
mtis aliquiddicere, non loquatur in angulis, nec coram pueris qui
'nesciunt de causis arduis judicare sed conlra hoc scriptum
scribal, si attdet et inueniet non solum me, qui aliorum sum
minimus. sed multos alios, qui veritatis sunt cultores, per quos
ejus errori resistelur, vel ignorantise consuletur ». Mais la lutte
n'est pas circonscrite à ce que nous venons de dire; elle se gé-
néralise et. éclate sur tous les terrains à la fois voici les Grecs
qui se montrent plus ardents que jamais à nier la procession
de l'Esprit Saint et la suprématie du Pontife Romain; voici
qu'au sein même du Catholicisme, et parmi ses docteurs, se
lèvent des hommes qui, emportés par la passion et armés de
sophismes séduisants, combattent les Instituts religieux et tra-
vaillent à en détourner les âmes éprises de perfection saint
Thomas tient tète partout au mensonge; il écrit contra Errores
Grsecorum il écrit contra Impugnantes Religionem il écrit contra
retrahentes ab ingressu Religionis. Toutes ces erreurs, saint
Thomas ne les perd jamais de vue, et, en dehors des écrits spé-
ciaux qu'il consacre à les réfuter, s'il se rencontre une occasion
de leur porter quelque nouveau coup, il ne manque pas de la
saisir. La Somme théologique nous en fournirait des exémples
sans nombre. Mais la Somme, du reste, cette conception la
plus belle du génie Angélique, n'est-elle pas tout entière une
œuvre d'actualité? N'est-ce pas pour combler une lacune vive-
ment sentie à son époque, que le saint docteur la composa (1)?
Tous ses ouvrages sont donc ainsi marqués du sceau de l'ac-
tualité. Nous aussi, soyons actuels. Insistons sur les vérités les
plus nécessaires à notre temps combattons les erreurs dont il
souffre davantage. Ce qu'il faut avant tout démontrer à nos
contemporains, c'est la spiritualité et l'immortalité de l'âme,
l'existence de Dieu, le fait de la révélation, la divinité de Jésus
Christ et de son Église, l'accord de la Raison et de la Foi les
erreurs qu'il faut attaquer, c'est le matérialisme, le panthéisme,
l'agnosticisme, le subjectivisme, le rationalisme, le naturalisme.
Ne réveillons point les anciennes querelles d'Écoles, justement
oubliées. Occupons-nous moins des morts; et travaillons davan-
tage pour les vivants. A cette condition seulement, nous ferons
preuve de comprendre et de posséder le véritable esprit de saint
Thomas.

Mais j'ai dit que nous devions aussi nous inspirer de sa mé-
thode. On emploie quelquefois, peut-être même le plus souvent,
ce mot dans un sens restreint. Il signifie, alors, l'art de parfar
tement définir, diviser, prouver, objecter ou répondre. Saint
Thomas nous offre, dans ses œuvres, un modèle accompli de
la méthode entendue en ce sens. La Somme thèoloyique, en
particulier, est incontestablement, sous ce rapport, le plus bel
oeuvre de l'esprit humain. L'exposition des matières, la con-
duite des traités, l'alternance de l'analyse et de la synthèse, le
procédé de l'argumentation y méritent de notre part une obser-
vation et une étude spéciales. Il y aurait même utilité à ce que
je fisse un peu ressortir avec quelle discrétion et quelle réserve
saint Thomas emploie le syllogisme; et combien peu ses œuvres

(1) V. Prolog. Sum. Theolog.


présentent cet aspect épineux, hirsute, hérissé, que quelques-
uns, parmi nos adversaires et parmi nos amis, regardent, bien à
tort, comme l'essentiel et l'idéal de la Scolastique. Mais, pour
ne pas dépasser les bornes que je me suis imposées, je laisse
cet ordre de considérations je ne parlerai que de la méthode
entendue dans. son sens le plus général, comme direction et
ordonnance de tout notre travail intellectuel, de l'ensemble de
nos connaissances scientifiques; et je m'attacherai à montrer
brièvement comment, sur ce point encore, nous devons suivre
saint Thomas.
Connaître la vérité divine, à la double lumière de la Révéla-
tion et de la Raison, pour en jouir soi-même et en faire jouir les
autres, voilà quelle est l'ambition du Sage chrétien, et voilà sa
tâche (1). C'est aussi vers ce but que saint Thomas fait con-
verger tous ses travaux et tous les efforts de son génie.
Par dessus tout, il interroge et explore en tout sens l'histoire
et la tradition. Il le fait avec un sens critique remarquable, et
en appliquant les meilleurs principes de l'exégèse. Qu'il s'agisse
de l'Écriture ou des Pères, il se montre préoccupé de l'authen-
ticité des livres et des textes, et tient compte des différentes
leçons (2). La grande règle de l'herméneutique, qu'il faut inter-
préter les auteurs par eux-mêmes, et en ayant égard aux cir-
constances oit ils se sont trouvés, nul ne l'a mieux connue et
observée que lui (3). Toutes les ressources que son temps lui
offrait en ce genre, il les a utilisées. Cela est si vrai, qu'un des
ennemis les plus irréconciliables de la Scolastique, Érasme, n'a
pu s'empêcher d'écrire Thomas Aqainas, vir.
non suo tan-
lum sseculo magnus. Nain meo r/uidem anima nullus est recen-
tiutn Iheologorum, cui pur sil diligenlia, cui sanius ingenium,
cui solidior erudilio planeque dignnst erat, cui linguarum qao-
tjue péril ia, reliquaque bonarum Ulterarum suppellex contingerel,

(2)
iniM'uniuies par les et
(U ("ont. GetlL, lib. II, c. 1.
Quelques-uns ont prétendu que les roules de la critiqua avaient été ig-iiorées et
les Docteurs. Cela est faux romiiic l'a bien prouvé,
entre mitres, Honoré de S. Marie, dans 1» première dissertation de ses Animadrersin-
tees in régulas et usttru efitiecs. llien ne serait plus ftieile que de former un tableau
l'omplet de ces règles, en réunissant divers passades des œuvres de S. Thomas.
(3) V. Par ex. le prologue du Centra Errorcs Gra-'corttm, et les ehupilrcs qui
suivent.
qui Us quœ per eam lempestatem dabanlur, lam dextre sil
us us » (1).
Que saint Thomas ait étudié la sainte Écriture, si parfaite-
ment que ses contemporains étaient persuadés qu'il la possédait
par cœur tout entière; qu'il se soit rendu familière la littéra-
ture patristique, au point de pouvoir citer vingt-deux Pères latins
et soixante Pères grecs dans son seul ouvrage de la Chaîne d'Or,
cela peut paraître admirable, mais n'est pas surprenant. Ce qui
étonne davantage, au premier abord, c'est qu'il ait si bien connu
et tant approfondi les sciences profanes, telles qu'elles exis-
taient à son époque. A qui lit avec attention ses ouvrages, il est
bientôt évident que nulle ne lui était étrangère mathématiques,
physique, chimie, astronomie, physiologie, physiognomonie,
droit, politique, économie sociale, architecture, art militaire, il
n'ignore rien, et parle de tout, avec la même aisance et la même
compétence. Il cite Euclide, Ptolémée, Galien, Caius, Vegetius
De arte militari, et le Liber slratagematum Francorum, tout
aussi couramment que Platon et Aristote. Et, à sa mort, parmi
les ouvrages qu'il laisse hélas inachevés, l'on trouve, avec les
premières pages d'un commentaire sur le Timée, un traité sur
la construction des aqueducs, « Exposiiionem Tijmci Plaloiiis,
ac Librum de aquarum eonductibus » (2).
Voilà qui surprend à première vue, et fait penser que, con-
trairement à ce que nous disions il y a un instant, saint Thomas
n'a pas ordonné toutes ses études à une seule fin, et qu'il n'a
pas mis l'unité dans sa science. Mais penser ainsi, ce serait
juger d'après les apparences, non d'après le fond des choses.
Pour comprendre comment, dans l'esprit de saint Thomas,
toutes ces sciences si diverses se rattachaient entre elles,
comment toutes ces études devaient l'aider à acquérir et à
répandre la connaissance de la souveraine vérité, Dieu, il suffit
de rappeler trois principes familiers au saint docteur. Voici en
quels termes il expose le premier, dans son commentaire sur le
livre De Trinitale de Boëce « Cum in imper fectis inveniatur ali-

(1) Annotation, ad cap. t. Epist. ad Roman.


(2) Lettre des artistes de l'Université de Paris au chapitre général des Frères Prê-
cheurs du 2 mai 1274. Charttdarlum Unieersilaliu Pariniensit^ p. 504. Edition du
P. Denifle., o. p.
qua imilatio perfeclorum, quamvis imper fecta, oportet ut, in his
qnse per naluralem ralionem cognoscunlur, sin! r/usedam simili-
tudines eorum quœper fidem tradila sunt » (1). Le second peut se
formuler ainsi Tout être créé porte en soi, sinon l'image, au
moins quelque vestige des divines perfections (2). Enfin, le troi-
sième, qu'avait déjà si nettement énoncé Tertullien, est celui-ci
Dieu, pour montrer qu'il est l'auteur de l'ordre surnaturel comme
de l'ordre naturel, a établi entre le monde de la nature et celui
de la grâce une certaine harmonie, et gouverne l'un et l'autre
suivant des lois analogues Vita enim spiritualis conformitatem
alifjuam habel ad vilain corpovalem, sicul et cselera corporalla
conformitatem quamdam spiriiualhim habent » (3).
Ces principes posés, ne voit-on pas tout de suite l'unité se
faire dans les travaux, dans les préoccupations, dans les con-
naissances de notre docteur? Il a voulu tout étudier, parce que
tout lui révèle quelqu'un des divins secrets, parce que tout lui
est une voix qui parle de Dieu « Nihil sine voce est (4). Il a
voulu étudier toutes les sciences, parce que chaque science est une
strophe de l'hymne que chante à Dieu la nature; il a voulu étu-
dier toutes les créatures, parce que chacune d'elles lui présentait
un reflet des perfections divines il a voulu étudier toutes les
lois qui régissent les divers êtres de l'univers, parce que toutes
l'aidaient a entrevoir l'économie qui préside au gouvernement
du monde des esprits.
11 n'est pas jusqu'aux livres des faux sages qu'il n'ait tenu à

connaître, car il est de la vraie sagesse, disait-il, non seulement


de chercher et d embrasser la vérité, mais encore de la défendre,
et d'abattre tout ce qui en détourne (5). De plus, comme il le
remarquait encore, les faux sages eux-mêmes ne sauraient s'em-
pêcher de rendre parfois hommage à la vérité, et il y a un intérêt
capital à pouvoir utiliser leurs aveux. « Teslimonium adversarii
cfficacius est » (6).
Il n'est pas besoin d'en dire davantage, pour faire corn."

(1) ht- Proem., q. il, n..1.


(2) I, q. x. a. 1 ud 3»'
(3) III, q. 1 xv, n. 1.
l'i) Cor. xiv, 10.
(5) Conl, Cent., lib. I, c. I.
(6) De Trinil, in /troem., q. n. a. 3 ad 8.
prendre tout ensemble l'unité et l'ampleur, aussi bien de la vie
intellectuelle de saint Thomas que de son œuvre. Mais il ne
nous faudra pas non plus, après cela, beaucoup de paroles pour
rappeler i ses disciples ce qu'ils doivent faire, s'ils veulent se
montrer vraiment dignes de leur titre.

Ils doivent d'abord étudier l'Ecriture sainte et les Pères.


Au siècle dernier et dans notre siècle, la critique a produit
des œuvres remarquables et extrêmement utiles, soit pour fixer
le texte vrai des premiers écrivains ecclésiastiques, soit pour en
faciliter l'intelligence exacte. Quelques fragments précieux de la
littérature chrétienne primitive ont même été retrouvés. Il ne
serait plus permis, désormais, de se livrer aux études de patris-
tique sans utiliser ces ressources.
Mais ce sont principalement les sciences subsidiaires de l'Exé-
gèse biblique qui, de notre temps, commandent l'attention de
quiconque prétend étudier sérieusement la doctrine sacrée. La
philologie sémitique, l'histoire des peuples orientaux, la géogra-
phie et l'archéologie de la Terre sainte ont fait des progrès
considérables. Ce sont autant de foyers de lumière qui rayon-
nent sur la Bible. Le vrai théologien ne peut demeurer étranger
à toutes ces conquêtes de la science moderne. Sans doute, l'on
ne saurait lui demander raisonnablement de déchiffrer par lui-
même les livres des étranges bibliothèques de la vieille Assyrie,
ni d'interroger par lui-même les stèles et les hypogées de l'Egypte
mais il ne saurait non plus davantage se dispenser de lire et
d'interroger les écrits de ceux qui s'appliquent à ce pénible
.labeur. Il le pourrait d'autant moins que le Livre sacré est jus-
tement attaqué aujourd'hui au nom de ces découvertes, et qu'il
est obligé a descendre sur ce terrain, s'il veut apporter aux
adversaires une réponse péremptoire et convaincante (1).
Toutefois il ne suffirait pas au théologien de nos jours de lire
-les Pères et l'Écriture même, en s'aidant des si précieux secours

(1)C'est pour répondre à cette nécessité de l'heure présente, que l'ordre de S. Do-
minique » fondé récemment, 't Jériisiilom, une Kcoj,e phatmjue d'Études hibliques,
et que les savants professeurs de cetLe Ecole ont entrepris de publier une REVUE
Biblique trimestrielle, dont les numéros déjù parus ont reçu un accueil très fuvo-
rahle dans le monde érudit et font concevoir les plus belles espérances.
que fournissent l'érudition et la critique modernes. Comme saint
Thomas, il doit consulter les sciences qui ont pour objet l'explo-
ration de la nature. Serait-il donc permis, aujourd'hui, d'étudier
l'Ame humaine sans interroger les physiologistes, et même, quand
il s'agit des manifestations inférieures de la, vie dans l'homme,
les chimistes et les physiciens? Prétcndrait-on établir les lois de
la pensée humaine sans tenir compte des notions acquises par
la philologie comparée, des travaux de Guillaume de Ilumboldt,
Burnouf, Grimm, M. Millier? Expliquer la création et le gouver-
nement de l'univers sans avoir recours aux géologues et aux
astronomes ? Agir de la sorte, ce serait vouloir fermer les yeux
a la lumière; ce serait encore désavouer celui que nous faisons
profession de suivre comme maître. Saint Thomas, nous l'avons
vu, a étudié les sciences naturelles nous devons les étudier
comme lui; il a lu Hippocratc, Aristotc, Ptolémée, Galien; nous
devons lire, pour être fidèles à sa méthode, Claude Bernard,
Virchow, Laplace, Arago, Cuvier et leurs continuateurs. Les
sciences naturelles employées avec tact par le théologien, lui
seront un élément de précision, de sécurité et de progrès.
Du reste, il ne les cultiverait pas pour assurer à sa spéculation
plus d'exactitude et de portée, qu'il le devrait faire pour remplir
son office de défenseur à l'égard de la vérité révélée?'?
Car, quelle est la science à laquelle on n'ait pas emprunté de
nos jours quelque objection contre nos croyances? Ce n'est pas
seulement la philosophie et l'histoire que l'on a opposées à la Foi;
mais la physiologie, la géologie, l'astronomie, et jusqu'à la
physique et la chimie. L'Apologétique ferait donc au théologien
un devoir de chercher à s'initier à toutes les sciences, alors que
le désir de s'élever à une spéculation plus haute, plus large et
plus lumineuse, ne lui en ferait pas sentir le besoin.

Mais il est temps de finir cet article, déjà trop long bien qu'il
soit incomplet. Je m'y étais simplement proposé de rappeler, à
moi-même et aux autres, ce qui est le plus indispensable pour
porter dignement le titre de disciple de saint Thomas. J'ai
atteint mon but suffisamment, en montrant, par ce qui précède,
que ce titre ne peut convenir qu celui qui approfondit toutes
les œuvres du saint docteur, et qui, s'inspirant de son esprit et
suivant sa méthode, poursuit, dans ses études, le progrès, l'utile,
l'actuel, enfin la connaissance parfaite de Dieu, par toutes les
voies de la science.
Toutefois, comme il serait plus digne du Maître, celui qui, non
content de suivre saint Thomas dans le chemin de la doctrine,
marcherait encore généreusement sur ses traces dans le chemin de
la vertu! qui reproduirait en lui-même son humilité et sa douce
bienveillance, son détachement du monde, son assiduité à la
prière, son zèle apostolique, son ardent amour pour Dieu, le
Dieu de la Croix et de l'Eucharistie, sa tendre dévotion envers
la Mère du Verbe Incarné
A coup sûr, celui-là serait le disciple parfait, et en lui nul
n'hésiterait à reconnaître et à saluer LE VRAI THOMISTE.

Fr. M. Th. COCONNIER.


0. P.
L'ÉVOLUTIONISME
ET LES PRINCIPES DE S. THOMAS.

« Voilà vingt ans, disait Gœthe, que les Allemands font de


la Métaphysique s'ils viennent jamais à s'en apercevoir, ils
seront bien ridicules ». –
« Voilà vingt ans, peut dire aujour-
d'hui le philosophe indépendant, que la France officielle fait du
Matérialisme les Français commencent à s'en apercevoir et n'en
sont pas fiers ».
C'est l'accaparement par le Matérialisme de la séduisante
hypothèse darwinienne qui a rendu possible la durée de ce règne
anti-rationnel.
Vers le milieu de ce siècle, Darwin proclama l'existence d'un
courant générateur qui jadis aurait parcouru de bas en haut
toute la hiérarchie des êtres organiques en les produisant. Un
phénomène insignifiant, la chute d'une pierre ou d'un fruit,
révéla, dit-on, les lois de l'attraction universelle. L'observation
des variations des animaux et des plantes suivant leurs con-
ditions d'existence fut l'indice révélateur qui servit de point
de départ à Darwin (1). Pourquoi des modifications plus pro-
fondes dans les milieux n'cntraîneraicnt-clles pas une ampli-
tude d'oscillation proportionnelle des types ? Pourquoi, dès
lors, sous l'influence de changements considérables des condi-
tions d'existence, certaines espèces actuellement immuables
ne seraient-elles pas sorties d'autres espèces, comme nous
voyons aujourd'hui, sous l'influence des migrations ou de l'édu-
cation, des races et des variétés issues d'une souche commune.
La géologie, d'ailleurs, témoignait en faveur de l'hypothèse les
perturbations du monde préhistorique étaient si considérables

(1) Mathias Duval, Le Darwinisme, p. 203.


que Cuvier pour les désigner n'avait trouvé qu'un nom il les
avait appelés des révolutions. Les espèces organiques ont
vécu au milieu de ces immenses bouleversements leurs restes
déposés dans les couches souterraines, en séries graduées d'une
organisation de plus en plus compliquée et perfectionnée, ne
doivent-ils pas être considérés comme les témoins irrécusables
des transformations produites par les variations du milieu?
Enfin, et pour donner à ce raisonnement la rigueur d'une for-
mule mathématique, si nous désignons par a les oscillations
actuelles des espèces autour de leur type, par b les variations
actuelles des conditions d'existence, par B les perturbations des
milieux dans les temps primitifs, par X la variabilité des es-
pèces primitives, ne sommes-nous pas en possession de tous
les éléments nécessaires pour trouver l'amplitude de cette varia-
bilité en vertu de la très simple équation

espèces actuelles?
la
Étant donnée la grandeur incomparable de B par rapport
à b, qui douterait que X distance qui sépare nos

Aussi dès son apparition, malgré d illustres oppositions,


malgré des objections sérieuses et qui sont loin d'avoir été
toutes résolues, l'hypothèse du transformisme prit rang dans
la science comme une de ces idées synthétiques et direc-
trices qu'un savant ne peut rejeter à priori sans se nuire. Des
faits, des analogies vinrent de toutes les provinces du savoir
confirmer ce qui n'avait été d'abord que divination. Son in-
fluence se fit sentir au loin non seulement l'histoire natu-
relle, la géologie, la biologie, mais aussi la cosmologie, la
psychologie et la sociologie elle-même la prirent comme l'in-
strument préféré de leurs découvertes, le (il conducteur de leurs
généralisations. Ne la voyons-nous pas en ce moment même, à
Paris, pénétrer, à la stupéfaction de la vieille Sorbonne, jusque
dans le domaine de la littérature? Après l'évolution des mondes,
des espèces organiques, des sociétés et des idées, voici l'évo-
lution des genres littéraires. Le mot de Molière
On en a mis partout
est vraiment le mot du jour. Attendons-nous bientôt à ce que,
suivant jusqu'au bout les succès de la grande hypothèse rivale,
le transformisme finisse par découvrir, dans quelque recoin du
monde des infiniment petits, la vibration ou la monère qui sera
sa planète Leverrier.
Ainsi grossi, il n'est plus le transformisme, doctrine spéciale
aux formes organiques; il devient l'évolution il acquiert dans
les sciences naturelles une importance comparable à celle que
personne ne refuse en mécanique céleste à la doctrine de l'at-
traction universelle.
Jusqu'ici, rien de mieux Ni Newton, ni Darwin ne virent
dans leur théorie une base nouvelle pour le matérialisme. Il
avait fallu un siècle pour que Laplace imaginât de tourner en
objection la plus grandiose paraphrase du Cœli enarrant
gloriam Dei la doctrine de l'évolution n'attendit pas si long-
temps. Elle venait à temps pour sauver le matérialisme du dis-
crédit oit il commençait à tomber avec Büchner, Cabanis, avec
Littré lui-même et dont essayait en vain de le tirer M. Taine.
Ilœckel fut l'apôtre de la nouvelle croisade Herbert Spencer en
fut le docteur. Leur doctrine étreignit la grande hypothèse
comme le croup s'attache au nouveau-né elle a failli l'em-
porter.
Rien de moins satisfaisant, en effet, pour la raison, que le
matérialisme. En se proclamant la conséquence inévitable et
comme la substance de l'évolution, il devait la déconsidérer tôt
ou tard auprès de tout esprit philosophe. Beaucoup de ceux qui.
avec le Disciple de Paul Bourget ou les Cigognes de M-. Melchior
de Vogue, s'étaient laissés séduire dans leur jeunesse par la
grande mécanique d'Ilerbert Spencer, confessent ingénument
qu'ils ont été la victime éblouie d'un feu d'artifice « sans consé-
quence, tiré devant l'univers qui reçoit les flammèches et con-
tinue ironiquement sa vie obscure, inviolée ». Leurs aveux sont
partout ils remplissent les revues et les livres des disciples
de M. Th. Ribot aussi bien que de M. Fouillée (1).
Une seule chose est à craindre c'est que la réaction n'aille
trop loin; c'est qu'au nom de la philosophie spiritualiste, idéa-
(1) Voir dans lit Hevue scientifique du 25 novembre 1891 une critique plus que leste
de la philosophie de Spencer, ù propos du résumé qu'en u fait M. Howard Collins.
liste ou réaliste, on ne cherche à proscrire cette hypothèse
d'évolution de laquelle dépendent peut-être les grandes géné-
ralisations scientifiques de l'avenir; c'est qu'au vieux cri de
ralliement des matérialistes Force, Matière, Évolution, la phi-
losophie spiritualiste revenant à l'idéalisme Kantien ou au sys-
tème des causes occasionnelles, ne réponde Ni force, ni matière,
ni évolution il n'y a que des états de conscience la seule
réalité c'est l'Esprit qui crée le monde et ses lois!
Sans doute, les savants se défendront au fond de leurs labo-
ratoires aux théories de l'idéalisme ils opposeront des faits
c'est là précisément qu'est le danger les savants ne savent pas
se défendre. Impuissance ou témérité, impuissance si elle reste
dans la sphère de sa compétence, témérité si elle en sort, tel est
le lot et l'histoire de la science en matière de philosophie. C'est aux
philosophes qu'il appartient de synthétiser les données scienti-
fiques et les principes rationnels. Faire sa place, par exemple,
dans une philosophie spiritualiste, à l'idée d'évolution au
même titre qu'à l'observation de la nature elle-même dont cette
théorie développe l'une des lois les plus en faveur et certaine-
ment la plus importante, n'est-ce pas là une entreprise capable
de tenter leur ambition désintéressée? Déjà plusieurs se sont
mis à l'œuvre. Il sera permis à un disciple de saint Thomas
d'apporter une contribution modeste à cette grande œuvre de
conciliation.
Pourquoi la philosophie spiritualiste ne chercherait-elle pas
à conquérir loyalement auprès des nombreux savants que hante
non sans raison l'idée d'évolution (1), une valeur d'actualité
qu'elle ne se connaît plus depuis longtemps? Qui sait si l'évo-
lutionisme, dégagé de la gangue matérialiste qui l'obstrue, ne
devra pas à la doctrine rationnelle qui l'aura recueilli son salut
philosophique et la perpétuité de son influence?

Le but de cette étude est de montrer la possibilité d'une con-


ciliation, et de débattre les conditions d'une alliance entre la
(1) L'Évolution restreinte aux espèces organiques, par le R. P. Leroy de l'Ordre de
Saint Dominique. 2e édition.
théorie de l'évolution et la philosophie thomiste. Nous n'avons
donc pas la prétention de faire de saint Thomas un partisan de
l'évolutionisme; on se tromperait d'ailleurs en cherchant dans
ces pages un système d'explication évolutioniste du premier
chapitre de la Genèse. Nous prenons la question de plus haut
et nous nous demandons si la doctrine de saint Thomas est
assez large pour fournir à un moment donné des cadres à un
système d'évolutionisme rationnel, et, si jamais la doctrine de
révolution cessant d'ôtre une théorie devenait un fait scienti-
fique, pour substituer du premier coup l'évolutionisme tel
qu'il doit ôlrc a l'évolutionisme tel qu'il est.

Toute doctrine systématisée contient naturellement trois élé-


ments des principes, des faits, une organisation des faits d'a-
près les principes. Ce dernier élément constitue, à proprement
parler, le système. D'après ces données, on divisera cette
étude en trois parties
Dans la première, on dégagera le principe fondamental des
systèmes matérialistes anciens, les seuls qu'ait pu connaître
saint Thomas, et qui sont tous plus ou moins évolutionistes au
sens large du mot on.leur opposera le chef de réfutation de
saint Thomas.
Dans la seconde, on montrera dans les théories évolutionistes
modernes le développement des anciennes on fera ressortir
l'identité de leur principe fondamental on appliquera aux
systèmes nouveaux la critique de saint Thomas.
La troisième sera consacrée à passer en revue les données
scientifiques sur lesquelles les évolutionistes d'aujourd'hui
appuient leurs systèmes hypothèse de la nébuleuse, atomisme,
génération spontanée, darwinisme; on s'attachera a démontrer
le vice de l'interprétation matérialiste, à remarquer que la loi
même de l'évolution ne lui est pas nécessairement liée enfin,
on mettra en regard un essai d'interprétation conforme à ce
qu'il y a d'essentiel dans les principes de saint Thomas tou-
chant l'origine des choses.
Le lecteur appréciera laquelle des deux doctrines, la matéria-
liste ou la thomiste, offre le plus d avantages philosophiques à
l'hypothèse scientifique de l'évolution.
I

LES PRINCIPES

Le problème si connu depuis Darwin sous le nom d'Ori-


gine des espèces porte dans saint Thomas un nom bien scolas-
tique De dislinctione rerum(l). J'ai quelque ennui d'être obligé
de le présenter sous cet aspect peu engageant à des esprits
modernes si prévenus contre tout ce qui, de près ou de loin,
rappelle le distinguo. Ne nous arrêtons pas cependant aux appa-
rences, jetons, sous l'étiquette, un coup d'œil sur le contenu
qu'elle recouvre maintenant traduisons c'est de la différen-
ciation des êtres qu'il s'agit. Ce que le mot latin offrait de
démodé a disparu nous sommes en présence de l'une des
expressions les plus courantes du vocabulaire du grand évolu-
tioniste moderne Herbert Spencer. Ainsi entendue, la question
telle que la pose saint Thomas déborde en fait le problème de
l'origine des espèces tel que nous le comprenons aujourd'hui;
celui-ci n'est qu'une partie et pour ainsi dire une étape de la
synthèse universelle que fait pressentir ce titre De la différen-
ciation des êtres.
C'est dans son commentaire sur le premier et le second livre
des Physiques que saint Thomas rencontre pour la première
fois notre problème (2). Il le reprend plus tard dans une de ces
Questions controversées par lesquelles il préludait à ses œuvres
définitives en élucidant les points les plus obscurs de la nature
et de la grâce travail personnel qui marque historiquement
l'apparition du Thomisme cet aristotélisme pénétré dans sa
lettre et dans son esprit, élaboré à nouveau dans un génie
puissant – éclairci, élargi, rendu la parole de telle façon que le
moyen-âge disait: Sine Thotna mutus esset Aristoteles (3). Les

(1) I P. q. XL vu, a. 1.
(2) Bibliographie thomiste relative à l'Origine des Espèces. lPhi/s. c. iv, lect. 8 et 9.
II Phys. cap. îv ad 0"™, lect. 7a ad 15»™. 1 Metaph. lect. 4» ad 12»"n. Quxst.
disput. de Pot. q. ni, a. 16 et q. iv. – Contragentes II, cap. xxxix, il, xli, xlv. – I» P.
q. xlvii, a. 1. Q. i.xvi et seq.
(3) Goudin. Métaphysique, Comme ce vieux dicton de l'École exprime bien l'imilpres.
sion que ressent parfois un thomiste en entendant commenter Aristote par noa maîtres
de la Sorbonne et du Collège de France!
Oueslions controversées sont encore aujourd'hui le commen-
taire par excellence des deux Sommes la Somme contre les
Gentils qui, naturellement, contient un exposé développé de la
question d'ordre purement philosophique qui nous occupe; la
Somme thèologique, où, ramassant en dix lignes de son style
sobre les idées de toute sa vie, le saint docteur donne sur l'ori-
gine de la différenciation des êtres sa solution définitive, magis-
trale, lapidaire
Causant distinctionis rerum multiplicité/1 alir/ui assignaoerunt.
-S, Omdam enim attnbuerunt eam materise, vel soli, vel simul cum
nrjente soli qu'idem materise, sicul Democrilus, et ornnes antiqui
naturelles, ponentes solam causant malerialem, secundum quos
distînelio rerum provenil a casu secundum motum maferise. Ma-
teriœ vero et acjenii simul distinctionem et mullitudinem rerum
attribuit Anaxagoras, qui posait intellectum distinguentem ret
extrakendo quod erat permixtum in maieria. Sed hoc non potest
stare propter duo Primo quidem, quia supra oslensum est, quod
eliam ipsa maleria a Deo creata est. Unde oporlet et dislinc-
lionem, si qua est ex par'le materise, in altiorem causam reducere.
Secundo, quia maieria est propter formant et non c converso,'
dislinclio autem est pei' proprias formas. Non ergo distinclio est
in rébus propter maleriam; sed polius e conuerso in materia
creata est difformilas ut essel diversis formis accommodala (1).
Que l'on me permette de risquer une traduction « La cause
de la différenciation des êtres a été comprise diversement les-
uns l'ont vue dans la matière, la matière seule, au dire de
Démocrite et des anciens philosophes de la nature qui ne con-
naissaient que la cause matérielle aurait par le hasard de ses
mouvements produit la différenciation des choses. Anaxagore,
lui, croyait a une intelligence qui, par une sorte d'extraction des
objets confondus dans la matière chaotique, les aurait distin-
gués les uns des autres d'après lui, la diversité et la multi-
plicité des choses de ce monde proviendraient non seulement
de la matière,- mais, en plus, d'un agent. Ces manières de voir
ne tiennent pas debout pour deux raisons. La première est tirée
de la création de la matière par Dieu que nous avons prouvée

(1) I» P., q. xi.vii, a. 1., c.


IU1VUK THOMISTE. – – I S
plus haut à supposer donc que la différenciation des choses
vienne de la matière, il faut ramener cette cause de différen-
ciation à une cause supérieure. Et puis, la matière tire sa raison
d'être de la forme et non la forme de la matière or, qu'est-ce
qui distingue les différents êtres ? ce sont leurs formes. Les
espèces ne tirent donc pas l'origine de leur diversité de la ma-
tière mais bien plutôt les différenciations qui se trouvent dans
la matière lui viennent de la nécessité oit elle est de s'adapter
à diverses formes ».
Lucrèce s'est chargé de mettre en évidence ce qu'il y a de
profondément évolutioniste dans ces deux systèmes, dont l'un
fait surgir l'univers d'une infinité d'atomes s'échafaudant avec
l'interminable lenteur qu'implique le hasard, tandis que l'autre
nous montre au sein de la masse informe l'action grandissante
de l'Intellect toujours occupé dans son travail de ségrégation (1).
Empédocle est plus affirmatif encore l'évolutionisme se
trouve dans sa philosophie intentionnellement formulé (2). Il ne
sera peut-être pas sans intérêt pour l'intelligence de notre texte
de nous demander pourquoi saint Thomas qui, dans ses autres
ouvrages, cite toujours Empédocle à côté de Démocrite et
d'Anaxagore, ne le mentionne même pas dans le passage cité
plus haut et qui est, nous l'avons nous dit, définitif.
La raison de cette omission est simple. En dehors de la doc-
trine qui attribue la différenciation des choses à une cause
transcendante, intelligente et libre, il n'y a en réalité sur ce
problème que deux positions intellectuelles possibles le Méca-
nisme que certains philosophes appellent improprement le sys-
tème des causes efficientes le Téléologisme immanent ou
système des causes finales internes. En effet, de deux choses
l'une ou bien la force inhérente à la matière agit au hasard,
pu ses démarches sont harmoniques. Dans le premier cas l'uni-
vers est le résultat d'un coup de dés gigantesque (l'image est
ou peu s'en faut d'Aristote) (3); dans le second, il se développe
comme un arbre immense, qui trouve la raison d'être des parti-

(1) « Inlellcctus qui coepit extrahere et distinguere nunquam cessabit hoc lacère ita
quod nunquam erunt omnia commista in unum ». I Phys. lec. 8.
(2) 1 Pltys. lect. 8.
(3) I Metaph. leç. 7.
cularités de sa croissance organique dans le germe duquel il
est sorti. Le mécanisme résulte du premier point de vue; le
léléologisme immanent du second. Or, Empédocle admet sans
doute une direction générale pour l'évolution du monde elle
suit les lois de « l'amitié et de la discorde »,.nous dirions « de
l'attraction et de la répulsion », mais ce n'est là qu'une finalité
très large: le hasard est endigué, il n'est pas supprimé; le jeu
des combinaisons accidentelles va son plein entre ces rives trop
distantes il reste dans son fond un jeu de hasard. Empédocle
nous apparaît ce point de vue comme ayant un pied dans
chaque camp tout en relevant certainement plus de Démocrite
que d'Anaxagorc. A cet égard, il symbolise d'une manière assez
exacte, nous y reviendrons, la position intermédiaire d'Herbert
Spencer entre llœckel et M. de Hartmann.
Démocrite et Anaxagore ne représentent donc pas pour saint
Thomas des systèmes quelconques Ils sont deux types, l'un
du mécanisme pur, l'autre du léléologisme immanent nous
embrassons d'un seul regard les deux pôles de la pensée maté-
rialiste (1) sur l'origine des choses. Voyons si sur ces deux
pôles le monde pourra se tenir en équilibre et tourner.

En trois traits saint Thomas a caractérisé le système de


Démocrite la matière était la seule cause qu'il reconnût; il la
douait de mouvement; ce mouvement s'exerçait au hasard. Par-
courons les descriptions plus étendues des septièmes leçons du
premier livre des Métaphysiques et du deuxième des Physiques,
nous trouverons sans doute un exposé plus attrayant, un déve-
loppement mieux enchaîné, ce détail, ces ornements qui parfois
transforment une carcasse mal bâtie en un bijou de philosophie,
d'élément essentiel nouveau il n'y en a point. Le système est
ici à nu, l'écorché est parfait, la préparation est faite de main
de maître c'est au Maître maintenant nous dire ce qu'il en
pense, à l'interpréter.
Je ne mentionne que pour mémoire les fines critiques, j'allais
dire les malices qu'Aristote et après lui, (il faut bien le dire),

(1) Nous reviendrons plus loin sur la question de l'immanence de l'intellect


d'Anaxagore.
notre Saint se permettent à l'endroit de ces trois principes qui
sont restés fondamentaux chez les Mécanistes matérialistes
modernes. « C'est étonnant les animaux et les plantes ne
sortent pas d'une cause déterminée l'olive n'a pas sa propre
semence. Plus étonnant encore le ciel, ces parties éternelles et
plus divines des choses setnpiferrta el diuiniora le ciel,
œuvre du hasard Par exemple, il eût été bien de la part de
Démocrite de nous dire comment cela s'est fait il le passe sous
silence. Diynum fiiissel insistet·e el assiyaare cjuare sic essel,-
~Moe<y)/'a' Peut-être aussi aurait-on pu épargner ce (pauvre)
ciel qui nous apparaît si ordonné, et réserver le hasard pour ce
monde inférieur ici-bas, du moins, il y a les monstruosités
qu'il faut expliquer mais dans le ciel! (1) Décidément, ces
J,

scolastiques étaient plus vivants qu'on ne le croit il faut seule-


ment les lire humainement ce sont des humains, quoique
scolastiques; il faut savoir, par exemple, souligner d'un sourire
ce qui veut l'être, et ne pas jeter tout le feu de son indignation
à la première ligne qu'on lit et qu'on n'a pas comprise de celui
que M. Cousin nommait Un certain Aquinas.
Mais laissons ces critiques dialectiques; revenons a l'argu-
mentation fondamentale de saint Thomas. Je passerai sous
silence son premier argument il procède a priori il suppose
un élément de discussion inconnu ou nié dans tout système
matérialiste, à savoir la création de la matière par Dieu que
nous n'avons pas pour but d'établir ici. Dans son second argu-
ment au contraire, saint Thomas se place sur le terrain des
doctrines qu'il combat elles prétendent trouver dans la matière
la cause adéquate de l'univers d'après elles, l'univers avec ses
lois harmoniques, avec sa hiérarchie de genres et d'espèces, n'est
qu'un effet nécessaire et comme la conséquence logique des
déterminations rudimentaires de la matière originelle; la forme,
pour parler scolastiquement, a sa cause totale, son unique raison
d'être dans la matière primitive. Qu'on relise les trois traits par
lesquels saint Thomas caractérise la doctrine de Démocrite, on
les verra se résoudre dans cette laconique formule I'urtna esl
propter matericam. A cette affirmation, saint Thomas oppose le

(1) II Phye. lect. 7 paseim.


principe contradictoire qui sera, tant qu'on philosophera, le fort
du spiritualisme Materia est propler formant etnon e conversa
c'est-à-dire dans tout être physique, qu'on le considère comme
fait ou en train de se faire, la matière est au service de la forme
la forme ne dépend pas des exigences de la matière – et si
dans la matière se trouvent des déterminations dynamiques,
quantitatives ou qualitatives, qui influent sur la formation de
l'être définitif, c'est à la forme de cet être qu'il faut en dernière
analyse les rapporter.
Donnons une traduction tangible de cette formule. Le mot
forme avec son sens précis, systématique, n'est guère en faveur
auprès des descendants de Démocrite. S'ils le veulent, au mot
forme substituons le mot but ou fin « Finis et forma coinci-
dunt, -la fin et la forme sont une même réalité », est un axiome
de l'École et à bon droit, car ce qui est fin ou but de la genèse
d'un être durant la période de devenir, se trouve au terme du
fleri principe distinctif, forme de l'être constitué c'est une
même idée, un même type qui fait qu'un chêne est et reste
chêne et qui dirige son évolution depuis le gland jusqu'à l'arbre
adulte. Le principe posé par saint Thomas peut donc se for-
muler ainsi: c'est la fin, c'est le but qui commande à la matière,
ce n'est pas la matière seule qui produit les êtres qu'elle con-
court à former il lui faut pour cela une intimation, une direction
venue du but. Formule paradoxale aux yeux des empiristes
elle n'en sera que plus efficace contre eux si nous la prouvons.
rappelons d'abord un principe de bon sens à savoir qu'à tout
effet doit correspondre une cause proportionnée (1). Les sub-
jectivistes refusent à ce principe une valeur objective tout en
concédant sa portée universelle, absolue; des empiristes res-
treignent sa portée tout en concédant sa valeur objective dans les
limites de l'expérience. Mais que sont les principes du subjecti-
visme et de la relativité de la connaissance, sinon de purs pos-
tulata que n'a jamais concédés l'esprit humain ? Ils ne peuvent
rien contre l'énergie vivante qui porte l'esprit à objectiver ses
concepts généraux, à en faire des lois des choses, ou, pour
mieux dire, à les voir clairement lois des choses, et cela avec

(1) II Phy: lec. (i. 1 P., q. n, .1. 2., etc.


le caractère de l'universalité absolue. On ne va pas contre une
énergie vivante: tout dans l'univers cède i des tendances in-
ternes, à des germes secrets d'adaptation à certains objets.
L'homme n'est pas isolé dans cet ensemble son intelligence est
un des rouages de la hiérarchie des êtres et non pas le moindre
pourquoi s'obstiner i faire de l'esprit humain un monstre ?`!
Pourquoi cette nécessité vitale où il est de voir des lois uni-
verselles comme lois de l'univers serait-elle un vain rôve ? Un
rêve le besoin le plus réel, le plus inévitable de la plus hau e
expression des forces de la nature La force la plus infime trou-
verait à sa portée l'objet fait pour elle et que sa constitution
réclame, le nouveau-né en s'éveillant h la vie rencontrerait du
premier coup des mamelles et du lait, et l'esprit humain, cette
force arrivée à l'âge adulte, à l'âge parfait, seul, trouverait
l'univers sourd à sa voix, quand affamé de science il jette impé-
rieusement, bien au delà des frontières des réalités tangibles,
le cri angoissé du vieux Faust en délire mamelles, où ô te s- vous?`?
Je sais que, d'un point de vue strictement subjectif, on peut
critiquer cette argumentation. Critique sans avenir, suicide in-
tellectuel La stérilité sera son lot comme elle a été celui de la
philosophie de Kant. Qu'ont produit les kantiens depuis un
siècle comme philosophes de la nature ? Ils avaient entre les
mains, grâce aux découvertes modernes, tous les éléments d'une
synthèse grandiose. Où est cette synthèse? La spéculation kan-
tienne gène la science, loin de la servir. Elle est responsable des
enfantillages philosophiques de grands savants, comme Herbert
Spencer, qui valaient mieux que ce qu'ils ont produit. N'est-ce
pas là un signe évident que la nature aussi bien que l'esprit
humain est inconciliable au kantisme?'1
Avec le vieil esprit humain, le vrai, nous dirons donc Pas
d'effet sans cause toute réalité qui vient à l'existence trouve
dans une réalité antérieure sa cause proportionnée « sa cause
propre », et nous chercherons si la matière peut être cette cause
propre vis-à-vis de l'univers physique.
Cette recherche contient naturellement deux phases tout
d'abord il faut reconnaître l'effet à expliquer, analyser ses
caractères, puis il faut le comparer avec la cause qu'on lui
attribue. Si la comparaison ne conclut pas en faveur de la ma-
tièrc il faudra chercher ailleurs, car, si le principe de causalité
embrasse nécessairement toute réalité, il n'est nullement prouvé
que toute réalité soit matérielle.
L'univers, j'entends l'univers physique, a comme caractère
actuel la différenciation très nette, très arrêtée des êtres qui le
composent. Que cette différenciation soit définitive, la doctrine
de l'évolution le met en doute elle ne peut contester, elle
affirme même que le bail conclu par l'univers avec sa forme
actuelle est un bail à long terme, que chaque être durant cette
période illimitée est une unité très caractéristique, constante
dans sa composition interne, ainsi que le dénote la constance de
ses propriétés. Elle suppose, elle concède que l'état actuel
changeant, un autre état lui succèderait où les groupements
spécifiques, pour être différents n'en seraient pas moins fixes,
stables et spécifiques. Tel est le fait et tel est aussi l'effet à
expliquer.
Ouest-ce que l'atome mouvementé de Démocrite et des mé-
canistes en face de cette différenciation permanente des êtres?`?
Il est étendue, il est mouvement pur, c'est-à-dire sans loi,
sans qualité. Or, le mouvement qui lui est inhérent par sup-
position peut rendre compte de rencontres accidentelles d'a-
lomes le nombre des atomes qui se heurtent, leurs figures
différentes peuvent rendre compte de la diversité quantitative
des groupements formés mais c'est tout. La formation mo-
mentanée d'agrégats matériels de figures différentes voilà le
bout de toute philosophie purement mécaniste.
Elle est donc radicalement impuissante à expliquer la forma-
lion de l'unité spécifique, constante des êtres de l'univers. Une
chose hors de doute, en effet, c'est que l'unité des êtres n'est
pas une unité d'agrégat c'est une unité plastique, je veux dire
une unité qui pénètre intimement toutes les parties de la matière
qu'elle groupe en un seul faisceau. Ainsi, la pensée de l'artiste
pénètre toutes les molécules de la couleur et les fait converger
vers l'idéal qu'elle leur impose de réaliser il serait ridicule de
dire qu'un tableau est un agrégat de couleurs il est manifeste-
ment une unité d'un ordre supérieur, unité qui vient d'une idée,
d'une forme, que ne renferme en aucune façon la matière em-
ployée. Il est de même dans les êtres de la nature: nous n'a-
vons plus ici la contre-épreuve grossière de la présence maté-
rielle, de l'intervention visible de l'artiste. Mais depuis quand
est-il nécessaire d'avoir vu Homère à l'oeuvre pour savoir que
l'Iliade suppose un Homère ? L'argument des causes finales
n'est pas seulement un argument d'induction et par analogie
c'est un argument primitif et qui porte sa preuve en lui-même.
Aussi éloquemment que l'Iliade, l'être le plus humble de la
nature, un corps simple, un lambeau de protoplasma, par la con-
tinuité de sa composition, par la constance de ses propriétés
manifeste l'idée permanente incarnée en lui et qui ramène
toutes ses parties matérielles à l'unité d'un être défini (1).
Il la manifeste, dis-je, par la continuité de sa composition
intime et par la constance de ses propriétés. Quoi de plus expé-
rimental qu'une propriété ? Nos manuels de physique, de chimie
sont pleins de la description des propriétés du corps, et non
sans raison. La propriété est avec la nature du corps dans une
relation étroite: telle propriété tel corps, et réciproquement tel
corps telle propriété. Or, ce phénomène fondamental des sciences
physiques qui s'appelle la propriété, la philosophie mécaniste
n'en rend pas compte. Oue peut être une propriété pour l'ato-
misme ? Une résultante des mouvements primitifs des atomes
combinés suivant un certain arrangement géométrique, une
architecture de rencontre. Mais cet arrangement géométrique
comment l'entend-t-on ou comme le résultat du hasard et dans
ce cas il n'y a rien de plus dans les atomes ainsi disposés, sui-
vant la figure pyramidale par exemple, que dans les atomes
a l'état originaire; ou bien, c'est un principe qui s'ajoute aux
vibrations natives des atomes, qui dirige efficacement ces acti-
vités turbulentes et les fait converger vers cette forme définie
d'activité que l'on nomme propriété. Choisir la première aller-
native, c'est nier l'existence même des propriétés, car qui dit
propriété dit une activité ou une source d'activités délinies; or,

(1) « Aristote, qui selon moi est plus profond qu'an ne pense. jugeait qu'outre le
changement dans le lieu, il faut encore admettre l'altération. Cette dissimilitude ou
diversité des qualités, cette altémlion (à/.î-âtwrjt;) qu'Aj'islole n'a pas assez expliquée,
on la dérive des degrés difierents et des directions diverses des efforts et des modifica-
tions des monades
inoaindesconstituantes ». Lcibnit/
i-oiistitii;inte.% ». De la
Leibnily~, De cit elle-même, n°lH.
Ici nature en 11- 13. Ce sont
ces degrés différents, ces directions diverses des efforts et des modifications qui, en
tant que constants, constituent les propriétés.
les atomes, pour les purs mécanistes, sont ce qu'il'y a de moins
défini; ils ne sont même pas opposés, ce qui impliquerait une
idée synthétique au dessus de leur opposition ils sont absolu-
ment étrangers les uns aux autres. La matière primitive c'est le
disparate, le divers et par suite le principe par excellence de
l'instabilité, car comment faire sortir quelque chose de stable
d'un ensemble d'êtres dont chacun est essentiellement livré à
tous les caprices tumultueux du hasard ? A supposer qu'un ins-
tant d'équilibre se soit rencontré, que dans un coin du chaos
un dessin géométrique ait jailli, comme la seule raison d'être
de cette forme géométrique est l'activité désordonnée de l'atome,
la même cause qui l'avait édifiée va la détruire aussitôt. Que
devient encore une fois dans un tel système le fait patent, ca-
pital des sciences de la nature l'existence des propriétés con-
stantes et définies des corps; indice révélateur de la constance
définie du principe interne dont elles émanent? La matière
ainsi comprise est donc impuissante à expliquer ce fait si ma-
nifeste première vérification du principe sur lequel saint
Thomas base toute sa réfutation du mécanisme au point de vue
de la différenciation des choses Materia est prppler formant
el non e conversa le résultat nous apparaît comme ayant en lui
quelque chose de primitif, une force d'unification spécifique au-
quel la matière obéit (1).
Mais peut-être la forme géométrique 1-ecèle-t-elle la clé du
mystère. Une forme géométrique, n'est-ce pas quelque chose de
stable? ne peut-on pas la considérer comme une sorte de moule
dans lequel viendront s'emprisonner pour produire une résul-
tante unique les forces atomiques D'ailleurs, les mathématiques
sont partout dans l'univers depuis les « démarches étonnantes »
des astres jusqu'aux palpitations de l'insecte, jusqu'à la vibra-

(1) Lcibnilx aexprimé la même pensée dans suit opuscule De la nature en elle-même
contre Stnrm. Voici ses paroles « En vain en appellerait-on du mouvement à la
figure; car dans une masse pnrl'nilcmcnt similaire, pleine et distincte, aucune figure
ou détermination et distinction des parties «e peut résulter que du mouvement même.
Si donc le mouvement n'enferme aucune marque de distinction, il n'en fourniru aucune
à lu matière; et ainsi tout ce (lui se substitue à ce qui était s'y trouvant parfaitement
équivalent, nul observateur, t'ùt-il omniscient, n'y saurait saisir le moindre change-
ment. Toutes choses seront comme si aucun changement, aucune variation ne se pro-
duisait dans les corps, et l'on ne parviendra jamais à rendre raison des apparences
diverses que nous y sentons ».
tion nerveuse qui ne fait qu'un avec la sensation, tout se pèse,
tout se mesure, tout se réduit au nombre, à la figure, à la for-
mule mathématique enfin. Cette large diffusion du nombre ne
nous autorisc-t.-clle pas a voir en lui des principes des choses ?`?
ce qui est général ne saurait être accidentel. Le bain saturé d'un
sel ne s'agite-t-il pas sous l'influence d'un type géométrique
pour prendre une forme régulière et devenir le principe de
propriétés définies qu'il ne se connaissait pas? Voilà nos deux
principes trouvés: Archimède demandait pour soulever le monde
un levier et un point d'appui nous, pour l'expliquer, nous
demandons une force et un principe directeur de cette force la
force c'est l'atome, le nombre sera la loi. Or le nombre est essen-
tiellement lié i la matière il en est la mesure. Donc pas de
causes finales extrinsèques tout reste immanent et matériel.
Telle est l'objection.
Et tout d'abord ne nions rien de ce qui ne doit pas être nié(l):
oui, il y a des mathématiques partout: orbes stellaires ou mou-
vements moléculaires, combinaisons chimiques ou ondulations
de l'éther, rien de ce qui est matériel n'échappe au nombre: le
nombre est dans le protoplasma, dans la cellule, dans le tissu,
dans l'organe, dans la sensation, dans la formation des images:
La psychophysique est le vrai. Quel nombre? c'est une
autre affaire. Faut-il nous en tenir en chimie aux vieux équiva-
lents avec lesquels on a fait presque toutes les grandes décou-
vertes comme le conseille M. Berthclot, ou bien les chimistes
doivent-ils se farcir la tête de toutes les notations nouvelles qui
pullulent dans les livres et les revues? à qui devrons-nous nous
adresser pour obtenir la mesure exacte des sensations duu
nerf olfactif ? Ne soyons ni indiscrets, ni exigeants. Le nombre
est partout dans la matière omnia in numéro c'est chose en-
tendue règne-t-il sur la matière, c'est une autre question
N'en déplaise à l'ombre illustre de Pythagore, je ne puis
voir d'où viendrait à la forme géométrique cette faculté magique
de dompter l'atome indiscipliné, de l'assouplir, de l'obliger à
suivre les lignes harmoniques de son dessin. Le nombre serait-
il lui aussi une force pour agir ainsi sur des forces, les réduire,

(1) Voir le commentaire de S. Thomas, livre Ier des Mclaph. 7° leçon.


les dominer, leur imposer sa loi à tel point que l'indéfini, le
capricieux, l'instable, comme hypnotisé par le nombre, devienne
le déterminé, le réglé, la constance môme!
Hélas non Malhematica sunt sine motu (1), répondait déjà
saint Thomas, après Aristote, à Pythagore, et.il ajoutait Palet
quod insu fficienler posait non assignons aliqua principia motus. La
formule mathématique, en effet, ne saurait avoir qu'une causa-
lité de l'ordre idéal, exemplaire, formel, nullement de l'ordre
efficient comme celle qui est exigée pour guider les forces con-
crètes, physiques, que les mécanistes attribuent aux atomes.
C'est en vain qu'on parlera de formule génératrice la formule
génératrice est une notation symbolique de l'ordre idéal, inca-
pable d'entrer en contact avec des réalités, bien qu'elle ramasse
en un point intellectuel la mesure de ces réalités. Elle engendre
des unités mathématiques, elle ne saurait engendrer des unités
réelles. La théorie de l'Un numérique comme 'source première
de l'unité du monde n'est pas seulement une théorie morte elle
est inintelligible l'unité simple, réalisée ou non, est toujours
discrète elle divise, elle ne rayonne pas or, l'unité qui est
nécessaire pour expliquer la convergence des forces de la ma-
tière, quelle que soit leur origine, vers des propriétés cons-
tantes, c'est une unité réelle, et qui rayonne effectivement
autour de soi. Les mathématiques ne la connaissent pas.
S'ensuit-il que les formes géométriques et le nombre lui-
même ne servent de rien pour l'organisation de l'univers et
de ses parties. Loin de là Ainsi que l'explique saint Thomas,
le système pythagoricien est insuffisant il n'est pas faux. La
forme mathématique est indispensable sans elle la matière ne
pourrait être utilisée par le principe d'unité supérieure. Ce prin-
cipe, les mathématiques l'appellent, puisque d'une part elles
montrent les éléments vagabonds soumis à leurs lois et que
d'autre part elles se reconnaissent impuissantes à rendre
compte de cette unification cependant toute relative. Prenons
un exemple le tissu contractile du muscle a ses éléments dis-
posés suivant un dessin géométrique, aux mailles plus ou
moins larges, mais parfaitement reconnaissable. Pour que le

(1) I Mctaph. Lcct. 13.


muscle se puisse contracter, les activités vitales doivent s'exercer
suivant des lignes tracées d'avance il est nécessaire qu'il en
soit ainsi pour que le tissu soit contractile, mais pourquoi en
est-il ainsi ? Comment les cellules du muscle se sont-elles
agencées en vue de cet effet éminemment utile à l'activité nor-
male du muscle? ni les lois dynamico-chimiques de ses éléments,
ni le dessin géométrique ne le disent et ne peuvent le dire. La
seule raison c'est que la propriété contractile est nécessaire au
muscle, comme le muscle est nécessaire à l'organe, comme l'or-
gane est nécessaire à l'animal. Le type; animal, organe, mus-
cle, apparaît donc comme le principe générateur de l'arrange-
ment des éléments musculaires suivant le dessin géométrique et
par là de la coordination des mouvements physico-chimiques du
muscle en vue de réaliser la propriété contractile. C'est le mo-
ment de rappeler la seconde forme que saint Thomas a donné
à son principe de réfutation Les espèces ne tirent pas leur
origine de la matière, mais bien plutôt les différenciations qui
se trouvent dans la matière, les figures mathématiques par
exemple, viennent de la nécessité où elle est de s'adapter aux
formes diverses (1).
Nous sommes rendus au terme de notre démonstration. Nous
sommes partis du point de vue le plus éloigné du nôtre, de
l'hypothèse atomiste et mécanique nous avons cherché ti re-
constituer avec les atomes-forces marchant au hasard, les corps
naturels tels que nous les expérimentons chaque jour: nous
avons vu clairement l'impuissance de ces données à rendre rai-
son du fait le plus simple, le plus connu des sciences naturelles
l'existence des propriétés spécifiques des corps. Nous avons fait
appel aux formes géométriques que peuvent revètir les atomes
ces formes considérées comme résultat du hasard n'ont intro-
duit aucun élément nouveau de solution; considérées comme
unités actives elles nous ont paru manquer d'activité et, nous
aurions pu l'ajouter, de véritable unité; d'activité parce que
(1) Toute cette discussion étant dialectique, il ne faut pus s'étonner que nous ne nous
étendions pus sur la nature plastique de lu forme par opposition aux monades de
Leibnitz par exemple. Notre but est de réfuter l'atomismc mécanique. Il serait du
reste facile de faire valoir la nature de l'unité formelle en examinant quelques-unes
des propriétés qu'elle introduit dons la matière les affinités chimiques, les propriétés
vitales, la propriété évolutive en particulier.
leur mode de causalité est purement idéal, nullement physique;
d'unité parce qu'elles n'existent réalisées que dans une matière
étendue; à supposer qu'elles soient physiquement actives, elles
ne sauraient ramener à l'unité les différentes parties de la ma-
tière à laquelle elle sont incorporées. Nous ayons été réduits à
chercher dans une réalité supérieure à la matière et aux formes
géométriques, l'unité active et stable, principe de l'unification
foncière des forces atomiques sous le lacis géométrique que
dénotent les propriétés des choses. Ce principe à l'action pro-
fonde, plastique puisqu'il va saisir dans leur fond les éléments
matériels, les fait participer à son immatérielle simplicité, et
les transforme en un mot, nous l'avons appelé la Forme. Ainsi,
en partant du point de vue le plus opposé au nôtre, forcés
par la logique d'un seul principe et l'évidence d'un seul fait,
par la logique du principe de causalité, par l'évidence du fait
des propriétés; nous avons été ramenés à considérer la con-
ception de la Forme, à la fois terme et cause de toute évolu-
tion de la matière primordiale, comme la seule conception
vraiment naturaliste, la seule qui puisse offrir un couronnement
philosophique rationnel à l'hypothèse scientifique de l'évolution.
(A suivre.)
Fr. A. GARDEIL, O. P.
lecteur en théologie.
LES IDÉES COSMOGRAPHIQUES
D'ALBERT LE GRAND ET DE S. THOMAS D'AQUIN
ET LA DÉCOUVERTE DE L'AMÉRIQUE.

Le 12 octobre 1492, trois caravelles portant une centaine de


matelots et un homme de génie abordaient à des rivages de-
meurés jusque-là inconnus au monde civilisé. Ce n'était pas les
vents alisés et les courants océaniques qui avaient conduit seuls
cette flottille dans des parages mystérieux et longtemps redoutés.
Ce n'était pas même son seul capitaine encore que ses intui-
tions et sa hardiesse lui aient mérité une part unique dans un
événement qui allait en engendrer tant d'autres. La découverte
du Nouveau Monde est un de ces faits qui procèdent de l'évo-
lution lente mais stire d'une idée, et qui mieux que celui-là
mettent en évidence la dépendance étroite dans laquelle sont
les uns des autres les éléments théorétiques et les éléments
réels d'un évènement. (Juoi qu'il en puisse être de quelques
inventions réputées fortuites et sans antécédents apparents, la
découverte est, en loi commune, le produit d'une idée plus ou
moins longtemps élaborée et venue à maturité sous l'action for-
matrice des milieux historiques qu'elle a traversés. A ce point
de vue c'est un labeur digne du philosophe et de l'historien
de travailler à dégager, h travers le temps, les étapes par les-
quelles est passée une conception pour se former, se développer
et livrer à terme un produit souvent étonnant.
Ces vues ont été largement développées et appliquées par
Alexandre de Humboldt dans son Cosmos, et plus à fond pour
la question qui nous concerne dans son Essai critique de la
géographie du .Nouveau Continent Aussi n'avons-nous pas vu
sans une vive satisfaction M. Henry Harrisse se rattacher a de
Ilumboldt et émettre dès les premières pages de ses savantes
études sur Christophe Colomb le jugement remarquable que
nous transcrivons touchant la genèse des idées qui influencèrent
et dirigèrent l'inventeur du Nouveau Monde.
« Alexandre de
Ilumboldt, en son admirable Essai critique de
la géographie du Nouveau Continent, nous a inontré la conti-
nuité d'idées qui rattachent les projets de Christophe Colomb
aux théories d'Aristote, d'Ératosthène, de Strabon, d'Albert le
Grand, de saint Thomas d'Aquin et de Roger Bacon. Le hardi
navigateur génois ne les connut que par les polygraphes du
moyen-âge mais aux citations relevées dans ses écrits à la
manière dont elles sont présentées, on voit qu'il n'a pas cher-
ché seulement à s'abriter derrière le prestige des philosophes
de l'antiquité et des docteurs de l'Église. Colomb leur a
emprunté de vagues conceptions, mais aussi des idées vraies,
et, en les réalisant, il suivait le courant qui entraînait les savants
de son siècle » (1).
Il n'est pas douteux en effet que les idées qui orientèrent le
génie de Colomb vers les Indes lui soient venues de l'antiquité,
non sans doute qu'il les ait puisées directement dans les philo-
sophes etles géographes anciens, mais quoique arrivées à lui par
des canaux détournés on ne peut néanmoins en méconnaître
l'origine. Une des sources principales où Colomb a trouvé
réunies les autoriti·s de l'antiquité et du moyen-âge est incon-
tcstablcment 1 //HfM/o ~7Hy!(~ de Pierre d'Ailly (2). II ne faudrait
pas croire toutefois que l'archevêque de Cambrai eût de ce chef
des titres bien positifs à la reconnaissance de la postérité.
L'oeuvre de d'Ailly est une compilation du moyen-âge, bcaucoup
diraient aujourd'hui qu'elle est un simple plagiat, si nous ne
savions que notre idée moderne de la propriété littéraire n'avait

(1) Christophe Colomb, son ori~,iuc, sa vic, ses vobabes~ sa ~antillc et ses dcsceudanis.
Paris, 1884. 2 vol., t. 1, l, p. 8.
(2) M. Fernnndec de NuyuJ'rctc, C'olleccitiu de los viajes
J dcscubrimiertlos que hicieron
/'or mar los Issl~aitolcs. Madrid, 1825, t. I, p. 409. L'Imago Dlundi a été édité pour la
première fois en 1490. L'exemplitire de Colomb annote de sa main se conserve à Séville.
(H. Ilitrrisse, lliblioEbeca arneric·aaa retaslissirua, Ad<lilious. Puris, p. 15). Las Casas
oonuaissuit cet excmplaire de Culuiiib et 1 avait cn sous les yeux (llislor·.·a de las Indias,
Madrid, 1875, t. I, p. 313). L'caplicit du livre iudique la date et lu méthode de sa com-
position « Explicit Iraario Dlundi de scriptura et ex pluribus auctoribus recollectis
anno Domini 1410 B.
pas encore entièrement cours au commencement du xv° siècle.
On a voulu voir dans 1 ouvrage de d'Ailly une appropriation
peu scrupuleuse de l'Opus ~l~ajus de Hoger Bacon. A notre
connaissance c'est de Humboldt qui a articulé le premier ce
grief accueilli par d'autres historiens (1). Mais nous croyons
peu a cette filiation. Bacon est un écrivain très ignoré du
moyen-âge et dont la réputation date du xvm" siècle. Quant
aux travaux de Bacon, ils sont empruntés de toute pièce aux
Arabes sans qu'il soit possible, contrairement à l'opinion com-
mune, de lui trouver d'idées scientifiques personnelles et origi-
nales. Quoi qu'il en soit, d'Ailly ne fut lui-même qu'un instru-
ment tout matériel de la science grecque et des grands
scolastiques. Il dut fortuitement cet honneur au fait de la
découverte de l'imprimerie qui, contemporaine de Colomb,
vulgarisa son oeuvre et la mit ainsi à portée de main de l'in-
venteur du Nouveau Monde.

Quelles étaient donc ces idées scientifiques qui donnèrent un


point d'appui solide aux projets de Christophe ColombC'est ce
qu'il est facile de dire. L'idée fondamentale fut une vérité d'ordre
cosmographique l'affirmation de la sphéricité de la terre. Au
lieu de l'imagination homérique représentant le monde comme
une plate-forme entourée d'eau et dont on ne pouvait fran-
chir la périphérie, la conception aristotélicienne d'une terre
globulaire devait inévitablement conduire avec les progrès de
la navigation il la pensée d'un voyage autour du monde. Une
autre idée. idée secondaire il est vrai, mais qui exerça un
grand empire sur Colomb, fut celle de la proximité relative des
extrémités occidentales de l'Europe et de la partie orientale de
l'Asie. Cette idée, toute erronée qu'elle était, venait comme la
première d'Aristote. La science de tous les âges, si 1 on excepte
saint Thomas d'Aquin, devait la laisser passer et arriver jus-

(1) Ch. Jourduin, De l'influence d'Arlstotc et de ses t/t~c~r~cx sur la clécorcverlc du


,1'auvercu-iNoude. Paris, 1861 Il. Hurrisse a le cardinal Pierre d'Ailly qui pour la partie
cosmographique a audacieusement pillé l'O~us Mu~us de Roger Bacon o, Fcrna2`I Co-
lomb, su vie, ses xuvres. Paris. 1872, p. 117.
qu'à Christophe Colomb. C'est elle qui lancera le hardi navi-
gateur, non à la découverte d'un nouveau monde dont il ne
soupçonna jamais l'existence, mais à la recherche d'une route
abrégée pour atteindre les Indes. Que si cette erreur laissa
mourir Colomb dans la persuasion constante que sa découverte
n'était autre que l'extrémité. orientale du continent asiatique,
elle favorisa en tout cas ses desseins en lui dissimulant, avec
l'étendue réelle de l'immense espace inexploré les difficultés
gigantesques de son entreprise.
Que ces deux idées aient été le pivot scientifique des
entreprises de Christophe Colomb, il n'y a pas l'ombre d'un
doute.
Une des sources principales d'où Colomb a tiré sinon les
éléments, du moins la confirmation de ses convictions cosmo-
graphiques, est incontestablement la lettre que lui adressa le
célèbre astronome Florentin Paolo Toscanelli. Cette lettre écrite
tout d'abord le 23 juin 1474, pour le chanoine Fernam Martins,
était destinée à éclairer le roi de Portugal, Alphonse V,
sur ses projets de découvertes maritimes. Ce fut quelques
années plus tard, deux ou trois ans à peine, que Colomb en
reçut lui-même une copie de Toscanelli. L'amiral la transcrivit
de sa propre main sur les gardes d'un exemplaire d'Énéas Syl-
v-ius qui était à son usage, et conservé encore à la bibliothèque
Colombine, n Séville. C'est de là qu'elle a été tirée et publiée
pour la première fois dans l'original latin par M. Harrisse (1).
Ce qui surprend quelque peu dans la lettre de Toscanelli, c'est
de voir que la question scientifique qui y est agitée n'a fait
aucun progrès depuis le xm'' siècle. Les connaissances de Tos-
canelli ne sont pas allées au delà de celles d'Albert le Grand et
de saint Thomas d'Aquin. Pour lui, il résulte de la sphéricité
de la terre que l'on peut aller au pays des épices et des aro-
mates par une voie maritime plus courte que la voie ordinaire
de la Guinée. En se dirigeant constamment vers l'occident on
atteindra ainsi les Indes qui sont à une médiocre distance. Les
idées de Toscanelli étaient anciennes comme Aristote, et ce

(1) Don Fcrnando Colon, llistoriador de sa Padrc, SevilIa, 1S71; Fernand Colomb,
p. 178, etc. On ne possédait, avant cette publication du texte original, qu'une traduction
italienne incomplète.
ItG1'UL TFIOdIISTG. I. 4.
que la dernière avait d'erroné n'avait subi aucune retouche,
aucune correction. Ce que le cosmographe florentin sait de
plus, ce sont les noms des extrémités des Indes, telles que les
voyageurs du xni° et du xiv" siècle, et particulièrement Marco
Polo, les avaient décrites. Ainsi, dans cette navigation vers le
couchant, on trouvera l'empire du grand Kan et la province de
Kathay où est sa résidence, la grande ville de Quinsay dans la
province de Mango, voisine de la précédente, et enfin, avant
d'arriver jusque-là, l'île de Cipangu.
La science de Christophe Colomb n'alla jamais au delà de
celle de Toscanelli. Arrivé sur les côtes de l'Amérique il se croit
aux Indes. Dans son premier voyage, à Cuba, il est convaincu
qu'il est proche de la ville de Quinsay et envoie deux ambassa-
deurs au grand Khan dans sa ville de Kathay les envoyés naturel-
lement ne le trouvent pas (1).
Le 12 juin 1494, il fait dresser un acte notarié attestant qu'il
est aux Indes il oblige son équipage à le signer sous peine
d'une amende de 10,000 maravédis, et d'avoir la langue coupée,
pour tout récalcitrant (2).
Dans son dernier voyage, le 7 juillet 1503, il écrit de la Ja-
maïque aux Rois catholiques qu'il n'est plus qu'à dix jour-
nées du Gange. Il a visité la province de Mango et le Kathay,
c'est-à-dire la Chine méridionale et septentrionale de Marco
Polo. De là il est revenu à Saint-Domingue (3).
Après ces témoignages il est presque inutile de faire appel
aux Histoires de l Amiral, attribuées à son fils Fernand, et à
l'Histoire des Indes de Las Casas, si ce n'est pour montrer que
les mêmes idées étaient dans tous les esprits. Les Histoires
donnent en cinq raisons la totalité des motifs d'ordre scientifi-
que qui ont déterminé Colomb à son entreprise. Las Casas suit
les Histoires et donne une même exposition des cinq raisons
avant d'entrer dans des considérations fort développées sur des
questions dépendantes du fait de la sphéricité de la terre, par
exemple la discussion des autorités des anciens sur l'habitabilité

(1) Journal de bord de Colomb, dans Navarrete, I. c., ï, p. 37, 47.


(2) Navarrete, I, 143.
(3) H. Harrisse, Bibliotheca americana vetustissima, n° 1. Voyez l'exposition dévelop-
pée de ces idées de Colomb dans Iïarrisse Fcrnatid Colombt p. 122, etc.
des antipodes (1). Quant aux cinq raisons elles reviennent toutes
à établir, soit le fait de la sphéricité de la terre ouvrant un che-
min occidental vers les Indes, soit la proximité relative du
Portugal des rivages orientaux de l'Asie (2).
Ainsi donc deux idées d'ordre scientifique servirent de base
au projet de Christophe Colomb et firent entrer à un moment
donné des régions immenses dans l'orbite du monde civilisé.
D'où venaient ces idées et quelle avait été leur histoire?
Ces idées venaient de loin. On a dû le pressentir en nous
entendant qualifier d'aristotélicienne la théorie de la sphéricité
de la terre. C'est en effet jusqu'à Aristote, aux plus beaux jours
de la sagesse grecque, qu'il faut remonter pour retrouver clai--
rement ridée-mère qui portait en elle la découverte de 1 Amé-
rique. Ce n'est pas à dire toutefois que l'affirmation de cette
vérité ait attendu le fondateur du Lycée pour se faire jour dans
.le domaine de la philosophie. D'après les uns, Thalès de Milet
et l'école naturaliste d'Ionie l'auraient déjà professée explicite-
ment d'après les autres elle serait née avec le reste des con-
ceptions pytagoriciennes dont elle était une dépendance étroite.
En tout cas, il est indubitable que Socrate et Platon lui avaient
accordé une place dans leur enseignement (3). Mais ce fut
Aristote qui, le premier, donna a cette idée comme à tant d'autres
sa formule et son développement scientifiques. C'est lui que nous
entendrons dans l'interprétation et les commentaires détaillés
d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin, et sa doctrine

vil fait
(1) B~ti-tolomé de Las Casas,
vil. Lus
I/istoria tle las Irttlias, 5 vol. Madrid, 1875-1876, liv. 1,
surtout appel a l'auturité d'Albert le Grand dans son
Lr:tité De. natara locorrtne.
(2) Ilist, dc las Indias, p. 54. tComo toda el agua y la tierra dcl mundo consti-
«
tuyun una esCera y pot' eonsiguiente sea rcdondo, considère Cristobnl Coloti ser possible
rodearse de Oriente a Oeeidentc andando por ella los hombres hasta estar piés con piés
lus unos con lus otrus, en 'pïatcptiera parte que cn upôsito se hallassen M.
2° f Sabia. que iiincliit y muy gran parte desla esfcra habia sido ya calcada, pas-
scad y pur mai~~hos navegudu, 6 que no qucdcba para ser toda descubierta ». Cette
allégation, en tant qu'elle suppose que Colomb s'attendait a trouver autre chose que les
Indes, est erronéc Lus ¡Casas l'cmprunte aux liisluii,es. VU)'. Ilarrisse, I·'ewan<l C~olott,
p. 131 et suivantes.
30 « Que aquel dicho espacio. uo podia ser mas que la terceru parie del cireulu
maJ"ol' de la esfera H.
Les f et 5° raisons tendent, elles aassi, à diminuer l'étendue qui sépare les iles du
Cap-Vert des Indes.
(3) Vivien de Saint-Martin. Hisloti~c de lu Géographie. Paris, 1873, p. 96.
ae perdra rien à nous être présentée par ces deux grands esprits.
Du jour où Aristote eut établi la théorie de la sphéricité de la
terre en l'appuyant de démonstrations positives que nous accep-
tons pleinement encore, la science hellénique ne rétrograda
plus sur ce point. Géographes et cosmographes, disciples et
commentateurs du chef du Péripatétisme, tous reçurent sans
conteste la doctrine du maître et se la transmirent fidèlement.
Eratosthène, Strabon (1), Claude Ptolémée (2), pour ne nommer
que les maîtres de la géographie antique (3), demeurèrent les
adeptes d'Aristote.
La théorie de la sphéricité terrestre passa aux mains des
Arabes avec le reste de l'héritage péripatéticien. Les philosophes
musulmans le recueillirent avec une ardeur passionnée sans le
conserver toujours dans sa pureté originelle, bien que sur le
point particulier qui nous intéresse ils se soient montrés fidèles
interprètes du maître. C'est par les traductions de l'arabe d'abord,
que la société chrétienne fut mise pour la première fois au com-
mencement du XIIIe siècle, en contact avec le péripatétisme,
Avicenne et Averroès furent les deux grands patrons du dehors
qui le présentèrent au moyen-âge. De leur côté Albert le Grand
et saint Thomas d'Aquin devinrent les vrais initiateurs chré-
tiens qui acceptèrent intégralement l'œuvre d'Aristote, et l'accli-
matèrent dans un milieu qui lui avait été fermé jusqu'alors (4).
L'entreprise tentée et menée à bonne fin par ces deux maîtres fut
dans le sens le plus réel et le plus étendue du mot une révolution
scientifique. Leur premier, sinon leur plus grand coup de génie,
ne fut ni dans cette compréhension vaste et profonde qu'ils
eurent des doctrines grecques, ni dans l'exposition monumen-
tale qu'ils réalisèrent, ni dans l'application qu'ils firent de tout

(1) Strabo, Geographic. Basilœe, 1523, lib. I, p. 6 « pari etiam modo ad Indus et ad
Hispanos babitatio » (differentiam habct plurimam) e quibus illos ad orientem maxime,
lios autem ad occasum inclinari scinms omnes. Sic et Antïpodas inter se quodaminodo
esse, nescii non sumus ». Lih. II, p. 79 c Subjectum ergo sit, rotundam una cum
mari terrain esse, unamque et eauidem cum xquoribus superficiem hoberc. »
(2) Dans son Almagestc, le chup. iv du livre Ier est consacré à la question de la
sphéricité de la terre « Quod terra quoque sphœrica sit ad sensum quantum ad
universas partes ». Trad. de Georges de Trébizonde. Basilsee, 1541, p. 4.
(3) Vivien de Saint-Martin, 1. c., p. 132, 169, 199.
(4) La seule réserve qui doive être faite est pour les premiers livres de la Logique
d'Aristote que l'Occident possédait depuis que Boèce en avait fait des traductions.
un système scientifique à l'interprétation du dogme chrétien
pour constituer la théologie, leur coup de maître fut dans la
claire vue de la valeur réelle du trésor immense qui leur était
offert, et dans la hardiesse qu'ils mirent à le défendre et à le
dispenser autour d'eux. Ce fut cette action combinée d'Albert
le Grand et de Thomas d'Aquin qui, plus que toute autre, porta
d'un coup la société chrétienne au niveau scientifique atteint
par le plus haut développement du génie hellénique.
Nous n'avons pas à dire ici à quelles résistances se heurtèrent
dans la société intellectuelle du xni0 siècle, les efforts des deux
grands novateurs. En tous cas, parce que leur œuvre était la
garantie d'un vaste progrès, elle triompha rapidement par sa
propre valeur d'un conservatisme étroit et mal compris.
Les idées aristotéliciennes en matière de cosmographie et de
géographie bénéficièrent du triomphe général des doctrines péri-
patéticiennes au xm° siècle, mais elles ne tardèrent pas à avoir
elles aussi leurs contradicteurs et leurs ennemis. L'existence des
antipodes, dans laquelle Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin
avaient une foi si profonde, trouva surtout des adversaires
résolus pendant les siècles suivants. Au xv" siècle, elle semble
avoir été largement battue en brèche. Les explorations nom-
breuses de l'Asie depuis trois cents ans, jointes aux progrès de
la navigation, avaient attiré l'attention sur des questions restées
d'abord plus ou moins dans le domaine de la théorie, mais qui
se trouvaient finalement commander toutes les entreprises pra-
tiques d'exploration du côté de l'océan. Il semble que ces résis-
tances aux idées aristotéliciennes de la sphéricité de la terre
soient arrivées à leur maximum d'intensité au temps de Chris-
tophe Colomb, preuve manifeste de recul scientifique opéré
depuis le xiuc siècle.
Les arguments, ou plutôt les autorités sur lesquelles l'oppo-
sition basait alors ses résistances étaient fort anciennes. Elles
appartenaient à proprement parler à la société chrétienne et à
ses maîtres. Tandis que la sagesse grecque et la sagesse latine,
que le néoplatonisme alexandrin et la science arabe forment
comme une chaine ininterrompue qui conserve sans hésitation
et développe mème les théories de la sphéricité et de l'habitabilité
des antipodes, les docteurs chrétiens semblent avoir constitué
de leur côté, sinon une tradition constante, vu le peu de place
donné par eux aux questions d'ordre purement scientifique, du
moins une tendance fort accusée à rejeter ces mêmes doctrines,
où à les tenir en suspicion. Lactance avait presque persiflé
cette prétention de faire marcher les homm es la tête en bas et
de constituer une sorte de monde renversé (1). Lactance ne
soupçonnait pas que son objection formulée avec quelque dédain
ferait elle-même un jour soulever de pitié les épaules à Albert
le Grand (2).
Saint Augustin embrassa à son tour l'opinion de Lactance,
mais avec des réserves dont il importe de tenir compte. « II n'y
a, dit-il, aucune raison de croire ce que l'on raconte des anti-
podes, c'est-à-dire des hommes qui seraient du côté opposé de
la terre, pour lesquels le soleil se lèverait quand il se couche
pour nous, et dont les pieds seraient tournés vers les nôtres.
D'ailleurs les partisans de cette opinion reconnaissent eux-
mêmes qu'ils ne peuvent s'appuyer sur aucune donnée historique,
mais seulement sur des conjectures et des déductions. Selon
eux la terre est suspendue dans la sphère céleste et elle occupe
le lieu le plus inférieur qui est en même temps le centre du
monde. Ils pensent pouvoir conclure de cela que la partie de la
terre qui est au dessous de nous ne doit pas être à son ';our
privée d'habitants. Mais il ne prennent pas garde que quand
bien même le monde serait sphérique et qu'il y aurait quelque
raison à cela, il ne s'en suivrait pas que dans l'autre hémisphère,
où sont rassemblées les eaux, il y eût une terre ferme, et au cas
où elle existerait, qu'elle fût occupée par des hommes. L'Écri-
ture qui fait autorité pour les évènements passés, puisque ses
prédictions se sont réalisées, l'Écriture n'imagine rien de sem-
blable, et il serait par trop absurde de dire que quelques
hommes aient pu traverser par la navigation l'immensité de
l'océan, et aient établi de l'autre côté un rameau de la descen-
dance du premier homme » (3).
Ce texte que nous avons rapporté intégralement et mot à mot
(1) Institut, divin., III, 24.
(2) Nec audiendi sont qui fingiint ibi homineshabitare non posse, eo quod caderent
a terra si ibi habitèrent dicero enim eos cadere qui pedes habent ad nos, vulgaris
imperitia est. De natura locorum. Opera omnia. Paris, 1891, t XI, p. 554.
(3) De Civilate Dei, lib. XVI, cap. tx.
est fort important, car il nous dévoile la pensée exacte de saint
Augustin, laquelle est d'ordinaire mal comprise et mal jugée.
Observons tout d'abord combien saint Augustin était peu
familiarisé avec les doctrines péripatéticiennes. Il ignore les fon-
dements rationnels qui établissent invinciblementla sphéricité de
la terre, et n'a qu'une vague idée tirée de l'analogie de la forme
de la terre et de celle du monde.
En revanche, le grand docteur ne fait qu'une faible opposition
à l'admission d'une terre globulaire. Ce contre quoi il s'inscrit
en faux, c'est l'existence d'une terre ferme aux antipodes, au milieu
des eaux de l'océan et surtout d'une terre habitée. La question
de la sphéricité de la terre et celle de l'existence d'un continent
océanique étaient en effet deux questions différentes et presque
indépendantes l'une de 1 autre. Après la démonstration d'Aristote,
on ne pouvait raisonnablement rejeter la sphéricité de la terre;
mais la réalité d'une partie solide de la croûte terrestre émergeant
de l'eau dans l'autre hémisphère était une donnée encore pro-
blématique. Aristote n'avait rien affirmé à ce sujet, et ce qu'il
avait dit de la proximité relative des côtes orientales de l'Asie et
de celles de l'Europe, laissait aisément entendre le contraire.
Les grands commentateurs du moyen-âge, Albert le Grand et
saint Thomas d'Aquin n'allaient pas au delà, et Christophe
Colomb lui-même n'imagina jamais l'existence d'un continent
intei-jacent entre l'Europe et l'Asie. Rien en effet, en dehors
d'une certaine analogie qui pouvait induire à imaginer l'hémis-
phère inférieur constitué à l'instar du nôtre, rien ne pouvait
établir positivement l'existence de terres aux antipodes. Seules
l'expérience et la découverte devaient résoudre efficacement des
doutes de cette nature.
Enfin il est digne de remarque que les défiances de saint
Augustin, vis-à-vis des antipodes et de leur habitabilité procè-
dent de doutes rationnels bien plus que de l'exégèse scripturaire.
Au fond ce à quoi l'Écriture, d'après l'évêque d'Hippone, semble
se refuser, c'est à la non-unité de l'espèce humaine, affirmation
qui est d'elle-même d'ordre scientifique. Mais qu'une émigration
d'une portion de l'humanité ait pu s'établir dans les eaux du
vaste océan, saint Augustin se refuse à y croire, parce qu'il lui
semble impossible que les hommes aient pu franchir une telle
immensité. On voit donc que dans 1 hypothèse de l'existence d'an-
tipodes habités, la seule exigence biblique est dans l'affirmation
de la communauté d'origine entre toutes les fractions dispersées
de l'humanité; et si saint Augustin se refuse à croire au fait de
la présence d'habitants aux antipodes, c'est en appuyant son
opinion sur les seuls éléments rationnels du problème.
Quoi qu'il en soit, la suprématie doctrinale de saint Augustin
dans l'Église latine servit de passe-port à la négation des antipo-
des. Ce fut surtout l'autorité du grand docteur et celle de Lac-
tance qui, bien des siècles plus tard, à Salamanque et à Grenade,
tinrent en échec les plans de Colomb.
Entre ces deux points extrêmes, un certain nombre d'écrivains
ecclésiastiques avaient abordé les mêmes questions. Jusqu'au
xme siècle, ils les avaient assez communément résolues dans le
sens de saint Augustin; mais il est vrai de dire que ce problème
n'a pas encore été étudié d'une façon critique. Faute d'établir
des distinctions dans la matière, les auteurs qui y ont touché
l'ont fait d'une façon pitoyable, ne comprenant pas qu'il fall ait, d'a-
près les idées même de saint Augustin, faire une triple catégorie
ceux qui admettent purement la sphéricité de la terre; ceux qui
ajoutent à cette conception l'existence d'un continent interocéa-
nique aux antipodes; enfin ceux qui soutiennent l'habitabilité de
ces régions. Pour n'avoir pas distingué ces notions élémentaires,
on a placé dans la première catégorie des écrivains qui n'appar-
tenaient qu'à la troisième, suhstituant ainsi une idée antiscienti-
tifique à une défiance qui, en son temps, pouvait être très légi-
time, puisque rien ne l'avait encore infirmée. Nous ne parlons pas
des savants critiques qui, lisant le mot d' « Orbis te~°rc~rum dans
quelques auteurs, y ont vu l'équivalent de la sphéricité terrestre,
alors qu'il s'agissait en propres termes de la forme circulaire
attribuée au monde habité connu des anciens, lequel était ima-
giné comme une plate-forme arrondie ou une sorte de bou-
clier (1).

(1) 31. Galfarel, dans son ouvrage Histoirc de la découverte de l'Amérique, Paris, 1892,
2 9oi., a mis le comble à ce désarroi en recueillant au hasard de la plume ce que
d'autres auteurs avaient écrit sur ce sujet. C'est ainsi maintenant, qu'a quelques pages
de distance, on peut voir les mêmes personnages rangés parmi les partisans de doc-
trines contraires par exemple, Isidore de Séville (t. 1, p. 178 et 184). Raban Maur et
Guillaume de Conches (p. 180 et 185).
Bref, et pour ne pas nous arrêter plus longtemps aux prélimi-
naires de notre sujet, jusqu'au xmc siècle les docteurs chrétiens
montrèrent peu d'inclination à admettre l'existence d'habitants
établis aux antipodes; et si quelques-uns acceptèrent l'idée d'une
terre sphérique, ce fut sans connaître toutefois les preuves scien-
tifiques rigoureuses de cette vérité qu'Aristote allait dévoiler au
xiii° siècle.
L'introduction de l'aristotélisme dans la société chrétienne du
moyen-âge marque, ainsi que nous l'avons dit, une étape capi-
tale dans l'histoire des idées cosmographiques qui devaient pré-
parer la découverte du Nouveau Monde. Aussi les hommes, qui,
comme Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, furent les
premiers instruments de cette rénovation scientifique,méritent-ils
d'arrêter notre attention. Il y avait en effet, au xui° siècle, une
difficulté sérieuse à l'acceptation de la théorie de la sphéricité de
la terre et de ses conséquences. Elle résultait de l'attitude géné-
rale prise depuis des siècles par la majorité des docteurs chré-
liens. Des esprits respectueux de la tradition ecclésiastique et de
ses autorités, comme l'étaient Albert le Grand et son disciple,
pouvaient être exposés à des défiances, peut-être même à un
déni de justice à l'égard d'une haute vérité scientifique, si un
sens profond du vrai et du réel ne venait les tenir en garde contre
cet écueil. A nul moment l'idée qui portait en elle la découverte
du Nouveau Monde ne fut plus exposée à une méconnaissance
qu celui où elle faisait pour la première fois son entrée dans la
société savante chrétienne. Aussi est-ce un vrai titre de gloire
pour les deux grands hommes qui dotèrent le moyen-âge des
spéculations antiques les plus solides et de l'enseignement scien-
tifique le plus positif, d'avoir été les premiers et les plus puis-
sants patrons cosmographiques qui allaient préparer le milieu
dans lequel devait se développer le génie de Colomb, et où allait
éclore le projet de la découverte des Indes.
On nous permettra donc d'exposer avec leur développement
naturel les vues d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin
sur le sujet qui nous occupe. Bien peu de nos lecteurs, nous en
avons la conviction, soupçonnent jusqu'à quelles limites ces
deux maîtres ont poussé leurs affirmations scientifiques touchant
la théorie de la sphéricité terrestre, et moins encore n quels
étonnants pressentiments s'est laissé aller leur génie dans l'ex-
position et le développement de leurs preuves.

II
Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin sont des disciples
fidèles d'Aristote. Le fondateur du Lycée a déjà admirablement
résumé ce qui regarde la question de la sphéricité de la terre.
Ses deux grands commentateurs ne sont donc pas à propre-
ment parler des inventeurs, quoique sous leur plume l'argumen
tation d'Aristote ait pris une ampleur qu'elle n'avait pas elle-
même. Mais ce qu'il importe de connaître, c'est la précision et
la résolution avec lesquelles ils traitent la doctrine scientifique
du Maître. C'est dans son traité du Ciel et du ~llonde, qu'Aristote
a établi que le sol que nous foulons sous nos pieds est de forme
sphérique. C'est aussi dans leur commentaire au même ouvrage
que Albert et saint Thomas suivent pas
pas sa pensée et l'ex-
posent chacun à leur manière.
D'après eux, les arguments par lesquels on démontre scientifi-
quement la sphéricité de la terre sont de deux sortes les uns
relèvent de la physique, les autres de la cosmographie et des
mathématiques (1).
L'argument physique est développé le premier par Albert et
saint Thomas dans leur commentaire De ccelo el muado (2).
Cet argument qualifié de physique serait plus justement nomme
aujourd'hui mécanique, car la physique ancienne, bien autre-
ment étendue que la science moderne de ce nom, traitait des
êtres en tant que mobiles, et embrassait ainsi la science des
forces et des mouvements.
La base de l'argumentation est le fait de la pesanteur, ou,
pour parler le langage péripatéticien, la gravité. A la suite d'A-
ristote, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin ont, du plié-

(1) Primo probat (philosophus) terram esse sphericam rationibus naturalibus, qus
accipiuntur ex parte motus. Secundo rationibus mathcmaticis et astrologicis, qui
~cipiuntur ex his quse apparent secundum sensum. S. Thomas, De Ccclo et Diundo,
lect. 27.
(2) Il occupe chez Albert les chapitres tx et x du second livre, et chez saint Thomas
la leçon 27 du même livre. Nos citations se réfèrent aux éditions de Vives Albertus
Magmas, Opera omnia, t. IV; S. Thomas, Oyera omatM, t. XXIM.
nomène de la pesanteur, une notion plus limitée que notre con-
ception de l'attraction universelle. Pour eux, la gravité est le
phénomène par lequel la matière terrestre tend vers le centre
(lu monde, lequel, par le fait même, devra coïncider avec le
centre de la terre. Il y a loin encore de la mécanique céleste
d'Aristote à celle de Képler, de Newton et de Laplace. La
pesanteur n'est pas encore pour le péripatétisme un phénomène
d'ordre général.
La matière des astres n'est pas assimilée à celle de la terre
dans son état présent ou passé; la loi des mouvements célestes
n'est pas ramenée à un commun principe. Les astres sont trop
brillants et le ciel trop sublime, pour que la raison humaine ait
cru pouvoir ravaler ces hauteurs jusqu'à la terre en leur donnant
la même nature et les mêmes lois. En tout cas, quand l'esprit de
l'homme descend des lointains espaces et s'approche de sa
demeure, son regard s'affermit; il pose des principes solides et
en déduit jusqu'au bout des conclusions d'une remarquable
vérité.
Le mouvement apparent du ciel est le phénomène qui a le
plus contribué à égarer la science antique et à vicier sa concep-
tion du monde. Par malheur, il ne pouvait y avoir de remède
immédiat à cela. Une donnée de cette importance qui semblait à
tous des plus évidentes et des plus sûres devait naturellement
être placée à la base de tout essai de cosmographie. Le ciel
tournait et la terre paraissait être le centre de ce mouvement.
(Test cette trompeuse observation qui nous mettait au cœur de
l'univers, et nullement une préoccupation religieuse et théolo-
gique comme affecte de le croire un certain vulgus libre penseur.
Aristote, Strabon, Ptolémée n'avaient cure du christianisme, et
en considérant la terre comme le point central du Cosmos, les
anciens philosophes ne songeaient nullement i la mettre à la
première place, mais bien au dernier rang. Dans leur esprit,
comme dans celui d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin,
les diverses régions sphériques qui entourent la terre constituent
une progression de perfection et de dignité dont le maximum
est à la plus lointaine périphérie. Par contre, le minimum de
valeur est au centre de ces mondes concentriques la terre, le plus
vil et le plus grossier des éléments, l'occupe.
La science grecque croyait pouvoir rattacher à cette distri-
bution générale du Cosmos le phénomène de la gravité ter-
restre. C'était le centre du monde qui appelait en quelque
manière la matière, et lui imposait la gravité quand elle en
était écartée. En raisonnant sur ces données, la science an-
cienne devait arriver aux mêmes résultats, au point de vue de la
sphéricité dc la terre, que si elle eût pleinement entendu la théorie
moderne de l'attraction. Dans l'un et l'autre cas, le problème
était celui de la détermination de la forme prise par une masse
de matière sous l'influence des forces qui la sollicitent vers un
centre commun. Avec une pareille donnée, la solution était facile
à prévoir la terre devait être sphérique.
Il est curieux de voir deux grands esprits, comme Albert le
Grand et saint Thomas d'Aquin, aux prises avec ce problème de
mécanique fort simple, mais qu'ils ne peuvent résoudre métho-
diquement, parce qu'ils n'ont pas à leur disposition le théorème
élémentaire de la mécanique sur la composition et la décompo-
sition des forces. Néanmoins ils ont nettement conscience qu'une
accumulation de matière autour d'un centre, sous l'action d'une
force homogène et constante, doit donner, dans sa forme générale,
un sphéroïde.
Voici le fond du raisonnement commun à Albert le Grand et
à saint Thomas d'Aquin dans l'exposition de cet argument qu'ils
ont qualifié de physique.
Toute matière terrestre est pesante dès qu'elle est écartée du
centre d'attraction et tend à y revenir. La matière doit donc se
grouper autour du centre, et sous l'influence de la pesanteur
finir par se mettre dans un état d'équilibre. Mais l'équilibre entre
les parties dont l'agglomération forme la terre n'est réalisé que
par l'état sphérique, car, observe saint Thomas, un plus grand
volume de matière déplacera un plus petit, une force supérieure
vaincra une force moindre, et la forme sphérique sera finalement
obtenue, où, comme remarque Albert le Grand, en serrant le pro-
blème d'une autre manière, dans toute autre donnée que la sphé-
ricité, les éléments matériels n'auront pas leur rapprochement
maximum du centre d'attraction. Les deux cosmographes
entrent ensuite dans l'examen détaillé des différentes hypothèses
d'un groupement inégal et non symétrique de la matière autour
(lu centre, et ilsn'ont pas de peine à montrer que, sous l'action
de la gravité, il n'y aura de repos et de stabilité que quand la
totalité de la masse aura réalisé une sphère.
Cet argument mécanique soulève toutefois une difficulté il
suppose que la terre s'est formée par voie de génération, c'est-
à-dire par accumulation de matériaux autour d'un centre, et il
semble que c'est prendre une hypothèse pour point de départ du
raisonnement. Albert et Thomas d'Aquin profitent de l'objection
pour développer leur pensée, tout en répondant à la difficulté.
Pour bien comprendre, disent-ils, cette preuve, il faut s'imagi-
ner que la terre s'est formée par voie d'agglomération autour
d'un centre, comme l'avaient déjà enseigné quelques anciens
physiciens. Dans cette hypothèse, la matière qui doit constituer
la terre vient des différents points de l'horizon, c'est-à-dire de
l'espace, et tend au même endroit. Il ne faut cependant pas
imaginer avec les anciens que le mouvement dont est douée la
matière doive être attribué au mouvement gyratoire du ciel qui
projetterait violemment la matière vers le centre du monde. Il
est plus vrai de dire que le phénomène de la pesanteur est na-
turel à la matière, et que sous son influence elle tend vers le
centre du monde. Ainsi, si nous supposons que primitivement
la terre était dans un état potentiel, nous dirions aujourd'hui de
dissociation, il est naturel que lorsque la pesanteur s'est mani-
festée dans les éléments désagrégés et dispersés, ceux-ci ont dû
scporterdetousles points de l'espace etd'une semblable manière
vers le centre pour constituer la terre, et la constituer sous une
forme sphérique (1).
Ces dernières phrases sont traduites littéralement de saint
Thomas, on les prendrait facilement pour un extrait du Système
du Monde de Laplace.

(1) Oportet praidictaui raticmeru intelligei'e ac si positum esset quod terra esset g-ene-
rata de novo concurrentibus undiquc pui'libus torrœ versus médium, sicut antiqui
luitui'ales posuerunt, in hoc tamen differeulia est quod illi poiuml motus partium
U'i-ra? versus médium causari ex violentia g-vrationis cœli, sicut supradictum est.
Mclius autem et vei'ius est ut ponamus motum partium terra: accidere naturalitor.
propter hoc quod partes terrée habent gravitatem inclinautcm eas versus médium. Si
ergo ponumus quod terra prius crat in potentia, sicut antiqui posuerunt, consequens
erit quod partes ejus dispersa: et disgregatae prius quundo fuerunt in actu graves,
'erenlur simili modo ex omni parte ad médium, et ex hoc constituetur terra sphœricœ
figuroe. De Calo et Munclo, lib. H, lec. 27, p. 192; Albertus, ibid. cap. ix.'p. 229.
Albert le Grand expose l'hypothèse de la même manière, mais
avec une observation de plus. Lui aussi, il comprend que la
terre a dû être formée par des éléments primordiaux dissociés,
lesquels n'étaient pas tout d'abord ce qu'ils sont devenus dans
la suite, quant à leurs propriétés en général, et quant à la pesan-
teur en particulier Mais, voulant remonter plus haut dans la
chaine des causalités, il assigne comme principe de l'apparition
de la pesanteur dans la matière primordiale le mouvement cir-
culaire du ciel (1).
Ce qui est étonnant, c'est de voir quel pressentiment prodi-
gieux ces grands esprits avaient de nos théories cosmographi-
ques modernes. En somme, ils s'attachent avec une foi invincible
à ce qui fait le fond de nos idées les plus hardies et les plus
grandioses touchant l'origine et le mode de formation du monde;
affirmation du phénomène de la pesanteur comme propriété
connaturelle de la matière; tendance de cette matière à se grou-
per autour d'un centre pour se constituer à l'état sphéroïdal;
formation de la terre par voie de condensation de ses éléments;
conception d'un état primordial de la matière où elle n'avait ni
pesanteur, ni ses propriétés actuelles phénomène de la géné-
ration de la terre à un moment donné, rattaché au mouvement
général de la rotation du monde comme à sa cause.
Mais, malgré l'ampleur et la maestria avec lesquelles Albert et
Thomas d'Aquin développent leur idée de la formation de la
terre, il n'en reste pas moins, et ils se l'objectent sincèrement
eux-mêmes, que c'est là une hypothèse. La théorie de la forma-
tion du monde à laquelle demeure attaché le nom de Laplace
n'est plus à proprement parler une hypothèse pour nous, mais
elle l'était pour Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin qui
n'avaient ni nos vues générales, ni nos observations positives
sur les sciences cosmologiques. Aussi est-il curieux de les voir
acculés à une théorie dont ils ne veulent rien sacrifier et dont
ils n'ont cependant pas les preuves suffisantes en main.
Albert le Grand répond d'un mot, mais en abandonnant quel-
(1) Terra prius etquodlibet aliud elementum fuit in potentia deinde per motum
elementi et formant quam videmus modo
<!œli exivit in actum et tune terra per cir-
cuitum borizontis generata a motu eœli œquali distantia recedens ab horizonte paula-
tim appropinquavit medio donee resideat in ipso. De Ceclo et Dlundo, lib. 11, cap. n,
p. 229. 1
que peu son terrain. Après tout, quelle que soit l'origine de la
terre, qu'elle soit produite par voie de génération ou non, il
n'importe, car l'argumentation principale est indépendante de
cette question il suffit que la terre soit pesante dans ses par-
ties pour qu'elle forme une sphère (1).
Saint Thomas répond à son tour à la même objection, et le
principe de solution est des plus remarquables. « La terre, dit-il,
n'eût-elle pas été produite par voie de génération, il faudrait en-
core qu'elle soit dans le même état que si elle avait été engen-
drée, car la nature d'une chose c'est le terme d'une génération.
D'où il suit que tout ce qui n'est pas engendré doit néanmoins
être tel, que cela eût pu être produit par ce procédé et pour
cette raison la terre doit être ronde » (2). Ainsi donc la nature
tout entière, prise dans chacune de ses parties, semble être le
produit d'une génération, ou en langue moderne d'une évolu-
tion. Saint Thomas n'a pas les éléments divers de ce vaste pro-
blème pour se prononcer sur la question de fait, mais son coup
d'œil pénétrant a entrevu, ici comme dans maints endroits,
l'une des lois générales du monde dont la possession a été
l'oeuvre des sciences de notre temps. Que tout dans la nature,
le globe terrestre, l'élément inorganique où l'être vivant soit le
terme d'une évolution, il n'en a pas la preuve, il ne le pense
même pas, mais il reconnaît, et invariablement, que tout être,
vu sa nature et sa constitution, est susceptible d'avoir eu son
origine dans une génération ou un procédé évolutif, et l'essai
d'application de cette idée à la formation de la terre donne à
Aristole et à ses deux grands commentateurs chrétiens du moyen-
ùge le droit d'être regardés comme les premiers fondateurs de
conception moderne du Cosmos.
Toutefois Albert le Grand n'abandonne pas son argumentation
sans en avoir tiré un dernier avantage en faveur de la sphéricité
terrestre, et il faut signaler ce point de vue, parce qu'il témoigne
à quelle hauteur se tenait habituellement le regard d'Albert
quand il envisageait les sciences. Le nouvel argument est tiré
(1) L. c., p. 229-230.
(2) Sivc ctiani non si generata, oportet quod hoc modo se habeat sicut si esset
gencrala, quia terminus geiierationis est natura rei. Undeillud, quod non est genera-
tam, oportet tale cssc, qualc fieret si jjeneratur et secundum hoc convenit'figuram
terrae esse sphœrieam. L. c. p. 193.
des sciences comparées. Il examine, discute et met successive-
ment en parallèle les formes extérieures prises par les éléments
des corps, par les êtres vivants et les grandes masses pe-
santes. Il aboutit sa
thèse en concluant à l'existence de sur-
faces planes comme état naturel des éléments matériels et de
surfaces courbes et sphériques, pour les êtres vivants et la ma-
tière à l'état molaire (1).
Nous ne nous arrêterons pas davantage à l'examen de ce pre-
mier argument général encore que par sa singularité il puisse
donner lieu à de nombreuses remarques. Ou'il nous suffise de
faire observer le contraste de la méthode employée par des sa-
vants à la manière d'Aristote, d'Albert le Grand, de saint Tho-
mas d'Aquin et le procédé des modernes. Nul n'imaginerait au-
jourd'hui de placer la conception de Laplace comme premier
argument à une démonstration de la sphéricité de la terre. La
raison en est que notre esprit, qui a gagné en précision avec
ses observations exactes et ses analyses rigoureuses, a cependant
perdu beaucoup du sens philosophique des anciens et de leur
goût marqué pour les grandes synthèses. Le procédé d'Aristote
est cependant de beaucoup le plus profond, car il ne fournit pas
seulement la preuve du tait, ainsi que nous l'avons vu pour la
question de la sphéricité de la terre, mais encore la raison
d'être de ce même fait. Au reste la méthode des anciens n'est
pas exclusive, et nous allons les voir confirmer un argument
d'ordre général par des procédés d'observation compris à l'ins-
tar de nos méthodes positives.
(A suivre.)
FR. P. MANDONNET,
des Fr. Préch., prof. d'Hist. à l'Univers.
de Fribourg (Suisse).

(1) L. c., cap. x, text. 108, p. 231 sq.


LE SOCIALISME.

Les inégalités dont nous venons de parler sont inéluctables (1).


car elles sont la conséquence logique des inégalités indivi-
duelles, aussi elles ne disparaîtront jamais. Il y aura toujours
des hommes plus intelligents, plus actifs, plus industrieux que
d'autres, et ces différences se traduiront toujours, dans la réalité
de la vie, par des inégalités sociales.
Est-ce une raison pour se croiser les bras, et ne rien tenter
en faveur des déshérités, et laisser peser sur leurs épaules tout
le poids du fardeau, sous le prétexte que c'est là une nécessité
contre laquelle on ne peut rien?
Ce sera l'honneur de notre temps d'avoir cherché sans relâche
la solution de ce difficile problème mais, s'il y a unité dans le
but, quelle diversité dans les moyens « Les socialistes pous-
sent à la haine jalouse des pauvres contre ceux qui possèdent,
et prétendent que toute propriété de biens privés doit être sup-
primée, que les biens d'un chacun doivent être communs à tous,
et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à
l'État. Moyennant cette translation des propriétés et cette égale
répartition entre les citoyens des richesses et de leurs commo-
dités, ils se flattent de porter un remède efficace aux maux
présents » (2).
Léon XIII a esquissé en deux mots les traits si multiples et
si variés du socialisme exciter la haine du pauvre contre le
riche et rèver de fonder un nouvel ordre de- choses sur les
ruines de la propriété.

(1) Cet article constitue le chapitre septième du nouvel ouvrage du R. P. Unutnus


L'Église cl la Démocratie, qui doit paraître prochainement chez IL Lcthiclleux et dont
njs lecteurs pourront, par cet extrait, apprécier l'inlportance et l'actualité (iY. de la R.).
(2) Encyclique Rerum sovamih.
1ÏEYU1Î THOMISTE. 1. S
Socialisme est un terme vague, indéterminé et fort mal défini.
Pour le bourgeois égoïste et repu, quiconque se préoccupe
d'adoucir la condition de ceux qui souffrent, est socialiste.
Assis tranquille au coin de son feu dans une chambre bien close
pendant que la bise soufflc au dehors, il pense que tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes il est prodigieuse-
ment étonné que des hommes, heureux comme lui, ne se con-
tentent pas de jouir paisiblement du don de la fortune et con-
sacrent tous leurs efforts à résoudre une question, qui, en
définitive, ne les regarde pas. 11 dira d'un air pénétré « Ces
socialistes sont vraiment bien encombrants! ».
Après les journées de juin, Proudhon, traduit en justice, dit au
président qui l'interrogeait « J'étais allé contempler les su-
blimes horreurs de la canonnade. Mais, reprit le président,
n'êtes-vous donc pas socialiste? Certainement, monsieur le
président. Mais alors, qu'est-ce donc que le socialisme ? –
C'est toute aspiration vers l'amélioration de la société. Dans –
ce cas, répliqua le président, nous sommes tous socialistes.
C'est bien ce que je pense, répondit Proudhon » (1).
On comprend que cette définition ne signifie pas grand'chose
ou que, du moins, elle dénature étrangement l'idée que l'on se
fait et que l'on doit se faire du socialisme. La définition de
Léon XIII est infiniment plus précise et plus exacte Le socia-
lisme consiste à exciter le pauvre contre le riche, et à vouloir
assouvir sa haine par la destruction de la propriété.
Il faut au pauvre une dose de résignation peu commune pour
accepter sa misère en face du spectacle que lui offre l'opulence
du riche. Pour le pauvre, la richesse est comme le résumé de
toutes les joies, de tous les bonheurs, de toutes les jouissances.
Il se trompe évidemment, il ignore les douleurs et les angoisses
qui se cachent si souvent sous ces brillants dehors et, s'il péné-
trait dans ces somptueuses demeures, il verrait que la fortune
a des revers terribles. Dans ses impénétrables secrets, la Justice
suprême garde des compensations dont elle seule mesure toute
l'étendue, et, malgré les apparences, la grande loi de l'égalité
rétablit l'équilibre. Les souffrances physiques et les tourments

(1) Voir E. de Laveleye, Le Socialisme contemporain Introduction.


de l'âme s'abattent indistinctement sur tous, personne n'est à
l'abri des douleurs dont la vie humaine est faite. A ce point de
vue, le riche et le pauvre sont égaux et parfois même, si le
pauvre savait, il préférerait son sort à celui du riche. Mais il ne
sait pas et, s'il n'y a pas quelque part un lieu où son espérance
ira se réfugier, que de haines s'amasseront dans son coeur
Qu'il nous soit permis de rappeler ici ces beaux vers du poète

« Dans vos fêtes d'hiver, riches, heureux du monde,


·
Songez-vous qu'il est là sous le givre et la neige
Ce père sans travail que la famine assiège,
Et qu'il se dit tout bas « Pour un seul que de biens
A son large festin que d'amis se récrientt
Le riche est bien heureux, ses enfants lui sourient
Rien que dans leurs jouets que de pain pour les miens. ».
Et puis à votre fête il compare en son âme
Son foyer, où jamais ne rayonne une flamme,
Ses enfants affamés et leur mère en lambeau;
Et sur un peu de paille étendue et muette
L'aïeule, que l'hiver, hélas a déjà faite
Assez froide pour le tombeau.
Car Dieu mit ces degrés aux fortunes humaines
Les uns vont tout courbés sous le fardeau des peines,
Au banquet du bonheur bien peu sont conviés;
Tous n'y sont point assis également à l'aise,
Une loi qui d'en bas semble injuste et mauvaise
Dit aux uns jouissez aux autres enviez
Cette pensée est sombre, amère, inexorable,
Et fermente en silence au cœur du misérable » (1).

Augmenter la douleur du pauvre en excitant en lui une haine


à laquelle il n'est malheureusement que trop bien préparé, c'est
donc faire œuvre criminelle et c'est là, dit Léon XIII, le premier
trait caractéristique du socialisme. Travaillez de toutes vos
forces à rendre plus douce la condition du pauvre, ne vous con-
tentez pas surtout de belles paroles et de brillants systèmes, à
la bonne heure mais n'allumez pas en lui un feu dont les
explosions pourraient tarir les sources de la pitié, et dont il sera
la première et la plus lamentable victime.

(1) Lei feuilles d'automne, XXXII.


Le second caractère du socialisme est de tenter, en faveur du
prolétaire, une reconstitution sociale dont la propriété ferait tous
les frais.
'Nous avons ëtabli dans le chapitre précédent la thèse du droit
de propriété qu'il s'agisse de la possession d'un jardin grand
comme une chambre ou d'un domaine de cent hectares, d'un ca-
pital qui donne 100 francs de rente ou 100000, le droit est le
même. Sans doute le propriétaire de cent hectares ou de 100 000 li-
vres de rentes aura des devoirs qui n'incombent pas à un
homme dont les ressources suffisent à peine à son entretien
c'est une question indépendante que nous traiterons plus tard
pour le moment nous 'allons discuter les arguments que le so-
cialisme dirige contre le droit de propriété.
Il comprend très bien que, s'il parvientà ébranler le principe
de la propriété foncière individuelle, les autres, qui en sont
comme une extension, s'écrouleront d'elles-mêmes; c'est donc à
la propriété foncière qu'il livre ses plus rudes assauts.
D'âpres les doctrines socialistes, l'origine de la propriété est
l'usurpation, les propriétaires actuels sont les successeurs d'in-
justes spoliateurs il faut donc la reconstituer sur le plan primitif
et seul légitime, la communauté. Un individu isolé ne peut pas
opérer cette rénovation sociale, ce devoir incombe à l'État qui,
dans l'intérêt général, supprimera les propriétés particulières et
les administrera au nom de tous. Tel est, en négligeant les
nuances, le fond même du socialisme.
La doctrine n'est pas nouvelle. Déjà au xiu" siècle, saint
Thomas d'Aquin disait que in longitutline pra3ceJen~'Hm tempo-
rum fere omnia inaenta sunt circa conversationem hrrrnanam yu~
excoyitari possunt, et il fait cette remarque dans l'ouvrage où il
entreprend une réfutation détaillée du socialisme (1).
La propriété privée est une usurpation ou, en d'autres termes,
un vol; c'est ce qu'il faudrait démontrer; nous avons prouvé
qu'elle a pour origine l'intelligence et le travail.
Le socialisme insiste rien ne peut anéantir les prescriptions
du droit naturel, or vivre est, pour l'homme, de droit naturel, et
il ne peut vivre que par la possession de la terre qui lui donne

(1) Politicorum, liber II, cap. v.


les fruits sans lesquels il est fatalement condamné à mourir, tout
homme a donc droit à la possession de la terre comme il a droit
à la vie.
Vivre est de droit naturel, fort bien mais, pour vivre, les fruits
de la terre suffisent et la propriété n'est pas nécessaire. Si la
propriété était indispensable à la vie, le propriétaire y aurait, au
moins autant de droit que le prolétaire, car autant que, celui-ci,
il a droit à la vie. Si la proposition socialiste est vraie,, elle
conclut aussi bien en faveur du propriétaire, et je ne vois, pas
pourquoi on lui contesterait un droit qu'on revendiquera pour
d'autres.
« Qu'on n'oppose pas, dit Léon XIII, légitimité de la pro-
à la
priété privée, le fait que Dieu a donné la terre en jouissance au
genre humain tout entier, car Dieu ne l'a pas livrée aux hommes
pour qu'ils la dominassent confusément tous ensemble. Tel n'est
pas le sens de cette vérité. Elle signifie uniquement que Dieu
n'a assigné de part à aucun homme en particulier, mais a voulu
abandonner la délimitation des propriétés à l'industrie humaine
et aux institutions des peuples » (1).
Qu'on nous permette un exemple la société est de droit
naturel et elle ne peut exister sans un pouvoir constitué, mais
tel pouvoir en particulier est-il de droit naturel au point qu'une
forme différente sera contraire au même droit? Non, évidem-
ment Dieu a laissé à l'industrie humaine et aux institutions
des peuples le soin de déterminer la forme particulière d'après
laquelle ils veulent être gouvernés. Il en est absolument de
même dans la question de la propriété. Dieu, c'est-à-dire le droit
naturel, a fait l'homme propriétaire, mais il a laissé à l'industrie
humaine le soin de déterminer que telle portion de terre appar-
tiendrait à tel homme. Cette délimitation de la propriété est-
elle contraire au droit naturel qui veut que l'homme, considéré
d'une manière générale, soit propriétaire? c'est dire qu'une forme
politique particulière est en opposition avec le principe général
l'homme est un être sociable et par conséquent gouverné.
Saint Thomas a formulé avec sa précision ordinaire l'idée
fondamentale du socialisme

(1) Rekum novahum.


Ce qui se fait contre le droit naturel est illicite, dit-il, or,
d'après ce droit, tout doit être en commun parmi les hommes,
par conséquent, il est illicite de s'attribuer en propre un lambeau
de ce qui appartient à tous (1).
Il répond que le droit naturel ne détermine pas, il est vrai, la
possession particulière de telle propriété, mais que l'indéter-
mination dans laquelle le droit naturel laisse la question de la
propriété n'exclut nullement le principe de la propriété privée
sanctionné par le droit positif. Celle-ci est une application légi-
time, à un cas particulier, d'un principe général de droit naturel
et par conséquent, loin de lui être contraire, elle puise en lui sa
force et sa légitimité.
Mais sortons de la métaphysique et étudions le problème à un
point de vue plus pratique.

Pour réparer la prétendue injustice commise par la propriété


privée, le socialisme en propose la confiscation et l'administration
par l'État. Examinons le système en lui-même et dans son
application.
En lui-même le système est tout simplement monstrueux
outre la colossale injustice accomplie au nom de l'État, car
nous persistons à soutenir la légitimité de la propriété privée,
il ferait de l'État une machine formidable sous les roues de
laquelle seraient broyées sans pitié toutes les énergies, toutes
les initiatives, toutes les personnalités. Ce serait une gigantesque
confiscation de tous les droits, au profit d'une puissance anonyme
et aveugle, et devant laquelle les individualités disparaîtraient
comme la poussière dans la tempête. Qu'est-ce donc que l'État
pour qu'on lui immole ainsi des millions de victimes? Est-il une
de ces divinités qui dévorent leurs adorateurs et qui trônent
impassibles dans des temples dont on fuit l'approche avec ter-
reur ? Car ce serait le cas de répéter plus que jamais avec
Léon XIII « la société serait bientôt plus à fuir qu'à rechercher ».
C'est du reste méconnaître d'une façon déplorable le rôle vrai
de l'État, c'est « dénaturer ses fonctions », dit encore le Pape.
La fonction de l'État est de protéger le droit et non de l'anéantir,

(1) II» H», q. Lxn, art. 2.


de favoriser le développement de la personnalité et non de l'ab-
sorber de laisser à chacun son activité et non de devenir le
moteur unique et suprême. Il est étrange que dans un temps où
les peuples ont tant fait pour conquérir leur indépendance, on
vienne leur proposer une solution qui les mettrait sous le joug
d'un despotisme intolérable.
Pour réaliser leur utopie, les socialistes, ne tenant aucun
compte de la loi si sage de la prescription, soutiennent, qu'à
l'origine, toute propriété privée est le fruit d'une usurpation, que
par conséquent l'État fait acte de justice en la confisquant pour
l'administrer au plus grand profit de tous c'est ce qu'ils appel-
lent la nationalisation da sol. Le sol appartiendra à l'État qui
seul en sera le légitime propriétaire.
On les arrête dès le premier pas en leur faisant fort justement
remarquer, que tous les arguments allégués contre la propriété
privée peuvent être rétorqués contre le principe de la nationali-
sation du sol.
La Gaule était en grande partie couverte de forêts, mais il y avait
aussi des champs cultivés les Romains s'en emparèrent puis les
Barbares. Les Gallo-Romains se fusionnent avec les Barbares, ils
deviennent la nation française et ils défrichent ce sol qui est au-
jourd'hui la France. A qui appartient-il'? quel est le légitime prô-
priétaire? C'est l'Etat, répondent les socialistes, car ce sol a été volé
par les Barbares aux Romains et par les Romains aux Gaulois qui
eux-mêmesétaient des propriétaires fort suspects. – Hé bien! non,
le sol n'appartient pas à l'État. Si, en effet, les propriétés privées
sont des usurpations partielles, l'Etat propriétaire se rendra cou-
pable d'une usurpation sur une plus grande échelle, mais, dansles
deux cas, il y aura vol et il faudra chercher d'autres titres de pro-
priété. D'aillcurs, de quel droit l'État jouirait-il en paix de ce sol
privilégié entre tous qui s'appelle la France? Le climat est doux,
les vins excellents, la terre féconde; les Français sont des pri-
vilégiés, et le principe de l'égalité exige la suppression des pri-
vilèges. Quel titre de propriété légitime pourrait présenter l'État
français, si un peuple voisin venait lui dire « Voilà longtemps
que vous jouissez d'un sol exceptionnel que d'ailleurs vous avez

(1) Voir M. Paul Lcroy-Beaulieu Le Colleelivitme, ch. x.


volé, cédez-moi la place, par il est temps qu'à mon tour je boive
vos vins, et que je jouisse de votre beau climat ». Évidemment
les Français n'auraient qu'à s'en aller, car, dans le système
socialiste, l'argument est sans réplique.
On le voit, si les raisons contre la propriété privée sont con-
cluantes, elles le sont aussi contre la propriété collective, c'est-
à-dire contre le principe de la nationalisation du sol « Si le
droit de propriété privée n'existe pas, la nation commet, tout
aussi bien que l'individu, un vol manifeste en prétendant détenir
pour elle seule un territoire qu'elle possède héréditaire-
ment » (1).

Examinons maintenant les conséquences pratiques qui décou-


lent du principe socialiste.
L'État est donc seul propriétaire, c'est entendu. Il faut que
le sol nationalisé soit exploité et administré il n'y a que deux
moyens possibles, l'intermédiaire des communes ou l'adminis-
tration directe de l'État.
Le système de l'administration parles communes n'est accep-
table à aucun point de vue. D'abord il ne réalise pas cette égalité
si chère aux socialistes, car l'inégalité existera entre les com-
munes, comme elle existe maintenant entre les individus. Telle
commune des Landes, par exemple, sera moins bien partagée
qu'une commune de la Beauce ou de la Côte-d'Or, et les Landais
auront le droit de crier au privilège. Il faudra en outre que les
maires et les conseils municipaux soient versés dans la science
de l'agriculture, sans cela le sol risquera d'être fort maltraité.
Il se peut que des conseillers municipaux de communes rurales
soient à la hauteur de leur tâche, mais ceux des villes? Il faudra
leur adjoindre des ruraux qui devront souvent abandonner la
culture pour venir à des séances fréquentes et fort chargées, car
aux affaires ordinaires viendront s'ajouter les nombreux soucis
de l'administration rurale.
Il est facile de signaler d'autres inconvénients, non moins
graves, qui mettent le sort des administrés à la merci des admi-
nistrateurs, et font revivre, sous une autre forme, la taille et la
corvée.
Nous voulons bien supposer que les maires et les conseillers
municipaux seront souvent des hommes capables, consciencieux
et justes, mais il n'est pas impossible qu'il en soit autrement et
que tout le territoire d'une commune soit entre les mains de
gens ineptes, cupides et vindicatifs. Voit-on quel sera le sort
des habitants livrés pieds et poings liés et obligés de subir des
vexations de tout genre? Qu'a-t-on reproché de plus sanglant à
l'ancien régime? Si le socialisme veut nous amener là, il est
singulièrement réactionnaire.
Ce système n'est guère en honneur, même parmi les socia-
listes, aussi on a imaginé une autre solution.
Le sol sera loué par l'État soit à des associations, soit à des
fermiers.
Les membres des sociétés coopératives pour l'exploitation du
sol (1) seraient des privilégiés au regard des travailleurs, car
ceux-là seuls pourraient en faire partie qui posséderaient un
capital autorisant la confiance de l'État; mais ce qui est infini-
ment plus grave, c'est que ces sociétés ouvriraient la porte à
des abus autrement dommageables pour les prolétaires que ceux
des anciennes jurandes. Ces sociétés, en effet, se concentreraient
peu à peu et formeraient une caste absolument fermée. Avec le
système actuel de la propriété privée, quiconque est laborieux
et économe peut devenir propriétaire, avec le système des cor-
porations, c'est la reconstitution des jurandes et de la main-
morte aussi presque tous les socialistes lui préfèrent le sys-
lème du fermage, car jusqu'à présent nul n'a osé proposer l'ex-
ploitation directe par l'État.
On créerait le nombre de fermes nécessaires pour envelopper
le sol tout entier, et elles seraient allouées à des fermiers qui
les détiendraient pendant dix, quinze ou vingt ans le proprié-
taire actuel serait remplacé par l'État. Il n'y aurait presque rien
de changé dans l'organisation sociale, car, au lieu de payer le
terme au propriétaire, le fermier le payerait à l'État, et c'est
tout. Il n'y a donc pas à s'effrayer ni à redouter un bouleverse-

(1) M. Paul Leroy-Beaulieu discute les expériences faites en Angleterre et en Alle-


magne, et il prouve que, eussent-elles réussi, on ne pourrait pas en conclure en faveur
de la thèse collectiviste, car elles ont été des expériences de laboratoire faites dans des
conditions exceptionnelles, tandis qu'il faudrait des expériences à l'air libre et dans les
conditions ordinaires. •
ment complet, et ce système présente de si grands avantages qu'ilil
n'y a pas à hésiter dans son application.
« S'il opère dans l'organisation sociale une modification si
insensible, répond M. Paul Leroy-Beaulieu, comment saurait-il
avoir, pour la satisfaction des besoins moraux et matériels de
l'humanité, les grands résultats qu'on mettait en avant? » (1).
De deux choses l'une en effet; ou bien la solution proposée va
transformer radicalement, en l'améliorant, l'état des choses actuel
ou bien la situation sera la même qu'aujourd'hui. Dans cette
dernière hypothèse (et c'est celle des socialistes qui, pour ne
pas effrayer, disent que rien ne sera changé sauf le nom du
propriétaire qui s'appellera l'État au lieu de s'appeler M. X),
dans cette dernière hypothèse, à quoi bon apporter une modifi-
cation radicale dans l'organisation de la propriété puisque demain
les choses seront ce qu'elles sont aujourd'hui? Vous ne pouvez
prôner votre système qu'à la condition d'introduire, dans le sort
du plus grand nombre des améliorations telles qu'on s'expli-
quera alors votre désir de constituer la propriété sur une base
nouvelle, mais, si c'est pour changer le nom du propriétaire, ce
n'est vraiment pas la peine d'agiter le monde pour si peu. Vous
devez donc, sous peine d'être éconduits sans même être dis-
cutés, soutenir qu'au contraire tout sera changé et que le sort des
travailleurs sera totalement transformé.
Vous êtes partis de ce principe tout homme a droit à un
lambeau de terre sans lequel il ne peut pas vivre, et vous arrivez
à cette conséquence puisque tout le monde ne peut pas être
propriétaire, que personne ne le soit. La population se compose
de deux classes de citoyens ceux qui sont propriétaires et ceux
qui ne le sont pas. Vous commencez par dépouiller les pro-
priétaires et que donnez-vous à ceux qui ne le sont pas ? Abso-
lument rien. Je me trompe, vous leur donnez la satisfaction
intime de pouvoir se dire « Mon voisin avait un champ, main-
tenant il ne l'a plus ». C'est en effet, pour le prolétaire, le béné-
fice le plus clair de votre système. Car enfin tout le monde ne
pourrait pas être fermier de l'État, les fermiers seraient l'excep-
tion, la très petite exception; et les autres, c'est-à-dire au moins

(1) Loc. cit


plus de la moitié de la population, qu'en faites-vous ? des sala-
riés qui n'auront jamais l'espoir de posséder quelque chose
à eux.
Quand il n'y aurait, dans le système socialiste que cette con-
séquence, et il y en a bien d'autres, il est facile de voir à quelle
condition misérable il réduirait l'immense majorité de la popu-
lation. On ne parviendra jamais à détruire les sentiments natu-
rels qui donnent à l'homme la force d'accomplir la loi du
travail à laquelle, bon gré mal gré, nous sommes tous soumis
or, ce qui soutient le travailleur, c'est la douce espérance d'avoir
un jour une maison et un champ à lui. Ceux qui ont étudié le
coeur humain y ont vu le désir de la propriété écrit en traits
indélébiles: « Il est difficile d'exprimer, enseigne saint Thomas,
combien il est doux à l'homme de pouvoir se dire Ceci m'ap-
partient. Ce sentiment qui prend sa source dans l'amour que
l'homme ressent naturellement pour lui-même est violemment
froissé par ceux qui nient la propriété ». Si jamais les utopies
socialistes étaient appliquées, une immense clameur s'élèverait
aussitôt, non seulement dans les rangs des propriétaires injuste-
ment dépossédés, mais aussi du côté des prolétaires dont on
aurait violé le droit en leur refusant de devenir propriétaires.
Le salaire octroyé par les fermiers de l'État sera ou stricte-
ment nécessaire pour subvenir aux nécessités urgentes des tra-
vailleurs, ou bien il leur permettra des épargnes. Les socialistes
doivent évidemment repousser la première hypothèse, puisqu'ils
ont précisément pour but de rendre plus supportable le sort du
prolétaire nous supposons donc que le salaire mettra le tra-
vailleur à même d'en réserver une part. Quel sera l'emploi de
cette épargne si péniblement amassée ? Il ne pourra pas la con-
sacrer à l'achat d'une maison; car si la propriété privée est
illicite quand il s'agit d'un champ, elle ne peut être légitime
s'il s'agit d'une maison. Les raisons qui militent contre le champ
sont tout aussi bonnes contre la propriété de la maison et mème
contre le mobilier. Le travailleur se verra donc dans l'impossi-
bilité d'avoir une maison à lui et de s'y installer avec un con-
fortable relatif. Dès lors l'emploi de l'épargne est tout trouvé;
il ira la dépenser au cabaret, de sorte qu'après en avoir fait un
salarié sans espoir vous en faites un alcoolique; et c'est là
ce que vous appelez améliorer la condition du travailleur!
Avec votre système, la fertilité du sol, source première de la
richesse nationale, ne tardera pas à être singulièrement com-
promise.
Il n'est pas nécessaire d'être bien habile pour savoir que
l'homme entoure de soins minutieux et empressés une chose qui
lui appartient et qu'il s'intéresse peu à la possession d'un
objet dont un autre est le possesseur. Tous ceux qui s'occupent
d'agriculture vous diront, sans hésiter, que les terres les mieux
cultivées et les plus fécondes sont les terres travaillées par le
propriétaire lui-même. Avec quelle ardeur il laboure son champ et
cherche le moyen de le rendre meilleur c'est sa préoccupation
constante et il fait rendre à la terre tout ce qu'elle peut donner.
Mettez un salarié à la place du propriétaire et dites-lui « Cul-
tivez ce champ, vous aurez tant par an ». Le salarié se croisera
les bras, ou vous devrez le surveiller, un fouet à la main, comme
autrefois les nègres sur les plantations. Si, pour exciter son
ardeur au travail, vous l'admettez à une certaine participation
des bénéfices, cette combinaison produira d'excellents résultats
dans le système de la propriété privée elle sera impuissante,
dans l'hypothèse socialiste, car, comme nous le disions plus
haut, le travailleur s'inquiètera peu d'entasser un argent dont
il ne saura que faire puisqu'il lui est interdit de posséder quoi
que ce soit.

Les conséquences de la doctrine socialiste sont si accablantes


pour le travailleur, et elles le font descendre si bas qu'il est
permis de les reléguer au nombre des utopies éminemment anti-
sociales. Cependant elles doivent avoir quelques avantages;
sans cela on se demanderait comment elles peuvent être sou-
tenues par des hommes qui, après tout, ne sont pas des malfai-
teurs avérés. Les avantages ? ils, sont très clairs. Sauf l'impôt
payé par les fermiers de l'État, tous les autres seraient sup-
primés du coup.
Dégagé de tous les dehors qui donnent un faux air d'éco-
nomie politique, l'avantage signalé par le socialisme se réduit
à cette proposition fort simple:
Les impôts absorbent aujourd'hui un quart par exemple de
la propriété je vais la dégrever de ce quart en prenant tout
quand vous n'aurez plus rien, vous n'aurez rien à payer.
Grand merci, répondra le contribuable, j'aime encore bien
mieux payer l'impôt comme je l'ai fait jusqu'à présent, plutôt
que de n'en plus payer avec le nouveau système.
Vous ne m'avez pas compris, réplique le socialiste l'État
vous remboursera, il vous donnera une indemnité (1) dont vous
n'aurez pas à vous plaindre.
Mais je n'en veux pas de votre indemnité, gardez-la comme
ie garde ma propriété.
La question n'est pas là l'indemnité est à prendre ou à
laisser. Moi État, je suis le plus fort et je me montre bon prince
en vous offrant une compensation.
– Soit, je m'incline devant la force.
Qui règlera l'indemnité ?Y
Si elle représente l'équivalent, c'est la ruine irrémédiable de
l'Etat, car, dans aucun pays, il n'y a la somme de capitaux dispo-
nibles pour le rachat de tout le territoire, et l'État sera obligé de
s'endetter effroyablement si elle lui est inférieure, c'est la ruine
des administrés puisqu'on leur prend leurs terres sans les payer
à leur valeur.
Ruines sur ruines, voilà en effet le dernier mot du socialisme.
Cette prétendue diminution des impôts au contraire conduirait
infailliblement à une énorme augmentation, car les annuités
seules, payables par l'État aux propriétaires dépossédés, absor-
beraient, pour la France par exemple, 4 milliards de francs (2).
L'État devrait donc, outre ces 4 milliards, trouver encore de
nouvelles ressources budgétaires, car le revenu des terres ne
suffirait pas pour payer l'intérêt de l'emprunt pour indemniser
les propriétaires.

Je possède une terre qui rapporte soit 20,000 francs par an.
Au lieu de dépenser la totalité du revenu, je mets de côté

(1) Aucun écrivain socialiste n'admet la spoliation pure et simple tous reconnais-
sent la justice d'une compensation.
(2) Ce sont les chiffres do Di. Paul Loroy-Beauliau. – L'éminent professeur discute
pied à pied le système socialiste; nous ne pouvons pas le suivre dans les détails de
sa puissante argumentation, car, n'écrivant pas un livre d'économie politique, nous
avons dû nous tenir dans la région des principes généraux.
3,000 francs tous les ans cette épargne accumulée, année par
année, sera mon capital.
Je suis ouvrier et je gagne 8 francs par jour, je me prive de
certaines douceurs que ne se refusent pas les camarades et je
n'en dépense que 5 au bout d'un certain temps, mes épargnes
m'auront mis à la tête d'un petit capital le capital est-il à moi?
je ne vois pas pourquoi il appartiendrait à celui qui, régulière-
ment, a mangé tout ce qu'il avait.
Le travail, l'épargne, l'intelligence, voilà donc les sources
premières du capital. Le développement de l'industrie, les
grandes entreprises répondant à des besoins nouveaux (chemins
de fer par exemple) ont amené la concentration de vastes capi-
taux, et c'est le spectacle de cette concentration qui a décidé le
socialisme à déclarer la guerre au capital aussi bien qu'à la pro-
priété foncière.
Il oublie que ces grandes entreprises, irréalisables sans capi-
taux, profitent à tous. Grâce aux chemins de fer, l'ouvrier ne
voyage-t-il pas plus confortablement, plus vite et à meilleur
marché? Si à l'époque de leur création, on n'eût pas trouvé des
capitalistes assez forts pour risquer une partie de leur épargne,
cette industrie qui a fait vivre et qui nourrit encore tant de pro-
létaires, n'eût jamais été tentée, et la société entière eût été
privée des avantages qu'elle en retire. 11 en est de même de
toutes les industries elles concourent au bien commun en met-
tant à la disposition du plus grand nombre des objets qui, au-
trefois fort rares, sont aujourd'hui usuels. Au xvu° siècle, un
président au parlement de Paris stipulait, dans le bail de son
fermier, le nombre des bottes de paille que madame la Prési-
dente mettait dans sa voiture pendant l'hiver. En déclarant la
guerre au capital, le socialisme tarit donc une source de bien-
être qui rend la condition du prolétaire plus facile et plus douce.
Il va plus loin il le met dans l'impossibilité de gagner sa vie.
D'un seul mot, Léon XIII a signalé l'harmonie nécessaire du
travail et du capital « Il ne peut y avoir de capital sans travail,
dit-il, ni de travail sans capital » (1). Qui donc, si ce n'est le
capital, fournit du travail à l'ouvrier dans les mines, à l'atelier,

(1) Resrei NOYAMJM.


à la campagne, partout? Ruinez, par la suppression du capital,
ces innombrables industries qui occupent tant d'ouvriers, em-
pêchez-les de se former ou arrêtez-les dans leur cours, que de-
viendront les travailleurs? Imaginez une réunion d'hommes vou-
lant, sans capitaux, créer une ligne de chemins de fer, exploiter
une mine ou fonder une maison de commerce. Le capital n'est-
il pas la condition première, indispensable, sine qua non, d'une
industrie quelle qu'elle soit? que le capital vous appartienne ou que
vous soyiez obligé de l'emprunter, peu importe, toujours est-il
que, sans lui, vous ne pouvez rien, sans lui par conséquent vous
réduisez à la misère des milliers d'ouvriers qui ne vivent que
par lui.
Pour rendre le capital haïssable, le socialisme lui attribue
une origine, qui le rendrait en effet profondément odieux, si la
thèse était vraie.
Karl Marx, Lassalle et en général tous les socialistes disent
«
Le capital est le fruit de l'exploitation de l'ouvrier par le
patron le salaire de l'ouvrier ne représente jamais l'équivalent
de son travail il y a donc toujours une somme de travail non
payée et c'est là précisément l'origine du capital ».
Nous ferons remarquer d'abord que ce principe s'applique-
rait, tout au plus, au capital placé dans une industrie qui em-
ploie des travailleurs à gage il serait absurde, appliqué au tra-
vail du capitaliste. Un écrivain fait des livres qui lui rapportent
100,000 francs il les place, voilà un capital qui n'est pas le
résultat de l'exploitation du travailleur: beaucoup d'autres capi-
taux sont dans le même cas,
Le principe socialiste, considéré d'une manière générale et
absolue, est donc parfaitement faux; suivons-le maintenant sur
son propre terrain.
D'après Karl Marx et ses disciples, le capitaliste extorque à
l'ouvrier une somme de travail non payée en France, par
exemple, le travail non payé représente la moitié de la journée
et c'est de là que naît le capital. Sur une journée de douze
heures, l'ouvrier reçoit, en salaire, la valeur de six heures, le
reste est un travail gratuit tout au profit du capitaliste. L'exploi-
tation est donc évidente Vous exigez de l'ouvrier douze heures
de travail et vous ne lui en payez que six. Les proportions va-
rient d'après les industries, mais quelles qu'elles soient, toujours
est-il que le capitaliste exige de l'ouvrier plus de travail qu'il ne
lui en paye.
Si les statistiques et les calculs socialistes sont exacts, le
capital a une origine souillée, il est le fruit de l'exploitation de
l'homme par l'homme, il est le fardeau que les forts font peser
sur les faibles, et il mérite toute la haine que les socialistes lui
ont vouée.
Heureusement ces calculs et cette statistique sont fantaisistes
nous allons le montrer d'une manière évidente en discutant les
chiffres.
La production manufacturière s'élève actuellement en France
à 7 milliards 130 millions, les matières premières entrent pour
4 milliards 941 millions, et le combustible pour 191 millions, la
plus-value due au travail est de 1994 millions dont 980 millions
de salaires et 1 milliard 14 millions de dividendes or, défal-
cation faite des matières premières et du combustible, il résulte
que les salaires étant de 980 millions et les profits de 1 milliard
14 millions, on peut conclure que les profits représentent une
iournée de douze heures de travail et les salaires une journée de
six heures. Pendant six heures par jour, l'ouvrier donne donc au
capital un travail qui ne lui est pas payé, au bout de l'année cela
fait une somme d'environ 691 francs que le capitaliste vole à
l'ouvrier.
Tels sont les calculs et la conclusion du socialisme.
Nous empruntons la réponse au remarquable ouvrage de
M. Paul Leroy-Beaulieu qui nous sert de guide dans ces ques-
tions délicates et compliquées (1).
Remarquons d'abord que les évaluations de ce genre sont
difficilement exactes, surtout quand elles sont faites avec esprit
de parti et dans l'intention bien arrêtée de trouver ce capital en
flagrant délit de vol. Acceptons cependant les chiffres que l'on
nous donne.
On ne déduit que les matières premières et le combustible,
et, pour grossir les dividendes, on ne tient aucun compte des
autres frais qui pèsent sur le capital et qui diminuent d'autant

(1) Voir Le Collectiviame, livre II, eh. iii.


les profits réels. On néglige les frais généraux d'installation, de
commission, de courtage, d'assurances, de voyages, de corres-
pondance, d'entretien, de renouvellement de matériel, les dé-
chets, les non-valeurs, etc., etc., en un mot, on fait passer comme
profits, des dépenses nécessaires et inévitables. Or, ces dépenses
réduisent les profits de moitié, peut-être même des trois quarts.
En outre, si l'ouvrier donne au patron un travail non payé et
si le produit de ce travail entre dans la poche du patron, tous
les patrons, à quelque industrie qu'ils appartiennent, s'enrichi-
raient infailliblement puisque l'ouvrier produit 10 et qu'on ne lui
donne que 5. Toutes les industries devraient réussir; or, pour
une qui prospère il y en a quatre qui échouent.
Ces faits, d'expérience quotidienne, sont inexplicables dans
l'hypothèse socialiste. Ils ne sont pas les seuls. Un ouvrier qui
travaille isolément et pour son propre compte, horloger, cor-
donnier, menuisier, n'a rien à donner à un patron puisqu'il n'en
a pas, tout son travail lui est payé, il devrait donc, dans le
système socialiste, arriver vite à la fortune, ou du moins à la
grande aisance: or, on ne voit pas, qu'au point de vue du gain,
il soit dans une situation meilleure que les ouvriers salariés.
Quand on' regarde de près les chiffres exacts et officiels du
rendement de l'industrie, on est obligé de réduire singulière-
ment les 691 francs volés à l'ouvrier par le capitaliste « J'ai eu
occasion autrefois de constater, dit M. Pernolet dans l'Écono-
miste français, que même pour le département du Nord, en
considérant les résultats des exploitations houillères pour une
longue suite d'années qui toutes n'ont pas été frappées les
dividendes touchés par les actionnaires (c'est-à-dire la part des
capitaux engagés dans ces entreprises) ne représentaient guère
que la valeur d'un bock de bière par journée d'ouvrier. Voilà à
quoi se réduit la part du sacrifice fait par l'ouvrier travaillant
aux mines du Nord, pour créer et entretenir ces exploitations
qui assurent l'existence paisible de sa famille ».
Il est cependant des industries prospères qui font fructifier le
capital mieux que celles dont on vient de parler. Il le faut bien
Sans cela qui donc risquerait son argent dans une entreprise ?
On l'entasserait dans un coffre-fort, on le dépenserait sottement,
mais on ne contribuerait pas à la création de ces industries
RC~'UE THOMISTE. 1. 6.
dont vivent des milliers d'ouvriers,. Le travail et le capital sont
donc deux termes corrélatifs. Si le travail fait. prospérer le ca-
pital, le capital à son tour fait vivre le travailleur, et c'est du
concours de l'un et de l'autre que naissent la richesse et la
prospérité d'un pays. « De même, dit Léon XIII, que dans le
corps humain les membres, malgré leur diversité, s'adaptent
merveilleusement l'un à l'autre, de façon à former un tout
exactement proportionné qu'on pourrait appeler symétrique,
ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la
nature à s'unir harmonieusement et à se tenir mutuellemen t
dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l'une
de l'autre il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de tra-
vail sans capital »

Nous avons exposé, dans toute sa force, la thèse du droit de


propriété afin qu'on ne nous accuse pas de socialisme, et main-
tenant qu'après avoir défendu le droit des riches, nous allons
leur rappeler leurs devoirs nous l'avons dit plus haut, aux
yeux de certaines gens quiconque élève la voix en faveur des
malheureux est fortement suspect de socialisme.
LE NÉO-MOLINISME ET LE PALÉO-THOMISME

A PROPOS D'UN LIVRE DU R. P. FRINS.

Il vient de paraître chez Lethielleux un livre intitulé « Sancti


Thomae A quinatis 0. P. doclrina de cooperatione Dei cum omni
crealura creata, praeserlim libera, seu sanctus Thomas praede-
ierminatioms physicae ad omnem actionem creatam adversarias
responsio ad R. P. Fr. A. M. Dummermuih 0. P. praedeter-
minationis physicae de fensorem, scripsit Victor Frins, societatis
Jesu sacerdos, cum approbalione superiorum. »
Si le titre c'est l'homme, ainsi que beaucoup le pensent, le
R. P. Frins naquit sans doute vers le milieu du xvi" siècle,
l'époque classique des auteurs verbeux et diffus, qui se préoc-
cupaient surtout d'étonner par le frontispice-
Pour le moment, laissons au R. P. Frins tous les bonheurs
de son enseigne nous y reviendrons plus tard, afin d'examiner
si elle contient quelque chose de vrai.
On voit dans ces nombreuses paroles quel est le but de l'au-
teur. Il renouvelle une tentative essayée déjà par quelques-uns de
ses collègues celle d'enlever à l'Ordre de Saint Dominique son
admirable docteur, au moins en certaines questions de grande
importance dans le domaine de la théorie. Les frères de saint
Thomas ne sont pas disposés à se laisser dépouiller de la sorte,
après avoir tant et si longuement travaillé pour le maintien et
l'honneur des doctrines reçues de leur maître. Ces attaques
gratuites des PP. Schneemann et Frins provoquent la ré-
plique, et, puisque l'on nous y oblige, nous emploierons à l'a-
dresse de nos adversaires le suffisant de la franchise. Le lecteur
est averti.
Nous ne pensions guère commencer notre collaboration à la
nouvelle Revue par une polémique mais puisqu'on le veut, nous
acceptons.
Cependant, à propos de titre, le P. Frins ne manquera pas
de nous arrêter, et de nous demander la raison du nôtre. Nous
allons la lui expliquer. De même que le Néo-Thomisme est un
simple mythe, le Néo-Molinisme est une double réalité. On
peut l'entendre d'abord dans le sens du vieux Molinisme renouvelé
après une longue interruption. C'est le R. P. de Régnon, moli-
niste convaincu lui aussi, qui sur ce point pense comme nous.
« A partir de ce décret (celui du P. Aquaviva, porté en 1613) le
pur Molinisme, dit-il, cessa d'être enseigné parmi nous. Partout
depuis lors dans nos écoles, régna le Congruisme, système com-
plexe, sorte d'intermédiaire entre le Molinisme et le Thomisme.
Nos théologiens se sont soumis pendant plus de deux cents ans
aux ordres de leur Général » (1). Après avoir constaté cette édi-
fiante ténacité des supérieurs dans la réprobation du Molinisme,
et cette non moins édifiante obéissance des inférieurs, le P. de
Régnon ajoute que l'une et l'autre ont enfin varié. Parlant en
effet de son collègue moliniste, le P. Schneemann, il dit « Qu'il
me permette de lui rappeler que de nos jours, et sous le regard
des Supérieurs, le pur Molinisme a reparu dans un certain
nombre de nos chaires: » (2).
C'est là d'abord ce que nous appelons un premier Néo-Moli-
nisme. C'est comme qui dirait Molinisme renouvelé. Mais il en
est un autre encore. C'est celui qui s'épuise « en efforts inutiles,
comme on l'a fait souvent, pour soutenir qu'au sujet de la pré-
destination à la gloire, et par suite au sujet des questions
connexes, Molina et Suarez ont dit la même chose » (3). Et le
P. de Régnon ajoute à l'adresse du P. Schneemann, et par suite à
l'adresse du P. Frins « Le P. Schneemann, cédant à un pieux
esprit de corps, a tenté lui aussi cette conciliation » (4). Et en
même temps il l'avertit que « tous ces projets de fusion ne peu-
vent aboutir, suivant plusieurs, qu'à la confusion des idées » (5).
(1) Banez et Molina,'p. 129.
(2) Banez et Molina, p. 133. Il serait facile de confirmer ces assertions par des faits,
si on s'avisait de les nier.
(3) Banez et Molina, p. 128.
(4) Ibid.
(5) Banez et Molina, p. 133.
Ainsi donc, après et entre le vieux Molinisme et le Con-
gruisme, est né un troisième système hybride, qui prétend
concilier les deux autres.
C'est ce dernier système que nous appelons proprement le
Néo-Molinisme. Il diffère singulièrement du premier, non seu-
lement parce que, dans la pensée de ses auteurs, il en est une sorte
d'évolution, mais encore parce que réellement il s'en distingue
sur des questions importantes. Par exemple le Molinisme se
vantait d'avoir créé une théorie nouvelle, le Néo-Molinisme le
nie, le Molinisme avouait s'éloigner de saint Thomas, le Néo-
Molinisme ne veut pas entendre parler de cette divergence; le
Molinisme attribue l'efficacité de la grâce au consentement,leNéo-
Molinisme admet une « certaine prémotion physique, etc., etc. ».
C'est ce Néo-Molinisme que nous voulons surtout critiquer.
Nous atteindrons par le fait le Molinisme proprement dit, en ce
qu'il a de commun avec le Néo-Molinisme.
Quant à notre Paléo-Thomisme, nous le justifierons en
démontrant le Thomisme de saint Thomas, et l'inanité des
théories du P. Frins. Dans deux articles, l'un plutôt historique,
l'autre plutôt doctrinal, nous examinerons quelle est la pensée
de saint Thomas.
Nous commençons par l'histoire, et nous voulons chercher
aujourd'hui, à ce point de vue, où se trouve l'interprétation
authentique de la doctrine de saint Thomas, après toutefois que
nous aurons observé brièvement de quelle manière le P. Frins
se présente au public.
Dans le prospectus éloquent par lequel il nous annonce son
livre, il se décerne un double triomphe.
D'abord, et naturellement, il triomphe par sa science Il
va nous prouver « tot contineri tamque varia, partim directa
partim indirecta, partim positiva partim negativa testimonia in
operibus Angelici Doctoris pro opposita sententia (c'est-à-dire
celle du P. Frins) ut si singulariter et sicuti oportet pacato et tran-
quillo animo expendantur, dubium esse nullo modo possit quin
ii qui nomen Thomistarum non habent fideliores se S. Thomae
interprètes atque sectatores saltem in hac quaestione praestite-
rint, quam illi, qui quanquam nomen ab hoc Scholasticorum
principe haereditario quasi jure possident, atque doctrinam ejus
serio profiteri sibi proponunt, nihilominus diversis ex causis ab
ipsa hac doctrina in proposita quaestione aberrarunt ». C'est
donc entendu ceux qui interprètent « serio » S. Thomas, dans
la question agitée, ce ne sont pas ceux qui se réclament de son
nom « jure quasi (remarquez ce quasi) haereditario » Ce sont
les autres, c'est-à-dire le P. Frins et ses amis. Quant aux Tho-
mistes « ils ont erré » et c'est à peine s'ils ont eu le « projet
d'enseigner sérieusement sa doctrine ». C'est le P. Frins qui le
dit sa science est enfin venue, a vu, a vaincu.
Naturellementencore, et ceci vaut beaucoup mieux, il triomphe
par sa modestie. Il semble en effet ne plus s'attribuer d'autre
mérite que celui d'une grande patience. « Unum videtur de hoc
opère merito asseri posse, auctorem non pepercisse labori, ut
ex omni parte. ».
Passe pour la patience, puisque le P. Frins travaille à son
élucubration depuis 1886, paraît-il (1). Il nous convient pour-
tant d'observer que le mérite de la patience n'est pas si grand,
puisque pour l'auteur il s'est agi surtout de glâner çà et là, et
de nous donner une sorte de recueil de choses dites et redites
depuis longtemps, et depuis longtemps discutées et exsufflées,
comme disaient les Anciens.
Le P. Frins prétend aussi que « beaucoup » attendaient son
livre. Ne discutons pas trop ce désir si général, d'autant plus
que beaucoup pouvaient souhaiter un secours urgent pour le
P. Schneemann (2), étant donné que le besoin s'en faisait géné-
ralement sentir, selon la formule des faiseurs de prospectus et
de préfaces.
Cependant ceci est de moindre importance arrivons au
livre.
Il nous plaît de noter avant tout certaines concessions que
nous fait l'auteur. Il ne faudrait pas leur attribuer plus de valeur
qu'il ne convient il est bon toutefois d'en tenir compte, au
moins pour les plus importantes.
Il accorde par exemple qu'il est nécessaire d'admettre « une

(1) Voir la préface.


(2) Quant au P. Schneemann. qui a commencé la querelle, quoiqu'il prétende le con-
traire, ainsi que le P. Frins, il reste un mot à lui dire, etpeut-être le lui dira-t-onun
jour.
« certaine » prémotion physique « Tuemur et ipsi ad multos,
et eos quidem excellentissimos et praeclarissimos omnes nostri
liberi arbitrii actus, ad actus, inquam, salutares praemotionem
quamdam Dei physicam, vere et proprie talem, gratiam exci-
tantem voluntatis praerequiri a praedeterminatione vero
physica. abhorremus, etc. » (p. 3). C'est bien peu de chose
nous trouverons plus loin que cela ressemble singulièrement à
l'activité de M. Thiers en 1870: Il ne savait pas bien ce qu'il
voulait, disait-on, mais il le voulait énergiquement. C'est néan-
moins quelque chose que cette concession. Acceptons-la.
Quant aux sophismes que suppose la concession, nous en
parlerons ailleurs.
Le P. Frins concède que le Thomisme, qu'il appelle lui aussi
le Néo-Thomisme est antérieur à Banez, car son système
« summatim jam in decessorum ac magistrorum suorum ipsius
libris continebatur, priusquamipse, etc. » (p. 448). Le P. Frins
rêve que l'auteur du Thomisme est le P. Victoria.
Nous verrons ailleurs ce qu'il en est pour le moment il nous
suffit de constater que le P. Frins biffe d'un coup la terminologie
des autres Néo-Molinistes et Molinistes, du P. de Régnon, par
exemple, qui nous parlent constamment de Banésianisme, et
sont certains que Banez est l'auteur de ce qu'ils appellent le
Néo-Thomisme, autant que le P. Frins est certain du contraire.
Que le P. Frins continue ses études il fera certainement
d'autres découvertes édifiantes pour lui et pour ceux qui pensent
avec lui.
Le P. Frins nous accorde qu'il fut un jour où Suarez recon-
nut que saint Thomas fut thomiste, au moins une fois « Osten-
ditur vel illum ipsum articulum 7. Quaestionis 3ai! « de potentia »,
quam vel ipse Suarez satis diu opinatus est favere Neo-Tho-
mistis. » (1).
Il est d'autant plus opportun de savoir l'opinion de Suarez
sur ce point, que, selon le P. Frins, Suarez est un plus admi-
rable théologien, et qu'un autre moliniste, non moins fougueux,
mais plus célèbre que le P. Frins, jure avec une égale sincérité
que jamais Suarez n'a rien accordé sur ce point « (Suaresius)

(1) Prospectus, p. 2.
nullibi fatetur D. Thomam q. 3, de potentia, art. 7 ad 7, tra-
dere physicam praedeterminationem C'est le P. Livinus Meyer
»

qui parle ainsi (1).


On devine dès maintenant comment les Molinistes se préparent
à faire l'unité dans la doctrine de saint Thomas, après l'avoir faite
sans doute sur la question de savoir si Suarez a su lire saint Tho-
mas s'il lui a prêté quelque chose, ou s'il ne lui a rien prêté.
Laissons le congruiste aux prises avec les deux molinistes,
et ces deux derniers se quereller à leur aise.
Vuoi che '1 tocchi,
Diceva l'un con l'altro, in sul groppone?.
Après avoir remercié le P. Frins de ces concessions, et de
quelques autres, nous arrivons au but qu'il se propose « Pro-
fecto quœcumque Molina aliique Societatis Jesu scriptores dis-
putaverunt et statuerunt, ut divinœ gratise infallibilem efflca-
ciam cum libertate humani arbitrii componerent, ca omnia
delineata saltem apud S. Doctorem reperies. Id dum rem expo
nere pergo, fiet, opinor, manifestum. Quarc propriam Societatis
Jesu theologis laudem tribui nolim nisi hanc quod ea quae
apud S. Thomam delineata quidem, disjecta tamen et minus
absoluta exstabant, ca diligentius excoluerint, ubcrius et lucu
lentius evolverint, in unum corpus redegerint, etc. » (p. 2).
Nous concédons très volontiers que Molina et les siens n'ont
rien inventé, et que leurs théories ont existé avant eux, mais
non pas chez les docteurs dont se réclament le P. Frins et les
Néo-Molinistes et dont ne se réclament point les Molinistes ni
Molina lui-même.
Examinons de plus près les paroles du P. Frins, si visible-
ment empreintes de la modestie traditionnelle.
Quant à la première affirmation, savoir que les écrivains de
la Compagnie de Jésus ont mieux interprété et interprètent
mieux que les autres la doctrine de saint Thomas, elle n'est
nouvelle ni en ce sens qu'elle soit émise pour la première fois
au sujet de saint Thomas, ni en ce sens qu'elle se produise seu-
lement au sujet de saint Thomas. Les écrivains de la Société
(1) Hi»t. Conlrov., titre de l'Index, voc. Suarez. La questiun est traitée op. cit.
p. 378.
de Jésus ont également revendiqué la gloire non seulement de
corriger, mais encore d'interpréter mieux que personne, et en
particulier mieux que les Liguoriens, les doctrines de saint
Alphonse de Liguori (1). Et que dire de S. François de Sales?
Mais il est a priori fort peu vraisemblable que la réalité ré-
ponde à ces désirs et à ces affirmations. La raison de cette
tendance à revendiquer pour la Société de Jésus l'interprétation
sérieuse des grands docteurs que nous venons de nommer est
peut-être dans ce fait que saint Ignace, selon le mot du P. de
Régnon, je crois, s'est proposé de faire des soldats, et non pas
des docteurs, ce que démontrent d'ailleurs suffisamment les
termes de Compagnie, d'Exercices, etc., et comme saint Ignace
a d'ailleurs parfaitement réussi, on prend volontiers des doc-
teurs où l'on en trouve d'abord pour son bien à soi, et ensuite,
comme dirait méchamment le Fabuliste, pour le mal d'autrui.
Et d'ailleurs, à première vue, il est manifeste que l'interpréta-
tion authentique de saint Thomas (pour ne parler ici que de lui) se
doit trouver dans cette école qui est née immédiatement de lui,
l'a étudié sans relâche, depuis des siècles, au point d'avoir été
mille fois accusée d'obscurantisme, d'entêtement pour sa fidélité
à son Maître qui, par la volonté des supérieurs et celle des Sou-
verains Pontifes, fait serment sur l'Évangile de ne jamais
s'écarter de sa doctrine dans l'enseignement public elle doit se
trouver là, dis-je, plutôt que dans une autre école, s'il faut l'ap-
peler de ce nom, qui ne s'entend pas elle-même, qui n'est arrivée
que plus tard, qui n'a étudié saint Thomas qu'en passant et par
parties brisées, et parfois ne l'a pas étudié du tout, ou même l'a
oi'licicllcment répudié, comme nous verrons bientôt. Cette obser-
vation est l'une des lois élémentaires de la critique. Mais le
P. Frins se semble pas plus versé que certains de ses collègues
sur les éléments de la critique (2).
(1) Au sujet de l'accaparement de S. Alphonse, voir l'œuTre monumentale des Vindi-
cix Aîpkonsianse.
(Si) Le docte P. Hoselliavait déjà fait et développé cette remarque, et se montrait
en cela meilleurcritique assurément que certains modernes qui ont toujours le mot de
critique sur les lèvres, bien qu'ils en aient si peu la réalité dans leurs écrits. Voici ses
paroles (( Si puulo dîligentius attendantur eritica; regulae, dubiture nemo potest
quin mens alicujus auctoris facilius ac verius deprehendi possit ab iis qui ejus doctri-
nam prrc manibus habent assidue, qui in ejus jurant verba, qui eo praeceptore ac
duce gloriantur, qui totum ejus systema habent animo comprehensum, quam a quovis
C'est donc a priori une prétention inacceptable du P. Frins,
que d'émettre une affirmation pareille. Qu'il le veuille ou non,
les Jésuites ne sont pas de droit les interprètes authentiques de
saint Thomas non plus que de saint Alphonse. Les interprètes
authentiques de ces docteurs sont de droit leurs disciples et
leurs héritiers naturels.
Mais, dira quelqu'un, les Jésuites pourront se démontrer, enfait,
les meilleurs interprètes de saint Thomas. Nous démontrerons,
comme on l'a déjà démontré, qu'ils ne démontrent rien du tout
et en toute hypothèse, ils sont des derniers à mériter d'être
écoutés, non seulement parce qu'ils sont des derniers venus,
mais encore parce que certains préjugés les empêchent plus que
les autres de comprendre; sans compter que leur histoire prouve,
nous allons le voir, qu'ils ne sont pas tout à fait nés pour ces
questions, selon l'aveu du P. de Régnon. Cependant poursuivons.
Le P. Frins affirme que Molina et ses collègues ont coordonné
« ea quse apud S. Thomam delineata quidem, disjecta tamen et
minus absoluta exstabant »
Il faut être profondément reconnaissant au P. Frins de l'effort
qu'il fait pour accorder que saint Thomas a esquissé un ensei-
gnement relatif à ces questions. Cette humiliation a dù lui
coûter beaucoup.
Nous devons observer néanmoins que cette concession est à
la fois trop et trop peu. C'est trop au sujet du Molinisme, saint
Thomas ne l'a esquissé que pour le condamner, comme nous le
montrerons. C'est trop peu quant à la doctrine qu'a enseignée
saint Thomas lui-même. Prétendre que les enseignements de saint
Thomas sont dispersés et moins achevés sur ces problèmes, c'est
prouver ou qu'on n'a pas lu saint Thomas, ou bien qu'on l'a lu

alio qui negligenter ejus opera legit, vel si attente legit, id efficit impugnandi contra-
dicendique studio. Si stet hœc ref/ula, qure stare utique firmissime débet, quinam
fclicius quam Dominicani intelligere S. Thomam potuere, ejusque adsequi mentem ?
Dominicani, inquam, qui diurna nocturnaque manu S. Thomee opera versant; qui ne
ab ejus doctrina recedant, jurisjurandi religiune se ligant; qui eum venerantur magis-
trum, majorum suorum vestigia prementes ab ipsal qua Thomas floruit aitate quique
proinde uniyersEe doctrinae ejus atque systematis gnari apprime sunt? Quaenani
rectae critices ars patitur ut Dominicani sic comparati longe aberrassc a vera S. Thomœ
doctrina eam vero assecuti dicantur vel Molinianus, vel Jansenianus quispittin, qui
S. Doctoris sententias impugnandas susceperunt? » Sum. Phil., vol. IV, pp. 375-376,
édit. 1782.
à la manière de certains « theologorum facile principes », qui en
copient çà et là quelques passages pour achever les apparences de
l'érudition. Chacun sait, sauf le P. Frins, que si un théologien suit
une méthode rigoureuse, avec la précaution de ne pas séparer
les parties d'un tout complet, où elles ont leur place nécessaire
que si un théologien a traité à fond ces questions, c'est le Doc-
teur Angélique. Si le P. Frins au lieu de paraphraser à sa façon
quelques textes disloqués, avait pris la peine de faire un simple
tableau synoptique de l'enseignement de saint Thomas, il n'aurait
peut-être pas donné ici une preuve de son pesant courage. Et
d'ailleurs, si on a brisé le cadre logique de la théologie, si la
grande synthèse a été mise en morceaux incohérents, chacun
sait qu'il faut en attribuer principalement la faute à ceux qui,
selon le P. Frins, auraient été appelés à mettre l'ordre dans la
théologie, spécialement dans la théologie de saint Thomas. Le
P. Frins est inexcusable, s'il a jamais jeté un coup d'œil sur les
complications qui sont l'œuvre d'une école lui
connue (1).
Maintenant, puisque le P. Frins met en avant la Société de
Jésus, qu'il nous permette de lui demander ce que c'est que la
Société de Jésus en fait de doctrines, très spécialement sur les
problèmes de la grâce et du libre arbitre. Tout le monde ne sait
pas et ne croit pas ce que le P. Frins suppose comme très
connu et très incontestable.
La Société de Jésus a toujours professé, surtout en certaines
circonstances opportunes, n'avoir aucune doctrine à part sur la
politique, sur la morale, etc., elle n'a pas non plus d'école
dogmatique très ferme, que nous sachions.
(1) Lorsque dans l'Église catholique on parle d'écoles diverses, cela ne s'entend
jamais que dans les limites fixées ou permises par l'Église elle-même. Or dans ces
limites, tandis que les autres grands ordres religieux ont des écoles il eux, comme
chacun le sait par l'histoire des écoles seotiste, augustinienne, thomiste, etc., la
Société de Jésus a le molinisme.
Mais l'école moliniste n'a de doctrine spéciale que sur quelques points particuliers
et encore faudrait-il supprimer ce nom, puisque, d'après le P. Frins, Molina n'a rien
dit qui n'ait été dit avant lui. Au surplus, ce fait résulte de la législation mème
de la Société de Jésus. Dans le Ratio Sludiorum de 1592 on lit ces mots, qui constituent
la deuxième règle a de opiuionum delectu » « lti iis in quibus nullum pietatis ac fidei
periculum subest, nemo aliquam contra Philosophoruin aut Theologorum axiomata
communiorcmvc scholarum sensum defendat, nec opinionem ullam quac idonei nullius
auctoris sit; sequantur potius universi probatos maxime doctores, et quœ prout tem-
porum usus talent, recepta potissimum fuerint in catholicis Academiis ». L'éclectisme
est évident comment n'y pas voir aussi la débandade?
Qu'est-ce donc que la Société de Jésus comme école? Est-ce
Suarez et Bellarmin, ou Molina et Lessius? Est-ce Liberatore et
Cornoldi, ou bien Tongiorgi et Palmieri? Pourquoi le P. Frins
ne donne-t-il pas une réponse à ces questions, qui, il le sait
bien, se posent nécessairement et d'elles-mêmes? Pourquoi ne
nous dit-il pas quelle est de toutes les doctrines contraires qu'a
professées la Société de Jésus, celle qui appartient en propre
à la Société ? Sur les questions qui nous occupent, la fluctuation
et l'incertitude, d'autres diraient l'anarchie, existe plus complète
encore. Nous avons parmi les théologiens de la Société de
Jésus, quelques vrais Thomistes, nous avons des Congruistes,
nous avons des Molinistes, nous avons les Combinistes mo-
dernes, etc. « Voyez mes ailes. voyez mes pieds! » Quels
sont ceux qui représentent la Société de Jésus? Tant que le
P. Frins n'aura pas répondu à ces questions, il ne sera pas
admis à nous parler des doctrines de la Société, qui comme
Société, n'en a aucune, ni à prétendre surtout que les Jésuites
ont fait de l'unité avec de la chicane. La vérité est ce qu'a écrit
le P. Daniel, moliniste aussi ardent que le P. Frins, mais mieux
placé que lui pour être contraint à l'aveu de la vérité histo-
rique. Voici en quels termes il contredit son moderne collègue
« Itaque cum in ea re suo unusquisque arbitratu se gerat inter
Jesuitas, non pauciores qui Molinam impugnent, quam qui
propugnent esse video. Documento sunt fréquenter Bellarminus,
Suarez, aliique clarissimi Societatis theologi, qui aliam penitus
a Molina viam in explicanda gratiee efficacia incunt » (1).
Et qu'on n'accuse pas ces Jésuites, et d'autres que nous
pourrions citer, de foncer trop violemmentles couleurs. Dès 1586,
l'époque héroïque sans doute de la Société, le Ratio Stadiorum,
sous ce titre De oppinionum delectu in theologica Facultale,
constate ce qui suit « Admodum Reverendus Pater Gene-
ralis sex Patribus, quos ad omnem studiorum rationem bene
instituendam delegerat, nihil gravius commendavit, nihil se
magis optare testatus est quam ut eorum opera, opinandi licen-
tia, quee quotidianis et periculis et altercationibus nostros per-
turbat, cohiberetur; omnisque doctrina Societatis duas impri-

(1) Epis Y.
mis res consequeretur, in nostris Constitutionibus inculcatas,
soliditatem quse omni temeritate vacaret, et consensionem quam
tot professorum contentiones labefactant non parum » (1). C'est
ce qu'avoue aussi le P. de Régnon, en concédant qu'à partir
de 1613, durant plus de deux cents ans, le pur Molinisme ne fut
pas enseigné dans la Société. Nous avons cité plus haut ses
paroles. Les projets de fusion sont dus à un pieux esprit de
corps, dit encore le P. de Régnon. Mais périsse l'esprit de corps
qui tue l'autre esprit!
On voit la belle unité doctrinale et on prévoit que les théolo-
giens de la Société feront certainement l'unité chez les autres.
Mais, dira-t-on, les lois sont venues, le Ratio Studiorum,
« qua
generatim quaîdam, quaedam particulatim recte componi
,posse visa sunt ».
Hélas! non. S'il est vrai que le Ratio Studioram recommande
instamment l'étude de saint Thomas, il est vrai aussi qu'il con-
sacre l'incohérence et la dislocation doctrinale. Sans doute,
on y lit cette recommandation « In Theologia doctrinam
S. Thomas, ut cavetur IV' parte Constitutionum, cap. iv, nostri
sequantur » mais aussitôt il y a des exceptions « paucis
exceptis » Elles sont d'abord au nombre de 17, et bientôt on
en aj outera 34 autres (2).
Nous observons à ce sujet deux choses. D'abord le seul fait
de briser la contexture de la Somme, fut non seulement un mal-
heur en lui-même, mais cette barrière une fois franchie, il n'y
avait plus de raison de s'arrêter, et réellement on ne s'arrêta
plus, comme nous allons voir. Ensuite l'une des 17 premières
exceptions est précisément la question où saint Thomas expose
sa pensée sur les rapports de l'acte libre et de l'action de Dieu.
« Nostri itaque non cogantur defendere quœ sequuntur. causas
secundas esse proprie et univoce instrumenta Dei, et, cum ope-
rantur, Deum in illas primum influere aut eas movere » (3).
C'est la 6mo des « propositions libres ».

(1) Banez et Moliaa, p. 129.


(2) Cf. Pachtler, S. J. Ratio Studiorum, etc. Boflin, 1887, vol. II, p. 32. Parmi les
MamimeiUa Germaniœ Pœdagogica.
(3) Pachtler, op. cit., p. 32. Cf. Deniûe, Zur Ratio Studiorum, Soc. J., an 1586
Hisiorischcs Jakrùuclt, 1889, S. 70-71.
Et afin de bien accentuer le sens de l'exception, on ajoute à la
fin du catalogue « In cœteris quas hic excepta non sunt, a
S. Thoma nostri non recedant » (1).
Nous dirons plus loin que si le P. Frins avait raison, si la
doctrine moliniste était celle de saint Thomas, il faudrait en
conclure ou bien que la Société de Jésus l'a dès le début
écartée et abandonnée, ou bien que la Société alors n'y a rien
compris. Pour le moment, il nous suffira d'avoir constaté que la
Société ne suit pas ici saint Thomas, quelle que soit d'ailleurs sa
doctrine. On pourrait même ajouter que puisque les théories de
S. Thomas sur ce point ont été, malgré l'importance souveraine
de la question, reléguées parmi les « propositions libres », c'est
que le grand nombre des Jésuites les combattaient.
Mais ce n'est pas tout. La désorganisation de la synthèse du
Docteur Angélique est bien plus complète encore, et dès cette
même époque. Dans le même volume du Ratio Stadiorum se trouve
en effet un « Catalogus Ousestionum quaj a theologo tractanda?
non sunt; vel si tractandae, non tractandœ nisi certo quodam
loco, nec in alio repetendœ » (2).
Ces propositions sont au nombre de 171 50 de la la pars,
72 de la la2', 9 de la 2* 2* 40 de la 3* et du Supplément; et elles
comprennent non pas seulement des articles, mais encore des
groupes d'articles, et même 35 questions entières. Toutes ces
propositions sont arrachées au cadre de la Somme ou omises
selon le bon plaisir de chacun. L'harmonie de l'ensemble n'a été
ni respectée, ni comprise. Et toutes ces propositions omises, trans-
portées, combattues, sontindiquéesexplicitementeommechoisies
dans la Somme les renvois se trouvent dans les marges.
Mais poursuivons notre examen du Ratio Sladiorum.
En 1592 paraît une édition améliorée. Le Général l'annonce
ainsi « Absoluta est tandem Dei beneficio pars speculativa
Ordinis studiorum, quae hactenus desiderabatur eamque nunc
demum mittimus accurate recognitam » (3). Le général espère
que ces prescriptions contribueront au bien de la paix « Confi-

ai) Pachtler, op. cit., p. 33.


(2) Pachtler, op. cit., pp. 86-98.
(3) Doellinger und Reusch, Gesckîchle der MorahtreHîgkcilcn, in der RSmisoh-Kalo-
lischenkirche, 2 Bd, S. 225.
dimus non parum adjumenti allaturam scholis nostris ad eam
conformitatem doctrinœ etc. » (1).
C'est le même éclectisme que nous avons déjà observé dans
la première édition. Après quelques recommandations géné-
rales, comprises en six « regulae », vient le « Catalogus propo-
sitionum definitarum » que tous les Jésuites doivent embrasser
et enseigner. Elles sont au nombre de 87, tirées des trois par-
ties de la Somme, 19 de la la pars, 19 de la 1"2' B; 8 de la 2" 2* et
41 de la 3\
Nous retrouverons plus tard l'une de ces propositions. Ne
remarquons ici que le désordre de la dislocation et de l'apau-
vrissement.
Mais voici le « Catalogus liberarum propositionum ». Dans
la « prœfatio » de ce catalogue il est dit « Non ideo volumus
liberum cuique esse pro suo arbitrio ubicumque voluerint ab eo
discedere res enim non valde tuta esset, nec uniformitatem
inducere posset quam optamus. Quare, etsi justis ex causis
non visum est nobis in illo ordine propositionum inserere cata-
logum liberarum, volumus tamen ut Rectores et Lectores apud
se habeant, ut intelligant sibi vel sequendum sanctum Thomam,
vel si quando aliam sententiam tueri voluerint, in iis tantum esse
posse libertatem sic enim fiet ut cum sint ccrtœ et numeratse,
uniformitas non magnopere lœdatur, et cum sint probatorum
auctorum receptae, et a pluribus examinataî vitetur novitatis
periculum et securitas teneatur ». Ce catalogue compte 64. ques-
tions prises des deux premières parties de la Somme, je veux
dire de la 1% de la la2° et de la 2°. Or parmi les questions indi-
quées dans la 1" pars, il y a celle-ci, qui est la 6"ie An se- <t

cundo; causse a Deo moveantur, et ad operandum applicentur


per realem aliquem in eas influxum, tametsi non prœdetermi-
nantem liberas causas (2).

(1) Dôllinger, op. cit., S. 225.


(2) Afin d'enlever dès maintenant au P. Frins l'idée qu'il s'agisse ici de la prédéter-
mination telle qu'il la combat, nous ne renvoyons pas seulement pux ouvrages que
vont citer les auteurs du Ratio Studiorum, mais nous avons le sens précis de S. Thomas
dans ce passage de la Somme, où il s'objecte « Videtur quod homines non prajdesti-
nentur a Deo. Dicit enim Damascenus, in II lib. Oportet cognoscere quod omnia
quidem prœcognoscit Deus, non autem omnia prédéterminât », et où il répond « Di-
cendum quod Damascenus nominat prrcdeterminationem impositionem necessitatis,
«
Affirmat hune influxum S. Thom. l*prt. q. 105, a. 5. Negant
Ocham, lib. 2, q. 5 art. 2 et 3. Greg. Ariminen. in 1° dist. 45,
q. 1. et 2, d. 34 et 35, q. 1, art. 3. Gabriel 2, d. 1, q. 2, a. 2
et alii.
« Non prœdeterminari causas liberas affirmant iidem tres ultimi
authores et Seotus 2, d. 37, q. un. Ad solutionem istorum.
Aegidius 2, d. 1, prt. 1, q. 2, a. 6, et d. 37, q. 1, art. 3. Ca-
preolus 1° d. 38, q. 1, art. 1 ad 2*m contra 4am conclusionem.
Cajetanus la prt., q. 19, a. 8. Ferrariens. lib. 2 contra gent.
cap. 67, et lib. 3. cap. 66; et colligitur ex S. Thoma De Veritate
q. 5, art. 9 ad 10; et Dam. q. 3, art. 2, et la. 2*. q. 9. art. 6°
ad. 3m » (1).
Nous ne voulons pas examiner si l'on prenait le vrai moyen
pour réaliser le but très louable d'introduire l'uniformité dans
l'enseignement de la Société mais nous avons le droit de
constater à nouveau que l'on augmente la désorganisation dans
l'usage du livre le mieux construit qui soit au monde, la Somme
Théologique, où chaque détail suppose l'ensemble, où l'ensemble
appelle chaque détail; et que cette désorganisation porte très
spécialement sur la doctrine de saint Thomas relativement à
l'action de Dieu sur le libre arbitre.
Nous ne sommes pas au terme. La désorganisation augmente
encore dans la législation elle-même, et pour s'en convaincre il
suffit de jeter un coup d'œil sur les diverses éditions du Ratio
Sludiorum.
Dans l'édition de 1600, qui parut à Dilingen, les catalogues
des F'ropositioi2s définies ou libres ne se trouvent déjà plus.
Mais on y trouve le catalogue augmenté des questions que l'on
peut ou que l'on doit omettre ou transporter dans la Somme
d'une partie à l'autre. Ces questions sont au nombre de 44 pour
la la, de 55 pour la la2c, de 9 pour la 2'2", d'un nombre bien
plus grand encore pour la 3'. Peut être la suppression des ca-
talogues de propositions définies ou libres est-elle anLérieure
à 1600: nous en jugeons seulement d'après les éditions du Ratio
à nous connues. Les éditions du Ratio postérieures imprimées

sicut est in rebus naturalibus, quaj suntprsedetcrminataîad unum. Quod patet co quod
subdit Non enim vult malitiam neque compellit virtutem ». Sum. Iq. xxm, a. 1, m.
(1) Dôllinger, op. cil., S. 233.
en 1603, à Tournon; en 1606 et en 1616 à Rome, et (sans en.
date) et en 1635 à Anvers, sont une reproduction de celle
de 1600.
Au xvme siècle, en 1730 et en 1751, après les déclarations si
indiscutables et si expressives de divers Souverains Pontifes,
surtout de Benoît XIII, on fit, parait-il, un effort pour revenir en
arrière Ce fut sans résultat sérieux. La suppression de la Société
acheva le mal, et dans l'édition du Ratio Studiorum imprimé
à Rome en 1823, il n'y a plus ni catalogue, ni direction d'au-
cune sorte au sujet de l'enseignement théologique. C'est l'arbi-
traire comme école.
Nous pourrions reproduire ici (et ce serait sa place), certain
document exhumé par M81' Chaillot mais il faut marcher. Nous
courons le péril de n'en plus finir.
Le P. Pachtler, après les actes énergiques de Léon XIII,
encore trop peu connus dans leurs raisons secrètes, réédita à
Berlin, en 1887, la Ratio Studiorum de 1586, dans une collec-
tion de documents pédagogiques (1). Mais en nous donnant un
da capo, il ne fait pas remarquer cette immense déviation, cette
perpétuelle vacillation, que les lois elles-mêmes reflètent et,
sanctionnent. Déjà de son temps le P. Aquaviva avait estimé
« neccssarium modos omnes ac
vias investigare quibus doctrina1
firmitas atquc concordia in scholis nostris statui possunt » (2)
mais, on le voit par l'histoire, il n'aboutit à rien. Il fit écarter
le pur Molinisme, selon le mot du P. de Régnon, et ne put le
remplacer par aucune doctrine vraiment stable.
De ces faits nous tirerons plus tard d'autres conclusions
pour le moment, et restant au point de vue où nous sommes,
nous nous contenterons de demander au P. Frins s'il pense
que, lorsqu'on a ainsi brisé officiellement le cadre de la Somme
cn y introduisant la possibilité d'enseigner un si grand nombre
de propositions contraires à celles de saint Thomas, et spécia-
lement sur la question fameuse agitée entre Thomistes et Moli-

fl) On ne sait vraiment pas pourquoi le Ratio Stiuîionini se trouve parmi les Moau-
mcnla Gennanlœ piRdagagica mais enfin cela s'y trouve. Nous pourrions faire la
im'me observation pour d'autres documents qui se rencontrent ou se rencontreront
parmi les Monumenia Ocnnanix hîsloricàï
(2) Lettre du 14 dec. 1613.
– f 7
IlEVUB THOMISTE. – I.
nistes, il peut lui être permis de nous conter que les écrivains
de la Société de Jésus ont introduit l'unité dans les enseigne-
ments de saint Thomas sur ce point. Étrange unité, dont le
principe est le doute ou l'hésitation, si ce n'est la négation
même. Personne n'y croira, sauf le P. Frins. En de telles cir-
constances, la Société de Jésus ne pouvait faire et n'a fait que
la divergence sur ce point.
Si maintenant nous voulions comparer la législation pédago-
gique si constante des autres Ordres religieux avec la fortune
si variée du Ratio Studioruin, nous trouverions que le P. Frins
a eu tort une fois de plus de nous montrer la Société de Jésus
travaillant plus que les autres à mettre l'unité dans les doctrines
thomistes, au point de vue qui nous occupe. Nul n'y a mis de
l'unité: il y en avait suffisamment; si quelqu'un a été de fait im-
puissant à en ajouter ce sont les Jésuites. C'est donc l'inverse
qui est vrai.
Et d'ailleurs comment affirmer une semblable prétention,
quand nous avons les résultats sous lcs yeux? S'il est une litté-
rature qui se distingue par la masse, plutôt que par la clarté et
l'unité et du fond et de la forme, c'est précisément celle que
loue le P. Frins. C'est le grand Suarez qui nous a donné les
chefs-d'œuvre du genre en lui, disait perfidement Bossuet,
« on entend toute
l'École ».
Le P. Aquaviva vit le mal de ses yeux il aurait voulu l'ar-
rêter. Il avait dit « Quod enim doctrinal firmitatem attinet,
stabimus in tuto si Divi Thomae doctrinam tenuerimus, ut Gene-
ralis Congregationis decreto sancitum est. Summa quoque doc-
trinal consensio penes nos erit, dum cum sequemur auctorem.
Quae sane duo Generalis congregatio sibi prtestituci'at, dum de
edendo decreto deliberavit. Nec movet si qui forte dixerint
nesciri interdum qua; mens D. Thomas fuerit; id quippc Decrc-
tum ipsum occu pavit. Si enim pcrspicuum sit opinionemaliquam
D. Thomae repugnare, nihil ultra morari juvat certanesit, cum illam
amplecti nobis non liceat. Si autem mentem ejus graviores et
antiqui Thomista? varie exponant, probabiliorum partem cum
iisdem amplecti fas erit, citra violalœ Angelica? doctrinae peri-
culum. Cavendum tamen est, et quidem serio (N. B.) ne qui
sponte in aliquam sententiam propendent, sparsas hinc indc
S. Thomac voculas aliquas emendicent (N. B.), suumque in
sensum oblique detorqueant, ut illum a suis partibus stare jac-
titent (N. B.); sed ejus potius sententiam et mentem iis ex
locis venari studeant, ubi illud argumenttim tractavit ex insti-
tuto (N, B.); non ubi cursim aut occasionc tantum obiter
attigit ». Tous ces conseils sont adressés aux Jésuites seuls, par
leur supérieur général.
Mais l'honnête Général ne réussit pas, malgré la bonne volonté
de quelques-uns des siens.
Quoi qu'il en soit, l'avis du P. Aquaviva est que le moyen de
comprendre saint Thomas n'est pas d'en lire des passages
épars mais bien de le lire avec suite, de l'enseigner dans ses
livres et dans son cadre. Or ce n'a pas été le cas de la Société
de Jésus les faits et les' règlements le prouvent. Le P. Frins
est donc réfuté a priori. On n'a pu faire l'unité, puisque le
premier tort a été de la détruire on n'a pu bien comprendre
saint Thomas, puisqu'une condition essentielle pour le com-
prendre, c'est de ne pas briser sa méthode, et que néanmoins
on l'a brisée.
Quand vint le jour où l'on cessa de lire la Somme, même par
parties détachées, le mal arriva à son comble, jusqu'à l'arbi-
traire. La débâcle de la législation amena la débâcle dans les
doctrines et dans l'enseignement.
Les doctrines de saint Thomas furent conservées ou abandon-
nées, exagérées ou diminuées, selon les caprices de chacun. Ces
faits suffiraient déjà à nous faire juger ce que le P. Curci
appelle du nom de « mégalomanie », avec commentaires que
nous supprimons (1).
On ne devait point s'arrêter là on devait arriver à la guerre.
Nous allons céder la plume à un Jésuite, le principal fonda-
teur de la Civillà Catiolicà l'un de ceux qui ont souffert des
misères pour leur thomisme relatif. Le P. Curci a vu plusieurs
de ses ouvrages condamnés pour ses théories politico-religieuses.
Mais indépendamment de ces théories, il a fait de l'histoire
comme témoin oculaire, et de l'histoire qu'on n'a pas réfutée.
En ce qui concerne la question présente, on pourrait lire en

(1) Memorie, P. I, cap. il, p. 37.


particulier les chapitres vu cl x de sa JVuooa Itulia (1). Nous
ne citerons cependant que peu cet ouvrage, parce qu'on ne man-
querait pas d'objecter qu'il a été condamné, et de conclure, par
un sophisnie, qu'il ne dit pas la vérité quand il écrit les deux
pages que nous avons en vue, et que l'on peut confirmer par
d'autres documents, Nous citerons de lui son dernier ou-
vrage, ses Memorie, qu'il écrivait ayant déjà un pied dans la
tombe, et que la mort l'a empêché ou de terminer ou au moins de
publier en entier. Au moment où la Société de Jésus le réinté-
grait dans son sein, il imprimait les paroles qui suivent, égale-
ment remarquables et par les faits personnels qu'elles racontent,
et par les réflexions générales qu'elles nous apportent. Nous
supprimons les expressions trop violentes qu'il a employées, et
surtout nous écartons celles que nous lui avons entendu répéter
à Florence, avec détails complémentaires. « Remontant aux
plus anciens souvenirs historiques du genre humain, on ne
trouve aucun philosophe digne de ce nom, auteur d'une philo-
sophie à nous connue, qui soit plus ancien que Pythagore
de Samos. Pour chercher la vérité, il avait voyagé en Phénicie,
surtout en Egypte. Dans ce dernier pays, il s'était trouvé en
relations intimes avec la caste sacerdotale pendant vingt deux
ans. Plus tard, lors des invasions de Cambyse, il fut transporté
en Babylonie, et put s'entretenir pendant douze autres an-
nées avec les Mages de la Chaldée, avec les Sages de l'Inde, que,
selon d'autres souvenirs, il alla chercher lui-mcme dans leur pays.
Enfin il s'arrêta dans la Grande Grèce, à Crotonc, et il y fonda
plus qu'une école: il y fonda une Académie, où, d'après des
méthodes précises, on traitait de l'origine première des choses,
où l'on enseignait que la vie présente de l'homme ne serait
que l'expiation de fautes commises par l'âme dans une vie anté-
rieure vestige, déformé sans doute, mais suffisamment expres-
sif de l'Éden biblique. Les deux siècles à peine qui séparent
Pythagore de Socrate nous permettent de considérer le philo-
sophe athénien comme un continuateur de celui de Samos, de
même que les propagateurs des doctrines de Socrate furent, cha-
cun selon son génie particulier, ses deux disciples, Platon et
(1) Le Xe chapitre est intitulé « Sua nemistù ufficiale (de la Compagnie de Jésus)
alla Scolastica, e corne rientratavi questa ».
Aristote, bien moins opposés l'un à l'autre qu'on ne suppose
habituellement.
« Saint Augustin se chargea d'introduire, de greffer leurs doc-
trines par leur côté rationnel, dans le dogme chrétien, sous une
forme académique, qui suffit à la vie scientifique de l'Église
pendant sept ou huit siècles, jusqu'à l'arrivée de saint Thomas.
Celui-ci purgea le Stagirite de ses quelques erreurs, et des autres
plus nombreuses que lui avaient attribuées les deux célèbres
arabes, et il donna à la doctrine d'Augustin, pour autant
qu'elle se combinait avec les doctrines d'Aristote et même de
Platon, une forme strictement scolastique, dans sa Somme
Théo logique, de même qu'un peu plus tard Dante Alighieri
lui donna une forme éminemment littéraire, dans le Divin
Poème.
« Or une philosophie, à la création et au
perfectionnement
de laquelle, durant vingt six siècles (la date la plus reculée à
laquelle puisse remonter l'histoire du genre humain) avaient
collaboré les sept plus grandes intelligences qu'ait vues la terre,
avant ou après sa régénération par le Christ; une telle philoso-
phie avait le droit d'être respectée de toutes les générations qui
ont suivi, et plus encore celui de n'être point bannie des écoles
chrétiennes, dont elle était en possession depuis leur première
institution et surtout celui de n'être pas couverte d'outrages,
et de triviales plaisanteries par ceux qui ne la connaissaient que
pour la railler avec le sobriquet insolent de Peripalo. C'est le
cas oit se trouvait le Collège Romain, pour les études philoso-
phiques, lorsque, pendant l'automne de 1829, j'y fus envoyé
avec cinq autres étudiants de mon âge. Ce n'est pas alors, mais
bien plus tard que je dus comprendre quelle énorme erreur
avait commise la Compagnie, qui alors avec une Philosophie
nulle, et une Théologie transformée en controverse inutile,
comme hors de circonstance, ne remplissait les intelligences que
de mathématiques. Au Collège Romain chacun pouvait enseigner
ce qu'il voulait, à la seule condition de détester et de railler le
Peripalo (1). Durant mon séjour au Collège Romain, je fus

(1) Le P. Curciapporte des exemptes. On y enseignait en particulier que si l'on avait,


<hl des instruments
assez, drlicats, on aurait pu tabrlquer une plante avec de la
matière morganH[ue.
toujours en excellents termes avec tous et pourtant, bien que
j'aie eu soin de chercher les occasions les plus favorables, et d'y
mettre les manières les plus conciliantes, il ne m'est jamais arrivé
de pouvoir faire une conversation reposée durant cinq minutes,
sur ces questions, avec l'un des Pères: je ne dis pas avec le bon
P. Perrone, mais avec un P. Ferrarini, très bon religieux, avec
un P. Recchinelli, un P. Curi même avec le P. Pianciani, un
agneau de douceur. Cet homme de sentiments si délicats, ne
pouvait entendre les mots de matière première, de forme subs-
tantielle, d'intellect agent, ou de quelque autre épouvantail péri-
patétique, sans bondir comme un ressort, pâlir, trembler. On
aurait dit que de Rome, les professeurs du Collège Romain
auraient voulu vraiment faire disparaître du monde la doctrine
de saint Thomas » (1).
Le P. Frins peut maintenant nous dire que la Société de Jésus
a mieux étudié et mieux compris saint Thomas que les autres.
La plaisanterie est par trop violente. La vérité est que la doc-
trine de saint Thomas a trouvé ailleurs son refuge, et qu'aillenrs
il faut la chercher. Aujourd'hui même, 3 février, au moment où
nous écrivons, nous lisons un Bref de Léon XIII félicitant le
Recteur du Collège Romain de ce que, conformément aux pres-
criptions pontificales, il a remis en honneur saint Thomas dans
son Université. Le Pape insinue et suppose les faits que nous
venons de raconter.
Il nous reste maintenant à examiner l'opinion des papes,
surtout de Benoît XIII, sur la question de savoir quels sont,
d'après ces Souverains Pontifes, les disciples fidèles, quelle est
la véritable École de saint Thomas. Ce sera l'objet d'une pro-
chaine étude.

;i) Memorte, part;: I, cap. n.


JEAN BRÉHAL
ET LA RÉHABILITATION DE JEANNE D'ARC.

La question de Jeanne d'Arc, chacun le sait, est une question


a l'ordre du jour.
Dans un temps où un si petit nombre de questions, même des
plus nobles et des plus graves, parviennent à peine à faire
l'unité dans les esprits et dans les cœurs, le nom de la grande
héroïne française a le glorieux privilège de provoquer l'adhésion
unanime de tous ceux qui aiment l'Église ou la Patrie. Une riche
littérature a déjà exploité la mine inépuisable, ouverte par cette
carrière merveilleuse, à la fois chrétienne et patriotique. Bien des
pages éloquentes ont déjà été écrites, et l'histoire surtout, cette
grande patiente et laborieuse, a déployé toutes ses ressources
pour concentrer une lumière plus intense sur la physionomie et
les. faits et gestes de la Pucelle d'Orléans.
Une lacune existait encore. Aucun travail spécial et appro-
fondi n'avait mis en pleine évidence l'œuvre de la réhabilitation
de la Vierge de Domremy; et cependant, on le comprend sans
peine, ce point était capital pour l'honneur de sa mémoire.
L'Eglise et la France n'avaient pas attendu longtemps pour
réparer l'injustice des passions humaines. Dès 1450, un procès
préliminaire était ouvert à cette fin sous la double inspiration du
pouvoir religieux et du pouvoir civil. Le Dominicain Jean Bréhal,
en sa qualité de Grand Inquisiteur de France, fut l'âme de cette
noble entreprise. Ses voyages, sa correspondance, ses écrits en

constituent une du
vue d'arriver à la glorification finale de cette grande mémoire,
plus haut intérêt.
C'est l'élude complète et approfondie de l'activité de Jean
Bréhal dans son importante mission, qui a été entreprise et
menée à bonne fin par deux savants religieux dominicains,
le R. P. M.-J. Belon, maître en théologie et professeur aux
Facultés catholiques de Lyon, et le R. P. F. Balme, lecteur en
théologie.
Nous ne pouvons songer il signaler ici, même brièvement, les
qualités de cette publication, qui apporte à l'histoire des données
toutes nouvelles, et offre les meilleures garanties au point de
vue de la science théologique, de l'érudition et de la critique.
La seule présentation du sommaire de l'ouvrage montrera
mieux qu'aucune analyse l'étendue, la variété et l'importance du
sujet.
Qu'on nous permette seulement une observation.
Aujourd'hui, où tant de vœux se forment dans la France et
dans l'Église, pour que la Vierge de Domremy achève le cycle
de sa gloire humaine dans l'apothéose des saints, nulle œuvre
ne pouvait être plus propre à favoriser la réalisation de cette
espérance que la publication de l'histoire de la réhabilitation que
l'Église et la Royauté ont déjà faite de la vie et de la mémoire
de Jeanne d'Arc. Les écrits de Jean Bréhal, agent officiel de cette
justification, publiés soigneusement d'après les textes originaux
et savamment contrôlés, demeurent, pour le passé comme pour
l'avenir, une mine précieuse au triple point de vue de l'histoire,
de la théologie et du droit.

TABLE DES MATIÈRES


Préface.
LIVRE I«. LES PRÉLUDES DU PROCÈS.
Chapitre I°r. Eiiqurtc fle ib50.
Supplice de Jeanne d'Arc. Quelques analogies avec lu Passion du Sauveur. – En
1450 les circonstances permettent l'ouverture d'uue enquête. Le roi Charles YII
donne commission ù maître Guillaume Bouille. Sept témoins sont entendus. –
Guillaume Bouillé rédige un mémoire. Démarches du parti anglais pour s'em-
parer de l'opinion générale. Le pape Nicolas V envoie un légat en France.
Le cardinal d'Estouteville. Le légat entreprend une nouvelle enquête. – Il re-
quiert le concours de 'l'inquisiteur.
Chapitre II. – Jean lirëhai.
Son origine. – Sa profession religieuse. – Son doctorat. 11 est nommé inquisiteur
de France. – Elu prieur de Saint-Jacques, i! représente les ordres mendiants dans
la querelle avec l'Université de Paris. – Sa conduite à l'Assemblée réunie pour la
conciliation. Il compose un traité sur les privilèges concédés aux Mendiants pour
la confession des fidèles. Il écrit Y KpUhema montium. – Son intervention dans
l'affaire des Vaudois d'Arras. II s'intéresse à la bibliothèque du couvent d'Evreux.
Son nom est mentionné dans les registres de l'Echiquier. Déchargé en 1474 des
fonctions d'inquisiteur, il travaille ùla réforme de son couvent d'affiliation. Le
général de l'ordre lui donne des pouvoirs de vicaire pour le maintien de cette
réforme. Le Chnpitre général de Pérousc loue son œuvre.
Chapitre III. Enquête de Ik52.
L'enquête s'ouvre et Roucn. Théodore de Leliis et Paul Pont anus y assistent. –
Guillaume Bouille prête son concours. Cinq témoins sont interrogés d'ujfrèa un
formulaire en 12 articles. – Dix sept nouvelles citations sont fuites le 6 mai. Le
légat, obligé de quitter Rouen, se substitue Philippe de la Rose. Rédaction d'un
nouveau questionnaire en 27 articles. Les témoins sont entendus. Bréhul.
rentre à Paris pour soumettre les actes au cardinal. Lettre du légut à Charles VU-
Voyage de Bréhal et de Bouille. Le légat concède à Orléans des indulgences
pour la fête traditionnelle de Jeanne d'Arc. Les résultats de l'enquête sont coin–
mimiques au roi- Assemblée à Bourges- Bréhal y compose sou Summarium.
Chapitre IV. Le Snmmarium.
Les manuscrit de la Bibliothèque nationulc. Le Codex ottobonien est une copie
fautive et incomplète. Reproduction du texte d'après le manuscrit signé par-
Bréhal. Articles du Stmimarinm 1. Visions et Révélations. 2. Prédictions.
3. Hommages rendus aux Esprits. 4. Port de l'habit d'homme. – 5. Soumis-
sion à l'Eglise. 6. Conduite après l'abjuration.
Chamtiœ V. Les jurisconsultes romains.
Théodorc de Leliis et Paul Pontanus composent leurs mémoires. Les manuscrits-
de Paris et de Rome. – Dans quel ordre et dans quelles circonstances ils ont été-
rédigés. Le cardinal d'Estoutcville retourne à Rome.
Chapitre VI. – La lettre an frère Léonard.
Bréhal réside quelque temps a Lyon. Parmi les savants étrangers, il consulte ui*
dominicain autrichien. Biographie du frère Léonard de Brixenthal. Manuscrits-
de Rome, de Vienne et de Paris. Texte latin de la lettre. Fixation de la date
par les synehronismes. – Réponse inconnue.
Ciiapithe VIL – Les mémoires.
Consultations écrites de Robert Cybolc d'Élie de Bourdeilles; – de Thomas
Bnsin; – de Pierre L'Hcrmyte; – de Gui de Versailles; de Jean de Montigay;.

Consultations de vivo voix.
Chapitue VIII. – Négociations avec Rome.
Informations transmises à Rome. – L'affaire reçoit une nouvelle direction. – La
t'iimillc d'Arc adresse une supplique au Pnpe. – Voyage de Bréhal à. Rome. –
Voyage de Bréhal il Rouen. – Mort de Nicolas V. Élection de Calixte III. Le Pape
délègue trois commissaires. – L'arche vùquo de Reims, – L'évèque de Paris.
L'évoque de Coulances. – L'inquisiteur leur est adjoint.

LIVRE II. LES ACTES DU PROCÈS.

Le de Chapitre Ier. Les premières audiences.


réhabilitation est un beau procès, dans toute l'acception du mot.
mière audience solennelle, le 7 novembre 1455 à Notre-Dame de Paris.
Pre-
Seconde
audience le 17, à l'éviché. La famille d'Arc constitue des procureurs. – Assigna-
tions générales publiées à Rouen. – Sommations particulières à l'évoque, au pro-
moteur et au vice-inquisiteur de Bcauvnis. Audiences du 12 et du 15 décembre. –
Requête des demandeurs pour faire entendre des témoins. Dépositions reçues les
lfi, 17 et ÎV) décembre. Audience du 18 lecture du mémoire des demandeurs.
– Audience du 20 les héritiers de Gauchon envoient un fondé de pouvoirs. – Les
juges ordonnent unn enquête nu pays natal de Jeanne.
Chapitre Il. –
Les dépositions des témoins.
Quatre témoins sont entendus à Paris, en janvier 1456. Trente quatre témoins sont
entendus en Lorraine, du 28 janvier au 11 février. Audience du 16 février les
assignés de Beauvais se présentent. Enquête à Orléans du 22 février au 16 mars.
– Atermoiements réclames par les demandeurs pour faire entendre de nouveaux
témoins. Enquête à Paris du 2 avril uu 11 mai. Audition de témoins et séances
à Rouen du 10 au 14 mai. Déposition de Jean d'Aulon, à Lyon, le 28 mai.
Chapitre ÏIÏ. L'étude du dossier.
Les commissaires étudient les pièces du dossier à Paris. Mémoires de Gerson;
de Jacques Gélu: de Martin Borruyer; de Jean lîui'hard Audiences reprises
à Rouen, et tenues du l** juin au 10 par des juges sous-délégués, en présence de
Bréhal. Composition du dossier. Conclusions qui se dégiigcnt de son étude.
Bréhal est chargé de faire une récapitulation générale des consultations.
ANALYSE DE LA RECOLLECTIO.
LIVRE III.
Chapitre Ier. Introduction et Division.
Valeur historique et doctrinale du mémoire de l'inquisiteur. La publication par
II. Lanéry d'Arc et le R. P. Ayrolcs. Exorde l'auteur rend hommage à la
vérité, qui est la tendance naturelle de l'esprit humain, en iiiiiinc temps que le
devoir du juge et du docteur. Division eu deux parties l'objet et la procédure.
Chapitre lï. Le fond de l'affaire.
§ – Les
1. apparitions,
§ 2. Les révélations.
§3. – Les prédictions.
§ 4. – Les hommages rendus aux esprits.
§ 5. – La conduite vis-à-vis des parents.
§ 6. Les habits d'homme.
g 7. – Les paroles rcpréhensibles.
§ 8. – La soumission a FEgiisc-
§ 9. – La récidive.
Chapitre III. La procédure.
§ 1.– Incompétence du juge.
§ 2. – Animositc du juge.
§ 3. – Prison et geôliers.
§ i. – Causes de récusation et d'appel.
§ 5. – Le sons-inquisiteur,
6.7. – L'abjuration.
Altération des articles.

§ 8. La récidive,
g 9. – Les interrogatoires.
g 10. –
Défenseurs et assesseurs.
§ 11.
§ 12.

Qualificateurs de ïa cause.
La sentence.
Chapitre IV. Étude critique de manuscrit.
Qualités de l'œuvre personnelle de Bréhal. – Nombreuses cituiions vérifiées. Expli-
cations. Le manuscrit 5970 de la Bibliothèque nationale.

LIVRE IV. TEXTE DE LA RECOLLECTIO.


Prirnum punctum
De vision i bus et apparition! bus quas Johann u prétendit de habuisse.
GapituLL'M I. –
– II. Quod multas revelacioues et consulaciones
appaientibus Johann se hubuisse as-seruit.L.
a spiritihus sibi
Capitulum Il – Quod aliqua futura eteontingentiapronunciare seu prediecrc visa
fuit.
IV. Quod illis spiritibus et apparentibus et ipsam ulloqucntibus saepe
revereneiamexhibuit.
V. Quod a pâtre et a matre non licencia ta clamculo recessit.
VI. Quod habituni virilem diu portavit, (joiuam amputavit, et arma
gestans bellis se immiscuit.
VU. Quod Johannu multa verba temeritatîs et jactancie videtur pro-
tulisse, et quedam periculosa in fide asseruisse.
VIII. – Quod judicio militantis ecelosie de dictis et fuctis suis se sub-
mi clerc, ut videtur, recusavit.
IX. – Quod. post abjuracionem soi revocacionem, virilem habituni ab
en dimisaum resuinpsît, et apparicionihus ac revelacionibus
suis, qnibus publice renuneiaverat, iterum adhesit.
SecunJum punetum
Capitulum I. – De incompetencîa judicis. maxime episcopi qui processum dcduxit
– 11- De judicantis episcopi inurdiuato et corrupto affectu, ac ejus-
dem severitute.
– III. De incommoditatc carecrum ac custodum ejus.
– IV. De rerusncioiie judifis, et sufficienli provocacione seu appellacionc
ad pupum.
– V. – De subinquisitore, ac cjus diffugio, et me tu sibi illato.
– VI. De articuloriiia falsitnte, et corrupta eorum coniposîeione.
– VU. De qunlilatc revocarionis seu abjuracionis, qiinm Johnnna faeere
impulsa fuit.
– VIII. – De prcteiiso rcltipsu couLra Johunnnni.
– IX. -De ïnterrogantibus, ac difflcilibus inlerrog'atoriis Johannc factis.
– X. De defensoribus, de cxliortaloribus, deque acsessoi'ibus, atque de
pi'cdicanlîbus processui intervenieiitibus.
– Xf. – De deliberantibus in causa, seu determinacionibus eorum quo
ad capitula cause.
– XII. De quulitate sentencîc, et dit'fînicione processus.

LIVRE V. LA RÉHABILITATION.
Chapitre Ier. Dernières audiences.
Les juges, réunis ù Paris, fixent la date de la reprise des audiences. Le 1« et le 2
juillet, ils siègent à Rouen, pour entendre les conclusions. Nouvelle révision du
dossier. Audience solennelle du 7 juillet 1456.
Chapitre II. La sentence.
Autorité des déléguée par le Saint-Siège. Les parties demandeurs et intimes
Objet de la cause. Pièces du dossier examinées par les juges pour motiver
leur sentence. Réprobation des XII articles <ki procès de condamnation. – Les
considérants de la sentence. Déclaration de nullité des procès de laps et de relaps.
Aiimiliilion de leurs effets et de toute note infuimmte. Ordonnance de promul-
gation solennelle et de réparation.
Chapitre III. Conclusion.
Exécution de la sentence il Rouen et à Orléans. Le roi et le légat du Pape, Alain de
Coëtivy sont informes de l'issue du procès. Voyage de Bréhal ù Rome pour rendre
compte au Souverain Pontife. – Sentiments de Calixlc III. – L'heure de la Providence.
COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE.
(Introduction au Bulletin géologique).

La géologie peut être envisagée et étudiée à différents points de vue. On peut


embrasser l'ensemble des questions si diverses qui sou) de son ressort, on a
alors la géologie générale; ou bien, au contraire, on peut n'attacher à telle ou
telle catégorie de problèmes spéciaux qu'on creusera davantage, et ainsi
naissent les subdivisions différentes de ce vaste ensemble qui s'appelle la science
du globe. Les spécialités diverses en lesquelles la géologie se subdivise, se
répartissent naturellement en deux groupes, répondant aux deux tendances
principales qui peuvent dominer l'étude de cette science, la tendance technique
et la tendance philosophique ou scientifique pure. L'esprit de ce recueil nous
impose à première vue le choix de la tendance philosophique. Nous étudierons
donc la géologie en tant que science pare et, sans négliger les questions géné-
rales, nous nous attacherons principalement aux trois branches les plus inté-
ressantes, les plus jeunes et les plus fertiles en problèmes encore irrésolus: la
géologie transcendante, c'est-à-dire la géologie considérée dans ses rapports
avec l'astronomie la géologie mécanique, soit l'étude des dislocations ce la
croûte du globe, dans laquelle rentre la théorie des montagnes enfin la géologie
biblique, ou étude des problèmes géologiques que soulève l'exégèse du
livre sacre.
I

Géologie générale. La géologie, par la date de sa constitution définitive,


est probablement la plus jeune des sciences. Ce fait peut être interprété de deux
manières On peut, tout d'abord, s'étouner qu'une science de cette importance,
alors surtout que son domaine embrasse des objets et des phénomènes aussi
frappants, aussi facilement saisissables, qui nous entourent constamment et
souvent nous touchent de très près, on petit s'étonner, disons-nous, qu'une telle
science ne soit née que si tard. Il peut sembler que des objets et des phénomènes
de cette nature auraient dû frapper de bonne heure l'attention et ne pas tarder
à provoquer une enquête méthodique et rationnelle. Les expériences recueillies
so fussent alors bientôt coordonnées eu Un véritable corps de doctrines, et il y
a longtemps que la géologie serait née. Or, il n'en fut rien, et pourquoi donc ?
La première cause de ce retard, fâcheux a bien des égards, peut être cherchée
dans l'esprit peu naturaliste de temps qui n étaient pas mûrs pour une saine
interprétation des choses de la nature; dans les tendances particulières qui
portaient certaines époques vers des champs d'étude tout différents, où
d'ailleurs, il faut le reconnaître, elles déployèrent une activité et un génie
remarquables, de sorte que l'ignorance ou la mauvaise foi seule peut les taxer
d'époques non scientifiques: on devine que nous avons nommé le moyen-âge.
Mais cette explication est loin d'être suffisante, car l'antiquité nous donne le
même résultat les connaissances géologiques y étaient nulles ou à bien peu
près, et dans l'édification de ces sciences, telles que nous les possédons aujour-
d'hui, la part qui revient aux anciens est presque négligeable. Sans doute, s'il
s'agissait d'écrire une histoire de la science chez les Grecs ou les Romains, il
faudrait enregistrer les moindres traces d'une préoccupation géologique, les
moindres efforts tentés pour comprendre la nature et l'origine de notre terre.
Ce serait le cas, alors, de rappeler ces vers d'Ovide où se traduit, avec une-
netteté remarquable pour l'époque, un sentiment très juste des modifications
survenues, dans le cours des siècles, dans le domaine respectif des terres et des
eaux
"Vidi ego,quod fucrat quondam sollidissima tellus,
Esse fretum vidi fastas ex sequore terras,
Et procul a pelago, conchae jacere marinœ,

S'agit-il, au contraire, de remonter aux origines de notre géologie et de


rechercher ce qui influa sur son développement, alors il n'y a presque rien à
demander à l'antiquité, et même le peu qu'elle est en état de nous offrir consiste
principalement en points de vues erronés et en théories fausses qui, loin de
contribuer à l'avancement de la science, en entravèrent, au contraire, plus ou
moins efficacement le progrès.
Il n'y a là, d'ailleurs, rien d'étonnant au fond, et cette remarque nous amené
au second point de vue duquel on peut envisager les origines de la géologie,
point de vue infiniment plus juste, que voici Il convient de réfléchir qu'ayant
besoin, pour construire la synthèse qui est son objet suprême, du secours de
toutes les autres branchts de nos connaissances, la géologie ne pouvait prendre
son essor avant que ces dernières fussent en possession de leurs principaux
résultais. Or, si les mathématiques (dont l'immense importance pour la géologie
ne devait, du reste, se manifester que très tard) sont, en grande partie du moins,
une science ancienne, il n'en est pas de même pour ce que nous appelons
aujourd'hui les sciences physiques et naturelles. La minéralogie date seulement
de la fin du xvm* siècle la chimie s'est constituée a la même époque; c'est i,
peine si la botanique et la zoologie, en tant que sciences véritables, peuvent se
prévaloir d'une origine plus ancienne; la physique (à part peut-être quelques
théorèmes d'hydrostatique et d'hydraulique) est une science moderne enfin
l'astronomie physique, et en particulier la physique sidérale, qui devait
apporter la géologie un si précieux concours, date, on peut dire, de la
découverte de l'analyse spectrale, c'est-à-dire de Kirchhoff. Cela étant, qui
pourrait reprocher à la géologie de n'avoir pris rang parmi les sciences que
dans la première partie de notre siècle ?
D'ailleurs, si, a l'étal de corps de doctrines reconnu, de science proprement
dite, la science du globe ne compte que peu d'années d'existence, ses premiers
bégaiements, comme dit M. de Lapparent (Traité de géologie, 3û édit., p. 6),
remontent aussi loin que l'histoire puisse nous conduire. Il y a, d'ailleurs,
comme le remarque Neumayr (Erdgeschichtc, I, 14), de bonnes raisons de penser
que les connaissances des anciens en fait de géologie n'étaient, pas, en réalité,
tout à fait aussi rudimentaires qu'elles nous le paraissent, à en juger unique-
ment par ce qui nous a été conservé de leurs écrits sur les sciences naturelles.
Il est probable que nous aurions de leur savoir une idée toute différente si le
naufrage dans lequel a sombré la pins grande partie de la littérature antique
n'avait englouti le meilleur peut-être de leurs oeuvres. Il ne serait pas impossible
que les travaux des assyriologues, qui ont déjà fait revivre tant de monuments
littéraires vénérables par leur antiquité inouïe, et recule si loin les origines de
la civilisation, vinsseut à exhumer, un jour ou l'autre, quelque texte cunéiforme
qui attesterait, chez les anciens Babyloniens ou peul-êlre même chez, leurs pré-
curseurs non sémitiques, d'une science géologique que nous sommes plutôt
disposés à leur dénier aujourd'hui.
Pour le moment, ce que nous savons de leur cosmogonie, nous le devons
presque exclusivement à des écrivains d'époque tardive; heureusement sommes-
nous sûrs que les citations de Bérose sont exactes, et authentique l'ancienneté
de ses sources. Il y a bien déjà, dans les textes cunéiformes que nous possédons,
quelques données sur la cosmogonie, mais les fragments de cette nature,
recueillis jusqu'ici, sont'en si mauvais état qu'il est impossible de se faire une
idée tant soit peu complète de l'ensemble. On en est réduit à se contenter, pour
le moment, d'un aperçu général plus propre à exciter la curiosité qu'à rensei-
gner effectivement. Quant aux détails, c'est tout au plus si on peut se flatter de
connaître entièrement l'un ou l'autre point du système. Par exemple, il est
certain que la cosmogonie babylonienne plaçait à l'origine de l'univers un chaos
que les textes appellent Tiamat. Dans la conception babylonienne, la mer était
donc l'origine de toutes choses et cette idée cadre d'nne façon remarquable,
d'ime part avec la donnée de la Genèse (i, 2), où les eaux chaotiques sont appelées
téhûm, « la profondeur » ou « l'abime » (terme identique à la fiamat du texte
cunéiforme et à la taâthè de Damascius), d'autre part, avec les enseignements
de l'astronomie moderne qui nous montrent l'univers actuel procédant, par voie
de séparations et de condensations successives, d'un amas chaotique original,
dans lequel étaient rassemblées, en germe, toute la matière qui compose notre
univers et, en puissance, toutes les énergies qui l'animent. Ainsi donc, la Genèse
chaldéeune et la Genèse hébraïque sont ici dans un accord parfait. Toutes deux
placent à l'origine des choses et avant 1 organisation de la matière un chaos
fluide qu'elles appellent du même nom. Jusqu'ici, la ressemblance paraît
complète avec nos idées astronomiques modernes; il y a cependant une diffé-
rence importante qu'il faut remarquer. Nous venons de dire que, dans la
conception moderne, la masse chaotique originelle devait contenir, non seulement
toute la matière des mondes avenir, mais, en puissance, toutes les forces, toutes
les énergies, qui devaient, dans la suite, former cette matière. Bien plus, cette
notion de I» matière et de la forme réunics dans un élut en quelque sorte
embryonnaire, constitue, pour les astronomes modernes, la définition même du
chaos. Il en est autrement dans la cosmogonie chaldéo-hébraïque. Après la
constatation du chaos, Tiamat, les textes cunéiformes nous font, en effet, assister
il la création des dieux Lachma ou Lachmà, et Lachama ou Lachamii, person-
nifications masculine ou féminine du mouvement et de la force génératrice. Elles
correspondent il Daehos et Daeliè chez Daruuscius et à l'esprit (ou ventj, riiach,
de la Genèse, planant sur les eaux, ou, selon quelques-uns « couvant » les eaux.
Cet « esprit » ou ce « mouvement », dans lequel on devine facilement l'idée de
la force mécanique, est donc postérieure au chaos primitif. Celui-ci ne contenait
que de la matière informe et inerte, et intervention de « l'esprit » marque,
avec l'origine du mouvement, le commencement de la création. Cette interven-
tion est quelquefois présentée sous une forme extrêmement remarquable. Il y a
des fragments de textes et des cylindres illustrés qui nous parlent d'une lutte
cosmogonique entre Tiamut et Maràdàk (le combat de Bel et du dragon n'est
qu'une forme un peu différente du même mythe). Tiamat est un être féminin, la
mer ou l'océan primordial qui renferme en elle les germes chaotiques de toute
chose. Le dieu Maràdàk ou Bel est le génie créateur; il veut formel" la matière
chaotique, l'ordonner, l'animer, pour en tirer le monde. Mais pour y parvenir,
il est obligé d'entrer en lulte avec le chaos, avec la matière inerte qui refuse de
sortir de sou inertie. La lutte est violente, homérique la fin, Bel est vain-
queur et le monde est créé. Antique et admirable histoire où se trouvent déjà
la notion scientifique de l'inertie et l'idée philosophique des entraves que la
matière oppose aux élans de l'esprit. (A moins, toutefois, que cette lutte ne
doive, comme certains indices tendraient à l'établir, être reportée après la
chute originelle, et que le dragon Tiamat qui y prend part ne soit tout diffé-
rent de Tiamat, l'océan primordial. Dans ce cas, la lutte en question perdrait
tout caractère cosmologique).
Dans la Genèse, après l'énoncé du chaos et de « l'esprit » qui l'anime, nous
arrivons immédiatement à la création de la lumière (i, 3). Le parallèle cunéiforme
nous manque, mais il y a lieu de penser qu'il existait et qu'il n'est que
perdu. Peul-ètre le retrouverons-nous un jour; l'analogie, habituellement si
complète, des deux Genèses, doit nous donner bon espoir. Quoi qu'il eu soit,
l'apparition de la lumière tout de suite après l'énoncé de l'existence du chaos
et comme premier résultat de la mise en mouvement de celui-ci, constitue à tout
le moins une coïncidence remarquable. Certes, nous ne sommes pas de ceux
qui estiment devoir chercher dans les premiers chapitres de la Genèse une science
de la nature aussi peu en rapport avec le bul du livre qu'avec l'époque de sa
rédaction; nous savons avec quelle prudence et quelle largeur de vues il con-
vient de lire les écrits cosmogoniques de l'antiquité, cependant nous ne pensons
pas que cela doive nous empêcher de signaler, sous toutes réserves, les ana-
logies, réelles ou appareilles, que nous croyons découvrir entre la cosmogonie
chaldéo-hébraïque et la cosmogonie scientifique moderne. Ainsi, nous le répé-
tons, l'apparition de la lumière comme premier résultat de la mise en mouve-
ment du chaos primordial, se rapproche étonnamment de la eouception moderne
d'après laquelle le résultai inévitable de l'ébranlement moléculaire d'une musse
chaotique doit être de provoquer sa condensation et partant son incandescence,
d'où sa radiation calorifique et lumineuse. Sans doute, il y a une autre explica-
tion infiniment plus simple, et, en quelque sorte, plus obvie, c'est l'idée que pour
travailler il faut y voir, idée vulgaire qui, prêtée à Dieu par anthropomorphisme,
conduit à se le représenter comme créant d'abord la lumière pour éclairer ses
actions subséquentes.
Nous n'aurons garde de nous prononcer ici entre les deux interprétations; tous
ceux qui se sont occupés d'études bibliques savent combien les problèmes de
ce genre sont compliqués, surtout depuis que, dans ces dernières années, le
nombre des solutions dites de bon sens, destinées a simplifier les questions,
s'est prodigieusement accru. La même réserve nous empèchera d aborder, dans
un simple bulletin alors qu'elle demanderait toute une étude, la célèbre question
de la lumière créée (v. 3), avant le firmament (v. 6), avant les astres (v. 14) et,
en particulier, avant le soleil (v. 16). On a invoqué, pour rendre compte de cette
circonstance du récit biblique, l'éclat plus ou moins vif que pouvait posséder la
nébuleuse primitive, ou plutôt le lambeau chaotique d'où devait sortir notre
système, déjà avant que les progrès de la condensation cenlrale eussent fait du
soleil un astre individuel. Sans doute, cela n'est pas inadmissible, cependant,
on pourrait objecter que la lumière du v. 3 désigne forcément celle du soleil,
puisqu'au v. 5, Dieu donne à cette lumière le nom de « jour » et celui de « nuit »
ciux ténèbres opposées, et qu'immédiatement après cela apparaît la formule
« et il fut soir et il fut matin, premier jour », or c'est le soleil qui marque les
jours l'alternance du jour et de la nuit était impossible alors que la terre rece-
vait sa lumière du chaos ambiant. De même, on a cherché à expliquer l'existence
de la terre avant la création du soleil, conception inadmissible dans l'hypothèse
de Laplace, par la théorie géogénique de M. Faye, dans laquelle l'individuali-
sation de notre globe aurait, en effet, précédé celle de l'astre central. Mais, nous
1e répétons, il nous semble que de telles tentatives, parfaitement inoffensives
d'ailleurs, sont tout à fait puériles. Nous en dirons autant des efforts tentés pour
amener l'oeuvre des six jours il concorder avec les données de la géologie et de
'la paléontologie. Il parait bien que les données bibliques sur les sciences
naturelles sont l'expression des connaissances rudimentaires de l'époque;
que les analogies qu'elles peuvent présenter avec nos connaissances actuelles
sont pour ainsi dire fortuites, et que l'obtention d'une concordance parfaite est
un but chimérique.
(A suivre.)
H. DE GIRARD.
Professeur agrégé à l'Ecole polytechnique suisse.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE

En commençant dans cette Revue la publication d'un Bulletin d'archéologie


chrétienne, nous devons nous expliquer d'abord sur la signification exacte que
nous attachons a ce mot. Il est assez étrange, en effet, qu'après tant de siècles
d'études faites à ce sujet, on ne soit pas d'accord de nos jours sur ce que l'on
entend par archéologie chrétienne (1), En général, on la définit la science des
monuments de l'antiquité chrétienne. Mais la plus grande variation se mani-
feste dans la déterminatiou des limites qu'il faut assigner à l'antiquité, et dans
la définition des monuments. 11 y a des auteurs qui, dans notre cas, enten-
dent par atiliquilé tout ce qui est passé, et comprennent dans l'archéologie
chrétienne tous les monuments jusqu'à nos jours (2). D'autres s'arrêtent n l'épo-
que de la Renaissance ou des grands siècles du moyen-âge. Pourtant, les plus
grandes autorités modernes, ;t leur tète M. de Rossi, suivi de savants tels que
Garrucci, Cavedonï, Le Blant, Martigny, Kraus, pour ne citer que quelques
noms, ne dcpasscnL pas l'époque carolingienne, et c'est cela
que nous nous
tiendrons. Notre Bulletin se J imitera donc, en général, aux études qui concer-
nent les monuments des sept ou huit premiers siècles de l'Eglise pendant l'époque
gréco-romaine. Par monuments chrétiens, nous entendons tous les objets pro-
pres il fournir des données sur la civilisation chrétienne de l'époque indiquée.
Là encore nous rencontrons des divergences parmi les savants. Les uns ne
considèrent que les œuvres d'art proprement dites, et nous donnent sous l'éti-
quette de L'archéologie chrétienne une histoire de l'art chrétien de l'antiquité
et du moyen-àgc. M. le professeur Reusens (3| a restreint dans son livre, d'ail-
leurs excellent ol. très utile, l'archéologie chrétienne proprement dite à l'étude
des monuments du culte chrétien, c'est-à-dire des édifices religieux et du mo-
bilier ecclésiastique, jusqu'à la Renaissance inclusivement. L'abbé J. Maillet se
place au même point de vue dans son Couru êlênitmtairc d" archéologie reli-
gieuse (4). M. A. Pératé, dans son manuel excellent d'archéologie chrétienne qui
(1) Voyez à ce sujet le petit Imité du prof. V. X. Knius, l'eber ltegrifl\ Unifang, Ges-
ehichte der citristiieheu Archûologie itnd die Bedcuiung dor monumeiitalen Studien Jïir
die histovLïche Théologie. (Sur la définition, les limites, l'histoire de l'archéologie chré-
tienne et .sur l'importance des études monumentales pour la théologie historique)
Frihourg1 en Hrisgnu, 1879, 55 p.
(2) Ainsi, tout récemment, Kilin, dans son lùici/clo/ta'dt'c und Mithologie der T/ico-
togiv. Fr.ibour#-c;n-13tiisg'nii, 181)2, p. '6VJ sa.
(3) Éléments d'urcheofogie chrétienne, 2« éd., :ï vol. Aix-la-Chapelle. 1884-85.
(4) Tome I, Architeciunty 5° édition. Paris, 1891. –
Tome Il,
Mobilier. I* édition.
Paris, 1887.
»i;VI'lî TIIOM1STI3. – I. – H
vient de paraitre (1), nous donne une étude des origines de l'art chrétien presque
entièrement limitée à l'art occidental, dont Rome est le centre, et ne dépassant
guère l'époque carolingienne. Il y parle de toutes les espèces de monuments,
même des inscriptions, sans pourtant faire entrer l'épigraphie comme un cha-
pitre à part. Or les inscriptions ont une importance toute particulière sous bien
des rapports, à tel point que cette branche de l'archéologie est cultivée avec
un soin tout particulier, quoique nous n'ayons encore qu'un seul manuel d'épi-
graphie chrétienne, restreint à la Gaule et à l'Afrique romaine (2). Nous ne
négligerons donc nullement les études qui concernent les inscriptions de l'an-
tiquité chrétienne, lesquelles méritent, bien au contraire, une place très mar-
quée dans notre Bulletin.
Le but que nous nous proposons est donc de tenir nos lecteurs au courant
du mouvement scientifique par rapport aux monuments de l'antiquité chré-
tienne. Nous ne considèrerons pas ces monuments seulement sous le rapport
artistique et symbolique (archéologie de l'art chrétien), mais encore sous le
rapport purement archéologique en tant qu'ils nous renseignent sur les
mœurs, les usages, les croyances, les institutions, les cérémonies religieuses
des anciens chrétiens. Nous y comprendrons aussi bien les œuvres d'art propre-
ment dites, architecture (arts du dessin, sculpture, peinture) et arts industriels,
que les inscriptions, les monnaies, les sceaux, les produits des métiers vul-
gaires. Car, pour nous, cela soit dit en passant, la définition la plus convenable
de l'archéologie chrétienne est celle-ci L'étude de la civilisation chrétienne
dans toutes ses productions monumentales jusqu'à l'époque carolingienne.

Après avoir exposé notre plan nous jugeons à propos de donner dans ce pre-
mier Bulletin un aperçu général sur les résultats auxquels les études archéolo-
giques sont parvenues de nos jours, avec quelques mots d'introduction sur leur
développement historique. Cette lâche se simplifie beaucoup grâce aux
publications d'un savant, qui regarde à juste titre les études d'archéologie
chrétienne comme la vocation spéciale que la divine Providence lui a assignée;
et que le monde entier a applaudi l'année passée, à l'occasion du soixante
dixième anniversaire de sa naissance, comme le prince de cette science le lec-
leur devine que je parle de M. Jean-Baptiste de Rossi (3|. C'est lui en effet qui
a créé l'archéologie chrétienne comme science, qui l'a cultivée dans toute son
étendue avec un succès unique jusqu'ici, de sorte qu'il suffira, pour atteindre le
but indiqué, d'exposer les résultats auxquels il est parvenu.
(1) Bibliothèque de l'enseignement des beaux-arts, publiée sous la direction de
M. Jules Comte. – L'Archéologie chrétienne, par André Pératé. Paris, 1892, 366 pages.
(2) L'épigraphie chrétienne en Gaule et dans l'Afrique romaine, par Edmont Le Blant.
Paris, 1890, 140 p.
(3) Une biographie très intéressante du grand savant <:atholiquo a été publiée par le
Dr Puul M. Buumgarten, Giovanni Batiisla de Rossi, der liegriïnder der chrisllich-arch&o-
logischcn Wissenschaft. (J.-B. de R. le fondateur de lu science de l'archéologie chré-
tienne).Cologne, Rachem, 1892.- Elle a été traduite en italien avec des amplifications
pur le R. P. Giuseppe Bonavciiia de la Comp. de Jésus. liume, Cuggiuni. 1892.
L'archéologie chrétienne se rattache par son origine à l'étude des monuments
des cimetières chrétiens souterrains de Rome, des catacombes (1). En 1578,
quelques ouvriers qui travaillaient dans une carrière de pouzzolane près de la
voie Salaria a Rome, pénétrèrent, en ouvrant une nouvelle galerie, dans un
souterrain décoré de peintures, rempli d'inscriptions attachées aux parois. Ils
se trouvaient dans un cimetière chrétien dont on avait complètement ignoré
l'existence. Leur découverte eut un grand retentissement. Les érudits si nom-
breux à cette époque qui cultivaient les antiquités, accoururent. Quelques-uns,
parmi eux le dominicain Alfonso Ciaconio, que de Thou appelait ïe plus habile
homme de son siècle dans la science des antiquités, Pompeo Ugonio, Jean
l'Heureux, Philippe de Winghe, se mirent à étudier ces monuments qu'on venait
de découvrir, à copier les inscriptions, à faire dessiner les peintures. Ces tra.
vaux restèrent inédits à l'exception de la Hagioglypta de Jean l'Heureux (2)
publiée par le K. P. Garrucci, de la Compagnie de Jésus. L'exploration systé-
matique de la « Rome souterraine », c'est-à-dire de toutes les catacombes qu'il
pouvait découvrir, tut entreprise seulement plus tard par Antonio Bosio, le
véritable inventeur des nécropoles chrétiennes de Rome. Le grand ouvrage
dans lequel U traite, avec une érudition admirable pour sou époque, de l'his-
toire et des monuments de la Rome souterraine fut publié après sa mort (3).
Malheureusement, l'œuvre qu'il avait si bien commencée ne fut pas continuée.
Jusqu'au commencement de notre siècle, les catacombes furent explorées sans
ordre et sans méthode, ou plutôt dévastées d'une manière odieuse. Les publica-
tions faites par Marnngoni, Fabretti, Boldetti, Bottari, ne reprenaient pas les
études systématiques inaugurées par Bosio (4). Comme eux, tous Jes autres
éi'udils du xvii° et du xvmc siècle se contentèrent de mémoires plus ou moins
étendus sur des sujets particuliers de l'archéologie chrétienne (5) ou publièrent
de grands ouvrages sur les antiquités chrétiennes étudiées plutôt dans les sources
écrites (6). Ce n'est qu'au xixP siècle que les monuments chrétiens primitifs

(1) Y. la préface du premier volume de la Roma soUerranea cnsticuia de J.-B. de Rossi.


publié ù Rome en '18G4 (p. Î-82J, – Une étude spéciale sur ce sujet a été publiée par
Joseph WilpeH, Dic Kalakombengemàldeund ihfe alten Copien, Eine ikonographischc
Sttulîc. (Les peintures des catacombes et leurs copies anciennes. Étude iconogra-
phique). Fribourg en Brisgau, Herder, 1891. xn et 81 pages in-fol. et 28 planches
phutotypiqucs.
(ï) Hagioglypta sire Pictura? et Scutpturie sacrse antiquitatis prassertim quse Romx
reperiuntur expUcatœ a Joanno Macario. Paris, 1856.
(3) Bosio, Ronia aotterranea, ed. Severano. Rome, 1632. Fol. L'ouvrage fut traduit
en latin, avec addition d'un certain nombre d'inscriptions, par Aringhi. Rome, 1691.
('») V. l'histoire littéraire très complète de l'archéologie chrétienne dans Kraus,
Real-Encyclopsedie der christlichen ~~cp ~AM/Mf7', Fribourg en Bi-isgttii. T. I, art. Amjn.EO-
logie. Les titres des ouvrages de tous les auteurs importants sont indiqués également
pur Murtigny dans son Dictionnaire des antiquités chrétiennes, 3e édition. Paris, 1889,
p. xix-xxv. Les ouvrages d'épigraphie chrétienne sont énumérés par Le Blant à lu
lin de son Manuel déjà cité.
(5) Les ouvrages les plus importants de ce genre sont ceux de Ciampini, Vêtent
monitnenia in quibtts prxeipue us i vu opéra Hluslrantur, 1 vol. in-fol. Rome, 1690,
M

et De sacrt's ~c'~N a G·,o»slnrtlino 11. conslructis, 1 vol. In-fol. Runie, 1693.


(fi) Nous citons coin me les plus importantes les publications du dominicuiu Mania-
furent réellement remis en honneur, en même temps que des savants de nationa.
lité différente entreprirent avec le plus grand succès l'étude des monuments de
l'antiquité classique. Le R. P. Marelii, S. J. reprit l'exploration scientifique des
catacombes. Il était, dès l'année 1841, accompagné dans ses expéditions souler-
raines par un jeune Romain, âgé alors de dix neuf ans, étudiant en droit à
l'Université de Rome Jean-Baptiste de Rossi. Dès son enfance, ce futur auteur
de la Sonia sotterranea se sentait attiré vers les monuments de l'antiquité
chrétienne. Sa prédilection était tellement connue, que son père voulut lui
acheter comme cadeau à l'occasion de sa fête, quand il avait atteint l'âge de
onze ans, la Roma sotterranea de Bosio mais'il n'avait pas pu en trouver un
exemplaire. Un jour, quand il n'avait encore que quatorze ans, il fut surpris
par le célèbre cardinal-bibliothécaire de l'Église Romaine, Angelo Mai, dans
la galerie des inscriptions du Vatican, copiant et étudiant les inscriptions grec-
ques. De Rossi se prépara ainsi de bonne heure à ce qu'il appelle « sa voca-
tion ». Dès que, en 1843, il eut été promu avec la plus graudc distinction au
doctorat en droit, il se voua entièrement à la réalisation du vaste projet quà
cette époque déjà sou esprit avait conçu jusque dans les détails.

L'œuvre scientifique de M. de Rossi comprend toutes les parties de l'archéo-


logie chrétienne dans le sens que nous avons délini plus haut de plus, toutes
les sciences apparentées à l'archéologie chrétienne, telles que les antiquités
romaines, l'épigraphie classique, la topographie de Rome, l'histoire ancienne et
ecclésiastique, la littérature de l'antiquité chrétienne. Surtout ces deux der-
nières branches, si intimement rattachées a l'archéologie chrétienne, occupèrent
toujours une place considérable dans l'activité littéraire de M. de Rossi. Nous
n'entrons pas dans le détail des études de ce genre qu'il entreprit, et qui
forment ù la fois la préparation et le complément du travail principal de sa vie,
qui est l'archéologie chrétienne (1).
Pendant qu'il était encore étudiant de la Sapienza à Rome, de Rossi avait
mûri le projet de publier la collection complète des inscriptions chrétiennes de
Rome. Dès l'àge de vingt ans, il commença systématiquement à réunir les co-
pies de tout ce qu'il pouvait trouver à Rome eu fait de monuments de ce genre,
et il profita de ses voyages scientifiques en Italie, en France, en Angleterre, en
Allemagne et en Suisse pour compléter ses collections. Le premier grand tra-
vail qu'il publia sur les monuments chrétiens montre la vaste érudition et la
critique sûre que le savant apportait àt ses études. C'est un mémoire sur le
chi, Origines et Anliqtiitates christ, Rome, 1740-52. 5 vol. in-4 Uit'costtimi deprimilivi
Chrisliani, 3 vol. Rome, 1703-5'j, ouvragée traduit en allemand, Ang*bour£, 179<», et de
Peîlictda^ de Christ. eccl. prima wadia et mii'inisniu tuUiquitaiis Poli lia Vcrce/li, 1780, vol.
(1) Le catalogue complet des ouvrages et mémoires de M. de Uossi publiés jusqu'en
1892 se trouve inséré dans Y Albo dci sotloscrittori pcl buslo niannoreo dal cotnin.
G. B. de Iioasi c rclazione delV inaugura ziune'fatlane nel di XX ? XXV aprile MDCCCXCll
sopt'u il ciimtero di Callisto per l'csleggiarc il settantasimtt unno del principe dcllu sacm
urclicologia. Roma, 1892. Ce catalogue comprend 195 numéros (p. 31-73) et encore le
Bullellino di archeologia crisliana, qu'il rédige depuis 1803, ne forme qu'un numéro.
symbole du poisson, inséré dans le Spicilegium Hulemuense de dom Pitra (1).
L'auteur y a non seulement fixé pour toujours l'Age et la signification de
ce symbole si important de « Jésus Christ, Fils de Vieil, Sauveur », et ses
rapports avec la sainte Eucharistie, mais il y a développe aussi les principes
fondamentaux de l'épigraphie chrétienne de Rome, en fixant des règles précises,
qui depuis se sont toujours vérifiées, pour déterminer l'âge d'inscriptions non
pourvues de date consulaire. Quelques années plus tard, un travail sur les ins-
criptions chrétiennes de Carihagc (2) lui fournit l'occasion de parler à fond
d'un autre symbole chrétien non moins important: le monogramme du Christ et
la croix. Des mémoires sur les anciennes collections manuscrites d'inscriptions
antiques, imprimés vers la même époque dans le Bullettino dell' Instituto di
currispondensa archeologica montrent le progrès continuel de ses recherches
sur le terrain de l'épigraphie. Enfin, en 1861, parut le premier volume des Ins-
criptions chrétiennes de Home antérieures ait tii° siècle (3). L'auteur, qui insiste
toujours sur l'importance de la chronologie et de la distribution géographique
des monuments pour gagner un fondement solide de l'étude critique, a réuni
dans ce volume 1374 inscriptions chrétiennes, toutes de Rome, et pourvues
de dates consulaires ou autres, non continues il est vrai, des années 71 a 589.
Dans l'introduction et les commentaires, il explique à fond toutes les questions
de chronologie de cette époque, en ajoutant les règles pour déterminer l'âge
d'inscriptions chrétiennes non datées. Grâce a cette publication, nous avons
donc tous les éléments nécessaires pour suivre les origines et le développement
du formulaire des épitaphes chrétiennes. Car, comme en toutes choses, Rome
exerçait encore sur ce terrain la plus grande influence sur les provinces, de
sorte que l'épigraphie chrétienne de l'Occident chrélien se rattache étroitement
a celle de la capitale. En dehors de ces résultats méthodiques, nous possédons
dans le contenu des inscriptions une foule de données précieuses pour
l'histoire et la vie de l'Église de Rome pendant sa première époque, détails
qu'il est impossible même d'esquisser dans cette revue sommaire. D'après le
plan de l'auteur, le second volume devait contenir les inscriptions historiques,
c esl-à-dire toutes celles qui ne sont pas d^fes épitaphes, mais qui rappellent le
souvenir de saints, de personnages importants, d'événements quelconques, de
la fondation et de l'embellissement des édilices du culte. Les pierres originales
de ces monuments, bien plus exposées à la destruction que les épitaphes
cachées en quelque sorte dans les galeries souterraines des catacombes et
même dans les cimetières sur terre, ont péri en très grand nombre. Pour les
réunir, il fallait donc avoir recours aux anciens manuscrits, et M. de Rossi a
dépouillé sous ce rapport toutes les grandes bibliothèques de l'Europe, soit enles
visitant lui-même, soit en se mettant en relation avec des personnes compétentes.
Le résultat de ces études forme la premièrepartie du second volume des fnscrip-

(1) De christîanis monjimentis Iy.6ûv exhiberdibus, dans Pitra, Spicilegcunt Holesmeiise,


tinnn III. Paris, ISTiô, p. ii'i't à 577.
(2) De christiania tititlia Ctirthaginienaibu*, ibidem, tome IV. Paris, 1S58, p. 505-558.
(3) Inscriplioncs christiana urbis Romse teptimo ssuculo anliquiores, tomus 1. Rorna.
1801. fil» p. in-fol.
tions chrétiennes (1). C'est donc une étude littéraire complète sur l'épigraphie
chrétienne pendant tout le moyen-âge, qui donne en même temps le texte des
inscriptions tel qu'il nous est transmis par les manuscrits. Les collections les
plus anciennes de ce genre remontent à l'époque qui va du vil au vm» siècle;
elles précèdent donc l'époque carolingienne, véritable renaissance de la littéra-
ture classique également par rapport aux inscriptions. Le plus grand nombre
des inscriptions est en vers; cette circonstance a engagé M. de Rossi a traiter
dans l'Iutroduction de ce genre de littérature chrétienne « De titulis christianis
metricis et rythmicis eorumque antii/uis syllogis atque anthologiis ». Quant an
contenu des inscriptions elles-mêmes, nous voyons par les commentaires de
M. Duchesne aux biographies des papes dans son édition classique du Liber
Pontificalis quel profit l'histoire en peut tirer. Parmi les monuments anciens
illustrés par cette collection, la première place convient à l'ancienne basilique
de Saint-Pierre à Rome, dont deux plans accompagnés d'explications se trou-
vent insérés dans le volume.

Entre temps, M. de Rossi avait entrepris sur une échelle bien plus vaste et
sur une base bien plus solide l'œuvre de Bosio la Description des anciens
cimetières chrétiens de Rome. Les trois volumes qui ont paru jusqu'ici contien-
nent les parties générales qui ont rapport à tous les cimetières chrétiens et
à ceux de Rome en particulier, et la description détaillée de la grande cata-
combe de Saint-Callixte à laquelle vient s'ajouter, au troisième volume, la petite
catacombe de campagne de Sainle-Generosa (2). Après une introduction concer-
nant les études faites :ïu sujet des catacombes à partir du xrve siècle, l'auteur
parle au premier volume des anciens cimetières, en général. Il montre que,
dès l'origine du christianisme, les chrétiens avaient leurs lieux de sépulture
à eux, soit souterrains soit sur terre. Les adeptes riches et puissants que le
christianisme comptait dans ses rangs dès l'origine, mirent à la disposition de
l'Église leurs jardins dans le voisinage des villes, y établirent un caveau de
famille pour les membres chrétiens de leur souche, tout en permettant à la
communauté locale d'y faire enterrer les fidèles qui n'avaient pas de sépulture
privée. Dans le courant du me siècle, ces hypogées particuliers devinrent la pro-
priété de la chrétienté locale, laquelle possédait en outre des maisons pour les
réunions liturgiques à l'intérieur des villes. Tel est en peu de mots le résul-
tat des études de M. de liossi sur les origines des cimetières chrétiens, dont
il poursuit l'histoire avec tous les détails sur leur administration jusqu'au
commencement du moyen-âge, dans le premier et dans le troisième volume de
la Home souterraine. Ses recherches sont basées principalement sur la topo-
graphie exacte des cimetières romains. C était là, en effet, ce qu'il s'agissait de

(1) Inscriptiones christiante urbis Romœ. Voluminis secuiidi pars pi-ima Séries i:oui-
cum in quibus veteres insnriptioncs chrisLianœ praesertim urbis Komu! sivc solte sivc
ethnicis adinixtse descriptœ sunt ante saeculum xvi. Roinic, 1888. lxix et 536 p. in-fol.
(2) La Itoma soiterranea crisliana descrîllti cd illuxtraUif Publient!* pm' ordine dclla

Rome, 1877.
S. papa
Santità di N. S. papa Pio
Pio IX. Vol. 1, Rorne, 1864.
I, Rome, –
186li. Il, Roule,
Vol. 11, Rome, 1867.
Les tables pour le quatrième volume sont sous presse
1807.– III,
Vol. 111,
fixer tout d'abord le site précis de tous les cimetières de Rome. Il y parvint,
grâce à l'étude critique de toute une littérature négligée jusqu'alors,
recherchée par lui dans les bibliothèques de l'Europe. Les documents les plus
importants dont il se sert sont les Guides des pèlerins aux sanctuaires, de
Rome, les Itinéraires des vue et vin0 siècles. En les comparant aux données
fournies sur les cimetières par le Liber Pontificalis les Actes des martyrs, les
livres liturgiques du moyen-âge, il parvint à dresser un tableau rigoureuse-
ment exact des cimetières situés, l'un à côté de l'autre, le long des grandes
voies romaines. En même temps M. de Rossi dirigeait, et dirige encore, les
excavations faites dans les cimetières retrouvés, et les découvertes qui conti-
nuent toujours confirment l'exactitude complète de ses résultats. Pour se
retrouver dans le labyrinthe immense des galeries souterraines qui se croisent
dans tous les sens, l'histoire des catacombes donna à l'explorateur un guide
complètement sûr. Il avait reconnu, en effet, qu'à partir des premières années
du ve siècle, les catacombes ne furent plus employées comme lieux de sépul-
ture on ne visitait plus dès cette époque que les tombeaux des martyrs célè-
bres qui y reposaient. Trouver donc des travaux de restauration et d'embellis-
sement datant d'une époque postérieure à l'année '|OO, était un indice certain
qu'on était venu dans le voisinage du tombeau d'un martyr. Les inscriptions
qu'on découvrit à la place ainsi constatée, surtout celles du pape saint Damase,
les notes marquées par les pèlerins aux stucs des parois, ne manquèrent pas de
révéler le nom du martyr. De cette façon il avait gagné un point historique
sûr, et constaté de quelle époque datait cette partie de la catacombe de l'épo-
que où ce martyr avait été enseveli à cet endroit. C'est ainsi que, pour l'étude
de l'excavation successive des galeries souterraines, des épitaphes, des pein-
tures, il trouvait la base chronologique qui permettait d'établir des règles pré-
cises. En même temps le frère de l'archéologue, Michel de Rossi, géologue
expérimente, dressait la carte du sol romain, étudiait les terrains dans lesquels
les catacombes sont creusées, et la partie technique de l'excavation. Ces prin-
cipes furent appliqués au grand cimetière de Sainl-Callixte, chacun sait avec
quels résultais magnifiques.
Les tombeaux de plusieurs papes du me siècle, de plusieurs autres martyrs
illustres, furent retrouvés avec des monuments de la plus haute importance
pour l'histoire de cette époque. Toute la société chrétienne de Rome passe sous
nos yeux par des centaines d'épitaphes. Les croyances des premiers fidèles par
rapport à la vie future et à la sainte Eucharistie qui y prépare l'homme tout
entier, se révèlent à l'esprit et au cœur par les prières pour les défunts mar-
quées sur les épilaphes, par les symboles qui en accompagnent le texte, par les
peintures qui recouvrent les voûtes et les parois des galeries et des cryptes,
par les petits objets de la vie ordinaire qui avaient servi à cette génération an-
tique des fidèles du Christ. L'étude de l'ensemble de tous ces monuments si
variés découverts dans la catacombe de Callixte, a fourni l'occasion il M. de Rossi
de fixer pour toujours les principes de l'histoire de l'art chrétien, aussi bien
que les règles de l'épigraphie chrétienne pendant les premiers siècles de l'Église
romaine.
La cntacoinbe de Callixlo no fut pas la seule qui, par les recherches ingé-
nieuses de M. de Rossi, nous fit connaître la vie des premiers chrétiens. Des
travaux de déblayement dirigés par lui furent exécutes dans plusieurs autress
grands cimetières romains, notamment dans ceux de Prétextât, de Domitillc,
de Priscille, de Sainte-Félicité, de Sainl-Hippolyle. Pour donner périodique-
ment au monde savant les résultats de ces travaux et pour préparer la conti-
nuation des grandes publications de la Home souterraine et des Inscriptions
chrétiennes, de Rossi fonda en 186j une Revue intitulée liulleltinodi archeo-
logia cristiana, qu'il rédige encore. Jusqu'au volume de l'année 1891 inclusi-
vement, il y publia 303 mémoires et articles, dans lesquels sont traités des
thèmes les plus variés d'archéologie chrétienne. La Revue est d'abord une
espèce d'appendice continuel aux volumes des Inscriptions chrétiennes puisque
l'auteur y public toutes les inscriptions romaines datées et d'autres inscrip-
tions importantes que l'on vient à découvrir soit par les excavations dans les
catacombes, soit d'une autre manière. De plus, c'est dans le Bullettino qu'ont
paru, à l'occasion de découvertes dans la catacombe de Domilille, les articles
si importants sur la condition des chrétiens dans l'empire romain et sur le
christianisme dans la famille des Flaviens; les mémoires semblables sur les
Acilii Glabriones chrétiens et leur hypogée dans la catacombe de Priscille la
description historique de la basilique des Saints ]\érée, Aquilée et Pétronille
au cimetière de Domitille, de la crypte sépulcrale de saint Janvier, au cimetière
de Prétextât, du tombeau de la mère et du plus jeune frère de ce martyr, au
cimetière de Maxime, de l'église souterraine où furent vénérés autrefois les
restes mortels du célèbre docteur saint Hippolyte, autour duquel il y a tant de
controverses parmi les érudits. Mais nous devrions tout citer, s'il ne nous
suffisait de faire connaître ce qu'il y a de plus important au sujet des décou-
vertes faites dans les catacombes. Disons plutôt que dans le Bullettino M. de
Hossi renseigne avec sa science et sa critique qui sont au dessus de tous les
éloges sur tout ce qu'on a trouvé de remarquable dans ces dépôts inépuisables
de monuments chrétiens, que l'on appelle à juste titre la Rome souterraine.
Cependant le programme en est bien plus vaste, les antiquités chrétiennes de
tous les pays y ont trouvé leur place. Rome et la Campagne romaine y figurent
avec des études sur les basiliques de Saint-Clément, de Sainte-I'udentienne, de
Saintc-Prisque, des Saints-Côme et Damien, etc. avec des mémoires sur les
monuments chrétiens d'Albano, de Corneto, du territoire de Tusculum, d'Ostie
et de Porto, de Capena. Les provinces d'Italie, laDalmatic, la Gaule, l'Espagne,
l'Afrique y passent tour à tour sous nos yeux avec leurs anciens cimetières,
leurs basiliques, leurs sanctuaires, leurs inscriptions. Une foule d'objets les
plus variés sont décrits et comparés à d autres monuments semblables en com-
meuçant par les peintures, les statues, les bas-reliefs, et en terminant par les
petites sculptures en ivoire, en bronze, en terre cuite, tout y figure. L'icono-
graphie chrétienne presque entière se trouve dans ces mémoires. Avec sa con-
naissance immense de toutes les sources de l'antiquité chrétienne, l'auteur sait
tirer profit de la chose la plus humble pour illustrer la vie de nos ancêtres
dans la foi. Quoi de plus intéressant, par exemple, que le mémoire inséré dans
le Bullettino sur les médailles en usage chez les chrétiens de l'antiquité, par
lequel il est prouvé que dès le iv° siècle au moins cette dévotion si populaire
encore de nos jours parmi les fidèles fut connue et px'aliquée ?
Des sujets semblables à ceux que le grand archéologue développe dans sa
Revue furent traités par lui avec plus d'ampleur dans des publications spé-
ciales. Avant même d'avoir publié le premier volume de la Rome souterraine,
de Rossi écrivit un commentaire archéologique sur un groupe d'images de là
Sainte Vierge choisies parmi les peintures des catacombes (1). Lorsque, sur les
ordres du pape régnant, Léon XIII, on entreprit la publication des catalogues des
manuscrits conservés à la bibliothèque du Vatican, de Rossi fit précéder le
premier volume d'une étude sur les origines et l'histoire des archives et de la
bibliothèque de l'Eglise Romaine (2).
A l'occasion du jubilé sacerdotal de Sa Sainteté, il publia dans le volume de
mémoires écrits par les employés de la Bibliothèque du Vatican une étude sur
la Bible offerte par un abbé anglais Ceolfrid au tombeau de saint Pierre (3).
A la même occasion, Son Éminence le cardinal ïjavigerîe lit cadeau au Saint
Père d'un précieux reliquaire en argent du ive siècle trouvé en Afrique. L'hon-
neur de faire connaître au monde savant, par une publication digne de l'objet
lui-même, ce monument ne pouvait être confié à un auteur plus compétent que
M. do Rossi (4).
Quoique la rédaction de son Bullettino donnai beaucoup de besogne à l'au-
teur de toutes ces publications, il trouva le temps d'envoyer à plusieurs revues
archéologiques italiennes, françaises et allemandes des articles semblables à
ceux de sou Bullettino. Ce sont surtout les bulletins périodiques publiées à
Rome qui peuvent se vanter d'avoir l'émiiiunt archéologue comme collabora-
teur (5). Il trouva ainsi moyen de faire pénétrer les résultats si importauts de
sa méthode scientifique dans des milieux où peut-être ils ne seraient point
parvenus sans ce moyen.

En fait de monuments de l'antiquité chrétienne, on dehors des cimetières


avec leurs peintures et leurs sculptures et des inscriptions, il reste encore
(1) Imagines selcctiv Deipatuc Virginia m ctvmctefiis subterrancîtt udo depiclx, Rome,
18fi.t.– 4 pi. chromolithogr. in-fol. avec texte en français et en italien.
(2) De origine^ historia, indieibus scrinir. et bibliothecœ Setfis Apostoliae. Dans la
Bibliotheca Apostolica Vaticana, Codices latim\ vol. I.
['i) La biblia off'crta da Ceolfrido abbatc. al svpolcro di San Pietra, codice antichis-
sïmo tra i superstiti délie biblioteche délia sede npostoliea. Rome. 1888.
(4) La cnpsclln nrgcntca nfriennu offertu ni S. P. Leone XIII dall' Emo. sig. card.
Lnvigcrîft nroîvcscovo di Curhigtiio. Rome, 1889. – Taduit en français pnr M. de Lmi-
pière dans le Bulletin monumental, 1884.
(5) Les revues principales dans lesquelles ont paru des articles de M. de Rossi sont
les suivantes ~lrttta.li dell· 7<K/~ di corrisLmnrlrn=a «rcl~eolonic«. Rnllettino dell·
Isliluto di comspondenza tirc/ivologica. – Bulle ttîtto délia Comuiissione arckeologicn
communale di Roma. – Studj e documenté di storia e diritto. Hulleltino archeologico
Napotetano. – lie f ne archéologique. – Mélanges d'archéologie et d'histoire, publiés par
l'Ecole framjuisu de Rome. – Romische Quarialschrifï fur chrisiliche Alterthumskunde
und fur Kirchengeschichle
une catégorie très importante ce sont les édifices consacrés au culte. Aussi
l'architecture religieuse, avec tous les détails sur le mobilier ecclésiastique qui
s'y rattachent, est-elle largement représentée dans les mémoires du Bullettino
d'archeoloâia cristiarta. L'histoire d'un grand nombre de basiliques romaines,
italiennes, africaines avec leurs autels, leurs reliques, leurs cryptes, leurs ins-
criptions monumentales y passe sous les yeux du lecteur. Cependant une pu-
blication spéciale, illustrée de planches chroinolilhographiques du plus grand
luxe, a fourni l'occasion à M. de Rossi de s'occuper d'une manière plus spéciale
des basiliques romaines c'est la description des mosaïques des églises de
Rome antérieures au xvD siècle (1). En ellcl, tout en étudiant jusque dans les
moindres détails lesimages en mosaïque publiées dans cette collection, 1 auteur
du texte explicatif donne en même temps une histoire critique, basée sur les
sources et les textes souvent manuscrits, du monument où la mosaïque se
trouve. Le nombre des sujets publiés jusqn ici s'élève à quarante, de sorte qu'un
grand nombre des plus anciennes églises y ligurent. Je mentionne, parmi les
plus importants, les mémoires sur les basiliques de Saint-Pierre, de Saint-Paul
hors les murs, de Saint-Clément, de Sainte-Pudentienne, qui possède la plus
ancienne mosaïque, si nous faisons abstraction de celles trouvées dans les cata-
combes sur le baptistère du Latran et le mausolée dit de Sainte-Constance,
près de l'église de Sainte-Agnès hors les murs. Tous ces édifices remontent aux
premiers temps de la paix rendue à l'Église par Constantin le Grand, et leurr
histoire est de la plus haute importance pour l'architecture religieuse. Les
études iconographiques sur les mosaïques elles-mêmes, datant de toutes les
époques du IVe au xive siècle, l'exception seulement des xe et xi° siècles, qui
ne sont représentés par aucune composition de ce genre, nous montrent le dé-
veloppement et la décadence de cet art qui a toujours joué un si grand rôle
dans la décoration de l'intérieur des édifices religieux dans les grandes villes
d'Italie.
T
Dans le but de fortifier les études archéologiques en facilitant l'examen des
monuments chrétiens, M. de Rossi a voué une attention spéciale aux collections
d'objets antiques. Dans les catacombes elles-mêmes, on laisse tous les monu-
ments, surtout les inscriptions et les sculptures, autant que possible à la place
primitive où ils ont été trouves, tout en prenant les mesures nécessaires afin de
les garantir contre les tentatives de mains trop avides. Mais avant que M. de
Rossi eût pris la direction des excavations, une foule d'objets avaient été enle-
vés de leur place primitive et placés dans différentes églises ou collections de
Rome. Parmi les musées d'antiquités chrétiennes, ainsi formés, les plus impor-
tants sont ceux de la bibliothèque du Vatican et du palais de Latran, placés
sous la direction de M. de Rossi. Le grand archéologue lui-même a installé,
d'npi'ès un plan bien disposé, dans les galeries qui entourent la cour intérieure
au premier étage du palais pontifical au Latran, une collection modèle d'ins-
(1) jVH?<ï<ec
(1) Musaicî délie
~c~/c chiese
<*A/c~~ ~tV~omft aM~/o/'j al sccnlu
di Itoma anteriori aefo~ dt; i~ssi
Homa, Spithôvcr,
en italifn et en français.
1872-92.
Planches chromolithogr. in-fol. max. avec texte de M. de Up"8t en italien et en français.
La publication, qui comprend jusqu'ici 23 fascicules, continue.
criptions romaines des six premiers siècles (1). Elle comprend deux grands
groupes le premier formé par les inscriptions publiques et monumentales
(Inscriptiones sacra.'), le second par les épitaphes (Epitaphia selecta). Ces der-
nières sont classées elles-mêmes d'après les points de vue suivants: d'abord
nous y trouvons les épitaphes pourvues de dates, qui forment, d'après ce que
nous avons dit plus haut, la base de l'épigraphie. Puis viennent celles qui con-
tiennent des allusions aux dogmes de notre sainte foi, textes d'autant plus pré-
cieux comme preuves dogmatiques, qu'elles sont l'expression spontanée des
croyances de nos ancêtres dans lit foi. Quoi de plus touchant que ces lignes qui
expriment l'espérance de la vie future, les prières pour les défunts ou la de-
mande de leur intercession auprès de Dieu en faveur des survivants, avec une
simplicité réellement classique, comme par exemple la prière suivante adressée
à un fidèle défunt appelé Gentianus « In orationibus tuis roges pro nobis quia
scimus te in Christo» (intercède pour nous dans tes prières, parce que nous sa-
vons que tu es dans le Christ) ou cette autre, qu'un père a tracer
sur l'épi-
taphe de son fils défunt « Spiritus tuus bene reqniescat in Deo, pele pro sorore
tua » (que ton âme trouve un repos heureux en Dieu, prie pour ta sœur). Ce ne
sont que des exemples choisis entre un grand nombre, et il est bien regrettable
qu'on n'ait pas encore fait entrer ces preuves indiscutables dans nos manuels
de dogmatique. La catégorie suivante contient les épitaphes des différentes
classes du peuple chrétien, du clergé et des fidèles. Une quatrième classe est
formée par les inscriptions ornées de symboles contenant des allusions aux
croyances des premiers fidèles ou encore à la condition dans laquelle ils se
trouvaient pendant la vie. Enfin, après une collection d'épitaphes d'un style
particulier, on y trouve des inscriptions de quelques catacombes, très caracté-
ristiques, soit à cause du style, soiL pour la manière dont elles sont tracées.
A cette dernière catégorie appartiennent surtout les épitaphes peintes sur des
tuiles, en couleur rouge, provenant du cimetière de Priscille, et celles aux lel-
tres classiques trouvées dans la partie la plus ancienne des cimetières Ostrien
et de Sainte-Agnès qui offrent un intérêt tout particulier. Dans une collection
de mémoires présentés à S. S. Pic IX, lors de son jubilé épiscopal. par les trois
Académies romaines, M. de Rossi a publié cette collection d'inscriptions sur vingt
quatre planches phototypiques, accompagnées d'un texte explicatif (2), où il
parle des collections d inscriptions chrétiennes de Rome, en particulier de celle
de Latran, fondée par Pie IX et organisée par le grand archéologue lui-même.

Telle est, esquissée en grandes lignes, l'œuvre archéologique de M. de Rossi,


(1) Il y a en outre une collection de sarcophages et de statues de l'antiquité chré-
tienne et des ruuicM de peintures des catucombes. Sur les «olfactions, en dehors des
inscriptions, v. Joh. t'irker, Die altchrisllic/ien Bildwerke im christlichcn Muséum des
iMlerans (les objets d'urt figuratif de l'antiquité chrétienne au musée chrétien du LatranJ.
Leipzig, 18U0.
(2) II Museo cpigrafico Piu-I.aternnense. Memoriii dcl cumm. Gio.-Batt. de Rossi.
Dans le « Triplirn nmnggio alla Santità di papa Pio IX ncl suo giubileo episcopale
oflerto dullc tre romane acrademie pontificiu d'areheologia, insigne dellc belle arti
denominatu di S. Luea, pontiucia dei' Nuovi Lincci ». Roma, 1877.
àv laquelle il travaille encore. Cette revue trop rapide de ses publications jus.
titie ce que nous avons dit au commencement; montrer les résultats auxquels
les études de ce grand maître ont abouti, c'est exposer l'état actuel de la science
de l'archéologie chrétienne. Elle est une véritable science, divisée en deux
grandes branches: l'épigraphie chrétienne et l'archéologie de l'art chrétien,
comprenant tous les monuments de l'antiquité en dehors des inscriptions.
Les principes critiques d'aprSs lesquels les recherches doivent être faites sont
clairement établis, la méthode pour les faire nettement fixée. Nous sommes à
même de connaître les monuments que l'antiquité chrétienne nous a laissés, de
déterminer l'époque à laquelle ils appartiennent, de juger de leur valeur ar-
chéologique, et de les faire servir ainsi à développer notre connaissance de
toute la vie des anciens chrétiens. La valeur de ces témoignages est d'autant
plus grande, qu'ils nous sont parvenus dans leur forme primitive, et qu'ils sont
sortis du peuple chrétien lui-même. Ce ne sont pas les enseignements des
évêques et des docteurs que nous y lisons, c'est l'expression spontanée des
croyances des fidèles, comme elles ont germé après la semence jetée par la
parole des missionnaires du christianisme. Aussi les résultats de 1 application
de ces principes à quantité de monuments ont-ils été merveilleux. On peut dire
que, depuis l'époque des premières publications de M. de Rossi, nos idées
sur la vie de l'Église dans l'antiquité ont été complètement renouvelées. L'or-
ganisation du christianisme se montre sous un jour nouveau la société chré-
tienne commence a être connue jusque dans les derniers détails; les relations
entre l'Église et l'Etat, tant païen que chrétien, se présentent bien autrement
qu'on ne les avait jugées jusqu'ici; les vérités de notre foi jettent un éclat nou-
veau, puisque nous saisissons leur action sur les fidèles certains dogmes
sont même mieux prouvés par les monuments que par les témoignages litté-
raires. Nous avons vu combien de ces questions ont été mises eu lumière par
M. de Rossi lui-même, le véritable créateur de la science archéologique. Mais il y
a plus: de Rossi a fait école, et ses élèves, nombreux aujourdhui dans tous
les pays où l'on fait des études sérieuses, sont eutrés dans la voie qu'il a mon-
trée. Les grands ouvrages du maître ont été vulgarises sa méthode a été appli-
quée aux monuments chrétiens des provinces de l'ancien empire romain, avec
les mêmes résultats heureux obtenus à Rome. Ce travail continue, et devra con-
tinuer, car il y a encore beaucoup à faire. Un grand nombre de monuments
sont publiés, examinés, décrits d'après les règles de la critique archéologique.
Mais il faut entreprendre la revision de tous les détails de la vie des anciens
chrétiens d'après les résultats obtenus. Ce travail est bien commencé, il est loin
d'être terminé. Le but de notre Bulletin sera, après ce premier article d'orien-
tation générale, de tenir les lecteurs au courant de tout le mouvement scienti-
fiqne dans la direction indiquée de leur présenter les résultats les plus impor-
tants des recherches archéologiques dans tous les pays où le christianisme avait
pénétré dans l'antiquité de leur montrer les progrès des études auxquelles
vont se livrer les savants sur le culte et la civilisation chrétienne d'autrefois.
PUBLICATIONS NOUVELLES

THÉOLOGIE. – QUESTIONS RELIGIEUSES.


Baunard (Ms1). Dieu dans l'École. Le Collège chrétien. T. II, in-8. Pous-
sielguc, 5 fr.
Bkoclie (L'abbé de).- Le Présent et l'Avenir du Catholicismeen France. In-12.
Pion. 3 fr. 50.
Bkoglie (Le duc de). L" Concordat. In-12. C. Lévy. 3 fr. 50.
Didon (Le P.). – L'indissolubilité et le divorce. Nouvelle édition, in-12. Pion.
3 fr. 50.
Letourjœau (Ch.). Évolution religieuse dans les diverses races humainès.
In-8. Kmmvald. 10 fr.
Bexoikt (Charles). L'État et l'Église. In-16. Colin. 1 fr.
Le Socialisme et les Livres Saints. In-12. Jules Vie et Amat.
KLEIN (L'abbé Félix). Nouvelles tendances en religion et en littérature.
Préface de l'abbé Joiniot. In-12. Lecoffre. 3 fr.
Delonne (Gabriel. Le Phénomène spirite. Témoignage des savants. In-12.
Chaumel. 2 fr.
Dessaillv (L'abbé). Le Paradis Terrestre et la Race nègre devant la science.
Iu-12. Delhomme et Briguct. 3 fr. 50.
Beuthieu O. P. (Le P.). L'Étude de la Somme Théologique de S. Thomas
d'Aquin. In-8. Oeuvre (le S. Paul. 1 fr. 50.
Tabula; systematic.c et synoptica: totius Somma; Theologieu juxta ipsam-
niet Docloris Angclici methodum strictius et clarius exacta1. In-8. Veith. 2 fr. 50.
Albert i.e Gkand. – Traité des vraies et des fausses vertus traduit du latin
par Je H. P. Louis-François Truillet des Frères Prêcheurs. Édition nouvelle
revue par le P. J..1. B. du même Ordre. In-32. Œuvre de S. Paul.
Régnox (Le P. de). Études de Théologie positive sur la sainte Trinité.
2 vol.. in-8. Belnux.
Aukky (J.-B.). – Les Grands Séminaires. Essai sur la méthode des Études
Ecclésiastiques en France. 2 vol. in-S. Desclée.
Didiot (Le chanoine Jules). Logique surnaturelle objective. 1 vol. in-8.
J. Lcfoil.
Schaxz. (Ur Paul). Die Lehre von den heiligen Sacramenten der katholi-
ken Kirche, 1 vol. in-8. Herder. 12 fr. 50.
Vii>mak Cotiipcndiuin repetitorium theologiœ dogmat. In-32. Vienne.
Fromme. S fr.
D'I'Iuxst (Mk1). – (^oni'éronces de Notre-Dame et retraite delà semaine Sainte,
1892. In-8. Poussielgue. 5 fr.
PHILOSOPHIE
Revue de Métaphysique et de Morale 'paraissant tous les deux mois. Pre-
mière année, 1893. – Le numéro 2 fr. 50. Un an (6 numéros) 12 fr. Librairie
Hachette et C'°.
Domet DE Vokges. – La Perception et la Psychologie Thomiste. In-8. Roger
et Chernoviz.
BERTAULD (Pierre-Auguste). – Méthode Spirilualiste. Esprit et liberté. In-12.
3 fr. 50. Alcan.
Hulst (M*r d'). Mélanges philosophiques. Recueil d'essais consacrés
à la défense du spiritualisme par le retour à la tradition des écoles catholiques.
In-8. Poussielgue. 5 fr.
Lubijock (Sir John). Le Bonheur de vivre (deuxième partie), traduit sur ta
77e édition Anglaise. In-12. Alcan. 2 fr. 50.
Rekouviek (Charles). – Les Principes de la Nature. Seconde édition corrigée
et augmentée des « Essais de critique générale » (Troisième essai). 2 vol. in-12,
Alcan. 8 fr.
Jaurès (Jean). De la Réalité du monde sensible. In-8. Alcan. 7 fr. 50.
Robertt (E. de). – Agnosticisme. Essai sur quelques théories pessimistes de
la connaissance. In-12. Alcan.
BINET (Alfred). Les Altérations de La personnalité. In-8 avec iig. Alcan.
eart. 6 fr.
Chaigset (A.-E.). Histoire de la psychologie des Grecs. Tome IV. conte-
nant la Psychologie de l'École d'Alexandrie livre lt:r Psychologie de Plotin.
lii-8. Hachette. 7 fr.
In-8. Ilacliette. fr. 50.
Charaud (Claude-Charles). – De l'Esprit et de l'esprit philosophique. In-12.
Pedone-Laurier. 3 fr.
Sécrétais (Charles). Mon Utopie. Nouvelles études morales et sociales. In-
12. Alcan. 3 fr. 50.
Bourdok (B.) -L'expression des émotions et des tendances dans le langage.
In-8. Alcan. 7 fr. 50.
LEBLOIS (Louis). – Nous reverrons-nous après la mort ? In-8. Le Vasseur. 1 fr.
Steixheil (Gustave). -Le Problème de l'immortalité. Gr. in-8. Fischbacher.
50 cent.
Bertillo*. Du la Reconstitution du signalement anthropométrique au
moyen des vêtements. Étude médico-légale des relations de forme et de dimen-
sion entre les principales longueurs osseuses et les pièces d'habillement (cha-
peau, souliers, etc.). In-8. Lyon. Masson.
Lombroso (Cesare). Les applications de l'anthropologie criminelle. In-12,
avec 9 fig. Alcan. 2 fr. 50.
Deldœcf (J.). L'Hypnotisme devant les Chambres législatives Belges. Gr.
in-8. Alcan.
Xetter (Le Dr A.). – La parole intérieure et l'âme. In-12. Berger-Levraull.
2 fr. 50.

Ollé-Laprune (L.) Les sources de la paix intellectuelle. In-12. Beliii-Frins.
2fr.
Béxard (Ch.). Platon, sa philosophie, précédée d'un aperçu de sa vie et de
ses écrits. In-8. Alcan. 10 h\
Queykat (Frédéric). L'Imagination et ses variétés chez l'enfaut. Étude de
psychologie expérimentale appliquée à l'éducation intellectuelle. In-12. Alcan.
2 fr. 50.
STOECKL (Dr Albert). Lehrbuch der Philosophie. 3 Abtheilungen. 7e édi-
tion. Kirchheim. 19 fr.
Grundzûgc der Philosophie. In-8. Kirchheim. 8 fr.
Fonsegbive. – Éléments de philosophie. T. Il. Paris. Picard et Kaan. In-12.
5 fr.
Mls DE NADAILLAC. Le problème de ta Vie. In-12. Paris. Masson.
Gardaik (J.). Les passions et la volonté. In-12. Lethielleux.
Li.oid Tuckey (Charles). The value of Hypnotism in chronic Alcoholism.
In-18. Churchill, London.
Arnold (Hans). Die Hcilkrafte des Hypnolismus, der Statuvolence, und des
Magnetismus. In-12. Max Spohr. Leipzig.
Krafft-Ebing (D* v.). Eine experimeo telle Studie auf dcm Gebiete des
llyptiolismlis. Dritte durchgcs. verbes, und verm. Auflage. In-8. Ferdinand
Hnke. Stuttgart.
Drews (Arthur). Die deutsche Spekulittion seit Kant mit besoliderer
Rücksicht auf des Wcsen des Absoluten und die Persœnlickeit Gottes. 2 vol.
in-8. Berlin, Paul Maeler.
Dumesnil (Georges). Du rôle des concepts dans la vie iutellectuelle et
morale. In-8. Hachette. 5 fr.
Paulhan(F.). Joseph de Maistrc et: sa philosophie. In-12. Alcan. 2 fr. 50.

ÉCONOMIE POLITIQUE. SCIENCES SOCIALES.


Leboy-Beaulîeu (Paul). – Traité de la Science des Finances. 5- édition, revue
et corrigée. 2 vol. in-8. Guillaumin. 25 fr.
Bourdeau (J.). Le Socialisme Allemand et le Nihilisme Russe. In-12.
Alcan. 3 fr. 50.
Démolis (Edmond). – Le Socialisme devant la science sociale.In-16. F.-Didot
1 fr.
Études sociales Catholiques, publiées par G. Decurtins. I. Œuvres choisies
de Mgr Ketteler, in-8. Bâle. A. Picard. 1 fr. 50.
MALON (B.). Lundis Socialistes. Tome I. Précis historique, théorique et
pratique de Socialisme. In-12. Alcan
Defloige (Simon). Le Referendum en Suisse. Précédé d'une lettre sur le
Référendum en Belgique, par J. Van deu Henvel. Gr. in-8. Bruxelles. Lamulle
et Poisson. 3 fr. 50.
Fekri (Henri). La Sociologie criminelle. Traduction de l'auteur sur la
'5° édition Italienne complètement refondue et mise au courant des progrès de
la science du droit pénal et de la procédure criminelle. In-8. A. Rousseau.
10 fr.
HISTOIRE.
Beucer (É.lie). – Saint Louis et Innocent IV. Étude sur les rapports de la
France et du Saint-Siège. Gr. in-8. Thorin. 12 fr.
Movr (le comte Charles de). Louis XIV et le Saint-Siège. L'ambassade du
duc de Créqui. 1662-65. 2 vol. in-8 avec 8 grav. Hachette. 15 fr.
SOMMAIRES DE REVUES SCOLASTIQUES
Principaux articles 1893.

DIVVS THOMAS.

A. ROTELLI. Commentaria in Çuxstiones I-XXV1, III, P. Summx theologicw.


De Incarnatione.
P. N. G. De juris natuia.
G. Ramelliki. De inlelligere Dei.
Coordination des arguments de la Somme philosophique.
D. A. B.vkbeius. De operihus ideologicis Prof. I. B. Toriiatore.
L'idéologie scolastique diffère de l'idéologie des onlologisles par son prin-
cipe fondamental. e

Le principe fondamental de l'idéologie scolastique est « IiHelleclus in actu


est intellectum in actu ». – Rosmiui nie que ce principe s'applique aux intellects
créés, Tornatorc l'admet. Tornalore n'est donc pas ontologistc.
Il dc l'est pas non pins en affirmant qu'au sommet de l'évolution rationnelle
dont les trois étapes sont marquées par la connaissance des choses matérielles,
de l'âme, de Dieu, il est une dernière et suprême capacité de connaître le Fils de
Dieu consubstanliel envoyé en ce monde. Car cette capacité ne saurait se
trouver que dans l'homme ordonné a l'ordre surnaturel et membre du Christ
en puissance. Elle n'est pas d'ailleurs une faculté spéciale surajoutée, elle
n'est qu'une possibilité pour la raison d'ètre perfectionnée par l'habitus de
la foi.

Primas conventus Unionis calltoitcx socialibus sludiix in italia excolcndis.


Sous la présidence de Mep Cnllcgari, évêque de Padoue, et du professeur
Toniolo, s'est tenue a Gênes la première assemblée de la Société catholique
pour la culture des Études sociales. Le professeur Toniolo, exposant le but
de l'association, a fait l'historique des Études sociale» de Kant jusqu'à nos
jours. Il a montré que les doctrines sociales avaient leur fondement dans les
doctrines philosophiques. C'est ainsi qu'à l'Egoïsme Kantien ont succédé
l'Altruisme, le Libéralisme, le Socialisme. A ce dernier système peuvent seules
répondre les doctrines sociales chrétiennes. lia conclu qu'il fallait ramener aux
principes de la morale chrétienne les sciences sociales. Ces principes de morale
sociale, nous les trouvons dans saint Thomas d'Aquin.
Socù'las .S. Thomie Badapeslini.
11 vicnlde se fonder sous ce nom Budapest, en Hongrie, une Société dont le

but est la culture et la propagation de la philosophie scolastique. Elle compte


environ soixante membres, et a pour organe la revue thomiste « Bœlcseleti
Fofyàirtt ».

JAURBÙCH
FUEIi PHILOSOPHIE UND SPECULATIVE THEOLOGIE 1893.
Commeh. De Christo Eucharistico.
Tu. Esseu. O. P. Die Lehre des hl. Thomas lieziiglich der Mccglichkeit einer
ewtgfin Weltscliœpfitng.
L'antériorité causale n'entraîne pas la priorité dans le temps quand l'acte
causaleur est instantané. C'est le cas de l'acte créateur. Cet acte n'est pas
« immanent » au temps. Dans quel sens Dieu est avant sa création. Explication
du terme ex nihiln. Difficultés du côté de l'acte libre de Dieu. En Dieu pas de
délibération. Eu Dieu l'acle créateur est éternel. Possibilité d'une infinité
potentielle d êtres finis. Infiuité possible des êtres à venir. Difficulté de cette
infinité dans le passe. Les adversaires de la possibilité de l'éternité de la
création supposent implicitement un commencement au monde, ce qui est pré-
cisément la question.

G. FbLDKEii O. P. Das Verlueltniss der Wesenheil zu dent Dasein in den


geschaffenen Dingeii nach der Lehre des hl. Thomas von Aq.
Nature et preuve de la distinction réelle entre l'essence et l'existence. Signifi-
cation et importance de cette distinction dans le système de saint Thomas
c'est la question même de la nature de Dieu, de la créature et de leurs
relations.

M. Gr.ossxER. Ccwissheit oder Hypothèse in den Frage der Schivingungssahlen


der prismatischen Farhen.
Lumière et couleur sont plus que des formes de mouvement: leur élément
constitutif est un élément formel, qualitatif. La connaissance scientifique de la
lumière et des couleurs ne doit pas s'appuyer seulement sur les mouvements
oscillatoires des couleurs du prisme, mais aussi sur les relations de leurs
qualités aux organes de la vue.
E. Kaderavek. Kœnnen unsere Bcgriffe auf Wahrheit Anspruch machen?
La perception sensible est assimilable aux processus mécaniques de la na-
ture qui atteignent sans erreur un but déterminé. La conformité de la représen-
tation formelle avec l'objet est un cas particulier de la loi générale de confor-
mité du moyen avec la fin. Cette conformité n'est pas ici une identité matérielle
mais une similitude de l'ordre représentatif. – Même doctrine pour la connais-
sance inlellectnelle l'universalité des idées intellectuelles ne nuit pas a leur
vérité objective. Les universaux peuvent exister dans les individus distincts dès
lors qu'on admet l'unité d'un principe créateur duquel ils émanent.
A. Pommas. Die Sysleinalik in Quwstionex disputalœ des hl. Thomas von
Ai/ ai u.
Exposition systématique des Questions disputées Deux points de vues se
partagent les ouvrages originaux de saint Thomas le premier est celui du
ni! VUE THOMISTK. I. 0
Compendium Theologix et des Questions disputées où tout est envisagé par
rapport à la Trinité le second est celui des deux Sommes dont l'idée généra-
trice est: De Dieu, par le Christ, à Dieu.

PHrLOSOPHISCHES JAHRBUCH.
Badmker. Die neueste Phase des Scliopenhauerianismus.
Le système de Schopenhauer, dans la nouvelle phase qu'il traverse, aboutit à
la négation des lois fondamentales de toute connaissance.Ingénieusesidées de dé-
tails, absence absolue de fondement des thèses et des démonstrations, telle est
sa caractéristique. Parla place importante qu'il accorde ù Art, parla nature pure-
ment formelle que revêt chez lui l'Idée privée de véritable causalité, il exerce une
grande influence sur les esprits orientés vers l'Esthétique. Cette influence n'est
pas heureuse. Mauvaise méthode pour la pensée que celle qui remplace les
exposés de raison par l'intuition générale. « Ce ne sont pas les épis dont la
croissance est rapide qui sont les plus substantiels, mais ceux qui ont mûri
lentement dans un sol bien aménagé. »

CATHREINS. J. Socialethik oder Individualethik


La morale est essentiellement individuelle. La conception de la morale
comme exclusivement sociale suppose l'athéisme. Si Dieu a créé l'homme, ce ne
peut être que pour qu'il reflète en soi sa vérité et sa bonté. Dès lors, priorité
et indépendance de la morale individuelle.

Gutberlet. Die Willejisfreiheit uiid die physiologische Psychologie.


L'auteur discute la théorie déterministe de Th. Zielen. Les associations anté-
rieures d'idées et les mouvements musculaires qu'elles provoquent ne rendent
pas compte de nos actes volontaires non plus que de la prétendue illusion psy-
chologique qui nous les ferait croire spontanés. C'est un fait que le moi a un
tout autre rôle dans les phénomènes volontaires et dans les phénomènes invo-
lontaires. Le principe a priori que tout est nécessaire est faux. Tout a une cause,
mais cette cause peut être libre. La psychiatrie ne prouve pas qu'il y ait corré-
lation absolue entre les maladies de la volonté et les troubles de la vie repré-
sentative ou affective. Enfin l'idée de responsabilité, elle aussi, a une valeur
psychologique. Zielen lutte contre les faits avec tout l'attirail de la sophistique
et les a priori du matérialisme.

GUTBERLET. VeberMessbarkeil psychiseber Acte.


Le mépris que certains ont pour les mesures psychophysiques n'est pas
juste cependant les espérances que l'on fonde sur elles paraissent jusqu'ici
surfaites.

Linsmeier S. J. Die speculativan Grundlagen der oplichen Welle ntheorie.


Les difficultés que rencontre la théorie de l'ondulation en optique ne doivent
pas la faire abandonner ce sont là des obscurités inhérentes à toute hypothèse
scientifique.

Luedwio S. J. Der Subtanzbegriff bei Cartesius int Zusammenhang mit der


scholastischen and neaeren Philosophie.
Le concept cartésien de la substance mène droit au spinozisme. Celui de la
substance pensante introduit le dualisme en anthropologie.

Michel. Die Kosmologie des Moses Maimonides und des Thomas v. Aquino
in ihren gegenseitigen Beziehungen.
Le système de Maimonides repose sur la base de l'Aristotélisme et de la
Bible les matériaux sont empruntés aux néoplatoniciens arabes et aux juifs.
Le tout a une teinture rationaliste. Saint Thomas a connu Maimonides: il s'en
sert parfois, mais sa base est la Révélation. La pensée philosophique a chez lui
plus d'élévation. Le système de Maimonides n'est pas achevé c'est un système
fragmentaire. Saint Thomas, au contraire, a réuni toutes les connaissances de
son temps dans une synthèse parfaite.

ANNALES DE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE.


J. Buixiot. Examen des principales théories de la combinaison chimique.
Les variations de la quantité d'énergie et les changements de structure du
corps sont impuissants à expliquer les propriétés des composés chimiques. Il
est de toute nécessité d'accorder à la matière « successivement et grâce à une
suite de transformations les idées directrices, les formes substantielles spéciales
à chaque composé, qui sont pour lui la source féconde de toutes ses activités et
de tous ses produits >i.
Cet article du savant thomiste reproduit au point de vue de la physique mo-
derne les idées exposées plus haut au point de vue métaphysique dans notre
article sur l'Evolulionisme et les principes de saint Thomas.
A noter, l'idée originale à coup sûr de l'assimilation de la matière première à
la masse des mécaniciens. Cette assimilation ne semble pas devoir passer dans
l'aristotélismetraditionnelsuivant lequel « Omne quod movetur est corpus 0. Le
mouvement substantiel et le mouvement mécanique ne sauraient aboutir à un
même substratum. Le mouvement local est superficiel et suppose des substances
premières qu'il met en acte. Le mouvement de génération substantiel atteint
la substance seconde lui seul opère la réduction à la matière première. C'est
donc a priori que nous nions la possibilité d'arriver par cette voie du mouve-
ment à la connaissance de la matière première.

Ackermanïj. De la notion de liberté chez les anciens philosophes chez saint


Thomas et les scolastiques (novembre 1891).
L'auteur ne possède pas à fond son saint Thomas. Le fil conducteur lui
manque. Il n'a pas étudié la Somme d'un bout à l'autre, article par article, en
la confrontant avec les Commentaires sur Aristote et sur le Maître des sen-
tences, avec les Questions disputées, les Opuscules et la Somme contre les
Gentils. Il consulte, sans doute, saint Thomas par fragments, à l'aide d'une table.
Il commet des contresens comme ceux-ci « La contingence (la liberté) dans la
volonté créée, vient, non des causes intermédiaires comme était la matière des
anciens, mais de Dieu qui règle en conséquence l'efficacité de sa volonté créatrice,
propter ef/icaciam divinse voluntatis. » Il traduit universali motione par
« sa prémotion (de Dieu) n'est que générique », sans se douter que l'universalité
d'efficience dans saint Thomas désigne une causalité souverainement actua-
lisée et déterminée.
FARGES. La critique de Kant sur l'espace et le temps.
Synthèse consciencieuse des objections de Kant contre l'objectivité de l'Espace
et du Temps relevées dans ses différents ouvrages. Kant confond l'imagination
et le jugement, il se trompe sur l'origine de nos idées universelles et sur In
nature de l'idée de l'infini. L'auteur croit d'ailleurs que du caractère a priori de
ces idées, on ne saurait conclure leur caractère absolument' subjectif.
G. Sorel. Les fondements scientifiques de l'alomisme.
L'auteur, avec la compétence d'un savant qui connaît les parties faibles d'un
système scientifique, chasse l'atomisme des positions qu'il occupe indûment
dans la science. La cinétique avec ses deux postulats, l'élasticité parfaite des
atomes et les forces moléculaires, lui paraît rendre évidents les vices de l'hypo-
thèse atomique et l'existence des propriétés physiques des corps.

Mgr d'Hulst. M. Fouillée et la psychologie contemporaine.


M. Fouillée n'aboutit qu'à substituer au mécanisme matérialiste un méca-
nisme idéal. Il n'a pas saisi le caractère substantiel du sujet qui supporte les
faits psychiques.
REVUE THOMISTE

LE PRÉCURSEUR

«
Cependantl'Enfantgrandissait, etils'affermissait dans l'esprit
de sa vocation, menant une vie retirée dans les déserts, jusqu'au
jour de sa manifestation devant Israël » (1).
Ces paroles énigmatiques sont tout ce qui nous reste de
l'histoire de Jean pendant les trente premières années de son
existence.
Le parallélisme mystérieux qui semble établi entre le Maître
etlui, dans leur annonciation et leur naissance, se continue jusqu'à
la fin, et plus particulièrement dans cette longue obscurité qui
couvre la préparation de leur ministère public. Essayerons-
nous de percer cette ombre pour Jean-Baptiste comme on le fait
pour le Rédempteur? Il n'y aurait pas grand profit à le tenter,
et nous aimons mieux passer outre, en nous arrêtant seulement
à la considération rapide de ces déserts (2) où le Précurseur
attendait le moment de sa manifestation.
Ceux qui s'attachent à la fantaisie, d'après laquelle Jean-Ba-
ptiste aurait mené la vie des Esséniens, le conduisent dans les
après ravins de lOuady en Nahr, ancienne vallée du Cédron,
au point où elle est le plus sauvage, c'est-à-dire aux alentours
du couvent actuel de Mar Saba. Certes il est difficile de rien
trouver qui réponde mieux à l'idée d'un désert et, par suite, à
celle d'un prêcheur de vie et de langage austères. Les grottes
(1) Luc i-SO.
(2) Luc i, 80 « Et cratin desertis » lîv., T. a. 15, E. f., n° 15.
REVUE THOMISTE. I. 10
creusées par la nature ou la main de l'homme aux flancs de
ces rochers abrupts, bien au dessus du torrent et assez loin
cependant du faîte, semblent la demeure nécessaire de ces fils des
Prophètes (1) qui apparaissaient tout à coup au milieu des foules,
le visage décharné et pâli, la chevelure et la barbe incultes, à
peine couverts d'un manteau de poil de chameau, comme on
aime à se représenter Jean-Baptiste (2).
Mais la tunique à raies blanches et brunes, serrée aux flancs
par une ceinture de cuir, telle que la portent encore les paysans
des environs de Bethléem et d'Aïn Karim, n'a rien de commun
avec les vêtements blancs des Esséniens (3), et les déserts où
vivait le fils d'Élisabeth ont toujours été placés, par la tradition,
à un tout autre point de la Judée. Ce qu'on appelle le désert de
Saint-Jean ne répond pas, il est vrai, par son étendue aux
expressions de l'Évangile. Ce désert « riant et fleuri est
« un
sommet de montagne couvert de cistes blancs, de papilionacées
jaunes, et d'une quantité de fleurs diverses et de plantes
ligneuses, s'élevant à peine au dessus de terre. Après avoir fran-
chi ce sommet, on arrive à la source de Saint-Jean elle jaillit
d'un trou de rocher; à deux pas de là, sur la même pente
escarpée, est la grotte qu'habita le Précurseur » (4).
Au temps de l'igoumcne Daniel (5), la montagne était
couronnée de bois épais, comme à l'époque où David, suivant
l'expression de l'Écriture (6), se tenait dans la forêt. C'est ainsi
que se comprend le désert de Juda (7) et mieux encore celui
d'Engaddi, célèbre par ses vignes, ses bananiers et ses
palmiers (8) une série de croupes plus ou moins élevées,
aujourd'hui arides, jadis boisées, coupées par des ravins,
au fond desquels courent encore des ruisseaux dans la saison
des pluies, jadis arrosés en tout temps par l'eau qui descendait
de la futaie ou du maquis. Ce n'est pas que les grands espaces
(1) III Reg. xx, 35 – IV Reg. n, 3, 5, 7 VI, 1 -Amos vu, 14, etc.
(2) Math. m, 4 « Joannes habebat vestimenlum de pllis camelorum et zon.tm
pelliceam circa lumbos ejus ».
(3) Josèphe Antiq. jud. XVIII, n.
(4) T. Bovet Voyage en Terre Sainte, p. 298-299.
(5) Au »ne siècle. (V. Pèlerinage en Terre Sainte, p. 132).
(6) Reg. xxiii, 18 « Mansitque David in silva, in locis tutissimis silvae ».
(7) Math. in, 1In deserto Judœo ». Cf. I Reg. xxm, 15 et 25.
(8) 1 Reg. xxiv, 2 Cant. i, 13, etc.
manquassent, où nulle verdure ne survivait aux premières
chaleurs alors comme aujourd'hui, le voyageur passait des
fraîches oasis à ces vallons de leu où le sol crayeux s'effrite sous
les pas, et à ces plateaux mornes où l'on circule à grand'peine
dans les épines et les cailloux, mais d'où lé regard embrasse de
si merveilleux horizons. De Bethléem à la mer Morte, de l'ouest
au sud-est, sur une étendue de vingt-cinq à trente kilomètres à vol
d'oiseau, les déserts se succèdent,animés seulement par le passage
des nomades, contre lesquels, au temps d'Hérode, on avait élevé
les forteresses d'Hérodium et de Massada terrain propice aux
rôdeurs et aux fugitifs, à cause de ses difficultés et de ses
ressources, refuge des criminels, asile des proscrits, école
où se formaient tout naturellementles âmes éprises de la solitude
et celles qui se trempaient pour la vie militante.
Les plus grands souvenirs de l'antiquité judaïque hantent ces
lieux. Saiil y vainquit les Philistins; David y attendit les jours de
la prospérité; Amos y prépara son ministère et vint s'y reposer
dans la mort. Par toutes ces routes ont passé les armées d'Israël
a toutes ces citernes les patriarches ont abreuvé leurs trou-
peaux sur tous ces hauts lieux et dans tous ces bois, on adora
tour à tour Jéhovah et Baal. Des ruines seules en témoignent
aujourd'hui mais au premier siècle de notre ère, le désert était
vivant d'une vie pleine de charme, et l'on pouvait encore, avec
Jérémie, en célébrer les beaulés (1).
A quelle date Jean-Baptiste y entra-t-il, nous ne le savons pas
et rien ne nous permet de le savoir. Le séjour qu'il y fit, dit-on,
avec Élisabeth, à la suite du massacre des Innocents, si pro-
longé qu'on le suppose, ne peut l'avoir amené au jour où nous
le voyons prêcher pour la première fois. La mort de ses parents
a probablement déterminé sa retraite. Fils unique, n'ayant pas
souci de continuer la tradition sacerdotale, libre par conséquent
vis-à-vis de la famille, et voulant se libérer vis-à-vis du Temple,
il a sans doute alors cherché la solitude pour y écouter à l'aise
la voix du Ciel. Tout apostolat se prépare dans la fuite du monde
les prophètes de l'ancienne loi sortaient du désert; Paul devait
s'y réfugier, après sa conversion, pour y affermir son âme, et le

(1) Jcrcm. ix, 10 Super speciosa deserti (ussumum) planctum ».


divin Maître lui-même n'a pas voulu passer par un autre chemin.
Jean chercha donc la retraite où il vécut dans l'austérité (1).
Vêtu comme les fellahs et les pâtres, se nourrissant, comme
eux, de sauterelles grillées et de miel sauvage (2), il ne buvait
aucune liqueur fermentée (3), semblable à ces ascètes en qui
l'Orient a coutume de vénérer les amis du Ciel, et parmi lesquels
il va toujours chercher ses mâhdis, prophètes et précurseurs.
Ce qu'il refusait à la chair il le donnait à l'esprit, dans une
méditation continuelle des prophètes, où il pouvait reconnaître
sa propre figure, à côté de celle du Messie (4). Mais ce n'était
pas une contemplation inactive et vaniteuse: il y acquérait
incessamment la notion pratique de son rôle, celui d'un avant-
coureur, chargé d'ouvrir les voies au Messie. Pour y réussir il
ne fallait pas seulement une éloquence animée du souffle divin,
comme celle d'Élie, dont le souvenir évoque par l'ange lui était
toujours présent les œuvres devaient féconder la parole et la
plus haute vertu n'était pas de trop pour une si difficile mission.
De cette formation l'Évangile ne nous dit rien, sans doute
parce que les événements avaient charge de la révéler et
vraiment il ne faut pas grand effort pour deviner à quel travail
préparatoire la vertu du plus grand des enfants des hommes
empruntait son élévation.
Les fleurs et les fruits rendent témoignage à la sève et à la
terre, mais aussi à l'homme, collaborateur du Dieu qui assure
l'accroissement des plants arrosés par une main docile (5).
Or, la quinzième année du règne du Tibère (6), Fonce Pilate
étant procurateur de la Judée, llérode tétrarque de la Galilée,
sous le pontificat d'Anne et de Caïphe, la voix de Dieu se fit
(1) D'après Soplimne (l'r/tl. npir.. 1} et Belle (De loc. sancl., xm) il aurait habité
une étroite caverne, au lieu nommé Sapsas.
(2) Math. m, 4 ci Esca autem ejus erat locuslx elmel sylvestrie ». Les Grecs aussi
bien que les Juifs estimaient la sauterelle comme aliment, à l'instar des Arabes
modernes, des Malgaches, des Indous et tics Noirs du Sahara.
(3) Luc i, 15 ir Vinum et siceram non bibet ». – Les anciens regardaient Jean-
Baptiste comme le fondateur de la vie monastique. « Sicut sacerdotum principes
sunt aposluli, ita et monachorum princeps Joannes Baptista », dit saint Jean Chrysos-
tome. llom.il. Ia in Marcnm.
(i) Isaï xl, 3. Malach. m, 1.
(5) Cor. m, 6 « Ego plantavi, Apollo rigavil, Deus autem incrementum dédit ».
(6) C'est-à-dire de son association a l'empire, l'an 765 de Rome, 12e de l'ère vulgaire
ce qui met à l'an 780 l'apparition de Jean-Baptiste aux bords du Jourdain.
entendre dans le désert, à Jean, fils de Zacharie (1), lui ordon-
nant de commencer à prêcher. Il obéit aussitôt et descendit
dans la plaine du Jourdain, pour se joindre auxvoyageurs qui cher-
chaient les gués vers Bethahara ou Béthanie(2), soit qu'ils vins-
sent de l'occident soit qu'ils descendissent du pays de Moab.
Le passage était difficile et nécessitait un arrêt, avant ou après,
suivant la rive où l'on entrait dans l'eau. Venant de Jérusalem,
les caravanes faisaient naturellement halte, le soir, entre Jéricho
et les bois qui bordent la rive droite. Lorsqu'elles arrivaient de
Moab, par l'Ouady Chaïb, elles étaient forcées de s'arrêter à
la même place pour se reformer après la traversée du fleuve
et des fourrés. En voyage l'Oriental va lentement et se repose
volontiers, surtout dans le voisinage de l'eau, quand le soir
arrive et qu'un rassemblement considérable lui promet le plaisir
avec la sécurité. Si les heures chaudes du jour l'invitent à la
sieste, la fraîcheur de la nuit le dispose à goûter les intermi-
nables récits des conteurs, les chants monotones des Kiatriya,
et les danses langoureuses des aimées. Alors parfois s'élève
au milieu d'un silence respectueux la voix de quelque derviche
qui commente la parole sainte' en érudit ou en apôtre, avec
toutes les subtilités du scoliaste ou toutesles fougues del'illuminé.
Impassibles en apparence, les auditeurs suivent cependant tous
les mouvements de l'âme du parleur, s'exaltant en dedans,
jusqu'au délire, ou s'absorbant dans un rêve de paradis. Rien
de puissant sur les imaginations orientales comme ces discours
passionnés, dont la conclusion peut être à un moment donné le
soulèvement d'une tribu et la ruine de toute une contrée.
Le voisinage de Jéricho, ville essentiellement cosmopolite,
amenait aux bords du Jourdain tout un monde de visiteurs
curieux en quête de nouveautés, pharisiens qui cherchaient
des prosélytes, courtisanes trafiquant de leurs charmes, soldats
préposés à la surveillance et à la garde des campements,
assemblage hétérogène au premier coup d'œil, mais en réalité
composé d'éléments identiques au point devuede l'impressionna-
bilité et de l'entraînement c'est au milieu de cette foule que le

(1) Luc m, 1-2.


vu, 24. Le désert de Juda finissait au nord vers Jéricho
['!) .Toann. i, 28 Cf..Toan.
et l'embouchure du Jourdain.
fils de Zacharie se montra tout a coup, comme une apparition
des anciens âges, et fit entendre la mystérieuse invitation:
« Faites pénitence, parce que le royaume des cieux va
s'ouvrir. Voici en effet Celui qu'a prédit le prophète Isaïe, quand
il disait « Voix de Celui qui crie dans le désert Préparez la route
du Seigneur, et mettez en état les sentiers qu'il doit suivre.
Toute vallée sera comblée, toute montagne ou colline sera
nivelée les sentiers tortueux deviendront droits et les chemins
raboteux seront aplanis, et toute chair verra le salut de Dieu » (1).
Car voici venir Celui dont il est écrit « J'envoie mon ange
devant ta face pour préparer la route devant tes pas » (2).
La physionomie austère et la voix vibrante du prêcheur
attirèrent forcément l'attention puis quand on sut la noblesse de
son origine, la sainteté de sa vie, la profondeur de sa science,
la faveur première ne tarda pas à se changer en enthousiasme.
Ce fut d'abord la région du Jourdain qui s'ébranla, entraînant
bientôt la Judée et Jérusalem elle-même (3) dans un de ces
courants d'opinion irrésistible, comme il s'en produit aux heures
décisives de la vie des peuples. Jean donnaitun corps aux rêves
et aux aspirations d'Israël, en s'assimilant il l'ange précurseur
du Messie, et en montrant prêt à s'ouvrir ce règne que
l'on attendait depuis si longtemps. Nul ne s'étonnait de
l'appel à la pénitence, c'est-à-dire à la purification nécessaire
aux enfants du nouveau royaume (4). Tous se frappaient la
poitrine, confessaient leurs péchés et descendaient allègrement
dans les eaux du Jourdain pour y être baptisés (5).
Les pauvres abondaient dans cette multitude; aussi Jean
avait-il grand soin de les recommander à la charité des plus
riches, lorsque ceux-ci demandaient « Que faut-il faire'?
Celui qui a deux tuniques doit en donner une à celui qui
n'en a pas; et celui qui a des provisions doit également les
partager » (6).

(1) Math, m, 3. Marc i, – Luc ni, i (citant Isaïe m., 3;.


(2) Marc 1, 2 (citant Malach. m, 1).
(3) Math, m, 5. Maie i, 5.
(4) Le Talmud dit (Sanhédrin, foi. 97, 2.) « Si IsracliUc pœnilentiam agunt,
tune per Golem (Messiam) liberunlur ».
(5) Math. m, 6 – Marc i, 5.
(6) Luc m, U.
Les publicains osèrent braver le mépris public et s'appro-
chèrent.
« Maître, que
ferons-nous?`?
Ne demandez rien de plus que ce qui vous est concédé
par la loi ».
Les soldats vinrent à leur tour
« Et nous,
qu'avons-nous à faire?
Ne maltraitez ni n'accusez faussement personne et soyez
contents de votre solde » (1).
Les Pharisiens et les Sadducéens ne pouvaient se tenir à
l'écart, ne fût-ce que par curiosité, sinon pour se faire bien
voir du populaire. Ils vinrent donc aussi en grand nombre, et
déposèrent leurs vêtements pour descendre dans l'eau. L'accent
du prêcheur changea tout à coup et sa voix siffla comme des
lanières.
« Race de vipères, cria-t-il, vous voulez donc
aussi, vous,
fuir la colère qui arrive? Faites donc de dignes fruits de
pénitence et ne dites pas tout bas Nous avons pour père
Abraham! Car moi je vous le dis, Dieu peut susciter de ces
pierres autant d'enfants à Abraham. La hache est déjà enfoncée
dans les racines de l'arbre et tout arbre qui ne porte pas de
bons fruits sera coupé et jeté au feu » (2)
La haine des Pharisiens et des Sadducéenscontre le Précurseur
date de ce jour, et leur vengeance ne devait pas tarder longtemps;
mais en attendant l'heure favorable, ils dissimulèrent pour ne
pas irriter le peuple dont ils espéraient bien un jour faire leur
complice.
L'enthousiasme allait cependant croissant, au point qu'on
voulut voir dans le Baptiste, non pas le héraut du Messie mais le
Messie lui-même, et que Jean dut protester énergiquement
contre cette erreur.
« Je vous baptise dans l'eau pour vous initier à la pénitence
mais il en vient un autre après moi, plus puissant que moi,
dont je ne suis pas digne de porter ou même de dénouer les
chaussures. Il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu. Il a
dans sa main le van qui nettoiera son aire il rassemblera le bon
(t) Luc m, 12-14.
(2) Math, m, 7-10 – Luc m, 7.
grain dans ses greniers, mais il jettera la paille au feu inextin-
guible » (1).
Les prédications du Baptiste avaient commencé proba-
blement à l'automne de l'an 28 (2), qui se trouvait être une année
sabbatique, c'est-à-dire de repos absolu pour la terre d'Israël.
Les loisirs de cette période augmentèrent le nombre des auditeurs
de Jean, et la plaine de Jéricho se couvrit de tentes où s'abritaient
les pèlerins accourus de la Galilée, de la Samarie, de la Perée
et des régions environnantes. L'hiver les dispersa: mais ils
revinrent au printemps de l'an 29, presque aussi nombreux et
toutaussi enthousiastes. Quand la chaleur rendit le Ghor inhabi-
table, la pieuse colonie se transporta vers le nord, près du village
de Salem, en un lieu nommé Aenon ou les Sorrr·c:es,_ à cause de
ses eaux abondantes (3) puis à l'automne elle redescendit vers
le gué de Bethahara (4), oiL lui était réservé le plus merveilleux
des spectacles.
L'octave de la fête des Tabernacles venait de finir, et la foule
accourue à Jérusalem refluait vers le Jourdain pour regagner la
région riveraine de l'un et l'autre côté du Ileuve. Les Galiléens y
étaient nombreux, et le Précurseur avait parmi eux des disciples
qui ne devaient pas tarder à remplir le monde du bruit de leur
nom. Mais il ne savait pas quel illustre prosélyte la lui
réservait.
Un des premiers jours du mois de novembre il
vit venir il
lui un homme </H't'~n'a;'«i'~a/?!a; tJH(6),mais</M'i7y'ecoy:nM/(7),
par un instinct secret, pour celui dont Dieu lui avait dit « Celui
sur qui tu verras le ciel s'ouvrir est Celui qui baptise dans le
Saint Esprit » (8). Et il voulait s'opposer il sa descente dans le
Jourdain.

(1) Math. m, Il -12 – Marc l, 8: Luc m, 16.

(3) Il est lxobahle que Jean-Baptiste n'attendit, pas l'un 30,


son ministère, pour s'établir fi Aenon pendant tes chalcurs.
la
(2) Ou 2suivant, le point de départ adopté pour la chronulogie moderne.
fin de

(4) ?\'ous suivons ici l'interprétation la plus rationnelle du texte évangélique, assez
obscur en cette occasion.
(5) S. Épiphane dit le VI des ides de novembre, c'est-à-dire vers le 7 de ce mois.
Checallier reporte cette date vers le 1" novembre.
(6) Joann 1, 31-33 Ego nesciebam eum 1).
(7) Math. m, 9.i.
(8) Joann. III,
1, 33.
H,
« C'est moi qui dois être baptisé par vous, et vous venez à moi!
Laisse faire, répondit l'inconnu. C'est ainsi qu'il nous
convient d'accomplir la volonté divine »
Jean se soumit et versa l'eau sur la tête du suppliant aussitôt
une immense lumière fit étinceler la surface du fleuve (1), les
cieux s'ouvrirent, l'Esprit Saint apparut en forme de colombe,
et la voix d'En haut cria « Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui
j'ai mis toutes mes complaisances » (2)
La foule regardait avec un étonnement mêlé de crainte et Jean
s'abîmait dans l'adoration, pendant que Jésus souriant et majes-
tueux remontait la berge et disparaissait dans l'épaisseur des
bois. Personne n'avait osé le retenir, parce qu'il ne lui plaisait
pas encore de se mêler aux hommes; l'Esprit l'entraînait vers
le désert, où il allait subir la tentation et achever ainsi la pré-
paration de sa vie apostolique.
Trois mois environ s'écoulèrent, pendant lesquels le fils
d'Elisabeth dut souvent se rappeler le souvenir de son tressaille-
ment dans le sein maternel. Alors aussi le Fils de Dieu était pour
lui un inconnu mais il l'avait deviné dans l'obscurité où il se
cachait et avait senti frémir tout son être, à l'avance que le
Créateur faisait à sa créature. Impatient de rompre ses liens
pour lui rendre témoignage, il n'avait pu cependant venir à
temps pour le voir, même de loin, jusqu'à ce jour arrivé sans
que rien l'annonçât, et pour la deuxième fois, le Maître échappait
à ses hommages. Si l'extase l'avait empêché de courir sur les
traces de Jésus, un ardent désir de le retrouver brûlait dans son
âme, et ses regards sondaient incessamment la foule pour y
reconnaître les traits du Messie. Mais les jours succédaient aux
jours, ramenant l'hiver et dispersant les prosélytes. Ce fut
bientôt la solitude où Jean rentra non sans quelque tristesse,
avec l'espoir cependant que les communications célestes n'y
feraient pas défaut. Il est permis de croire en effet que Dieu ne
le laissa pas plus dans l'angoisse qu'il n'y avait jadis laissé
Daniel, cet autre homme de désirs (3), à qui Gabriel était venu

(1 Addition du Codex Vevsclcensi (Aligne. Pnlrol. Int., t. XII, li. 155) qui se retrouve
<Inns S. Justin (Dialoq. ciim Tryphome).
(2) Math, m, 1 i-17 – Marc î, 10-11. – Luc m, 21-22 Joann. i, 32.
(3) Daniel ix, 23 u Vir desideriorum ».
dire le jour et l'heure de l'onction du Saint des Saints (1). C'est
là toutefois un secret qu'il ne nous est pas donné de pénétrer;
passons donc et revenons aux rives du Jourdain où le printemps
rassemble les multitudes avides de la parole du Précurseur.
Le Sanhédrin commençait à s'émouvoir de ces prédications
dont le retentissement était grand jusque dans la ville sainte.
Au commencementde février (2), une députation de Pharisiens,
prêtres et lévites, fut envoyée de Jérusalem avec mission
de demander à Jean « Qui es-tu ?`?
– Es-tu le Christ?
– Non, répondit-il sans hésiter, je ne le suis pas.
– Es-tu Élie?
– Non plus.
– Es-tu le Prophète (3) que plusieurs attendent?
– Pas davantage!
– Mais alors, qui es-tu? Il faut que nous rapportions une
réponse à ceux qui nous ont envoyés. Que dis-tu de toi-même?`?
Je suis la voix de Celui qui crie dans le désert Redressez
les chemins du Seigneur, suivant la parole du Prophète Isaïe.
Pourquoi donc baptises-tu, puisque tu n'es ni le Christ, ni
Élie, ni le Prophète?
Je baptise dans l'eau; mais il y a maintenant au milieu de
vous quelqu'un que vous ne connaissez pas. C'est lui qui doit
venir après moi il a été engendré longtemps avant moi, et je ne
suis pas digne de dénouer les cordons de sa chaussure » (4).
Les messagers du Sanhédrin se retirèrent, préoccupés de ce
que ce langage avait d'énigmatique, et disposés à tenir le
Précurseur en étroite surveillance. D'instinct il leur était
antipathique ils devinaient en lui un ennemi, et derrière lui
quelqu'un de plus redoutable encore, l'auteur de leur ruine
prochaine. Ce redressement des voies du Seigneur visait leurs
intrigues, déjà sans doute percées à jour par ce contrôleur
mystérieux dont ils ne savaient pas le nom, bien qu'il vécût au
milieu d'eux, inaccessible autant qu'invisible, à en juger par
(1) Daniel ix, 25 Unfjelur Sanctus Sanctorum ».
«
(2) Suivant les calculs de Chevalier [Récits éviinr/r.liques, p. 117).
(3) Cf. Darly XVIII, 15 lect. 111-22 et VII-37. Certains croyaient que ce prophète
était Hénoch revenu à la vie.
(i) Joann. t, 19-2
î.
l'humble vénération du Baptiste (1 ). Qui pouvait être ce redresseur
de torts Un prophète dont l'imagination populaire s'occupait
avec plus ou moins de motifs? Élie que l'on disait prêt à rentrer
dans la vie? Le Christ lui-même, dont les temps pouvaient être
accomplis?Qu'importe Leur temps à eux finissait etles avertisse-
ments de Jean étaient comme le glas de leur dernier jour. Se
résigneraient-ils à céder la place sans essayer d'en conserver au
moins une part?
L'avenir devait prouverqueleur disposition étaitbien différente.
Le lendemain, la joie si vivement désirée visita l'âme du
Confesseur Jésus venait à lui! Un cri s'échappa de ses lèvres:
« Voici l'Agneau de Dieu, Celui qui enlève le péché du monde.
C'est de lui que j'ai dit Un homme vient après moi, qui
existait bien avant moi, et qui est bien plus grand que moi. Je
ne le connaissais pas mais c'est pour préparer sa manifestation
à Israël, que je suis venu baptiser. J'ai vu le Saint Esprit
descendre sur lui comme une colombe. C'est à cela que je l'ai
reconnu, suivant le signe que m'avait donné Celui qui m'a envoyé
baptiser. J'ai vu, et je rends témoignage que voici le fils de
Dieu » (2)!
La foule écoutait sans comprendre ce n'était pas encore
l'heure propice. Le lendemain Jean parlait familièrement avec
deux de ses disciples, quand Jésus vint à passer, et il répéta le
cri de la veille « Voici l'Agneau de Dieu » Cette fois le coup
avait porté. Les deux disciples se mirent aussitôt a suivre Jésus
qui les aperçut et leur dit:
« Que voulez-vous `?

Maître, répondirent-ils, où habitez-vous?


Venez et voyez ».
Ils l'accompagnèrent à sa retraite et y demeurèrent avec lui le
reste du jour: il était environ la dixième heure, c'est-à-dire
quatre heures du soir suivant notre manière de compter. Ils ne
devaient plus le quitter, et devenusles prémices de son ministère,
ils s'efforcèrent tout de suite de lui amener d'autres fidèles.
André appela son frère Simon Jean courut chercher son frère

(1) Marc, i, 7 « Cujus non suni dignus procumhens sulvere corrigiam culceamento-
rum cjus ».
(2) Joann. i, 29-34.
Jacques, tous deux disant la même parole « Nous avons trouvé
le Messie » (1)! Simon et Jacques, et bientôt Barthélémy,
s'attachèrentavec eux aux pas de Jésus, donnant ainsi à l'Eglise sa
première forme. Jean pouvait saluer l'achèvement de sa mission
il avait montré le Messie au monde et lui avait donné un com-
mencement de règne. Le rôle du Précurseur n'allait pas au delà.
Jésus reprit le chemin de Nazareth mais il ne devait jamais
plus se retrouver en contact avec le Baptiste, bien que. celui-ci
eût aussi remonté le cours du Jourdain pour s'établir à Salim,
presque aux frontières de la Galilée. Avant que le Maître fût
amené à visiter la Samarie, le serviteur lui avait rendu un
suprême témoignage, celui du sang, derrière les murs de
Machéronte.
Hérode Antipas habitait ordinairement Tibériade (2), la ville
rebâtie par lui en l'honneur de Tibère (3), et devenue l'une des
cités les plus élégantes et les plus fastueuses de la Syrie.
Couchée au bord du lac de Génézareth auquel parfois elle
prêtait son nom (4), sur la pente orientale de riantes collines,
au milieu de la verdure et des Heurs, elle était le rendez-vous de
tous les voluptueux cosmopolites dont la Palestine pullulait
depuis l'avènement des Ilérodes.
Les Juifs évitaient d'y entrer (5), surtout les rabbis et les
Pharisiens. Aussi la population en était-elle tout étrangère, de
même que la physionomie. Elle avait un stade, des bains, des
portiques, des statues, à l'instar de Rome, et le monarque s'y
montrait entouré d'une splendeur païenne qui offensait le sen-
timent national et religieux.
Mais ce qui blessait davantage les yeux et les esprits du
peuple, c'était l'union incestueuse et adultère d'Antipas avec sa
nièce, la femme de son frère Philippe, à qui, depuis plusieurs
années, il l'avait enlevée pour l'épouser au mépris de toutes les
lois. S'il avait encore un reste de pudeur, elle ne gardait aucun
ménagement, et l'audace du scandale ajoutait encore, s'il était

(!) Joann. 1, Invenimus Messiam ».


41 «
(2) Aujourd'hui Tabaryeh, entre Migdal (Magdala) au nord et Kèràe (Tarichée) au
sud.
(3) Josèphe, Antiq. jud. XVIII, n, 3.
(') Joann. vi, 1 et 23.
(5) Talmud de Jérus., Schehûth IX, 1.
possible, à son énormité. A Jérusalem, dit-on, des murmures
discrets accueillaient les coupables quand ils se rendaient au
Temple pour les grandes fêtes à Tibériade, personne n'eût
osé risquer une marque de désapprobation. Jean-Baptiste se-
chargea de venger la conscience publique, et le roi s'étant
rencontré sur sa route, il lui lança au visage l'héroïque pro-
testation
« Il ne vous est pas permis de prendre la femme de votre
frère » (1)
Hérode frémissant de colère et de honte donna ordre d'arrêter-
le prophète, mais sans attenter à sa vie, cause du peuple (2),
et peut-être aussi à cause de l'admiration qu'il partageait avec
la foule. Sans doute il y avait plus de peur que de sympathie
dans cette admiration; Antipas était superstitieux autant que
sceptique et, n'ayant guère plus de foi que de mœurs, il redoutait
cependant la vengeance d'un Dieu auquel il ne croyait pas. Il
se contenta donc, après une arrestation clandestine(3), deprendre
ses précautions contre une tentative de délivrance, en faisant
transporter le prisonnier au château de Machéronte (4), inacces-
sible forteresse bâtie par les Asmonéens, au dessus du torrent
de Zerqa-Main, dans les montagnes, à l'est de la mer Morte.
Jean-Baptiste y fut tenu dans une étroite surveillance (5), mais
il put y recevoir la visite de ses disciples et continuer près
d'euxun ministèreredoutableseulement, au sens d'Hérode, quand
il 1 exerçait devant les multitudes. La crainte d'une sédition
écartée, le reste le laissait indifférent, et même il se plaisait
aux discours de son captif, dont il prenaitvolontiers conseil en
certaines circonstances (6).
Or il arriva que la fidélité des disciples de Jean envers leur
maitre malheureux engendra le dépit des succès toujours crois-

(J) 8
llatlt.
(2) Josèphe:
8 Non
13e11. jecd.
licet tibihaberemuliercm fratris
VII, i, 2.
Lui ,¡.

(3) Ce qu'indiquent les mots Traditusest Joannesn Marc., 1 qui supposentmême

(4) Ou
une trahison. Elle aurait eu lieu le '27 mai, au dire de Sopp., T'ie de Jésets-Christ,
t. Il, p. 38.
(.I1'Kao1/r en arabe). Les Juifs l'appelaient le GMte<'1/ Noir ou la
7'ONrn.ttffe, à cause dc la couleur de cette terre brûlée par le soleil. Au dire de Josephe
c'était, la place la plus forte de la Palestine, âpres Jérusalem.
(5) Math -,1, 2. Marc Yt, 1' Luc 111, t9.
(6) Marc \"1, 20 n Audito eo multa faciebat, et libenter cum audiebat
sants deJésus, etles entretiens de Vlaclléronte ne tardèrent pas à
prouver au Précurseur la nécessité d'un nouveau témoignage
en faveur du Messie. Cette fois il voulut lui donner un caractère
plus solennel et plus efficace. Par son ordre deux de ses fidèles,
peut-être les plus récalcitrants, portèrent a Jésus cette question
singulière
«
Êtes-vous réellement Celui qui doit venir ou devons-
nous en attendre un autre »'{
Jésus, en ce moment même, accomplissait plusieurs miracles,
et, répondant à la pensée du Précurseur, il dit: Allez, dites il
Jean ce que vous avez vu et entendu: les aveugles voient, les
boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent,
les morts ressuscitent et les pauvres sont évangélisés. Bien-
heureux celui à qui je n'aurai pas été un sujet de scan-
dale » (1)!
Ce qu'éprouvèrent les envoyés, il est facile de le comprendre;
mais l'étrangeté de leur démarche avait pu nuire au prestige de
Jean dans la pensée des auditeurs, et Jésus voulut effacer
aussitôt cette impression défavorable.
({ Qu'êtes-vous jadis allé voir au désert ? demanda-t-il en
s'adressant à la foule. Est-ce un roseau agité par le vent?.
Est-ce un voluptueux! mais c'est dans le palais des rois que
cela se trouve. Qu'ètes-vous donc allé voir? Un prophète.Ah! oui,
et plus qu'un prophète! car c'est de lui qu'il est écrit « Voici
« que
j'envoie mon ange devant ta face avec mission de préparer
« ta voie ». En vérité, je vous le dis, nulle femme n'a engendré
un fils plus grand que Jean-Baptiste » (2)
A ce magnifique témoignage, la foule, au milieu de laquelle
on remarquait plusieurs publicaius baptisés par le Précurseur,
répondit en glorifiant Dieu, pendant que les Pharisiens et les
Scribes, jadis dédaigneux de ce baptême, refusaient de com-
prendre les dernières paroles de Jésus. « Le plus humble dans
le royaume de Dieu est plus grand que Jean-Baptiste » (3)
Nulle couronne plus glorieuse ne pouvait ici-bas ceindre la
tête d'un mortel: mais la gloire se paye quelquefois bien cher, et

(1) Math. XI, 2-6 Luc vu, IS-?3.


(2; Math. XI,
(3) Math. XI,
'))
Il
– Luc vn, 24-28.
– Luc vn, 28-30.
plus elle est enviable, plus le prix en est élevé. Le Baptiste
allait en faire l'épreuve.
Hérodiade voulait sa mort et ne cessait d'intriguer pour
l'obtenir (1). Antipas résistait, non que le sang lui fît peur, mais
par crainte d'une démonstration populaire, 'comme nous l'avons
déjà dit. Machéronte toutefois, avec ses défenses inexpugnables,
le rassurait un peu, et il était facile de prévoir le jour où les
ruses de la femme adultère triompheraient des répugnances de
son complice. Ce jour maudit fut le 10 du mois d'Ab (2), date
funèbre dans le calendrier juif, parce qu'elle rappelait au peuple
la malédiction prononcée, au désert, contre ceux qui étaient sortis
d'Égypte et ne devaient pas entrer dans la terre promise (3), et
surtout parce qu'à pareil jour, Nabuchodonosor avait détruit le
temple de Salomon (4). Si les contemporains d'Hérode et de
Jean-Baptiste avaient pu lire dans l'avenir, ils auraient ajouté à
ces tristesses celle plus grande encore de la ruine définitive
d'Israël. C'est le 10 du mois dAb en effet que Titus devait mettre
le feu au sanctuaire, et Jérusalem expier le déicide dans la
désolation prédite par Daniel (5).
Mais ce jour, que les vrais Israélites passaient dans le deuil,
était pour Hérode un jour de joie, parce qu'il y célébrait l'an-
niversaire de son arrivée au pouvoir (6) ou celui de son entrée
dans la vie, à prendre au pied de la lettre les expressions de
l'Évangile (7). Il convoqua dans un banquet, en son palais de
Machéronte, les grands Fonctionnaires de ses Etats, les officiers
supérieurs de son armée, ceux des troupes romaines et les
personnages les plus considérables de la Galilée. Au cours de
cette fête, les convives eurent la surprise d'un intermède assez
rare. Au lieu des almées appelées d'ordinaire à ces festins, ce fut
la fille d'Iïérodiade qui entra et se mit à danser, pour montrer
qu'elle avait été élevée à la romaine, et pouvait rivaliser avec
les femmes dont Cicéron raillait l'élégante corruption (8). Jeune,
(1) Marc \"1, 19.
(2) Sepp Vie de VM); C/)rf.<, t. II, p. 102.
(3) Num. XIV, 22-23.
Ci) U Paral. xxxvt, 19.
(5) Daniel ix, 26-27.
(6) Cf.ou. ï'Mfam. ex T:2Lnende, p. 90.
(7) Math. XIV, 6 Marc vi, 21.
(8) Cicvron, Pro Murena, Y). – M. Renan n'a voulu voir ici qu'une danse decaractcre
belle, séduisante, elle enleva tous les suffrages, et le roi, sans
doute à peine conscient, lui dit, comme jadis Assuérus a Esther:
«
Demande-moi tout ce que tu voudras: je te le donnerai, je le
jure, fût-ce la moitié de mon royaume » (1). Les monarques
d'Orient étaient coutumiers de ces imprudences, quand le vin
leur montait à la tête, suivant l'expression du livre sacré (2). Ils
s'en repentaient quelquefois, sans avoir la ressource d'Assuérus,
parce que leurs ordres obéis avaient des conséquences irrépa-
rables. Il en fut ainsi de la promesse d'Hérode. La jeune fille en
avait aussitôt fait part à la mère.
« Que demanderai-je ? ?`?
La réponse était prête depuis longtemps.
« La tête
de Jean-Baptiste a
Sans même songer à l'énormité d'un pareil acte, Salomé
rentra précipitammentdans la salle du festin, et di t avec insolence
« Je veux que vous me donniez tout de suite, dans un
bassin, la tête de Jean-Baptiste x (3).
C'était bien peu de chose aux yeux des tyrans orientaux que
la tête d'un homme, et l'abominable exigence d'Hérodiade n'était
pas pour surprendre des gens habitués à verser le sang à tort
et à travers. Cette fois pourtant, Antipas eut un moment
d'hésitation et devint rêveur; la tête était bien haute pour la
main de cette enfant Noblesse, génie, sainteté, fallait-il
faucher tout cela dans son plein épanouissement, au risque
d'irriter le peuple à coup sur, Rome peut-être et, qui sait, le
Dieu dont Jean-Baptiste parlait avec tant de puissanceLes
regards inquiets du monarque allaient de Salomé aux convives,
comme pour demander une interventiondont personne n'eût osé
prendre la responsabilité. Les ivresses royales avaient d'étranges
allures et le plus prudent était de leur laisser le champ libre.
Les uns pensaient sans doute à ces fureunssournoises du paissant
dans le vin dont parle le Psalmiste (4), les autres aux emporte-

gruvc L'ie de ./MM.S', ch. xi Mai" son opinion n'a pas eu de prise sur ceux qui con-
naissent l'Orient et l'antiquité.
(1) Esther vn, 1-2 a Etiamsi climidiam pardon) rcgni mci [)etiei'is,'impet.pahiss 1)-
(2) Esther VII, 2 « l'ostduam vino incaluerat
(3) Marc Vt, 25 « Volo Lltl)1·OLEI!(1S des mihi in dixcocaput JounnisBaptista;
(4) Psalm. j,xxvn,6o « Excitatus. tanquam 1>otens crnpulatus vino et percusgit
inimicos suos in posteriora
ments légendaires d'Alexandre (1), et personne ne se souciait
d'encourir la colère du prince ou les ressentiments de son
inspiratrice.
Cependant Salomé battait du pied la terre, faisant tinter les
anneaux de ses chevilles, comme un rappel à' la parole donnée,
en même temps que ses yeux semblaient compter les témoins de
la promesse. Hérode n'eut pas le courage de rétracter son
serment, tant à cause d'elle que par respect humain, et il donna
l'ordre fatal. Un des chaouchs quitta la salle où bientôt il rentrait,
portant dans un bassin d'agate la tête sanglante du martyr (2).
Salomé la prit des mains de l'exécuteur pour la porter à sa
mère (3). L'Evangilejette un voile sur la scène qui suivit et dont
la tradition nous a conservé la mémoire. L'odieuse femme avait
des lettres et se souvenait de son passage à Rome, dans ce monde
voluptcuxetcrucl où elle était allée plaider la cause desonassocié.
Fulvia la digne épouse de Marc Antoine, avait pris sur ses genoux
la tète coupéede Cicéron et lui avait percé la langue avec l'aiguille
de ses cheveux: non contente de percer la langue du Précurseur,
avec un poinçon d'or (4), Hérodiade, voulant peut-être aussi lui
crever les yeux, le frappa au front, d'un coup assez violent pour
laisser des traces après dix-huit siècles (5). Inutile sacrilège Les
yeux éteints la poursuivaient de leur regard menaçant et les
échos du palais redisaient la dure parole « Non licet! ce n'est
pas permis » (6).
Les disciples de Jean purent enlever ses dépouilles et leur
rendre en secret Ics derniers honneurs (7). Pendant ce temps,
Jésus disaitaux Apôtres, en réponse à la question « Pourquoi les
Pharisiens et les Scribes enseignent-ils qu'Élie doit venir avant
le Messie et rétablir toutes choses '?

(I) Quinte-Curce, Vi7a Ale-cundri, lib. vm. – Plutarque, Ahxmuler. – Amen, tle
E,rpadU. Alexnndri, 1. îv.
,'2) Ce bassin est conserve à Gènes. – Voir Lettres d'un pèlerin, I.. I1*1', p. 127.
(3) Mare vi, 28.
(4) S. Ilicron. in Kufum, m, 11.
(*,] Comme on peut lu1, sur la relique conservée dans la cathédrale d'Amiens.
voii1
(fi) La tradition arabe conservée par le Coran vent, même que les lèvres de l'illustre
inorL se soient ouvertes devant Ilérode. et sa complice pour crier encore Aron licet
(7) MuLll. xïv, 12. D'après Xicépliore tes reliques de S. Jean furent portées a
Séliiisle, mais la tète resta quelque. temps A Machcronle [Ili.il. hb. I, c. il), d'où elle
fut transportée par Hérodiade à .Jérusalem On l'y retrouva, au temps de Tifns,
au palais des Asnionéns. [So/.oinène, Ilixt. eccl., I. vu, ch. 21.)
1ŒVUE THOMISTE. – I. – 11r
-Élie est déjà venu; ils ne l'ont pas reconnu, mais ils l'ont
traité au gré de,leur fantaisie. C'est ainsi que le Fils de l'homme
doit souffrir par eux » (1).
Et comme les disciples du Précurseur arrivaient, apportant la
nouvelle de sa mort. les Apôtres comprirent que Jésus avait
parlé de lui (2). Ce n'était pas du reste la première fois que le
nom d'Élie et celui du Baptiste se rencontraient sur les lèvres du
Sauveur. A la suite de son entrevue avec les députés de
Machéronte, il avait déjà dit en parlant de l'illustre captif « C'est
lui, cet Élie qui doit venir » (3). Non pas qu'il lui donnât la
personnalité d'Élie, suivant les idées du vulgaire, mais parce
qu'il retrouvait en lui l'esprit et la vertu du prophète, con-
formément a la révélation faite par Gabriel à Zacharie (4).
Il retrouvait aussi dans l'âme de Jean l'humble affection
subitement éclose à leur première rencontre, comme a l'aurore
une fleur ouvrant son calice sous les pas du voyageur. Ce n'était
plus la chair et le sang qui les rapprochaient mais la révélation
des âmes et des destinées les unissait dans un embrassement
où le respect le disputait à la tendresse, comme jadis en celui
d'Élisabeth et de Marie. Le fils et la mère semblaient être
convenus de la même formule pour saluer l'approche du divin
Ami. « A quoi dois-je ce bonheur que la mère du Seigneur vienne
à moi »? avait dit Élisabelh. «
C'est moi qui dois être baptisé
parvous,etc'est vous qui venez à moi », disait Jean-Baptiste, Ils
se sentaient tous deux merveilleusement prévenus par l'amour et
lui rendaient un hommage d'autant plus profond. « Puisqu'il est
venu,concluaitle Précurseur, je n'ai qu'à disparaître, pendant que
lui rayonnera de plus en plus(5). A quoi le Maître répondait
« Nulle femme n'a engendré fils plus grand que Jean-Baptiste(6)!
L'éloge est au dessus de tout, paraît-il et pourtant sainte
Brigitte a recueilli sur les livres de Jésus Christ une louange
plus rare encore Jean, c'est mon ami » (7)! Et n'était-cc pas à

(1) Math. xvn, 10-12 Marc ix, 10-12.


(2) Math. xiv, 12 – xv;i, 13.
(3) Math. xi, 15 – <f Ipso est Elias qui venturus est
(4) Luc t, 17In spiritu et virtute Eliw ».
(5) Joann. m, 30 Illum oportet crescere, me, autem minui. non surreait )1.
le
(6) Math. xi, 11 « Inter natos mulierum major Joannes BaptistaCf. Luc vu, 28.
i) Sainte Brigitte Reveial., 1. VI.
bon droit que ce titre lui était donné, puisqu'il avait fourni, de
son affection, la preuve par excellence, qui est de mourir pour le
salut ou la gloire de l'objet aimé (1)?
Aux confins de l'Ancien Testament, la figure du Baptiste se
dresse comme une de ces colonnes majestueuses restées debout
au milieu des ruines de l'Orient. Dans l'azur profond et l'écla-
tante lumière, le monolithe prend des proportions gigantesques
à distance, il semble relier le ciel et la terre et l'on s'attend à
voir, là haut, appuyé sur le faite, le Dieu de Jacob souriant aux
agitations de la poussière humaine que le vent roule à sa base:
vienne la nuit, les pieds du colosse s'effacent dans l'ombre, les
astres tracent autour de sa tête leurs cercles étincelants comme
les diadèmes superposés de la tiare, et l'on se prend à rêver du
chef couronné d'étoiles, auquel le Maître adressait, devant'ses
anges, le salut recueilli par Brigitte « C'est Jean-Baptiste, mon
Précurseur et mon Ami »
Fr. M. J. OLLIVIER
des Fr. Prêch.

(1) Joann. xv. 13 «


Majorera hac dilectionem nemo habeL, ut animam ?uam ponut
quis pro amiris suis ».
COMMENT ON HYPNOTISE

Au mois de décembre dernier, M. Shadwell, rédacteur du Times,


arrivait à Paris. Il y était envoyé par la direction du grand
journal anglais, avec la mission spéciale de faire une enquête sur
l'hypnotisme en France, de constater les méthodes employées,
les résultats obtenus, et de voir ce qu'il était permis d'augurer
de l'avenir de cette pratique d'après les conditions actuelles de
la science dans le pays où l'hypnotisme est cultivé avec le plus
d'habileté et de succès (1). Cette mesure prise par le Times est
un indice de l'état de l'opinion en ce moment c'est un signe,
entre beaucoup d'autres, que parmi les questions qui préoc-
cupent à cette heure les esprits, l'hypnotisme est, sans contredit,
au premier rang.' De fait, cette image de l'hypnotisme hante
tous les cervaux. On en parle partout: dans les ateliers comme
dans les salons et dans les réunions mondaines, dans les sociétés
savantes, dans les écoles, dans la chaire sacrée. L'homme du
peuple et l'homme de science, le magistrat, le législateur, le
médecin, le prètre s'y montrent également intéressés; et il n'y a
pas jusqu'aux gouvernements eux-mêmes qui plusieurs fois
n'aient cru devoir intervenir, ou n'aient été sollicités de le faire,
dans les débats soulevés autour de ce mystérieux phéno-
mène (2).
Car si tous s'occupent de l'hypnotisme, il s'en faut bien que
tous soient d'accord sur sa nature et sa valeur. Pour les uns
l'hypnotisme doit être compté au nombre des découvertes de
(1) M. Shadwell a rendu compte des résultai,? de sa mission en trois articles que
le Times a publiés, le 11 décembre 1892, le 5 et le 28 janvier 1893.
(2)Delbœuf, L'hypnotisme deounl les Chambres lèijislnliees belges, – A Washington,
le sénateur Midchell, de lorégon, proposait, le 30 décembre dernier, un bill portant
peine de mort, a death penalty » – contre quiconque se livre aux pratiques du
magnétisme, du mesmérisme, de l'hypnotisme.
notre siècle les plus glorieuses et les plus bienfaisantes il est
destiné à transformer de la façon la plus heureuse la philo-
sophie, la littérature, l'éducation, la médecine, la jurisprudence,
toute notre vie matérielle et intellectuelle il sera sous peu un
des facteurs principaux, peut-être le plus grand facteur, du pro-
grès et de la civilisation. D'autres, au contraire, soutiennent que
l'hypnotisme, dans son fond, n'est pas une nouveauté; qu'il
n'est pas un bienfait, mais un fléau; qu'il est essentiellement
immoral et malfaisant, l'œuvre non des forces de la nature,
mais du démon en personne. Et chacune de ces opinions a ses
défenseurs nombreux, ardents, recommandables par le talent,
la science et le caractère: des physiologistes, des philosophes,
des théologiens, des prêtres, des religieux, des prélats. Et entre
les deux flotte indécise l'immense multitude des profanes,
étonnés aussi bien des phénomènes qu'ils entendent raconter
que de l'interprétation contradictoire qu'on leur en donne.
Que penser de l'hypnotisme et de ses prodiges Faut-il croire
que nous sommes bernés, et qu'il n'y a en tout cela que de la
supercherie? Ou bien les faits sont-ils constants et démontrés?
Et supposé qu'ils le soient, à quelle cause doit-on les rapporter?
Est-il permis, est-il avantageux de se faire hypnotiser, et peut-
on, sans péril, hypnotiser soi-même? Les hypnotiseurs sont-ils
des thaumaturges, ou bien les thaumaturges d'autrefois n'ont-
ils été que des hypnotiseurs (1)? Voilà des questions qu'on pose
de toutes parts en ce moment, et avec d'autant plus d'insistance,
qu'il y va des intérêts les plus graves du corps et de l'âme que
non seulement la civilisation au sens banal du mot, mais la
religion, non seulement la science, mais la conscience, se
trouvent en jeu. C'est à résoudre ces questions que sera con-
sacrée notre présente étude. Nous rechercherons d'abord si, oui
ou non, l'hypnotisme est essentiellement diabolique, essentiel-
lement immoral, essentiellement malfaisant nous verrons
ensuite s'il fournit des armes bien terribles à l'incrédulité contre
la foi.
Que nos lecteurs veuillent seulement bien retenir que ce
travail a pour objet l'hypnotisme, l'hypnotisme seul et franc, ou

(1) Skcpto, L'hypnotisme et les religions.


le sommeil artificiel», « sommeil nerveux » (Braid), étudié

qui
«
d'après les règles de la méthode scientifique, dans ses causes,
sa nature et ses phénomènes. Nous laisserons donc de côté,
pourle montent, le semble renaître aujourd'hui,
le spiritisme et l'occultisme sous toutes ses formes, sans vouloir,
du reste, rien préjuger de la question de savoir si ces noms
expriment une même chose ou des choses diverses (1).

(1; Afin que 1 objet et le caractère de notre élude apparaissent plus nctieinent a
nos lecteurs, je crois utile d'indiquer ici les ]irincipaux auteurs mndernes auxquels
nous emprunterons nos renseignements. Ce sont
Le Dl' Charcot, l.eçnns sur les malrtrlies dit .sterne ttcrt'cu~, Leçons du nuirdi ;'t la
Sa!pe'<rfcre, divers articles dans la Gazelle des ~<~3)<auj;, Are/tn'e.f de rtettrolnqie,
Progres médical, etc., comptes rendus à 1 Acadentfe des sciences, a la Snciélé Je jbm-
logie. D~ Ch. Richct, L'homnte et l'inlelLigence.
rtigues Ntjr La !11.~titile hgstérie ou
Dr l'aul Itielici~, l;lttde.s cli-
Binet et Fere. Le nutyrté-
tisme Binet, Les aLtérerh:ons de Lo personnalité. (Unes de la Tourelle,
L`lt~pnolisrtte et les états <mato<y[!es au poirtl de rtte tncW<;n-<('(/;if.

etc.
Les dnto-
lions tlans l'état t/ /typno~sn)e. – Foveau de Courmelles, L'hypnolisnte. Dumotit-
pallier, articles publiés dans la Gu~elte de.s Comptes rendus à l':lcarl.
des scienres, à la Soc. de bioL. Liebeautt, Le e sornnteif proeotlrré et les éttis ana-
logue. Hcrnheini. De la snyrleslinn el rle ses applicaLinus ti ltt (Iténalretrtitlrre.
Beaunis, Le .so~untin~H~f.s'me prouoqué. Li~cois, De la A'~</y0-s'ff. el ttu -s'f~M7tam-
bul.isme dans leurs rapports' arec la ,jrtrisl>rarlercce et La médecine Léllale. Azam,
lfypnntisme, double conscience el tt(léralion.s dc la per.!onn;t~'<e. Pitres, Lel·ons
clinitlttes sur l'hystérie e< t'ytt//)no<f.nte. – D' Grasset, divers articles publiés dans la
Semaine médicale, les Archines de rtettrolaflle,, cte. Contples rertrhts du prenr.ier
Congrès inlernalionaL de ~?HO~Av~c. – D' Cullere, ilTzynélisnte el /)~Mo'f's~n'.
Dr Guermonprez. Deux articles dans la Science Ctï~iO~f/He, Thèse contre les
Séances puhliqttes d'Itypnolisme. Meidenlicin, Der soyerutrtnle lltierische illigne-
lisntiis. Dr Engelhert Lorenz l'ischer, Der sngreniiinte LeLensmnrlnefisnttt.sorler
Hypnoli.snr.us. Albert lloll, Der //t/pno</sN)u.! Je me propose de donner au
lecteur une vue d'ensemble sur ce qu'il y a de plus important dans tout le domaine
de l'hypnotisme Pré fzce de la ltrernière édilion deux éditions en une année.
1>Iax D~psoir, Dis Doppel-Iclt. 1)' V. Kraf1"l-Ebing; lüne experintenlale Statlie au f
rlem Gebiele des liypnotisntus neh.s~ l3emer)ranrlen üher Sttrlyeslinrt. ~nd.S~f/f/e.s<!0~s-
<Aera/);'e. –D' Ilans Schmidkunz, Der ltypnolisnuts in <~emetn/a.s.!([e/ter Darslellany.
Hans Arnold, Die /Jeff~i<te des 77</pno<<4)ntts, der Slalucotence und des jt7a</)te-
tisrnus nrtl~uhrirulend veruertel in de r Iland dcs~aien.–James I3raid,enryl>rtolo,tlie.
Traité du sommeil nerreu~ 011 hy1>noli.stne, traduit de l'anglais par le D~ Jules
Simon. Hack Tucke, Le corps et L'e.cltriL, action du moral et de L'i.rnayirta lion sur te
physique, traduit de l'anglais par V. Parant. Enrico MorsetU, Il rnagnelismo .eni-
ntale, 1" fisciiiazione e gli stali innolici Le professeur Cesare Lombroso, dans ses
Sludi sulL' ipnotismn, p. n, appelle cet ouvrageun traité merveilleusement clair
et populaire, incontestablement supérieur à tout ce qui avait été écrit sur ce sujet
eu italie, et peut-être ailleurs Il. Delhoeuf, ~Ylagnétiseurs et ~tH'deetn~ nombreux
articles dans la Revue de l'hypnotisme, et dans la /teuue philosophique. Fore),
Der Ilypnolismus, seine liedeulurtg und seine Nandhabung in A-Mr!f/e/a~<er 7)ar-
siellungr. Ladame, L'hypnotisme e/ la médecine légale. Jean de Tarchanolr,
ll,ypnolisme, strygestion, lecture des pensées, traduit du russe par Ernest Jaubert,
Ho'rero, La ilmo(izacion generali~adi o sett procedimienlo pzrx rlelerntinar el
Avant tout, pour atteindre le but que nous nous proposons,
il nous faut connaître la nature intime de l'hypnotisme: mais
comment y réussir? Chacun sait que, dans notre existence
actuelle, il n'est chose quelconque dont la nature, la sub-
stance, nous soit directement connue. Notre esprit, pas plus
que nos yeux, ne peut saisir, par intuition, l'essence de la
moindre réalité. Mais ce que nous ne pouvons atteindre par
voie directe, nous l'atteignons par un détour. Partant de ce
double principe qu'il doit y avoir une certaine proportion entre
les agents qui produisent un être et cet être lui-même, et que
les propriétés sont comme le reflet de l'essence d'où elles
émanent, nous étudions la genèse des êtres ainsi que leurs
qualités et leurs opérations, el, nous remontons par cette voie
jusqu'à leur nature (1), a peu près comme l'on pourrait juger d'un
fleuve par ses sources, et de l'espèce d'un arbre par ses fruits.
Pour nous rendre compte de la nature de l'hypnotisme, nous
avons donc deux choses à faire 1° rechercher dans quelles con-
ditions, sous quelles influences se produitle sommeil hypnotique;
2" à quels phénomènes il donne naissance. Nous allons aujour-
d'hui accomplir la première partie de cette tâche, en disant
COMMENT ON IIl·l'\O'l'LF1:.

L'hypnotisme s'est rendu fort suspect à plusieurs bons esprits,


à raison justement des procédés que l'on emploie pour produire
ipnolisnan. de resttIladns coslnnles en lodos los intlit·idnos, cott el apnralo ipno-
li~ador dei atrlnr. (Jfed. crtslell;rrta,1·alladoli<l.; Pierre Janet, L'aulonta(isrtte ps~cho-
lo,qiqae. l'. YitH, 0. P.. I:l Il7ttOItYlltO. l~lie ~~férie, Le ntercei6lett,x et la science,
élnde sttr l'hs~lrnofi.cnr.c.-l'.(~iuscphcFranco. S. J., l.`iprtolisnto torn~to (li ntoda.
tt>'I-ilé .Nr
Li oérilé
l,cloiig, La
Le)nnp, silp. t'~t/jx)o<~)te. – De
De l;onnioL, S. J., Le ntiracie
l~onniol, S. et ses contre-
i?Lir.,icle ef coiaire-
/;)ço)t. Ctaveric, 7~'<ud(' snr l'Itypnoliswe. lettre tle Jlgr t'Ercf/He de :lf.udrid
·trr l'ltypnnlisnte, traduite de 1)~ii- le P. Cnudci'c, S. J. llerue de L'Ityp-
nnlistrte er~prft)[Gn<.)< el llrr·rrtpetrlirlue. Paris.–Xetf.fchrt/t für flt/pnolisntus,Berlin.

est
7~'occcd")~ o/' Llte Vociely /or psychical researches. London. The 7~/ceum
de Duhlin, n09 de février, mars, avril. mai )8B9.
l'~ur fane cuntprendro combien cette enumeration, qui pourra paraîtrc longue ci.

peu de chose comparée a tout ce qui a été écrit sur Ihypnotisme,


qti nie suffise de dire que Max Dessoir, dans sa l3ibliogr;rp)tie rles fttoderncn IIJpno-
Lisnttts, compte 801 travaux et 207 revues sur la matière, et que dans son 7~r~<er
.tc~<r;)</ ~ttr ~t6tf'of/tj;)hte des tooderne~ Ils/ptiolismus publié deux ans plus tard,
ilmentionnait 382 travaux et .!7 périodiques nouveaux.
(7) ° Cnm quandoque eogno"camus per causas elrcclns ignotos, quandoque autem
c convcrso Il. Somme llolodog., lit 1, 9, 85. a. z. ad ,1.
le sommeil: ses adversaires trouvent ici matière à un argument
que nous les entendrons plus tard développer avec autant de
complaisance que de force. C'est une raison de plus pour que
nous exposions avec soin les diverses manières d'endormir.
Elles sont très variées, comme on va s'en convaincre, en
entendant les opérateurs eux-mêmes raconter comment ils
procèdent
« Voici venir, nous dit M. Albert Moll, le savant hypnotiste
berlinois, un jeune homme de seize ans, qui demande que je
l'endorme. Il a déjà été hynoptisé plusieurs fois. Aussitôt, et
sans préambule, je lui dis de me regarder fixement dans les yeux.
Après qu'il m'a ainsi regardé pendant quelque temps, je le prends
parlamain et fais quelques pas avec lui. Puis je le lâche, ses yeux
restant toujours fixés sur les miens. Je lève alors ma main
droite il lève sa main droite. Je lève ma main gauche il fait
de même. » (1). Le jeune homme dort. Comme on le voit, ce
procédé ne diffère pas de celui qu'employaient les magnétiseurs
des derniers temps, et que M. Teste décrivait comme il suit
«
Vous vous asseyez vis-à-vis de votre sujet. Vous l'engagez à
vous regarder le plus fixement qu'il pourra, tandis que, de votre
côté, vous fixez sans interruption vos yeux sur les siens.
Quelques profonds soupirs soulèveront d'abord sa poitrine
puis ses paupières clignoteront, s'humecteront de larmes, se
contracteront fortement à plusieurs reprises, puis, enfin, se
fermeront » (2).
Mais tout le monde ne s'endort pas aussi facilement que le
jeune homme dont nous venons de parler: et c'est une fatigue
pour l'hypnotiste de fixer longtemps son sujet. L'on a donc été
naturellement amené à rechercher si l'on ne pourrait pas
influencer autrement le regard des personnes à endormir. Et
effectivement, on a trouvé des moyens.
« J'avais à endormir un jeune homme de vingt ans, nous dit
encore M. le docteur Moll. Je le fais asseoir sur une chaise et
je lui mets entre les mains un bouton de verre qu'il doit tenir
élevé devant ses yeux et fixer fortement. Après trois minutes,
ses paupières se ferment, et je le vois qui fait de vains efforts
(1) Der Jlypnotismus, Zweite Aulïage, p. ]0, A'crsuch m.
(2) D'1 Cullère, Magnétisme et hypnotisme, p. 101.
pour rouvrir ses yeux: en même temps la main qui jusque-là
avait tenu élevé le bouton de verre s'abaisse et retombe sur les
genoux. » (1). Le jeune homme était endormi.
On peut procéder plus simplement encore, comme je l'ai vu
pratiquer moi-même à un médecin hypnotiste, et au lieu de faire
tenir au patient l'objet brillant à une distance plus ou moins
grande de ses yeux, le placer entre les yeux mêmes, à la
racine du nez. De la sorte, il n'y a plus de fatigue ni pour le
sujet ni pour l'opérateur. Ce procédé est en usage à la
Salpêtrière (2).
Mais, à l'hôpital de la Charité, M. Luys fait mieux encore: il
emploie le miroir à alouettes (3). « En songeant à l'action spéciale,
fascinatrice, que ces miroirs mobiles, éclairés par le soleil, sont
susceptibles de déterminer chez ces oiseaux, je me suis demandé
si, par analogie, ces mêmes instruments ne seraient pas aptes
à produire chez l'homme, du moins chez certains sujets névro-
tiques, prédisposés, des actions similaires, et à développer ainsi,
mécaniquement, leurs aptitudes latentes à l'hypnotisation » (4).
L'expérience réussit à souhait.
« Une fois le sujet placé devant un de ces appareils en mou-
vement, l'appareil étant lui-même disposé de manière à réfléchir
convenablement la lumière, une fois, dis-je, qu'on lui a dit de
fixer le miroir, la fatigue arrive vite, et, 'en général, au bout de
cinq à six minutes, quelquefois même d'une façon instantanée,
on le voit fermer les yeux et s'endormir » (5).
Un des grands avantages de ce miroir que fait bien ressortir
M. Luys, c'est « qu'on peut grouper trois ou quatre sujets
autour d'un appareil en rotation et les endormir tous en même
temps et c'est là un point utile a connaître pour l'étude des

(1) Ouvrage cite, p. 15, Versuch 1.


(2) Cullèie, p. 103.
(3) Comme les miroirs ù alouettes ne sont pas des plus connus, nos lecteurs seront
peut-être heureux clc lire lu description suivante qu'en a donnée M. le D' Foveau
de Courmelles Ce sont des miroirs à facettes, tournant automatiquement, grâce
à un mouvement d'horlogerie. Ces miroirs, formés de morceaux de bois prismatiques,
renferment enchâssés des fragments de H'iacc; ils sont généralement doubles et dis-
posés en croix. Ils servent aux chasseurs ù attirer1 les alouettes, par un beau soleil,
dont ils réfléchissent les rayons dans tous les sens et vers tous les points de l'horizon ».
L'hypnotisme, p. 52.
fi) Dr Luys, Les émotions dans l'étui d'hypnotisme, p. n.
(5) D' Luys, Ibid.
phénomènes hypnotiques, que l'on peut suivre ainsi simultané-
ment sur plusieurs sujets à la fois » (1).
Dans certains cas, au lieu d'impressionner la vue d'une façon
tlouce et prolongée, on peut déterminer sur ce sens une impression
brusque et intense et provoquer soudainement l'hypnose. « Chacun
sait que l'éclair produit parfois une catalepsie spontanée chez
certains individus. Le même effet peut être artificiellement
provoqué en envoyant subitement sur le visage du sujet un jet
de lumière électrique ou oxhydrique, ou encore à l'aide de ce
qu'on appelle la lampe il magnésium, instrument qui permet de
régler et de projeter dans une direction voulue l'éclat aveuglant
de cette substance(2).
Il ne faudrait pas croire, du reste, que l'objet a fixcr doive
nécessairement être brillant. Il suffit que les yeux convergent
vers un point donné. Ainsi on peut endormir en faisant regarder
le bout du doigt. Le docteur Bouchut rapporte qu'une petite
fille présentait les phénomènes 4e l'hypnotisme au complet quand
elle faisait des boutonnières, it cause de la fixité du regard et de
l'attention que nécessitait pour elle ce genre de travail. Enfin, il
est arrivé fréquemment a des femmes hystériques de tomber en
catalepsie quand elles se regardaient pendant quelques minutes
dans une glace.

Il existe bien des manières, comme on le voit, de provoquer


le sommeil, en agissant sur le regard mais on le provoque
également en agissant sur l'ouïe.
Une impression auditive faible et monotone, suffisamment
prolongée, détermine facilement l'hypnose. M. Heidenhein, en
Allemagne, emploie volontiers ce moyen. Un jour trois étudiants
le prient de les endormir. Le maître y consent. Il les fait
asseoir autour d'unetable, met au milieu de la table sa montre, et
leur dit d'en écouter tranquillement le tic-tac. Cinq minutes ne
s'étaientpas écoulées que nos trois jeunes gens dormaient.
M. Pitres, l'intéressant professeur et doyen de la Faculté de
médecine de Bordeaux, nous fait assister à une opération sem-
blable dans une des salles de l'hôpital Saint-André
(1; P.
('3) Dr Paul Marin, 7.)~/))t0<<f:n~e lleéoriqne el praliqne, p. '75.
« Jeanne étant assise sur une chaise, je place ma montre au
voisinage de son oreille, en la priant d'en écouter attentivement
le tic-tac. Dix secondes après, vous la voyez faire une large
inspiration. Elle est endormie, car ses membres soulevés con-
servent l'attitude qu'on leur donne, mais ses yeux sont encore
largement ouverts. Attendons encore quelques secondes voila
que ses paupières s'abaissent, les membrés restant toujours
dans les positions que nous leur avons données. Ne retirons pas
encore la montre, et regardons bien ce qui va se passer. Tout à
coup les membres se relâchent, la malade s'affaisse sur elle-
même, glisse de sa chaise et s'étend sur le plancher comme une
masse inerte B (1).
Mais des excitations sensorielles intenses et subites produisent
le sommeil nerveux tout aussi bien que des excitations légères
et continues. Le bruit soudain d'un gong, le son d'un grand
diapason fait tomber instantanément en catalepsie une malade
assise sur la caisse de l'instrument. Tout le monde connaît
l'histoire de la malade de Bourneville et Regnard elle
jouait avec un tam-tam qui se trouvait au laboratoire. Tout il
coup le tam-tam lui échappe et tombe, et la voilà qui demeure
en catalepsie. C'est en ne l'entendant plus remuer qu'un des
assistante alla la chercher et la trouva immobile, fixe et dormant.
Très connue aussi et très amusante l'aventure de cette hystérique
de la Salpêtrière, qu'on soupçonnait de voler les photographies
du laboratoire de M. P. Ilicher. Elle s'en défendait avec indigna-
tion. Mais, un matin, le docteur revenant de faire des expériences
sur d'autres malades, aperçoit la voleuse la main dans le tiroir
aux photographies. Il s'approche, elle ne bouge pas. Le bruit
du gong percuté dans la salle voisine l'avait frappée de catalepsie
au moment même ou elle commettait son larcin.
On peut donc faire entrer le sommeil par l'ouïe tout aussi bien
que par les yeux. Nous allons voir qu'il peut avoir également
accès par le sens du toucher.

Les excitations légères et répétées de la peau comme celles


que produisent de petites chiquenaudes ou des frictions

(t) Leçons cliniques .sur !'h~.<<erte e< < A~iKohsme, t. II, p. 88.
superficielles, une faible compression des globes oculaires, la
friction douce des paupières, la compression des opercules des
oreilles, le passage d'un petit courant électrique, l'application
d'un aimant, peuvent, chez beaucoup de sujets, donner lieu au
sommeil hypnotique. M. de Jong (de la Haye) raconte qu'un
homme qu'il avait essayé d'endormir à plusieurs reprises et par
plusieurs méthodes, sans aucun résultat, fut nlis après quelques
minutes en état cataleptique par la friction d'un certain point du
crâne (1). M. de Jong avait peut-être rencontré dans son patient
une ~one lagpnocJène et cette particularité m'amène à parler de
la découverte, ou, si l'on aime mieux, de la théorie récente fort
curieuse de ces sortes de zones.
MM. Charcot, P. Richer, Dumontpallier les avaient déjà
signalées, mais c'est M. le professeur Pitres, de Bordeaux, qui a
étudié avec le plus de soin et de méthode cette intéressante
question, dans son grand ouvrage sur /7~/)~f et /<j/!o~swc;
et c'est à lui que j'emprunterai les détails qui vont suivre
« Je désigne sous le nom générique de zones hypnogènes, dit
le savant professeur, des régions circonscrites du corps dont la
pression a pour effet soit de provoquer instantanémentle sommeil
hypnotique, soit de modifier les phases du sommeil artiliciel,
soit de ramener brusquement à l'état de veille les sujets
préalablement hypnotiséss (3).
De cette définition, il ne faut retenir que ces deux points les
zones hypnogènes, sous une pression convenable, ont pour effet
de provoquer instantanément le sommeil hypnotique, ou de le
modifier. Car, d'attribuer aux zones /:y/)/!0~e/?<s, comme le fait la
définition, la propriété, toujours sous la pression voulue, de
ramener brusquement à l'état de veille les sujets préalablement
hypnotisés, c'est manifestement confondre les zones hJpnn~ènes
avec les zones A~~o/ë/:a/y'fce.s dont M. Pitres d'ailleurs admet
et établit fort bien l'existence.
Les zones hypnogènes peuvent se rencontrer presque sur tous
les points du corps, aussi bien sur les membres que sur le
tronc etla tête. Leur nombre est très variabled'un sujet à l'autre.
Sur certaines personnes on n'en trouve que quatre ou cinq, sur
(1) Compte rendu du premier C:onr/rcs de <)</pno<<snte. Paris, 1890, p. 192.
(2j T. 11, p. 98.
d'autres on en compte un nombre considérable, vingt, trente,
cinquante et plus encore. Elles font parfois défaut chez des
hystériques même facilement hypnotisables.
La peau qui recouvre les zones hypnogènes ne présente
extérieurement aucun caractère qui la signale à l'attention du
médecin. Elle a même coloration, même température que les
parties voisines des téguments, et n'est habituellement le siège
d'aucun trouble trophique. Aussi, pour trouver les zones
hypnogènes, faut-il en faire la recherche en explorant attentive-
ment les différents points du corps. C'est vraisemblablement à
cause de cette absence de signes révélateurs, remarque M. Pitres,
que les zones hypnogènes ont échappé jusqu'à présent à l'atten-
tion de la plupart des observateurs qui ont attaché leur nom à
l'étude scientifique de l'hystérie et des phénomènes hypnotiques
chez les hystériques.
Souvent, non pas toujours, les zones sont répandues symétri-
quement sur les deux côtés du corps. Chez les malades qui sont
hémianesthésiques, on les rencontre indifféremment du côté
hémianesthésic et du côté qui a gardé sa sensibilité normale. Leur
étendue est habituellement très limitée. Dans la plupart des cas,
elles mesurent de un a quatre ou cinq centimètres de diamètre.
Quelquefois, mais rarement, leur surface est beaucoup plus large
et peut être évaluée deux ou trois décimètres carrés.
Maintenant que nous sommes renseignés sur l'existence des
zones et les particularités les plus saillantes qu elles présentent à
l'observateur, nous allons apprendre de M. Pitres comment on
peut mettre en action leur vertu hypnotique.
« La
pression brusque est le mode d'excitation le plus souvent
efficace des zones hypnogenes. Dans un bon nombre de cas,
des excitations tout à fait superficielles de la peau qui les
recouvre suffisent à mettre en jeu leur excitabilité. Le frôlementt
léger avec un corps étranger résistant ou non (avec un pinceau
à aquarelle, par exemple, ou avec un fragment de papier roulé),
l'insufflation simple, le contact de quelques gouttes d'eau chaude.
ou froide, le rayonnement d'un objet à température élevée, la
pulvérisation de quelques gouttes d'éther, le passage d'une
secousse électrique, peuvent, dans ces cas, provoquer ou modi-
fier. le sommeilhypnotique,Mais toutes leszones hypnogenes ne
répondent pas i des excitations aussi superficielles, et pour
être certain qu'une région déterminée du corps est ou n'est pas
hypnogène, il convient d'en faire l'exploration méthodique en
exerçant sur elle une compression assez forte.
« Lorsque cette
compression est pratiquée sur les zones elles-
mêmes, elle provoque instantanément les effets spécifiques qui
caractérisent les zones hypnogènes. Pratiquée en dehors des
zones, elle ne détermine aucun de ces effets elle peut donner
lieu à une douleur plus ou moins vive, mais elle n'endort pas » (1).
Voilà certes une méthode expéditive et pas compliquée
d'endormir les une
fois trouvée la zone, vous pressez du
bout du doigt le centimètre carré de peau qui joui du merveilleux
privilège, et le sommeil se produit aussi infailliblement, aussi
instantanément, que le bruit de la sonnette électrique quand
vous poussez le bouton.
Mais j'en ai dit assez sur les diverses manières dont le tact
peut être utilisé pour déterminer le sommeil. Ne mentionnons
que pour mémoire les tentatives de MM. Binet et Féré pour
endormir en agissant sur le goût et l'odorat; et après avoir
parlé comme nous venons de le faire des procédés hypnotiques
exclusivement physiques, arrivons à cette autre méthode
d'endormir où l'on emploie le concours de l'activité psychique..

Il était bien naturel, en effet, de se demander si l'âme eL ses


.diverses facultés ne pourraient pas aider en quelque chose à la
production du sommeil. Il est malheureusement trop sûr que
ne dort pas qui veut pourtant chacun a l'expérience que la
volonté n'est pas sans influence sur le sommeil, que tel état
mental y est favorable, tel autre réfractaire et c'est pourquoi
l'idée est venue de faire appel à l'esprit pour amener plus vite
et plus sûrement l'hypnose.
James Braid, le fameux médecin de Manchester, a popularisé
cette méthode. Je sais bien que l'on a dit souvent que Braid
endormait en ne se servant que des « agents physiques » et
que tel est le caractère distinctif du Braidisme mais ce n'est
pas exact. Nous n'avons, pour nous en convaincre, qu'à écou-

[1; T. II, p. 99.


ter Braid lui-même nous expliquer comment il procédait'
« Prenez, dit-il, un objet brillant quelconque (j'emploie habi-
tuellemcnt mon porte-lancettes)entre le pouce, l'index et le médius
de la main gauche; tenez-le à une distance de 25 à 45 centi-
mètres des yeux, dans une position telle au dessus du front, que
le plus grand effort soit nécessaire du côté des yeux et des
paupières pour que le sujet regarde fixement l'objet. Il faut
faire entendre au patient qu'il doit tenir constamment les yeux
fixés sur l'objet et l'esprit uniquement attaché à ce seul objet. On
observe que, à cause de l'action synergique des yeux, les pupilles
se contracteront d'abord peu après elles commenceront à se
dilater et, après s'être considérablement dilatées et avoir pris
un mouvement de fluctuation, si les doigts indicateur et
médian de la main droite, étendus et un peu séparés, sont portés
de l'objet vers les yeux, il est très probable que; les paupières se
fermeront involontairement avec un mouvement vibratoire. S'il
n'en est pas ainsi, ou si le patient fait mouvoir Icsglobes oculaires,
demandez-lui de recommencer, lui faisant entendre qu'il doit
laisser les paupières tomber quand, de nouveau, vous porterez
les doigts vers les yeux, mais que les globes oculaires doivent
être maintenus dans la même position et l'esprit attaché à laseule
idée de l'objet au dessus des yeux. Il arrivera, en général, que
les yeux se fermeront avec un mouvement vibratoire, c'est-à-dire
d'une façon spasmodique » (1).
Ainsi fixation du regard sur un objet brillant, et de la pensée
sur « un objet unique, sur une idée unique, n étant pas de nature
excitante » (2), voilà tout ce qu'il faut pour dormir mais voilà
bien aussi, comme je le disais, deux facteurs du sommeil, l'un
physique, l'autre psychologique. Et qui sait si, de même que
les moyens physiques employés isolément suffisent à produire
le sommeil, les moyens psychologiques, à eux seuls, n'en
pourraient pas faire autant? Les faits vont résoudre la question.

Au commencement de ce siècle, lefameuxabbé portugais Faria,


qui, pendant quelque temps, eut un si grand succès à Paris,

(1) A'eiirypnologie;Traité du sommeil nerveux ou hypnotisme. Traduction française


du D1' Jules Simon, p. 32.
(2) P. 49.
endormait ses sujets, simplement en leur commandant de dormir.
Le général Noizet, son fidèle disciple, nous a décrit sa méthode
« On fait placer commodément dans un fauteuil la personne qui
consent à se soumettre à l'expérience on lui fait fermer les
yeux pour éviter toute cause de distraction on a soin aussi de
faire observer un grand silence autour d'elle on lui recom-
mande enfin de s'abandonner au sommeil sans résistance, et,
pour diminuer l'action des idées passagères qui pourraient
occuper son cerveau, celui qui entreprend l'expérience l'engage
à concentrer toute son attention sur lui, sans idées déterminées,
s'il est possible. Lorsque l'on a ainsi disposé cette personne à
éprouver les effets du sommeil, on lui exprime avec fermeté le
commandement de dormir. A ce commandement, elle éprouve
souvent une commotion dont elle ne saurait se défendre, et en
même temps elle se sent un premier degré d'assoupissement.
Si l'on agit ainsi pour la première fois, il devient ordinairement
nécessaire de répéter le commandement à plusieurs reprises pour
obtenir le sommeil. L'effet est quelquefois plus certain en
appuyant un doigt sur le front de la personne qu'on endort ou
en l'agitant brusquement par les épaules. Dans tous les cas, si
elle doit s'endormir, cet effet ne se fera pas attendre plus de
deux ou trois minutes(1).
Ce procédé est aujourd'hui employé un peu partout, mais
nulle part plus habilement et avec plus de succès qu'au sein de
la célèbre École hypnotiste de Nancy. M. le docteur Bernheim va
nous dire lui-même comment il endort ses malades
« Voici comment je procède pour obtenir 1 état hypnotique

«
Je commence par dire au malade, que je crois devoir avec
utilité soumettre à la thérapeutique suggestive, qu'il est
possible de le guérir ou dele soulager par l'hypnotisme qu'il ne
s'agit d'aucune pratique nuisible ou extraordinaire; que c'est un
simple sommeil ou engourdissement qu'on peut provoquer chez
tout le monde que cet état calme, bienfaisant, rétablit l'équi-
libre du système nerveux, etc.; au besoin, j'hypnotise devant lui
un ou deux sujets pour lui montrer que cet état n'a rien de
pénible, ne s'accompagne d'aucune expérience; et quand j'ai

(1) Général Noizet, .Mcmofre sur le sornnarnhtelisnae, p. 86.


éloigné ainsi de son esprit la préoccupation que font naître l'idée
du magnétisme et l'idée un peu mystique qui est attachée à cet
inconnu, surtout quand il a vu des malades guéris ou améliorés
par cette pratique, il est confiant et se livre. Alors je lui dis
« Regardez-moi et ne songez qu'à dormir. Vous allez' sentir une
« lourdeur dans les paupières, une fatigue dans vos yeux; ils

« clignotent, ils vont se mouiller; la vue devient confuse, ils se


« ferment ». Quelques sujets ferment les yeux et dorment immé-
diatement. Chez d'autres, je repète, j'accentue davantage, j'ajoute
le geste peu importe la nature du geste, je place deux doigts
de la main droite devant les yeux de la personne et je l'invite à
les fixer ou bien avec les deux mains je passe plusieurs fois de
haut en bas devant ses yeux ou bien encore je l'engage à fixer
les miens et je tàche en même temps de concentrer toute son
attention sur l'idée du sommeil. Je dis « Vos paupières se
«
ferment, vous ne pouvez plus les ouvrir. Vous éprouvez une
« lourdeur dans les bras, dans les jambes; vous ne sentez plus
« rien; le sommeil vient », et j'ajoute d'un ton un peu impérieux

«
Dormez » Souvent ce mot emporte la balance; les yeux se
ferment, le malade dort ou du moins est influencé » (1).
M. Bernheim, dans le passage que nous venons de lire, parle
de fixer le regard, de gestes ou de passes qu'il exécute. Mais
qu'on ne s'y trompe pas tout cela pour lui est secondaire dans
sa conviction, l'idée du sommeil est le seul facteur du sommeil.
S'il dit au sujet « Regardez-moi », c'est pour lui donner une
contenance, et prévenir un embarras, une préoccupation qui
empocherait l'impression de l'idée de même les gestes et les
passes n'ont d'autre but que d'entretenir et d'aviver l'idée du
sommeil.
Du reste, j'ai eu l'avantage d'assister plusieurs fois aux opéra-
tions de M. Bernheim, le savant professeur m'y ayant autorisé
avec une bienveillance et une courtoisie auxquelles je suis
heureux d'avoir l'occasion de rendre hommage, et je dois dire
que, sur plus de trente personnes que je l'ai vu endormir, je n'ai
jamais remarqué qu'il fît un geste ou une passe quelconque, ni
qu'il recommandât à aucune de le regarder, ou de regarder
a

(1) De ta suggestion et de ses applications à ta thérapeutique, p. 1.


lit) VUE THOMISTE. I. 12
quoi que ce fût. Je le vois et l'entends encore nous disant, à nous
les spectateurs, de sa voix fine, souple, caressante, qui sait si
bien devenir impérieuse par instants « Tenez, vous voyez cet
homme, ce garçon, etc.; eh! bien, tout à l'heure il dormira:
Les paupières vont devenir pesantes. elles vont clignoter,
s'humecter. tenez, voilà qu'elles s'abaissent. elles se ferment.
il ne pourrait plus les relever. vous ne pouvez plus ouvrir les
yeux. cela vous est impossible. le sommeil gagne tout le
corps. je vais lever votre bras. vous ne pourrez plus l'abaisser.
impossible de l'abaisser. vous ne le pouvez plus. il vous est
impossible d'abaisser votre bras ». Souvent, en effet, le patient
essayait en vain d'ouvrir les yeux ou d'abaisser le bras. Puis,
souvent, presque toujours, l'habile opérateur poursuivait,
s'adressant à nous de nouveau « Voici que je vais lui donner
un petit verre d'une boisson très bienfaisante: cela va le rafraîchir,
le calmer, diminuer son mal ». En même temps il prenait la
main droite de l'hypnotisé, la disposait comme pour tenir un
verre, puis lui présentant deux de ses doigts en guise de coupe
« Tenez bien, ajoutait-il, prenez garde de verser. buvez ». Etlo
patient buvait sa liqueur imaginaire avec une satisfaction visible.
Le sommeil était dès lors assez profond pour qu'on pût procéder,
s'il était utile, à d'autres expériences.
M. Pitres fait justement remarquer que « cette production du
sommeil par voie de suggestion peut être variée de mille façons
différentes »(1).
Vous dites à une personne facilement hypnotisable « Vous
allez compter de un à six et vous vous endormirez quand vous
arriverez à six », et les choses se passent comme on l'a dit. Ou
bien encore « Vous vous endormirez en arrivant à tel endroit,
en ouvrant telle porte, en touchant tel objet, et la personne
s'endort en arrivant à l'endroit désigné, en ouvrant la porte
indiquée, en touchant l'objet signalé à son attention, un porte-
plume, une clé, une paire de gants. Ces procédés de suggestion
indirecte réussissent parfois même fort bien sur des personnes
qui restent indifférentes à l'injonction impérative. Chose plus
étrange, M. de Jong (de la Haye) est parvenu plusieurs fois à

(1) T. 11, p. 91.


hypnotiser des malades, qui ne s'étaient pas montrés sensibles à
la plupart des méthodes connues, en les faisant respirer profon-
dément, les yeux fermés, et en leur donnant l'assurance qu'ils
s'endormiraient après un nombre fixe de respirations.
En résumé, quel que soit l'acte auquel l'idée de sommeil est
rattachée par l'hypnotiseur, pouvu que l'acte s'accomplisse, le
sommeil a lieu. M. Beaunis, l'éminent professeur de physiologie
à la Faculté de médecine de Nancy, en rapporte un exemple
véritablement frappant
« Au moment
des vacances, comme je devais quitter Nancy
pendant plusieurs mois, M"e-A. E. que j'avais l'habitude
d'hypnotiser presque tous les jours, me dit un matin
Vous ne pourrez plus m'endormir maintenant, puisque vous
partez.
– Pourquoi pas?'t
– Mais ce n'est pas possible, puisque vous ne serez plus là.
Cela ne fait rien je vous donnerai des jetons magnétisés
quand vous voudrez dormir, vous n'aurez qu'à en mettre un
dans un verre d'eau sucrée: vous dormirez un quart d'heure.
Puis me ravisant, je lui dis Mais il y a quelque chose de
beaucoup plus simple quand vous voudrez dormir, vous
n'aurez qu'à dire en prononçant mon nom: « Endormez-moi »,
et vous dormirez immédiatement.
Quelle plaisanterie
Ce n'est pas une plaisanterie, c'est très sérieux.
Je ne peux pas le croire.
Que vous coûte-t-il d'essayer? Essayez de suite, vous
verrez bien si cela réussit.
Je le veux bien, dit-elle.
Mais elle avait l'air rien moins que convaincue, et j'avouerai
que, malgré mon assurance apparente, je l'étais fort peu de mon
côté elle passe dans le jardin et je reste dans l'appartement
pour éviter de l'influencer par le regard ou par ma présence.
Au bout de peu de temps, les personnes qui se trouvaient là
viennent me dire Elle dort.
Je vais au jardin et je la trouve debout et dormant.
Mais il pouvait y avoir là un effet dû à ma présence, et j'étais
curieux de savoirsi, unefoisabsentde Nancy, le même phénomène
se produirait. Je priai le docteur Liébeault, chez lequel elle venait
souvent, de l'observer et de me tenir au courant. Le résultat fut
absolument le même. Elle n'avait qu'à prononcer la phrase sacra-
mentelle pour s'endormir immédiatement. Et ce qu'il y a de
caractéristique, c'est que dans ce sommeil, elle n'est en rapport
avec aucune des personnes présentes, elle n'entend personne,
pas même ceux qui, comme le docteur Liébeault, ont l'habitude de
l'endormir » (1).
Persuadez à une personne hypnotisable que, de chez vous, à
une heure déterminée, vous l'endormirez. A l'heure dite, elle
devient inquiète, quitte son travail et s'endort.
M. Heidenhein a fait cette expérience avec succès sur des
personnes non hystériques. « Le 1er février 1880, dit-il, on
annonce à l'étudiant Friedlander que le soir du même jour, à
quatre heures, il sera hypnotisé à distance, et on l'engage à
regarder sa montre un peu avant quatre heures pour vérifier
lui-même l'exactitude de cette assertion. Le docteur Rügner, son
voisin, fut chargé de l'observer et, à l'heure dite, Friedlander
s'endormit » (2).
Les effets sont les mêmes quand l'idée du sommeil est
suggérée aux sujets par correspondance ou par téléphone, ainsi
que l'a démontré M. Liégeois. Cet observateur dislingué écrit
à une jeune fille qu'il avait hypnotisée antérieurement:
« Mademoiselle, moins d'une minute après que vous aurez lu
ces lignes, vous dormirez, que vous y consentiez ou non. Vous
vous éveillerez au bout de cinq minutes. Vous ne pourrez plus
ensuite lire ce billet sans vous endormir pendant cinq minutes.
Dormez » (3). Et la jeune fille s'endormait toutes les fois
qu'elle relisait le billet magique.
(A suivre).
Fk. M. -Th. Coconnieh. 0. P.

(1) Le somnambulisme provoqué, p. 29.


(1) Ueher die sogenannte thierische Magnelismns.
[3) De la suggestion et du somnambulisme, p. 110.
LE NÉO-MOLINISME ET LE PALÉO-THOMISME
(Sziitc)

Nous nous sommes placé sur le terrain où nous a conduit le


P. Frins (1). Il a affirmé que si les Thomistes (et chacun sait
que tous les Dominicains sont Thomistes) se sont propose
d'enseigner sérieusement saint Thomas, ils ont toutefois faussé
sa doctrine, du moins sur les questions qui divisent les Molinistes
des Thomistes. Par contre, les écrivains de la Société de Jésus
ont étudié saint Thomas avec plus de soin, et l'ont développé
plus abondamment et plus clairement diligentius excoluerint,
<t

uberius et luculentius evolverint ». Malgré notre répugnance à


traiter ces questions de comparaisons entre ordres religieux, il
a fallu s'y résigner, et montrer d'abord à ceux qui ne sont point
au courant des choses que la seconde affirmation du P. Frins
doit être acceptée cum grano salis. On accuse les Dominicains
d'avoir trahi leur Docteur, on s'arroge la gloire de l'avoir sauvé
contre eux nous avons repoussé l'agression, en respectant bien
plus qu'il ne semble le rnoderarnen inculpala' lulelx.
Le P. Frins après avoir formulé son accusation contre l'ordre
de Saint-Dominique, a voulu répondre à une difficulté qui se
rencontrait sur son passage. Les Dominicainscitent en leur faveur
des documents pontificaux le P. Frins veut démontrer que ces
documents non seulement ne prouvent rien, mais encore prouvent
contre les Dominicains. Nous allons examiner ses raisonnements.

(1) Nous n'avons pu revoir les épreuves de notre premier article, et quelques
fautes se sont glissées dans l'impression et la pagination. Par exemple, de la page 93,
ligne 3, le passageC'est ce qu'avoue aussi. qui tue l'autre espritdoit être
transporte p. 92, ligne 26, après ces motsefficacia ineunt A la page 84, lignes
26 et 27, les mots et par suite au sujet des questions connexes doivent être mis
entre parenthèses. Ils sont une conséquenee indiquée par nous.
Mais avant d'aborder la discussion, nous devons résoudre une
question préalable et nécessaire. Les documents pontificaux que
nous allons citer, et les autres que nous pourrions citer, parlent
sans cesse de certains adversaires de la doctrine thomiste.
Nous sommes tous d'accord qu'une première catégorie d'ad-
versaires se compose des Jansénistes, Qucsncllistes, Baïanistcs,
et de tous ceux qui s'en rapprochent sous un nom quelconque.
Il n'y a pas de discussion à ce sujet.
Mais la question est de savoir s'il n'y avait pas d'autres
adversaires.
Cette question est de souveraine importance, parce que si l'on
sait à qui parlent les Souverains Pontifes, et d où viennent les
« calomnies » qu'ils condamnent (le mot est des Pontifes eux-
mêmes) nous saurons mieux quelles doctrines ils prennent sous
leur protection, en mème temps que nous verrons affirmée par
eux l'inanité des objections, qu'ils appellent des « calomnies D.
Le P. Frins a naturellement supposé que les seuls adversaires
condamnés par les Souverains Pontifes étaient des Jansénistes
« Ex iis quoe calumniose i. e. cum damnoso et
injurioso mendacio
dicta sunt, difficile est quidquam positive concludere. Multa
ergo calumniabantur Jansenistœ. Calumniabantur orthodoxam
s. Thomae doctrinam, quia hanc asserebant a sua doctrina per
RR. Pontifices damnata non distingui; idem de doctrina RIi.
PP. Dominicanorum quse est de prædeterminatione physica
dicebant. Constat ergo contra doctrinam Molinistarum allatis
Pontificiis constitutionibus nullum prœjudicium procreari » (1).
Nous ne voulons pas examiner ici quelles conclusions on peut
tirer de ces textes contre le Molinisme et le Néo-Molinisme. Il
nous suffit d'examiner ;pour le moment si les Jansénistes seuls
en étaient à affirmer une identité ou des affinités entre leur
doctrine et le Thomisme, et si d'autres, pour des raisons dif-

(1) Prins, oyj. cil., p. H. Le P. Bruckcr, ~ludes religieiise.r, mai 1890, p. 29, dans
un article qui a pour but de démontrer en réalité que le l3ref Demissas prece-f était
contre l'ordre de S.-Dominiquc, et qui est seulement un tissu d'accusations contrc
les Dominicains, se montre fort prudent. Il dit seulement que le fait de l'opposition
des Molinistes ne trouve certainement aucune base dans l'acte papal u. Le P. Brucker
se trompe, comme nous verrons mais surtout il aurait pu en al)l)elet, à l'histoire,
pour résoudre cette question, comme dans le même article il fait à sa manière appel
à l'histoire contre les Dominicains.
férentes de celles des Jansénistes, n'ont pas reproduit et souvent
cette même affirmation. Le P. Frins ne le pense pas, et nous,
nous le pensons, et nous allons rappeler quelques faits.
Le P. Dummermurth nous cite au sujet dela Constitution de
Clément XI, que nous rapporterons tout à l'heure, le grave
témoignage suivant d'un contemporain, de Pietro Polidoro (1).
Ce témoignage est clair, et n'a pas besoin de commentaires
« Nequc dcfuerunt qui tametsi Quesnellianis, ut Catholicos
decebat homines, essent adversi, et Clementinoe sanctioni obse-
querentur, licentia nihilominus pari, illustres utriusque Sanctis-
simi Doctoris (scil. SS. Augustini et Thomae) Scholas crimina-
bantur sua alia de causa interesse rati id calumniœ genus vulgG
alere. At horum hoc item Pontificum diploma tempestive com-
pressit audaciam ». Le même auteur affirme que « potissimum
schola Thomistica » était l'objet de ces calomnies. Le P. Dum-
mermuth, obéissant à un sentiment généreux, déclare qu'il ne veut
pas indiquer les agresseurs. Mais puisque le R. P. Frins,
comme le P. Brucker, tire contre les Thomistes des arguments
d'un récit trop incomplet, nous ajouterons quelques commen.
taires au texte déjà si concluant par lui-même. Nous ne dirons
que ce qui est strictement indispensable pour notre thèse.
Toutefois ce strict nécessaire n'est point facile à dire au-
jourd'hui pour ce motif, nous passons la plume à un contem-
porain des faits, célèbre par sa piété, sa doctrine, et dont le té-
moignage fait foi, à raison de la charge occupée par l'auteur.
C'est le P. Ricchini, secrétaire de l'Index, qui va parler. Le do-
cument que nous allons citer est postérieur aux déclarations des
Pontifes qui interdisent d'accuser les Thomistes: mais il raconte
des faits plus anciens, et au surplus, si malgré les interdictions
pontificales de telles récriminations pouvaient encore se pro-
duire, qu'en fut-illorsquel'interdiction était moins explicite? Indi-
quons auparavant quelques circonstancesnécessairesàconnaître.
A peine Alexandre VII eut-il condamné comme hérétiques
les cinq propositions de Janséniusdansle sens de Jansénius lui-
même, sans exposer d'ailleurs quel était ce sens, certains
esprits inquiets se mirent immédiatement à l'œuvre pour savoir

(1) Lib. IV, n. 37. Cité par le P. Dummermuth, op. cit., p. 2, note.
si s. Augustin et s. Thomas, et surtout leurs disciples,
n'auraient pas écrit des phrases semblables à celles de Jansénius.
On insinua, on parla, on écrivit. Innocent XII, en 1694, par un
Bref spécial aux évoques Belges, déclara que le sens des pro-
positions de Jansénius était celui que les mots offrent d'eux-
mêmes, et interdit à certaines turbulences de s'agiter, et de perdre
leurs sueurs à fabriquer des sens nouveaux pour Jansénius,
afin d'insinuer que d'autres que les Jansénistes étaient plus ou
moins frappés. Le Pape défendit de donner à personne
l'épithète odieuse de Janséniste, sans un jugement ecclésiastique
préalable et convaincant. Mais, l'obéissance se trouva ici encore
en défaut, parce qu'on ne pouvait bénéficier des prescriptions
pontificales. Le mal continua. Le P. de Colonia publia sa Biblio-
thèque Janséniste, le P. Patuel son Dictionnaire cles Jansénistes
Ces deux ouvrages furent mis à l'Index. Un écrivain jésuite, sous
le masque d'un docteur de la Sorbonne, écrivit alors un livre pour
démontrer que cette condamnation était injuste. Et il y accusait
spécialement le P. Ricchini, comme coupable de la double
condamnation. Ce libelle fut encore condamné. De plus le
P. Ricchini publia en 1750 une lettre pour exposer les faits.
Il rappelle que, à Rome « quanto cum stomacho, qua'ntaque
cum indignatione, scriptum legerint cum ineptum et inslilstim,
tum temeritatis audacia?que plenum, dici vix potest » il
ajoute que l'auteur du livre est connu, quoiqu'il se cache sous
le masque d'un docteur de Sorbonne; il raconte que le Secrétaire
de l'Index n'a aucune part dans la condamnation des livres, il
affirme que c'est une injustice d'avoir mis au rang des Jansé-
nistes, Ouesnellistes, Baïanistes, des hommes tels que les
Norris, les Bona, les Ginetti, les Berti, etc., et il écrit en
termes plus généraux: « Cum primum edita fuit (Bibliotheca
Jansenistica) nemo Colonise diligentiam in libris notandis qui
pravitate jansenistieze doctrinae essent infecti non laudavit
nemo non vituperavit licentiam et temeritatem, qua usus est in
roponendis eodem numero plerisque virorum catholicorum
libris, ob quasdam opiniones quaï non modo damnatœ non
essent, sed libere a scholis catholicis, et quod majus est,
Romae sub oculis Romanorum Pontificumpubliée defenderentur.
Id enim agere, prœterquam quod injuriosum erat catholicis
viris, putabant non liccre Colonise per leges Romanorum
Pontificum Innocentii XII, Clementis XI, itemque XII, qui
cum viderent esse qui temere invidiosa Jansenismi accusatione
abuterentur, et saniores Augustinianae Thomisticœque Scholae
opiniones, quo suas melius tuerentur, Jansenii Quesnellique
erroribus affines esse proedicarent, indignum esse judicarunt
praeclarissimas Scholas obnoxias esse ealumniœ, et malitiosam
coerceri debere accusationem. Quare prohibuerunt, gravissima
proposita pœna, ne quisquam disputando aut scribendo auderet
earum scholarum opiniones ulla ejusmodi afficere censura ».
Le P. Ricchini indi que ensuite quelques-unes des raisons pour
lesquelles on était accusé de Jansénisme. L'une des plus singu-
lières, sans être surprenante, était la doctrine ainsi formulée:
«
Pcrtinere ad multitudinem leges condere, vel ad eum quicuram
habetmultitudinis».EtleP.Ricchini demande a Quid, siconceptis
verbis idem doceat Thomas Aquinas? Quid si Aquinatem omnes
scquantur Theologi Jurisque periti? Vides aut summam
inscitiam. aut summam improbitatem? Nous terminons cette
trop longue citation par ces mots « Non enim hodie parum
abest quin accusetur, vel in suspicionem vocetur, sed accusatur
reipsa, et in suspicionem Jansenismi. vocatur quincumque
repudiato, ut licet ac decet, Molina, doctrinam tuetur sanioris
scholre Auguslinianœ, vel eas quas supra indicavi Lovaniensis
Academise vestrre opiniones défendit. Ineredibilis est enim
omnium imperitorum accusandi libido, qui jam pene in
Symbole Apostolorum videntur sibi Jansenismum videre ».
Beaucoup d'autres considérations très importantes se trouvent
dans cette lettre, et spécialement celle-ci « Unum restat
ut, qualem fructum ex hac larvati Sorbonici epistola percipiat
hœresis Janseniana diligenter attendas. Equidem cœpta est
liœc hceresis, cum primum damnata fuit, primum a catholicis
juvari. Nam qune odio, ut par erat, habita ab omnibus fuisset,
planeque concidisset, si in iis in quibus erat oppugnata fuisset,
improborum opera in viros catholicos et egrcgios scriptores
malitiose translata exui quodammodo deformitate ccepit, et
minus quam reipsa est perniciosa judicari, etc. » (1).

(1) Cette longue et instructive lettre du P. Ricchini se trouve réimprimée dans le


A ces faits généraux nous pourrions en ajouter bien d'autres,
après avoir rappelé d'ailleurs cet aveu du P. Ripalda « Nostri
ut notam Pelagianismi sua? sententiae vi tarent, objiciebant
oppositœ notam Calvinismi » (1); par où l'on devine le mobile
de l'accusation.
L'un des premiers à la formuler fut le P. Ferdinand de Bastida,
qui après avoir défendu ardemment le Molinisme, dans les Con-
gregationes de Auxiliis, quitta la Compagnie de Jésus, devint
chancelier de l'Université de Valladolid, et dès lors défendit
non moins ardemment la grâce efficace par elle-même, « seu
physice prœdeterminatricem » (2). C'est dans la congrégation
du mercredi 1er février 1606, que Bastida proféra cette accusation,
d'après le P. Meyer, dans son Histoire des Congrégations de
Auxiliis.
Le P. Annatus commença par accuser à Toulouse les Tho-
mistes de Calvinisme, bien que plus tard il les en ait justifiés à
Paris.
Mais celui qui a porté la plus loin l'audace dans son accu-
sation, fut le jésuite belge Livinus de Meyer, dont Billuart a dit,
restantbien au dessous de la vérité « Novus e Societate scriptor,
novo dicam odio an furore adversus scholam Thomisticam
concitus » (3). Voici ses paroles « Gratia a se
efficax est
novum Lutheri Calvinique commentum, et ad illorum tempora in
Ecclesia catholica inauditum, oppugnatum ab Academiis et
Ecclesiae doctoribus » (4).
A ces témoignages il serait facile d'en ajouter bien d'autres,
empruntés à toute cette période depuis le commencement des
querelles, jusqu'à l'époque des derniers décrets pontificaux en
faveur du Thomisme.
On conçoit que si les écrivains parlaient de la sorte, la foule
vulgaire des professeurs,desconfesseurs,des directeurs, etc., etc.,

Sapplementum de V Histoire ecclésiastique de Noël Alexandre, édiL de Bassano,


1778, t. II, p. 220-224.
(1) De ente supernaturali, lib. V, Disp. cxm, sec. xi, n. 53.
(2) Cf. Graveson, Episl. édit. Venet. 1729, 1. 1, p. 213.
(3) Summa, tom. I, p. 341, édit. Lequette. Les livres de Meyer sont surtout des
recueils d'injures grossières, qu'il faut lirc pour en avoir l'idée. Le P. Frins néan-
moins y renvoie avec une sérénité parfaite et constammment.
(4) De mente Concilii Trid., dissert. I, édit. 1709.
devait être bien plus violente encore. Quand on connaît de
quelle manière alors tout le monde s'occupait de théologie, et
quelle influence exerçait sur l'opinion, le cancan et l'intrigue
l'organisation des Aas (1), on comprendra que les Papes aient
songé à y mettre un terme. Et les Papes y' ont mis un terme.
Et leurs paroles sont très claires. Dans le Bref de Clément XI il
est dit que si quelques-uns accusaient le Thomisme de Jansénisme,
c'est parce que a supercecidit ignis contentionis et œmulationis »
la a contention chezlesJansénistes, la « jalousie chez d'autres. Et
dans la Bulle Pretiosus, Benoît XIII renouvelle la même condam-
nation contre la même jalousie, en réprouvant les thèses écrites,
«
in quibusadprocreandamseufovendamdoctrina3S.Thoma3,Prœ-
dicatorum Ordini, aliisque genuinœ Thomisticac doctrinœasseclis
invidiam, designatœ atque damnâtes a Nobis calumniœ, assertive
renovantur ». Ces calomniateurs qui veulent créer ou augmenter
la jalousie ou l'odieux pour la doctrine thomiste, nesontassurément
pas les Jansénistes, qui prétendaient, non pas la démolir, mais s'en
autoriser. Et nous trouvons dans ce fait la preuve que le Pape
ne visait pas seulement les Jansénistes, quoi qu'en dise le
P. Brucker. Le P. de Graveson, qui fut si bien informé et reste
si calme, a donc le droit de conclure, dans un prologue placé
en tête de la seconde série de ses Lettres dédiées à Benoît XIII
et imprimées en 1730 (2) « Duplex adversariorum genus hodie
experitur Schola Thomistica. Àlii quippe sunt quimagnis animis
contendunt doctrinam Scholœ Thomisticœ de gratia per se
efficaci tam in suis, quibus nititur, principiis, quam in con-
secutionibus quœ ex iisdem principiis naturali fluxu promanant,
tantam haberc similitudinem et affinitatem cum principiis et
consecutionibus doctrinae proscriptœ Jansenii et Ouesnelli,
ut ovum non sit ovo similius. Urgent nos iidcm. ut in aprico
ponamus. si quae nobis suppetant, discrimina qute intersunt
doctrinam Schola; Thomisticœ inter et doctrinam Jansenii et
Quesnelli. cum non solum nostrates Thomistae, sed etiam
(1) Les Aa» étaient des Associations secrètes, qui s'étendaient sur toute la France.
On vient de publier à Mysleriopolis une très intéressante brochure anonyme, sur
l'organisation de ces sociétés. C'est fort curieux et instructif. Il ne reste qu'A compléter
pour les temps modernes. Espérons que ce complément viendra bientôt.
(2) Le P. de Graveson eut une très grande part dans la soumission de l'archevêque
de Paris aux Bulles pontificales contre le Jansénisme.
Clarissimi Societatis Jesu Theologi.Annatus Ripalda, Martinonus,
Steph. Deschamps et alii, sole evidentius ejusmodi discrimina
patefecerint. Sed alios non minus infensos Schola Thomistica
his praesertim. temporibus nacta est adversarios,' Jansenistas
nimirum et Quesnellistas, qui ubique clamitant se eamdem de
gratia per se efficaci tutari doctrinam quam celeberrima Schola
Thomistica propugnat » (1).
Nous nous arrêtons ici dans nos citations, supposant qu'elles
suffiront à éclairer la discussion. Il nous était indispensable de
rappeler ces faits, pour avoir toute la signification des documents
pontificaux que nous allons citer.
Une autre observation que nous devons proposer en deux
mots est celle-ci non seulement les Néo-Molinistes sont obligés
de disséquer les documents pontificaux, pour en réfuter la
signification simple et obvie, comme si les Papes n'avaient
point su parler clairement, mais encore leur interprétation est
nouvelle et opposée à l'interprétation commune. II nous serait
facile de prouver ce dernier fait par cent témoignages, si
l'espace ne nous faisait défaut. Un seul suffira. L'abbé Assemani,
chanoine et orateur de la basilique de Saint-Pierre, le 22 fé-
vrier 1733, un an après la mort du Pape Benoît XIII, prononçait en
latin l'oraison funèbre à l'occasion de la translation des restes du
saint Pontife dans l'église de la Minerve. Faisant d'ailleurs allu-
sion au désir qu'avait jadis manifesté Benoît XIII d'être enterré
près de ses frères, et au regret qu'éprouvait le chapitre de se voir
dépouillé des saintes reliques, il s'adressait en ces termes au dé-
funt « Nunquam sane jacturam hanc solari potuissemus, nisi ut
votis tuis. obsecundaremus. lis enim secundum obitum sociari
optaveras, quorum prseclarum Institutum probatissimamque

(1) Graveson, op. cit., t. II, p. 3-1. Il est un fait singulier que nous voulons noter
ici au sujet du P. Xicolaï, célèbre dominicain du x\u" siècle. Il admet la « prœniotio
physica » et la « priedeterminatio ». Cf. son édition de la Summa, la q. 19, a. -i
12" q. 109, a. 1. Les Molinisteset Néo-Molinistcsne manqueraientdoncpas de l'appeler
« Néo-Thomiste ». Or, chose singulière, les Jansénistes l'appelaient déjà de ce nom.
Nicol.i disait de lui « Montalle s'étant laissé aller aux apparences, a mis le P. Nicolaï
au rang des Thomistes. Mais il n'est rien moins que Thomiste ». Provinciales,
édit. 1699, notes sur la Ir0 lettre, n. Dans les mêmes notes, n° m, il est dit « Les
Nouveaux Thomistes sont disciples d'Alvarez, etc. ». On le voit Molinistes et Jansé-
nistes arrivent à la même accusation pour des motifs différents. Mais verilns in
medio.
doctrinam olim amplexus. etiam in pontificiae dignitatis fastigio
semper retinuisti. » (1). Quand on aura lu plus tard les inter-
prétations du P. Frins, on dira ce qui reste de ces solennelles
paroles des contemporains. Ajoutons que les Jésuites d'alors
furent loin d'interpréter comme les PP. Frins et Brucker les
documents pontificaux. En ce qui concerne spécialement le
Bref Demissas ~r°eces, dont l'histoire complète serait du plus
haut intérêt, et que l'on essaiera sans doute un jour, nous savons
qu'immédiatement après sa publication, le P. Viva, S. J., que
le Pape aimait, courut chez lui pour déclarer que jamais la
Société de Jésus ne s'était servi de la constitution Unigenitus

et on des
pour combattre la grâce efficace et la prédestination gratuite;
preuves à l'appui. Ces démarches et d'autres
seraient inexplicables si alors on avait interprété les décisions
pontificales dans le sens anodin que l'on vient d'inventer.
Enfin il nous convient d'avertir que le Thomisme que nous
défendons n'est pas du tout celui qu'imagine et que nous prête
le P. Frins. Les théories qu'attaque le P. Frins sont loin d'être
notre pensée, et nous reconnaissons volontiers que notre
adversaire a souvent raison, mais contre lui-mème, soit contre
ses fictions. Par exemple il nous objecte à satiété que, d'après
nous, quand Dieu agit sur sa créature, celle-ci agira « inelucta-
biliter, invincibilité)', etc. )'.
Mais il oublie que, selon nous,
l'« includahiliter, » l'« invincibilitcr », porte aussi bien sur le
mode de l'action que sur l'action elle-même, et que, selon nous
encore, l'action humaine sera libre « illcluctabiliter, invincibi-
liter, etc. », parce qu'alors même cette action contient tous les
éléments requis pour l'acte libre. De même le P. Frins se trompe
lorsqu'il nous répète constamment, et sans aucune distinction,
que selon les Thomistes l'homme « ne peut pas a-ir sans la
motion divine. Il sait bien qu'il y là une distinction sacra-
mentelle qui s'impose. Ce que nous défendons c'est le Thomisme
des Thomistes, et non celui des Molinistes ou Néo-Molinistes,
spécialement celui du P. Frins.
Arrivons maintenant auxdéclarations pontificales. La première
est extraite de la constitution Pastoralis Officli du }O. sep-

(1) Touron, hommes illustres, t. VI, p. 482.


tembre 1718. « Caaerum in hoc ipso pracpostero judicio con-
suctum calumniandi morcm non derelinquunt nisi enim
excæcaret eos malitia eorum, ac nisi diligerent magis tenebras
quam lucem, ignorare non deberent sentcntias illas ac doctrinas
quas ipsi cum erroribus per Nos damnatis confundunt, palam ac
libere in Catholicis Scholis, etiam post editam a Nobis memo-
ratam Constitutionem, sub oculis nostris doceri atque defendi,
illasque propterea minime per eam fuisse proscriptas. Verum
supercecidit ignis contentionis et ûemulationis, et non viderunt
solem lucidissimæ vel'itatis ».
Nous avons dit et prouvé plus haut quels étaient alors ceux
qui publiquement et un peu partout affirmaient que la doctrine
Thomiste avait été atteinte nous savons donc à qui le Pape
s'adresse. Nous avons cité le témoignage explicite de Pietro
Polidoro.
Nous avons dit chez qui uniquement se pouvait rencontrer le
« ignis contentionis et
œmulationis ».
Cependant le P. Frins observe que dans ces paroles pontificales
«
nihil omnino continetur quod proprie adpropositum R. Patris
(Dummermuth) obtinendum confert. Edicitur enim unum hoc
quod apud omnes catholicos jam in confesso est, Bulla
« Unigenitus » non posse censeri condemnatam, vel ob unam
hanc rationem quoniam ipsi suam doctrinam etiam nunc sub
oculis ipsius Pontificis impune Romse tradant» (pp. 7-8).
Sur quoi, après avoir laissé au P. Dummermuth le soin
d'expliquer si ce qu'on lui prête est bien exactement sa pensée,
nous observons a) Que le P. Frins confond la chronologie, en
concluant du présent au passé, dans les choses contingentes.
Oui, sans doute, tout le monde accorde aujourd'hui que la
doctrine thomiste n'est pas condamnée mais il n'en a pas
toujours été de la sorte, et il est important de le noter, parce
qu'on voit mieux à qui parle le Pape b) Le P. Frins semble
bien insinuer une différence entre le présent et le passé; il dit:
« Apud omnes
catholicos jarn in confesso est » mais si cette
formule devait rappeler non pas seulement la fin d'une
«
calomnie », comme disent constamment les Déclarations
pontificales, et qu'autrefois on a discuté avec motifs sérieux l'or-
thodoxie de cette même doctrine thomiste, nous repousserions
très vertement une tclle insinuation c) Quand le P. Frins nous
accorde avec bienveillance que notre doctrine est encore en-
seignée « impune dans l'Église, il fait une insinuation qu'il
doit retourner contre le Molinisme, puisque durant deux siècles
les Jésuites eux-mêmes l'ont abandonnée, et'que si une doctrine
a été menacée jamais, ce n'est pas le Thomisme (1).
Continuons. Le P. Frins ajoute. « Evidens est hac re effici
nullatenus posse Thomistarum doctrinam de prœdeterminatione
vel etiam praemotione physica, etc., eamdem esse atque eam
quam Summus Pontifex Benedictus XIII postea vocavit SS. Au-
gustini et Thomae inconcussa dogmata » (p. 8). Nous répondons:
a) Que la question de savoir si Benoît XIII a voulu parler du
sujet dont avait déjà parlé Clément XI dépend des affirmations
de Benoît XIII lui-même, et nous estimons que le P. Frins n'a
pas le droit de le mettre en doute, puisque Benoît XIII dit et
répète, spécialement dans sa Bulle Pretiosus, qu'il s'agit de la
même question, et il le dit en termes pleins de sens et de
force « Ut autem turbulent! ac pertinaces tranquillitatis
Ecclesiae Catholicse perturbatores orthodoxam s. Thomæ doc-
trinam calumniari, ac ne deinceps proeposteris et a veritate
alienis intcrpretationibus Apostolicas ipsas litteras nostras, non
sine a perta, ut accepimus, verbis nostris ac Decessorum nos-
(1) Le P. Frins, p. Il de son livre, écrit en note Bullam a Paulo V coitra Moli-
nam praaparaLam fuisse, commentum est nescio unde ortum ». Ce bruit-là est très
vieux. Quand Alvarex, qui eut une part illustre dans les Congrégations de AaÛ1ii.

Or
eut été créé arehevèquc de Trani, en témoignage de sa vertu et de sa science, il
publia son grand ouvrage De .4u:eili.is dft'tttœ dans la préface Studioso ac
pio LecLori », vers la fin, après un texte de s. Augustin, il dit: a !ullius doctoris sen-
tentiam aliqua censura notabo non enim decet determinationem Sanetœ Sedis

edit.
Apostolica-, qare projjedtcttt expect.etcer, privato judicio praevenire
cfioirnre
De ~tuxilüs
postrema,abipsoauctore recognita, Lugduni, MDCXX. Il ne porte
aucune censure contre les propositions qu'il combat, parce qu'il attend de jour en
jour les déclarations du Saint-Siège. Le P. Sclineemann n'a rien prouwé à l'encontre.
Benoît XIV a dit le vrai mot sur l'état de cette question a TLomist,t·. traduLuntur
uti dcstructorcs humame libertatis. et uti scctalores nedum Janswü, sed etitrm
Calvini sed quum ipsi objectis ~\l'ltI;\1E !o'alist'aciant, nec corum sentcntia fuerit un-
(tUan1 a Sedc Apostolica reprobata, in ea Thomiste inthune versantur, nec fils est ulli
superiori ccclesiastico in pi'œsenfi rerum statu cos a sua sententiaremovcrc. Angus-
tiniani traducuntur tfmquam sectatores Haii et Jansenii reponunt ipsi se lunnan'H
libcrtatis fautorcs esse, et oppositiones pro viribus éliminant. Sectatores Moliniu
et Suaresii a suis adversariis proscribuntur pcrinde ac si essent scmipelagiani
Bontani PonLifices de hoc moliniano systcmata t1SQt1E Anmjc jumouN \U\ 7·ULEItl \T,
et idcirco in ejus tuitione prosequuntur et prosequi possunt ». ~pf's(..ipot. pro Card.
Norisio, ad Supremum Inquisitorcm Hispanin', le 31 juillet 1 ï.i8.
trorum irrogata violentia, tam Praîdicatorum ordinem quam
alios veros illius (sc. doctrinae s. Thomœ), asseclas etsectatores
incessere audeant, Constitutioni quae incipit Pastoralis Offlcii
fel. rec. Clementis XI, omnibusque is ea contentis firmiler inhae-
rentes, sub divini interminatione judicii. »; b) En second lieu le
Pape déclare que les affirmations des adversaires de l'École
Dominicaine sont des « calomnies », et cela suffit pour nous
permettre de conclure qu'elles sont le contraire de la vérité,
d'autant plus que le P. Frins a défini lui-même la calomnie un
mensonge préjudiciable et injuste « Calumniose, id est cum
damnoso et injurioso mendacio » (1). Dès lors les théories qui
s'y appuient ne reposent sur rien. L'incohésion de la critique du
P. Frins est manifeste, et nous le montre se débattant contre ses
propres fictions.
Mais ce n'est pas tout. Écoutons: « Imo vero praejudicium
prorsus peremptorium contra thcsim R. l'atris inde e-
nascitur ». Ceci devient grave. Voyons ce que le P. Frins appelle
un « prœjudicium prorsus peremptorium ». Voici « Etenim
hoc ipsum quod Thomistarum doctrina etiam post promulgatam
Bullam « Unigenitus » Romae in conspectu Summi Pontificis
et alibi impune docebatur, si evidens argumentum praebebat
eam illa Bulla non fuisse damnatam, sane constat doctrinam
Thomistarum probe distinctam esse, nec unquam cum inconcussis
et tutissimis SS. Doctorum Augustini et Thomœ dogmatis (sic)
œquatam. Quid ita? quoniam hujusmodi declaratio œquivalcns
fuisset doctrinae Molinistarum reprobatio et condemnatio; si-
quidem ea doctrina quae Thomistarum de efficacia gratiae
evidenter opposita est, esset jam eo ipso illis etiam dogmatis et
tutissimis manifesto contraria. Quod si esset, quomodo ipsa
impune et Romœ et alibi adhuc traderetur » ?
D'après le R. P. Frins si un Pape venait à déclarer
qu'une doctrine est conforme aux principes « inconcussa et
tutissima » de s. Augustin et de s. Thomas, la doctrine
opposée serait en quelque sorte condamnée.
Mais en raisonnant ainsi, a) Le P. Frins se met en con-
tradiction avec lui-même. Il a concédé plus haut que la doctrine

(1) Op. cil. p. 14.


thomiste pouvait être enseignée « impune » et que jamais elle
n'avait été condamnée et comment cela sera-t-il vrai, si, comme
il le prétend, les documents pontificaux dont il s'agit sont en
faveur de son' Néo-Molinisme ? b)
C'est aller trop vite que de
conclure de la sorte, parce que autre chose 'est affirmer une
doctrine comme sûre, autre chose est interdire la doctrine
opposée. L'histoire du dogme de l'Immaculée Conception, les
déclarations de l'Église en faveur des doctrines de certains
Théologiens ou Docteurs, par exemple de s. Alphonse de
Liguori, etc., sont là pour montrer que les Pontifes, tout en
déclarant que les doctrines Thomistes sont conformes aux
« tutissima dogmata SS. Augustini et Thomœ » n'auraient point
pour autant condamné le Molinisme, bien qu'ils lui eussent
créé une difficulté insurmontable. Il faudrait pour cela que les
Pontifes eussent défini d'abord quelles doctrines on doit attri-
buer à ces docteurs, et ensuite que ces doctrines fussent de foi,
pour que le P. Frins eût le droit de conclure à sa manière. c)
Maintenant si le P. Frins veut que le Molinisme ait été atteint,
nous n'y répugnons pas, non seulement parce que les Papes
déclarent que ses objections contre le Thomisme sont des ca-
lomnies, mais encore parce que la Société de Jésus l'a répudié
si longtemps, au dire du P. de Régnon.
Le P. Frins conclut sa critique: « Constat igitur hoc primo a
R. Patre laudato testimonio errare ipsum, si reapse opinatur
Thomistarum de efficacia gratiœ, i. e. de ejus vi physice praede-
terminante doctrinam pluribus Romanorum Pontificum consti-
tutionibus eodem Iocohabitam esse quo inconcussa tutissimaque
SS. Augustini et Thomae dogmata ».
Le poète comique aurait à apprécier ce « donc ». Qu'il nous
suffise d observer d'abord que le P. Dummermuth saura expliquer
sa pensée au P. Frins, de manière à en être compris; qui'ensuite
à raison des explications données plus haut, les sophismes et
les confusions de termes sont manifestes; qu'enfin Benoît XIII,
en se référant plus tard à la constitution de Clément XI,
n'insinuera en aucune façon qu'il ne veut point spécifier
davantage les détails, et les préciser: il dira formellement le
contraire: mais il cite son prédécesseur, en rappelant et en
développant sa pensée, en défendant, comme avaient fait les
REVUE THOMISTE. – I. 13
prédécesseurs, les doctrines de s. Augustin et de s. Thomas,
représentées par leurs Écoles, contre les calomnies combinées
des Jansénistes et des Molinistes. En un mot, nous raisonnons
de la sorte: Clément XI dans le texte cité (et nous'pourrions en
citer bien d'autres) déclare non seulement que les doctrines
thomistes ne sont point condamnées, et qu'on les calomnie en
prétendant ou en insinuant le contraire(et le P. Frins nous a dit que
la calomnie est un « mensonge »), mais encore que cette calomnie
a pour cause « ignis contentionis et œmulationis ». De sorte que
les accusations sont réprouvées et en elles-mêmes comme des
mensonges, et dans leur cause, comme de simples querelles de
jalousie.
Le second document qu'interprète le P. Frins est un passage
du Bref Demissas preces de Benoît XIII. Nous pensons qu'au
lieu de mutiler le documentil vaut mieux le transcrire et le mettre
tout entier sous les yeux du lecteur. C'est ce que nous ferons, en
y intercalant quelques brèves observations.
Nous devons cependant faire quelques remarques préalables.
D'abord, quand MBr Majella, secrétaire des Brefs aux Princes,
eut rédigé ce Bref, chaque détail fut examiné et pesé d'un commun
accord avec le P. de Graveson, qui non seulement était
dominicain, mais encore le représentant du cardinal de Noailles,
et ce dernier faisait dépendre sa soumission de ce fait que l'on
affirmerait dans le Bref, la grâce efficace par elle-même et la
prédestination avant la prévision des mérites. Si quelqu'un
voulait des preuves de ce récit, rien ne serait plus facile que
d'en fournir. Or à ce double titre le P. de Graveson devait
parler et comme Thomiste et comme Anti-Moliniste. Supposer
que dans la discussion, il n'a pas compris, et qu'on lui a fait
des jeux de mots, ce serait ridicule.
En second lieu, ce Bref avait été demandé et obtenu par le
P. Augustin Pipia, maître général des Dominicains, qui assuré-
ment était Thomiste dans le sens strict du mot. Il obtint le
Bref le 6 novembre, et dès le 24 décembre suivant il était créé
cardinal, et le Pape, dans l'éloge qu'il faisait de lui en plein
consistoire quand il le présenta au Sacré Collège, disait de sa
doctrine « ./Equum censemus ut Ordini FF. Prsedicatorum de
Apostolica Sede et CatholicaFide luculentissime merito, quem nos
expresse. professi sumus, gratum etiam animum congruo aliquo
Pontificiac largitatis argumento exhibeamus. Cum enim ipsi tan-
tum Religioni. acceptam referamus cardinalatus dignitatem.
restitutioni quodammodo jure obstricti, praïdictae Religionis
Magistrum Generalem eadem dignitate donare cogitamus, vestro
quoque decori prospicere hoc pacto existiinanles, ut scilicet qui
prœclarum hune ac sublimem obtinebit locum, eum vestro gra-
dui mcritorum splendore, scientiarum prœsertim thcologica-
rum condimento, ac religiosarum virtutum odore conciliet
lionorem » (1)-
II est manifeste que ces louanges, adressées aa théologien
s'adressent également au théologien.Jliomiste.
Enfin Benoît XIII était lui-même dominicain, il parlait dans
une circonstance grave et à plusieurs reprises sur le même
sujet c'était sans aucun doute pour dire quelque chose de plus
que ce que prétendra le P. Frins, savoir que la doctrine de
s. Augustin et de s. Thomas est orthodoxe.
Arrivons au document lui-même. Nous allons le citer en
entier. Il se trouve sans doute au Bullaire Romain mais tout
le monde n'a pas le Bullaire à sa disposition, et n'est pas dis-
posé à vérifier. Il est néanmoins très important de le lire du
commencement à la fin:
«
Benedictus Papa XIII, Dilectis filiis universis fratribus
Ordinis Praedicatorum professoribus. -Dilecti filii, salutem et
Apostolicam Bcnedictionem. Demissas preces et aequissimas
conquestiones vestras, quas Dilectus filius Augustinus Pipia
lotius Ordini Magister Gencralis, religïosœ vitœ exemplis ac
doctrina prudentiaque commendatissimus, supplici libelle ad
nos adtulit, ea benignitate complexi sumus quam et vestra in
catholicam relig'ionem amplissima merita, et nostra quam-
cludum professi sumus erga Ordinem Prsedicatorum observantia
lilialis, nostrœque demum humilitati impositum paternse chari-
tatis et sollicitudinis officium postulabant (2).

(1) Touron, op. cit.. tom. cit. p. 260.


(2) Benoît XIII qui connaissait parfaitement, comme dominicain, les accusations
multipliées par les Molinistes contre les Thomiste., voulut y mettre un terme, et fit
ilumunucrau Général de l'Ordre une supplique dans ce sens, afin de pouvoiry répondre,
1 e Maitre Général envoya cette supplique, que le Pape appelle « demissas preces ».
Kn voici le début « Univcrsus
fratrum Praedicaloruni Ordo, cujus sunvma erjïa
Quod igitur aegre admodum, ut par est, molesteque feratis
erroribus a fel. rec. Clemente Papa XI prsedecessore Nostro per
constitutionem quae incipit Unigenitus Dei Filius saluberrimo
et sapientissimo judicio rejectis damnatisque, Augustinianae et
• Augelica? doctrinse nomen obtendi, indeque audere nonnullos
Appstolicae auctoritati ac vestrae existimationi detrahere, quod
ipsa vestrarum sententiarum capita ejus constitutionis censuris
notisque inusta esse calumnientur, justam quidem animorum
vestrorum offensionem laudi damus, qua nimirum vos germanos
s. Thomas discipulos maxime probastis. Magisterio enim
tanti doctoris imbutosjn,bil decet magis quam ut in addictissima
huicSanctae Sedifideobedléntiaqijepraîcipuumstudiorumsuorum
fructum et laudem collocent, et absonas refragantesque apos-
tolicis decretis opiniones non aversentur modo, sed per arma
etiam lucis et veritatis dissipent et evertant. Tantum tamen abest
ut vicem vestram doleamus, ut vobis potius gratulemur, quod hac
etiam in parte causa vestra ab hujus Sanctœ Sedis rationibus
sejunctaessenonpotuerit,quodquealienœprorsuscalumnios8eque
interpretationes ad conflandam memorata3 constitutioni invidiam
temere excogitatse ad injuriamquoquevestri nominisredundarint.
Cseterum non adeo vobis erat aut dolendum aut mirandum
quod cum ipsis divinorum librorum oraculis et apostolicis defini-
tionibus pro impotenti obfirmatoque partium studio passim vis
afferatur, haec eadem contentionis pervicaciaeque licentia
Angelicam etiam doctrinam attentare non dubitaverit. Illud
potius jure mirandum quod tam praepostero concilio in hac

Sedem Apostolicam reverentia, et in ea colenda ac Lutanda turbulentissimis tempo-


ribus semper probata est invicta fortitudo. liumillime supplicat pro defensione
antiquse doctrinœ de gralia per se eïïicaci etde priedestinatione gratuita ad gloriam.
Hanc doctrinam. quam Sanctitatis Vcstrœ prrcdecessores. genuinis doctrina;
SS. Patrum, prDesertim Augustini et Thomœ apprime consentaneam esse sœpissime
judicarunt, nonnulli, proh dolorl infamare nunc prajsumunt, et occasione accepta ex
Bulla quœ incipit Unigenitus, quamque. universus Pr.edicatorum Ordo maxima
qua par est reverentia excepit, falsos rumores ubique, sed prajsertim in Galliarum
regno spargunt, non privatim tantum et in cubiculis, sed palam in libellis famosis,
in scriptis et publicis thesihus atque in pulpitis dictitant, doclrinam de gratia per
se efficaci, et de prœdestinatione fgratuila ad gloriam in prœlaudala Clementis Xl
Bulla damnatam atque Apostolica Auctoritate fuisse confixam ».
Cette description de la propagande anti-thomiste est si bien caractérisée, qu'il n'y
a pas à s'y tromper. Et les Dominicains en parlant par ordre du Pape, ne parlaient
vraisemblablement que selon la pensée du Pape lui-même.
causa locus esse potuerit, ubi s. Thomae exploratissimis
sententiis damnati errores dissertissime confutantur. Quando-
quidem « omnipotentis Dei providentia factum est ut Angelici
Doctoris vi ac veritate doctrinae » non solum innumuerae, quae vel
ipsiussetate vel antea grassatœ sunt, sed « multae etiam quaedein-
cepsexortœ sunthœreses confusseet convictae dissiparentur » (1).
Magno igitur animo contemnite, dilecti filii, calumnias
intentatas sententiis vestris de gratia praesertim per se et
ab intrinseco efficaci, ac de gratuita praedestinatione ad gloriam
sine ulla praevisione meritorum, quas laudabiliter hactenus
docuistis, et quas ab ipsis sanctis doctoribus Augustino et Thoma
se habuisse, etverbo Dei Summorumque PontificumetConciliorum
decretis et Patrum dictis consonas esse schola vestra com-
mendabili studio gloriatur. Cum igitur bonis et rectis corde
satis constet, ipsique calumniatores, nisi dolum loqui velint,
satis percipiant SS. Augustini et Thomae inconcussa tutissi-
maque dogmata nullis prorsus antedictae constitutionis censuris
esse perstricta, ne quis in posterum eo nomine calumnias struere
et dissentiones serere audeat, sub canonicis pœnis districtè
prohibemus. Pergite porro doctoris vestri opéra sole clariora
«
sine ullo prorsus errore conscripta » (2), « quibus Ecclesiam
«
Christi mira eruditione clarificavit » (3) inoffenso pede decur-
« rere, ac per certissiman illam christiame regulœ doctrinam (4) »

sacro sanctae religionis veritatem incorruptœque disciplinse


sanctitatem tueri ac vindicare.
Hœc sunt enim, dilecti filii, quœ Pra3decessores nostri de
s. Thomae doctrina senserunt et prœdicarunt; quœque Nos,
non modo ad curarum vestrarum lenimentum, sed ad animi
quoque nostri solatium libentissime usurpamus et praeconio
apostolicae vocis efferimus. Inclytus enim Ordo iste, cui nomen
dedimus, et quem expresse, Domino miserante, professi sumus,
eodem Angelicae doctrinaî lacte nos aluit, ac, licet impari
institutionis fructu, ad gercndam ecclesiarum sollicitudinem
eduxit, ut privato etiam diuturnoque colendarum artium
(1) Les mots placés entre guillemcts sont empruntés 4 la Bulle Mirabilis Deus de
S. Pie V.
(2) Clem. VIII, in Brevi Sicut Angeli.
(3) Ex Collecta festi S. Thomœ.
(i) S. Pius V in Bulla blirlbilis Deus.
experimento ediscere potuerimus, quod ex Apostolatus specula
per hasce litteras annunciamus. Deum interea, qui pacem et
veritatem diligendam pruccipit, ut sincero Angelici Doctoris
studio nitantur, « quse ille docuit intellectu conspicere » atque in
unitate spiritus et charitate fraternitatis « quœ ille egit imitatione
complere » (1). Ac vobis, dilecti filii, apostolicam benedictionem
peramanter impertimur. DatumRomœ.apud S.MariamMajorcm,
subannulo Piscatoris, die VInovembrisMDGCXXIV, Pontificatus
nostri anno primo ».
Si nous rapprochons ce texte de celui de la supplique des
Dominicains, nous pouvous tirer quelques conclusions. Les
Dominicains avaient demandé « ut his semulis et Scholœ
Thomisticse obtrectatoribus pacisque osoribus silentium im-
ponat». Le Pape répondra plus explicitement à ce désir dans
la Bulle Pretiosus dès maintenant « il interdit rigoureusement,
sous des peines canoniques, à tous d'inventer des calomnies
pareilles à l'avenir, et de semer des discordes sur ce point ».
Les Dominicains avaient demandé au Pape de déclarer
« doctrinam de, gratia per se efficaci et de prœdestinatione
,gratuitaadgloriam. esse doctrinam antiquam, Scripturœ Sacra?,
Decretis SS. Pontificum et principiis doctriuœ SS. Patrum
Augustini et Thomœ magis consônam ». Et le Pape répond que
« les Dominicains ont enseigné louablement ces doctrincsjusqu'à
ce jour, et qu'ils se glorifient avec un zèle recommandable de ce
qu'ils les ont reçues des saints docteurs Augustin et Thomas,
et de,.ce que ces doctrines sont conformes à la Parole de Dieu,
et aux décrets des Pontifes et des Conciles ».
Les, Dominicains avaient demandé au Pape de déclarer « nec
ullo pacto a Clemente XI P. M. in sua Bulla quae incipit
Unigenitus damnatam aut aliqua censura fuisse affcctam ». Ce
n'étaitpas demander « l'écrasementdu Molinisme », comme prétend
le P. Brucker, mais l'écrasement de ses calomnies, ce qui n'est
point la même chose. Et le Pape répond aux Dominicains qu'ils
doivent « mépriser magnanimement ces calomnies ».
Les Dominicains avaient demandé au Pape de déclarer
« nullam s. Thomae. opinionem sive in moralibus, sive in

(1) Ei Col! ;cta festi S. Thomœ.


theologicis quaestionibus aliqua censura ab eodem S. P. Cle-
mente XI, in sua Bulla qurc incipit Unigenilus esse vel leviter
perstrictam, vel perculsam ».
Le P. Brucker, dans l'article déjà cité, observe que « ce vœu
devait avoir. quelque chose de particulièrement tentant pour
Benoît XIII, vu le culte fervent qu'il professa toujours pour le
Docteur Angélique. Il y résista cependant. Du moins il écarta
la formule trop absolue qu'on lui suggérait, et qui semblait viser
à proclamer l'infaillibilité de saint Thomas ».
Cette dernière visée est une pure fantaisie du P. Brucker,
comme il appert du texte que nous avons cité en entier. Quant
à la demande vraiment renfermée dans ce texte, le Pape y
répond en déclarant à nouveau que « les doctrines de s.
Thomas réfutent les hérésies présentes, passées et futures; que
les enseignements inébranlables et très sûrs des SS. Augustin
et Thomas, n'ont été atteints en aucune façon par la susdite
Constitution que les œuvres de s. Thomas ont été écrites
absolument sans aucune erreur ».
Enfin les Dominicains avaient demandé au Pape « ut jubeat
locorum Ordinariis, ut pœnis jure praescriptis in eos animad-
vertant qui doctrines de gratia per se efficaci et de praedesti-
natione ad gloriam audebunt deinceps aliquam irrogare cen-
suram ».
Le Pape répondra plus explicitement dans la Bulle Pretiosas;
dans le Bref Demissas preces, il dit simplement, mais suffisam-
ment ici, entre autres paroles « Il s'en faut que nous déplorions
votre sort nous vous en félicitons plutôt, puisque même en
ceci votre cause n'a pu être séparée de celle du Saint Siège ».
Et plus loin « Continuez à parcourir sans chanceler (inoffenso
pede) les œuvres de votre Docteur ».
Ce sont là toutes les demandes que fait l'Ordre. Il ajoute bien
qu'il serait très heureux « rem toti Pisedicatorum Ordini longe
gratissimam. faceret », si le Pape jugeait opportun de publier
la Bulle annoncée par Paul V mais ceci n'est même pas une
prière, et le Pape n'a rien répondu.
Telle est la demande, telle est la réponse. On peut juger
maintenant la valeur de cette affirmation intrépide du P. Frins,
copiant plus ou moins le P. Brucker, savoir que les Domi-
nicains ont reçu « manifesta satis repulsa ». Il ne vaut pas la
peine, croyons-nous, de s'y arrêter plus longuement.
Mais ce qui est de plus grande importance, c'est de constater
que le Pape ne distingue nullement entre la doctrine de s.
Thomas et celle de son École. Il affirme que l'on outrage en
même temps et l'autorité du Saint Siège et l'honneur des
Dominicains, parce qu'on prétend que la doctrine de s.
Augustin et de s. Thomas a été frappée il se réjouit de ce
que le sort du Saint Siège n'a pas été séparé de celui de l'ordre
des Dominicains, ce qui ne se pouvait faire que parce que l'un
et l'autre s'appuient sur la même vérité il déclare qu'on a outragé
la doctrine de s. Augustin et de s. Thomas, ce qui ne peut
s'expliquer uniquement par ce que la doctrine thomiste a été
attaquée, car personne alors, parmi les Jansénistes ou les
Molinistes, n'attaquait directement s. Augustin ou s.
Thomas il déclare que les Dominicains se glorifient avec un
zèle recommandable de posséder cette doctrine, et qu'ils l'ont
enseignée louablement jusqu'ici; il les invite à continuer, « per-
gite », en toute sécurité. « inoffenso pede », le champ doctrinal
ouvert par le saint Docteur, les avertissant qu'en agissant de la
sorte, ils défendent et vengent la vérité de la sainte religion, et
la pureté d'une morale sans corruption. La doctrine qu'il loue
et protège, c'est la doctrine qu'il a reçue dans l'Ordre de
Saint-Dominique; et cette doctrine est celle de l'Angélique
Docteur « Ordo iste cui nomen dedimus. eodem Angelicœ
doctrinae lacte nos aluit ». Il faut être aveugle volontaire pour
ne point voir.
Le Bref serait de l'incohérence la plus complète, si on ne
devait l'entendre de la sorte il faut faire violence et aux mots
et au raisonnement pour arriver à une autre interprétation.
Cependant le P. Brucker et surtout le P. Frins ont cru pouvoir
y arriver. N'examinons ici que les procédés du P. Frins.
Il commence par citer un seul passage du Bref, celui qu'avait
cité le P. Dummermuth, et il l'interprète « accurata enarratione
verborum », et « adhibita lumine historiae ». Il semble qu'il
aurait fallu citer avant tout le contexte, quand on s'adjuge un
tel but: le P. Frins s'en garde bien, car il est plus facile de faire
des hypothèses en dehors du document.
Pour lui, il voit deux choses dans le Bref: d'abord « SS. Au-
gustini et Thornse inconcussa et tutissima dogmata nihil per-
stricta esse Bulla Unigenitus » et ensuite « A Thomistis
laudabiliter hactenus doceri suas sententias. ». Il y a cela, mais
bien autre chose, comme nous avons vu. Ce n'est pas tout il
ne faut pas même prendre ces concessions au sens naturel,
d'après le P. Frins;
Examinons ce qu'il nous dit dans son « accurata enar-
ratione verborum ». C'est très curieux. « In posteriore parte
sententiae affîrmantur a Pontifice duo unum est gloriari
Thomistas se hausisse doctrinas suas a SS. Augustino et
Thoma, atquc a cœteris verso Theologiac fontibus; num merito
ita glorientur, non dicitur ». Pardonnez! C'est dit et formel-
lement, même après que le P. Frins a pris soin de mutiler la
phrase et d'en disperser les membres, comme ferait un vieux
professeur d'analyse grammaticale.
L'avantage que trouve le P. Frins à agir de la sorte, c'est de
pouvoir faire deux équivoques au lieu d'une seule. S'il avait
laissé la phrase entière, il lui aurait suffi de déterminer le sens
du « commendabili studio » pour avoir le sens du « gloriatur »
en intervertissant, et en isolant les mots, il peut épiloguer sur
les deux.
Mais soit! D'après le P. Frins, le Pape dit que les Thomistes
« se glorifient », mais il ne dit pas s'ils se glorifient « avec
raison ».
Nous répondons.
a) Le P. Frins devrait se rappeler, au nom de la grammaire,
que le mot « gloriari » signifie aussi bien « avoir gloire que
«
s'attribuer la gloire », et au nom de la logique, se rappeler
« que
s'attribuer la gloire » suppose toujours un motif raison-
nable, tant que le contraire n'est pas démontré. Or ici, il n'y a
d'autre raison pour affirmer l'absence de motif que la théorie du
P. Frins; ce n'est point suffisant, et c'est supposer ce qu'il faut
prouver.
b) Au surplus il suffit de lire. Le Pape recommande aux
Thomistes de mépriser les calomnies multipliées contre les
doctrines spéciales de leur École: et il leur apporte un raison-
nement pour justifier. son conseil: or ce raisonnement n'a de
valeur que si le mot « gloriari » est pris dans le sens de « avoir
la gloire de. ». Le Pape argumente ainsi: L'École Thomiste se
glorifie d'enseigner les doctrines de s. Augustin et de s.
Thomas Or les doctrines de s. Augustin et de s. Thomas
ne peuvent être ébranlées Donc les doctrines de l'École Tho-
miste ne peuvent être ébranlées, et on ne peut les attaquer
que par des calomnies. Interprétez le « gloriatur » dans le sens
de « se vante, s'attribue sans raison intrinsèque », comme veut
le P. Frins, aussitôt l'argumentation du Pape devient une
absurdité, impossible a double titre, puisqu'elle se rencon-
trerait chez un Pape et chez un Pape scolastique.
c) Le Pape déclare que les attaques portées cont re le s
doctrines thomistes, sur les questions disputées, sont des
«
calomnies » et que leurs auteurs sont des « calomniateurs »,
et il s'adresse nous savons maintenant à quels adversaires. Or il
serait impossible au Pape de parler de la sorte des attaques
dont les Thomistes étaient l'objet des deux côtés à la fois, si
ces objections avaient le moindre fondement. Donc les Thomistes
« se
glorifiaient » avec raison.
d) Le Pape invite les Thomistes à « mépriser » les accusa-
tions dont ils sont l'objet. Quelle singulière invitation chez un
Pape, si elle ne suppose point dans sa pensée la conviction que
ces accusations sont injustes, et injustes sur le fond même de
la question qui était en discussion du côté des adversaires Ce
conseil pontifical est malsain, si ce « mépris », et par suite
cette c glorification », n'a pour motif la vérité. Nous pouvons
arrêter ici ces déductions sur la première exégèse du P. Frins.
Le P. Frins interprète ensuite le « commendabili studio ».
D'après lui, pour que le zèle, « studium », soit digne de recom-
mandation, il n'est pas nécessaire « quod versetur circa explo-
ratam omnino veritatem et circa dogmata tutissima et
inconcussa » mais on peut aussi louer le zèle 1° « defendendi
sententias, quae cum certo falsœ non sint, ideo defenduntur,
quia putantur summis Ecclesiœ Doctoribus ipsique traditioni
divinae consentanese esse 2° maxime quando conjuncta sit
obedientia et pia sub Ecclesiœ auctoritatem subjectio. Quod
cum apud veros Thomistas ita se habeat, nihil concludi potest
ex bis laudibus ipsis tributis nisi animum quo utantur Thomista?
in suis sententiis defendendi commendabilem et bonum
esse » (1).
Voilà donc, d'après le P. Frins, tout ce que voulait le Pape
Benoît XIII. Mon Dieu puisqu'on en étaità créer des motifs de
fantaisie et sans base historique, il ne fallait point s'arrêter là.
On peut trouver cent motifs honnêtes pour justifier ainsi le
« commendabili studio », par exemple que les Dominicains
étudiaient encore saint Thomas, quand les autres l'abandon-
naient qu'ils ne le mutilaient pas, quand les autres le mettaient
en pièces, etc.
Quant au premier considérant qui pourrait motiver le « com-
mendabili studio », c'est-à-dire à la bonne foi des Thomistes, il
aurait certainement une valeur spéciale, puisque le Pape l'op-
poserait aux « calomnies » dont étaient victimes les Thomistes
mais que le P. Frins vienne conclure que le Pape Benoît XIII
n'a voulu louer que la « bonne foi » chez les Thomistes, nous ne
l'admettons pas
a) Parce que, selon Benoît XIII, ce qu'il constate c'est que la
doctrine elle-même est l'objet de « calomnies », et qu'il est
toujours louable de soutenir une doctrine qui n'a contre elle
que des « calomnies »
b) Parce que le P. Frins distingue où le Pape ne distingue
pas, et qu'il apporte une explication de son choix, que rien ne
justifie historiquement, qui au contraire est opposée à l'histoire
c) Parce que le « gloriatur » portant sur le fond de la question,
comme nous avons prouvé, le « commendabili studio doit
porter également sur le fond de la question;
d) Parce que si un Pape, et spécialement un Pape dominicain,
dit aux Thomistes que « leur École se glorifie avec un zèle
recommandable » de puiser ses doctrines aux sources de
s. Augustin et de s. Thomas, et s'il loue explicitement la
doctrine qu'il a puisée dans l'Ordre des Frères Prêcheurs, c'est
manifestement pour louer autre chose que la bonne foi, et les
adversaires de cette École n'auraient pu recevoir en même
temps le même éloge. Il suffit de lire ce langage comme on lit
un langage honnête.

(1) P. 10.
Quant à la seconde raison indiquée par le P. Frins comme
objet de l'éloge pontifical, nous en pouvons répétera peu près ce
qui a été dit de la première. Nous ajouterons simplement que
l'Ordre de Saint-Dominique (exception faite, s'il le faut, pour
quelques individus) ni alors ni en d'autres temps, n'a résisté ni
menacé de résister à une décision pontificale comme le rap-
pelle le P. Pipia dans sa lettre citée plus haut et tout éloge à
ce sujet devient une injure.
Mais pour le lecteur sans parti pris, je fais une hypothèse
très simple au sujet de tout le « commendabili studio gloriatur ».
Je suppose que le P. Frins reçoive du Pape une lettre pour
son dernier livre, et que le Pape lui dise que « ab ipsis
SS. Doctoribus Augustino et Thoma se hausisse (ses thèses) et
verbo Dei, summorumque Pontificum et Conciliorum decretis et
Patrum dictis consonas esse. commendabili studio gloriatur »
et que moi, qui n'admets nullement ces thèses, pour répondre à
la difficulté que me créeraient les paroles pontificales, je vinsse
lui dire « Mon Révérend Père, cela ne prouve que deux choses
d'abord que vous vous vantez, et en second lieu que vous ne
voulez pas faire un schisme ». Il lèverait les épaules de pitié, et
il aurait raison. Ce serait suffisant comme réponse.
Nous arrivons à une autre phrase, claire par elle-même comme
un rayon de soleil. Elle précède dans le texte celle que nous
venons d'examiner, mais le P. Frins a voulu suivre un ordre
inverse, comme s'il eùt voulu obscurcir ce qu'il a cru plus clair
par ce qu'il a cru moins clair. On ne s'explique pas autrement
l'interversion.
Dans le texte cité du Bref, « statuitur », dit le P. Frins,
« Thomistas laudabiliter hactenus docuisse suas sententias ».
Sur quoi le P. Frins trouve que le mot « hactenus » est une
« gravis restrictio ». Ce mot, selon lui, regarde le passé, mais
non l'avenir, et il pourrait bien se faire « si severe interpretari
verba velis, ut postea (aliquando) non laudabiliter eae doctrinse
doceantur » (1). Ce n'est pas très difficile, comme on voit mais
c'est mesquin autant que facile.
Nous avons prouvé plus haut que les Thomistes étaient en

[\)Op. cit., pp. 11-12.


butte à des attaques venues et du côté des Jansénistes et du côté
de certains Molinistes, les uns et les autres affirmant, bien que
pour des motifs différents, la ressemblance entre les doctrines
thomistes etlesdoctrinesjansénistes, et par suite la condamnation
des premières comme des secondes. Le Pape répond à ces atta-
ques, et déclare que jusqu'ici, et malgré ces récriminations
injustes, les Dominicains ont bien fait d'enseigner leur doctrine.
Ce mot, au lieu d'être une restriction pour la doctrine, est une
condamnation des « calomnies » inventées jusqu'ici.
Au surplus nous avons démontré que le « laudabili studio » et
le « gloriatur » portent sur le fond de la question, et qu'ainsi le
« hactenus » ne saurait insinuer une modification possible
dans l'approbation donnée à la doctrine.
Enfin c'est dans la Bulle Preliosus, qui confirme et interprète
officiellement le Bref Demissas preces, que le P. Frins aurait
évidemment dû chercher l'explication du mot, s'il en est besoin.
Or quoi de plus clair? Le Pape répète que les doctrines tho-
mistiqucs n'ont rien de commun avec les doctrines condamnées
dans la Bulle Unigeiiitus, « a quibus s. Thomas et vera Schola
Thomistica quam longissime abest et abfuit, universis tam anti-
quis quam nunc Christi Ecclesiam vexantibus haeresibus et
perniciosis adversans ». Il n'y a pas, il ne saurait y avoir, d'autre
sens que celui-là.
Le P. Frins explique ensuite le « laudabiliter docuistis ».
C'est très facile « Hic sane, si qua laus tribuitur(il n'est même pas
bien sûr qu'il y ait une louange quelconque), potius laudatur
subjectivum studium et animus docentium, quam veritas objectiva
ipsius doctrinae. Atque talis reapse laus hic tribuitur a Pontifice
Thomistis ».
Nous n'en croyons rien, et voici pourquoi:
a) D'abord la preuve du P. Frins n'est qu'une hypothèse.
Dans la suite du texte, celui que le P. Frins a cru devoir
interpréter d'abord, « non objectivum laudis momentum con-
tinet, dit-il, ut vidimus, sed subjectivum ». Or nous n'avons rien
« vu » de tout
cela nous avons « vu » tout le contraire.
b) Cette interprétation est une contradiction chez le P. Frins.
Il renvoie pour cette interprétation à celle qu'il a donnée du
« laudabili studio », et dans cette interprétation il ne s'agit
que d'une disposition subjective d'obéissance et de bonne foi
chez les Dominicains. Mais nous venons de voir qu'en interprétant
le « hactenus » il déclare que ce mot pourrait bien signifier qu'un
jour les Dominicains n'enseigneraient plus « laudabiliter ». Jec
n'ose croire que le P. Frins veuille mettre en doute la bonne foi
et l'esprit d'obéissance des Dominicains ce serait une autre
injure gratuite et dès lors le « laudabiliter» n'indique plus pour
lui en ce dernier cas un « momentum laudis subjectivum », mais
bien « objectivum ». Et d'ailleurs sans cette signification, son
exégèse sur le mot « hactenus » n'aurait pas de sens. Et s'il en
est forcément ainsi, pourquoi maintenant prend-il le mot dans unii
autre signification, et veut-il qu'il n'indique plus qu'un « momen-
tum subjectivum » Nous ne comprenons pas.
c) Cette interprétation est contraire au langage habituel. Si
un Pontife dit à quelqu'un qu'il a enseigné « laudabiliter », cela
veut dire qu'il n'y a pas uniquement dans cet enseignement un
mérite de bon vouloir et de soumission à une condamnation
hypothétique. Si l'on faisait ce compliment aux Molinistes dans
les mêmes termes, pas un d'eux n'interpréterait ainsi les mots,
et ils sauraient parfaitement, je pense, qu'il y a une différence
entre « laudabiliter docuit », et « laudabiliter se subjecit ».
d) De plus cette interprétation est contraire au texte for-
mel du Bref. Le Pape ne dit pas seulement qu'ils ont loua-
blement enseigné, « mais qu'ils ont » louablemenl enseigné leurs
doctrines » « sententiis vestris. quas laudabiliter docuistis ».
Rien de plus objectif que ces mots, ce nous semble.
e) Enfin Clément XII, dans son interprétation authentique,
nous dira qu'il s'agit bien de l'objet même de l'enseignement,
puisqu'il déclarera que par les éloges donnés aux Thomistes, il
n'entend pas condamner ceux qui l'entendent autrement, et il
dira que cet objet est l'efficacité de la grâce.
Après cette analyse, le P. Frins se flatte d'avoir prouvé que le
Bref Demissas preces ne signifie rien pour les Thomistes qu'il
serait même plutôt contre eux. Le P. Frins n'est pas difficile
pour lui-même.
Cependant Benoît XIII ne crut pas avoir assez fait pour l'hon-
neur de son Ordre et pour la gloire de la doctrine thomiste. On
était en mai 1727. Le Pape faisait un voyage dans la patrie de
s. Thomas d'Aquin. Dès le 26 du même mois, il se trouvait à
Sezza, pour y célébrer la fête de s. Philippe Néri. C'est à Sezza
qu'il signa la Bulle Pretiosus, qu'il avait méditée longtemps,
et à laquelle avaient travaillé plusieurs doctes personnages,
en particulier le futur cardinal Joseph Aecoramboni. Cette
Bulle, en 85 paragraphes, résume et confirme les privilèges
accordés aux Frères Prêcheurs par les Souverains Pontifes,
depuis Innocent III jusqu'à Benoît XIII. On devait y trouver
naturellement un éloge de la doctrine de s. Thomas, « cui
ipsemet Ordo salubriter insistit ». Et effectivement, il énumère
et confirme les principaux éloges décernés par ses prédéces-
seurs. Il déclare que cette doctrine réfute à la fois et les
anciennes et les nouvelles erreurs, puis il ajoute « Eadem
nos quoque diuturnis atque assiduis fere experimentis probe
noscentes, per alias peculiares nostras litteras incipientes
Demissas procès, datas VI novembris MDCCXXIV, calumnias
cjusdcm Angelici Doctoris et s. Augustini doctrinae temere
irrogatas retudimus, et prout rei gravitas exposcebat, auctoritatis
nostreo praesidio eliminavimus. Luculentius vero sestimalionis
argumentum in ipsam s. Thomœ doctrinam nunc edituri, quo
magis magisque Praedicatorum Ordo cœterique orthodoxi et veri
ipsius sectatores ad illius sinceram et tutam professionem inflam-
mentur, prœdictas omnes et singulas Decessorum Nostrorum
Constitutiones, Litteras, seu, ut vocant, Brevia, nec non omnia et
singula in eis contenta, suprema qua fungimur auctoritate, motu,
scientia et deliberatione pra:missis, comprobamus, et rursus,
quatenus opus fuerit, cum ipsismet editis nuper a Nobis Litteris
innovamus. Ut autem turbulenli ac pertinaces tranquillitatis
Ecclesiœ Catholicœ perturbatores desinant orthodoxam s. Tho-
mœ doctrinam calumniari, ac ne deinceps praeposteris et a
veritate alienis inlcrprelationibus Apostolicas ipsas Litteras
nostras, non sine aperta, ut accepimus, verbis nostris ac etiam
Decessorum nostrorum irrogata violentia, tam Prœdicatorum
Ordinem, quam alios veros illius asseclas et sectatores incessere
audeant, constitutioni quae incipit Pasloralis officii, felicis
recordationis Clementis XI, omnibusque in ea contentis firmiter
inhaerentes, sub divini interminatione judicii, iterumque sub
eanonicis poenis, omnibus et singulis Christifidelibus mandamus
ne doctrinam memorati s. Doctoris, ejusque insignem in
Ecclesia Scholam, prœsertim ubi eadem Schola de divina gratia
per se et ab intrinseco efficaci, ac de gratuita Praedestinatione
ad gloriam sine ulla meritorum praevisione agatur, ullatenus
dicto vel scripto contumeliose impetant, ac veluti consentientem
cum damnatis ab Apostolica Sede, et signanter a Constitutione
dicti felicis recordationis Clementis XI, incipienti Unigenilus,
Jansenii, Quesnelli et aliorum erroribus, traducant, a quibus
s. Thomas et vera Schola Thomistica quam longissime abest
et abfuit, universis tam antiquis, quam nunc Christi Ecclesiam
vexantibus hœresibus, et perniciosis assertis adversans. Damna-
mus item Folia, Theses, et libros antehac typis impressos, vel
etiam, quod Deus avertat, imprimendos, in quibus ad procrean-
dam seu fovendam doctrinae s. Thomae, PrBedicatorum Ordini,
ial sque genuinae thomisticœ doctrinae asseclis invidiam, dcsi-
gnatse atque damnatœ a Nobis calumnisc assertive renovantur, vel
in aliama germana prœdictarum Nostrarum Litterarum sententia,
sive Decessorum nostrorum mente, honorifica atque faventia
doctrinse Thomisticœ verba fallacissime detorquentur, Deum
veritatis et pacis enixe rogantes ut ad majora glorise suse incre-
menta, creditus Nobis populus non minus tradita a tanto
Magistro salutari doctrina, quam ipsius innocentium morum
et illustrium virtutum imitatione proficiat.
Ne autem adolescentes sœculares a prœlaudatidivini Doctoris
Schola deterreri contingat, ex quo nullum in ea prœmium, nulla
expedita via ipsis per theologicas disciplinas ad dignitates illas,
quae solis lauream, licentiam vel gradum in theologia consequutis
conferri debent ac possunt. privilegia omnia et singula apos-
tolica in id concessa prsedictis Fratribus (scil. Ord. Praed.) ad
omnia studia, conventus et univcrsitates extendimus et proro-
gamus decernentes ut post emensum certum. stadium, ad
percipiendam Sacrœ Theologiaï juxta inconcussa et tutissima
s. Thomœ dogmata, intelligentiam accommodatum. prœsen-
tatura ac licentia, sive gradus baccalaureatus, ac alii consueti in
Sacra Theologia. libere ac licite conferri possint ac valeant
scholaribus sœcularibus.
Illudque quam maxime concedimus, volumus, decernimus, et
mandamus pro locis in quibus saecularibus doctrinae Divi Tho-
mœ, prout in hujus receptissima Schola traditae, gradus ultro non
pateant ».
Ainsi donc, d'après le Pape l'École Dominicaine s'applique
salutairement à l'étude de s. Thomas, les Dominicains sont
les vrais et orthodoxes disciples de s. Thomas, ils sont les
vrais sectateurs de la doctrine du Maître il confère des privilèges
à leurs « Studia » afin qu'on y apprenne la théologie « juxta
inconcussa et tutissima s. Thomee dogmata »; et il récompense
les études thomistiques « prout in hujus receptissima schola
traditae ».
Après avoir lu le document, il nous répugne littéralement
de suivre le P. Frins dans ses interprétations, tant elles sont
misérables.
Quand le Pape loue l'Ordre de Saint-Dominique parce qu'il
s'applique salutairement à l'étude de cette doctrine « salubriter
insistit », savez-vous comment l'interprète le P. Frins? C'est
charmant « Optimœ enim in se doctrinae salubriter insistitur ».
Ainsi, d'après le P. Frinscette doctrine de s. Thomas est salutaire
« in se »,
mais non pas telle que l'ont comprise les Thomistes.
Je pense qu'ici après la lecture du document, c'est le cas d'être
plus dédaigneux que Dante, et de passer sans regarder.
Mais ce à quoi le P. Frins tient absolument, c'est de pouvoir
compter les Molinistes parmi les vrais et sincères disciples de
s. Thomas. Hélas! il n'y a pas moyen, et cela pour les raisons
suivantes
a) Non seulement le Bref et la Bulle sont adressés aux seuls
Dominicains, mais encore ceux-là sont déclarés vrais et
sincères disciples de s. Thomas qui enseignent les doctrines
thomistiques de la grâce efficace ab intrinseco, et de la prédesti-
nation gratuite et les Molinistes soutiennent les doctrines
contradictoires. Ils ne peuvent avoir raison en même temps,
sauf chez ceux qui ont admis, en qualité de philosophes du
nord, « l'identité de l'identique et du non identique ».
b) Le Pape en parlant des autres disciples orthodoxes de
s. Thomas, l'entend de tous ces théologiens qui en dehors de
l'Ordre de Saint-Dominique ont pensé comme les Thomistes, tels
que les Salmanticenses, Sylvius, et tant d'autres. Les Molinistes
n'y ont que faire.
11EV0E TIIOMISTE, – I. – 14
Nous pourrions ajouter que le P. Frins fait une singulière
équivoque sur le mot « orthodoxe » employé par Benoît XIII
mais n'insistons pas.
c) Enfin les PP. Frins et Brucker, par cette prétention, contre-
disent formellement la déclaration de Clément XII. Nous ne
citerons à notre tour ce texte que pour réfuter les deux écrivains
adversaires. Le Pape révoque ou modifie certains privilèges
accordés par Benoît XIII. Il y a pourtant des déclarations qu'il ne
modifie pas, et en particulier les éloges donnésà l'ÉcoleThomiste.
LesPP. Jésuites, qui alors interprétaient fort bien les déclarations
précédentes, se plaignirent auprès de Clément XII, qui confirma
les éloges donnés à s. Thomas et à son École, en déclarant
que ces éloges ne constituaient point un blâme pour les autres
Écoles. Il faut citer en particulier son Bref Apostolica? Provi-
dentise. Voici ses expressions, d'autant plus significatives que le
Pape déclare interpréter ainsi la pensée de ses prédécesseurs
« Mentem tamen eorundem PrœdecessorumNostrorum comper-
tam habentes, nolumus aut per Nostras aut per ipsorum laudes
Thomisticse Scholse delatas, quas iterato Nostro judicio
comprobamus, confirmamus, quidquam esse detractum cœteris
Catholicis Scholis diversa ab œdem in explicanda Divinae gratiœ
efficacia sentientibus, quarum etiam erga hanc Sanctam Scdem
praeclara sunt mérita, quominus sententias ea de re tueri pergant,
quas hactenus palam et libere ubique, etiam in hujus Almaj
Urbis luce docuerunt et propugnarunt »

On le voit, Clément XII, interprétant authentiquement les


déclarations de ses prédécesseurs, spécialement de Benoît XIII,
affirme
a) Qu'il n'y a pas de distinction à faire entre la doctrine
Thomiste et celle de s. Thomas, puisqu'il les désigne par un
seul et même mot, sans insinuer une distinction;
b) Que les éloges ont bien porté sur le fond de la question,
puisque le Pape désigne formellement qu'on n'a point voulu
condamner ceux qui expliquent diversement l'efficacité de la
grâce
c) Que lui, Clément XII, et ses prédécesseurs, opposent à
l'École de s. Thomas les autres Écoles Catholiques, d'où il résulte
que dans leur pensée ces éloges ne s'adressaient qu'à l'École
l'écrit du P.Frins.
Thomiste, et non aux autres Écoles, spécialement à l'École Moli-
niste, qui offrait des raisons à part pour en être exclue.
Nous terminons ici notre critique de la première partie de

Dans un article qui sera plus bref, parce qu'il y sera moins
question de de contingentibus, nous examinerons rapidement la
partie doctrinale proprement dite.
Fr. J.-J. Berthier, O. P.
LES IDÉES COSMOGRAPHIQUES

D'ALBERT LE GRAND ET DE S. THOMAS D'AQUIN


ET LA DÉCOUVERTE DE L'AMÉRIQUE.

III
La seconde catégorie d'arguments qu'Albert le Grand et
S. Thomas d'Aquin emploient à la démonstration de la sphéricité
de la terre contient les preuves d'observation. Elles sont au
nombre de trois. Là encore, il est remarquable de voir combien
peu de chose six siècles ont ajouté sur ces points particuliers
à l'héritage scientifique des anciens. Pour ne rien amoindrir de
la conception et de l'exposition même de ces arguments, nous
les traduirons presque constamment et mot à mot d'Albert ou
de S. Thomas. Ils sont d'ailleurs identiques pour le fond chez
l'un et chez l'autre, mais avec une rédaction personnelle et une
exposition entièrement indépendante.
«
II y a, écrit S. Thomas, trois preuves astronomiques de la
sphéricité de la terre. Ce sont des preuves d'observation.
« La première est tirée de l'éclipse de lune.

« Si la terre
n'était pas sphérique, la section d'ombre dans
l'éclipse de la lune ne serait pas constamment circulaire. Nous
voyons en effet dans l'éclipse que la partie lumineuse de la lune
et la partie obscure sont séparées par un arc de cercle.
«
L'éclipse de la lune provient de ce que cet astre entre dans
l'ombre projetée par la terre. Pour que l'ombre portée par la
terre soit ronde, il faut que la terre le soit elle-môme. Seul, un
corps sphérique peut produire une ombre circulaire. Qu'un corps
lumineux, le soleil par exemple, soit plus grand que la terre,
l'ombre de celle-ci formera un cône dont le sommet sera dans
l'espace et dont la terre occupera la base (1). Si le soleil, au
contraire, est plus petit que la terre, il produira encore un cône
d'ombre [tronqué], mais en sens inverse; il partira de la terre et la
base sera dans l'espace. Si le soleil enfin était de même dimension
que la terre, il produirait une ombre cylindrique, c'est-à-dire
ayant la forme d'une colonne. Or en toute hypothèse, il s'en-
suivrait, puisque la terre est sphérique, que son ombre
couperait la lune suivant un arc de cercle.
« On pourrait peut-être objecter que cette section circulaire
provient non de la sphéricité de la terre, mais de la sphéricité
même de la lune.
« Pour exclure cette objection, Aristote ajoute que dans la
croissance 'et la décroissance mensuelles de la lune, la section
qui sépare la partie lumineuse et la partie obscure prend elle-
même des figures diverses. Ainsi, tantôt elle est une ligne droite,
comme quand elle partage la lune en deux parties égales, au
septième et au vingt-et-unième jour; tantôt elle forme un cercle
complet quand la lune est pleine au quatorzième jour; enfin
elle est concave comme quand la lune est nouvelle jusqu'au
septième jour, où qu'elle est à sa fin du vingt-et-unième jusqu'au
dernier jour. La raison de ce phénomène est dans la diversité
des positions de la lune à l'égard du soleil, comme nous l'avons
dit plus haut. Mais dans l'éclipsé de lune la ligne de section est
toujours circulaire.
« C'est donc parce que la lune est éclipsée par l'interpositiou
de la terre qui est ronde, que cette dernière produit une figure
circulaire dans la division de la lune » (2).
On voit avec quelle netteté et quelle ingéniosité ce premier
argument est développé par S. Thomas d'Aquin. Comment il
épuise du côté du soleil les hypothèses qui pourraient modifier
son argument, et comment, du côté de la lune, il utilise les
données positives du phénomène de la lunaison pour écarter
toute possibilité d'objection.
« Le
second argument, continue notre commentateur, est tiré

(1) S. Thomas désigne le cône de la géométrie actuelle sous le nom de pyramide


ronde, et réserve le nom de cône pour le sommet.
(2) Opéra omnia, t. XXIII, p. 195.
de l'observation des étoiles; et, comme le dit Aristote, il nous
apprend, non seulement que la terre est sphériquc, mais encore
qu'elle est fort petite par rapport aux autres corps célestes.
« Si nous nous transportons en
effet, vers le midi ou le nord,
aussitôt notre horizon change. On le reconnaît à un double
signe. D'abord par le pôle de notre horizon [zénith], qui est le
point du ciel placé au-dessus de notre tête. Dès que nous nous
transportons, même à une faible distance, ce point varie, comme
on peut s'en rendre compte parles étoiles fixes qui sont au-dessus
de nous et qui changent avec les lieux. Secondement, l'horizon
change à son tour et coupe différemmentle ciel. Cela est manifeste,
car si l'on se porte vers le septentrion ou le midi, ce ne sont plus
les mêmes étoiles que l'on voit. Les habitants qui occupent la
zone moyenne de l'hémisphère septentrional ont le pôle nord au-
dessus de leur horizon, et toutes les étoiles qui autour du pôle
sont comprises dans le rayon de son élévation sont de perpétuelle
apparition. Mais à cause de la diversité des horizons, il arrive
dans l'hémisphère septentrional, où le pôle nord est élevé et le
pôle sud abaissé, que certaines étoiles plus proches du polc sud
que du pôle nord ne sont pas constamment cachées, mais elles
apparaissent pour les pays très méridipnaux, comme l'Egypte
et Chypre, tandis qu'elles ne sont jamais visibles pour des régions
situées plus au nord. Inversement, certaines étoiles qui appar-
tiennent à la zone de perpétuelle apparition pour les régions très
septentrionales, ont un lever et un coucher pour des contrées
plus méridionales. Il résulte de ces faits que la terre est ronde,
surtout dans la direction des pôles (ou sens des méridiens). Si
elle était en effet une surface plane, tous les habitants, au nord
comme au midi, auraient le même horizon, les mêmes étoiles leur
apparaîtraient et disparaîtraient, les accidents du sol terrestre ne
pouvant être un empêchement à raison de leur peu d'élévation.
« Un raisonnement semblable établit que la terre est ronde du
levant au couchant (dans le sens de l'équateur et des parallèles),
car sans cela un astre ne se lèverait pas plus tôt pour ceux qui
sont en orient que pour ceux qui sont en occident. Si l'on
imaginait en effet que la terre soit concave, un astre à son lever
devrait apparaître tout d'abord à ceux qui sont en occident. Si
elle était plane, il apparaîtrait à tous en même temps. Mais il
est clair que lcs astres se lèvent tout d'abord pour ceux qui sont
en orient. Dans l'éclipsé de lune en effet, si l'éclipse apparaît en
orient vers minuit, elle apparaît plus tard en occident, plus ou
moins selon les distances. Ainsi encore le soleil se lève et se
couche plus tôt selon qu'une contrée est plus à l'orient
«
Ces données nous montrent aussi, comme l'observe Aristote,
que la sphère terrestre n'est pas très grande. S'il en était
autrement, il ne suffirait pas d'un si petit déplacement pour
produire un changement notable dans l'apparition des étoiles.
Aussi n'y a-t-il rien de bien incroyable dans l'opinion de ceux
qui établissent une similitude de climats et une proximité de dis-
tance entre l'extrémité occidentale des colonnes d'Hercule et l'ex
trémité de l'orient ou rivages de la mer des Indes. On conjecture
cette similitude de climats par la présence des éléphants qui
vivent en l'un et l'autre point, mais non dans les régions inter-
médiaires. Mais s'il y a là un signe pour l'analogie et la
ressemblance des climats, cela n'établit pas la proximité des
lieux » (1).
Nous ne nous arrêtons pas à faire observer la valeur de cette
preuve. Elle demeure intégralement et la largeur de l'exposition
témoigne avec quelle facilité les grands esprits du xm° siècle,
comme S. Thomas, se mouvaient avec facilité dans le cercle
des données fondamentales de la cosmographie.
Ce qu'il importe de considérer ici, c'est la première préoccu-
pation d'établir la petitesse de la terre par rapport à la sphère
du monde, et par une suite naturelle d'idées la proximité relative
des extrémités connues de l'orient et de l'occident par l'hémis-
phère opposé. S. Thomas affirme les faibles dimensions du
globe par le fait qu'un médiocre déplacement sur sa surface change
le zénith de 1 observateur. Albert le Grand toutefois ne se
contente pas de cette seule démonstration et il cherche, autant
qu'il le peut, à épuiser le problème.
« Si nous y mettons quelque attention, dit-il, nous voyons
que la circonférence terrestre est une quantité insensible par
rapport aux dimensions du zodiaque. En effet nos rayons visuels
qui se dirigent vers les deux points opposés de l'horizon à

(l)-Op. omn:, ibid., p. 195-6.


l'orient et à l'occident divisent le zodiaque en deux parties
égales. Cela est manifeste, car nous voyons toujours six signes
dans l'arc sous-tendu par nos rayons visuels. Ces dernières lignes
forment donc le diamètre du zodiaque, et comme un diamètre
passe par le centre du cercle, il faut que la distance qui sépare
l'observateur du centre de la terre soit absolument nulle par
rapport aux dimensions du zodiaque. Et même en ajoutant les
deux demi-épaisseurs de la terre, celane donnera pas une quantité
sensible.
« Nous avons encore une autre preuve dans les observations
de la cosmométrie. Les étoiles dans leur mouvement coupent
toujours les cercles de nos instruments astronomiques, comme
l'astrolabe et la sphère armillaire, suivant un cercle terrestre. Or
cela ne peut avoir lieu qu'autant que le centre de notre ins-
trument correspond avec le centre de la terre. La distance qui
sépare ces deux centres est donc absolument insensible » (1).
Albert examine enfin l'argument tiré de la similitude des
climats dans l'Afrique occidentale et l'Asie orientale, similitude
basée, avons-nous dit, sur la présence des éléphants en ces deux
points. Albert tient comme un fait très positif la relation étroite
qui lie les espèces animales aux différents climats. Aussi, à
la suite d'Aristote, accepte-t-il ici la conclusion que l'océan qui
sépare les colonnes d'Hercule des Indes doit être assez peu
étendu.
Albert modifiera ailleurs cette opinion erronée, mais elle sera
universelle dans les siècles suivants. Elle sera allée d'Aristote
jusqu'à Christophe Colomb qui y croira jusqu'à sa mort et
cherchera dans ses voyages les côtes de la Chine et de l'Inde
dans le golfe du Mexique et la mer des Antilles.
S. Thomas d'Aquin, dans le Commentaire même d'Aristote
sur le Ciel et le Monde, met cette idée courante en suspicion.
Dans la preuve que nous avons exposée, le pénétrant commen-
tateur rapporte le considérant du Maître, la présence des éléphants
sur ce que l'on croyait être les rivages opposés de l'océan
Atlantique, mais il aperçoit clairement la faiblesse de cette base
et il la révoque d'un mot. La présence des éléphants en Afrique
(1) Op. omnia, t. IV, p. 233-4. Le sens général de cette preuve est clair, mais le
texte est mutilé ou corrompu vers le milieu dans l'édition que nous possédons.
et aux Indes, dit-il, témoigne bien de la similitude des climats,
mjais non de la proximité des lieux « Quod quidem est signum
conoenienlise el simililudinis locorum, non aulem propinqui-
latis ». C'est un beau mot de protestation dans l'histoire d'une
opinion erronée qui a traversé dix-neuf siècles et s'est fait
accepter d'Aristote, le profond penseur, et de Colomb, l'héroïque
praticien. Nous devions signaler ce doute du grand docteur, car
il nous fait sentir, avec beaucoup d'autres (1), la tendance qu'avait
son génie à se dégager des fausses idées qui encombraient en
grand nombre la science de son temps.
La dernière preuve de la sphéricité de la terre, qui implique
aussi la petitesse de sa masse, est empruntée par Albert et
S. Thomas d'Aquin aux opérations géodésiques déjà tentées
dans l'antiquité et renouvelées par les Arabes. La seule donnée
fournie par Aristote à ce sujet, c'est l'évaluation de la circon-
férence terrestre à 400,000 stades. On ignore si une opération
pratique avait servi de base à cette estimation (2). Il semblé
cependant qu'elle devait être le résultat d'une supputation ra-
tionnelle, car Aristote ne lui aurait pas donné place, si elle
n'avait eu en sa faveur au moins une légitimité apparente.
Les deux commentateurs connaissent en outre les opérations
subséquentes exécutées dans le but de résoudre le même problème
avec plus de précision. Le chiffre fourni par Aristote était en
effet le double de la longueur réelle d'un méridien terrestre.
Albert et S. Thomas abandonnent sans peine le chiffre d'Aristote
pour se fier à des observations moins anciennes. « Si le nombre
fourni par Aristote, dit Albert, n'a pas été corrompu par les

(1) Qu'on nous permette de signaler, à tilro d'exemple, un autre des plus remar-
quables. On sait que dans l'hypothèse de la rotation du ciel le mouvement apparent
des planètes devient irrégulier et fort complique!. Hipparque et Ptolémée avaient
imaginé la théorie très complexe des excentriques et des ëpicyles pour en rendre
raison. Quand S. Thomas aborde ce problème il exprime toujours un doute et pressent
qu'une autre hypothèse simplifiera ces mouvements bizarres des planètes qui ne peu-
vent entrer dans les lois si harmonieuses et si simples du ciel. « In ustrologia ponitur
ratio excentricorumet epicyclorun\ ex hoc quod. hac positione fnclar possnnl sulvari
upparentia sensihilia circa motus cœlesles; non tamen ratio hœc est su fficienter pro-
hans, quia elinm forte alla positione facla salvari passent ». Sum. Theol. I. P. Q. XXH,
a. I, ad 2') La solution en effet était dans l'interversion des mouvements, immobilité
du ciel et rotation de la terre. Le même doute est exprime dans le de Cœlo et Mundo,
lib. I, lecl. m, p. 10. Si tamen hoc reruni sit.
(2) Vivien de Saint-Martin, Hist. de la Géogr., p. 113.
copistes, il est faux. Cela provient de ce qu'au temps d'Aristote
on ne savait pas encore mesurer avec précision la valeur du
diamètre du soleil, de la lune et de la terre, comme l'ont fait
les savants mathématiciens qui ont suivi Ptoléméc » (1). Quant
au procédé employé pour arriver à ces évaluations, Albert
n'indique que celui de Ptolémée, décrit au chapitre XVI du
cinquième livre de YAlmageste, c'est-à-dire la détermination des
dimensions respectives du soleil, de la lune et de la terre par la
mesure comparée de leurs diamètres. Quant à la valeur absolue
du degré terrestre, il connaît le chiffre de 56 milles 2/3 fourni
par les opérations entreprises par les Arabes en 727 ou 728, en
Mésopotamie, par ordre du calife Almamoùn(2). Iln'indique pas,
comme S. Thomas d'Aquin, le procédé suivi dans cette opération
géodésique. Il opère sur le chiffre des Arabes en le multipliant
par 360, le nombre de degrés du cercle, et obtient en milles la
longueur de 20,400; il divise le total par le nombre 3,7, qu'il
estime être le rapport -x, et trouve ainsi le diamètre de la terre.
S. Thomas a une notion plus précise des opérations par les-
quelles on a déterminé l'étendue du méridien terrestre. Il sait
que l'on a mesuré une longueur du sol correspondant par la
distance de ses points extrêmes à la valeur d'un degré astrono-
mique. C'était bien là en effet le procédé employé par les Arabes,
qui n'avaient fait que renouveler eux-mêmes celui d'Érastothènes
et de Possidonius (3). C'est par Alfragan que Thomas d'Aquin
connaît l'entreprise des Arabes et ses résultats, et par Simplicius,
celle de Possidonius et de Ptolémée (4).
Tel est l'enseignement cosmographique développé et vulgarisé
pour la première fois dans la société chrétienne au xm' siècle
par Albert le Grand et S. Thomas d'Aquin. La terre est une
sphère de médiocre dimension et les extrémités occidentales de
l'Europe sont séparées des côtes orientales de l'Asie par une

(1) Si haec liltera Aristotelis non sit vitio seriptorum depravata, tune est falsa et
falsitas accidit ci ex co quod tempore Aristotelis, nondum perfecte sciebantur quanli-
tat.es diamelrorum solis et lunre et lerrne secundum veritatem antequam alio modo
invenit, et super quam invenerunt sapientes mathematici, qui secuti sunt Ptolo-
mœum », p. 23J.
(2) Hisl. de la Gêoyr., p. 250 et suiv.
(3) Vivien de Saint-Martin, l. c., p. 137, 1-1-4.
(4) Opéra omit., 1. c., p. 196; Vivien de Saint-Martin, p. 201 et suiv.
mer dont la superficie n'est pas très vaste. Retenons toutefois,
sur ce dernier point, le doute de S. Thomas en attendant une
exposition toute nouvelle et personnelle d'Albert le Grand.

IV
L'antiquité ne s'était pas tenue aux seules idées d'Aristote
touchant la forme et l'habitabilité de la terre. Strabon, à ce point
de vue, peut prendre le titre de chef d'école, encore que sa
théorie ne dût pas avoir la même fortune que celle d'Aristote.
Au lieu de voir, comme ce dernier, dans l'écumène, ou monde
connu des anciens, une étendue suffisante pour recouvrir la plus
grande partie du globe terrestre dans le sens des longitudes,
Strabon divise artificiellement et sans raison scientifique bien
apparente, la superficie terrestre par deux bandes océaniques
perpendiculaires, correspondant, l'une à l'équateur, l'autre à un
méridien, et formant en conséquence quatre sections terrestres,
opposées et symétriques. L'écumène, le monde des anciens,
occupait un seul des deux segments de l'hémisphère boréal (1).
La conséquence de la théorie de Strabon était un changement
profond dans la proportion établie par Aristote entre l'écumène
et la superficie totale de la terre. Elle ouvrait un espace immense
dans l'hémisphère nord entre les colonnes d'Hercule et les Indes,
là même où le chef du Portique n'avait vu qu'un océan dont les
rivages étaient assez rapprochés. Elle' substituait enfin une
vaste région habitable à la surface mobile des eaux.
La conception de Strabon ouvrait le champ aux fictions de
la poésie et aux hypothèses d'une science encore peu sûre
d'elle-même. On discuta dès lors l'existence des antipodes et
leur habitabilité. On retrouve plus ou moins nettement l'in-
fluence de Strabon dans le Songe de Scipion de Cicéron et dans
le commentaire que Macrobe en a fait. Nous ne croyons pas
cependant que l'action de Strabon fût bien profonde chez les
anciens. Un encyclopédiste de la valeur de Pline ignore l'œuvre
du célèbre géographe, et le premier Sénèque en est toujours à la

(1) Vivien de Saint-Martin, p. 169.


conception d'Aristote Post omnia Oceanus, post Oceanum
nihil.
Cependant ce système de la division de la terre en quatre
segments se retrouve d'une façon précise chez Guillaume de
Conches au xii° siècle, et chez Gautier de Saint-Victor dans la
seconde moitié du xin" (1). Mais cette théorie n'eut pas de suite.
Le mouvement aristotélicien l'emporta et la fit disparaître.
Aussi est-ce bien à tort que l'on a voulu voir dans Roger Bacon
un défenseur des antipodes affirmant l'existence d'un continent
intercéanique analogue à l'Amérique. Cette opinion repose sur
une fausse intelligence des paroles de Bacon. Souvent, hélas!
à la base des admirations et des dénigrements du Moyen Age,
il y a l'ignorance du latin. Bacon n'a pas d'autres idées sur la
question qui nous occupe que celles d'Aristote. Répondant
aux anciens qui avaient affirmé que la terre habitée n'occu-
pait que le quart de la superficie du globe, pendant que les eaux
recouvraient les trois autres quarts, il répond, pour réfuter cette
opinion, « que le prétendu quart habité s'étend en grande partie
au-dessous de la terre par opposition à nous, parce que la mer
qui sépare ses extrémités de l'autre côté est petite, c'est pourquoi
cet espace (habilatio) entre l'orient et l'occident n'égale pas la
moitié du cercle équinoxial, ni la moitié de la circonférence
terrestre. Quelle est cette étendue véritable ? On ne l'a pas
mesurée de notre temps, et nous ne trouvons rien de sûr à ce
sujet dans les livres des anciens. A cela rien d'étonnant, puisque
nous ne connaissons pas la moitié même des régions que nous
habitons. 11 est donc manifeste que des extrémités de l'occident
à celle de l'orient, de notre côté, l'étendue est plus de la moitié
de la terre » (2).
On le voit, ce sont les idées d'Aristote avec ce qu'elles conser-
veront d'erroné jusqu'au temps de la découverte de l'Amérique.
(1) Jourdain, (. c., p. 8.
(2) Jam patet quod multum de quarta illa sub nostra erit habitationc, propter hoc
quod principia Orientas et Occidentis sunt prope, quia mare parvum ca separat ex
altjra parte terra;, et ideo habitatio intei- Orientent et Occidentem non crit medietas
œquinoctialiscirculi, nec medietas rotunditatis terne. Quantum autem hoc sit, non est
temporibus nostris mensuratum, nec invenimus in libris antiquorum, ut oportet,
certificatum; nec mirum quoniam plus medietatis terrce, in qua sumus, nobis ignotum.
Manifestum est igitur quod a fine Occidentis usque ad finem Indue supra terrant erit
longe plus quam medietas terra; ». (Opus majus. Londini, 1733, p. 184.)
Mais parce que Bacon a qualifié l'étendue de l'océan Atlantique
du titre vague de habilalio, alors même que ce mot ne peut pas
avoir d'autre sens que celui de lieu ou d'espace, puisque selon
lui il n'y a qu'une petite mer entre les extrémités du monde
connu, on a traduit par habitation, ou continent, malgré le
contresens qu'on infligeait au texte même et aux idées de
Bacon (1). On a transformé finalement cette faute de grammaire
en « intuition scientifique » et l'on a déclaré que « le Docteur
Admirable, comme l'avaientsi bien surnommé ses contemporains,
eut, en effet, la gloire d'affirmer hardiment que, d'après leslois de
la nature, une grande terre inconnue devait exister en occi-
dent (2) ». Tout cela pour un solécisme!
Dans son commentaire du Ciel et du Monde Albert le Grand
semble avoir partagé l'opinion d'Aristote sur la proximité de l'Eu-
rope et des Indes. Cependant il ne devait pas s'en tenir là; et il
est dù plus haut intérêt de connaître les vues personnelles qu'il
expose dans son traité de la Nature des Lieux. Cet écrit est, dans
le sens le plus large du mot, un traité de géographie. Division
de la terre en divers climats, relation entre les climats et leurs
productions, distribution des mers et des continents à la surface
du globe, énumération des pays et des grandes cités connus,
telles sont les principales questions examinées par Albert.
C'est dans cet ouvrage que le grand naturaliste nous donne
son véritable sentiment sur les antipodes. Quand il commente
Aristote, non seulement Albert ne substitue pas sa pensée à
celle d'Aristote, mais il va même, comme il le dit expressément,
iusqu'à taire ses opinions personnelles quand elles pourraient
différer de celles du Maître (3). Aussi sa méthode comme com-

(1 Gaflarcl, Hist. de la découv. de l'Amer. I, p. 188.


(2) « Expletum est totum opus naturai'um, in quo sic moderamen tenui, quod dicta
Pcripalclicorum prout mclius potui, exposui nec aliquis in eo potest deprehendere
([nid ego ipsc sentiam in philosophia naturali sed quicumque dubitat, comparet hmc
quro in nostris libris dicta sunt, dictis Peripateticorum, et tune î-eprehendat, vel
cnnsenliat, me dicens scientiie ipsorum fuisse intei'pretem et exposilorem si autem
non legens et comparans rcprehendcril, tune constat ex odio eum reprehendere, vel
ex ignorantia et ego talium hominum parumeuro renrehensiones ». (Opera, t. XII,
!Je An.ima.Uhus, p. 582.)
ic
Physica tantum suscepimus dicenda, plus secundum Peripateticorumsententiam
piosequentes ea qurc intendimus, quam etiam ex nostra scientia aliquid velimus
inducerc si quid enim forte propria; opinionis haberemus, in theologicis magis quam
in pliysica,Dco volonté, a nobis profcrctur ». (Opéra, t. IX, DeSomnoet Vigilia, p. 195.)
mentateur est-elle véritablement objective, et les critiques que
l'on a faites contre lui et S. Thomas d'Aquin, touchant l'inter-
prétation personnelle qu'ils ont pu donner de la doctrine
d'Aristote, reposent d'ordinaire sur des a priori très peu
justifiés.
Cela est particulièrement manifeste dans le cas présent. Dans
son commentaire du Ciel et du Monde, Albert expose simple-
ment l'affirmation d'Aristote touchant le peu de distance qui
séparerait les colonnes d'Hercule des Indes orientales. S. Tho-
mas l'imite, mais en émettant un doute à cause de l'insuffisance de
la preuve alléguée. En reprenant la question pour son propre
compte, Albert s'éloigne très franchement des idées d'Aristote, et
il nous expose des vues fort remarquables par leur justesse et la
prudence scientifique dont elles sont empreintes.
Le chapitre XII du de Nalura Locorum porte en titre: De la
nature el de la disposition de l'hémisphère inférieur (1). C'est là
qu'Albert nous expose ses vues. « Maintenant, dit-il en com-
mençant, nous avons à nous occuper de l'autre moitié de la
terre, celle qui se trouve dans l'hémisphère inférieur. Les philo-
sophes ont, sur ce sujet, des opinions fort diverses, et même
contradictoires. D'ordinaire ils enseignent que personne n'a pu
passer de nos régions dans l'autre hémisphère. Mais cela tient
à ce que tous ceux qui ont fait des observations sur les différents
lieux de la terre et sur les astres ont opéré dans l'hémisphère
supérieur. Cela est surtout manifeste dans leurs écrits sur les
éclipses lunaires.
«
Une éclipse de lune a lieu en effet pour toute la terre de
la même manière et au même moment. Les philosophes qui se
sont trouvés sur des longitudes diverses ont noté l'instant de
l'éclipse, et nous ne voyons pas que la différence extrême entre
les observations des uns et des autres dépassejamais douze heures.
Comme à chaque heure correspond un mouvement de 15° du
ciel, il s'ensuit qu'en douze heures le ciel aura accompli une
révolution de 180°. C'est juste la moitié de la sphère céleste à
laquelle correspond une moitié de la terre. La conséquence est
donc que les divers observateurs des éclipses de lune ne peuvent

(1) Opera, t. IX, p. 552.


être séparés les uns des autres par plus de la moitié de la terre.
Par exemple, si pour un habitant à l'orient une éclipse de lune a
lieu à la première heure de la nuit, pour un habitant de l'occi-
dent, il y aura douze heures de différence.. De là les philosophes
ont conclu qu'il n'y a d'habitants que sur une moitié de
la terre.
« La presque totalité des mathématiciens est de l'avis des
philosophes et soutient que l'hémisphère inférieur n'est pas habité.
Il est clair, disent-ils, que la masse de l'eau est plus considérable
que celle de la terre. Il faut donc qu'une partie de la terre soit
entièrement submergée, de même que nous voyons l'air entourer
la terre et l'eau. Or, comme la terre n'est pas recouverte par
l'eau dans notre hémisphère, il semble qu'il faille accorder qu'elle
l'est dans l'hémisphère opposé ».
Cette conclusion, Albert ne l'admet pas.
Il expose d'abord les trois raisons présentées par l'antiquité pour
étayer la négation des antipodes.
Les uns disent que pour les antipodes le mouvement du ciel
est interverti, puisqu'ils ont leur orient où nous avons notre
occident or comme le ciel préside par son mouvement à toute
génération, il ne peut remplir efficacement ce rôle pour l'hémis-
phère inférieur. Aussi Pythagore avait-il mis en cet endroit le
séjour des damnés.
D'autres affirment que le volume des eaux est quatre fois celui
de laterre, ce qui implique que plus de la moitié de cette dernière
soit couverte par les mers.
Enfin Hésiode déclare ce lieu inutile, parce que personne
n'aurait pu y aller. Or, comme nous descendons d'un seul
homme, si l'humanité avait été créée là-bas, elle n'aurait pu
venir où nous sommes. Mais de fait nous savons que les hommes
ont été établis dans notre hémisphère, là où ils se trouvent
présentement. Ils ne sont donc pas en un autre lieu.
A la suite de ces objections qui nous montrent comment l'esprit
humain, en l'absence des procédés rigoureux de l'observation et
de l'expérience, cherchait à étreindre les problèmes scientifiques
avec des raisons de convenance ou des inductions sans portée,
Albert rapporte l'opinion d'Albumasar et de ses adeptes, et c'est
avec elle qu'il entre dans l'exposition de ses propres idées. La
terre est habitable dans l'hémisphère inférieur comme dans le
nôtre. Le soleil doit dessécher les parties terrestres voisines de
l'équateur sur lesquelles ses rayons tombent perpendiculairement.
Les parties plus éloignées doivent être plus riches en eau.
Passant à l'examen des trois objections susmentionnées, Albert
répond à la première en observant que la droite et la gauche,
l'orient et l'occident, sont des termes relatifs; que l'ordre des
mouvements célestes est pour l'autre hémisphère une réalité
identique à ce qui se passe dans le nôtre, et que, conséquemment,
l'objection de Pythagore est absolument nulle (1).
Pour ce qui est de la seconde, il est on ne peut plus incertain
que la masse des eaux soit plus considérable que celle de la
terre. Il y a d'ailleurs de nombreuses causes qui peuvent modifier
la masse aqueuse à cause de la facilité que cet élément a de se
transformer. Cette observation d'Albert est très sensée, mais on
voit qu'il n'imaginait pas la proportion dans laquelle se trouventt
la masse d'eau stable et celle qui est transformée par l'évapora-
tion et les autres causes naturelles.
« Quant à l'objection, dit-il, tirée du fait qu'aucun des habi-
tants de l'hémisphère inférieur n'est venu jusqu'à nous, on ne
peut pas en induire qu'il n'y a pas d'habitants, mais simplement
que l'étendue de l'océan qui entoure ces terres ne permet pas de
la franchir par la navigation. Si toutefois on a franchi cet
espace, c'a dû être sous la zone torride, puisqu'il semble que là
les rivages doivent être plus rapprochés » (2).
Rien n'est plus sensé que ce jugement touchant la difficulté
d'atteindre les terres de l'autre hémisphère. Pour ce qui est de
l'affirmation que les côtes les plus rapprochées entre ce monde
inconnu et l'ancien sont sous la zone torride, il y a là comme
un acte de divination, mais ces sortes de choses ne doivent pas
être jugées par leur valeur absolue, mais par la valeur des argu-
ments qui leur ont servi d'appui. La double base de l'induction

(1) ii Et idco ratio Pythagorue nulla est omnino cit., p. 554.)


». (Op.
(2) « Quodautem ad nos non pervenitaliquisdehabitatoribusinfcrioris hemispluui'ii,
non est ex hoc, ut inducunt, quia nnllns ihi habitat sed potius cluantilas Oceani
interjacentis undique circa terram per circuitum, quod proptcr nimiam distantiam
locorum suorum transnavigari non potest. Si autem in aliqua parte transnavigatum
est, hoc est sub torrida quia ibi secundum naturam littora ejus sunt magis stricta »,
p. 554.
d'Albert est certainement dans la connaissance du renflement de
la partie occidentale du nord de l'Afrique et dans l'observation
présentée plus haut, à savoir que l'intensité solaire sur la zone
torride étant à son maximum, cette partie doit être la plus
desséchée, et la partie solide de la croûte terrestre mise plus à
nu que sous les régions polaires, d'où le rapprochement des
continents vers la région équatoriale. A ce dernier point de vue,
on voit qu'il restait encore beaucoup à apprendre à Albumasar et
Albert le Grand sur les mouvements de l'écorce terrestre, sur
les irrégularités de son émergence et sur l'équilibre établi entre
ces immenses vases communicants qui ont nom les mers et les
océans.
«
Quant à ceux, poursuit Albert, qui s'imaginent que les
hommes ne peuvent pas habiter l'autre hémisphère parce qu'ils
tomberaient de terre, il ne faut pas en tenir compte. C'est une
ignorance vulgaire de dire que ceux qui ont les pieds opposés
aux nôtres doivent tomber. Le bas ne doit pas s'entendre par
rapport à nous, mais d'une façon absolue, parce que' cela est
en bas qui est dirigé, en quelque point que ce soit, vers le centre
de la terre » (1).
Finalement Albert conclut: « Si donc nous voulons suivre les
hommes qui ont été profondément versés dans la philosophie,
nous dirons que l'hémisphère inférieur est distribué comme
l'hémisphère supérieur. Il doit y avoir des régions inhabitables
soit à cause du froid, soit à cause de la chaleur. Quant aux
régions habitables, elles se divisent par climat comme chez nous
et il doit en être ainsi selon l'ordre naturel des choses » (2).
C'est par analogie qu'Albert pensait que la zone torride était
inhabitable dans l'hémisphère inférieur. Les anciens la voyaient
dépourvue d'habitants dans le nôtre et les déserts brûlants de
l'Afrique avaient longtemps arrêté leurs tentatives d'exploration.
Née sunt audiendi qui fingunt ibi liomines habilure non posse, co quod cadercnl
(1;, «

a terra si ibi habitarent dicerc cnim cos eadero qui pedes habcnt ad nos, vulgaris
inipcritin est cum inferius muncli non sit acceptum quo ad nos, sed simpliciter, ita
quod simpliciter infei'ius est, et ubique vocatur versus lerrtu centrum », p. 554.
(2) H Si igitur dictis virit qui valdc probati l'uorunt in philosophie, consentiamus,
tunu Uiccnuis inferius licmisphajrium omnino clividi, sicut superius divisum est, et
hahere regiones inhabilubilus proptur i'riyus, et inhabitabiles propter calorem, et
regionem habitabilem distingui pcr cliniata, sicut nostra distincta est et hoc quidem
secundum contingcntiam naluralis dispositionis », p. 554.
IlEVUE THOMISTE. 1. 15.
Les mythes les plus étranges s'étaient formés sur l'habitabilité
de ces régions désolées, et beaucoup croyaient qu'on ne pouvait
les franchir. Albert ne partage pas ce dernier préjugé. « Je crois,
dit-il, qu'il est difficilede traverser ces espaces, mais cela n'est pas
impossible. La difficulté vient de ce que ce sont de vastes déserts
de sable, stériles et brûlés par le soleil. C'est à cause de cela
qu'il y a si peu de communications entre les hommes qui sont
tout à fait au sud de ces régions et nous qui sommes au
nord » (1).
Tel est en abrégé, mais avec sa physionomie précise, l'ensei-
gnement d'Albert le Grand et de S. Thomas d'Aquin. Depuis le
Moyen Age où les idées relatives à la sphéricité de la terre et à
l'habitabilité de ses diverses parties firent leur entrée dans Ifl
société chrétienne, jusqu'à Christophe Colomb, rien de plus sensé
et de plus vrai ne devait être dit.
La démonstration de la sphéricité de la terre qui était à la base
de toutes les autres questions était établie avec une ampleur et
une précision de termes qui satisfaisaient aux exigences scienti-
fiques les plus rigoureuses. Enfin et surtout les vues d'Albert le
Grand sur les conditions de l'hémisphère inférieur atteignent une
approximation de vérité qui étonne. Cela est d'autant plus remar-
quable, que ce que les idées de ces deux penseurs avaient de plus
personnel et de plus vrai devait être abandonné par les siècles
suivants, et Christophe Colomb lui-même ne devaitpasen profiter.
L'inventeur du nouveau monde devait s'attacher à l'affirmation
erronée d'Aristote sur la proximité des Indes et des côtes de
l'Espagne. Thomas d'Aquin avait eu beau révoquer en doute
l'affirmation du maître en montrant l'insuffisance de la donnée
qui formait la base de l'argumentation; Albert le Grand poussant
plus loin et démontrant d'après les données astronomiques posi-
tives que l'Europe et l'Asie n'avaient qu'une longitude totale
de 180e, et qu'une moitié de la terre restait encore inconnue,
qu'elle était constituée par des mers et des terres habitables répar-
ties en plusieurs climats, à l'instar de notre propre habitation,
(1)«In omnibus credo his verïus esse, quod difficilis sit transitas et non impossibilis
et hoc propter vastam et arenosam eremum, quae adnstione solis slcrilis est et iduo
sine longitudinis viatione transiri non potest et hanc esse causam existimo, quare
parva est communicatio hominum ultra tcquinoxialem existentium in climatibus me-
ridionalibus, cum his qui nobiscum habitant in quarta acquilonari », p. 545.
rien n'y fit. Une partie de l'enseignement des deux grands
docteurs fit naufrage. Heureusement, l'affirmation principale
de la sphéricité traversa quand même deux siècles dépour-
vus de génie scientifique et triompha des quelques obstacles
qu'elle rencontra sur son chemin.
Toutefois onnous permettra de ne pas laisser passer l'occasion
d'observer qu'au point de vue scientifique l'effort remarquable
opéré par le xm* siècle n'eut pas de résultat dans les deux siècles
suivants. Le fait estmanifeste dans la question cosmographique
qui nous occupe, mais il est général. De l'apport immense fait
à la société latine par les civilisations hellénique et arabe, une
part seulement fut absorbée et assimilée par la vitalité intellec-
tuelle de l'Occident. L'élémentrelatif aux sciences expérimentales,
quoique clairement présenté aux esprits latins par des hommes
supérieurs comme Albert le Grand, Vincent de Beauvais, Roger
Bacon et Thomas d'Aquin, demeura stérile et fut un produit
mort. Deux causes concoururent surtout à ce résultat le
caractère éminemment dialectique qu'avait pris l'activité intellec-
tuelle au cours du xii" siècle, et qui par une inclination naturelle
absorba dans l'héritage gréco-arabe ce qui s'adaptait le mieux à
des besoins et des aspirations déjà très stables. Le développement
des sciences théologiques et les luttes d'écoles qui se rattachent
au même mouvement contribuèrent beaucoup à l'étendre et à
en fixer -la direction. En second lieu, les produits scientifiques
positifs élaborés dans d'autres milieux, basés sur des habitudes
d'expérimentation et des moyens d'observation étrangers à
l'éducation latine, ne pouvaient être assimilés avec la même
facilité que des sciences spéculatives et d'ordre exclusivement
déductif. L'intelligence humaine, dans le gigantesque festin que
lui servirent ses initiateurs du xm° siècle, n'absorba pas tout; il
resta, sans destination ni utilité très marquée, un excédent consi-
dérable les sciences positives et leurs données les plus spéciales.
Albert le Grand et Thomas d'Aquin eurent une vision très claire
de l'oeuvre scientifique élaborée par les Grecs et développée par
les Arabes, mais ils n'eurent pas de successeurs dans cette partie
de leur initiation et de leur œuvre. Ce qui survécut, ce furent
certaines données générales relatives aux diverses sciences, à la
cosmographie par exemple, mais loin de se développer et de
s'accroître, ces connaissances s'amoindrirent comme font les
arbres qui manquent de sève et dont le squelette demeure en
core debout après qu'ils ont perdu leurs feuilles et leurs ra-
meaux.
L'idée de la sphéricité terrestre fut heureusement une des
grosses branches de la science cosmographique, et elle demeura
intacte jusqu'à la fin du xve siècle, beaucoup plus qu'on ne
l'imagine d'ordinaire. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir la
littérature très riche au Moyen Age de ce que l'on nommait la
Sphère. Ces traités, auxquelsceluideSacrobosco servit longtemps
de modèle, sans être cependant le premier, constituaient une
description de la machine du monde, de ses pièces et parties,
comme l'imaginaient les anciens. Le narrateur partait de la sphère
extrême qui enveloppe le monde, et descendait par l'examen et
l'étude des sphères intermédiaires jusqu'au centre où se trouvait
la sphère terrestre. Elle était décrite à son tour dans ses divers
éléments, et l'histoire des plantes, des animaux et de l'homme
achevait cette course gigantesque à laquelle se complaisaient les
esprits du Moyen Age, et que beaucoup, pour la rendre plus
grandiose, chantaient en vers.
Le dogme scientifique dela sphéricité terrestre demeura surtout
intact dans l'École dominicaine, la citadelle inexpugnable du
péripatétisme depuis le xme siècle. Il suffit pour s'en rendre
compte de la consulter au temps et au pays même de Toscanelli,
c'est-à-dire à la source de l'influence qui s'exerça le plus effica-
cement sur Christophe Colomb. Florence a d'ailleurs été le centre
d'élection de l'Occident pour la précocité de toutes les manifesta-
tions du génie humain.
A la fin du xv. siècle deux dominicains florentins ont écrit un
traité de la Sphère. Les Frères Prêcheurs ont eu sur les bords
de l'Arno, plus encore que partout ailleurs, un goût marqué pour
tous les arts. C'est là aussi, vers le milieu du siècle, que le jeune
Americo Vespucci avait reçu sa première instruction de la
bouche de son oncle, le Père Georges-Antoine Vespucci, religieux
dominicain au couvent de San Marco. Americo avait eu pour
compagnon d'étude René, le futur roi de Jérusalem et de Sicile,
auquel il dédia plus tard le récit de ses voyages; c'est là qu'il
rappelle ces premiers souvenirs et exprime le regret de n'avoir
pu suivre les exemples de vertus de son saint oncle (1).
Les deux Traités de la Sphère que nous mentionnons ici sont
écrits en vers italiens, et leur composition n'est pas séparée par
un grand nombre d'années (2). ·
Le premier, publié vers 1480, est l'œuvre de Leonardo Dati,
religieux du couvent de Santa Maria Novella, lecteur de Bible
au Studium de Florence et plus tard maître général de son ordre
(26 mai 1414 + 16 mars 1524). La première édition de la Sfera
de Dati est sortie des presses du couvent dominicain de
Saint-Jacques de Ripoli à Florence. Les dominicains furent en
effet des premiers à introduire l'imprimerie dans cette ville, et le
premier ouvrage édité par eux est la Grammaire de Donato,
en 1476 (3).
Au cours de son poème scientifique, Leonardo consacre quelques
strophesàla description de la terre, où ses idées cosmographiques
sur l'objet de notre étude sont clairement exprimées. Il est aisé
de constater que le fond doctrinal du xme siècle y demeure, mais
que les observations très spéciales d'Albert le Grand et de
Thomas d'Aquin ont disparu. La science du globe terrestre a
subi en deux siècles et demi le sort de la pièce de monnaie
à laquelle la circulation a laissé sa rondeur en effaçant
son relief.
La le n'a è corpo solklo e pesante
E grave più cli' alcun altro elemento,
Posta nel centre dentro a tutte e quante
Le sfere, e più di lungi al fermamento

(1) Peregi enim bis binas navigationes ad novas terras inveniendas quarum duas ex
«
mandate Ferdinandi incliti regis Caslellitc per magnum Oceani sinum Occidentem
versus i'eci; altéras duas jussu Emmanuelis Lusitania; regis ad Austrum. Itaque mc
ad id negotii accinxi, sperans quod T [ua] M [agestas], me de clientulorum numéro
non excludet, ubi recordabitur quod olim nnituam habuerimus amicitiam tempore
juventulis noslnu, cum grammaticœ rudimenta imbibentes, sub probata vita et
doctrina venerabilis et religiosi fratris de S. Marco iVatris Georgii Anthonii Vespucci
avunculi mei pariter militaremus cujus avunculi vestigia, utinam sequi potuissem,
alius profecto (ut et ipse Pelrarcha ait) essem quam sum (Xavarretc, Coleccion, t. lit,
»

p. 192.)
(2) Ils ont été réédités avec un autre traité sous ce titre La Sfera. da F. Leonardo
di Stagio Dati, aggiuntavi La ntiova Sfera. di F. Gio. M. Tolosani da Colle, etc.
Uirenze, Molini, 1859. Au commencement de l'ouvrage se trouvent de bonnes notices
biographiques de C. Galletti, l'éditeur.
(3) V. Fineschi, Nolizïe sioriclae sopra la Stamperia de Ripoli. – Panzer, Annales
typographiei ab artis inventée origine ad annum UD. Norimbergic, 1793, t. 1, p. 404.
Da ogni parte egualmente distante.
Fra l'aria e lei ha l'acqua il suo contente,
Benché in alcuna parte si discuopra
La terra in alto e par che sia di sopra (1).

Siede il gran mar sopra la Terra tonda


E la più parte d'essa cuopre e bag'na,
E quella terra che soperchia l'onda
Esce fuor d'essa siccome montagna.
Oceano è detto quel che la circonda,
Che per lo stretto dello mar di Spagna
Mette pel mezzo della Terra il mare,
Lo quai Mediterran si fa chimare (2).

Après cette description générale des terres et des mers, Dati


détermine l'étendue respective des unes et des autres."
Un T dentro ad un 0 mostra il disegno
Comme in tre parti fu diviso il Mondo,
E la superiore è il maggior regno
Che quasi piglia la meta del tondo
Asia chiamata il gambo ritto è segno
Che parta il terzo nome dal seconde
Affrica dico da Europa il mare
Mediterran tra esse in mezzo appare.

Questo tondo non è mezza la sfera


Ma molto meno, e tutto l'altro è mare
E non è tutta questa faccia intera
Arida terra, ma da navicare.
Si truova in certe parte gran riviera
Che ben la terza parte dee bagnare
D'acqua salata che vien dal gran cerchio,
Che a tutta l'altra terra la coperehio (S).

(1) L.c., p. 5. La terre est un corps solide et pesant, – plus lourd qu'aucun autre élé-
ment – placé au centre de toutes – les sphères, le plus loin du firmament – mais à égale
distance de toute part. Entre l'air et lui les eaux trouvent leur place, bien que
en quelque partie la terre se découvre – et paraisse placée sur l'eau.
(2) P. 6. La grande mer s'étend sur la terre sphérique – en recouvre et baigne la
plus grande partie – La terre qui émerge de l'onde s'élève de l'eau comme une
montagne. On nomme Océan la partie qui j'entoure et qui par le détroit de la
mer d'Espagne forme une mer au milieu des terres qu'on appelle Méditerranée.
(3) P. 9. Un T placé dans un 0 donne un dessin qui montre comment fut divisé
le monde [les continents] la partie supérieure, la plus grande, occupe presque la
moitié du rond, c'est l'Asie. Le jambage droit [du T] est le signe qui sépare la
seconde partie de la troisième, – l'Afrique de l'Europe. La mer Méditerranée paraît
entre l'une et l'autre.
Ce rond [les continents] n'égale pas la moitié de la sphère mais est beaucoup
plus petit; le reste est la mer. Tout le côté habité n'est pas de la terre aride; on
Pour Dati comme pour son contemporain Toscanelli, l'Europe,
l'Asie et l'Afrique forment donc la totalité du monde habitable
c'est l'idée traditionnelle et fausse d'Aristote. Des rivages de
l'Afrique occidentale on sait peu de chose; .on s'aventure diffici-
lement en ces parages, et ceux qui s'y sont hasardés n'ont plus
donné signe de vie.

Di sotto a Selta [Ceuta] forse mille miglia


Giù per quel lito s' ha poca notizia
D'audarvi l'uom di rado si consiglia
Ne per diletto no per avarizia,
E già ne furon che per maraviglia
Vollon passai' più oltre, e con tristizia
Di loro e di lor genti fer tal gita,
Che mai poi non si seppe di lor vita (1).

Fra Giovanni Maria Tolosani, religieux dominician à San


Marco, a aussi écrit un poème sur la Sphère, plus étendu, plus
détaillé et plus savant que celui de Dati, mais inférieur au point
de vue de la versification et de la langue. Publié parlui en 1514,
il fut vraisemblablement écrit plus tôt, car il n'y fait aucune
allusion à la découverte des Indes. Il nous dit même qu'il ne
parlera pas des habitants des antipodes, parce que on. ne les
connaît pas.
Non diro degli Antipodi niente
Perocchè sono a molti ignota gente (2).

Ce silence de Tolosani sur les découvertes maritimes du


temps, qu'on retrouve dans d'autres écrivains des premières
années du xvi" siècle, est très significatif; il nous montre que les
grandes découvertes géographiques d'alors n'eurent pas l'éclat du
coup de foudre que nous imaginons d ordinaire.
Une des strophes intéressantes de la Sphère de Tolosani est

peut y naviguer. – Il y a en certaines régions de grandes rivières [mers intérieures]


qui doivent baigner lit tierce partie d'eau salée qui vient du grand cercle
[l'Océan] qui couvre tout le reste de la terre.
(1) P. 11. Au-dessous de Ceuta peut-être pendant mille milles en bas, le long du
rivage, on sait peu de chose. L'homme de mer ne se décide a y aller ni par
plaisir ni par amour du gain. Déjà par extraordinaire il y en a eu – qui ont voulu
passer outre, et par malheur – pour eux et leurs amis, eurent tel sort qu'on ne sut
jamais plus rien de leur vie.
(2) P..16.
celle où il nous décline les autorités scientifiques à la suite
desquelles il marche. Ce sont les autorités classiques de la
géographie ancienne, plus quelques autres qui s'y étaient ajoutées
dans la suite. Il écrit en faisant la description de l'Inde

Non fingo questo di mia opinione,


Che se il facessi sarei falso e reo
Nel mio narrare io seguito Strabone,
E sopra a tutto Claudio Tolomeo
Parte dico di quel che Plinio pone
E Nicolo German, Biondo e Timeo
E sigue il Giglio Zaccaria gia noto
Solin, Pomponio Mela ed Erodoto (1).

Quant à la distribution des terres sur le globe terrestre,


Tolosani a les mêmes idées que Dati. L'Asie, l'Europe et
l'Afrique forment le monde connu, etles deux dernières régions
sont équivalentes en étendue à la première (2).

Ainsi donc, à la fin du xve siècle, les idées qui devaient conduire
Christophe Colomb à la découverte du nouveau monde étaient
toujours en circulation, quant au principal, dans le monde
intellectuel d'alors. L'inventeurdes Indes les y puisa sans y rien
ajouter de personnel. Il les accepta même avec cet élément
erroné qui leur venait d'Aristote, et que Thomas d'Aquin et
Albert le Grand avaient vainement tenté d'arrêter au passage.
Tout le génie de Colomb fut dans l'audace d'une entreprise
regardée jusque-là comme impossible, ou au moins souveraine-
ment difficile. Il eut incontestablement l'intelligence des idées
cosmographiques qui le conduisaient à ses hardis desseins,
mais, encore une fois, bien que ces idées eussent été élaborées
par son esprit, elles n'étaient que l'héritage amoindri et oblitéré
du Moyen Age. Ce que la science du xv. siècle possédait de vrai
et de fécond venait de l'antiquité en passant par le Moyen Age
chrétien, par Albert le Grand surtout, le premier initiateur de
la société latine aux richesses scientifiques des Grecs et des
Arabes. L'École dominicaine, fidèle au Péripatétisme, conserva
sans effort l'enseignement traditionnel, et au temps de la décou-
(1) P. 47.
(2) P. 46.
verte des Indes, elle n'avait rien renié du fond de son enseigne-
ment. Aussi ne devons-nous pas être surpris de voir Colomb, à
son arrivée en Espagne, trouver son plus ferme appui dans un
religieux dominicain, Diégo de Déza, professeur à l'Université de
Salamanque. Vingt années d'un patronage constant et efficace
feront dire à Colomb, quelques années à peine avant sa mort, que
Déza l'a toujours favorisé depuis son arrivée en Castille et que
c'est à lui que Leurs Majestés Catholiques doivent de posséder les
Indes (1).
FR. P. MANDONNET, O. P.

(1) Voyez notre étude (sous presse) Les Dominicains et la Découverte de l'Amè-
rique.
LA
RECHERCHE DU PREMIER PRINCIPE
DANS LES ÉCOLES PHILOSOPHIQUES DE LA GRÈCE

Les poètes ont chanté les origines du monde, mêlant quelque


vérité à leurs brillantes fictions les théologiens ont écouté les
traditions venues d'en haut et répété l'enseignement reçu la
raison, dans son avidité de savoir, s'arrachant aux séductions
de la poésie et se plaçant en dehors des dogmes traditionnels,
s'est mise à interroger la nature elle-même pour lui demander
le secret de son existence. Elle en avait le droit, puisque la
nature est un noble objet de connaissance, le premier qui se
présente à nous. De plus, elle se persuadait qu'en agissant de
la sorte, elle arriverait par sa propre lumière à une explication
des choses plus vraie que toute celles chantées par les poètes,
plus compréhensible(1) que l'enseignement traditionnel lui-même.
La raison ne s'est point trompée mais pour toucher à un but
aussi élevé, la marche a été longue et difficile. « Ce n'est que
peu à peu, et comme pas à pas, dit S. Thomas, que les premiers
philosophes sont entrés dans la connaissance de la vérité » (2).
11 en est ainsi de toutes les conquêtes de la raison moins que
toute autre, celle de la cause première ne pouvait faire exception.
Cette marche raisonnée de l'esprit humain vers Dieu, nous
voudrions la retracer dans sa partie historique, l'examiner
dans sa valeur et la parcourir à nouveau dans l'état actuel de
nos connaissances.
(1) Plus compréhensible, en ce sens que la foi, divine ou humaine, suppose tou-
jours un côté obscur dans son objet.
(2) « Antiqui philosophi paulatim et quasi pedetentim intravcrunt in cogni-
tionem verilatis ». (Ia-Q., XLIV, a. 2, c.)
Un fait général se dégage dès l'abord et domine tout le déve-
loppement scientifique de la raison c'est que l'homme, poussé
par le désir de connaître, a commencé par s'adresser aux réalités
sensibles qui l'entourent et en a pris connaissance avant de se
replier sur lui-même et de s'élever à la cause suprême du
monde et de l'homme. De sorte que la nature, l'homme et Dieu
ont successivement, puis tour à tour ou en même temps, fait
l'objet des spéculations humaines. Tel est le vaste champ que
tout notre savoir n'a pas encore exploré et qu'il n'épuisera
jamais.
Ce qu'il importe de remarquer, c'est que la réflexion scienti-
fique s'est adressée en premier lieu à l'objet des sens, avant de
s'appliquer au monde de la pensée, avant surtout de toucher
au monde divin. Il lui était difficile de faire autrement, soit au
point de départ, soit pour le point d'arrivée.
« Les anciens, dit encore S. Thomas, ont suivi dans
l'inves-
tigation des choses, l'ordre spécial à la connaissance humaine.
Or la connaissance humaine commence par les sens pour
arriver à l'intelligence; de sorte que les premiers philosophes
se sont d'abord appliqués à la connaissance des choses sensibles
pour s'élever de là et peu à peu à la connaissance des choses
intellectuelles » (1).
C'est encore ainsi que nous procédons chaque fois que nous
voulons prendre une connaissance réfléchie des choses. Ceux
qui nous suivront ne feront pas mieux, car l'expérience est la
base des sciences, comme celles-ci sont le fondement nécessaire
de la sagesse et de la philosophie.
Toutefois, s'il était difficile à la raison, pour ne pas dire im-
possible, de commencer l'édifice de son savoir autrement que
par la connaissance du monde extérieur, il lui était plus
difficile encore de borner là son mouvement et sa recherche.
Rester savant sans devenir sage n'est point tout l'homme. Or
« la sagesse, dit Bossuet, consiste à connaître Dieu et à se
connaître soi-même Puis il ajoute « La connaissance de nous-
»

(I) Sccunduin ordincm cognitiunis humana: pi'ocesserunt anliqui in consi-


derationc natuio; rci-um. Unde cum cognitio humana a sensu incipicns in inlellectum
perveniat., priores philosophi circa scnsibilia fuerunt occupati et ex his paulatim in
inlelligibiliu perveiierunt ». (Pol., q. III, a. 5, c.)
mêmes nous doit élever à la connaissance de Dieu (1) ». Comment,
en effet, l'homme peut-il se voir pensant le monde par sa raison,
après l'avoir expérimenté par les sens, le jugeant, en discutant
les lois, et ne pas se demander ce qu'il est lui-même, lui, capable
de telles opérations? A cette question vraiment inévitable, la
raison répond en étudiant ce que nous sommes, en analysantl
notre propre activité.
Mais l'homme, à son tour, le monde et tout ce que le monde
renferme, si peu que ces objets soient examinés de près,
présentent à nos yeux tant d'imperfection, de changements et
de contingence, qu'ils proclament hautement l'existence d'un être
plus élevé dont ils tirent leur origine. Ils ne se sont point faits
d'eux-mêmes, un autre leur a donc donné d'être et de subsister.
De sorte que la raison se demande forcément quelle est en
dernier lieu la cause de l'homme et du monde. C'est alors qu'elle
se pose la question de l'existence de Dieu et qu'elle peut y
donner une réponse.
Tant qu'elle ne s'est pas préoccupée de l'origine du monde
ni de sa propre origine, il est visible que la raison ne peut
remonter à la cause; mais elle arrive promptement à cette pré-
occupation. Il n'est pas nécessaire pour cela qu'elle connaisse
tout ce qu'il découle de Dieu, il suffit qu'elle rencontre quelque
chose qui en vient indubitablement. Également la connaissance
qu'elle prend de la cause première ne la rend pas aveugle à
l'endroit des causes secondes. Au contraire, la lumière qu'elle
acquiert sur ce point s'ajoute à celle qu'elle possède déjà on
peut acquérir sur les autres. Elle remonte de l'effet à la cause,
comme elle descend de la cause à l'effet. A moins de soutenir
que l'effet est de sa compétence et que la cause n'en est pas,
chose impossible. La raison va et vient sur son domaine, le
parcourt en tout sens et s'efforce de le conquérir, comme une
eau vive répandue sur le terrain qu'elle est appelée à
féconder.
L'histoire nous témoigne que les progrès de la raison se sont
accomplis de la sorte. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler
les premières périodes du développement philosophique. La

(1) De la connaissance de Dieu, commencement,.


Grèce en a été le meilleur théâtre. Remonter plus haut que les
Grecs nous paraît inutile, nous verrons jusque quel point il est
bon de les dépasser.
Ce nous est une bonne fortune d'avoir affaire aux Grecs. « Les
savants, dit Tennemann, et les penseurs de la Grèce sont
devenus à juste titre les maîtres et les modèles des siècles
suivants, tant par leur esprit de recherche et d'examen, que par
les résultats auxquels cet esprit les a conduits » (1).
On peut ajouter, avec le cardinal Gonzalèz, « qu'en toutes
(ces périodes) s'agitent plus ou moins les problèmes fondamen-
taux de la philosophie, et qu'en toutes apparaissent des repré-
sentants plus ou moins explicites de la plus grande partie des
divers systèmes philosophiques que nous voyons se reproduire
dans la suite des âges » (2).
Il nous sera donc permis, derrière les conceptions philoso-
phiques de la Grèce, de voir en perspective et d'apprécier celles
qui se sont reproduites dans le cours des siècles, ce qui abrégera
d'autant notre exposé. Quelques siècles vont donc nous suffire.
Les deux premiers (600-400) sont remplis par quatre écoles
l'École Ionienne fondée par Thalès, le chef (3), dit Aristote,
de cette manière de philosopher, l'École Italique ou Pythago-
ricienne l'École Éléatique et l'École Atomistique. Si l'on
ajoute l'ère des Sophistes et les temps où vécurent Socrate,
Platon et Aristote (400-300), nous aurons toute la période qu'il
nous est utile de connaître.

Le fondateur de l'École Ionienne (4) est pour l'unité du prin-


cipe des choses, et ce principe c'est l'eau. Tout vient de l'eau et
tout y retourne; tout n'est donc que de l'eau. Il avait remarqué
que l'humidité est nécessaire à la germination et à la croissance
des plantes, ainsi qu'à la naissance et au développement des
animaux. Le feu lui-même est alimenté par des substances
humides, témoin l'huile que l'on verse dans la lampe. Or,
(1) Manuel, V. I, g 78.
(2) Histoire de la philosophie, T. I, § 27.
(3) 6 Tij; TOiaûtri; àp^niY"! çtXoooçwi;. (Metnph., I, c. 3.)
(4) Né ù Millet de parents phéniciens, la 1" année de la 35° olympiade ( – 600), il
s'instruisit par des voyages et mourut plus que nonagénaire.
l'humidité a l'eau pour principe, de là la conviction que tout
procède de l'eau.
Une confirmation de sa doctrine, c'est que vaporisée l'eau
devient air, puis feu; congelée, elle se change en terre et en
pierre. Tout paraît donc relever de l'eau comme de son prin-
cipe. La terre elle-même flotte sur les eaux à la manière d'un
radeau.
La pensée de Thalès n'est pas que l'eau d'où tout procède est
un principe inerte et sans vie. Il sait que l'on doit placer dans
le principe tout ce que l'on trouve dans les dérives. L'élément
primordial de Thalès renferme donc mouvement et vie.
Il ne renferme pas la divinité que Thalès connaît et admet.
Cicéron nous le dit expressément (1). Il en sera de même des
conceptions qui vont suivre nos premiers sages ne sont point
des athées, rien ne les y oblige. Ils connaissent Dieu soit par
tradition, soit par le simple spectacle de la nature qui en parle
si éloquemment. Ce que nous voulons dire, c'est qu'ils n'ont
pas encore démontré l'existence de la divinité par la voie de
la science où ils s'engagent si résolument; ils ne le montrent
pas encore comme la dernière et rationnelle explication des
choses. Mais leur savoir, pour ne pas aboutir à Dieu, n'est
aucunement contre Dieu.

Selon Anaximandre (2), le principe universel de toutes choses,


c'est l'infini. Tous les êtres qui constituent le monde à un
moment donné, tous les mondes qui ont été et tout ceux qui
seront, dérivent de l'infini, subsistent dans l'infini et s'éva-
nouissent dans l'infini qui demeure constant immuable
éternel.
L'infini ou l'infinité est une idée nouvelle qui vient s'ajouter
à la conception thalésienne. Nous retrouverons cette idée dans
les cosmogonies suivantes. Son apparition n'a rien que de
naturel elle devait surgir à la suite de la connaissance que les
sens prennent des choses. Ne pouvant, d'une part, en embrasser
toute la série, ils la croient infinie. Les limites de ce monde, ni
dans l'infiniment grand, ni dans l'infiniment petit, n'ont pas
(Ij De nat. Deo., 1. 1, 10.
['!) Né vers – 610; de Millet comme Thaïes et ami de ce philosophe. (Tennemann.)
encore été expérimentées et ne le seront jamais, de là l'opinion
qu'il n'y en a pas. D'autre part, la même matière, herbe dans
la plante, chair dans l'animal, associée à la pensée chez l'homme,
parcourt un cercle ininterrompu de transformations diverses.
Nous le voyons, de là encore l'idée d'infini. Nous ressentons la
même impression en considérant le temps qui se déroule et les
générations qui s'y succèdent.
Mais quelle est la nature de cet infini principe des choses ?
Anaximandre ne le dit pas très clairement et ses interprètes sont
embarrassés pour le savoir. Selon les uns, c'est une substance
autre que les éléments connus, intermédiaire entre l'eau et le feu;
une sorte de vapeur plus subtile que l'eau, moins légère que le
feu. Selon d'autres, l'infini du compatriote deThalès n'est qu'une
propriété inhérente au principe des choses, quel que soit ce
principe. En toutes suppositions, la pensée d'Anaximandre
s'arrête toujours à un élément matériel, tel que le feu d'Héraclite
ou l'éther des stoïciens à un infini objet des sens, sans rapport
avec l'infini intellectuel que la raison entrevoit et qui constitue
l'essence même de la divinité.
« Telle fut à peu près aussi la doctrine de son contemporain
un peu plus jeune que lui, Phérécide de Syros, lequel reconnut
comme principe éternel des choses, Jupiter ou le temps, et la
matière ou le chaos » (Tennemann).

Anaximène (1) choisit l'air pour principe. Les éléments


procèdent de ce principe et tout vient des éléments. « Ilattribue
à l'air infini les causes (principe et éléments) de toutes choses. Il
ne nie point les dieux ni ne les méconnaît sa pensée toutefois
n'est pas que l'air soit fait par les dieux, mais plutôt que les.
dieux sont faits par l'air » (2) (S. Augustin).

Cet air est infini en lui-même et fini dans ses modes il pénètre
et vérifie tout; un perpétuel mouvement l'agite; le froid le
condense, la chaleurle dilate; rarifié, il devientfeu parlui-même,
il est air condensé, il engendre les vapeurs, les nuages, l'eau,

(1) Né Millet vers


A 557.
(2) Omnes rerum causas infinito acri dcdit nec deos negavit aut tacuit; non
tamen ab ipsis aercm Factum, sed ipsos ex acre t'actos credidit ». {Givit., 1. VIII, 1.).
la terre, les pierres. Les émanations de la terre ont formé la lune,
le soleil et les étoiles que leur rapidité embrase.
Le Crétois Diogène d'Apollonie (1) marche sur les traces
d'Anaximène. Il admet son infini aérien, avec une addition
toutefois. L'air, dit-il, même infini et en perpétuel mouvement,
ne saurait être l'unique principe des choses il faut de plus lui
adjoindre l'intelligence (2).
On pourrait voir, dit Gonzalèz, dans cette nouvelle conception
un effet de la doctrine d'Anaxagore dont Diogène était contem-
porain. S. Thomas remarque que l'air nécessaire à la vie des
animaux et les changements de température qui amènent le réveil
ou la mort de la végétation, ont pu faire croire que l'air est le
principe des choses (3).
D'après Héraclite d'Éphèse (4), l'ensemble des choses, ou le
monde, n'est l'ouvrage ni des dieux, ni des hommes, ni d'aucun
agent distinct. Il est, il a été, et il sera toujours identique à lui-
même, non sous la forme qu'il possède actuellement, ni sous
aucune de celles qu'il peut revêtir, mais dans son fond et dans
son être qui demeure et ne change pas. Quelle est maintenant la
nature d'une telle substance? Ce ne peut être ni l'eau de Thalès,
ni la vapeur d'Anaximandre, ni l'air d'Anaximène, mais une
matière plus subtile encore, c'est le feu ou l'éther.
Tout naît de ce feu primordial, tout en vit, tout y retourne.
Il s'établit comme un double courant dans la nature (Gonzalèz),
l'un descendant par lequel le feu s'abaisse à devenir air, vapeur,
nuage, eau, terre; l'autre ascendant en vertu duquel la terre
redevient nuage, vapeur, air, feu. Le feu est donc principe
milieu et terme de tout ce qui est. Les mondes se succèdent sans
fin sous la loi du destin (5); cette loi règle leurs vicissitudes
et leur durée. Ils ne sont tous qu'au feu vivant qui s'allume et
s'éteint sans relâche.
L'âme, les génies, les dieux sont des parties de plus en plus

• {1} NéMillet vers 499.


à
(2) II aurait pu lui adjoindre, à plus forte raison, la divinité.
(3) « Ratio autem quare aerem ponebant rerum principium potuit sumi ex respi-
ratione per quam vita animalium reservatur; et quia ex iinmulatione aeris videntur
variari generationes et corruptiones rerum ». (In Metaphy., )ib. 1, lec. 3.)
(4) II enseignait vers 500.
(5) Einap(té\r, sous-entendu, xv/ri ce qui est fixé par la force des choses.
subtiles de ce feu primordial. L'ùme dans sa connaissance
sensiblen'aboutit qu'à l'apparent; mais elle peut par intelligence
entrevoir la loi qui régit tout; c'est là son plus noble effort.
Citons quelques fragments
« N'est-ce pas la même chose de vivre et d'être mort? d'être
éveillé et de dormir, d'être jeune et d'être vieux ? Qu'un de ces
états change, il devient l'autre et réciproquement. Comme la
même argile, sous la main qui la façonne, peut prendre une figure
d'être vivant, ensuite redevenir un morceau informe et cela tour
à tour, sans qu'il y ait jamais de fin, ainsi la nature de la
même matière forma jadis nos aïeux, engendra ensuite nos pères
qui furent leurs successeurs immédiats, puis nous-mêmes; et
les générations doivent se remplacer ainsi les unes les autres par
des évolutions successives. Ce fleuve de créations qui coule
sans être interrompu, ne s'arrêtera jamais » (1).
« Ce monde, aucun des dieux ni des hommes ne l'a fait. Il
était et il sera un feu éternel embrasé et éteint tour à
tour ».
« Il n'y a qu'une sagesse, connaître la pensée capable de
gouverner tout en tout ».
« Toutes les lois humaines
dérivent de l'unique loi divine,
laquelle peut tout ce qu'elle veut, suffit à tout et dépasse tout ».
,(
Cette raison qui est toujours, les hommes sont incapables de
la connaître, h moins qu'ils n'en entendent parler et même après
qu'ils en ont entendu parler. Tout a été fait selon cette raison,
et quand les hommes cherchent comme moi la nature des choses,
ils sont incapables de la comprendre et de l'exprimer » (2).
Dans cette conception, dit judicieusement le cardinal Gonzalez,
si l'on1 prend les choses seulement dans ce qu'elles ont de
propre et de distinct de l'élément commun, elles se réduisent
(1) Plutai([uo, Consolnlion à Apollonius, § 10. Traduction de Bctolaud.
(2) Kiciiov tov sCptov àJiotvTwv ours ti; Osûv oûts avOptôjrtov èxo(y)<tev aJA'^v âsl xaî ïorat,
nvp àetÇwov, àrcroijievQv |i£Tpw xxi inotyêîvvù[jLSVov (x£rp(*j. Frag. 27.
ETvat .?
E'tVOLt-j'àp sv
ÊV tô
Tà '1"o:pO\l OiYi'd
yvtij[jLr)V otïjv te
f."iat~0'6cH
Toyôv ÊTUGTstcÔai TE 2~YXUCEPV~CtOEt atà Tràvctov.
riv'r~ oià
sYXvëspvrçcrai ritxvîx Frajj. 55.
7rdtvrwè. Frag. 55.
Tpc^svToti ^àp tcàvte; ot àvQpton&voi vô|jiot Onô ëvô; toù 0£t'ov xpacriet f ap tocoùtov qkôgo'j
ÈQsXet, y.îà ÈÇap/.Ei nàm xal ftiptfiveTat. Frag-, 10.
Toù Xôyau to*j5e èovxoç alei àîjvvEToi yîvoviai avOpumoi, xal Ttpoçôev9t &xoù7at, xal axov-
cavie; ta np&STov.
rtvo|j.6vo)v yàp nâvttdv Kixà tôv Xoyov TovSe, àneipauri, itixxm, neiptouevoi xaî énéuv xxt¡
ëpYwv Toioutioiv, ixaîa iyùs ôtTi-feOy-oti, Statpsuv x»t« çùjov xxi çpâîwv oxw; Fi'a^r. 1.
HEVUE THOMISTE. – I. – 16.
à de simples apparences, à du mouvement, à du devenir c'est
là tout ce qui les constitue. De sorte que pour elles, la naissance
et la mort, le bien et le mal, l'être et le non-être diffèrent assez
peu et s'identifient sur le fond commun (1).
Empédocle d'Agrigente (2) rompt avec l'unité de principe,.
jusque-là respectée des Ioniens. Selon lui, quatre substances sont
nécessaires à l'explication des choses l'eau,' l'air, le feu déjà
adoptés séparément par ses devanciers, il y ajoute la terre que
personne jusqu'ici n'avait élevée à la dignité de principe; sa.
grossièreté la faisait regarder comme un dérivé. Pour en
former chaque chose, l'amour unit et la haine sépare ces élé--
ments. Notre monde, avec tous ceux qui ont précédé et tous
ceux qui suivront, n'a point d'autre origine. Longtemps la nature
s'est essayée à la formation des êtres avant d'arriver aux types
qui sont sous nos yeux. (Darwinisme.)

«
Écoutez ma doctrine, car la doctrine nourrit l'esprit. Comme
je l'ai déjà dit, je le répète, allant aux dernières conceptions
Tantôt une seule chose se forme de plusieurs et tantôt plusieurs
naissent d'une seule. Le feu, l'eau, la terre et l'agréable profon-
deur de l'air, tantôt la funeste discorde, puissante autant que
chacun d'eux, les sépare et tantôt l'amitié, non moins puissante,
les unit » (3).
L'Agrigentin Empédocle semble faire de la conciliation en
adoptant tous ensemble les principes que ses prédécesseurs
admettent isolément. Il y ajoute la terre et s'en tient aux quatre
éléments pour en déduire toutes choses. Nous savons
aujourd'hui que trois de ces éléments ne sont que des états
différents de la même matière, selon qu'elle est solide, liquide ou
gazeuse. Si par le feu, on entendl'éther ou matière impondérable-
(J) Histoire de la philosophie, Heraclite.
(2) II florissait vers Ui.
{i) 'AMi'aye, itOOeov x>.û(h (10D71 yâp toi ypéva; aOJsi.
*Q; Y'P xai itpiv ëîiioi, jtiçzûux.wv neîpatTot (lûOuv,
AiTtVëpÉW xotè |ièv vàp év, rfilrfiri (iôvov etvat
Ex hXeoviov, Totè ô'aù Biéçv irî.éov l£ svo; eïvoci
llûp xal iioop xal yaîa Mai o!6spa; jjmov <tyo(,
PÎEÏXOÇ t'oÙ).6|A&VOV StJ£OL TttfV, OtTOcXaVTOV, £xâ(7T(<l
K4ti <l>L)6xr); liera vSlnvi, !or, |if)x£<r Té u'ôto; tc.
(De natura, vers 75 à 82.)
de nos physiciens, on verra comment la conception vulgaire se
rapproche de la conception scientifique. Déjà pour Empédocle
les quatre éléments ne sont pas sur le même pied, le feu est actif
comparativement aux trois autres qui sont passifs (1).

Avec Empédocle disparaît l'École Ionienne pour ne plus se


reformer. Le feu d'Héraclite d'où tout procède et où tout revient
en est la plus pure expression. Nous y trouvons l'unité de
principes sous la multiplicité des phénomènes, caractère saillant
de l'École. Empédocle gâte cette unité par sa pluralité de prin-
cipes, moins toutefois que ne le feront plus tard Anaxagore et
les Atomistes.
A ne considérer que le côté matériel des choses, et c'est par
là que nous commençons, la conception ionienne ne manque pas
d'une certaine vraisemblance. Nous voyons en effet toutes ces
choses sortir de la matière, emporter avec elles une partie de
cette matière, la garder tout le temps de leur durée et la restituer
àlamasse commune. Mais, d'accord sur ce point, ces philosophes
ne tardent pas à se séparer lorsqu'il s'agit de déterminer ce
principe des choses. Quel est-il en lui-même, eau, air, vapeur ou
feu? Quel est-il dans ses modes? mobile ou immobile, fini ou
infini, unique ou multiple et si multiple, combien y en a-t-il?
Autant de problèmes auxquels ces débutants donnent des
réponses différentes et caractérisent par là leurs conceptions
personnelles.
Soyons-leur déjà reconnaissants de ce qu'ils ont tous admis
un monde réel derrière le monde phénoménal, c'est-à-dire autre
chose que ce que les sens perçoivent. C'est le premier pas dans
la connaissance rationnelle des choses, et ce premier pas, ils ne
l'eussent point fait s'ils n'avaient écouté que leurs sens, sans
demander à la raison ce qu'elle en pensait; car elle seule pénètre
jusqu'à la réalité cachée derrière le phénomène. Ce premier pas,
nous en convenons, n'était pas difficile à faire. Ce qui tombe
sous l'expérience s'impose en même temps à l'esprit. Ce n'est
que par une réflexion malsaine, contre nature, que l'on parvient à
(t) « Non quod utatur quatuor démentis, ut quatuor sed ut duobus quia ignem
comparât aliis tribus dicens quod ignis habet naturam activam et alia passivam ».
(S. Th., in Metaphy., lib. I, lcc. 4.)
douter de la réalité des choses. Nous n'avons pas à guérir les
intelligencesfrappées d'un tel doute. Nous leur dirons seulement
Regardez encore, examinez mieux, suivez la pente naturelle de
la raison, infailliblement vous verrez que les réalités de ce monde
gont incontestables.
Elles sont hors de doute, mais y en a-t-il d'autres? C'est la
question que l'esprit se pose après avoir connu ces premières
et qu'il va s'efforcer de résoudre.
Les premiers philosophes, dit Aristote (1), n'ont pour la
plupart reconnu que la matière comme principe des êtres mais
la nature des choses les mit bientôt sur la voie pour trouver la
vérité (2). Jugeant des productions de la nature à la ressem-
blance des productions de notre art, ils ne pouvaient ignorer
qu'aucune matière première ne se transforme d'elle-même ni le
fer, ni le bois, ni l'argile ne deviennent spontanément un vase,
un outil, une maison il faut une pensée qui conçoive leurs
modifications utiles, une main qui les exécute. Dire que les
êtres qui nous entourent sortent de la matière, ne suffit pas à
leur complète explication. Comment et par qui en sont-ils tirés ? `~

Quelle est la pensée qui les détermine, la puissance qui les


exécute? Pour tirer les vases de l'argile, nous avons le potier,
son tour et ses modèles.
De l'idéal du monde et des prototypes des choses, le Ioniens
n'ont rien dit à peine s'ils effleurent la cause motrice. Ils ne
connaissent que les mouvements les plus élémentaires de
contraction ou de dilatation qu'ils attribuent aux qualités
physiques de la matière; au chaud ou au froid, à la densité ou à la
raréfaction. Héraclite, sans l'expliquer, prétend que le feu
contient tous les mouvements transformateurs philosophie facile
et expéditive. Empédocle également fait agir le feu sur les autres
éléments sans nous dire pourquoi, ni de quelle manière et,
voyant que sa théorie laissait à désirer, il a recours à de nouvelles
forces, à l'amitié qui unit et la haine qui sépare; quelque chose
comme l'affinité et la cohésion de nos chimistes.

(1) Tôjv 5ii rcpwTctiv <pt).O(TO:piîGdvT((iv ol 7t).£!!gtoi Tt£; Év uXrjç £i§£i (iova; b>^Gï]cTav oep^àc;
EÏvat xdtvttoy. (Melaphy., 1. I, 63.)
(2) « Ipsa rei evidens natura dédit eis viam ad veritatis cognitionem. » (S. Th., in
Metaphy., lib. 1. lcc. 4.)
Anaxagorc (1) se fit remarquer par un grand désir de savoir,
que secondait une puissante intelligence. Interrogé, rapporte
Aristote (2), sur l'utilité de la vie, il répondit que nous devions
choisir de naître pour contempler le ciel, l'ordre admirable qui
règne dans la nature, mettant le savoir au-dessus de tous les
dons. Ce fut Anaxagore qui fixa dans Athènes l'enseignement
philosophique, disséminé jusque-là dans les principales villes de
la Grèce. Il devint l'ami de Périclès, le maître d'Euripide et
l'inspirateur de Socrate et de Platon.
« Rien, dit Tennemann
(3), n'a plus contribué à sa célébrité
que sa doctrine sur l'esprit ordonnateur du monde, résultat
auquel il fut conduit par une plus profonde observation de la
nature et de l'ordre qu'elle présente, peut-être aussi par ses
réflexions sur l'insuffisance de tous les systèmes tirés unique-
ment de l'ordre naturel ».
« Quelqu'un, dit Aristote, ayant attribué à
l'intelligence la
cause de la beauté et de tout l'ordre qui règne dans les êtres
vivants, comme dans la nature, apparut semblable à un homme
à jeun au milieu d'hommes ivres. Nous savons en toute évidence
qu' Anaxagore est le soutenant de cette doctrine dont Hermotime
de Clazomène a eu la première idée » (4).
« II purifia, dit à son tour S.
Thomas, la pensée des premiers
philosophes et l'amena à la saine vérité en la débarrassant des
mpossibilités qu'elle contenait pour n'avoir pas tenu compte de
cette cause » (5).
Voici les paroles mêmes du premier physicien spiritualiste
« Tout ce qui sera, tout ce qui est et tout ce qui a
été dans
l'immensité des cieux, l'intelligence l'a ordonné avec soin »
« Toutes
les autres choses sont des parties du tout, tandis que
l'intelligence est infinie, indépendante, sans mélange, seule en
elle-même et par elle-même. Si elle n'était indépendante, mais

(1) Né à Clazomène en – 491.


(2) Morale à Eudéme, I. I, c. 5.
(3) Manuel, v. I, § 107.
(<) IVoûv 3q tic EÎ7IWV etvat, xaOânep Iv toi; gûot;, x«î èv çûuci tôv alïtov toù xqcjioj
xf^
xai x9ii XQL^etùi nâffv]; otov vi^çtov êçctvï] 5tap*eîy.YJ XsyovTaç toù; npoTEpov. (Meictphy., 1. 1, c. 3.)
(5) « Et hic purificavit priores philosophes, ad puram veritatem eos reducens, qui
inconvenientia dixerunt, hujusmodi causam non tangentes ». (S. Th., in Melaphy.,
lib. I, leo. 3.)
unie aux choses, mêlée à une seule, elle le serait à toutes; car
toute partie est dans toute partie. Ce mélange l'empêcherait de
dominer et de voir indépendamment comme elle le fait étant en
elle-même. Elle est la plus subtile et la plus pure des choses, sa
pensée contient tout et sa forme est très grande » (1).
Il faudrait citer tout cet admirable passage; c'est à regret que
nous nous arrêtons.
La physique d'Anaxagore est singulière. Il admet un mélange
primitif de particules semblables aux êtres qui existent, des
particules de chair, d'eau, de pierre, infinies en nombre et
infinies en petitesse, insensibles par conséquent. L'intelligence
par le mouvement démêle ces particules et en forme tout ce que
contient l'univers.
« Ensemble, dit-il, étaient toutes choses infinies en nombre et
en petitesse, d'une incroyable ténuité. Et tout étant ensemble,
rien n'apparaissait à cause de la petitesse des parties. Tout était
contenu dans l'air et l'éther, tous deux infinis, tous deux très
répandusenchaquechose, soit en intensité, soit en extension (30).
« Les Grecs ont tort de parler de naissance et de mort leurs
vues sur ce point ne sont pas justes, rien ne naît et rien ne périt,
tout n'est qu'agrégation et désagrégation de parties déjà
existantes. De sorte qu'en vérité la naissance n'est qu'une
agrégation et la mort une désagrégation i (2).
Anaxagore n'a pas connu toute la vérité, puisqu'il n'a pas
assez compris que l'être qui se fait ne peut provenir que de celui
qui est; maisil a nettcmentdistingué l'être mobile de l'immuable,
le mêlé du pur, le contingent du nécessaire. « L'intelligence, dit-

(1) 5è vooî oaa Eorai te y.ii vùv Irrrt xal rçv y.at
EO ri
ccXXa jkxvtx Èv to> îro).).à îiepl ê'xovtl
xai Èv Toîtrt îtpooxpitteïsi xai èv toïsi àm>Kexpi|iÊ'voi!ït xâpra 8iê/6s|aï|« *• Frag. 12.
Ti imrà; p.oîpav (ieté/e:, vôo; Si èœte a7teipov xai aÙToxparè; xai |iÉji""at oùôsvi
|iév dcMia
/p^jiaT! à>.}.« noûvo; àÙTO; èç'tuur'jû taxi. Ei ph Y«p î? 'luutoû ^v, àX).à teîji É(ii|iiXTO a)).ti>,
(ieteT^e âîcàvrtDV xpvj^iàrwv, et i\iip.wcô TEM 'èv îiavTi *yàp tt*vtô; fiotpa eveuti, ojctttep
ôcv
Èvtotoi îipésOev ti.01 ).ï>.sy.Tat xai èxû).ue a" «tjtov zà <n)(j[j-E(iiY|i;voi, wute [tr,3Evè; xp>Jn<JLTCi<7;
xpatÉEov ôfjtocco;, d>; xai pavvov ÈovTa ey'èuuToû. 'Eeti yàp ).enT0T«t6v Te jkxvtuv yp>;(iâTù>v
xai v.aQaptiTaTov, xai y^tOfiLYjv yE Ttepî TTa^TÔ; rcacrav ïtr/Ei xai tti^ijEt ^Éytatov. Frag. fi.
(2) 'Ojj.oûitâvta yj>r,\i.a.i& r,v, axsipaxai ic).vi9o; xai ff(iixpôtïlTa -xai YaP T« «(iixpov âweipov
^v. Kai Ttâ'rtùjv ô[ioû ÈôvTiov oùSÈv evStj).ov ^v ûto ir[itxpo-n)To;- TtàvTa -yàp à^p, ts xai at6r,p
xaTEÎ/E, àjifÔTepa aitipa éôvT«- Tïûta yàp ineyiOT» Ivesit 'ev ToTffi cû|nt«ot x«i sXiqOeï xai
(itysOEÏ. Frag.
1.
Ta êè YÎvcuOai xa! ànô),).uï6ai oOz ôpOûi; votuÇouai oî "EXXqve; •oùêàv yàp ZP^C" «iK yïvetov
cû5è àiiôWniai, à).Â'âità livxwv )rfri|ictT(ov <ni(iiii(îYETa'' Te xai 5tsr.piveratt Frag. 17.
il, est infinie, indépendante, sans mélange». Jusqu'à lui le hasard
ou le destin avait présidé à l'évolution des choses.
a Anaxagore, après avoir démontré que le hasard et le destin
sont une hypothèse absurde, dépourvue de tout sens raisonnable,
établit et démontre que l'ordre et l'harmonie qui règnent dans le
monde réclament une intelligence supérieure au monde et
indépendante de lui dans son essence » (1).
Aristote fait au philosophe de Clazomène le facile reproche
de n'avoir pas tenu compte des causes secondes.
« Il se sert, dit-il, de l'intelligence comme d'une machine dans
la production des choses D (2). Autant vaudrait lui reprocher de
n'avoir pas connu tous les chemins qui mènent à Dieu, puisqu'il
ne s'y élève qu'en vertu de l'ordre qui règne dans l'univers.
Laissons aux savants à venir la tâche de nous énumérer ces
causes, et aux philosophes d'inaugurer par elles les voies nou-
velles qui conduisent à la divinité. Le grand, l'incontestable
mérite d'Anaxagore, sera toujours d'avoir trouvé le procédé
scientifique, qui, du spectacle de ce monde, introduit infaillible-
ment l'esprit dans la connaissance de Dieu.
Nous pourrions terminer là cet exposé historique, puisque
nous venons de constater comment la raison se pose la question
de la divinité et comment elle parvient à la résoudre. Mais il
ne sera pas sans utilité de le poursuivre encore pour voir la
doctrine d'Anaxagore se fortifier au sein même des contradictions
qu'elle rencontre, et finalement prendre place parmi les con-
naissances acquises à l'esprit humain.
Ce n'est que par tradition que l'enseignement de Pythagore
nous est parvenu (3). Ni le maître, ni les disciples immédiats ne
nous ont laissé de monuments écrits. Il est généralement admis
que les Pythagoriciens connaissaient la position centrale du
soleil, et celle subordonnée de la terre et des planètes, c'est-à-
dire le véritable système du monde, sans avoir osé ou sans
avoir pu le faire prévaloir. Ce qui est incontestable, c'est qu'ils
s'adonnèrent à l'étude des mathématiques et qu'ils y firent de
(1) Gonzalez, Histoire de la philosophie, V. 1, § 3i.
(2) In Gonzalez, ut supra.
(3) Il naquit a Samosl'an- 582 et voyagea en Égypte, en
Perse, dans l'Inde et jusque
dans la Chine. II enseigna d Crotone, ville de la Grande Grèce, et fonda l'École Ita-
tique ou Pythagoricienne.
grands progrès; c'est de là qu'ils partent pour établir le singulier
système qui fait des nombres la substance même des choses.
Qu'il faille demander aux sciences mathématiques la con-
naissance rationnelle des quantités concrètes de l'univers, rien
de mieux. Il est incontestable que leur nombre, leur étendue,
leur mesure, ne nous sont bien connus que par les sciences
exactes. A ce point de vue toute connaissance expérimentale
devient tributaire des mathématiques. Mais nos philosophes
faisaient des nombres un emploi plus étendu. Ils les regardaient
non seulement comme la mesure et la formule, mais encore
comme le fond et la substance des êtres qui nous entourent. De
sorte que les principes du nombre et de l'étendue deviennent
les principes mêmes des choses. Ils ne manquaient pas de
raisons pour appuyer leur doctrine. Les nombres, disaient-ils,
sont antérieurs aux choses et les principes également sont
antérieurs à leurs dérivés. Pourquoi les Ioniens ont-ils considéré
l'eau, la terre, le feu, l'air comme les principes des choses,
sinon par la ressemblance qu'ils croyaient saisir entre ces
éléments et les êtres de ce monde? Eh bien il y a pareillement
ressemblance entre' les nombres et les choses. Tout n'est-il pas
proportion et harmonie dans la nature ? Or les nombres sont
les principes de la proportion et de l'harmonie, témoin les s^ns
musicaux et les évolutions des astres. Les nombres sont donc
la substance de ce qui existe.
Poursuivant leur démonstration, nos auteurs ramenaient tous
les nombres à l'unité, comme toutes les choses ne font qu'un
monde. L'unité, en effet, est virtuellement tout nombre, pair ou
impair,: et éminemment toute fraction, grande ou petite. D'un autre
côté, les quantités géométriques rentrent sans peine dans les
quantités numériques. Le point n'est qu'une unité ayant position
dans l'espace; la ligne, une dualité ou le rapport de deux points
le plan en demande trois, le solide, quatre pour être déterminés.
Tout en 'mathématiques procède donc de l'unité et s'y ramène,
et tout dans 1 l'univers n'est qu'un multiple on une fraction de
cette même unité.
Nous ne suivrons point les Pythagoriciens dans l'application
de leur théorie.
Ils construisent la science astronomique sur des rapports
numériques, ce qui se conçoit encore; mais à leurs yeux, la
justice elle-même est un nombre, un nombre pair: l'âme est un
nombre qui se meut lui-même; le temps est un nombre et tout
ce que le temps renferme. Il y a là une confusion regrettable
entre l'unité mathématique et l'unité ontologique, entre la
quantité et l'être. L'être est un et multiple comme la quantité,
sans pour cela s'identifier avec elle (1).
Les Ioniens n'ont reconnu qu'un élément matériel et concret
pour tout principe des choses Anaxagoredémontre l'insuffisance
d'une telle explication qui ne rend compte ni du mouvement,
ni de l'ordre qui règnent dans l'univers, et il tire de la con-
templation de ce dernier un rayon si lumineux que ce rayon le
conduit à Dieu. Sans arriver jusque-là en vertu de leur. savoir,
les Pythagoriciens reprennent le thème étudié par les Ioniens et
voient les choses dans une lumière que l'esprit humain est à
même de connaître c'est-à-dire qu'ils les voient non plus
changeantes et mobiles telles qu'elles se présentent aux sens,
mais telles qu'elles parlent à la raison dans les lois qui gouvernent
leur étendue et leur quantité. Les mathématiciens nous trans-
portent dans un monde où ne pénètre point le mouvement, où
n'habite plus que de la matière intelligible. Voir ainsi les choses,
c'est s'élever d'autant et se rapprocher de leur cause véritable
sans encore l'atteindre (2).
Toute l'Ecole d'Élée (3) se groupe autour de quatre noms d'ail-
leurs assez obscurs Xénophane (4) de Colophon, son fondateur;
Parménidc (5), son plus illustre représentant; Mélissus de
Samos et Zénon d'Élée.
Le point de vue des Éléates diffère totalement de celui des
Ioniens. La divergence n'est-elle pas inévitable dans la marche
(1) Voit' dans S. Th. in Melaphy., lib. I, lec. 5-6, l'exposé de cette théorie des
nombres comme substance et principe des choses. Cunf. le texte d'Aristote, Mela-
phif., 1. ï, c. 5.
(2) Pour atteindre à cette cause éminente des choses, il faut voir ces dernières,
non seulement dans leur quantité, comme les sciences mathématiques nous mettent
à même de le faire mais encore dans leur être, ce qui est le propre de toute raison
qui réfléchit sur l'objet de sa connaissance, car l'être des choses est l'objet de l'intel-
ligence.
(3) filée, ville d'Italie.
(i) Né a Golophon, il s'établit A Élée l'an 536.
(5) Parménide et Zénon sont d'Élée. Ils florissaient vers 460 et Mélissus vers
– «5..
de l'esprit à la conquête de la vérité? Ne pouvant tout embrasser
à la fois, nous sommes obligés de tout morceler et de tout con-
sidérer successivement. C'est ainsi que partant des données
sensibles, la réflexion ne se trouve tout d'abord en contact
qu'avec des objets matériels, mobiles et changeants. Les pre-
miers philosophes se sont efforcés d'expliquer ces objets en les
ramenant à des principes de même ordre, air, eau, feu, terre,
pris ensemble ou séparément. De ces principes, ils font sortir
les choses en vertu de certains mouvements qu'ils attribuent
tantôt aux qualités physiques de la matière, tantôt à un élé-
ment actif à l'égard des autres qui sont passifs. Anaxagore seul
s'élève à une cause spirituelle du monde. Voilà une première
théorie.
Les Pythagoriciens regardent d'un autre côté. Remarquant,
sans trop de difficulté, que tous les corps sont étendus et que
leurs autres propriétés ne se manifestent qu'à la suite de cette
première, ils se sont demandé si l'étendue ne serait pas l'essence
même des corps. Descartes l'a bien pensé. Seulement les
Pythagoriciens ont fait subir une transformation de plus à la
conception. Ils ont vu que l'étendue se mesure, et s'exprime
par les nombres. Le nombre lui est donc antérieur et la prime
pour deviner l'essence des choses. Nous en sommes à cette
théorie.
Les Éléates vont plus loin. A leurs yeux, non seulement l'air,
l'eau, le feu ni aucun élément purement matériel, ne peuvent
constituer l'essence des choses, ce que les Pythagoriciens ont
déjà reconnu; mais encore les nombres eux-mêmes introduits
par ces derniers sont impropres à remplir un rôle si important.
Ce qui constitue les choses, disent ils, c'est l'être, l'être vu
par l'esprit et reconnu pour la seule et véritable substance de
tout ce qui existe.
Certes il y a beaucoup de vérité dans cette manière de voir et
la lumière qui s'en dégage a dû pour quelque temps éblouir les
esprits. Il est certain que l'être est ce que nous trouvons de plus
fondamental dans les choses toutes nos idées reposent sur
l'idée d'être et s'y ramènent, puisqu'elles n'en sont que des
applications particulières. Mais ne connaissant pas encore la
valeur ni la vraie signification de cette idée, les Éléates, et ils
ne sont pas les seuls, en font un emploi abusif. Ils nous rap-
pellent ces hardis aventuriers qui s'égarent sur les terres qu'ils
viennent de découvrir, ou ces conscrits inhabiles qui se blessent
.avec des armes dont ils ne connaissent pas encore le maniement.
Tous les Éléates en effet sont pour l'unité et l'identité absolue
de l'être, conception que sa rigidité même rend impropre à
l'explication des choses.
Xénophane avait un geste qu'Aristote nous traduit il mon-
trait le ciel et la terre en disant Tout ceci est un, Tout ceci est
Dieu, car tout ceci est de l'être (1).
Parménide, plus avisé, place l'unité et l'identité de l'être dans
l'idéal et l'abstrait. Il faut alors pour avoir du réel, identifier le
sujet et l'objet. Qu'à cela ne tienne,. notre philosophe admet cette
identité et beaucoup l'admettront après lui. Mélissus revient
à l'idée d'infini. L'être pour lui est infini, dès lors est un et
immuable (2).
L'être est un, l'être est infini, l'être est Dieu. Nous sommes
en plein panthéisme. Le monde, l'homme et Dieu s'identifient.
Les Ioniens et les Pythagoriciens ont-ils eu cette pensée ? Il
serait injuste de la leur attribuer. Plutarque (3) nous dit que
Thalès admettait l'intelligence pour le Dieu de l'Univers.
Héraclite fait intervenir Jupiter (4) conjointement avec le feu
producteur. Nous ne voyons pas que les Pythagoriciens aient
donné un nombre à la divinité, preuve qu'ils la mettent à part.
Il était difficile, aux uns comme aux autres, de comprendre Dieu
dans leurs théories cosmologiques il eût fallu pour cela
l'identifier soit avec la matière soit avec la quantité. Mais quand
l'être est devenu la substance de toutes choses, l'identification
a été possible et elle s'est produite spontanément. L'être a été
tout, l'être a été Dieu.
(1) MeUtpluj., 1. I, c. 5.
(2) A ce point de vue, la théorie éléatique présente une grande affinité avec la
théorie de M. Vachcrol. A notre avis, l'être unique de l'École Éléatique est l'être
pur et abstrait, conçu comme réel, mais sans attributs et déterminations d'aucune
sorte*, il n'est ni matière, ni esprit, ni intelligence, ni sens, ni corps, ni âme; il est
l'être et rien que l'être, et dans ce sens il offre beaucoup d'analogie avec l'idée d'Hé-
,gel à son état initial, plus encore peut-être avec V absolu indifférent de Schelling.
Gonzalez, V. 1, § 42.
(3) De plue, philo., I, 7.
(4) Fragmenta philosoph.,V.l (Heraclite).
La réflexion toutefois ne tarda pas à montrer que l'unité de
substance est une pauvre explication des choses. Le panthéisme,
qu'il soit matérialiste ou spiritualiste, loin d'expliquer les faits
qui se passent sous mes yeux, les heurte, les méconnaît, les
contrc'dit. Ce sera son éternelle condamnation. Nier, dit
S. Thomas (1), la distinction et la pluralité des êtres, c'est nier
la causalité dans la nature et s'insurger contre l'évidence. Il est
visible que beaucoup de choses se font et deviennent: les fils
sont issus des pères, capables à leur tour de laisser une
postérité.
Mélissus, le moins perspicace de l'École, ne recule pas devant
cette conclusion absurde Rien ne se fait dans l'univers, tout est
un même être, immobile, infini. Le raisonnement est étrange,
comme tout raisonnement qui va à l' encontre des faits. Ce qui
est produit, dit Mélissus, a un principe or l'être n'est pas pro-
duit donc il n'a pas de principe. Ce qui n'a pas de principe n'a
pas de fin: donc l'être est infini. Ce qui est infini ne peut se
mouvoir: donc l'être est immobile. Il n'est pas étonnant, dit
Aristote, qu'une absurdité admise conduise à d'autres absurdités.
L'erreur de Mélissus est que rien ne se fait dans la nature. Il
prétend l'établir.
Si quelque chose, dit-il, se faisait, ce serait de l'être ou du
néant. De l'être? Alors cela existe déjà. Du néant? Impossible,
car de rien, rien ne se fait.
Sans réfuter autrement Mélissus, constatons simplement qu'il
ignore cet axiome plein de bon sens, que les arguments n'ont
point de valeur contre les faits. Il aurait dû examiner expéri-
mentalement si oui ou non quelque chose se fait dans la nature;
la réponse ne pouvait tarder et cette réponse renverse sa
théorie.
Zénon s'attaque au mouvement, source de toutes les modifica-
tions qui envahissent les êtres de leur naissance à leur mort. Notre
Éléa te s'efforce de prouverque le mouvementest impossible et par
conséquent n'existe pas. Même erreur et même présomption
que plus haut; la réponse est aussi la même. Notre conception
ne crée point les choses, elle se contente de les connaître. Le

(1) S. Th., in Metaphy., lib. I, lec. 7.


mouvement existe-t-il? Il suffit de changer de place pour s'en
assurer.
Parménide fait une distinction: Les choses, dit-il, sont iden-
tiques et ne forment qu'un seul être dans le fond; l'intelligence le
voit, s'en rend compte et le proclame mais il n'en est pas de
même de leurs manifestations ces dernières sont multiples, les
sens accusent leur diversité et nous ne pouvons pas douter du
témoignage des sens. Deux choses sont donc acquises, l'unité
d'être pour le fond, la diversité pour les manifestations. Ce qui
revient à dire que la pluralité des êtres n'est qu'apparente, le
fond restant le même pour tous. Cependant tout est loin d'être
un et identique.

Si les Eléates (1) tranchent sur les Ioniens en ce qu'ils ne


prennent qu'un élément idéal, l'être vu par l'esprit, pour ex-
pliquer les choses, les Atomistes s'en distinguent également en
ce qu'ils restreignent à la pure matière l'essence de tout ce qui
existe. La conception ionienne n'était pas exclusive. Elle con-
tenait à l'état latent ces deux directions de l'esprit, l'une qui
s'élève aux régions supérieures et l'autre qui se confine dans la
matière. Ces deux courants sont désormais distincts et séparés.
Cette matière, les Atomistes la supposent à un état de division
assez grand pour que les particules en deviennent impercep-
tibles, insensibles, et pourtant la division s'arrête pourdonner les
atomes ou parties insécables et rudimentaires. Ces atomes devien-
nent les éléments et la semence de toutes choses ils nagent dans le
vide absolu; le mouvement tantôt les unit et tantôt les sépare,
ce qui amène la naissance et la mort des êtres. La diversité des
choses s'explique sans peine. Il suffit de comprendre que les
atomes sont de plusieurs figures, ronds ou cubiques qu'ils
s'associent d'une foule de manières, un à un, deux à deux; qu'ils
occupent diverses positions, en haut, en bas, à droite, à gauche.
Quant aux modifications que subit un être donné, elles pro-
viennent de ce que les atomes qui le composent changent de
place.
Il est facile de suivre le développement dans l'esprit de la
(1)L'École Atomistique est représentée par Leucippe, qui florissait vers 500, et
par Demociïte d'Abderc, son disciple et son ami.
théorie atomistique. L'unité qui règne en chaque être et dans
l'ensemble des êtres, n'est possible avec les conceptions ma-
térialistes que par la continuité de la matière. L'eau de Thalès,
le feu d'Héraclite ne sont un que par continuité. Mais dans une
substance infinie et continue, il n'y a plus de distinction réelle
entre les parties, ni de mouvement possible. Pour obvier à ce
double inconvénient et pouvoir conserver la théorie matérialiste,
les atomistes introduisent le vide dans la nature et scindent la
matière en particules infiniment petites. Par le vide, le mou-
vement leur paraît assuré, et par le fractionnement, ils ôtent à
la matière la rigidité que lui donnait la continuité; de sorte que
la distinction et la diversité des choses ne souffrent plus d'im-
possibilité. Ils préfèrent voir la matière partout et totalement
divisée plutôt que de la voir continue. Nous disons partout
divisée, car ils n'admettent pas que l'être soit moins fractionné
ici qu'ailleurs, et nous ajoutons totalement, parce que s'il
restait une région où la matière fût indivise, la continuité
reparaîtrait avec ses inconvénients (1).
Même restreinte au seul domaine de la matière, la théorie
atomistique est loin d'expliquer ce qui s'y passe. Tout en res-
pectant ce qu'elle a de fondé du côté du terme matériel, nous
la trouvons impuissante à rendre compte soit du mouvement,
soit de l'ordre qui préside aux productions de la nature. Le
mouvement est considéré par elle comme immanent (2) dans le
monde, ce qui revient à un refus d'explication, et la sagesse
qui guide le mouvement lui parait un effet du hasard, ce qui
est nier l'intelligence dans les œuvres qui sont sous nos
yeux. Si nous ajoutons que le vide, et par lui le néant (3),
devient principe des choses au même titre et sur le même pied
que l'être, nous aurons recueilli les objections qu'Aristote
formulait déjà contre la théorie et que le temps n'a fait que
confirmer.

Il n'est pas jusqu'aux Sophistes, dont les principaux sont


Protagoras d'Abdère et Gorgias de Léontium, qui n'aient,
(1J S. Th., in Metaph., lib. I, lec. 5.
(2) Faisant partie de la matière, au point de ne pouvoir en être siîparé.
(3) S. Th., in Metaph., lib. I, loc. 5.
bien qu'indirectement, concouru au progrès de la philosophie.
Nous disons indirectement, car si les Sophistes ont fini par
provoquer, grâce à leur scepticisme et à leur esprit critique,
une réaction salutaire et cette fois-ci. victorieuse pour asseoir à
jamais la philosophie sur ses véritables bases, ils n'ont par eux-
mêmes apporté aucune pierre à l'édifice (1).
Protogaras est l'auteur de la théorie qui veut que les choses
soient comme nous les connaissons et parce que nous les
connaissons double erreur; la première confond l'ordre lo-
gique avec l'ordre ontologique (2) la seconde, plus funeste, ne
reconnaît aux choses de réalité que celle que leur donne notre
connaissance. L'homme serait donc la mesure de toute vérité,
bien plus, la source de toute réalité.
Notre Sophiste n'ignore pas cependant combien nos connais-
sances, celles principalement qui s'arrêtent aux sens, sont
précaires, variables, sujettes au changement. Autres sont les
sensations et les idées de l'enfant, autres celles de l'homme fait,
autres celles du vieillard.
Le proverbe nous le dit Autant de têtes, autant de sentiments.
Nous sommes donc condamnés à ne posséder que des vérités
relatives (3).
Protagoras voit le premier tout ce que de semblables assertions
contiennent d'étrange et combien elles blessent le sentiment que
nous avons de la vérité. Loin d'en être intimidé, il se fait gloire
de les répandre et de les soutenir au sein des plus intellectuelles
réunions d'Athènes. A ses yeux, comme aux yeux d'Héraclite,
tout est en mouvement et en perpétuel devenir. Il ajoute un
degré de plus au scepticisme de son devancier, soutenant que
notre connaissance est l'unique source de la réalité. De tels
propos font songer involontairement au système de Fichte, où
le moi crée et détermine le non-moi. « Au subjectivisme idéaliste

(1) Dans notre siècle, Hegel, que l'on a appelé, non sans raison, le plus grand
Sophiste de l'époque, a essayé de réhabiliter le nom et la mémoire des anciens
Sophistes, et il a été suivi dans cette tâche par plusieurs de ses partisans et par
quelques critiques et historiens, au nombre desquels se distingue Grote, dans son
Histoire de la philosophie.
(2) L'ordre logique règne dans nos idées, l'ordre ontologique dans les choses.
(3) H. Spencer est encore de nos jours complètement de cet avis. Voir son livre
des Principes, commencement.
du philosophe allemand, répond le subjectivisme sensualiste du
sophiste grec » (1).
Gorgias soutient une doctrine plus radicale encore. Ce qui
apparaît ne nous est même pas garanti par notre connaissance,
ni d'aucune autre manière. La preuve, c'est qu'il n'y a point de
rapport nécessaire entre nos pensées et leur objet, pas plus
qu'entre nos paroles et nos pensées les unes ne sont donc
point garantes des autres.
A travers les paroles, nous ne pouvons être sûrs de la pensée
de personne et personne n'est sûr de la nôtre. Nos concepts
semblablement ne disent rien d'absolu touchant la réalité de
leur objet. De sorte que nous ne sommes même pas en face
d'un perpétuel devenir, comme tout à l'heure, mais au sein d'un
absolu néant.
Il est facile aujourd'hui de répondre a Gorgias qu'un mot
n'existe pas dans une langue sans que ceux qui la parlent n'y
attachent un sens de sorte que, entre le mot et la chose il y a
toujours un rapport de fait, sinon de droit, très suffisant pour
nous conduire infailliblement de l'un à l'autre. Nous dirons
également qu'entre l'objet et l'idée il y a rapport de fait to.utes
les fois que la connaissance est expérimentale, et rapport de
droit quand elle est rationnelle, ajoutant que s'il y a des appa-
rences dans le monde, à plus forte raison y a-t-il des réalités;
car les mirages sont impossibles sans les paysages qui les
engendrent. Si donc l'on constate du devenir, il faut qu'il y ait
de l'être quelque part présidant à ce devenir et révélé par lui.
Ces réponses, faciles aujourd'hui, l'étaient moins aux temps
dont nous parlons il a fallu de grands génies pour les décou-
vrir.
Les théories jusqu'à ce jour mises en avant sur l'origine des
choses, toutes incomplètes et pour la plupart contradictoires,
ont facilement amené ce chaos d'idées et ce dévergondage de
paroles propres aux Sophistes. Ces hommes, non dépourvus de
talent, se faisaient fort de plaider avec un égal succès le pour et
le contre sur n'importe quel sujet; de ne laisser aucune question
sans réponse, aucune objection sans réplique. Pour arriver là,

(1) Gonzalez, Ilistoire de la philosophie, T. I, § -il.


il leur suffisait, s'autorisant des doctrines acceptées, de con-
fondre le vrai avec le faux, le bien avec le mal, l'être avec le
néant. Ils se persuadaient, non sans raison, qu'en abaissant les
limites qui séparent ces primordialités des choses et de leur
connaissance, le reste n'était plus qu'une question d'exercice et
de savoir-faire. Mais ils ne purent ébranler ces bornes éternelles,
grâce aux génies philosophiques que la Grèce portait dans son
sein et qu'elle enfanta pour combattre les Sophistes. Il se trouva
même, comme nous l'avons dit, que cette lutte mémorable
concourut au progrès du savoir humain en ce qu'elle mit en
relief le problème de la certitude et amena la réflexion philoso
phique de l'étude exclusive du monde extérieur à celle du monde
de la pensée, pour lui permettre de s'élever en toute sécurité à
la cause éminente de l'homme et du monde.
Socrate(l), le plus sage des Grecs, selon l'oracle de Delphes,
le père véritable de la philosophie, au dire de Cicéron, ferma la
bouche aux Sophistes en les mettant en contradiction avec eux-
mêmes et ne cessa d'exhorter ses concitoyens à la pratique de
la vertu (2). Par quel moyen accomplit-il cette double mission?
En faisant. appel aux lumières du bon sens et aux clartés non
moins pénétrantes de la conscience.
Il s'agit, on le comprend, de la valeur et de la supériorité de
nos opérations intellectuelles, soit dans la connaissance du vrai,
soit dans la pratique du bien. Aristote l'a fort bien compris
« Il y a deux choses, dit-il, que l'on peut à bon droit attribuer
à Socrate la conception de l'universel et sa définition, et ces
deux choses sont indispensables à la base de toute science » (3).
Rien de plus vrai, de plus précis n'a été formulé touchant la
doctrine du mattre de Platon; rien n'en montre mieux l'impor-
tance et la grandeur. S'élever à l'universel, derrière la sensation
toujours singulière, c'est le propre de la raison humaine. Port-
(1) Né Athènes l'an
il 470, il est condamné il boire la ciguë dans la 70e année de
son ilge. Platon et Xcnophon, ses plus brillants disciples, nous ont transmis son
enseignement, car lui-même n'a rien écrit. Nous ne parlons de sa doctrine qu'au
point de vue qui nous occupe.
(2) Parens philosophi;e jure dici potest ». (De finib., 1. II, c. 1.)
(3) Aûo 7«p éotiv S xi; 5v oraoSoir, LuxpÛTei, tou; T'iicaxTÎxoûç >ôvou; xai Tb ôpîÇeoOit
kx86).ou •toiùti yap éetiv àjupai nepl àpx^ im<rrf))M| (Melaph., 1. XI, c. -i.)
'Eit£ Swxp&rout Sa tovito (tô âpîsaaOai ify oisiav) iiivï|uSr)9*). (De parlib animal., 1. I,
c. 1.)
REVUE THOMISTE. – – I. 17.
Royal le fait très bien saisir en indiquant la différence qui
existe entre imaginer et comprendre (1). L'animal voit un
triangle placé quelque part, aussi bien que nous, mieux peut-être
il en conserve le souvenir et le rappelle au besoin.; mais concevoir
le triangle, en donner la définition, l'animal ne le peut pas, la
faculté lui fait défaut. Il en est de mème de toutes les idées, la
raison seule les acquiert en les concevant, seule elle définit les
complexes par les simples, les moins évidentes par celles qui le
sont plus. Tel est le premier et le plus utile travail pour arriver
à la connaissance raisonnée des choses.
Est-ce à dire qu'avant Socrate les hommes ne savaient rien2
Il serait injuste de le penser. Tout ce que nous voulons indiquer
ici, c'est que les premiers philosophes n'ayant pas encore réfléchi
sur la nature du savoir humain, se trouvaient incapables soit
d'en reconnaître les bases assurées, soit de repousser les
attaques qui menaçaient de l'ébranler. Laissant de côté le
problème cosmologique dont il ne s'occupe pas (2), Socrate
prend pour devise que la connaissance de soi est le principe de
toute sagesse, et met au grand jour la valeur et la richesse de
nos opérations intellectuelles. Grâce à lui, nous sawns que nos
idées sont plus grandes que tous les mondes sensibles, puisqu'elles
mesurent, pèsent et jugent ces mondes. Nous savons qu/elles
sont aussi certaines, plus même, s'il est possible, que tout
phénomène cosmique, puisqu'elles s'observentet s'expérimentent L

semblablement. Nous savons enfin que leur témoignage touchant


la vérité de leur objet, va de pair avec le témoignage des sens
touchant la vérité des choses corporelles.
Tourner le regard philosophique vers le monde de la pensée,
était donc une heureuse innovation, non seulement parce que
le champ de notre spéculation s'augmentait d'autant, mais encore
et surtout parce qu'il faut avoir parcouru ce monde pour recon-
naître les assises de notre savoir et consolider l'édifice de nos
connaissances. Ce que Socrate inaugure, Platon le poursuit,
Aristote le complète. Par ces génies, les plus beaux qui aient
(1) Logique, c. 1.
(2) ci Siquidem Xenophon inquiens de ejus dictis ac factis commentaria, divertis
verbis dicit eum abnegasse nalura? contemplationem, ut quaj sit supra nos; soli au-
tem morum vacasse inquisitioni, ut quaj ad nos pertineat ». (Sextus Empiricus, Ad-
venus Malhcm., 1. VII.)
brillé au firmament de l'humanité, notre connaissance intellec-
tuelle est à jamais tirée des langes de l'enfance et affermie dans
la vérité. Grâce à de tels progrès, l'existence d'une cause
première de l'homme et du monde n'est plus un problème
difficile et confus il se pose clairement et se résout sans
effort.
Avec Socrate, la théodicée est raisonnée et démonstrative.
« Dis-moi, Aristodème, y a-t-il des hommes que tu admires pour
leur habileté? – Oui certes. Dis-nous donc leurs noms.
Dans la poésie épique, j'admire surtout Homère; dans le dithy-
rambe, Ménolippidc dans la tragédie, Sophocle dans la
statuaire, Polyclète: dans la peinture, Zeuxis. Quels sont
à tes yeux les plus dignes d'admiration, de ceux qui créent les
images sans raison et sans mouvement, ou bien des êtres intel-
ligents et animés ? – Avant tout, par Jupiter, ceux qui créent
des êtres intelligents et animés ».
Il y a toutefois une objection qu'Aristodème s'empresse de
formuler.
« Si cependant, dit-il, ces êtres ne sont pas l'effet du
hasard ».
Mais l'ordre qui éclate si merveilleusement dans la nature,
Socrate n'a pas de peine à l'établir, montre en toute évidence
que ses œuvres sont le fruit d'une intelligence et non du ha-
sard (1). C'est la preuve d'Anaxagore, avec cette vérité en plus,
que Dieu est l'auteur véritable des êtres et ne se contente pas
de les démêler d'un chaos primitif.
Au livre VI, c. m, il arrive à la même conclusion en considé-
rant de quels soins l'homme est environné par la providence.
Cette providence démontre l'existence au-dessus de nous d'un
être intelligent, puissant et bon.
Il n'est pas jusqu'à la grande preuve de Platon par la néces-
sité d'un être souverainement parfait, dont tous les autres
dérivent, qui ne soit ébauchée dans Socrate.
« Maintenant, crois-tu que tu sois un être pourvu
de quelque
intelligence et qu'ailleurs il n'y ait rien d'intelligent, et cela
quand tu sais que tu n'es dans ton corps qu'une parcelle de la

(1) Mémorables, 1. I, c. i. Traduction nouvelle.


vaste étendue de la terre, une goutte de la masse des eaux, et
que sur l'immense quantité des éléments, quelques faibles parties
ont servi à organiser ton corps ? Penses-tu que toi seul aurais
eu le bonheur de ravir une intelligence qui, par .suite, n'est nulle
part ailleurs, et que ces êtres, infinis par rapport à toi en
nombre et en grandeur, seraient maintenus en ordre par une force
inintelligente » (1)?

Ces êtres qui nous entourent et remplissent l'univers, les


pierres, les plantes, les animaux selon leurs espèces, la terre, le
soleil, les étoiles que les Ioniens, comme le font 'encore les
savants d'aujourd'hui, s'efforcentde connaître dans leurs éléments
constitutifs; que les Pythagoriciens et avec eux tous les mathé-
maticiens, contemplent dans une lumière déjà plus élevée,
puisqu'ils les regardent à travers les lois immuables qui gou-
vernent leur étendue et leur nombre, Platon (2) les connaît plus
parfaitement encore, car il les voit dans leurs essences et leurs
types éternels. La raison va jusque-là dans la connaissance
qu'elle en prend, rien ne peut l'en empêcher. Il est même évident
qu'elle n'a point achevé son mouvement toutes les fois qu'elle
reste en deçà. Si derrière un triangle placé sur le tableau, le
géomètre conçoit le triangle idéal et en démontre les propriétés,
lé philosophe également, derrière tout être concret, homme,
plante ou minéral, perçoit la nature spéciale à cet être et s'efforce
d'en connaître les attributs. Tel est l'objet de son étude et de sa
haute contemplation (3). L'honneur de Platon sera toujours
d'avoir amené la raison à ce terme suprême.
Ce grand génie s'élève à Dieu en s'appuyant sur les degrés
de beau et de bien que l'on renconte dans les êtres qui nous
entourent.
«Il y a plusieurs choses que nous appelons belles et plusieurs
que nous appelons bonnes. De plus, il y a le beau en soi et le
bon en soi auxquels nous rapportons toutes ces beautés et ces

(1) Mémorables, 1. I, c. i..


(2) 11 naquit à Athènes l'an 430 ou 429, seUt à vingt ans disciple de Socrate,
qu'il écouta huit ans, c'est-à-dire jusqu'à la mort de son maître, fonda une école dans
les jardins d'Académus son ami, et mourut à l'âge de quatre-vingt-un ans.
(3) 'Eireiîï) f tt.ioojoi |»£v o! toû àei xatà xaûtà dxjaûtw; ëxovxo; Suvijievoi èçiîrreïOiu, ol
6e |«^ à»' h noM.ot; xol nâviu; tagovai 7t>,avîo(j.£voi où f iXôastpoi. (Civit., 1. VI, princip.)
bontés particulières comme à une idée simple et une. et nous
disons des choses belles et bonnes qu'elles sont l'objet des
sens et non de l'esprit et les idées du beau et du bon qu'elles
sont l'objet de l'esprit et non des sens » (1).
« A présent représente-toi l'état de la nature humaine par
rapport à la science et à l'ignorance, d'après le tableau que je
vais t'en faire Imagine une caverne. » (2). Le reste de la
citation nous est familier. Cette caverne est le monde sensible
au sein duquel nous habitons la lumière qui brille plus haut et
l'éclairé de ses reflets, appartient au monde intelligible que la
raison seule peut atteindre et qu'elle atteint en concevant chaque
chose à l'aide des idées. Or, l'unité se fait dans le monde des
idées, comme les Pythagoriciens l'ont faite dans le monde du
nombre et de l'étendue.
« Aux dernières limites du monde intelligible est l'idée du bien
que l'on aperçoit avec peine, mais que l'on ne peut apercevoir
sans conclure qu'elle est la cause première de tout ce qu'il y
a de beau et de bon dans l'univers. Le bien qui est et ne
devient pas, qui n'augmente ni ne diminue, qui n'est pas bien
d'un coté et mal de l'autre, qui est en lui-même et non dans
autrui, est la source et le principe de tout ce qui est bon » (3).
Preuve admirable que S. Augustin, S. Thomas et Descartes
reproduiront dans toute sa lumière. Elle repose sur cette vérité
que partout où l'on rencontre de l'être dérivé, participé, on peut
sans crainte affirmer l'existence de la source sans laquelle les
dérivés ne seraient pas.
C'est par les idées de la raison que Platon démontre l'exis-
tence de Dieu. Il y arrive comme au principe des choses, comme
au soleil des intelligences, comme au bien que poursuivent nos
(1) IToUà xaî.i, r,v 5'èyw, xaî TtoXJ.i àyaOà xal îxaerca oûicû; sîvai çajiev ts xal SiopiÇosusv
TM ).ôy(Jî. «ï»a[J.='v Y«P* Kal aùrô 8^ xaXov xaî avré ayaûov xaî oîJtw; TCEpî nâvriov, & tote iï>;
T7o).).à ÈTiOttiiev, 7idt).tv au xgct "ISsâv (xEav Ixomïtou à; [ità; qvt?ïi; TiOéVrs:; o e<ttiv ëxaarov,
Tïpoaayopeuo|j.EV."EffTi Tauxô, Kal rà (as v5^ âpatrOai tpafiiv, KOsTaBai S'oû, Ta; S'ay ISsâ; voêTu-
Ooti |j,iv, gpào6at S'oû. [Civit., 1. VI, pag. 120, 1. 33.)
(2) Civil., 1. Vit, princ.
(S) Ev, Tt5 yvioflrTM ceXeuTotiot toû àyctfioû ISeâ xal [loyi; ôçâa8«t, o?9eïaa Se auMâytUTÉa
slvai, ù; âpa Ttàoi nivtwv a«TYi ôpOtov TE xal Kà).ûv aîtia. (Civil., I. VII, p. 125.)
àsi ôv xai oûte Y'Yv&K'evsv °^T 'àitQ).XiJ|jievov, sût 'aOîovôjisvov oûte ç8îvov, EneiT 'où
Tij |ièv xaXov.t^ S'aiaxfhv, aiiï xmi |>ev, TOtà S'au, ùïihz npà; |uv tb xaXàv, irpo; S: ta ata-
y.pèv. àXX'àità xofl'aùtè (UÛ'iiitov |«>vst6i; àet 6v, Ta S'i).).a nivTa xo>.à sxsfvau iietcxovto.
(àonviv.,§ XXIX.)
actions. S. Augustin nous en donne le témoignage. « Les
Platoniciens, dit-il, ont pensé du vrai Dieu qu'il est l'auteur des
choses créées, la lumière de notre connaissance, le bien que pour-
suivent nos actions » (1). La preuve est peut-ôtre trop idéale
dans sa forme elle serait même de nulle valeur dans son fond,
si elle ne venait s'appuyer sur la réalité de notre pensée or, loin
de méconnaître cette réalité, Platon l'exagère en faisant subsister
les idées elles-mêmes, ce qui n'est pas nécessaire.
Le reproche d'idéalisme que l'on pourrait adresser au fondateur
de l'Académie, ne convient plus à Aristote (2). Ce dernier cherche
avant tout une base concrète pour s'élever au monde invisible,
et cette base, il la trouve dans l'étude et la contemplation de l'uni-
vers. Voici comment il pose la question
« Les réalités corporelles, dit-il, sont de beaucoup les plus
connues. Qu'il existe des plantes et des animaux, eux et leurs
parties, tous nous l'admettons. Nous admettons également l'eau,
le feu, la terre leurs parties et leurs éléments; tout ce qui en
dérive, pris à part ou dans son ensemble le ciel, par exemple,
et ce que le ciel contient; les étoiles, la lune, le soleil. Sont-ce là
tous les êtres ou en existe-t-il d'autres dont la réalité éclipse la
réalité de ceux-ci? C'est ce qu'il nous faut examiner » (3).
La réponse n'est pas douteuse. « Si rien en effet n'est éternel,
rien de ce qui naît ne peut exister car il faut que ce qui naît soit
quelque chose, procède de quelque chose, et finalement de ce qui
ne nait pas. La génération a un terme, et faire sortir quelque
chose du néant est de toute impossibilité » (4).
La beauté de la nature, l'ordre merveilleux qui s'y rencontre,
conduisent facilement Aristote à la connaissance de la divinité,

(1) Civit., 1. VIII, C..9.


(2) Né à Stagire, l'an 381, ii écoute pendant vingt ans l'enseignement de Platon,
devient précepteur d'Alexandre, fondateurdu Lycée ou de l'École Péripatéticienne, et
meurt à Calcis dans i'Eubée, à l'âge de soixante-deux ans.
(3) Aoxsï S'îj oùaéot ÛTtapxsiv ipavEp(6?aTa gùv -coïç au|jia(riv' ôii Ta tç Çwa xat xà ^utà'xsti
-rà pépia aùîôJv oimiac, eîvaiv çajitv, xat Ta çu<nxà ow|xcitï, oîov nûp xai ûScap xai f7jv xai
t£v toioÛTw i'xaaiov, xat ôaa n |iôpta Tflûtuv, -ij êx toûwov éa-riv, (lopfwv ''l itâvrwv, alai TE
6 Gupavô; xat ta (tôpta avtsv, ôtsTpot xai <re).r)VJi xai rJXio;. IIsTEpov Sï aÙTai |i6vxi oûsiài
tfoiv t, xat aXXai, i\ tovîwv |ièv oOOtv êtEpat M Tivec, «xÉnxsov: (Metupk., 1. Vil, c. 2.)
(4) 'A).).à |iiv d is âlîtov ovScv icziv, <ASé yivefftv etvai iuvaTov 'dcvâyxr) yàp ctvaf ts ta
Vfv6|*evov xal et oi yC^vetat xai liutuv ià 'laxpnm â^swiitov, tlnep tstatat te xal in. |mj
êvroç TÎYvtoSat â^ûvatov- (Metaph., 1. II, c. 4.)
nous le voyons dans un fragment que Cicéron (1) nous a conservé.
Mais en dehors de ce mouvement naturel et comme spontané vers
les choses d'en haut, notre grand philosophe établit dans ses
œuvres deux preuves rationnelles de l'existence de Dieu l'une
par la causalité qui règne dans le monde, l'autre par le mouve-
ment qu'il nous est impossible de méconnaître.
11 est évident pour lui qu'il y a un point de départ les causes
qui concourent à la production des êtres ne peuvent être infinies
ni dans leur nombre, ni dans leur enchaînement.
Il le prouve sans peine, comme nous le verrons dans la suite;
de sorte que sur les traces de la causalité, on remonte infail-
liblement à un point de départ qui est Dieu.
Mais la grande preuve d'Aristote est celle qu'il tire du mou-
vement. Personne, tous les auteurs lui rendent ce témoignage,
n'a poussé aussi loin que lui l'étude du vaste phénomène qui
remplit le monde, concourt à la formation des êtres et les maintient
en société tout le temps de leur durée. Il l'analyse dans sa
nature et dans les conditions de son existence. Il voit très bien
qu'il est impossible de concevoir le mouvement sans quelque
chose qui se meut. Puis il prouve que le mouvement n'existe pas
sans l'action d'un moteur, lequel est premier ou second
s'il est premier, nous touchons au point de départ s'il n'est que
second, il suppose un premier auquel il faut toujours aboutir.
Un de ses plus remarquables traités, la Physique, est à peu
près uniquement consacré au mouvement; les six premiers livres
on exposent la théorie et les deux derniers en font l'application
aux mouvements concrets de l'univers. revient à cette appli-
cation au douzième livre de la Métaphysique, et là comme plus
haut, il établit l'existence d'un premier mouvement, d'un premier
mobile et d'un premier moteur.
Le premier mobile n'est autre que la sphère étoiléc qui fait le
fond du ciel et contient toutes les autres sphères. Son mouvement
est circulaire, parfait, incessant, le premier des mouvements.
Tous les autres en découlent comme de leur source et y re-
tournent comme à leur terme. C'est Dieu, ou le moteur immobile,
qui le produit sans effort et sans fatigue. Il suffisait donc de

(1) De nal. Deo., 1. II, n. 3


lever les yeux en haut pour voir l'action du premier moteur et
conclure à son existence.
Nous pouvons suspendre ici l'exposé des efforts de la raison
aux prises avec le problème de la divinité. Aussi bien avons-nous
déjà la plupart des solutions qui lui ont été données. Anaxagore
remonte à Dieu comme à l'intelligence ordonnatrice de l'univers.
Socrate le voit comme le Père et la Providence des êtres Platon
nous mène à lui sur les ailes de notre propre pensée, et Aristote
aboutit au même terme en savant et en physicien, c'est-à-dire
comme à la cause des causes et au premier moteur.

Fr. A. VILLARD,

des Frères Prêcheurs.


COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE.

(Introduction au Bulletin géologique).

(Suite).

Dans notre premier article, nous avons étudié la conception fondamentale de


la cosmogonie chaldéenne, l'idée du chaos originel, développée dans la pre-
mière des douze tablettes consacrées au récit de la création, ainsi que l'a fait
voir George Smith (1). Les trois tablettes suivantes de la série nous manquent
pour le moment. Tout ce que nous en possédons se réduit à deux fragments
dépareillés dont l'attribution à l'une des tables en question, peut-être à la
quatrième, est encore douteuse. Le contenu lui-même de ces tablettes est
impossible à déterminer exactement pour le moment. Par analogie avec la
Genèse, on peut supposer qu'elles traitaient des créations successives de la
lumière, de l'atmosphère ou du firmament, de la terre ferme et des plantes.
Quoi qu'il en soit, ces textes ne sauraient, dans leur état fragmentaire actuel,
donner lieu à aucun commentaire géologique, et nous arrivons immédiatement
à la cinquième tablette, dont la moitié supérieure, seule conservée, raconte la
création des astres et forme ainsi le parallèle du quatrième jour génésiaque
(Gen. I, 14-19). Un résultat très particulier de l'étude comparée des cosmo-
gonies chaldéenne et biblique, c'est que, sur la plupart des points, l'accord est
beaucoup plus complet entre la Genèse et les textes cunéiformes qu'entre
ceux-ci et Bérose, qu'entre Bérose et la Genèse. Et ceci est vrai non seulement
en ce qui regarde la création, mais aussi pour le déluge, par exemple quant à
son caractère moral (2), et pour plusieurs autres souvenirs relatifs aux origines.
Cela posé, et sans méconnaître les difficultés que rencontre la thèse générale
de la tradition primordiale, difficultés bien mises en relief par Halévy et
Réville (3), on ne peut s'empêcher de rem.arquer que, des deux versions dans.
lesquelles nous est parvenue la cosmogonie babylonienne, c'est la plus ancienne
et la plus originale qui ressemble le plus à. la tradition hébraïque. Sans doute,
cette constatation ne saurait, par elle-même, infirmer le système des emprunts,

(3)
suiv. ' •' <' •
(1) Genèse chaldéenne, éd. allemande, p. 61 et suiv.

.
(2) Voy. notre étude, Le caractère moral du délugeJ

-:: i ]<'< :•
Voy. notre étude, La réalité historique du déluge (Fribourg, 1B93], p. 118 et
*le peuple à peuple, aux époques historiques, mais elle montre une fois de plus
combien les souvenirs traditionnels sont sujets a se déformer en vieillissant,
surtout lorsqu'ils passent par plusieurs recensions successives, et quel prix la
critique doit attacher à la possession des documents originaux. La neuvième
ligne de notre cinquième tablette présente un intérêt spécial elle ouvre des
perspectives inattendues sur l'une des conceptions fondamentales de lu géologie
des anciens Babyloniens. On y voit, en effet, que, d'après eux, 1 univers entier
avait été tiré des eaux, c'est-à-dire de l'océan primordial, ce qui rappelle
étrangement la théorie plus moderne des neptuniens, et que la terre ferme
était censée reposer sur un abîme rempli par les eaux chaotiques. Cette der-
nière idée répond à s'y méprendre à la conception moderne d'un noyau interne
à l'état de fluidité. ignée. Or, si rien ne permet d'affirmer que tel soit, aujour-
d'hui encore, l'état des parties intérieures de notre globe, si les interminables
polémiques et les savantes études que cette question a suscitées n'en ont
guère avancé la solution, en revanche, les progrès de l'astronomie ont mis
pour ainsi dire hors de doute la fluidité originelle des astres et leur formation
par refroidissement et condensation progressifs, avec passages successifs et
insensibles de l'état gazeux à l'état liquide et de celui-ci à l'état solide. Il est
possible, donc, que la masse centrale du globe soit aujourd'hui complètement
solidifiée, et c'est à peine si l'explication des phénomènes volcaniques oblige
d'admettre l'existence de régions non encore solidifiées, qui fonctionneraient
comme des réservoirs isolés se déversant au dehors par les bouches éruplives,
au fur et à mesure que la contraction progressive de la masse générale agirait
sur eux comme la main sur une poire en caoutchouc. En tout cas, l'aplatisse-
ment polaire ne saurait être invoqué, comme on le fait trop souvent, comme
une preuve certaine d'un état actuel, ni même originel, de fluidité. La plasticité
qui résulte nécessairement pour les régions internes du globe de la pression
des couches superficielles est suffisante pour y neutraliser complètement les
effets de la cohésion et pour mettre la masse interne dans un état moléculaire
tout semblale à celui des liquides. Cela étant, la rotation axiale devait aplatir
le globe terrestre, que celui-ci fût intérieurement liquide ou non. A cette
remarque de Heim, nous ajouterons qu'à nos yeux, le phénomène géother-
mique pas plus (jue les émissions centrifuges dans leur infinie variété, depuis
les courants de concrétion engendrant les filons plombeux, jusqu'aux émissions
gazeuses qui, en se sublimant, forment les veines stannifères depuis les
veines rocheuses stériles ou chargées de minerais disséminés, jusqu'aux émana-
nations hydro-carburées engendrant, selon la magnifique synthèse de M. de Chan-
courtois, les gîles dé pétrole, de graphite et de diamant et les déplorables
dégagements de grisou, ne sauraient nous forcer à admettre un noyau interne
actuellement fluide. La chaleur interne du globe nous semble pouvoir s'expli-
que^ même en dehors de cette hypothèse, par la seule provision de chaleur,
reste de l'ignition originelle, conservée sans perte notable, malgré l'avidité des
espaces froids, grâce à la faible. conductibilité de l'écorce rocheuse. Il n'est du
reste pas défendu de penser que cette provision de. chaleur interne se renouvelle
sans cesse, au moins en partie, grâce aux dégagements calorifiques résultant
du mouvement centripète des compartiments de la lithosphère et de la con-
centration progressive du noyau lui-même. Ce mouvement, unique en somme,
dont l'essence est d'être général et, sinon absolument continu, du moins raj>-
sodique, c'est-à-dire sans cesse récurrent, est du même genre que la tendance
générale à la condensation qui produisit jadis J'individualisationdes astres et
alimente actuellement encore l'incandescence des étoiles il n'en est que la
dernière manifestation et, comme elle, il doit avoir pour conséquence un
développement de chaleur de naturecompenser au moins partiellement la
radiation sidérale et à retarder la mort des astres. Le grand principe de la
conservation de l'énergie se trouverait ainsi satisfait et le phénomène parfai-
tement constaté de la chaleur interne débarrassé d'une liaison gênante avec
l'hypothèse douteuse du feu central. A la place de celle-ci, on verrait in-
tervenir, comme cause explicative, un autre phénomène parfaitement constaté
aussi, le phénomène orogénique, dans sa résultante générale l'écrasement
centripète progressif de la lithosphère. Cet écrasement, conséquence du retrait
progressif du noyau interne par suite de son lent refroidissement séculaire,
suppose à la vérité un noyau encore chaud, non encore en équilibre de tem-
pérature avec les espaces ambiants, mais non un noyau en état actuel de fluidité
ignée.
Quant aux émissions centrifuges, elles ne nous paraissent pas non plus
impliquer nécessairement l'existence d'un noyau actuellement fluide. Nous
croyons qu'elles peuvent s'expliquer par « l'effet de seringue » produit sur un
magma plastique encore imprégné de gaz et de liquides, par les couches super-
ficielles, dans leur mouvement continu ou rapsodique vers le centre. Et cette
conception nous rend compte également des gites formés en une fois, des
réouvertures suivies de remplissages successifs et des gites à alimentation
constante, comme un grand nombre de gisements pétrolifères ou asphaltiques
et les poches a grisou.
Nous n'avons aucun plaisir à combattre pour elle-même l'hypothèse du feu
central, qui n'a rien pour nous déplaire; nous voulions seulement montrer
qu'elle n'est pas nécessaire, comme on l'a cru trop longtemps. Supposons donc
que nous la rejetions pour un instant; que devient l'antique conception chaldéo-
hébraïque des eaux chaotiques intérieures? Perd-elle toute vraisemblance
scientifique? devient-il impossible de lui trouver dans nos idées modernes
aucun équivalent, si ce n'est quant à la forme, du moins quant au fond, et faut-il
la rejeter purement et simplement au rang des fables Non pas. Il est, parmi
les conquêtes les plus récentes de la plus jeune des sciences naturelles, la
géologie mécanique, une théorie de première importance qui, en y regardant
bien, se rapproche étonnement de la conception babylonienne. Heim (1),
Daubrée (2), Gümbel (3) et beaucoup d'autres ont étudié la série si complexe
des phénomènes de déformation intime que peuvent subir les roches par suite
(1) Mechanismus der Gebirgsbildung II et passim.
(2) Études synthétiques de géologie expérimentale, I" partie, 2e sect., ch. ni. Voir
aussi de Lapparent, Traité de géologie, p. 1446.
.(3) Gcognott. Mittheil. aus den Alpen, VII.
des réactions mécaniques mutuelles qu'entraîne la dislocation d'une région
donnée. Le premier de ces savants en a déduit le principe, dès lors inscrit en
tête de la géologie mécanique, de la plasticité latente qu'acquièrent les roches
dans les profondeurs du globe, par suite de la surcharge qu'elles supportent
et de quelques autres circonstances secondaires et contingentes. Il a montré,
en outre, que cet effet se produit, pour toutes les roches connues, sous une
hauteur de charge maximale de 10,000 mètres. Gümbel pense que la faculté
de déformation plastique serait acquise aux roches plutôt grâce à une fragmen-
tation infinitésimale que par une suspension momentanée de la cohésion

globe, à partir d'une profondeur de 10,000 mètres environ, dans


elle-même. Quoi qu'il en soit, le résultat demeure le même l'intérieur du

plus grande partie de sa masse (1), est occupé par un magma parfaitement
la

plastique qui n'a de solide que le nom et qui, par celle de ses propriétés qui
pourrait frapper le plus vivement un esprit non scientifique l'impossibilité de
porter les pas, se rapproche infiniment des « eaux chaotiques » auxquelles
croyaient les anciens Sémites. En outre, trait de ressemblance de plus dans
la conception moderne comme dans l'antique, cette masse plastique intérieure
représente, dans les profondeurs de la planète, un résidu du chaos origine
dont elle a été tirée. Il y a donc, entre l'ancienne conception sémitique (ou
peut-être même présémitique) et la théorie moderne sur le noyau central une
analogie frappante qui méritait d'être signalée. Maintenant, peut-on aller plus
loin et faut-il regarder la conception antique comme le résultat de spéculations
scientifiques fondées sur l'observation des astres ou l'expérience des volcans
et des tremblements de terre ? A coup sûr, les phénomènes de ces deux der-
nières classes sont bien propres à faire naître le sentiment de l'instabilité du
sol. De là à le concevoir comme un radeau flottant sur une masse liquide, il
n'y a qu'un pas. D'autre part, les phénomènes sismiques sont et paraissent
avoir toujours été caractéristiques de la région méditerranéo- indienne où
s'épanouirent les civilisations préhistoriques (2). A l'expérience contemporaine
et aux motifs d'ordre géologique qui militent en faveur de cette opinion, sont
venus se joindre, dans les dernières années, les résultats de l'assyriologie et
de l'exégèse biblique. Interprétés à la lueur de la géologie moderne, les textes
ont permis de reconnaître, avec une très grande probabilité, dans le déluge (3),
la destruction de la Pentapole jordanique (4) et les circonstances qui permirent
aux Hébreux le passage de la mer Rouge (3), des phénomènes sismiques
entièrement comparables à d'autres du même genre, observés dans les temps
historiques. Ainsi donc, rien ne semble s'opposer à ce qu'on voie dans la con-
ception babylonienne une notion scientifique. Loin de nous, cependant, l'idée

(1)

Rosen de 1891 et 1892.


(3) Voy. la remarquable étude de Suess, Die Sinlfluth, 1883..
(4) Monat-Rosen, loc.
(5) Suess, ibidem. Nous
•. >
Pour le développement de cette théorie et de ses conséquences, voy. notre
étude, La forme de la terre, dans la Revue de la Suisse catholique (Fribourg, 1893).
(2) De Lapparent, Traité de géologie; Girard, Joe. cil. et Le déluge, dans les Monal-

cit.
étudierons un jour ou l'autre cette intéressante question.
4
de vouloir imposer cette opinion. D'autres y verront une « première apercep-
tion de la raison à son éveil », d'autres enfin une « tradition primordiale » ou
même une « révélation primitive ». Ils auront peut-être raison, quoique la
révélation directe de vérités purement scientifiques, sans aucune influence
morale, puisse toujours être révoquée en doute. C'e,st un point sur lequel les
études exégétiques des dernières années ont amené une sorte de consensus des
interprètes qui n'est pas sans valeur.
Nous avons vu que, selon les anciens Chaldéens, la terre ferme était censée
reposer sur un abîme rempli par les eaux chaotiques. Le même texte nous
affirme que ce « lac infernal » souterrain était contenu par de puissantes
murailles et des portes gigantesques, qui empêchaient ses flots de se répandre
sur le monde et de le submerger. Est-ce lu l'abîme, le tehôm des Hébreux,
dont les portes (ou les sources) se rompent pour causer le déluge ? Ou bien,
au contraire, lehôm signifie-t-il la mer, comme on l'a prétendu, ou encore les
nappes d'eau souterraines qui, en terrain alluvial, s'étendent de part et d'autre
du cours visible d'un fleuve, lui constituant un cours invisible qui suit l'autre
avec l'extrême lenteur à laquelle l'oblige la somme énorme des frottements à
vaincre pour filtrer à travers tes sables et les graviers? Cette dernière interpré-
tation a été adoptée par Suess qui en a fait l'une des bases de sa magistrale
explication géologique du déluge, et il faut avouer que les circonstances de
cet événement, tel que le décrit le poème cunéiforme découvert par Smith
(en 1872), la recommandent chaleureusement.
Le texte chaldéen passe maintenant à la création de la lune, personnifiée par
le dieu Uni Lorsque Aitu, le dieu suprême, eut résolu de créer la lune, il
ouvrit les portes de l'abîme et produisit dans le sombre océan souterrain un
mouvement tourbillonnant analogue à l'ébullilion. Au bout d'un certain temps
et sur l'ordre d'Anu, la lune, sous forme d'une bulle immense, se dégagea de
ce bain en fusion, sortit de l'abîme par les portes ouvertes et, d'un trait,
s'élança vers la voûte céleste pour y prendre sa place marquée (I). -Telle est,
selon les Babyloniens, l'origine de notre satellite. Or, sans vouloir, plus que
précédemment, chercher à tout prix de la science là où il n'y a peut-être qu'un
mythe naïf, nous croyons devoir faire ressortir certaines coïncidences frap-
pantes. En premier lieu, l'idée fondamentale de la conception chaldéenne, que
la lune est dans la dépendance de la terre et en provient, s'accorde avec les
enseignements de l'astronomie moderne. Celle-ci nous montre en effet, et dans
la théorie de Faye mieux encore que dans l'hypothèse ancienne de Laplace,
les satellites dérivant respectivement de leur astre principal par séparation
et pelotonnement successifs d'anneaux (sans préjudice pour les progrès ulté-
rieurs des condensations centrales). En second lieu, si on compare le processus
à l'aide duquel s'effectue, dans la conception babylonienne, la séparation du
compagnon de son astre principal, avec celui qu'assigne notre science actuelle,
tout y est amas chaotique (nous dirions nébuleux) formant à l'origine l'astre
total, et mouvement tourbillonnaire destiné à produire la séparation du satel-

(1) Smith, Çhald. Gen., p. 73.


lite, auquel les progrès de son individualisation doivent forcément donner la
forme sphéroïdale. Enfin, la dernière notion, celle de l'éloignement du satellite
et de, son ascension vers le ciel, répond a l'augmentation de distance qui se
produit au fur et à mesure que l'anneau originel s'individualise et que, de son
côté, la masse principale se condense vers le centre du système. Or, déjà pen-
dant ce mouvement, l'anneau est travaillé par la tendance à la résorption A
mesure qu'il s'individualise, les différences de vitesses de ses zones concen-
triques produisent dans son sein des tourbillons qui aboutiront finalement à
des pelotonnements partiels, c'est-à-dire à des compagnons. On peut donc
bien dire avec les anciens Sémites que la lune s'est élancée de la terre sous
forme d'une gigantesque bulle de gaz. Qu'on nous pardonne ce parallèle, dont
une critique pointilleuse ne sanctionnerait peut-être pas tous les points. Nous
prétendons d'autant moins l'imposer que l'interprétation du texte sur lequel
il s'appuie n'est pas à l'abri de toute revision ultérieure. Cependant, il nous a
paru intéressant et même utile de comparer les idées scientifiques de notre
temps, héritier de tant de labeur accumulé par les siècles, avec celles de
ce peuple prodigieux, novateur en tout et initiateur de l'humanité civilisée.
C'est avec joie que nous enregistrons jusqu'aux apparences de science que
nous pouvons découvrir chez lui notre devise n'est-elle pas « Velera novis
a ugere »?
Le récit babylonien décrit ensuite les mouvements de la lune, ses phases
et enfin la création du soleil. L'ordre suivi est donc inverse de celui qu'observe
la Genèse et différents indices nous conduisent à admettre que les Babyloniens
donnaient à la lune et non au soleil le premier rang parmi les astres. En effet,
ainsi que nous le disions ailleurs (l), la lune, soit le dieu Sin, « le Seigneur
des couronnes, le générateur de la clarté », était l'un des douze « grands dieux »
de la Chaldée, le premier après les trois « Dieux supérieurs du pays » c'était
le dieu national (il faudrait dire municipal) d'Ur (Schrader, K. A. 7*2., 130). Ce
nom de Sin n'est devenu d'un emploi exclusif qu'assez tard dans les commen-
cements, le dieu portait le nom même de sa ville, on l'appelait Ur, ou bien
aussi Agu ou Aku, Sin et Itu. De bonne heure, déjà, Sin tenait une place
importante dans le panthéon dans quelques-unes des anciennes légendes, on
le voit jouer un rôle prépondérant enfin, lorsqu'Ur devint capitale du pays, le
culte de Sin s'étendit fort loin et s'éleva au rang de culte national. Le dieu
Lune (Sin) avait un fils, Samas le Soleil, qui lui était subordonné (Smith, 59)
or, quelque étrange que cela puisse paraître au premier abord, c'est là un phé-
nomène mythologique général. On a cru longtemps que le culte du soleil avait
été l'origine et le fond de toutes les mythologies, on allait même jusqu'à dire
de toutes les religions, et on voulait tout interpréter par des mythes solaires.
Or, il n'en est rien, le culte du soleil, tantôt fait défaut, tantôt n'occupe qu'une
place secondaire. En outre, loin d'être le premier en date, le culte du soleil
est, au contraire, apparu le plus tard dans l'évolution mythologique. Il a toujours
été précédé par celui des astres et surtout par celui de la lune, première mani-

(1) Voy. notre étude, La réalité hisiorique du déluge, p. 92, en note.


festation des idées astrolàtriques. Wûttke, J.-G. Millier, Schultze ont, chacua
il leur tour, constaté la réalité do ce phénomène mythologique, au moins dans
ses grandes lignes. Aujourd'hui encore, nous voyons des races entières rendre
ù la lune un culte beaucoup plus accentué qu'au soleil encore dédaigné. Ailleurs,
lorsque les deux astres sont adorés, la subordination qu'on leur impose se.
manifeste par le sexe qu'on leur prête la lune est considérée comme un être
masculin, le soleil, comme une femme. La langue allemande nous fournit un
exemple de cette conception, si peu en harmonie, semble-t-il, avec les qualités
distinctives des deux sexes. Mais, ce qui est vrai pour nous, civilisés, ne l'est
pas pour l'homme primitif ou le sauvage, et on peut aisément trouver dans leur
genre de vie et dans la tournure d'esprit qui en découle forcément, l'explication
de cette manière de voir qui nous étonne. Aussi, J.-G. Millier scmble-t-il avoir
raison lorsqu'il prétend que le soleil ne peut être adoré comme un être tout a
fait prééminent, que dans les sociétés déjà arrivées à un certain degré de civi-
lisation (Girard de Rialle, Mythologie comparée, I, 145-161). Ainsi donc, si le
culte de la lune avait en Chaldée l'importance que nous lui avons vue, ce n'est
pas seulement pour les motifs locaux, du reste fort justes, qu'indique M. Vigou-
roux (1), c'est en vertu d'une loi mythologique générale.
Quant à la création des étoiles et des planètes, son récit ne nous a pas été con-
servé. Peut-être gît-il sur quelque fragment perdu de cette cinquième tablette.
Avec la sixième, nous arrivons à la création des êtres organisés, mais, avan
de passer à ce sujet très différent, voyons un peu ce que pensait, en cosmo-
gonie, un peuple très intéressant aussi, les Égyptiens.
Leurs idées sur l'origine des choses sont encore fort mal connues, nous dit
M. Vigoureux (2). Voir sur la cosmogonie égyptienne les Transactions of the
Society of Biblical Archeoloyy, t. IV, 1873. La création, par Ra, du champ des
Aalu (Elysée), qu'il peuple d'étoiles, est racontée p. 12-13. (Voir aussi p. 14-15.)
Il donne ici ce passage d'après la dernière traduction de M. Edouard Na ville,
Iiecunls of the pasl ( I87G), t. VI, p. 100, lig. 39-40 Dit par la Majesté de
Dieu (Ra) Qu'un champ de repos s'étende; et là s'éleva un champ de repos. Que-
les plantes croissent là; et lit s'éleva le champ des Aalu. J' (y) établis comme
habitants tous les êtres qui sont suspendus dans le ciel, les étoiles ». On peut
voir dans Fr. Lenormant, Histoire ancienne de l'Orient) 9° édit., t. II, 1882,
p. lia, et t. III, 1883, p. 273, une vignette du Livre des nzorls représentant les.
champs des Aalu ou Aaru. Osiris est le créateur de la terre, de l'eau, des
végétaux et des animaux. Chabas, Hymne « Osiris, Revue archéologique, 18S7,
t. XIV, p. 73-74, 20a « Il a fait ce monde de sa main, ses eaux, son atmosphère,
sa végétation, tous ses troupeaux, tous ses volatiles, tous ses poissons, tous
ses reptiles et ses quadrupèdes ». L'énumération est complète, l'homme excepté.
La création de l'homme est ordinairement rapportée à Num ou Chnumis, ibid.,
p. 206. Atum, ibid., est aussi appelé l'auteur des êtres. Plus loin (p..192),.
le même auteur ajoute que les traditions égyptiennes pinçaient le principe de
toutes les choses physiques dans le fluide primordial ou l'eau céleste. Ils repré-
(1) Bible et déconuertes modernes, I, 303.
(2) Ibid., &• éd., I, 187, en note.
sentaient la déesse Nout versant d'un sycomore l'eau céleste aux âmes. Voir
Champollion, Lettres écrites d'Egypte et de Nubie, lettre 13, édit. de 1868,
p. 189 et Pierret, Dictionnaire d'archéologie égyptienne, p. 375-376.
(A suivre.)
R. DE GIRARD,
Professeur agrégé ù l'École polytechnique suisse.
REVUE DES REVUES

JAHRBUCH FUER PHILOSOPHIEUND SPECULATIVE THEOLOGIE. Vil. BD. 4 HEFT.

I. Ven. Bartholomaeus a Martyribus. Portrait von Champaigne. Nach einem


Kupferstich aus dem Jahre 1664. II. Ven. Bartholomaeus a Martyribus. Von
Franz von Tessen-Wesierski in Breslau. 111. Die sogenannte Aseitat Gottes
als konstitutives Prinzip seiner Wesenheit. Von P. Magister Gundisalv Feldner,
Ord. Prsed., in Krakau. IV. Quaestiones quodlibetalés. Von Dr Thomas
Esser, Ord. Prœd., Professor an der Universitat Freiburg in der Schweiz.
V. Zur Lichttheorie. Von Dr. C. M. Schneider, Pfarrer in Floisdorf. VI. Das
Moralsystem des hl. Alfons. Von Bernhard Deppe, Rektor in Ehrenbreitstein.
VII. Litterarische Besprechungen.

UN TRAITÉ DU COMMENCEMENT DU XIII0 SIÈCLE CONTRE LES AMAURICIEXS.


(Jahrbuch fur Philosophie und speculative Theologie hrgb. v. Dr E. Commer,
1893, p. 346-412.)

Le Dr Baeumker vient de publier le traité Contra Amaurianos du ms. 1301


de la bibliothèque de Troyes déjà signalé et utilisé par Hauréau (Hist. de la
philos. scolast., 2' édit., t. I, 83-107) et le P. Denifle (Chart. Univ. Paris, I, 72),
et l'a fait précéder d'une importante étude. Ce traité, en eft'et, est une source
abondante et sûre pour la connaissance des doctrines des disciples d'Amaury
de Bène. Le D1' B. analyse le contenu du ms. de Troyes et cherche à déterminer
la date de composition et l'auteur du traité. Il pense que cet écrit a été vrai-
semblablement composé au commencement de 1210 et au plus tôt en 1208, et
que l'auteur est Garnier de Rochefort, abbé de Clairvaux et plus tard évêque
de Langres. En l'absence de renseignements positifs sur l'auteur, le Dr B. a
déployé une grande science et sagacité pour résoudre le problème, et l'étude
comparée des doctrines qu'il a établie entre les écrits de Garnier et de l'auteur
anonyme du traité, d'une part, et. Pierre de Poitiers de l'autre, jette un jour
nouveau sur la filiation intellectuelle de plusieurs docteurs de la fin du xii» et
du commencement du xm° siècle; nous ne croyons pas toutefois que le savant
professeur de l'Université de Breslau ait résolu le problème. Nous croyons

HKVUE THOMISTE. – I. – 18.


pouvoir tenter la chose à notre tour sur une base plus positive.
Angelo de Clariun, <l;ms son Historia seplem tribulaliontimordinis Minorum,
écrit Almaricus. per quem et multos (dyabolus) subvertit et ad immundis-
simam sectam antichristiani spiritus libertatis traxit, que per illustrem regem
Francie Philippum magistro Raydulfo iubentem ralionibus et auctoritatibus
convincere et confutare eos, extincta tune et extirpata fuit (Khrle. Archiv.
Litt. u. Kirchengesehichte, t. II, p. 130, et Dollinger. Beitrage zur Sektengesch.
des Mittelalteis, t. II, p. 509).
Reste à déterminer qui est maître Rodolphe ci-dessus désigné, ce nom étant
fort commun au commencement du xm8 siècle. Nous lisons dans la chronique
d'Albéric de Trois Fontaines Fama hujus modi pervenit occulte ad viros vene-
rabiles Petrum Parisiensem episcopum et fralrem Guarinum régis Pliilippi
consiliarum, qui niisso clam magistro Radulfo de Namurco, qui postea fuit
cantor cameraeensis, diligenter exquiri fccerunt huiusmodi secte viros. Idem
Radulfus quia astutus et subtilis erat, mirabiliter decepit eos fingendo se esse
de secta eorum et eorum articulos approbando. {Monum. Ocrm. Ilist. SS.
t. XXIII, 890).
1I n'est pas douteux que maître Hodolphe de Namur qui avait découvert
l'hérésie des Amauriciens ne soit le même qui, à la demande du roi, a écrit
contre eux, et qu'il lui faille attribuer le traité en question.
Quant à la date de composition du traité, nous croyons qu'il faut la placer
après 1210 et avant la mort de Godinus, le dernier Amiiuricien. Albéric de
Trois Fontaines nous apprend que la secte est demeurée secrète jusqu'au
moment où maître Rodolphe la surprend par ruse, ce qui amène l'arrestation,
le jugement et l'exécution des coupables. Cette affirmation est confirmée
par le témoignage de Robert d'Auxcrre [Jiecueil des hist. des Gaules, t. XVIII,
p. 279). Or l'exécution des condamnés eut lieu le 20 novembre 1210 (Mnrtène,
Thés. nov. anec. IV, 163; Denifle, Chart. Un. Par. I, 72). Le traité n'a donc pas
été composé avant la fin de 1210.
D'autre part, le traité ne nomme qu'un seul amauricien qu'il vise particu-
lièrement, Godinus. Or, dans la condamnation de 1210. dix amauriciens sont
condamnés à mort et quatre à une détention perpétuelle. Parmi ces derniers,
Godinus. (Denifle, ihid, p. 70). Si à cette heure le traité qui considère Godinus
comme le principal des hérétiques amauriciens avait été écrit, il eut été parmi
les nombreux condamnés à mort. Mais nous savons que malgré sa condamna-
tion à la prison perpétuelle, Godinus fut convaincu et brûlé Il Amiens (Citron.
anonym, Laudun. canon. Recueil dus hisl. dus Gaules, t. XVIII, p. 713), il avait
donc échappé à ses juges et avait continué à dogmatiser, et était devenu le
dernier tenant dès doctrines de la secte. Ce fut alors, c'est-à-dire après 1210,
que maître Rodolphe de Xamur, écrivit contre lui son traité Contra Amau-
rianos, où il s'attaque directement à Godinus, ce qui serait inexplicale avant
la condamnation de la fin de 1210. Malheureusement, nous ne connaissons pas
la date de la mort de Godinus, mais d'après la manière de parler des auteurs,
il semble qu'elle ne doit pas être reculée plus de quelques années après 1210.
Le Dr Baeumker accepte la date de 1204 pour la mort d'Amaury. Il y a des
incertitudes chez les auteurs ce sujet mais d'après Albéric de Trois Fon-
taines et l'anonyme de Laon, l'hérésiarque fut exhume quatre années après
sa mort, en vertu du décret du concile de 1210, au moment de l'exécution de ses
disciples, ou très peu après. C'est donc en 1206, au plus tôt, qu'il faut faire
mourir Amaury. Cette date coïnciderait avec la condamnation qu'Innocent III
aurait faite cette même année de la doctrine d'Amaury et de celle de l'abbé
Joachim. MCCVI, Innocentais III, libellum abbatis Joachim damnavit et Alme-
ricum Carnotensem (Hecueil des hisl. des Gaules, t. XVIII, T24). Mais il s'agit ici
manifestement de la condamnation de 121a (Decret. Gregor. IX. Lib. I, t. I,
c. 2). En tout cas cette simultanéité de condamnation achève de mettre en
évidence la dépendance étroite, dans laquelle se trouvent Amaury de Bène et
l'abbé de Flore, dépendance déjà clairement établie par la similitude de leurs
idées sur le règne prochain de l'Esprit-Saint.
Fn. P. Mandonnet, O. P.

nilVOE PHILOSOPHIQUE, MAI 189-1.


L. Dauriac. – Psychologie rlu musicien. I. L'évolution des aptitudes
musicales.
IIoussay. – La sociabilité et la morale chez les animaux.
Marciiesjni. – Sur les idées générales. Xotes et discussions.
Griibei». – Questionnaire sur l'audition colorée, figurée et illuminée.
F. Paui.hax. – L'attention et les images.
U. BoinnoN. – Une illusion d'optique.
G. Souel.

périodiques.
Science et socialisme. Kevue de pathologie mentale.
Analyses et comptes rendus. – V. Henri. Sur un cas d'audition colorée.
lîevue des


REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

Janvier 1893.
Ixt n on L"«:ri o x

Félix Iîavaisson. – Métaphysique et morale,


II. Poincahë. – Le continu mathématique.
T. Rauh. – lissai sur quelques problèmes de philosophie première.
Notes critiques Louis CoimrnAT. – n L'Année philosophique » de F. Pillon.
Biiiinschvicg. – Sur la philosophie d'Ernest Henan.
Enseignement La philosophie dans les Facultés de France.
Revue des périodiques Périodiques français.
Périodiques anglais et américains.

Périodiques allemands. –
Mars 1873.
G. Nom.. Le mouvement et les arguments de Zenon d'Élée.
V. Delbos. Le problème moral dans la philosophie de Spinoza.
G. iMn.iiAii.. Le concept du nombre chez les pythagoriciens.
Enseignement C. Mklinand. – Le dialogue dans l'enseignement de la
philosophie.
Notes critiques Note de la rédaction La discussion en philosophie.
Max. WixTEn. Le problème de la vie, par M. Ch. Dunan.
Marcel Bernés. – La méthode et les principes de la philosophie du droit,
à propos du livre de M. G. Richard.
G. Lechalas. La géométrie non euclidienne et le principe de similitude.
Revue des périodiques Périodiques français. Périodiques allemands.
Périodiques anglais et américains. Livres nouveaux.

NECROLOGIE
Le cardinal Zigliara vient de mourir. Ce n'est pas seulement l'ordre de
SL Dominique qui est douloureusement atteint cette mort est un deuil pour
tous ceux qui s'intéressent aux études thomistes dont l'éminent cardinal était
l'un des plus illustres représentants.
Né à Bonifacio, en Corse, le 29 octobre 1833, il fut élevé chez les frères de
la doctrine chrétienne. Un digne père jésuite, le P. Piras, se chargea d'achever
son éducation. A 18 ans, le jeune Zigliara entra dans l'ordre de S1 Dominique.
En 1859, après avoir subi de la façon la plus brillante ses examens de lecteur,
il fut envoyé au collège dominicain de Corbara en Corse.
C'est dans cette retraite féconde, où le R. P. Didon devait, 20 ans plus tard,
méditer son Jésus-Christ, que le jeune professeur mûrit les idées directrices
des travaux de toute sa vie. Le traditionalisme et l'outologisme étaient, chez
les catholiques, le grand obstacle au progrès des doctrines de SI Thomas.
Successivementon vit paraître le Saggin sulprincipiidel Tradizionalismo (1865),
les Osservazioni sopra alcune inlerpretazioni sull' idcologia di S. Tommaso
l'étude: Delta luceintellectualeedelontologi&mot, 18"4 (Traduction française 1884).
Appelé à Rome en 1870 pour occuper la chaire de dogme au collège de la
Minerve, il prit place parmi les maîtres en publiant sa Sunima philosophiez ad
usum scholarum (1816) ouvrage devenu classique, et la savante dissertation
De mente concilii viennensis in definiendo dogmate unionis animai humanse
cum corpore (1878) (1).
Devenu cardinal et, plus tard, préfet de la congrégation des Études, il con-
sacra tous ses labeurs à la propagation de ses chères doctrines. Il publia la
Propœdeutica, le plus synthétique et le plus largement conçu, peut-être, des
manuels d'Apologétiquechrétienne.
Il prit une part principale à la publication de l'édition léonine des œuvres
de S1 Thomas. La mort l'a surpris au milieu du sillon commencé il travaillait
à l'achèvement d'un commentaire nouveau de la somme théologique, cnrteprise
gigantesque que notre siècle n'avait pas encore tentée.
Fr. A. G.

(1j Ces deux ouvrages se trouvent à la librairie Delhomme et Briguet, A Paris.


REVUE THOMISTE

POUR LA FÊTE DE SAINT DOMINIQUE

L'Église célèbre le 4 août la fête de s. Dominique. Nous vou-


drions à notre manière (on nous le permettra sans doute)
célébrer sa gloire, en redisant quelque chose de ce qu'ont fait
ses enfants sous son inspiration et protection.
Chacun sait que les véritables ordres religieux, fondés avant
tout par la Providence, ont tous leur vocation spéciale.
Or, tous ceux qui se sont occupés sérieusement de ces ques-
tions, sont d'avis que l'Ordre des Frères Prêcheurs reçut comme
mission spéciale, une mission scientifique au point de vue
religieux et théologique.
Dante a chanté ceci
La Providence qui gouverne le monde
Avec colle sagesse oit tout regard
Créé est vaincu avant d'arriver au fond,
Afin qu'allât vers son Bien-Aimé
L'Épouse de Celui qu'à grands cris
Il fiança dans son sang bénit,
Confiante en elle-même, et à Lui encore plus fidèle,
Prédestina deux princes en sa faveur,
Pour la guider et de droite et de gauche.
L'un fut tout séraphique ardeur,
L'autre, par la sagesse, fut sur la terre
De chérubique lumière une splendeur (1).

(t) Lu Providenza che t;"overna il mondo


Cou quel
Con consiylio, tiel
qtàel colisiglio, nel qtiale aspetttr
quale ogni aspüt£(y
Greato è vinta pria chc vada al fomlo,
niîVUE THOMISTE. 1. 19.
Interprétant ce texte magnifique, l'illustrc P. Libcratorc,
après avoir constaté que chaque ordre religieux, digne de ce
nom, a une vocation spéciale et providentielle à réaliser ici-bas,
et que la mission de l'ordre de S.-François « semble avoir été
surtout pratique », ajoute ces paroles « Au contraire la mission
de s. Dominique fut particulièrement spéculative. Elle consista il
combattre dans 1 ordre des idées la fausse sagesse, à travailler
pour l'explication et l'affermissement de la saine doctrine, à
repousser les erreurs qui de tous côtés menaçaient de l'envahir
et de l'exterminer. C'est pourquoi il saisit l'arme de la science,
et mérita le nom de Chérubin Aussi voyons-nous la sainte
Église, tandis qu'à la fête de s. François elle nous fait
demander de mépriser comme lui les biens terrestres Tribuc
nobis ex ejus imilalione terrena despicere, à celle de s. Domi-
nique, nous engager à rendre grâces à Dieu pour le don qu'il
nous a fait de ses doctrines Deus, qui Ecclesiam iuam Beati
Dominici, confessons lui, illustrare dignalus es meritis el doctrinis.
«
L'Ordre des Dominicains fut donc dans les sublimes conseils
de Dieu établi comme le rempart de la science catholique. Et
comment il répondit à cette noble entreprise, la longue série
des docteurs, qui, Albert le Grand à leur tète, y fleurirent cons-
tamment, et répandirent sur la terre de larges fleuves de sagesse,
le démontre parfaitement » (1).
Perochù andasse ver lo suo Dilclto
La Sposa tli Colui ch' ad aile grida
Disposa lei col sangue bencdelto,
In se sicura, ed anclie a lui più fida,
Duo principi ordinn, in suo favorc,
Che quinci e quincli le fnsser per guida.
L'uno fu lutto seralico ardorc,
L'altro per sapienza in terra fue
Di cherubica luce uno splendore.
Dante, Para.il. XI.
(1) La missione di San Francesco par che fosse massimamcnlc pralica. l'er con-
traria la missione di San Donienico fu segnetamente specolativa il guereggiara cioô
nell' orcline delle idée la falsa sapienza, travagliandosi alla esplicazione e al rassoda-
mento della sana dottrina, e ripulsando gli errori che d'ogni parte ininacciavano inva-
sione e sterminio. Il perché egli impugnô l'arma della scienza, e merito d'avcr voce di
Cherubino. E cosi veggiamo che Santa Chiesa, dove nella festa di San Francesco ci
fa ehiedcrc che a imitazione di lui disprezziamoi béni terreni « Tribue nobis ex ejus
mitatione « terrena despicere » in quella di San Domenico ci fa rendere grazie Dio
pcl dono fattoci delle sue dottrine Deus qui Ecclesiam tuam Beati Dominici, con-
Cisoris tui, illustrare dignatus es mentis et doctrinis ». L'Ordine di Domenicano
On peut effectivement démontrer par l'histoire la justesse
«l'appréciation du P. Liberatore, dont la science et l'honneur re-
ligieux ne sauraient déplorer assez la perte récente.
Voici quelques indications historiques sur la question qui
nous occupe. Nous omettrons les efforts que l'Ordre de S.-Domi-
nique a réalisés le long des siècles, pour la diffusion et la défense
de la vérité sainte, par l'enseignement, la prédication, les écrits,
la création ou la gestion des charges ecclésiastiques nous ne
dirons pas qu'il a enseigné au moins dans soixante-quatorze
universités, et envoyé ses missionnaires à toutes les extrémités
de l'univers. C'est un champ immense. Nous omettrons en outre
les séries de noms illustres dans chaque branche du savoir théo-
logique et de ses diverses expressions. Nous ne voulons désigner
ici que les chefs, les initiateurs dans les questions doctrinales.
Le V. Humbert de Romans, d'accord avec l'histoire, constate
d abord un fait de haute importance l'une des spécialités de
l'Ordre de S. -Dominique est que le premier il admit en principe
l'élude comme but particulier de la vie religieuse (1).
Il s'agit avant tout. ici de la science sacrée, et ensuite et par
le fait, de toutes les connaissances qui peuvent aider à la science
sacrée, ainsi qu'il convient aux prédicateurs (nous prenons ce mot
dans le sens moyen Age) de les comprendre. C'est là le but formel
de l'Ordre de S.-Dominique, c'est sa fin spécifique et sa raison
d'être.
Or, s'il est vrai que dans les ordres religieux l'histoire ne doit
être et n'est que le développement de la pensée providentielle des
fondateurs, nous avons ici une superbe confirmation dc^cette loi.
Nous la trouvons d'abord dans ce fait que les Saints et Bien-
heureux de l'Ordre de S.-Dominiquc furent tous des hommes
très considérables par leur science théologique, et par je ne sais

adunque t'u ncgli alti clisegni di Dio, stabilito quai propugnacolo della scienza cattolica.
E conic egli risponclesse alla nobile impresa, bon lu rlimostra lunga série de' dottori,
chc con alla testa Alberto Magno, in csso perpctuamentellorirono, o sparscro sulla terra
larcin liiiini di sapienza ». Conoscenza intelleltaule, vol. II, cap. iv, art. iv, 3a edit. Cf.
Suarez, De relitfione, tr. IX, lib. n. cap. vi, n. 12.
(l) n Prias habuit stuclium cum rcli^ione conjunctum ». Opp. t. II, p. "HO, édit. Kom.
M. Didin, dans son excellent livre La querelle île Mithillon et du l'ahbé de Itnncé,
aurait dû utiliser ce texte, puisqu'il en a utilisé d'autres d'IIunibcrt de Ilomans. Cette
constatation d'IIuinbcrb, l'un des hommes les plus admirables qu'on puisse étudier an
Ain" siècle, lui aurait servi à corroborer la conclusion soutenuedans son ouvrage.
quoi de remarquablement élevé au point de vue intellectuel. Les.
Saintes et Bienheureuses elles-mêmes seront représentées par la
docte Catherine de Sienne. Au surplus, nul n'ignore que les sainls
expriment excellemment le caractère de l'ordre auquel ils appar-
tiennent. Et il n'en peut être autrement, puisqu'ils se sont sanc-
tifiés en poursuivant le but particulier de leur ordre et en
mettant en oeuvre les moyens spéciaux qu'il leur offrait.
11 va sans dire d'ailleurs qu'en faisant cette observation, et en

racontant les faits qui vont suivre, nous n'entendons nullement


établir une comparaison entre les divers ordres religieux. Chacun
excelle dans sa spécialité nous indiquons celle des Frères.
Prêcheurs, et nous supposons celles des autres ordres.
Il nous faut maintenant apporter en confirmation de notre
dire le document le plus immédiat, celui que nous offrent les
principaux monuments laissés par l'Ordre des Prêcheurs. Il nous
semble que cette simple énumération, quoiqu'elle ne désigne que
'les initiateurs, est suffisamment éloquente.
En ce qui concerne avant tout l'Ecriture sainte, les Domini-
cains écrivent dès 1236 les premiers Corveetoria Biblica (1),
inaugurant ainsi magnifiquement des travaux que la critique
n'a point encore terminés de nos jours. Hugues de Saint-Cher
écrit vers 1250 les premières Concordances Bibliques, qu; ser-
vent encore aujourd'hui ouvrage immense (2), et qu'on a imité
si souvent, tantôt sous une forme un peu différente pour la Bible
latine, tantôt sous la même forme, pour les Bibles hébraïque et
grecque (3).
Le même cardinal, à la même époque, écrivait et publiait le
premier Commentaire complet sur toute l'Écriture sainte (4); et
Pierre de la Palud, ou Paludanus, mort en 1342, en avait lui
aussi écrit un commentairecomplet, peut-être le second. La perte
de cet ouvrage est d'autant plus regrettable, que ce fut le plus

(1) Cf.P. Vercellone, Disserlaz. Acnil., pp..13-15, ltomu, ISO-i et Annleci» Jiiri.i l'onl.,
an. 1858, p. 68-1, seq. Ces études furent poursuivies constamment dans l'ordre, et en
15îS, un autre dominicain, le P..lac. Ma^dalius, publiait à Cologne son Correclorïnm
Bibllcuin.
(2) Cf. Hub. Phalesius, Prxamb in Concord. 7ii/j(., édit. Vend. 17(iS.
(3) Voir Sixte de Sienne, O. P. liihliolh. lib. IV, t. I, pp. 461-165, édil. Vend. 157"i.
(4) Cf. Ilenr. a Porta, O. P. lie linguarnm orient. pracslanlia, p. 5S, edit. Mediul,
1758.
grand effort intellectuel de cet homme éminent, et qu'il résuma
plus d'une pensée recueillie par lui sur le sol sacré de la terre
d'Israël, où il passa comme patriarche de Jérusalem (1).
Puisque nous parlons de l'interprétation des Écritures dans
l'ordre de S.-Dominique, il nous-sera permis, en laissant d'ail-
leurs de côté cent autres travaux importants (2), de mentionner
spécialement la forme que lui donna s. Thomas, nous ne disons
pas dans ses incomparables Commentaires scolastiques, mais dans
sa Catena aurea, tant el si justement louée. C'est le texte divin
expliqué par le texte des Pères ce sont les deux sources de la
révélation réunies dans un même océan.
Si nous passons de l'interprétation proprement dite aux lois
qui la régissent, nous trouvons ici encore des mérites nouveaux.
En 1433, Fr. Jean de Raguse dictait dans le concile de Bâle
des règles qui peuvent être considérées comme l'un des premiers
essais à' Introduction à l'Écriture sainte (3), jusqu'à ce que Sanctès
Pagnini imprimât pour la première fois à Avignon en 1525 (4),
la première Introduction proprement dite, sous le titre de Isagoge
ad SS. Lit le ras, et que Sixte de Sienne, dominicain comme
Sanctès Pagnini, porUU à toute la perfection alors possible, la
science nouvelle dans sa célèbre Bibliolheca Sacra, imprimée à
Venise en 1566.
Le même Sanclès Pagnini, le premier depuis s. Jérôme, com-
mence dès 1521, et achève à Lyon en 1528, après vingt-cinq ans
de labeurs préparatoires, sa version fameuse de la Bible entière,
faite sur les textes originaux (5), pendant que son confrère et

(1) Cf. SixL Son. O. P. llibliolh. Sa recta, lih. iv, p. 531, édit. cit. Richard et Giraud,
Diction., art. Palu (Pierre). On trouve encore dans lcs bibliothèques des parties dis-
persées de son Commentaire il ne serait pas impossible peul-êlre de le reconstituer
dans son ensemble, avec quelques recherches.
['2) l'ai' exemple que s. Dominique le premier ait interprété à la cour pontiiîeale
les Kpilras de s. Paul, d'où la charge toujours dominicaine de Maître du Sacré
Palais.
;») Labbe, Concilia, t. XII.
(S) Nous observerons ici que M. Lamy, Introd., vol. I, p. 3, -ic edit., fausse partiel-
lement la chronologie dans cette question.
(5) Cf. Lelonj;, Ilihliolli., cap. iv. Sanctès Pagnini a mérité magnifiquement des études
bibliques. publia entre atiti-es
liil)lilltkes. Il lit&131ia autres ouvrages sg)
sonii Chaldnïcum ICnchiridion,
Etechii,i(lioit, Rome,
Roiiie, 1523
ses Itutlilu doues Ilehraïciu, Lyon, 1526; son Thésaurus Linijiue Sanette, Lyon, 1529.
Cl". Ilenr. a Porta, op. cit., pp. "(i-77 Echard, Scriptores, an. 15-11. Lorsque Fra Bar-
lolomeo reprit les pinceaux sur son ordre, il nous laissa son portrait dans le person-
nage central de l'admirable fresque hex disciples d'Eniaù's.
contemporain, le P. Marmochini, la traduit également des textes
originaux en italien. Auparavant déjà le B. Jacques de Vora-
gine, 0. P., le premier au xin" siècle, avait donné de la Vulgate
une traduction italienne, célèbre pour son élégance (1); plus
tard, un autre Dominicain, Jean de Relach, donna la première
traduction allemande qui ait été imprimée de la Bible. Le domi-
nicain Augustin Giustiniani, non seulement ouvrit dans l'Uni-
versité de Paris le premier cours d'hébreu qui y fut donné
officiellement (2), mais encore, entre autres ouvrages superbes,
« par une audace nouvelle et immense, le premier de tous, il
réunit en un seul tout, qu'il nomma Oclaple, les deux Testaments
écrits dans les cinq principales langues l'hébreu, le chaldéen,
le grec, le latin, l'arabe » (3). Le Psautier parut à Gônes en
1516 (4), admirablement imprimé, à l'époque où il en était
encore à faire préparer son édition du Vieux Testament.
La Polyg!olle de Giustiniani ne put être achevée d'imprimer
faute d'argent.
Nous ne saurions oublier ici une science qui se rapporte aux
sciences bibliques, nous voulons parler de l'orientalisme bi-
blique. C'est Fr. Raymond Martin qui l'inaugure dès 1250, avec
son Pugio Fidei. Cet homme fut la meilleure gloire de ces
écoles de langues orientales, que s. Raymond de Pefiafort avait
créées pour l'évangélisation et la réfutation des Arabes (5). Il
parlait et écrivait avec une égale facilité l'hébreu, le chaldéen et
l'arabe.
Son Pugio Fidei, que lui avait volé Galatinus, et que Du
Voisin lui a rendu, demeure aujourd'hui encore un chef-dœuvre
dans son genre. C'est un premier et magnifique essai d'apolo-

(1) Noël Alexandre, Hisl. Eccl., stuc. XIII, cap. iv, art. v.
(2) 11 raconte lui-même le faif, en ces termes « (Francesco I) mi fece sue consi-
gliero e suo elemosinaro. e mi manda in Parijji, dove mi detenni insino al quinto
anno, e lessi, e piantai in l'Univursità Parisiensi le Litere Hebrcc ». /limait délia Rep.
di Genova, lib. v.
(3) « Kovo et. ingenti ausu primus omnium ulrunique sacra; legis instrunientum
quinque prœcipuis linguis, hebraea, chaldea, grieca, latina et arabica, in unum cor-
pus Octapla inscriptum redegit. >j Sixtus Senensis, Bihlioih., lib. îv, p. 38.i, edit cit.
(4) C'est là précisément que l'auteur a trouvé moyen d'insérer, comme il l'avait faitL
dans ses Annali, l'un des textes les plus importants et les plus décisifs que nous pos-
sédions sur les origines de Christophe Colomb.
(5) Sur les études linguistiques dans l'ordre des Frères Prêcheurs, on peut consulter
Henricus a Porta, op. cit..
gétique par les documents parallèles au Nouveau Testament (1).
Fr. Riccoldo da Montecroce inaugure à son tour l'ethnologie
biblique dans son Itinerarium, de même qu'au xvnc siècle,
Wansleben inaugurera Végyptologie et deviendra un précur-
seur de Champollion (2). Ces trois religieux ont compris l'im-
portance de l'archéologie biblique, ont inauguré cette science,
ou lui ont rendu d'immenses services.
Mais il est temps d'arriver à la théologie proprement dite,
nous voulons dire la théologie rationnelle ou théologie sco-
lastique, cette merveilleuse combinaison de la révélation et de
la raison, qui s'éclairent l'une l'autre, et ensemble portent dans
l'intelligence humaine tout ce que peuvent donner de lumière,
l'autorité divine et le génie humain.
Ici nous rencontrons deux hommes qui, de l'avis de tous,
sont nécessairement au premier rang Albert le Grand et Thomas
d'Aquin.
Possédant l'un et l'autre une incomparable envergure d'intel-
ligence, ils songent à créer la synthèse de tout ce que les
hommes ont appris ou de Dieu ou par eux-mêmes. Ils acceptent
d'une part toute la révélation et toutes les interprétations qu'on
en avait données le long des âges chrétiens; d'autre part, ils s'em-
parent de tout ce qu'avait conçu de plus grand et de plus sûr la
raison humaine, représentée par Aristote et Platon (ce dernier
interprété par s. Augustin et s. Denys), qui avaient hérité de
Socrate, lequel avait hérité déjà de Pythagore, héritier lui-même
de tous les sages antiques, puisqu'il avait parcouru l'univers

(1) La question de savoir si la fin dc son ouvrage est de lui, e?L laissée ici de côté-
Mais nous ne résistons pas au plaisir de citer les termes où il explique sa lapg'i:
pensée « Nullus sani capilis respuit en quod apud talcs (scil. Talmudistas) invenian-
lur, LeiJfem aut Prophe'tas. Lapidem enim preliosum prudens nequaquani despieil,
licet inventus i'ucril in draconis capite, vel bufonis. Mel quoque sputum est apum, et
aliquid forsitan minus dignum, habentium quidem venenosum aculeum non tamen
reputandus erit insipiens qui illud in suos suoruinque usus cunvertere noveril peru-
Liles, dummodo nocumentum aculci sciverit devilai'u. Non eryo respuanius traditiones
hujus modi (Talnuidistarum scilicel), sed potius amplectamur tum propter ea quai
dicta sunt, tum co quod nihil tam validum ad confutandum Judœorum impudentiam
reperilur, nihil ad eorum convincendam nequitiam tam efiicax invenitur. Denique
quid jucundius Ghristiano quam si distorquere facillime possit de manu hostium jçla-
dium, et corum deinde mucronc proprio eaput prtecindere infidele, aut instar Judith
ipsius arrepto pu^ione tiuncarc > '? Pugio Fidei, Proem.
(2) Voir lîcliard, Scriplores, t. II, p. 693, On a écrit sa vie il y a quelques années, et
Champollion en a accepté la dédicace.
connu, pour retrouver et exploiter les filons de la sagesse de tous
les peuples. Quand ils furent en possession de ces deux foyers
de lumière, ils les combinèrent, et ils créèrent le chef-d'œuvre de
l'intelligence humaine. La Somme surtout restera sans doute le
plus grand effort qu'ait tenté, et la plus grande œuvre qu'ait réa-
lisée le génie spéculatif, la plus parfaite combinaison d'intelli-
gence et d'autorité qui se doive réaliser (1).
A la suite de ces deux hommes, à la fois philosophes et théo-
logiens incomparables, s'offre une longue série de théologiens
et de philosophes, qui marchent fidèlement à travers les siècles
sur les traces glorieuses des Maîtres. Beaucoup, parmi ces der-
niers, n'appartiennent point à l'ordre de S.-Dominique; mais
beaucoup aussi, et des plus illustres, lui appartiennent. Nous ne
les énumérons point, ne voulant nommer ici que les chefs (2).
En voici d'autres encore. Vincent de Beauvais crée la première,
la plus vaste, la plus logique des encyclopédies dans son Spe-
culum; Raymond de Penafort compose la première collection
authentique des Dècrètales des Papes, et écrit la première Somme
des cas de conscience, annonçant de cette sorte s. Antonin, l'un
des princes non seulement de la morale spéculative, mais encore
de la morale pratique.
Cependant vint le jour où il fallut discuter, outre la théologie
en elle-même, les sources de la théologie alors apparaît le
dominicain Melchior Cano, qui, d'un coup, crée la science des
Lieux Ihèologiques, et la porte à une perfeetion telle, qu'il en
reste le prince incontesté.
Faut-il ajouter que dans la théologie mystique, outre les
noms glorieux d'Albert le Grand et de s. Thomas, il en est peu
d'aussi illustres que ceux de Tauler, Suzo, Louis de Grenade,
Catherine de Sienne? Tous ceux-là sont aussi les enfants de
s. Dominique.
Nous n'indiquons point leurs œuvres, tant elles sont connues.

(1) Le P. Schradcr S. J. a écrit de s. Thomas, comme représentant de la tradition


"Sanctum Thomam traditionis flumen continuasse, elpei1 Thomam ad fluminis fontes
assurgendum ». De 7'riplici ordine, n. 167, note.
(2) Nous aurions à dire ici un mot de Fra Ricovero d'Arezzo, qu'on a justement
appelé le Humboldt du xni" siècle, et qui a écrit son livre si intéressant Délia com-
posizione del ntonJo.Mais les difficultés soulevées par quelques-uns exigent une dis-
sertation à part, que nous ferons peut-être un jour.
Il est cependant un livre qui mérite d'être mieux apprécié, c'est le
Paradisus animse d'Humbert de Romans, que le Card. Manning
a déclaré être « le plus parfait des livres de dévotion » (1).
Ce que nous avons dit de la science sacrée, nous devons le
dire de son expression symbolique, la liturgie. Durand de
Mende, qui se donna sur le tard à l'ordre des Frères Prêcheurs,
inaugure la science de la liturgie romaine, dans son Rationale
Divini Officii, le dominicain Pie V organise disciplinairement
la même liturgie; le dominicain Goar crée la science des litur-
gies orientales (2).
A ces hommes, nous devrions en adjoindre bien d'autres, tels
que Ilumbert de Romans qui, le premier, fait des recherches
critiques sur la liturgie grégorienne, vers 1250, pour l'organi-
sation de la liturgie dominicaine; Fr. iNicolô Farinola, qui
rédige le premier Rituale ecclesiasticutn (3). On ne peut tout
dire en si peu d'espace.
Et maintenant, quand il faudra vulgariser ces idées en met-
tant l'idée elle-même au niveau de l'intelligence des foules,
nous aurons les catéchismes. Ici encore, l'ordre de S.-Domi-
nique a une magnifique littérature. Non seulement il a donné
les catéchismes des Bernard Guy, des Pierre Soto, des Ca-
ranza, des Jean de Saint-Thomas il a de plus et surtout la
gloire d'avoir eu la meilleure part dans la rédaction et l'appro-
bation du plus fameux et du plus autorisé des catéchismes,
celui du concile de T rente, du Catéchisme Romain, auquel tra-
vaillèrent plusieurs dominicains, surtout Foreiro, par ordre et
sous la direction du dominicain Pie V (4). Les autres domini-
cains qui y travaillèrent furent les PP. Foscari et L. Marini.
Puisque nous parlons de vulgarisation, il nous est impossible
(1) Au sujet, de l'origine tant discutée de Y Imitation de J.-C, un doute prêtre de
notre connaissance discute les questions suivantes qui restent à résoudre litant sup-
posé que ce livre admirable est une compilation d'opuscules ou de sentences remaniés
peut-être par un même auteur, examiner 1° Si l'histoire des mss. les plus anciens de
l'Imitation ne prouve pas qu'elle a été écrite à Verccil 2° Si dans les plus anciens
mss. il ne faudrait pas lire parfois Joannes Vercellcn » au lieu de « Joannes
fïereen », la confusion étant facile, dans les mss. gothiques; 3° Si le style des («uvres
authentiques de Jean de Verceil laisse supposer qu'il ait eu sa part dans les origines
tlu célèbre ouvrage.
(2) Cf. Renaudot, Collect. Lit., préf. édit. 1647.
(3) Cf. Fontana, Thentrum, p. 21.
(.i) Nous ne saurions nous empêcher de noter ici que toutes ces grandes œuvres
de ne point rappeler que ces doctrines furent exposées égale-
ment dans les langues modernes, par des hommes dont le lan-
gage est parfois resté comme la plus pure expression des con-
ceptions humaines. C'est ainsi qu'en plein xm' siècle, Fr. Laurent
le premier écrit un livre de philosophie en français (1), tandis
qu'en Allemagne les Suzo, les Tauler en Italie, les Jourdain
de Pise, les Bartolomeo de San Concordio, les Passavanti, les
Cavalca, et plus tard les Giovanni Dominici, les Antonin et cent
autres, nous donneront leur sagesse dans les meilleurs chefs-
d'œuvre du langage populaire.
L'histoire ecclésiastique elle aussi a dû avoir, et a eu, en effet,
ses représentants. Les œuvres de Martin de Pologne, de Pto-
lémée de Lucques, de Ciacconio, sont des sources illustres,
auxquelles ont puisé les successeurs. Il en est un qui, pour
le théologien, occupe le premier rang c'est Noël Alexandre,
dont le P. Perrone écrivait qu'au point de vue de la théologie,
« cet ouvrage est plus utile que les autres » (2).
Si nous arrivons au détail de l'histoire ecclésiastique, envisagée
théologiquement, nous trouverons que la plus belle Vie de N .-S.
Jêsus-Chrisl est celle qu'a écrite Ludolphe le Chartreux, et bien
que l'auteur soit mort dans l'ordre de S.-Bruno, où chaque do-
minicain peut aspirer à finir ses jours, s'il veut une dernière
cellule plus paisible que sa cellule d'apôtre, il avait néanmoins
puisé, durant ses longues années passées dans l'ordre des Frères
Prêcheurs, sa merveilleuse science théologique (3).
La dévotion envers Jésus-Christ amenait la dévotion envers

étaient dans les ombitions des dominicains depuis longtemps. Humbei'l de ltomans,
incomparable comme génie pratique, dans le Mémoire qu'il écrivait, sur l'ordre de
Grégoire X, pour l'usage des Pères du concile œcuménique de 1274, réclamait spé-
cialement un catéchisme, une collection des conciles, un commentaire complet de lu
Bible, fait avec les textes des Pères, etc.
(1) Cf. Lecoy de la Marche, La treizième siècley p. 105.
(2) « Theologis prœ cteteris utilis est ». Perrone, De lac. theol., p. II, sec. n, cap. n,
g ix, note.
(3) Nous pouvons ajouter ici quelques faits qui rentrent dans cette catégorie, et
possèdent également leurs théories et leur théologie. Le card. Hugues de Saint-Chcr
fut le premier à approuver la fête du Saint-Sacrement, chanté plus tard par s. Tho-
mas. Les dominicains furent, chacun le sait, les premiers à instituer les confré-
ries du Saint-Sacrement et du Nom de Dieu et de Jésus, de même qu'un domini-
cain,le B. Jean de Vicencc, introduisit l'usage encore vivant en certaines contrées, de
se saluer, entre iiclèles, par ces mots: « Laudetur Jésus Christus ». – In rcternum ».
Cf. Becchetti, Sioria Eccl.t sec. xm. Les premiers qui aient écrit sur les dévotions
su Mère. Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Jacques de Voragine
et cent autres ne le cèdent à personne pour le nombre et l'im-
portance des écrits qu'ils composèrent en l'honneur de la plus
grande des créatures (1), le P. Miecowickz est l'un des plus
complets théologiens de la Vierge.
Après la Vierge, s. Joseph est l'objet de la piété et de la théo-
logie dominicaine, alors que son culte était bien loin du déve-
loppement. qu'il a acquis de nos jours. En plein moyen âge,
Albert le Grand l'avait déjà célébré et dans ses écrits, et par un
office spécial composé en l'honneur du grand patriarche; les
premiers à en écrire dans un sens plus moderne, et ceux qui en
ont écrit avec une meilleure théologie, furent deux dominicains

aujourd'hui si populaires du Cneur de Jésus et de sa Mère, sont sans doute les


dominicains Del Nentc qui écrivait entre 1G23 et 1818, et Ant. Barbieux, qui pu-
bliait, en 1661, son livre intitulé De la dévotion an très saint cœur du Fils de Dieu.
Cf. Année Dom., juinjlHSH); Echartl, Scrlptores, art. Anl. Barbieux. Les domini-
cains, (lui ont imaginé les neuvaines, et célébraient la première à la Minerve en
1610 (Cf. Moroni, Dhion., art. Xovenn), furent assurément des premiers, sinon les
premiers, A publier des neuvaines en l'honneur du Sacré Coeur, puisqu'ils les célé-
braient à Naples dès 1756, comme il apparaît par un livre publié f'i Naples même, à
cette époque, traduit récemment par le R. P. M. et publié par le T. R. P. C., il y a
quelques années a Toulouse, sous le titre de Deux neuvaines, etc. Nous omettons
des détails analogues au sujet d'autres dévotions, par exemple celles de la Sainte
Face, de l'Adoration Perpétuelle, etc. C'est aussi le P. Brandi qui le premier intro-
duisit l'usage de sonner le soir la cloche pour le De profanais, usaga que Paul V
étendit aux élises de Rome et qui se popularisa partout.
(1) Le P. François Michel de l'Isle écrivait dès 1194 sa Decisio qaodlihetica super
seplem B. Mariie dolorihus. Cf. Kcliard, Scriptores, t. II, p. 7. Voir à la Bibliothèque
nationale, le vol. D, 5423. Outre le Rosaire, la plus populaire et la plus compréhensive
des dévotions, l'ordre de S.-Dominique a bien d'autres gloires encore il ce point de
vue. S. Pierre Martyr par exemple introduisit l'usage de placer sur la façade des
maisons une statue de la Vierge. Cf. Fcrd. Del Migliore, Firenze illustrais, p. 391
ou encore Ademollo, Mnrieltn de' Ricci, vol. I, cap. vu, nota 18. S. Vincent Ferrier
introduisit l'usage de réciter l'Ave Maria, avant le sermon- Voir Catalano, note au
De erudilione Prœdicatoram d'Humbert de Romans, p. 76, Rome, nso. S. Pie V
non seulement attache 1e premier des indulgences aux médailles (cf. Moroni,
Dizion,, art. Mednijlie), mai, c'est, lui qui introduit dans le Bréviaire romain, en 1566,
ces mots ajoutés a la seconde partie de VAve Maria « Nunc cl in hora mortis nos-
trœ. Amen ». Les dominicains do Fiesole célèbrent le mois de Marie dès l'année 1677,
comme le démontre la chronique tic ce couvent. Cf. Il Bosnrio de Ferrera, an. 1886,
p. 225, seqq. Puisque l'occasion s'en offre, nous voulons signaler aux amateurs d'art
et aux dévots de la Vierge, l'existence d'un ms. du xvin» siècle, si nos souvenirs sont
iidèles, ms. retrouvé et acquis par le conservateur de la bibliothèque d'Avignon, il y a
quelques années. Ce nis. contient une notice sur chacun des pèlerinages de la Vierge
en France, et un dessin à la plume représentant l'église ou chapelle et le lieu du pèle-
rinage avant la Révolution. Le texte et les dessins sont l'œuvre d'un Frère prêcheur.
Ce serait t éditer, surtout à cause des dessins, qui reproduisent beaucoup de monu-
ments disparus, ou transformés.
Bernard de Luxembourg qui imprima, on 1510, un ouvrage
remarquable (1), et Isidore de Isolanis qui édita à Pavie, en 1552,
son livre célèbre; dès 1531, on fait chez les dominicains des
recueils de sermons en l'honneur de s. Joseph (2).
Il serait facile d'ajouter des détails dans ce domaine, mais il
faut se limiter (3).
Un mot seulement au sujet des sciences profanes. Quoique
par vocation l'ordre de S. -Dominique se préoccupe avant tout
îles sciences sacrées, toutefois il ne se désintéresse nullement
des autres, surtout lorsqu'elles aident aux premières, comme il
arrive le plus souvent. Aussi a-t-il eu et a-t-il encore ses lin-
guistes, ses mathématiciens, ses astronomes, ses physiciens, etc.
Ne sait-on pas que s. Thomas, à sa mort, travaillait simultané-
ment à un commentaire du Cantique des cantiques et du Timèe de
Platon, et il un traité des Aqueducs? Ne sait-on pas qu'Albert le
'Grand fut un savant et un artiste dans toutes les acceptions du
mot?N'a-t-il pas écrit, en particulier, un traité de la Perspective?
L'ordre resta fidèle il ces exemples. Dans la linguistique, outre
les travaux signalés plus haut, au point de vue des études
scripturaires, et qui ont aussi leur importance en linguistique,
laissant de côté les travaux de ce genre accomplis par les mis-
sionnaires modernes, nous pouvons rappeler que Fr. Giovanni
Balbi, au xm" siècle, composait, outre une grammaire latine,
l'une des plus anciennes assurément que nous ait données le
moyen àgc, un dictionnaire de langue et de sciences, qu'il inti-
tula Catholicon. Mieux que tout autre livre de ce temps, ce
lexique nous fait connaître l'état des intelligences a cette, époque,
(1) Ln exemplaire en est conservé à la Nationale de Paris, n. D. Inv. 802.
(2) Cf. Echard, Scriplorex, t. II, p. B2.
(3) Il va sans dire que ce zèle à répandre la vérité sous toutes ses formes suppose
un zèle non moins constant à la défendre, non seulement par les institutions protec-
trices dont il fut ou le créateur ou l'ouvrier obéissant, mais encore et surtout par ses
écrits. Pour le moyen âge, on n'en doute point on croit seulement que les choses
ont changé depuis, surtout au xvic siècle. C'cst une erreur condamnée par l'histoire.
On oublie que Ics dominicains Tetzel et Cajétan furent les plus illustres parmi les
adversaires personnels de Luther; que dès 1520 le dominicain Prierias publie son
livre contre le réformateur; que dès Iô2i> son confrère célèbre, François de Ferrare,
imprime son Apoloifia adoersus Lulkerum. Nous ne savons qui a écrit avant eux et,
mieux qu'eux. Il nous serait facile d'ajouter d'autres noms, par exemple ceux de Cocf-
feteau, de Dietenberjc, etc. Mais ce serait fatigant. Puis vient le molinosismc, le jan-
sénisme, le laxisme, la question des superstitions chinoises, etc. Les dominicains, en
face de ces aberrations, furent toujours à leur poste d'honneur.
au sujet des sciences physiques. Vers 1475, Jean Schwnrz ou
Niger ou Nider, composait la première grammaire hébraïque
connue, sous le titre de Budimenta lingtue hebraïcœ. Au siècle der-
nier, en 1756, le P. Bonifazio Finetti publiait à Venise un livre
avec ce titre significatif, alors qu'on ne songeait guère à l'étude
des langues comparées Trailato della lingaa ebraica e sue af fini,
offerlo agli erudili, per saggio deW opéra di lui intrapresa sopra i
linguaggi di tutto il mondo. Nous omettons ici un grand nombre
de faits semblables, appartenant surtout à la période moderne.
Dans le domaine scientifique proprement dit, nous trouvons
des gloires analogues. Nous laissons de côté les attributions
fabuleuses ou douteuses, par exemple que les dominicains soient
les inventeurs des lunettes, comme prétendait la Chronique de
l'ancien couvent dominicain de Pise (1); nous ne répéterons
pas ici ce qu'ont écrit des mérites merveilleux d'Albert le Grand
dans cet ordre de choses, les Blainvillc, les Pouchet, les Iium-
boldt, les Jourdain; nous ne rappellerons pas que le P. Gentili
fut le maître de Cassini, que le P. Voila travaillait avec son
neveu, l'immortel inventeur de la pile; qu'il nous suffise de rap-
peler quelques faits importants, et d'abord que l'inventeur véri-
table des aérostats fut le P. Gallien, 0. P. Ce dominicain avait
étudié beaucoup les sciences mathématiques et physiques, spé-
cialement l'électricité, et sur ce point ses ouvrages mériteraient
encore d'être lus, du moins au. point de vue historique; mais sa
gloire principale est son livre intitulé l'Arl de naviguer dans les
airs, où il prévoit le fait et assigne même les lois de la navigation
aérienne (2), trente ans avant les expériences des frères Monl-
golfier.
Nous pourrions signaler d'autres faits de la plus haute impor-
tance (). L'un des premiers savants qui se soient occupés de
'l)Cl'. Sli^-Huni, In ilifesn dell occliinle.
universelle, art. Gullien Les auteurs
(2) Voir pour les détails la Xoitvelle ïïinyr.tpliic
de lu lilbliulhè([ue des écrivains de la Compagnie de Jésus ont cherché a s'en emparer:
niais le P. Gallien a pris soin de s'identifier comme dominicain dans ses livres.
Voici le litre rie son ouvrage Vurl. de navirfiier dans les airs, amusement, phy-
sique et (fèoinèlriqiiCj précédé f/'n/i mémoire sur la formation de lu tjréle, ]>ar le
11. I'. Gullien, Dominicain, docteur agréyé, ancien professeur de Philosophie el de
Théologie dans l'Universitéd'Aviijnon. – Avignon, Antoine Ignace Fez, M.DCC.LVI1.
In-12, pp. 87.
(3) Comme fait moderne, nous signalerons 1rs admirables travaux scientifiques du
P. Guiglielmotti sur la marine, que L<5onXIII fait réimprimer.
paléontologie est assurément le fameux P. Ciacconio ou Chacon,
qui mourut en 1599, il avait recueilli une magnifique collection
de fossiles. L'un de ceux qui ont étudié avec le plus de bonheur
la botanique et les autres sciences naturelles, fut incontes-
tablement le P. Barrelier, docteur en médecine de l'Université
de Paris, mort en 1672. Il étudia et dessina lui-même un nombre
infini de plantes en France, en Italie, en Espagne. Il avait pu
faire tous ces voyages comme socius du maître général de
l'ordre, le P. Turco. Il mourut néanmoins sans avoir rien
publié. Mais en 1714, Antoine de Jussieu, qui d'ailleurs n'avait
connu le P. Barrelier que par ses manuscrits et ses collections,
les édita en partie à Paris. On trouve dans ce volume 1327 figures
gravées d'après les dessins originaux de l'auteur (1). Il avait fait
également une collection très belle de coquilles dessinées et
décrites par lui. L'importance de ces travaux est attestée par ce
seul fait que l'un de ceux qui ont renouvelé les classifications en
botanique, s'en est fait spontanément l'éditeur.
Une autre science où les dominicains ont également une noble
place, c'est la géographie. A raison de leur apostolat lointain,
ils devaient s'en occuper spécialement. Ils ont écrit de précieux
récits de voyage, tels que -ceux de Riccoldo, de Burchard, de
Fabri, jusqu'à ceux du P. Labat. En fait de cartes géographiques,
leurs chefs-d'œuvre sont celles qui embellissent les galeries du
Vatican, la Loggia delle carte geografiche, qui leur emprunte
son nom, et les palais de Florence. Elles sont l'oeuvre de Fr.
Ignazio Danti, célèbre dans les sciences mathématiques, astro-
nomiques et géographiques. Il mourut en 1586 (2).

(1) Le titre est le suivant Planlœ per Gallium, liispaniam et-Italiam ohtervntie,
iconibus teneis exhibiUe, opus posthumum, accnr'a.nte Anl. de Jnssieu, Parisiis, 1714.
Le volume contient une vie et le portrait du P. Barrelier. Les autres mss. ont péri
dans un incendie, sauf quelques pafi'es, que l'on u publiées en 1887, clans les Annales de
la Société botanique de Lyon, t. XV, pp. 151, seqq.
(2) Cf. Marchese, Memorie, vol. Il, p. 386, seq., 3<= édit. Puisque nous indiquons les
fameuses cartes de géographie exécutées au Vatican par Fr. Ignazio Danti, nous rap-
pellerons en passant que huit artistes Dominicains ont travaillé ou à la construction
ou à l'embellissement du Vatican. Cf. Fietta, Sicolù Boccaxini, vol. I, p. 409.
Au sujet des cartes géographiques, citons les Annules de Colmar, qui entre autres
indications curieuses nous donnent celle-ci « Mappam mundi, nous dit l'écrivain
dominicain en parlant de lui-même, descripsi in pelles duodecim pergameni ». Le
célèbre archevêque de Gênes, Fra Agostino Giustiniani, fut aussi géographe célèbre,
et exécuta une carte de la Corse Fra Leandro Alberti eut une gloire analogue. Le
A propos de géographie et de cosmographie, il nous est
impossible, à l'heure où nous écrivons, d'oublier que lc seul et
invincible défenseur de Christophe Colomb, durant les sept
années de déboires cruels qui précédèrent son- départ, fut
Fr. Diego Deçà, et que pour ce motif le grand navigateur décla-
rait que les Espagnols devaient l'Amérique aux dominicains (1).
Les dominicains se sont occupés également d'astronomie et
de cosmographie, et non sans bonheur (2). Qu'il nous suffise de
rappeler que parmi les fauteurs de Galilée il faut compter entre
autres trois dominicains, qui furent tous trois maîtres du sacré
palais. Dans Y Approbation du Saggialore qui était en réalité une
réponse aux objections du P. Grassi, le P. Ricardi, futur maître
du sacré palais, félicite l'auteur de sa « subtile et solide spécu-
lation », et se félicite lui-même d'être né à l'époque de Galilée.
Cette approbation est contresignée par le P. Paolucci, maître du
sacré palais(3). Le troisième fauteur de Galilée sera, comme nous
P. Marehesc, dans ses Memorie, compte six géographes fort connus. Voir l'Indice,
vo. Geor/r:ifi.
(1; Cf. _4nnee Dom., n<" de janvier et février 1893. Dans l'histoire de la civilisation
des Amériques, les dominicains eurent aussi une très noble part. Le plus célèbre de
ces civilisateurs est Las Casas. Nous voudrions, laissant de coté leurs grands mission-
naires, tel que s. Louis Bertrand, lui adjoindre F. François Victoria. Ce grand
homme, le restaurateur des études en Espagne, détruisit scientifiquement dans ses
dissertations De Indis noviter invaullu, les théories sur lesquelles prétendait s'appuyer
ce que nous appellerions volontiers le cannibalisme européen. Voir parmi les Belec-
tiones du théologien la Relectio V, dans l'édition d'Ingolstadt, 1580.
(2) Ils s'en occupaient et avec un succès remarquable, dés le xinc siècle. En 1261,
Fra Lanfranco prédit une éclipse solaire, qui arrive au joui1 indiqué. Cf. Lubin, Divinu
Cnmmeilin, p. 19. La Clironique de Calmar nous apprend entre autres faits qu'en 1263.
Fr. Lutold prédit \u\n éclipse qui se réalise effectivement qu'en 1267, Fr. Godefroy
en prédit une autre, avec la môme sûreté de calculs qu'en 1277, un jeune dominicain
en prévoit une troisième encore. Pingre, dans sa Chronique des éclipses, mentionne
cette dernière. Devons-nous rappeler que le légat, Filippo Fontana, envoyé contre
Ezzclino, avait, pour compagnon Fr. Everard en qualité d' « astrologue »? Cf. Chronique
de Smeregi, dans les Scrij)L. Rcruni Uni., t. VIII, p. 101. Nous pourrions énumérer
bien d'autres faits, dans cet ordre d'idées, et les interpréter par des faits analogues,
par exemple par ce fait que la première horloge publique érigée en Italie le fut sur le
clocher de Sanl'Eustorgio, il Milan. Cf. Fietta, AVroïo Boccusini, vol. I, p. 79. Dans la
mécanique en général et spécialement dans la mécanique horlogore les Frères Prê-
cheurs eurent toujours leurs gloires, depuis l'antiquité, jusqu'au P. Embriaco, l'inven-
tcur de l'horloge hydraulique que tous les pèlerins (le Rome remarquent au Pincio.
C'est ainsi, pour n'apporter qu'un fait, que la première horloge publique de Forli fut
l'œuvre du dominicain Fra Gaspare. Cf. Marchcsc, Mcmorie, I, 178, 3(! édit. A propos
de mécanique, nous ne saurions oublier que dès le début de l'ordre nous avons les
légendes de l'automate d'Albert le Grand, celle de sa coupe enchantée, etc.
(3) Nous avons réédité cette approbation dans notre travail, l'Étude de la Somme
Ihêoloffique, p. 98.
l'apprend un contemporain, le célèbre théologien, mathématicien
et architecte, Fr. Vincenzo Maculano (1).
Mais il est une autre science où les dominicains curent un
rôle très remarquable nous voulons parler de l'archéologie.
Fr. Francesco Colonna, qui vécut de 1433 à 1527, se montre nu-
mismate et archéologue autant qu'artiste dans son singulier livre
YHypneroiomachia (2). Fra Giocondo, le très grand architecte,
qui vivait à la même époque (1430-1529) avait fait un recueil de
deux mille inscriptions qu'il dédia à Laurent le Magnifique (3).
Fra Sante Marmochi ni s'était occupé des antiquités étrusques
avant 1545.
Fra Alfonso Ciacconio, dès la fin du xvi" siècle, explore les Cata-
combes, et fait un recueil de dessins dont M. Wilpcrt vient d'éditer
une partie (4). Avant lui, Panvinio seul avait compilé simple-
(I) Nous nous autorisons ici d'un livre imprimé à Genève en 1050, sous le litre de
Giustct slatere dei porporali. et cité par le P. Marchese, Memorie, lib. III, cap. xx. En
toute hypothèse. Galilée lui (lui d'avoir été mieux traité en prison.
(2} II est le premier qui ait écrit sur l'art de graver les pierres. Voir sa biographie
dans le P. Marchese Memorie.
<
[3) Cf. Echard, Scriplores, t. II. p. 36. Elles ri ont pas été imprimées. On croyait ce
recueil perdu. M. Anzani, l'un des récents bibliothécaires de laLaurenziana de Florence,
en a retrouvé un exemplaire. Cesare Cantù parle de ce livre dans son Archeoloyia.
(ij Nous aimerions savoir pourquoi le P. Brucker, parlant naguère dans les Elude.*
religieuses du livre de M. Wilpert, Vie Kutuliombenyemâltle und ihre ;illen Copien.
tait le nom de Ciacconio,* tout en nommant liosio comme sujet de la publication de
M. Wilpert. En ce qui concerne notre question, la vérité est que sur les trente-quatre
sujets édités par M. "VYilpert, dix-sept appartiennent à Ciacconio et entre autres les
quatre premiers, tandis que dix à peine sont de lïosio. Au surplus M. Wilpertj après avoir
raconté avec les paroles de lîaronius rélonnemcnl de tous. lorsqu'on apprit, le. 31 mai
lô~K, la découverte des catacombes de la via Salaria Nova, dans la vigne de l'Espagnol
Sanchez, ajoute de Fra Alfonso Ciacconio, Espagnol lui aussi « Wàhrend auf lïaronius
mebrdie architectonische Seitc der KatacombeEindruck machtc, schenckLe ein andererl'
Gelehrtcr. Fra Alfonso Ciacconio, aus dem Predigerordon, mehr <2n cinzclnen ilonu-
menten, besonders den Malurcicn, sein Aufmci'ksamkeit. Qui vir, schreibt von ihin
sein Freund Macarius, si quid crat quod faeeret ad sacram antiquitatem, libens invi- i-
schat, et pictoribus adhihitis delineabat atque inter alia coemclcrium illud via Salaria,
quod Priscillae esse creditur, repertum et recognitum anno MDLXXYUI. perlus-
Irarat, et omnes picturas loci illius expressas, in librum redegerat, etc. « 'Wilpert,
op. cit., pp. 1-2. Ciacconio avait fait d'autres travaux archéologiques, entre autres
une description détaillée, avec gravures à l'appui, de toute la colonne Trajane; un
traité des Antiquités romaines, dont Mabillon raconte avoir vu un ms. dans la biblio-
thèque Chigi. Cet homme est l'un des esprits les plus remarquables que nous oll're
l'histoire dominicaine. Rien ne lui restait étranger, à une époque où bien peu s'inté-
ressaient à ce qui l'a intéressé. Sa biographie serait à écrire.
A propos de l'histoire des Catacombes, on nous permettra de consigner ici un détail
il l'usage des spécialistes, savoir que s. Dominique passait parfois des nuits entières à
prier» ad catacumbas ». Cf. Mamachi, Ann. O.P., p. iS-ijEchard, Scriplores, t. I, p. 33.
ment quelques documents écrits, de sorte que Ciacconio peut être
considéré comme l'un des créateurs de l'archéologie chrétienne.
Enfin Mamachi est assurément l'un des premiers qui aientcompris
toute l'importance de l'archéologie au point de vue théologique.
Ses ouvrages en font foi, même quand ils sont restés inachevés.
Tel a été, exposé à grands traits, le rôle d'initiatives départi
par la Providence il l'ordre de S.-Dominique, et la fidélité decelui-
ci à remplir ce rôle.
On s'explique mieux maintenant pourquoi un dominicain,
Fr. Robert Holcot, a écrit le premier, et peut-être le seul livre qu'on
ait écrit sur l'amour des livres, le célèbre Philobiblion (1).
Maintenant après les sciences, les arts.
Ici l'ordre de S.-Dominique occupe une place que nul ne songe
à lui discuter. Non seulement il a ses traditions esthétiques
vraiment remarquables par l'élégance, la simplicité et la force
dans les monuments qu'il a érigés ou fait ériger le long de son
histoire, par tout l'univers, mais encore il a donné un si grand
nombre d'artistes de premier mérite, que nul ne lui constestera
le droit d'être à ce point de vue heureux de son passé. Né avant
l'invasion du pédantisme de la seconde Renaissance, il n'eut
jamais le goûtfaussé; resté pauvre, le plus souvent, il n'eut jamais
la tentation de faire des profusions funestes resté moine, il put
se livrer lui-même aux études artistiques.
Il a, entre cent autres, comme architectes, Fra Sisto et Fra
Ristoro, qui ont construit le Bargello et Santa Maria Novella, à
Florence; la Minerve, à Rome; Fra Gioconde, à qui l'on doit le
Palais de Justice à Vérone, l'ancien pont de Notre-Dame à
Paris, le Fondacco des Allemands, à Venise, et tant d'autres
œuvres admirables (2) comme peintres, Fra Angelico, Fra Bar-
tolomeo (3); comme peintres verriers, le B. Jacques d'Ulm et

(1) Malgré l'autorité de tous les anciens mss. et spécialement de ceux d'Oxford, où
écrivait l'auteur, on a cherché à ravir à Fr. Robert la gloire de son livre. Elle lui
restera bon gré mal gré, et cela s'établira prochainement peut-être.
(2) Le P. Marchese, dans la table de ses Memorie, 3" édit., indique 55 architectes
dominicains. Et il ne les a pas tous connus, surtout pour les pays étrangers à l'Italie.
– 11 est une sorte d'architecture religieuse que les dominicains seuls ont pratiquée, sans
que d'ailleurs nous ayons à les en féliciter nous voulons dire l'église à deux nefs,
dont le chef-d'œuvre est l'église des Jacobins de Toulouse. Le chanoine Auber en a
expliqué le sens dans son Symbolisme religieux, vol. III, ch. iv.
(3) Le P. Marchese, op. cit., énumère 45 religieux dominicains peintres de renom, et
REVUE thomiste. – I. – 20.
Fra Marcillat, maîtres souverains dans leur art (1); comme mi-
niaturistes, Fra Benedetto, Fra Eustachio (2); comme marque-
teur, Fra Damiano, l'un des plus illustres dans son art, s'il
n'est pas le plus grand (3) comme sculpteurs, Fra Guiglielmo
da Pisa, qui a sa part dans l'oeuvre du tombeau de s. Dominique
et de la façade d'Orvieto, et Fra Jacopo Talenti, qui fut aussi
l'architecte du Cappellone degli Spagnoli à Florence (4). Il y a
eu dans l'ordre de S.-Dominique des fondeurs, comme le célèbre
Fra Domenico Portigiano, qui a fondu les portes de la cathé-
drale de Pise; des modellatori tels que Fra Ambrogio della
Robbia et Fra Paolino da Pistoia (5); des ingénieurs tels que

(7).
Fra Vinc. Maculano et le P. Labat (6).
Nous aurions beaucoup à ajouter à ces données mais nous
ne faisons que jeter un coup d'œil rapide sur les sommets de
l'histoire

15 dominicaines, qui ont aussi leur place marquée dans l'histoire des beaux-arts. EL
l'on peut ajouter beaucoup à cette liste. L'on ne saurait oublier ici que la première
Danse macabre a été peinte chez les Dominicaines de Baie, en 1312. Nul n ignore
combien cette idée est devenue populaire, et quelle grande quantité d'oeuvres célèbres
elle a inspirées.
(1) Le P. Marchese, op. cil., indique 22 peintres verriers de renom appartenant à
l'ordre de S.-Dominique.
(2) Dans l'ouvrage du P. Marchese, on trouve les noms et les biographies de 28 mi
niaturistes hommes, et de 12 miniaturistes femmes, qui ont fleuri dans l'ordre de
S.-Dominique, et méritent un nom dans l'histoire des arts.
(3) On trouve la vie de 5 marqueteurs dans le livre du P. Marchese.
('!) Dans le livre du P. Marchese, on trouve la vie de 6 sculpteurs dominicains.
Et plusieurs font défaut, par exemple Fra Pasquale, de Rome, l'un des maitres en
cet art au xin* siècle, si l'on en juge par le sphinx,découvert naguères, qu'il a sculpté,
signé et daté.
(5) Le P. Marchese en compte 5 c'est-à-dire 2 dominicains et 3 dominicaines.
(6) D'après le P. Marchese, 6 dominicains ont été illustres comme ingénieurs
hydrauliques, et 9 comme ingénieurs militaires. Ils ont construit au moins 9 ponts
célèbres, d'après le même auteur.
On peut se faire une idée des préoccupations de l'ordre au sujet des beaux-arts, si
l'on se rappelle que plus de 20 auteurs ont écrit de choses artistiques, d'après
l'énumération du P. Marchese. Et il ne se nomme pas lui-même. Ajoutons-y l'im-
mense influence que Savonarole a exercée sur les beaux-arts au xvi* siècle, où tous
les grands artistes furent ses disciples, et où le premier alors il posa les principes dc
l'esthétique.
(7) Il est pourtant un art que nous voulons signaler, celui de la dactylologie. Nous
connaissons la gloire de l'abbé de l'Épée. Mais c'est un fait étrange que dès 157!), Fra
Cosimo Roselli, dans son Thésaurus Arlificiosse Mémorial, fol. 103-105, edit. venet.,
ait donné, en gravures, et avec explications à l'appui, trois méthodes analogues. Assu-
rément l'abbé de l'Épée, l'illustre éducateur des sourds-muets, n'a pas connu ce
livre mais il est intéressant de noter la priorité de l'invention, et en second lieu il
serait très intéressant de faire une étude comparative.
Il nous plaît seulement de signaler quelques-unes des inven-
tions dues aux Dominicains dans la techuique artistique. Fra
Francesco Colonna, le premier, apprit à résoudre le problème de
former dans un cercle un polygone de sept côtés Fr. Jacques
d'Ulm trouva le premier le moyen de colorier les verres en
jaune diaphane, par l'oxyde d'argent; Fra Bartolomeo invente
le mannequin, Fra Girolamo Bianchedi invente une presse à
double pression pour l'imprimerie (1), une machine pour faciliter
aux graveurs la préparation si longue et si difficile des fonds
il invente des machines et des ponts fort commodes pour les
constructions, etc
Puisque nous en sommes à parler des services rendus aux
beaux-arts par les Dominicains, nous ne pouvons ne pas dire un
mot du chant et de la poésie, tels qu'ils les ont pratiqués.
Pour le chant, ils ont contribué à le maintenir dans sa forme
et sa méthode primitives. Ils leur sont restés fidèles, comme ils
restèrent fidèles à leur liturgie. Les premiers ils firent des
recherches critiques sur la liturgie et le chant ecclésiastique,
grâce aux soins d'Humbert de Romans. Fr. Taylor écrivait doc-
tement sur ces questions, et surtout Fr. Jérôme de Moravie en
parlait alors mieux que nul autre. Le docte P. Dechevrens, S. J.,
écrivait récemment ce témoignage « Lexin" siècle est lesiècle
d'or du moyen âge or, dans ce siècle, Fr. Jérôme de Moravie
est le maître par excellence pour la musique ecclésiastique, plain-
chant et chant figuré (2) ».
Comme œuvre de leur propre génie, les dominicains ont ajouté

(1) A propos d'imprimerie nous devons ajouter que dès avant 1-5*77 on trouve une
imprimerie installée dans le couvent des dominicaines de San Jacopo di Rippoli, a
Florence. On y imprime des éditions célèbres, entre autres celle de la Légende de
Sic Catherine de Sienne, à la fin de laquelle on lit « Anno domini mille quattro cento
settantaselle adili ventiquattro di marzo. E stata questa leg'cnda inprontata in firenze
ai monislcmo di santu iacopo di ri poli dcl' ordine de frati predicatori per mano di
dua religiosi frate domenico da pistoia e frate piero da pisa ».
I,c célèbre cardinal Jean Turrecremata fut le premier à introduire et à protéger
l'introduction de l'imprimerie dans Rome. Le premier livre qui y fut édité par le
procède nouveau, fut le volume de ses Méditations, qui parut en 1467. Cf. P. Des-
champs, Dictionnaire, art. Home.
Si l'on voulait d'autres faits de ce genre, nous rappellerions que le premier livre
imprime en Amérique fut un livre dominicain. Voir l'ouvrage intitulé Bibliollieca. ;)
Americana.
(2) Revue des Facultés Catholiques d',ingers, avril 1892, p. 401. Il en est question
également dans la Vie de S. Louis, par M. Vallon.
au plain-chant, le chant incomparable du Dies irœ car la mu-
sique est de Fra Latino, comme la poésie (1).
Et puisque nous venons de nommer la poésie, l'ordre de
S.-Dominique a donné comme contribution particulière le Qua-
driregio de Frezzi, les drames du P. Bermudez, les premiers
drames en langue espagnole, l'Anima Peregrina de Sardi (2),
la Passione, dite de Revello, œuvre de Fra Simone, les Poèmes
de Savonarole etde Fra Benedetto, le Dies irse et autres poèmes
de Fra Latino, les Hymnes du Saint-Sacrement de s. Thomas (3).
Nous n'avons pas dit qu'à côté de ces initiatives et gloires
scientifiques, littéraires et artistiques, nous en pourrions énu-
mérer cent autres. nous avons oublié même ce fait considérable
que Fra Giordano da Rivalta, par ses conférences sur la Genèse,
inaugure avec un éclat que rien n'a terni, au point de vue de la
beauté du style et de la haute théologie, ces conférences dogma-
tiques, reprises après des siècles, en des besoins analogues, par
le P. Lacordairc (4).
Nous nous arrêtons ici. Ce que nous avons dit suffit à démon-
trer par les faits le rôle que la Providence avait assigné à
s. Dominique dans l'exécution de ses desseins providentiels, et
comment le glorieux patriarche y a répondu par lui-même ou
par ses enfants. Il nous semble qu'il mérite d'être compté parmi
ceux qui ont rendu les plus grands services à l'intelligence humaine.
Fh. J.-J. Bertiiier, O. P.

(1) Nous en donnerons bientôt la preuve péremptoire. La lieuue de la Suisse calho-


tique a publié une série d'articles, qui seront continués, et contiendront les détails
suffisants à ce sujet.
(2) Il est souverainementregrettable que ce poème reste inédit. C'est l'une des plus
heureuses imitations de la Divine Comédie. On en conserve des manuscrits authen-
tiques à Florence.
(3) Voir à ce sujet les Scritti vari du P. Marchese. Nous pourrions ajouter avec
Renan, que « Dante appartient à tant d'égards à l'école dominicaine ». Averroès el
rAi>erroïsme,3°édit.,p.249.Voirsurcepoint Palemio, Arislotile, San Tommaso e Dante.
(4) II ne faudrait pas s'imaginer que les préoccupations scientifiques ou artistiques
aient détruit l'esprit pratique. Il ne nous serait point difficile de le montrer. Le domi-
nicain Adhémar Fabri, évêque de Genève, octroie le premier en Europe des libertés
politiques; Durand de Saint-Pourçain, dès 1326, organise les Monts-de-Piélé (Cf.
Jourdain, l'Économie politique au moyen âye, pp. 38); le P. Victor Ricci organise la
Sainte-Enfance 188 ans avant qu'y songeât Mgr Forbin-Janson (Cf. F. T. A. Gentili,
Memorie, t. I, cap. xxxiv) S'« Catherine de Sienne travaille plus que personne à
ramener le pape d'Avignon à Rome, le B. Giovanni Dominici a mettre lin au schisme
d'Occident,Fra Giovanni de Monténégro à rallier les Grecs, dans le Concile de Flo-
M. TAINE

Ilippolytc Taine est mort le dimanche 5 mars à deux heures


de l'après-midi. Il était né à Vouziers dans les Ardennes le
21 avril 1828. Après de brillantes études au lycée Condorcet, il
fut reçu premier à l'École normale, puis successivement nommé
professeur à Nevers, à Poitiers et enfin à Besançon. C'est alors
qu'il résolut de donner sa démission, de quitter l'Université et
de venir à Paris. A partir de ce moment jusqu'à sa mort, ses
œuvres se succèdent presque chaque année sans interruption.
Les Philosophes classiques du xixe siècle en France paraissent
en 1856; en 1857 les Essais de critique et d'histoire; en 1858 les
Écrivains aclaels de i Angleterre; en 1862 l'Histoire de la litté-
rature anglaise; en 1864 Y Idéalisme anglais; en 1865 Nouveaux
essais de critique et d'histoire; en 1866, Philosophie de l'art et
Voyage en Italie; en 1867, Notes sur Paris ou vie et opinions de
M. Frédéric-Thomas Graindorge en 1868, l'Idéal dans l'art;
en 1869, l'Art dans les Pays-Bas; en 1870, l'A rl en Grèce et De
V intelligence en 1871, Contre le suffrage universel; en 1875,
les Origines de la France contemporaine qui comprennent
r Ancien Régime, la Révolution, le Régime moderne. Ajoutez à
cela Voyage aux Pyrénées, les Notes sur l'Angleterre, La Fon-
taine et ses Fables, Un séjour en France de 1792 à 1795, Essai
sur Tite-Live, le Positivisme anglais et nous ne sommes pas sûrs
d'avoir tout énuméré.
Comme on le voit, il y a peu de questions auxquelles Taine
n'ait pas touché, philosophie, littérature, esthétique, critique,
histoire, politique, religion et, dans ces œuvres si variées, il
a montré les qualités d'un écrivain original, nerveux, d'un esprit
sérieux, fidèle à son système qu'il a esquissé dans son premier
ouvrage, les Philosophes classiques, et qu'on retrouve dans son
dernier, les Origines de la Fr·ance contemporaine.
Pendant sa vie, beaucoup s'étaient appliqués déjà à étudier
ses idées, ses procédés au lendemain de sa mort tous les jour-
naux, la plupart des revues lui consacraient des articles. On
trouvait sur ses oeuvres, son esprit, sa méthode, les jugements
les plus divers, mais généralement on s'est accordé pour le
traiter avec respect. Les feuilles catholiques elles-mêmes, obli-
gées à de si nombreuses et de si capitales réserves, ont eu pourl'
Taine des égards qui ressemblaient parfois à des éloges partiels.
Quelques mois plus tôt un autre homme était mort dont le
système n'était pas sans avoir une parenté étroite avec celui de
M. Taine. De cet homme, Taine a écrit il est « si large, si déli-
cat, si fécond en idées générales, si expert et si raffiné dans
l'art de sentir et d'indiquer les nuances, si heureusement doué
et si bien muni que la philosophie et l'érudition, les hautes con-
ceptions d'ensemble et la minutieuse philologie littérale sont de
l'hébreu pour lui (1) », j'ai nommé M. Renan. ~t. Renan inspi-
rait généralement des sentiments tout différents de ceux que
M. Taine vient d'exprimer. Ce scepticisme léger qui .ne laissait
rien debout, ce style élégant, facile mais mou, toujours plus
littéraire que scientifique (2), ces phrases fuyantes finissant par
nier ce qu'elles ont d'abord affirmé (3), cette pensée flottante et
insaisissable, cet acharnement à revenir toujours au sanctuaire
qu'il a quitté, à parler sans cesse d'une foi qu'il a apostasiée,
ces blasphèmes sereins qui se terminent par des invocations et
des semblants d'adoration au Christ et à Dieu, ces défis jetés
d'avance à la miséricorde éternelle, tout, jusqu'à ce sourire per-
pétuel qui cachait peut-être des larmes, des remords, des ter-
reurs, jusqu'à cet extérieur qui rappelait le sacristain plus encore
que le séminariste défroqué, tout cela, dis-je, avait révolté les
consciences catholiques et rendu Renan odieux aux fidèles. Tout
cela n'a point empêché les panégyriques officiels dans lesquels
on a pu, à peine, relever une réticence, mais, au fond des âmes,
(1) Voyage en Itatie, 2' édit., t. J, p. 370.
(2) M. Jules Lemattre appelle le style de Renan « un ravissant galimatias Les
Contemporains, Ir' série.
(3) n M. Renan est. un maitre dans l'art des contradictions. Il en est de sa phrase
comme de sa pensée; rarement il l'achève comme il l'a commencée Vacherot.
n'aurait-on pas trouvé presque partout le même dédain pour
celui qui avait vécu et était mort en renégat d'une religion qu'on
lui aurait peut-être pardonné de combattre, qu'on lui pardon-
nait plus difficilement de railler.
Toute différente est l'impression qu'on éprouve à l'égard de
M. Taine. La dignité et l'humilité de sa vie, le cachet de sincé-
rité que portent ses oeuvres, l'impartialité de ses intentions, la
vigueur de son talent et de son style, le courage de ses affirma-
tions, la largeur de ses doctrines pratiques, attiraient le respect
et l'estime, alors même qu'on déplorait l'injustice de ses pré-
jugés, les erreurs de ses écrits, et les conséquences funestes de
ses principes.
Sans doute M. Taine était né catholique, mais dans son édu-
cation bien différente de celle de M. Renan, Dieu et la religion
n'avaient probablement tenu qu'une place fort secondaire. Jeté
très jeune dans le monde de l'Université, il avait dû de bonne
heure y perdre la foi. Il n'a point, comme l'auteur de la Vie de
~lésus, rempli ses livres de l'histoire de sa personne et nous ne
savons ni quand, ni sous quelles influences il abandonna le
catholicisme, II fut certainement coupable, mais s'il est permis
de parler d'excuses, il faut en parler quand il s'agit de M. Taine
qui ne trouva point, comme Renan, à ses côtés des hommes émi-
nentspourle soutenir dans ses tentations elle tirer de ses doutes.
Nous voudrions écrire quelques pages sur M. Taine. Nous nous
placerons uniquement au point de vue religieux. Nous n'avons
ni la prétention, ni la pensée de faire une oeuvre de fonds, mais
une étude à vol d'oiseau, dans laquelle nous essayerons de dire
la vérité, sans nous préoccuper de tout réfuter, ni même de
signaler toutes les qualités ou tous les défauts.

D'abord, nous aurons à faire à M. Taine des reproches assez


graves et assez multipliés pour lui donner de bon cœur les éloges
qu'il nous semble mériter. Si, à nos éloges les plus sincères,
nous sommes obligés de mêler des critiques et des réserves,
c'est que la vérité nous y aura contraints.
Avec autant de courage que d'impartialité, M. Taine, dans
plus d'une occasion, a rendu justice à l'Église, aux services
dont le monde, l'Europe et en particulier la France doivent lui
être reconnaissants.
Déjà dans son Voyage en Italie il avait admiré l'influence de
la religion catholique sur les arts. Sans doute, pour lui, la foi
du moyen âge est une exaltation mystique, mais elle produit une
inspiration si puissante, que les artistes éclairés de sa lumière
mystérieuse sont arrivés à exprimer « un sentiment inconnu et
unique » (1). Le voyageur « ne peut représenter avec des paroles »
l'église moyenne d'Assise, « dont l'écrasement volontaire fait
plier instinctivement les genoux. Un revêtement d'azur sombre
et de bandes rougeâtres étoilées d'or, une merveilleuse broderie
d'ornements, de torsades, d'enroulements délicats, de feuillages
et de figurines peintes, couvrent les arcs et les plafonds de leur
multitude harmonieuse; le regard s'en remplit, un peuple de
formes et de teintes vit sur ses voûtes je donnerais pour ce
caveau toutes les églises de Rome. Ni l'antiquité, ni la Renais-
sance n'ont compris cette puissance de l'innombrable.
« Au sommet, l'église supérieure s'élance aussi brillante, aussi
triomphante que celle-ci est basse et grave. Véritablement, si
on se laissait aller aux conjectures, on croirait que dans les
trois sanctuaires, l'architecte a voulu représenter les trois
mondes tout en bas l'ombre de la mort et l'horreur du sépulcre
infernal; au milieu l'anxiété passionnée du chrétien qui prie,
lutte et attend dans notre terre d'épreuves en haut, la joie et
la gloire éblouissante du Paradis. Celle-ci tout exhaussée dans
l'air et dans la lumière, effile ses colonnettes, aiguise ses ogives,
amincit ses arceaux, monte et monte encore, illuminée par le
plein jour de ses hautes fenêtres, par le rayonnement de ses
rosaces, de ses vitraux, des filets d'or, des étoiles qui luisent
sur ces arceaux et sur ces voûtes, enserrant les glorieux per-
sonnages, les histoires sacrées dont elle est peinte des pieds
jusqu'au sommet » (2).
Pour parler du Pérugin et de Fra Angelico, M. Taine trou-
vera la même suavité de sentiment, la même poésie, la même
finesse d'expression, la même délicatesse de teintes, la même
harmonie de couleurs. On dirait que, malgré l'incrédulité cachée
(1) Voyage en Italie, 2« vol., 2« édit., p. 13.
(2) Loc. cit., p. 22 et 23.
sous ses mots les plus justes et sous ses enthousiasmes les plus
sincères, il n'a pu échapper complètement à l'influence du divin.
On dirait qu'Assise, pour un instant, lui laisse soupçonner au
sommet de sa basilique élancée, la grande réalité qu'instinctive-
ment nous cherchons tous on dirait que Fra Angelico, lui com-
muniquant quelque chose de sa foi brûlante et naïve, le transporte
dans ce monde de l'au-delà, nié par Taine tant de fois, dans ce
monde aussi vrai que le nôtre, mais infiniment plus lumineux et
plus heureux que lui. On dirait que la Vierge « aux deux belles
mains si religieusement jointes », a fait pénétrer dans l'âme de
l'écrivain rude à ses heures, « cette candeur, cette douceur, ces
réserves, ces pudeurs (1) », qu'elle porte sur son front et dans
ses yeux. Le « délicat petit Jésus aux yeux rêveurs, les deux
anges en longue robe, si jeunes et pourtant si graves », l'ont,
semble-t-il, rempli de ce sentiment « infini, incommunicable »
qu'aucune « érudition, aucun effort » ne peuvent amener. Lui, le
philosophe positiviste, n'est-il pas tenté de croire à l'âme, à l'âme
immortelle qui sous les pinceaux de Fiesole déborde « la pesante
matière » (2)? Lui qui enseigne que l'ordre des causes se confond
avec l'ordre des faits (3), n'a-t-il pas été ravi « pour une minute
jusqu'à l'un ineffable qui est la source de l'univers » (4)7 N'est-il
pas tenté d'appeler le Christ « l'ami éternel, le consolateur un peu
triste de 1' 'Imitation, le poétique et miséricordieux Seigneur que
rêve le cœur douloureusement tendre », le Christ dont « la
gravité ne va jamais sans une bonté affectueuse » (5). A Saint-
Marc de Venise, il a peut-être soupiré comme les simples fidèles
après « le rêve sublime et intense, la joie mêlée d'angoisses,
tout ce qui est la palpitation et l'aspiration des âmes, l'émotion
intime des foules et la religion passionnée du cœur » (6)?'?
A Sienne, à Bologne, à Milan ne s'est-il pas surpris à genoux
sur les dalles et murmurant comme malgré lui « Donne-moi,
très doux et très tendre Jésus, de me reposer en toi au delà et
au-dessus de toute créature, de tout salut, de toute beauté et de
(1) Ibid., y,. 12.
(2) Ibid., p. 15-i.

(
(3) Philosophes classiques, 5e édil. Préface, p. ix.
Ibid., p. SOI.
(5) Voyntjeen Italie, l. II, p. lâi-155.
16) Ibid., p. 278.
toute gloire, au-dessus de tous les dons et présents que tu peux
donner et répandre, au delà de toute joie et de toute allégresse
que l'âme peut recevoir et sentir » (1)? Du moins Taine s'arrête-
t-il longuement et complaisamment devant ces églises, ces
fresques que la foi la plus pure a inspirées. Du moins écoute-t-il
avec émotion et admiration les Miserere de Palestrina et d'Allegri,
et pendant qu'il se répète à lui-même les derniers versets de
l'ode sacrée, sa plume trace ces lignes enthousiastes « Ces
Miserere sont en dehors et peut-être au delà de toute musique
quej'aie jamais écoutée on n'imagine pas avant de les connaître
tant de douceur et de mélancolie, d'étrangeté et de sublimité.
Le ton continu est celui d'une oraison extatique et plaintive qui
persévère ou reprend sans jamais se lasser, en dehors de tout
chant symétrique et de tout rite vulgaire aspiration infatigable
du cœur gémissant, qui ne peut et ne veut se reposer qu'en
Dieu, élancement toujours renouvelé des âmes captives, toujours
rabattues par leur poids natal vers la terre, soupirs prolongés
d'une infinité de malheureux tendres et aimants qui ne se décou-
ragent pas d'adorer et d'implorer » (2).
Encore une fois pour M. Taine la foi est un sentiment qui a sa
source dans l'homme, mais, répéter sans cesse que ce sentiment
est si fort qu'il « violente les conditions ordinaires de la matière
et de la durée », qu'il dépasse dans ses œuvres « les limites de
la condition humaine », qu'il amène « un transport unique (3) »,
qu'il exprime « des réserves, des pudeurs que les plus savants
maîtres ne connaîtront plus » (4), n'est-ce pas, qu'on le veuille
ou non, rendre un éclatant témoignage à nos croyances et dire
implicitement qu'elles ont une origine surnaturelle, comme c'est
dire implicitement que Jésus-Christ est Dieu, quand on affirme
qu'il répond à l'idéal le plus difficile, que jamais homme n'a
approché de sa perfection et qu'aucun ne peut l'égaler?

Pourquoi, à côté de ces appréciations, trouve-t-on des juge-


ments absolus, des exagérations qui ne s'accordent ni avec la

(1) Imitalion, III. 26. Cité par Taine, loc. cil,, p. 152.
(2) Ibid., 1" vol., p. 399.
(3) Ibid., 2= vol., p. 400-iOl.
(4) Ibid.. p. 12.
vérité ni avec la justice? Pourquoi, en contradiction avec les
principes de son école, tire-t-il d'un fait particulier qui ne prouve
rien, des conclusions générales qui embrassent tout! C'est que
M. Taine, quelles qu'aient été ses intentions, a un parti pris,
une idée, un système sorti, non point de l'étude des faits, mais
de son cerveau, et il faut que, bon gré, mal gré, les faits con-
firment son idée et son système. A ce dessein, il les choisit, il en
exagère la portée, il les force, il les fausse et il en tire des
conclusions inacceptables. Ainsi M. Taine est convaincu qu'au
XVIe siècle la religion catholique a subi une transformation
complète, remplaçant le dogme par la discipline, et le culte de
Dieu par le culte de l'Eglise. Il faudra que tout, dans les arts,
dans la théologie, proclame et affirme cette idée, dût l'histoire
protester et la vérité en souffrir. « C'est à ce point de vue qu'il
faut se mettre pour comprendre les édifices ecclésiastiques de ce
pays, ils glorifient non le Christianisme, mais l'Église. Ce nou-
veau catholicisme s'appuie sur des rapports nombreux etsolides,
sur l'habitude, sur le bel ordre régulier et l'extérieur imposant
de l'institution, sur la pompe et le prestige du culte et des
édifices, sur l'imagination superstitieuse, sur l'utilité répres-
sive, sur la portion de vertu qui s'y développe » (1).
M. Taine ne sort plus de « ce point de vue » et c'est avec ces
yeux prévenus qu'il va parcourir, juger Rome, le xvi" et le
xvn" siècle.
Il s'arrète longuement au Gesu qui représente cette transfor-
mation et il découvre que les jésuites apportent avec eux « un
goût, comme ils apportent une théologie et une politique, une
conception nouvelle des choses divines et humaines » qui « pro-
duit une façon nouvelle d'entendre la beauté » et toutes ces
nouveautés s'expriment dans les « décorations, les chapiteaux,
les coupoles, parfois plus clairement et toujours plus sincèrement
que dans les actions et les écrits » (2).
Écoutez les confidences étranges qu'au Gesu lui ont faites les
voùtes à plein cintre, « la coupole, les frontons, les pilastres
chargés de chapiteaux d'or, les dômes peints où tournoient de
grandes figures drapées et demi-nues, les peintures encadrées
(1) Voyage en Italie, t. I, p. 281.
(2) Ibid., p. 279.
dans des bordures d'or ouvragé avec ses anges en relief qui
s'élancent des consoles », confidences qui retentissent à ses
oreilles comme une proclamation « L'ancienne Rome avait
réuni l'univers dans un empire unique je la renouvelle et je lui
succède. Ce qu'elle avait fait pour les corps, je le ferai pour les
esprits. Par mes missions, mes séminaires, ma hiérarchie,
j'établirai universellement, éternellement et magnifiquement
l'Église. Cette Église n'est pas, comme le veulent vos protes-
tants, l'assemblée des âmes alarmées et indépendantes, chacune
active et raisonneuse devant sa Bible et sa conscience, ni comme
le voulaient les premiers chrétiens, l'assemblée des a mes tendres
et tristes, mystiquement unies par la communauté de l'extase et
l'attente du royaume de Dieu elle est un corps de puissances
ordonnées, une institution sainte, subsistant par elle-même et
souveraine des esprits. Elle ne réside pas en eux, elle ne dépend
pas d'eux, elle a sa source en soi elle est une sorte de Dieu
intermédiaire substitué à l'autre et muni de tous ses droits » (1).
Écoutez encore les révélations que continue à lui faire ami-
calement l'église du Gesu. « Entre ces mains ingénieuses et
délicates, (des jésuites), la religion s'est faite mondaine; elle veut
plaire, elle pare son temple comme un salon, même elle le parc
trop, on dirait qu'elle fait montre de sa richesse, elle tache
d'amuser les yeux, de les éblouir, de piquer l'attention blasée, de
paraître galante et pimpante. Les petites rotondes sur les deux
côtés de la grande nef sont de charmants cabinets de marbre,
frais et demi-obscurs comme des boudoirs et des bains de belles
dames.
«
II fallait que la religion s'accommodât à la nouvelle condition
des hommes elle était forcée de se tempérer, de retirer ou
d'alléger la malédiction qu'elle avait jetée sur la terre, d'autoriser
ou de tolérer les instincts naturels, d'accepter ouvertement ou
par un détour l'épanouissement de la vie temporelle, de ne plus
condamner la recherche et le goût du bien-être. Elle se conforma
aux temps, et au nord comme au midi, chez les peuples germa-
niques comme chez les peuples latins, on vit insensiblement le
•Christianisme se rapprocher du monde.

(t) Loc. cil., p. 280.


« Le jésuite atténua la redoutable doctrine de la grâce, tourna
les prescriptions rigides des conciles et des Pères, inventa la
direction indulgente, la morale relâchée, la casuistique accom-
modante, la dévotion facile, et par le plus adroit maniement des
distinctions, des restrictions, des interprétations, des probabilités
et de toutes les broussailles théologiques, parvint de ses mains
souples à rendre à l'homme la liberté du plaisir. « Amusez-vous,
«
soyez jeunes; seulement venez de temps en temps me conter vos
«
affaires. Croyez en outre que je vous rendrai bien des petits
«
services » (1).
Qui doit être étonné du langage qu'on lui prête, c'est le temple
du Gesu; qui doit être étonné surtout, c'est Vignole, c'est
Jacques dclla Porta, apprenant tout à coup que leur œuvre a
cette importance doctrinale et qu'elle résume cette direction,
cette morale nouvelle, ce christianisme nouveau?. Je crains bien
que les colonnes, les voûtes, la coupole du Gesu n'aient été
endoctrinées par M. Taine, qu'elles aient exprimé, sous l'inspi-
ration du célèbre pèlerin, une idée à laquelle jamais elles n'au-
raient pensé, idée que lui-même avait apportée de Paris. Si
M. Taine leur eût laissé la liberté de dire leur vrai sentiment,
elles auraient déclaré fort simplement La même foi peut s'ex-
primer de différentes manières les chapelles couvertes de feuil-
lages, les immenses cathédrales gothiques et les riches basiliques
de la Renaissance traduisent la même foi au Christ, à la Trinité,
à Dieu et la même adoration.
L'Eglise au xvie siècle resserre sa discipline et supprime des
abus, c'est vrai, mais qu'un nouveau catholicisme se soit levé
remplaçant Dieu par l'Église, et « glorifiant non le christianisme
mais l'Église », c'est de l'imagination et il est vraiment regret-
table qu'un esprit distingué comme M. Taine se soit arrêté à
cette assertion mille fois réfutée. Les artistes et les architectes
du xvi° et du xvu* siècle ont pu subir l'influence de là Renaissance
païenne, ils ont pu vouloir symboliser dans la majesté du temple
la grandeur de l'Église romaine mais que cette préoccupation
leur ait fait oublier Dieu, le Christ et la religion, c'est une erreur
contre laquelle, tout, au Gesu comme à S.-Pierre, proteste, depuis.

(1) Ibid., p. S81, 283,286.


la porte jusqu'à l'autel. M. Taine à Reims, à Chartres, à Paris,
à Strasbourg éprouve « l'attendrissement, la componction, la
vénération, le sentiment grandiose et douloureux de l'infini »,
plus qu'à Saint-Pierre; je n'y trouve point à redire. Mais que les
églises de Rome ne soient « pas chrétiennes », qu'elles n'aient
« rien de commun avec la vie spirituelle intérieure, avec le dia-
logue continu de la conscience chrétienne occupée à s'examiner
devant le Dieu juste w (1), c'est d'une exagération telle, qu'elle
est elle-même la meilleure des réfutations.
Illusion aussi et erreur de dire que la morale change, parce
que l'application varie selon les temps, les circonstances, les
personnes. Pour se convaincre de la fidélité de l'Église à sa
morale il suffit d'ouvrir s. Bernard ou le Maître des Sentences,
s. Thomas ou s. Bonaventure, les bulles ou les encycliques des
papes, vous trouverez dans s. Pierre, dans Innocent 111, Léon X,
s. Pie V ou Léon XIII, les mêmes préceptes et les mêmes con-
seils. Et je voudrais bien savoir quand la religion a autorisé ou
toléré « les instincts naturels » lorsque ces instincts étaient con-
traires à son enseignement; si l'Église s'est toujours rapprochée
du monde que Jésus-Christ a aimé, je voudrais bien savoir quand
elle s'est rapprochée du monde que Jésus-Christ a maudit?
On est encore fort surpris d'apprendre qu'il a fallu attendre le
protestantisme pour que « le travail utile, le mariage grave, la
vie de famille, l'acquisition honnête de la richesse fussent
honorés, et que c'est seulement sous l'influence de la Réforme
que la conscience a été mise en éveil (2). Sommeil de seize
siècles sommeil vraiment bien long et ressemblanttrop à la mort
Cette note sympathique à la religion de Luther et de Calvin,
Taine l'a affirmée non seulement en faisant élever ses enfants
dans le protestantisme, alors que lui était né dans le catholi-
cisme, non seulement en confiant sa dépouille à l'Églisc réformée
et en réclamant ses prières, mais dans ses ouvrages à chaque
instant et surtout dans son Hisfoire de la Litléralaine an~laise.
Faut-il aller chercher l'explication de ces préférences dans des
convictions d'érudit? Peut-être les trouverait-on plus sûrement
dans des délicatesses et des affections de famille.
(1) Loc. cil., p. 275 et 281.
(2) Ibtd., 286-287.
C'est vraiment aussi aller fort loin et bien négliger l'histoire,
d'écrire des jésuites ce que nous avons cité plus haut. Si dans
son pèlerinage, M. Taine avait lu Bellarmin ou Suarès, il aurait
découvert que même « tournées » par eux, les prescriptions des
Pères et des conciles sont encore rigides; s'il avait ouvert Bour-
daloue, un jésuite du xvii" siècle, il saurait que « la morale relâ-
chée » est encore une morale austère. S'il était allé s'agenouiller
dans un des confessionnaux du Gesu, peut-être eût-il appris a
ses dépens que la casuistique catholique la plus « accommo-
dante » garde encore des sévérités. Et, M. Taine pouvait-il l'igno-
rer? la direction indulgente, la dévotion facile imposent des
sacrifices, des jeûnes, des mortifications qui ne laissent pas de
limiter « la liberté du plaisir » et de rappeler les préceptes cruci-
fiants du moyen âge, de la primitive Église et de la vieille religion.

C'est dans les Origines de la France contemporaine que


M. Taine a le plus rendu justice à l'Église. Il ne lui a pas seule-
ment rendu justice, il lui a rendu service. Oh il y a dans ce livre
bien des réticences graves, bien des exagérations, bien des idées
dangereuses, bien des conséquences fausses! Pour l'auteur,
l'Église, cette institution si puissante, si nécessaire, est, une
institution humaine, naturelle, ayant son évolution comme toutes
les autres institutions, et l'on ne saurait trop mettre les fidèles
en garde contre cette théorie qui, après avoir appartenu à Taine,
est devenue celle de M. Paul Desjardins, de M. Paul Bourget,
et même, dirait-on, à certains jours, celle de M. Melchior de
Vogué.
Ce mouvement est un mouvement vers l'idéal, un mouvement
de justice humaine, de sympathie naturelle pour l'Église, il faut
le préférer au réalisme répugnant, à la partialité de mauvaise
foi, à la haine sectaire qui attaquait depuis si longtemps notre
religion dans les romans, dans la philosophie, dans l'histoire,
dans l'art, mais nous ne saurions nous en contenter. L'Église a
une influence heureuse, unique sur la morale, sur l'intelligence,
sur la famille, sur les nations, elle répond par ses promesses aux
désirs infinis du cœur humain, voilà un fait. Nous sommes heu-
reux que, loyalement, on constate ce fait, mais nous voudrionss
qu'on en tirât les conclusions qu'il renferme.
Si, en jetant son poids énorme dans la conscience, la religion
peut contre-balancer l'égoïsme naturel, enrayer l'impulsion folle
des passions brutales, emporter la volonté vers l'abnégation et
le dévouement, arracher l'homme à lui-même poùr le mettre
tout entier au service de la vérité, ou au service d'autrui, faire
des ascètes ou des martyrs, des sœurs de charité ou des mis-
sionnaires» si « les hommes ont besoin d'elle pour penser l'in-
fini et pour bien vivre » s'il est vrai « que les mains qui se
porteraient sur elle n'atteindraient que son enveloppe » (1); si,
en un mot, pour la vérité elle a plus d'empire que la sagesse, si
pour la vertu elle est plus puissante que la conscience, peut-elle
être un rêve, « une légende, un poème métaphysique » `??
Je le sais, M. Taine parle de « l'idée pure », et il a l'air d'attri-
buer à « l'idée pure », accessible à « une élite imperceptible »,
une efficacité particulière. Mais pourquoi, de fait, cette « idée
pure » dégagée de tout mélange, de tout culte, de toute légende.
de toute cérémonie, pourquoi cette idée pure ne conduit-elle pas
au moins une « élite imperceptible » à la conception claire et
lumineuse du monde et de l'infini? Pourquoi ne mène-t-elle pas
au triomphe complet sur « les passions brutales et au dévouement
absolu »? Pourquoi n'a-t-elle jamais fait ni ascètes, ni martyrs,
ni sœurs de charité, ni missionnaires? Les résultats de son
influence devraient, je ne dis pas égaler, mais dépasser les résul-
tats de la religion, comme l'intelligence parfaite dépasse l'intel-
ligence ébauchée. Car vouloir faire produire au rêve ce que n'a
pu produire la réalité, à l'imagination ce que n'a pu produire la
raison, à l'idée grossière et mélangée ce que n'a pu produire
l'idée pure; à la folie contradictoire ce que n'a pu produire la
sagesse, c'est insensé Si l'on a constaté les effets surhumains
de la religion, une conclusion s'impose, c'est qu'elle est sur-
humaine si elle réalise des vertus divines, c'est qu'elle est
divine.
M. Taine, à chaque instant, admet l'influence surhumaine de

(1; L'ancien régime, p. 272.


la religion et il explique cette influence par l'idée venue non pas
d'un homme parfait, mais d'un visionnaire, d'un halluciné On
ne trouve pas dans l'effet une perfection qu'on n'a pas trouvée
dans la cause, jamais les ronces n'ont produit des raisins, jamais
les épines n'ont produit des figues.

Du moins, et c'est là que nous voulons en venir, M. Taine a


souvent constaté les faits avec impartialité, et préparé ainsi la
conclusion. Cette constatation, par un homme sans religion et
même sans Dieu, a pour tous, incrédules ou non, une importance
que ne pourraient avoir les livres catholiques les plus logique-
ment déduits.

Dans l'Église, il y a une part choisie, revêtue d'un caractère


sacré, d'une autorité surnaturelle, le clergé.
Qui n'a lu les déclamations sans nombre sur l'avidité et l'am-
bition des prêtres, sur la paresse des moines, sur les désordres et
les scandales cachés des cloîtres? Qui n'a entendu représenter
les prélats des siècles précédents comme les flatteurs perpétuels
des pires souverains, comme les complices des mesures les plus
oppressives et des lois les plus tyranniques? Combien d'hommes
ont jugé de tous les temps par un moment de l'histoire, et, des
excès de quelques prêtres ou de quelques moines, ont conclu à
la corruption de tous et au caractère nuisible de l'institution1

Voulez-vous savoir quelle œuvre colossale ce clergé tant


décrié a édifiée? D'un coup de plume magistral Taine en esquisse
les lignes principales
Le clergé « dans un monde fondé sur la conquête, dur et froid
comme une machine d'airain. avait annoncé la bonne nou-
velle, promis le royaume de Dieu, prêché la résignation tendre
aux mains du Père céleste, inspiré la patience, la douceur, l'hu-
milité, l'abnégation, la charité ».
«
Dans un État qui peu à peu se dépeuplait, se désolait et
fatalement devenait une proie, il avait formé une société vivante,
ralliée autour d'un but et d'une doctrine, soutenue par le dévoue-
ment des chefs et l'obéissance des fidèles, seule capable de sub-
sister sous le flot des barbares ». Le clergé, pendant plus de
cinq cents ans, « sauve ce qu'on peut sauver de la culture
JIKVUK THOMISTE. – I. – 21
humaine lui seul est assez puissant pour arrêter le barbare à
la porte du village ou de la cité les sanctuaires multipliés par
lui sur tout le territoire servent d'asile aux vaincus et aux oppri-
més x et sont les seuls que le conquérant farouche n'ose pas
violer. Seul l'évêque, l'abbé ou le moine obtiennent que le Ger-
main converti répare ses injustices et restitue « au double, au
décuple, au centuple ».
Si, au moment où commencent à se former les nations mo-
dernes, il y a un peu d'ordre dans le « désordre immense », si la
loi est « plus raisonnable et plus humaine », si « la piété, l'ins-
truction, la justice et surtout le mariage sont maintenus », on
le doit à l'évêque mitré et à l'abbé, siégeant dans les assemblées
à côté du chef de guerre aux longs cheveux.
«
Jusqu'à la fin du xu" siècle, si le clergé pèse sur les princes,
c'est surtout pour refréner en eux et au-dessous d'eux les
appétits brutaux, les rébellions de la chair et du sang, les
retours et les accès de sauvagerie irrésistible qui démolissaient
la société ».
C'est le clergé qui conserve « les anciennes acquisitions du
genre humain, la langue latine, la littérature et la théologie chré-
tiennes, une portion de la littérature et des sciences païennes,
l'architecture, la sculpture, la peinture, les arts et les industries
qui servent au culte, les industries plus précieuses qui donnent
à l'homme le pain, le vêtement et surtout le goût et l'amour du
travail ».
Le clergé va plus loin il atteint les âmes, il leur donne la
«
volonté de vivre, ou tout au moins la résignation qui leur fait
tolérer la vie ». Il console les « hommes la bonté, la piété, le
pardon coule de ses lèvres en suavités ineffables a (1).
On s'est révolté que pendant deux cents ans les papes aient
été les dictateurs de l'Europe on a crié au scandale parce que
le clergé avait des propriétés immenses et des revenus considé-
rables. Si les peuples avaient tant donné au clergé, c'est qu'ils
en avaient tout reçu, « par la grandeur de sa récompense, on
peut estimer la profondeur de leur gratitude, et l'excès de
leur dévouement peut mesurer l'immensité de son bienfait » (2).
(1) L'ancien régime, p. 2-9,
(2) &.d.. p. 9.
A la fin du xviii* siècle, de graves abus s'étaient glissés dans
le clergé; il y avait des prélats sceptiques, des abbés mondains,
« ayant
100000 livres de rente, pour vivre en oisifs aimables ».
Mais il y avait aussi des évoques fidèles, des curés en grand
nombre, pauvres, pieux, zélés (1). Dans les couvents, on eût faci-
lement trouvé « de la tiédeur, du relâchement » et même « des
scandales », mais aussi beaucoup de moines avaient persévéré
dans la sainteté de leur vie et la ferveur de leur vocation. L'his-
toire l'a prouvé, puisque si peu d'évêques acceptèrent le ser-
ment qui les détachait de l'Église, puisque tant de prêtres et
tant de religieux préférèrent à l'apostasie la persécution et la
mort.
Ici, M. Taine accuse nettement les assemblées révolutionnaires
d'ingratitude, d'injustice, de vol, d'usurpations, de tyrannie,
quand elles suppriment les corps ecclésiastiques, quand elles
les dépouillent de leurs revenus pour les attribuer à l'État,
quand elles veulent imposer des constitutions à l'Église.
« De ce que les corps ecclésiastiques avaient
besoin d'être
réformés, il ne s'en suivait pas qu'il fallût les détruire ». Même
au point de vue purement terrestre, comme tous les corps pro-
priétaires ce sont « des organes précieux et non des excrois-
sances maladives ». Ils rendent de grands services publics, dans
«
le culte, la recherche scientifique, l'enseignement supérieur
ou primaire, l'assistance des pauvres, le soin des malades »

Ils contre-balancent l'omnipotence de l'État; leur enceinte


est « une protection contre le niveau de la monarchie absolue
ou de la démocratie pure. Un homme peut s'y développer avec
indépendance, sans endosser la livrée du courtisan ou du
démagogue » Enfin, « par leur institution, il se forme au mi-
lieu du grand monde banal, de petits mondes originaux et dis-
tincts où beaucoup d'ûmes trouvent la seule vie qui leur con-
vienne » (2).
La Constituante est injuste en supprimant les congrégations
d'hommes, dans lesquelles il y avait des abus; elle est trois fois
injuste en supprimant ces couvents de religieuses dont « presque
partout la ferveur, la sobriété, l'utilité sont incontestables ».
(1) Révolution, t. 1", p. 211-215.
(2) Ibid., p. 215.
Quand on a sans cesse aux lèvres les mots de liberté de con-
science, peut-on forcer à sortir de leurs monastères, ces pauvres
femmes qui par toutes leurs lettres et adresses, dans « des sup-
pliques aussi vives que touchantes, demandent à rester dans
leurs cloîtres »? Quand on a souci du bien public, on s'arrête
devant ces communautés enseignantes « dont un très grand
nombre donnent gratuitement l'enseignement primaire ». On
aurait dû épargner « quatorze mille hospitalières réparties en
quatre cent vingt maisons, veillantdans les hôpitaux, soignant les
malades, servant les infirmes, élevant les enfants trouvés, recueil-
lant les orphelins, les femmes en couche, les filles repen-
ties » (1).
L'État n'a pas le droit de supprimer les corps ecclésiastiques,
il n'a pas davantage le droit de les dépouiller, encore moins
celui de revendiquer leur dépouille. « Les morts ont des droits
comme les vivants. Les millions d'âmes généreuses, repen-
tantes ou dévouées qui ont donné ou administré le trésor de
l'Église avaient toutes une intention précise ». Personne ne peut
changer cette intention, « détourner, pour des services d'une
espèce étrangère ce qui était destiné à un service distinct,
charité, culte, instruction ».
M. Taine concède à l'État un pouvoir que nous attribuerions
à l'Église, celui d'interpréter le testament fait en faveur de
bonnes œuvres, « de suppléer aux prévisions trop courtes, de
tenir-compte des circonstances nouvelles », mais courageusement
il a dit « L'État abuse étrangement de son mandat lorsqu'il
met dans sa poche le trésor de l'Église pour combler le déficit
de ses propres caisses, pour le risquer dans de mauvaises spé-
culations, pour l'engloutir dans sa propre banqueroute, jusqu'à
ce qu'enfin, de ce trésor énorme amassé pendant quarante géné-
rations pour les enfants, pour les infirmes, pour les malades,
pour les pauvres, pour les fidèles, il ne reste plus de quoi payer
une maîtresse dans une école, un desservant dans une paroisse,
une tasse de bouillon dans un hôpital » (2).
Taine ne proteste pas moins courageusement contre l'usurpa-
tion de l'État dans la constitution civile du clergé. « Aussi bien
(1) Ibid., 218.
(2) Ibid., p. 220.
que la société civile, la société ecclésiastique a le droit de choisir
sa forme, sa hiérarchie et son gouvernement. L'État empiète
quand il prétend régler la constitution de l'Église, et si dans son
domaine il doit être respecté par elle, dans son domaine elle
doit être respectée par lui » (1).
On le voit, M. Taine loyalement a reconnu les services
immenses que l'Église a rendus à la société; il a revendiqué
pour elle la liberté d'association, le droit de propriété, le droit
de faire et d'appliquer ses lois indépendamment de l'État.
Il est allé plus loin la grande ennemie de l'Église dans ce
siècle, c'est la révolution jacobine dont sont sorties les lois
athées, les mesures arbitraires, intolérantes, persécutrices sous
lesquelles la religion souffre et gémit. M. Taine a stigmatisé les
doctrines de la Révolution, ses lois et ses hommes.
Il a frappé ceux-ci les uns après les autres, en montrant leur
incapacité, leur lâcheté, leur hypocrisie, leur avidité. « Ni
Molière (2), dit-il, dans son Tartu fe, ni Shakespeare dans son
Richard III n'ont osé mettre en scène l'hypocrite convaincu de
sa sincérité et le Caïn qui se croit Abel. Le voici sur une scène
colossale, en présence de cent mille spectateurs, le 8 Juin 1794,
au plus beau jour de sa gloire, dans cette fête de l'Etre suprême
qui est le triomphe retentissant de sa doctrine et la consécra-
tion officielle de sa papauté. Deux personnages sont en lui,
comme la Révolution qu'il représente, l'un apparent, étalé, exté-
rieur, l'autre inavoué, dissimulé, intime, et le second recouvert
par le premier. Tel est le décor de la Révolution, un masque
spécieux; tel est le dessous de la Révolution, une face hideuse;
sous ce règne nominal d'une théorie humanitaire elle couvre la
dictature effective des passions méchantes et passes; dans son
vrai représentant comme en elle-même, on voit partout la féro-
cité percer à travers la philanthropie et du cuistre sortir le bour-
reau ».
Si nous ne craignions d'être trop long, nous dirions encore
comment M. Taine dans son dernier volume, le Régime moderne,
et dans les articles de la Revue des Deux Mondes, montre, sans
en avoir l'intention, l'action de la Providence. Dieu, en effet,
(1) La Révolution, t. Ier, p. 230.
(2) La névolution, t. III, p. 215, 220.
pour l'Église de France, a tiré le bien du mal; le jansénisme et
le gallicanisme si funestes aux âmes et si puissants pendant le
xvne et le xyiii0 siècle ont sombré dans le cataclysme général.
Le clergé renouvelé par la persécution a vu ses fidèles se grouper
autour de lui, lui-même marche comme un seul homme sous la
direction de son évêque, et les évêques n'ont jamais écouté si
docilement le pape. La Révolution qui voulait détruire le catho-
licisme a pu perdre bien des âmes, elle n'a point atteint la
solidité de l'Église sur laquelle veille une Providence qui dirige
tout.
Quel malheur que M. Taine n'ait point vu cette main mysté-
rieuse de la Providence se mêlant aux événements, et qu'après
avoir été le témoin de l'intervention divine dans le monde et
dans l'histoire, il ne soit pas arrivé jusqu'à confesser l'existence
de Dieu
(A suivre).
FR. M. A. JANVIER,

des Fr. Prcch.,


Lecteur en sacrée théologie.
LES DOCTRINES POLITIQUES
DE SAINT THOMAS

Après la mort de Charles IV (1328), Édouard III, roi d'An-


gleterre, petit-fils de Philippe le Bcl par sa mère Isabelle, disputa
la couronne de France à Philippe VI, comte de Valois, petit-fils
de Philippe le Hardi par son père Charles de Valois. Mais le roi
d'Angleterre, retenu dans ses États par la guerre contre les
Écossais, ne revendiqua ouvertement ses prétendus droits que
quelques années plus tard, quand il put disposer de toutes ses
forces. Les États Généraux de 1317 avaient prévu cette éven-
tualité en déclarant que « les lois et la coutume, inviolablement
observées parmi les Français, excluaient les filles de la cou-
ronne ». Que les États Généraux aient interprété arbitrairement
un texte douteux de la loi salique, peu importe; en réalité, ils
disposèrent de la couronne de France en l'adjugeant à Phi-
lippe VI.
La querelle d'Édouard et de Philippe fut l'origine de la guerre
de Cent ans. Pendant un siècle, sous la sage administration de
Charles V, malgré la folie de Charles VI et l'indolence de
Charles VII, la France ne cessa jamais de lutter pour écarter la
honte de la domination étrangère. C'est alors que se leva la
douce et rayonnante figure de Jeanne d'Arc, dont le nom se-
pose
Comme un dôme d'azur sur toute notre histoire (1).

La sentence des États Généraux de 1317 fut-elle une nou-


veauté? La doctrine qui attribue à la nation le droit de se pro-

(i) v. H.
noncer souverainement entre deux prétendants date-t-elle des
premières années du xiv siècle? Non.
Le roi Louis V mourut sans enfants le 21 mai 987. Charles,
duc de la basse Lorraine, frère du feu roi Lothaire et oncle de
Louis V, alla trouver Adalbéron, archevêque de Reims, et lui dit
« Tout le monde sait, vénérable Père, que, par droit héréditaire,
je dois succéder' à mon frère et à mon neveu; il ne me manque
rien de ce qu'on doit exiger, avant tout, de ceux qui doivent
régner la naissance et le courage d'oser ». L'archevêque lui
répondit qu'il ne ferait rien sans le consentement de l'assemblée
qui devait se réunir à Senlis (juin 987). Au jour fixé et en pré-
sence de tous les grands de la Gaule franque, Adalbéron prit la
parole en ces termes « Louis de divine mémoire, ayant été retiré
du monde sans laisser d'enfants, il a fallu sérieusement s'oc-
cuper de chercher qui pourrait le remplacer sur le trône pour
que la chose publique ne restât pas en péril, abandonnée et sans
chef. Voilà pourquoi dernièrement nous avons cru utile de dif-
férer cette affaire, afin que chacun de vous pût venir ici sou-
mettre à l'assemblée l'avis que Dieu lui aurait inspiré, et que, de
tous ces sentiments divers, on pût induire quelle est la volonté
générale. Nous voici réunis sachons faire en sorte par notre
prudence, par notre bonne foi, que la haine n'étouffe pns la
raison et que l'affection n'altère pas la vérité. Nous n'ignorons
pas que Charles a ses partisans, lesquels soutiennent qu'il doit
arriver au trône que lui transmettent ses parents. Mais si l'on
examine cette question, le trône ne s'acquiert point par droit
héréditaire, et l'on ne doit mettrela tète du royaume que celui
qui se distingue non seulement par la noblesse corporelle, mais
celui que l'honneur recommande et qu'appuie la magnanimité
Quelle dignité pouvons-nous conférer à Charles, que ne guide
point l'honneur, que l'engourdissement énerve, enfin qui a perdu
la tète'au point de n'avoir pas honte de servir un roi étranger?
Décidez-vous plutôt pour le bonheur que pour le malheur de la
chose publique. Si vous voulez son malheur, créez Charles sou-
verain si vous tenez à sa prospérité, couronnez Hugues, l'il-
lustre duc. Que l'attachement pour Charles ne séduise personne;
que la haine pour le duc ne détourne personne de l'inlérôl
commun. D.
A l'unanimité, l'assemblée accepta l'opinion de l'archevêque de
Reims, et Hugues Capet fut élu telle est l'origine de la dynastie
Capétienne.
Les Carlovingiens arrivèrent au trône par le même chemin.
En 7521e dernier des Mérovingiens, Childéric III, fut enfermé
dans un monastère et l'assemblée de Soissons proclama Pépin
roi des Francs deux ans après le pape Étienne II vint le sacrer
à Saint-Denis.
Bossuet, dont l'opinion n'est pas suspecte en pareille matière,
Bossuet dit expressement « Tous les auteurs reconnaissent que
Pépin fut fait roi par l'élection des Francs qui, par cela même,
délaissèrent Childéric » (1). « Ce sont les Français, dit encore
Bossuet, au chapitre suivant, qui ont conféré à Hugues Capet
le nom et l'autorité de roi ».
Quand donc saint Thomas affirme que l'élection des princes
appartient au peuple (2), il est l'écho de la tradition, et il énonce
un principe qui fut, jusqu'au xvii0 siècle, la pierre angulaire du
droit public européen. On m'a cependant accusé de hardiesse
et de témérité lorsque, dans un travail publié l'année dernière,
j'ai rappelé les paroles du Docteur Angélique, et on a prétendu
que la doctrine de saint Thomas devait s'appliquer aux admi-
nistrateurs subalternes et non au chef suprême de l'Etat.
Avant de discuter le texte, je pose une question de fait. Hugues
Capet et Pépin furent-ils vraiment rois ou seulement baillis ou
échevins? Ils furent rois, cela ne fait aucun doute; qui leur con-
féra cette dignité ? Nous venons de le voir. Les électeurs usèrent-
ils d'un droit, ou bien s'arrogèrent-ils une prérogative, qui ne
leur appartenait pas? Dans cette dernière hypothèse, le pouvoir
de Pépin et de Hugues Capet fut illégitime; mes contradicteurs
n'accepteront certainement pas cette solution reste donc la
première, a savoir que les assemblées de 752 et de 987 avaient
le droit d'élire le chef de l'État. Dès lors, je ne vois pas pour-
quoi ce qui était légitime aux vin" et x° siècles, ne le serait plus
aujourd'hui.
Examinons maintenant, en lui-même, ce texte qui a suscité

1) Auctorum omnium consensionc liquet, Pipinum eleclione Francorum regem


fuisse factum, ncque alii'i ratione dejectum Childericum. Dépens, deel., 1. II, ch. xxxiv.
(2) Ad popiilum pertinet clectio principum. I" 2", q. cv, a. 1
de si violentes discussions. A la question 105, art. 1 de la l' 2",
saint Thomas se demande Utrum convenienter lex velus de
principibus ordinaverit.
Il répond Pour que le pouvoir soit bien réglé dans une ville
ou dans une nation, il faut d'abord que tous les citoyens par-
ticipent au pouvoir dans une certaine mesure; c'est, pour le
peuple, une condition de paix et de tranquillité, car tous les
citoyens aiment ce régime et cherchent à le conserver, omnes
talem ordinationem amant et castodiant.
Cette sage et profonde pensée de saint Thomas est, à elle seule,
tout un programme politique. Il est évident qu'un peuple aime
et tient à garder un régime qui donne, à chaque citoyen, une part
dans l'administration de la chose publique; elle est alors le bien
de tous et, naturellement, l'homme chérit ce qui lui appartient.
Si, au contraire, toutes les affaires sont concentrées entre les
mains d'un seul; si la nation, écartée de la vie publique, n'est
jamais appelée à intervenir, elle se détache d'un système qui
lui est étranger et qui est devenu la propriété d'un autre. A la
moindre secousse, l'édifice sera culbuté. Quel intérêt un peuple
aura-t-il à défendre des institutions qui absorbent la vie na-
tionale au profit d'un homme? Mais si le pouvoir est proportion-
nellement disséminé partout, les citoyens seront disposés à sou-
tenir et à garder ce système qui est comme la propriété de tous
et de chacun.
Comment faut-il s'y prendre pour réaliser et appliquer cette
doctrine ?
Il faut, répond saint Thomas, adopter un régime qui soit un
mélange de monarchie, d'aristocratie et de démocratie « Le
gouvernement d'une ville ou d'un royaume est parfait quand un
homme élevé au-dessus de tous gouverne selon les règles de la
vertu, et quand, au-dessous de lui, des notables puisent leurs
inspirations à la même source, et cependant ce mode de gouver-
nement appartient à tous, parce que les dépositaires du pouvoir
peuvent être choisis dans tous les rangs et que tous les citoyens
peuvent prendre part à l'élection. Ce régime est un mélange de
monarchie, puisqu'un chef est à la tête de la nation, d'aristocratie
puisque plusieurs citoyens participent à l'administration de
démocratie, c'est-à-dire de pouvoir populaire, parce que les chefs
peuvent être choisis parmi le peuple et que c'est au peuple qu'il
appartient de les élire » (1).
On prétend qu'il n'est pas possible de voir, dans ces paroles
du saint Docteur, le droit du peuple à l'élection du chef de l'État,
car, dans cet article, saint Thomas traite du régime politique
des Hébreux, et l'on sait que Dieu s'était réservé de choisir lui-
même le chef suprême de son peuple. Par conséquent il n'est
question ici que de l'élection des chefs subalternes.
Je réponds que l'article du saint Docteur est divisé en deux
parties. Dans la première (celle que je viens de citer) saint Tho-
mas expose la thèse générale de la forme politique la plus par-
faite, à son avis, et il l'applique ensuite au cas particulier du
peuple juif. Or il est évident que, en thèse générale, saint Thomas
enseigne que le gouvernement le plus parfait est celui qui, par
l'élection h tous les degrés de la hiérarchie sociale, fait, d'une
forme politique, la chose de tous. Quand il dit Talis principalus
ad omnes pertinel tum quia ex omnibus eligi possunt, tum quia
eliam ab omnibus eliguntur, il ne fait pas une exception en faveur
du roi. Lui toujours si net et si précis, n'aurait certainement
pas manqué d'établir cette distinction capitale dans une thèse
où il traite d'un régime politique mélangé de monarchie, d'aris-
tocratie et de démocratie. Il aurait dit L'aristocratie est élec-
tive, la royauté ne l'est pas.
Du reste, il suffit de lire la réponse à la première objection
pour que le doute ne soit plus possible.
Il objecte qu'il y a, dans la loi ancienne, une lacune grave.
Elle ne parle pas du mode d'institution du chef suprême In
lege non invenitur qualité/' debeat instihn supremus princeps.
ergo insufflcienter lex velus principes populis ordinavit.
Il répond que la loi ancienne se tait sur ce point, parce que
le peuple juif, étant gouverné par une providence spéciale, Dieu
s'était réservé le choix du chef suprême Populus ille sub speciali

(1) Optima ordinatio principum est in aliqua civitate, vel regno, in quo unus prœfi-
citur secundum virtutem, qui omnibus precsit; et subipso sunt aliqui principantes se-
cundum vit'~u~cm et tamen totis principatus ad omnes pcrtinet, tum quia ex omnibus
cligi possunt, tum quia eliam ab omnibus eliguntur. Talis vero est omnis politia bené
commixta ex regno, in quantum unus prasest, ex arislocratla, in quantum multi prin-
cipantur secundum virtutem, et ex democratia, id est, potestate populi, in quantum
ex popularibus possunt eligi principes, et ad populum pertinet electio principum.
cura Dei regebalur. et ideo institutionem summi principis Do-
minus sibi reservavit. Il est de la dernière évidence que si le saint
Docteur n'avait pas reconnu aux autres peuples lei droit d'élire
leur roi, il n'aurait pas dit que Dieu, par une providence parti-
culière et spéciale, s'était réservé le soin de choisir les rois
d'Israël; il aurait enseigné que ce droit appartient à Dieu partout
et toujours.

Cette doctrine de saint Thomas est commune à tous les théo-


logiens sans excepter Bossuet lui-même « Le pouvoir des rois,
dit le grand évêque, ne vient pas tellement de Dieu, qu'il ne
vienne aussi du consentement des peuples. C'est ce que personne
n'a jamais nié » (1). v
Le célèbre commentateur de la Somme, le cardinal Cajetan,
s'exprime ainsi Le Souverain Pontificat diffère des pouvoirs
humains en ce que ceux-ci ont leur origine et leur puissance
dans la volonté nationale. La nation en effet, quand elle n'est
ni violentée ni trompée, est libre de droit naturel, et elle se
donne un chef auquel elle accorde la somme de pouvoir qu'elle
croit devoir lui confier » (2).
Les termes dont se sert Cajetan sont tellement formels qu'ils
n'ont pas besoin d'être expliqués tout pouvoir humain tire son
origine de la volonté nationale, et par conséquent il appartient
à la nation de déterminer les conditions et les limites de la puis-
sance de son chef Cum illa polestale quœ multltudini videtur.
Pourquoi donc cotte doctrine, si vraiment catholique, a-l-elle
soulevé tant d'opposition? Parce que, depuis près de trois siècles,
elle était tombée dans un profond oubli, et que le Gallicanisme
parlementaire avait interrompu, en France, la tradition de
l'Église et de notre pays.
Il est facile maintenant de déduire les conséquences logiques
qui découlent de ces principes.

(1) Gtillia ortli., pars 1, VI, ch. xxi.


1.
(2) In 2" 2*, (|. il, art. 10. « Papatus in hoc dilTerL a ca'tcris humanis principatibus,
quod reliqui ab ipsû mullitudine origincm et poleslateni habcnt. Mulliludo namque,
cessante violentia, fraudeque, de jure natma> libera est, et constituit sibi eaput cum
illa potes taie que multitudini videtur. » Dieu étant la source première du pouvoir, il est
évident quœ Cajetan parle ici de l'origine immédiate de la puissance civile ou plutôt
de la désignation de la personne qui doit en être investie. Il y a en effet deux opinions
Quand le chef est élu, quel sera son pouvoir? Sera-t-il absolu
ou limité par une constitution?
Saint Thomas se prononce très nettement en faveur d'un pou-
voir limité et contenu par une constitution « Le gouvernement
du royaume doit être disposé de telle sorte que toute occasion
de tyrannie soit ôtée au roi nouvellement institué, il faut donc
tempérer son pouvoir afin que la tyrannie soit à peu près impos-
sible » (1).
Il faut remarquer ici la différence entre un tyran et un mo-
narque absolu. Un monarque absolu est celui qui, disposant
d'un pouvoir illimité, n'en use cependant que pour le plus grand
bien de son peuple; tandis qu'un tyran est un prince qui, même
avec un pouvoir- limité, gouverne dans son intérêt particulier
sans se préoccuper du bien public. Un monarque constitutionnel
peut donc devenir un tyran, et il est possible qu'un roi absolu
n'exerce pas un pouvoir tyrannique. Mais, il faut prendre les
hommes comme ils sont, et confier à un chef d'État un pouvoir
sans contrôle, c'est l'exposer à une tentation à laquelle il suc-
combera à peu près infailliblement. Saint Thomas fait observer
qu'il faut au roi une vertu bien rare pour résister à la séduction
du pouvoir « La Royauté, dit-il, est le meilleur régime pour
un peuple, s'il n'est pas corrompu. Mais, à cause de la grande
puissance accordée an roi, il dégénère facilement en tyrannie, à
moins que le roi ne soit doué d'une vertu parfaite, car la vertu
seule est capable de supporter les grandes fortunes. Aussi, dès
le commencement, Dieu ne donna pas aux Juifs des rois investis
de pleins pouvoirs, mais seulement des juges. C'est plus tard
seulement, qu'à la demande du peuple et comme s'il eût cédé à
un mouvement d'indignation, il lui donna un roi » (2).

L'une prétend que l'élection confère le pouvoir lui-même, l'autre croit que le choix
de la nation se borne i1 désigner la personne cette seconde opinion est la plus com-
mune et la plus sure, mais en pratique, le résultat est le même.
(lj Sic disponcnda est regni gubernatio ut régi jam institulo tyrannidis subtrahatur
occasio. Simul etiam sic cjus temperetur potestas ut in tyrannidem facile declinare
non possit. De Reg. princ, 1. I, c. vi.
(2) Rcgnum est optimum regimen populi, si non corrumpatur. Sed propter magnam
potestatem, qum régi conceditur, de facile regnum degencrat in tyrannidem, nisi sit
perfeela virtus ejus cui talis potestas conceditur quia non est nisi virluosi bene ferre
bonas fortunas ut Philosophus decit in 10 Ethic. cap. 8> Et ideo Dominus a principu>
eis (Judcis) regem non inslitui, cum plena potestate, sed judicem et gubernatorem in
Un peuple commet donc une imprudence trop souvent fatale
quand il accorde au chef de l'État un pouvoir illimité. Élevé à
cette hauteur, il sera pris de vertige quelle est la tête assez
forte pour porter, sans fléchir, le poids d'une telle puissance?
D'ailleurs est-il digne, pour une nation, d'abdiquer ainsi entre
les mains d'un seul homme et de livrer ses destinées aux caprices
et aux passions d'une volonté chancelante? « Non firmari quid-
quam potest, dit saint Thomas, quod positum est in alterius
voluntate, ne dicam libidine » (1). Il est donc infiniment plus
raisonnable, plus prudent et plus sage d'enfermer le pouvoir
dans les limites d'une constitution.
La nation a-t-elle le droit de voter une constitution et de l'im-
chef de l'État? Cela peut faire au'cun doute. Si,
poser au ne en
effet, le peuple a le droit d'élire son chef, à plus forte raison
peut-il lui assigner les conditions dans lesquelles il devra exercer
le pouvoir suprême. Si l'élu ne croit pas devoir accepter les
conditions qui lui sont faites, il n'a qu'à se récuser; on ne man-
quera jamais d'hommes disposés à solliciter les suffrages mais,
s'il prend le pouvoir, il doit le prendre tel qu'il lui est offert, et
il est tenu d'observer fidèlement toutes les clauses du contrat.
On voit combien est fausse et dangereuse la doctrine de ceux
qui prétendent que les chartes et les constitutions dépendent du
bon plaisir du Roi; et que les peuples n'ont droit qu'à la somme
de libertés qu'il plaît aux Rois de vouloir bien leur octroyer.
Cette doctrine est la négation même du principe de l'élection (2),
car, je le répète, si une nation a le droit de choisir son chef, à
plus forte raison a-t-ellc le droit de lui imposer des conditions
« Constituit
sibi caput, dit le cardinal Cajetan, cum illa potes-
tate quae multitudini videtur ».
Et cependant il ne faudrait pas remonter bien loin dans notre
histoire pour voir combien étaient oubliés ces grands et salu-
taires principes de la politique de saint Thomas (3).
C'est toujours à la lumière de ces mêmes principes que nous

eorum custodiam; sed poslea regem ad petitionem populi quasi indignatus concessit.
ja 2<z, q. Cv, art. 1 ad 2.
(1) DeRegimine principum, 1. I, c. m.
(2) Ce qui est vrai pour un chef élu est vrai aussi s'il s'agit d'un chef héréditaire,
l'hérédité n'étant que l'élection continuée.
(3) Lire le discours de Louis XVIII à l'ouverture de la session du 28 janvier 1823.
allons résoudre cette-importante question Quels sont les devoirs
d'un chef d'État?`?
Il doit, répond saint Thomas, respecter et faire respecter le
droit de tous « Le royaume n'est pas pour le roi, c'est le roi
qui est pour le royaume, car Dieu veille sur lui afin qu'il règne
et gouverne, pour que chacun soit maintenu dans son droit;
c'est là le but de tout gouvernement. Si le .roi n'agit pas ainsi,
s'il ne songe qu'à son intérêt, il n'est pas roi, c'est un tyran » (1).
La pensée du saint Docteur est bien claire la protection du
droit est la seule raison d'être du pouvoir; mettre la force dont
il dispose au service du droit menacé, tel est le premier et le
principal devoir du chef de l'État. Or, le droit ne fait acception
de personne qu'il s'agisse d'un partisan ou d'un adversaire,
d'un ami ou d'un indifférent, d'un puissant ou d'un faible, le
droit est inflexible et le même pour tous unumquemque, dit
saint Thomas.
Pour mesurer la sublime élévation de cette doctrine, remon-
tons à l'origine immédiate de la puissance civile.
L'homme est évidemment destiné à vivre en société, l'état
social est la condition indispensable au développement de ses
facultés cette affirmation n'a pas besoin de preuve. Mais un
pouvoir, constitué dans cette société, est-il aussi naturel et
aussi indispensable que l'état social lui-même? Je distingue
Étant donnée la faute originelle, oui, étant donnée la justice pri-
mitive, non. J'explique ma distinction en traduisant textuelle-
ment les premières paroles de saint Thomas dans son De eru-
ditione principum (2).
«
L'amour désordonné de la puissance terrestre étant très
nuisible, selon cette parole de saint Bernard (in lib. de Consid.)
« Je redoute pour vous
le désir de dominer plus que je ne crains
« le poison et
le glaive », il faut soigneusement rechercher les
conditions de cette puissance, pour se convaincre qu'au lieu de
la désirer pour elle-même, on doit la redouter, quoique parfois
il faille s'y résigner à cause de la volonté de Dieu et de l'utilité

(1) Regnum non est propter regem, sed rex propter regnum; quia ad hoc Deus pro-
vidit de eis ut regant et gubcrncnl, et unumquemque in suo jure conservent, et hic est
finis regiminis quod si ad alius faciunt in seipsos commodum retorquendo, non sunt
reges sed tyranni. De Regint. principum, 1. III, c. xi.
(2) L I t. i
du peuple. Sachez donc que ce pouvoir qui élève un homme au-
dessus de ses semblables n'est pas dans l'ordre de la nature, il
est la conséquence de la faute lYon est res nalur~, sed seque.la
culp~, car au commencement, il n'a pas été dit à l'homme de
dominer sur ses semblables, mais seulement sur les créatures
privées de raison. L'égalité est naturelle entre les hommes, la
domination ne l'est pas lVaturaliter ~quilas esl inter· hornines,
nort ~ora'/a~o. »
Dans l'hypothèse de la justice originelle conservée et trans-
mise, nul n'eût songé a violer le droit d'autrui la paix, la
concorde et la fraternité auraient été l'âme de cette société
heureuse que nous comprenons à peine, tant ce que nous avons
sous les yeux est loin de cet idéal, irréalisable, hélas depuis le
péché. Il faut compter aujourd'hui avec les entraînements, les
haines, les révoltes, en un mot, avec toutes les passions de la
nature déchue. Or, dans l'ordre politique et social, cette dé-
chéance se traduit par le mépris de la liberté et du droit. Le
rôle du pouvoir civil est précisément d'opposer une digue infran-
chissable aux flots toujours menaçants de l'injustice, de faire
rentrer dans le devoir quiconque essaye d'en sortir, de protéger
l'expansion légitime de la liberté, et de faire, de la force, le
bouclier du droit. Tout ce qui, dans la puissance civile, va au
delà est empiétement, usurpation et injustice.
On voit combien est profonde et large la conception de saint
Thomas sur le rôle du pouvoir quand il lui assigne la sauvegarde
du droit comme sa seule et unique raison d'être.
«
Il faut cependant que le pouvoir soit fort », dit-on. Sans
doute, il le faut mais fort, contre qui? Faut-il qu'il soit fort
contre des citoyens paisibles qui réclament les libertés nécessaires
à un peuple qui veut avoir sa part dans l'administration de la
chose publi jue ? Faut-il qu'il soit fort contre un père de famille
qui a la prétention de faire élever ses enfants comme bon lui
semble? Faut-il qu'il soit fort contre des hommes qui, usant
d'un droit naturel indéniable, se réunissent pour prier, ou pour
discuter entre eux des questions littéraires, philosophiques, com-
merciales ? En un mot, faut-il que le pouvoir soit fort contre le
droit? C'est la négation même du principe fondamental de tout
gouvernement et pourtant les idées sont tellement fausses sur
ce point, que les abus de la force se drapent dans ces grands
mots le règne de l'ordre et le respect de la loi.
Le silence des peuples auxquels il n'est pas permis d'élever la
voix, môme pour se plaindre de la pesanteur du joug, n'est pas
plus l'ordre, que la tranquillité des tombeaux n'est pas la paix.
L'ordre ne consiste pas dans l'attitude d'une nation prête à
porter tous les fardeaux et à dévorer toutes les injustices, l'ordre
résulte de la proportion exacte entre la soumission loyale au
pouvoir et l'expansion légitime du droit et de la liberté. Que
toute l'initiative. compatible avec le bien public, soit laissée à
chaque citoyen, qu'il lui soit permis d'obéir aux impulsions de
sa conscience dans l'éducation de ses enfants et la direction de
sa vie; qu'il puisse gérer comme il l'entend ses affaires person-
nelles et donner son avis dans les affaires publiques qui sont
aussi les siennes, que le pouvoir ne fasse sentir son action que
lorsque le droit est menacé, voilà l'ordre, voilà la signification
profonde de cette parole de saint Thomas Ut unumquemque in suo
jure conservent.

Au-dessus de l'intérêt particulier, de chaque citoyen, il y a la


prospérité, la gloire, l'indépendance, le bonheur de la patrie,
c'est-à-dire cette grande chose qui s'appelle le bien public. Le
bien public doit être la constante préoccupation du chef de
l'Etat et le mobile unique de son gouvernement « Quand un roi
gouverne une nation libre dans le sens de l'intérêt général et du
bien de tous, son gouvernement est droit et juste, tel qu'il convient
à des hommes libres. Si, au contraire, oubliant l'intérêt national,
le gouvernement ne songe qu'à son intérêt particulier, le régime
est injuste et pervers » (1). Une nation ne fait pas à un homme
l'honneur de lui confier ses destinées pour qu'il s'enferme dans
son palais où il dissipera en plaisirs et en fêtes les gros revenus

(1) Si liberorum multitude a régente ad bonum commune multitudinis ordinelur


erit regimen rectum et justum, quale convenit liberis. Si vero non ad bonum com-
mune multiludinis, sed a bunum pri vatum repentis reyimen ordineUii1. eril rejrimen
injuslum nique porvcrsum. De lleg. princ, 1. I, c. 1.
REVUE THOMISTE. – 1. – 22.
qui lui ont été alloués il est à la première place pour travailler
au bien public, à la grandeur et à la gloire du pays. Si, au lieu
de comprendre le devoir qui lui est imposé par sa magistrature
suprême, il met son pouvoir au service de son ambition si, pour
consolider sa puissance ébranlée ou assurer l'avenir de sa
dynastie, il fait courir au peuple les hasards de la guerre, s'il le
charge d'impôts plus lourds que ne l'exige l'intérêt général. son
gouvernement devient injuste, pervers, parfois intolérable; ce
n'est plus un roi, c'est un tyran Tyrannus contempto com-
muni bono quserit privation (1).
Oh qu'il avait une haute idée du devoir des rois, ce prince
dont le nom est encore comme le symbole et l'éternel modèle
des chefs d'Empire, ce roi « que Rome a canonisé et que le
peuple voit encore assis sous le chêne de Vincennes rendant
justice à tout venant. Ce saint, cet homme de paix, fit plus dans
la simplicité de son cœur, pour le progrès de la royauté, que les
plus subtils conseillers et que dix monarques batailleurs, parce
que le roi, après lui, apparut au peuple comme l'ordre même
et la justice incarnés » (2).
En 1259 saint Louis gravement malade et se croyant près de
mourir fit venir auprès de lui son fils aîné et il lui dit « Beau
fils, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume,
car vraiment j'aimerais mieux qu'un Écossais vînt d'Écosse et
gouvernât notre peuple bien et loyalement que si tu le gouver-
nais mal ». Ce prince si humain et si doux qui répondait quand
on voulait le pousser à une guerre inutile ou injuste « J'y
gagnerais la haine de Dieu qui dit Bénis soient les pacifiques »,
savait prouver à Taillebourg que la valeur chevaleresque n'est
pas incompatible avec la mansuétude évangélique du saint. Son
humilité ne l'empêcha jamais de défendre fièrement ses droits
et ceux de ses sujets. L'empereur d'Allemagne Frédéric II avait
fait emprisonner quelques évoques français qui se rendaient à
Rome; saint Louis, en réclamant leur liberté, écrivit à l'empe-
reur « Que votre prudence impériale ne se borne pas à alléguer
votre puissance ou votre volonté, car le royaume de France n'est
pas si affaibli qu'il se résigne à être foulé aux pieds par vous ».
(1) la 2*, q. xcv, a. 5.
(2) Duruy, Histoire de France, 1« vol., ch. xxiv.
Tout le monde connaît le charmant récit de Joinville racontant
une conversation avec saint Louis sur le navire qui les portait
en Palestine « Sénéchal, quelle chose est-ce que Dieu? Sire,
c'est si souveraine et si bonne chose, que meilleure ne peut être.
Vraiment, c'est moult bien répondu, car cette réponse est
écrite en ce livret que je tiens en ma main. Autre demande vous
ferais-je; savoir lequel vous aimeriez être lépreux et ladre, ou
avoir commis un péché mortel? Et moi, dit Joinville, qui
oncques ne lui voulus mentir, je lui répondis que j'aimerais
mieux avoir fait trente péchés mortels que d'être lépreux. Quand
les frères furent départis de là, il me rappela tout seul et me fit
seoir à ses pieds et me dit « Comment avez-vous osé dire ce
que vous m'avez dit »? Et je lui répondis que encore je le dirais.
Et il va me dire « Ha fou, musart, musart, vous y êtes déçu
car vous savez qu'il n'est lèpre si laide que d'être en péché
mortel. Et vous prie que, pour l'amour de Dieu, premier, et pour
l'amour de moi, vous reteniez ce dit en votre cœur ».
Qu'on me permette un rapprochement. Cinq siècles plus tard,
un grand capitaine conduisait sur les mêmes flots les soldats de
la France. Il avait emmené avec lui des guerriers déjà illustres,
des savants et des philosophes. On causait aussi, le soir, à bord
du navire qui portait le général Bonaparte. Un jour on parla de
Dieu. Ces hommes croyaient à la gloire, à la science et ils
doutaient de l'existence de Dieu seul peut-être celui qui bientôt
serait l'Empereur affirmait sa foi, mais il n'allait pas plus loin,
tandis que le saint roi en déduisait les conséquences dernières
pour les mettre en pratique dans tous les actes de son gouver-
nement.
Le grand capitaine, le conquérant qui éleva si haut l'édifice
de sa gloire ne put laisser à son fils aucune de ses couronnes,
tandis que, pendant des siècles, l'ombre seule de saint Louis
protégea toute une race de rois « C'est le trône de saint Louis »,
disait-on, et ce mot suffisait pour inspirer le respect, même
quand les descendants avaient oublié les exemples et les vertus
du saint dont la vie politique fut une application constante des
doctrines de son ami saint Thomas d'Aquin.
F. EL. Vincent Macmus,
des frères Prêcheurs.
L'ÉVOLUTIONISME

ET LES PRINCIPES DE S. THOMAS

LES PRINCIPES (Suite):

Le Mécanisme mis hors de cause, le Téléologismc immanent


lui succède naturellement

Il s'agit, en effet, de savoir comment est réalisée avant l'évolu-


tion la forme générique qui doit lui servir de principe directeur.
Dire avec Taine qu'au sommet de l'éther lumineux et iuacces-
sible se prononce l'axiome éternel, c'est parler en poète, ce n'est
pas répondre en physicien. L'auteur des Philosophes classiques
ambitionna sans doute les lauriers d-Orphée qui bâtissait des
villes aux sons enchanteurs de sa lyre. Malheureusement un
système philosophique ne se laisse point construire ainsi. Il ne
suffit pas d'une cadence musicale pour joindre ensemble et
cimenter ce que Taine appelait des faits. On se demande aujour-
d'hui ce que l'illustre écrivain a substitué à cette philosophie
classique dont il excellait à mettre en évidence les côtés faibles
on trouve qu'un hymne à la formule génératrice est une contribu-
tion bien mince pour un esprit aussi positif. On est tenté de
lui retourner les paroles que feu Renan adressait jadis à
M. Cherbuliez « Nous vivons d'une ombre, monsieur, du parfum
d'un vase vide; nos descendants vivront de l'ombre d'une ombre:
je crains parfois que ce ne soit un peu léger ».
Le vieil Anaxagore est plus positif et par suite plus moderne.
Cc n'est pas « au sommet de l'éther » qu'il place les formes
embryonnaires de l'organisation du monde, c'est dans la matière
primordiale. Là, sont confondus dans une sorte de chaos les
objets déjà tout formés, os, chair, etc.. nous dirions oxygène,
hydrogène, dans un étatde division extrême. L'Intellect doit les
faire apparaître successivement en rassemblant les poussières de
môme nature.
Si le procédé est naïf, il accuse du moins un naturalisme
sincère. Anaxagore, il est vrai, ne tire pas de son Intellect le
parti qu'il faudrait,-il s'en est trop servi, dit Aristote, comme d'un
expédient, M~ ~.r,~av, moins habile en cela qu'Empédocle qui fait
manœuvrer admirablement des éléments de système insuffisants.
L'oeuvre de l'Intellect se borne, en effet, à la formation d'agrégats
où domine l'un des éléments déjà préexistants. « Le monde se
constitue, dit-il, comme le torrent avec les gouttes d'eau ». Ce
travail est purement mécanique, il n'ajoute rien de spécifique
aux déterminations primitives des êtres, il ne contribue aucune-
ment une différenciation réelle. Le système d'Anaxagore ne
renferme donc qu'un évolutionisme apparent.
Anaxagore n'en est pas moins pour s. Thomas le représentant du
Téléologisme immanent. La transcendance de son Intellect est
encore de nos jours une question pendante elle était déjà
discutée du temps de s. Thomas, mais celui-ci la tranche,
autant qu'elle peut être tranchée, dans le sens de l'immanence.
« Si quelqu'un veut voir dans ses paroles cette opinion véritable
qu'il a reconnu deux principes des choses, la matière et la cause
efficiente, soit! mais il ne l'a pas dit, ipse uero non ai°ticulavit
eam ». Aristote n'avait-il pas affirme qu'Anaxagore reconnaissait
une Intelligence dans le monde « comme dans les vivants,
1'.o¡6i7tê? ~'I -¡oYç rc;io:5 n Ne faudrait-il pas restreindre en con-
séquence la portée de la fameuse épithète dont il a qualifié
ailleurs cette même Intelligence? Elle est séparée, disait-il, afin
de pouvoir commander. L âme des vivants commande, ce qui ne
l'empêche pas d'être immanente. Quoi qu'il en soit, Anaxagore
n'a pas formulé nettement son système ipse vero non inlelligebat
propriam positionem. Aussi sommes-nous en droit de ne lui
attribuer que la connaissance d'un minimum de vérité.
La difficulté de concevoir une substance séparée, spirituelle,
devait être considérable pour les premiers esprits qui ont
entrevu sa nécessité. Vraisemblablement, le philosophe ionien n'a
pas dépassé la conception d'une intelligence immanente semblable
à celle qui, d'abord renfermée dans le germe du vivant, distribue
la matière amorphe du réservoir nutritif qui lui est annexé en
paquets de substance homogènes, en « homœomérics », et par ce
travail latentd'organisation finit par produire un être différencié.
Or cette conception est exactement la doctrine du Téléologisme
immanent sur la formation du monde. Il devient évident que c'est
elle que s. Thomas a dû prêter à Anaxagore, puisqu'il l'oppose
d'une part au Mécanisme de Démocritc, d'autre part sienne ta
qui est celle du Téléologisme transcendant.

Qu'est-ce donc à proprement parler que le Téléologisme


immanent? C'est le système qui admet à l'origine de l'évolution
une ou plusieurs idées-forces. Ces idées-forces sont identiques
à la matière, ou réalisées dans la matière, ou symbolisées par la
matière. Ces trois formules correspondent a trois degrés d'idéali-
sation du système, mais la notion d'idée-force est unique. L'idée-
force contient virtuellement les déterminations à venir, espèces,
propriétés, qualités, phénomènes, etc., elle possède aussi l'activité
qui les réalise successivement dans la matière au sein de laquelle
elle gît. Cette réalisation constitue l'évolution (1).
Ce système est infiniment supérieur au Mécanisme. Pour faire
évoluer la matière primitive, il ne suffit pas de force motrice, il
faut une direction de cette force. Le Mécanisme ne s'occupe pas
de ce second élément:leTéléologisme y pourvoit. La notion de la
nature existe pour lui, telle qu'elle fut définie par Aristote ou peu
s'en faut.
La nature, suivant Aristote, estle principe du mouvement et du
repos que les êtres physiques ont en eux de par leur constitution
même (I. Playsicorum). Ce principe est complexe il se compose
de forme, c'est-à-dire de l'idée réalisée dans la matière, et de la

(1) Il existe une forme idéaliste du système dans laquelle la réalité objective de la
matière est niée. On le définirait un matérialisme sans matière. Toutes les thèses
fondamentales du matérialisme s'y retrouvent, moins la thèse absurde de la réalité
ohjectivedclamatiere". (l3oirac, 7<efuep/<tto.!o~/t)[yHe, novembre 189t.~ Nous n'enga-
gerons pas de discussion sur la réalité objective de la matière, qui bien entendue n'est
peut-être pas aussi absurde que le croit M. l3oirac. Xous prenons acte de l'identité
a vouée des thèses fondamentales. La principale est celle des idées-forces. C'est sur
elle que portera notre critique.
matière sans laquelle ne pourrait être réalisée l'idée Phys.). (/
Idée, activité, immanence de l'idée dans la matière, voilà la nature
d'après Aristote. Sommes-nous donc si loin de l'Idée-force?
Il nous faut cependant noter deux divergences considérables
entre les vues de s. Thomas et des Téléologistes immanents
touchant la nature l'une concerne la notion d'idée, l'autre la
notion de force.

Et d'abord, nous n'avons rien établi dans notre réfutation de


Démocrite et des Mécanistes (1) si l'on n'en tire cette conclusion
que l'idée directrice de l'évolution possède dès le principe d'une
manière adéquate toutes les déterminations particulières qui en
sortiront. Indéterminée comme réalisation elle doit être absolu-
ment déterminée comme plan. De même que le type eau préexiste
nettement, bien que virtuellement, dans l'oxygène et l'hydrogène
avant leur combinaison, de même toutes les différenciations des
choses préexistent réellement, bien que virtuellement, dans le
chaos primitif.
Nous n'acceptons donc pas la conception de l'idée primordiale
telle que l'imaginent nombre de panthéistes contemporains qui,
par un étrange renversement, donnent à une idée imparfaite,
vague, à peine saisissable, tous les attributs de la souveraineté.
Cette manière de comprendre l'idée première repose sur
une confusion entre la logique et la métaphysique (2).
L'idée génératrice de l'univers doit nécessairement être univer-
selle, qu'on la pose immanente ou non. Mais qu'est-ce qu'une
idée universelle? C'est, disent les logiciens, le résidu de l'éli-
mination de toutes les différences particulières éliminons
successivement du concept d'homme, la raison, l'animalité, la
vie, la substance, il ne reste dans notre esprit que l'idée univer-
selle de l'être qui n'est ni substance, ni vie, ni animalité, ni
raison, genre suprême qui convient à la fois à toutes ces
différences, qui peut être attribué logiquement à toutes en vertu
de sa suprême indétermination. Ce concept suprême n'existe pas
(1) Voir Benne Thomiste, mars 1893.
(2) Je n'entends pas signaler ici le prétendu fondementexpérimental de cette théorie,
mais son fondement rationnel. Nous verrons plus loin si les faits que l'on invoque
d'ordinaire monstruosités, organes rudimentaires, etc., concluent vraiment en sa
faveur.
comme objet, toute sa réalité est dans le sujet pensant qui
l'abstrait d'un être concret pour le lui attribuer ensuite. Tel est
l'universel logique. Ce n'est pas ainsi que l'universel existe
dans les choses. Pour le connaître, l'esprit ne doit plus éliminer,
il lui faut se calquer sur la réalité. Or la réalité, qu'est-elle Y
Multiple et une à la fois multiple si l'on contemple séparément
chaque individu, chaque espèce, chaque genre; une si l'on
remarque que chaque genre, chaque espèce, chaque individu,
dans tout ce qu'il est et dans tout ce qu'il a, n'est au fond que
de l'être. Cet être est évidemment concret, puisque chaque forme
concrète est une de ses parties: il les contient toutes réellement,
et pourtant il ne les dit pas explicitement. Tel est l'universel réel
ou métaphysique (1).
Lui seul peut être le principe de l'évolution qui le distribuera
peu à peu dans la matière. L'évolution n'est pas un déroulement
d'attributions logiques elle est une production de réalités con-
crètes. L'idée première, malgré son indétermination apparente,
renferme donc réellement dans son éminente virtualité toutes
les formes de l'avenir, feuille de route inconsciente, mais par-
faite, du chemin que devra parcourir chaque atome de la matière
originelle jusqu'à la consommation de sa destinée, germe gran-
diose aux apparences misérables, cachant la richesse de tout
l'univers sous les haillons'de la nébuleuse primitive, « vêle-
ments animés d'un dieu » (2).

La seconde divergence entre les théories des Téléologistes


immanents et la doctrine de s. Thomas sur l'Idée-force porte,
non plus sur la notion d'idée, mais sur celle de force. Suivant
ces théories l'idée-force est essentiellement active. L'univers est
constitué originairement par une sorte de nisus de la matière. Ce
nisus se développe de lui-même grâce à lui, sans l'intervention
d'aucun agent transcendant, le monde peut évoluer.
Loin de nous la pensée de concevoir la nature primitive comme
inerte vis-à-vis de l'évolution. Les natures particulières ont
vraiment en elles le principe actif de leur développement.
Pourquoi n'en serait-il pas ainsi de l'Idéc-force première? L'idée
(1} 1 P. QXLV, a 5. Vide Comment Cajetalli ad 2um dubium.
(2) Gœthe, Fausl.
force individuelle tend à se traduire dans les opérations de
l'individu dont l'une, la génération, l'exprime tout entière. Pour-
quoi l'Idée-force universelle ne tendrait-elle pas à se réaliser
dans des déterminations multiples jusqu'à ce. qu'elle fût exprimée,
elle aussi, tout entière ?`.'
La question est de savoir si cette nature première peut
à' elle-même se mettre en branle et entretenir son mouvement
évolutif. La est le fond du débat. Essayons d'y porter la lumière.
La conception d'une substance corporelleessentiellement active
doit à Leibnitz son introduction dans la science moderne. D'après
lui, des forces sont répandues partout dans l'univers, ou plutôt,
elles le constituent. Toujours actives, si parfois elles paraissent au
repos, c'est que leur activité est entravée. « La force active ou
agissante n'est pas la puissance nue de l'Ecole; il ne faut pas
l'entendre, en effet, ainsi que les scolastiques, comme une
simple possibilité ou faculté d'agir qui pour être effectuée ou
réduite à l'acte aurait besoin d'une excitation venue du dehors et
comme d'un stimulus étranger. La véritable force active renferme
l'action en elle-même: elle est entéléchic, pouvoir moyen entre
la simple faculté d'agir et l'acte déterminé ou effectué elle
contient et enveloppe l'effort; elle se détermine d'elle-même à
l'action et n'a pas besoin d'y être aidée, mais seulement de n'être
pas empêchée. L'exemple d'un poids qui tend la corde à laquelle
il est suspendu, ou celui d'un arc tendu, peut éclaircir cette no-
tion. En effet, bien que la gravité ou la force d'élasticité puissent
et doivent être expliquées mécaniquement par le mouvement de
l'éther, néanmoins la dernière raison du mouvement dans la
matière est la force déposée dans la création, mise en chaque
corps, mais empêchée diversement dans la nature par le conflit
des corps » (1).
On voit par ces dernières paroles que Lcibnitz n'a pas vu dans
l'existence de substances essentiellement actives ce que nos
modernes panthéistes y croient reconnaître, à savoir un motif
pour éliminer l'intervention divine. Seulement cette intervention
est pour lui limitée à la création. Il s'en explique tout au long
dans son écrit sur la Nature en elle-même dont nous détacherons

(1) Sur une réforme de te philosophie première.


ce passage significatif: « Pourquoi, si le fiai a laissé quelque
chose après soi, savoir, la chose elle-même persistante, cette
même et non moins miraculeuse parole de bénédiction n'a pu
laisser dans les choses une certaine fécondité et puissance d'effort
capable d'opérer et de produire ses actes, et d'où l'action fût
résultée, n moins d'empêchements ».
Il est malheureusement pour le dynamisme une chose à la-
quelle la bénédiction divine, si puissante et efficace qu'elle soit,
ne saurait s'étendre: c'est à la vérification simultanée des con-
tradictoires. Oui, il faut choisir: ou le mot force désignera un
appétit, une tendance à l'acte, ou bien il désigne le mouvement
effectué. Agir ou ne pas agir sont absolument opposés; la puis-
sance et l'acte, « à pousser ces idées jusqu'au bout », comme
dit Bossuet, sont des notions contraires (1), les réalités qu'elles
désignent, si on les pose simultanément comme informant le
même sujet vis-à-vis d'un même acte, en font un être contra-
dictoire. L'acte est manifestement plus que la tendance. Une
tendance qui d'elle-même passerait à l'acte contiendrait donc
en acte l'équivalent de ce qu'elle est en puissance à produire.
C'est la contradiction réalisée.
Cette contradiction, Aristote et s. Thomas l'ont mise bien
souvent en lumière, nulle part peut-être avec autant de clarté et
de concision que dans ce passage que je détache du troisième
chapitre du premier livre du Contra Gentes. Il s'agit précisément
de prouver que nulle substance corporelle ne peut être la cause
première de son activité « Aucun être n'est à la fois en acte et
en puissance par rapport à un même objet mais tout être qui
se meut, par le fait même qu'il se meut, est en puissance le
mouvement est en effet la perfection d'un être qui est en puis-
sance, sa raison d'être est précisément cet état potentiel de
l'être qu'il affecte. Toute cause de mouvement esL au contraire
en acte, car il faut être en acte pour agir. Aucun être n'est dont
vis à-vis de son mouvement moteur et mobile. Aucun être ne se
meut lui-même » (2).
fl) Opuscule de s. Thomas De qiintnor oppos'Uîs.
(2) n Tertio prohat sic Niliil idem est simul in aclù et in potentiû respectû ejus-
dem sed omne quod movetur in quantum luijusmodi est in potentiel, quia motus
est actus existentis in potentiâ, secundum quod hujusmodi. Omne autem quod movet,
est in actû, in quantum Imjusmodi, quia nihil agit, nisi secundum quod est in actû.
Longtemps avant Leibnitz, Duns Scot s'efforçait, en ébranlant
ce raisonnement, d'établir la notion de la force au sens leibnitzien.
On me pardonnera de suivre sur son terrain le Docteur subtil
en faveur de la gravité de la question engagée. Subtilité n'est pas
synonyme de futilité. Il est piquant d'ailleurs d'entendre un doc-
teur du xivc siècle formuler la notion de force telle qu'elle sera re-
prise par Leibnitz et acceptée par la science matérialiste moderne.
Scot dit donc que le principe de s. Thomas est juste si l'on
prend la puissance et l'acte formellement. Par exemple, dit-il,
un objet ne peut se trouver à la fois chaud et froid mais,
ajoute-t-il, il n'en est plus de même si l'on met en présence la
puissance et l'acte virluel de cette puissance Qu'est-ce que
l'acte virtuel? C'est l'état d'un être qui a tout ce qu'il faut pour
être en acte, mais de fait n'entre pas en activité. L'exemple
leibnitzien du poids qui tend la corde à laquelle il est suspendu
vient de lui-même aux lèvres pour exprimer l'acte virtuel. Or,
dit Scot, la puissance absolue et l'acte virtuel peuvent parfaite-
ment informer un même sujet ensemble et sous le même rapport.
L'acte virtuel étant le pouvoir complet de passer à l'acte, tout
être dans lequel il se trouvera pourra se mouvoir lui-même. Le
raisonnement de s. Thomas s'écroule dès lors qu'on admet l'acte
virtuel ou la force au sens leibnitzien (1).
Dès le xvi° siècle nous trouvons dans les Commentaires de
Sylvestre de Ferrare sur le Conlra Gentes une réponse à la critique
de Scot, qui, pour être antérieure à l'époque de Leibnitz, n'a
rien perdu de son efficace « Ou'est-ce au j uste que l'acte virtuel
selon Scot? demande « le Ferrarais » n'est-ce pas l'acte lui-
môme quoique inavoué ? Ce qui a la force suffisante pour pro-
duire en soi une forme peut-il ne pas avoir cette forme? Une
cause naturelle suffisante, complète, étant posée, l'effet doit
suivre nécessairement. Il est donc impossible qu'un être soit
en acte virtuel (c'est-à-dire, absolument parlant, ait la force de
passer h l'acte formcl) et en puissance formelle vis-a-vis d'une
même forme » (2).
Ki'Ro nihil est. respectû ejusclem actù movens el, inotuin et sic nihil inovet seipsum ».
(I Conlra Génies, cap. 13, l'1 via, proh. 1™° prnpositionis).
(1) In ln sent., dist. 3a, quresl. 7 ad argumenta pro sccunda opinione, hoc autem latius
declarat 2, d. 2, q. 7 ad secundum.
(2) Contra Gentes. I, cap, xn. Commenta n'uni Ferrariensis.
Les dynamistes répondent par le conflit des forces de la
nature qui empêche le développement explicite de l'effet. Les
forces sont liées d'elles-mêmes elles tendent à passer à l'acte,
mais elles sont obligées de rester à l'état potentiel par les forces
qui leur font équilibre. Maintenant, que sur un point l'équilibre
soit rompu, aussitôt l'énergie statique se transforme en énergie
cinétique sans qu'il soit besoin de faire appel à une cause extrin-
sèque du mouvement.
Cette explication suppose, on le voit, l'existence de forces
opposées. Oi\ le Téléologisme immanent, sous sa forme la plus
en faveur, est moniste, c'est-à-dire qu'il prétend tirer tout le
développement de l'univers d'un nisus primordial unique. L'ar-
gumentation de s. Thomas et de Sylvestre de Ferrare conserve
donc contre lui toute sa vigueur.
D'ailleurs qu'est-ce que l'équilibre ? Ne suppose-t-il pas
l'exercice des forces en conflit Deux lutteurs d'égale force
peuvent se neutraliser mutuellement nous n'appellerons pas
leurs efforts stériles du nom d'énergie statique. Le poids
suspendu à une corde exerce incessamment une traction qui
n'est rien moins que virtuelle. L'arc tendu, que Leibnitz in-
voque de préférence pour représenter la force telle qu'il la
conçoit, développe pour demeurer dans cet état une activité
sans cesse renouvelée. Dans ces exemples, dans tous les
exemples similaires ou les dynamistes croient reconnaître la
présence ou, du moins, un symbole frappant de l'acte virtuel,
je ne découvre qu'une activité parfaitement explicite émanant
des corps en conflit. Or, qu'on le remarque bien, une activité
s'épuise à mesure qu'elle s'effectue. La même force actuelle n'est
pas développée, dans l'arc tendu par exemple, à deux moments
consécutifs de son état de tension. Dans le moment que la pre-
mière se développait, c'est-à-dire arrivait à l'existence comme
force, la seconde était à l'état implicite. Or qu'est-ce que l'état
implicite pour une force sinon pouvoir être et n'être pas encore?
Tant qu'être définitivement sera plus que pouvoir être, du
second au premier de ces deux tenues, si rapprochés qu'on les
suppose, si déterminée, si énergique que soit la tendance qui
les pousse l'un vers l'autre, il y aura entre eux passage du moins
au plus, de la puissance à l'acte. Il n'y aura pas cette supériorité
de la cause sur l'effet ou, du moins, cette équivalence d'actualité
qui seule fait les causes complètes non seulement capables
d'opérer, mais de fait, opérantes aclu causantes. L'acte virtuel
de Scot et de Leibnitz existe, nous l'admettons, mais il n'existe
que sous une motion et par une motion d'une cause extrinsèque
qui se résout finalement dans la motion de l'être qui ne connaît
pas la puissance parce qu'en lui tout est activité.
Mais, diront les dynamistes, c'est un fait que les forces ne
s'épuisent pas dans le conflit la source d'électricité qui n'est
pas en communication avec un corps conducteur, le germe
qui ne se trouve pas dans un milieu favorable à la germi-
nation, gardent leur force intrinsèque; mettez-les dans des
conditions favorables, aussitôt ils agissent. Ils avaient donc en
eux cette activité à l'état de tension cet état de tension suffit
à assurer l'équilibre or, cet état de tension est précisément
l'acte virtuel, la force telle que nous la concevons.
A cela nous répondrons qu'un équilibre qui ne résulte pas de
l'exercice effectif de deux activités opposées est pour nous
inconcevable. Ou les forces en conflit agissent ou elles n'agissent
pas si elles agissent, elles ne sont plus à l'état virtuel; si elles
n'agissent pas, il n'y a pas lieu à équilibre.
En reconnaissant que les forces à l'état statique ne s'épuisent
pas, les dynamistes nous donnent lieu de croire qu'elles
n'agissent point. D'ailleurs, rien de plus problématique que cet
état de conflit et d'équilibre entre les forces. La source d'électri-
cité qui ne se dépense pas, le germe qui sommeille, peuvent
être tout simplement l'état purement potentiel. Dès lors le
principe de s. Thomas suit son cours. La substance corporelle
n'est pas essentiellement active elle doit demander à une source
extérieure le complément d'activité qui lui permettra d'opérer.

Il éLait nécessaire d'élucider à fond cette question de l'activité


propre a la substance corporelle. Nous n'avons plus maintenant
qu'à appliquer les principes désormais reconnus à la nature pre-
mière constituée par « l'Idée-force » immanente.
Que faut-il à cette nature pour évoluer? Il faut que ce qui est
potentiel devienne actuel; il faut donc une impulsion venue
d'un moteur extrinsèque, puisque aucune nature corporelle ne
peut d'elle-même passer à l'acte. Il y a donc une cause active
distincte du principe immanent de l'univers.
De ce moteur je ne sais qu'une chose, c'est qu'il est actif et
qu'il se réduit en dernière analyse à un premier moteur qui sera
essentiellement actif. Nulle contradiction à reconnaître un tel
être. La contradiction existe, lorsqu'un être est en puissance
(et tout être qui évolue est en puissance), à dire que sous le
même rapport cet être est en acte. Mais qu'il existe un être dont
l'activité soit l'essence même, ceci n'est plus contradictoire et
tout ce que nous avons dit jusqu'ici réclame son existence.
Allons plus loin. D'après ce que nous avons établi touchant la
nature de la force, nous ne saurions concéder que l'intervention
de cet acte premier n'ait lieu qu'au premier instant de l'évolution.
La « chiquenaude » initiale que Descartes accordait à Dieu pour
qu'il restât cause première du mouvement de l'univers et de
son organisation, ne saurait nous contenter. A chaque instant de
son évolution la nature, malgré son acquis, est en puissance
vis-à-vis de ce qu'il lui reste à acquérir. Cette puissance, même
dans l'activité la plus simple, nous l'avons vu, ne saurait se
résoudre d'elle-même à l'acte. A plus forte raison dans le mouve-
ment évolutif, qui est un mouvement ascensionnel, chaque étape
est-elle marquée par un acquis notoire, évident.
Il faut donc recourir à un influx incessant de l'activité première
qui sans cesse donnera à la puissance de l'idée le complément
d'activité indispensable pour assurer la continuité de son
évolution (1).
Nous savons bien que nous ne forcerons pas la pensée maté-
rialiste ou panthéistique à nous suivre dans ce monde transcen-
dant. C'est l'Inconnaissable, dit-on. Je réponds Le principe de
causalité sous sa forme absolue est-il inconnaissable? la distinc-
tion de la puissance et de l'acte est-elle inconnaissable ? le
principe de l'irréductibilité totale de la puissance à l'acte est-il

(1) Serait-ce donc que nous pensions que l'acte premier « meut les choses comme
un charpentier meut sa hache » ? Loin de là! Nous admettons avec Leihnitz « qu'il y a
dans la nature autre chose qu'une dénomination extrinsèque, qu'il y a une loi interne,
lex insita, ignorée peut-être de la plupart des créatures où elle est déposée et d'où
suiventcependant leurs actions et leurs passions», que les choses possèdent en elles
une certaine efficace, forme ou force Mais cette eflicace, pour Leibnilz, va d'elle-
même àl'acte second, tandis que nous requérons ù cet effet l'action du premier moteur.
inconnaissable?. Ne dites donc pas que l'existence d'un premier
acte qui résulte de ces trois données est inconnaissable il est
pour l'intelligence humaine, comme ces trois données elles-
mêmes, un impératif catégorique!
Or tous, mécanistes ou téléologistes, posent en tète de
l'évolution sous des voiles plus ou moins transparents un
principe qui est la contradiction même, puissance et acte à la
fois. Tel est l'atome force, telle est l'idée force. La triste cons-
tatation que faisait s. Thomas est toujours actuelle « Omnes
neglexerunl ponere causam ex (/uâ molus inest rébus sed per se
mobile existimabanl ». « El hi omnes decepti sunt quia nescierunt
distinguere inter potenliam et actum. Ens enim inpotentià est quasi
medium inter non ens el ens in aclu. Unde qux fîunl non oportel
praeexislere actu sed potentiâ tanhim ».

Il résulte de cette étude que tout système d'évolution, pour


être rationnel, devra souscrire à ces deux conditions: reconnaître
un moteur extrinsèque au monde qui donne à chaque être le
complément d'activité nécessaire pour évoluer admettre dans
la nature primitive une ou plusieurs 'formes qui déterminent la
direction de l'évolution et soient comme le germe du monde
futur.
Ces germes, « ces raisons séminales » (1), sont-ils nécessaire-
ment immanents? Ne pourrait-on pas restituer au moteur pre-
mier la direction active de l'évolution et rester évolutioniate?`!
Nous examinerons cette question dans un prochain article.
(A suivre.)
Fn. A. GARDEIL, 0. P.,
lecteur en théologie.

(1)Vuir: Conférences sur la Théologie de s. Thomas d'Aquin, parle R.P. Luvv, O.P.
Paris, 1S8S, t. Ill. 37e conférence.
PIERRE LE VENERABLE

ET SON ACTIVITÉ LITTÉRAIRE CONTRE L'ISLAM

Il règne encore beaucoup d'obscurité sur l'histoire des tra-


ductions arabo-latines au xn° et au xnr siècle. L'attention des
savants s'est surtout portée sur les ouvrages de philosophie et
de sciences, et bien qu'il y ait sur ce sujet de nombreuses incer-
titudes, le jour se fait de plus en plus, lentement, mais avec
sécurité.
Une question dépendante de ce mouvement général qui trans-
fusa les connaissances arabes dans la société chrétienne du
moyen âge a été très négligée. Nous voulons parler des essais
de traduction exécutés pour faire connaître aux Latins la religion
de Mahomet et de ce monde sarrasin qui nous livrait alors sa
civilisation intellectuelle. On semble avoir attaché, jusqu'à ce
jour, assez peu d'importance à ce point particulier dont on n'a
pas saisi l'étendue réelle, et sur lequel on a accumulé presque
autant d'erreurs que de mots. Toute intéressante qu'elle est,
cette question est demeurée dans un profond désarroi, depuis
que Amable Jourdain, dans son savant travail sur les Traductions
d'Arislole, a à la fois ouvert la question et l'a engagée dans une
voie inextricable (1). Deux causes ont surtout contribué à égarer
Jourdain et lui ont fait introduire des confusions multiples dans
ce sujet il n'a pas connu l'étendue de l'œuvre entreprise sous
le patronage de Pierre le Vénérable, et il a glosé arbitrairement
la lettre de l'abbé de Cluny à S. Bernard (2).
C'est cette question d'histoire littéraire que nous nous pro-
(1) A.Jourdain. Recherche? critiques sur l'âge et l'origine des traductions lutines
d'Aristote, Paris, 1843, p. 100 et suiv.
(2) Nous nous servons pour traiter cette question de l'ouvrage de Th. Bliander
Mahumelis Saracenorum Principis, «jusque successorum vitx *c doclrinu, ipseque
posons d'éclaircir sommairement pour fournir une contribution
désormais précise et sûre à l'histoire des traductions arabo-
latines du xn° siècle.

C'est Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui, le premier


dans l'Église latine, a attaché son nom à un essai de lutte scien-
tifique contre l'Islam. Le voyage qu'il fit en Espagne en 1141,
pour y visiter les abbayes de son ordre, lui révéla la nécessité
de cette entreprise et lui fournit en même temps les moyens de
préparer l'exécution de son dessein.
Le pieux abbé fut affligé de voir la prospérité des sectateurs de
Mahomet et la perfidie de leur loi. Mis en présence de la société
sarrasine, de ses croyances et de ses mœurs, il comprit qu'une
grande tâche incombait à l'Église par le fait mê^ne de la juxta-
position de cette puissance formidable aux frontières de la chré-
tienté. L'erreur, sous toutes ses formes, avait toujours trouvé
des adversaires résolus dans les docteurs chrétiens au cours des
âges, et il semblait que vis-à-vis de cet immense danger tout le
monde fût alors muet. Favorisé par la circonstance providen-
tielle de son voyage en Espagne, il se mit lui-même à l'œuvre et
songea à fournir les cléments des polémiques futures et à pré-
parer les voies à quelques lutteurs de bonne volonté. La multi-
.ilooran, etc. Basilcu:, 1543, où se trouve éditée la littérature de la question, en ce
qui concerne les traductions, a savoir
1° La lettre de Pierre le Vénérable à S. Bernard (p. 1-2);
2° La Summnki brevis contra hœreses et sectam Sarncenorum, site IsinselUarum
(p-3-fi);
3* La Traduction du Cornu de Robert de Rétines avec Préface dédicatoire à Pierre
le Vénérable (7-168);
\° La Doctrinn Maknmclis suniinatini comprehensa de Hermann le Dalmate (189-
200);
5° De Generatione Mahumel,el nulritura ejns, du même traducteur (201-212)
6° ChronicA mendosa. et ridicnlosa Surocenormn, de. vila. Mahumelis et successorum
ejus, même traducteur (213-323).
Il faut en outre ajouter à cela pour compléter la littérature du sujet les pièces sui-
vantes publiées dans le t. CLXXXIX de la Pulr. lai. de Migne, qui contient aussi les
nos 1, 2 et 3 (la préface seulement) publiés par Bliander
1° La lettre primitive de P. le Vénérable à s. Bernard, celle citée plus haut dans
lîliandcr et reproduite aussi dans Migne (col. 6-Î9) n'étant qu'un extrait destiné à ser-
vir de préface à la Smnmuhi (col. 339-43);
2» Lettre de Pierre de Poitiers h Pierre le Vénérable 'col. 661-62)
3° Traité de P. le- Vénér. contre les Sarrasins (col. 662-720).
«liVUlî THOMISTE. – I. 23
plicité de ses occupations ne lui laissait pas, pensait-il alors,
les loisirs nécessaires pour composer de savants traités contre
l'Islam il voulut du moins offrir aux docteurs chrétiens les
moyens de connaître parfaitement leur redoutable adversaire, et
il s'employa résolument à faire traduire en latin les livres reli-
gieux des Sarrasins (1).
Les desseins de l'abbé de Cluny furent heureusement secondés
par le mouvement scientifique qui régnait alors en Espagne. Le
vent était aux traductions. Le célèbre collège établi cette fin
à Tolède par l'archevêque Raymond (1130-50), grand chancelier
de Castille, attirait plus particulièrement dans la péninsule, des
divers points de l'Europe, les esprits curieux qui désiraient
s'initier aux trésors philosophiques et scientifiques dont le
monde arabe était alors en possession. Nous ne pensons pas
cependant que ce mouvement de traduction fût concentré à
Tolède aussi exclusivement que Renan semble le croire (2).
Ainsi, Pierre le Vénérable rencontre Robert de Rétines et Iler-
mann le Dalmate sur les bords de l'Èbre, où ils s'adonnent aux
travaux d'astronomie; lede Genercatione Mczhzzmeti, de Hermann,
est daté de Léon, et son Planishhèz°e de Ptolémée est traduit à
'l'oulouse en 1143. Mais nous ne croyons pas non plus que cette
dernière donnée puisse suffire, à elle seule, à justifier l'affirma-
tion de Clerval, en ce qui concerne Toulouse, quand il écrit
« que
la science arabe, comme sa philosophie, eut pour centre
de vulgarisation le collège de Tolède et la ville de Toulouse »;
et on ne peut pas ajouter davantage, avec le même auteur, que
« son initiateur
principal fut Hermann le Dalmate » (3). Car
(1)" tota causa fuit, quaegu P. sanche Cluniacensis ecclesiæ minimus abbas, cum
Hæc
in Ilispaniis pro visitatione iocorum nostrorunt, quæ ibi sunt, iiiiigilis
sLudis et iiiipensis totam impiam seclam, e,jusque pessimi invenloi-is execl'ahilem
vitam de Arabico in Latinuin transferri, ac denudataiii ad nustrurum nutiviam vcniru
feci ut quam suspecta eL frivola hæl'c~is esset scirettir, et aliquis Dei servus ad fan]
scripto refellendam sancto inflammante spiritu incitarettir. Quod quia proh ]Judol'
jam pene hujusmocli studiorum sanctorum ubique in Ecclesia tepefucto fervore, non
est. qui faciat (expectavi enim diu, et non fuit qui aperirf-L os, et zelo sanct.4 Chris-
tianitatis mover et pennari, et ganiret) ego pse, salteiii si mainte occupationes illew
permiserint, quandoque id aggredi Domino adjuvante pt'oposui. Sirupliciter tanten a
quocumque altcro melius, quam a me deterius, lra~c fieri, ~ratum haberem l'ost-
scriptum de la Summa brevis, dans Bliander, t. c., p. 6.
(2) Averraés et i'Averroïsme, Paris, 1867, p. 201.
(3) Ilermann le Dalmale, dans le Compte rendu du Contres scienl, inlern. de~Cs</t.,
Paris, 1891, p. 169.
même en ajoutant à l'activité littéraire de cet écrivain trois
petits traités, après lui avoir retiré la traduction du Coran,
comme nous allons le faire, l'oeuvre d'IIermann, dans l'étal
actuel de la question, reste bien inférieure à celle de Gérard de
Crémone et de Michel Scot (1). Quoi qu'il en soit, ce furent les
traducteurs que possédait alors la péninsule qui permirent à
Pierre le Vénérable de poursuivre la réalisation de son projet.
Le premier travail de traduction entrepris par ordre de l'abbé
de Cluny est celui d'un court écrit apologétique contre l'isla-
misme qui a pour titre Summula brevis contra hsereses et sectam
Saracenorum, sive Ismaelitarum. C'est un petit traité composé
en arabe par une plume chrétienne. On sait qu'au xne siècle, le
midi de l'Espagne parlait assez universellement cette langue
sans distinction de race et de religion. La traduction de la Sum-
mula fut faite avec le concours d'un certain Pierre de Tolède,
chrétien arabisant qui ne possédait que médiocrement le latin.
L'abbé lui adjoignit son secrétaire Pierre de Poitiers, ou son
notaire, comme on disait alors, afin de donner à la traduction
une physionomie acceptable (2).
Cette Petite Somme a produit la plus grande confusion dans
la question littéraire qui nous occupe. Quand Pierre le Véné-
rable l'adressa plus tard à S. Bernard, il la qualifie de traduction,
ce qui était rigoureusement vrai. Jourdain, faute d'un examen
suffisant, a cru que l'abbé de Cluny parlait de la traduction du
Coran, et il a associé aux auteurs (d'ailleurs prétendus) de cette
dernière œuvre, les deux traducteurs de la Summula qui y
(1) Jourdain, l. c, p. Bardenhcwcr, Ueber das reine Gute, Frciburgin
122, etc., 126, etc.
B., 1882, p. 139, etc.; L. Lcclurc, Histoire de lu médecine arabe, Paris, 1S76, t. II,
p. 3HS-131.
(2) « Domino Bernhardo Clarœvallis abbati, fratcrPetrus humilis Ctuniaconcisabbas
salutem ad quam suspirat ujternani. Mitto vobis Clarissime novam translationem nos-
tram, contra pessimum nequam Mahumet htcresim disputantem. Quic nuper dum in
Hispaniis morarer, meo studio de Arabica versa est in latinam. Feci autem eam trans-
lationum a perito utriusque lin^uoe viro magistro P. Tolctano .Sed quia lingua Latina
non ei adeo familiaris vcl nota erat, ut Arabica, dedi ci cnadjutorem doctuni virum,
dilectum filium et frnli'em P. notarium nostrum, reverentia; vestrœ, ut existimo bene
eojuiituiii. Qui verbu Latina impolite vel co.ifusc phei'iunque ub eo prolata poliens et
ordinans, cpistolam, imo lîbellum multis, ut credo, propter ignotaruni reruni notitiani
perulilem futurum perfecit. » Bliander, p. 1. Il est clair par ce texte qu'il n'est pas
question de la traduction du Coran qu'on ne pourrait qu'à contresens qualifier de
conlrA Miihumet dispulatileni, pas plus que de episloUini ou libellnm, vu l'étendue de
l'ouvrage.
étaient absolument étrangers. Cela ne rendait pas la chose très
plausible et Jourdain reconnaît, en parlant de la tentative de
Pierre le Vénérable, que « l'histoire de cette entreprise n'est
pas encore parfaitement éclaircie » (1).
Une autre confusion a encore fait croire à Jourdain que la
Summala est une œuvre originale, et que Robert de Rétines en
est l'auteur, parce que, dit-il, « l'épître dédicatoire qui précède
cette version, et qui est adressée à Pierre le Vénérable, porte
son nom seul [de Robert] (2). Cela est inexact; la dédicace de
Robert de Rétines ne précède pas la Summula, mais bien la tra-
duction du Coran qui n'a rien à faire avec elle.
La Petite Somme contre les Sarrasins est donc une traduction
de l'arabe faite par Pierre de Tolède avec le concours de Pierre
de Poitiers, le secrétaire de l'abbé de Cluny, et où personne
autre n'a-à à intervenir.
On pourrait se demander encore si ce petit opuscule n'est pas
le premier en date parmi les traductions commandées par Pierre
le Vénérable pendant son séjour en Espagne. On serait porté à
le croire, car c'est de lui qu'il parle tout d'abord en écrivant à
S. Bernard; mais comme c'est aussi cet ouvrage et le seul qu'il
lui envoie, il semble qu'il était tout naturel de le signaler en
premier lieu. Les paroles de l'abbé de Cluny ne permettent de
rien établir de positif sur ce point. Mais ce qui nous semble
plus clair, c'est qu'en présence des cinq ouvrages dont il vou-
lait obtenir la traduction, il a réparti le travail entre plusieurs
traducteurs, et naturellement la version du Coran, qui surpassait
de beaucoup en étendue les autres petits écrits, a été achevée
la dernière. Elle porte d'ailleurs sa date elle fut terminée
en 1143, et nous savons que les commandes de Pierre le Véné-
rable furent faites en 1141. Voici d'ailleurs les données histori-
ques que l'abbé nous fournit lui-même dans son Traité contre
les Sarrasins « Je me rendis donc auprès d'hommes experts
dans la langue arabe et je leur persuadai, tant par mes prières
que par un salaire, de me traduire de l'arabe en latin les traités
sur l'origine, la vie, la doctrine de cet homme de perdition,
Mahomet, ainsi que sa loi qu'on nomme le Coran. Je joignis
(1) L. c.,p. 100.
(2) L. c., p. 101.
même un Sarrasin aux traducteurs chrétiens pour que l'on pût
avoir une foi entière dans la traduction et que rien ne pût être
soustrait par fraude à notre connaissance. Les interprètes chré-
tiens furent Robert de Rétines, Hermann le Dalmate et Pierre
de Tolède le Sarrasin se nommait Mahomet. Ils fouillèrent les
livres de religion de cette nation barbare et constituèrent pour
les Latins avec ces matériaux un volume d'une notable impor-
tance. Cela eut lieu l'année où je me rendis en Espagne, et où je
m'entretins avec le roi Alphonse après ses victoires, c'est-à-dire
en l'année 1141 de l'incarnation du Seigneur » (1).
Dans ce passage, Pierre le Vénérable ne distingue pas la part
respective des traducteurs. Il les désigne simplement comme
ayant concouru à l'œuvre entreprise. Mais nous avons vu plus
haut que, parlant de la Sammula en l'expédiant à S. Bernard,
l'abbé de Cluny dit formellement qu'elle fut l'œuvre de Pierre de
Tolède aidé par Pierre de Poitiers. Restent les autres traduc-
tions et traducteurs.

f+
i
On a cru universellement que Pierre le Vénérable n'avait fait
traduire que le Coran de l'arabe. Mais les paroles que nous
avons citées tout à l'heure témoignent du contraire. L'abbé nous
dit qu'il a fait traduire l'origine, la yie, la doctrine et la loi ou
Coran de Mahomet, paroles qui, au premier coup d'œil, indiquent
clairement que l'œuvre des traducteurs ne s'est pas bornée à la
loi seule du prophète. En effet, les paroles de Pierre le Vénérable
s'appliquent chacune à un traité spécial de la littérature reli-
gieuse officielle de l'Islam, et dont la traduction fut effective-

(11 «Conluli erjço me ad peritos linfHW Arabica; eis ad Iransfcrendum de lingua


Arabica in Latinam perditi hominis oriçinem, vilain, doctrinam, legemque ipsam qnaî
Alchoran vocatur, tam prece <iuam precio, persuasi. EL ut translationi fides plenis-
sima non duesset, nec quidquam fraude aliqua nostrorum notitia* sub trahi posset,
Christianis interpretibus utium Sarracenum adjunxi. Christianorum interpretum
nomina Hobertus Keccnensis (src), Armanus Dalmata, Petrus Toletanus; Saraccni
Mahuinclh numen erat. Qui intima ipsa barbarie gentis armaria perscrutantes, volu-
men non parvura ex praxlictn materia Latinis lectoribus ecliclcrunt. Hoc anno illo
factuni est quo Hispanias adii, et cum donino Aldefonso, viclorioso Ilispaniarum
impcralorc, colloquium habui, qui annus fuit ab Incarnatione Domini 1141 ». Migne,
fui. 671.
ment entreprise en 1141. Par malheur, les écrivains qui ont
traité cette question semblent n'avoir pas connu l'existence des
traités secondaires publiés dans Bliander, et ils se sont bornés
à mentionner la traduction du seul Coran.
La vérité est que quatre ouvrages d'importance diverse, en
dehors de la Summula, ont été traduits par les soins de l'abbé
de Cluny le Coran dont la version fut faite par Robert de
Rétines, et trois traités moindres dont nous parlerons plus loin,
traduits par Hermann le Dalmate. Le Sarrasin Mohammed prêta
son concours, ainsi qu'il a déjà été dit, aux deux interprètes
chrétiens.
Ce fut au cours de son voyage pour visiter les monastères
bénédictins que Pierre le Vénérable rencontra sur les bords de
l'Èbre deux savants chrétiens, qui s'occupaient de sciences ma-
thématiques et astronomiques. C'était un Anglais, Robert de
Rétines (1), et Hermann surnommé le Dalmate. Il leur offrit
moyennant une forte rétribution d'exécuter les traductions qu'il
désirait (2). Ces deux savants s'occupaient d'ailleurs à faire
passer en latin divers travaux scientifiques écrits en langue
arabe. L'activité littéraire de Robert nous est moins connue
que celle de Hermann, et nous allons restituer à l'un et à l'autre
la part qui leur revient dans les travaux exécutés sous l'inspi-
ration de l'abbé de Cluny. Nous savons que Hermann traduisit
en 1143, à Toulouse, le Planisphère de Ptolémée d'après Mos-
lem (3). M. Clerval a montré qu'il est aussi l'auteur des deux
traductions attribuées à Hermann Contract, le De Mensura et
la De Utilitatibus A strolabii (4), et peut-être aussi de celle des
(1) VHist. litt. de la France, t. XIII, 245, le nomme Kennet. L'origine de ce nom
est peut-être dans une mauvaise lecture de Reten. Migne, col. 671, porte en effet
Kecenensis.
(2) « Sed et totam impiam sectam, vitamqu nefarii hominis, ac legeni, quam Alclio-
ran, id est, collectaneum praeceptorum appellavit, sibique ah angelo Gabriele de cœln
allatam miserrimis hominibus persuasit, nihilominus produxi, intcrprçlantibus scili-
cet viris utriusque linguiu peritis, Roherto Retenensi de Anglia, qui nunc Papilonensis
ecclesiœ archidiaconus est Hermano quoque Dalmata nculissimi et literati ingenii
scholastico. Quos in Hispania circa Hiberum astrologue arti studentes inveni, eosque
ad htec faciendum multo precio conduxi ». Lettre préface à S. Bernard, Bliander, p. 1
Migne, col. 649.
(3) Jourdain, p. 103, indique le ms. Paris, Bihl. Roy. (nation.) ancien fonds lat., 7377
B, qui contient le traite".
(4) L. c. Les deux traités sont publiés dans B. Pez., Thesaur. Anecdol. Nov. III,
P. II, et dans Migne, Pair. lat., t. CXLII.
Canons de Ptolémée; mais la preuve de cette dernière attribu-
tion n'est encore aucunement faite.

La traduction du Coran fut de beaucoup la part la plus im-


portante dans l'œuvre entreprise sous le patronage de l'abbé de
Cluny. Elle fut exclusivement exécutée par Robert de Rétines, et
porte la date de 1143.
Les auteurs qui ont cru à l'existence de la seule traduction
du Coran lui ont naturellement donné pour auteurs Robert et
Hermann, quand ils n'y ont pas ajouté Pierre de Tolède. Main-
tenant que nous savons que l'activité des traducteurs s'applique
à cinq ouvrages différents, on ne peut affirmer à priori qu'ils ont
opéré en collaboration et indistinctement.
Il est certain que, loin de pouvoir être attribuée à deux écri-
vains, et surtout à Hermann, comme on le fait communément,
la traduction revient au seul Robert de Rétines, et ce que lui-
même nous dit dans sa préface dédicatoire à l'abbé de Cluny
ne laisse subsister aucun doute.
Le titre de la préface qui précède le Coran dans l'édition de
Bliander attribue formellement la traduction au seul Robert
Prefatio Roberli translatons ad dom'mum Pelrum Abbalem
Cluniacensem in libro legis Saracenorum qaem Alchoran vo-
canl, etc. (p. 7).
Dans toute cette préface Robert parle au singulier à l'abbé, et
désigne la traduction comme son oeuvre personnelle. Domino
suo Pelro, divino instincla Cluniacensi abbati, Roberlus Rece-
nensis saorum minimus. Quand Robert a vu que Pierre voulait
véritablement s'attaquer au Mahométisme, il s'est constitué son
écuyer et a marché en avant en traduisant le Coran. Ego peditis
tantmn officia prœvii functus vias et aditus diligentissimepalefeci.
Les Latins jusqu'à présent n'ont pas appris a connaître et à
combattre leur ennemi. Latinilas omnis hiicusque non dicam per-
niciosis incommodis ignorantise negligentiœve pressa, suorum hos-
tiam causant el ignorare et non depellere passa est. Mais lui
Pierre, à l'exemple des plus saints et des plus grands docteurs
de l'Église qui avaient toujours l'œil ouvert, n'a pas accepté
une pareille situation. Robert s'est alors associé à son dessein
malgré les difficultés de l'entreprise. Les paroles mêmes du tra-
ducteur font entendre clairement que Pierre l'a aidé de ses
conseils dans les endroits difficiles. Animi lui lux admirabilis,
mira facundia pollens, manu fortissima vigens, mihi Inde sst>
pius et studiose deliberanti, summalimque dicere volenti clarifi-
cavit (p. 8).
Robert rappelle aussi que c'est par ordre de l'abbé qu'il a in-
terrompu ses études d'astronomie et de géométrie qui faisaient
ses occupations principales pour se livrer à cette traduction.
Istud quidem tuam minime latuil sapienliam, quse me compulit
inlerim astronomie^ geometriseque studiurn meum principale prœ-
termittere (p. 8).
Au cours de sa préface Robert emploie une seule fois les mots
translationis noslrae, et Jourdain s'est servi de cette expression
pour confirmer son opinion préconçue de la pluralité des traduc-
teurs. Mais cette formule n'a pas plus de portée en latin qu'en
français, et chacun sait qu'elle vient le plus naturellement du
monde sous la plume d'un seul auteur. Que si l'on veut y voir
une forme réelle du pluriel, l'expression doit s'entendre de Ro-
bert et de Pierre le Vénérable auquel l'auteur s'adresse, puisque
l'abbé l'a aidé de son concours effectif et qu'il est suitouL, en
quelque manière, le propriétaire d'une traduction qu'il a géné-
reusement payée.
Enfin la suscription qui accompagne la traduction et qui est
fort explicite ne laisse subsister aucun doute sur le rôle exclusif
de Robert de Rétines. Elle détermine en outre la date de son
achèvement. Illusiri gloriosoque viro Petro Cluniacensi Abbate
prsecipiente, suus Angligena Robertus Betenensis librum istud
transtulit. Anno Domini MCXLIII, anno AlexandriMCCCCIIl,
anno Alhigere DXXXVII, anno Persarum quingenlesimo un-
decimo (p. 188).
La diversité des ères employées par le traducteur permet de
préciser le moment où son œuvre a été datée. L'année de l'hé-
gire 537 finissait le 15 juillet 1143; l'année des Perses 511 com-
mençait le 16 juin 1143. C'est donc entre le 16 juin et le 15 juil-
let 1143 que Robert de Rétines a daté sa traduction. Quant à
l'année d'Alexandre, elle est erronée; il doit falloir lire 1453, ou
une des deux années suivantes, l'ère des Séleucides offrant un
écart possible de trois années.
A cette date de 1143, les autres traductions étaient terminées
depuis plus ou moins de temps, à raison même de leur peu
d'étendue. Aussi Pierre le Vénérable, dans le post-scriptum qu'il
a ajouté à la Summula, après l'achèvement de cette traduction
semble-t-il, indique les trois petits traités sans parler du Coran
sans doute parce qu'il ne lui était pas encore livré à ce moment.
Nous savons en effet que les traductions avaient été commencées
dès 1141, et les moindres avaient dû être achevées peu après.

La part de Hermann le Dalmate dans le travail entrepris sous


les auspices de l'abbé de Cluny comprend la traduction de trois
petits traités qui jouissent de la plus haute autorité chez les
Musulmans, après le Coran. Ces trois traductions portent le nom
seul de Hermann le Dalmate.
Le premier ouvrage a pour titre De generatione Mahumcl
et nutritura ejus. Quocl transtalit Hermannus Dalmata Scholas-
ticus sublilis et ingeniosus, apud Lcgionenlem Hispanise civïta-
tem ( 1). A vrai dire, cet opuscule dans l'édition de Bliander est
le second des trois et non le premier. Mais Pierre le Vénérable
le nomme tout d'abord dans l'énumération qu'il fait des traduc-
tions Perditi honums onginem, vilain, doclnnam, legemque.
L'interversion est d'ailleurs manifeste dans Bliander, car tandis
que le titre du De Generalione nous fait connaître Hermann,
son pays, ses mérites et le lieu de la traduction, comme si le
traducteur nous était présenté pour la première fois, le titre de
La doctrine de Mahomet placée avant porte les mots ab eodem
Hermano translata, ce qui indique clairement qu'il a déjà été
fait mention de lui, et que le De Generalione était placé avant le
Doclrina, comme en font foi les paroles même de Pierre le
Vénérable.

Liber Generalionis nuncii Dei Malmmef, oralio Dei super cum,


(1) Incip.
ab Adam et Eva, etc., p. 201.
et
Explic. Ego reji'iis muneribus clives, lu?la domum cum j^ratiorum actione redivi,ete.
p. 212.
La seconde traduction de Hermann le Dalmate est celle que
Pierre le Vénérable qualifie de Vitam. Elle est la troisième dans
Bliander et n'est indiquée comme étant de Hermann qu'à la table.
Ce n'est pas à proprement parler une Vie de Mahomet, mais une
chronique qui contient la vie abrégée du prophète et de ses
sept premiers successeurs. Elle porte pour titre Chronica
mendosa et ridiculosa Saracenorum (1). Après la première
phrase où il est dit que Dieu dès le commencement créa quatre
choses de ses propres mains, le traducteur nous apprend que
le texte arabe fait appel à de nombreuses autorités de la secte,
mais il tait les noms des auteurs et leurs témoignages, les pre-
miers se prêtant difficilement à une transcription latine, et les
citations ne faisant qu'encombrer inutilement la traduction (2).
Le troisième traité est celui que l'abbé de Cluny appelle la
Doctrine de Mahomel. Il est le premier dans Bliander et porte
effectivement ce titre Doctrina Mahumet rjuœ apud Saracenos
magnse autkoritalis est ab eodem Hermano translata, cum esset
peritissimus utriiisque linguse, Lalinse scilicel et Arabicse (3). Cet
écrit est sous forme de dialogue et le personnage principal y
est un Juif du nom d'Abdia. Pierre le Vénérable indique d'une
façon particulière ce traité qu'il a fait traduire, dit-il, et dont les
absurdités devraient rendre cette religion ridicule même aux
animaux (4).

Telle est dans son ensemble l'oeuvre littéraire due à l'initiative


de Pierre le Vénérable dans le but de fournir à l'Église latine
une base certaine pour ses luttes intellectuelles futures contre
l'Islam. Loin d'être limitée à la seule traduction du Coran, comme
on l'a cru, elle comprend un total de cinq traductions telles que
^1) Incip. In creationis slill- primordio Deus, manu propria quatuor condidït.
p. 213. Expl. Et in Alcuphe confinio percmit, die decimo Almuharan, p. 223.
2j Ego vero Latinus înlerpres, corum nomina silentio commendavi. Ut onini a lati-
nitatis regulis prorsus sunt aliena, sic illi licet diligenter adnotata, piniilus manurunl
Irugis expertia. Xisi quis verborum prolixilalcm, et foliorum uu^incnLum, JVucluin
extimeL, p. 213.
(3) Incip. Erat nuncius Dei, oratio I3ei super eum et salus, sedentem inter socios,
etc. p.189.Expl. Sed Deus unus omnipotens, cujus vere Lu nuncius elprophcta,p. 200.
(4) «Feci insuper et quasdam ejus fabulas cum quodam Abdia Juda;o et aliis Judajis
habitas transferri, quœ inauditis deliranientis, et velul somniorum phantasiis super
universa ipsius scripta nefanda sectam etiam pecoribus ostcntui faciunt. » Migne,
col. 340.
nous les avons énumérées et l'assignation des traducteurs est
désormais fixée sans possibilité de conteste. La traduction de
la Summula est due à Pierre de Tolède avec la collaboration de
Pierre de Poitiers; les trois petits traités relatifs à Mahomet sont
de Hermann le Dalmate, et le Coran est l'œuvre de Robert de
Rétines, Hermann et Robert ayant eu en outre pour auxiliaire
le Sarrasin Mohammed.

De retour dans son abbaye, chargé de son précieux butin,


Pierre le Vénérable ne songea pas à l'enfouir dans une biblio-
thèque. Ne pouvant se livrer lui-même, croyait-il, à la composi-
tion de l'œuvre qu'il méditait, il écrivit à S. Bernard, au grand
lutteur qui se mesurait volontiers avec toutes les hétérodoxies
de son temps, et il lui proposa cette entreprise comme digne de
son zèle et de son génie. Dans sa lettre, l'abbé de Cluny cherche
à exciter S. Bernard en lui montrant l'exemple des Pères et par-
ticulièrement celui de S. Augustin qui s'est altâqué à toutes les
erreurs de son temps. Finalement Pierre demande à l'abbé de
Clairvaux de lui faire connaître sa réponse et au cas où elle serait
affirmative il lui communiquera le volume où sont les écrits des
Sarrasins comme il lui envoie présentement la Petite Somme.
Il existe deux rédactions, non de la lettre de Pierre le Véné-
rable à S. Bernard, mais du passage relatif à la proposition d'une
réfutation théologique du Coran. Ce fut à la fin d'une longue
lettre écrite à S. Bernard pendant le carême de 1144, après son
retour d'Espagne, que l'abbé de Cluny lui annonce l'envoi de la
Petite Somme et l'exhorte à entreprendre une réfutation en
règle (1). Cette partie de la lettre a été abrégée et modifiée sur
quelques points et mise, par manière de préface, à la Summula
à laquelle elle est demeurée attachée, comme dédicace à S. Ber-
nard (2). La lettre primitive contient un long fragment de la
Summula; c'est la partie où sont rapportées la vie et la doctrine
de Mahomet, et qui commence par ces mots Pulant enim qui-
dam c'est à peu près la moitié de ce petit traité.
(l)Migne, col. 339-i3.
(2) Bliander, p. 1-2 Migne, col. 619-52.
Nous ignorons la réponse de S. Bernard à Pierre le Véné-
rable. Toujours est-il qu'il n'entreprit pas l'œuvre qui lui était
demandée. Absorbé par toutes les grandes affaires ecclésiastiques
de son temps, l'abbé de Clairvaux n'eut peut-être pas les loisirs
nécessaires pour ce nouveau travail. Peut-être aussi l'Islam
était-il un monde, sinon trop loin de lui, du moins trop étranger
à son éducation intellectuelle, pour qu'il se sentît l'inclination de
lutter avec lui. En tout cas, le xn" siècle laissa au seul abbé de
Cluny la gloire d'achever la généreuse entreprise qu'il avait eu
le mérite de concevoir et de commencer.
Pierre le Vénérable composa effectivement une importante
réfutation des doctrines de Mahomet. Nous ne possédons pré-
sentement qu'une partie de cet ouvrage, et l'histoire de sa
conservation est assez curieuse pour que nous la racontions en
peu de mots elle complète d'ailleurs la question littéraire que
nous avons traitée jusqu'ici.
Lorsque Pierre le Vénérable monta vers le nord de la France
pour faire la visite des abbayes de son ordre avant l'un de ses
deux voyages en Angleterre (1), il emporta avec lui son Traité
contre les Sarrasins. Son dessein était sans doute d'en laisser
des copies au cours de sa visite. Un des moines de sa suite, un
certain Jean, laissa se perdre une partie de l'ouvrage et l'abbé
dut demander à Pierre de Poitiers, son secrétaire que nous con-
naissons déjà et qui se trouvait à ce moment à Cluny, de lui
envoyer à la hâte les chapitres égarés. Le secrétaire exécuta
l'ordre de l'abbé il fit une copie des deux premiers livres de
l'ouvrage, c'est-à-dire de la partie perdue, et les envoya à Pierre
le Vénérable en y joignant une lettre qui nous fournit tous ces
renseignements (2).
Pierre de Poitiers mit en tête de son envoi un sommaire où sont
contenus les titres des chapitres des quatre livres. Ce sommaire,

(1; h'MUt. UU. de la France, t. XIII, ne mentionne pas les voyages de Pierre le V. en
Angleterre, mais nous savons par son propre témoignage qu'il y est allé deux fois
(Mig-ne, (. c, col. 295). Si nous en connaissions les dates elles détermineraient l'époque
de la composition du traité. En tout cas ce fut avant 1156, puisque à celle date P. de
Poitiers n'était plus à Cluny. (Lecointrc-Dupont, Notice sur Pierre de Poitiers, grand
prieur de Cluni, ahhé de S.-Marlial à Limoges, dans Mémoires de la Société des antiq.
.de l'Ouest (1843); t. IX, 639-91.
(2) Mignc, col. 6D1-62; Martine, Ampllm. Colleclia, t. IX, p. 1120.
ainsi qu'il nous en avertit, est son œuvre et les chapitres qu'il
contient ne concordent pas avec les titres beaucoup plus nom-
breux qui sont dans le traité de Pierre le Vénérable, mais ils
font une distribution de la même matière d'une façon plus
élégante et plus rationnelle. C'est une sorte de projet que le
secrétaire offre à l'abbé avec prière d'en faire ce qu'il voudra. Il
semble par ces détails que Pierre de Poitiers se soit particulière-
ment intéressé au travail de son supérieur, non seulement parce
qu'il était son secrétaire, mais encore parce qu'il était son com-
pagnon lors du voyage en Espagne et qu'il avait lui-même
concouru à la traduction de la Summula.
Par une fortune assez étrange, nous ne possédons de l'œuvre
de Pierre le Vénérable que ce que son secrétaire lui envoya avant
son départ pour l'Angleterre, c'est-à-dire les deux premiers
livres précédés du sommaire et de la lettre de Pierre de Poitiers.
Martène a édité pour la première fois ces matériaux d'après un
vieux manuscrit de l'abbaye d'Anchin (1) et il ne semble pas
téméraire, si l'on considère cette provenance, de croire qu'il a eu
sous les yeux le texte même de Pierre de Poitiers, car on ne
conçoit guère qu'on ait reproduit un travail incomplet alors
qu'on pouvait disposer aisément de l'ouvrage intégral, et il est
de toute vraisemblance que c'est dans les Flandres, peut-être à
Anchin même, que l'envoi de son secrétaire arriva à Pierre le
Vénérable et que celui-ci le laissa dans l'abbaye en partant pour
l'Angleterre.
Le sommaire dû à Pierre de Poitiers divise le Traité contre les
Sarrasins en quatre livres seulement, tandis que s'il fallait en
croire un de ses historiens, le traité de Pierre le Vénérable aurait
compris cinq livres (2). Ce dernier renseignement est peut-être
erroné; en tout cas il n'implique pas absolument contradiction.
En l'absence de tout autre contrôle, on peut admettre que de
même que le secrétaire a modifié de fond en comble les divisions
des livres, il a pu modifier aussi les grandes divisions du traité
et les réduire de cinq à quatre.
Nous ne nous arrêterons pas à l'examen de. l'œuvre de l'abbé

(1) AmplùsimaCollectio, t. IX, 1120-1160, réédité dans Migne, Patr. lat., t.CLXXXlX,
col. 059-720.
(2) Bibliolh Cluniaccnsia, Paris, l(il(; p. ;>80; Mignc, (. c., col. 50.
de Cluny, pour ne pas sortir des limites de cette courte étude. Il
nous aura suffi d'apporter quelque lumière et quelque précision
dans une question d'histoire littéraire qui ne manque pas d'in-
térêt, et sur laquelle régnait une profonde obscurité. NousJ
sommes désormais fixés sur le nombre des traductions faites par
les soins de l'abbé de Cluny et des collaborateurs qu'il a utilisés
pour chacun de ses travaux.
Fin. P.-F. MANDONNET, 0. P.
i
PEUT-ON ÊTRE HYPNOTISÉ MALGRÉ SOI?

Nous avons vu comment on hypnotise (1), et que, pour y


réussir, les uns s'adressent exclusivement aux sens extérieurs,
la vue, le tact, l'ouïe, en excitant la terminaison périphérique des
nerfs, les autres font simultanément appel aux sens et à l'ima-
gination, d'autres enfin opèrent sur l'imagination seule. Il y
aurait donc, à parler en général, trois procédés d'hypnotisation,
que les hypnotistes amis du grec ont nommés le premier, pro-
cédé somatique, le second, procédé psycho-somatique, le troi-
sième, psychique. L'École hypnotiste de Paris préconise et
emploie le procédé somatique, celle de Nancy, le procédé
psychique, le procédé psycho-somatique reste celui des indé-
pendants, et des partisans de Braid répandus un peu partout.
Mais les moyens d'hypnotiser une fois connus, l'esprit se
pose à leur sujet une foule de questions importantes. L'on se
demande, par exemple, si les trois procédés généraux que nous
venons d'indiquer, si divers qu'ils paraissent au premier abord,
n'ont pas quelque élément commun par où ils se rejoignent et
soient réductibles l'un à l'autre. Et chacun comprend tout de
suite l'importance spéciale que cette recherche a pour nous, qui
voulons arriver à la connaissance de la nature intime de l'hyp-
notisme justement par l'étude des causes qui le produisent. L'on
se demande ensuite si ces moyens sont efficaces, qui que ce
soit qui les emploie pouvons-nous tous hypnotiser? et encore,
s'ils produisent leur effet en toutes sortes de personnes pouvons-
nous tous être hypnotisés Enfin, ces questions résolues, il en
surgit une autre plus grave encore et plus troublante, à laquelle

(1) V. no 2 de la Revue Thomiste.


il ne serait ni facile ni sage de rester indifférent peut-on être
hypnotisé malgré soi?
Sans doute, les procédés d'hypnotisation soulèvent bien
d'autres problèmes; mais nous les renvoyons jusqu'au moment
où le développement de notre étude nous aura mis entre les
mains- les principes suffisants de solution et notre tâche d'au-
jourd'hui se bornera a essayer de résoudre ceux que nous avons
formulés dans les lignes qui précèdent.

L'homme qui a le plus fait pour trouver et établir des rapports,


un point de contact, entre les divers procédés d'hypnotisation,
c'est incontestablement M. le docteur Bernheim, de Nancy.
Naturellement ses idées n'ont pas convaincu tout le monde, mais
tout le monde reconnaît volontiers qu'il a fait preuve, dans cette
matière, d'une puissance de conception et d'une pénétration
d'esprit capables d'établir, sinon sa thèse, au moins sa réputa-
tion de penseur. Sa thèse, la voici
Les procédés que l'on emploie pour produire l'hypnose, ne
sont divers et opposés qu'en apparence; en réalité ils se ramènent
tous à un même facteur, impliquent tous le même élément
essentiel la suggestion.
Pour ne pas juger inadmissible dès le premier abord une telle
assertion, il faut savoir que la suggestion est multiple et qu'il
n'y a pas que des suggestions verbales. Quand l'hypnotiste dit
à un sujet: «Vous allez dormir, le sommeil vous gagne, dormez »,
ces paroles sont une suggestion, sans doute. Mais la suggestion
peut tout aussi bien venir des événements ou des objets. Quand
je passe la nuit en chemin de fer, et qu'à une heure avancée,
quelque main discrète ayant voilé la lumière, mes voisins com-
mencent à dormir et quelquefois, hélas à ronfler autour de
moi, l'image du sommeil vient tout de suite hanter mon cerveau
la demi-obscurité qui m'environne, ces paupières closes, ces
membres détendus et affaissés, le halètement rythmé de la loco-
motive auquel je n'avais pas pris garde jusque-là, le balancement
du wagon sur ses rails, tout ce que je vois et tout ce que j'en-
tends me fait penser et me sollicite à dormir je suis vraiment
sous l'influence d'une suggestion qui pour n'être pas verbale
n'en est pas moins réelle et efficace. De même, après une longue
marche, une étude laborieuse, sous le poids d'une fatigue
inconsciente peut-être, mais vivement ressentie par l'organisme,
il peut fort bien arriver que l'image du sommeil se présente
spontanément et me sollicite cette image, quelle qu'en ait été
l'occasion, est venue de moi, mais elle ne m'en invite pas moins
au repos c'est une véritable auto-suggestion.
Outre la suggestion verbale qu'un homme adresse à un autre,
il y a donc la suggestion qui vient des événements ou des
objets, et la suggestion qu'un homme se donne à lui-même (1).
Cela compris, l'affirmation de M. Bernheim ne parait plus
aussi extraordinaire. Le savant professeur, du reste, met autant
d'habileté à expliquer et à justifier sa thèse, que d'énergie à
l'affirmer et à la maintenir. Après avoir rappelé les divers pro-
•cédés d'hypnotisation dont nous avons parlé nous-même, il
poursuit en ces termes
« Tout peut réussir chez un
sujet, pour peu qu'il soit prévenu.
C'est qu'un seul élément, en réalité, intervient dans tous ces
procédés divers c'est la suggestion. Le sujet s'endort (ou est
hypnotisé) lorsqu'il sait qu'il doit dormir, lorsqu'il a une sensa-
tion qui l'invite au sommeil. C'est sa propre foi, c'est son
împïessionnabilité psychique qui l'endort.
«<
Sans doute, Braid a pu endormir des sujets par la
fixation d'un objet brillant, sans les prévenir qu'ils allaient
dormir. Mais la fatigue des paupières est une sensation qui,
chez certains, donne au sensorium l'idée du sommeil. C'est la
sensation qui suggère l'hypnose. Certains, très impressionnables,
ne peuvent fixer un objet quelque temps sans sentir les yeux se
fermer, et chez eux, il suffit de fermer les yeux et de les tenir
clos quelques instants, pour provoquer un sommeil profond.
L'occlusion des yeux, l'absence d'impression visuelle, l'obscurité,
concentrent l'esprit sur lui-môme, l'empêchent de se distraire
au dehors, créent l'image du sommeil c'est une invite au som-
meil. C'est une sensation qui réveille par habitude ou par action
réflexe tous les autres phénomènes du sommeil.
« Les passes, les
attouchements, les excitations sensorielles
(l) V. Bernheim, De In suggestion, p. 309 et suiv. Dr Albert MoU,Z>ei*/7 ypnotisjnas,
p. 20. Dr Forci Der Hypnotisants, p. 32.
KEVUli THOMISTE. l. 21
ne réussissent, je le répète, que lorsqu'ils sont associés à
l'idée donnée au sujet ou devinée par lui qu'il doit dormir.
Les passes, la fixation des yeux ou d'un objet brillant,
l'attouchement ne sont nullement nécessaires la parole seule
suffit.
« Les gestes ne sont
utiles que pour renforcer la suggestion,
en l'incarnant dans une pratique matérielle propre à concentrer
l'attention du sujet.
« Tous ces
procédés divers se réduisent donc en réalité à un
seul la suggestion. Impressionner le sujet et faire pénétrer
l'idée du sommeil dans son cerveau, tel est le problème » (1).

Ces affirmations si catégoriques, M. Bernheim les faisait


entendre au premier Congrès international de l'hypnotisme qui
se tint à l'Hôtel-Dieu de Paris, du 8 au 12 aoùt 1889. L'assemblée
comptait plus de deux cents médecins venus non seulement des
principales villes de France, mais de tous les pays d'Europe,
quelques-uns même d'Amérique. Il ne se pouvait qu'une pareille
thèse ne rencontrât dansun tel auditoire des contradicteurs. D'au-
tant plus qu'à un moment, le savant professeur de Nancy, sortant
du champ étroit de l'hypnotisme et généralisant sa théorie, avait
osé dire «.Les pratiques des toucheurs, des masseurs,
l'hydrothérapie, lamétallothérapie, l'électrothérapie, les onguents
secrets, les granules de Mattei, l'homéopathie, la suspension
des tabétiques agissent en tout ou en partie (2) par sugges-

(1) Premier Congrès international de l'hypnotisme, Comptes rendus, p. 8i.


« Les moyens
employés par nous pour faire naître le sommeil. se résolvent tous
dans l'idée suggérée de dormir». M. Liébeault, lievue de l'hypnotisme, \°' janvier 1887.
« Il
suffit en définitive (pour provoquer le sommeil) que l'on produise, chez le sujet
mis en expérience, une concentration suffisante do la pensée et que l'idée du sommeil
s'empare du cerveau et le domine tout entier ». Liégeois, De la suggestion et du
somnambulisme, p. 108.
(2) « Ou en partie », je souligne ces mots bien qu'ils ne soient pas soulignés dans le
texte, parce que trop généralement on ne les a pas observés. Il s'en est suivi que l'on
a imputé à M. Bernheim une thèse qu'il ne soutient pas, à savoir que la suggestion
est tout en thérapeutique. Récemment encore, M. le Dr Sperling, de Berlin, ayant
attribué cette thèse absolue au professeur de Nancy, celui-ci a protesté vigoureuse-
ment « Je n'ai pas dit, écrit-il dans sa protestation, que la suggestion est tout, mais
que la suggestion est dans tout. Ich )mhe nicht gesagt, dass ailes Suggestion ist,
sondern dass Suggestion hei allem dahei ist ». V. Zeilschrift fiir Hypnolismns, n° de
décembre 1892. Où M. Bernheim affirme que la suggestion est tout, c'est dans
l'hypnotisme.
tion » (1). C'était porter un coup à bien des convictions chères, et
blesser beaucoup de monde à la fois. Aussi d'énergiques protes-
tations se firent-elles entendre. M. le docteur Roth, de Londres,
protesta au nom de l'homéopathie, M. le docteur Dumontpallier,
au nom de la métallothérapie, M. Pierre Janet, au nom de la
psychologie, M. Gilles de la Tourette objecta que les phéno-
mènes qui accompagnent l'hypnose étant soumis à un détermi-
nisme constant non moins que les phénomènes des autres
affections nerveuses, ne peuvent avoir pour cause la suggestion
avec tous ses caprices. Mais l'interprète le plus éloquent de
l'opposition fut certainement M. Guermonprez, l'éminent profes-
seur de la Faculté Catholique de Lille.
« M.
Bernheim, dit-il, nous affirme que toutes les pratiques
hypnogènes se ramènent à la suggestion. Eh. bien, je le
demande comment est-il possible d'admettre la suggestion,
lorsque l'hypnose est produite chez les animaux? lorsqu'elle est
obtenue chez les poulpes, les seiches, les crabes, les homards,
les langoustes, les écrevisses, les grenouilles, les crocodiles,
les serpents et les cobayes? L'hypnotisa tion de ces divers ani-
maux est cependant un fait acquis. Et chez les enfants,
M. Bernheim a eu la bonté de nous apprendre dans une autre
enceinte comment M. Liébault (de Nancy) arrivait à une hypno-
tisation réelle, même chez les enfants à la mamelle. Il lui suffit
d'appliquer une main sur le ventre, et l'autre sur le dos du pelit
sujet. S'il croit que ces manœuvres peuvent encore être quali-
fiées « suggestives », j'ai le regret de lui dire que, malgré sa
grande autorité, il m'est impossible d'accepter son opinion » (2).
L'habile contradicteur rappelle ensuite qu'il existe des faits
dans lesquels des agents physiques ont déterminé le sommeil
hypnotique sans que le sujet eût été prévenu, sans qu'aucune
suggestion fût en cause. C'est ainsi qu'un coup de fusil, un coup de
gong oude tam-tam, une lumière intense a fait tomber des malades
pour la première fois en catalepsie hypnotique. Il invoque
l'histoire de cette hystérique qui s'introduisit furtivement dans
un cabinet de la Salpêtrière avec le dessein d'y dérober une
photographie. Elle était en train d'accomplir son larcin; le
(1) Premier Congrès, etc., p. 91.
(2) Premier Congrès, etc., p. loi.
tiroir était ouvert, elle mettait la main sur la photographie
convoitée, et brusquement elle était tombée en catalepsie. Est-il
possible d'admettre qu'elle se soit suggéré l'hypnose pour un
pareil moment? Est-il vraisemblable qu'elle ait voulu se faire
prendre en flagrant délit de vol? Enfin il emprunte un dernier
argument aux accidents de l'hypnotisme.
« Ils ne sont pas
niables, et les médecins eux-mêmes n'en sont
pas exempts. On connaît bien des faits de sujets pourvus de
quelque tare héréditaire et qui étaient en imminence morbide au
moment où on tentait sur eux les pratiques de l'hypnose. Ces
sujets n'avaient eu antérieurement ni une attaque d'hystérie, ni
une attaque d'épilepsie. Par un procédé ou par un autre, on
arrive au sommeil provoqué. Et brusquement survient une pre-
mière attaque d'épilepsie ou d'hystérie, brusquement, au grand
désespoir de l'hypnotiseur eL de tout l'entourage! Croyez-vous
qu'on puisse supposer le malade lui-même assez insensé pour
être l'auteur des accidents par une auto-suggestion?. Mettrez-
vous en cause l'hypnotiseur lui-même ou quelque personne de
l'entourage?. Non, Messieurs, la suggestion n'a rien à faire
dans ces infortunes, dans ces accidents, dans ces malheurs de
l'hypnotisme. » (1).
L'on serait curieux d'apprendre quelle fut l'impression pro-
duite sur la docte assemblée par ces deux plaidoyers contradic-
toires de M. Guermonprez et de M. Bernheim. Malheureusement
le compte rendu de la séance n'en laisse rien soupçonner. Ce que
je sais bien, par exemple, c'est que l'illustre apôtre de la sug-
gestion ne fut pas le moins du monde ébranlé dans ses convic-
tions par tout ce qu'on put lui dire.
Près de trois ans plus tard, en avril 1892, ayant eu l'honneur
d'être admis à accompagner M. Bernheim dans sa clinique de
l'hôpital civil de Nancy, je lui demandai s'il pensait toujours
que toutes les pratiques hypnogènes se ramènent à la sugges-
tion. « Plus que jamais, répondit-il, la chose est trop claire ».
Et comme je lui objectais quelques raisonnements de ses adver-
saires, en particulier la théorie et les expériences de M. Pitres
sur les zones hypnogènes « Des zones hypnogènes? repril-il

(1) Congres international, etc., p. 104 et suiv.


vivement, mais on les crée par suggestion tenez, je vais vous
en créer tant que vous voudrez suivez-moi ». Et il me conduisit
près du lit d'une jeune poitrinaire. Il commença par lui toucher
du doigt plusieurs points de la tête la jeune malade ne présenta
aucun phénomène nouveau. Il dit alors « Je vais toucher
légèrement la tempe du côté droit, et notre malade va s'endormir
tout de suite ». Effectivement, le doigt à peine posé, la jeune
fille entra en catalepsie. Après quelques instants il reprit
«
Maintenant je vais toucherla tempe gauche, et dans une minute
notre dormeuse se réveillera ». Au bout d'une minute le réveil avait
lieu. Mais ce qu'il y eut de remarquable, c'est qu'après cette
première expérience, M. Bernheim, ne prononçant plus une
parole, n'avait qu'à appliquer le doigt sur une partie quelconque
du corps, à droite puis à gauche, pour produire alternativement
le sommeil et le réveil. « Voilà, dit-il, comment se créent les
zones hypnogènes elles ne prouvent rien contre la thèse ».
Puis, m'ouvrant la porte pour m'introduire d'une salle dans une
autre, avec un mélange de vivacité fine et de bonhomie qui
écartait du mot toute idée désobligeante il ajouta à demi-voix
« Ils n'entendent rien à l'hypnotisme ».

« M. Bernheim s'en tient à la suggestion pure et reste inébran-


lable sur ce terrain » (1).

Nous ne pourrons traiter à fond la question des rapports qui


existent entre les différents procédés d'hypnotisation, qu'au
moment où nous chercherons à déterminer la nature du sommeil
hypnotique. Mais, en attendant, nous pouvons au moins cons-
tater les résultats où sont parvenus les savants, je veux dire les
points où ils s'accordent, et apprécier rapidement la valeur des
preuves qu'ils invoquent en faveur de leurs opinions respectives.
Je dois l'avouer tout d'abord, la première raison que nous
avons vue apporter par M. Guermonprez contre M. Bernheim,
au Congrès international d'hypnotisme, ne me semble nullement
fondée. Je sais bien que pour beaucoup elle est la plus con-
cluante, qu'elle impressionne fort un grand nombre d'esprits; et
c'est bien sûr pour ce motif que M. Guermonprez la mit non

(1) Bcaunis, Le somnambulisme provoqué, p. 290.


sans habileté au commencement de son argumentation; mais
elle n'en est pas plus solide pour cela. Le savant professeur de
Lille, rappelant à son confrère de Nancy le fait incontestable
qu'on hypnotise les animaux, lui demandait triomphalement s'il
peut être question de suggestion quand il s'agit des bêtes; et
tenant pour certain qu'on ne pouvait répondre que négativement
à son interrogation, il concluait Donc il existe quelque moyen
d'endormir autre que la suggestion. Mais à la place de M. Beru-
hcim je n'aurais répondu ni par un non ni par un oui j'aurais
opposé à M. Guermonprez un modeste dishnyuo oui, cette dis-
tinction aussi simple que bien fondée Peut-on admettre la
suggestion, demandez-vous, quand il s'agit des bêtes? si par
suggestion vous entendez une idée, un concept universel, l'idée
générale de sommeil par exemple, j'accorde qu'on ne peut pas
l'admettre mais si, par suggestion, l'on peut, entendre seule-
ment une image, l'image du sommeil, j'affirme qu'on peut
l'admettre; car les bêtes, étant douées d'imagination, peuvent
avoir des images (1), encore qu'étant dénuées de raison elles ne
puissent avoir d'idées générales. Or, l'image du sommeil suffit à
la suggestion; car c'est l'image, et non pas l'idée abstraite du
sommeil, qui endort. L'argument suppose, ou bien cette erreur
psychologique que c'est l'idée et non pas l'image du sommeil
qui endort, ou bien cette autre erreur psychologique que les
bêtes ne peuvent avoir une image du sommeil.
Et cette réponse à l'objection tirée du sommeil que l'on produit
artificiellement chez les animaux, peut évidemment servir à
résoudre l'objection que l'on formule à propos du sommeil des
petits enfants. Eux aussi ont l'imagination ils rêvent rien
n'empêche donc que, par des pratiques appropriées, on suscite
en eux l'image plus ou moins nette du sommeil, qui les fera
s'endormir.
Je ne reconnais pas plus de valeur à ces faits qu'on nous
rapporte de personnes mises en hypnose par un coup soudain de
gong ou de tam-tam. Qui vous dit que cette femme tombe pour
la première fois en cet état, sous le coup d'une pareille sensation'f
Qui vous dit que la première fois qu'elle y est tombée, il ne
(1) J'ai montre ailleurs que les bétes possèdent l'imagination L'âme humaine,
cliap. vin Par quoi l'âme de l'homme diffère de l'âme de la bête.
s'était pas fait auparavant dans son imagination, à la suite
peut-être de ce qu'elle avait vu, entendu, lu ou rêvé, une
association entre telle sensation, tel événement et l'image du
sommeil? Et supposé que nulle association antécédente n'ait eu
lieu, qui vous assure qu'entre tel bruit soudain, l'impression
nerveuse consécutive, et l'appétence et partant l'image du
sommeil, il ne s'est pas produit une association instantanée ?
L'imagination est si féconde, si étrange, si rapide!
Quant à l'argument basé sur les accidents de l'hypnotisme,
je n'hésite pas à affirmer qu'il repose sur une fausse supposition.
L'on suppose que la suggestion est nécessairement un acte où
la volonté veut délibérément, en pleine connaissance de ce qui
doit arriver, que tel ou tel effet soit produit, avec la séquence
d'événements qui peuvent en être le résultat. Rien n'est plus
faux. Pour qu'il y ait suggestion, il suffit que l'image du som-
meil soit éveillée dans le cerveau, ou par l'hypnotiseur, ou par
un objet quelconque, ou par telle disposition intime du sujet
lui-même. Qu'on veuille bien se souvenir de la paroledeM. Bern-
heim « Impressionner
le sujet et faire pénétrer l'idée (c'est-à-
dire l'image, car il ne peut pas y avoir d'idées dans le cerveau)
de sommeil dans son cerveau, tel est le problème » (1). L'image
une fois produite, et à sa suite le sommeil, les conséquences se
déroulent, heureuses ou malheureuses, suivant l'état de la
personne endormie.
Toutes ces objections que l'on fait valoir contre la thèse de
M Bernheim, si spécieuses et habilement présentées qu'elles
soient, ne sont pas décisives.
Alors, dira-t-on peut-être, vous êtes convaincu que la sug-
gestion est tout, qu'il n'y a rien en dehors de la suggestion,
« que la suggestion est la clef de tous les phénomènes hypno-
tiques » (2).
Pas précisément.
Il ne me paraît pas, je le disais tout à l'heure, que l'on apporte
contre M. Bernheim une seule objection insoluble mais je
reconnais d'autre part que sa thèse, sous la forme absolue où
il la présente, n'est pas davantage démontrée. M. Bernheim

(1) Premier Conr/rès international de l'hypnotisme, p. K5.


(2) Bernheim, De la suggestion, etc., p. 134.
prouve à l'évidence qu'avec la suggestion seule l'on peut pro-
duire tous les phénomènes hypnotiques obtenus à l'aide de
n'importe quel autre procédé mais quelle raison apporte-t-il
qui nous oblige à penser que nul autre procédé que la sugges-
tion ne peut amener l'hypnose? Cela, je n'ai pas vu qu'il le
prouve, je n'ai pas même vu qu'il tente de le prouver. Je reste
donc avec un doute, et tout ce que j'ai lu de ses écrits n'a pu
établir ma conviction sur ce point (1).
Du reste, M. Bernheim a supérieurement fait ressortir le rôle
prépondérant de la suggestion dans les phénomènes hypnotiques;
et, après ce que nous lui avons entendu dire, nous comprenons
parfaitement que si les divers procédés d'hypnotisation ne
doivent pas être confondus avec la suggestion comme identiques,
ils ne lui sont pas tellement étrangers qu'ils ne puissent s'unir
à elle, pour lui prêter ou en recevoir un surcroît d'efficacité.
Là-dessus tout le monde est d'accord (2).
Mais, comme je l'ai dit, le plan de cette étude devant plus tard
nous obliger à faire une analyse plus subtile et plus approfondie
tant du sommeil que de la suggestion, nous aurons l'occasion
de revenir sur les procédés employés pour produire l'un et l'autre
et d'édifier plus complètement nos lecteurs sur ce sujet. C'est
pourquoi, renonçant à des développements qui seraient préma-
turés, nous passons sans plus tarder à notre seconde question
Pouvons-nous tous hypnotiser?

Il va sans dire que je ne demande* pas s'il est permis, s'il est
licite, au point de vue moral, de pratiquer l'hypnotisme. Cette
grave question ne pourra trouver sa place qu
la fin de notre
traité. Je demande simplement si les moyens que nous avons
énumérés de produire le sommeil dit « artificiel sont efficaces,
employés par qui que ce soit.
(1) A Nancy, les collègues de M. lîcrnheim ne sont pas tous, parait-il, de son avis.
Ainsi M. Beaunis écrit « M. Bernheim s'en tient i'i la suggestion pure et reste iné-
branlable sur ce terrain, tandis que M. I.iébuault tend a aller plus loin et je suis
convaincu, pour nia part, que lu suggestion n'explique pas tout et qu'il y a autre
chose». Le somnambulisme provoqué, Il. 2»0. Voir encore une citation curieuse de
M. Liébcault dans l'ouvrage de M. le })' ( k-lioro-vvicz intitulé De lu suggestion
mentale, p. 382.
(2) D1 von Schrcnk-Xotzîng, Ueber Suggestion and suggestive Ximlande, p. 1.
Étant donné que tout homme, à moins d'être manchot deux
fois, peut tirer un coup de fusil, frapper un gong ou un tam-tam.
diriger un rayon de lumière ou un courant électrique sur un
sujet, tenir suspendu un objet brillant, faire tourner le miroir
aux alouettes, l'on est en droit d'affirmer que tout homme, dans
une certaine mesure, peut hypnotiser. Je dis, dans une certaine
mesure, car si un hypnotiseur s'en tenait uniquement à l'action
mécanique de ces moyens, sans la renforcer par quelques sug-
gestions, il devrait se résigner à endormir peu de monde. La
suggestion en effet, en accordant qu'elle n'est pas le seul facteur
dans l'hypnotisme, y joue un rôle si important, de l'aveu de
tous, que, sans elle, pratiquée d'une façon plus ou moins cons-
ciente, les autres moyens sont d'une portée fort restreinte. Qui
n'est pas capable d'être un habile suggeslioniste ne sera jamais
un vrai hypnotiste.
Or pour être un habile suggestioniste, il faut un ensemble de
qnalités qui ne se rencontre pas si souvent.
Pour que la suggestion ait son plein effet, il faut avant tout,
comme dit M. Bernheim, « capter l'esprit », c'est-à-dire l'imagi-
nation. Mais, l'imagination est un oiseau qui ne se laisse pas
facilement saisir, et à qui il n'est pas facile de lier les ailes.
Il faut que l'image du sommeil soit mise et demeure vigoureu-
sement en saillie, qu'elle efface toutes les autres, qu'elle absorbe
et concentre toute l'énergie psychique, au point que la mémoire
et l'intelligence ne fassent pas de diversion, et que la volonté
n'oppose de résistance ni ouverte ni cachée. Or, c'est un grand
art de savoir faire prendre à l'image un tel relief, un tel empire.
Cela suppose que l'on connaît a fond la nature de l'imagination,
ce qui l'attire, ce qui la fixe, ce qui l'exalte, les influences qu'elle
subit ou exerce du côté des autres facultés. Un bon hypnotiste
doit être un bon psychologue.
Une science psychologique abstraite, même exacte et appro-
fondie, ne suffit pas. L'hypnotiste, en effet, n'opère pas sur-
l'homme abstrait, mais sur des individus, dont le tempérament,
le caractère, l'éducation, l'état moral, la condition sociale, les
emplois, les préoccupations, les habitudes de penser et de sentir
varient à l'infini. Il faut savoir saisir ce qui constitue et ce qui
différencie chaque individualité, deviner l'Aine de la personne qui
est en présence, découvrir par où l'imagination est accessible,
et juger d'un coup d'œil sûr de quelle manière, en quel temps,
et pour ainsi parler à quel endroit du cerveau, il faut enfoncer
l'image hypnosigène, pour qu'elle pénètre plus avant et puisse
mieux tout atteindre, et momentanément tout paralyser. Qui
ne voit combien tout cela suppose de clairvoyance, de finesse
d'observation, de souplesse d'esprit? M. Bernheim, dans une
lettre à M. Forel, le savant professeur de psychiatrie de Zurich,
écrivait « Le tout est, pour réussir dans la suggestion, d'être
bien inspiré il ne faut que trouver le joint par où arriver à la
suggestivité de l'individu » (1). Oui, mais il faut être inspiré et
savoir trouver le joint.
Bien inspiré, Bernheim qui l'est souvent, l'avait élé en
particulier dans le cas auquel il fait allusion en écrivant les
paroles que nous venons de lire. Il s'agissait d'une femme de la
campagne, hystérique, qui était venue le trouver pour qu'il la
guérit de douleurs d'entrailles et d'estomac. Il ne put arriver à
l'endormir, pas plus que n'y avait réussi M. Liébault quelque
temps auparavant. Après deux tentatives inutiles « Peu importe,
dit-il à la bonne femme, que vous dormiez ou non. Je vais vous
magnétiser l'estomac et la poitrine, et ainsi les douleurs s'en
iront ». Les douleurs, en effet, disparaissent en quelques minutes,
mais reviennent le soir. Nouvelle magnétisation le lendemain,
nouveau succès, quoique incomplet encore. Le troisième jour,
non seulement il fait disparaître les douleurs avec le prétendu
magnétisme, mais il endort la malade, d'un sommeil profond
avec amnésie (2). NI. Bernheim avait été « inspiré ».
Combien souvent les hypnotistes ont besoin de l'être Si sou-
vent les sujets leur ménagent des surprises et des embarras
c'est une défiance, une crainte subite, une impossibilité absolue
de fixer l'imagination, une agitation nerveuse inexplicable. Il
faut deviner la cause de tous ces troubles, souvent habilement
dissimulée par le malade. M. Wetterstrand, le célèbre hypnotiste
de Stockholm, raconte qu'ayant voulu un jour endormir un homme
à qui il donnait habituellement ses soins, il ne put y réussir.
Grande fut sa surprise, car cet homme était d'ordinaire très facile
(I) Forel, Der IJypnolismus, zweit. Aufl., p. 37.
\2) Forel, ouvrage cité, p. 36.
à endormir, et même bon somnambule. N'importe, il eut beau
faire, notre homme ne s'endormit plus, jusqu'à ce que M. Wet-
terstrand eût découvert ce qui suit Le malade était caissier dans
une maison de commerce or, sitôt qu'il voulait s'abandonner
au sommeil, la crainte de dormir trop longtemps et de ne pas
arriver à l'heure à son comptoir s'emparait de lui et le tenait,
quoi qu'il fit, éveillé. Il fallait deviner cette préoccupation et
une fois devinée, trouver le moyen de la faire disparaître (1).
C'est dire qu'une grande perspicacité est nécessaire à l'hypnotiste
aussi bien qu'une grande présence d'esprit. Il lui faut encore
autre chose.
« L'opérateur doit avoir une assurance calme et froide. S'il
hésite ou a l'air d'hésiter, le sujet peut suivre cette hésitation et
en subir l'influence contre-suggestive; il ne s'endort pas, ou se
réveille. Si l'opérateur à l'air de se donner beaucoup de peine;
s'il sue sang et eau pour endormir son sujet, celui-ci peut se
pénétrer de l'idée qu'il est difficile à hypnotiser plus on s'acharne
après lui, moins il se sent influencé » (2).
M. Forel veut faire entendre la même chose quand il s'exprime
en ces termes « Incontestablement le meilleur hypnotiseur est
celui qui sait le mieux convaincre de son pouvoir hypnotique la
personne qu'il veut endormir, et qui est même capable de
l'enthousiasmer (begeistern) plus ou moins pour l'hypnose.
L'enthousiasme clans l'hypnotiseur comme dans l'hypnotisé est
un facteur d'une très grande importance » (3).
Une dernière qualité nécessaire à l'hypnotiste autant que toutes
les autres, c'est la patience. Qui veut s'en convaincre n'a qu'à lire
le petit passage suivant de M. Bernheim, en se souvenant que
celui qui parle n'a point son maître dans lapratique de l'hypnose
« Il en est qui tombent rapidement dans un sommeil plus ou
moins profond. D'autres résistent plus; je réussis quelquefois
en maintenant longtemps l'occlusion des yeux, imposant le silence
et l'immobilité, parlant continuellement et répétant les mêmes for-
mules « Vous sentez de l'engourdissement, de la torpeur; les
« bras et les jambes sont immobiles voici de la chaleur dans les

(1)
(2)
WeUerstrand, Der Ifypnolismus nnd seine Anuiendung, etc., p. i.
Bernheim, Happort lu au premier Congrès international de l'hypnotisme, p. 88.
(3) Forci, ouvrage cité, p. 37.
« paupières le système nerveux se calme vous n'avez plus de
« volonté, vos yeux restent fermés » et au bout de
quelques mi-
nutes de cette suggestion auditive prolongée, je retire mes doigts,
les yeux restent clos.
« D'autres sont plus rebelles préoccupés, incapables de se
laisser aller, ils s'analysent, se creusent, disent qu'ils ne peuvent
dormir. Je leur impose le calme je ne parle que de torpeur,
d'engourdissement cela suffit, dis-je, pour obtenir un résultat.
La suggestion peut être efficace, même sans sommeil. Restez
immobile et ne vous inquiétez pas. Je ne cherche pas, dans cet
état d'esprit du sujet, à provoquer les effets cataleptiformes; car
celui-ci, simplement engourdi, mais toujours en éveil, toujours
enclin à se ressaisir, sort facilement de sa torpeur. Ordinaire-
ment à la seconde ou à la troisième séance, j'arrive à provoquer
un degré plus avancé d'hypnotisation non douteuse » (1).
En conséquence de tout ce qui vient d'être dit, à la question
qu'il s'agissait de résoudre Tout homme peut-il hypnotiser? je
crois que l'on devrait répondre comme il suit Tout homme sain
de corps et d'esprit peut endormir certains sujets convenablement
disposés, en se servant des procédés somatiques en usage. Encore,
tout homme intelligent, avisé, énergique et ne doutant pas de
soi, sachant suggérer et imposer l'image du sommeil, réussira à
endormir en bon nombre de cas. 11 appartiendra à la catégorie
des hypnotiseurs de places publiques et de cafés, qui hypnotisent
vaille que vaille, à l'aventure, aux très grands risques et périls,
comme nous le verrons plus tard, des pauvres sujets. Quant aux
vrais hypnotistes (2), ils seront toujours en aussi petit nombre
que le sont les hommes doués tout ensemble d'une science
psychologique profonde, d'un grand talent d'observation, d'une
perspicacité remarquable, d'une présence d'esprit, d'une énergie
de volonté et d'une patience à toute épreuve.

Mais pouvons-nous tous être hypnotisés?


L'opinion ordinaire des gens qui raisonnent a priori sur l'hyp-
suggestion, p. i.
(1) De la
On appelle liypnolisle celui qui hypnotise dans un but (et suivant une mé-
(2)
thode) scientifiques hypnotiseur celui qui hypnotise par profession et en amnteur ».
Dr Alhert Mol], Der Itypiwlismus, p, 19.
notisme et qui en parlent sans l'avoir étudié, c'est que pour être
hypnotisé, il faut être nerveux, chétif, anémié, rachitique, maladif;
et que si les femmes peuvent assez facilement entrer en hypnose,
cela n'arrive point, ou n'arrive qu'exceptionnellement aux
hommes.
Toutefois, il n'y a pas que le vulgaire qui soit partisan de
l'hypnotisation restreinte. Des savants de la plus haute valeur,
et qui se sont acquis justement dans la matière une renommée
aussi universelle que méritée, soutiennent eux aussi que nous ne
sommes pas tous accessibles au sommeil hypnotique. Il est vrai
qu'ils admettent que l'on peut endormir les hommes à peu près
aussi facilement que les femmes, mais ni toutes les femmes, ni
tous les hommes, selon eux, ne sont hypnotisables. Les hysté-
riques seuls de l'un et de l'autre sexe ont ce privilège, si c'en est
un. De là cette formule qui résume leur idée « Tout hystérique
n'est pas hypnotisable, mais tout hypnotisable est un hystérique »
Cette manière de voir est celle de M. le Dr Charcot et de toute
la célèbre école de la Salpêtrière.
D'autres savants également distingués soutiennent pourtant un
avis tout contraire D'après eux l'hypnotisme n'a rien à faire
•avec l'hystérie; et il est permis de dire, à peu près sans restric-
tion, que tous les hommes peuvent être endormis. L'un des plus
•considérés parmi ces savants exprime ainsi sa pensée « Tout
homme sain d'esprit est naturellement hypnotisable à un degré
ou à un autre si quelqu'un ne peut entrer en hypnose, c'est uni-
quement le fait de certaines dispositions psychiques accidentelles
et passagères » (1).
Nous n'avons point à nous occuper ici de l'opinion des igno-
rants mais il nous faut, par contre, accorder la plus sérieuse
attention aux deux thèses contradictoires rapportées tout à
l'heure et que nous voyons soutenues l'une et l'autre par des
hommes éminents.
Les principaux champions de la thèse de M. Charcot sont
MM. Paul Richer, Gilles de la Tourette, Babinski, Pitres. Tous
font valoir les mêmes arguments; mais il semble que M. Pitres
les a présentés avec une force et une clarté particulières, dans

(1) Forci, Dcr Ilypnottsintis, p. 35.


une leçon qu'il a intitulée Des rapports de l'let/sférie el de
rhypnoHsme(Y). Aussi est-ce de lui que nous voulons les entendre
laissons-lui la parole
« Un
premier fait qui ressort nettement de l'expérience de tous
les cliniciens et qui n'est, je crois, contesté par personne, c'est
que l'hypnose spontanée est un épisode symptomatique de
l'hystérie. Par cela seul qu'un malade est sujet à des attaques
de léthargie, de catalepsie ou de somnambulisme, on en peut
induire qu'il est hystérique. De même, l'hypnose qui se produit
sans provocation expérimentale, à la fin des grandes attaques
convulsives des hystériques, fait partie intégrante de la sympto-
matologie des attaques qui la précèdent. Elle est, elle aussi,
une manifestation de nature hystérique. Or, l'hypnose expéri-
mentale est la reproduction fidèle de l'hypnose spontanée. Entre
un malade en état d'attaque de sommeil et le même malade
hypnotisé expérimentalement, il n'y a aucune différence appré-
ciable tous les symptômes sont identiques. Il est dès lors naturel
de supposer que l'hypnose expérimentale n'est que la reproduc-
tion artificielle d'un état pathologique susceptible de se déve-
lopper spontanément dans le cours et sous l'influence directe de
l'hystérie ».
Telle est la première raison de M. Pitres voici la seconde
«
Une seconde raison non moins importante, ce me semble,
c'est que tous les symptômes que l'on observe chez les sujets
hypnotisés peuvent se rencontrer sur des hystériques à l'état de
veille et font éventuellement partie du cortège des symptômes
de l'hystérie. Nous savons que les manœuvres hypnogènes ont
pour effet de déterminer, chez certains sujets, l'apparition de
phénomènes musculaires, sensitifs ou psychiques, dont la
sériation régulière ou irrégulière constitue des formes typiques
du grand hypnotisme ou les formes frustes et incomplètes du
petit hypnotisme. Eh bien! si chacun d'eux peut exister isolé-
ment chez des hystériques en dehors de l'hypnose provoquée,
n'est-on pas en droit de les considérer comme des accidents de
nature hystérique quand ils se montrent réunis à la suite de
manœuvres expérimentales » (2) ?`?
(1) Leçons «Uniques sur l'hyslérie et l'hypnotisme, II, p. 3-16.
(2) Ouvrage cité, II, p. 346.
Le reste de la leçon est une démonstration clinique en règle des
faits qui viennent d'être allégués.
La réponse des adversaires à ces raisons est courte et vive,
sinon décisive Vos raisonnements, disent-ils en substance à
M. Charcot et à ses partisans, sont subtils, vraisemblables, pro-
bables tant que vous voudrez. Mais que deviennent vos vraisem-
blances et vos probabilités, en présence de ce fait notoire,
indéniable, qu'on hypnotise tous les jours des gens qui n'ont pas
et n'ont jamais eu la moindre atteinte d'hystérie? Toutes les per-
sonnes que vous hypnotisez, assurez-vous, sont hystériques ce
n'est pas surprenant, vous choisissez vos sujets en vue d'étudier
et de cultiver l'hystérie, vous opérez exclusivement sur des hysté-
riques notoires (1) ce serait le plus grand des prodiges si vous
endormiez des gens qui ne le sont pas. Mais, faites comme nous;
recueillez indistinctement quiconque se présente pour se faire
endormir, et vous serez bientôt forcés de convenir qu'on peut
être hypnotisable sans être hystérique. Et aussitôt arrive l'iné-
vitable statistique de M. Liébault M. Liébault ne choisit pas ses
sujets, il prend qui se présente, hystérique notoire ou non.
Ehbien! en 1887, sur quatre cent quatre-vingt-quatre personnes
qu'il a hypnotisées, vingt et une seulement ont été réfractaires au
sommeil. En 1888, il en a hypnotisé quatre cent vingt-neuf de
réfractaires il n'y en a eu que seize (2). Soutiendrez-vous que
l'hystérie se rencontre dans les individus en une telle pro-
portion ?
Il est évident que l'argument impressionne M. Pitres Sur «.
cent sujets figurant dans les statistiques de M. Liébault, dit-il,
il y en aurait quinze ou dix-huit qui présenteraient les symp-
tômes du somnambulisme complet. L'hystérie avérée n'a pas ce
degré de fréquence » (3). Mais au lieu de se rendre, l'habile
professeur se rabat sur « les hystériques à manifestationslatentes,
les prédisposés, les simples névropathes qui doivent fournir un
très fort contingent à la clientèle des hypnotiseurs (4).

(1) « Je liens donc bien àindiquer que nos recherches ont porté sur des malades
atteintes de grande hystérie ». M. Paul Riclier, Études cliniques sur la grande
hystérie, p. 513; note.
(2) Liébault, Le sommeil provoqué, p. 19.
(3) Pitres, Leçons cliniques, etc., II, p. 35S.
(4) Ibid., p. 359.
M. Babinski, le disciple fidèle de M. Charcot,. lui aussi est
ébranlé, et sent le besoin de « rappeler cette vérité, dont il est
indispensable d'être bien pénétré, que le domaine de l'hystérie est
infiniment plus vaste qu'on ne le croyait autrefois. C'est une des
maladies nerveuses les plus fréquentes, qui peut atteindre
l'enfant, l'adulte et le vieillard, les deux sexes, que les causes les
plus diverses, influences morales, traumatismes, intoxications,
infections, sont susceptibles de provoquer » (1).
Mais les adversaires, qui ne croient nullement « indispensable
d'être bien pénétrés » de l'idée de M. Charcot, et désirent sim-
plement de connaître la vérité, reprennent les assertions de
M. Pitres et de M. Babinski et les replacent impitoyablement à
la lumière de l'expérience et des faits.
Et les faits, quels sont-ils donc?
Un premier fait, c'est que Hansen en Allemagne, Donato en
France, en Russie, en Belgique, en Italie, loin de s'attaquer à
des sujets maladifs ou déprimés, choisissaient les hommes les
plus robustes, les tempéraments les plus sains. Pour ne parler
que de Donato, on sait qu'à Vincennes il hypnotisa quantité de
sous-officiers qu'avaient choisis et que lui avaient présentés les
officiers supérieurs à Brest, il hypnotise des médecins et des
étudiants; à Lille, vingt étudiants sous les yeux de leurs profes-
seurs de la Faculté de médecine; à Turin, au théâtre Scribe,
trois cents jeunes gens et quarante officiers de la garnison; à
Milan, il hypnotise des journalistes et nombre d'étudiants de
l'Académie et du Polytechnicum (2). Etil nous faudrait croire que
tous ces soldats, tous ces officiers, tous ces journalistes, tous
ces professeurs, tous ces étudiants sont des hystériques ou des
névropathes?
Les succès d'hypnotisation obtenus par Donato sont indiscu-
tables et à l'abri de tout soupçon: nous en avons pour garant,
entre autres, le docteur Morselli, directeur de l'asile des aliénés
deTurin, qui non content d'assister aux séances et de tout contrô-
ler, a voulu lui-même être endormi par le célèbre hypnotiseur (3).

(1) Leçon sur l'hypnotisme si l'hyxlèrie, Gazette hebdomadaire de médecine et dis


chirurgie, n» du 25 .juillet 1891.
(2) P. Franco, L'ipnotismo lornalo rli mndu, p. M.
(3) Morselli, lt mugnelismo animale, p. 2 cL suiv.
Que si l'on ne veut admettre que les témoignages d'hommes
de science, nous ne serons pas embarrassé pour en fournir.
D'abord il nous faut revenir à M. Liébault et faire observer
que ses expériences ne se sont pas bornées aux huit ou neuf cents
sujets des années 1887 et 1888 il a continué ses travaux, et en
1891, quand il publiait sa Thérapeutique suggestive, le nombre
des personnes qu'il avait hypnotisées dépassait sept niille cinq
cents. Or, au cours de cette longue pratique de l'hypnose, la
proportion des sujets trouvés sensibles aux manœuvres hypno-
tiques, loin de s'abaisser, s'est plutôt accrue et de cette colos-
sale statistique, il reste toujours que sur cent sujets pris au
hasard, quatre-vingt-dixau moins s'endorment, et plus de quinze
arrivent jusqu'au somnambulisme, M. Pitres restant avec son
aveu « que l'hystérie avérée n'a pas ce degré de fréquence ».
Mais voici un autre hypnotiste qui rivalise avec M. Liébault,
et jouit de la plus haute considération dans le monde scienti-
fique c'est M. le docteur Wetterstrand, de Stockholm, que
nous avons déjà nommé. De janvier 1889 à janvier 1890,
M. Wetterstrand a hypnotisé trois mille cent quarante-huit per-
sonnes. Veut-on savoir combien sur ce nombre ont été réfrac-
taires ? Quatre-vingt-dix-sept Quatre-vingt-dix-sept sur trois
mille cent quarante-huit (1).
A Amsterdam, le docteur van Rerterghem et le docteur van
Eeden cultivent avec ardeur et succès l'hypnotisme. Or, sur
quatre cent quatorze personnes, ils ont réussi à en endormir
trois cent quatre-vingt-quinze.
« Durant une année, nous dit M.
Forel, de Zurich, j'ai opéré
sur deux cent cinq sujets, parmi lesquels plusieurs étaient
atteints de maladie mentale cent soixante-onze ont été influen-
cés, trente-quatre, non. Dans la suite, j'ai hypnotisé cent cinq
personnes, onze seulement ont résisté. Et encore, trois personnes
que je n'avais pas d'abord réussi à influencer, ont été endormies
plus tard avec une grande facilité » (2).
Mais un témoignage particulièrement intéressant dans la
matière, est celui de M. le docteur Ringier. Dans la préface
d'un livre dont le titre pourrait se traduire ainsi Résultats de
(1) Wetterstrand, Der Hypnotisants, etc., p. 1.
(2) Forci, Der Hypnotismus, p. 26.
nBVUB THOMISTE. I. 25
l' hypnotisme thérapeutique obtenus par un médecin de cam-
pagne. (1), M. Ringier écrit ce qui suit « Les sujets que j'ai
hypnotisés appartiennent à une population dont le système
nerveux est aussi peu excité que possible, absolument étrangère
aux agitations et aux raffinements de la vie mondaine, forte race
avec un développement intellectuel normal. Parmi nous, les
circonstances qui, dans les grandes villes et les centres indus-
triels, provoquent la nervosité, font absolument défaut. De sur-
menage intellectuel, il n'en peut être question. La vie de nos
braves gens, tous agriculteurs, vie active en plein air, sur un
haut plateau entre le Jura et les Alpes, a tout ce qu'il faut pour
fortifier le système nerveux; d'autant mieux que notre popula-
tion étant aisée n'a pas à souffrir les soucis de la misère, et se
procure facilement une nourriture substantielle » (2). Comme on
le voit, le pays de M. Ringier est peu propice à l'hystérie. Si les
hystériques doivent être rares quelque part, c'est là. Par consé-
quent, s'il est un médecin qui, d'après l'idée de M. Charcot et de
ses disciples, doit compter des insuccès en hypnotisation, c'est
M. Ringier. Or, voici le fait En deux ans et trois mois, M. Rin-
gier ayant soumis aux procédés hypnotiques deux cent dix de
ses campagnards, tous ont cédé au sommeil, excepté douze (3).
Je n'ajouterai plus qu'une réflexion c'est que, en bien des
cas, les hypnotistes qui combattent la thèse de la Salpêtrière
ont eu affaire à des sujets qu'ils connaissaient à fond, et de
longue date, des amis, des parents, des domestiques. M. Albert
Moll, pour ne citer qu'un exemple, hypnotise un jour un de ses
parents, et « dès cette première séance, en une minute, le plonge
dans un sommeil si profond qu'il en obtient des hallucinations
posthypnotiques négatives Or, de ce parent il nous dit « Ce
»

jeune homme est un type de constitution saine, das Muster eines


gesiinden jungen Mannes ».(4). Comment douter, quand l'affir-
mation nous vient de pareils hommes, soit de la parfaite santé
des sujets, soit de la réalité de l'hypnose ?
Il paraît bien, après cela, que si les faits disent quelque chose,

(1) Erfolge des lherapeutischen Ilypnotismus in der Landpraxis.


(2) Ouvrage cité, p. 7.
(3) Ouvrage cité, p. 5.
(4) A. Moll, Der Hypnotismus, p. 151.
c'est qu'on peut parfaitement être hypnotisable sans être au-
cunement hystérique ou névropathe (1).
Ils disent davantage les statisques nous montrant que sur
cent personnes, il s'en endort au moins de quatre-vingts à quatre-
vingt-dix, nous devons conclure des statistiques que presque
tous nous pouvons être endormis.
Mais ne peut-on pas aller plus loin encore? Nous possédons
un nombre de cas, déjà fort considérable, où des personnes
longtemps réfractaires à l'hypnose ont fini par céder. Ainsi,
M. Albert Moll nous raconte qu'après quatre-vingts séances sans
résultat notable, il est arrivé à si bien endormir une personne
qu'il put lui suggérer des hallucinations. Cela n'autorise-t-il pas
à croire qu'avec une dépense suffisante de patience et de temps,
l'on finirait par endormir n'importe qui, et à reconnaître une
sérieuse probabilité à la thèse de M. Forel « Tout homme sain
d'esprit est naturellement hypnotisable à un degré ou à un autre.
Si quelqu'un ne peut entrer en hypnose, c'est uniquement le fait de
certaines dispositions psychiques accidentelles et passagères» (2).

Cette formule, comme on l'aura sans doute remarqué, laisse


clairement entendre que si l'aptitude au sommeil hypnotique est
universelle, elle est loin d'être égale entre tous. De fait, il en est
ainsi. Et dès lors on devait naturellement se demander quelles
conditions rendent plus apte au sommeil, et dans quelles caté-
gories sociales se rencontrent les sujets les mieux ou les moins
bien disposés, sous le rapport de l'hypnose.
Des recherches ont été faites en ce sens. Mais elles sont
encore incomplètes. Du reste ces questions étant étrangères au
but que nous poursuivons, nous n'avons pas à nous y engager.

(1)M. Henri Nizet écrit avec raison {l'Hypnotisme, élude critique. 2e édit. p. 38)
« Un^rand mouvement se manifeste actuellement dans le momie scientifique en fa-
veur de l'École do Nancy [». Mais M. Delbœuf ne va-t-il pas trop loin quand il écrit
(ibid.) « En dehors de Paris, le conflit est jugé. L'École de la Salpètrière a vécu ».
M. Charcot a encore des partisans hors (le Paris..Te n'en veux donner pour preuve
que ce témoignage d'un vrai savant, M. le IV Grasset, de Montpellier « Je me rallie,
pour ma part, ta conclusion actuelle de la Salpètrière: je ne crois pas que tous les
sujets Liszt bi es soient
hypnotisables
sujets liypno -,oient des hystériques, niais. les
liystéi'i(tues. iliiiis. les sujets
sujets liypnotisables
hypnotisables sont t~)11-
tou-
jours des nerveux, des névrosés, en état ou en puissance, ils font partie de la famille
ncvrapatliique ». lierons de clinique médicale, p. 286.
(2) Ouvrage cité, p. 151.
Qu'il me suffise de dire qu'on est arrivé à établir suffisamment
1° Que l'homme n'est pas sensiblement moins accessible à
l'hypnose que la femme (1).
2° Que l'enfance et la jeunesse sont les âges qui la favorisent
davantage (2).
3° Que les aliénés otfrent de tous le plus de difficulté à
endormir (3).
4° Que les personnes intelligentes, capables d'arrêter forte-
ment leur attention sur une idée, sont plus facilement hypnoti-
sables que les personnes à esprit obtus et volage (4).
5° Que les hommes habitués à une obéissance passive, comme
les militaires, sont des sujets de choix (5).
Quant à la question de savoir si la nationalité et la race
exercent quelque influence, si, par exemple, les Russes sont,
comme on l'a voulu dire, les plus hypnotisables des hommes,
l'on ne saurait encore prudemment rien affirmer.

Mais après avoir vu qu'il est très probable que tous, ou presque
tous, nous pouvons être hypnotisés, il reste à examiner si l'on
peut être hypnotisé malgré soi.
A ce sujet M. Bernheim écrivait ces consolantes paroles t
« Nul ne peut ôtrc hypnotisé contre son gré, s'il résiste à
l'injonction. Je suis heureux. de rassurer le public contre toute
crainte chimérique, qu'une fausse interprétation des faits pourrait
faire naître » (6).
Cette assertion est-elle absolument exacte, et peut-elle être
acceptée sans aucune restriction ? C'est ce qu'il s'agit maintenant
de discuter.
(A suivre).
FR. M. Th. COCONNIER.
o. P.

(1) Beaunis, Le somnambulisme provoqué, p. 14, tableau pour le sexe ».


(2) Ibid., p. 16 et 17. « Tableaux et groupements des sujets d'après les âges ».
(3) L'impossibilité d'hypnotiser les aliénésavait même été considérée d'abord comme
absolue. Mais M, A. Voisin a été assez heureux pour en hypnotiser un certain
nombre, soit a peu près 10 p. 100. V. Premier congrès international, etc., p. 147.
(4) Albert Moll. ouvrage cité, p. 29.
(5) Ibid.
(6) De la suggestion dans l'état hypnotique, réponse a M. Paul Janet, p. 13.
REVUE DES SCIENCES PHYSICO-CHIMIQUES

Ce bulletin semestriel est destiné à résumer les progrès accomplis dans


les sciences physico-chimiques durant la dernière période de six mois. Je
demande la permission, pour la première fois, de porter mes regards un peu
plus loin en arrière, et de passer en revue quelques-unes des découvertes capi-
tales qui ont marqué ces dernières années, insistant sur les idées qu'elles ont
vérifiées ou qu'elles ont fait naître.
En physique, les idées de Maxwell ont reçu une éclatante confirmation des
expériences de Henrich Ilertzet de ses successeurs. Une branche nouvelle,
l'étude de la « propagation de l'énergie électrique », a été ajoutée à l'électricité.
L'analogie entre les phénomènes électromagnétiques périodiques et les phéno-
mènes lumineux est apparue de jour en jour plus étroite et les 'découvertes
récentes en électromagnétisme ont eu leur contrecoup en optique les expé-
riences de Wiener et de Lippmann sur les ondes lumineuses stationnaires en
sont la preuve.
En chimie, ce qui attire le plus notre attention, c'est l'ensemble de travaux
accomplis par Emile Fischer et ses élèves, sur la synthèse des sucres. Ces
recherches intéressent au plus haut point la chimie ^biologique elles ont une
importance capitale comme argument en faveur des hypothèses stéréo-chi-
miques.
Je me bornerai à passer en revue les questions que je viens d'énumérer.

L'explication des « idées de Clerk Maxwell » a défié la sagacité de bien des


physiciens. L'oeuvre du grand penseur anglais semble présenter en effet bien
des obscurités, voire des incohérences. A l'ouvrage où il publie l'ensemble de
ses recherches expérimentales (1), Hertz a joint une préface où il expose avec
netteté ce qu'il considère comme capital dans les conceptions de Maxwell.
Avant Faraday, les savants qui s'occupaient d'électricité concentraient leur
attention sur le rôle des corps conducteurs soit qu'il s'agit d'électrostatique,
soit qu'il s'agit de courants électriques, on regardait l'énergie électrique comme
·

(1) Unlersnchungen iihfir (lie Ansbreilung der elektrischen Kraft (Leipzig, 1892).
localisée dans le corps conducteur chargé d'électricité ou transportant l'élec-
tricité. Faraday est le premier qui ait émis l'idée paradoxale, que l'énergie
électrique résidait dans le milieu isolant, dans le diélectrique, où les conducteurs
sont plongés. Le conducteur sert de guide, de limite, à l'électricité voilà
tout. L'échauffement des conducteurs par les courants qu'ils transportent est
une grave objection à cette manière de voir elle n'a pas, heureusement, arrêté
les esprits audacieux de la Grande-Bretagne et n'a pas tué en germe une idée
qui devait par la suite se montrer féconde.
Un espace où se trouvent des corps électrisés est un champ électrique. En
chaque point de l'espace, la force qui agirait sur une masse d'électricité positive
égale à l'unité et réduite à un point, est déterminée en grandeur et en direction.
Si on se déplace avec cette petite masse d'électrité en se laissant conduire cons-
tamment suivant la direction de la force électrique, on décrit une ligne de force.
Les lignes de force remplissent toutle champ, partant des surfaces conductrices
électrisées positivement pour venir aboutir aux surfaces électrisées négative-
ment. Leur faisceau est d'autant plus touffu que l'intensité du champ est plus
grande. Le diagramme des lignes de force suffit à nous faire connaître complè-
tement l'état électrique de l'isolant qu'elles traversent et que pour cette raison
Faraday appelle le diélectrique.
Pour Faraday et pour Maxwell, c'est dans le champ que sillonnent ces lignes
de force que réside l'énergie électrique un déplacement de ces lignes, produit
par un changement dansl'électrisation, est accompa gné d'une variation d'énergie.
De même que les corps électrisés créent autour d'eux un champ électrique,
de même les aimants Créent un champ magnétique. Mais un champ magnétique
peut être produit par autre chose que par des aimants un courant électrique
passant dans un circuit conducteur agit sur l'aiguille aimantée, donc il crée un
champ magnétique.
L'idée capitale de Maxwell est la suivante. La force électrique eu un point
d'un diélectrique y crée une modification particulière qu'on peut définir com-
plètement par une grandeur dirigée appelée le déplacement. Le déplacement
électrique est orienté dans la direction de la force électrique, et sa grandeur
la
est proportionnelle grandeur même de laforce, multipliée par un coefficieut
qui dépend de la nature de l'isolant. Si l'état électrique varie, le déplacement
électrique varie en chaque point. La variation du déplacement électrique avec
le temps produit des effets analogues à ceux d'un courant d'électricité circulant
dans un conducteur elle doit avoir en particulier les mêmes effets électroma-
gnétiques.
Équivalence électromagnétique des courants de déplacement, c'est-à-dire des
variations de la grandeur appelée déplacement électrique, et des courants de
conduelion, telle [est la première hypothèse de Maxwell.
Si un champ électrique est variable, il crée donc à chaque instant un champ
magnétique dont la grandeur absolue est proportionnelle à la vitesse de variation
du champ électrique.
Réciproquement, et c'est là la seconde idée fondamentale de Maxwell, la
variation d'un champ magnétique constitue un système de courant de dépla-
cernent magnêtU/ues et ces courants de déplacement magnétiques doivent avoir
un effet électrostatique, de même que les courants de déplacementélectriques
ont un effet magnétique. Il y a réciprocité. Le champ électrique créé par la
variation d'un champ magnétique est, en grandeur, proportionnel à sa vitesse
de variation.
Or si un champ électrique varie, le champ magnétique auquel il donne nais-
sance est variable aussi en général. Il crée donc à son tour un champ électrique.
Si le champ électrique est périodique, le champ magnétique le sera aussi. En
général, l'espace soumis aux forces étudiées sera donc le siège de perturba-
tions électriques et de perturbations magnétiques corrélatives et concomitantes:
il sera le siège de perturbations électromagnétiques.
Pour aller plus loin, le secours de l'analyse mathématique est indispensable.
Le calcul permet parfois le passage d'un résultat à un autre résultat par voie
de déduction, d'une façon plus rapide et plus claire qu'on ne pourrait l'exprimer
en se servant du langage ordinaire. Ici il y a plus il ne semble pas possible
d'énoncer en langage ordinaire les raisonnements déductifs dont l'analyse tient
lieu. Bref, du fait qu'un champ électrique variable crée un champ magnétique
proportionnel à sa vitesse de variation, et qu'un champ magnétique variable
crée de même un champ électrique proportionnel à sa vitesse de variation,
l'on déduit qu'une perturbation électromagnétique se propage dans un milieu
diélectrique avec une vitesse déterminée.
Et ce résultat capital prend une importance nouvelle si l'on songe que la
vitesse de propagation, calculée en partant de mesures purement électriques
et magnétiques, se trouve identique à la vitesse de propagation de la lumière.
La lumière ne serait-elle ainsi qu'un phénomène électromagnétique d'une nature
particulière, un phénomène électromagnétique périodique et à période exces-
sivement courte?
Il fallait commencer par prouver que l'édifice échafaudé sur les hypothèses
(le Maxwell était bien solide, prouver la réalité de ces perturbations électroma-
gnétiques se propageant dans un milieu avec la vitesse de la lumière. C'est à
quoi est parvenu Ilenrieh Hertz en 1888.
Il n'est pas aisé d'établir qu'un phénomène se propage avec une vitesse finie,
qu'il ne se transmet pas instantanément, quand sa vitesse est de 300 000 kilomètres
par seconde. Quand le son se propage dans un tuyau, en un point donné du
tuyau, l'air reprend exactement le même état à des intervalles de temps égaux
il la période vibratoire, et d'autre part, en deux points de tuyau, l'air est cons-
tamment dans le même état, s'ils sont l'un de l'autre à une distance que le son
ait franchie en un temps égal à un nombre entier de périodes vibratoires laa
distance franchie pendant la durée d'une période est la longueur d'onde elle
est naturellement le produit de la période par la vitesse de propagation. Deux
points distants d'une ou de plusieurs longueurs d'onde sont constamment dans
un état identique.
Au mouvement périodique qui se propage ainsi dans un sens déterminé, à
l'onde progressive, superposons un mouvement de même période se propageant
en sens inverse, une onde régressive. Les deux mouvements se composeront,
et il est aisé de voir qu'en certains points fixes, distants les uns des autres d'une
demi-longueur d'onde, les mouvements progressifs et régressit's sont concor-
dants et s'ajoutent en ces points il y a vibration plus grande qu'auparavant
aux points exactement intermédiaires, les mouvements se détruisent; il y a
immobilité constante les premiers points sont des ventres, les seconds des
nœuds de vibration. Ces points étant fixes, on dit que l'on a un système d'ondés
stationnaires.
Hertz s'est proposé de produire ainsi un phénomène électrique périodique,
et en le faisant réfléchir sur un obstacle convenable, de faire naître dans le
milieu une onde régressive qui rlonnnt avec l'onde progressive un système
d'ondes électromagnétiquesstationnaires. Ayant créé ce système, il serait aisé
de reconnaître qu'en certains points de l'espace la force électrique serait nulle,
en d'autres points elle serait maximum, et de mesurer la distance entre deux
points où elle serait nulle cette distance donnerait la demi-longueur d'onde,
c'est-à-dire ferait connaître la vitesse de propagation si l'on connaissait la
période.
La première difficulté est'celle d'avoir un phénomène périodique à période
assez courte car la vitesse étant de 300 000 kilomètres par seconde, la longueur
d'onde sera énorme si la période n'est pas excessivement courte avec
300000 périodes par secondes on aurait une longueur d'onde d'un kilomètre, et
pour que l'expérience réussisse, il faut que la salle où Ton opère ait des
dimensions de plusieurs longueurs d'onde. M. Hertz a réalisé ces périodes très
courtes au moyen d'un excita leur ou vibrateur permettan t d avoir en tre deux points
un flux alternatif d'électricité changeant de sens quelques centaines de millions
de fois par seconde. La période pouvait se déduire des dimensions de l'excitateur.
L'excitateur est formé de deux sphères métalliques creuses réunies par une
tige métallique de un mètre de longueur environ, interrompue en son milieu,
les deux bornes de l'interruption étant formées de deux petites boules qu'on
peut écarter ou rapprocher l'une de l'autre les deux boules sont mises en
communication avec les deux pôles d'une bobine de RuhmkofT, et l'on voit
éclater entre elles un Ilux d'étincelles.
Pour déceler l'existence d'une force électrique périodique en un point de
l'espace, on emploiera un résonateur électrique; celui dont s'est servi Hertz
était un cerceau métallique présentant en un point une interruption dans cer-
tains cas, cette interruption sera le siège d'un flux d'étincelles plus ou moins
brillantes, dans d'autres cas enfin l'on ne verra rien.
Si l'excitateur est disposé dans une vaste salle, à quelques mètres d'un mur
conducteur, et si l'on promène le résonateur entre l'excitateur et le mur, on
reconnaît à cet espace intermédiaire tous les caractères d'un espace qui est le
siège d'ondes stationnaires. En des points équidistants,le résonaleursVfej'«/, ne
donne rien ces nœuds de force électrique sont à des distances les uns des autres
d'une demi-longueur d'onde. On peut calculer la période du mouvement; et
mesurer la distance de leurs nœuds. On en déduit la vitesse de propagation.
On la trouve égale à la vitesse de la luntière.
Bien des expérimentateurs ont repris et complété ces expériences il con-
vient de citer au premier rang MM. Sarasin et de la Rive en Suisse, M. Lodge
et M. J.-J. Thomson en Angleterre, M. Lecher à Vienne, MM. Rubens et Ritter
en Allemagne, M. Bjerknes en Norvège, M. Blondlot en France. Les résultats
acquis à l'heure actuelle sont les suivants
La propagation des « rayons de force électrique soit dans un milieu diélec-
trique indéfini, soit à la surface de séparation de deux diélectriques différents,
se fait suivant les mêmes lois que la propagation des rayons lumineux. Les
rayons de force électrique se réfléchissent et se réfractent comme les rayons
de lumière on a pu les concentrer en un foyer au moyen d'un miroir métal-
lique, parabolique on a pu les dévier avec un prisme d'asphalte, ou les con-
centrer avec une lentille de poix. Un grand nombre d'expériences ont porté sur
des ondes électromagnétiques propagées le long des fils métalliques conduc-
teurs. Si on plonge ces fils dans un liquide isolant, comme le pétrole, au lieu
de les laisser dans l'air, on réduit la vitesse de propagation dans un rapport
généralement égal à l'indice de réfraction de ce liquide. En 1891, M. Blondlot a
démontré par une méthode irréprochable que la vitesse de propagation le long
des fils plongés dans l'air était bien de 300000 kilomètres par seconde, et tout
récemment MM. Sarasin et de la Rive ont levé le dernier doute qui pouvait
subsister en vérifiant directement l'égalité des vitesses de propagation dans
l'air lorsqu'il n'y a pas de conducteur, et le long d'un fil conducteur plongé
dans l'air. Donc la vitesse de propagation des perturbations électromagnétiques
dans l'air est bien la vitesse de la lumière, et leur vitesse dans un autre milieu,
comme le pétrole, est encore égale à la vitesse de la lumière dans le pétrole (1).
Les premières expériences de M. Hertz datent de 1888; par le nombre pro-
digieux de travaux accomplis depuis dans la même voie, on peut juger de la
fécondité de ses méthodes et de ses idées.
Si la lumière n'est qu'un phénomène électromagnétique, on doit chercher à
la produire directement sans perdre une grande part d'énergie à échauffer le
corps lumineux pour le porter à l'incandescence"? Par malheur, les durées des
vibrations lumineuses se comptent par millièmes de trillionièmes de seconde, et
nous n'avons aucune idée de la façon dont il faudrait procéder pour produire
des vibrations électromagnétiques aussi rapides.
On ne peut passer sans silence néanmoins les expériences de M. Nikola Tesla,
expériences que l'illuslre électricien américain répéta l'an dernier à Londres
et à Paris. Ces expériences sont fondées sur l'emploi des courants alternatifs
de grande fréquence et de haute tension. Le nombre des alternances a pu
s'élever jusque 400000 par seconde et la tension aux bornes de la bobine
d'induction employée, a pu atteindre un demi-million de colis (qu'on se sou-
vienne, comme terme de comparaison, que les installations électriques il cou-
rant continu donnent en général une tension moyenne de 110 volts). Dans ces

quelques restrictions A faire dans certains corps, tels que l'eau, la


(1) Il y a ici
vitesse des ondes électromagnétiques est fort différente de la vitesse de la lumière-
C'est que dans ces corps la dispersion varie beaucoup quand on passe des périodes
très courtes de la lumière aux périodes beaucoup plus longues employées dans les
expériences électromagnétiques.
conditions, contrairement ù ce qu'on pourrait croire, la décharge n'est pas
dangereuse; et elle donne des résultats tout à fait inattendus.
En prenant à la main un simple tube de verre où l'on a fait un vide partiel, et
en touchant par l'autre main la source d'électricité à haute tension, on le voit
se remplir d'une lumière éblouissante, qui persiste avec le même éclat dans
quelque position qu'on le mette. Une ampoule de verre où l'on a fait le vide,
une ampoule de lampe à incandescence, présente en son centre une petite
sphère de verre remplie de poudre conductrice de façon à pouvoir communiquer
avec la source d'électricité en établissant la communication avec une des
bornes, on voit l'ampoule se remplir d'une magnifique lueur phosphorescente.
Cette lueur, d'abord répandue uniformément dans le globe, se localise peu à
peu, elle forme un faisceau lumineux dirigé du centre vers une région parti-
culière du globe, et la position de ce faisceau change avec la plus grande facilité
dès qu'on exerce la moindre action électrique ou magnétique il suffit de s'en
approcher par faire élancer la décharge lumineuse en sens opposé et si l'on
tourne autour de l'ampoule, la décharge tourne également, toujours en fuyant.
l'observateur.
Dans l'explication de ces phénomènes très brillants, mais encore insuffisam-
ment connus, M. Tesla revient avec insistance à une idée qu'il emprunte à
Crookes, l'idée du bombardement du corps lumineux par les molécules gazeuses.
Il semblait que l'antique théorie cinétique des gaz eût perdu de son intérêt et
de son prestige il est curieux de voir avec quelle hardiesse les physiciens
anglo-saxons, qu'on, croirait les plus portés à s'en tenir à un langage positiviste,
parlent du mouvement des molécules et du bombardement des atomes, comme
s'ils avaient pesé ces molécules et ces atomes et suivi leurs mouvements. Nous
aurons l'occasion de revenir sur cette tendance, aussi bien que sur ces tenta-
tives, déjà si brillantes à leur début, pour chercher dans une voie entièrement
nouvelle, la solution du problème de la production de lumière.

II

Le succès des expériences de Hertz sur les ondes électromagnétiquesstation-


naires a suggéré l'idée de réaliser des otitlea lumineuses stalionrmires. Quelles
que soient les hypothèses mécaniques admises sur la nature de la lumière,
ce qui est certain, c'est qu'elle est un phénomène périodique, à période extrê-
mement courte. La période dépend de la couleur par suite il en est de même
de la longueur d'onde la longueur d'onde du jaune est à peu près un demi-
millième de millimètre; on se fera une idée de la période vibratoire en songeant
qu'elle est le temps nécessaire pour parcourir cette longueur d'un demi-millième
de millimètre avec la vitesse de 300000 kilomètres par seconde.
Fresnel, au commencement de ce siècle, a établi ce caractère périodique
de la lumière et donne le moyen de mesurer les longueurs d'onde; il a montré
que la superposition de deux mouvements périodiques de même période, mais
pris à des phases différentes, donne un résultat qui dépend de la différence des
phases qu'en particulier, s'ils sont à des phases exactement opposées, leur
superposition donne le repos absolu. Deux rayons lumineux arrivant en un
point, mais y arrivant à des phases différentes, peuvent interférer, et produire
l'obscurité.
Fresnel n'avait fait interférer que des rayons lumineux ayant à peu près la
même direction. Il n'avait pas songé à faire interférer des rayons lumineux ve-
nant en sens inverse l'un de l'autre, ou à angle droit l'un sur l'autre. C'est ce
qu'ont fait en 1890 et 1891 M. Otto Wiener et M. Lippmann.
De même que dans un tuyau sonore, il se produit un système d'ondes station-
naires par la combinaison de l'onde sonore directe et de l'onde réfléchie sur
1 fond du tuyau, de même que dans les expériences de Hertz, on a des ondes
électromagnétiquesstationnaires par la combinaison de l'onde directe produite
pnr l'excitateur et de l'onde réfléchie sur un miroir conducteur plan, de même
un faisceau de rayons lumineux tombant bien normalement sur un miroir plan
métallique donne lieu à un faisceau de rayons réfléchis qui, se superposant au
faisceau incident, doit produire des ondes stationnaires. De demi-longueur
d'onde en demi-longueur d'onde on recentrera des nœuds une série de plans
équidistants, tous parallèles au miroir, seront des plans nodaux il n'y aura
dans ces plans aucun mouvement lumineux entre eux se trouveront au con-
traire des plans ventraux, où la lumière sera maximum.
Pour les mettre en évidence, il y a une grave difficulté. La demi-longueur
d'onde, s'il s'agit, par exemple de rayons jaunes, est d'un quart de millième de
millimètre. Une couche photographique placée dans cette région sera en général
beaucoup plus épaisse, et l'action des parties lumineuses et des parties obscures
qui alternent à si petits intervalles, y produira un ensemble confus. MM. Wiener
et Lippmann, par des artifices très différents, ont obtenu des résultats différents
aussi, mais également dignes d'intérêt.
M. Wiener a réussi à préparer des couches sensibles de 1/30 de longueur
d'onde d'épaisseur, c'est-à-dire d'environ 1 /GO 000 de millimètre. En dispo-
sant une de ces couches, étendue sur une lame de verre, de façon qu'elle soit
légèrement inclinée par rapport au miroir d'argent, elle coupera cet empilement
de plans lumineux et obscurs très obliquement, et ces plans dessineront sur
la couche une série de lignes lumineuses et obscures, que le développement
y révélera ensuite. Si la couche sensible était à angle droit sur le miroir,
les lignes alternativement noires et brillantes y seraient trop rapprochées,
puisque deux plans nodaux consécutifs sont a 1/4 de millième de millimètre
mais en inclinant de manière il rendre la couche sensible à peu près parallèle
au miroir, on arrive à écarter ces lignes autant qu'on le vent.
M. Lippmann ne s'est pas astreint à préparer des couches photographiques
aussi prodigieusement minces, mais il a préparé des couches sensibles extrtme-
ment homogènes, n'ayant pas comme les couches ordinaires de gélatino-bro-
mure, des grains de dimensions comparables à la longueur d'onde des radiations
lumineuses. De la sorte les plans nodaux et ventraux, obscurs et lumineux, se
dessinent les uns au-dessus des autres dans l'épaisseur même de la couche
sensible. Il y en a peut-être une centaine d'empilés ainsi dans l'intérieur d'une
couche ordinaire. En développant le cliché, on y fait naître une série de lames

l'hyposulfite de soude enlève complètement le sel aux


métalliques minces a des distances l'une de l'autre d'une demi-longueur d'onde
points où le
mouvement lumineux était annulé, et laisse une mince couche d'argent réduit
aux points où le mouvement a été maximum.
Ces couches d'argent très minces disposées parallèlement produisent alors
le phénomène bien connu sous le nom de phénomène des lames minces. Les
bulles de savon nous paraissent colorées de vives couleurs; toute lame pré-
sentant deux surfaces réfléchissantes très rapprochées donne lieu à un aspect
analogue. Les lumières réfléchies aux deux surfaces ne se trouvent pas dans la
même phase de leur mouvement, car celle qui a pénétré jusqu'à la surface la
plus profonde a fait plus de chemin elle a traversé l'épaisseur de la lame, aller
et retour, elle est en retard. Si ce chemin supplémentaire est exactement d'une
longueur d'onde de la couleur avec laquelle on éclaire, les deux mouvements
lumineux réfléchis sur les deux faces s'ajoutent cette couleur est renvoyée
avec plus d'éclat que ne le serait aucune autre, et si on employait de la lumière
blanche, c'est-à-dire multicolore, ce serait cette couleur particulière qui domi-
nerait dans la lumière renvoyée par la lame.
Dans l'expérience de M. Lippmann, la couleur qui a frappé la plaque en un
endroit a précisément construit elle-même la lame mince d'épaisseur voulue
pour redonner cette couleur par réflexion. En regardant par réflexion le cliché
développé, on voit ce point s'éclairer de la même couleur que le faisceau lumi-
neux qui l'avait frappé. L'objet photographie s'est reproduit avec ses couleurs.
Le problème de la photographie (les couleurs est résolu.
Dans une seconde série d'expériences, en employant toujours la même
méthode, M. Wiener a fait interférer un faisceau de rayons lumineux :ombanl
à 45. sur un miroir métallique avec le faisceau de rayons réfléchis auquel il
donne naissance. Les deux faisceaux sont rectangulaires. Que se produit-il ?
On sait que la lumière qui a traversé certains appareils, est de la lumière
polarisée, c'est-à-dire ayant des propriétés qui ne sont pas les mêmes dans tous
.les plans passant par le rayon lumineux. De la lumière naturelle, telle qu'elle
est fournie par les sources ordinaires, n'est pas orientée; on pourrait faire
tourner sur lui-même un des rayons qui la propagent, comme on fait tourner
une tige tenue a chaque bout entre deux doigts sans changer en rien les effets
produits par ce rayon. Un rayon de lumière polarisé au contraire ne pro-
duit plus les mêmes effets quand on le fait tourner sur lui-même. On l'a obtenu
en plaçant un polarisai sur le trajet d'un rayon de lumière naturelle un
second polariseur identique au premier, placé à la suite, et disposé de même,
ne change rien mais si on fait tourner l'un des deux polariseurs identiques
d'un angle droit autour du rayon, toute lumière est éteinte à la sortie. Le phé-
oomène périodique qui constitue la lumière semble donc dans un rayon de
lumière polarisée, se passer tout entier dans un des plans menés par le rayon
un polariseur n'est transparent que pour ce qui se passe dans un certain plan
si on met sur le rayon polarisé un polariseur transparent pour le rayon donné,
on n'y change rien mais si alors on tourne ce polariseur d'un angle droit, il
n'est plus transparent que pour ce qui a lieu dans le plan perpendiculaire et il
est opaque pour le rayon considéré. Les propriétés d'un rayon polarisé sont
définies par la position d'un plan passant par le rayon et qu'on appelle le plan
de polarisation.
Mais rien ne distingue d'abord le plan de polarisatio'n du plan perpendiculaire
ces deux plans sont deux plans de symétrie pour le rayon lumineux. Si l'on
admet que la cause des impressions lumineuses est un mouvement réel, une
vibration de molécules d'élher, dont la force vive est la mesure de l'intensité
lumineuse, une question se pose doit-on admettre que la vibration lumineuse
a lieu dansle plan de polarisation, ou dans le plan perpendiculaire? Fresnel
avait adopté la dernière hypothèse, Mac Cullagh et Neumann la première, mais
sans donner en faveur de leurs préférences de raison bien décisive.
L'expérience de Wiener a résolu la question ainsi posée. Faisons tomber
sous une incidence de 4o° sur le miroir un faisceau lumineux dont le plan de
polarisation est le plan d'incidence, il donne un faisceau réfléchi, polarisé dans
le même plan d'incidence. Si la vibration lumineuse est perpendiculaire au plan
de polarisation, les vibrations que propagent les deux rayons incident et
réfléchi qui font un angle droit, sont toutes deux parallèles elles pourront
interférer. Au contraire, si la vibration est contenue dans le plan de polarisation,
les vibrations incidente et réfléchie sont perpendiculaires entre elles; elles
produisent leurs effets indépendammentl'une de l'autre, elles n'interfèrent pas.
L'inverse aura lieu avec un faisceau polarisé perpendiculairement au plan d'inci-
dence. L'expérience comparative a été faite c'est avec un faisceau polarisé dans
le plan d'incidence, et seulement avec lui, qu'on a eu nn phénomène d'interfé-
rence marqué par l'existence de bandes alternativement noires et brillantes
sur une couche sensible mince appuyée, comme tout a l'heure, contre le miroir.
Il en résulte que si la lumière, et plus particulièrement ici l'action photogra-
phique, est attribuable au mouvement vibratoire de l'éther, on doit admettre
avec Fresnel que ce mouvement, dans le cas de la lumière polarisée, se fait
suivant une ligne perpendiculaire au plan de polarisation.
Ces conclusions ont donné lieu dans le monde savant, et en particulier à
l'Académie des sciences de Paris, à une intéressante discussion. Il importe de
remarquer, ainsi d'ailleurs que M. Otto Wiener l'a expressément observé lui-
même, que l'hypothèse qui consiste a prendre la force vive du mouvement
vibratoire de l'éther pour mesure de l'intensité lumineuse, n'est en rien obliga-
toire en l'admettant, on dépasse l'expérience, et si l'on prenait pour définir
l'intensité l'énergie potentielle due aux déformations qu'entraîne ce mouvement
de l'éther, on arriverait aux conclusions opposées. L'expérience de Wiener
n'en a pas moins ce grand intérêt, qu'elle permet de différencier les propriétés
de la lumière dans le plan de polarisation et dans le plan perpendiculaire.
Dans une onde électromagnétique produite par une perturbation électroma-
gnétique périodique, on peut voir quelle est la direction de la force électrique
la force magnétique lui est perpendiculaire, et le rayon suivant lequel se fait la
propagation est perpendiculaire ù toutes deux. L'onde électromagnétique a
ainsi, comme l'onde lumineuse polarisée, des propriétés différentes suivant le
plan mené par le rayon. Le plan passant par le rayon et contenant la force
magnétique joue le même rôle et jouit des mêmes propriétés que le plan de
polarisation dans le cas de la lumière.
L'analogie se poursuit ainsi entre les phénomènes lumineux et les phéno-
mènes électromagnétiques périodiques et s'il est téméraire d'affirmer encore
qu'on connaît la vraie nature de la lumière, on doit accueillir avec faveur ces
tentatives d'identification, dont le premier résultat est de faire correspondre a
tout progrès dans l'une des deux branches de la physique un progrès corrélatif
dans l'autre.

III

Les progrès de la chimie, dans ces dernières années, ne sont pas moins
intéressants que ceux de la physique. Je signale tout de suite, sans m'y arrêter
aujourd'hui, l'importance que prend l'étude des réactions chimiques aux tem-
pératures extrêmes. M. Moissan, en opérant dans l'arc électrique, a pu produire
artificiellement de petits cristaux de diamant et c'est encore l'emploi d'un
four électrique qui permet aux chimistes de l'école de Sainte-Claire Dcville
de poursuivre l'étude des métaux du platine. M. Raoul Pictet, en opérant à des
températures de 200° au-dessous de zéro, observe des phénomènes tout à fait
inattendus, et annonce « une méthode générale de synthèse chimique» qui peut
se montrer féconde, et sur laquelle nous aurons à revenir.
L'oeuvre d'ensemble la plus importante de cette période est sans contredit
l'oeuvre que poursuivent M. Émile Fischer et ses élèves, qui ont entrepris la
synthèse des sucres naturels et sont arrivés à préparer un grand nombre de
composés artificiels analogues aux sucres naturels, dont la constitution et
l'existence même étaient indiquées d'avance par des considérations stéréochi-
miques.
Parmi les composés nombreux, rangés sous le nom de matières sucrées, l'on
distinguait depuis longtemps certains composés cristallisables, comme le sucre
de canne ou saccharose, et d'autres, non susceptibles de cristalliser, mais cons-
tituant néanmoins des composés bien définis, pouvant fermenter sous l'action
de la levure de bière en donnant de l'alcool et de l'acide carbonique au nombre
de ces composés, qui admettent pour formule C6HI2O6, sont les deux sucres
les plus importants de la nature, le sucre de raisins, ou glucose, et le sucre de
fruits, ou lévulose; dans ce groupe se trouve encore la galactose, qu'on extrait
du sucre de lait. Les sucres isomères de la glucose sont aujourd'hui appelés
hexoses pour rappeler que leur molécule contient six atomes de carbone. Les
sucres du groupe des saccharoses, comme le sucre de canne et le sucre de lait,
sont formés de la soudure des molécules de deux hexoses, identiques ou
différentes, avec élimination d'une molécule d'eau de lu le nom d' hexoljioses
qu'on leur donne maintenant.
Les recherches sur les sucres ont permis d'établir avec netteté le rôle chi-
mique des glucoses ou hexoses. Elles ont montré, en outre que les propriétés
des sucres n'étaient pas le privilège des corps renfermant six atomes de car-
bone, mais qu'il y a de véritables sucres, soit naturels, soit artificiels, à trois,
quatre, cinq, et de même à sept, huit et neuf atomes de carbone. On avait cru,
quelque temps, qu'il y avait encore entre les sucres ayant un nombre d'atomes
de carbone multiple de 3 (3, 6 ou 9), et les autres; une différence capitale
les premiers seuls auraient été susceptibles de fermenter. En réalité, on a
trouvé, dans l'autre classe de corps, des sucres fermentescibles.Enfin l'on a fait
la synthèse totale, à partir des cléments carbone, hydrogène et oxygène, des
deux hexoses les plus importantes, sucre de raisins et sucre de fruits,
et l'on a, par des considérations théoriques aussi serrées qu'elles sont ingé-
nieuses et liardies, prévu il l'avance un certain nombre de corps isomères de
ces sucres (c'est-à-dire n'en différant que par le groupement des atomes à
l'intérieur de la molécule), et l'on a créé de toutes pièces la plupart de ces
corps nouveaux. Quelques-uns sont des composés purement artificiels, d'autres
ont été retrouvés depuis dans le règne végétal, après avoir été fabriqués dans
les laboratoires.
Sur le processus même de la formation des sucres chez les végétaux, l'on a
émis diverses hypothèses, dont aucune n'est rigoureusement prouvée, mais
l'on est sur la voie de la solution, et il ne semble pas douteux qu'on parvienne
à s'en rendre un compte exact. On a pu, en traitant convenablement un com-
posé dérivé de l'alcool méthyliquc, l'aldéhyde formique, le polymériser, et
obtenir un premier sucre, qui, par transformation, en a fourni d'autres. M. von
Baeyer attribue la production des sucres chez les plantes à la formation d'al-
déhyde ibrniique par réduction de l'acide carbonique de l'air sous l'influence
de la chlorophylle des feuilles vertes la transformation de l'aldéhyde en
sucrcs se ferait ensuite dans la plante, comme elle se fait au laboratoire. Mal-
heureusement, on n'a pas trouvé encore dans les végétaux le premier sucre
donné directement par l'aldéhyde formique, mais seulement des composés
dérivés de ce sucre.
Ce qui a fait le succès des tentatives de synthèse de M. Fischer, c'est la
découverte d'une série de réactions générales obtenues en faisant agir sur les
sucres analogues a la glucose une substance particulière, la phénylhydrazine
on peut en effet passer ainsi des glucoses incristallisables a des composés cris-
tallisables, faciles par conséquent à obtenir purs, et repasser de ces composés
aux glucoses correspondantes. Ce qui a guidé surtout le chimiste allemand daus
ses travaux les plus récents, ce sont les considérations stéréochimiques.
On sait depuis longtemps qu'une solution de sucre, traversée par un rayon
de lumière polarisée, fait tourner le plan de polarisation; elle le fait tourner d'un
angle proportionnel n l'épaisseur de liquide traversée, et qui augmente avec la
concentration de la solution; le sucre de raisins fait tourner le plan de polarisa-
tion de gauche a droite, pour un observateur qui regarde venir le rayon lumineux
il est dextrogyre; le sucre de fruits est lévogyre de là son nom de lévulose.
Les substances organiques se divisent ainsi en substances inaclives, sans
action sur la lumière polarisée, et substauces ictives, lesquelles peuvent être
lévogyres ou dextrogyres.
M. Pasteur mit en évidence ce fait capital, que certains corps, comme l'acide
tartrique, pouvaient se présenter sous plusieurs états, ayant exactement les
mêmes propriétés chimiques et les mêmes propriétés physiques, sauf leur
action sur la lumière polarisée. Il y avait une variété droite et une variété
gauche des quantités égales d'acide tartrique droit et gauche faisant tourner
le plan de polarisation d'angles égaux, mais en sens inverses. Une autre variété
d'acide tartrique est inactive, et enfin une quatrième variété est l'acide racé-
mique, obtenu par un mélange de quantités égales d'acides droit et gauche il
est non plus inactif par nature, mais inactif par composition.
M. Yant'IIoff et M. Le Bel ont remarqué que tous les composés organiques
possédant ces propriétés présentaient un caractère commun. Tout composé
organique a au moins un atome de carbone, et cet atome, comme l'a établi
Kékulé, est tétravalent, c'est-à-dire susceptible de fixer quatre atomes d'hydro-
gène ou d'un autre corps monovalent, ou enfin quatre radicaux composés mo-
novalents. Or. tout composé qui présente une variété active a au moins un
atome de carbone saturé par quatre radicaux monovalents différents entre eux.
Si on se représente sehématiquement l'atome de carbone sous la forme d'un
tétraèdre régulier aux quatre sommets duquel sont attachés les radicaux mono-
valents qui constituent avec lui la molécule, ce tétraèdre présentera un plan
de symétrie dès qu'il y aura seulement deux des quatre groupes attachés à ses
sommets qui seront identiques alors, en effet, le plan passant par le milieu
de l'arête joignant les deux groupes identiques, et par l'arête opposée, sera un
plan de symétrie. Au contraire, si les quatre sommets sont différents, il n'y a
plus de symétrie l'atome de carbone est asymétrique, c'est-ii-dire que les
quatre groupes attachés aux sommets peuvent affecter deux dispositions non
superposables l'une à l'autre on aura deux tétraèdres, images l'un de l'autre
dans un miroir. Il y aura ainsi des molécules de deux espèces, n'ayant de diffé-
rence que dans un sens d'orientation, et ne se distinguant en cfTet que par le
sens de la rotation qu'elles impriment à la lumière polarisée.
11 n'y a pas à la règle une seule exception; tout corps dont il existe une

variété active a dans sa molécule au moins un carbone asymétrique, et inver-


sement, bien des corps qui semblaient inactifs se sont révélés comme des
corps inactifs par compensation, c'est-à-dire dédoublables en deux variétés
droite et gauche, parce que la connaissance de leur constitution chimique indi-
quait chez eux la présence d'un carbone asymétrique, et qu'on pouvait dès
lors, à coup sûr, affirmer chez eux la présence du pouvoir rotatoire.
Ce premier succès a enhardi les théoriciens. Ils ont étudié les corps ayant,
comme les acides tartriques, deux atomes de carbone asymétriques, liés l'un k
l'autre par un de leurs sommets, les trois autres sommets étant constitués par
des groupes différents. On a, en général, dans ce cas, non plus deux isomères
inverses, mais quatre isomères, inverses deux à deux, deux droits inégaux
entre eux, et deux gauches qui leur correspondent. Moyennant certaines con-
ditions de symétrie qu'on peut prévoir à l'avance, le nombre de quatre peut
être réduit à trois c'est le cas des acides tartriques, qui présentent une variété
naturellement inactive, c'est-à-dire dont la molécule a un plan de symétrie
(on conçoit, en effet, que deux édifices dissymétriques accolés puissent
donner un ensemble ayant un plan de symétrie), et deux variétés actives,
droite et gauche un mélange à poids égaux de ces deux dernières donne
d'ailleurs la variété inactive par compensation ouracémique, qui se trouve aussi
dans la nature.
M. Pasteur avait déjà indiqué les méthodes générales de dédoublement des
composés inactifs par compensation. M. Fischer les a étudiées et appliquées
avec un rare bonheur. Parfois, en cristallisant, le corps inactif donne deux
sortes de cristaux, qu'un examen attentif permet de séparer en les redissol-
vant séparément, on a les deux corps actifs inverses. Mais l'un des procédés
les plus curieux est assurément celui que donnent certains ferments dans les
milieux fermentescibles inactifs par compensation, il arrive, en général, que
les organismes inférieurs s'attachent de préférence à l'une des variétés droite
ou gauche. C'est ce qui rendrait compte de l'existence dans les êtres vivants
de si nombreux composés actifs, alors que la synthèse chimique de corps
actifs à partir d'éléments inactifs par nature, ne peut donner que la variété
droite et la variété gauche en quantités rigoureusement égales.
Des acides tartriques, acides bibasiques à quatre atomes de carbone, dont
deux asymétriques, passons aux acides bibasiques obtenus par l'oxydation des
sucres du groupe des hexoses ces acides ont six atomes de carbone, dont
quatre asymétriques. Nous devons nous représentersix tétraèdres formant une
chaîne, chacun d'eux tenant par un de ses sommets au tétraèdre suivant; les
quatre du milieu de la chaine ont encore deux sommets lihres les deux groupes
monovalents qui y sont attachés peuvent être disposés de deux façons diffé-
rentes. En faisant le schéma, on voit que tous les modes de groupement se
réduisent à dix il y a dix variétés possibles d'acides sacchariques, dont deux
inactifs indédoublables, et huit se groupant en quatre groupes de deux actifs
inverses.
Ces dix acides que prévoit un pareil raisonnement, on les a tous fabriqués.
On connaissait l'une des deux variétés actives de l'acide saccharique et l'acide
mucique qui est inactif. On a fabriqué les huit autres acides, et l'on est arrivé
à se représenter la structure moléculaire de chacun d'eux l'on sait que 'dans
deux d'entre eux, par exemple, il n'y a de différence que dans l'ordre de grou-
pement autour du second atome de carbone de la chaîne. Les considérations
de stéréochimie, c'est-à-dire de réprésentation des molécules chimiques par
des schémas dans l'espace, et non plus seulement par des formules dévelop-
pées dans un plan, ont acquis dès à présent droit de cité dans la science%
Terminons par une considération empruntée a M. Emile Fischer. Deux sucres
stéréo-isomères, c'est-à-dire ne différant que par la façon dont sont disposés
les deux radicaux monovalents aux deux bouts de l'arète libre de l'un ou de
l'autre des tétraèdres de la chaîne, ont a peu près les mêmes propriétés chi-
miques. Ils peuvent prendre naissance dans la même réaction. Ils peuvent avoir
des propriétés physiologiques très différentes.
Or on a fabriqué des sucres artificiels en grand nombre, stéréo-isomères des
Qu'arriverait-il syl'on remplaçait le
sucres naturels. sucre naturel qui entre
REVUE THOMISTE. – I. – 26
dans 1alimentation de tel ou tel animal par l'un de ces sucres artificiels ? Les
albumines qu'ils donneraient seraient-elles assez différentes des albumines
naturelles pour amener un changement dans la vie, dans la constitution des
organes? L'abeille donnerait une autre cire et un autre miel le porc donne-
rait une autre graisse. La fonction glycogénique du foie s'exercerait-elle sans
changement? et ne pourrait-on nourrir un diabétique avec des aliments fécu-
lents dérivés d'un sucre différent de la glucose ordinaire?
Ce qui paraît le plus probable, c'est que l'abeille, c'est que le porc, habitués
aux sucres naturels, ne s'habitueraient pas tout de suite à vivre de sucres
stéréo-isomères des premiers. Il n'en est pas moins vrai qu'on pourrait tenter
des expériences de physiologie du plus grand intérêt. s
J. Fra>ïck.
TROIS EXORDES INÉDITS
DE SERMONS DE S. THOMAS D'AQUIN.

Les sermons de S. Thomas ont été fort malmenés dans le numéro du pre-
mier janvier 1893 de la Revue des Deux-Mondes. Ce n'est pas seulement la
forme littéraire, c'est la composition, c'est le fonds lui-même que M. Langlois
trouve détestable. Il est vrai que les raisons qu'il apporte à l'appui de sa thèse
sont d'une valeur plus que mince. C'est peu d'une page pour expédier, même
dans un genre qui n'a été pour lui que secondaire, un génie comme S. Tho-
mas d'Aquin. Lui appliquer le mot de Labruyère « Il fallait savoir prodi-
gieusement pour parler si mal c'est se tirer d'affaire par un bon mot, d'un
goût douteux et qui, en tout cas, ne tient pas lieu de raisons. M. Langlois s'est
cru sans doute dans une de ces régions inexplorées, sur lesquels un voyageur
dilettante peut se permettre les récits les plus fantaisistes.
En attendant que M. Langlois ait justifié ses affirmations par un travail
vraiment sérieux qui nous permette de lui répondre, nous opposerons à son
unique page un document récemment découvert et qui peut être appelé à
prendre sa place dans le débat. Il s'agit de trois exordes inédits de sermons
de S. Thomas d'Aquin qu'un infatigable chercheur, le R. P. Balme, vient
d'exhumer de la Bibliothèque d'Angers. Le manuscrit qui les contient est du
xive siècle (1). Ils font partie d'un recueil de sermons de Guilbert de Tournay mais
portent en tête la mention « fratris Thomœ de Aquino ». Leur composition est
tout fait dansle genredes sermons authentiques du Saint comme on peut faci-
lement s'en convaincre. On n'y trouve pas, il est vrai, « ce pesant bagage de'
citations que M. Langlois attribue à S. Thomas, on ne s'aperçoit point que
l'auteur « torture le texte avec ordre, d'un air triste, pour en tirer ce qui n'y
est pas ». On ne voit point qu'il produise « des thèses frivoles pour en démon-
trer la frivolité ». Ces lacunes que M. Langlois trouvera sans doute regretta-
bles n'arrêteront aucun 'de ceux qui sont familiarisés avec les « sermons au-
thentiques » de S. Thomas ou qui, les ayant pratiqués de longue date dans
un but oratoire, leur ont emprunté plus d'une fois des plans solides et leurs
meilleures inspirations. M. Langlois lui-même se rangera peut-être à leur
avis, en retrouvant dans ces exordes quelques-unes de « ces réflexions pro-

(1) Bibliothèque d'Angers – manuscrit n» 241.


v
fondes jaillissant parfois de son puissant cerveau qu'il concède à S. Thomas
orateur tout en prenant soin d'ajouter que ce puissant cerveau est « ordi-
nairement appliqué à de chimériques commentaires n.

FRATRIS THOME DE AQUINO (i).


Sapieatia conforlahil sapienlem.
Verbum istud scriptum est in Ecclesiastico, per quod intelligitur quod tam
sapiens predicator quam etiam auditor indiget Sapientia. Unumquodque enim
indiget vegetari per nutrimentum sibi conveniens. Nutrimcntum autem
ipsius anime est documentum sacre scripture. Oportet ergo confortari intel-
lectum predicatoris ad imprimendum cordibus auditorum documentum doc-
trine fortiter. Item oportet intellectum auditorum confortari ad audiendum
et retinendum memoriter. Divina autem Sapientia non est stabilis in corde
hominis nisi fortiter imprimatur et bene retineatur. Ego non sum 3-doneus ad
imprimendum vobis istam sapientiam sicut decet, sed dicit beatus Jacobus
« Si quis indiget Sapientia postulet eam a Domino qui dat omnibus affluenler et
non improperat » unde debemus invocare Dominum et rogare ipsum ut det
mihi Sapientiam suam quam possim exprimere et vobis imprimere et vos
eam retinere ita quod cedat ad ejus gloriam et honorem et ad salutem ani-
marum nostrarum.

FRATRIS THOME DE AQUINO (2).


Adapei'ial Dcus cor vestrum in
lei/e Sun cl in preceplis suis.

Verba ista scripta sunt in libru Machabeorum Il. Ad hoc quod fructificet
verbum Dei, quadruplex est apertio prima est divine legis, secunda sensus
interioris, tercia est oris predicatoris et quarta est cordis auditoris. Primo dico
ad hoc quod fructificet verbum Dei, necessaria est apertio divine legis, unde
in Apoc. « dignus es Domine aperire librum et solvere signacula ejus ». Liber
aperitur quando difficultates et misteria sacre scripture revelantur, que in mem-
branis constituta sunt manifestantur, et abdita perducuntur in lucem. Secundo
necessaria est apertio sensus interioris unde de Apostolis dicitur 3° luce ape-
ruit illis sensum ut intelligerent scripturas. Tertia apertio est oris predicatoris
ad proferendum aliis. Ps. Domine labia mea aperies. Os clausum vel
minus bene apertum non potest pronunciare laudes os clausum est quando
retardatur a laude Dei, timore offense alicujus, vel amore lucri temporalis, vel
favore humano sed quando os a Deo aperitur tune laudem pronuntiare potest.

(1) Fol. 5, ad calcem operis.


(21 Fol. 3,c. 2.
Quarto ad hoc quod verbum Dei fructificet, necessaria est apertio cordis audi-
toris unde in verbis istis dicitur Adaperiat Dominus cor vestrum in lege sua
etc. Terra materialis non potest recipere semen nisi prius aperiatur vomere
ferreo, sic semen verbi Dei non potest in corde humano recipi nisi prius ape-
riatur cor vomere timoris mortis vel alicujus magne comminationis, unde
Isaias « aperiatur terra Il id est cor humanum virtute predicationis vel timore
mortis vel magne comminationis « utgerminet Salvatorem » idest fructumsalutis.
Isaias « a timore tuo concepimus et parturivimus spiritum salutis » parturitio
est dolor qui precedit partum ita precedere debet dolor in contritione et se-
quitur partus in confessione vel in boni operis exhibitione. Sed sicut videtis
quod terra quandoque est ita dura propter defectum pluvie vel roris vel prop-
ter gelu non potest aperiri, ita cor quandoque est ita durum propter defectum
doctrine vel roris gratie vel propter gelu quod non potest aperiri, unde scribi-
tur « sicut cistcrna frigidam aquam facit sic frigidam fecit eam malicia sua ».
Job « cor ejus indurabitur quasi lapis confringetur, quasi malleatoris incus.
Tali necessarium est quod dicit Dominus in Ezech « auferam a vobis cor la-
pideum et dabo vobis cor carneum ». Terra que tardius propter duritiam ape-
ritur, vel non fructificat vel minus fructificat ita cor durum ad recipiendum
verbum Dei aut non fructificat aut pejus fructificat. De tali corde dicitur in
Ecclesiastico. a Cor durum male habebit in novissimo ». Sera penitenlia raro est
vera. Et quia modo est tempus seminandi ideo Ecclesia modo fréquentât
orationem istam, quia corda multorum sunt dura. Et nos rogemus Dominum
ut mihi aperiat sensum ad intelligendum et proferendum et vobis ad audien-
dum verbum Dei, quod sit ad ejus honorem, etc.

FRATRIS THOME DE AQUIN (I).


Que aiilem in celis sunt quis investigahil'

Vcrba ista scripta sunt in libro sapientie, in quibus difficultas in intellectu


humano ad intelligendum celestia explicatur. Dispositio enim intellectus in
anima ad intelligendum id quod est in natura valde manifestum, similiter
(similis) est disposiLioni oculi vesperlilionis ad lumen solis, ut vult philosophus.
Maxima pars ecleslium sunt angelici spiritus qui per altitudinem suam huma-
num sensum excedunt. Propter hoc dicitur in libro sapientie altitudinem celi,
propter sublimitatem angelice hierarchie, latitudinem terra; propter latam difl'u-
sionemecclesiastice hiérarchie, et profundum abyssi id est supplicium géhenne,
quis investigabit, quasi dicat nullus. Secundo dico quod Angelici spiritus propter
suam simplicitatem sensum humanum effugiunt. Unde, dicit Boecius, in libro
de unilate et uno, quod unitas intelligentie ceteris unitatibus magis est una
id est major simplicitas. Omnis essentia stans per essentiam simplex est. Sed
angelica natura masume stat per essentiam, ideo masume simplex est;
propter hoc dicit Damascenus corum subtantiam simplicem tantum ille qui

(1) Fol. 8-2. ad calcem.


crevait noscit. Tercio angelici spiritus in luminositatem suam humanum
sensum non intrare permittunt unde in ecclesiastico « ego feci ut oriretur in
celis lumen indeficiens, et sicut nebula texi omnem carnem in celis id est in
angelicis spiritibus» sicut nebula texi omnem carnem nebula tegit terram et a
luminesolisabscondit, similiter nebula carnalitalis lumen angelicum hominibus
abscondit. Iste igitur intellectus humanus ad fantasias inclinatur, et ideo alti-
tudinem celestium spirituum non attingit; est in orrline substantiarum intellec-
tualium infimus et ideo ipsarum subtilitatem et limpiditatem apprehendere
non potest'; item est nebula carnalitatis tectus et ideo ipsorum luminositatem
non respicit. Maxima difficultas est igitur in intellectu humano ad intelligen-
dum celestia. Sed, licet modus intelligendi celestia sit difficilis in se, tamen,
suffragante gratia divina, facilis est que in celis sunt quis investigabit, sequi-
tur nisi dederis sapientiam et miseris spiritum tuum de altissimis, nisi dede-
ris sapientiam que illius illustret intellectum, et sic spirilum elevel ad celestia,
et miseris spiritum tuum qui inflammet affectum et sic ipsum perficiat (1) de
altissimis id est de Paire et Filio et spiritu sancto potentiam et vitam infun-
dendo et sic robur det et intellectum confirmet et fortificet. Igitur in prin-
cipio, etc. (2).

On remarquera l'onction et l'accent d'humilité qui caractérisent. le premier


de ces exordes. S. Thomas s'adressait sans doute à l'un de ces auditoires de
jeunes professeurs, lecteurs ou bacheliers, et de disciples, des étudiants de
son Ordre peut-être, qui, au sortir des grands cours, venaient retrouver leur
maître dans l'obscure église du monastère et recevoir de sa bouche non plus
d'abstraites leçons, mais des conseils pour régler leur vie. L'histoire des pre-
miers temps de l'Ordre de S.-Dominique offre de nombreux exemples de ce
dédoublement de la vie du Maître du moyen âge en qui l'éducateur des âmes
complétait le professeur. La prédication du Maître se distinguait naturellement
dans ce cas par la régularité du développement de la pensée, par une élévation
des idées, une rigueur d'expression, qui n'eussent pas été de mise dans nu
auditoire populaire. C'est le cachet du premier et surtout du troisième des
exordes que nous venons de transcrire. Qu'on en juge
n La Sagesse sera la force du Sag'c. »

« Ce mot de l'Ecclésiastique nous donne a entendre que le sage, prêcheur


ou auditeur, a besoin du secours de la sagesse.
« Chaque être son alimentation spéciale, sans laquelle il ne peut vivre. La
nourriture de l'âme est le texte du livre sacré. Il faut donc que l'intelligence
du prêcheur soit fortifiée pour qu'il imprime à ceux qui l'écoutcnt le texte de
la doctrine avec force il faut que l'intelligence des auditeurs soit, elle aussi,
fortifiée pour l'entendre et. la retenir. Car la divine sagesse n'est stable dans
(1) Var. explicet.
(2) Indication de la reprise du texte. Le texte et les notes des trois exordes nous
ont été communiqués par Ic R. P. Balme.
le cœur de l'homme, qu'à la condition d'être fortement imprimée et bien
retenue.
« Moi, je ne suis pas capable d'imprimer en vous cette sagesse comme il le
faudrait mais le bienheureux Jacques est là, qui nous dit « Si quelqu'un a
« besoin de la Sagesse, qu'il la demande au Seigneur qui donne à tous abon-
« damment et sans marchander ». Nous devons donc invoquer le Seigneur
pour lui demander sa Sagesse, de sorte que je puisse l'exprimer, l'imprimer en
vous, et que vous puissiez la retenir, pour sa gloire, son honneur, et le salut
de nos âmes. »

Je ne sais si je m'illusionne, mais la simplicité de cette entrée en matière


me ravit. Une seule idée bien vraie bien accessible la nécessité d'un
aliment aussi bien dans l'ordre de l'esprit que dans l'ordre du corps; un déve-
loppement limpide, un langage sobre, ami des sentences, cette marque de la
force d'esprit. Avec cela, des mots de valeur, ces clous du discours, par
exemple ce fortiler rejeté tout à la fin d'une phrase, et cette expression
stabilis in corde, pour rendre l'idéal d'une âme en qui s'est fixée la Sagesse. Quel
accent ne suppose pas cet Ego, mis en avant de l'aveu de l'humilité chré-
tienne. Si l'éloquence est la peinture de la pensée, comme le veut Pascal, ou,
si, comme le disait le P. Gratry « Plus une parole ressemble à une pensée,
une pensée à une âme, une âme à Dieu, plus tout cela est beau », avouons que
nous avons, dans ces simples lignes, un petit chef-d'œuvre du genre.

M. Langlois, que je n'oublie pas, sourira peut-être aux premières lignes du


second exorde. S. Thomas ne débute-t-il pas par ce rébarbatif énoncé Quadru-
plex est stperlio littéralement (Pour que la parole de Dieu fructifie) « il fautt
une quadruple ouverture ». Je ne me décourage pas pour si peu, et j'invite
d'abord mon honorable contradicteur à se rendre compte qu'aussi bien le texte
que le contenu, ainsi qu'une allusion qui se trouve à la fin du morceau, nous
mettent en présence d'un sermon sur la Fpénitence, adressé vraisemblable-
ment à un auditoire populaire.
«Que le Seigneur ouvre votre cœur
ù sa loi et à ses commandements. »

« Ces paroles sont tirées du second livre des Machabées.


« Pour que le Verbe de Dieu produise des fruits, quatre choses doivent
s'ouvrir la loi divine d'abord, puis le sens intérieur, la bouche du prêcheur,
enfin, le cœur de l'auditeur. Il faut d'abord que s'ouvre la loi divine d'où
cette parole de l'Apocalypse «A vous, Seigneur, d'ouvrir le livre, et de briser
ses sceaux. » C'est ce qui a lieu toutes les fois que sont expliquées les diffi-
cultés, les mystères de la Sainte Écriture, que les secrets renfermés dans les
parchemins sont mis en lumière. Il faut ensuite l'ouverture du sens intérieur
de l'apôtre, comme S. Luc le dit (3e partie) (t ) « Il leur ouvrit l'intelligence afin

(1) Chapitre XXIV, v. 45.


qu'ils comprissent les Ecritures. » La bouche du prédicateur s'ouvre alors
pour enseigner. Ps Seigneur, vous ouvrirez mes lèvres. car la bouche
fermée ou demi-ouverte ne saurait prononcer les louanges de Dieu vous savez
ce qui la ferme c'est la crainte d'exciter la vengeance, c'est l'amour des biens
de cette terre, c'est le désir de la faveur humaine il faut que Dieu l'ouvre
pour qu'elle puisse parler. L'n quatrième lieu, pour que la parole de Dieu
fructifie, il faut que le cœur de l'auditeur- s'ouvre. Et c'est ce que signifient
ces paroles Que le Seigneur ouvre votre cœur à sa loi et à ses comman-
dements.
« La terre ne peut recevoir la semence si elle n'est tout d'abord ouverte
par le soc de fer de la charrue. Ainsi, la parole de Dieu ne peut entrer dans le
cœur humain si ce cœur n'est ouvert par le soc de la crainte de la mort ou
d'un grand châtiment « Que la terre s'ouvre », dit Isaïe (c'est-à-dire que le
cœur s'ouvre par la vertu de la prédication ou la crainte de la mort et des châti-
ments), « et qu'elle fasse germer son sauveur »,c'est-â-dirc qu'elle produise des
fruits de salut. Et encore « C'est votre crainte qui nous fait concevoir et
enfanter l'esprit du salut. » L'enfantement ne se fait pas sans douleur la dou-
leur ici c'est la contrition, l'enfantement c'est la confession et la bonne vie. Et
de même que la terre par l'action de la gelée ou, manque de pluie et de rosée
est quelquefois si dure qu'elle ne peut être défoncée, ainsi le cœur humain, faute
d'être instruit, manquant de la rosée de la grâce, gelé par le froid, est si dur
qu'il ne peut être ouvert. Comme la citerne refroidit l'eau, ainsi la malice
glace le cœur. Job « On peut frapper sur ce cœur durci comme sur la pierre,
comme sur l'enclume du forgeron. >i II n'y a qu'un seul moyen d'en avoir raison,
celui dont parle Ezéchiel « Je vous arracherai votre cœur de pierre et je vous
donnerai un cœur de chair », La terre qui s'ouvre trop tard a cause de sa Pureté
porte peu ou point de fruit ainsi en est-il du cœur lent à s'ouvrir à la parole
de Dieu. « Il lui en cuira au dernier jour », dit l'Ecclésiastique. La pénitence
tardive est rarement véritable.
Nous sommes à 1 époque des semailles, voiiù pourquoi l'Église répèle Son-
vent cette prière (du texte) tant de cœurs son encore endurcis. Prions donc
le Seigneur de nous ouvrir l'intelligence, à moi pour comprendre et traduire hi
parole de Dieu, à vous pour l'entendre, pour son honneur, elc. «

L'orateur se propose d'attirer l'attention de ses auditeurs sur la nécessité de


faire pénitence pour que la parole de Dieu fructifie, vérité désagréable et qu'il
convient de ne pas aborder de front. Pour l'amener, S. Thomas procède il une
exposition d'ensemble Ail hoc quod verbum Dpi fructificet, rjnnrlruplex est
apertio, se réservant d'insister sur le dernier membre de sa division. C'est
d'abord le livre qui doit s'ouvrir, puis c'est le sens intérieur, le contexte
montre que c'est l'œuvre du prédicateur, c'est ensuite la bouche même du
prédicateur, et ici S. Thomas se complaît à énumérer les raisons qui peuvent
fermer la bouche des prêcheurs la crainte, l'amour du gain ou de la faveur
humaine digression sans doute pleine d'actualité, en tout cas fort habile, car
le prédicateur s'étant dit ses vérités, l'auditeur souffrira plus facilement qu'on
lui dise les siennes à son tour (1). S. Thomas n'y manque pas et c'est la seconde
partie de l'exorde.
Elle débute par un mot qui fait image l'orateur compare le coeur du pécheur
A une terre durcie qui doit être ouverte par le soc pour produire. On remar-

quera le pittoresque de cette comparaison.


Pour la faire valoir les textes de l'Écriture se succèdent sans interruption et
non pas des moins expressifs. Les vieux croyants ne s'ennuyaient pas de ces
textes qui pour leur foi avaient la saveur qu'ont les descriptions multipliées,les
détails d'expérience pour nos modernes curieux de science naturelle. Un texte,
après tout, est un fait, et un texte expressif est une preuve qui parle et fait
valoir la vérité. Aristote regardait l'image comme le relief du discours. A ce
point de vue S. Thomas choisit admirablement ses textes tantôt c'est la
malice du pécheur « qui glace son cœur comme la citerne glace l'eau », tantôt
c'est la dureté de ce cœur comparée à l'enclume du forgeron. Fortes et vivantes
expressions qu'il faut lire en ressuscitant l'accent pénétrant avec lequel elles
étaient dites. Que dire du naturel, de la vérité profonde de l'ensemble!
L'orateur peut maintenant prêcher sur la pénitence et ses retardements (car
telle semble la division annoncée). L'auditoire a été amené insensiblement k
reconnaître la nécessité d'un tel sujet. Quelle meilleure issue pour un exorde?

Je laisse au lecteur, de peur de m'étendre outre mesure, le soin de traduire


le troisième morceau. C'est l'exorde d'un sermon sur les anges, sujet qu'affec-
tionna toujours le Docteur Angélique. L'orateur voit trois difficultés à leur
connaissance par l'intelligence humaine: leur élévation, leur simplicité, leur
éclat. Remarquons que ces trois attributs ont un même fond la nature angé-
lique, simple en elle-même, élevée, par comparaison à l'ensemble des êtres
créés, éblouissnnle d'éclat par son caractère intellectuel. Ce ne sont donc pas
là trois idées prises au liasard. En face de ce météore spirituel, l'intelligence est
dépeinte comme enveloppée d'un nuage qui arrête son regard et le lui dérobe.
Quœ surit in cœlis quis ïnvestigabil »? La réponse suit l'interrogation difficile
pour la nature, cette recherche est facile avec la grâce. Avant d'aborder ce sujet
il faut donc demander à Dieu le secours (lui affermit et fortifie l'intelligence.
Telle est la conclusion de l'exorde.
Une fois de plus, je demande à M. L. où est la thèse frivole, le pesant bagage
de citations et le reste?
AI. L. trouvcra-t-il que S. Thomas « torture ce texte < Quse sunt in cœlis
quis investigabil », « pour en tirer ce qui n'y est pas »?Ce serait méconnaître
la notion de l'inspiration telle que la reconnaît le catholicisme Pour le
catholique, l'Esprit de Dieu n est pas attaché au seul sens littéral. Il existe
objectivement dans la Sainte Écriture une foule de sens cachés l'Esprit qui a

(1) Cf. Iiossuot Sermon sur les vaines excuses des pécheurs, 3e point « Nous
avons ouï avec patience une partie des reproches que vous faites aux prédicateurs;
maintenant écoutez, messieurs, les justes plaintes que nous faisons de vous; il est
juste que vous nous écoutiez à votre tour, d'autant plus que nous ne parlons pas pour
nous-mêmes mais pour votre utilité ».
inspiré le texte de l'Écriture vit toujours pour les manifester soit officielle-
ment par l'organe de son Église, soit secrètement en agissant sur l'intelli-
gence du croyant. De là des interprétations vraies de la Sainte Écriture qui
pour la critique manquent de base, parce que leur fondement lui échappe,
à savoir l'Esprit divin qui fait retrouver à l'âme chrétienne dans la Sainte Écri-
ture ce que lui seul sait avoir mise en elle.

Une remarque avant de finir Les sermons de S. Thomas tels que les décrit
M. L. sont rebutants et ridicules. On concédera cependant que S. Thomas était
un homme de bon sens et intelligent. D'ailleurs les auditoires ont toujours été
les mêmes ils n'écoutent que si on leur dit des choses vraies et d'une manière
intéressante. Est-il vraisemblable que S. Thomas ait aussi mal prêché que le
veut M. L. et qu'il ait pu passer néanmoins, c'est M. L. qui le dit, pour « le
meilleur orateur de l'École » ? M. L. concède que nous n'avons que des canevas
des sermons de S. Thomas. Au lieu de mettre ce fait, qui est exact, dans une
petite note, que M. L. en fasse le point de départ d'un nouveau travail; qu'il
fasse au canevas sa part
sensiblement modifiée.

je n'hésite pas à affirmer que sa critique en sera

L'éminent médiéviste pardonnera à la Revue Thomiste d'avoir vengé une


mémoire qu'il s'était permis d'exécuter peut-être un peu trop sommairement.
Notre excuse est dans cette parole qu'empruntait jadis aux Saintes Écritures
Fr. Élie Raymond, prieur de Toulouse, auquel le pape reprochait d'avoir
« volé m le corps du Saint Fraler enim el ca/'o nostra. est (1).
Fn. A. Gardeil,
Lecteur en Théologie.

(1) Gen. xxxvii, 27. Apud Boll., Martii I, p. 72B.


COMPTES RENDUS DE PHILOSOPHIE

E. Picavet. Travaux récents sur- le néo-thomisme et la scotastique. (Revue


philosophique, avril 1893, 394-421.)
Cet article contient une importante littérature des travaux relatifs à l'his-
toire intellectuelle du moyen âge, du ixc au xve siècle, surtout pour le xn" et
le .viiic siècle. Nous avouons ne pas comprendre la raison de la présence du
mot néo-thomisme dans le titre d'une telle étude. Les travaux qui nous y sont
présentés sont en effet relatifs au seul moyen âge, et nullement au néo-tho-
misme, puisqu'on applique ce mot, sans trop savoir pourquoi d'ailleurs, à la
reviviscence de la philosophie de S. Thomas dans notre temps. Au fond,
l'objet véritable de cet article, comme nous l'avons dit, est une étude biblio-
graphique des travaux publiés pendant ces dernières .années sur le mouvement
intellectuel au moyen âge. Les ouvrages mentionnés remontant souvent à cinq
ou six années, un bon nombre de pièces aurait pu être ajouté à celles d'ailleurs
fort nombreuses analysées ou citées par M. P.
Pour l'examen de ces travaux, l'auteur les distribue en divers groupes qui
répondent aux questions suivantes
« 1° Qu'a-t-on connu des théories anciennes, dans la première période, qui
va d'Alcuin à la fin du xne siècle? 2° Qu'ont fourni les Grecs, les Arabes et les
Juifs il la seconde période, qui s'ouvre au xm" siècle '? Quelles sont, dans

les ouvrages des théologiens, des savants, des philosophes du moyen âge, les
théories qui leur appartiennent en propre et constituent leur originalité?
4° De ces théories originales, quelles sont celles qui ont été reproduites ou
développées par les penseurs modernes, depuis Bacon et Descartes jusqu'à
nos contemporains ? 5° Enfin, si l'on considère l'exposition plus que l'invention,
que doit l'enseignement du moyen âge à l'antiquité, et qu'a-t-il transmis aux
temps modernes ? »
A signaler parmi ces analyses à titre de curiosité, deux opinions dont ri. P.
ne prend pas sans doute la responsabilité.
D'abord « le xnc siècle, pour des hommes comme M. Hauréau, c'est l'époque
après laquelle commence, à plus d'un point de vue, une décadence qui appa-
raît même chez les plus grands penseurs du xiiic siècle (p. 411) n. Si le point de
vue est celui de la littérature, l'observation est vraie, sauf qu'on ne peut ap-
peler décadence la substitution d'une forme d'activité intellectuelle nouvelle
et plus parfaite à une forme ancienne et plus secondaire. Mais si le point de
vue est celui de la philosophie, et c'est ce dont il est question ici, c'est le cas
de dire avec l'agneau de la fable Comment aurais-je été en décadence si je
n'étais pas née? La philosophie existe à peine au xiie siècle, si on la compare
avec ce qu'elle est devenue dans la seconde moitié du xma siècle. Le xue siècle
a pour tout bagage philosophique l'hra~oJe de Porphyre et les premiers livres
de la Logique d'Aristote, et c'est au siècle suivant seulement qu'Aristote et
les Arabes font leur entrée dans 1~ société chrétienne et y mettent il l'ordre
du jour tous les grands problèmes philosophiques. Le xue siècle possède une
activité intellectuelle très intense et très remarquable mais en dehors de la
dialectique et de son éternel problème de l'universel, la philosophie n'y existe
presque pas.
Par contre, pour M. Siebeek, ce n'est pas S. Thomas, c'est Duns Scot
qui fait époque dans l'histoire du moyen âge(p. 418). Ainsi, l'apogée du
moyen âge, pour Siebeck, serait au commencement du XIV. siècle, pour
Hauréau au xn' siècle, histoire d'exclure le reW siècle, c'est-à-dire le siècle
classique.
M. P. a fait précéder et suivre son étude bibliographique de quelques ré-
ffexions assez désagréables il l'adresse des néo-thomistes, et dont on ne voit
pas bien la raison d'être en pareil sujet, si elles n'ont pas simplement pour
but de faire tolérer l'objet et le titre de son article, par quelques-uns des
lecteurs de la 7!et'ue. L'auteur nous dit en commençant que « le présent article
a pour objet de montrer comment, avec l'histoire et la science, on peut
apprécier exactement le thomisme ou même en établir le caractère oppor-
tunisteet nettement « artificiel », malgré sa puissance actuelle ». Nous
devons reconnaître que nous n'avons rien vu de cela dans les vingt-quatre
excellentes pages de bibliographie fournies par M. P. Peut-être faut-il arriver
jusqu'aux deux dernières pages, pour y trouver quelque chose de cette pro-
messe.
Là, en effet, M. P. reproche aux thomistes de considérer leur philosophe
comme possédant en propre tout ce qu'il a emprunté il Aristote, à S. An-
selme et a Abélard, il Maimonide et Averroès, tout ce qu'ils lui ajoutent,
en puisant dans la science et la philosophie postérieures >. Nous nous de-
mandons où sont les thomistes sérieux qui ont affirmé pareilles invraisem-
hlances? Quels sont aussi ceux qui sont coupables « de faire croire que la
société contemporaine trouvera chez un homme du xn)° siècle des réponses
à toutes les questions qui la préoccupent j'? Que signifient des insinuations
comme celles-ci? En supposant que les catholiques oublient la vérité histo-
rique pour défendre, par tous les moyens, la cause qu'ils estiment la meil-
Il
leili-e, etc. me semble qu'il y a quelques noms catholiques dans la biblio-
graphie donnée par M. P., et je ne vois pas que leur dessein en général ait été
d'oublier la vérité historique. Est-ce que le P. Denifle, par exemple, le savant
qui a le plus fait pendant ces dernières années pour l'avancement de l'histoire
du moyen âge, ne serait pas un catholique, et tout catholique qu'il est,
n'aurait-il pas donne quelques bonnes leçons d'histoire à des gens qui ne le
sont pas
M. P., déclare au début de son article, que les adversaires du thomisme « ne
pourront le combattre utilement qu'en se gardant de le diminuer ou même de
se refuser il lui rendre justice )) (p. 396). Nous nous demandons comment
M. P. aurait traité le thomisme, s'il avait voulu le diminuer ou refuser de lui
rendre justice?
Par contre, M. P. cherche il rassurer les personnes que semble troubler 1<
mouvement thomiste. On opposera au thomisme la philosophie scientifique-
En attendant une définition plus complète que nous promet M. P., il nous
présente la philosophie scientifique sous cet aspect où elle ne nous apparail
pas d'une façon très positive. « D'abord elle n'emprunte aux religions et aux
métaphysiques, ni les questions qu'elles posent, ni les solutions qu'elles
donnent, ni les procédés par lesquels elles examinent les unes et obtiennent
les autres. Elle n'est ni matérialiste, ni spiritualiste, ni creationniste, ni pan-
théiste, ni dualiste jamais elle ne fait des hypothèses analogues à celles des
métaphysiciens, pour qui il est légitime de supposer tout ce dont on ne peut
leur démontrer l'impossibilité.
Une pareille définition est bien négative et rappelle quelque peu, sans* la
valoir, celle qu'Aristote donne de la matière première, nec ~/tr7, nec c~uale, etc.
Elle semble bien opportuniste elle-même, et conçue dans un but de concen-
tration philosophique. Faute de saisir clairement la notion de la philosophie
scientifique, nous attendrons sa division en traités et en chapitres pour con-
naître mieux son objet. Pendant ce temps, le thomisme pourra avoir de beaux
jours, et les intelligencesqui, tout en étant affectionnées aux sciences, comme
le sont beaucoup de thomistes, ne veulent pas se contenter de négations, iront
demander à une philosophie plus positive une solution ou au moins l'étude de
problèmes que l'on déclare ailleurs ne pas exister.
FR. P.-F, !l'L\l'ŒONNET.

F. RAVAtsso~. –.W~t~/)y.<He el morale (lielue ole rnétal~ltysique et de Mor.'t/c,


janvier 1893).
Cet article du savant philosophe peut être considère comme le manifeste de
la nouvelle revue. L'auteur retracedans quelques-uns de ses traits principaux
la marche de la métaphysique depuis les commencementsjusqu'à nos jours u.
Cette étude est suivie de considérations morales et religieuses. Si le lieu
logique qui les unit entre elles et a la partie spéculative du travail n'est pas
très apparent, elles sont cependant de nature à entretenir la haute estime qu'a
dès longtemps conquise le noble caractère de leur auteur.
La place importante que M. R. accorde dans cette revue à la philosophie
d'Aristote nous engage à le suivre sur ce terrain qui est un peu le nôtre. Ce
n'est pas que M. R. soit gracieux pour les scolastiques
Gens ualioae /C7'o~' et meratent pasta c/tima'f'ts.
11 semble, il est vrai, ne connaître leur doctrine que par la définition dé-
daigneuse de Leibnilz « Ce réalisme qui prend la paille des termes pour le
grain des choses n. Nous ne garderons pas rancune au vieux philosophe, l'un
des derniers survivants d'un âge oui la Scolastique était méconnue parce qu'elle
était ignorée.
Barharus hic ego suni quia non inlelligor illis.
Nous espérons mieux des jeunes gens auxquels est due l'initiative de la
nouvelle revue.

M. Ravaisson marque tout d'abord le progrès que fit faire le Stagyritc à la


pensée philosophique en transportant celle-ci du terrain des Idées platoni-
ciennes sur le terrain du concret, de l'individuel « où s'observe le passage de
la puissance à l'acte
La maxime capitale de la philosophie péripatéticienne Le meilleur est en
tout le premier », est nettement dégagée. M. R. en tire immédiatement deux
distinctions de la plus haute importance celles de l'être en substance et
accident, en puissance et en acte.
La première de ces distinctions est fidèlement déduite. Je n'en saurais dire
autant de la seconde « Qu'est-ce donc qu'être à proprement parler? C'est,
répond Aristote, agir. Quod enim nihil agi! nihil esse videlur, dira, d'après
lui, un autre. L'action est le bien, car c'est le but de tout. Aussi est-ce ce qui
procède tout. Au lieu que l'action s'explique par la puissance, c'est la puis-
sance au contraire qu'explique seule l'action. Ce n'est qu'action diminuée,
restreinte, et si Aristote ne l'a pas expressémentenseigné, s'il s'est borné à dire,
sans chercher une origine au possible, que l'actuel le précède, on ne voit qu'on
puisse, la maxime aristotélique admise, considérer les possibles avec ce qu'ils
comportent d'actuel, autrement que comme résultant d'une sorte de modé-
ration par le premier principe de son essentielle activité » (page 14).
Il nous semble que dans ce passage, pour s'être sans doute trop attaché « au
grain des choses en négligeant « la paille des termes que dix-huit siècles
de commentaires persévérants ont triturée et digérée, M. Ravaisson a méconnu
la véritable pensée d'Aristote. Qui donc l'autorise à dire que, d'après Aristote,
être c'est agir? Il y a ici une confusion entre l'action qui est une opération et
l'acte qui est un état de l'être, soit substantiel soit accidentel. Toute action est
acte, mais tout acte n'est pas nécessairement action. L'acte d'exister, par
exemple, qui est le premier nommé par le Philosophe (9 Melaph. c. vi.) ne
saurait être appelé action. Le mot ivip-ji'.x dans tout le cours du IXe livre des
Métaphysic/ucs a ce sens large qui signifie perfection actuelle de l'être par
opposition à l'imperfection potentielle. Il n'a qu'incidemment le sens d'action,
à savoirlorsqu'il désigne la perfection de la puissance opéralive. On peut donc
être véritablement, être in aclu et n'agir point. Jamais Aristote n'a formulé
l'identité de ces deux termes. Le texte du IX livre que je viens de relire aussi
bien que l'ensemble imposant des commentateurs s'insurgent contre cette
traduction.
Ce qui est dans Aristote, c'est que pour agir il faut être en acte, c'est qu'une
cause n'est vraiment cause que lorsqu'elle est complète dans son ordre au
point d'opérer, zcLu causans; ce qui est encore dans Aristote c'est que toute
nature est inclinée vers son opération propre, mais cette tendance, tant qu'elle
n'opère pas, est du domaine potentiel et non pas d'un domaine mixte, comme
le veut, après Leibnitz, M. Ravaisson.
Qu'on soit leibnitzien si l'on veut, mais que, sous prétexte de faire de l'exé-
gi,se, on ne prête pas au Philosophe ce qu'il a entendu formellement combattre 1

Tout proteste chez Aristote contre une interprétation dynamiste. Pour Aristote,
comme le dit fort bien M. R., « la philosophie première a pour procédé unique,
rigoureusement parlant, l'intuition '); Or, l'intuition a montré à Aristote ces
deux états de la puissance et de l'acte comme irréductibles, non pas qu'il ne
puisse y-avoir dans une puissance d'actualité, mais il ne saurait y avoir l'actua-
lité de l'objet vis-à-vis duquel la puissance est en puissance. Or c'est là ce que
veut Leibnitz. La force 'potentielle contient pour lui d;avance le développe-
ment de l'effet qu'elle est capable de produire. Aristote enseigne expressément
-et c'est toute sa philosophie, que la cause seconde ne contient cette efficace
parfaite que sous l'intluence d'une cause extrinsèque qui se résout finalement
dans une cause première. On peut discucer cette doctrine, mais il n'est pas
permis de la confondre avec la doctrine adverse. Sur le frontispice du Portique
le philosophe moderne doit lire, s'il ne veut s'égarer Nul n'entre ici s'il est
leibnitzien
Fn. A. GAUDEIL.

PUBLICATIONS NOUVELLES

QUESTIONS RELIGIEUSES.

La Doctrine spirituelle des saints, Dlanuel d'ascétisme, par le R. P. Matthieu-


Joseph Rousset, des Fréres-Préclieurs. 1 vol. in-12, p. XI1, 454, Paris, Lethiel-
leux. Ce manuel contient deux parties ire, De la vie spirituelle 2- De l'union
divine. Le traité De la Perfection spirituelle de s. Vincent Ferrier constitue
le fonds de la première partie, et le traité De l'Intime Uniurz auec Dieu du
B. Albert le Grand constitue le fonds de la seconde. Le reste du volume
est formé par les commentaires de ces deux traités, commentaires presque
entièrement composés avec la propre parole des saints, ou des principaux
maîtres de la spiritualité. Cet ouvrage d'une doctrine sure et pratique, sera
utile, non seulement aux simples fidèles, mais aux prêtres, confesseurs, direc-
teurs, prédicateurs de retraite.
E~ercitia spErituaü:i yeu medilalionem et usum ss. 7?OMrH, auctore F. A. M.
Portmans 0. P., in-32, p. 308, Liège, Dessain, Paris, V" Magnin. Petites médi-
tations propresranimer la ferveur et le'zèle dans les religieux et les prêtres.
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nanz et benedictionunx. denuo ad usum sacerdotum edidit P. ~liehael Hetzenaucr
ord. cap. lector s. theologiae approbatus, 1 vol. m-,24, Stuttgart, J. ltoth.
Aynosticismr New-fheologJ, axtd Old- Theology on llte lrztural and the Super-
nalural, by Rev. Jos. Selinger, D. D. In-8, p iv, 80, Milwaukce, floirmaiin
Brothers Co.
Lelxrbuclz der DoJmattlc von Dr Theophil Hubert Simar, Bischof von Pader-
born, in-8, p. XVIII 950. Herder, Freiburg in Brisgau.
Le témoignage du Clzrisl et l'Drzilé du monde chrétien, Études philosophiques
et religieuses par Ernest Naville, in-8, p. ix, 344. Genève, Cherbuliez, Paris,
Fischbacher.
Inlroduclion scientifique à la Foi cltrélienne par un ingénieur de l'État, ancicn
élève de l'Ecole Polytechnique, in-t2, p. 308, Paris, Bloud et Barrai.
COMTESSE DE FLavccvx. Sairtte Brillille de Suède, sa vie, ses relations et son
ceuvre. Paris, Leday, 1892. Cet ouvrage est présentement la meilleure Vie de
sainte Brigitte. Elle est édifiante à la fois et très scientifique, composée d'après
les documents originaux et les sources suédoises non encore utilisées. Les
rapports de la sainte avec l'ordre dominicain y sont bien exposés.
W. WALLACE, 0. S. B. Life of St. Edmurad of Canlerbrrr~. London, 1893.
Très beau travail d'après les sources, formant une contribution importante pour
l'histoire ecclésiastique d'Angleterre et du XIII" siècle.
A.-T. DR_Œ, Histoire de saint Dominiyue, /brt<7a<eur de l'ordre des ~<<'ex
Prêclteuns~ traduite de l'anglais par M. l'abbé Cardon. Paris, Lethielleux, 1893.
Ce nouvel ouvrage de la Révérende Mère Drane, Prieure Générale des Domi-
nicaines d'Angleterre, mérite d'être bien accueilli par tous les amis du Grand
Patriarche des Frères Prêcheurs. Il est digne de l'/7t.s'<otrc de sainte Ca.lher·inc
de Sienne du même auteur.
REVUE THOMISTE

SAINT AUGUSTIN
CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS

L'analyse, qui serait nécessairementlongue et minutieuse, des


nombreux écrits de saint Augustin contre le manichéisme, ne
trouverait aucune faveur auprès du public de nos jours; s'ils
ont passionné les esprits de la fin du ive siècle, c'est qu'ils
répondaient à une préoccupation générale ils défendaient,
en même temps que la religion, les intérêts vitaux de la société.
Il y a beau temps que le dualisme dogmatique ne pèse plus sur
les consciences. Cette analyse n'intéresserait plus personne..t
Mais les angoisses qui résultent d'une fausse intelligence de
l'existence du mal dans les créatures étreignent encore bien des
âmes qui ne cessent de voir dans la providence de Dieu un pro-
blème posé, jamais résolu, de l'ordre moral. Cependant saint
Augustin, répondant aux manichéens de son temps, réfutant
Faustus et Manès, expliquant l'existence du mal, a réussi à
dissiper le scandale, j'allais dire le fantôme.
Au surplus, si les esprits se divisent aujourd'hui sur d'autres
questions qu'au iv° siècle, l'homme change peu, et les procédés
BEVUE THOMISTE. I. 27
de discussion, tout en se pliant aux circonstances, restent au
fond les mêmes. Si je ne m'abuse, rappeler les caractères géné-
raux de la polémique de saint Augustin traitant contre des
adversaires nombreux, venus de tous les rangs de la société et
unis sous des chefs éloquents, une question fondamentale de
l'ordre métaphysique et moral, social et religieux, ne sera pas
une entreprise oiseuse, bien au contraire, si j'y réussis.
Le monument littéraire que l'évêque d'Hippone a élevé à
l'encontre du manichéisme, est des plus importants, que l'on
considère le nombre, la variété, l'étendue ou la qualité des
écrits dont il se compose. L'exposé, même rapide, de sa longue
polémique doit, ce me semble, l'embrasser non seulement dans
son ensemble, mais encore dans tout détail essentiel ou caracté-
ristique. C'est le principe dont toute synthèse doit s'inspirer;
c'est en même temps la part de difficulté qui lui est propre; car
il ne lui suffit pas de s'attacher aux grandes lignes, trop souvent
vagues et sans consistance. Aussi bien avec les seuls ouvrages
de saint Augustin, il est possible de faire connaître la biblio-
graphie de la polémique augustino-manichéenne, d'exposer
l'éta du manichéisme à la fin du we siècle, de caractériser l'argu-
mentation du docteur catholique, et même de mesurer la haute
portée de son vaste génie dans des questions neuves alors et déli-
cates. Sans le quitter un instant, on aurait le moyen de se livrer
à une étude critique de sa doctrine sur la nature et l'origine du
mal, si l'on se proposait de discuter, uniquement au point de
vue métaphysique et absolu, les raisons qu'il a fait valoir contre
le vieux dualisme renouvelé par Manès. Mais il convient de
donner à cette étude un cadre historique saint Augustin n'a-t-il
pas, en Occident, ouvert la voie une voie large à la philo-
sophie et à la théologie chrétiennes? Le lecteur comprendra
donc qu'en finissant je l'invite à une excursion dans les siècles
théologiques du moyen âge. Ainsi nous atteindrons un double
but nous exposerons la polémique antimanichéenne de saint
Augustin; nous mesurerons la part d'influence de cet initiateur
sans rival sur les siècles qui l'ont suivi. C'est 1 ordre que nous
allons suivre pour établir cette synthèse, laquelle, au fond, ne
sera que l'histoire rapide de la doctrine philosophique et théolo-
gique sur la nature du mal.
1

PHASES DE LA POLÉMIQUE ANTIMANICHÉENNE DE SAINT AUGUSTIN


D'APRÈS SES ÉCRITS.

Nous ne saurions au début nous borner à l'affirmation générale


que saint Augustin a beaucoup écrit contre le manichéisme. Le
moindre défaut de cette formule sommaire, d'ailleurs évidente,
est de ne pas dire grand'chose elle nous dispenserait, bien à
tort, de décrire et de caractériser les phases de cette polé-
mique, qui s'étend à une période de quarante et un ans (387-428).
Cette polémique commence avec le traité De moribus Ecclesiae
Calholicae el de nzoribus Manichaeorum qui est de la fin de
l'année 387 et se termine avec le chapitre XLVI du traité De Hae-
resibus, de l'année 428. Entre ces deux ouvrages, sans parler
des sermons et de la correspondance de saint Augustin, s'en
placent quinze autres, dont l'énumération a ici sa place.
De libero arbitrio, 387-395.
De Genesi contra Maniclzaeos, 387.
De utilitate credendi, 391.
De <~Ha6HS animabus, 391.
Disputatio contra Fortanatum manichaeum, 392.
Conlra Adimantum Manichaei discipiilum liber anus, 393.
De confinentia liber anus, 395.
De agone chrisfiano, 396.
Contra epistolam Manichaet, quam vocant Furedamenti, liber
unus, 397.
Confessionum libri tredecim, 399-400.
Contra Faustum hbl'i triginta tres, 400.
De actis cum Felice manichaeo libri duo, 404.
De natura boni corztr·a Manichaeos liber anus, 405.
Contra Secundinum manichaeum liber anus, 405.
Contra adr~er·sarium Legis et prophetarum libri duo, 420.
Del'ann6e387&l'année4051apotémiqueaugustino-man;cbéenne
présente un caractère frappant d'intensité. EUe ne connaît pas
une heure de relâche, si je puis dire; saint Augustin ne néglige
aucune occasion de parler contre des adversaires dont l'activité
littéraire est grande et la propagande infatigable. Au surplus, il
est plus d'une fois provoqué dans des conférences contradic-
toires et il ne se dérobe point, au contraire; enfin des membres
du clergé, des laïques pieux sollicitent de sa plume facile, mais
puissante, des services nécessaires; il ne se refuse point à les
rendre; il écrit toujours.
Toutefois cette polémique est passée par plusieurs phases, que
nous allons essayer de caractériser.

Cette polémique si féconde a, en effet, des débuts pendant


lesquels elle est tâtonnante, et manque de la gravité et de la
force qu'elle acquit dans la suite. Ce n'est pas que la foi de saint
Augustin hésite alors ou qu'il sente sa main défaillir dans cette
lutte à mort entre lui et ses anciens coreligionnaires. Bien loin
de là; je dirais qu'il ne doute pas assez. Dans son traité De
moribus Ecclesiae Catholicae et de moribus Manicha.eoru.tn,
écrit d'enthousiasme, un enthousiasme juvénile, et rempli du
sentiment légèrement exagéré et trop admiratif de la vertu des
chrétiens du temps, il s'abandonne au penchant facile du néo-
phyte et de l'apologiste à sa première heure. Les bravades
offensantes des manichéens de Rome l'obligent à élever le ton.
N'affectent-ils pas de voir dans leurs rangs l'idéal de la vertu?
Au lendemain de la conversion d'Augustin ne se plaisent-ils
pas à le poursuivre de lazzi piquants? Ne se moquent-ils pas
de la morale chrétienne? Saint Augustin enfle la voix, croyant
mieux répondre. Il présente un double tableau; l'un est l'idéal
de la vertu, dont il croit voir la réalisation héroïque dans la vie
des chrétiens ses frères en religion, ceux d'hier et ceux d'au-
jourd'hui l'autre est la peinture sombre des mœurs honteuses
des manichéens, mais d'après une vague rumeur.
Le traité De libero arbitrio, ou dialogue sur la nature du mal
de saint Augustin avec son cher Evodius, témoigne de plus de
tâtonnements encore et d'une certaine inexpérience théologique.
Ces défauts tiennent, non pas au caractère de l'ouvrage qui est un
dialogue historique, ni au hasard d'une conversation hâtive sur
un sujet complexe, embrouillé et difficile, mais à l'esprit de saint
Augustin et d'Evodius ils ne voyaient que d'une manière encore
confuse la solution des questions qui viennent se greffer sur la
notion philosophique de la nature etde l'origine du mal. Pour dé-
gager la notion du mal des nuages amoncelés sur elle, saint
Augustin procède par des éliminations successives; il s'engage
dans de longs circuits, au lieu de la prendre corps à corps et de
la discuter. S'il parvient à innocenter Dieu d'une responsabilité
offensante, qu'il réussit, à force d'efforts, à mettre sur le libre
arbitre de la volonté de l'homme, il ne définit pas le libre arbi-
tre, il donne de la loi éternelle une notion incomplète. Il ne fait
pas la démonstration, une démonstration solide de l'existence
de Dieu. Il n'est sans doute que juste de relever dans l'ouvrage
quelques envolées de raison, par exemple là où il parle de la
méthode à suivre dans la vérification de la foi, là où il montre
que la volonté libre doit être comptée parmi les biens, et en
quelques autres endroits. Mais ces qualités, pleines de promes-
ses, ne feront jamais qu'on ne doive rapporter à la période des
débuts le traité De libero arbilrio long, diffus et besogneux.
Il me semble qu'on ne peut pas hésiter davantage à ranger
au nombre des écrits du début le traité De Genesi contra Mani-
chaeos. Saint Augustin l'a écrit à la hâte. Il n'y a d'ailleurs
poursuivi qu'un but montrer aux manichéens qu'il est aisé de
répondre aux calomnies qu'ils déversent à l'envi sur l'Ancien
Testament. Il s'est donc préoccupé moins de dégager et de met-
tre en relief le sens vrai des premiers chapitres de la Genèse,
que de débarrasser la conscience de dires calomnieux et ridi-
cules, faux au surplus, puisque les catholiques n'entendaient pas,
l'Ancien Testament comme le prétendaient les manichéens, dont,
le défaut le plus commun était une furieuse intempérance de lan-
gue. Le résultat immédiat de la position prise par saint Augustin
apparaît dans l'emploi arbitraire du sens allégorique et du sens,
historique. Le défau t est même plus grave encore saint Augustin
n'est pas en possession d'une règle supérieure et extrinsèque,
qui lui eût permis de mieux défendre l'Ancien Testament contre
ses ennemis systématiques et d'établir pour les siècles les prin-
cipes du sens historique et du sens allégorique dans l'Écriture.
Le traité De utilitate credendi marque en ce point un sérieux
progrès. Saint Augustin l'adressa à son ami Honoratus, encore
séduit, comme il l'avait été lui-même, par les rêveries mani-
chéennes, et victime de leurs calomnies persistantes contre l'An-
cien Testament. Saint Augustin est prêtre, à la date de cet écrit; il
s'est mis, depuis trois ans déjà, à approfondir la matière. Ce n'est
plus maintenant deux sens, mais quatre que l'Écriture lui pré-
sente car l'Écriture est une histoire et une allégorie; elle donne
le motif, les raisons des faits et des paroles qu'elle contient; elle
montre les rapports intimes qui unissent l'Ancien et le Nouveau
Testament et qui en font l'œuvre du même Esprit saint. L'his-
toire, l'allégorie, l'étiologie, l'analogie ces quatre points de vue
sous lesquels on peut envisager l'Écriture n'ont cessé d'être ex-
plorés par les siècles chrétiens, après les Apôtres et Notre Sei-
gneur JéjBus-Christ dans le Nouveau Testament. Voilà, aussi
bien, le principe de la légitimité de leur emploi. La polémique
de saint Augustin s'élève donc ici elle a besoin de précision
«Ile la cherche et la trouve quelquefois. Au surplus, dans le
traité De utilitaté credendi, non seulement elle prend de la con-
sistance, mais encore elle s'élargit. Croire, c'est donner l'adhé-
sion ferme de l'esprit au témoignage divin. Le manichéen, qui
ne croit pas, prétend ne suivre que la raison. Le manichéisme
marque, en effet, une évolution du rationalisme gnostique. Mais
la raison, si elle va seule, ne permettra pas de trouver la vérité
religieuse, qui est une manifestation personnelle de Dieu elle
est une base trop étroite. Saint Augustin lui oppose ici la
voie d'autorité. Et ainsi par un argument général il réfute une
erreur générale.
Dans les écrits qui suivent et à proportion, la discussion,
sous la plume de saint Augustin, devient de plus en plus serrée
et nette. Elle gagne en force, en vigueur, en clarté. Le traité De
duabus animabus aborde une question particulière dans le système
manichéen. Mais cette erreur, pour être secondaire, n'en a pas
moins une importance considérable, pour deux motifs d'abord
parce qu'elle porte sur l'homme et son composé, ensuite parce
qu'elle est la conséquence nécessaire du principe dualiste. Le
dualisme place au sommet le bien et le mal. êtres substantiels
et coéternels, en lutte l'un contre l'autre; conséquence, l'homme
a deux âmes, l'une bonne, l'autre mauvaise. Mais: si la discus-
sion de l'existence substantielle de ces deux êtres éternels appar-
tientà la métaphysique, l'existence des deux âmes est un fait d'ex-
périence à la portée de chacun. Il se trouve que le témoignage
de la conscience philosophique lui est opposé, la contredit, la
renverse: tout homme sent qu'il n'a en lui qu'une âme, qu'une
seule volonté, qu'un seul siège et centre de responsabilité. Le
système manichéen se trouve donc en défaut sur un point dont
le lien logique et nécessaire avec son principe fondamental
n'échappe à personne.
La polémique augustinienne prend du corps elle entre dans
une seconde phase.

Il
Le grand athlète, qui tous les jours, dans la solitude de sa
réflexion, se forgeait des armes, se trouva prêt à affronter une
discussion publique dans une conférence contradictoire avec
Fortunatus. Bien plus, la question manichéenne avait alors pris
dans son esprit une telle précision, qu'il put impunément laisser
son adversaire divaguer, se jeter à tout propos dans une voie
détournée, en un mot battre les buissons. Il le ramenait toujours
au point de départ, aux deux principes coéternels. Et ainsi
pendant deux jours. Il est certain que saint Augustin avait
acquis de la souplesse dans le maniement toujours délicat du
triple argument métaphysique, apologétique et scripturaire.
Fortunatus ne fut pas heureux dans cette dispute sa défaite
eut pour saint Augustin un double avantage, puisque non seu-
lement il avait réfuté le manichéisme, mais encore avait porté un
coup sérieux à l'un des docteurs en renom. Il semble que dès
lors il se soit proposé de le découronner de ses hommes, je de-
vrais dire de ses gloires. L'année suivante, il écrivit un livre con-
tre Adimantus ou Addas, un des trois premiers disciples de Ma-
nès, admiré surtout par Faustus, et qui avait écrit un ouvrage
très répandu sur l'opposition des deux Testaments. Saint Au-
gustin le réfuta et si nous avons deux rédactions emmêlées de
son livre Contra Adimanlum, c'est parce que la première s'était
d'abord perdue. Le principe de sa méthode y reste cependant
entier, puisqu'il consiste simplement à rapprocher les passages
attaqués de l'Ancien Testament des parties du Nouveau qui en
établissent la concordance.
Un peu plus tard, poursuivant le même but, il réfuta l'Ëpître de
Manès dite du Fondemetit, pied à pied, front à front, mot pour
mot. Manès enseigne sa doctrine ou bien au nom de l'autorité,
ou bien au nom de la raison ou bien parce qu'il est inspiré et
que même il a le droit de se dire le Paraclet, ou bien parce qu'il
apporte des preuves rationnelles, capables d'entraîner l'assenti-
ment de l'esprit. Ni l'une ni l'autre de ces deux hypothèses n'est
vraie. Car, qu'il ne soit pas le Paraclet, cela résulte des Actes des
Apôtres, ou récit des merveilles spirituelles opérées par le Saint-
Esprit. Quant à son système, il n'est qu'une longue rêverie. D'une
• part, Manès ne se présente devant le philosophe que comme un
penseur abusé d'autre part, la conscience religieuse ne peut voir
en lui qu'un imposteur.
Vint ensuite le grand ouvrage contre Faustus. Faustus était
le docteur principal de la secte; il avait des connaissances, un-
esprit facile et armé pour la lutte, une parole persuasive qui
s'élevait parfois jusqu'à l'éloquence. C'était un charmeur, dont
la logique captieuse faisait impression et cachait la pauvreté de
la pensée. Il connaissait d'ailleurs le public, dont il avait gagné
les sympathies; car il ne s'élevait pas au-dessus des régions
moyennes, soit qu'il parlât, soit qu'il écrivît. Les manichéens
voyaient en lui leur principal boulevard. Saint Augustin com-
posa donc en trente-trois livres un Contra Faustum, plein de
verve et d'érudition. Sans doute, on y relève des redites; mais
ce défaut tient du but qu'il s'est proposé réfuter chapitre par
chapitre l'écrit récent de Faustus contre la doctrine révélée.
Mais le génie de saint Augustin s'y montre dans tout son éclat
et sa puissance, soit qu'il réponde à la critique scripturaire
toute subjective de Faustus, soit qu'il expose la suite de la
religion dans la belle succession des écrits inspirés depuis la
Genèse de Moyse jusqu'à l'Apocalypse de saint Jean. C'est
d'ailleurs l'Évangile lui-même qu'il oppose à Faustus; il donne
ait, Nouveau Testament une voix pour le condamner de telle
sorte que des dires du grand docteur de la secte, il ne reste rien.
Ainsi le traité Contra Fauslum nous apporte le témoignage
d'un effort puissant de la part du plus haut génie théologique
de l'époque; en même temps, par son désordre apparent, il nous
permet de plonger un regard réprobateur dans chacune des
voies détournées où les manichéens espéraient sauver une
doctrine erronée et la position fausse qu'ils avaient prise en se
disant chrétiens sans l'être.
La dispute avec Félix, manichéen qualifié, termine la seconde
période de la polémique de saint Augustin aux prises, non plus
seulement avec les doctrines, mais encore avec les docteurs de
la secte. Félix avait, sans aucun doute, le cœur haut, le carac-
tère ferme et la volonté armée contre les suggestions de l'or-
gueil de l'intelligence et de l'amour-propre, puisque, à la suite
des deux conférences contradictoires qu'il eut avec l'évêque
d'Hipponc, il demanda le baptême.
Ainsi, pendant douze ans (392-404), saint Augustin s'attacha,
par des écrits répétés, à enlever à la secte ses principaux appuis,
ses hommes, ses docteurs Manès, Adimantus, Fortunatus, Faus-
tus et Félix.

III

Dans l'intervalle cependant, loin de se donner du repos, il


composa plusieurs autres ouvrages où l'on continue à voir la
marche ascendante de sa polémique. Dans le De continentia, il
stigmatisait le rapport impie que les manichéens mettaient en-
tre l'ordre humain et l'ordre divin, faisant du principe éternel
du mal le complice de l'homme, coupable de l'usage sacrilège de
son corps car si la chair est l'œuvre directe de la nation des ténè-
bres, il n'y a d'autre souillure que celle qui vient du dehors et
la continence intérieure n'est qu'un vain mot. Dans le traité De
agone chrisliano, il se retournait vers les chrétiens menacés
sans cesse, au milieu de la confusion manichéenne, de perdre
de vue l'ennemi vrai et d'engager de vides combats. Car enfin,
l'ennemi du salut n'est pas dans les ténèbres imaginées par
les manichéens il n'est pas même extérieur, il faut le voir
dans, les passions intérieures, qui, mises en mouvement par la
concupiscence et les puissances malfaisantes, assiègent le libre
arbitre de la volonté. Le manichéen ne va pas à la conquête de
la vie éternelle; il n'a de garde de combattre; prisonnier, il
attend du Christ-éon sa délivrance, prix de la victoire de son
libérateur sur la nation des ténèbres. La lutte morale se trouve
ainsi supprimée. Le chrétien, au contraire, est avant tout un
soldat; si le Christ le soutient dans les combats qu'il livre
contre la tyrannie de ses passions, il a une part personnelle
dans les victoires qu'il remporte. Son modèle est saint Paul
lui-même. Ah! certes, oui, le grand apôtre combattait. Mais
combattait-il contre l'air, comme le veulent les manichéens?
Allons donc! C'est son corps qu'il châtiait et réduisait en
servitude (1).
A l'encontre des manichéens qui supprimaient la lutte et
des hérétiques en général qui jetaient le trouble au milieu
du champ du combat et avec lesquels une bataille était
d'avance perdue, saint Augustin rappelait les véritables condi-
tions de la vie morale, montrait l'ennemi et ralliait contre lui
les troupes fidèles. Enfin, comme s'il eût voulu relever l'hon-
neur du combat chrétien, dont il était, à cette heure, le héros
principal, il écrivait les Con fessions, ou hymne d'actions de
grâces au père et dispensateur de la victoire. Il avait déjà, dans
trois écrits contre le dualisme (2), préludé à cet ouvrage, qui eût
suffi à immortaliser sa mémoire. Les Con fessions pouvaient
porter au manichéisme un coup mortel. Sans doute, la polé-
mique en est absente. Mais saint Augustin faisait mieux que
de se battre contre cet adversaire de la foi, puisqu'il racontait,
avec un accent de sincérité inimitable, les déceptions intellec-
tuelles, les souffrances morales, le vide qu'il avait rencontré au
sein du manichéisme. Sa conversion en était la condamnation
émue et convaincante elle était une apologie vivante de la foi.
II pouvait compter sur l'attrait du récit, encore plus sur l'attrait
des choses. S'il y avait au monde une âme imprégnée de la
religion du Christ, c'était bien l'âme d'Augustin, réprouvant
Manès. Il était évident que le manichéisme ne pouvait remplir
cet océan sans rivage, qui s'appelle le coeur de l'homme (3). Dans
(1) I Cor., lx, 26, 27.
(2) De tibero arbitrio, lib. l, cap. Il; De utilitate credendi, cap. t, n° 2, 3 cap. vnf;
De duabua animabus, cap. m.
(3) Je me permets de renvoyer le lecteur à ma récente publication, Les Confessions
de aaint Augustin. In-Bo, Paris, Picard, 1893.
cet ouvrage, la citadelle était attaquée et battue sur tous les
points à la fois; c'est l'âme humaine, aussi bien, qui la désertait.
Enfin, en 405, l'éveque d'Hippone, n'espérant plus donner un
argument nouveau songea à jeter un regard d'ensemble sur ces
dix-huit ans de lutte sans merci et à mesurer le chemin par-
couru. Il composa donc le traité De natura boni, synthèse
de son argumentation métaphysique contre le dualisme, ou
plutôt exposé méthodique de sa doctrine sur la nature du mal.
Cette même année, provoquée par le manichéen Secundinus,
il composa, pour réfuter sa lettre, ce livre que, plus tard, il
plaça au-dessus de tous ceux qu'il avait déjà publiés contre le
manichéisme, et la liste en est bien longue.
Quinze ans plus tard, en 420, invité à répondre à un adversaire
inconnu de la Loi et des Prophètes, il écarta de nouveau de la
grande voie de la civilisation chrétienne, le manichéen adver-
saire-né de la Loi et des Prophètes. En 428, dressant le cata-
logue des hérésies, il y consignait le manichéisme, dont il résu-
mait en quelques pages vigoureuses l'histoire et les doctrines,
et contre lequel il apportait le témoignage inéluctable cette
fois de désordres honteux, criants.

IV

Mais il y avait beau temps, à cette date, que sa polémique


antimanichéenne était terminée. En réalité elle avait pris fin
en 405; et ainsi le simple rapprochement des nombreux écrits
de saint Augustin contre Manès, nous permet d'en délimiter les
phases. Le De moribus Ecclesiae Catholicae et de moribus
Manichaeoram, le De libero arbilrio et leDe Genesi contra Mani-
chaeos en marquent les débuts. Si saint Augustin connaît assez
bien alors tout le défaut du manichéisme, il est moins fixé sur les
principes de l'exégèse biblique et sur la doctrine de la nature du
mal qu'il ne fait guère qu'entrevoir. Mais avec le De utilitate
credendi, sa pensée prend une consistance philosophique sé-
rieuse avec les traités qui suivent, elle gagne en ampleur et
en force; l'exégèse lui est plus familière, la doctrine révélée
aussi; sa haute raison nage dans les pleines eaux du spiritua-
lisme chrétien; les conditions du développement de la vie chré-
tienne, la nature de la conscience chrétienne lui sont mieux
connues. Sa polémique gagne tous les jours en vigueur; et il
apparaît comme l'homme le plus compétent pour traiter, sous
forme de réponse au manichéisme, la question de la nature du
mal. La dispute avec le manichéen Félix, de 404, termine cette
seconde phase; une activité littéraire intense, une argumenta-
tion puissante et variée, et aussi une habileté réelle et de bon
aloi dans l'attaque et la riposte, me paraissent caractériser cette
période, où saint Augustin déploie les facultés de son génie
initiateur. Le De nalura boni et le Contra Secundinum mar-
quent enfin l'apogée de sa polémique. Dans le premier de ces
deux traités, il a condensé toute sa pensée; et il est écrit avec
le calme et la sérénité du métaphysicien le coup n'en est que
plus fort contre le manichéisme; c'est le bloc inébranlable élevé
sur ses ruines. Le second de ses deux écrits peut être regardé
comme le chef-d'œuvre de sa polémique contre les docteurs de
la secte. Si j'ai raison ici, le traité Conlra Adversarium Legis
et Prophetarum et le chapitre xlvi du traité De lzaeresibus peu-
vent, doivent être considérés comme l'épilogue de la longue
polémique antimanichéenne de l'infatigable évêque d'Ilippone..
Exposons-en maintenant les caractères généraux.

Il
CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA POLÉMIQUE AUGUSTINO-MANICHÉENNE
SENTIMENT ET RESPECT DES DROITS DE LA VÉRITÉ ET DES COWE
NANCES HUMAINES.

Le manichéisme, comme nous le verrons dans la suite, était


un vaste système religieux, auquel l'Évangile barrait déjà le pas-
sage, mais qui cependant avait fait une grande fortune, bien
qu'il manquât de base rationnelle. 11 consacrait la solution
grossière de la question de l'origine du mal il atteignait par ses
racines les plus profondes aux doctrines dualistes cosmo-
goniques de la Perse, reprises, rajeunies par le gnosticisme qui
avait prétendu les enrichir de l'apport de quelques idées chré-
tiennes il continuait au fond le vieux fatalisme, dont cepen-
dant il adoucissait l'apreté par la notion du salut, ou de la dé-
livrance des âmes captives, œuvre du Christ-éon, rejetée, il est
vrai, dans un avenir lointain, flottant, indéterminé; il se préten-
dait d'ailleurs chrétien et ainsi il tenait par des liens plus ou
moins directs et solides aux principales manifestations de la
pensée religieuse dans le monde. Se croyant le passé, maisélargi,
épuré, touché par le rayon des lumières nouvelles, il se présen-
tait comme l'apôtre de la civilisation au moment même où la force
romaine s'énervait, où l'agonie du vieux polythéisme commen-
çait, où la civilisation hellénique elle-même sentait le besoin
de passer à un système nouveau. Ainsi le christianisme, à
l'heure où le monde éprouvait l'effet supérieur de ses premières
victoires, rencontrait cet ennemi qui s'opposait front à front
à sa sereine et divine majesté Ce n'était pas une erreur
sortie d'une fausse intelligence du dogme chrétien c'était une
force étrangère et dominatrice, un mouvement d'opinion ap-
pelant tous les esprits au banquet du dualisme, solution simple
en apparence du problème moral, difficile et inquiétant de l'ori-
gine du mal c'était le Dieu nouveau, bon prince, au demeurant,
puisqu'il permettait au christianisme de lui faire cortège, et le
conviait même à son triomphe.
Cette idée sommaire et générale du manichéisme, de son
dogme, de sa force sociale, de ses visées et de ses espérances,
a sa place au début même du chapitre, qui a pour objet de
caractériser la polémique de saint Augustin contre cet ennemi
puissant, de mesurer sa part de responsabilité et d'action dans
cette lutte nécessaire. Car il ne suffit pas de relever chacune des
qualités du polémiste, qui fut à la fois philosophe, théologien,
exégète et logicien. Comment les apprécier, ou même les dis-
cerner, si l'on fait abstraction de l'ennemi qu'il a combattu?
Comment pouvoir dire s'il a eu raison ou tort faisant ceci ou
cela, écrivant, parlant à tel moment ou à tel autre, s'opiniâtrant
à la lutte pendant dix-huit ans, et puis s'arrêtant tout à coup?
Dans cette appréciation générale que nous avons en vue, nous
devons, aussi bien, tenir compte de sa situation personnelle, de
l'opinion chrétienne du temps et du danger que le manichéisme
faisait courir à la foi, de la menace qui pesait sur la civilisation
chrétienne.
I

D'abord, en effet, nous devons nous demander si le mani-


chéen d'autrefois, si celui-là même qui avait promené sa foi
dualiste et ses désordres à Carthage, à Rome et à Milan, sur les
deux continents et les plus grands théâtres du monde, pouvait
en tout honneur et avec un parfait respect des convenances,
remplir l'Afrique d'une longue et bruyante polémique. Il avait
aimé et servi cette doctrine avec sincérité et désintéressement,
ne devait-il pas à cette situation de se taire? A tant faire que
d'écrire et de parler contre l'idole de sa jeunesse, ne le fit-il pas
trop tôt et ne mit-il pas à la poursuivre une persistance excessive ?'?
C'est le reproche que le manichéen Secundinus lui faisait en 405.
Il le qualifiait de traitre et d'ambitieux; il l'accusait d'être, en
trahissant ses amis, passé à l'ennemi, uniquement pour y monter
au premier rang et échapper aux mailles de la législation qui
étreignait le manichéisme; il lui déniait toute compétence, parce
que, pour lui, il avait mis le baptême au service de ses inté-
rêts. Les calculs d'Augustin lui avaient réussi; que son égoïsme
satisfait jouit des avantages de l'épiscopat, soit; mais il aurait
dû avoir la pudeur d'en jouir en silence.
C'est bien à cela que tend la sourde colère de la lettre de Se-
cundinus. S'il avait raison, saint Augustin avait eu tort de pren-
dre l'attitude hostile que nous savons. L'évoque le sentit; et bien
que toute sa vie justifiât sa conversion, il répondit à Secun-
dinus avec une insistance marquée.
Il s'attacha à défendre l'homme d'abord.
Oui, sans aucun doute, la crainte n'a pas été étrangère à sa con-
version mais ce ne fut pas cette crainte basse dont parle Se-
cundinus. Saint Paul, écrivant à Timothée (iv, 1-4), a décrit d'a-
vance et flétri cette « école d'imposteurs pleins d'hypocrisie »,
prohibant les noces, interdisant l'usage d'aliments créés par
Dieu et enseignant que l'être, en tant que nature, est mauvais.
Ce passage était célèbre alors, parce qu'il atteignait directement
le manichéisme (1). La crainte de rester la victime abusée de cette
doctrine condamnée par saint Paul en a éloigné Augustin. Jeune,

(1) « Maxime Manichaeos fareviter aperleque descripsît. » Vont. Secandinum, cap. n.


il s'était laissé séduire jeune encore malgré ses trente ans, car
alors il commençait à peine à bégayer la pensée, il eut cepen-
dant quelque sagesse, puisqu'il s'arracha aux promesses trom-
peuses d'hommes qui réveillent tous les échos avec le grand
mot Vérité vérité et ne servent que le'festin maudit.
Oui encore, l'amour de la gloire l'a détourné du manichéisme.
C'est que, éclairé par le rayon pénétrant de la lumière supérieure,
il fut tout à coup possédé de l'invincible désir de faire le bien,
de l'amour enivrant de la beauté idéale et divine. Or, saint Paul
encore a dit « La gloire, l'honneur et la paix sont le partage
de tout homme qui fait le bien » (1). Augustin eût été, par
l'effet logique de la doctrine énervante du manichéisme,
mis dans l'impossibilité de donner carrière à cette honorable et
douce ambition, dont tout homme sent l'aiguillon en lui-même
réaliser le bien au poste de combat où Dieu l'a placé. Car enfin
quel est l'homme qui se sentira les énergies nécessaires pour
l'accomplir, s'il pense, croit et professe que le mal se trouve non
dans la volonté muable de l'homme, mais dans la nature immua-
ble de Dieu? (2). Cette croyance coupe court à tout effort moral
l'homme qui la partage, c'est le manichéen, Augustin n'a pas
voulu être cet homme-là, une moitié d'homme, à peine un
homme.
Cette défense n'était pas une plaidoirie elle dépeignait au vrai
l'état d'une âme droite et sincère elle rappelait des faits que
nous savons être historiques. Les Épîtres de saint Paul avaient
jeté le rayon décisif dans l'esprit encore flottant d'Augustin.
Elles furent son seul livre pendant les mois qui précédè-
rent immédiatement sa conversion. Elles comblèrent pour lui
les lacunes de la philosophie platonicienne sur le péché et la
grâce, sur l'Incarnation que le péché explique et sur la Rédemp-
tion qui nous a mérité la grâce et rendu la vie. Éclairé par elles,
il donna le coup de barre à droite, certain dès lors de lancer son
frêle esquif sur l'océan sans rivage de la vérité, du bien, du par-
fait désirable.
Secundinus tenait en suspicion la sincérité de sa conversion.
Si saint Augustin eût voulu insister, s'il eût cru nécessaire de
(1) nom., il, 10.
(2) Contra Secundinum, cap. il.
dissiper plus fond un soupçon de sa nature injurieux, il n'eût
eu qu'à le renvoyer à son livre des Confessions, Il ne le fit pas.
Il l'avait écrit pour les chrétiens, ses frères, qui pouvaient et de-
vaient le comprendre. En donnant le mot du mystère qui enve-
loppait sa vie, il avait livré le secret du don de Dieu. S'il eut
une crainte, ce fut celle de voir le bienfait divin raillé. Donc il se
tut sur ce livre capable pourtant de lever tout soupçon. Mais
nous, nous avons le devoir de ne pas le perdre de vue, sans
qu'il soit d'ailleurs besoin d'insister car, tout le monde en con-
vient, si les lettres chrétiennes peuvent se flatter d'avoir produit
un livre loyal et honnête, c'est bien celui-là.
Dans la conversion d'Augustin l'homme était donc pleinement
justifié. L'attitude prise par lui à l'égard du manichéisme qu'il
avait professé, s'explique également; bien plus, elle lui fut
comme imposée; et ainsi après l'homme, nous allons voir que le
polémiste est à son tour devant l'histoire lavé des reproches de
Secundinus.

II

Dans ses Rétractations, il a eu presque toujours le soin de


nous faire connaître l'occasion et le motif de chacun de ses écrits
contre Manès, comme des autres d'ailleurs. Le caprice, l'humeur,
des considérations trop intéressées ou peu avouables n'y ont été
pour rien. Il n'a pas même écrit pour écrire; ce chrétien austère
ne connut pas le dilettantisme même permis; et de lui on peut
dire, avec au moins autant de vérité que de notre grand Bos-
suet, que chacun de ses ouvrages a été un acte voilà la pre-
mière idée qu'il faut s'en faire. Or, c'était le trait d'un honnête
homme, ce fut l'inclination de sa nature, de dire, au lendemain,
de sa conversion, les motifs qui l'avaient détaché du mani-
chéisme, où il. comptait de nombreux amis. S'il mit quelque vi-
vacité dans ses premiers écrits, si le De moribcas Ecclesiae Ca-
lholicae ef de moribus Manichaeorum, si le De Genesi contra Ma-
n~chaeos se font remarquer par des mouvements impétueux, par
des paroles peu mesurées, trop enthousiastes d'un côté, légè-
rement virulentes de l'autre, il faut en faire remonter la faute aux
manichéens eux-mêmes, car ils avaient menti à Augustin en
prêtant aux chrétiens une idée, une intelligence, des interpréta-
tions de l'Ancien Testament fausses, erronées et sciemment
troublantes. Leur outrecuidance à Rome, leur confiance provo-
cante et aussi leurs attaques contre sa personne ne devaient guère
éteindre le feu de sa vertueuse indignation il lui donna cours.
Mais il avait le cœur trop fidèle pour oublier ses anciens amis.
Il ne se fit pas faute de les convier à son bonheur. Que de fois
il fit arriver jusqu'à eux le cri de son âme qui souffrait pour
eux Le traité De ulilitate credendi adressé au manichéen Hono-
ratus en fournit la preuve éclatante; il fut, presque au premier
jour de cette longue polémique, comme le manifeste de son ami-
tié alarmée et agissante. C'est pour dissiper les dernières inquié-
tudes d'Evodius qu'il répondit à sa question « Dites-moi, je
vous prie, si vraiment Dieu n'est pas l'auteur du mal » (1). La
conversation intime, le dialogue qui sortit de cette question, en
386, fut publiée en 395, c'est-à-dire en pleine bataille, comme si
saint Augustin eût alors voulu faire entendre que de tels com-
bats, il les livrait autant pour ses amis que pour lui-même et
la vérité.
D'ailleurs avant de publier le De libero arbitrio, ce manifeste
de son amitié alarmée et éclairée, il avait, avec une délicatesse
charmante et une modestie digne de son grand esprit, adressé
à ses amis le pressant appel de son cœur chrétien. « Considé-
rez ce que je vous dis, ô mes bien chers amis, » s'écriait-il, à
la fin du traité Des deux âmes; « je connais vos esprits. Si
vous me reconnaissez autant d'intelligence et de raison qu'au
premier venu, ces choses (2) sont bien plus certaines que celles
que nous semblions apprendre, ou plutôt que nous étions forcés
de croire à l'école des manichéens » (3). Ce livre, où saint
Augustin attaquait la citadelle sur un de ses points les plus
vulnérables, fut écrit pour en faire sortir et pour sauver ses
amis encore manichéens, nullement pour les accabler dans sa
défaite. Il mit à les ménager, une sincérité d'aine, une hauteur
de vues et une amitié, où il n'est que juste de reconnaître

(1) i( Die inihi, qusieso te, utruni Deus non sit auctor niali. » De libero arbitrio,
lib. I, cup. t.
(2) (".elles qu'il vient de démontrer, l'existence d'une' seule âme dans l'homme.
(3) De daahns animahu», cap. xv.
IIEVIIB TIIOMISTE. I. 28
tout le cœur qu'il leur conservait encore, qu'il leur con-
serva toujours. C'est avec une délicatesse touchante et un tact
accompli qu'il écrivit ces pages senties et sereines, destinées
à leur porter l'examen sincère de sa propre intelligence. Loin
de s'en prendre à eux et de les poursuivre de la lumière inflexi-
ble d'une logique qui, pour être rigoureuse, n'est pas toujours
charitable, il ne s'en prit qu'à lui-même. Ce fut lui seul qu'il mit
en scène. Dans ce retour sur un passé plein d'erreurs, dans
ce décompte, il s'appliqua à ne reprendre personne que lui de
légèreté, d'insouciance d'esprit, de sottise (1); gros mots
assurément, mais procédé heureux, qui avait le double avantage
de faire pardonner à Augustin sa conversion et sa situation
nouvelle et d'éclairer la bonne foi de ses amis abusés. Ainsi,
il leur paya largement sa dette; il fit pour lui-même, pour la
satisfaction de son propre cœur, tout ce qu'il pouvait faire à
cette heure.
Saint Augustin alla même plus loin. S'il ne pardonna jamais
à Terreur, comme c'était son devoir de ne pas lui pardonner, il
traita en amis ces manichéens qui s'offensaient de ses coups. II
demandait à Dieu « un esprit de paix et de tranquillité », plus
occupé de les corriger que de les confondre (2). C'était le désir
de son âme, un principe de sa raison, une règle dont toute sa
vie lui démontrait l'opportunité. Dieu sans doute se sert de ses
serviteurs pour renverser les « royaumes de l'erreur » mais
les hommes, Dieu ordonne de les reprendre, de les éclairer,
de les persuader, non de les confondre. Le chapitre n de sa
réfutation de l'Épïtre de Manès dite du Fondement, réfutation
qui est un des principaux morceaux de cette polémique, nous
conserve la preuve que saint Augustin avait l'intelligence supé-
rieure du doute et de l'état d'esprit de ceux aux yeux desquels
la lumière de la vraie religion n'a pas lui encore, ou qui même
acceptent des erreurs positives dans une matière aussi grave.
« Que ceux »,
s'écrie-t-il, en s'adressant aux manichéens, « qui
ne savent point quelle peine c'est de trouver la vérité et com-
bien il est difficile de se mettre à l'abri de l'erreur, s'emportent
contre vous. Qu'ils s'irritent contre vous, ceux qui ne savent
(1) Dedaabus animabas, cap. i, cap. n, cap. m.
(CJîonlra Epistolam Flindamenti, cap. i.
point combien il est rare et malaisé de dissiper par les clartés
d'une âme pieuse les fantômes de la chair. Qu'ils vous traitent
avec colère, ceux qui ignorent quelle difficulté c'est de guérir
l'œil de l'homme intérieur pour le mettreen état de contempler
son soleil. Qu'ils n'aient pour vous que des objurgations,
ceux qui ne soupçonnent point ce qu'il faut pousser de gémis-
sements et de soupirs pour arriver à avoir la simple intelligence
de Dieu. Oui, enfin, qu'ils vous accablent ceux qui n'ont point
trempé dans les mêmes erreurs que vous (1) ». Pour lui, Augus-
tin, loin de les traiter avec aigreur, il n'a d'autre pensée que
de les supporter maintenant comme ses proches l'ont supporté
lui-même autrefois, que d'avoir pour eux la patience des siens à
son égard, lorsque, dans sa rage et son aveuglement, il parta-
geait leurs erreurs en acceptant le dogme manichéen (2).
Saint Augustin parlait donc d'expérience. Si quelqu'un pou-
vait se targuer de son état, songer à faire l'important, à être fier
en lui-même et tranchant à l'égard des hommes séduits par
l'erreur, ce n'était certes pas lui. Pour prendre envers les mani-
chéens un cœur d'ami, il n'avait qu'à se souvenir, qu'à regar-
der dans son passé, qu'à remettre sous ses yeux ses erreurs et
la conduite miséricordieuse des maîtres qui avaient allumé sur
sa route obscure le flambeau de la vérité. S'il rappela ici ses
tourments d'autrefois, ce fut pour évoquer la douce image des
immortels bienfaiteurs de son âme qui furent de grands ser-
viteurs de Dieu, Ambroise et Monique, types achevés de délica-
tesse et de force, modèles d'intelligente longanimité. Il ne se re-
connaît que le droit d'être modeste.
Avant la réfutation de l'Épitre du Fondement, saint Augustin
avait écrit déjà de nombreux ouvrages contre le manichéisme;
après l'année 397, il écrivit encore beaucoup et parla souvent
contre eux. Mais on peut dire qu'avant comme après, il sut yar-
der la ligne difficile à tenir entre sa foi et ses relations ;m-
ciennes. Il poursuivit sa polémique, parce qu'il fut provoqué
par les manichéens eux-mêmes dans des conférences contradic-
toires, et aussi parce que les chrétiens le prièrent de réfnler
des écrits dualistes récents et jugés dangereux. Ni dans l'un ni
(1) Contra Epislolam Fnndamenli, cap. h.
(2) Jhid., cap. m.
dans l'autre cas, il ne pouvait se dérober. Prêtre d'abord, évè-
que ensuite, il se devait à l'Église avec un dévouement d'autant
plus ferme que Dieu lui-même, pour ainsi dire, avait mis'le
fardeau sur ses épaules; c'est comme malgré lui et après avoir
fait appel à sa vertu, que Valerius lui avait imposé les mains.
Restaient, enfin, les droits supérieurs et inaliénables de la vérité,
non de cette vérité humaine, qui, tout en étant la vérité, ne
présente pas une ligne fixe de flottaison sur la vague mouvante,
mais de la vérité divine, soit que Dieu par sa révélation raffer-
misse la raison de l'homme, soit qu'il ajoute à ses connais-
sances naturelles. La défense de la foi eût été, en toute hypo-
thèse, pour Augustin un motif plus que suffisant d'entrer
en lice avec ses anciens coreligionnaires. Il y a là plus qu'une
excuse, plus qu'une justification c'était un devoir pour lui. Il
n'entrera dans l'esprit de personne qu'il ait manqué à ce devoir.
S'il a tant écrit et tant parlé de 387 à 405, c'est pour défendre
la vérité conquise, et aussi pour faire luire sa lumière et gra-
ver dans les profondeurs des esprits les traits impérissables de
son éternel rayonnement.
Mais nous devons aller plus loin dans l'analyse du premier
caractère général de cette polémique. Saint Augustin a fait
valoir, avec une persistance courageuse, 'les droits de la vérité
mais, nous pouvons le dire maintenant, il n'a pas méconnu ses
devoirs envers les hommes ni envers lui-même. Ce qui me
frappe ici, c'est une parfaite dignité, le sentiment élevé des con-
venances, le désir impérieux d'être utile à tous (1). Ainsi, il
me semble qu'il a su concilier les droits de la vérité avec le res-
pect des hommes.
Mais insistons sur ce point d'un intérêt d'ailleurs général et
durable; saint Augustin nous donne ici plus d'une leçon utile.

III
Qu'était-ce au fond que la lettre de Secundinus? Elle ne con-
tenait aucun fait précis contre saint Augustin; cependant,

(1) Et spcro ita fore, si benemihi conseilla sum, quod ad hune stylum pio ctol'li-
«
cioso animo, non vani nominis appetitione ac nugatoriae ostentationis accessi. De
nlilUate credendi, cap, i, n. 1.
Secundinus prétendait l'accabler. Saint Augustin, avant d'en
réfuter la doctrine, s'attacha à établir deux règles que le polé-
miste ne doit jamais méconnaître la première regarde le polé-
miste lui-même; la seconde, la vérité qui est l'enjeu du débat.
Il ne faut pas, en effet, que la vérité souffre, en quelque ma-
nière que ce soit, des discussions des hommes; que les esprits
soient empêchés de voir l'éclat de sa lumière par une contro-
verse dont le but est de les éclairer. A n'en pas douter, on amon-
cellera des nuages, si on irrite la polémique, si on y jette des fer-
ments d'animosité et de colère, si on s'en prend aux hommes
plutôt qu'à leurs erreurs, ou même si simplement elle dégénère
en procès de tendance. J'ai dit le mot. En vérité, la lettre de Se-
cundinusavait bien ce caractère; on ne pouvait y voir qu'un procès
de tendance contre Augustin. Pour écarter ce procédé injuste,
notre docteur trouva et formula la règle qui s'impose. Il soumettra
sans doute la doctrine de son adversaire à un examen exact, rigou-
reux, complet; mais, il le déclare, il s'en tiendra aux termes de
sa lettre, qui seront pour lui l'expression unique de sa pen-
sée il ne se permettra pas d'aller au delà. Il n'eût été que
juste que Secundinus ne se fût pas départi de cette élémen-
taire impartialité. Qu'a-t-il fait cependant? C'est au nom d'une
simple possibilité qu'il a essayé d'atteindre l'évèque, de le flétrir
à la source même des sentiments dont sa vie s'inspire. Parce qu'il
est possible qu'un homme obéisse à un égoïsme grossier, prenne
l'intérêt bas, la recherche des avantages terrestres, pour règle
et motif de sa croyance, il a osé dire que l'évêque d'Hippone
avait cédé à une crainte servile et à une ambition inavouable,
avait sacrifié sa foi dualiste, une conviction, à l'amour des biens
corporels (1). On ne saurait se montrer ni moins respectueux de,
la logique, ni plus injuste envers son contradicteur.
Sans doute chacun reste libre de porter tel jugement qu'il lui
plaira sur les pensées dernières et les sentiments les plus secrets
de son adversaire, à trois conditions cependant: d'abord que ce
jugement ne soit pas dépourvu de tout fondement dans sa vie
ou ses écrits; ensuite que ce jugement, même appuyé sur une
conjecture, mais peu certain malgré tout, ne devienne pas une
(1) » Ilumanus cnim error est, ut id factum cs'se in animo mco credas, quod fieri
potuit, clioin si non est factum. » Contra Secnndinnm, cap. il.
arme contre lui; enfin et surtout que les droits imprescripti-
bles de la vérité soient maintenus dans leur inflexible rigueur.
« Si vous refusez de vous en rapporter à moi au sujet de mon
âme », s'écrie saint Augustin, « pensez de moi ce que vous
voudrez, pourvu que vous preniez garde à ce que vous penserez
de la vérité elle-même. S'il s'agit de nos sentiments intimes, il
n'y a qu'à nous croire l'un l'autre si cela nous plaît, ou à ne pas
nous croire si cela ne nous plaît pas. Une chose suffit regardons,
après avoir dissipé tout nuage de malice, la lumière de la vérité,
laquelle n'est ni vôtre ni mienne, mais se présente à la contem-
plation de vous comme de moi » (1).
Saint Augustin se plia à toutes ces exigences, dont il avait un
si vif sentiment. Nous touchons là à l'une des sources de sa
méthode, qui consista invariablement à prendre les écrits des
manichéens, et à leur opposer une réfutation passage par passage,
non sans avoir mis sous les yeux du lecteur le texte même qu'il
combattait. C'est ce qu'il fit à l'égard de Secundinus, c'est ce
qu'il avait fait déjà à l'égard de Faustus, d'Adimantus et de Manès.
Il y mit une étonnante largeur d'esprit et une générosité de cœur,
imprudente aux yeux de quelques-uns de ses contemporains. Les
longs extraits de leurs écrits ne portaient-ils pas les doctrines
dualistes au milieu des chrétiens? Aujourd'hui, où allons-nous
chercher la littérature manichéenne? Dans les œuvres d'Augustin.
Si elle survit à leur irrémédiable défaite, c'est grâce à lui. Augustin
n'eut pas même à se défendre contre la tentation de se départir
de cette haute et large impartialité qui était sa règle; il ne l'eut
pas. C'est ainsi qu'il entendait le respect de l'adversaire. La
vérité n'y perdait rien l'erreur était aussitôt réfutée en regard
des propres paroles des docteurs de la secte se trouvait la réponse
d'Augustin, qui eut le don de tenir haut et ferme le drapeau de
la vérité, qui même, comme nous le verrons, lui assura le triomphe.
Tout à l'heure, je parlais de méthode. Peut-être eût-il été plus
exact, plus vrai, de dire procédé de discussion. Ne pas se borner
à un exposé de la doctrine que l'on se propose de réfuter, mais
la faire connaître par des extraits empruntés à ses apôtres et à
ses docteurs, est-ce autre chose qu'un moyen de rester impartial,

(1) Contra Secundlnum, cap. u.


qu'un procédé honnête, loyal, capable d'éclairer, ou tout au
moins de faciliter la marche de la discussion, et aussi de satis-
faire les légitimes exigences de l'adversaire auquel on donne
d'abord la parole? Cependant saint Augustin toucha à la méthode
qu'il convient de suivre dans la recherche comme dans la vérifi-
cation de la foi, question délicate de tout temps, mais particu-
lièrement difficile à une époque où elle n'avait pas encore reçu
les lumières de l'expérience, de la réflexion et du travail des
théologiens. Encore ici saint Augustin trouva le secret de
respecter les droits de la vérité et les égards dus aux hommes.

IV

C'est à deux reprises qu'il a abordé la question de méthode


d'abord au début même de sa belle carrière, dans l'intimité de
son entretien avec Evodius sur la nature et l'origine du mal
Utrum Deus sit auctor mali, entretien qui nous a valu les trois
livres De libero arbitrio; ensuite dans son livre contre l'Épître
dite du Fondement. Dans le premier de ces deux ouvrages, il
s'attache à montrer dans quel état la raison humaine, qu'i!
suppose en possession de connaissances certaines, devra se main-
tenir pour atteindre à la vérité; dans le second, il trace à l'apo-
logiste la ligne doctrinale qu'il ne doit jamais abandonner dans
la défense et la vérification de la foi, même dans l'hypothèse
d'un doute fictif.
« Utrum Deus sit auclor mali »? C'est la question qu'Evodius
avait posée et dont il attendait la solution. Pour lui, c'était la
question maîtresse. On voit sans peine, en effet, que la vie et
les choses changent d'aspect, selon que la solution qu'on lui
donne est négative ou affirmative. Si Dieu est l'auteur du mal,
la vie se présente comme un dur esclavage sans lendemain; si,
au contraire, il est étranger au mal et le réprouve, si toute nature est
sortie de ses mains et est bonne, s'il réalise en lui-même le bien
parfait et absolu, il s'offre à l'homme comme l'objet souverai-
nement désirable, et qu'il peut atteindre moyennant son secours
et l'effort constant de sa propre volonté dans la discipline morale
et la pratique du bien. Cette question était donc pour Evodius la
question fondamentale, comme le serait à nos yeux, par exemple,
la question de l'existence de Dieu. Pour arriver à la solution
vraie, dans quel état faut-il placer l'intelligence, la raison, qui
vont être mises en mouvement? Faudra-t-il, par exemple, faire
table rase de toutes les connaissances acquises? Sera-t-il préfé-
rable, et alors permis, de renoncer aux vérités certaines? Ou bien,
au contraire, faudra-t-il garder ces vérités, et même s'attacher à
elles avec une volonté plus forte?
Ce serait s'abuser, se tromper grandement que de croire que
le doute même méthodique est le premier échelon de la raison
dans sa marche ascensionnelle vers la vérité. Le cœur d'Au-
gustin avait devancé la réponse de la raison. Il éprouvait un
trop impérieux besoin de certitude pour se lancer sur la mer
périlleuse du doute universel, même fictif, i la recherche de la
solution de l'inquiétant problème Utrum Deus sit auctor mali'1
Quant au fond, tout le monde conviendra que c'est folie d'écarter
les vérités acquises, certaines, sous le fallacieux prétexte d'arriver
par cet affranchissement même, à coup sûr imprudent, à la pos-
session de telle vérité essentielle, qui jusqu'à cette heure a échappé
aux prises de l'esprit. Au contraire, c'est le connu qui conduit à
l'inconnu; il sert d'étai et de lumière à l'intelligence, qui, portée
sur les ailes de la certitude, monte plus haut. L'homme d'ailleurss
n'abandonnerait ces vérités certaines, qui sont un bien, que par
un étrange abus de sa liberté. Il n'en a vraiment pas le droit saisi
par cette lumière, pour laquelle son intelligence a été faite, il se
doit à elle; il a envers elle contracté des devoirs. Saint Augustin
voit des vérités certaines, essentielles, qui sont le fond de la
raison il veut donc qu'Evodius s'y tienne ferme. Il l'en avertit avec
force il les place au seuil de la discussion qui est ouverte, comme
la condition du succès désiré (1). Pour lui, ces vérités essentielles
sont la souveraine perfection de Dieu, son immutabilité absolue,
son infinie justice, la génération du Verbe qui est son égal, la
création ex nihilo, la providence de Dieu qui gouverne le
monde (2). Il serait inutile pour notre objet présent, de rechercher
si ce compte des vérités nécessaires est rigoureusement exact et
complet. Nous nous attachons au principe. Il est admirable que
saint Augustin, encore sous le coup des incessants mécomptes
(1) De libero arbilrio, lib. 1, cap. n.
(2) lbid., lib. I, cap. n.
de sa raison pendant neuf ans, ait ici professé un respect si pro-
fond pour elle, et un respect au moins égal pour la vérité, dont
les droits sur la raison de l'homme sont certains. Il vit, avec
une sûreté de coup d'œil que ce long temps passé au milieu des
tourments de sa raison déçue ne put obscurcir, il vit, dis-je,
quelles affinités, quelles convenances existent entre l'esprit de
l'homme et la vérité.

v
Cependant, dix ans plus tard, revenant sur cette question de
méthode, il aborde le point plus délicat de la vérification de la
foi, mais de telle manière qu'il affaiblit, ce semble, la force de
ses déductions premières. S'adressant aux manichéens, au cha-
pitre III de son livre contre YÉpître du Fondement: « Je voudrais
vous adoucir, » leur disait-il, « et pour que vous ne me résistiez
point dans un esprit d'hostilité toujours pernicieux, je voudrais
que de part et d'autre nous déposions tout mouvement d'arro-
gance. Que nul de nous ne dise qu'il a déjà trouvé la vérité;
cherchons-la comme si ni vous ni moi ne la connaissions. Il nous
sera possible de la chercher avec autant de soin que de concorde,
si ni vous ni moi ne pré tendons, avec une téméraire présomption,
l'avoir trouvée et la connaître. Si je ne puis l'obtenir de vous,
consentez du moins qu'en ce moment je vous discute comme si
je vous entendais pour la première fois, comme si je ne vous
connaissais point. Ce que je demande est juste, je le crois; je
n'y mets que cette seule condition, que je ne partagerai point
vos prières, que je n'assisterai point à vos assemblées, que je ne
prendrai point le nom de manichéen, tant que vous ne m'aurez
point donné une raison claire de tout ce qui a rapport au salut
de l'âme ».
Ces paroles ne laissent pas d'être remarquables et méritent de
fixer notre attention, bien qu'elles soient légèrement confuses
ou énigmatiques. Quelle est pour saint Augustin l'essence
même de la méthode à suivre dans la vérification de la foi ? `?

C'est bien de la vérification de la foi qu'il s'agit, puisqu'il se


propose de la maintenir dans son intégrité contre le mani-
chéisme qui en est la négation. Il ne songe nullement à diviser
le problème, qui change d'aspect avec la croyance des personnes
qui abordent l'étude de la foi. Le chrétien croyant d'abord, l'hé-
rétique ensuite, le païen enfin peuvent être amenés à discuter la
valeur des motifs de crédibilité. Mais leur situation est loin d'être
la même au point de vue de la liberté à prendre dans le débat qui
va s'ouvrir. Le chrétien croit, il donne son adhésion, une adhé-
sion ferme, excluant tout doute, à la parole de Dieu qui a révélé
aux hommes les mystères de son essence et de leur salut. Un
doute positif, même sous le prétexte de mieux chercher et avec
la volonté de trouver la révélation divine, serait injurieux à l'au-
torité de Dieu enseignant, suspendrait la foi, serait la négation
même de la foi en tant qu'acte de l'intelligence et de la volonté
libre. Ce doute est donc interdit au chrétien. Le païen ne con-
naît la foi que comme une chose dont il a entendu parler, mais
il a une religion l'hérétique nie un point ou un autre de la ré-
vélation à son tour, il a une religion, un dogme. Ils veulent
l'un et l'autre faire la vérification de la foi chrétienne; leur dogme
est entaché d'erreur, ils sont donc pleinement libres à son
égard; les vérités premières étant réservées, ils peuvent faire
table rase, pour élever sur un terrain libre l'édifice divin ce pro-
cédé leur devient obligatoire dans la mesure même de l'erreur
qu'ils partagent et de l'utilité qu'ils en retireront dans l'affaire
capitale de la recherche et de la vérification de la foi révélée.
Saint Augustin n'a pas distingué ces situations différentes, qui
lient ou affranchissent la liberté à l'égard de la croyance. Il
semble même s'être mis dans la situation du païen ou de l'héré-
tique « Que nul de nous ne dise qu'il a déjà trouvé la vérité;
cherchons-la comme si vous ni moi ne la connaissions s. Se re-
garde-t-il cependant comme libre à l'égard de la foi? Accepte-
t-il de se placer sur la même ligne doctrinale que le mani-
chéen ?`?
Sa sincérité absolue, son amour de l'impartialité, son désir
ardent de lever tout obstacle entre le manichéen et la foi, ont
donné à son langage une rudesse de franchise que la suite cor-
rige et a mise au point. Non, il ne se croit pas libre à l'égard
de la foi, car il pose aussitôt des conditions qui en réservent les
droits il ne partagera pas les prières des manichéens il n'as-
sistera pas à leurs assemblées il ne prendra pas le nom de ma-
nichéen. Qu'est-ce à dire ? Ces formules ne cachent-elles pas un
principe, ne sauvent-elles pas une situation? Si elles signifient
quelque chose, c'est qu'Augustin entend rester chrétien: car le
chrétien, sous le prétexte de faire la vérification de la foi, ne peut
commencer par abandonner la foi.
Aussi, bien que le langage de saint Augustin soit obscur dans
sa brièveté, je ne puis dégager de ce passage que le principe du
doute fictif et scientifique. Reste un dernier point qni semble
infirmer cette conclusion. « Je ne prendrai point le nom de ma-
nichéen », dit l'évêque, « tant que vous ne m'aurez point donné
une raison claire de tout ce qui a rapport au salut ». Il semble
donc que saint Augustin acceptait d'avance de se dire mani-
chéen, si on lui donnait cette « raison claire » qu'il regardait
le christianisme comme pouvant être faux; et voilà le doute
positif qui revient. Mais saint Augustin croyait savoir que
cette « raison claire » ne lui serait jamais donnée. Il a laissé
mille témoignages pour un, du repos, de la joie, que son âme goû-
tait dans la pleine lumière du christianisme. Il a seulement
poussé jusqu'au bout le principe de la méthode, qui consiste
dans le doute fictif. Trouvons-le généreux, libéral, large, si l'on
veut; mais n'allons pas plus loin. Car le chapitre qui suit cor-
rige l'âpreté de la formule et fait comprendre la pensée du saint
docteur. Il y expose ses motifs personnels de crédibilité le con-
sentement des peuples ou l'universalité de la foi une autorité
établie sur les miracles, affermie par une succession ininter-
rompue depuis l'apôtre Pierre jusqu'à l'évêque qui occupe ac-
tuellement le siège de Rome le nom même de Catholique que
cette Église Romaine seule a toujours conservé dans un si grand
nombre d'hérésies qui se sont élevées contre elle (1). Pour lui,
ces motifs excluent tout doute. Bien plus, il distingue parmi les
chrétiens, ceux qu'il appelle les « Spirituels » et dont l'âme ha-
bite les régions supérieures de la sagesse parfaite, et ceux qui ont
la simplicité de la foi. La croyance des uns comme des autres exclut
tout doute, « tamen sine dubitatione cognoscent. » Le chrétien
ne supprime pas l'homme; il ne peut se dépouiller des infir-
mités de sa nature; son intelligence reste lente; la vérité ne se

(1) Contra Epislolam Fundanteitti, cap. iv.


montre pas à lui avec une entière clarté et d'ailleurs il ne serait
pas capable de l'entendre. Et cependant, chose remarquable, le
fidèle, savant ou simple, reste attaché à l'Église catholique par
tous les liens de son âme il ne doute, ni n'hésite il appartient
tête et cœur à la foi. Qu'est-ce à dire? Ce chapitre peut se
résumer dans cette idée simple, que la foi de sa nature exclut
tout doute, parce que la substance des choses qu'elle offre à
l'esprit le retient dans une entière et inébranlable certitude. La
dernière phrase renferme, je crois, tout la pensée de saint Au-
gustin. « Si la vérité », dit-il, « m'est montrée si manifestement
qu'il n'y ait plus en moi de place pour le doute, je devrai la pré-
férer à tout ce qui me retient dans l'Église catholique. Mais si
tout se réduit à une promesse, personne ne pourra me faire rom-
pre avec la foi, qui me rattache à la religion chrétienne par des
liens si nombreux et si forts ». Saint Augustin, ouvrant une dis-
cussion savante avec Manès, dans la pensée de faire la vérifica-
tion de la foi, ne commence pas par douter. Au contraire, sa
fois n'aspire qu'à être plus ferme.
Si on a un regret à exprimer ici, c'est tout au plus qu'il a un
peu trop penché à gauche, c'est-à-dire du côté des hommes.
Mais nous nous tromperions grandement, si nous lui attribuions
un déni de justice à l'égard de la vérité révélée et de la foi chré-
tienne. Il eut toujours un sentiment très vif de leurs droits et des
devoirs qu'elles imposent aux polémistes. II faut ajouter qu'il fut
assez heureux pour ne pas méconnaître ce que j'appelle les
droits de la raison de l'homme qui croit. Ceci n'est pas dé-
pourvu d'intérêt, tant s'en faut, même au point de vue mani-
chéen.

VI

Saint Augustin ne s'est pas fait faute de marquer la supério-


rité dont les manichéens se targuaient. Ils prétendaient suivre la
raison, l'évidence ils reconnaissaient en Manès leur maître,
et la lecture de ses écrits dans leurs assemblées était entendue
avec un respect religieux. Mais pour eux, Manès n'avait fait que
donner sa dernière forme à une doctrine préparée, élaborée,
pendant de longs siècles et en chacun des grands centres de la
civilisation, par la raison universelle. Exagérant la valeur du
système, ils portaient le plus haut possible la puissance de la
raison avec les gnostiques dont ils venaient appelant à eux
le raisonnement, ils abaissaient l'autorité ils niaient la valeur
de la foi objective pour s'imposer à l'homme comme telle.
La prétention des manichéens n'était pas nouvelle, bien s'en
faut les gnostiques du second siècle, par exemple, opposaient
à la foi la connaissance. Elle se reproduisit après eux. Au
fond, toute doctrine religieuse, hérésie ou autre, qui est en op-
position avec la foi, est amenée fatalement à s'appuyer sur la rai-
son isolée elle est une manière de rationalisme. Cette forme
d'esprit se retrouve à tout propos dans la polémique mani-
chéenne il est inutile de faire remarquer quelle imprudence
c'était du côté des disciples de Manès et des docteurs de la secte
de se réclamer de la raison; car leur système religieux et cos-
mogoniqueest un des moins rationnels dont l'histoire ait conservé
le souvenir. Mais enfin ils disaient attendre de la raison seule
toute lumière. Je m'arrète pour le moment à une seule des mani-
festations multiples de ce rationalisme effréné. Ils critiquaient
vivement la manière de penser des Catholiques, qui ne cessaient
de dire Croyez d'abord, nous raisonnerons ensuite inclinez
d'abord votre tête devant la foi, ensuite vous chercherez à com-
prendre. Ils en riaient, n'y voyant qu'une méthode ridicule, qu'une
marche en arrière. Ils appelaient cela une sottise. Ce n'était pas
dans le demi-monde seulement que de telles railleries trouvaient
un écho; elles étaient le propre des esprits plus cultivés, des
milieux élevés, parce que là on se piquait de sagesse et de raison.
C'est là qu'étaient les fortes tètes. La preuve en est dans le pre-
mier chapitre du De ulilitate credendi, adressé au manichéen
Honoratus. Ou'y dit Augustin? Il se propose de mettre à nu,
sous les yeux de son ami, hélas! encore manichéen, la témérité
des docteurs de la secte qui invectivent les chrétiens, parce qu'ils
se prémunissent d'abord par la foi afin de recevoir ensuite la
lumière de Dieu, c'est-à-dire de ce qu'ils croient avant de chercher
à comprendre (1). S'ils se fussent bornés à des plaisanteries plus
ou moins spirituelles, le mal n'eût pas été grand. Mais c'est

(1) « Credendo praemuniunlur et illuminuLiu'o praeparanLur Deo. »


comme un charme qu'ils jetaient sur les esprits, en préconisant
devant eux la marche rationnelle et en paraissant montrer ainsi le
zèle le plus ardent et le moins intéressé pour la vérité. « Qu'est-ce
qui m'a poussé », s'écrie saint Augustin, « ,à laisser là pendant
neuf ans la religion que les miens avaient enseignée à mon enfance,
pour suivre et écouter ces hommes, sinon ce qu'ils disaient que
nous étions sous l'empire d'une terreur superstitieuse et qu'on
nous forçait de croire avant de comprendre, tandis que, pour
eux, ils ne contraignaient personne à croire avant d'avoir mis au
net la vérité, fîdem nobis ante raiionem imperari dicerenl » (1).
A la voie de la raison, saint Augustin opposa donc la voie de
l'autorité, dont le traité De ulilitate credendi ne fut que la dé-
fense et l'apologie. Il établit cette défense sur une considération,
que j'indique sommairement.
La religion, fondée sur un besoin de notre âme, est un
dogme, une croyance, un culte; elle est par essence le lien qui
relie l'homme à Dieu. Si elle suppose la créature, elle ne s'établit
qu'après une manifestation positive de Dieu, si bien que les
peuples qui ont ignoré -la révélation mosaïque, ont supposé et
mis à la base de leur religion une intervention de la divinité.
C'est le fait et le droit. Or, qui dit manifestation, révélation, dit
par là même enseignement venu du dehors. Cet enseignement a
été donné et se perpétue par voie d'autorité. Saint Augustin
conclut que l'homme ne peut, par aucun moyen, arriver à la
vraie religion, s'il ne se soumet au joug de l'autorité (2). Cette
conclusion, qui tend à avoir une portée universelle, puisqu'elle
doit être appliquée à tous les hommes, se fortifie grandement, si
l'on veut bien remarquer que bien peu sont capables d'accomplir
le long labeur que suppose la recherche de la vraie religion.
Honoratus lui-même avouait que c'était pour lui une grande affaire
de saisir Dieu par la raison (3). Il .pensait même que fort peu sont
capables de voir les motifs par lesquels l'esprit humain est
amené à la connaissance de Dieu. Or, la religion n'est pas pour
quelques esprits d'élite, pour une caste privilégiée; l'enceinte
étroite d'une chapelle l'étouffe. L'autorité seule, c'est-à-dire

(1) Cap. i, n. 2.
(2) De ulililal» credendi, cap. ix, n. 21.
(3) Ibid., cap. x, n. 24.
l'enseignement extérieur donné au nom de Dieu, peut donc en
assurer à tous les hommes la possession, en les appelant et les
retenant dans le temple universel que la révélation a ouvert (1).
Mais saint Augustin, en parlant de la sorte, ne tendait-il pas
à abaisser le rôle de la raison, ou même à la réduire à rien? Si
pour atteindre à la vraie religion, il faut être enseigné, si croire
suffit, à quoi bon chercher à comprendre? Les manichéens
accusaient les chrétiens d'être des esprits courts, ou pire encore,
des hommes sans idées, manquant de toute initiative intellec-
tuelle. N'y avait-il pas quelque danger à préconiser, au milieu
de tels reproches, la voie d'autorité? N'était-ce pas se mettre
l'opinion contre soi? d'autant que l'orgueil de la raison est une
des plus grandes tentations à laquelle peu résistent. N'était-ce pas
tout au moins s'exposer à perdre son temps, car quel espoir
pouvait avoir l'évoque d'Hippone de se faire écouter au milieu
de l'agitation manichéenne?
Il en jugea autrement. A l'erreur, il opposa directement la
vérité, au risque de heurter de front une opinion accréditée et
ceux-là mêmes qu'il voulait convaincre. N'allons pas dire qu'il
eut alors un sentiment exagéré des droits de la vérité, et que
sur ce point sa polémique manqua d'opportunité ou de mesure.
Saint Augustin est un précurseur, il ouvre les voies de l'avenir,
il travaille pour les siècles au moment où il croit n'écrire qu'un
ouvrage de circonstance. Il est de même fidèle à la tradition;
voilà trois siècles écoulés que la voie d'autorité règne dans
l'Église en s'appuyant sur la foi. Si les évoques et les apolo-
gistes eussent permis au rationalisme de pénétrer dans la place,
elle fût irrémédiablement tombée aux mains des ennemis. Aux
engouements d'une opinion erronée, saint Augustin opposa la
tradition constante. La postérité reconnaît que sa démonstra-
tion arriva à temps. Il y avait déjà de trop longues années que
le manichéisme se faisait gloire de ne suivre que la raison il
était bon de lui opposer la démonstration que, dans la grave
affaire de la recherche de la religion, l'autorité a la première
place. S'il y a un regret à avoir et à exprimer, c'est que depuis
cent cinquante ans et au milieu d'une si grande fortune, il ne se

(1^ De ulilitate credendi, cap. x, n. 21.


fût trouve personne en Occident pour le réfuter et l'arrêter
dans sa marche.
Cependant encore ici, saint Augustin trouva moyen de satis-
faire les justes exigences de la raison. Ce point demande à être
précisé. Il ne s'agit plus de la raison naturelle, dont il faut recon-
naître la vertu propre et à laquelle il convient de ne jamais enle-
ver le trésor des vérités premières, nécessaires, qui constituent
son patrimoine. Il s'agit de la raison éclairée par la foi, portée
par elle à un degré plus haut. Mais même ici creusons encore
et précisons davantage. La foi ajoute des données nouvelles et
positives aux connaissances rationnelles; elle élargit le champ
de ses connaissannces. Ce n'est pas précisément de cela qu'il
s'agit car le champ des connaissances a beau reculer ses
limites, la raison peut rester dans l'immobilité. Or, la foi offre
à l'investigation de l'homme des éléments qui lui eussent manqué
sans elle; c'est un champ qui veut être exploré. Quel objet plus
haut la raison peut-elle ambitionner? La foi permet au chré-
tien de pénétrer dans la profondeur du mystère de Dieu; elle
l'y invite même; car la foi est un enseignement positif et
aussi un objet d'études. Au début même de sa polémique,
saint Augustin vit cette vérité avec une netteté d'intelligence
remarquable: il en eut, comme de tout ce qu'il comprenait, le
sentiment le plus vif. C'est dans le traité De libero arbilrio,
un peu confus, mais relevé de temps à autre par les vues les
plus hautes, que nous en trouvons l'expression. Au début, il
avait distingué entre croire et comprendre. Au chapitre n du
livre II, il revint sur cette distinction, mais cette fois pour
ouvrir devant la raison les horizons infinis de la spéculation
chrétienne. Au cours du dialogue, il avait amené sur les lèvres
d'Evodius ces paroles, écho fidèle du besoin qui au fond agite
le cœur de tout homme « Ce que nous croyons, nous dési-
rons tous le connaître et le comprendre, Sed nos id quod cre-
dimus, nosse et inlelliyere cupimus (1) ». Il montra donc aussitôt
ce que c'est que comprendre pour le croyant et il écrivit la page
suivante dont il est difficile de faire passer en français l'énergie
et la beauté olympienne « Si croire et comprendre », dit-il,

(1) Lib. Il, cap. il, ». 5.


a n'étaient pas deux choses différentes, et s'il ne fallait pas com-
mencer par croire les grandes et divines vérités que nous dési-
rons comprendre, c'est en vain que le prophète aurait dit « Si
« vous ne croyez pas d'abord, vous ne comprendrez pas en-
« suite (1) ».
Notre-Seigneur lui-même a, par ses paroles et par
ses actes, exhorté d'abord à croire ceux qu'il a appelés au salut. Mais
ensuite, parlant du don lui-même qu'il ferait aux croyants, il ne
dit pas La vie éternelle consiste à croire, mais bien « Voici
« en quoi consiste la
vie éternelle c'est à vous connaître, vous,
« le seul vrai
Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-
« Christ » (2). Il dit de
plus à ceux qui croyaient déjà « Cher-
« chez et vous trouverez » (3). Mais comment dire qu'on a trouvé
ce qu'on croit sans le connaître? Comment aussi celui-là devien-
drait-il apte à trouver Dieu, qui n'a pas cru d'abord ce qu'il
connaîtra ensuite? C'est pourquoi, obéissant aux préceptes du
Seigneur, cherchons avec soin. Ce que, à son invitation, nous
cherchons, nous le trouverons par sOn propre enseignement,
eodem ipso demonstrante, autant du moins que ces choses peu-
vent être trouvées en cette vie et par des hommes tels que
nous. Si aux meilleurs, pendant qu'ils habitent cette terre, et
certainement, après cette vie, à tous ceux qui sont bons et pieux,
il est donné de voir et de posséder ces vérités avec plus d'évi-
dence et d'une manière plus parfaite, espérons qu'il en sera de
même pour nous et méprisant les choses terrestres et humai-
nes, désirons-les et aimons-les de toutes nos forces » (4). Dans

ls., vu, 9.
vl)
(2) Joluin., xvn, 3.
(3) Math., vn, 7.
(.1) « Nisi enim aliud esset credere, et aliud intelligere, et primo credendum esset,
quod magnum et divinum intelligere cuperemus, frustra Propheta dixisset: Nisi
crerlideritis, non intelligetis ». (Is. vu, 9.) Ipse quoque Dominus noster et dictis et
<c

factis ad credendum primo hortatus est, quos ad salutem vocavit. Sed postea cum
de ipso dono loqucretur. quod erat daturus credentibus, non ait Haec est autem
vita aeterna ut credant; sed « Haec est n, inquit, « vita aelerna, ut cognoscant te
« solum Deum verum; et queni misisti Jesum Christum » (Joan., xyii, 3).
Deinde jam
credenlibus dicit: « Quaerite et invenietis » (Math., vu, 7); nain neque inventum dici
potest, quod incognitum creditur; neque quisquam inveniendo Deo fit idoncus, nisi
antea crodidorit, quod est postea cog'nilurus. Quaproptcr Domini praeceptis obtem-
perantes quaeramiis instanter. Quod enim hortante ipso quaerimus eodem ipso de-
monstrante invcnicmus, quantum haec in hac vita et a nobis talibus inveniri queunt:
nam et a mclioribus etiam dum bas terras incolunt, et certe a bonis et piis omnibus
pnst hanc vitam, evidenlius atque perfectius ista cerni obtinerique credendum est; et
nFVUIÏ THOMISTE. I. 29
cette page magistrale, saint Augustin, avec la pondération de
son génie, est arrivé à décrire la marche ascendante de la rai-
son saisie par la foi. S'il n'a pas trouvé la grande et belle for-
mule du moyen âge Fides quaerens intellectum, il l'a préparée;
car, elle résume admirablement sa pensée. C'est ainsi que, en
face du rationalisme manichéen, loin de compromettre les inté-
rêts de la défense par l'apologie de la voie d'autorité, il a trouvé
le secret d'ouvrir à la raison éclairée et fortifiée par la foi un
champ d'investigation, que la raison ne parviendra jamais à
explorer à fond, car il est infini comme Dieu.
(A suiare).
C. DOUAIS.

nobis ita fore sperandum est, et ista, contemtis terrenis et humanis, omni modo desi-
deranda et diligenda sunt n. De tibero arbitrio, lib. II, cap. n, n. 6.
PEUT-ON ÊTRE HYPNOTISÉ MALGRÉ SOI?
Sacile (1 ).

Cette question n'est pas de celles qu'on résout simplement, par


un « oui ou par un « non « (2). La remarque est de M. Li-
lienthal, le docte professeur de droit de Zurich et nous allons
voir, tout à l'heure, qu'elle ne se justifie que trop bien.
Quand M. Bernheim écrit«Nul ne peut être hypnotisé con*
tre son gré s'il résiste à l'injonction. Je suis heureux de rassu-
rer le public contre toute crainte chimérique x (3), il me fait
involontairement penser au docteur qui, gravement, solennelle-
ment, ordonne à son malade une pilule de mica panis, et pré-
dit la guérison certaine. Certes, je ne demande pas mieux que de
me laisser convaincre que personne ne pourra m'endormir, à
moins que je ne le veuille mais comment pourrais.je être ras-
suré, quand on médit simplement « Nul ne peut être hypnotisé
contre son gré s'il résiste à l'injonction ')? Si je ~·ésiste à l'in-
jonction, je ne serai pas hypnotisé d'accord. Seulement, la
question est de savoir si je pourrai toujours, et si tout homme
peut en toute circonstance, résister à l'injonction du sommeil.
Tant qu'on ne m'aura pas donné la preuve que je puis toujours
résister, rassuré, je ne le serai pas.
Du reste, comme il serait misérable de vouloir effrayer l'opi-
nion, en exagérant la puissance de l'hypnotisme et des hypnoti-
seurs, ainsi il serait cruel de prêcher, sur ce sujet, une sécurité
sans réserve, qui pourrait faire des victimes. En cela, comme
en toute chose, la vérité est seule bonne à dire.
(1) V. le n° précédent.
(2) Der H;ypnolismas und das Stra/5~ec7al, p. 66.
(3) De la suggestion, etc., p. 278.
Or, la vérité est que tout homme ne peut pas, toujours, ré-
sister aux actions ou influences hypnosigènes auxquelles on le
soumet. L'illustre maitre de Nancy sera le premier à en conve-
nir, j'en suis sûr; tout comme je suis sûr que Braid n'écrirait
plus aujourd'hui, comme il y a quarante ans « L'état hypnotique
ne peut être déterminé, à aucune de ses périodes, sans le consen-
tement de la personne opérée. Personne ne peut y être soumis
à aucune période, à moins de consentement libre » (1).

M. le Dr Albert Moll, dont tout le monde reconnaît, en matière


d'hypnotisme, la grande autorité, a écrit ces paroles « Que,
parmi les sujets qui ont été souvent hypnotisés, beaucoup puis-
sent être endormis contre leur gré, et sans qu'ils s'y prêtent en
aucune façon, cela ne fait pas un doute, kann nicht bezweifeln
tverden » (2). De fait, s'il est une chose avérée, c'est l'empire,
presque absolu, qu'assure une hypnotisation fréquente à l'hyp-
notiseur sur son sujet. Braid paraît l'avoir entrevu lui-même
quand il écrivait « Il est important de remarquer que, plus
l'hypnotisation est fréquente, plus les patients y deviennent ac-
cessibles N (3). Ils y deviennent si accessibles, que beaucoup,
avec le temps, n'offrent plus l'ombre d'une résistance, el qu'au
moindre signe, au moindre mot, ils s'endorment, non seulement
contre leur gré, mais contre la volonté même de 1 opérateur.
C'est ce dont je fus témoin, la première fois que j'assistai à une
hypnotisation. Un médecin hypnotiste distingué, qui désirait
beaucoup me voir étudier l'hypnotisme, m'avait proposé d'en-
dormir quelques personnes en ma présence. J'avais accepté avec
empressement; et un certain jour, à une heure convenue, j'étais
dans le cabinet de l'obligeant docteur, où bientôt se présentait
une malade appelée tout exprès, et qui accorda de la meilleure
grâce que je fusse présent à la consultation. Elle souffrait de je
ne sais plus quelle maladie d'estomac, et, depuis six mois envi-
ron, était endormie régulièrement trois fois par semaine. Après
s'être fait rendre compte de quelle manière s'étaient passés les
(t) Neurypnologie, p. 9h.
(2) Der flypnolismus, p. 33.
(3) Neurypnologie, p. 40.
deux jours précédents, le médecin lui présente un fauteuil, et se
dispose à l'hypnotiser. « Ah » me dit-il, «je n'y avais pas songé,
je suis sûr qu'elle va s'endormir tout de suite, sans me donner
le temps de vous faire voir comment je procède ». Et, en effet,
la malade s'était assise, et du même coup endormie mais si
bien, que je vis le moment où le docteur ne pourrait plus la ré-
veiller. Il finit pourtant par y réussir. Mais ensuite il eut beau
faire et dire, la malade n'attendit point, pour recommencer un
second sommeil, qu'il eût mis en œuvre sa méthode. Dès qu'il
fut question de se rendormir, elle se rendormit, tout de suite,
malgré lui, et sans doute aussi, malgré elle de telle sorte que,
ce jour-là, j'appris fort bien comment on réveille, et point du
tout comment on endort (1).
M. Beaunis ne parle pas autrement que M. Albert Moll, sur le
point qui nous occupe « Pour ceux qui ont déjà été endormis,
dit l'illustre physiologiste, il en est toujours un certain nombre
(non pas tous évidemment, car il est des degrés dans la facilité à
entrer en hypnotisme) qu'on peut endormir malgré eux. Ceux-là
sont absolument sous la puissance de celui qui les endort habi-
tuellement toute résistance de leur part est impossible ils peu-
vent éviter le regard de l'hypnotiseur; celui-ci trouvera toujours
un autre procédé pour les endormir. Il ne sert de rien de vou-
loir atténuer la gravité de ce fait, et il vaut mieux l'envisager tel
qu'il est en réalité et cette réalité, c'est, dans certain cas, le
pouvoir absolu de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé » (2).
M. Ochorowicz confirme cette manière de voir par un récit
non moins amusant que démonstratif « Une somnambule,
M1" X. n'ayant pas été depuis longtemps magnétisée, crut
avoir perdu sa sensibilité et un jour, en société, elle me dit
qu'elle se sent aujourd'hui tellement forte, qu'elle voudrait bien
essayer de me magnétiser, moi. Je me rends à cette plaisan-
terie, et je la laisse faire. Enthousiasmée de mon consentement
elle me prend les pouces, et fixe mon regard. Pour l'amuser
davantage, je feins que le sommeil s'empare de moi puis, tout à
coup, j'ouvre les yeux et jela fixe avecl'intention de l'endormir
(1) M. Ch. Richet parle d'un cas à peu près semblable, dans son livre L'homme el
l'intelligence, p. 223.
(2) Le somnambulisme provoqué, p. 3».
et elle s'endort au bout de quelques secondes. Nous avons expé-
rimenté sur elle au moins trois quarts d'heure. Ensuite je re-
prends ma position vis-à-vis d'elle, je la réveille d'un souffle, et je
continue à feindre le sommeil. Me croyant réellement endormi
elle se mit à battre des mains en triomphe, et elle ne put com-
prendre pourquoi tout le monde éclatait de rire. Elle n'a pas
voulu croire que ce fût elle qui dormait » (1).
Il n'est même pas toujours nécessaire, pour qu'un sujet se
trouve sans défense contre une injonction de sommeil, qu'il ait
été bien souvent hypnotisé. C'est ce que montre encore fort bien
M. Ochorowicz par l'intéressante histoire que voici
Une jeune fille de quatorze ans fut magnétisée par moi cinq
ou six fois. Elle était très sensible, quoique moins que la précé-
dente, d'une santé excellente (comme l'autre du reste). Elle fut
magnétisée uniquement pour des expériences, qui devaient con-
vaincre un médecin de ma connaissance. Le seul effet de ces
séances était qu'elle dormait un peu plus longtemps, dans la
nuit, de son sommeil naturel. Mais ses camarades lui persua-
dent que, si elle continue à se faire endormir, elle perdra sa
volonté et on ne lui permettra pas de se marier avec son
cousin, qu'elle aime. comme on aime à quatorze ans. Bref,
ma somnambule refuse de m'obéir, sans en donner de motifs.
Elle ne veut plus se laisser magnétiser. On la supplie, on lui
ordonne même de ne pas faire des caprices, mais inutilement.
« Et vous ne craignez pas, mademoiselle, que je vous en-
» dorme malgré vous?
« Oh non, car je ne m'asseyerai même pas côté à de vous ».
« On me prie d'essayer, et ses parents m'autorisent à tenter
l'expérience, fâchés qu'ils étaient de Y inobéissance de leur fille.
« Je prends alors un mouchoir qu'elle avait laissé sur la table,
et je le lui jette sur les genoux, en disant
«
Eh bien maintenant c'est fini. Vous allez vous endor-
« mir dans cinq minutes.
« Cela ne me fera rien du tout, dit-elle mais elle s'é-
-chappe tout de même pour éviter mon regard.
«
Ce n'est pas la peine de fuir, vous reviendrez toute seule. »

(1) De ta suggestion mentale, p. 359.


« Une demi-heure après, elle est revenue en somnambulisme.
« Par conséquent on peut endormir quelqu'un contre son gré,
et quoiqu'il résiste à l'injonction » (1).
Plus tard, quand nous parlerons des suggestions post-hypno-
tiques, nous verrons qu'il suffit de suggérer le sommeil à
un sujet suffisamment plongé en hypnose, pour qu'il s'endorme
au jour et à l'heure marqués, presque infailliblement, en dépit
des résistances de sa volonté.

Voilà donc une catégorie de gens qui pourront être hypnotisés


malgré eux parmi ceux qui ont été hypnotisés souvent, beau-
coup ne sauraient résister à l'injonction du sommeil.
Mais que dire de ceux qui jamais encore n'ont été hypnotisés?
Avant de répondre, il est nécessaire de les diviser en deux
classes la première comprenant les personnes à sensibilité nor-
male, ordinaire; la seconde, les personnes à sensibilité extraor-
dinaire, anormale.
Parlons d'abord de ces dernières.
Sous le titre de personnes à sensibilité extraordinaire et anor-
male, nous comprenons la multitude toujours croissante, et si
nuancée, des névropathes, des névrosés, en particulier, les hys-
tériques.
Qu'un certain nombre de névropathes, et surtout d'hystéri-
ques, puissent être endormis contre leur gré, nul homme de
science n'osera le révoquer en doute. Les faits parlent trop haut,
et sont trop connus. Qui n'a lu, dans les ouvrages spéciaux,
l'histoire de cette pauvre jeune fille, qui ne pouvait ni coudre ni
broder, parce que, sitôt qu'elle fixait son ouvrage, le sommeil
la prenait? et l'histoire de cette femme qui s'endormait en regar-
dant son miroir? et de cette autre, qui tombait en catalepsie,
pour avoir fixé la glace polie et ensoleillée d'une pièce d'eau ? Et
les femmes qui, comme l'on dit, « perdent connaissance », au
milieu de la foule, quand éclatent les premières fusées d'un feu
d'artitice, une fanfare militaire, un coup de tam-tam? Et les su-
jets que l'on endort, en projetant sur leur visage un rayon de
lumière électrique, ou en approchant de leur peau, un aimant ?

(1) De la sur/gestion mentale, p. 350.


Évidemment, tout ce monde sera à la merci d'un hypnotiseur,
pour peu qu'il ait du savoir-faire et de l'audace. C'est parce-
qu'elle était « exceptionnellementdisposée par son tempérament
nerveux (1) à entrer en état hypnotique, que l'infortunée José-
phine Hughes fut la victime de cet ignoble Castellan. Par ses
étranges simagrées et par son regard, il bouleversa et influença
cette jeune fille, naïve et impressionnable, au point de la mettre en
somnambulisme. Après quoi, usant de la suggestion, il l'oblige,
cette innocente paysanne, cette jeune fille jusque-là estimée et
respectée de tous, à le suivre pendant quatre jours, malgré la
répugnance qu'il lui inspire, lui, le mendiant, « laid, mal vêtu,
portant de longs cheveux noirs et une barbe inculte, affligé en
outre d'un pied bot » (2), jusqu'à ce que quelques braves gens
arrachent au séducteur la malheureuse fugitive et la ramènent à
la maison paternelle, pour y cacher, et y pleurer, son déhon-
neur.
C'est parce qu'il avait la sensibilité trop développée, que
M. Walker, le compagnon de M. Braid, s'endormait en voulant
endormir les autres. M. Braid nous le raconte lui-même ce qui
paraît piquant à l'excès, après que le célèbre médecin nous a
dit, peu auparavant « L'état hynoptique ne peut être déterminé,,
à aucune de ses périodes, sans le consentement de la personne
opérée. Personne ne peut y être soumis, à aucune période, à
moins de consentement libre » Voici donc ce qui arriva à
M. Walker!
« Après ma conférence dans « Hanover Square Rooms » à
Londres, le 1er mars 1842, c'est M. Braid qui parle une
personne vint dire à M. Walker, qui était avec moi, qu'elle dési-
rait m'entretenir, et qu'elle me priait d'essayer si je pourrais
l'hypnotiser. Elle souhaitait fort de pouvoir être affectée, et tel
était aussi le souhait de ses amis mais ni M. Lafontaine, ni
d'autres qui avaient fait la tentative, n'avaient pu réussir à
l'endormir. M. Walker répondit au visiteur que j'étais occupé
et le pria de s'asseoir, lui disant qu'il allait l'hypnotiser lui-même
dans un instant. Je vins dans la chambre peu après, et je pus

(1) Affaire Castellan, cour d'assises du Var, rapport des D's Auban et Jules Roux,.
cité par M. Liégeois De la suggestion et du somnambulisme, p. 544.
(2) Communication de M. le Dr Jules Roux. Ibid.
observer ce qui se passait. Le sujet était assis, fixant les yeux
sur le doigt de Walker, qui se tenait debout, un peu à droite
du patient el ne quittait pas du regard les yeux de ce dernier.
Je ne fis que passer, étant occupé à autre chose; mais revenant
un peu plustard,je trouvai M. Walker dans la même position, pro-
fondément endormi, son bras el son doigt dans un état de rigi-
dité catalepti forme, et le sujet éveillé, fixant toujours le doigt de
l'opérateur (1) ».
Voilà, certes, quelqu'un qui est endormi contre son gré. Et,
de plus, il est bien clair qu'il ne sera pas difficile à un homme
avisé et expert en hypnotisation, de surprendre quelquefois et de
plonger dans le sommeil un sujet si sensible, eût-il fait vœu de
ne pas dormir.
A la catégorie des sujets qui n'ont pas la sensibilité normale
se rapportent évidemment ceux qui possèdent cette particularité
étrange des zones hypnogènes(2). Nul doute que ces personnes
ne puissent être endormies, contre leur volonté, par ceux qui ont
l'habitude de les hypnotiser: les expériences de chaque jour,
dans nos hôpitaux, le démontrent surabondamment. Mais une
question, dont l'importance n'échappera à personne, se pose les
personnes affectées de zones hypnogènes entrent-elles encore,
subitement et nécessairement, en sommeil, si la pression des
zones est pratiquée, non par le médecin hypnotiste ordinaire,
dans la consultation officielle, mais par n'importe quelle per-
sonne de rencontre, dans le train ordinaire de la vie?
« La solution
du problème, dit fort justement M. Pitres dans
une de ses leçons, doit ressortir d'observations accidentelles,
réalisés dans des circonstances imprévues, indépendamment de
toute intervention des personnes qui pourraient avoir sur l'imi-
gination des malades une autorité ou une influence quelconque ».
Or, poursuit-il « Je ne connais qu'un fait qui réponde à ces
desiderata, encore n'est-il pas absolument irréprochable. Jevous
le donne tel que je l'ai recueilli
« La nommée
Élisa G.
que je vous ai montrée il y a quelques
mois quand nous étudiions ensemble les spasmes rythmiques
hystériques, a, sur différents points du corps, des zones hyp-
\\) Neurypnologie, p. 41.
(2) V. notre article intitulé Comment on hypnotise, dans le n° de juillet.
nogènes. On en trouve en particulier de très actives sur les
plis du coude et sur les creux poplités. Élisa est une fille peu
intelligente, mais très honnête ». Après avoir dit comment il
s'en était assuré. M. Pitres continue ainsi son histoire « Élisa
était sortie de l'hôpital en même temps qu'une autre ma-
lade très vicieuse nommée Thérèse Quand nous arrivâmes
place d'Aquitaine, » dit-elle, « nous rencontrâmes deux messieurs
« qui connaissaient Thérèse et nous invitèrent à déjeuner. Je ne
« voulais pas accepter, mais à force de prières je me laissai aller.

«
Nous arrivâmes dans un petit restaurant hors de la ville. Un
« des messieurs voulut m'embrasser je me fâchai vivement, et
« on se mit à déjeuner sans qu'il renouvelât ses tentatives.
« Quand le déjeuner fut terminé, Thérèse me laissa seule avec
« lui. Il voulut encore m'embrasser, je le repoussai, le menaçai
« de crier et pris une chaise pour me défendre. Il s'élança alors

« sur
moi et me saisit le bras. Alors je perdis brusquement con-
»
naissance, et je ne sais pas ce qui s'est passé. Quand je revins
« à moi,
réveillée par Thérèse, nous étions tous les quatre dans
« le restaurant, et c'était le moment de partir » (1). La pauvre
fille, hélas! devait trop tôt apprendre ce qui s'était passé
M. Pitres fait suivre ce récit des réflexions suivantes « Connais-
sant la malade comme je la connais, je suis convaincu qu'elle
est sincère, mais je ne pourrais pas en fournir de preuves ma-
térielles. Dans tous les cas, son histoire doit éveiller notre at-
tention sur la possibilité de provoquer le sommeil hypnotique
chez certains malades, à leur insu ou contre leur volonté for-
melle, par la pression des zones hypnogènes » (2).
L'attention des savants, en effet, a été éveillée. Ils ont repris
la question, et M. le Dr Croq (fils), de Bruxelles, a même cru la
résoudre définitivement, par l'observation que lui a fournie une
de ces malades.
Ayant reçu dans son service une hystérique, Joséphine D.
il procéda, sur cette malade, à la recherche des zones hypno-
gènes. Joséphine n'avait jamais assisté à une expérience sem-
blable, et n'avait pas l'idée de ce qui devait se produire. Sans
prononcer une parole, le docteur appuya d'abord légèrement sur
(1) Leçons cliniques sur l'hy-ilérie et l'hypnotisme, t. II, p. 115.
(2) lbid.
le vertex aussitôt les yeux se fermèrent, et la malade tomba en
somnambulisme. Il la réveille; et, après un moment, pratique la
pression aux bosses frontales le sommeil se produit encore ins-
tantanément. L'existence des zones était constatée M. Croq eut
•bientôt l'occasion de se convaincre qu'il avait là un moyen sûr
d'endormir Joséphine, même contre sa volonté formelle. Un jour
que, je ne sais pour quel motif, il avait commandé à sa malade,
pendant le sommeil, d'avoir une crise hystérique, la crise eut
lieu comme il l'avait ordonné; mais la malade, paraît-il, ne
trouva pas la chose de son goût; et, le lendemain, le docteur
voulant de nouveau l'hypnotiser, elle refusa, net, de s'endormir.
« Alors nous avons appuyé sur les régions hypnogènes fronta-
les, et, en quelques secondes, le somnambulisme s'est déclaré.
« Grâce à ces faits, conclut M. Croq, nous pouvons éviter les
doutes de Pitres, et déclarer que la pression des zones hypno-
gènes est capable d'endormir le sujet sans qu'il le veuille ».
M. Croq, quand il conclut avec tant d'assurance, a tort, je le
crains, d'oublier cette réflexion de M. Pitres « Pour répondre
avec certitude il cette question, les expériences du laboratoire
sont sans valeur. Le fait seul que les malades se trouvent en
présence de médecins ou d'étudiants qui les ont endormis ou
qu'ils savent capables de les endormir, suffit pour jeter le doute
sur les résultats obtenus » (1). Je ne dirais pas que l'expérience du
docteur de Bruxelles est absolument « sans valeur », mais l'ob-
servation de M. Pitres m'empêche de lui reconnaître la valeur
démonstrative que son auteur semble lui attribuer.

Que des gens qui ont été souvent hypnotisés, que des malades,
plus ou moins déprimés et déséquilibrés, puissent être quelque-
fois endormis, malgré eux, cela se comprend encore, et s'admet
sans trop de peine mais ce qui ne se comprendrait plus, bien
sûr; ce qui, sans doute, ne saurait être admis, c'est qu'un
homme qui n'a jamais été soumis aux pratiques des hypnoti-
seurs, qui est sain et bien constitué, puisse être endormi contre
sa volonté, lui résistant et luttant. Ici, la parole de Braid et de
Bernheim, certainement, va se trouver de tout point justifiée.

(1) Ouvrage citô, p. 115.


Avant de nous prononcer, commençons encore par faire une
distinction: Ces hommes, dont vous parlez, qu: n'ont pas jusqu'ici
été hypnotisés, sains et bien constitués, et qui ont juré de ne pas
se laisser endormir, ou bien ils se soumettent aux procédés de
l'hypnotisation, ou bien ils ne s'y soumettent pas. L'on peut
faire cette double hypothèse, en effet. Un homme peut dire Je
n'entends pas être endormi, par qui que ce soit; et, pour être
plus sûr que cela ne m'arrive pas, j'évite et je fuis l'hypnoti-
seur ou bien il peut dire: Je suis suis sûr de moi, je ne dormirai
pas, quoi que l'on me fasse, si je veux ne pas dormir hypnoti-
sez-moi, et apprenez qu'on n'endort pas les gens malgré eux.
Les deux cas peuvent se présenter, et, en fait, se présentent.
Voyons d'abord ce qu'il faut penser des personnes qui voulant
ne pas dormir, acceptent pourtant d'être soumises aux pratiques
de l'hypnotiseur.
Il est avéré qu'il leur arrive assez fréquemment, ce qui advien-
drait à un homme qui, ne voulant pas s'enivrer, consentirait à
avaler quelques fortes rasades, de ce vin « traître », contre
lequel les tôtes les plus solides ne se défendent pas toujours
victorieusement. « Parfois, la suggestion, dit un des hypnotistes
les plus considérés de notre temps, opère bien vite, bien subti-
lement, et se rend maîtresse de l'imagination avec une facilité sur-
prenante. Quelques secondes, en certains cas, suffisent pourrendre
un homme qui n'a jamais été hypnotisé, comme une poupée sans
volonté- Willenlosen Puppe – entre les mains d'un autre homme.
Et j'ai même observé que, par une sorte de constratc étrange, les
hommes qui plus volontiers se raillent de l'hypnotisme, et affir-
ment le plus bruyamment que personne ne les hypnotisera, sont
justement ceux que, souvent, l'on endort le plus facilement et le
plus vite, malgré toute la résistance qu'ils opposent » (1).
Un fait qui démontre d'une façon éclatante que les plus vail-
lants et les plus forts ne se soumettent pas impunément aux ma-
nœuvres de l'hypnotisation, c'est l'expérience de M. Heidenhein.
Un jour, il entreprit d'endormir un groupe de soldats allemands,
en présence de leurs chefs, les chefs leur défendant rigoureuse-
ment de céder au sommeil. On croyait bien qu'il ne réussirait pas.

(1) Dr Forel, Der flypnotismus etc., p. 35.


Cependant, malgré l'ordre des chefs, malgré leurs efforts pour
rester éveillés, les braves soldats furent pris, et entrèrent bel et
bien en hypnose (1).
Parmi les personnes qui s'exposent aux opérations des hypno-
tiseurs, tout en gardant la ferme volonté de ne pas dormir, il en
est donc un certain nombre qui, en dépit de leur résistance et
de leur bonne santé, sont vaincues par le sommeil.
Mais les autres, ceux qui, tout ensemble, ne veulent pas être
endormis et ne se livrent pas aux hypnotiseurs, n'ont-ils rien à
redouter?

Ici même, où pourtant la réponse négative part presque toute


seule, tant elle paraît s'imposer, il faut réfléchir avant de décider;
car, peut-être, trouverons-nous des motifs de poser encore
quelques restrictions. Et, de fait, voici deux lignes de M. Albert
Moll qui ne nous permettent pas une entière assurance
« Je
crois pouvoir soutenir, dit-il, que certaines personnes,
habituées à une obéissance ponctuelle et passive, entreront en
hypnose contre leur volonté, si on leur affirme avec autorité
qu'elles vont dormir. J'estime du reste qu'un tel cas ne sera pas
fréquent » (2).
Si rare qu'on le suppose, le cas peut se présenter M. Albert
Moll, dont la science et l'expérience sont grandes dans le domaine
de l'hypnotisme, ne craint pas de l'affirmer on doit en tenir
compte.
Mais un cas qui pourrait être plus fréquent, serait celui de
l'hypnotisationpar transformation du sommeil naturel en hypnose.
Au lieu d'explications, citons un fait. C'est M. Bernheim qui le
raconte
« Récemment, je trouve dans mon service d'hôpital une pauvre
phtisique qui dormait je ne l'avais jamais hypnotisée. Touchant
légèrement sa main, je lui dis « Ne vous réveillez pas. Dormez.
« Vous continuez à dormir. Vous ne pouvez pas vous réveiller. »
Après deux minutes, je lui lève les deux bras; ils restent en cata-
lepsie. Je la quitte après lui avoir dit qu'elle se réveillerait
au bout de trois minutes. Quelque temps après son réveil, qui
(1) Dr Moll, Der Hypnotismus, p. 33.
(2) Ouvrage cité, p. 33.
eut lieu à peu près au moment indiqué, je retourne lui causer;
elle ne se souvenait de rien. Voilà donc un sommeil naturel pen-
dant lequel j'ai pu me mettre en relation avec le sujet endormi;
et cela seul a constitué le sommeil hypnotique » (1).
De son côté, M. Pitres écrit « Des expériences de O. Berger,
confirmées par M. Gschleiden, prouvent qu'on peut, par des
manœuvres dont les sujets n'ont aucune conscience, transformer
le sommeil naturel en sommeil hypnotique. M. Berger a réussi à
produire cette transformation en tenant ses mains chaudes à peu
de distance de la tête de personnes profondément endormies, ou
en faisant sur elles des applications unipolaires de courants
continus » (2).
Déjà le général Noizet avait fait cette expérience. S'approchant
pendant la nuit de personnes dormant d'un profond sommeil, il
leur appliquait légèrement le doigt sur le front, ou mieux encore
sur le creux de l'estomac. Après quelques minutes, il interrogeait
ces personnes; et, souvent, il arrivait qu'elles lui répondaient
sans se réveiller, et présentaient les caractères du somnambu-
lisme. MM. Liébeaut, Delbœuf, Forel, Baillif, Rifat, ont vérifié
ce fait, à maintes reprises (3).
Il me semble que de tels faits, si bien établis, imposent une
importante restriction à la fameuse assertion de M. Braid « L'état
hypnotique ne peutêtre déterminé, à aucune de ses périodes, sans
le consentement de la personne opérée. Personne ne peut y
être soumis, à aucune période, à moins de consentement libre ».
Encore faut-il dire, pour être complet et nous mettre en état de
juger avec connaissance de cause, que la transformation du
sommeil naturel en sommeil hypnotique n'est pas la seule
possible. On transforme de même le sommeil anesthésique.
M. le Dr Abdon Sanchez Herrero, de Valladolid, nous fournit
sur ce chapitre les renseignements les plus précis et confirme
ce fait par des expériences nombreuses et concluantes. Son
procédé et les résultats qu'il obtient nous seront connus par le
cas typique suivant

(1) De la suggestion etc., p. 275, et Zeiischrift fur Hypnotiimus, p. 121.


(2) Leçons cliniques sur l'hystérie, etc., t. II, p. 95.
(3) Liebeault, Le sommeil provoqué, etc., p. 16. A. Moll, Der Ilypnolismus,
p. 34. Beaunis, Le somnambulisme provoqué, p. 33.
Une dame malade se présenta un jour à sa consultation, se
disant prête à suivre tel traitement qu'il jugerait utile, hormis
l'hypnotisme, qu'elle tenait pour pratique diabolique. M. Herrero,
jugeant, au contraire, que l'hypnotisme-seul pouvait la guérir,
crut devoir l'endormir malgré elle. Et voici comment il s'y prit.
Il lui proposa de la chloroformiser, disant que, pour elle, c'était
le seul moyen de guérison. La malade accepta. Quinze grammes
de chloroforme versés dans l'inhalateur suffirent pour provoquer,
en moins de cinq minutes, la période suggestible du. sommeil
anesthésique. Le docteur lui fit alors la suggestion de se laisser
endormir, de consentir à l'hypnotisation. Le lendemain, et le
surlendemain, même séance. Le quatrième jour, la malade priait,
d'elle-mème, M. Herrero, de l'hypnotiser suivant la méthode
ordinaire et, pendant deux mois. elle se soumit, sans la moindre
difficulté, au traitement hypnotique. M. Herrero a multiplié ses
expériences, toujours avec le même succès, et, pour lui, cette
conclusion est absolument certaine
» Par
la chloroformisation préalable et la suggestion employée
dans la période suggestible du sommeil anesthésique, l'on peut
toujours produire l'hypnose, quelles que soient les résistances
inconscientes ou volontaires opposées par le sujet » (1).

Récapitulons et voyons la réponse, assez complexe, que


donnent les faits à cette question Peut-on être hypnotisé
malgré soi?
Ou il s'agit de personnes qui ont déjà été hypnotisées ou il
s'agit de personnes qui ne l'ont pas encore été. Si les personnes
ont déjà été hypnotisées, fréquemment elles pourront être endor-
mies malgré elles, par leur hypnotiseur d'habitude.
Si les personnes n'ont jamais encore été hypnotisées, ou bien
elles ont une sensibilité normale, ordinaire, ou bien elles ont une
sensibilité anormale, exagérée.
Les personnes à sensibilité exagérée, anormale, en particulier
les hystériques, souvent ne pourront résister efficacement au
sommeil.
Quant aux personnes à sensibilité normale et saine, si elles
(1) L'hypnotisation forcée ou contre la volonté arrêtée du sujet (Premier congrès
international de l'hypnotisme), p. 317.
se soumettent aux manœuvres hypnotiques, elles n'éviteront pas
toujours l'hypnose, en dépit de la résistance qu'oppose leur
volonté.
Enfin, les personnes bien constituées et bien portantes, qui
ne veulent ni du sommeil ni de l'hypnotisation, pourront encore,
en certains cas, être réduites à l'hypnose, soit par une sug-
gestion soudaine impérative, soit par la transformation du som-
meil naturel, ou du sommeil anesthésique, en sommeil hypno-
tique.
Comme nos lecteurs le voient, ces conclusions ne sont ni
très rassurantes ni très réjouissantes et, d'après ces données,
les honnêtes gens sont encore plus exposés qu'on ne l'avait
pensé jusque-là, aux criminelles tentatives des mauvais sujets.
« A ceci, repart fort justement M.
Beaunis, nous ne pouvons
rien. Les phénomènes de somnambulisme sont aujourd'hui
entrés dans le domaine public; tout le monde sait à peu près ce
que c'est, et tout le monde en parle, et il serait impossible d'en
faire un mystère. Il sera aussi facile à un individu mal intentionné
de se mettre au courant des procédés d'hypnotisme, que de
prendre connaissance des propriétés toxiques de l'arsenic ou de
la strychnine. C'est au législateur à prévoir les cas que la science
lui indique, et à agir en conséquence » (1).
Et j'ajouterai c'est à ceux qui ont quelque soin de leur
sécurité et de la sécurité des autres, à connaître, et à faire con-
naître, les abus dont l'hypnotisme peut être l'occasion et
l'instrument. Le meilleur moyen de conjurer un péril, n'est-ce
pas de s'en instruire, et de le signaler (2)?
(lj Le somnambulisme provoqué, p. 40.
(2) 1I va sans dire que, s'il est possible d'endormir en certains cas, les gens malgré
.eux, contre leur volonté, on pourra aussi les endormir, quelquefois, à leur insu, sans
qu'ils le veuillent. M. le Dr lleberle nous en apporte un exemple intéressant:
II y a deux ans, le tribunal régional de Nûrnberg eut à juger le cas suivant. Le
Il
d
commis Léonard Putz, de Nürnberg, se trouvant un jour au café Orient, tenta d'hyp-
notiser, par fixation du regard, une des filles de service qui, par hasard, était venue
se placer en face de lui. Il ne réussit, cette première fois, qu'à produire dans la jeune
fille un état de somnolence, qui se dissipa bientôt spontanément. Mais, un autre
jour, étant revenu au café, et ayant de nouveau plongé son regard fixe dans les yeux
de la servante, celle-ci se sentit tellement impressionnée, qu'elle n'eut que la force
de se trainer dans une pièce voisine, où elle tomba profondément endormie. Les
gens de la maison, l'ayant trouvée en cet état, essayèrent, mais en vain, de la réveil-
ler. L'on courut chercher le DrGoldschmidt, qui la trouva étendue, comme sans vie,
bien qu'elle respirât paisiblement. Il employa divers moyens pour la tirer de son
Il est, du reste, absolument puéril d'exagérer, comme le font
quelques-uns, le danger qu'il y a qu'on nous endorme malgré
nous.
Vous pouvez vous prémunir contre ce danger, en mettant
simplement en pratique ces deux petits conseils
1° Ne vous abandonner au sommeil qu'en sûre compagnie
2° Ne point vous soumettre aux manœuvres hypnotiques.
A eo propos, je crois utile de rappeler, en terminant, une
histoire de M. Braid, et une observation de M. Beaunis. Voici ce
que raconte M. Braid
« Un
jour M. Walker m'accompagnait dans une visite que je
lis l'un des plus célèbres magnétiseurs de l'Europe. Ce dernieiv
pendant notre conversation, dit qu'en bien des cas, il suffisait
d'un regard pour produire les effets magnétiques. Il voulait, je
crois, nous surprendre, M. Walker etmoi, et tenait ses grands yeux
intelligents fixés sur M. Walker. Cependant, celui-ci, soupçon-
nant son intention, etconnaissant mon opinion quanta la manière
derésisleràrinfluenced'unetellefascination,fini ses yen.v el son
esprit en mouvement il frustra ainsi les efforts d'un caractère
des plus énergiques, et se déroba à l'influence fascinatrice des.
deux plus beaux yeux que l'on puisse imaginer à cet effet. Si
M. Walker ne s'était pas défié du personnage à qui nous faisions.
visite, il aurait certainement été impressionné, mème à défaut
d'intention expresse du magnétiseur. Mais étant convaincu que
le magnétiseur tentait de le fasciner, il se rappela mes idées et.
échappa à cette influence » (1).
Donc, tenir son esprit el ses yeux en mouvement, voilà un bon
moyen de se soustraire à l'influence hypnotique. Nous verrons,
plus tard, quand nous aurons établi la théorie de l'hypnotisme,
combien fondé en raison est ce procédé de résistance. Pour le
moment, il suffit de rapporter l'histoire.
Quant à l'observation de M. Beaunis, la voici
«
Le rire est un excellent moyen d'éviter le sommeil provoqué

sommeil, mais sans succès jusqu'à ce que, lui ayant, fait quelques passes sur le visage,
il lui commanda, avec énergie, de se lever. A ce moment, la jeune lillc s 'évcilln, en
disant, « L'homme aux mauvais yeux, est-il encore ici »"> Cette jeune fille, comme
elle l'a déclaré, n'avait pas jusque-là, la moindre idée de l'hypnotisme. » (lleuerle,
Hypnose and Suygeslion in deulschen Strttfrecht, p. 18.)
[l) Neurypnoloyie, p. Ai.
HEVUE THOMISTE. I. 30
dès que la personne que vous voulez endormir se met à rire et
tourne la chose en plaisanterie, vous pouvez cesser votre tentative,
elle ne réussirait pas » (1).
Ainsi, riez, moquez-vous, plaisantez, comme un Gascon ou
comme un Andalou, comme un bon Normand, cela pourrait
encore suffire et tous les docteurs réunis de Nancy, de Bor-
deaux et de Paris ne pourront vous hypnotiser.

(A suivre.)
Fr. M. Th. Coconnieh.
0. P.

(I) Le somnambulisme provoqué, p. 34.


LE BERCEAU

ET LA PREMIÈRE GÉOGRAPHIE DES CHAMITES

La Genèse, en son chapitre x, attribue à Cham, fils de Noé,


quatre fils, qu'elle nomme, Koush, Metsraïm, Phuth et Cha-
naan. Ce sont les représentants des grandes colonies chamiti-
ques de l'ouest 1° Koush, vers le bas Euphrate et en Susiane,
dans l'Arabie méridionale, et, plus tard dans le pays de Koush
sud-égyptien; 2° Metsraïm pour l'Égypte 3° Phuth pour la
Libye; 4° Chanaan pour la terre de ce nom et la Phénicie.
Tout n'est pas là. L'énumération est prise de l'ethnographie
de l'Asie antérieure et de l'Afrique septentrionale; mais si l'on
se transporte au berceau, qui est au nord-ouest de l'Inde, non
seulement on trouve à ajouter ce nord-ouest chamitique, mais
toutes les autres colonies qu'il a projetées en rayons diver-
gen ts
1° L'Inde elle-même, peuplée, quant à ses Chamites, par le
nord-ouest;
2° Madagascar, en ses Ilovas
3° La Malaisie, en une couche dont la langue et les usages
ont déposé de nombreux débris;
4° La Polynésie, dans la partie spécialement polynésienne de
sa population.
Quelques autres établissements secondaires.
Comme nous avons ailleurs donné l'esquisse de cet empire,
nous n'avons pas à la refaire. Cependant, il est bon d'observer
que le domaine s'élargit encore maintenant, par les très nom-
breuses exportations d'Hindous que l'Angleterre fait sur tous
les points du globe.
Le nom de Chamile que nous adoptons à l'égard de tous ces
peuples frères, _quoiqu'il n'ait jamais eu de réalité dans les
faits, est néanmoins comme une restitution. On le laisse géné-
ralement de côté pour le remplacer par celui de Koush, qui ne
le remplace pas du tout. Les Koushites n'étaient qu'une simple
branche des Chamites, considérable, nous l'accordons; mais
en faire les représentants de toute la famille est une grande
erreur, qui a des conséquences fâcheuses, comme celle de por-
ter à mettre au compte des Koushites ce qui appartient à des
tribus, toujours chamitiques sans doute, mais pourtant très dis-
tinctes. Dans l'Eden même, à côté de Koush, la Genèse fait une
belle place à la population différente de Mavilah et, plus loin,
en dehors de l'Eden, elle nomme quantité d'autres rameaux qui
ne sont nullement Koushites.
Le berceau que nous reconnaîtrons sera cette sorte de trian-
gle compris entre l'Hindou-Koush appuyé sur l'Himalaya, le
Kaboul et le haut Indus. La région n'ayant pas de nom spé-
cial, nous lui avons prêté celui de Cham-douipe. A la vérité, la
locution est quelque peu hybride, dwipa étant un terme sans-
crit, que l'on applique aux divisions du monde; mais nous
l'avons conservée comme exprimant assez bien le nid chamito-
indien primitif.
Quoique nous ayons, dans notre livre Les Chamiles, fixé par
d'amples documents le premier siège de cette famille nombreuse,
nous désirons soumettre aux lecteurs de la Revue un nouveau
travail sur la situation d'un berceau dont la connaissance im-
porte extrêmement.
Seul le berceau est apte à livrer des informations fondamen-
tales sur la grande race qui l'occupa, sur sa langue, sa reli-
gion, sa vie; à donner les raisons locales de quantité d'élé-
ments de civilisation, dont l'existence suscite hypothèses sur
hypothèses, simplement parce que les origines sont igno-
rées (1); à rendre compte des éponymes, qui furent censés lais-

;1) C'est ce qui a lieu pour la civilisation:dcs Égyptiens, donUe Cham-douipe fut la
première demeure; et, si nous prenons un exemple particulier, ce qui a lieu à l'occa-
sion de leurs animaux sacrés, à motif si débattu. Le vrai motif est que ce panthéon
animal n'était autre que la faune du berceau devenue son panthéon animal.
ser leurs noms à la descendance à faire voir comment à leur
formation se groupèrent les peuples; puis à montrer dans les
colonies l'image de la patrie, à expliquer dans ces colonies cer-
taines juxta-positions ethniques; à tirer une ligne de démarca-
tion entre les populations distinctes que dans ces colonies par-
fois l'on mêle et l'on confond. La géographie de son berceau
est la géographie mère d'une race et si cette race, comme il
arriva pour les Chamites, ouvrit l'ère d'une civilisation, la civi-
lisation du berceau est la civilisation mère, qui, en germe, con-
tient celle des fils.
Malheureusement, le berceau des Chamites n'a jamais été
déterminé, et c'est à travers les ombres qu'il nous a fallu pour-
suivre les recherches.
Nous dirons aujourd'hui quel fut ce berceau 1" d'après la
Genèse; 2° d'après les Chamites eux-mêmes.

BERCEAU DES CHAMITES D'APRÈS LA GENÈSE.

Les premières pages de la Genèse parlent deux fois des


lieux habités par les patriarches des Chamites 1° au chapi-
tre ii, quand dans l'Eden sont consignés les pays de Koush et
Ilavilah 2° au chapitre x, qui énumère les fils de Cham. Com-
mençons par celui-ci
1° Dans les généalogies du chapitre x, où il est question des
premières branches des Chamites, ce n'est cependant pas leur
berceau qui est spécifié. Le texte dit
6. « Les fils de Cham (furent) Koush, Mitsraïm, Poucet Chanaan.
« Les fils de
Koush (furent) Seba, 'Havilah, Sabatah, Raemah
«t Sabteka.
« Or
Mitsraïm, engendra Ludimet. Anamim, Laabim.
« Chanaan
engendra Sidon, Hethéus, Jébuseus, Amorrhéus. ».
Cette liste qui renferme gentes non homines, comme s'ex-
prime saint Augustin (1), et comme tout le monde le recon-

(1) De civitate Dei, XVII, 3.


naît, est dressée d'après les colonies qui couraient du sud-
égyptien au golfe Persique. Que le lecteur prenne une carte
ancienne, il verra se succéder, comme localités, à partir de
l'Égypte et le long de la côte arabique, Koush, Seba, 'Ilavilah,
Sabtah, Raemah, Dedan, Sheba, et en Carmanie Sabteka. D'après
ces noms de peuples, les noms d'hommes ont été supposés
comme éponymes, en sorte que la chaîne des enfants de Koush
devient une répétition consonante desdites colonies. Tel était
le procédé d'alors. Les nations classiques l'employaient. Mais
il était surtout proéminent dans les Indes, et précisément aux
régions habitées par les ancêtres de nos Chamites. Dans la
description que les Poèmes et Pounines font des douipes, ou
parties de la terre, le roi préside au continent, ses ils aux pro-
vinces et celles-ci sont revêtues des mêmes noms que les
fils (1).
La Genèse va jusqu'à tracer les frontières des colonies les
plus proches
19. « Les limites de Chanaan furent depuis le pays qui est
en venant de Sidon à Gcrara, jusqu'à Gaza et jusqu'à ce qu'on
entre dans Sodome, dans Gomorrhe, dans Adama et Scboïm
jusqu'à Lesa ».
Là évidemment ne furent ni les premiers patriarches ni le
premier siège. La liste du chapitre x n'est donc pas établie
d'après la demeure initiale, où l'on n'avait pas tout cet assem-
blage d'appellations étrangères.
C'est à la ruche même qu'il faudrait arriver. Koush ou Kaça,
nommé avant tous, a.u lieu d'être au sud égyptien ou arabique
est avec le Kuça indien, qui donna son nom à l'une des grandes
.divisions terrestres des Pourûnes, le Kuça-dwipa, lequel en-
fanta aux Indes le vaste royaume des Koçalas, cl, en dehors de
la Péninsule, d'autres propriétés de Koush. De même, Seba,
dont le nom est une variante de celui de Siva, a pour théâtre
incontestable de son' apparition et de ses premiers actes le
Mérou et les cimes himalayennes voisines. Les forêts de la
Kapisêne, par leur faune de cynocéphales Kapi, expliquent les
Kefas, qui restèrent Kefas en Phénicie et Kêphênes pour les

(1) Voir Vishna-purAna, 1. II, ch. iv.


Grecs; mais que leur position au « Bas-Pays » de la Syrie fit
appeler Chanan&ens. Et comment faire du 'Havilah initial et.
typique, qui voyait autour de lui tant d'or, de pierres fines,
d'odorants aloès, bien mieux, dont la signification, qui est celle
d'ibis et de lotus, évoque tout un peuple d'oiseaux et de fleurs,
comment en faire, disons-nous, le stérile 'Havilah africain du
détroit de Bab-el-Mandeb, YAoalites portus des anciens (aujour-
d'hui Zeïlah), placé sur une langue de terre environnée de bancs
de sable et de rochers, où paraissent peu les eaux douces
qu'aime la fleur mère du soleil? `?

Bien au loin, dans le centre de l'Asie, s'élevait le tronc robuste


de l'arbre chamitique, qui étendait ses rameaux sur les Indes et
au delà, l'occident et l'orient.

2° Heureusement, ce que le chapitre x ne dit pas, le chapitre n


va l'insinuer clairement.
Avec la description de l'Eden on pénètre dans une région
tout autre que la précédente, et alors se montrent les vraiment
primitives Terre de 'Havilah et Terre de Koush. Cette première
apparition des noms de Koush et 'Havilah enseigne que l'Eden,
que nous avons prouvé être aux pays de Y Ilindoii-Koush et du
Kaboul, passa tout entier aux Chamites. Il resta leur domaine
de famille et le théâtre de leur première histoire. On les voit
encore aux portes.
11 n'est que deux nations de désignées, mais on ne dit certai-
nement pas qu'elles fussent les seules. Le chapitre x, par la con-
naissance des migrations, en révèle encore quelques autres de
mème rang, les Égyptiens, les Libyens, les Chananéens, qui tous
eurent jadis leurs foyers dans le Cham-douipe, en compagnie
de Koush et 'Havilah". L'étude les y fait retrouver, mais à l'ins-
pection des Indes, c'est une immense société de Chamites qui se
montre.
Les détails livrés sur le 'Havilah du chapitre n, or, pierreries,
dellium, et ceux implicitement entendus par le sens même de
'Havilah, « ibis, lotus », avec les montagnes, vallées, lacs et
courants qu'ils réclament, prouvent, comme nous venons de le
remarquer, que 'Ilavilah n'est en aucune façon ni le 'Havilah
d'Afrique, ni celui d'Arabie. Le Havilah du chapitre n, celui de
î'Eden et de l'Hindou-Koush, mérite tout fait son nom, et il n'y a
pas de doute qu'il fut le premier à le recevoir. Ce nom appar-
tenait, du reste, pleinement a la langue chamitique des lieux.
Naturellement le Koush du chapitre n partage les destinées
de 'Havilah si ce dernier diffère du 'Havilah du chapitre x, les
Koush des mêmes chapitres diffèrent également entre eux. Le
Koush des Indes nous reviendra dans un instant.
Les rédacteurs des chapitres Il et x avaient en vue deux 'IIa-
vilah et deux Koush situés en deux pays totalement distincts,
quoique à population de même souche.
D'après la Genèse donc, le nord-ouest himalayen, qui renferme
les deux premiers Pays chamitiques de 'Havilah et de Koush,
est bien le berceau des Chamites.

II

BERCEAU DES CHAMITES D'APRÈS EUX-MÊMES ET LEITIX PREMIÈRE


GÉOGRAPHIE.

Les Chamites vont être d'accord avec le chapitre h de la Ge-


nèse, et affirmer pour leur compte la même origine. Ils l'ont fait
dans leur propres Pourânes chamiliques que les Pourànes des
Aryas s'approprient, sans avouer leur larcin.
Ces Pourânes brahmaniques font la description du Monde (1);
mais il est évident que ce monde prétendu des Aryas ne fut pas
du tout le monde des Aryas.
Autour du Mérou sont disposés en cercles concentriques sé-
parés par autant de mers, sept continents insulaires ou sept
dwipas
Jambu dwipa, nommé d'après l'arbre Ja.rn.hu (Pommc-roso),
Plaksha, •- – – le figuier sacré,
Çalmala, – – l'arbre coton-soie,
Kuça, – – l'herbe Kuça,
Krauncha – – le courlis Krauncha
Çaka,
Pushlcara,
– – l'arbre tek,
le lotus ou la grue.

(I) Vishmi-Purna, 1. II, ch. iv.


Tous ces noms de contrées appartiennent, non pas à diverses
parties du monde tel que nous le connaissons, mais uniquement
à l'Inde, et même à la seule Inde du nord-ouest. Le Jambu a
pour centre le Mérou, qui s'appuie sur l'Himalaya et l'IIindou-
Koush; le Plaksha, au nom du figuier sacré, est à la base de
l'Himalaya le Çalmala ou arbre coton-soie est le gîte de
l'aigle Garouda, dévorateur des premiers ennemis, les Chamites,
que rencontrèrent les Aryas en pénétrant par le nord-ouest.
Rejetés en troisième et quatrième anneaux, le Kuça et le Kraun-
cha porteraient à croire qu'ils sont des terres lointaines, et pour-
tant tous deux sont encore soudés au Mérou. Le Çâka est
simplement à la racine septentrionale du môme mont. Le
Poashkara, que nous prenons sur le bas Kaboul, où est la ville
et capitale célèbre de Pouskhara-vati, est encore au nord-ouest.
C'est donc dans le nord-ouest de l'Inde que sont compris les
sept dwipes (1).

(1) L'Inde réclame un mot pour clle-même. Elle fait partie du Jamhu dwîpa, lequel
occupe avec son Mérou le centre du monde. Le Jambou contient [Yish. pur. 1. II,
c!i. il neuf vnrshu, ou divisions, séparés les uns des autres par des chaînes de mon-
tagnes. En remontant du sud au nord ces varsila sont
Au sud Ilinui ou Jiharala ou Inde, au sud de l'IIiniavat,
du KUnpurushn, entre les monts Himavat et Hemakuta,
Meru.[ihirivurnha, – Hemakuta et Nishadha.
Ilnvrîta avec le Meru (centre du monde).
Au nord Ramayaku,
llironntntju,
– enLre les monts Nila et Çwela,
Çweta et Çrin^in,
du
Meru.
– –
L'ilara-Kiiru (séjour de la béatitude), au delà du Çrinpin.
Cette carte du Jnnthu lui accorde de si inlîmes dimensions que la moitié du sud
s'ensevelit tout entière dans notre Himalaya occidental, puisqu'elle s'étend du pied
méridional de l'Himalaya au Xishadlia, lequel répond à peu près à l'Hindou-Kousli,
et s'engrène dans le Mérou, et que la moitié du nord mène au bout du monde, qui
n'est pas plus loin que la Kash^arie.
L'Inde, comprise dans la moitié méridionale, est le Jfimn, qui s'appellera Bhârata
avant de s'appeler Inde. L'expression liimn est instructive au plus haut point elle
signifie « le froid, lu neige, la glace », et enfante les dénominations de l'Hiiuavat ou
Himalaya qu'elle désigne également. Les ancêtres des peuples qui maintenant rem-
plissent une péninsule brûlante, habitaient donc « le froid, la nei^e, l'Himalaya ».
Qu'on le note encore ils avaient déjà cette couleur brune, qui jamais, et quelque
part qu'ils se soient rendus, ne les a quittés.
Si le .mi/in est petit, certes son « glacé » varsha du Ilima ou YInde est bien
exigu. An lieu d'être rinnnense contrée qui, avec ses chaleurs tropicales, court jus-
qu'à Ceylan, c'est tout simplement Ic pied-mont, couché sous les hauteurs blanches
de l'IIiniavat. Aussi son premier roi NAbhi (arrière-petit-GIsdu premier homme Manu
SwAyambhuva), a pour épouse Mèron. Une épouse de cette sorte est bien capable
Or, ces sept dwipes forment le monde entier. « Je suis dési-
reux, dit le disciple à son maître Paraçara, d'entendre de vous
une description de la lèvre. » Et Pardçara de lui répondre « Je
vous ferai une brève description de la terre »' (1). La terre n'est
qu'une humble couronne du Mérou, et si rapprochée de lui que
d'un pic élevé le regard l'embrasserait en totalité. Parler autre-
ment eùt alors été impossible on n'en savait pas davantage.
Quand les héros du Mahâ-Bhârate, alors que l'Inde est un peu
plus connue, conquièrent les quatre poinls du monde, ils guer-
roient simplement dans l'Inde du nord (2). L'expression des pre-
miers souverains de Chaldée est la môme ils se proclament
rois des quatre régions.
Perdre de vue cette idée que les hommes primitifs se faisaient L

du monde entraînerait, les conséquences les plus graves. On


commettrait d'étranges méprises si l'on faisait leur terre égale
à la nôtre.
Il est évident qu'un tel univers était le domaine personnel des
Chamites, autour de la colonne centrale, vénérée par eux, et
qu'ils avaient eux-mêmes nommée d'après l'expression de leur
langue mir ou mer, « montagne ». Qui pouvait appeler son pays
Hima, « le froid », regardé cependant comme l'extrême sud, et
le continuer par l'Hcmakûta et d'autres régions montant le plus
en plus vers le nord, sinon les montagnards de l'IIindou-Koush
et l'Himalaya ? Les Aryas ne pouvaient le faire. Eux et leur Bac-
triane ne sont pas là. Et quand ils voulurent s'approprier VEl-

d'ètie it la fois femme et montagne. N'est-elle pus encore belle-mère de l'Himalaya"!


Eu tout cas, jjrâcc aux circonstances présentes, cette épouse du premier roi de l'Inde
montre que le royaume de Son époux Xabhi n'est pas loin du Mérou.
Si la longueur du Hima est, des plus modestes, sa largeur en est digne. On dit
( VîhIi. pur.. II. inj qu'elle a pour limites extérieures, à l'est les Kirates, à 1 ouest
les Yavanas. Mais les Kirates sont au même bout de l'Himalaya, et les Ynvanas
sont vers la Ractriane. L'Inde en sa totalité est donc comprise entre l'Indus snpé-
rieuretla chaine de niindou-Koush, limite de la Baetriane. C'est notre Cham-douipc
lui-même.
Plus loin, les Pouranes décrivent, il est une Inde toute différente, qui res-
semble assez à l'Inde actuelle; mais on n'ignore pas que dans ces livres il est des
parties relativement modernes: et le nouveau chapitre, qui sans nul doute est dans
ce cas, ne supprime pas la };éoi,'raphie précédente, de beaucoup la plus ancienne, qui
même a évidemment précédé la venue des Aryas, et trace un cadre où ceux-ci ne
résidèrent jamais.
(1) Vish. pour., 1. II, ch. u.
(2) Sabha-parva, st. 'JH'S et suiv.
dorado de l'Inde, ils entrèrent par l'ouest, suivirent la « route
royale longeant la Koubhû (le Kaboul), pour aboutir, après
avoir franchi l'Indus, au Sapta-Sindhu. Ce sont les plaines ar-
rosées par les « Sept Soeurs » qu'ils envient. Puis, inclinant
toujours au sud-est, ils gagnent les vallées de la Jumna et du
Gange, peu jaloux et s'éloignant toujours de l'Himavat et de ses
neiges, bons pour les Mlcchhas.
Toute la carie que nous avons esquissée, Hima, Hemakûta,
Nishadha, Meru, englobée dans le nord-ouest, n'est pas autre que
la carte des Proto-Chamites.
La branche éranienne eut plus tard un tableau correspondant:
il fut tout autre. Au Vendidad sont exposés les lieux d'habitation
que Ahura Mazda (Ormuzd) créa pour son peuple. Il y en a seize;
mais ces lieux ne sont pas les sept dwipes des Chamites ce sont,
et le fait s'explique fort naturellement, pour les Éraniens eux-
mêmes, leurs propres séjours, couvrant presque tout l'Éran.
Eraniens ou Chamites ne voient pas plus loin que chez eux.
Lorsque le rameau aryo-indien, se séparant de son frère, vint
s'installer dans les Indes, il eut beau s'emparer de la carte des
indigènes, en changer les noms, y mettre son vocabulaire, cette
carte remaniée proteste elle veut les Chamites, et le Monde,
c'est leur monde.
Or ce monde est purement leur berceau. Aux premiers âges,
en effet, en dehors de ce rayon, ils n'apparaissent aucunement
dans les Indes. La description pouranique indique elle-même
qu'en antiquité elle remonte au début des temps qu'elle peut
atteindre. En cela, elle fait comme la Genèse. Il est raconté que
la division de la terre en sept douipes est accomplie par Priya-
vrata, qui est le fils du premier homme Manu Swâyambhuva né
lui-même directement de Brahmà; et Priyavrata confère à cha-
cun de ses fils la royauté d'un douipc. Les livres indiens, de
même que la Genèse, reculent donc la géographie fondamentale
jusqu'au premier homme, et donnent leur propre pays pour
l'orbe terrestre.

Comme on n'avait jusqu'ici que peu ou pas d'idée de l'occu-


pation des Indes par les Chamites, et de ce qu'ils y ont laissé,
notamment de leur langue, généralement on ne voit dans l'an-
cienne nomenclature du berceau, telle qu'elle est devenue après
les Aryas, qu'une nomenclature « toute sanscrite » (1). Le sans-
crit peut sans doute réclamer la part qu'il s'est faite tardive-
ment, mais il n'a certes pas tout. Ce n'est pas lui qui expliquera
les substructions de cette nomenclature. Par lui-même il ne sau-
rait rendre compte de dénominations comme Kuça, Siua, Ni-
shana, Nûcja, Taksh, Kapi et Kapisa, Kubha et les Kabali,
Mïr, Pamir, Tirïch-mir, Diyar-mir, Kaçmira, Pa-hûr, Ani-savi,
Laghman, Kot, ni de quantité de noms de tribus, A nous, Gan-
dhdres, Syndrâees, etc., etc. Il se les est à la vérité annexés,
mais ils lui sont grandement antérieurs, et leur nature chami-
tique est certaine. Ce serait bien autre chose si au lieu de pré-
lever quelques appellations géographiques, on faisait un triage
sur la langue parlée dans toutes les classes.
Dès les premiers temps où il soit possible de distinguer quel-
ques signes de la présence de l'homme, on n'aperçoit dans tout
le Cham-douipe, c'est-à-dire entre l'Indou-Koush, le Kaboul et
l'Indus, que les seuls Chamites. Soit d'après les inductions que
l'on peut tirer des données bibliques, soit par les noms de lieux
les plus antiques, soit d'après ce que nous livrent les Védas après
l'irruption des Aryas, les Chamites occupent exclusivement tout
le territoire. Les Aryas n'y furent jamais à demeure. L'extrême
ouest, dans la lignè de l'IIindou-Koush, serait la partie où les
autres races humaines auraient pu forcer la clôture, et se créer
des établissements, mais là comme plus à l'est elles sont ab-
sentes, laissant tout aux fils de Cham. Les noms bibliques de
Koush et 'Havilah, qui appartiennent à cette lisière de l'ouest, en
sont deux témoignages positifs.
Même de nos jours on peut se rendre compte de l'état primi-
tif par les noms géographiques que l'on sait avoir existé, ou
qui existent encore sur place. En voici quelques-uns
Koush et Koushan, monts, vallée, rivière, ville, sont aux derniers confins de
l'ouest,
La Kapisèiie et sa capitale Kapisa y furent aussi,
Le Kaboul donl la tète fut toujours le premier et vrai Kaboul,
Ka.shkar, avec quantité de Kash (apparentés à Koush), qui remplissent toujours
nos cartes,

(1) Vivien de Saint-Martin, Élude sur lit yéorf. grec, et lut. de l'Inde, p. 0.
Comme Kaahmun, territoire près le Laghman,
Deux Kashkot, non loin du précédent,
Kashgarai, au nord de Dir,
Kashluji, un peu ouest de Chitral,
Kashfin, près du Badakshan,
Kashkot, sur la Swat,
Kash-gumbuz, près de Jalalabad,
Kashi, dans la vallée de Kho,
Pamir et tous les Mir montagnes,
Ani-Sarî, « lac de la montagne, an »,
Siva, qui donne son nom à une multitude de places.

Beaucoup de localités ont deux noms, dont le plus ancien


ordinairement est chamiliquc; tandis que beaucoup d'autres
portent des noms modernes, arabes, turcs, persans, etc., qui
ont fait disparaître les noms d'autrefois.
Une seconde erreur, analogue à celle qui ne voit que du
sanscrit dans la topographie du Cham-douipe, n'est pas moins
commune. Lorsqu'on décrit la physionomie des gens de l'Hindou-
Koush, on qualifie d'aryenne une physionomie tout à fait cha-
mitique. Sous leur couleur brune les Chamites ont à peu près
les traits européens, et ce fait trompe sur la race. Leitner, qui a
laissé des travaux intéressants sur son exploration du pays des
Darades (1), donne même des photographies d'hommes de ce
type, bruns avec le galbe d'Europe. Pour lui, pour Biddulph
également (2), ces visages sont aryens. La méprise est très
grande; nous l'avons prouvé dans Les Chamites. Il n'y eut
d'Aryens que les Aryas envahisseurs, qui ne formaient qu'une
infime minorité, et dont la couleur, par les intermariages, tend
de plus en plus à se chamilisev. Les Dravidiens du sud et quel-
ques autres populations mis à part, les neuf dixièmes des Hindous
sont de race chamitique. Si l'on désire voir des habitants du
Cham-douipe exempts de mélange, on les trouvera dans leurs
fils, les anciens Koushites d'Arabie ou d'ethiopie, dans les
Égyptiens, les Libyens, les Phéniciens; là, pas de physionomie
aryenne, mais des Chamites purs.
En résumé I Le chapitre n de la Genèse place les pays de Koush
et 'Ilawilah, qui sont pays eliaiiiitiques, au nord-ouest himalayen.
(1) Leitner, Dardistan.
(2) Biddulph, Tribes of Ihe llindoo-Kooxh, p. 8 et».
II. La première géographie des Aryo-Indiens n'est pas d'eux,
mais de leurs prédécesseurs les autochthones Chamites; et le
monde décrit par cette géographie n'est que le berceau même
des Chamites, lequel est vu comme par la Genèse dans les zones
occidentales de l'Himalaya.
Les Proto- Chamites énumérés par la Genèse, tous donc,
eurent leurs pénates dans le triangle Koushito-Himalayen. Ils
furent à tous les coins du cadre. Cela est si certain que de nos
jours, à la veille du xxc siècle, les descendants de ces pères du
Le ou lx° siècle av. J.-C. sont toujours là, héritiers des noms des
ancêtres, Koush, 'Hawilah (Kabouli), Siva, Kefa (Kapi ou Phé-
niciens et Chananéens), A no us-Égyptiens. Nous pourrons les
y voir.
Mais cet important berceau est encore dans l'ombre. Oui
connaît le Kafîristan, la houle d'interminables hauteurs qui
ondulent de l'Hindou-Koush au Pamir et à l'Indus? Les Poèmes
indiens semblent les ignorer ils ne font que des allusions aux
points les plus saillants. Souverain du pays, Baber dit que la
Kapisène, d'où partirent les Phéniciens, est « un pays perdu » (1).
A notre époque seulement les officiers anglais arpentent, mesu-
rent les hauteurs, dressent des cartes, dans un territoire qui
enfanta les peuples les plus grands et les plus civilisés du monde
ancien.
i Fk. ÉTIENNE BROSSE.
O. P. (Viçwa-Milra;.

(1} Mémoires traduits par Pavel de Com-leille, t. I, p. 2'J5.


LE ROMANTISME

PREMIER ARTICLE
l'homme dans le romantisme.
Le Romantisme a été la première étape du xixe siècle; il a duré
longtemps son règne a été précédé de luttes fameuses où la
gloire fut grande et petit le danger puis toute la jeunesse est
allée vers lui, la mode était pour lui il n'a pas eu seulement la
mode, déesse changeante et capricieuse, il a eu des hommes de
génie, otd'un génie particulier, capablesde composer des oeuvres
admirables, capables en outre d'attirer, d'enthousiasmer, de
fasciner. Cette heureuse rencontre devait assurer au romantisme
un triomphe plus long que ne l'eût fait croire la rapidité de son
succès, vrai feu de paille. On ne le voit pas en effet être amené de
loin par des raisons profondes, et trouver sa formule après de longs
tâtonnements. C'est un coup d'Etat littéraire. Tel quel, en raison
de sa durée même, il a eu sur le siècle une considérable influence.
C'est lui surtout qu'il ne faut pas juger sur l'apparence. Son
aspect est assez puéril à le nommer on voit aussitôt surgir devant
ses yeux l'image mélancolique d'un jeune homme, blond ou brun,
qui a des cheveux longs, un pourpoint rouge, et des passions
fatales. Que ce beau ténébreux y joigne la haine de Bôileau et
de Racine, et le mépris du bourgeois, qu'il garde, en portefeuille
des hexamètres aux enjambements singuliers, aux images bizarres,
c'est un pur, c'est un parfait romantique. Mais le romantisme
ne se réduit pas aux romantiques, même aux purs romantiques,
il ne se réduit pas à Petrus Borel, le lycantlirope, aux drames
de Victor Hugo ou au Cénacle. Il enveloppe toute une façon
nouvelle de comprendre la vie, les passions et l'activité humaine
presque toute une philosophie; en un mot il y a son âme, encore
qu'il l'ait souvent mal connue et mal exprimée. C'est cette ame
que je veux faire ici connaître.
Elle est fille de la Révolution. Je n'entends pas les doctrines
dela Révolution, de son spiritualisme médiocre et de sa philosophie
sans consistance, l'âme du romantisme est fille des conditions
nouvelles où l'homme fut appelé vivre pendant la dévolution et
après elle. Cette âme est née des spectacles dont la Révolution a
fatigué les yeux et rempli la mémoire des Français, elle est née
surtout de l'horizon ouvert depuis lors à nos ambitions ou à nos
appréhensions, à nos espérances et à nos regrets.
Mais ces conséquences n'ont pas apparu tout d'abord. Un état
de choses comme la Révolution ou l'Empire n'exerce aucune
influence sur la littérature et la philosophie immédiatement
contemporaines. Les écrivains et les philosophes dont l'esprit
est formé ne peuvent prendre sous le coup d'événements aussi
précipités une autre personnalité. La Révolution ne pouvait pas
faire de La Harpe un romantique. D'ailleurs les contemporains
immédiats ne voient qu'un très petit coin d'un grand tableau.
C'est la génération naissante qui a subi l'influence de la Révo-
lution et de l'Empire, la génération qui devait remplir la première
moitié du xix" siècle.
On fera peut-être cette objection préliminaire qu'il est fort
inutile de chercher dans des bouleversements politiques la source
du romantisme. J.T. Rousseau a été un romantique avant la
Révolution, la littérature allemande est romantique bien avant
la littérature française. Il est vrai que nous, nous savons voir
du romantisme dans Rousseau et dans Schiller. Mais cet élé-
ment enveloppé et mêlé chez eux à tant d'autres choses n'a été'
découvert et comme exhumé que lorsque les Français le sentant
et l'aimant en eux, en ont cherché partout l'expression. La con-
ception que le romantisme a eue de l'homme vient, je le répète,
du radical changement opéré en France par la Révolution et
par l'Empire.
C'est ce radical changement qu'il nous faut d'abord étudier.

La Bruyère, décrivant les hommes de son siècle, les distingue


suivant l'ordre, de leur dignité dans l'État. Ses contemporains
sont des hommes de cour ou des hommes de ville. Ici l'homme
de robe et là l'homme d'épée; ailleurs le traitant, plus loin,
le grand seigneur, plus haut, le roi. Chacun est immobilisé dans
ses fonctions ou dans son rang; qualités ou vices, tout ce qui
caractérise les hommes semble tenir, non pas à leur individualité,
mais à leur place dans la société.
Et c'est effectivement vrai; et de plus en plus vrai à mesure
qu'on s'avance dans le xvin" siècle. Le mérite personnel n'est
pas absolument un vain mot, et l'on n'est pas condamné à res-
sembler à tous ceux de sa classe ou de sa fonction, mais on y
trouve mille commodités qui dispensent de l'effort douloureux,
nécessaire pour être différent des autres et pour constituer
une individualité.
A chaque homme s'offre un facile idéal parfaitement défini
dans les devoirs, les convenances et les élégances de sa caste.
Il peut borner là son horizon et ses efforts, il ressemblera à
mille personnes, il aura leur jargon, il aura leur esprit, il aura
leurs avantages. Il faut peu d'efforts pour arriver à ce niveau,
il y a des difficultés infinies à le dépasser, il n'y songe même
pas. C'est un habit tout achevé qui l'attend et qu'il n'a qu'à met-
tre, qui le rendra respectable et peut-être le fera vivre. Bien fou
qui dédaignerait cet habit pour chercher ailleurs un costume
qui risque fort d'être ridicule.
Encore le xvii" siècle avait-il eu deux choses qui avaient
sauvé les individualités l'intimité de la foi et la sincérité de
l'amour. La foi d'abord. Au xvn° siècle, on ne se contente pas
d'aquiescer à la vérité du dogme et d'accomplir fidèlement les
rites et les pratiques, on veut réaliser en son cœur le règne de
Dieu. Chaque âme réalise ce règne en elle, grâce à des dons
particuliers et par une méthode particulière, car chaque âme
est « comme un monde qui a ses lois et ses règles ». C'est
ainsi que, pour l'ordre de la dévotion, dans l'unité de la doc-
trine et la fécondité infinie de la grâce, chaque âme devient
plus distincte des autres âmes et pour ainsi parler plus indi-
duelle. En second lieu l'amour. L'amour, pour le xvnc siècle,
n'est pas un caprice, c'est une passion, il a ses racines dans
les profondeurs de l'âme il envahit l'âme tout entière. L'amour
subtil des précieux, l'amour tragique des héros de Racine, c'est
sous des formes diverses le don entier de soi, le don passionné
REVUE TIIOMIST1C. – 3l
et irrévocable, avec les exigences et les jalousies qu'il com-
porte. C'est le sentiment oit l'homme a le mieux conscience de
son individualité, où il cherche les moyens qui lui semblent les
plus propres à la faire distinguer et à l'imposer.
La dévotion en haut, la passion en bas avaient donc empê-
ché l'effacement des individualités. Mais au xvmc siècle tout
s'en va. La foi est un vain mot. On en conserve les apparences
par habitude ou par politique les philosophes, les savants et
les beaux esprits se moquent d'elle. L'amour est un caprice sen-
suel, passager et superficiel dont je n'ose répéter la spirituelle
et cynique définition. Rien donc ne vient plus des profondeurs
de l'âme affleurer à la surface polie et monotone des masques de
la comédie sociale. Un roué ressemblé à un autre roué, un sé-
ducteur à un autre séducteur, une grande dame diffère peu
d'une autre grande dame; médailles frappées au même coin,
celle-ci d'un relief plus net et celle-là d'un relief moins ac-
cusé, mais toutes semblables, si semblables que leurs noms de
romans sont pareils, se brouillent et se confondent dans la
mémoire.
Quelles âmes débiles devaient se former dans cette société-
là Soutenues par l'ordre social, elles n'ont pas d'appui en
elles-mêmes; elles s'ignorent elles-mêmes, elles ne voient que
la place qu'elles occupent et le rôle qu'elles doivent jouer, le
rôle d'une personne qui s'amuse et qui amuse. Vienne l'écha-
faud, ces gens-là mourront sans cesser leur rôle, ils auront
l'héroïque courage de rester sur l'échafaud hommes d'esprit et
hommes de cour, grande dame, reine, roi. Mais ne peut-on pas
s'étonner de les voir s'abandonner ainsi à la destinée et n'avoir
pas la force d'agir!
La littérature de ce monde est à son image. Elle ne parle
pas de l'homme, elle ne le connaît pas, elle ne sait pas ce que
c'est qu'une âme vivante. Les moralistes s'enferment dans les
quatre murs d'un salon; les combinaisons et les intrigues qu'on
y peut imaginer, sont le seul objet de leurs analyses. Mais les.
passions vraies et les peines profondes, les sacrifices héroïques
et les chutes pleines de remords, les soubresauts et les voiles-
faces inattendues, tout ce qui déconcerte les prévisions de la
froide logique, tout ce qui est la vie de l'ame, vie mystérieuse,
obscure, incessamment féconde, vie si particulière, si différente
chez chacun de nous, ils ne le soupçonnent pas, ils ne l'ont
jamais vu. Cherchez dans tout le xvm0 siècle une œuvre qui de
loin rappelle les créations de la psychologie du siècle précé-
dent, un Polyeucte ou une Pauline, une Hermione ou une Phè-
dre, ou le sermon que Bossuet prononça pour la vêture de
Mm" de La Vallière. Ces beautés-là sont d'un ordre que le
xvmB siècle ne comprend pas.
Il y a pourtant eu des chefs-d'œuvre dans cette littérature.
Sans doute mais que contiennent-ils? de la science, de l'his-
toire, des lambeaux de philosophie, mais rien de pénétrant et
de nouveau sur l'homme. Et quand la période des chefs-d'œu-
vre fut passée pour le xvhi* siècle, qu'on eût épuisé la science,
on n'eut plus rien, rien qu'une littérature de façade. Cette litté-
rature sans humanité se borna à des tragédies classiques et
à des poèmes didactiques. Au sortir de la rhétorique, on fait sa
tragédie, lâche très facile et très difficile. Il faut connaître la
poétique du genre, avoir l'esprit vif et la plume souple, c'est
beaucoup, mais il ne faut rien de plus. Une tragédie, c'est une
anecdote historique mise en scène en cinq actes, avec l'unité
de temps, de lieu, d'action, de beaux discours et du sang au
dénouement. Le poème didactique est plus méritoire et phis
difficile. Sa beauté gît dans la périphrase. Nommer chaque
chose par une formule compliquée autant que spirituelle, c'est
la périphrase. Ce n'est pas assez d'avoir effacé l'individualité
des gens, l'individualité des choses s'efface, elle aussi, sous les
plis amples de la périphrase. Qu'y a-t-il dans cette littérature?
ai-je demandé; trente ans avant la Révolution, il y avait eu
quelque chose. Lorsqu'elle éclata, il n'y avait que des formes
impersonnelles et vides.
Le romantisme brisa ces formes surannées et la littérature
fut consacrée à peindre et glorifier l'homme différent des autres
hommes, et par ses passions et par son sort, l'homme délivré de
tout uniforme, dégagé de toute entrave sociale, l'individu plutôt
que l'homme.
Burckhardt a intitulé un des chapitres de son beau livre sur
la Renaissance italienne « la Découverte de l'homme ». L'his-
torien du romantisme pourrait reprendre ce titre « la Décou-
verte de l'individualité ». Avoir en soi des puissances par où
on se distingue de tous les autres hommes, c'est être vrai-
ment un homme pour le romantisme comme pour la Renais-
sance italienne. Seulement ces puissances qui individualisent
l'homme c'était, dans l'Italie du xv° siècle, la beauté, la force
et le succès, le bras viril, l'intelligence prompte et subtile, la
science et l'éloquence. En France au xixe siècle ce fut tout
autre chose.
La Révolution fit tomber d'un seul coup la hiérarchie so-
ciale. Les Français ne se trouvèrent plus portés et encadrés
tout naturellement par leurs fonctions ou leur naissance. Ils
cessèrent d'être des membres du corps social, avec les privi-
lèges et les avantages que donne le corps social, ils furent des
individus. Dans ce nivellement terrible chacun fut réduit à ses
seules forces et fut condamné à déployer toutes les énergies de
son intelligence et de son corps, non plus selon un mode factice
• et comme par jeu, mais selon la libre initiative de chacun, et
pour le plus sérieux des motifs, la mort et la vie.
Le Moi, c'est la découverte qu'on fit alors. Vous devinez le
mépris avec lequel on regarda la société, les usages, et tout ce
•<jui avait fait l'homme factice du xvmB siècle. Le Moi seul fut
digne d'estime. Cet homme qui passe sait-il se poser en face des
autres hommes et se distinguer d'eux sans avoir besoin d'eux?`'
'S'est-il délivré des sujétions communes? A-t-il une fièrc auto-
nomie? Alors, c'est un homme. Sinon, il ne compte pas; plus
tard, on dira que c'est un bourgeois. La Révolution institue le
culte du Moi.
Mais ce n'est pas la culture du Moi chère à nos modernes
^psychologues, ou le Struggle for li fe aimé de nos romanciers.
Le Moi n'avait pas le temps de songer à la philosophie comme
M. Barrès ou à la fortune comme les personnages d'Alphonse
Daudet.
Sa vie i défendre, sa tête à disputer au bourreau, c'est pen-
dant quelques années la grande tâche de tout Français, la vie
n'est assurée à personne excepté à la foule obscure et qui ne
compte pas, la foule des hommes qui- ne pensent pas, n'écri-
vent pas, ne font pas l'avenir. Toute tête qui dépasse la foule
est en danger; aristocrates, girondins, montagnards, sont voués
aux mêmes furies. Un homme qui avait presque du génie disait
que pendant ces tristes années, il avait vécu. En d'autres temps,
on pouvait consacrer ses efforts à gagner des honneurs, des
charges, de la fortune, de la science, alors on les consacre à
vivre. C'est à la lettre le combat pour la vie. On pourrait com-
parer la France à une immense armée qui livre bataille sans
cadre, sans général, sans tactique. Chaque soldat lutte pour-
son compte; c'est une multitude de combats singuliers qui dé-
veloppent soudain les énergies individuelles de chaque com-
battant, mais dans des conditions terribles. Ce n'est pas le déve-
loppement harmonieux et splendide de la Renaissance italienne-
Ici les individalités se forgent à un feu trop ardent qui les dé-
forme.
En effet, à mesure que l'homme apprend à s'isoler en lui-
même, à mesure qu'il voit mieux la grandeur dont il est capa-
ble par son effort personnel, il en voit mieux aussi les limites
et le fatal aboutissement. Dans cette Révolution où les événe-
ments se précipitent avec une foudroyante rapidité, on a l'im-
pression qu'on est dans une tragédie sacrée, menée par une
puissance mystérieuse. Ce spectacle qui se déroule n'est pas
une œuvre voulue et concertée par des habiletés humaines. Et les
esprits qui ne sont plus remplis de l'idée de Providence ont le-
vague pressentiment que le fatalisme conduit les hommes et les-
choses.
Et où les conduit-il? Les conduit-il suivant la loi du pro-
grès au bonheur rêvé et promis par Condorcet? Le singulier-
progrès et le singulier bonheur! Le passé n'est plus qu'une-
ruine lamentable, la guillotine est la souveraine régnante, et
l'on ne prévoit pas quand et comment son règne finira. On a?
raconté que M. Taine, après avoir écrit son livre sur la Ter-
reur, était sans cesse poursuivi par la vue du sang. Les premiers-
hommes qui purent envelopper la Terreur d'un regard d'ensem--
ble, etqui furent assez proches d'elle pour en subir le contre-coup
matériel, ceux-là eurent une impression qui ne s'effaça jamais.
La tristesse habita avec eux.
Cette tristesse unie à ce fatalisme donna naissance à la mé-
lancolie. Les causes s'oublièrent peu à peu; la mélancolie
resta. On l'a comparée au fatalisme oriental; ailleurs, on n'a
vu en elle qu'une tristesse séparée de ses causes immédiates,
une tristesse atténuée, une tristesse diffuse. Elle est trop com-
plexe pour se réduire ainsi à un seul ordre de sentiments. C'est
une synthèse neuve et intéressante; je ne la qualifierai certes pas
de saine et de virile, mais elle ne manque pas de poésie, et c'est
le trait le plus frappant du romantisme.
Arrêtons-nous ici. Le culte du moi et la mélancolie, voilà,
ce nous semble, la première forme du romantisme. Mais, il nous
faut étudier la combinaison de ces deux éléments et leurs réac-
tions mutuelles pour saisir la vraie physionomie du roman-
tisme, à sa première période et comme à son adolescence.

Le culte du moi et la mélancolie devaient nécessairement


faire un mariage mal assorti. Ne s'intéresser qu'à son Moi et
se dire sans cesse « Ce monde au milieu duquel se déploie
mon individualité, ce monde, faits et choses, histoire et nature,
est inaccessible à mon influence, il est gouverné par une puis-
sance inexorable, et il finira par m'écraser », n'est-ce pas man-
quer de logique et de philosophie Les individualistes de la
Renaissance avaient eu des théories plus cohérentes. Pour eux les
événements et la nature même étaient dans la main de l'homme,
l'intelligence humaine gouvernait les forces naturelles et faisait
les révolutions. Aussi quelle belle confiance ces gens avaient
dans le succès, et comme la joie de vivre emplissait leurs urnes
Voilà qui est clair et logique. Mais comment le culte du moi a-t-il
pu ici s'accorder avec la mélancolie?`!
En devenant un culte intérieur et mystique. Je ne dis pas
un culte silencieux j'entends un culte de contemplation et de
méditation. On ne cherche pas à bâtir sa renommée sur de
grands exploits, on se regarde seulement. Ou se trouve diffé-
rent, infiniment différent des autres, on ne leur doit rien, on n'a
rien de commun avec eux; on est à soi seul tout un univers;
on s'écoute vibrer, pleurer, souffrir, c'est toute l'occupation du
romantique.
Premier point noter le culte du Moi qui à la Renaissance
avait abouti à l'action, conduit ici, sous l'influence de la mélan-
colie, il la méditation, à l'effusion, au lyrisme.
Mais, en définitive, cette contemplation, sur quoi portera-
t-elle? Le romantique prétend n'être semblable qu'à soi-même.
Par quoi se distingue-t-il des autres hommes? Nous avons vu
que ce n'était point par ses actes. Ce sera donc par les désirs
et les passions de son cœur. 11 faut qu'il ait et il a des pas-
sions extraordinaires et des désirs inouïs. Au point de vue où
il se place les lois de la raison et des convenances ne signifient
rien, et même elles méritent le dédain plutôt que le respect. Ne
sont-elles pas des règles communes Le romantique craindrait
en leur obéissant de voir ses passions et ses désirs ressembler
à ceux de tous les gens raisonnables ou de tous les gens con-
venables. C'est ainsi que l'individualité, ou, pour. parler plus
juste, la singularité va se chercher dans la passion et dans cet
ordre de passions que la raison ne connaît pas, et que les conve-
nances désapprouvent.
Et maintenant une dernière conséquence qui nous ramène à
notre point de départ, à la mélancolie Deux choses font la
grandeur d'une passion d'abord l'importance de l'objet qu'on
poursuit,, puis l'ardeur avec laquelle on le poursuit. L'un et l'au-
tre sont nécessaires. Une passion pour une fille des rues, quel-
que violence qu'elle ait, n'est jamais qu'une passion mesquine.
Le romantique choisira donc pour objet de sa passion un objet
Iris rare, très magnifique, par suite, très inaccessible, par suite
encore, il ne l'atteindra jamais, et par suite enfin, il sera tou-
jours désespéré. Il le sera d'autant plus qu'il aura porté dans
sa passion une excessive violence, une violence capable de le
singulariser; au total une passion toujours malheureuse et les
marques d'un deuil éternel, voilà ce que le romantique s'attribue
pour avoir l'air d'un être exceptionnel, venu au monde par un
fiai particulier de la puissance créatrice.
Résumons cette sèche déduction, et pour la voir s'animer de-
vant nous, regardons la première et fameuse incarnation de cette
âme romantiqne voici René.
Cet homme est enveloppé de mystère, on ne sait d'où il vient,
et son passé est obscur pour ceux même dont l'affection méri-
terait sa confiance et ses confidences. 11 est seul, il a fui les
hommes civilisés, il s'est réfugié dans les déserts de la Loui-
siane. Sa vie ne se mêle qu'à la vie de quelques sauvages dont
les sentiments primitifs et l'originalité n'ont pas été façonnés et
accommodés à la commune mesure de la civilisation. Il n'es-
saie pas d'exercer son activité dans ces terres neuves où aucun
droit acquis ne se lève en face de ses ambitions il ne fait rien,
il ne veut rien. On croirait pourtant qu'il a quelque chose à
expier ou à oublier. Mais, il ne prend aucun des moyens qui
permettent d'expier ou d'oublier. Au contraire, il rêve, triste,
solitaire, inattentif; il ne songe qu'à lui, ne voit que lui; lui, et
la mystérieuse douleur où il se complaît. Autour de lui l'es-
time, l'amitié, l'amour même, ont grandi il a des amis, une
femme l'aime, et lui, sensible à sa manière, accepte ces ami-
tiés et cet amour, mais sans sortir de lui-même il les absorbe
dans son individualité, plus forte que tout. Un jour enfin. il
ouvre les portes du sanctuaire où sa rêverie s'enferme. il ra-
conte son passé. Nous apprenons ce qui le sépare des autres
hommes et ce qui rend extraordinaires son âme et sa destinée.
René n'a point accompli une de ces actions redoutables qui,
dans l'ordre de la vertu ou dans 1 ordre du crime, rompent le
pacte social et mettent un homme plus haut ou plus bas que ses
semblables. Sa vie a été traversée par une passion fatale et
inouïe. Il a aimé sa sœur, il a été aimé par sa sœur victimes
d'une inexorable destinée, ils se sont trouvés tout à coup liés par
un amour hors nature, ils n'ont pu résister à cet amour que par
le plus déchirant des sacrifices. René vit avec le poignant souve-
nir de cette catastrophe; voilà pourquoi il est devenu semblable
à un objet sacré que le feu du ciel a touché.

Laissons René dans sa solitaire et orgueilleuse rêverie per-


sonnifier le mal du siècle. Le romantisme ne s'immobilise pas
dans son premier type. Les années passent, les esprits chan-
gent. René a des frères cadets de même race que lui, mais com-
bien différents!
Écoutez-les. Eux aussi ne vous parleront que d'eux, s'ils dai-
gnent vous parler. Au reste, ils sont plus facilement expansifs
que René, mais ils sont moins explicites. A chaque instant leur
ame qui semble trop pleine s'échappe en paroles véhémentes et
colorées. Ne croyez pas que ce soit pour vous expliquer ce qui
les agite; vous n'êtes là qu'un prétexte. Ils ne parlent pas pour
se faire entendre, ils parlent pour s'entendre. C'est du lyrisme.
Dona Sol voudrait bien avoir les confidences de Hernani, son
lion superbe et généreux; le lion superbe et généreux est prodi-
gue de beaux discours, mais dans ce pathos Doua Sol n'ap-
prend rien. Hernani parle à Hernani devant Dona Sol. Il mé-
dite sur lui-même avec une grande magnificence. C'est René,
mais René plus jeune, plus exubérant et non moins amoureux
de son Moi c'est René plus lyrique.
Egalement c'est René égoïste dans sa passion. Comme René
il se sert de sa passion pour faire resplendir son Moi. Hernani
semble aimer Dona Sol, ce qu'il aime en réalité, c'est Hernani
aimant Dona Sol. Il aime son amour plus que son amante et
son attitude d'amoureux plus que son amour. C'était moins vi-
sible et moins choquant dans la personne de René, mais c'est
toujours la même exagération maladive de l'individualisme, la
même hypertrophie du Moi.
Cette passion égoïste est encore exorbitante. Elle l'est non
seulement par sa violence, mais encore par ses prétentions extra-
ordinaires un brigand aime la fiancée du plus grand seigneur
de Castille, un laquais se meurt d'amour pour la reine d'Es-
pagne.
Pauvre ver de terre, amoureux d'une étoile.
Le romantisme s'intéresse à ces invraisemblances non pas
parce qu'elles sont invraisemblables, mais parce qu'elles lui pa-
raissent le signe d'une individualité fortement trempée.
Enfin vous reconnaissez sur ces sombres visages le même re-
gard mélancolique. Les clairs de lune, l'àpre vent des nuits qui
pleure à travers les joncs, les pressentiments et les plaintes, les
mystérieux souvenirs, une perpétuelle appréhension, presque de
l'angoisse, tout cela c'est l'ordinaire attirail du romantisme. Les
plus terribles malheurs sont suspendus sur la tête de ces gens
par un fil fragile qui ne manque jamais de se rompre. Pour ces
infortunés « le passé est plein d'odieuses choses, l'avenir est
triste et désespéré ». Saluons les plus sombres des destinées,
des plus profondes des mélancolies.
Jusqu'ici nous avons reconnu les traits de la famille. Mais
voici une nouvelle antithèse et un contraste inattendu. Ces rê-
veurs, ces lyriques, ces frères de René, ils agissent, et ils
agissent avec une fougue singulière. Ils sont vraiment terribles.
Ils disent d'eux-mêmes ( Je suis une force qui va ». Entre
les catastrophes d'hier et celles de demain, ils accomplissent
des exploits romananesques qu'eux seuls, comme il convient,
sont capables d'accomplir, des exploits dignes de personnages
absolument uniques, des exploits fantastiques.
Cet élément romanesque qui est bien dans le génie français,
d'où vient-il, ou plutôt d'où revient-il ?
Il revient du sacre de Napoléon. Devenu en quelque sorte ob-
jet de science, Napoléon Ier a été étudié de nos jours avec le
sang-froid de la science. Mais pour les romantiques sa prodi-
digieuse carrière a été un objet de stupéfaction. Ils l'ont vu
passer dans sa gloire et ils ont été éblouis. « J'ai vu passer Na-
poléon », disent-ils avec solemnité. C'est de lui qu'ils rêvent.

Lui toujours, lui partout.

Ce spectacle avait manqué à René. Eux sont instruits par lui.


Voilà un homme, disent-ils, « devant qui le monde a reculé d'un
pas », un homme.
Qui plus grand que César, plus grand même que Rome,
Absorbe dans son sort, le sort du genre humain.

Et c'était un obscur personnage, parti- de bas, qui ne doit


rien à la société, qui doit tout à son génie. De lui-même il s'est
élevé; par ses seules forces il s'est fait le maître du monde:
grand exemple. Et ceux qui l'entourent, glorieux et puissants
eux aussi maréchaux de France aujourd'hui, rois demain ils
peuvent dire comme le grand Corneille qu'ils ne doivent qu'à
eux seuls toute leur renommée. De là cet enseignement que
l'ambition est capable de s'ouvrir une carrière presque sans li-
mites et que le génie peut tout ou presque tout.
Aussi les frères cadets de René comprennent que les rêves les
plus fous peuvent un instant se réaliser, et qu'il faut agir.
Mais comment vont agir ces hommes mélancoliques, à la fois
extraordinaires et passionnés? Ils agiront extraordinairement et
passionnément. Ne leur demandez pas de se tenir dans des oc-
cupations banales ou de s'attachera des besognes faciles. Tout ce
qu'un Gascon en verve pourrait promettre, c'est là ce qu'ils font.
J'ai déjà parlé de Hernani et de Ruy Blas. L'un, brigand et pros-
crit, se moque de la puissance de Charles-Quint; l'autre, passé
de la crotte et de la livrée dans le conseil de l'Espagne, est tout
bonnement un Richelieu. Voilà qui n'est pas commun. Roland
fait dans la Légende des siècles des prodiges de vigueur. 11 fait
autant à lui seul que dix héros d'Homère. Le combat qu'il livre
à Olivier est aussi remarquable en son genre que le discours de
Ruy Blas aux ministres d'Espagne. « Bon appétit, messieurs ».
En un mot,, dans le cœur, dans le cerveau et dans le bras d'un
romantique, il y a de quoi étonner le monde.
Mais l'étonncment devient de la stupeur lorsque l'on considère
la roideur avec laquelle ces résultats triomphants sont obtenus.
Habitués à juger la conduite de la vie comme une chose sé-
rieuse, accoutumés à réfléchir avant d'agir, nous sommes sans
paroles quand de sang-froid nous voyons les héros chers aux
romantiques se précipiter droit devant eux où les appelle leur
passion. Agir? mais avant d'agir ne faut-il pas savoir ce que
l'on veut, examiner quelles conséquences en peuvent résulter,
chercher les moyens d'y arriver, se demander enfin si tout cela
est bon ou mauvais? 11 le faut pour nous pauvres gens, il ne le
faut pas pour un romantique. C'est Lrop long pour un homme
vraiment fort. Un homme grand ne voit ni à droite ni à gauche,
il ne voit que sa passion, il se confond avec elle; elle el lui for-
ment un même êlre, le seul être qu'il connaisse. C'est la royauté
de la passion.
Mais c'est encore et toujours une royauté douloureuse. Ja-
mais la fougue, la puissance de la passion ne saura gagner du
destin autre chose qu'un éphémère succès. Pas plus le génie de
Huy Blas que la Durandal de Roland n'arracheront la durée à
l'homme que l'espace.

Dieu garde la durée et vous laisse l'espace


Vous pouvez sur la terre avoir toute la surface.

Mais tu ne prendras pas demain à l'Éternel. Ce lendemain qui


est Waterloo et Sainte-Hélène, les héros romantiques ne l'oublient
jamais, non pas pour en conclure à la vanité de leurs désirs et
à la recherche de quelque chose de plus sérieux, mais pour se
donner une allure falale et une sorte de beauté étrange.
Et voici dans sa forme dernière le type créé par le roman-
tisme. C'est un homme très énergique, très intelligent et tout-
puissant, mélancolique cependant et attristé par la perspective
d'une destinée plus forte que lui et qui le brisera. Ce person-
nage est tyrannisé par la despotique violence d'une passion
inouïe qui déborde de son âme sur tout ce qui l'entoure, sur la
nature, sur les choses et sur les hommes. Cette passion qu'il
divinise se traduit par des paroles splendides, par des attitudes
violentes, par des actions merveilleuses. Elle est sa vie, elle
est son âme. Tant qu'enfin il succombe sous l'àvây^r,, ayant réa-
lisé dans sa personne la plus complète et la plus pathétique
expression de l'énergie passionnelle. Tout cela, mais rien
que cela.

Quel long chemin depuis l'heure où l'homme dégagé de la so-


ciété par une catastrophe sans pareille et voulant vivre d'une vie
qui lui fût toute personnelle, s'aperçut de la vieille vérité que
le cœur de l'homme est infini dans ses désirs, mais que
l'homme est borné dans sa puissance. Le problème n'était pas
d'hier et le mot de la grande énigme avait déjà été dit. Mais
le romantisme ne saisit pas le sens de cette réponse. Engagé
dans la fausse idée que l'homme est surtout dans ce qui vient
de lui spontanément, c'est-à-dire dans ses passions, il n'a com-
pris, il n'a admiré que la passion il a réduit l'homme à la pas-
sion, la passion a été la mesure à laquelle il a tout ramené. La
force, la sincérité de la passion excuse tout, que dis-je ?`?
ennoblit tout, elle rend la pureté à la femme tombée, elle égale
le laquais à la reine. Elle est elle-même la reine du monde.
Regardez pour vous reposer les yeux un spectacle moins neuf,
mais plus noble.
L'empereur Auguste a comblé de bienfaits Cinna, Maxime,
Emilie; tous trois conspirent contre lui. Lui, confiant, s'aban-
bonne de plus en plus à ceux qu'il aime. Tout à coup, il
apprend que Cinna veut l'assassiner, et sa colère se dé-
chaîne. Mais il ne s'abandonne pas sans réflexion. L'empe-
reur médite. Ce ne sont pas des cris, des exclamations, des envo-
lées de lyrisme. Auguste se parle à lui-même pour s'éclairer en
fixant dans des formules nettes les sentiments qui s'agitent
dans l'obscurité de son âme. Il les voit ces sentiments, il les
tient sous son lumineux regard Oui, il faut punir le crime. Cela
est utile, cela est nécessaire, et il pèse les conséquences de la
punition. Mais quoi! il n'est pas encore allé jusqu'au plus pro-
fond de lui-même.
Hcntre en toi-même, Octave.

Et en lui-même, sous cette colère, sous cette prudence, il


trouve de sanglants souvenirs, il trouve sa conscience il a
versé le sang lui aussi, il ne le versera plus. Peu à peu l'i-
mage du pardon se dresse devant sa pensée; il a maintenant
tout vu, tout jugé. En vain le sort, comme pour le braver, re-
double sa colère en lui laissant apprendre successivement que
Maxime et qu'Emilie voulaient aussi le tuer. Il l'a dit,
Je suis maître de moi comme de l'univers
Soyons amis, Cinna.

La différence éclate. L'individualité du héros créé par le ro-


mantisme est dans l'intensité d'une passion née d'elle-mème et
non réfléchie. La personnalité du personnage créé par l'art clas-
sique apparaît dans l'impersonnalité d'une décision délibérée et
voulue. L'un, s'approuvant lui-mème et s'enfermant dans sa sin-
gularité, ne songe pas un instant à se juger, à se corriger; l'au-
tre, craignant de se tromper, cherche à se dégager de lui-même
et à discerner ce qui est bon. L'un s'abandonne en aveugle à sa
passion capricieuse, l'autre ramène énergiquement sa passion
aux lois universelles de la conscience humaine. Ce sont les deux
extrémités opposées.
Où est la vraie formule de la personnalité humaine? Elle n'est,
je le crains bien, ni dans l'un ni dans l'autre. Les fictions du
théâtre et de la littérature en général sont insuffisante pour la
contenir. Mais au moins il y a dans la personnalité d'Auguste
un spectacle plus viril, plus fier, et à tout prendre plus humaint
CLAUDE DES Roches.
LE NÉO-MOLINISME ET LE PALÉO-THOMISME
{Suite et fin).

S. Ignace écrivait un jour de Rome la lettre suivante


« Révérende
Vir. Secundum quod dixitis et mandastis mihi,
quod debeo scribere quomodo sto, quoad sanitatem corporis,
sciatis quod de gratia Dei adhuc sum sanus, et vellem etiam de
vobis libenter audire quod ita est, secundum quod estis mihi
naturaliter inclinatus, et multum favetis mihi, ego etiam volo-
vobis grata facere.
«
Dixistis autem mihi, quando venistis Romam Videte an
sunt novi libri, et mittatis mihi aliquos. Ecce habetis unum
novum librum, qui est hic impressus. Pra'sentium lator est
amicus et habet bonum ingenium. Rog'o igitur quod habeatis
cum vobis esse commendatum.
«
Venerunt scripta Magistri Thomse quœ antiqui, hic valde
laudant; sed novi et juvenes non tenent aliquid de eis, et quando
Lenuimus consilium an etiam vellemus concludere contra (1) eaT
tum illi novclli, qui non sunt adhuc satis experimentati, tenue-
runt oppositum anliquis illis, dicentes quod Thomas est inno-
cens, et nunquam scripsit aliquid ad ha^reticum, et sic usque.
adhuc impediverunt, quod est valdc indecenter, nescii quid fiet
postea.
« Dcvotas nunc meas
orationes opto vobis, loco salutis. Valete,
et me vice versa habeatis dilectum.
« Datum Rom», octava Maii,

«
Reverenliœ vestrœ humillimus servus
« ignatius. »

(1) Notre copie porte « contra ». 11 faul sans doute l'entendre dans le sens de
« circa ». Cf. Ducnngc, Olnss., voc. Conlra.
Et au dos, l'adresse « Reverendo Domino necnon charissimo
amico Nicholao De Furno, Lutetiam (1).
S. Ignace nous raconte là, dans le style à la fois franc et
prudent qui convient à un ancien soldat parlant théologie, un
fait que d'autres documents démontrent sans réplique possible,
celui d'une très hâtive opposition à s. Thomas, parmi ceux qui,
à la première heure, forment l'entourage et même le conseil de
l'illustre fondateur. Ces « novi et juvenes », dit le saint, bien
que sans expérience encore, combattent les doctrines de
« Maître Thomas pour ces deux profondes raisons bien dignes
de novices enthousiastes, que s. Thomas « est innocens », et
que « nunquam scripsit ad hœreticum » (2). Plus admirable que
cela, on ne l'est pas.
En réalité, le moins qu'on puisse conclure avec s. Ignace,
c'est bien qu'il y avait là beaucoup d'indécence, « valde inde-
center ».
Cet esprit d'opposition ou d'éloignement, naïf d'abord, ne
disparut jamais complètement, comme il arrive d'ailleurs pour
toutes les impressions d'enfance. On en trouvera des traces
dans les Constitutiones Socielatis Jesti, où, après ces mots
« In
theologia legetur.. doctrina scholastica D. Thomœ », ce
commentaire que l'on dit du P. Lainez » Prœlegetur etiam
Magister Sententiarum Si videretur temporis decursu alius auctor
studentibus utilior futurus, ut si aliqua Summa vel Liber Theo-
logise Scholaslicx conficeretur, qui his nostris temporibus ac-
commodatior videretur, prœlegi poterit (3) ».
;1) Cette lettre, dont nous devons la connaissance et la transcription à la bienveil-
lance du T. R. P. Sisson, T. O. P., se conserve en autographe dans la collection du
haron de Reissct, ancien plénipotentiaire à Rome. C'est à Rome même que M. de
Reïsset en avait fait l'acquisition. Cette lettre est tout entière de la main cle
s. Ignace, ainsi que veut bien nous le confirmer le propriétaire lui-même. Elle est
sous le n° 1591 de la précieuse collection. Nous ignorons si les éditeurs des Lellres de
s. Ignace l'ont publiée. Quel est ce « De Furno » ou Dufnur, en quelle année fut-
elle écrite, etc., ce sont les Scriplores Socielulis Jesu qui l'expliqueront: de même
qu'ils expliqueront les autres circonstances, qui peuvent intéresser l'histoire.
!2) Cette idée, qu'à notre tour nous trouvons «innocente », n'est pus morte de si tôt.
C'est pour la combattre que les Papes reviennent, si fréquemment sur cette afflrinu-
ticn, que s. Thomas a pulvérisé toutes les hérésies, passées, présentes, et même
futures (puisqu'on suppose que l'esprit humain a épuisé le cycle des erreurs en mé-
taphysique) c'est pource ruotif encore que les Dominicains, spécialement le P. Runft,
ont écrit plus d'un ouvrage pour le démontrer.
(3) Conslii. Soc. Jesu., parte IV, lib. xm, edit. Anlwerp., 1035.
C'est encore dans le même esprit que nous avons vu et que
nous pourrions revoir bien mieux encore le Ratio Sludiorum
démembrer, mutiler, si franchement le plan et les doctrines de la
Somme. C'est aussi ce que nous a déjà .raconté, sans réfutation
possible, le P. Curci, pour la période récente.
Nous n'attaquons nullement l'ambition d'avoir un autre
maître que s. Thomas, qu'on le remarque bien mais nous
rappelons des faits qui suffisent à démontrer une fois de plus
combien vraie et savante est l'affirmation du P. Schneemann
que « tamquam per manus tradita, veteris scholee S. Thomse
doctrina in novam Rcligionem Societatis Jesu translata, strenue
explicata atque amplificata est » (1).
Mais n'insistons pas sur cet état psychologique bornons-
nous à étudier les faits qui en résultent, et en particulier le fait
du Molinisme et Néo-Molinisme.
On pourrait écrire un charmant Dialogue des morts, si l'on
supposait réunis aux enfers pour une conférence les représentants
de toutes les variétés de la famille moliniste.
Ils sont d'abord persuadés qu'une immense découverte a été
faite par eux dans le domaine des idées métaphysiques et ils
sont enthousiastes, jusqu'au dithyrambe. Molina, heureux de son
étoile, déclare qu'il a deviné une solution insoupçonnée des
génies qui l'ont précédé « Hœc nostra ratio conciliandi libertatem
arbitrii cum divina praxlestinatione, a nemine quem viderim
hucusque tradita » (2).
Ah! dit-il, je suis bien peu de chose « Nos pro nostra
tenuitate. », et toutefois notre explication est telle, que
si on l'avait comprise toujours, ni Pélage ni Luther n'au-
raient fait tant de mal. Quels immenses bénéfices perdus
Combien d'élus de moins au ciel, et de damnés de plus en
enfer! « Nos pro nostra tenuitate, rationem totam conci-
liandi libertatem arbitrii cum divina gratia, prœscientia et pra>
destinatione sequentibus principiis (3) inniti judicamus quœ si
data explanataque semper fuissent, forte neque pelagiana hae-

(1) Controversiarum.
i.
(2) In I»m q. 23, a. 4.
(3) Ce sont le « concursus simullancus », la
post praevisa mérita ».
« scientia raediu et la « pricdestinatio

nEVUE THOMISTE. – I. – 32
resis fuisset exorta, neque Lutherani tam impudenter arbi-
trii nostri libertatem fuissent ausi negare, obtendentes cum
divina gratia, prsescientia et prœdestinationc cohasrere non
posse neque ex Augustini opinione, concertationibusque
cum Pelagianis tot fideles fuissent turbati, ad Pelagianos-
que defecissent facileque rcliquia? illœ Pelagianorum in Gal-
lia, quarum in epistolis Prosperi et IIilarii fit mentio, fuissent
extinctse, ut patet ex iis in quibus homines illos cum catho-
licïs convenisse, et ab iis dissensisse eœdeni epistolœ testan-
tur concertationes denique inter catholicos facile fuissent corn.
positœ » (1).
S. Augustin n'a donc point compris.
On racontait sans doute que le Pape Hormisdas avait déclaré
que « de arbitrio lihero et gratia Dei quid Romana, hoc est
Catholica, sequatur et servet Ecclesia, ex variis B. Augustini et
maxime ad Prosperum et Hilarium abunde cognosci potest ».
Mais tout cela est bien vieilli, et il est de beaucoup plus sur que
s'il avait eu l'intelligence de Molina, le Pélagianisme aurait eu
moins de prise chez les fidèles (2).
S. Thomas d'Aquin n'a pas été plus heureux que s. Augustin,
s'il faut en croire Molina.
Le Docteur Angélique fut sans doute un homme digne de
grand respect, mais il a manifestement' dépassé la limite
« Salva
reverentia quse D. Thomse debeLur magna, non miror
si communior scholasticorum sententia (ces scolastiques sont
Molina et les siens il n'y en a pas d'autres, c'est clair),
prœsertim eo modo intellecta quo verba D. Thoma; hoc loco.
Ad tertium, sonare videntur, a multis dura nimis, indignaque
divina bonitate et clementia judicetur » (3).
Il s'agit ici de la prédestination thomiste, intimement connexe
avec les autres problèmes en question.

et
(1) Concord., (Quœst. 23. aa. 5, disp. 1, membrum ull.). p. ecliL. Ijcthiullcu.x
j2) Il va sans dire que nous ne discuterons pas ici ces prétentions. Tout cela
suggère l'idée qu'il faudrait attribuer u plusieurs l'éloge que l'aieait Caranuicl
de Diana, connu en son temps pour avoir, disait-on, fait disparaître trois mille es-
pèces de péchés mortels. Caramuel disait de lui « Ecce Agnus Dei qui tollit pec-
«ata mundi ».
(3) Op. cit., ibiJ.
En présence de ce magnifique supexa, un concert s'élève de
tous côtés.
C'est certain, s'écrie le P. Fonseca, Molina m'a volé mon idée
et elle était absolument nouvelle! Si je ne l'avais pas publiée le
premier, dit-il, c'est que « unum illud scrupulum injiciébat, ne
hac ratione novum aliquid fortasse induceretur, quod non omni
ex parte cum communi Patrum doctrina, aut diligenti scholasti-
corum examine et accurata lima conveniret. Neque enim- quis-
quam erat, qui hoc pacto libertatem arbitrii nostri cum divinaa
prœscientia aut providentia aperte, et, ut ita dicam, in terminis
conciliasset » (1).
Il n'est pas douteux, assure encore le P. Val. de
Uerice, que les premiers fauteurs de la science moyenne sont
de notre Société « Primores scientiœ mediae patroni e nostra
Societate siint. Inter cos Molina. deinde P. Petrus Fonseca» (2).
Puis, comme Molina, prosterné le front contre terre « dans
sa ténuité >•, il remercie la Providence de ce qu'elle a daigné
éclairer la Société de la science du conditionnel, pour enseigner
au monde la vraie liberté, comme déjà elle avait choisi la
Société pour guérir, par l'exempled'uneobéissanceexceptionnelle,
le monde du vice de la désobéissance. Mais il faut le texte lui-
même c'est trop beau pour être traduit « In qua ego re
divinam veneror submisse Providenliam, et singulare ipsius
benelicium in nos trac religionis magistros collatum agnosco.
et doctissimos ejusdem familiaD scriptores. cœlesti lumine
perfuderit, hacque illustraverit scientia, qua libertas arbitriii
contra Lutherum et Calvinumaliosque sectarios defendi possit.
Itaque ut singulari obedientia venenum inobedientiae, quod
homines imbibebat, sanavit Ignatius, itahac scientiaconditionati
satanicum dogma contra libertatem funditus evertitur » (3).
Tout cela est d'autantplus admirable, continue le P. Typhanius,
que personne n'avait jusqu'alors entrevu, môme en songe,
la science moyenne « Nullum alium theologum ante Molinam, ne
per somnium quidem, de scientia média cogitasse; nec illam
ullibi vel supposuisse, vel adhibuisse ad ullam sive Scripturœ

(1) Mclaph., t. III, lib. vi, c. u, q. i, sec. 8.


(i) In I«n>, tr. I, Disp. vu, c. i.
(3) Ibid.
Sacrœ, siveTheologiœScolasticœdifficultatem cxpediendam(l) ».
Aussi, lorsque Suarez, un peu plus prudent, s'avisa de chercher
dans le passé des autorités en faveur des systèmes nouveaux,
fut-il sévèrement gourmandé par son confrère, le P. Granado qui
déclarait que Suarez n'y a rien compris et que les autorités par
lui citées ne signifientrien, et que les modernes ont enfin vu clair:
« Fateor nullum ex his testimoniis multum urgere. Nec mirum
si temporum decursu aliquid a theologis recentioribus excogita-
tum sit (2) ».
C'est aussi ce que pense le docte Vasquez. Pour lui, jusqu'alors,
on n'avait rien écrit qui vaille. Pourquoi donc s'étonner que l'on
apporte une autre doctrine? « Quod antiqui scolastici, qui
hactenus scripserunt, tantum meminerint scientiœ visionis et
simplicis intelligentiae parum interest, tum quia illi de hac
scientia sub conditione nihil omnino disputarunt aut memi-
nerunt (3); tum etiam quia illi non dixerunt omnem scientiam
Dei in duo illa membra solum dividendam esse. Quid igitur
si nos aliam ponamus, cujus ipsi mentionem non fecerunt,
neque negarunt » (4).
Quel dommage, reprend Molina, quel dommage qu'une telle
doctrine n'ait pas été proposée aux Pères Ils l'auraient acceptée
à l'unanimité. Ainsi s'exprime Molina, toujours «dans sa ténuité».
Voici ses paroles « Ab Augustino et caeteris Patribus unanimi
consensu comprobata fuisset haec nostra de prsedestinatione
sententia, ratioque conciliandi libertatem arbitrii cum divina
gratia, prœscientia et prœdestinatione si eis proposita
fuisset » (5).
Toutefois ces lyriques jubilations, motivées par la nouveauté
des doctrines, ne furent point sans mélange, ni sans retour.
Beaucoup trouvèrent que cette prétention d'avoir inventé le so-
leil devait être discutée et prouvait contre elle-même.
Quelques Jésuites arguèrent de la nouveauté contre les doc-
trines. Le P. Henricus Henriquez, le maître de Suarez, attaqua
vivement Molina, comme impertinent novateur. Écoutons plutôt
(1) De ord., c. xiv.
(2) In Iam, tr. V. Disp. m, sec. n.
(3) Belle raison, en vérité, et qui n'est pas un cercle vicieux.
(4) In 1<>, Disp. LXVIII, c. iv.
(5) Concord., loc. cit.
« Contra sanam, firmam et receptissimam doctrinam a multis
annis, et hoc tempore apud sanctissimos theologos totius Hispa-
niœ, imo totius orbis loquitur (Molina) irreverenter et pericu-
lose, blaspheme et inverecunde, more hœreticorum bellicat
contra Patres sapientissimos, et eas illorum sententias, quas
theologi certas et indubitatas asserunt, ait auctor esse periculo-
sas, et esse occasionem multorum errorum, et tollere libertatem
arbitrii nostri, et neque ab illis, neque a conciliis fuisse ve-
ritatem de prsedestinatione, gratia et libertate arbitrii declara-
tam, aut plane intellectam, antequam auctor hune librum con-
deret » (1).
C'était dur, mais vrai. Non moins dur, non moins vrai était le
jugement que le P. Jean Mariana écrivait, pendant qu'à Rome se
disputaient les questions De Auxiliis. De cette belle source, qui
est l'amour de la nouveauté, dit-il, ont émané toutes les accusa-
tions portées par nous contre les autres « Ab hoc praeclaro
fonte (novitatis amore) emanarunt illi turbines et procellœ, qui-
bus nostra Societas tentavit exagitare sapientissimos Domini-
canaî familiœ theologos, quos potius venerari debebat, ut purio-
ris doctrinae antistites, quam sequi hesterna Ludovici Molinae
commenta. Cujus viri libellus ab examine theologorum Sacrae
Inquisitionis delatus fuit Homam, ubi modo liberum arbitrium
acerrime contra gratiam pro palma luctatur » (2). D'autres, tels
que Suarez et Bellarmin, sont moins mordants, mais ne se gênent
nullement pour attaquer Molina.
La réprobation de la nouvelle théorie fut donc partielle dans la
Société, et universelle au dehors. Seulement, ce qui est à noter,
ce?' que la raison communeapportéeparlesamisdansleurenthou-
siasme et par les adversaires dans leur réprobation, est la nou-
veauté dela théorie, c'est qu'elle est en dehors de la théologie que
nous avaient léguée les plus grands Docteurs de l'Église. Sur ce
point il y a accord complet dès la première heure. Lefait est de sou-
veraine importance dans cette discussion. On loue ou bien l'on
attaque une nouveauté. La lutte continua entre ceux que s. Ignace
aurait appelés les « antiqui » et les « novelli ».
(1)Censura ad p. ihlinam, cdit. an. 159", par ordre de Clément VIII.
(2) lit1, liegîm. StmU'Oilix. Il va sans dire que cette manière de parler qui oppose
libre arbitre à la jïrûce, est acceptée par l'auteur, dans le sens de ses adversaires.
Les novateurs cependant, voyant leurs idées discutées par les
autres théologiens, qui en niaient en même temps la clarté et la
solidité, commencèrent à chercher un appui dans le passé.
On dit d'abord que si les Pères et les Docteurs avaient connu
cette explication, ils n'auraient point manqué de l'approuver,
comme on a vu plus haut on exploite l'intention interprétative;
puis Suarez va chercher la science moyenne chez quelques
Pères ou Docteurs (1). Le Ralio studiorum est prudent, et dit à
la fois oui et non, comme on voudra sur l'antiquité de ces théo-
ries, mais c'est plutôt non que oui.
Enfin vient le jour, le lendemain des Congrégations De Auxi-
liis, où le P. Aquaviva oblige la Société à renoncer au pur Moli-
nisme et lui impose le Congruisme. « Nostri in posterum omnino
doceant inter eam gratiam quœ effectum reipsa habet atque
efficax dicitur, et illam quam sufficientem nominant, non tantum
discrimen esse in actu secundo, quia ex usu liberi arbitrii, etiam
cooperantem gratiam habentis, effectum sortiatur, altera non
item; sed in ipso primo actu, quod posita scientia conditiona-
lium, ex efficaci Dei proposito et intentione efficiendi certissime
in nobis boni, de industria ipse ea média seligit, atque eo modo
ettempore confert, quo videteffectum infallibiliterhabitura, aliis
usurus, si haec inefficacia preevidisset, etc ».
Un Néo-Moliniste de renom prétend même qu'alors les Jésuites
furent pris de « telle panique » qu'ils « n'ont jamais osé défen-
dre leur chef et maître » (2). En « vrais enfants d'obéissance,
les théologiens de la Compagnie se sont soumis pendant plus de
deux cents ans aux ordres de leur général » (3). Il ne faudrait
pas prendre cette affirmation au sens absolu (4), mais dans son
ensemble, elle est incontestable. Il y a quelque trente ans à peine,
le P. Perrone énumérant les « Theologorum systemata circa

(1) De scientia condit., c. n.


(2) P. H. Gayraud, Thomisme et Molinisme, p. 31.
(3) P. De Régnon, Banez et Molina, p. 129.
(4) Nous avons entre les mains un portrait sur acier du P. Molina, datant du
xviic siècle, que nous voudrions voir reproduit pour sa singularité typique. Au bas
on lit ce quatrain aussi pauvre de vérité que de poésie
Ce Docteur qui soutint la grâce suffisante
Par sa voix et par ses écrits,
Voit sa doctrine triomphante,
Malgré les grands efforts de tous ses ennemis.
gralise efficaciam », écrivait que « ad tria prœcipua omnia com-
mode revocari possunt, ad systemata scilicetThomistarum,Augus-
tinianensium et Congruistarum » (1). Pas un mot du Molinisme
dans ce texte. Ainsi donc plus de deux cents ans le Congruisme
remplaça le Molinisme dans la Société. Le P. de Régnon, il
est vrai, prétend que, le Congruisme ne fut qu' « une sorte de
compromis imposé quelque temps (lisez « plus de deux cents ans »),
à la Compagnie de Jésus, par une prudence administrative » (2),
mais le fait que le Congruisme ait été imposé d'office n'est point
nié.
On sait d'ailleurs la différence qui existe entre le Molinisme
et le Congruisme « Dans le Molinisme, dit le P. de Régnon,
Dieu donne la grâce qu'il sait efficace; dans le Congruisme, Dieu
donne la grâce parce qu'il la sait efficace. Dans le premier, la
différence entre la grâce dite efficace et suffisante, provient uni-
quement de la liberté humaine; dans le second, Dieu lui-même
opère un triage industrieux entre les grâces, et par là les dis-
tingue en efficaces et suffisantes » (3). En d'autres termes, la
grâce efficace, d'après ce nouveau système, ne diffère pas seule-
ment de la suffisante in actu secundo, et parce que l'homme lui
donne sa coopération, mais encore in actu primo, et ex parte
rei elle donne non seulement le pouvoir d'agir, mais l'agir lui-
même. On s'imagina dès lors avoir trouvé un moyen de tourner
la difficulté que l'on s'était créée en célébrant trop bruyamment
la découverte de Molina, qui avait tiré de sa tête la vérité in-
soupçonnée jusqu'à lui, comme Jupiter avait tiré de la sienn
Minerve tout armée, et qui aurait épargné le Pélagianisme
l'Église, si l'Église eût pensé comme lui. On se mit à déclarer
que le Congruisme était « plus conforme à à l'enseignement de
s. Augustin et de s. Thomas, d'autant plus que les théories de
ce dernier n'étaient pas claires. Le plus grand nombre insista
beaucoup sur ce point. Cependant les idées et convictions firent
du progrès et les Néo-Molinistes abandonnant le Congruisme,
crurent l'heure venue d'assurer que s. Thomas était moliniste.
On le dit, on le prouva c'est un dogme.

(1) Pnelectiones, vol. II, p. 5.iO, édit. Paris, 1856.


(2) Banez et Molina, p. 189.
(S) P. de Riîgnon, Itnnnz et Molina, p. 127.
Puis les Jésuites prussiens entrèrent en ligne, avec leur
système combiniste, et, comme on sait, ils n'y vont pas de main
morte. Ils imaginent une lourde compilation d'idées ou plutôt
d'images, empruntées un peu partout, où tout est mêlé, brouillé
et faussé; où ils tâchent de fondre tontes les fictions et transfor-
mations molinistes, puis quand ils ont achevé leur grosse olla po-
drida, ils s'avancent en Paradmarch, et le P. Schneemann en-
tonne cette strophe « Tanquam per manus tradita, veteris
scholse s. Thomas doctrina in novam religionem Societatis Jesu
translata, strenue explicata atque amplificata est » (1).
Et le P. Frins reprend en antistrophe « Profecto quœcum-
que Molina aliique Societatis Jesu Scriptores disputaverunt et
statuerunt, ut divinse gratise infallibilem efficaciam cum libertate
humani arbitrii componerent, ea omnia delineala saltem apud
s. Doctorem (Angelicum) reperias » (2).
Pour ces deux refrains, tous les « scriptores » modernes de la
Société, ou à peu près, chantent à l'unisson aussi bien que les
« scriptores » anciens, comme nous l'avons montré plus haut,
chantaient également à l'unisson l'affirmation absolument con-
tradictoire.
Nous devons observer, pourtant, que l'unisson du refrain
n'empêche pointla cacaphonie du couplet. Nousentendons même
s'élever du côté des Jésuites à propos du couplet, certaines voix de
réprobation et des coups de sifflet fort vigoureux. Écoutons-en
quelques-uns, par exemple, traiter leurs collègues de bornés,
qui n'y entendent rien, et compilent, compilent, compilent ce
dont ils ne comprennent pas le premier mot.
Les rédacteurs des Études eux-mêmes, qui maintenant nous
font admirer le « granit » du P. Frins, viennent d'appclerce
granit du nom vulgaire de « terrain », et dans leur enthou-
siasme d'avoir su distinguer si bien dans cette minéralogie,
s'écrient a Nous félicitons vivement le P. Schiffini S. J. d'avoir
réfuté si solidement. la prémotion indifférente, où quelques
théologiens récents croient trouver un terrain de conciliation » (3).
Le P. Piccirelli, également S. J., jure par la sainte vérité que ces

(1) Controversiaram.
(2) Frins, S. Thomae, etc., etc., etc., p. 2.
(3) Études, janvier 1889.
théologiens récents n'ont rien compris à la pensée de s. Thomas
« Si vera loqui fas sit, auctores hos D. Thomas mentem non
acu tetigisse indubium videtur » (1).
Après toutes ces citations, il nous sera permis de grouper les
opinions diverses de nos adversaires, sur la question de la res-
semblance qui existe entre le Molinisme et le Thomisme.
Le premier groupe affirme, Molina en tête, que le Molinisme
est une doctrine absolument nouvelle, contraire à celle de
s. Thomas et de s. Augustin, que nul n'avait soupçonnée même
en rêve, que la Providence dans sa bonté a révélée à la Société,
et qui fait venir l'eau à la bouche à tous les vieux Docteurs du
Paradis.
Le second groupe affirme que la pensée de s. Thomas n'est
pas claire Suarez prétend que s. Thomas a été au moins une
fois thomiste. Le Ratio studiorum voudrait consacrer officielle-
ment cette incertitude, comme nous avons vu, et déclare qu'on
peut soutenir dans la Société, sur ce point, le oui et le non.
Le troisième groupe affirme que Molina n'a rien inventé, qu'il
a seulement mieux vu, coordonné, et que, en fin de compté,
s. Thomas est Moliniste.
Maintenant qui faut il croire? Tous ne peuvent avoir raison en
même temps c'est impossible.
Pour Molina et le premier groupe qui affirmela création de toutes
pièces, faut-il admettre ou qu'il n'a pas compris son système, ou
qu'il n'a pas compris s. Thomas, ou qu'il n'a compris ni l'un ni
l'autre, ou qu'ayant parfaitement compris, il a voulu se payer
une gloire usurpée?
11 faut répondre à ces questions. Inutile de les esquiver. Quand

Molina affirme la nouveauté de sa doctrine, et qu'il oppose sa


théorie à celle de s. Thomas, il faut conclure qu'il voit cette dis-
semblance affirmée par lui sinon il serait ou le plus superficiel
ou le plus mauvais plaisant des théologiens (2).
Pour nous, nous pensons que Molina a compris suffisamment
son propre système, et aussi celui de s. Thomas pour les recon-
naître contradictoires, qu'il est sincère,et qu'il doit être cru.
(1) De Deo, ilisp. III, n» 133. "^X)
(2) On fora bien do lire sur ces questions le? Snlmimticenses, De Scienlia Del,
Disp. X. Les « novelli » ne sont, que des pygniocs, comparés à ces antiqui ».
Nous le pensons parce que tous ses contemporains, amis ou
adversaires, ont pensé comme lui, sur la question qui nous
occupe; parce que dans chaque système l'inventeur ou l'organi-
sateur est censé, jusqu'à preuve du contraire, avoir vu mieux que
ses disciples parce que, dans le cas, ceux-ci sont trop intéressés
à contredire leur maître parce qu'enfin il suffit de comparer
même superficiellement les textes et les principes pour être par-
faitement édifié.
Avant d'affirmer une ressemblance entre le Molinismc et la
doctrine de s. Thomas, il a fallu essayer de créer d'abord un
semblant d'unité entre les diverses affirmations des Molinistes.
Pour obtenir ce résultat, le P. Portalié, après le P. Frins, prétend
que les systèmes multiples successivement mis en honneur et
proclamés immuables dans la Société ne diffèrent qu'accessoire-
ment, et que dans l'essence ou le fond des choses il y a accord
entre tous les « scriptores ». Nous pensons que sur l'affirmation
de la science moyenne, précisément sur la théorie dont il faut re-
noncer à expliquer le comment, selon le mot du P. de Régnon,
l'accord existe assez général. Déjà de son temps le P. Thyrse
Gonzales déclare qu'il a été fait Général de la Compagnie, pour
empêcher celle-ci de faire sienne la doctrine du probabilisme,
comme elle a fait sienne celle de la science moyenne (1). Mais ce
n'est point là toute l'essence du Molinismc on n'a même imaginé
la science moyenne que pour expliquer, si c'était possible, la pré-
vision en Dieu de ce qu'il n'a pas encore décrété. Il reste des
questions bien plus essentielles. Ce n'est pas un détail acces-
soire que la question de savoir si oui ou non la grâce est efficace
par le seul consentement de celui qui la reçoit, comme veulent
Molina, les Molinistes et les Néo-Molinistes ou si elle l'est en un
sens par elle-même, comme prétendent les Congruistes ce n'est
pas une question accessoire de savoir s'il faut admettre une pré-
motion quelconque, ce que nient les anciens et affirment les
modernes « scriptores »; si la prédestination est ante ou post
prsevisa mérita, etc. Il faut être leste autant que le P. Portalié,
(1)C'est dans son Libellus supplex pro incolamilate Socletalis .les», que Thyrse
Gonzales s'exprime de la sorte « Quœ officia mea, Pater lîeotissime, quibus Socie-
tatem avertere curavi ab amplectendo Probabilismo pro Religione, et ut sententia
sua, non minus quam sua sit Scientia Media, non uno modo ab omnibus accepta
sunt ».
pour franchir à pieds joints ces questions et n'y voir que du
bleu uniforme.
Et une fois constaté le fait de ces divergences, portant sur
l'essence même des choses, spécialement dans la pensée des
divers « scriptores », de quel droit, ou de quel front, vient-on affir-
mer l'identité des théories de s. Thomas, avec ces miroitements
successifs? Quand une société de théologiens a tant varié et sur
ses propres doctrines, et sur ses interprétations de s. Thomas,
elle n'est pas admise à revendiquer pour elle le plus logique, le
plus clair et le plus ferme des théologiens. Si j'ajoutais, avec
le P. de Régnon Le motif de ces vacillations est précisément
« qu'il faut renoncer à expliquer le comment de la science
moyenne », nous aurions le droit d'être sévères contre ceux qui
viennent nous imposer leurs fictions incompréhensibles, autant
qu'elles sont peu motivées par les raisons extrinsèques.
Mais il est temps d'aborder la question en elle-même.
La plus belle parole qui ait été dite à ce sujet est celle qu écrite
s. Thomas « Non sic idem effectus causse naturali et divine
virtuti attribuitur quasi partim a Deo, partim ab agente naturali
fiât sed totus ab utroque, secundum alium et alium modum » (1).
Interprétant sa pensée, le grand Docteur nous dit encore « Libe-
rum arbitrium est causa sui motus, quia homo per liberum arbi-
trium seipsum movet ad agcndum. Nontamcn hoc est de neecs-
sitatc libertatis quod sit prima causa sui ad quod libcrum est,
sicut nec ad hoc quod aliquid sit causa altcrius, requiritur quod
sit prima causa ejus. Deus igitur est prima causa moyens et
naturalcs causas et voluntarias. Et sicut naturalibus causis mo-
vendo cas, non aufert quin actus earum sint naturales, ita
movendo causas voluntarias, non aufert quin actioncs earum sint
voluntariœ, sed potius hoc in eis facit operaLur cnim in uno
quoque secundum ejus proprietatem » (2).
La faute de Molina et de tous les molinizants a été de ne pas
saisir la beauté de cette doctrine, et d'opposer l'action de la
créature et celle de Dieu, au lieu de faire procéder la seconde
de la première dans toute son intégrité. De là cette opposition
entre l'École Thomiste et l'École Moliniste que la première aug-
(!) Cont. Genl., III, cap. 70.
(2) 1" [j. 83, a. 1,3".
mente en quelque sorte l'action de Dieu à mesure que s'augmen-
tent dans la créature les entités, et spécialement celle de la
liberté et de l'acte libre, parce que toute entité, selon elle, pro-
cède actuellement et intrinsèquement de Dieu tandis que la
seconde se croit obligée de diminuer l'action de Dieu, pour sau-
ver celle de la créature. C'est précisément cette manière d'en-
visager la question, qui a fait nier chez les Anciens tantôt la
liberté, tantôt la Providence, et qui a provoqué chez les modernes.
et le Pélagianismc et le Calvinisme.
On ne voit pas que supprimer ou appauvrir la cause actuelle
et nécessaire de l'acte libre, c'est supprimer ou appauvrir ce
dernier (1).
A jeter un simple coup d'œil sur cette double théorie, il est
manifeste que nous aurions déjà le droit de conclure avec Bos-
suet que la première est la meilleure, parce qu'elle met en prin-
cipe l'intégrité de l'action de Dieu et celle de la créature.
« Demeurons donc,
dit-il, persuadés et de notre liberté et de la
Providence qui la dirige, sans que rien puisse nous arracher-
l'idée très claire que nous avons l'une de l'autre. Que s'il y a
quelque chose en cette matière, où nous soyons obligés de
demeurer court, ne détruisons pas pour cela ce que nous aurons-
clairement connu. Quand Dieu nous aurait caché le moyen
dont il se sert pour conduire notre liberté, s'ensuivrait-il qu'on
dût pour cela ou nier qu'il la conduise, ou dire qu'il la détruise
en la conduisant? Ne voit-on pas au contraire que la difficulté
que nous souffrons ne venant ni de l'une ni de l'autre chose,
mais seulement de ce moyen, nous devons faire arrèter notre
doute précisément à l'endroit qui nous est obscur, et non le faire
rétrograder sur les endroits où nous voyons clair. On peut
toutefois chercher les moyens d'accorder ces vérités, pourvu
qu'on soit résolu à ne les pas laisser perdre, quoi qu'il arrive de
cette recherche » (2).
Nous avons au surplus des exemples qui éclairent parfaitement
notre pensée.
f'i)Et les conséquences de cette idée se constatent en des questions bien diffé-
rentes de celle qui nous occupe, par exemple dans celles de l'inspiration des Ecritures,,
de l'efficacité des Sacrements, et en d'autres encore, qu'avaient indiquées jadis le
P. Matignon dans les vieilles liludea relirfieuscs, si nous ne faisons erreur de mémoire.
^2) Traité du libre arbitre, ch. îv.
Nous savons que le Pape, lorsqu'il parle comme chef de
l'Église, est infaillible, et ne saurait nous
savons que l'au-
teur inspiré, quand il écrit sous l'action de Dieu, écrit infailli-
blement, tout en conservant son génie propre, ce que Dieu veut,
et de la manière que Dieu veut. Est-ce que Pape et l'écrivain sacré
sont libres? Assurément! Et nul catholique, pensons-nous, ne
s'aviserait de le nier. Nous avons donc là deux faits démontrant
que la liberté humaine n'est en aucune façon diminuée par l'ac-
tion spéciale de Dieu. Et qu'on n'objecte point qu'il ne s'agit pas
ici de la grâce proprement dite, mais d'une grâce gratuite; le
fait est que nous avons l'action intensive de Dieu sans préjudice
pour la liberté, et cela nous suffit. Nous pourrions apporter
encore l'exemple de l'impeccabilité du Christ et celle de la Vierge,
qui, quoique de nature bien diverse, ne sauraient s'expliquer que
par la doctrine thomistique.
Peut-on cependant donner quelques interprétations plus préci-
ses ? Il n'y a pas de doute. Nous allons le tenter à notre tour et
brièvement, après avoir observé que nous n'avons pas le loisir de
suivre ici le P. Frins dans le chaos de mots et d'idées confuses,
contradictoires, qu'il accumule dans son énorme compilation.
Cette entreprise se réalisera ailleurs et autrement. Commençons
par décrire ce que nous voulons.
Nous voulons, et nous voulons seulement ce qu'ont décrit
s. Augustin, s. Thomas et Bossuet.
S. Augustin écrit, entre autres magnifiques témoignages
« Intus (Deus) agit, corda tenet, corda movet, eosque volunta-
tibus eorum, quas ipse in illis operatur, trahit; si ergo, cum
volucrit reges in terra constituere, magis habet in potestate sua
voluntates hominum, quam ipsi suas quis alius facit ut salubris
sit correptio, et fiat in correpti corde correctio » (1).
S. Augustin nous assure donc que Dieu incline le cœur des
hommes par les volontés qu'il fait en elles. Ce n'est donc point
seulement par une prémotion indifférente, par une simple motion
morale, par un simple concours simultané; il affirme que la
volonté humaine est bien plus sous le pouvoir de Dieu que
sous celui de l'homme qui la possède, et dès lors Dieu peut

(1) De Correpl. et gratia, cap. xiv. Cf. De gratin et libero nrbilrio, cap. xiv.
déterminer l'homme efficacement, de même que l'homme peut
se déterminer lui-même efficacement.
S. Thomas à son tour ajoute, outre ce que nous venons de
lire de lui « Voluntas divina non solum seextendit ut aliquid
fiat per rem quam movet, sed ut etiam eo modo fiât quo con-
gruit naturœ ipsius. Et ideo magis repugnaret divine, motioni
si voluntas de necessitate moveretur, quod s use naturœ non
competit, quam si moveretur libere, prout competit suœ na-
turœ » (1). Les autres témoignagnes sont innombrables celui
que nous venons de citer affirme plus clairement que le mode
de l'acte, sa liberté, est l'œuvre de Dieu, et que si l'acte se pro-
duit infailliblement, le mode se produit aussi infailliblement.
Faut-il ajouter ce mot « Deus operatur in omnibus, ita tamen
quod in unoquoque secundum ejus conditionem unde in rébus
naturalibus, sicut ministrans virtutem agendi, et sic determi-
nans naturam ad talem actioncm: in libero autem arhitrio hoc
modo agit, ut virtutem agendi minislret, et ipso opérante, libe-
rum arbitrium agat » (2).
A ces deux génies sublimes, ajoutons celui qui leur ressemble
le plus, Bossuet. Après avoir écarté trois modes de conciliation
entre la liberté et l'action de Dieu, il arrive à celui des Tho-
mistes, et écrit dans son magnifique langage, si bien fait pour
exprimer de telles vérités « La cause de tout ce qui est, c'est
la volonté de Dieu, et nous ne concevons rien en lui, par où il
fasse tout ce qui lui plaît, si ce n'est que sa volonté est d'elle-
même très efficace. Cette efficace est si grande, que non seule-
ment les choses sont absolument, dès là que Dieu veut qu'elles
soient, mais encore qu'elles sont telles, dès que Dieu veut
qu'elles soient telles et qu'elles ont une telle suite et un tel
ordre dès que Dieu veut qu'elles l'aient. Car il ne veut pas les
choses en général seulement; il les veut dans tout leur état,
dans toutes leurs propriétés, dans tout. leur ordre. Comme donc
un homme est dès là que Dieu veut qu'il soit, il est libre, dès là
que Dieu veut qu'il soit libre; et il agit librement dès là que
Dieu veut qu'il agisse librement; et il fait librement telle et telle
action, dès là que Dieu le veut ainsi. Car toutes les volontés et
(1) 1 2" q. 10, a. i, lm.
(2) In II, Disl. 2;, q. a. 1,3».
des hommes et des anges sont comprises dans la volonté de
Dieu, comme dans leur cause première et universelle, et elles
ne seront libres que parce qu'elles y seront comprises comme.
libres. Par la même raison, toutes les résolutions que les
hommes et les anges prendront jamais, 'en tout ce qu'elles ont
de bien et d'être, sont comprises dans les décrets éternels de
Dieu, où tout ce qui est a sa raison primitive; et le moyen
infaillible de faire non seulement qu'elles soient, mais qu'elles
soient librement, c'est que Dieu veuille non seulement qu'elles
soient, mais qu'elles soient librement.
«. La liberté convient à l'âme, non seulement dans le pouvoir
qu'elle a de choisir, mais encore lorsqu'elle choisit actuelle-
ment et Dieu qui est la cause immédiate de notre liberté, la
doit produire dans son dernier acte si bien que le dernier acte
de la liberté consistant dans son exercice, il faut que cet exer-
cice soit encore de Dieu, et que comme tel il soit compris dans
la volonté divine. Car il n'y a rien dans la créature qui tienne
iant soit peu de l'être, qui ne doive i ce même titre tenir de
Dieu tout ce qu'il a. Comme donc plus une chose est actuelle,
plus elle tient de l'être, il s'ensuit que plus elle est actuelle,
plus elle doit tenir de Dieu. Ainsi, notre âme conçue comme
exerçant sa liberté, étant plus en acte que conçue comme pou-
vant l'exercer, elle est par conséquent davantage sous l'action
divine dans son exercice actuel qu'elle ne l'était auparavant
ce qui ne se peut entendre si on ne dit que cet exercice vient,
immédiatement de Dieu. Ainsi loin qu'on puisse dire que
l'action de Dieu sur la nôtrc lui ôte sa liberté, au contraire il
font conclure que notre action est libre a priori, à cause que
Dieu l'a fait être libre » (1).
On ne saurait dire ni plus clairement, ni plus grandement.
Si, maintenant, nous laissons de côté les pourquoi de notre
doctrine, que l'on trouvera chez tous les théologiens, en parti-
culier chez Sylvius, dans son De primo motore, et si nous cher-
chons le comment du problème, nous devrons recourir à s. Tho-
mas lui-même.
Il apporte d'abord une raison générale, savoir que celui-là
(1)Traité du libre arhitre, ch. vm. Il faut lire tout ce traité pour comprendre la
grandeur de la doctrine que nous défendons.
seul peut mouvoir la volonté qui est cause de la volonté.
« Motus voluntatis est ab intrinseco, sicut et motus naturalis.
Quamvis autem rem naturalem possit aliquid movere quod non
est causa natura? rei motœ, tamen motum naturalem causare
non potest, nisi quod est aliqualiter causa natursc. Movetur
enim lapis sursum ab homine, qui naturam lapidis non causat
sed hic motus.non est lapidi naturalis. Naturalis autem motus
ejus non causatur nisi ab eo quod causât naturam. Sic ergo
hominem voluntatem habentem contingit moveri ab aliquo qui
non est causa ejus. Sed quod motus voluntarius ejus sit ab
aliquo principio extrinseco, quod non est causa voluntatis, est
impossibile. Voluntatis autem causa niliil aliud esse potest
quam Deus » (1).
Si on voulait méditer cette raison, on la trouverait d'une
clarté égale à sa sublimité.
Le saint Docteur va nous y aider lui-même. Dans sa Somme,
il se demande quelque part « Utrum Deus operatur in omni
operante » ? et il y répond par ce texte d'Isaïe « Omnia opera
nostra operatus es in nobis, Domine » (2). Puis, interprétant sa
pensée, il rappelle d'abord et réfute l'opinion de ceux qui suppri-
ment l'action humaine à raison de l'action divine dans la
créature; il rappelle ensuite qu'il existe seulement quatre causes,
dont l'une, la cause matérielle, ne saurait être un principe d'ac-
tion, d'où il résulte que la question précédente ne peut se
poser que pour les trois autres causes, c'est-à-dire les causes
efficiente, finale et formelle.
Est-ce que Dieu est le principe de nos actes à ce triple point
de vue? Assurément. Il l'est d'abord « secundum rationem
finis », parce que « omnis operatio fit propter aliquod bonum
verum vel apparens nihil autem est vel appareL bonum, nisi
secundum quod participat aliquam similitudinem summi boni,
quod est Deus ». En second lieu, il l'est comme cause efficiente.
Et en effet, « si sint multa agentia ordinata, semper secundum
agens agit in virtute primi agentis nam primum agens movet
secundum ad agendum. Et secundum hoc omnia agunt in virtute
ipsius Dei, et ita ipse est causa omnium actionum agentium ».
•(1) 1 2" q. 9, a. 6.
(2) Is. xxv.
Enfin, il l'est comme cause formelle, et cela pour trois rai-
sons Deus movet non solum res ad operandum, quasi appli-
cando formas et virtutes rerum ad operationem, sicut etiam
artifcx applicat securim ad scindendum,. qui tamen interdum
formam securi non tribuit sed etiam dat formam creaturis
agentibus, et eas tenet in esse. Unde non solum est causa
actionum in quantum dat formam, quae est principium actionis,
scd etiam sicut conservans formas et virtutes rerum. Et quia
forma rei est intra rem, et tanto magis quanto consideratur ut
prior et universalior, et ipse Deus est proprie causa ipsius esse
universalis in rébus omnibus, quod inter omnia est magis
intimum rébus sequitur quod Deus in omnibus intime ope-
retur » (1).
Nous avons observé déjà que le Ratio sludioram, dans l'édi-
tion améliorée, et donnée comme définitive, de 1592, se pose
cette question « An secundœ causse a Deo moveantur, et ad
operandum applicantur per realem aliquem in eas influxum,
tametsi non predeterminantem libéras causas ». Les auteurs du
Ratio, après avoir déclaré qu'ils ont médité longuement leurs ré-
ponses, répondent « Affirmat hune influxum s. Thomas la prt.
q. 105, a. 5 ». Et ils ont parfaitement raison.
Mais il faut expliquer notre texte. Nous savons que Dieu est
cause de nos actes parce qu'il nobs donne et nous conserve
actuellement la force qui nous permet d'agir, et parce qu'il
applique cette force à l'action, la met en œuvre, la fait passer de
la puissance à l'acte.
C'est ce dernier point qu'il importe ici de mieux expliquer. Il
nous semble que bien des difficultés s'aplanissent, lorsqu'on
cherche de plus près le « comment » des choses. On nous per-
mettra d'ôlrc bref et sec, n'ayant point le loisir, ni le goût de
prolonger des phrases peu nécessaires.
L'objet de la volonté est le bien connu, parce que toute vo-
lonté agit pour une fin, et que le bien ne saurait apparaître
comme une fin, s'il n'est point connu.
Mais ce n'est pas assez d'une connaissance sensible, il faut une
connaissance intellectuelle, parce que la volonté ne peut rien

yj 1» q. JOfi, a. 5.
11I2VUIS THOMISTE. I. – 33.
vouloir que sous l'impulsion de son bien formel et premier, qui
est le bien absolu, et celui-ci n'est point connu par les sens,
mais par l'intelligence.
Et cette connaissance intellectuelle ne saurait être une simple
appréhension: il faut qu'elle soit accompagnée d'un jugement
de composition ou de division, qui, en d'autres termes, affirme
ou nie la convenance sans un tel jugement le bien ne peut
apparaître comme bien. D'où il résulte, en outre, que ce jugement
doit être en même temps pratique, puisqu'un jugement spécu-
latif porte sur l'ètre, en faisant abstraction de l'idée de bien, et
que l'idée d'ètre par elle-même ne saurait mouvoir la volonté.
Mais ce jugement pratique lui-même est multiple. Il est
d'abord universel, et les anciens le divisaient en jugement de
syndérèse, de sagesse et de science; il est ensuite particulier,
et c'est le jugement de la conscience. Un exemple fera com-
prendre la théorie
Il faut faire le bien
Or l'aumône est un bien
Donc il faut faire l'aumône.

Dans ce syllogisme, la majeure nous est proposée par la


syndérèse (1),qui est l' « habitus primorum principiorum » en
morale.
La mineure nous est montrée par la sagesse ou la science.
Nous avons ici le jugement universel sous son triple aspect.
La conclusion est un jugement particulier imposé par la
conscience strictement dite.
On voit que 1.'objet présenté de la sorte est fort précis et com-
plètement déterminé.
Mais ce qu'il faut bien observer ici, c'est que le jugement
pratique, pour mouvoir la volonté à l'acte libre, doit sans doute
porter sur un objet apparaissant autant que « bonum contin-
genter amabile », qu'il suppose une « intrinsecam indifferentiam »
dans l'intelligence « ad judicia opposita », dans la volonté
«
ad eleetiones oppositas » toutefois, il ne doit point nécessai-

(1)Si c'était le cas, nous aurions ici une bonne et facile discussion à faire avec un
certain nombre de soi-disant philosophes allemands, qui se sont jetés sur la syndé-
rèse, ces temps derniers, et en disent de formidables.
rement proposer à la volonté un objet « ut indifferenter ama-
bile prae opposito » et môme pour que la volonté se détermine
«
ad unum », il faut que l'intelligence propose « unum opposi-
tum ut determinatc amabile prœ alio ». Il faut sans doute cette
indifférence qui exclut la détermination de nécessité et d'instinct,
mais non point celle qui exclurait une détermination rationnelle.
Bien plus, il faut toujours que l'intelligence trouve au choix de
la volonté un motif particulier, pour lequel l'un est admis plutôt
que l'opposé (1). Le jugement qui dicte l'acte libre de la volonté
exclut cette détermination instinctive ou violente, disons-nous
mais, étant donnés la nature et les rapports de la fin et des
moyens, la volonté ne pourra être dirigée et se déterminer dans
son choix de l'un en préférence de l'autre, que si l'intelligence
lui propose de « determinate eligere unum prae alio », et cela de
telle sorte qu'en fait la volonté ne puisse pas « cum hac elec-
tione electionem oppositam componere » ce qu'il faut entendre
non pas en ce sens que l'acte de cette élection exclue la puis-
sance d'un acte opposé, mais en ce sens que cet acte exclut
l'existence simultanée d'un acte opposé (2).
Le jugement pratique dont nous parlons est libre à plusieurs
points de vue, qu'il convient d'indiquer.
Il est libre du côté de la volonté, quant à l'exercice de l'acte,
puisque la volonté meut l'intelligence d'abord à l'exercice de
l'acte (3), et ensuite, à la spécification de l'acte en lui proposant
l'objet et les motifs d'en juger; ce qui est spécialement vrai,
lorsqu'il s'agit d'un syllogisme pratique basé sur la foi, ou sur
une opinion probable. Il sera libre surtout du côté de l'intelli-
gence, où se trouve le principe de la liberté, parce que l'intelli-
(1) Cf. S. Th. 22ac q. 3, a. 6,3m.
(2) Ce serait le cas de parler ici de la célèbre distinction du « sensus compositus » et
du « sensus divisus ». A quoi bon perdre sa peine à démontrer le jour en plein midi?
Depuis longtemps Aristote a combattu le sophisme, en rappelant que xa8r)ne»ov
paStÇeiv SuvntrjOati peut signifier i° assis, rester capable de marcher; ou 2° être capable
de marcher, en restant assis. Dans le premier sens, il n'y a pas impossibilité, parce
que l'acte d'être assis n'exclut point la puissance de marcher ces deux entités sont de
nature différente, et peuvent subsister ensemble; mais il y a impossibilité dans le
second sens, par la raison contraire, c'est-à-dire parce que l'acte d'être assis ne peut
se produire en même temps que celui de ne l'être pas il y a contradiction. Dans le
texte grec que nous avons cité le sophisme vient un peu de la place des mots dans la
phrase.
(3) l-2«« q. 9, a. 2.
gence, à la présence ou à la perception d'un objet, ne juge pas
nécessairement que cet objet hic et nunc convient ou disconvient,
est aimable ou ne l'est pas (1); parce que l'intelligence est suppo-
sée saisir parfaitement la notion de bien en général et de la fin
à atteindre (2). Les enfants, les insensés n'ont pas le jugement
libre parce qu'ils ne peuvent pas juger ainsi.
La liberté intellective, ou la liberté prise du côté de l'intelli-
gence, n'est donc que l'indifférence de la raison à des jugements
opposés (3). Et cette indifférence provient d'abord de ce que l'in-
telligence n'est point déterminée par la nature à juger que son
objet est aimable ou non; ensuite, et surtout, de ce que l'intelli-
gence perçoit le bien universel, et les rapports entre ce bien et
les biens particuliers, où se rencontrent le bien et le mal, l'aima-
ble et le non-aimable, d'où il résulte que l'intelligence est indif-
férente à y considérer ou le bien ou le mal. Cette seconde raison
est la raison véritable et intrinsèque (4).
Et cette indifférence est une souveraineté quant à la spécifica-
tion de l'acte; c'est grâce à elle, en effet, quel l'intelligence se
meut et se détermine à juger que ceci est plus aimablc et que
cela l'est moins. Ce jugement est donc libre, soit parce qu'il
peut se reporter sur lui-même (5) soit parce qu'il connaît sa
propre raison d'être, et comment celui qui aime sait qu'il aime,
et pourquoi il aime (6); soit parce que celui qui le profère se
détermine lui-même à le proférer (7).
Ceci ne doit point s'entendre de l'amour du bien ou de la féli-
cité en général, lequel, pris dans sa substance, ne procède point
d'un jugement libre, et, au contraire, procède d'un instinct de la
nature, d'où il résulte qu'il est naturel et nécessaire, même pour
l'exercice de l'acte. C'est pourquoi, pour mouvoir la volonté à
l'exercice de l'acte, quant à la substance, c'est-à-dire à agir en
tant qu'agir est contradictoire avec ne pas agir, il suffit de pro-
poser un objet Ce qui n'empêche nullement l'acte dont nous par-

(1) la q. 58, a. 3; q. 88, a. 2.


(2) la q. 59, a. 3; 12" q. 6, a. 2; q. 11, a. 2; q. 12, a. 5; q. 13. a. 2; q. 15, a. 2, etc.
(3) 12" q. 17, a. 1,2m. Cf, Cajet., in h. 1.
(4) 12Mq. 26, a. 2.
(5) S. Th., Veril., q. 24, aa. 1,2; Il Conl. Uenl. c. 48
(6) 12»e cj. 6, a. 2; q. 11, a. 2.
(7) la q. 85, a. 1; Verit., q. 24, a. 1, 2m. 1, 2" q. 17, a. 2,2>».
Ions d'être libre quantum ad exercitium », parce que la volonté
«
peut détourner l'intelligence de la considération du bien (1),
quoique, à la présence du bien, la volonté soit portée naturelle-
ment à l'aimer (2). Et de plus, le bien que l'on aime peut être
considéré comme « quantum ad substantiam » et comme une
entité vague; ou comme un bien particulier, individuel, et déter-
miné. Dans ce dernier cas, l'acte de la volonté est libre, parce
que c'est accidentellement par rapport au bien en général, qu'il
y a une raison de préférer tel bien en particulier. comme les ri-
chesses, les honneurs, etc. De sorte que l'homme n'aime un bien
en particulier, qu'à raison de l'amour du bien « in communi », et
que là où règne celui-ci, on aime toujours quelque bien en parti-
culier, mais non point toujours tel bien en particulier (3). C'est
ainsi que dans tout acte libre de la volonté, il y a un élément
nécessaire qui précède la délibération c'est l'amour inné et na-
turel du bien « in communi », de la fin à atteindre. Et non seu-
lement il n'y a pas d'inconvénient à affirmer, mais il faut affirmer
qu'un môme acte, ordonné à des objets distincts, peut être en
même temps libre et nécessaire. Voici comment s'explique le
Docteur Angélique « Ouamvis ex naturali inclinatione inclina-
tioncm voluntas habeat ut in beatitudinem feratur secundum
communem rationem, tamen quod feratur in beatitudinem talem
vel talem, hoc non estex inclinatione nature, sed per discretionem
rationis, quïe adinvenit in hoc vel in illo summum bonum ho-
minis et idcoquandocumque aliquis beatitudinemappetit, actua-
liter conjungitur ibi appetitus naturalis et appetitus rationalis;
quandoqueestibi ubi est rectitudo, quando scil. appetitur ibi bea-
titudo ubi vere cst; quandoque autem pervcrsitas, quando appeti-
tur ubi vere non est et sic in appetitu beatitudinis potest ali-
quis vel mereri, adjuncta gratia; vel demereri (4) » selon que
l' « appetitus est rectus vel perversus ». Et dans la réponse ad
2m, il ajoute quod quamvis nullus possit vitare quin beatitu-
dinem aliquo modo appetat; potest tamen vitare quod non appe-
tat eam hoc modo quo est appetcnda, et sic potest mereri vel

(1) S. Th., De M;do, q. 6, a. 1, et 12il° q. 10, a. 12.


(2) Cf. Cajot. in 12" q. 9, a. i q. 16, a. 2.
(3) S. Th. IV, Disl. 19, q. a. 3, q. 30.
(i) In IV, Dist. iO, q. 1, <>. 3, q. 3.
demereri ». On peut même ajouter que lorsque l'intelligence
propose un bien comme bien, la volonté, naturellement faite
pour le bien, sera infailliblement sollicitée à un amour efficace
de ce bien, si elle n'est empochée (1). De là vient que selon les
scolastiques, en particulier selon le Prince des Scolastiques, qu'il
n'y a pas de pure omission dans la volonté, sans un acte de vo-
lonté qui en soit la cause ou le principe (2).
Nous pouvons arriver maintenant à notre conclusion que pour
mouvoir la volonté « adexercitium », comme nous avons expliqué,
il suffit de lui proposer un objet, non point qu'elle soit nécessitée
par son objet « ad exercitium actus », puisque la volonté peut
toujours détourner la pensée de tout objet (3), mais parce qu'à
la présence d'un objet considéré comme un bien, la volonté est
mue par Dieu « ut actu velit ».
Observons d'ailleurs que dans le libre arbitre la « potentia ad
opposita » bien que pour toutes les conditions que présuppose
l'acte de la volonté, et qui précèdent tout usage de la liberté,
soit « potentia simultatis et compositionis », toutefois, quant
aux conditions que requiert la volonté pour un choix déterminé
d'un bien de préférence aux autres, et qui ne précèdent point
tout usage de liberté, elle n'est que la « simultas potentiae, seu
sensus divisi ». Pour le comprendre il suffit de se rappeler la
définition ordinaire de la liberté c'est la faculté « duac posi-
tis omnibus requisitis ad volendum », peut vouloir ou ne point
vouloir; vouloir ceci de préférence à cela. Or les choses requises
«
ad volendum » sont de deux sortes. Les unes sont requises
« simpliciter » et présupposées à tout usage de la liberté ce
sont comme facultés, l'intelligence et la volonté; comme opéra-
tions, la perception de l'objet comme bon « absolute » dans l'in-
telligence, et l'amour du bien dans la volonté. Ici la volonté pos-
sède la « potentia simultatis ad opposita », parce que la volonté
est intrinsèquement disposée, avec et par cet amour du bien,
en général, à aimer ou tel bien ou tel autre bien, au moins suc-
cessivement.
Mais il est d'autres conditions requises pour que la volonté

(1) In Sent. IV, Dist. 49, q. 1, a. 3. q. 3.


(2) Sum., 12"» q. 71, a. 5; ilfaJ., q. 2, aa. 1,2.
(3) Sum., 12""? q. J20, a. 2.
se détermine à choisir l'un plutôt que l'autre de deux biens oppo-
sés et ces conditions ne précèdent pas tout acte de la volonté,
puisque la volonté applique l'intelligence à l'examen du bien
proposé et même offre des motifs dans'un sens ou dans un autre.
De là vient que l'intelligence juge que « hic et nunc » un bien est
préférable à l'autre, d'où il résulte que la volonté se détermine
à l'un plutôt qu'à l'autre. Or ici il ne peut y avoir que la « si-
multas potentiae », parce qu'il est impossible qu'aussi longtemps
que l'intelligence juge tel bien comme préférable « hic et nunc »,
ou tel mal pomme devant être évité, la volonté n'adhère pas à
ce bien, et n'évite pas ce mal; en d'autres termes, sans aucun
dommage pour la liberté, le jugement pratique absolu, dernier
et déterminé, détermine de telle sorte la volonté « ad specifica-
tionem actus » que de ce jugement, tant qu'il n'a pas été rejeté
et qu'il dure, la volonté, si elle passe à l'acte, ne voudra infailli-
blement que ce qui est approuvé par ce jugement. S. Thomas
disait que « judicium de hoc particulari operabilli, ut nunc, nun-
quam potest esse contrarium appetitui » (1).
Mais en quoi consiste ce jugement pratique, nécessaire pour
l'acte libre dans la volonté?
Il est de deux sortes l'un est d'examen et de conseil l'autre
d'exécution et d'élection; et sous ce dernier est compris Y « im-
peiiiim ». C'est s. Thomas qui donne et explique cette distinction
dans son De Veritate (2), et nous y renvoyons notre lecteur.
Ces jugements ont ceci de commun que, sous des rapports
différents, ils sont des conclusions particulières portées sur le
mCrnc objet; mais ils diffèrent en ce que le jugement d'examen
porte sur l'excellence de l'objet, le jugement d'élection, sur l'exé-
cution le premier décrète qu'il faut agir, le second comment il
faut agir, le premier ne suppose pas l'amour absolu et actuel de
la fin à obtenir; le second le suppose; le premier considère la
possibilité d'agir: le second, l'élection actuelle; le premier pré-
cède l'élection d'une priorité d'existence, le second d'une prio-
rité de causalité; le premier peut être rejeté avant que la volonté
veuille, le second ne diffère pas en ceci de l'élection elle-môniL

(1) Veril., q.
et h, cap. 26.
2 i, a. 2. Cf. Cajet. in I»"» q. 82 a. 4 Ferraricnsis, in I Canl. tient., cap. 83

(2) Veriï. q. 17, a. 1,4"


Observons en passant que ce « judicium elcctionis » se divise
en « instinctum et imperium », selon que la volonté est mue par
Dieu, dans son premier acte; et qu'elle se meut elle-même, dans
les autres. Nous ne parlons ici que du second.
Si l'on nous demande maintenant en quel sens il faut entendre
que le jugement d'élection est inséparablement et au même ins-
tant, accompagné de l'acte même d'élection, nous répéterions
que le premier ne précède nullement le second d'une priorité de
succession ou d'instants; mais simplement d'une priorité de cau-
salité. L'un en effet ne saurait exister sans l'autre, puisque l'élec-
tion ne peut être que d'un objet actuellement connu et spécifié
par la connaissance, et que le jugement d'élection suppose
l'amour actuel du bien que l'on choisit. Et d'ailleurs la volonté
ne se décide à l'élection que par amour de la fin de sorte
que le jugement d'élection est l'application actuelle de la volonté
à l'élection et cette application ne saurait s'imaginer sans une
application passive. Il n'y a donc pas de priorité de temps. Il
reste une priorité respective de causalité, en ce sens que l'acte
d'élection, en tant qu'il est l'amour de la fin, cause le jugement
d'élection par rapport aux moyens; et le jugement d'élection à
son tour, par amour de la fin à obtenir, applique la volonté à
choisir.
C'est ici le cas de rappeler en quel sens il faut entendre qu'à
l'instant où l'intelligence juge qu'il faut choisir ceci ou cela, la
volonté peut où ne peut pas choisir. C'est qu'en cet instant déjà
elle choisit ce qui n'empêche point l'élection libre, puisque la
volonté a pu ne point choisir avant de choisir, et qu'elle peut in-
terrompre le jugement d'élection.
11 y a donc une connexion étroite entre le jugement d'examen

et le jugement d'élection, bien qu'ils soient distincts l'un de


l'autre. Toutefois cette connexion est contingente et faillible.
Tâchons de l'expliquer.
Il faut observer d'abord que le principe de tout acte libre en
nous, soit du côté de l'intelligence, soit du côté de la volonté, est
nécessairement ab exlrinseco. C'est Dieu qui excite l'intelligence,
tantôt par des moyens extérieurs, tantôt en l'éclairant en elle-
même et cette excitation vient si peu de nous, que parfois elle
se fait malgré nous. C'est « l'actus primus qui amènera l' « ac-
tus secundus ». Et cet « actus primus » existe, disons-nous, du
côté de l'intelligence, et par suite encore du côté de la volonté.
Maintenant, il faut que l' « actus primus » soit à la fois déter-
miné et libre, puisqu'il sera le principe de « l'actus secundus »
qui sera à la fois déterminé et libre. Il sera déterminé en lui-
même et par sa tendance; il sera libre parce qu'il pourra être ou
rejeté simplement, d'où l'intelligence et la volonté pourront passer
à des actes contraires; ou bien, être empoché même dans sa
naissance, soit parce que l'intelligence n'en aurait point consi-
déré l'objet, soit parce que dans l'objet elle aurait considéré
plutôt la disconvenance que la convenance, ou vice versa. D'où
il résulte que chez les êtres libres, l'acte premier complet est
celui qui n'a été ni empêché, ni modifié, et qui dure au moment
où la puissance passe à l'acte second. D'oit il résulte encore -que
l'intelligence et la volonté sont indifférentes avant l'acte second,
et que durant l'acte second, s'il est vrai qu'elles ne peuvent pas
l'unir à l'acte contraire, elles conservent la faculté d'accomplir
cet acte contraire, et en particulier celle de suspendre le juge-
ment pratique qui les fait agir actuellement, et de le remplacer
par un autre.
Il nous reste à examiner s'il peut se faire qu'entre le jugement
d'cxamcn et le jugement d'élection; entre l'acte premier et l'acte
second, cette connexion logique, mais faillible, dont nous avons
parlé, puisse devenir infaillible sous l'action de Dieu.
Si nous ne faisons erreur, il ne semble point trop difficile
de répondre à cette question, si l'on se rappelle ce qui a été dit
plus haut, et en particulier que l'exercice de l'acte, en présence
de l'objet, nous est naturel, quanta la substance de l'acte; et que
le jugement de la raison, absolu, final, détermine la puissance
« ad speciem actus ».
Et en effet, nous avons constaté que l'homme empêche l' « ac-
tus primus » d'arriver a tout son résultat, qui est l' « actus se-
cundus » ou bien parce que l'homme rejette celui-là, ou bien
parce que l'intelligence ne considère point l'objet de l'acte, ou
n'y voit que ce-qui lui disconvient ou lui convient.
Dieu peut-il, sans blesser la liberté, diriger si bien l'intelli-
gence, qu'elle saisisse toujours son objet comme il convient;
peut-il diriger si bien l'intelligence qu'elle formule toujours ce
jugement à raison duquel la volonté passera à l'acte second, et
qu'elle maintienne ferme, inébranlable, ce jugement? En un mot,
Dieu peut-il ajouter assez de lumière à la vérité, pour que
l'intelligence ne s'en sépare point, et qu'elle'la montre toujours
comme souverainement aimable à la volonté?
Qui l'oserait nier?
Il y a d'abord cette vieille raison a priori Toute cause pré-
vient son effet, sans l'entraver or Dieu est cause de toute en-
tité existante en dehors de lui: Donc il prévient toute entité sans
l'entraver.
Or la liberté, l'application et la détermination de la volonté à
un objet, l'acte libre, etc., sont des entités. Donc.
Il est le créateur et le maître de toute lumière; il pourra et il
saura en pénétrer, à son gré, les âmes, et écarter les ténèbres
et obscurités, qui pourraient troubler l'œil créé, et laisser des
hésitations dans la volonté libre.
Et si après cela on examine les manières d'agir de la Providence,
on comprend bien mieux encore. S. Thomas explique de quelle
manière « ex concursu causarum multarum contingentium, et
deficere possibilium pervenitur ad unum effectum, quarum unam-
quamejue Deus ordinat ad consecutionem effectus, loco cjusquae
defecit, vel ne altéra defleiat. Liberum arbitrium delicere potest
a salute. Tamen in eo quem Deus prédestinât, alia adminicula
praeparat quod vel non cadat, vcl si cadat, quod resurgat sicut
exhortationes ac suffragia orationum, donum gratke et alia hujus-
modi Si ergo consideramus salutem respectu causai proxima;,
scilicet liberi arbitrii non habet certitudinem sed contingen-
tiam rcspectu autem causœprimœ, quaî est prœdestinatio, habet
certitudinem » (1). Et s. Thomas a souvent répété cette même
doctrine (2).
Le P. Frins croit que ceci est du Molinisme, et il copie cette
interprétation xdans les Molinistes qui avant lui ont cru bon de
s'autoriser de s. Thomas.
Mais le P. Frins n'a pas mieux compris s. Thomas ici qu'ail-
leurs, comme le lui ont dit ses confrères. S. Thomas nous dit
ici que grâce à ces « adminicula » l'acte d'une cause contingente
(1) Veril., q. 6, a. 3.
(2) Cf. Compend. Theol., cap. 140; ad Annibald. Dist. q. l,a. 2.
et libre devient infaillible et certain; c'est-à-dire que l'homme,
bien qu'au moment où il exerce son jugement d'examen et de
conseil, puisse le repousser, et vouloir le contraire, cependant
sera soutenu de telle sorte par le secours divin, que certaine-
ment et infailliblement il ne le repoussera pas, et choisira ce que
Dieu veut qu'il choisisse.
Et la raison en est que la cause seconde peut faillir de deux
manières, ou bien empêchée par une autre cause, comme il arrive
pour les causes non libres; ou bien empêchée par elle-même,
comme il arrive pour les causes libres. Mais placée sous l'action
de la Cause Suprême, une cause seconde n'est empêchée ni par
une autre ni par elle-même, parce que nul obstacle ne résiste à la
Cause Suprême, comme s'explique si fréquemment s. Thomas (1).
Les Salmanticenses, interprétant le texte que nous venons de
citer, s'expriment ainsi « Deus in particulari praedefinitet prse-
determinat hœc omnia, et ex ejus prœdiffinitione et prœdetermi-
natione habent certitudinem siquidem in prœdestinatis prœfinita
sunt omnia média, quibus consecuturi sunt vitam œternam.
Unde. significatur id quod inpraîdestinatissaipissimecontingit,
nempe quod aliquando prsedestinatus post acceptam gratiam
non cadit, sed perseverat et tunc prseparata sunt a Deo et prae-
diffinita adminicula ne cadat; aliquando vero cadit et tum prœ-
parata sunt adminicula et prœdiffinita ut resurgat. Et ideo semper
prœparat Deus et prœdiffinit in particulari hujusmodi admini-
cula » (1). Et enfin de rendre plus claire sa pensée, s. Thomas
déclare que les « adminicula » sont déterminés de telle sorte
qu'ils n'empruntent pas leur certitude à la prescience, mais la
prescience emprunte sa certitude de la prédestination. En somme,
ajoutent les mêmes théologiens, citant Gonzalès « Sanctus
Doctor distinguit duos modes certitudinis providentiœ. Sub
primo modo intclligit providentiam quam gerit Deus de causis
necessariis,concurrendo ad earum operationes, prsedeterminando
eas omnino ad unum per modum naturœ. In secundo vero ex-
plicat providentiam prsedestinationis quaî est in ordine ad actus
liberos, inquiens quod hœc habeat certitudinem, non quia moveat
Deus liberum arbitrium, sicut movet causas naturales necessarias,
(1) Sum., 1"
q. 1U, a. 6 q. 22, a. 2, l1" q. 49, a. 1; q. 103, a. 1, etc.
(2) Cursus Theol., édit. Palmé, vol. II, p. 166.
prsedeterminando illud ad unum per modum natures, sedexprœ-
paratione multorum mediorum, ita est quamvis unum deficiat,
alterum adhibeatur'. In quo tamen non significat quod tam illud
medium quod déficit, quam etiamillud quod loco ejus adhibetur,
non sint distincte et in particulari prœdiffinita a Deo, illud ut suf-
ficiens, istud vero ut efficax; sed solum intendit quod media non
adhibentur cum omnimoda determinatione ad unum per modum
naturae, sed juxta modum humani liberi arbitrii llexibilis et mu-
tabilis, servato jure nostrse libertatis » (1). En d'autres termes,
lorsque Dieu' veut qu'une âme possède et le vrai et le bien
(qui en réalité ne différent pas), Dieu dispose de telle sorte
les choses, et les entoure de telles circonstances, que cha-
cune d'elles contient une vérité déterminée, et que par rapport à
la fin, elle soit « determinate amabilis vel non amabilis », du
moins sous tel ou tel point de vue. Il est certain que ce que
Dieu veut d'une volonté absolue que la créature veuille, est
réellement plus aimable que le contraire; et si Dieu commande
une chose, il est certain qu'elle est en réalité plus aimable qu'une
autre et Dieu, par les moyens que nous avons indiqués plus
haut, saura faire que la créature adhère infailliblement, mais
non point nécessairement, à cette vérité.
Et pour le mieux comprendre, rappelons-nous que cette vérité
proposée par Dieu est une fin, et que si la créature y adhère
fortement, elle choisira toujours les moyens qui conduisent à
cette fin, et ne résistera pas à Dieu qui la dirigera également
dans le choix de ces moyens. Or rien n'est plus facile pour la
toute-puissance de Dieu que d'attacher librement mais infaillible-
ment la créature à la lin qui lui convient. On voït dès maintenant
la suavité de la Providence, qui sollicite l'Ame par son Saint-
Esprit et lui donne les forces très efficaces pour agir, il la fait
réellement se déterminer à l'action.
On comprend comment subsiste la liberté chez le juste, puis-
que l'homme, bien qu'il ne puisse admettre une action mauvaise,
tant que dure l' « intentio recti finis » rejette néanmoins
librement le choix du mal, parce que l' « intentio recti finis »
reste absolument au pouvoir de sa liberté. De même chez le pé-

(1) Cursus Theol., lac. vit.


cheur, la liberté reste intacte, parce que c'est sa faute à lui seul,
si défait il ne donne pas son attention et son adhésion à la fin
qu'il doit poursuivre, et si en conséquence il ne choisit pas les
moyens qui y conduisent. Dieu l'a amené au « judicium exami-
nis » et c'est la faute du pécheur s'il ne passe point au « judicium
electionis » c'est sa faute, s'il ne passe point de l'acte premier à
l'acte second.
Dire qu'il n'en a pas la possibilité, c'est ridicule, et c'est con-
clure que la puissance ne diffère pas de l'acte; c'est conclure
que celui qui connaît la musique, devrait toujours faire de la
musique; que celui qui n'en fait point, n'a pas la puissance d'en
faire.
Le pécheur au surplus ne saurait se plaindre, quoique le juste
doive être plus reconnaissant. Autre est la grâce par laquelle
l'homme passe au « judicium examinis » et peut passer au « ju-
dicium electionis » autre celle par laquelle l'homme passe de
fait et certainement, et à l'un et à l'autre. Si le pécheur ne passe
point du premier au second, c'est parce qu'il ne le veut point,
quoique Dieu le fasse pouvoir; si le juste passe du premier
au second, c'est parce qu'il le veut, parce que Dieu le fait
vouloir.
Est-ce une illusion? Il nous semble que cette vieille théologie, que
nous résumons trop, et qu'il faudrait développer en des volumes,
ne manque pas de clarté, et se trouve bien moins mystérieuse
qu'on ne pense. Il semble que si on tient ces grands principes,
toutes les objections si vieillies du P. Frins tombent d'elles-
mêmes.
La prsedelerminalio qu'il n'a pas comprise, ne signifie plus une
force aveugle qui nous fait agir nécessairement, mais qui nous
fait agir infailliblement. Les mots « invincibiliter, ineluctabili-
ter, etc. », qui l'épouvantent si fort, ne disent rien de bien étrange;
et de plus notre adversaire a le tort et commet l'injustice de ne
pas les faire porter, dans l'opinion thomiste, sur le mode de l'action
aussi bien que sur l'action elle-même. C'est ce qu'a si bien ex-
posé le Catéchisme du Concile de Trente « Non solum Deus
universa qua; sunt providentia sua tuetur atque administrât,
verum etiam qua) moventur aut aliquid agunt, intima virtute ad
motum atque actionem impellit, ut quamvis causarum efficieu-
tiam non iïnpediat, prœveniat tamen, cum ejus occultissima vis
ad singula pertingat » (1).
Il y a loin de cette prémotion qui « ad motum atque actionem
impellit »; de cette force qui « ad singula pertingit », à cette pré-
motion indifférente, sans terme, flottante, imaginée par les Néo-
Molinistes allemands et autres, qui supprime l'acte libre en
supprimant sa cause, et fait de l'homme une sorte d'automate.;
d'après laquelle Dieu nous meut à ce qu'il ne voit pas, aveuglément,
comme une sorte de fatum; qui supprime l'action dé Dieu, et de
laquelle il résulte que Dieu ne veut pas plus le bien que le mal,
ne discerne pas lui-même l'un de préférence à l'autre dans
l'œuvre du salut, n'accorde pas plus à celui qui fait le bien qu'à
celui qui fait le mal; n'est pas cause de notre détermina-
tion au bien; n'est pas la première cause, ni le premier
moteur: voit quelque chose échapper à sa causalité; supprime
la science de Dieu par rapport aux futurs contingents, etc. Nous
avons vu que pour l'acte libre, il faut un dernier jugement, le
jugement d'élection et c'est jusque-là que doit porter l'action
divine, et nous avons vu comment elle peut s'étendre jusque-là,
sans nuire en aucune manière à la liberté. Et qu'on ne vienne
pas objecter que Dieu serait ainsi la cause du mal. Nous avons
expliqué de quelle manière l'homme peut, par sa faut.e, ne pas
joindre le jugement d'élection au jugement d'examen. Nous ajou-
terons que ce reproche doit être fait surtout à la prémotion
indifférente, qui, d'après son nom même, pousse au mal comme
au bien, ce qui ne se vérifie nullement dans la prémotion thomiste.
Et lorsqu'on voudra s'expliquer le fait affirmé très loyalement
par le P. de Régnon, que les « Dominicains n'ont été dépassés
par personne dans leur zèle et leur énergie à combattre le Jan-
sénisme », et que, de l'avis des sectaires, « ces gens-là font plus
de tort à la vérité et à la bonne cause (celles de Jansénistes) que
les Molinistes déclarés (2), » on en trouvera le motif dans l'ex-
posé de la doctrine thomiste, qui seule sauve réellement et
l'omnipotence de Dieu et la liberté humaine.
Enfin apportons la solution habituelle. « Libertas, sive liberum
arbitrium, juxta. D. Th. I p. q. 62, a. 8, ad 3, est vis electiva
(1) C&techismus ad Parochos, I p., n° 22.
(2) Banez et Moliiia, p. 68.
(mediorum) servato ordine finis; et haec ratio duo complectitur,
nimirum vim electivam, et ordinem ad finem; hinc fit ut duo
«uœdam in notione libertatis intelligantur alterum tamquam
essenliale et intrinsecum, ipsa scil. facultas, sive potentia, qua
ipse actus electionis clicitur; alterum tamquam connotatum, et
ratione quadam extrinsecum, ille videlicet ordo ad finem. Quam-
vis enim in omni medii electionc ordo ad finem aliquem inclu-
datur, ipse tamen finis extrinsecum quippiam est et connotatum
ex hoc igitur capite aliquid veluti extraneum in ipsa medii elec-
tione involvitur. Quia vero finis omnis bonum quoddam est,
indubitanter qui malum, quod verc hujusmodi est, licet sit
apparens bonum, intendit, atque ad hoc medium deligit, habet
ille quidem electionem, sed mancam, mutilam, deficientem (1).
Quis enim veram crediderit operationem visus, qui viridem, ubi
alter est, colorem percipiat? An non potius dixeritillum videre
quidem, sed non percipere? Ita prorsus in eo qui medium eligit
ad finem malum: habet quidem ille vim clectivam, atque adeo
libertatem, sed qure a vera libertatis ratione in tantum deficiat,
quantum ab ipsa veri boni recta intentione declinat » (2).
Et lorsque l'homme, par un « judicium electionis, » ne choisit
qu'un bien apparent, tout ce qu'il y a de physique dans l'acte
vientde Dieu; mais ce qu'il y a de défectueux au point de vue moral
ne vient que de la créature, parce que le défaut n'a point pour
cause l'être, mais l'infirmité de l'être et celle-ci se trouve chez
l'homme.
Nous omettons le détail des querelles que fait le P. Frins.
Elles tombent d'elles-mêmes. Au surplus, on y reviendra ex pro-
fesso, dans un travail part.
Le P. Frins sollicite parfois les textes, comme dirait quelque
moderne plus souvent il les tronque, et dans les tronçons in-
sère toutes ses petites idées néo molinistes.
Et c'est tout.
Un éminent Jésuite nous raconte qu'un jour Pie VII, parlant des
Molinistes, frappait fortement sur sa table, et s'écriait: «Têtes de
(1) S. Thomas dit que dans le corps toute la force motrice appartient à l'âme, et
que si par hasard une jambe est trop courte, ce ne sera point à l'âme qu'il faudra attri-
buer la claudication. De même Dieu est cause de tout le bien que nous faisons, mais
c'est notre faiblesse qui est cause du mal en nous.
(2) P. ltegïnald, O. P., InCulech. Rom., cap. xm.
bois» Maisilfautciterla lettre du P. Cajetano Angiolini, Procureur
Général de la Compagnie de Jésus au Général de la Compagnie à
Saint-Pétersbourg. Après avoir rappelé ce que le Pape réprouve
au sujet de l'enseignement, des Lettres et de la Grammaire, il
ajoute « Superiores Scholas quod attinet, summopere reprobat
velle nos tot quaestionibus immorari mere spéculatives, maxime
quoad Scientiam Mediam qua; quaîstiones ad nihil aliud inscr-
viunt quam ad aliorum Theologorum invidiam ac rabiem contra
nos concitandam. Heu! dixit, quot inimicos ex omni génère vobis
ipsis comparastis vcstram mediam scientiam tam mordicus
tuentes et extoll entes! Eliminentur a Scholis hujusmodi syste-
mata. Si quid de his historiée tradcre libuerit, bene erit nun-
quam de his publice disputandum, neque de his thèses expo-
nenda^ Ma questi vostri vecchi, sunt ipsius Pontificis verba,
hanno la testa pià dura di (juesto legno. Atque hoc dicens, ter
percussit fortitcr mensam. Porro ego non adulationis causa, a
qua summe abhorreo, sed uno veritatis amore ductus, respondi
me quoque semper in tali fuisse sententia sperare, si non senes,
juniores saltem, qui modo théologie dant, et subinde daturi sunt
operam fore ut consilium hoc amplectantur ipsique senes ut
hoc idem sentiant, quantum in me eril, curaturum promisi » (1).
Comme nous l'avons vu par l'exemple du P. Perrone, quelques-
uns tinrent compte de l'admonestation pontificale et firent comme
le P. Angiolini mais ce ne fut ni général ni durable.
Espérons qu'un jour viendra où le nombre de tètes dont par-
lait Pie VII diminuera, malgré le renouveau du Néo-Moli-
nisme.
Nous terminons ici avec le P. Frins, au moins pour le moment.
Nous devons ajouter un mot à l'adresse du P. Portalié, qui a
essayé une réplique à notre premier article, dans lequel nous
avions réfuté la prétention sublime du P. Schnecmann et du
P. Frins, savoir que les Théologiens de la Compagnie ont mieux
étudié s. Thomas que nul autre, et en particulier que les Tho-
mistes qu'ils ont mis de l'ordre dans ses enseignements, etc.

(1) Cettelettre est conservée dans un manuscrit de la Gorsiniana ù Hume. Elle pru-
vient de la succession du P. liezzi, tniontlam Societatis Jesu », qui était devenu bi-
t<

bliothécaire de la Gorsiniana, après lit sortie de la Compagnie. Le P. StuiguirieLLi l'a


rééditée dans sa Réfutation de Mgr Cliaillot, p. <i64.
Nous savons ce qu'il faut penser historiquement de toutes ces
prétentions.
La vérité est que la Compagnie, dès le début, n'a eu qu'une
médiocre dévotion pour s. Thomas, qu'elle en a brisé la synthèse
scientifique, et mutilé la doctrine. C'est la législation même des
études dans la Compagnie, le Ratio Studiorum lui-même qui en
fait foi indiscutablement et officiellement. Elle brise le cadre de
• la Somme, que les « scriptores » d'alors n'ont pas compris, il
brise la doctrine, en brisant l'enchaînement admirable des prin-
cipes qui en relie les diverses parties (1). Et les faits ont ré-
pondu aux lois l'histoire est là pour le prouver.
Nous avons apporté les documents.
L'émoi donc^a été considérable, et le P. Portalié nous a écrit
une réponse.
En réalité il n'a pas répondu un mot à la question.
11 n'a pas démontré que j'avais cité à faux le Ratio Studiorum.

Il dit que je ne l'ai pas compris mais il faut faire mieux que
le dire il faut le prouver, et le P. Portalié n'a même pas essayé
de le prouver. Il me reproche d avoir emprunté mes citations à
Dôllinger. Mais je les ai empruntées à d'autres aussi, particuliè-
rement au P. Pachtler. Et d'ailleurs, que le P. Portalié ose nier
l'authenticité du texte réimprimé par Dôllinger nous l'en défions.
Chacun peut vérifier l'édition originale. Sans doute ce texte est
agaçant mais c'est de la très mauvaise logique et critique de
conclure de l'agaçant au non authentique.
De mémo pour le P. Curci, que le P. Portalié refuse de recon-
naître comme l'un des siens, malgré la profession renouvelée
refus que nous avouons ne pas bien comprendre, mais qui
d'ailleurs nous importe fort peu. Le P. Curci raconte des faits
comme témoin oculaire, et qui se peuvent contrôler, et l'ont été;
il cite les noms, les circonstances le P. Portalié n'est pas
admis à s'inscrire en faux.
(Ij On a été violemment blessé de ee que nous avons ose toucher au liatio SI udiorum.
Nous ne savons qu'y faire. Nous ajoutons qu'il serait facile de reprendre notre examen
dans le détail, et de constater jusqu'où il portait la désorganisation de la synthèse et
de la doctrine thomiste. Nous signalons ce sujet aux investigateurs curieux, qui
souhaiteraient connaître non seulement le courage des PP. Sclmccmann, Ramière,
Frins, etc., et la naïveté de ceux qui les croient mais encore la manière d'être tra-
ditionnelle d'une célèbre Société envers s. Thomas, et les causes de ses variations et
fluctuations doctrinales.
11EVUB TIIOWSTE. 1. – 34.
Nous n'avons aucune raison de sympathie spéciale pour le
P. Curci; mais nous n'en avons pas non plus pour le P. Porta-
lié, et dès lors nous croyons le témoin (que l'on pourrait auto-
riser autrement, s'il le fallait) de préférence a celui qui nie, mais
n'a rien vu. Si Curci est croyable quand il réfute officiellement
le Gesuila moderno de Gioberti, il n'a point perdu tout crédit,
par le seul fait qu'il concède quelque chose à Gioberti. Mais le
P. Portalié préférerait sans doute nous voir écrire l'his-
toire à la façon de Crétineau-Joly (1). Voilà la bonne, c'est
sûr!
Le P. Portalié dit que j'ai voulu ridiculiser le P. Frins ce
n'est pas exact j'ai simplement constaté qu'il prête au ridicule
avec sa mythologie.
Le P. Portalié prétend que, selon moi, la Compagnie de Jésus
est apriori incapable de comprendre s. Thomas. J'ai dit qu'elle
l'était en fait, à raison des mutilations traditionnelles et officielles
infligées chez les Jésuites, à la doctrine thomiste et j'ai ajouté
que les Jésuites sont des derniers à être entendus dans la
question.
Le P. Portalié nie que le droit d'interpréter un docteur appar-
tienne avant tout à l'école qui procède de lui, et doute que ce
principe fasse fortune. Nous répondons que la fortune du prin-
cipe n'est plus à faire, et qu'elle est toute faite depuis long-
temps et pour toujours.
Le P. Portalié demande quelle est la doctrine de s. Thomas
niée par les Jésuites. Je réponds que lui-même en nie une, en
me demandant si j'oserais soutenir la doctrine de s. Thomas
sur les vœux religieux; et j'ajoute qu'il faut soutenir la doctrine
de s. Thomas sur les vœux religieux, pourvu qu'on la comprenne
mieux que le P. Portalié.
Le P. Portalié parle de la doctrine de l'Immaculée Conception
chez s. Thomas et son École je réponds que le P. Portalié
parle de ce dont il ne s'est pas sérieusement occupé; et je le

(11 Au lecteur soucieux de s'édifier sur certaines mœurs littéraires, parfaitement,


honteuses, sur certaines pasquinades incroyables, nous conseillons très vivement
de lire avec attention le livre du peu suspect chanoine Maynard, Histoire de Cré-
tineau-Joly. Le chanoine Maynard est l'ami intime de Crélineau et de ses commet-
tants il n'a donc fait qu'atténuer les circonstances de justification difficile, mais il en
reste assez pour l'instruction du lecteur.
renvoie pour la réponse à sa question, en attendant l'autre.. à
Suarez et à Vega.
Le P. Portalié parle de l'unité des Molinistes dans leur doc-
trine mais ceci « è per far ridere i polli ». Au surplus, j'\ ai
répondu plus haut.
Le P. Portalié prétend que l'École thomiste n'a pas d'accord
ceci est encore plus risible. Nous le renvoyons aux lois domini-
caines relatives aux questions disputées.
Le P. Portalié ne veut pas que je répète et que je fasse mienne
la pensée que s. Ignace n'a voulu former que des soldats. Cette
pensée est classique chez les « Scriptores » de la Compagnie. Je
l'ai citée du P. de Régnon, qui du reste l'a empruntée, il m'en
souvient, au R. P. de Ravignan. Que le P. Portalié s'attaque à
ses illustres confrères, mes maîtres en exégèse.
Il me demande si un prêcheur doit être docteur. Je réponds
affirmativement, si l'on sait en quoi consiste la prédication, sur-
tout pour le passé.
Le P. Portalié me demande où était la scolastique en 1829, si
elle n'était pas au Collège Romain. Je réponds .qu'elle était là où
n'était pas le Collège Romain.
Il me montre par quelques faits postérieurs que la scolastique
existait plus ou moins au Collège Romain, et que le Peripato y
était moins bafoué. Jamais je ne l'ai nié je l'ai même affirmé,
en citant ce titre d'un chapitre du P. Curci « Sua nemistu uffi-
ciale (de la Compagnie de Jésus) alla scolastica, e come rientra-
tavi quesla ».
Le P. Portalié voudrait la paix, et déclare que j'ai fait grande
douleur à la Compagnie.
C'est bien! seulement, mes Révérends Frères en Dieu et
mes Pères en scilire (permettez la modification), laissez-moi
vous rappeler que la paix a été troublée par vous, et
depuis des années, et dans vos livres et dans vos revues,
spécialement dans les Eludes; que vous avez commencé par
attaquer l'Ordre de Saint-Dominique laissez-nous le droit de
défense.
Le P. Portalié me fait l'éloge de quelques auteurs Jésuites,
bien méritants de la scolastique en notre siècle. J'ai eu occasion
d'en écrire de plus grands encore, et avant d'avoir reçu les
obscrvi. lions du P. Portalié (1). Sur ce dernier point, et sauf
quelques réserves touchant certaines doctrines spéciales, j'ai
l'honneur d'être d'accord avec le P. Portalié, de même que j'ai
l'honneur d'être en désaccord avec lui pour le reste. i
Le P. Portalié se donne et donne aux siens des airs de vic-
times, comme si nous avions discuté un seul détail où les siens
ne soient les agresseurs. Nous ne demandons pas mieux que de
vivre en paix. Mais à la condition que l'on commencera par
nous laisser la paix (2).~
Fn. J.-J. BERTIIIER, O. P.

(i) Cf. l'Étude de la Somme Théologique.


(2} Dans le dernier numéro de la lievue ihomitte, p. 277, nous ayons dit, que les au-
teurs de la Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jeans avaient cherché à
s'emparer du P. Gallien. On nous assure que les premiers écrivains avaient pensé
ainsi, parce qu'ils n'avaient pas les documents sous les yeux mais que, dans la der-
nière édition de la Bibliothèque, la correction a été faite. Nous sommes heureux rie
le constater.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE

LES COURS DE PHILOSOPHIE EN FRANCE


(1892-1893)

Parmi les documents de nature à faire connaître les tendances intellectuelles


d'une époque, il n'en est peut-être pas de plus significatifque les cours publics.
Mieux que tout autre, un professeur d'université est en situation de refléter au
jour le jour le mouvement incessant des idées. Il ressemble à ces instruments
de précision qui enregistrent les moindres oscillations et signalent les direc-
tions des courants futurs. S'il professe dans un centre important, il doit appa-
raître à tous qu'il n'est plus de secrets pour lui dans cette météorologie plus
embrouillée, plus subtile que la météorologie vulgaire, qui s'appelle un mou-
vement littéraire ou philosophique.
Je voudrais, à l'aide de cette sorte de document, indiquer quelques-unes des
tendances, déterminer les principaux courants qui se sont manifestés en France
durant l'année universitaire 1892-93. Je ne me dissimule ni la difficulté d'un tel
travail, ni ce qu'il aura forcément d'aléatoire. En philosophie surtout le vieil
adage est vrai Non numeranlur sed ponderantur le nombre des adhérents nee
fait pas la valeur d'une doctrine. Des rognures de papier, jetées dans un tiroir,
mais marquées de la griffe d'un Pascal, ont plus tourmenté l'humanité pensante
que le feront les nombreux et pâles volumes de M. Cousin et de ses disciples
durant tous les siècles des siècles. C'est pourquoi, après avoir jeté un coup
d'œil d'ensemble sur l'enseignement philosophique en France durant la pré-
sente année, pour compenser ce que cette statistique aura nécessairement de
matériel, je m'arrêterai à deux noms qui résument incontestablement les
deux principales tendances de la philosophie française contemporaine (en
dehors du mouvement thomiste) j'ai nommé M. Boutroux, professeur à la Sor-
bonne, et M. Th. Ribot, du Collège de France.

La restaurationde la Métaphysiqueet son union avec la morale semblent avoir


été cette année le thème favori des philosophes officiels. C'est M. Mabilleau, de
la Faculté de Caen, qui donne la note en intitulant son cours Esquisse d'une
morale fondée à la l'ois sur la métaphysique et la science. On retrouve la même
préoccupation dans différents cours. Citons il. Souriau qui a traité tle l'Idéal
moral (Douai); M. Brochard qui a étudié l'Histoire des théories momie* dan*
la philosophie grecque (Sorbonne) M. Bertrand qui a exposé la Crise actuelle
de lu morale et du droit (Lyon), M. Hobert et ses litutles de morale générale
(Rennes). Donnons une mention spéciale au cours remarquables de M. James
sur le Problème du mal dans S. Thomas, Leilmilz et Kanl (Toulouse). Dans le
même ordre d'idées on peut encore signaler les cours de M. Arren sur Ai Méta-
physique et la Théodicée (Poitiers), de M. Nourrisson sur la Métaphysique en
France au xvne siècle (Collège de France), enfin de M. Ollé-Laprune, à l'École
normale, sur les Passions.
L'Esthétique et la Pédagogie ont ensuite la belle part. L'Esthétique est re-
présentée par trois cours, celui de M. Alaux à Alger, de M. Charaux à Grenoble,
deM. Dauriac à Montpellier (ce dernier traite du goût musical). -La Pédagogie
tend à devenir l'une des branches importantes de la philosophie officielle.
Voici les sujets des principaux cours i Paris, de l'Education de la femme
(M. Marion) à Bordeaux, la Pédagogie au xixc siècle, et Psychologie appliquéeA
l'éducation (M. Durckheim). Ajoutons les leçons de M. Penjon, à Douai, de
AI. Thamin, à Lyon, de M. Dumesnil h Toulouse, enfin h Montpellier celles de
M. Dauriac, qui sait se multiplier jusqu'à l'aire trois cours différents. L'illustre
pédagogue qui préside aux destinées de l'Université officielle doit être content!
A quelle cause attribuer, en dehors de l'influence personnelle de M. Gréard,
et de l'attrait de l'inexploré, le développement qu'ont pris dans ces dernières
années ces deux rameaux secondaires des connaissances philosophiques ? Au
même besoin, sans doute, qui orientait tout à l'heure bon nombre d'esprits vers
la métaphysique, la morale et l'éternel problème de leur union. Mais tandis
que les uns ont encore foi dans la solution théorique du problème, les autres,
plus pratiques on plus idéalistes, lassés peut-être de s'égarer sur les fausses
pistes où les engage sans cesse la philosophie spéculative, cherchent doréna-
vant dans les faits la contre-épreuve de leurs aspirations. L'œuvre d'art n'est-elle
pas, en effet, une preuve éclatante, capable d'éclairer et de séduire ceux qui
spéc'jlativenient sont les plus prévenus? L'œuvre d'art par excellence, l'éduca-
tion, ne dit-elle pas plus en faveur des théories morales qu'elle doit invoquer,
pour réussir, que tous les raisonnements du monde ? Je ne puis que louer
ceux qui, désespérant de trouver la base de la vérité morale dans une métaphy-
sique souvent faussée, chercheraient le rayonnement de sa lumière dans une
esthétique sainement comprise, et surtout dans la Pédagogie.
Mais pourquoi sommes-nous obligés de constater que ce but désintéressé
n'est pas le seul que poursuive la phalange universitaire qui envahit aujourd'hu
ce terrain de l'éducation où depuis si longtemps le Christianisme est passé
maître? Pourquoi, chez quelques-uns, une hostilité systématique contre
l'Église catholique, cette maternelle institutrice des tiges passés? Pourquoi
cette méfiance, ce dédain, ces préjugés a l'endroit d'une éducation qui a pour
elle des siècles d'expérience et de résultats 1 Sans doute, tous n'eu sont pas là.
Un Bossuet, un Fénelon comptent encore pour plusieurs. Que serait-ce s'ils
connaissaient les magistrales œuvres pédagogiques de l'antiquité, d'un saint
Augustin ou d'un saint Thomas par exemple! Nous attendons à l'épreuve nos
modernes pédagogues. Pascal a dit « La dernière démarche de la raison c'est de
connaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ». Messieurs de
l'Université prenez garde l'une de ces choses serait peut-être l'éducation!
On constate que, cette année, la théorie de la connaissance n'a été abordée
de front par aucun maître. La psychologie semble désertée par les spiritua-
listes. En revanche, d'innombrables contributions psycho-physiologistes qui
toutes prétendent déblayer une partie du terrain laissé libre (1). Ne faut-il pas
Toir dans cette prise en possession paisible du domaine d'autrui un signe du
temps? Qui parle encore du moi et de l'idéologie cartésienne? C'est fini et
c'est bien fini. Amis de toute recherche positive et vraiment scientifique, les
Thomistes ne s'en plaindront pas.
Nous devons signaler encore, pour être complet, deux intéressantes études
sur le problème de la liberté, celle de M. Séailles à la Sorbonne, de M. Espinas
a Bordeaux. – A Nancy, M. Egger a enseigné la Logique.
Tel est en résumé l'état de l'enseignement de la philosophie dans l'Université
officielle. Nous voudrions mettre en présence de cette masse imposante de
maîtres que le monopole universitaire peut mettre en ligne, quelques-uns des
cours professés dans les Facultés libres. Malheureusement ce n'est pas en
France que les Universités catholiques sont admises à faire leurs preuves. Une
chose leur manque la liberté, j'entends la pleine liberté, celle des programmes
et des examens. M. Taine l'a dit, la trop bien dit :« Sous les dehors chatoyants
du libéralisme dont se pare l'Université en France, on sent toujours la griffe
du César qui l'a fondée. » A quoi aboutit, en définitive, ce système renouvelé
d'un autre âge? A humilier devant les nombreux pays où la concurrence est
reconnue comme la condition de la supériorité réelle, des professeurs qui va-
lent mieux souvent que l'institution à laquelle ils appartiennent.
Voilà pourquoi je chercherai un modèle ailleurs qu'en France. A Louvain,
dans un pays de langue française comme le nôtre, mais plus libre, s'est
fondée sous la direction d'un éminent philosophe, Mgr Mercier, une institution
qui n'a pas son analogue en France une Faculté de philosophie. Les cours y
sont faits par sept professeurs. L'enseignement comprend deux sections la
première prépare au doctorat; la seconde fait partie d'un ensemble d'Etudes
supérieures libres. Dans la première Mgr Mercier enseigne la logique (ce cours
comporte les notions nécessaires d'anatomie et de physiologie) M. Fontaine
enseigne la philosophie morale, M. Descamp le droit naturel, M. Bossu l'his-
toire de la philosophie, AI. Dupont la métaphysique. L'ensemble de ces études
est couronné par un cours de Mgr Mercier l'encyclopédie de la philosophie
étude plus synthétique et plus approfondie des questions les plus importantes

(1) Collège
M. Dauriac
France M. llibot Les images
<le –
les sentiments, –
Montpellier
Les sensations. – Poitiers M. Arren Psychologie expérimentale.
Toulouse il. Hauh Les émotions. – MM. Henry et Soury à l'École des haute*
études.
de psychologie, de logique et de morale. Dans la seconde section, qui porte le
nom d'école saint Thomas d'Aquin, nous relevons trois cours le premier sur
la Critériologie par Mgr Mercier, un autre de M. Forge sur les travaux philo-
sophiques des Arabes et leur influença sur la philosophie scolaslique (1); le
troisième de M. de Lantsheere sur la philosophie contemporaine. Cette école
de hautes études philosophiques doit avoir prochainement pour organe une
revue scolastique dont la fondation réjouira tous ceux qu'intéressent depuis si
longtemps les travaux considérables entrepris sous la direction de Mgr
Mercier (2).
Ainsi donc, l'Université catholique de Louvain réalise depuis plusieurs
années déjà, ce que le Collège de France est encore réduit, a attendre (3). Voilà
un exemple de ce que peut accomplir l'initiative catholique lorsqu'elle n'a pas
les mains liées. Nous ne trouverons pas en France d'ensemble aussi considé-
rable, mais les professeurs, s'ils sont peu nombreux, se distinguent par un sens
d'actualité et, souvent, par une pénétration que pourraient envier bon nombre
d'universitaires.
C'est ainsi qu'à l'institut catholique de Paris, le R. P. Dulliot, cariste,
donne à ses élèves, avec la modestie d'un saint, un enseignement à la
hauteur des meilleurs cours officiels. Il a traité cette année des principes de la
nature. L'exposition du mécanisme comme synthèse a été menée de main de
maître je puis en dire autant de la synthèse péripatéticienne, qui, de plus, fut
développée avec un accent tout particulier de conviction et même d'enthou-
siasme. Ce jour-là l'excellent professeur pouvait dire avec vérité que dans son
cours il avait mis tout son cœur. Je maintiens cependant quelques réserves
déjà faites sur la question de la masse et de la force (4). Peut-être n'ai-je pas
dans les conclusions de la mécanique pure transportées dans la physique
concrète toute la confiance qu'il faudrait (3). Quoi qu'il en soit, ces leçons sont
une démonstration du concours que peuvent se prêter mutuellement la science
et la "philosophie thomiste (0). Nombre des vues du R. P. Bulliot, par exemple
l'utilisation du théorème de Clausius comme confirmation de la preuve de

(1) Cours analogue à celui que M. Picavct professe à l'École des hautes études à
Paris.
(2) On annonce également d'Espagne la fondation d'une nouvelle revue thomiste, le
San(o Tomas. Elle sera dirigée par les PP. Dominicains de la province d'Espagne.
(3) Voir Revue de métaphysique et de morale, juillet 1803.
(<i) Revue Thomiste, 1" numéro,
page 131.
(5) Voir un peu plus loin les réserves faites sur ce point par M. Boulroux, profes-
seur à la Sorbonne.
(6) Voici, à l'appui de cette affirmation le programme complet du cours de cette
année

PREMIÈRE PARTIK
NOTIONS SOMMAMES 11E LOOIQUE SCIENTIFIQUE

1. concepts scientifiques
Des 2. De la nature de la science – de l'hypothèse: –
3. De la démonstration scientifique; i. lie la méthode; – 5. Des éléments formels
de la science et de la nécessité de la philosophie; 6. De la classification des
l'existence de Dieu par le mouvement, sont de nature à ouvrir à la philosophie
péripatéticienne des horizons nouveaux. L'Institut catholique'possèdeun autre
professeur, M. Piat, agrégé de l'Université, dont la thèse pour le doctorat,
sur rinlcllrcl actif, fit époque dans les annales de la Sorbonne. En dehors de
son cours d'histoire de la philosophie qu'il professe avec une compétence et
une distinction reconnues, dans les cercles universitaires, M. Pial a donné des
conférences sur la liberté. Nous attendons la prochaine apparition du volume
qui les résume pour en donner une appréciation complète.
A Lyon, M. l'abbé Elle Blanc, auteur de plusieurs ouvrages fort estimes, a
fait durant le premier semestre l'histoire et la critique de FEvolutionisme.
Cette question a été envisagée sous toutes ses faces, par rapport au monde,
aux espèces, au langage, à la morale, etc. Durant le second semestre, le cours
avait pour objet le Kantisme, histoire et critique.
A Lille, nous retrouvons l'un des tenants de l'ancienne école, M. A. de Mar-
gerie. Cette année, il a enseigné toute la philosophie psychologie, logique,
morale et théodicéc. Deux autres professeurs sont attachés a l'Université
M. Schoulza professe la dialectique; M. Chollel la métaphysique.
Il y a à l'Institut catholique de Toulouse deux chaires de philosophie l'une
à la Faculté des lettres; elle est occupée par le R. P. Gaudeau, S. J., l'autre à
la Faculté de théologie, c'est la chaire de philosophie scolastique, confiée aux
dominicains. Un professeur de l'école supérieure de sciences est adjoint au
professeur de philosophie scolastique. Le R. P. Gaudeau a pris pour thème
de son cours public le mysticisme espagnol au xvi° siècle. Après avoir écarté
les notions incomplètes ou arbitraires qui obscurcissent l'idée de mysticisme,
le professeur s'est attaché à dégager, ù l'aide des faits, une notion précise de
la mystique en tant que forme spéciale de la pensée philosophique et religieuse.
Il a étudié les conditions historiques qui ont amené en Espagne, dès le début
du xvic siècle, un si remarquable développement de la littérature- religieuse.
Laissant de côté les mystiques hétérodoxes tels que Juan de Valcles et Molinos,
les mystiques du Carmel tels que sainte Thérèse et s. Jean de la Croix, les
mystiques dominicains tels que Louis de Grenade, etc., le professeur s'est
renfermé dans l'étude des exercices spirituels de s. Ignace. – De son côté., le
R. P. Montagne, 0. P. a enseigne l'Ethique naturelle. La société civile consi-
dérée dans son origine, sa fin, ses éléments essentiels tel a été le principal

sciences – 7. De la synthèse des sciences – 8. Du mécanisme, comme synthèse: –


11. Du panthéisme; – 10. De la synthèse péripatéticienne.

DEUXIÈME PARTIE
DES pmxciriîs t>k la nature
1. De la distinction de la substance et de l'accident; 2. Des principales théories
de la matière et de la force: 3. De la théorie idéaliste de la matière; i. De l'éten-
due réelle des corps – De l'espace et. (lit vide 6. De la niasse et de l'inertie
i. Des théories de Lcibnilz et de Kant sur la matière; – 8. Du mouvement; – 0. De
la force et de l'énergie; 10. De la conservation de l'énergie; 11. Du lemps;
12. De la chaleur et des états des corps; 13. De la force d'attraction; – H. De la
objet de ses leçons. Signalons d'intéressantes études sur le Contrat social, sur
les théories évolutionistes, sur le milieu à observer entre le collectivisme et
l'individualisme a outrance. Le R. P. Montagne s'est prononcé pour la
doctrine qui, tout en reconnaissant aux individus pris isolément des droits
naturels indéniables, considère les groupes, familles ou associations, comme
les éléments prochains et immédiats de la société civile. Une étude sur le
pouvoir, son origine, sa transmission, ses différentes fonctions, ses rapports
avec l'église a couronné cet exposé de l'Éthique sociale péripatéticienne et
thomiste.
A l'Université d'Angers le titulaire du cours est M. l'abbé de Kernaëret. Il
a enseigné cette année la métaphysique générale et les principes généraux de
la morale naturelle.
Nous ne pouvons oublier dans cette revue le cours libre que M. Gardair
professe à la Sorbonne. Il a traité cette année des vertus naturelles. M. Gar-
dair s'attache de préférence au commentaire suivi de la Somme. Cette méthode
est excellente pour apprendre la doctrine à ceux qui l'ignorent nous croyons
cependant que si M. Gardair consentait à mettre en présence des solutions de
saint Thomas quelques-unes des opinions modernes, son cours gagnerait en
relief et en intérêt. Il le fait parfois, et je me souviens eu particulier de l'énergie
avec laquelle il sut faire ressortir le caractère intime de la règle de nos actions
qui, d'après saint Thomas, est dans la conformité avec la raison, en opposition
avec les théories des partisans absolus des règles extérieures.
On peut juger par ce rapide aperçu des principaux caractères de l'enseigne-
ment chrétien en France la plupart des professeurs prennent saint Thomas
pour guide ou du moins le regardent comme une source importante. De là un
caractère d'unité que l'on chercherait en vain dans l'Université officielle de la

les
aussi, une certaine préférence pour la culture des hautes questions spécula-
tives. Ce goùt de la métaphysique est loin recherches scienti-
fiques qui doivent leur servir de base, témoin les intéressantes recherches de
l'École de Louvain. Le vieil Aristole et son principe A:n7 est in intelluc/ù
quod non prias fucrit in sensû, est toujours vivant dans l'École. C'est ce qui
fera plus tard sa force et son succès, lorsqu'elle trouvera assez de liberté en
France (ce qui ne peut manquer d'arriver) pour rétablir avec une organisation
antique et nouvelle à la fois, ses collèges de philosophie ou le spécialiste de
laboratoire, comme au temps d'Albert le Grand, complétera le métaphysicien.
Que l'on me permette, à ce sujet d'emprunter à un vénérable livre cette
vieille histoire
« Après plusieurs années de disputes et plus de quarante bulles données par
le pape Alexandre IV. l'Université consentit enfin à recevoir les Frères
Prêcheurs, mais à des conditions qu'ils eurent bien de la peine à différer. Dans
une congrégation générale de tous les maîtres tenue dt S. Mathurin, les 19, 20

force de cohésion et de la popularité; -de l'affinité. 15. De la matière impondé-


rable ou de l'ùthcr
forces
16. De la lumière et du soin; 1 De la classification des
18 et 19. De la preuve de l'existence de Dieu par le mouvement.
et 21 de février 1260, il fut ordonné i[ue dans tous les actes publics de l'Uni-
versité, les Frères Prêcheurs ou Jacobins, de quelque état, grade ou condition
qu'ils fussent, seraient placés au dernier lieu après tous les autres même plus
jeunes qu'eux, tant séculiers que réguliers que dans les disputes publiques,
ils n'argumenteraient qu'après tous les autres; qu'aux sermons, processions
et autres cérémonies de l'Université, même devant le roi, ils n'auraient que le
dernier lieu. etc. » (1).
Il faut avouer que si les Frères Prêcheurs eurent de la peine à digérer ces
conditions, depuis longtemps leur digestion est faite. Qui parle encore des
maîtres qui s'opposèrent en 1260 à ce qu'ils fussent dans l'Université sur le
même pied que les autres maîtres Le nom d'un seul de leurs adversaires,
Guillaume de S. Amour, a survécu, son opposition l'a rendu célèbre. Cependant,
le nom des deux maîtres pour lesquels les Frères Prêcheurs s'efforçaient de
faire une trouée vit toujours. On a pu le mettre au dernier rang après tous les
autres, même les plus jeunes, tant séculiers que réguliers on a pu les obliger
à argumenter après tous les autres, tenir le dernier lieu aux sermons, pro-
cessions et autres cérémonies de l'Université même devant le roi on n'a pu
les empêcher de s'appeler et d'être Albert le Grand et Thomas d'Aquin.

II
A LA SOnBONNE.

Le cours de M. Boutroux est sans contredit le cours de philosophie le plus


suivi de la Sorbonne. Bien que M. Brunetière lui eût enlevé dès le mois de
janvier son excédant littéraire, on fut obligé de le faire bénéficier de la création
d'un amphithéâtre plus spacieux. Une demi-heure avant l'ouverture, les étu-
diants sont déjà pour la plupart inscrits sur les livres du contrôle. On ne peut
douter que la pensée du maître n'exerce un ascendant réel sur ces jeunes gens,
fait assez rare chez les professeurs d'Université. M. Boutroux est plus qu'un pro-
fesseur de philosophie, tout en lui respire le philosophe son visage austère, sa
face travaillée, jusqu'à la coupe sobre de sa redingote serrée autour de son corps
long et mince. Il parle d'un ton de voix net, accentué, chercheur et impérieux
tour a tour. Bientôt il se trahit les expressions « c'est obscur si je ne me
trompe – ce n'est pas si simple qu'il parait » manifestent sa méfiance pro-
fonde pour le fruit des spéculations philosophiques. Son idéal, on le sent, est
une parfaite intelligibilité. Il la cherche et ne la trouve pas. On n'imagine pas
avec quelle délectation il dit et répète le symbole de l'évidence parfaite
A est A. Mais ne mettez rien de concret sous ce symbole toute sa certitude
s'évanouirait ou du moins, « il laisserait prise au doute ». Le doute, terrible
fantôme qui semble hanter le philosophe et planer sur les têtes de tous ces
jeunes hommes qui, dans la demi-obscurité de l'amphithéâtre, l'écoutent avi-
dement parles soirs d'hiver. Partout l'incertitude, l'inévidence, la subjectivité,

(1) Histoire île lu rïi/e de Paris pur les Bénédictins, t. I, année 1260.
le relatif dans nos connaissances! Le professeur souffre visiblement de son
système. « Ce n'est pas un cours, c'est un drame », disait quelqu'un. Pour moi,
en l'entendant je me ressouvenais invinciblement d'une belle réflexion de
saint Thomas dans ses Commentairessur les métaphysiques d'Arislote « Aristote
s'insurge contre ces philosophes, disant que c'est un grand malheur que des
hommes qui ont pénétré dans la connaissance de la vérité aussi loin que per-
sonne, qui d'ailleurs cherchaient et aimaient la vérité, professent sur elle,
de pareilles opinions. Comment n'être pas ému en face de pareils philosophes
dont toute l'étude est frustrée de sa récompense. si la vérité ne peut être
trouvée (1) » ?
M.Boutroux s'est occupé cette année des lois de la nature. Son attention s'est
portée principalement sur leur définition et leur objectivité.
Je crois pouvoir résumer la pensée du professeur dans cette proposition que
j'emprunte au cours du 11 janvier « De même que les lois logiques et mathé-
matiques constituent l'ensemble des moyens nécessaires pour que l'esprit
s'adapte aux choses, les lois physiques représentent l'eIl'ort fait par l'esprit
pour noter la coïncidence entre les choses ».
On pressent la connexion de cette définition avec la doctrine de M. Boutroux
sur l'objectivité des lois. Celle-ci est un mélange d'objeclivisme et de subjec-
livisme que Kant, à coup sûr, ne reconnaîtrait pas comme sien. M. Boutroux
concède que la logique réelle est mélangée de logique pure. Les mathématiques
sont sans doute une production de l'esprit, mais cette production n'est pas arbi-
traire elle a lieu en vue des choses. Les lois mécaniques ne sont pas une pro-
jection de l'esprit elles attestent l'existence objective de la matière que nous
concevons comme ayant des activités analogues aux nôtres. Les lois physiques,
qu'on les considère comme des lois originales impliquant la qualité, ou comme
des dérivées des lois mécaniques, renferment, elles aussi, une part d'objectivité.
Sur quel principe s'appuie M. Boutroux pour se séparer ainsi du pur Kan-
tisme ? Le voici L'homme est une partie de la nature. Ce qui satisfait son
intelligence doit être en rapport avec la nature. Puisque nous concevons les
choses sous une forme intellectuelle, c'est donc qu'il y a dans la nature de l'in-
telligibilité, au moins à l'état rudimentaire. Ce n'est là sans doute qu'une con-
jecture, une croyance. Mais cette conjecture est fondée elle a la valeur de la
réalité de l'esprit dont elle représente un besoin. Maintenant, dans quelle
mesure les choses concordcnt-elles avec les symboles imaginés par l'esprit,
nous ne saurions le dire. C'est une question de rait que les sciences particu-
lières résoudront à mesure qu'elles progresseront.
(1) IV Mélaph., lect. 12, med. Je ne résiste pas à la tentation de citer dans sa langue
originale ce passage d'une émouvante et mélancolique beauté « Invehit contra pr<r-
dictos philosophos, dicens quod gravissiinum accidens est quod eis aecidit. Nain si
illi qui maxime viderunt verum in quantum conling'it ab hominc posse videri, scilicet
prœdicti philosophi, qui etiam sunt maxime quourentes et amantes verum, taies
opiniones et tales sententias profcrunt de veritate, quomodu non est dignum prœdic-
tos philosophos dolere de hoc quod eorum studium l'rustralur, si veritas inveniri non
potest. »
Telle est, ce me semble et en résumé, la doctrine de M. Boutroux sur la Défi-
nition des lois et leur objectivité.

On remarquera tout d'abord les concessions, j'allais dire les avances, que le
professeur de la Sorbonne fait aux objectivistes: Manifestement nous assistons
à un changement de front de l'antique armée Kantienne elle s'est trouvée en
présence d'un ennemi irréductible et, ne pouvant l'écraser, elle entre en com-
position avec lui. Sans doute, M. Boutroux prend soin de renfermer au lieu le
plus sur de la vieille citadelle le principe sacro-saint, le seul certain, le pur
A est A. Il se garde bien de jeter, entre les deux rives des fossés qui l'entou-
rent, un pont solide, définitif; mais pour peu que de la rive opposée, on lui
fournisse un point d'appui suffisant, il abaisserait volontiers. un pont-levis. Il
consent à tirer parti (en attendant mieux) des quelques chevalets que la science
actuelle met tant bien que mal en équilibre sur la rive opposée, non sans sou-
ligner d'observations critiques leur état ruineux. Enfin, sans se fier à d'autre
appui qu'aux bonnes chaînes du subjectivisme, il ne laisse pas que de faire
reposer sur les soutiens vacillants des dogmes scientifiques modernes le bout,
le tout petit bout de sa passerelle. Voilà, n'est-il pas vrai? qui est fait pour
réconcilier les bonnes gens,je veux dire les savants qui s'obstinaient depuis si
longtemps l'aire grise mine au Kantisme]
On ne peut contester ni l'opportunité de la manœuvre ni le coup d'rril du
maître qui donne l'exemple d'une semblable évolution. Les savants s'ennuient
de cette philosophie qui s'attarde à ne pas tenir compte d'eux, qui pour leurs
découvertes n'a pas de cadres. Ils osent, ces téméraires, d'une philoso-
phie scientilique De leur côté les philosophes pratiques, ceux dont l'esprit est
orienté vers l'action tant individuelle que sociale, s'inquiètent d'une rupture de
ban avec la métaphysique ils se méfient d'un impératif catégorique poussé
sans qu'on sache trop comment au milieu du terrain si bien stérilisé par le sub-
joctivisme. Philosophie, scientifique! Métaphysique et morale! tels sont les deux
cris de ralliement qui, pour partir de points opposés, n'en aboutissent pas
moins à réunir dans une même ambition de synthèse générale les efforts de la
génération nouvelle. Déjà se forment les noyaux des armées futures et tandis
que s éclaircissent les rangs des purs Kantiens et des vieux fidèles de la naïveté
positiviste deux groupes se dessinent et grandissent à vue d'œil les phi-
·
losophes de la science et. les thomistes.
Rien nVsl donc plus habile due cette évolution de la philosophie néo-Kan-
tienne que M. Rabier avait commencée, que M. Boutroux consomme aujourd'hui.
Est-elle aussi légitime qu'habile? C'est ce qu'il convient d'examiner.

Et d'abord que dire du principe sur lequel M. Boutroux étaie son objecti-
visme relatif L'homme est une partie de la nature? Est-il, lui aussi, un objet
de croyance, une conjecture? Dans ce cas, je ne vois guère que nous soyons
sortis du subjectivisme ancien. Les savants sauront à quoi s'en tenir, ils sau-
ront qu'ils travaillent pour une croyance, qu'une conjecture est le but dernier
de leurs efforts. Lorsque confiants dans la main tendue, ils se seront aventurés
sur la passerelle qui leur est jetée, lorsqu'ils auront enlassû dans la citadelle

bonnes chaînes se et
du subjectivisme les ressources dont ils disposent, lorsqu'ils croiront toucher
à la synthèse définitive – le pont-levis qui n'a jamais cessé de reposer sur ses
ils se réveilleront prisonniers du vieux Kant. Je
ne crois pas que cette solution soit de nature a les contenter.
Mais alors si le principe en question dépasse la région de la croyance, –
s'il est absolument certain que l'homme n'est pas isolé dans la nature, – sansS
doute la croyance à l'objectivité des lois devient fondée, mais je me demande
où M. Boutroux a pris cette certitude d'un caractère évidemment objectif. Ce
ne sont plus les savants qui sont leurrés, c'est M. Boutroux qui -je le dis en
tout respect passe il l'ennemi. Car, on ne fait pas plus sa part l'objecti-
;'i

visme qu'au scepticisme. Royer-Collard a été débordé, je crains que M. Bou-


troux ne le soit à son tour. Le tissu du Kantisme est d'une seule pièce une
maille rompue entraîne l'effilochement du tout. Pour moi, je me consolerais
facilement de cet irréparable malheur et volontiers j'accepterais que le dernier
mot des leçons de la Sorbonno fut cette paraphrase du mot célèbre Il n'y a en
philosophiequ'un objectiviste de plus.
Je m'en féliciterais d'autant plus que la voie par laquelle M. Boutroux arrive
à l'objectivisnie ne manque pas de ressemblance avec celle par laquelle saint
Thomas nous convie a y entrer. On me permettra de mettre en présence de la
formule de M. Boutroux la formule de l'objectivisme tel que l'enseigne saint
Thomas.
Pour ce dernier, tout le problème est de savoir si l'idée (intellectuelle ou sen-
sible) est terme ou moyen de la connaissance.
C'est celte position de la question qu'il exprime sous cette forme Utrum
species. se lia.hen.nl. ut sicut iel quod inlclligitur vel sicul kl quo irttclli-
yitur (1). Si l'idée termine l'acte de connaissance, celle-ci est tout entière ren-
fermée dans le sujet le subjectivisme a gain de cause. Si au contraire l'idée
n'est qu'un intermédiaire loyal entre le sujet et l'objet, c'est l'objectivisme qui
l'emporte.
Or pour résoudre cette question, notre docteur s'appuie sur un principe qui
suppose et enveloppe celui de M. Boutroux « Les activités, dit-il, à quelque
genre qu'elles appartiennnent (qu'elles restent en dedans du sujet comme
la connaissance, qu'elles sortent d'un sujet pour passer dans un autre comme
lorsque le feu échauffe un corps, la hache fend le bois) se développent sui-
vant une même loi fondamentale. »
On le voit, ce principe n'est qu'une application immédiate, presque une
forme dérivée duxprincipe de Boutroux « L'homme est une partie de ]a
nature ». M. Boutroux conclut donc il doit y avoir de l'inteUcclualito dans la
nature. Avec autant de bien fondé, saint Thomas conclut « donc, les lois géné-
rales de la nature doivent se retrouver dans l'homme]». Or, aucune de ces lois ne
sauraitétre plus générale que leslois de l'activité qui suitiminédiatementàl'êtrc.
Bien que la conclusion soit en sens inverse, la conséquence est tout aussi légitime.

(1) I. Q. 85. a 2.
Mais, ce qui me fait préférer la formule de saint Thomas, c'est qu'au lieu de
conclure immédiatement et en général à la valeur intellectuelle de la nature-
il me donne sur les lois de l'action une vue synthétique qui me permet d'infé-
rer, avec l'assurance satisfaite et de plein repos que donne la claire vue d'un
cas particulier dans l'ensemble dont il fait partie, l'objectivité de nos opérations
intellectuelles.
Quelle est la loi de l'activité tant immanente qti'universelle C'est que toute
action s'exerce suivant une forme Utraquc actio fil seciindum aliquam for-
main. Cela revient il dire que pour exister, une activité doit s'originer à un
principe qui contient d'avance sa direction et toute la loi de son déploiement
comme ramassées en lui-même. Sans ce principe, on le conçoit, l'action n'existe-
rait pas, n'ayant ni raison d'exister ni d'être ce qu'elle est. Ce principe actif et
directeur, saint Thomas le nomme une forme.
Il suit de là que la forme, principe directeur exigé par toute action pour exis-
ter, s'exprime dans cette action, qu'il y a ressemblance entre le point de départ
qui est la forme elle point d'arrivée qui est le terme de l'action. De même que
dans l'ordre de genèse la forme, terme de cette genèse, existait auparavant
comme fin de l'activité de l'agent efficient, de même, dans l'ordre d'opération
la fin de l'action existe déjà dans l'être agissant a l'état de forme. Double tra-
duction d'une des lois les plus fondamentales de la philosophie naturelle Finis
el forma coincidunt.
La conclusion s'impose « De même, dit saint Thomas, que la forme à la-
quelle s'origine une action transitive porte en elle la ressemblance du terme de
cette action (foyer de calorique et chaleur diffuse), de même la forme à laquelle
s'origine une action immanente est la ressemblance de son objet. C'est donc
une similitude de la chose visible qui est la forme par laquelle l'œil voit et
c'est une similitude de la chose intelligible, l'espèce intelligible qui permet à
l'intelligence de percevoir et déjuger. »
On objectera l'immanence de l'acte intellectuel. L'esprit est nécessairement
renfermé à l'intérieur. Il ne saurait sortir de soi et comme le prétendait je ne
sais quel philosophe ancien se promener à travers les choses pour en prendre
livraison. A priori l'extériorité de la connaissance est impossible!
C'est dans la solution de cette difficulté très réelle que la doctrine thomiste
me semble atteindre son maximun de pénétration. A l'entendre, le terme de la
connaissance se dédouble pour ainsi dire. Par l'élément qui le constitue comme
être, il est immanent, et par suite la connaissance en tant qu'acte réel, en tant
que réalité existante au même titre que toute autre réalité, matériellement,
anlilalivcmenl, est tout ce qu'il y a de plus immanent. Mais sur cet être foncier,
sur ce substratum nécessaire, est greffée une qualité représentative, une ten-
dance de l'ordre formel vers l'objet extérieur, et, par suite, le champ d'activité
de la connaissance, loin d'être borné par son terme est agrandi par lui, non
pas matériellement, mais dans l'ordre représentatif hors des limites du sujet
jusqu'à l'objet.
Un exemple montrera ce qu'une telle manière d'envisager le terme de la
connaissance a de fondé. On sait ce que l'on entend en optique par l'image
virtuelle. Si nous regardons un objet il travers une lentille biconcave, entre
l'objet et la lentille, il se forme une image en raccourci de l'objet. L'œil est
borné par cette image; tant qu'il reste dans l'axe de la lentille il ne saurait
voir l'objet que par elle. L'œil, la lentille et limace virtuelle forment un sys-
tème étroitement lié, et, en ce qui concerne l'image virtuelle et l'eril place
dans l'axe, complètement fermé au monde des objets extérieurs. Il n'en est
rien pourtant. C'est par son être matériel, j'allais dire entitatif, pur la portion
de milieu diaphane qu'elle met en acte, que l'image appartient au monde fermé
de la vision lenticulaire. Mais suivons les rayons qui, sans cesse, affluent pour
constituer l'image. Ils sont, par la lentille, en relation constante avec l'objet;
l'image virtuelle vit de cette relation elle ne subsiste en tant qu'image ([lie
par sa tendance incessante vers l'objet, que par son être intentionnel. Et c'est
à cet être tendentiel que l'image doit de représenter fidèlement dans une autre
partie du milieu impressionnable les traits caractéristiques de l'objet visible que
l'œil contemple.
Qui ne voit dans cet exemple la réalisation concrète dans un ordre de choses
très analogue a celui de la connaissance, de la distinction de l'être entitatil' et
de l'être intentionnel ou représentatif tel que nous l'avons énoncée? On pour-
rail en trouver beaucoup d'autres dans les diverses régions des sciences de Ja
nature; on pourrait former de tous ces exemples réunis une base suffisante
pour induire une loi générale non seulement de la rcpri'senlnlioii 'qui après
tout est un phénomène particulier) mais de la rt'-cr/iliti/i, des réalités dans
d'autres réalités. Et comme l'homme n'est pas isolé, clans la création, suivant le
mot cher à M. Boulioux – comme ie type de structure auquel appartient son
appareil récepteur, je veux dire sa puissance cognoscitive, est vraisemblable-
ment analogue aux autres – on pourrait, par celle voie expérimentale non plus
seulement faire comprendre, par un exemple, comme je le fais en ce moment,
la distinction de l'être enlitalit' et de l'être intentionnel, mais In prouver.
Dès maintenant et pour montrer par une voie apriorïstiquc que cette distinc-
tion n'est pas un Deus ex machina, inventé pour les besoins de la cause, je
mets en fait qu'elle se retrouve au fond de Lous les problèmes qui impliquent
la relation comme sont, par exemple, les problèmes des causes. L'être relatif
a nécessairement deux faces, l'une tournée vers le dedans, son être matériel,
par laquelle perfectionne le sujet dans lequel il inhère, l'autre tournée vers le
dehors, qui le met en communication avec le dehors. On ne peut s'expliquer
autrement la catégorie de relation.
Or lidée expresse, en même temps qu'elle est une qualité qui perl'cc Lionne
l'intelligence, possède au plus haut degré les signes de l'être relatif. Qu'est-ce
que l'énergique insistance que met l'esprit à lui donner une valeur objective
et dans le verbe immanent ii voir l'objet externe, sinon la traduction de l'orien-
tation naturelle de l'idée vers cet objet? C'est donc à bon droit que nous dis-
tinguons en elle comme deux êtres fondus en un, l'être entitalif et l'être
intentionnel, celui-ci tourné tout entier vers l'objet extérieur qu'il représente.
L'objet de la connaissance peut donc tout à la fois être immanent comme
l'acte intellectuel qu'il termine et avoir une valeur représentative comme le
réclame éncrgiquement la conscience. La projection de l'objet hors du sujet,
ce fait inexpliqué dans le Kantisme, devient tout naturel lorsqu'on pénètre la
nature relative de l'espèce intelligible.
II y a quelque temps, un savant, M. Lippmann réussissait à photographier
les couleurs du spectre solaire grâce à une métho'de dite interférentielle et qui
consiste essentiellement en ce qu'on utilise non seulement les ondes inci-
dentes comme dans l'ancien daguerréotype et les appareils dérivés, mais en
plus les rayoris réfléchis. L'image qui se peignait jadis en clair-obscur sur la
plaque sensible est maintenant renvoyée par une plaque réfléchissante dans
l'intérieur d'une couche sensible où elle se fixe avec toutes ses couleurs. Au
fond, les subjectivistes en matière de connaissance en sont encore au daguer-
réotype, ils s'en tiennent a l'image produite par les ondes incidentes, ils
épuisent leurs yeux à chercher dans ses glauques et fuyants reflets quelque
indice de la réalité ils ignorent le pouvoir réflecteur de l'instrument impres-
sionné, ils se refusent à voir l'image parfaite, le spectre coloré, à la fois interne
et externe, interne par la matière qui lui sert de support, par son être entitatif,
externe par la tendance vers l'objet coloré qu'implique sa ressemblance avec
cet exemplaire dont il est, au dedans du sujet, la parfaite et vive expression.

Certes, je ne ferai pas it M. Boutroux l'injure de le confondre avec ces


retardataires. Je voudrais seulement qu'il indiquât clairement ce qu'il entend
dire lorsqu'il définit les lois le moyen nécessaire pour que l'esprit s'adapte
aux choses. Il y a en effet deux suppositions possibles ce moyen, l'esprit
peut le fabriquer de toutes pièces, on le trouve tout fait et comme élaboré
d'avance par quelque autre esprit. M. Boutroux semble abandonner la première
de ces positions, qui est colle de Kant. Logiquement ne doit-il pas aller à l'autre
extrême et, dire avec nous, que ce n'est pas l'homme qui est la mesure des
choses, mais bien l'intellectualilé des choses qui est la mesure de l'homme?
Que faut-il tout pour que cette position soit possible? Il faut, et cette
nécessité n'est certainement pas faite pour déplaire à M. Boutroux, il faut que
l'intellectualité des choses trouve elle-même sa raison d'être dans un esprit
qui en soit la mesure et l'auteur. C'est la position de saint Thomas dans la
question I de Veritale. La vérité pour lui existe de trois manières, dans l'esprit
humain qui n'est que mesuré par elle, dans les choses, à la fois mesures et
mesurées – mesures de l'esprit humain, mesurées par l'esprit de Celui que
rien ne mesure, du Dieu qui projette incessamment la vérité qui demeure sous
le flot changeant des phénomènes.
De ce point de vue qui embrasse toute une hiérarchie de rérilés, l'acte de
l'intelligence n'apparaît plus comme un acte de croyance, c'est-à-dire un acte
dans lequel la volonté vient compléter par son intimation ce qui manque à
l'objet pour nécessiter l'adhésion. Cet acte est du ressort intellectuel et n'en
atteint que plus sûrement la vérité. Cette vérité c'est tout ce qui dans l'objet
est ligne générale, forme, loi, causalité, nécessité, etc. L'esprit s'adapte à cet
objet formel par un naturel instinct, par une infaillible sélection. Il y a entre
lui et cet objet corrélation, correspondance. C'est une sorte d'harmonie prééta-
IlEVUE THOMISTE. I. – 35.
blie bien différente de celle des classiques, car si la vérité première source
de toute intelligibilité et de toute intelligence en est l'auteur, il n'est nullement
besoin de recourir pour maintenir la concordance, à l'intervention eu quelque
sorte miraculeuse du « Soleil des esprits ». Cette conformité repose sur l'adap-
tation naturelle de l'esprit humain et des choses, adaptation que cet esprit ne
saurait critiquer puisqu'elle lui est antérieure et le domine, donti 1 peut cepen-
dant reconnaître la légitimité en comparant sa propre activité aux activités
naturelles, et en se considérant comme un cas particulier de la loi universelle
d'adaptation.
Maintenant, que dans ces formes générales de l'objet, catégories ou lois, il y
ait des degrés d'intelligibilité, M. Boutroux le demande et nous le concédons
volontiers. Aristote a reconnu trois degrés d'abstraction sur lesquels il fonde
trois groupes de sciences le groupe des sciences physiques, dans lesquelles
l'esprit fait abstraction de la matière individuelle mais non de la matière com-
mune le groupe des sciences mathématiques qui font abstraction de la matière
sensible, mais non de la matière intelligible, la métaphysique qui fait abstrac-
tion de toute matière et s'occupe uniquement des causes efficientes, formelles
et finales (1). Il admet, comme M. Boutroux, que plus une loi étreint la réalité
concrète, moins elle comporte de nécessité. La métaphysique et partant la
logique (dont les lois sont construites avec les données de la métaphysique)
tiendra le premier rang dans la nécessité, la physique le second, les mathé-
matiques sont entre les deux.
Mais on se tromperait, selon nous, en établissant parallèlement à cette
échelle de nécessités, une graduation inverse de la certitude objective des lois
que ces sciences étudient. M. Boutroux nous a semblé le faire. La métaphy-
sique, à notre point de vue, malgré la nécessité de ses principes, est aussi
certaine que toute autre science. Elle n'atteint pas l'objet concret, l'individuel,
mais elle atteint sa part d'objet, et comme cette part consiste dans les formes
les plus générales, et par conséquent les plus foncières de l'être objectif, il
suit qu'au caractère de la plus grande nécessité ses lois réunissent le maximum
de pénétration objective.
Pour le nier, il faudrait avoir établi que c'est l'esprit humain qui est cause
de la nécessité qui se rencontre dans l'objet de sa connaissance. Mais qui
l'établira ? Constance et nécessité ne sont pas.synonymes de subjectivité. Sur
ce point la thèse Kantienne croule dès lors qu'on admet la possibilité d'un
esprit, auteur des catégories et des lois dans l'objet, autre que l'esprit humain.
Il n'en reste plus qu'une hypothèse, laquelle, nous l'avons vu est contredite
par le fait de la nature intentionnelle et représentative de nos idées.

Je ne veux pas prolonger davantage la partie contentieuse de mon travail.


J'aurais, il est vrai, quelque velléité de venger le syllogisme aristotélicien du
double reproche de cercle vicieux ou d'obscurité dont, au dire de M. Boutroux,
il ne peut être lavé. Nous reviendrons quelque jour à cet intéressant sujet.

(1) Il. Phyt. lect. ni. – Melaph. c. m.


Pour le moment, j'ai mieux a faire en louant sans réserve la manière dont
M. Boutroux a fait leur procès aux théories mécanistes et dynamistes, anciennes
et modernes. Nous sommes heureux de l'entendre dire qu'après tout, les
mécanistes n'ont pas expérimenté la force, que la mécanique des mathéma-
ticiens n'est qu'abstraction, qu'elle enregistre seulement les conditions
formelles des mouvements, non leurs causes réelles que la question de la
force réelle, physique, reste tout entière. Un thomiste ne peut que se réjouir
d'entendre proclamer en pleine Sorbonne, qu'une des conséquences du théo-
rème de Clausius sur la distribution de l'énergie, est incontestablement l'intro-
duction de la notion de qualité dans les lois générales du mouvement et que la
fameuse loi de la conservation des forces regarde seulement la quantité. C'est
l'apparition dans la physique scientifique nouvelle d'une notion qui tôt ou tard
appellera, dans la physique supérieure, la notion de la forme avec laquelle elle
est intimement liée.
En résumé, si j'ai critiqué le principe au nom duquel M. Boutroux fait appel
à la science, je ne puis qu'applaudir aux résultats auxquels ;cet appel
aboutit chez un esprit aussi ferme que perspicace. Mais pourquoi donner à ces
résultats le nom par trop modeste de croyances, alors que tous ceux qui les
ont entendus énoncer par l'honorable professeur ne demanderaient pas mieux
que de saluer en eux l'aurore de quelques-uns des dogmes scientifiques futurs I
(A suivre.)
Fh. A. Gaudeii., O. P.
lecteur en théologie.
COMPTES RENDUS

M. Albert Fanges, L'idée du Continu dans l'Espace et le Temjys (Roger et


Chernoviz, 1892).
Les Études philosophiquesde Albert -n-ges sont connues du public (1). Les
M

liautes approbations qu'elles ont reçues de toutes parts ont prouvé à l'auteu
en même temps que l'à-propos de son entreprise, le rare bonheur avec lequel
il a su l'exécuter. Sa tâche, assurément, n'était pas ingrate, comme l'ont pré-
tendu quelques-uns; elle était du moins délicate et difficile; il fallait, pour la
remplir, une variété de connaissances et des qualités d'esprit qui se sont heu-
reusement rencontrées dans les travaux de l'émiiient sulpicien. A personne
plus qu'à nous il n'appartient d'applaudir à ces nobles efforts; nous sommes
convaincus, nous aussi, que la doctrine de saint Thomas d'Aquin a de quoi
satisfaire les intelligences altérées de vrai, même au xixc siècle, et quiconque
travaille pour elle est avec nous.
Le sujet traité par M. Farges dans son dernier livre est beaucoup plus large,
en réalité, que ne semble l'indiquer le titre. La théorie du continu, seule an-
noncée, n'absorbe qu'en partie les préoccupations de l'auteur, qui s'attache à
éclairer sur toutes leurs faces, à la lumière des données péripatéticiennes, ces
passionnants et obscurs problèmes l'étendue, le nombre, l'espace, le lemps.
L'ouvrage se divise en quatre parties nettement distinctes
1° Objectivité de l'espace et du temps.
2° Nature de la quantité en général.
3° Nature de l'espace.
4° Nature du temps.

(1) Titres des études publiées


I. Théorie fondamentale de l'Acte et de la Puissance, du Moteur al du Mubile,
2« édition. II. Matière et Forme en présence des sciences modernes (mémoire admis
au Congrès scientifique international des catholiques), 2e édition. III. La Vie et
l'Évolution des espèces avec une thèse sur l'évolution étendue ù la formation du corps
de l'homme, 2e édition. IV. Le Cerceau, l'Ame et les Facultés (Réfutation du ma-
térialisme contemporain, avec planches anatomiques), 2e édition. V. L'Objectivité
de la. perception des sens externes et les théories modernes, 2e édition. VI. L'idée
du Continu dans l'Espace et le Temps (Réfutation du Kantisme, du Dynamisme et
du Réalisme, avec figures). L'idée de Dieu d'après la Raison et la Science (En pré-
paration).
La première partie, particulièrement destinée à réfuter le Kantisme, y réussit,
selon nous, fort bien. L'auteur fait nettement ressortir la contradiction tant de
fois signalée entre la partie critique et la partie positive de l'oeuvre de Kant.
Il signale les nombreuses confusions sur lesquelles reposent les antinomies et
fait voir clairement que le caractère a priori des idées d'espace et de temps,
qui n'impliquerait pas du reste nécessairement leur subjectivité absolue
n'est nullement démontrée par le philosophe allemand. Cette partie de l'ou-
vrage, cependant, est loin, à notre avis, d'être la plus forte; mais elle est satis-
faisante et solide dans l'ensemble; a côté de la preuve discutable, il y a tou-
jours la vraie preuve, celle qui porte la conviction dans un esprit ouvert et non
prévenu.
La nature de la quantité en général et en particulier de la quantité continue,
qui forme la seconde partie du livre, est étudiée avec soin et sagacité. A part
certaines inexactitudes de langage, quelques confusions sans importance et une
ou deux interprétations de textes selon nous fautives, la doctrine de nos com-
muns maîtres Aristote et saint Thomas d'Aquin est nettement exposée et habi-
lement défendue. La critique du dynamisme, en particulier, nous a paru remar-
quable de netteté et de force. Entasserles invraisemblances et les dontradictiocs
pour ne rien expliquer, tel est le reproche que M. Farges adresse a cette doue-
trine, et qu'il justifie pleinement. Le paragraphe sur les rapports du volume "é't
de la masse, sur la dilatabilité et la compressibilité des corps est également
lumineux, quoique trop écourté peut-être. Nous aurions su gré à l'auteur dse
donner un peu plus d'étendue à cette iniportante matière, dùt-il pour cela sacri-
fier quelque chose de ses longues recherches sur la bilocation.
Enfin, dans une troisième, et une quatrième parties, M. Farges développe les
notions d'espace et de temps qui sont au fond l'objet principal de son livre. C'est
dans ces deux derniers chapitres que l'auteur met le plus heureusement es
œuvre son savoir et sa netteté d'esprit. Il y a là quelques pages vraiment
fortes, des aperçus qui, sans être absolument personnels, revêtent, grâce à ifi
clarté de l'exposition qui en est faite, une couleur de vérité que ne leur donnent
pas toujours les auteurs mêmes d'où ils sont tirés. Toutefois nous exprimerons
une réserve il nous semble qu'en ce qui touche la question de l'espace 3
règne dans l'ensemble des vues de l'auteur une certaine confusion. Nous trou-
vons, par exemple, page 21ii, la phrase suivante « Cette notion (la notion du
lieu intérieur) nous fait comprendre comment est possible le mouvement de
l'ensemble des mondes, ou bien celui de l'oiseau dans l'hypothèse où tous les
êtres qui l'enveloppent seraient anéantis ». Nous tournons quelques feuillets et
nous trouvons, page 227, cette autre phrase « Au delà de l'ensemble des
mondes créés, il n'y a rien que le néant; ou, pour mieux dire, il n'y a pas d'au-
delà réellement existant, il n'y a que des possibles existant dans l'intelligence
divine ». Il nous est impossible de ne pas voir entre ces deux phrases une
contradiction formelle. Si le monde se meut dans son ensemble et qu'il n'y ait
en dehors de lui que le néant, où donc va-t-il Le néant n'est pas un réceptacle.
Si la suppression des réalités qui entourent et enveloppent l'oiseau entraîne 1*
suppression de toute distance spatiale, de toute possibilité objective hors de
l'intelligence divine, où va l'oiseau? Telle est cependant la doctrine exposée et
défendue dans le cours de l'ouvrage. La contradiction est flagrante, elle se
reproduit plusieurs fois en divers endroits du livre, et la source en est,
croyons-nous, dans une double conception fausse de l'auteur. D'abord, cette
notion de « lieu intérieur » que M. Farges croit trouver dans Aristote, et qui
n'y est pas, ne saurait être admise, étant donné l'ensemble du système. Si on
peut dire d'un corps qu'il est en lui-même, ce n'est qu'indirectement, eu raison
de ses parties qui sont en lui et qui sont lui d'une certaine manière. Mais si un
corps peut être dit en lui-même, il n'y est pas pour cela comme dans un lieu,
Aristote, à qui cette notion est empruntée, a pris soin de le dire. La
partie n'est pas dans le tout localement, dit il, et ainsi le tout ne sau-
rait être localement en lui-même en raison des parties. Donc le lieu intérieur
n'existe pas. De plus, la notion de l'immobilité du lieu a été selon nous impar-
faitement comprise. Le lieu d'un corps est immobile, selon Aristote et saint
Thomas d'Aquin en raison de l'invariabilité de sa position relativement a l'en-
semble de l'univers. Dès lors, il est clair que si on parle de l'univers lui-même
et qu'on le considère comme un tout unique, lui accordât-on un lieu intérieur,
l'immobilité de ce lieu prétendu ne se comprend plus car il n'y a plus de termes
de comparaison dontla proximité ou l'éloignement puisse donner lieu ù une posi-
tion fixe. Ainsi, dire que l'univers dans son ensemble est quelque part, c'est dire
une chose inintelligible il est en lui-même c'est très vrai; mais il n'y est pas
comme dans un lieu, et, v fùt-ilde cette manière, comme ce lieu est pour lui le
seul qui existe, il ne saurait en changer ni par conséquent se mouvoir. Il est pos-
sible que ces théories répugnent à l'imagination, qui se 'représente invincible-
ment l'espace comme un immense réceptacle vide oui univers est plongé mais
M. Farges sait très bien que l'imagination est ici mauvais juge, et il l'a assez
morigénée dans son ouvrage pour que ses retours offensifs ne l'épouvantent
pas. Du reste, quoi qu'il en soit des difficultés du système, il faut ou le rejeter
en bloc, ou en accepter les conséquences: c'est ce que n'a pas fait sur ce point
le savant auteur. Hâtons-nous d'ajouter que ce n'est la qu'une faiblesse de peu
d'importance, faiblesse que rachètent amplement les excellentes pages que le
traité renferme, et la lumière où ces quelques ombres se trouvent noyées.
Le dernier traité, celui de la nature du temps, nous a paru, à certains égards,
le meilleur et le plus précis du livre. Un peu plus de développementn'aurait
pas nui peut-être; mais la sobriété de l'exposition ne l'empêche, pas d'être
complète, et quand on connaît la question d'avance on reconnaît sans peine que
tout est dit. Une remarque seulement L'auteur, semble-t-il, ne fait pas ressortir
suffisamment le caractère purement accidentel de la continuité du temps. A cer-
tains moments, il semble même faire de cette continuité une condition essen-
tielle de toute durée; mais ce n'est la sans doute qu'une apparence, l'auteur sait
que le temps est essentiellement un nombre; qu'il n'est continu qu'en raison
de son support, le mouvement, lequel ne l'est lui-même qu'en raison de l'éten-
due où il se produit.
En résumé, l'impression qu'on éprouve à la lecture du livre dç M. Farges est
des plus satisfaisantes ce livre est fait, ainsi que ses devanciers, pour consoler
les vrais thomistes de tant de pastiches maladroits où la doctrine des maîtres,
ridiculement travestie ou gauchement transcrite, est exposée de la meilleure
foi du monde aux haussements d'épaule des gens d'esprit et aux avanies des
malveillants. Aussi attendons-nous avec impatience le nouveau 'travail que
M. Farges nous annonce. L'idée de Dieu d'après la Raison et la Science,voilà un
titre qui promet beaucoup nous sommes sûr qu'il tiendra parole, et nous
applaudirons de grand cœur au succès.

Fit. A. D. Sertillanges, O. P.
professeur de théologie.

M. G.-L. Fonsegiiive. François Bacon (Paris, D. Lethielleux, 1893).

Le livre qui nous est présenté sous ce titre François Bacon, par M. Fonsegrive,
est très étudié. Exposition et examen du système, sa mise en valeur, tout est
judicieux, attachant et les critiques finales, les restrictions faites surpren-
dront peut-être. Il serait difficile de requérir avec autant de réserve et de
modération et de châtier aussi fort. Rien à peu près rien, ne survit de la gloire
posthume que le xvm0 siècle avait attaché au nom et à l'ceuvre de Bacon. Les
hommages naïfs et les appellations dithyrambiques que nos vieux manuels de
philosophie relataient avec emphase – père de la philosophie moderne, émanci-
patcur de la pensée, inventeur de l'induction, initiateur du mouvement scien-
tifique contemporain provoquent le sourire après les critiques sages, dis-
crètes, mais impitoyables du très distingué M. Fonsegrive.
Cette étude sur Bacon comprend trois parties la Polémique, le Système et
l'Influence.
Une introduction nous retrace en quelques bonnes pages la vie de Bacon et
nous révèle l'idée directrice de sa philosophie.
Nous ne parlerons pas de l'homme, qui fut misérable.
Quel fut le philosophe? quelle est sa philosophie? Nul avant lui n'a assigné
la fin véritable de la science et de la philosophie selon M. Fonsegrive, la pen-
sée de Bacon est tout entière formulée dans les lignes suivantes « La fin véri-
table et légitime des sciences consiste uniquement à doter la vie humaine de
nouvelles inventions et de nouvelles richesses ». Il a en dégoût les spéculations
qui ne peuvent servir à rien. Il veut asseoir les fondements de l'utilité et de la
grandeur humaine, et il appelle les hommes au combat contre la nature afin
d'étendre les bornes de la puissance humaine.
Dans la première partie de son travail, M. Fonsegrive nous remémore la polé-
mique de Bacon. Le philosophe anglais a le dédain d'un révolté pour les abstrac-
tions, le dogmatisme, les écoles etles chefs d'école. Anathème à tous ceux qui n'ont
pas une pensée personnelle, a tous ceux qui ont accaparé l'opinion, qui ont
enchaîné les vues propres et originales. Il est donc facile de prévoir quelles
seront ses sympathies, quelles seront ses haines.
Il aime et il admire ces premiers penseurs qui sur tous les rivages de la Grèce,
colonies ioniennes, Sporades et métropoles européennes, ont étudié et interrogé
la nature par goût, qui ont été philosophes sans prétention de dogmatisme, dans
le seul but de découvrir la vérité. Il attaque violemment les sophistes, et ce mot
est très compréhensif dans la bouche de Bacon, car pour lui Socrate, Platon et
Aristote sont des sophistes. « Les uns et les autres se posaient en maîtres,
ramenaient tous les sujets à des discussions,fondaientdes sectes philosophiques
et combattaient comme hérétiques les opinions opposées». On a dit que le génie
égorge ceux qu'il pille. Aristote, qui a pillé ses maîtres, a absorbé et étouffé leur
nom et leur gloire. Aussi Bacon dirige-t-il contre lui ses grands coups.
Nous recommandons principalement tout ce chapitre sur Aristote et les scolas-
tiques. Nous faisons nôtres les critiques et les restrictions de M. l'onsegrivc.

Le second livre qui est le plus important, où le système de Bacon est large-
ment exposé, a cinq chapitres
Classification des sciences. Méthode. Métaphysique. – Œuvre scienti-
fique. Morale.
Le chapitre de la Méthode ou de l'Induction Baconienne est substantiel. Bacon,
avons-nous déjà dit, veut livrer à 1 homme l'empire de la nature. Il veut le cons-
tituer maître des corps dont il pourra user, qu'il pourra transformer à son gré.
Comment et à quelles conditions cet empire est-il possible? Il faut connaître
deux choses, dit-il 1° la nature naturante d'un être; 2° la manière dont se
produit cet être. Il requiert donc la connaissance de la cause formelle et de la
cause efficiente. Tout l'effort de la méthode sera de trouver les lois qui permet-
tront de provoquer et de renouveler les phénomènes. Bacon a-t-il réussi dans
la recherche des lois de l'induction? A-t-il failli à ses promesses ? Lisez M. Fon-
segrive. Après une longue étude très détaillée, très minutieuse sur le procédé
Baconien, après une laborieuse reconstitution des échelles, de la pyramide et des
degrés, il conclut « Nous savons comment nous devons nous préparer à po-
ser le pied sur le deuxième échelon de la science, mais Bacon ne nous dit pas
où nous devons le poser. Si nous nous demandonsquelle était cette induction,
cette méthode merveilleuse, ce JVooum orr/anuni qui devait mettre aux mains de
l'homme les secrets de la nature. nous sommes réduits à avouer que nous ne
la connaissons point. Bacon a été cruel il nousavait fait espérer de nous rendre
la clef du paradis perdu, il nous laisse sur nos espérances ». Et dans quelques
pages, l*éminent critique expose la théorie complète de l'induction telle que l'a
comprise Aristote. Nous soulignerons deux principes que Bacon a méconnus et
qui intéressent hautement la philosophie expérimentale une seule expérience
peut donner la certitude de la loi l'induction n'est pas une accumulation d'ex-
périences. Une seule expérience peut donner la certitude de la loicarle but de
l'induction est de découvrir la relation essentielle qui existe entre divers phé-
nomènes, de chercher dans l'antécédent ce par quoi il s'enchaîne au conséquent,
ce qui en lui est producteur de l'effet et cause propre et formelle. Or dans
un seul fait, dans un seul phénomène, cette relation, cette loi se retrouve, est
incarnée toutenticrc. Une seule expérience, que dirigera, que présidera un espritt
affiné et éveillé, sera plus féconde en résultats que mille expériencesconfuses et
mal conduites. « Qu'est-ce que le génie scientifique, sinon cette vision plus
aiguisée et plus intense qui saisit des rapports là où le vulgaire n'en voit pas ».
Et M. Fonsegrive conclut logiquement à la nécessité d'un double facteur sen-
sible et mental. Nous ne voyons pas seulement Callias qui est homme, avait
remarqué très finement Aristote, mais l'homme qui est en Callias. Tandis que le
sens découvre les singularités de Callias, ses qualités individuantes, l'esprit
atteint la l'orme, perçoit, à travers les données sensibles, les éléments intelli-
gibles et universels qui constituent l'humanité dans Callias. Et de même
que l'œil ne peut se tromper quand il sent qu'il voit, ainsi l'esprit ne peut se
tromper quand il appréhende l'universel. L'esprit agit comme un sens en face
de son objet. Sa seule garantie est la certitude intime de la valeur de son
appréhension. »
Nous aurions aimé faire une longue halte au beau chapitre que M. Fonsegrive
consacre à l'étude de la morale de Bacon. Ce point de vue était peu exploré. Aussi
avons-nous lu avec curiosité ces quelques pages qui ont été une révélation pour
nous. Bornons-nous à signaler la grave erreur que Bacon, malgré son éducation
chrétienne n'a pas évitée, que son farouche compatrioteHobbes reprenait quelques
années plus tard et que les Étals, monarchies et républiques contemporains, vou-
draient appliquer au détriment de la liberté et des premières lois de l'ordre moral.
Bacon a subordonné le bien individuel au bien social, il a asservi l'homme au
citoyen. Il n'a pas vu, il n'a pas compris que l'homme a des droits et des devoirs
essentiels et primaires, sur lesquels l'État ne peut entreprendre; que les unités
complexes etcollectives Famille, Patrie,Humanité,sont postérieures,inférieures
par conséquent; que les exigences, les droits de ces groupes, doivent déférer
aux droits fondamentaux de l'homme. Aussi M. Fonsegrive remarque-t-il avec
raison que la morale de Bacon n'est pas chrétienne.
Nous recommandons aux lecteurs tout ce chapitre, ces nobles pages où le
philosophe chrétien s'affirme et par la sûreté de la critique et par la délicatesse
du sens religieux.

L'influence de Bacun est longuement étudiée dans le IIIe livre. L'histoire


uous en est faite en quatre chapitres
De varia Verultimii fortunn. Influence scientifique. Influence philoso-
phique. Influence morale.
Jamais philosophe moderne, Descartes excepté peut-être, n'a suscité autant
de sympathies et de haines. M. Fonsegrive évalue avec équité les motifs qui ont
inspiré les unes et les autres. Évaluation difficile, arbitrage délicat, puisque
Claude Bernard et Licbig parmi les savants, Barthélémy Saint-Hilaire parmi les
philosophes, font des restrictions très sévères et sont élogieux à demi. II. Bro-
chard affirmait récemment que l'œuvre de Bacon a été de grande importance
en philosophie « II a donné la théorie de la méthode expérimentale, et il l'a si
bien formulée que Stuarl Mill, après lui, n'y a rien ajouté d'essentiel ». M. Bro-
chard a raison sans doute, répond avec à propos M. Fonsegrive, si la méthode
préconisée par Bacon est la méthode même que suivent les savants. Mais c'est
précisément là ce qui demeure en question, car si les philosophes croient trou-
ver dans Bacon la méthode des savants, les savants assurent qu'ils ne connaissent!
point du tout dans l'Organum la description de leurs procédés.
Fit. Vi:«cent ROSE,
des Frères Prêcheurs.

MB' R. Martixez-Vigil, O. P. – Anligua Civilisacion en Islas Philipinas.


Tel est le titre d'une curieuse et intéressante brochure que vient de publier
l'évêque d'Oviedo, Mgr Raymond Martinez-Vigil, de l'Ordre des Frères-
Prêcheurs.
L'éminent Prélat, alors qu'il était simple religieux, avait traité cette matière
dans une série d'articles de l'Espagne Iloderne, l'une des revues scienti-
fiques et littéraires les plus appréciées chez nos voisins d'au delà des Pyrénées.
C'est déjà une recommandation pour le travail de Mgr Martinez-Vigil d'avoir
paru dans cette revue, ou figurent les noms les plus illustres que possède
aujourd'hui l'Espagne lettrée Varola, Campoamor, Castelar, Menendez-
Pelayo, etc. Mais il a un autre mérite, celui d'avoir été écrit en connaissance
de cause, autant que le comporte le sujet. Le docte Dominicain, en effet, est
demeuré fort longtemps aux îles Philippines, et sait à fond l'histoire de ce
pays, non seulement depuis son annexion à la couronne de Castille, mais encore
depuis l'époque préhistorique.
Ses voyages et ses excursions à travers ces îles lui ont donné tout le profit
que pouvait en espérer un homme avisé et un observateur habile. Il a vu et
examiné de près les coutumes de ces peuplades, cherchant chez elles les ves-
tiges du passé et les comparant avec ce qui existe de nos jours il a lu les chro-
niques anciennes des Ordres Religieux qui évangélisèrent ces iles, et étudié
les Codex et manuscrits que possède l'Université de Manille, dont il a clé, pro-
fesseur durant de nombreuses années. Les renseignements détaillés et origi-
naux, recueillis et coordonnés dans la brochure de l'évêque d'Oviedo, offrent
donc toutes les garanties possibles de véracité ils ont l'autorité d'un témoin
oculaire, qui a pu observer exactement tout ce qu il rapporte.
La source principale cie ces renseignements sur l'Antique cœiïisnlion des
Iles Philippines ,est, comme le déclare Mgr Martinez-Vigil, un Codex in-folio,
de papier de riz, qui a été achevé en 1610. Il embrasse toute la période de con-
quête et de pacification des îles Philippines, et s'étend jusqu'à 1606. L'état de
culture et d'industrie du pays jusqu'à l'arrivée des Espagnols y est exposé en
détail. Ce document se divise en cinq livres ceux-ci, en cent quatre-vingt-trois
chapitres, sans compter le Prologue et la Dédicace. Il commence par ces mots
La province des Philippines, etc. et finit ainsi Je demande pardon des fautes
qui m'auraient échappé dans cel ouvrage; et pour récompense, si j'en mérite
quelqu'une, les prières de tous ceux qui le liront. L'auteur, versé en toute sorte
de connaissances, familiarise avec les historiens des peuples anciens, avait
habité les Philippines, lorsqu'il acheva son œuvre, vingt-neuf ans; d'où nous
concluons qu'il aborda à ces terres de l'Archipel en 1381 et en parcourut en-
suite les îles principales ».
Ainsi s'exprime Mgr Marlinez-Vigil dans l'introduction de sa brochure et
pour nous en indiquer le but il ajoute: « Nous avons voulu uniquement recueil-
lir et coordonner les renseignements épars dans le Codex que nous avons ren-
contré et dont nous avons apprécié le mérite ».
Voici la table des matières de la publication faite par Mgr l'évêque d'Oviedo
Idées générales peuples aborigènes des Philippines, appelés Négrillons ou
/Etas les Indiens des Philippines et les nations principales qu'ils forment; cou-
tumes, habitations, meubles, commerce, instruction et agriculture, morale.
Religion, sacerdoce et sacrifices cosmogonie des anciens peuples des Phi-
lippines' métempsychose augures.
Mariages, répudiation, héritages et sépultures.
Usure et esclavage; festins, chasse, médecine, industrie, etc.
Conclusion.
Fn. N. DEL P. O. P.
CORRESPONDANCE
AU R. P. DIRECTEUR DE LA REVUE THOMISTE

Mon Révérend Père,


Il me revient que, dans un de ses derniers numéros, la Revue des Eludes
religieuses a vivement critiqué un article de notre Revue Thomiste. C'est son
droit incontestable, pourvu que ces critiques soient fondées, et je ne saurais
m'immiscer en cette affaire. Mais, entre autres griefs relevés par un rédacteur
de la docte Revue, le R. P. E. Portalié, figure, parait-il, celui de m'avoir décerné
k un brevet d'orthodoxie thomiste pour l'évolution appliquée même à l'orga-
nisme humain ». Sous cette expression tant soit peu ambiguë d'organisme
humain, il n'est pas difficile d'apercevoir le fond de la pensée de l'auteur. Pour
que mon opinion sur ce point soit suspectée, il faut bien qu'elle ait à ses yeux
quelque rapport avec le Darwinisme pur et quelque parenté avec la descen-
dance simienne de l'homme; sans cela comment les orthodoxes rédacteurs des
Etudes religieuses se seraient-ils attardés à la relever? Ce n'est du 'este pas la
première fois qu'un tel reproche me vient de ce côté. J'ai déjà répondu à ceux
des Révérends Pères qui m'avaient attaqué, et je croyais l'affaire réglée entre
nous mais il parait qu'il n'en est rien, puisqu'on revient à la charge. Ceci me
met en demeure de m'expliquer de nouveau avec eux sur ce point délicat c'est
ce que j'entreprends ici sous la forme d'une lettre que je vous adresse.
Vous n'ignorez sans doute pas comment j'ai été amené a parler du corps de
l'homme au point de vue de l'évolution. Partisan de l'évolution restreinte aux
espèces organiquesinférieures à l'espèce humaine, j'ai dû me demander si notre
humanité n'était pas impliquée par quelque côté dans le mouvement général.
La chose s'imposait avec d'autant plus de raison que nos adversaires, les
incroyants, s'efforcent, par tous les moyens possibles, de faire rentrer l'homme
tout entier dans la série des transformations animales.
Comme bien vous pensez, j'ai commence par établir une ligne de démarca-
tion infranchissable entre l'homme et la brute, fondée sur la présence en nous
d'un principe spirituel et immortel appelé âme raisonnable, principe essentiel-
lement différent de l'àme des bêtes et d'une nature infiniment supérieure. Cela
posé, je me suis demandé si, pour répondre aux exigences des transformistes,
il ne serait pas possible de leur accorder au moins la formation du corps de
l'homme. A cette question ainsi nettement posée et formulée, j j'ai répondu
catégoriquement Non et cela à plusieurs reprises. Vous pouvez vous en
assurer en parcourant le chapitre x de mon opuscule sur l'Évolution restreinte.
Ainsi, page 236, vous lirez « Ne pourrait-on pas scinder l'homme en deux,
attribuer la partie supérieure à l'action immédiate de Dieu et faire dériver de
l'animalité la partie inférieure? En d'autres termes, le corps humain ne peut-il
pas être considéré comme un produit de l'évolution ? Je réponds tout de suite
suns hésitation Xon, cela n'est pas admissible ». Page 266, vous pouvez lire
encore « Les conclusions de la science viennent donc aboutir à celles de la
théologie et les confirmer en nous disant Non, le corps de l'homme ne dérive
pas des singes anthropoïdes ». Et finalement, page 273 « Je crois et je confesse
que le corps de l'homme ne dérive pas de l'animalité, mais qu'il est le produit
direct de la puissance divine par l'infusion de l'âme raisonnable ».
C'est bien, pourront me dire les docteurs des Eludas religieuses, nous ne
contestons ni votre sincérité, ni vos intentions, pas plus que vous ne suspectez
les nôtres mais, à quoi bon les protestations, si la doctrine que vous professez
est mauvaise? C'est elle précisément que nous incriminons.
En réponse à cette distinction entre mes intentions et mes idées, il me faut
analyser celles-ci avec le plus grand soin afin de ne laisser subsister aucun
doute.
Vous le remarquerez d'abord, je ne me suis pas contenté d'affirmer avec le
concile provincial de Cologne, approuvé a Rome sans réserve, avec l'ensemble
des Pères de l'Eglise, avec le texte de la Genèse bien compris; enfin avec l'École
tout entière; je ne me suis pas contenté d'affirmer, dis-je, que le corps de
l'homme a été façonné directement par la main de Dieu mais encore je l'ai
prouvé parles principes mêmes et la doctrine thomistes sur le composé humain
doctrine et principes adoptés, vous le savez, par l'Eglise catholique.
Mais allons plus loin et voyons si ce que j'ai ajouté ensuite ne serait pas de
nature à contredire mes déclarations et ne prêterait pas le flanc à la critique.
C'est probablement là ce que prétendent les Etudes religieuses.
Voici donc ce que j'ai ajouté Si le corps de l'homme a été formé directement
par Dieu lui-même, ne pourrait-on pas cependant admettre que le substratum
destiné recevoir l'âme humaine, et à devenir par conséquent le corps de
l'homme ou l'organisme humain, car c'est tout un; ne pourrait-on pas supposer
que ce substralum est l'œuvre des causes secondes, et qu'il a été préparé, sous
l'action du Créateur toujours, par l'évolution?'l
Sans me faire positivement l'apôtre de cette idée, je me suis pourtant
appliqué i montrer ce qu'elle peut avoir de plausible; voici comment j'ai
procédé
D'abord j'ai établi que le limon d'où est sorti le corps de l'homme n'avait
pas reçu l'âme raisonnable sans avoir subi au préalable une formation; la Genèse
est formelle sur ce point Formavil, dit-elle, el inspiravit. Dieu a formé d'abord,
il a animé ensuite. Laissez-moi vous signaler, en outre, ce qu'on ne remarque
peut-être pas assez; savoir, que cette formation préalable du limon a été opérée
en dehors du paradis terrestre. Adam n'a été introduit dans le jardin de délices
qu'après avoir reçu le don de l'âme raisonnable qui l'a fait homme, suivant le
langage de l'Ecriture W fttctus fat /toino ht aninuini vivcntem. Jusque-là je
crois m'élre tenu daus les limites de la plus rigoureuse orthodoxie.
En second lieu, je me suis demandé en quoi pourrait bien consister cette
préparation du limon, celle formation antérieure à l'insufflation de l'âme.
Comme l'Ecriture, l'Église, la tradition, toutes les autorités en un mot, ne
disent rien de positif sur cet article, serait-il téméraire de penser que l'évo-
lution pourrait bien avoir été le moyen choisi par Dieu pour cette préparation?
Non seulement je n'ai pas repoussé l'idée comme téméraire mais je l'ai même
présentée comme probable et j'en ai donné trois raisons; je ne puis que les
indiquer ici sommairement
La première, c'est que la Genèse se sert mot pour mot des mêmes expres-
sions soit pour décrire la formation des animaux, sortis eux aussi du limon de
la terre, soit poiii- indiquer celle du subxtralum en question. La
pour iiidir[tier l,a seconde pi-oc~,de
procède
de ce principe proclamé par la Bévue des Études religieuses elle-même, savoir
que rien n'est sans raison et sans but. Or quelle raison d'être peut-on assigner
à ces myriades de types et d'individus qui ont précédé aux âges géologiques
la venue de 1 homme sur la terre, sinon qu'ils ont servi de préparation a son
avènement? Quand un théologien ou un philosophe proclame vaguement cette
vérité, sans pouvoir dire ni en quoi, ni comment cette préparation a pu con-
sister, on trouve néanmoins l'idée superbe, on la proclame grandiose; pourquoi
donc, lorsqu'on donne à cette même idée une consistance, une réalité palpable,
pourquoi deviendrait-elle dangereuse ou suspecte? Enfin, une dernière raison
en faveur de l'évolution sur ce point, c'est qu'elle fournit une réponse toute
naturelle aux objections que nous font les matérialistes au sujet des organes
rudimentaires qui semblent relier l'homme à la série animale. Dans l'hypothèse
de l'évolution préparant le substrat uni destiné à devenir le corps humain par
l'infusion de l'âme raisonnable; dans cette hypothèse, ces organes rudimen-
taires sont tout simplement des témoins d'un état de choses antérieur à
l'animation.
Maintenant je crois les rédacteurs des Eludes religieuses assez versés dans
les distinctions scolastiques pour ne pas confondre le subxlralum dont je parle,
quin'a absolument rien d'humain tant que l'âme raisonnable ne l'a point informé,
pour ne pas confondre, dis-je, ce subslratum avec l'organisme humain, c'est-
à-dire, ne jouons pas sur les mots, avec le corps de l'homme. Lors donc qu'ils
viennent dire que j'applique l'évolution jusqu'à l'organisme humain, c'est pure
calomnie mauvaise intention mise à part, je le répète, en soi c'est une calomnie
absolument gratuite. Que diraient nos doctes rédacteurs, partisans sans doute
de la classique statue d'argile, que diraient-ils si je les accusais de faire dériver
le corps de l'homme du limon de la terre? Ils se récrieraient certainement et
à bon droit, en disant L'argile n'est devenue chair humaine qu'après et par
l'insufflation de l'âme. Qu'ils me permettent d'en dire autant de mon subslratum,
et nous finirons par être d'accord.
Je ne veux pas finir cette discussion sans vous soumettre la réflexion sui-
vante elle trouve ici légitimement sa place du moment que les Révérends
Pères de la Société de Jésus vous font un grief de m'avoir donné un brevet
d'orthodoxie thomiste. Vous connaissez, et les Révérends Pères doivent la
connaître aussi, la théorie de S. Thomas sur l'animation du fœtus humain. Je
ne la discute pas, je l'expose telle qu'elle est enseignée dans les œuvres de
notre incomparable Docteur Angélique. D'après cette théorie, le fœtus humain
est d'abord informé par une âme animale avant de recevoir l'âme raisonnable;
mais si la critique des Révérends Pères est juste à mon égard, ils doivent
également l'appliquer 1 S. Thomas, car mon opinion est absolument identique
à la sienne. On me dira peut-être que le fœtus animal de S. Thomas est
ordonné à recevoir l'âme raisonnable et à devenir corps humain; mais dans
l'hypothèse de l'évolution chargée par Dieu de préparer l'organisme animal
destiné à recevoir la première âme humaine, est-ce que cet organisme animal
ne serait pas aussi ordonné à devenir homme? Vous le voyez, les deux théories
sont absolument identiques sur tous les points; dès lors les Révérends Pères
Jésuites doivent se croire en droit de proclamer S. Thomas père du darwinisme
et partisan de l'homme-singe qu'ils l'osent donc!
En résumé j'ai lieu de m'étonner que les graves et doctes rédacteurs des
Études religieuses puissent confondre le suhstralum, de mon hypothèse avec
Yorgaiiisme hunlain encore une fois, mauvais vouloir écarté, je ne vois d'autre
explication à ce mirage que le daltonisme intellectuel.

Fa. M. D. Leroy. O. P.
REVUE THOMISTE

M. TAINE (Suite) (i)

M. Taine a donc dans bien des occasions rendu justice avec


impartialité à la religion. Étranger aux défiances dont le clergé
et les ordres religieux sont si souvent lès victimes, il s'indigne
des procédés violents dont on use à leur endroit et des accusa-
tions injustes qu'on fait peser sur eux. Il-croit à leur sincérité
et à leur vertu, à leurs intentions droites et à leur dévouement
désintéressé. Il admire sans arrière-pensée l'élévation intellec-
tuelle de l'Église catholique, la perfection morale qu'elle implante
dans les âmes, la prudence avec laquelle elle les dirige, la force
avec laquelle elle les maintient, l'inspiration qu'elle nourrit dans
la littérature et dans les arts, l'élan qu'elle imprime aux vertus
et à la charité. Il réprouve ouvertement les persécutions et la
jalousie de l'État contre l'Église. « Sous la première et sous la
troisième République, l'État voit dans l'Église une rivale et une
adversaire en conséquence, il la persécute ou il la tracasse, et
nous voyons aujourd'hui de nos yeux comment la minorité gou-
vernante peut blesser incessamment, longtemps et sur un point
sensible, la majorité gouvernée; comment elle dissout les congré-
gations d'hommes et chasse de leurs maisons des citoyens libres
dont l'unique délit est de vouloir vivre, prier et travailler
ensemble; comment elle expulse les religieuses et les religieux
de l'hôpital et de l'école, avec quel dommage pour l'hôpital et
les malades, pour l'école et les enfants, à travers quelles répu-

(1) Voir Revue Thomiste, 15 juillet 1893.


REVUE THOMISTE. – I. 36
gnances et quels mécontentements du médecin et du père de
famille, par quelle profusion maladroite des deniers publics et
par quelle surcharge gratuite du contribuable déjà trop
chargé » (1).
Les sympathies de Taine vont à Pie VII, « cette âme douce,
candide; sensible » (2), et non pas à Napoléon, « ce chef de
bande. se jouant des idées et des peuples, des religions et des
gouvernements, jouant de l'homme avec une dextérité et une
brutalité incomparables, le même dans le choix des moyens et
dans le choix du but, artiste supérieur et inépuisable en prestiges,
en séductions, en corruptions, en. intimidations, admirable et
encore plus effrayant, comme un superbe fauve subitement lâché
dans un troupeau qui rumine » (3).
Taine est pour l'Église contre la Révolution, pour le curé « qui
est un brave homme » contre « les radicaux anti-chrétiens »
pour les expulsés contre les expulseurs, pour le prêtre fidèle à
ses serments et martyr de sa foi contre le prêtre ou l'évêque
constitutionnel devenu apostat par ambition ou par intérêt;,
pour « le frère instituteur, la sœur hospitalière ou enseignante»
contre les laïques qui servent moins bien et sont payés plus
cher (4).
Mais, essayons de pénétrer plus avant dans la pensée de
M. Taine. Quelles ont été au juste ses idées sur ces vérités
éternelles si capitales la nécessité et l'origine de la religion, la
Providence et l'existence de Dieu, la spiritualité de l'âme et la
loi morale?

M. E. Melchior de Vogué s'indigne d'avance contre ceux qui


appelleront Taine « un rationaliste, un sceptique, un fataliste,
un positiviste » (5).
M. de Vogué, dans l'article auquel nous faisons allusion, parle
de l'homme intime plus que du philosophe, et nous parlons du
philosophe plus que de l'homme intime. M. de Vogué juge Taine
par sa vie morale, et nous sommes obligés de le juger par ses
(1) Revue des Deux Mondes, 1er juin 1891, p. 507.
(2) Ibid., 1er mai 1891, p. 38.
(3) Rég. moderne, t. I, p. 17.
(4) Revue des Deux Mondes, 1er juin 1891.
!fi) Débats, 6 mars 1893, éd. rose.
oeuvres intellectuelles. Nous garderons notre admiration pour
ses vertus, mais au nom de la vérité nous serons forcé* de
censurer ses doctrines. D'ailleurs, comme l'avoue l'éminent aca-
démicien, il y eut dans Taine « un conflit tragique de plus en
plus marqué entre les aspirations de rame et les habitudes de
l'intelligence » (1); il est tout naturel que nous puissions cri-
tiquer et réprouver les doctrines de l'intelligence tout en louant
les qualités de l'âme.
Qu'a pensé M. Taine de la nécessité de la religion?

Dès sa première jeunesse, au moment où, selon le témoignage


de M. Paul Bourget, il brulalisait volontiers les sentiments chré-
tiens de ses compatriotes (2), Taine semble regarder comme une
infériorité à la fois intellectuelle et morale le besoin que certains
hommes ont de la religion. Tout le monde sait par quelles
angoisses a passé Théodore Jouffroy. Sans cesse, cette âme
gémissante et troublée se posait la redoutable question de la
destinée. Dans un jour d'orgueil la raison du philosophe avait
appris comment les dogmes finissent et elle ne pouvait trouver le
moyen de les faire renaître. Altéré de certitude, soupirant après
des vérités incontestables, évidentes, prouvées, et voyant se tarir
successivement les sources auxquelles il avait compté s'abreuver,
Jouffroy ne contenait plus sa désolation et son désespoir; malgré
lui, ses leçons, ses notes, ses discours trahissaient son inconso-
lable tristesse. Taine est sévère pour Jouffroy, qu'au fond il
accuse de faiblesse. Il n'a pas été assez fort pour résister à l'in-
fluence chrétienne qui avait gouverné son enfance, ou plutôt,
mars 1893, édit. rosé.
(1) Débats, 6
(2) Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, 3' éd., p. 196.
il s'est donné trop tard à la philosophie. Voilà ce qui explique
pourquoi Jouffroy appelle par toute son âme la religion qu'il a
quittée, voilà pourquoi, « jusqu'au bout, hors du christianisme,
il suit la pente du christianisme, et il cherche le salut sous un
autre nom » (1). Décidément, « les conversions complètes quand
elles se font tard laissent l'âme à jamais malade à vingt ans
on est déjà trop vieux pour devenir philosophe; celui qui quitte
sa religion doit la quitter de bonne heure après ce moment on
ne peut plus la déraciner sans ébranler tout le sol » (2). Jouffroy
« a raconté lui-même sa conversion, et comment, de chrétien, il
devint philosophe. Ce ne fut point une découverte tranquille,
mais une révolution sanglante. Dans de pareilles âmes, les
dogmes déracinés arrachent et emportent avec eux les parties
les plus vives et les plus sensibles du cœur. Leurs opinions sont
des sentiments, leurs croyances sont des passions, leur foi est
leur vie; et quand le raisonnement intérieur leur défend de
croire, c'est comme s'il leur commandait d'abjurer leur père ou
leur pays. Quinze ans plus tard son âme se soulevait encore au
souvenir de cet orage. Le coup avait été si fort que le contre-
coup lointain l'emporta jusque dans la poésie; son récit fut un
drame presque lyrique son style sévère et contenu s'épancha
tout d'un coup en images passionnées et pressées, II y eut telle
page qui rappela les lamentations sublimes de Byron et de
Lamartine » (3).

Voilà donc un philosophe qui a renié sa religion, et dont la


religion, Taine le constate, est presque l'unique préoccupation.
Il s'est converti trop tard à la philosophie, dit l'auteur des Phi-
losophes classiques. Mais Taine avance dans ses analyses, dans
ses études de critique, d'art, de littérature, d'histoire, de philo-
sophie il rencontre sur son chemin des hommes qui ont vécu
de la foi, d'autres qui n'ont jamais eu de religion, ou qui l'ont

(1) Philosophes classiques, p. 207.


{2) Ibid., p. 215.
{3) Ibid., p. 208.
quittée dès le matin de leur jeuuesse, et en disséquant leurs
âmes, il y découvre et y constate le même tourment, les mêmes
aspirations.
Pour nous, théologiens, ce fait historique s'explique sans
peine. La nature laissée à ses propres inspirations ne réclame
pas l'ordre surnaturel dont un abîme la sépare. Mais les secours
de grâce que Dieu octroie largement à tous, les restes d'une foi
souvent mal éteinte, l'écho affaibli et toutefois persistant des
révélations faites au premier homme, l'existence ininterrompue
de religions se réclamant d'une origine céleste rendent suffisam-
ment compte de ces élans vers un monde divin que les seuls
principes de la nature seraient impuissants à expliquer.
M. Taine ignore la cause, du moins reconnaît-il l'universalité
du fait.
Cette soif d'infini remplit l'âme attendrie de Fra Angelico,
et Pascal à la rude et austère nature, « se relève la nuit
pour écrire d'une main fiévreuse ses phrases brisées, d'une
incomparable éloquence, cris d'un cœur désespéré par la misère
humaine et un instant après rassasié des douceurs célestes » (1).
Ces élans vers une autre patrie soulèvent les poitrines brûlantes
de s. François d'Assise, de s. Bonaventure, de sainte Thérèse,
mais ils emportent aussi Balzac dont l'esprit et le sang ont brûlé
de toutes les fièvres » (2). Le divin Platon et Marc-Aurèle,
«
l'âme la plus noble qui ait vécu » (3); La Bruyère, « notre con-
temporain par sa tristesse et son amertume » (4); Carlyle et
Michelet se rencontrent sur le même chemin « de l'obscur au-
delà » songeant « anxieusement à ce foyer de l'Être dont nous
ne sommes que les reflets » (5).
Racine « l'homme le plus poli, ayant le tact des nuances et
des convenances, toujours aisé et noble dans ses manières et
dans ses discours » (6), Shakspeare « ce génie passionné et aban-
donné » (7); l'âme de Milton « lucide, incapable de trouble et

(1) Nouveaux Essais de critique, p. 11 et 12.


(2) Ibid., p. 53.
(3) Ihid., p. 249.
(4) Ibid., p. 45.
(5) Idéalisme anglais, p. 56.
(6) Nouveaux Essais, p. 213.
(7) LUI. anglaise, II, p. 233.
incapable de métamorphoses » (1), l'âme « violente et follement
sensible » (2) de Byron; Tennyson a le poète moral » (3), Musset,
le poète sublime et corrompu, l'homme de la prière et du blas-
phème, le chantre des élans divins et des débauches immondes,
Musset qui, « du même geste adore et maudit » (4), sont travaillés
par le même désir brûlant de percer le voile qui nous cache la
lumière et la félicité. Les Saxons, « de tous les Barbares les plus
fermes de corps et de cœur, les plus redoutés, les plus cruelle-
ment féroces, » avec leurs « yeux bleus farouches », et leurs
« cheveux d'un blond rougeâtre » (5) les Normands « héros et
brigands qui, pour sortir de leur solitude, se lançaient dans les
entreprises » (6) les Indous à « l'intelligence rêveuse et contem-
plative » (7); l'Anglais qui en entrant dans la vie « trouve sur
toutes les grandes questions des réponses faites » le Français
qui en entrant dans la vie « ne trouve sur toutes les grandes
questions que des doutes proposés » (8); les peuples, dis-je,
comme les hommes ont senti « cette inquiétude, ce sentiment de
l'immense et obscur au-delà, cette grave éloquence mélanco-
lique. commencement de la vie spirituelle » (9). Taine a trouvé
les hommes de tous les âges, de toutes les races, de tous les
milieux, vivant de la foi ou désirant en vivre, croyant en Dieu
ou désirant y croire. Dans leurs joies bruyantes, dans leurs rires
forcés, dans leurs ivresses et leurs débauches; dans leurs larmes
et dans leurs poignantes angoisses, dans leurs doutes et leurs
remords, leurs désespoirs, leurs prières et leurs blasphèmes
guerriers, poètes, philosophes, historiens, romanciers, artistes,
hommes du monde et hommes du peuple, races du nord ou races
du midi, fils de la barbarie ou fils de la civilisation, tous instinc-
tivement ou d'une manière réfléchie, ont crié vers Dieu, appelé
la certitude surnaturelle et les clartés de la révélation. A l'avidité
de leur jeunesse, à l'ambition de leur virilité, à leur vieillesse
(1) LUI. anglaise, II, p. 412.
(2) Ibid., IV, p. 337.
(3) Ibid., V, p. 490.
(4) Ibid., p. 467.
(5) Ibid., p. 7-8.
(6) Ibid., p. 74.
(7) Nouveaux Essais, p. 269.
(8) Lilt. ang., V, p. 465.
(9) Ibid., I, p. 47.
découragée, le monde, l'étude, la science ne donnaient ni assez
de lumière, ni assez de bonheur; volontairement ou malgré eux
ils ont demandé au ciel de s'ouvrir sur leur tête, et au Dieu
positif, un, personnel, de parler à leurs âmes.

A la fin de sa vie, Taine ose à peine affirmer qu'une « élite


imperceptible » peut sans souffrance se passer d'une religion.
Et encore cette élite existe-t-elle? Non, « l'idée pure nesuffit
à personne. « Il faut un culte, une légende, des cérémonies, afin
de parler au peuple, aux femmes, aux enfants, aux simples, à tout
homme engagé dans la vie pratique, à l'esprit humain lui-même
dont les idées, involontairement, se traduisent en images » (1).
Si cette élite existe, nécessairement Taine en fait partie, il en
est au moins le dernier survivant et le dernier apôtre. Eh bien,
son cœur est-il fait différemment de celui des autres hommes, ou
son esprit plus lumineux et plus riche suffit-il pour répondre aux
besoins de son cœur? Non. Et je pourrais rappeler « les innom-
brables passages où se trahit chez le psychologue victime de
sa propre méthode, le découragement suprême et l'irrémissible
maladie du cœur » (2).
Déjà en 1856 il nous révèle sa tristesse et son découragement
dans ces mêmes pages où il reproche à Jouffroy d'avoir osé
,publiquement et devant des parents et des fonctionnaires, épan-
cher sa douleur. « Presque tous nos moments de gaieté nous
viennent du contact changeant de nos semblables ou du spec-
Lacle changeant de la nature. On se dissipe, on s'occupe, on
oublie, o.n rit bonheur léger et passager qu'il faut prendre ou
perdre, sans beaucoup le regretter ni l'attendre et sur lequel il
ne faut pas réfléchir. L'homme réfléchi le prouve misérable, et
comme il n'y en a pas d'autre il juge que la joie n'est pas. Bien
plus, apercevant les choses par des vues générales, il découvre
en l'homme cent mille misères que le vulgaire n'aperçoit pas
l'immensité de notre ignorance, l'incertitude de notre science,
la brièveté de notre vie, la lenteur de notre progrès, l'impuis-
sance de notre force, le ridicule de nos passions, l'hypocrisie de
notre vertu, les injustices de notre société, les douleurs sans
(1) Ancien régime, t. I, p. 273.
(2) PaulBourget,fosais de psychologie contemporaine.
nombre de notre histoire. Il lui semble, non sans raison, que
la vie est un mai, et s'il ne tombe pas dans la misanthropie mé-
chante de Swift, il n'a de refuge que la gaieté douloureuse de
Candide ou la quiétude mathématique de Spinoza refuge inu-
tile, qui laisse la blessure aussi cuisante » (1).
Plus tard il laisse se multiplier sous sa plume les expressions
qui dénotent ses désillusions et ses souffrances. « Ainsi vécut et
finit ce malheureux grand homme (Byron), la maladie du siècle
n'a pas eu de plus illustre proie. Autour de lui, comme une héca-
tombe, gisent les autres, blessés aussi par la grandeur de leurs
facultés et l'intempérance de leurs désirs, les uns éteints dans la
stupeur ou l'ivresse, les autres usés par le plaisir ou le travail,
ceux-ci précipités dans la folie ou le suicide, ceux-là rabattus
dans l'impuissance ou couchés dans la maladie, tous secoués
par leurs nerfs exaspérés ou endoloris, les plus forts portant leur
plaie saignante jusqu'à la vieillesse, les plus heureux ayant
souffert autant que les autres et gardant leurs cicatrices quoique
guéries. Le concert de leurs lamentations a rempli tout le siècle,
et nous nous sommes tenus autour d'eux écoutant noire cœur qui
répétait leurs cris tout bas. Nous étions tristes comme eux et
enclins comme eux à la réoolte. La démocratie instituée excitait
nos ambitions sans les satisfaire la philosophie proclamée allu-
mait nos curiosités sans les contenter. Dans cette large carrière
ouverte, le plébéien souffrait de sa médiocrité et le sceptique de
son doute le plébéien comme le sceptique atteint d'une mélan-
colie précoce et flétri par une expérience prématurée, livrait ses
sympathies et sa conduite aux poètes, qui disaient lo bonheur
impossible, la vérité inaccessible, la société mal faite, et l'homme
avorté ou gâté. De ce concert une idée sortit, centre de la litté-
rature, des arts et de la religion du siècle c'est qu'il y a quelque
disproportion monstrueuse entre les pièces de notre structure
et que toute la destinée humaine est viciée par ce désaccord » (2).
Taine a compris Musset comme il a compris Byron et il n'eût
point si éloquemment exprimé leurs angoisses s'il n'eût plié
lui-même sous le poids des mêmes douleurs, de la même
lassitude, des mêmes désirs insatiables. Malheureux de ne
(1) Philosophes classiques, p. 214.
(2) Littérature anglaise, t. IV, p. 421-422.
pouvoir croire et espérer dans une vie plus lumineuse, sans
cesse il se préoccupe de religion, et même quand ses lèvres la
nient, on sent que son cœur l'appelle. Écoutez Musset « s'est
lâché à travers la vie comme un cheval de race cabré dans la
campagne, que l'odeur des plantes et la magnifique nouveauté
du vaste ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles
qui brisent tout et vont le briser. Il a trop demandé aux choses;
il a voulu d'un trait, âprement et avidement savourer toute la
vie; il ne l'a point cueillie, il ne l'a point goûtée il l'a arrachée
comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue et il est
resté les mains salies, aussi altéré que devant. Alors ont éclaté
ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi si jeune
et déjà si las Tant de dons précieux, un esprit si fin, un tact si
délicat, une fantaisie si mobile et si riche, une gloire si précoce,
un si soudain épanouissement de beauté et de génie, et au
même instant les angoisses, les dégoûts, les larmes et les cris!
Quel mélange Du même geste il adore et il maudit. L'éternelle
illusion, l'invincible expérience sont en lui côte à côte pour se
combattre et le déchirer. Il est devenu vieillard et il est demeuré
jeune homme il est poète et il est sceptique. La Muse et sa
beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l'Amour
et son bienheureux sourire, tout l'essaim des visions divines
passe à peine devant ses yeux, qu'on voit accourir parmi les
malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche
et de la mort. Comme un homme au milieu d'une fête, qui boit
dans une coupe ciseïée, debout, à la première place, parmi les
applaudissements et les fanfares, les yeux riants, la joie au
fond du cœur, échauffé et vivifié par le vin généreux qui descend
dans sa poitrine, et que subitement on voit pâlir il y avait du
poison au fond de la coupe; il tombe et il râle; ses pieds con-
vulsifs battent les tapis de soie, et tous les convives effarés
regardent. Voilà ce que nous avons senti le jour où le plus
aimé, le plus brillant d'entre nous, a tout d'un coup palpité
d'une atteinte invisible et s'est abattu avec un hoquet funèbre
parmi les splendeurs et les gaietés menteuses de notre ban-
quet » (1).

(1) LUI. anglaise, t. V, p. 468-468.


Quelle éloquence passionnée! quelle poésie grandiose! mais
quelle amertume quel désespoir intense 0 vous que tant de
jeunes hommes nomment encore leur maître, n'essayez pas de
vous tromper vous-même. Vous êtes malade de la même
mélancolie incurable que Jouffroy; par votre âme endolorie,
désabusée, par tout votre être, vous montez vers d'autres terres
et d'autres cieux aussi tendrement qu'Angelico, aussi ardemment
que François d'Assise, aussi amèrement que Michelet, aussi
désespérément que Musset; comme eux et comme nous vous
êtes fait, et vous le sentez, pour la vérité et le bonheur absolus,
pour adorer et contempler en pleine lumière le Dieu que nous
contemplons et que nous adorons

V)

Après avoir constaté que toutes les âmes ont besoin de


religion, de révélation, il semble que M. Taine aurait dû conclure
à l'existence d'une religion surnaturelle, passer sa vie à la
chercher. Il n'en est rien. L'homme appelle avec angoisse une
lumière divine, aucune voix ne répond à ses cris, le ciel se
tait et n'a jamais parlé. L'homme a cru voir l'Être souverain
se pencher vers la terre, pour faire des promesses et des
menaces, pour publier ses lois; mais l'homme s'est trompé
lui-même, il a pris ses hallucinations et ses rêves pour des
réalités. C'est nous qui inventons les religions, aucune n'est
d'origine surnaturelle! La Criple influence de la race, du milieu,
du moment suffit à expliquer leur naissance et leurs transfor-
mations. « Considérez la religion, non pas en général et d'après
une notion vague, mais sur le vif, à sa naissance, dans les
textes, en prenant pour exemple une de celles qui maintenant
règnent sur le monde, christianisme, brahmanisme, loi de
Mahomet ou de Bouddha. A certains moments critiques de
l'histoire, des hommes, sortant de leur petite vie étroite et
routinière ont saisi par une vue d'ensemble l'univers infini; la
face auguste de la nature éternelle s'est dévoilée tout d'un coup
dans leur émotion sublime, il leur a semblé qu'ils apercevaient
son principe; du moins ils en ont aperçu quelques traits. Et
par une rencontre admirable, ces traits étaient justement les
seuls que leur siècle, leur race, un groupe de races, un fragment
de l'humanité fût en état de comprendre. Leur point de vue
était le seul auquel les multitudes échelonnées au-dessous d'eux
pouvaient se mettre. Pour des millions d'hommes, pour des
centaines de générations, il n'y avait d'accès que par leur voix
aux choses divines. Ils ont prononcé la parole unique, héroïque
ou tendre, enthousiaste ou assoupissante, la seule qu'autour
d'eux et après eux le cœur et l'esprit voulussent entendre, la
seule qui fût adaptée à des besoins profonds, à des aspirations
accumulées, à des facultés héréditaires, à toute une structure
mentale et morale, là-bas à celle de l'Indou ou du Mongol, ici
à celle du Sémite ou de l'Européen, dans notre Europe à celle
du Germain, du Latin ou du Slave, en sorte que ses contra-
dictions, au lieu de la condamner, la justifient, puisque sa diver-
sité produit son adaptation, et que son adaptation produit ses
bienfaits. Cette parole si grandiose, une divination si compré-
hensive et si pénétrante, une pensée par laquelle l'homme
embrassant l'immensité et la profondeur des choses, dépasse
de si loin les bornes ordinaires de sa condition mortelle, res-
semble à une illumination; elle se change aisément en vision,
elle n'est jamais loin de l'extase, elle ne peut s'exprimer que par
des symboles, elle évoque les figures divines. La religion est de
sa nature un poème métaphysique accompagné de croyance » (1).

Telle est l'origine des religions. Et les causes qui ont présidé
à leur naissance ont aussi présidé à leur développement, à leurs
évolutions successives. Vous pensiez peut-être que l'orgueil
fanatique de Luther, le besoin d'échapper à la règle monastique
trop austère pour son cœur attiédi avaient joué un grand rôle

(1) Ancien régime, t. I, p, 272-273.


dans la formation du protestantisme allemand? Vous croyiez
que la vanité froissée d'Henri VIII et sa corruption avaient
amené la Réforme en Angleterre? Pas du tout, vous n'avez
atteint que la surface des choses. Par nature et par tempérament
les Germains et les Saxons ont toujours été protestants. C'est
la religion qui convient à leur race, c'est.elle qu'ils ont toujours
pratiquée, leur Dieu change de nom, Odin ou Jésus c'est
toujours le même Dieu. « Les deux poésies religieuses, la
chrétienne et la païenne, sont si voisines, qu'elles peuvent fondre
ensemble leurs disparates, leurs images et leurs légendes. Dans
l'histoire de Beowulf, toute païenne, Dieu apparaît comme un
Odin plus puissant et plus calme et ne diffère de l'autre que
comme un bretwalda sédentaire diffère d'un chef de bandits
aventuriers et héros. Les Inonstres scandinaves, les lotes enne-
mis des Ases, ne se sont point évanouis; seulement, ils des-
cendent de Caïn et des géants noyés par le déluge; l'enfer
nouveau est presque le Nastrond antique, « mortellement glacé,
plein d'aigles sanglants et de serpents pâles » et le formidable
jour du jugement dernier où tout croulera en poussière pour
faire place à un monde plus pur, ressemble à la destruction
finale de l'Edda, à « ce crépuscule des dieux », qui s'achèvera
par une renaissance victorieuse, et par une joie éternelle « sous
un soleil plus beau » (1). Milton parlera comme Cœdmon, « il
n'ajoutera rien au sentiment primitif. On n'acquiert point l'ins-
tinct religieux on l'a dans le sang et on en hérite. Le Satan de
Milton est déjà dans celui de Cœdmon comme un tableau dans
une esquisse c'est que tous les deux ont leur modèle dans
leur race » (2). Et si « le roi et les pairs ne s'étaient alliés à
l'Église, » s'ils n'avaient établi « des statuts terribles », détruit
« les livres », brûlé « les hérétiques vivants » (3), « avec quelle
promptitude » les peuples d'Angleterre se seraient élancés dans
le protestantisme, « la vraie religion de leur race » (4)
Vous étiez convaincu que les Italiens et les Espagnols
croyaient au même Christ, au même Dieu, à la même morale

(1) LUI. anglaise, I, p. 51.


(2) Ibid., p. 56.
lhid., p. 162.
(3) Ibid.,
(4) Ibid., p. 161.
que nous, tout en donnant de leur foi des signes et des manifes-
tations en rapport avec leur tempérament méridional? Illusion.
Les peuples du midi sont païens par nature, ils l'ont été avant le
Christ, ils l'ont été après le Christ, et ils le seront toujours aussi
fatalement que les Anglo-Saxons sont nés protestants, aussi
fatalement que les Indous sont nés bouddhistes.
N'allez pas croire davantage que la religion catholique a été
la même depuis sa fondation Elle a subi, comme la poli-
tique etla littérature, comme les autres institutions, l'influence
de la race, du milieu, du moment. Aux premiers siècles on
adorait dans la terreur le grand Dieu, Créateur et Maître du
monde. Au moyen âge « ce grand Dieu de la Bible tout-puissant
et unique disparaît presque entièrement, offusqué par sa cour et
sa famille, effacé sous des romans pieux, au profit des saints;
sous des tendresses féminines, au profit de l'Enfant Jésus et de
la Vierge » (1). Au xvic siècle, « le sentiment religieux se trans-
forme » à nouveau. « La cathédrale du moyen âge suggérait des
rêveries grandioses et tristes, le sentiment de la misère humaine,
la divination vague du royaume idéal où le cœur passionné
trouvera la consolation et le ravissement. Le temple de la
restauration catholique inspire des sentiments de soumission,
d'admiration ou du moins de déférence, pour cette personne si
puissante, si anciennement établie, surtout si accréditée et si
bien meublée qu'on appelle l'Église » (2).
Et selon « le comte N.
un fin et perçant esprit italien » (3),
nous marchons à une nouvelle « métamorphose ». « Le catho-
licisme sera obligé d'abandonner son bagage alexandrin, comme
son bagage féodal; il ne les jettera pas à la mer, car il est con-
servateur, mais il les laissera couler à fond de cale; je veux dire
qu'il en parlera peu, qu'il cessera de les étaler, qu'il produira à
la lumière d'autres parties de lui-même. Atténuer les rites,
sauf pour les simples, laisser tomber la métaphysique, sauf
dans ses écoles, serrer sa hiérarchie administrative et développer
ses doctrines sentimentales. telle est la transformation pro-
bable et l'on peut dire la transformation présente du catholi-
(1) Littérature anglaise, I, p. 17. Voy. en Italie, I, p. 382.
(2) Voyage en Italie, I, p. 279-280.
(3) lbid., p. 381.
cisme » (1). Comment M. Taine a-kil pu, d'un côté, constater un
besoin universel de religion et de révélation, et, de l'autre, nier
toute religion et toute révélation surnaturelle?
C'est que M. Taine n'admet pas cet axiome de la philosophie:
La fin d'un être est proportionnée à sa nature. Nous avons
besoin d'une religion surnaturelle, il ne s'ensuit pas qu'il y ait
une religion surnaturelle; nous appelons Dieu, ce n'est pas
une raison pour que Dieu existe nous désirons l'infini, il n'en
faut pas conclure à la réalité de l'infini.
«
Il y a en nous un besoin infini de science, de sympathie et
de puissance la supériorité des forces voisines, l'infinité de
l'univers, l'imperfection de notre société nous condamnent à
des misères sans nombre et à des contentements médiocres;
nous avons la tendance, nous n'avons pas la puissance. Quoi de
plus simple? Ouoi de plus naturel même ? Et quelle bizarre
preuve de l'immortalité que les révoltes de notre cœur » (2)
Cette proposition: La fin d'un être est proportionnée à sa nature,
suppose une autre vérité: En créant un être, Dieu se propose
un but qui est le bien de cet être. Taine repousse la première
vérité parce qu'il repousse la seconde: « Je n'en sais rien, dit-il,
ni vous non plus. Nous ne sommes point ses confidents (de
Dieu). Il faut une témérité de théologiens pour lui prêler des
habitudes d'architecte. Tous les théologiens ont parlé des
voies mystérieuses de la Providence, j'ai beau disséquer des
moutons, je ne découvre pas ce que Dieu avait en vue en créant
des moutons. Si, comme dit Bossuet, Dieu a fait la révolution
d'Angleterre pour sauver l'âme de Madame, le plus subtil
historien n'aperçoit pas dans les événements la moindre trace
de ce projet et si le soleil est fabriqué pour éclairer les
hommes, les habitants du soleil, qui sont en bon lieu pour
observer sa nature, n'ont pas encore découvert sa fin » (3). Cette
page écrite par Taine dans sa jeunesse n'a point été rétractée.
Jamais il n'a admis qu'une Providence, mélange harmonieux de
lumière, de puissance, de bonté, gouvernât le monde et les.
hommes.

(1) Voyage en Italie, I. p: 385-388.


(2) Philosophes classiques, p. 260-270.
(3) Ibid., p. 278.
Dans sa vieillesse, il rejette l'horloger de Voltaire (1)
aussi dédaigneusement qu'il rejetait jadis l'architecte souverain
de Jouffroy et la Providence de Bossuet (2).
Infortuné tout chante cette sagesse suprême et cette bonté
toute-puissante qui dispose suavement du monde et conduit les
êtres à leurs fins, et il s'est acharné à nier son action et son
existence. Taine a étudié l'histoire dans laquelle le gouverne-
ment divin apparaît plus éclatant que le soleil dans les cieux; les
peuples saxons et normands ont passé sous ses yeux, corrigeant
leurs passions sauvages, leurs instincts de chair et de sang,
arrivant sous la direction de la Providence à la vertu et à la
sainteté, et Taine n'a pas vu la Providence L'Église sortie de
l'étable et du Calvaire a triomphé de la puissance et de la cor-
ruption de Rome, de la sagesse d'Athènes et d'Alexandrie, de la
barbarie des Germains et des Celtes elle a traversé le moyen
âge, survécu à toutes les guerres, à tous les bouleversements, à
l'absolutisme des rois, à la renaissance païenne du xvi" siècle,
à l'apostasie de Luther, de Calvin, d'Henri VIII, à la haine et
au rire de Voltaire et de Diderot, à l'épée toute-puissante de
Napoléon, aux contradictions incessantes de la science et du
scepticisme, et Taine n'a pas senti qu'une main divine dirigeait
l'Église et la gardait
Il a souri de la naïveté de Bossuet, et cette théorie de la Pro-
vidence, la question qui a peut-être le plus ému les grands sages
depuis Socrate jusquà Pascal et Jouffroy, ne mérite pas même
un examen. Il faut la laisser « dormir dans les in-folio du moyen
âge », où Taine espère « qu'elle restera » (3).

Taine est allé plus loin. Dès qu'on admet un Dieu distinct du
monde, un Dieu personnel, parfait, infini, éternel, on est obligé
de lui accorder la sagesse, la bonté, la puissance, et du même
coup on est contraint de reconnaître la Providence. L'idée de
Providence est inséparable de l'idée de Dieu. Taine ne recule pas
devant la conséquence, il est fataliste et il est athée, il nie la
Providence et il nie Dieu.

(1) Ancien régime, I, p. 208.


(2) Philosophes classiques, p. 275.
(3) Ibid., p. 278.
Il nie Dieu bien plus que les positivistes. « Les positivistes
déclarent ne rien savoir ni sur la cause de la vie, ni sur la cause
de l'univers » mais ils laissent à Dieu la possibilité de l'exis-
tence en situant « les causes hors du monde observé et ordinaire
pour en faire un monde extraordinaire et à part » (1). Littré
n'a-t-il pas parlé quelque part de cet océan de mystères pour
l'exploration duquel nous n'avons ni barque, ni voile? Plus radi-
cal que les positivistes, Taine affirme « que l'ordre des causes se
confond avec l'ordre des faits.
qu'il n'y a pas besoin d'inventer
un nouveau monde pour expliquer celui-ci, que la cause des faits
est dans les faits eux-mêmes, qu'il n'y a point un peuple d'êtres
spirituels cachés derrière les objets et occupés à les produire » (2).
N'allons pas chercher la cause de l'univers en dehors de l'uni-
vers. Le monde « ne vient pas d'une chose extérieure, étrangère
au monde, ni d'une chose mystérieuse cachée dans le monde ».
L'unité de l'univers « vient d'un fait général semblable aux
autres, loi génératrice d'où les autres se déduisent » (3).
Il est facile de le comprendre, Taine détruit ici non seulement
l'idée de la cause première, mais il atteint et il détruit jusqu'à
la notion de cause.
Ce « fait général semblable aux autres, cette loi génératrice
d'où les autres se déduisent », voilà le Dieu de M. Taine. C'était
aussi celui de M. Renan, d'Adrien Sixte et du docteur Pascal, et
il y a très longtemps que c'était celui de Marc-Aurèle. Le mys-
tère de la Trinité est bien profond, bien inaccessible à notre
raison infirme, mais comme la nuit noire dont M. Taine et
M. Renan environnent leur Divinité sans adorateurs met en
relief la lumière et la sagesse de nos révélations chrétiennes
Qui oserait se vanter de comprendre ce Dieu Pan exhumé des
vieilles mythologies, des vieilles religions incohérentes, des
vieilles philosophies rudimentaires et offert naïvement, au nom
du progrès, à nos adorations ?`~
« Au suprême sommet des choses, au plus haut de l'éther lumi-
neux et inaccessible se prononce l'axiome éternel, et le retentis-
sement prolongé de cette formule créatrice compose, par ses

(1) Philosophes classiques, préface, p. vu.


(2) lbid., p. vin.
(3) Ibid., p. 8.
ondulations inépuisables, l'immensité de l'univers. Toute forme,
tout changement, tout mouvement, toute idée est un de ses
actes. Elle subsiste en toutes choses, et elle n'est bornée par
aucune chose. La matière et la pensée,- la planète et l'homme,
les entassements de soleils et les palpitations d'un insecte, la vie
et la mort, la douleur et la joie, il n'est rien qui ne l'exprime, et
il n'est rien qui l'exprime tout entière. Elle remplit le temps et
l'espace, et reste au-dessus du temps et de l'espace. Elle n'est
point comprise en eux, et ils dérivent d'elle. Toute vie est un
de ses moments, tout être est une de ses formes et les séries
des choses descendent d'elle, selon des nécessités indestruc-
tibles reliées par les divins anneaux de sa chaîne d'or. L'indiffé-
rente, l'immobile, l'éternelle, la toute-puissante, la créatrice,
aucun nom ne l'épuise; et quand se dévoile sa face sereine et
sublime, il n'est point d'esprit d'homme qui ne se ploie, cons-
terné d'admiration et d'horreur. Au même instant, cet esprit se
relève il oublie sa mortalité et sa petitesse; il jouit par sympa-
thie de cette infinité qu'il pense, et participe à sa grandeur » (1).
Mon Dieu quel courage il a fallu pour écrire cette page téné-
breuse, quelle humilité, quelle bonne volonté, quelle abnégation
de toute sa raison et de tous ses sentiments pour admettre et
admirer cette doctrine Après avoir lu de pareilles professions
de foi, comme je suis fier, comme je me trouve intelligent,
éclairé, quand je dis mon Credo des Apôtres « Je crois en Dieu le
Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre, en Jésus-Christ
son fils unique. Je crois au Saint-Esprit. » Et je croirais à
bien autre chose avant de reconnaître ce Dieu contradictoire, ce
Dieu source de la vie et proie de la mort, foyer du bonheur et
victime de la souffrance, esprit pur et matière inerte, créateur
tout-puissant et créature pétrie de faiblesses, ce Dieu qui n'est
pas Dieu, et qui malgré les espérances de M. Renan, ne le devien-
dra jamais (2).

On devine après cela ce que M. Taine a pensé et écrit de la


morale et de l'âme. Dieu nous garde ici de confondre sa vie et
sa doctrine, son tempéramentet ses idées mais Dieu nous garde
(1) Philosophes classiques, p. 370.
(2) Renan, loc. cit., p. 737.
BEVUE TIIO3USTE. – I. – Î7
aussi de justifier sa philosophie en louant ses vertus. « Ame
charmante d'enfant, naïve, candide, sincère fleur unique, pro-
duit d'une droiture naturelle, d'une culture savante et d'une vie
sans tache, cachée derrière le chêne noueux qui se montrait seul
à la foule. Dans les yeux de ce vieillard qui avait tout lu, tout su
par les livres, on surprenait parfois le regard divin de l'enfant,
l'étonnement incrédule qu'ils ont, ces petits, devant la vie réelle,
le mal, l'ironie. Je n'ai vu chez aucun homme, au même degré, la
noblesse des sentiments, les égards délicats pour toute créature
humaine, la crainte d'en contrister une, de blesser une foi res-
pectable. Il répétait souvent « Je n'aurais dû écrire sur la phi-
« losophie qu'en latin pour les initiés on risque trop de faire du
« mal aux autres. » En un temps où les illustres s'exhibent tout
nus et se font crier aux enchères sur la place publique, il gardait
une pudeur de vierge pour sa vie privée il défendait son foyer
contre les plus innocentes curiosités. Il n'a jamais consenti à se
faire photographier il n'a jamais laissé sortir de chez lui son
portrait par Bonnat, Taine était notre conscience vivante. Ses
amis, j'en suis sûr, en conviendront avec moi quand nous
étions tentés de nous relâcher dans l'effort d'art, de glisser dans
les misères de l'époque, dans les compromissions avec la popu-
larité, une crainte nous retenait: Qu'en pensera Taine (1)? »
Ainsi parla du Maître, un disciple, le cœur tout déchiré de la
séparation. Nous croyons volontiers aux éloges de M. de Vogué,
même il ne nous en coûte pas d'appuyer sur ce qu dit le
brillant écrivain.
M. Taine avait un sentiment très vif de tout ce qui est beau,
généreux, loyal, héroïque. Il a un véritable culte pour Platon et
Marc-Aurèle, il ne parle pas sans une émotion vraie de la simpli-
cité modeste de La Bruyère, de la piété sincère de Racine, du
courage des prêtres fidèles, du dévouement des Sœurs de cha-
rité, de la bonté de Pie VII. Le cynisme duxvm" siècle le révolte,
comme la fausseté, l'hypocrisie, l'ambition, la corruption des
révolutionnaires le réalisme brutal de Balzac lui répugne et le
gêne, il ne cache pas son dégoût pour ce public parisien, amateur
blasé « des paradoxes de style, des expressions monstrueuses,

(1) M. E. M. de Vogué, loc. cil.


des idées dévergondées, des anecdotes crues » (1), et j'ai lu
quelque part qu'il votait contre Zola à l'Académie. S'il y avait
du froid dans les relations du philosophe et du romancier, ce
n'est pas parce que celui-ci était trop idéaliste dans ses concep-
tions, trop chaste dans son style et dans ses peintures. Peut-être
Taine éprouvait-il devant les œuvres de Zola le malaise que res-
sentent les gens honnêtes devant les tableaux obscènes.
Nous concédons tout cela, mais nous en concluons justement
ou bien la vie vertueuse de Taine est sans mérite, ou bien sa
théorie morale est sans vérité. Si la vertu est l'effort que nous
nous imposons pour faire le bien, si c'est le triomphe de la
volonté libre sur la conspiration des passions, elle mérite d'être
louée mais « le vice et la vertu sont des produits comme le
vitriol et le sucre » (2); l'imperfection innée de l'homme « est
dans l'ordre comme l'avortement constant d'une étamine dans
une plante, comme l'irrégularité foncière de quatre facettes dans
un cristal; ce que nous prenons pour une difformité est une
forme; ce qui nous semblait le renversement d'une loi est une
loi » (3) il y a « dans les vices de l'homme la nécessité qui les
rend supportables » (4). Alors « quoi d'étonnant si la vertu ou
la raison humaine, comme la forme vivante ou comme la matière
organique, parfois défaille ou se décompose, puisque comme elle
et comme tout être supérieur et complexe, elle a pour soutiens
et pour maîtresses des forces inférieures et simples qui, suivant
les circonstances, tantôt la maintiennent par leur harmonie, tan-
tôt la défont par leur désaccord? Qui est-ce qui s'indignera
contre la géométrie » (5)?
Dans cette hypothèse, j'ai envie de plaindre les Rougon-Mac-
quart victimes infortunées de la triple influence qui vient de la
race, du milieu, du moment, je n'ai nulle envie de louer .la sincé-
ité, la naïveté, la candeur, l'humilité, la délicatesse, l'élévation
de sentiments de M. Taine. Dans cette hypothèse le châtiment
du crime devient une infamie, le panégyrique de la vertu une
absurdité.
(1) Nouveaux Essais, p. 51.
(2) Litt. ancf., Introduction, p. xv.
(3) Ihid., IV, p. 424.
(4) Nouv. Essais, p. 43.
(5) LUC. nng., loc. cit., p. 12i-25.
Telle est pourtant la théorie du célèbre maître. 11 a ruiné les
fondements-de la morale en niant Dieu, car sans l'idée de Dieu,
« la loi morale ressemble à un fleuve sans source et sans issue » (1).
Il a ruiné la morale en livrant l'homme sans volonté efficace et
sans liberté à cette triple force de la race, du milieu, du moment,
dont nous devenons fatalement les esclaves et les victimes. Ce
ne sont pas des théories nouvelles, ce sont de vieilles doctrines
que Taine a crues nouvelles parce qu'il les avait traduites dans
son style et qu'il y avait ajouté des analyses de détails.

Tout son système nie la morale comme tout son système nie
Dieu. L'âme au sens ordinaire du mot n'échappe pas à ses
atteintes. Par l'ensemble de sa doctrine dans les Philosophes
classiques, dans son livre De l'intelligence, dans ses Essais de
critique, dans ses Origines de la France contemporaine, dans
son Histoire de la littérature anglaise, etc., non pas par une affir-
mation accidentelle, mais par des assertions répétées sans cesse
presque dans les mêmes termes, il bat en brèche la vérité capitale
de la spiritualité de l'âme. « Tout ce qui dans l'esprit dépasse la
sensation brute se ramène à des images, c'est-à-dire à des répé-
titions spontanées de la sensation. » (2).
« II n'y a rien de réel
dans le moi, sauf la file des événements
ces événements divers d'aspect sont les mêmes en nature et se
ramènent tous à la sensation » (3).
Inutile d'insister, il est trop clair, hélas que, implicitement
par ses principes, explicitement par des passages très nombreux
de ses œuvres, il est trop clair que Taine a nié la spiritualité de
l'âme. On peut; sans témérité aucune, dire qu'il est matérialiste
qu'il projette la « pensée de Spinoza à travers l'imagination de
Shakspeare » (4).
(1) M. Guizot.
(2) Préface de L'intelligence, p. 18.
(3) Ihid., p. 9.
(4) M. de Vogué, Débats, loc. cit. Voir aussi sur le même sujet, le travail du R. P.
Maumus dans son livre Les philosophes contemporains.
Voilà donc ce philosophe si riche de talent, d'imagination, de
pensées, de cœur, d'expressions, le voilà s'acharnant toute sa vie
à creuser le même sillon destructeur des vérités les plus néces-
saires et les plus sacrées. Sous son effort on a vu tomber dans
l'esprit de ses disciples la croyance à l'âme, au libre arbitre, à la
morale, à la religion, à la Providence, à Dieu. Et combien, hélasî
à des degrés divers ont été ses disciples
Du moins, si sur ces ruines entassées il avait construit un
vaste et nouvel édifice capable d'abriter « cette population
affolée, battant les ruines, ne sachant sur quelle pierre poser sa
tête, campant sous l'orage, exigeant le refuge solide et définitif
où elle pourra recommencer la vie». Mais comment aurait-il pu
remplacer la maison bâtie par Dieu? Et de fait qu'a-t-il laissé à
l'humanité dépouillée de sa foi antique et de ses espérances
éternelles ? La religion de la science résumée dans cette froide
« Tâche de te comprendre et de comprendre les
formule
choses. La science approche enfin et approche de l'homme,
elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres
et des plantes, où dédaigneusement on la confinait; c'est à l'âme
qu'elle se prend, munie des instruments exacts et perçants
dont trois cents ans d'expérience ont prouvé la justesse et
mesuré la portée » (1). Ainsi donc, « avec la science on allait
pénétrer le secret du monde et réaliser le parfait bonheur de
l'humanité »
Les années marchent, les générations attendent toujours, le
bonheur n'a point paru. Acculés, poussés par cette foule exas-
pérée qui les presse de remplir leur programme et de tenir leurs
promesses, les adorateurs de la science reculent, ils se dédisent.
« La science vous a promis la vérité », répondent-ils embarrassés
et secrètement désespérés eux-mêmes, « elle ne vous a pas
promis le bonheur ». Mais l'humanité avide de félicité ne se
contentera pas de cette religion du désespoir. « Ouvrez donc vos
livres, répliquc-t-elle. Ils en débordent de promesses! A les
lire, il semble qu'on marche à la conquête de la terre et du ciel.
Ils démolissent tout et font le serment de tout remplacer et
cela par la raison pure, avec solidité, avec sagesse. Toute la

(1) Litt. anglaise, IV, p. i23.


connaissance et tout le bonheur en un jour! La science nous
les a promis et si elle ne nous les donne pas, elle a fait faillite ».
Eh bien, oui, la science a fait faillite, sa cause est jugée, elle
ne donnera pas « tout le bonheur »; elle ne donnera même pas
toute la vérité. Et les peuples lassés d'attendre se rejettent déjà
« dans les croyances d'autrefois qui pendant des siècles ont suffi
au bonheur de l'humanité » (1).
Taine, peut-être depuis trente ans le premier grand-prêtre de
cette nouvelle religion, a senti l'inefficacité de son évangile; et
lui, le chef le plus sérieux et le plus estimé, il a infligé à ses
livres la plus sévère de toutes les condamnations en abandonnant
en pratique les principes de sa philosophie, et en dirigeant sa
vie d'après les vérités qu'il a le plus violemment combattues.
Quel contraste bizarre, quelle contradiction incessante dans
les journées de cet homme! Comment une âme si droite, si géné-
reuse a-telle pu vivre liée à une intelligence si éloignée du vrai?
Comment des erreurs si funestes ont-elles pu marcher de pair
avec une vertu si sereine? Taine le censeur sévère, implacable
des Jacobins est, dans l'ordre des idées, le pire de tous les révo-
lutionnaires (2), après avoir prouvé que la révolution dans les
idées prépare la révolution dans les choses (3). Et quand on lui
reproche le danger de ses doctrines, quand on lui dit « Vous
allez rendre les Français révolutionnaires », il Tépond froidement
«
Je n'en sais rien est-ce qu'il y a des Français » ?`?
Lui qui aurait voulu écrire sa philosophie en latin, pour ne
pas scandaliser les faibles, il n'a pas craint d'arracher au cœur
de notre génération, toute foi et toute espérance dans la réalité
d'un autre monde. Il était la « conscience vivante » et il aban-
donne la conscience à la merci de forces brutales qui ne nous
laissent ni la liberté du bien, ni la liberté du mal. Il parle avec
dégoût du septicisme léger du xvinc siècle, du tempérament
vicié du public parisien, il en veut à Zola, et il a légitimé toutes
les passions, et il a fourni au réalisme scandaleux des argu-
ments pour justifier les œuvres les plus corruptrices. Il est si
humble qu'il se défend et qu'il défend « son foyer contre les

(1) Le docteur Pascal.


(2) Le mot, est de M. Vacherot.
(3) L'ancien régime, t. I, Les doctrines.
plus innocentes curiosités » et il est si sûr de lui-même qu'il
ne s'est jamais défié de son système, de ses idées, de ses prin-
cipes qui contrecarraient toutes les traditions et tous les instincts
de l'humanité. Il a dit les services de la religion, il a réclamé
contre les injustices et les persécutions dont elle est l'objet, et
de sa même plume il a sapé par la base toute religion. Et pour
être jusqu'au bout en désaccord avec lui-même, il a fait porter
son cadavre dans un de ces temples que toute sa vie, par ses
œuvres intellectuelles, il avait voulu détruire.
Sans le vouloir canoniser (nous réservons le nom de saint à
d'autres vertus et à d'autres bontés), à l'homme privé, au poète,
à l'écrivain tour à tour suave comme le pinceau d'Angelico,
d'une harmonie sauvage et abrupte comme les chants de
Cœdmon, calme comme les pensées de Marc-Aurèle, brillant
comme Byron et Musset, nous sommes prêts à rendre tous les
hommages au philosophe, nous serions tentés d'adresser tous
les reproches.
L'homme et le philosophe, en Taine, ont si peu de sympathie
l'un pour l'autre qu'ils se contredisent toujours, et ils sont si
liés ensemble que la critique a peine à les séparer. Si nous
louons l'homme, la pensée du philosophe, destructeur entêté
des principes les plus saints, nous fait craindre d'avoir
trahi la vérité si nous couvrons de critiques et de censures le
philosophe, le souvenir de l'homme digne, intègre, sincère, nous
fait craindre d'avoir manqué à la charité. Pour l'homme, presque
toutes les louanges nous semblent méritées; pour le philosophe,
aucun anathème ne nous paraît trop sévère. On peut parler de
l'homme comme M. de Vogué, il faut frapper sur le philosophe
comme Mgr Dupanloup. Et ainsi, les jugements seront contra-
dictoires comme la personne sur laquelle ils portent.
On dit qu'un travail de réaction s'opère dans les jeunes esprits:
nous en acceptons volontiers l'augure, et nous souhaitons aux
générations nouvelles de mettre plus d'unité dans leur vie,
d'imiter la conduite de Taine en repoussant ses doctrines, et de
servir comme lui la vertu sans jamais combattre la vérité!
(A suivre).
FR. Em. M. A. JANVIER, O. P.
lecteur en théologie.
SAINT AUGUSTIN
CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS
(Suite).

III
CARACTÈRE HUMAIN ET POPULAIRE DE LA POLÉMIQUE AUGUSTINO-
manicheénne.

II est permis de se demander d'où procède dans saint Augus-


tin le sentiment si vif et si constant des convenances divines et
des convenances humaines, qui règne à travers tous ses écrits
antimanichéens et qui les relève admirablement aux yeux de la
postérité. Déterminer avec précision et rigueur les droits de
la vérité et les devoirs du polémiste, c'est une tâche qui, en
principe, appartient à la raison; et dans l'école, les maîtres ha-
biles dans l'art de manier la logique la mèneront le plus souvent
à bonne fin. Mais au milieu de la vie, dans la mêlée des hommes
et à cause du conflit des intérêts qu'ils représentent, par le
fait aussi de la situation qu'ils occupent, la raison, si elle va
seule, ne peut y suffire. Car, ou bien elle sera tranchante et
hautaine, ou bien elle tombera dans la sécheresse elle jettera
du froid dans la polémique avec la morgue et les dehors orgueil-
leux qui lui sont habituels. Le but sera manqué car le
polémiste chrétien ne peut pas se proposer seulement d'établir
les vrais principes sur le point contesté; à lui encore de faire
accepter ces principes. Il doit éclairer sans doute, mais comme
l'orateur, il doit aussi convaincre et toucher. C'est à ce prix que
sont les conquêtes qu'il ambitionne. Sinon, la polémique reste
un tournoi où chacun cherche le vain plaisir de briller et
s'obstine à garder ses positions lutte stérile, dans laquelle il
eût été préférable de ne pas s'engager.
Un tel reproche ne saurait être adressé à saint Augustin par
son action personnelle dans ce long combat, où il était si facile
d'irriter et d'éloigner les personnes, il fit au Christ bien des
conquêtes parmi les manichéens s'il n'eût pas réussi à gagner
les esprits et les cœurs, Secundinus ne lui eût pas écrit la lettre
que nous savons, lettre pleine de dépit et de fiel. C'est que c'est
dans son cœur, plus encore que dans sa raison, même éclairée
par la foi, qu'il trouva le secret de concilier harmonieusement
tous les intérêts et tous les devoirs, de ménager les hommes
pour mieux leur faire sentir leurs erreurs, de donner à sa polé-
mique un accent profondément humain. On a dit de lui qu'il
est le plus humain des Pères latins jugement vrai, car s'il y a
un homme dans l'antiquité ecclésiastique avec lequel nous
sympathisons os ad os, c'est bien lui. Saint Jérôme se montra trop
souvent impétueux comme un vent d'orage; saint Ambroise reste
patricien quand même et politique saint Cyprien est jaloux de
ses privilèges et il a le tort de s'enfermer dans sa tour d'ivoire
à Carthage pour faire échec à Rome au contraire Augustin, le fils
de sainte Monique, attire, attache par sa grandeur même; car il
a soulevé jusqu'aux hauteurs de la vie éternelle toutes les géné-
rations chrétiennes venues après lui. Mais quand on dit qu'il a
été le plus humain des Pères latins, on a surtout, uniquement en
vue ses fautes et sa conversion, dont le récit a été pour lui
l'occasion de répandre tout son cœur devant les hommes, et moi-
même, par l'allusion que je viens de faire à ses Con fessions, je
semble oublier tout le reste. Eh bien non je dis, au contraire,
que dans le polémiste l'homme se montre toujours, qu'il ne
cesse d'être grand, attirant, sympathique.

D'abord, c'est au cours de ses luttes avec les manichéens qu'il


a, à plusieurs reprises, fait un retour sur son passé. Il parlait
« de ses inquiétudes d'intelligence et des agitations de sa pre-
mière jeunesse, éprise de la beauté d'une femme et de l'amour
du luxe et des richesses il se montrait aux prises avec l'orgueil de
la raison et vaincu, fier de ses disputes dans l'école de certains doc-
teurs, bavard, plein de mépris pour ce qu'il regardait comme des
contes de bonne femme.; il ne cachait aucun de ses mécomptes,
il avouait ses désillusions, ses incertitudes, ses abattements, aux-
quels succédaient de vives espérances, car l'esp'rit de l'homme
est étonnammentvivace(l). Même les Treize livres des Confessions
parurent au plus fort de la polémique, et certes ils n'étaient pas un
cri d'alarme, moins encore le long gémissementd'une âme abattue
par le contact de la vie; ils étaient le chant de sa délivrance, et
ils montraient à tous ceux que la route avait blessés la lumière
et le repos. Si saint Augustin ne se fût proposé que de toucher,
de convaincre, de rendre la foi désirable pour l'esprit et douce
au cœur, il n'eût pas mieux fait. Il n'y raisonnait que rarement,
mais il ébranlait toutes les profondeurs de l'âme humaine.
Mais, encore une fois, l'homme ne trouve pas son compte là
seulement où saint Augustin raconte ses erreurs, ses fautes, ses
tourments loin de la vérité, là où il revient sur les causes de ses
défaillances, entraînements des sens, curiosité malsaine, amour
de soi. C'est dans tous ses écrits, même dans ceux où la discus-
sion a la première place car, au milieu du développement de
l'argument, on entend soudain le cri de l'homme ému, pleurant,
indulgent à lui-même, succombant sous sa faiblesse pour se
relever ensuite. Je ne puis ici entrer dans le détail, relever l'un
après l'autre chacun des traits de cette sorte d'épopée humaine.
J'en ai déjà indiqué plusieurs, qui nous ont montré le cœur
d'Augustin constamment soulevé au spectacle de l'homme réel.
Pour achever de caractériser le côté humain de sa polémique,
pour mieux marquer encore la source, une des sources aux-
quelles il a demandé ses inspirations les plus hautes, pour com-
pléter le tableau, il suffira de lui donner quelques nouveaux coups
de pinceau, d'ajouter deux ou trois linéaments à l'ouvrage.
Que de fois, par exemple, saint Augustin n'a-t-il pas été
amené sinon à parler du bonheur, ce martyre sans récompense,
si on le cherche au milieu des hommes ? Mais alors, au lieu
d'en étouffer le désir dans l'âme, avec quel tact il l'affirme, il

(1) « Intucus quantum poteram, mentem humanam tam vivacem, tam sagacem,
tam pcrspicacem, non putarem laterc veritatem. ». De util. credendi, cap. vm. Cf.
cap. i, n. 2, 3; De lihero arhitrio, lib. I, cap. n De dnahns animnhus, cap rx.
l'entretient, il l'enflamme, par la subite apparition de Dieu,
qui est créateur, père, sauveur, compagnon de l'homme
Plus souvent encore, il fut amené à parler de la bonté de la
créature, car les manichéens soutenaient hardiment que le mal
règne au cœur même des êtres et de l'homme par conséquent. Et
certes, si un article du dogme manichéen était capable d'assom-
brir la vie, c'était bien celui de l'emprisonnement des âmes, gar-
rottées, réduites à l'impuissance, prisonnières du dieu mauvais.
Oh! sans doute, l'homme, à de certaines heures, penche vers
l'inaction si la vie lui est contraire, il connaît la tentation de
quitter les armes et de s'endormir dans le découragement. Mais
ce n'est qu'une épreuve, l'épreuve de son courage car, comme
le dit si bien notre langue, quitter les armes signifie qu'on les
portait déjà. Et, en effet, une vie qui ne serait que le long som-
meil de l'inaction ressemblerait étrangement à une mort morale
l'homme ne porterait pas longtemps le fardeau de cet incurable
ennui pesant sur sa faiblesse. Car il est né pour vivre morale-
ment et physiquement, pour lutter et pour vaincre. Le mani-
chéisme mutilait la conscience morale, dénaturait l'homme, le
mettait au supplice. Quel enfer que de se croire sous l'empire du
dieu mauvais Contre une telle doctrine de désespoir, saint Au-
gustin éleva la protestation de son âme d'homme car l'homme
espère naturellement et invinciblement et cela, il le fit dès le
début. Le traité De libero arbitrio contient l'expression élevée
de ce sentiment. La règle qui s'impose à toute âme reconnais-
sante, régula illa pietalis, c'est de louer Dieu, de le remercier,
de le bénir car, quel que soit l'état dans lequel elle se trouve,
elle est d'une nature plus excellente et meilleure que toute nature
corporelle. Il ne faut pas même dire: Il vaudrait mieux que cette
âme souillée ne fût pas car il vaut mieux être que ne pas être.
Les malheureux eux-mêmes chérissent l'existence, car le péché et
la misère doivent être regardés comme un simple accident dans
la créature, qu'attire la beauté de Dieu, car elle estl'œuvre bonne
de Dieu, que l'aile du mal n'a pu même effleurer (1). A l'homme
donc, qui se trouve placé sous la main de Dieu souverainement
bon, les longs espoirset les vastes pensées. Qu'il lutte et qu'il vive.
(1) De libero arbitrio, lib. III, cap. v, cap. xi. Cf. De duabus animabus, cap. i,
Cap. il, cap. iv, cap. v.
Cette passion, ce désir de vivre, ce besoin de se sentir la créa-
ture d'un Dieu bon, tout cela est vrai et humain. Comme la gé-
nération de saint Augustin, déprimée par le dogme de Manès,
devait se relever à ces accents d'un polémiste qui la rendait si
entièrement à elle-même, rappelait l'homme à sa nature, à sa
grandeur, à sa destinée

Il
Cette direction donnée à la polémique par saint Augustinétait
méritoire, bien que la pente de son cœur l'y portât car, n'oublions
pas que, aux yeux de l'opinion abusée, le caractère principal du
système manichéen était la force de la pensée. Sans aucun doute,
il est entaché de deux vices fondamentaux et irrémédiables la
preuve manque, l'erreur y pullule. C'est un point que saint Augus-
tin mit dans un relief saisissant par son livre Contre l'Épîlre de
Manès dite du Fondement. Mais enfin, l'édifice avait une belle
façade sur la rue il présentait une ampleur qui éclipsait les
rivaux il avait grand air devant la pensée contemporaine, qui,
aveugle aux détails, y voyait une construction savante. Sans
aucun doute, les hôtes en étaient en général peu estimés. Mais
on s'arrêtait surtout à son ordonnance grandiose elle embras-
sait le ciel et la terre, Dieu et l'homme, les origines et la destinée
des choses. Il y avait donc danger que la polémique restât sur
le terrain d'une discussion érudite et philosophique. Je dis
érudite, ou plutôt je le rappelle. Si le système avait des dehors
imposants et grandioses, il présentait, si l'on pénétrait au-
dedans, un mélange confus des doctrines cosmogoniques de la
Perse, du dualisme gnostique et de certaines données évangé-
liques sans compter que les manichéens prétendaient asseoir
leur opposition à l'Ancien Testament sur une connaissance com-
plète des textes inspirés. C'est peut-être parce que le système
manichéen était surtout un fourré sans issue, que les docteurs
occidentaux du ive siècle n'avaient eu aucun souci d'y pénétrer.
L'arianisme avait, sans aucun doute, retenu le meilleur de leurs
efforts. Mais après 360, il n'avait cessé de descendre la pente de
la décadence; il était alors bien vaincu il ne restait plus qu'à
liquider la situation, opération qui, à la vérité, demanda du
temps. Le manichéisme, au contraire, se maintenait malgré les
lois, et même voyait tous les jours sa fortune s'accroître. Et ce-
pendant ni saint Ambroise, ni saint Jérôme, par exemple, ne
s'occupèrent de lui. Il fallait, pour le faire avec compétence et
force, avoir une vaste érudition au service d'une raison philoso-
phique singulièrement pénétrante. L'érudition ne faisait certes
pas défaut à saint Jérôme, et il était lui aussi un homme de cœur.
Mais il n'avait pas approfondi la philosophie chrétienne; per-
sonne ne l'avait encore approfondie en Occident. Quant à
saint Ambroise, il était surtout un administrateur d'un rare
sens pratique il ne s'élevait guère au-dessus des régions
moyennes. S'il ouvrit la voie devant les pas d'Augustin, ce fut
par le simple commentaire de l'Ancien Testament et par l'exemple
de sa vie car il était bien l'homme le plus vénérable de son
temps. Le savant proprement dit n'apporta, comme tel, aucun
secours à Augustin manichéen. En 386, année de la conversion
de celui-ci, il n'était sorti de l'Église latine aucune réfutation du
manichéisme, parce que peut-être l'érudition et la raison philo-
sophique ne s'étaient pas rencontrées au degré nécessaire dans
le même homme. Saint Augustin avait ces deux hautes qualités
il connaissait admirablement les lettres sacrées et la littérature
manichéenne. Qu'il eût la raison vaste, l'esprit pénétrant et l'ini-
tiative philosophique, tout ce qu'il fallait comme penseur, pour
porter la lumière dans cette nuit, il n'y a qu'à le rappeler la
suite d'ailleurs en fournira la preuve. La tentation n'était que
plus délicate pour lui de donner à sa polémique antimanichéenne
un caractère strict de polémique savante.

m
Il n'en fit rien, cependant. Sa polémique fut à la fois une
polémique savante et populaire. Prenons, par exemple, son
immense traité Contre Faustus en trente-trois livres. Ici, sem-
ble-t-il, saint Augustin eût pu et même dû donner carrière à sa
plume érudite: car Faustus, malgré ses erreurs, n'était pas le
premier venu. Instruit, disert, éloquent à ses heures, il jouissait
dans la secte d'un grand crédit et d'une réputation ancienne déjà.
Mais l'évêque d'Hippone n'écrivait pas pour Faustus il s'adres-
sait au grand public, c'est-à-dire à tous ceux qui étaient capables
de le lire. Il prit dans la riposte le ton de l'attaque, de façon à
n'être jamais en reste et à se faire comprendre de tous. Par
exemple, chacun pouvait le suivre, quand, s'adressant à Faustus,
il s'écriait: « Vous nous appelez semi-chrétiens et vous dites qu'on
doit se tenir loin, de nous. Quant à nous, nous nous garons des
pseudo-chrétiens, et nous montrons que ces pseudo-chrétiens,c'estt
vous » (1)! Plus loin, il le plaisantait superbement sur son esprit
inventif qui, pour écarter la. généalogie du Christ, avait décou-
vert dans les Évangiles une génésidie (2), mot barbare et creux.
Faustus invectivait, prétendait accabler les catholiques sous les
traits de sa verve caustique, les accusant d'être une race amollie,
efféminée, incapable de souffrir pour la justice, oublieuse de
l'Évangile. C'était une insulte à cette Église d'Afrique, dont la
gloire brillait d'un éclat intense. Augustin s'écriait « Nous
avons à vous présenter nos mille martyrs, et surtout notre grand
Cyprien. Pour la foi que vous abhorrez, il est allé jusque sous le
glaive; il a marché à la mort avec des phalanges de chrétiens
qui partageaient sa foi et qui moururent comme lui dans les plus
affreux supplices » (3). Faustus, d'ailleurs, avait la mémoire
courte. Saint Augustin le lui montra bien. C'est vrai, Faustus,
après avoir avoué qu'il était manichéen, ainsi que quelques-uns
des siens amenés avec lui, avait été convaincu. Mais ce fut à la
prière même des chrétiens qu'il dut de n'être condamné qu'à la
peine bien légère de l'exil dans une île, exil auquel se condamnent
tous les jours les serviteurs de Dieu qui veulent s'éloigner du
bruit et de l'agitation des hommes, exil dont les princes ont
coutume de laisser revenir les condamnés (4). Il est vrai cepen-
dant, Faustus a souffert; et c'est pour cela qu'il ose se mettre au-
dessus des chrétiens, imprudent qui ne sait pas voir la différence
qu'il y a entre souffrir pour un blasphème et souffrir pour la
justice (5). Enfin il ment et il calomnie l'Église. L'évêque lui
oppose le tableau de la continence, de la charité qui régnent
(1) Tu serai Christianos cavendos putas, quod nos esse dicis nos autem pseudo
«
Christianos cavemus quod vos esse ostendimus ». Cont. Faustum, lib. I, cap. m.
(2) lbid., lib. I, cap. vi.
(3) Ibid., lib. V, cap. VJJJ.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
parmi les chrétiens, où l'on voit les conseils évangéliques eux-
mêmes pratiqués. Combien de fidèles de l'un et de l'autre sexe sont
purs et vierges, loin de toute union charnelle! Combien qui, après
avoir usé du mariage, se retirent dans la 'continence Combien
qui ont abandonné ou distribué leurs biens, soumis leur corps à
des jeûnes prolongés On a vu se former des fraternités dont les
membres ont tout en commun, ne gardent que le nécessaire pour
le vivre et le vêtement, et qui pressés par le feu de la charité
n'ont qu'un cœur et qu'une âme (1).
Ce tableau, chacun l'avait sous les yeux. Chacun, soit qu'il
lût, soit qu'il entendît Augustin, pouvait penser qu'il en aurait
dit autant. Et c'est ainsi que ses réponses descendaient dans les
masses inférieures, où elles trouvaient un asile sûr.

IV

Cependant le caractère populaire de la polémique de saint Au-


gustin contre Manès se montre surtout dans sa prédication.
Ses Discours sur les Psaumes, ses sermons proprement dits, ses
homélies sur les Évangiles représentent une part importante de
ses œuvres, quatre volumes environ sur onze (2). Les traits
visant les manichéens, les avertissements préservatifs adressés
aux chrétiens, les exhortations à se tenir à l'écart de l'ennemi
de tout bien, des démonstrations même appuyées sur un solide
raisonnement, se rencontrent un peu partout dans les discours
au peuple. La masse n'eût évidemment pas été capable de suivre
une attaque en règle contre la métaphysique manichéenne, ab-
struse, compliquée, obscure, oscillant entre le concept contradic-
toire des deux principes coéternels et le concept étrange des
deux âmes. Il semble donc qu'ici saint Augustin n'a plus droit à
être loué. Car, enfin, parlant du haut de la chaire, pouvait-il
prendre le ton de l'Académie? C'eût été se condamner à ne pas
être compris, à parler dans le désert; c'eùt été remplir mala-
droitement et inutilement un ministère qui doit profiter à tous,
aux ignorants comme aux savants. Cela est vrai sans aucun
doute. Mais saint Augustin eût pu ne pas aborder en chaire le
(1) Contra Fnustum, lib. V, cap. ix.
(2) Éd. Gaume.
manichéisme, à l'exemple des évêques, ses contemporains, dont
nous avons les sermons. Il reste qu'il -y porta la dispute ouverte
par lui contre Manès. Il faut croire qu'il eut raison, puisque les
manichéens se glissaient dans l'auditoire chrétien, à moins de
penser qu'ils se rendaient à l'église parce qu'il parlait contre eux.
Mais quand même cette circonstance les y aurait seule attirés,
l'évêque n'avait-il pas le devoir d'instruire la masse à laquelle
le temps de lire ses écrits et le moyen de les comprendre fai-
saient également défaut ? Ne devait-il pas suggérer aux bonnes
gens la réponse à opposer à cet ergoteur de manichéen qui
disputait sans cesse dans les maisons, sur les marchés, partout
où il rencontrait la foi à l'Ancien Testament?
Aussi bien, l'opposition, la lutte entre l'Église et le mani-
chéisme, loin de planer dans les régions élevées de la pensée
pure, s'était comme concrétisée dans un fait simple, qui ne
pouvait pas échapper même aux plus ignorants. Le livre popu-
laire par excellence alors, c'était le livre de Dieu, la Bible. Chacun
la connaissait; d'abord les chrétiens, soit qu'ils en entendissent
simplement la lecture du haut de l'ambon, soit qu'ils la lussent
et l'apprissent; ensuite les manichéens, qui par tactique se
disant chrétiens, acceptaient à leur façon le Nouveau Testament,
et torturaient l'Ancien, cherchant des prétextes à l'écarter. Ainsi,
la Bible, c'est-à-dire l'Ancien et le Nouveau Testament, était
comme le point de mire de tous. D'une certaine manière, l'opi-
nion d'alors ne connaissait qu'un livre; il n'y avait pour elle
qu'un livre, la Bible, parce que c'est la Bible qui unissait ou
divisait les esprits, les uns étant pour, les autres étant contre la
Bible intégrale. Cette position suffisait à classer irrémédiable-
mentles hommes partagés au sujet de la religion. Les manichéens
rejetaient la Bible chrétienne. Tandis que l'Église mettait aux
mains de ses enfants l'Ancien et le Nouveau Testament, où elle
n'a cessé de voir l'harmonieuse succession des révélations
divines, la suite complète de la religion, les manichéens déchi-
raient ce livre un ils scindaient ce tout majestueux ils mettaient
au rebut Moïse et les Prophètes. Être contre l'Ancien Testament,
c'était se déclarer disciple de Manès; être pour l'Ancien Testa-
ment, c'était se dire catholique. Mais être pour ou contre Moïse,
c'était ùn fait facile à reconnaître, palpable, à la portée de
chaeun vrai champ clos, où la masse manichéenne et la masse
chrétienne se trouvaient en présence.
Aussi, parlant du haut de la chaire, l'évêque d'Hippone se
propose avec raison de faire toucher au doigt à ses auditeurs
l'erreur manifeste des manichéens sur ce point (1) il montre le
rapport de concordance qui fait de l'Ancien et du Nouveau
Testament l'œuvre inspirée du même Dieu. Ayant étudié
ailleurs (2) la valeur des arguments de saint Augustin, je passe,
pour m'attacher au caractère populaire des sermons où il atta-
quait le Manichéisme.
La Genèse raconte que Jacob fut substitué à Ésaü, le fils plus
jeune à l'aîné. Cette substitution réelle a été cependant figurative.
Carpendantquelesdeux jumeauxluttaientdans le sein deleur mère,
celle-ci se plaignit à Dieu de ses souffrances, auxquelles la stérilité
eût été préférable et Dieu lui répondit que deux peuples s'en-
tre-choquaient dans son sein, qu'un jour l'ainé servirait le plus
jeune. Or, l'oracle était en train de s'accomplir, car Ésaü repré-
sentait le peuple juif, et Jacob le peuple chrétien venu après lui,
mais déjà plus grand que lui. On ne pouvait le nier un des
plus grands faits de l'histoire depuis quatre siècles, le plus
grand fait après la révélation évangélique, avait été la prise et
la destruction de Jérusalem par Titus, la dispersion des Juifs et
la fin de la nation juive, conséquence nécessaire de la disparition
du temple politiquement, la nation juive avait expiré en
l'année 70. La race, il est vrai, avait résisté et résistait encore
à une épreuve d'ordinaire fatale pour les peuples elle avait fait
tête au malheur; elle tenait toujours on la rencontrait sur toutes
les plages, dans tous les comptoirs, partout où le commerce
offrait un gain à réaliser. Mais cette persistance de la race n'était-
clle pas un fait étrange, troublant, chargé d'orages pour l'avenir?
Non l'Ancien Testament a annoncé que, des deux, le premier
venu au monde servirait l'autre. Le Juif survit au malheur de sa
nation disparue pour servir le chrétien qui l'a remplacé et qu'a-
brite l'arbre évangélique, le grain de sénevé devenu le géant du
monde. Jacob remplit l'univers l'Évangile règne; et par lui, le
peuple chrétien est élevé au premier rang, à la dignité la plus
II, IV.
(1) Soi-rno 1,
(2) Voir mon volume: Saint Augustin et la Bible.
BEVUE THOMISTE, I. – 38
haute car sa fonction sociale, son rôle historique, sa tâche dans
l'œuvre de la civilisation, c'est de proclamer la rédemption du
genre humain opérée par le Christ. Ce n'est pas une vaine ambi-
tion car il a ses titres, qui sont des titres divins, à savoir les
livres inspirés, cette Bible que le manichéen mutile arbitraire-
ment. Soudain, l'évêque évoque l'image auguste de la justice
romaine, à laquelle les maîtres demandent de sanctionner leurs
droits contestés. On voit ces. maîtres suivis de serviteurs qui
portent les dossiers, mais qui n'entrent pas, « portant post illos
codices et foris sedent ». Or, le vrai patricien, c'est le chrétien,
parce que, fils adoptifdeDieu, il peut se dire derace divine. Il porte
donc ses titres à une gloire si grande sur toutes les plages, non
pour s'en prévaloir orgueilleusement, mais pour inviter tous les
enfants des hommes à entrer dans le temple chrétien aussi bien,
c'est Dieu lui-même qui les y appelle. Voici, en effet, que derrière
le chrétien marche lejuif, portant ses titres, « qui portatcodices ».
« Si
des difficultés nous embarrassent dans l'Écriture », s'écrie
saint Augustin, « que faisons-nous? Nous produisons les exem-
plaires qui sont entre les mains des Juifs et la vérité se montre.
Ils ont été dispersés partout pour être, à notre avantage, les gar-
diens de ces livres ». Et c'est ainsi qu'Ésaü est devenu le
serviteur de Jacob. C'est l'histoire d'hier, c'est l'histoire d'au-
jourd'hui. Le juif est maintenu le serviteur du chrétien. Der-
nièrement il a essayé de provoquer un mouvement contre lui,
qui a été aussitôt réprimé il reste sous le joug. Cette situation
de sa race est le témoignage déjà séculaire, la preuve actuelle et
sensible que le développement progressif de la révélation divine
est arrivé à son terme. Le juif s'exagère la grandeur des institu-
tions qui furent données à ses ancêtres; il en méconnaît le carac-
tère transitoire; il se figure qu'elles doivent rester dans une
fixité immobile; que le temps et les progrès de la révélation ne
devaient y introduire aucun changement. Il est maintenant con-
vaincu d'erreur. Le fait brutal est là sous les yeux de tous la
révélation divine déposée dans les livres de Moïse comme un
germe vivant, a grandi, elle a donné cet être majeur, accompli,
parfait, qui s'appelle l'Évangile, réalisation des figures et des
prophéties, oracle majestueux, qui clôt le cycle des oracles
divins.
Mais si cela est vrai, quel refuge honorable reste aumanichéen ?`?
Il est un malfaiteur public, puisqu'il mutile systématiquement
l'oeuvre sainte, ce corps vivant et harmonieux, la Bible, qui
raconte comment Dieu a sauvé le genre humain.
Sans aucun doute, le regard de tous n'était pas également
apte à pénétrer dans les beautés et la haute vérité de la per-
spective que saint Augustin projetait ainsi sur le fond de l'his-
toire. Cette philosophie simple pour nous devait échapper à plus
d'un. Mais cette considération élevée contient assez de faits
accessibles à tous, connus du grand nombre, capables même
de passionner la foule, pour qu'il soit permis de lui reconnaître
un caractère populaire. Saint Augustin était compris. Nous en
avons, au surplus, pour garant qu'il voulait l'être, qu'il fit cons-
tamment effort pour l'être.

v
Quand on étudie la langue de ses sermons, leur vocabulaire,
on y remarque bien vite trois éléments introduits ou maintenus
par trois influences incontestables. Ces trois éléments sont le
latin classique, le latin populaire, le latin ecclésiastique. Les
auteurs de la grande époque, le peuple, l'Église ont à des degrés
divers fait la langue des sermons de saint Augustin. Je m'arrête
à l'influence de la langue populaire, qui y est accusée plus qu'au-
cune des deux autres. Elle se manifeste par deux faits généraux,
que je me borne à énoncer: altération de la syntaxe et du style de
l'évêque d'Ilipponc, admission de mots nouveaux et tous d'ori-
gine populaire (1). Mais pourquoi ici une complaisance envers
la langue du peuple, qui ne se rencontre pas dans ses écrits? Son
vif désir d'être utile à son auditoire, d'être suivi par lui, de
l'armer contre tous les ennemis du salut, l'explique et l'excuse.
L'observation a sans doute une portée générale, puisqu'elle
s'applique à tous les sermons de saint Augustin. Mais elle ne
dépasse pas le but. Car elle est la preuve que, s'il aborda du haut
de la chaire la question manichéenne, il sut donner un tour
populaire à son attaque contre le néo-dualisme et à sa défense
(1) M. Ad. Régnier en a relevé des cas dans son volume De La latinité des ser-
mons de saint Augustin, in-S°, Paris, Hachette, 1SS3.
de la foi, que celui-ci tendait à ruiner. Nous ne devons donc pas
nous étonner qu'il ait, après la discussion générale sur les rap-
ports des deux Testaments, répondu à des difficultés de détail. Là
cependant était l'écueil car une discussion minutieuse ne manque
jamais de fatiguer un auditoire mêlé. Mais saint Augustin puisait
dans son cœur le. plus vif sentiment des difficultés et des besoins;
de toute sa nature toujours vibrante montait jusqu'à sa tète le
secret de surmonter les unes et de satisfaire les autres. C'est
dans ce sens qu'on peut lui appliquer l'adage « Pectus est quod
disertos facit ». Il ne se fit donc pas faute de relever devant le
peuple les accusations infimes des manichéens, les objections
de détail, les difficultés particulières. Le sermon XII nous en
apporte un exemple. C'est au sujet du livre de Job, mis en cause
par les ennemis de l'Ancien Testament. Nous y lisons « Un
jour que les fils de Dieu assemblés se tenaient devant le Seigneur,
Satan se trouva aussi au milieu d'eux. Le Seigneur lui dit: D'où
viens-tu? Satan répondit: J'ai parcouru la terre, et je suis venu
ici (1). Les manichéens disaient donc: Voilà que maintenant
Satan non seulement a vu Dieu, mais encore s'est entretenu
avec lui. Peut-on établir un désaccord plus flagrant et plus
absolu avec l'Évangile, où le Seigneur a dit: « Bienheureux
ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu » (2)? Un
tel propos était fort répandu parmi les manichéens. On voit,
sans qu'il soit besoin d'insister beaucoup, qu'il était populaire.
Pour le manichéen des classes inférieures, qu'était-ce que le
catholique? Il- le désignait par ce mot plein de mépris C'est ce
fou d'homme qui prétend que Satan a vu Dieu. Calomnie cou-
rante et ancienne, puisque Adimante, en la recueillant, lui avait
donné de la consistance calomnie ridicule à la vérité, que le
souffle d'un enfant suffisait à dissiper, et qui, ce semble, à ce
titre, eût dû être négligée, méprisée. Augustin en jugea autre-
ment pour lui-même; il alla même plus loin: du haut de la
chaire, il n'hésita pas à dire qu'un chrétien avisé et prudent avait
le devoir de s'appliquer à chasser ce fantôme. Preuve une fois de
plus que l'objection calomnieuse avait pénétré dans la classe
populaire, qu'elle y était courante et en faveur: car on devine,
(1) I, 6, 7.
(2) Matth., V, 8.
sans beaucoup chercher, qu'elle devait facilement servir de thème
à des plaisanteries grossières, excitant le gros rire des bonnes
gens.
La réponse était cependant facile. D'abord l'objection repose
sur un faux supposé. Dans le livre de Job, il n'est pas dit que
Satan a vu Dieu, mais simplement qu'un jour il s'est trouvé au
milieu des enfants de Dieu. Ensuite, est-ce une chose tellement
surprenante qu'il se soit entretenu avec Dieu? Car enfin il faut
que Dieu communique ses volontés. Il le peut toujours par les
moyens que sa sagesse infinie et sa toute-puissance lui four-
nissent. L'histoire nous montre Dieu parlant à ses créatures de
différentes manières. Qui osera borner sa puissance? Qui osera
dire que sa créature est dans l'impossibilité physique et morale
de l'entendre? Au moment où Dieu, suivant la règle souveraine
de sa justice, tirait vengeance de la perversité de Satan, comment
admettre que celui-ci resta nécessairement sourd à sa parole?
Les manichéens chicanent mal à propos leur ergotage est
ridicule, et leur objection imprudente. Ils feraient mieux de se
taire, car s'ils ont raison contre le livre de Job, ils se détruisent
eux-mêmes. Ils assurent que le soleil par sa lumière très pure
attire à lui les germes divins enfermés dans la matière ou les
ténèbres. C'est donc qu'il est Dieu. Ils n'hésitent pas, en effet:
pour eux, il est Dieu. Mais y songent-ils? Les méchants eux
aussi voient le soleil qui se lève sur eux comme sur les bons.
Ils s'infligent donc le démenti le plus formel.
Ce langage ne pouvait qu'être saisi de tous. L'objection avait
pris une forme populaire; Augustin donnait à la réponse un
tour également populaire.
C'est dans le même sentiment que saint Augustin releva une
autre difficulté. Le prophète Aggée met dans la bouche de
Dieu ces paroles « Meum est aurum et meum est argentum » (1).
L'Évangile, au contraire, appelle la richesse une espèce d'ini-
quité il dit « Non potestis Deo servire et Mammonae » (2).
Voyez-vous, s'écriaient les manichéens, c'est toujours la même
chose; l'opposition entre l'Ancien et le Nouveau Testament est
constante.
(1) II, 9.
(2) Luc., XVI, 13.
Saint Augustin réplique avec éloquence Misérable subterfuge
des manichéens Aveugles, ils ne voient pas qu'ici Aggée parle
du précepte de l'aumône. L'homme dans son égoïsme tire tout
à lui il accumule l'or sur l'argent. Et cependant quand il a
entassé les biens, il ne se montre pas donneur. Pourtant il ne
peut revendiquer la nue propriété des biens qu'il possède il
n'en a que l'usufruit. Pour vaincre sa rapacité naturelle, Dieu
lui commande de donner; et afin de l'y décider, il lui fait
entendre que ce bien dont il jouit est le bien du Seigneur lui-
même. Il ne faut pas, au surplus, que l'homme qui donne
s'enorgueillisse de l'aumône qu'il fait. Le Seigneur dit donc
« L'or est à moi,
l'argent est à moi n il n'est point à vous,
ô riches de la terre. Pourquoi hésiter à donner ? Pourquoi vous
vanter de votre aumône ? Si les manichéens ont raison, ils
ne tendent à rien de moins qu'à tarir la source de l'aumône car
son motif déterminant, celui qui lui imprime un caractère de
permanence, tient de la religion nous donnons parce que Dieu
nous commande de donner. Enfin, Dieu n'a-t-il pas créé le monde
et ses richesses, l'or et l'argent ? Prendre la parole d'Aggée
pour en faire un grief contre l'Ancien Testament, c'est de la
stupidité (1).
Entre temps, l'évêque trace le portrait du manichéen qui se
plaît à disputer avec une confiance que rien n'ébranle, pas même
les humiliations qu'il s'attire. Il s'élance, sûr de la victoire; il se
dresse, il lève fièrement la tête; il fond sur vous avec impétuo-
sité il vous accable déjà, car il prétend s'appuyer sur saint Paul,
auquel il attribue cette opinion que la loi excitait les passions
mauvaises. L'insensé, il triomphe trop vite car il suffit de
poursuivre la lecture du chapitre vu de l'Épttre aux Romains,
pour le couvrir de honte en lui rappelant la règle élémentaire de
l'honnêteté littéraire, qui défend de tronquer un texte; il est
réduit au silence (2).
D'autres fois l'évêque raille la morale de Manès qui rejette
tout mal sur la race des ténèbres, principe dont l'application
entraîne les faits les plus grotesques. Ne voilà-t-il pas que, pour
les manichéens, l'élu délivre la substance de Dieu, en absorbant
(1) Sermo L.
(2) Sermo CLIIL
les aliments où elle est captive. Mais d'autre part l'homme des
champs fait souffrir les membres de Dieu, qui sont renfermés
dans les arbres, dans les herbes, dans les fruits. Celui qui fend
la terre avec le soc de la charrue blesse 'les membres de Dieu;
celui qui arrache l'herbe de la terre blesse les membres de Dieu
celui qui cueille un fruit sur un arbre blesse les membres de Dieu.
Quel moyen reste-t-il donc à l'homme pour s'assurer la sub-
sistance ? Les manichéens déclarent l'usure préférable à la cul-
ture des champs. Ils préconisent donc l'exploitation de l'homme
par l'homme. Comme pour mieux montrer le caractère barbare
de leur morale, ils s'interdisent l'aumône, « pour que », disent-
ils, « ce mendiant ne reçoive pas et n'enchaîne pas dans sa
propre chair la vie qui est dans ce pain, vie qu'ils prétendent
être un membre de Dieu, la substance de Dieu » (1). Ainsi le
manichéisme tend à faire des champs un désert, et des villes un
marché, où le malheureux mourra certainement de faim.
La grande consolation qu'il offre à l'homme, c'est de lui
attribuer l'existence de deux natures. « J'enseigne les deux na-
tures », s'écrie-t-il avec arrogance « j'enseigne que l'homme est
une partie de Dieu a. Mais voyons, est-ce bien sérieux ? Consul-
tons cette âme divine qui est en chacun de nous. Que répond-
elle ? Je ne suis pas moi-même la lumière; si je l'étais, je ne me
serais jamais détournée de la voie. La nature divine échappe
aux atteintes même les plus subtiles de l'erreur et du vice; pour
moi, je me sens sujette à l'erreur et au mal. Le manichéen avoue
qu'il s'était autrefois égaré. C'est donc que la nature divine s'était
laissé entraîner dans les plaisirs dissolus la nature divine se
livrait donc à l'adultère; la nature divine s'abîmait donc dans
d'infâmes débauches la nature divine marchait donc en aveugle
sans savoir où elle allait; elle ne rougissait même pas des crimes
et des forfaits de toute sorte qu'elle commettait sans vergogne.
« Rougissez de ces honteuses conséquences », s'écrie
saint Au-
gustin, et « rendez gloire à Dieu » (2).
Voilà certainement une manière toute populaire de réfuter le
manichéisme. Le sermon de saint Augustin expose un argument

(1) InpiaLCXL en&rratio, n. 12.


(2) Scrmo CLXXXII.
simple et à la portée de toutes les intelligences; il a du mordant,
du trait, de l'ironie ici l'indignation soulève l'orateur là les
dernières conséquences d'une morale sans principe, sans dignité
et sans cœur, sont mises à nu, sans parler des travers de ces ergo-
teurs ridicules, chez lesquels il n'y a que vanité et enflure. Enfin
l'orateur a le secret aussi d'émouvoir l'âme populaire. Il n'a
qu'à ouvrir l'Évangile et à épancher son cœur. L'Évangile raconte
l'Incarnation du Verbe il nous montre le Christ, Dieu et homme,
naissant à Bethléem, mourant sur le Calvaire. C'est parce qu'il
avait pris une chair réelle, notre chair, qu'il a pu verser son
sang pour nous, nous assurer le salut, nous donner la vie sur-
naturelle. Eh bien! le manichéen méprise cette sublime histoire,
il méconnaît cette réalité de la chair du Christ, il blasphème cet
amour. De même qu'il scinde la Bible, il mutile le christianisme
il lui enlève cette beauté touchante et grave le Christ né de la
Vierge, pur de tout péché et immolé pour le genre humain,
beauté qui a toujours remué et remue encore l'âme populaire.
Augustin n'a qu'à montrer ces choses, avec lui son auditoire s'élève
à la sublime réalité de l'amour divin.
J'ai donc pu dire avec raison que la polémique de saint Au-
gustin contre le manichéisme revêt un caractère populaire. Nous
l'avons constaté dans l'ensemble de ses écrits il s'accuse for-
tement dans ceux de ses sermons où il a abordé la question
manichéenne.
Il nous reste maintenant à montrer que sa polémique a été
aussi et surtout une polémique savante.
Mais auparavant, il convient d'écarter une difficulté qu'on ne
manque pas de faire, au sujet des rapports des chrétiens et des
manichéens et de l'état d'infériorité dans lequel les lois mettaient
les adeptes de Manès, d'autant que nous touchons ici à une
question de politique générale, à la question des rapports de
l'Église et de l'Empire que l'édit de Constantin avait placés sur
le pied d'une entente réciproque.
(A suivre)
C. Douais.
L'INCONNAISSABLE
SELON M. FOUILLÉE
(Revue philosophique d'octobre 1893)

Il est un fait que tout le monde est aujourd'hui obligé de


constater, et qui ne laisse pas d'inquiéter quelque peu les
vétérans de la philosophie universitaire c'est que la jeune
génération est moins docile qu'on n'aurait cru à cet esprit soi-
disant « positif » qu'on prétendait, il y a quelques années encore,
avoir implanté pour jamais. Les fantômes mystiques reparaissent
après avoir été honnis et conspués; la science, cette science
qu'on adorait plus qu'on ne fit jamais Dieu, est convaincue,
malgré ses progrès constants, de ne pouvoir satisfaire l'esprit
des hommes, et le moment n'est pas loin sans doute où le
fatras énorme de doctrines matérialistes ou tout au moins pure-
ment rationalistes qu'a vues éclore notre siècle seront vieillies
et démodées.
On sait comment a commencé cette réaction et par quelle
trappe les revenants sont rentrés en scène. C'est de l'Inconnais-
sable qu'on est parti; mais peu à peu, en vertu des. tendances
natives de l'esprit humain, cet inconnaissable prétendu a pris
forme on n'a pu s'empêcher de lui prêter tour à tour tel ou tel
visage. Qui sait si, après avoir brûlé de l'encens devant le grand
Inconnu, on n'en viendra pas en fin de compte à rendre des
adorations tardives au grand Méconnu qui s'appelle le Dieu
chrétien ?
Est-ce là ce que craint sans le dire M. Fouillée? je l'ignore.
Toujours est-il qu'il consacre un long article à essayer de
ramener à la raison « les jeunes esprits qui croient faire œuvre
sainte en niant la science ou en la rabaissant à un rôle subal-
terne, pour élever la foi dans des régions où rien ne peut plus
l'atteindre ».
Cette formule, on le voit, prête fortement à équivoque. L'au-
teur, assurément, a raison de combattre des tendances mystiques
reposant, comme certaines de celles qui se font jour à l'heure
présente, sur des théories plus ou moins vaporeuses, plus ou
moins allemandes dans leur origine et leurs procédés. Partir
du scepticisme pour arriver à concevoir et adorer une sorte de
dieu Pan, source inaccessible des phénomènes et se manifestant
obscurément en eux, c'est bien en effet, comme le dit M. Fouillée,
raisonner à rebours et nier ce qu'on peut connaître pour affirmer
ce qu'on ne connaît pas. Mais ce n'est point là, l'auteur doit le
savoir, la seule manière de procéder en pareille matière, et
quand il remarque, au début de son article, que « c'est sur
l'affirmation de l'inconnaissable que repose la foi religieuse »,
M. Fouillée n'entend pas exclusivement, j'espère, par « la foi »,
les hyperboliques élans dont je viens de parler. Ce serait vrai-
ment traiter avec trop de dédain une autre foi qui a été celle
des plus grands esprits pendant des siècles, et qui mérite
peut-être qu'on la fasse entrer en ligne de compte quand on
agite la question de savoir s'il existe ou non un inconnaissable
transcendant.
Quoi qu'il en soit, M. Fouillée, dans la suite de son travail,
cherche à démontrer trois choses
1° Que l'existence d'un inconnaissable pour nous est certaine
2° Que l'existence d'un inconnaissable en soi est possible
3° Que l'existence de cet inconnaissable en soi ne saurait être
démontrée.
Sur le premier point nous n'aurions garde d'élever de doutes.
La prétention de tout connaître, même dans l'avenir, nous
semble d'une si monumentale outrecuidance, que nous ne sommes
pas fâché de voir un philosophe rationaliste la mépriser comme
nous et en faire bonne justice. Mais les affirmations qui suivent
dans l'exposé de principes de l'auteur sont appuyées sur des
considérations si pleines d'équivoques, et le faux s'y mêle au
vrai d'une si étrange manière, que nous croyons faire œuvre utile
en disant à ceux de nos lecteurs philosophes qui auraient pu
lire l'article de M. Fouillée, ce qu'il faut penser de son inconnais?
sable au point de vue de la métaphysique chrétienne. Car cette
métaphysique existe, quoi que semble en penser le philosophe
dont nous parlons. Nous n'avons point d'ailleurs l'intention
de suivre M. Fouillée pas à pas dans le labyrinthe d'idées souvent
obscures où il s'engage. Nous essayerons de dégager les affir-
mations capitales et leurs preuves dans la mesure où elles
intéressent nos croyances sur Dieu, et en faisant abstraction
de ce qui, en elles, se rapporte uniquement au système philoso-
phique de l'auteur, que nous ne pouvons discuter ici.
M. Fouillée pose donc la question suivante « La réalité
entière est-elle ou peut-elle devenir l'objet d'une pensée »? Et il
s'agit ici, l'auteur le fait remarquer, non pas seulement de la
pensée humaine, mais d'une pensée quelconque, de sorte que
le problème posé « aboutit à l'hypothèse d'un inconnaissable
non plus relatif à nous, mais absolu n.
L'hypothèse ainsi établie est admise comme lelle par M. Fouillée;
il en fait sa thèse et s'y cantonne. « Rien ne nous assure, dit-il,

`?
que cette relation particulière et incomplète qu'on nomme
relation à l'intelligence, ou connaissance, soit capable d'enve-
lopper, je ne dis pas seulement l'absolu, mais même toutes les
relations du relatif, toutes les mailles du réseau universel. Qui
sait s'il n'existe point, dans la nature même, des modes d'exis-
tence et d'action, des profondeurs à jamais opaques pour l'œil
de tout esprit » ?
Est-il besoin de dire qu'une pareille hypothèse est pour nous
complètement inadmissible? – Nous pourrions lui opposer
d'abord une analyse plus légitime de la connaissance intellec-
tuelle montrer que l'être étant l'objet propre de l'intelligence,
la raison formelle et fondamentale sous laquelle elle atteint tous
ses objets, il s'ensuit nécessairement que tout être, par cela seul
qu'il est être, est de soi intelligible, qu'il existe ou non un esprit
le connaissant de fait. Mais cet exposé nous écarterait par trop
du but que nous poursuivons ici, qui est de dégager l'idée de
Dieu des parallogismes où on l'enveloppe, et il nous suffit pour
le moment de remarquer que l'hypothèse où se place M. Fouillée
suppose de nulle valeur les preuves de l'existence de Dieu. Si
en effet Dieu existe et si son existence est démontrée par des
preuves apodictiques, on ne peut plus supposer, même à titre
d'hypothèse, qu'il y ait dans la nature des modes d'existence et
d'action inconnaissables pour tout esprit. La boutade poético-
philosophique que cite l'auteur
Et, s'il est, Dieu lui-même
Perce-t-il jusqu'au fond le mystère suprême?

procède d'un anthropomorphisme par trop naïf, ou d'une per-


version trop évidente du sens des mots pour que M. Fouillée
la, prenne à son compte. C'est donc la négation de Dieu, du
moins quant à la certitude et à la démonstrabilité de son
existence, qui est ici sous-entendue.
Mais M. Fouillée va plus loin. « L'existence même du tout,
ajoute-t-il, le fait qu'il y a de l'être plutôt que rien, peut ne
pas être intelligible non seulement pour notre intelligence,
mais pour une intelligence quelconque, fût-elle omnisciente
car, si les relations de l'existence sont, du moins en partie,
objets de science, rien ne prouve que l'existence elle-même
le soit ».
Nous voici donc maintenant dans l'hypothèse d'une intelli-
gence omnisciente, c'est-à-dire, pour nous servir des.expressions
de l'auteur, d'une intelligence connaissant toutes les relations
de l'existence, et qui ne pourrait toutefois donner de l'existence
même aucune raison. Il est clair que cette hypothèse nouvelle
repose sur la même supposition que la précédente. Si en effet
l'existence d'un être transcendant est indémontrable; si toute
intelligence se débat dans le relatif et se voit condamnée à faire
du relatif l'objet unique de sa science, il est non seulement
possible, mais, selon nous, très certain que le fait de l'existence
des êtres ne saurait comporter de raison. Nulle science ne
prouve son objet; elle le suppose. Les mathématiques, par
exemple, n'ont pas de principes pour rechercher et démontrer
l'origine de la quantité. Ceux qu'elles mettent en œuvre sont
trop particuliers pour embrasser un ordre de choses qui dépasse
manifestement la portée de la science en question, puisqu'elle y
est contenue tout entière. Tout ce que peut cette science sans
sortir d'elle-même, c'est d'accepter comme donnée la réalité et
la nature propre de son objet. Si doncjl s'agit, non plus d'une
science particulière comme les mathématiques, mais de la
science universelle et totale qu'on suppose être celle de
l'omniscient, l'existence de l'objet, c'est-à-dire ici l'existence de
toutes choses, devra être acceptée comme donnée et l'omniscient
lui-même n'en pourra fournir de raison..
Mais la question est de savoir si la supposition de M. Fouillée
est exacte. Sur quoi base-t-il cette affirmation de l'impossibilité
prétendue où serait la raison humaine de concevoir et de
démontrer un être transcendant, un être dont la nature même
impliquerait l'existence, et qui, portant en soi l'explication de
lui-même, serait en même temps l'explication de tout? – Sur
rien de sérieux à notre avis
«
II n'est nullement certain, dit notre auteur, que l'univers en
son fond ait besoin d'autre chose que de soi pour exister. Ce
besoin apparent peut venir de ce que, par un jeu de notre pensée,
nous supposons d'abord le néant pour invoquer ensuite une rai-
son ou cause de l'être. Mais on conçoit très bien qu'il puisse
être déraisonnable de chercher une raison de l'être, qui le précé-
derait en quelque sorte idéalement, et qui, sans être encore elle-
même l'être, accorderait à l'être l'autorisation d'exister ».
Tout ce passage repose manifestement sur une équivoque
relative au sens du mot être. Car qu'entend M. Fouillée par cet
être qui constitue à ses yeux le fond de l'univers? Veut-il affir-
mer par là l'unité de l'être à la manière de Spinosa, et faire de
cet être universel une sorte de fond commun sur lequel viendrait
se greffer, sans en altérer l'unité, l'apparente multiplicité des
phénomènes? S'il en était ainsi, nous comprendrions à la rigueur
ce qu'on vient de lire ce serait le panthéisme, et nous le réfu-
terions avec les arguments spéciaux qu'on peut opposer au pan-
théisme. Mais il ne semble pas que telle soit la pensée de l'au-
teur dans l'ensemble de son article, et par conséquent il ne peut
s'agir ici que de l'être en tant que concept commun applicable
aux êtres particuliers réalisés autour de nous.
Or l'être étant ainsi compris, il est facile de voir qu'il y a lieu
de rechercher la cause de l'être car cela revient à demander
raison de l'existence des choses mêmes, et une telle question
n'est pas au-dessus de notre portée. Quand je demande
pourquoi tel être existe, tel homme par exemple, ma question
comporte une réponse; car cet' être en particulier n'a évidem-
ment pas en soi la raison de son existence et tout le monde com-
prend qu'il y a lieu de la chercher en dehors de lui. Ainsi en
sera-t-il d'un autre être et de tout être, si on fait à son sujet la
même demande et comme il n'y a pas d'être en dehors des êtres;
comme ce sont les existences individuelles qui intègrent l'être
universel, il y a lieu aussi, par une conséquence évidente, de
demander raison de l'existence du tout.
Cette raison où la trouverons-nous? Evidemment pas en dehors
de l'être. L'illusion naïve dont parle M. Fouillée nous est prêtée
par lui d'une façon absolument gratuite. Nous ne rêvons pas
d'une raison « qui sans être encore elle-même de l'être accorde-
rait à l'être l'autorisation d'exister » nous cherchons au con-
traire, pour expliquer l'existence des choses relatives et contin-
gentes, un être qui ne soit lui-même ni relatif ni contingent, un
être qui n'ait qu'à se nommer pour donner raison de son exis-
tence c'est-à-dire dont l'existence, découlant des principes
mêmes de sa nature, n'ait pas besoin d'autre explication.
Là seulement doit s'arrêter la recherche de la raison humaine
en face du problème des choses; c'est à ce terme seulement
qu'elle peut trouver son repos. Dans la série de termes logiques
dont une démonstration scientifique se compose, l'esprit n'arrête
ses investigations que lorsqu'il est parvenu à quelqu'un de ces
principes sur lesquels repose tout l'édifice des vérités que nous
pouvons connaître, et qui, à la seule inspection des termes, nous
apparaissent tout d'abord comme évidents. Ainsi, dans le cas
particulier qui nous occupe, l'intelligence humaine ne doit se
déclarer satisfaite que si l'être à qui elle demande compte de son
existence peut rattacher cette existence à un principe nécessaire,
qui ne peut être ici que le principe d'identité. A est A; l'être
existe, voilà le principe inéluctable que doit pouvoir invoquer
en sa faveur l'être qui prétend ne relever que de lui-même s'il
n'en est pas ainsi; si sa nature, mise en face de l'existence, ne
lui est pas adéquate et ne donne pas lieu à une identité, il faut
aller plus loin et aboutir en définitive à celui en qui seul cette
identité se réalise, c'est-à-dire l'absolu, l'inconditionné, le parfait,
l'ÊTRE substantiel lui-même, Dieu.
On voit que ce n'est pas de la supposition fictive d'un néant
précédant idéalement le monde que nous tirons la nécessité d'une
raison ou cause de son existence. C'est de l'inspection même des
réalités qui l'intègrent, lesquelles nous apparaissant toutes
comme contingentes, nous sommes forcés de les rapporter
comme à leur cause à un être qui ne soit pas contingent.
Mais M. Fouillée tient à expliquer à son tour pourquoi il n'ad-
met pas ces sortes de raisonnements, par lesquels les philo-
sophes ont cherché, dans un but ou dans un autre, à dépasser
ainsi les réalités objets de notre expérience, et à poser, à la base
comme au sommet des choses, un transcendant. C'est à propos
du système de Kant qu'il s'en explique mais il est clair qu'il se
servirait contre nous des mêmes armes s'il voulait bien se sou-
venir que nous existons.
« En face de ceux qui nient l'inconnaissable, dit-il, il en est
d'autres qui affirment son existence, qui même déterminent" sa
nature et sa relation avec le connaissable. Nouvel abus ». Après
cet exorde, on pourrait s'attendre à voir l'auteur parler quelque
peu du spiritualisme religieux, puisque c'est ici que dès le début
il lui a marqué sa place. Il n'en est rien; il s'agira uniquement
et jusqu'à la fin de Kant et de ses émules. N'importe, écoutons
ce qu'on oppose d'une façon générale à la thèse dogmatique de
l'inconnaissable, qui est en partie la nôtre, et voyons si cette
argumentation subtile peut quelque chose contre nous.
« La philosophie transcendante, dit M. Fouillée, posait, en
dehors de toute expérience et de toute conscience, des choses en
soi destinées 1° à expliquer rationnellement; 2° à produire acti-
vement l'expérience même. Par là elle s'engageait dans une voie
sans issue. Ou bien les choses en soi sont vraiment conformes
à leur définition et, par conséquent, sans aucune analogie avec
les objets de notre expérience; alors, étant de tout point incon-
naissables, nous ne pouvons les poser ni comme raisons intelli-
gibles, ni comme causes efficientes des phénomènes. Ou bien
elles ont en effet quelque valeur intelligible et quelque activité
causale, mais alors elles ne sont plus de vraies choses en soi
elles sont simplement des objets d'expérience indûment érigés
en choses en soi ».
Cette argumentation porte un coup décisif, selon nous, au sys-
tème de Kant, et elle doit réduire les kantiens au silence. Comme
pour eux en effet, ou en tout cas pour leur maître, la pensée
n'atteint jamais l'objet en lui-même, mais seulement en tant qu'il
affecte le sujet pensant; comme d'autre part, chose plus étrange
encore, le sujet ne s'atteint pas lui-même dans son vrai moi,
mais seulement « comme il est intérieurement.affecté par lui-
même », il est clair qu'il y a contradiction formelle à affirmer
l'existence soit d'un sujet, soit d'un objet, soit en général d'une
chose en soi. Si Kant répond qu'il en a besoin pour expliquer
les phénomènes, M. Fouillée lui réplique très justement que ce
besoin d'expliquer les phénomènes par une cause ne saurait
avoir ici d'application; car dans l'hypothèse kantienne, les
idées de cause, de relation, de substance, n'étant que des ex-
traits de l'expérience subjective, on n'a pas le droit de s'ap-
puyer sur elles pour en sortir et poser une substance ou cause
en soi.
Quant à M. Fouillée lui-même, bien qu'il s'efforce de sortir
quelque peu du phénoménisme et du subjectivisme de Kant, il
y reste assez engagé encore pour se trouver pris, lui aussi, dans
les raisonnements qu'il oppose au philosophe allemand.
Pour lui en effet comme pour Kant, la connaissance ne fait
point sortir l'être connaissant hors de lui-même pour le mettre
en relation avec l'objet tel qu'il est en soi, mais seulemént avec
l'objet tel qu'il est perçu. Ce ne sont pas les choses qui sont le
terme de ma pensée, c'est seulement la connaissance que j'en ai
« La réalité en soi, saisie sur le fait, est la réalité pour soi, qui
est l'état actuel de conscience tel qu'il s'apparaît à lui-môme »
ainsi parle M. Fouillée.
Avec une telle doctrine, il est clair qu'il ne faut pas songer à
affirmer l'existence d'une cause transcendante des choses; impos-
sible de sortir du monde des phénomènes; impossible de savoir
quoi que ce soit des êtres en dehors de ce qui nous en apparaît;
l'apparence qu'ils revêtent en nous fait toute leur réalité pour
nous, et tout ce que nous pouvons affirmer, en nous basant sur
une induction plus ou moins légitime, c'est qu'ils existent comme
nous existons, puisqu'ils agissent sur nous et nous sur eux.
Quant à leur chercher une cause, comment pourrions-nous le
faire'! Nous ne sommes, nous et notre pensée, qu'un des reflets
changeants de l'être, « une des vagues de l'océan universel », et
la réalité totale dans laquelle nous sommes plongés et dont nous
faisons partie, même comme êtres pensants, nous ne pouvons la
juger dans son ensemble ni l'atteindre dans son fond. Le juge-
ment que nous en porterions serait-il en effet autre chose qu'un
des états, un des moments de cette réalité mobile? Comment dès
lors pourrait-il l'embrasser tout entière et la pénétrer?
Telle est, si nous avons bien compris, la pensée fondamentale
sur laquelle M. Fouillée a basé son système. Il s'est fait du
monde et de l'homme une idée à lui, idée étrange autant qu'arbi-
traire, qui doit dévorer tous les inconvénients du panthéisme
sans en avoir la logique et l'unité de conception. Une fois cette
position prise, il faut bien que l'auteur en subisse les consé-
quences mais rien ne nous oblige à le suivre sur ce terrain, où
la plus élémentaire prudence devrait défendre à un philosophe de
s'aventurer.
Sur quoi en effet repose toute cette doctrine? Sur une analyse
fautive de la connaissance intellectuelle qu'on s'obstine, depuis
Kant, à isoler de son objet et à dépouiller plus ou moins com-
plètement du caractère de certitude qu'elle comporte relativement
à cet objet. Chose étrange cette maladie intellectuelle s'est em-
parée à tel point de certains esprits que le mot objet est devenu
pour eux le contraire précis du mot réalité, et qu'on en est venu
jusqu'à prétendre que le subjectivisme absolu « est une donnée
immédiate de la conscience », et n'a pas besoin de démonstra-
tion (1). Et cependant, une simple remarque devrait suffire à
mettre en garde les philosophes contre ces aberrations funestes
c'est que, une fois sur la pente du subjectivisme, on ne peut plus
s'arrêter qu'en disant adieu à toute logique c'est que, si on veut
tirer jusqu'au bout les conséquences de ses principes, on est
poussé malgré soi jusqu'à ces extrémités de l'absurde où la doc-
trine se détruit elle-même et voit sombrer son propre dogmatisme
dans le doute universel.
Il est vrai qu'on peut philosopher en se passant de la logique,
et c'est un peu, selon nous, ce que fait sans le savoir M. Fouillée.
Un esprit sérieux et pénétrant comme le sien ne peut pas se lais-
ser aller à donner tête baissée dans les folies du phénoménisme
il tient absolument à rester positi f et à sauver la science du

(t) Cf. REVUE métaph. ET DE MORALE, Essai sur le


DE caractère général de la connais-
sance, par G. Hi:MAc:i.ii (mai 1893).
REVUE THOMISTE. I. 39
naufrage. Il est curieux de le voir se débattre dans ce but contre
son propre système, et faire lui aussi comme le renard pris au
piège, qui ronge sa patte pour s'échapper.
« La valeur de la science, dit-il, implique deux conditions la
réalité des rapports ~qu'elle établit, la réalité des termes entre
lesquels elle les établit. Les sciences physiques peuvent, à la
rigueur, se contenter des rapports, sans se préoccuper de la
nature des termes, puisque ceux-ci, par hypothèse, nous sont
extérieurs, et, conséquemment, ne peuvent être saisis par nous
en eux-mêmes. Leur rapport à nous et leur rapport entre eux
suffisent à la science, pourvu que ces rapports soient eux-
mêmes vrais et certains. Les sciences psychologiques, elles,.
doivent saisir non seulement des rapports, mais des termes réels,
qui sont les états de conscience ».
Qui ne voit combien tout cela est incohérent et arbitraire?
Passe pour les sciences psychologiques; nous pouvons leur
reconnaître, à la rigueur, un certain droit à l'existence, puisque
M. Fouillée veut bien leur fournir un objet réel en admettant
comme donnés les états de conscience. Tout ce qui pourra arri-
ver de malheureux au psychologue, et il s'en consolera sans
doute, c'est qu'il ne sera pas assuré de trouver à qui parler pour
exposer son système; car qui lui garantit l'existence réelle de
ses auditeurs, et en général d'autres êtres? L'induction « toute
naturelle dont parle plus loin M. Fouillée et en vertu de laquelle
nous concluons de nous aux choses, « de notre existence en soi
à leur existence en soi », cette induction, dis-je, est tout ce qu'il
y a de plus illégitime. Tout ce que M. Fouillée a le droit de dire, en
vertu de son analyse du sujet pensant, c'est que, relativement à ce
sujet, quelque chose existe, puisque le choc que produit en lui le
fait de la connaissance l'amène à se sentir en relation avec quelque
chose autre que soi. Mais quelle est cette autre chose; est-elle
substance ou phénomène, est-elle semblable à nous ou totalement
différente, est-elle même une ou multiple, c'est ce qu'il n'est pas
permis à l'auteur de préjuger. Il est bien vrai que nos percep-
tions sont variées et multiples; mais tout ce qu'on en peut légi-
timement conclure, c'est que la relation du sujet à l'objet, du
moi au non-moi est variable. Or, pour qu'une relation change,
il suffit qu'un de ses termes soit changé. Qui peut dire ici que
le terme qui change n'est pas le sujet et non l'objet? Qui
nous dit que l'objet, le non-moi, perçu uniquement comme tel
par l'être qui sent ou qui pense, n'est pas un et identique en
lui-même, quoique nous apparaissant sous un aspect de diver-
sité ? C'est une conception soutenue dans l'antiquité comme
dans les temps modernes par plus d'un philosophe, et M. Fouil-
lée ne trouverait pas dans son système psychologique un seul
principe pour le réfuter.
Il est donc impossible de savoir s'il y a des êtres hors de
nous par suite, il est impossible de savoir si la science repose
sur quelque chose. M. Fouillée nous dit que le rapport des
objets à nous et leurs rapports entre eux suffisent à la science;.
c'est vrai, mais à la condition expresse, comme l'ajoute l'auteur,.
« que ces rapports soient vrais et certains ». Or, si dans son
système les rapports des choses ou, plus justement, de l'ex-
térieur, du non-moi à nous-mêmes sont certains, les rapports des
choses entre elles sont inaccessibles, puisqu'on ne sait pas s'il y
a des choses. Et quand même on serait assuré de leur existence,
ce que nous pourrions percevoir, dans l'hypothèse, ce ne sont
pas les rapports mêmes des choses entre elles; mais les rapports
de leurs rapports à nous, et ainsi toute science se réduit à l'exa-
men du moi.
En vain l'auteur essaie-t-il un peu plus loin de justifier de son
mieux ce semi-objectivismc que le désir de sauvegarder la science
lui impose contre ses principes, il ne parvient qu'à mettre davan-
tage en évidence l'arbitraire et la contradiction de sa pensée.
« Cette suspicion à l'égard de la conscience, dit-il, vient de ce
qu'on établit gratuitement une antithèse entre elle et des choses
prétendues inaccessibles, quoique appartenant à notre univers.
Mais notre conscience n'est point dans un monde séparé des
objets avec lesquels elle est en rapport; nous sommes une des
vagues de l'océan de l'être immanent; nous agissons et réagis-
sons comme les autres vagues; et il n'y a pas ici deux océans,
dont l'un serait la « représentation de l'autre, mais un seul où
tout est réel, agissantet mouvant. L'analogie de nous aux autres
êtres est légitime, puisqu'ils agissent sur nous, nous sur eux,
comme parties d'un même univers ».
Mais, encore une fois, où M. Fouillée a-t-il pris que nous fai-
sons partie d'un univers ? Cet univers, comment va-t-il nous con-
vaincre de son existence? Il ne peut pas faire appel comme
nous à la perception immédiate, puisqu'il l'a reniée tout à l'heure
par quelle porte va-t-il rentrer dans le monde après les avoir
fermées toutes sur lui? Et, si M. Fouillée n'a plus aucun moyen
de nous prouver l'existence du monde, à plus forte raison ne
peut-il pas nous dire quelle place nous occupons dans ce monde,
si nous en sommes des « vaguesou autre chose. « L'analogie
de nous aux autres êtres est légitime o, oui; mais à condition
que nous sachions d'abord s'il y a d'autres êtres et quand vous
dites « qu'ils agissent sur nous et nous sur eux », sur quoi
basez-vous cette affirmation? Puisque vous prétendez que la con-
naissance sensible ou intellectuelle ne vous fait rien connaître
d'extérieur à vous, de cet extérieur vous ne pouvez rien dire;
appelez-le le non-moi comme les Allemands, c'est tout ce que
vous pouvez vous permettre, et votre univers n'est qu'un univers
de fantaisie; par suite la science prétendue qui étudie cet uni-
vers n'est qu'une science de fantaisie elle-même, et la seule psy-
chologie peut subsister.
Encore! Pour être vraiment logique, ne faudrait-il pas la sacri-
fier aussi, cette psychologie précieuse? C'est ce que fait sans
broncher l'auteur que nous citions il y a un instant, M. Remède,
pour une raison très juste que repousse à tort M. Fouillée c'est
que les élats de conscience, qui constituent à ses yeux, il le
concède, les seules réalités, ces états de conscience, dis-je, ne
sont pas connus en eux-mêmes et pat' eux-mêmes mais le fait de
les connaître suppose un second état du mot, état re~ëse/
lalif du premier, et qui n'en est par conséquent, d'après les prin-
cipes subjectivistes, que la traduction arbitraire, non le calque
précis. « La psychologie réelle, conclut vaillamment cet auteur,
ce qui constitue vraiment la science, ne peut suivre qu'une seule
méthode, celle qui s'appellerait (s'il lui faut un nom) « conscien-
tielle » c'est-à-dire qu'elle n'a pas besoin d'être faite, qu'elle se
fait toute seule et que la faire serait en réalité la « défaire »
elle est constituée par la vie même de chaque instant de la con-
science, et de la conscience comme purement telle, même chez
le dernier des êtres doués de conscience ».
A la bonne heure nous voilà en plein dans l'absurde mais
du moins nous sommes dans la logique, sur le chemin qui y
mène, en tout cas. Il suffirait, pour aller jusqu'au bout, de
déclarer qu'au moment où l'on écrit ces belles choses (s'il y a
des moments et s'il y a de belles choses), on ne s'adresse pas à
des lecteurs, puisqu'on ne sait pas s'il en existe, mais qu'on
développe son moi et qu'on parle tout seul, si toutefois parler à
un sens, et si soi-même on est.
Voilà pourtant à quelles folies monumentales on se condamne
quand on veut suivre jusqu'à leurs dernières conséquences les
principes que M. Fouillée oppose à la théorie de l'inconnais-
sable. C'est une étrange aberration en vérité que celle de ces
esprits souvent lucides, parfois profonds, et qui pourtant aban-
donnent de gaîté de cœur le terrain solide du bon sens vulgaire
pour aller se bâtir dans les nues des édifices imaginaires que
leur pensée même ne peut habiter. Quand donc sortirons-
nous de ce brouillard allemand qui pèse depuis si longtemps
sur nos systèmes philosophiques? Quand verrons-nous se dis-
siper ces vaines fumées qui nous étouffent et nous aveuglent? On
dirait qu'on fait effort en ce sens à l'heure actuelle, et M. Fouil-
lée lui-même en fournit la preuve malgré l'illogisme de son sys-
tème. Espérons qu'on ne s'arrêtera pas en chemin.
Pour nous, confiant dans la machine intellectuelle que nous a
départie la Providence, nous croyons à la valeur objective et
absolue soit de nos perceptions, soit de nos constructions men-
tales, à la condition toutefois que nos sens ou notre intelligence
aient normalement fonctionné. Nous croyons que les données
de notre conscience comme les produits de notre activité d'es-
prit expriment non la réalité complète, qui est inconnaissable
pour nous bien que connaissable en elle-même, mais des aspects
très positifs et très vrais de cette réalité. Nous croyons enfin que
l'intelligence humaine, loin d'être plongée et comme noyée dans
les choses, ainsi que le veut M. Fouillée, les domine au contraire
et les juge. Par conséquent nous pouvons parler du monde des
chosesen soi, puisque nous les atteignons, bien que d'une manière
fragmentaire et incomplète. Ces choses sont l'objet même que
nous connaissons, bien que la raison sous laquelle nous le con-
naissons ne lui soit pas adéquate. Ce sont à la fois et sans con-
tradiction des choses en soi et des objets d'expérience; nous pou-
vons raisonner à leur sujet, leur demander compte de leur exis-
tence, et si nous les trouvons contingentes et par conséquent
insuffisantes à s'expliquer elles-mêmes, nous avons le droit d'al-
ler plus loin et de nous élever plus haut. Nous pouvons faire
appel à une cause expliquant d'une part, et complètement, les
existences contingentes, et d'autre part portant en soi la raison
de sa nécessité. C'est ainsi, comme on l'a vu, que nous préten-
dons démontrer, et démontrer d'une manière irréfragable, l'exis-
tence d'un être transcendant, inconnaissable pour nous en sa
nature intime; mais se manifestant clairement par ses oeuvres,
c'est-à-dire l'existence de Dieu.

Mais M. Fouillée oppose au transcendentalisme de Kant une


nouvelle objection que nous avons aussi à résoudre puisque nous
admettons un être transcendant cause non seulement des phé-
nomènes, comme dans le système kantien; mais des réalités qui
leur servent de support. Voici l'objection « La causalité, nous dit
M. Fouillée, n'ayant de sens que dans le temps, on ne peut la
prendre comme point d'appui pour sauter hors du temps ».
Voilà certes un argument bien débile. Où M. Fouillée a-t-il
pris que la causalité n'a de sens que dans le temps? Pour nous,
nous ne définissons point la cause ce par quoi une chose a été
produite dans le temps mais ce par quoi une chose existe, cette
chose fût-elle le temps lui-même. Le temps, et en général la durée,
n'est en effet qu'un attribut des êtres; c'est un élément quanti-
tatif, une mesure, et la notion qui le représente est postérieure
par conséquent à celle de causalité, laquelle s'applique à l'êlre
même, et à ses modes fondamentaux, dont plusieurs encore sont
antérieurs à la durée.
Que nous ayons acquis l'idée de cause par des successions
dans le temps, c'est possible; mais la manière dont on acquiert
une notion n'empêche pas de l'analyser ensuite et de lui attribuer
une portée plus grande que le cas particulier qui l'avait fait
découvrir. Or tel est précisément le cas.
La notion de cause ne renferme pas nécessairement celle de
temps, elle la déborde « Il est éternellement vrai, dit Aristote,
que la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles
droits, et cette propriété du triangle a cependant sa raison ».
Voilà pourquoi, quand il s'agit de démontrer Dieu, il nous
-est égal, à nous chrétiens, qu'on suppose le monde éternel. Si
nous nous plaçons pour un instant en dehors de toute révélation
positive, cette question n'a plus pour nous qu'une importance
secondaire, bien loin que nous en fassions dépendre notre
croyance en Dieu. Nous ne demandons pas quel chemin a fait
le monde, nous demandons pourquoi il est, étant donné qu'il
ne porte pas en soi l'explication de lui-même. Dire qu'une loco-
motive vient du bout du monde et qu'elle fait 70 kilomètres à
l'heure, ce n'est pas rendre compte de sa force de propulsion,
à plus forte raison expliquer son existence. La durée finie ou
infinie des choses nous importe peu; car, je le répète, la succes-
sion n'est qu'un attribut du mouvement, le mouvement un
attribut du mobile, et c'est l'être même de ce mobile qu'il s'agit
d'expliquer.
Enfin, dernière objection à laquelle ce que nous venons de
dire répond déjà, mais qu'il faut éclaircir davantage il semble
qu'il y ait contradiction à affirmer d'une part l'existence d'un être
transcendant, c'est-à-dire existant uniquement en soi et en dehors
du domaine de l'expérience, et à prêter néanmoins à cet être
une foule d'attributs qui tendraient à faire de ce prétendu
inconnaissable un objet parfaitement connu.
La réponse à cet argument n'est pas difficile à faire quand
nous disons que la Cause première nous est inconnaissable, ce
que nous entendons affirmer, c'est que nous ne saurions
atteindre, par les seules forces de notre raison, à la connaissance
de sa nature intime. Il est impossible en effet de concevoir une
idée qui puisse lui être adéquate et la représenter dans toute
l'amplitude de son être, puisqu'elle se présente à nous comme
infinie, et que l'infini, par définition même, échappe à toute
représentation. De plus, nous n'avons d'autre point de départ
pour arriver scientifiquement à la connaissance de la Cause
première, comme du reste à toute autre connaissance, que les
objets matériels qui nous entourent; nous ne pouvons donc
en parler que par comparaison à ces objets, et en savoir que
ce qu'ils nous apprendront. Or tous ces objets, produits de la
causalité première, ne l'épuisent pas, tant s'en faut, tout entière;
ils ne sauraient donc nous amener à connaître les infinies
ressources qu'elle renferme ni par suite les profondeurs de
l'être où elle puise son aliment.
Telle est uniquement notre pensée quand nous parlons de
Dieu comme d'un inconnaissable; nous n'entendons nullement
affirmer par là que nous ne puissions acquérir, à son sujet,
aucune donnée positive. La méthode d'investigation que nous
signalions à l'instant, je veux dire la recherche de Dieu par les
objets créés, ne laisse pas, tout indirecte qu'elle est, d'être
légitime et féconde, et elle peut aboutir, maniée par une main
habile, à l'acquisition de précieuses données. Ces données
constituent proprement la théodicée naturelle, à laquelle les
plus grands esprits ont appliqué leurs forces, et qui sut
les captiver si bien que l'un d'entre eux et non le moindre,
Aristote, fit de l'étude de ses problèmes l'élément essentiel du
bonheur.
Pour mettre en œuvre d'une manière efficace la méthode dont
nous parlons, il suffit, qu'on veuille bien le remarquer, de
pousser jusqu'au bout les preuves que l'existence de Dieu com-
porte. Il est évident tout d'abord, en effet, que la nécessité
d'expliquer suffisamment les objets de notre expérience étant
l'unique raison qui nous fait recourir à un Inconnu qui se cache
derrière eux, nous devons reconnaître à cet Inconnu, quel qu'il
soit d'ailleurs, tout ce qu'implique le rôle que nous lui avons
nous-mêmes attribué. Ce n'est point là parler de sa nature en
tant qu'il est en soi mais seulement en tant qu'il est en relation
connue avec des objets connus. Si je suis à l'entrée d'un pont
suspendu dont l'autre extrémité se perd dans la brume, je puis
non seulement affirmer avec certitude l'existence du rivage
opposé, mais lui prêter encore une foule de propriétés que la
science de l'ingénieur déclarera indispensables, étant données
la nature et les proportions de l'ouvrage qu'il doit supporter.
Ainsi dans le cas qui nous occupe: l'Être premier est comme
le. point d'appui sur lequel toute la création repose. Il est
nécessaire qu'il soit car sans lui l'univers s'abîmerait dans
le non-être, et il est nécessaire qu'il soit tel, afin de pouvoir
fournir à cet univers l'appoint qu'il réclame pour subsister. S'il
n'est pas principe premier, fin suprême, exemplaire universel,
il n'est pas Celui dont l'être conditionné postule l'existence; car
à ce triple point de vue notre intelligence, en face de la nature,
exige impérieusement un pourquoi.
Ce n'est pas tout. Sans prétendre connaître Dieu, nous pou-
vons lui donner encore et d'une manière parfaitement légitime,
mille autres noms exprimant autant d'attributs.
Sur quoi nous sommes-nous basés, en effet, pour démontrer
Dieu? Je laisse de côté les autres preuves, sur la contin-
gence des êtres qui suppose, disions-nous, un nécessaire. Un
nécessaire, c'est-à-dire un être pouvant fournir l'explication non
seulement des autres, mais de soi; autrement il partagerait, bien
qu'à un moindre degré, l'indigence commune, et il faudrait cher-
cher plus loin.
Or un être ne peut s'expliquer soi-même, nous l'avons vu, qu'à
condition que sa nature implique l'existence et s'identifie avec
elle, et il ne peut y avoir dans ce cas que l'ÊTRE substantiel lui-
même, l'Être total, sans limitation aucune, immense, infini,
incommensurable et parfait. Tout ce qui n'est que participation
restreinte de l'être tout ce qui possède telle perfection entitative
à l'exclusion de telle autre, n'a pas en soi sa raison suffisante et
n'a, de soi, ni le droit ni le pouvoir d'exister.
L'Être Nécessaire est donc nécessairement, je le répète, l'Être
parfait, total, complet, auquel rien ne manque des aspects mul-
tiples de l'être, mais qui en réalise la synthèse absolue en se les
appropriant d'une façon plus haute infiniment qu'ils ne sont en
eux-mêmes, en les dégageant de toutes les imperfections aux-
quelles leur participation limitée les condamne, en les poussant
à l'infini en intensité tout en les comprimant en quelque sorte
pour les réduire à l'unité.
A quels résultats nombreux et importants peut conduire cette
méthode, ou peut le prévoir sans peine. Le fil de la logique peut
conduire, sans se briser, jusqu'à des profondeurs sans fin dans
ce labyrinthe effrayant des perfections divines. Même en face
de cet objet Bossuet pourrait dire « L'esprit de l'homme peut
trouver jusqu'à l'infini, et sa seule paresse met des bornes à ses
découvertes et à ses inventions ».
On sait quels nobles efforts ont tenté dans ce sens les puis-
sants esprits qui s'appellent Platon, Aristote, s. Augustin, Leib-
nitz, Descartes, Malebranche, s. Thomas d'Aquin et tant d'autres;
or si l'on veut y regarder de près, on se rendra compte qu'ils
n'ont pas suivi d'autre méthode dans leurs recherches que celle
dont nous venons de montrer la légitimité. Ils ont pu s'égarer
parfois, souvent même mais le point de départ était juste, la
méthode générale rigoureuse, le résultat possible sinon certain.
Ils n'avaient pour obtenir ce résultat qu'une chose à faire
dérouler la série indéfinie de conséquences que contient cette
définition de la Bible, la plus sublime et en même temps la plus
rigoureuse qui ait été donnée de Dieu CELUI QUI EST.
Tout ce qu'on peut dire de Dieu est contenu dans ce mot l'ex-
pression la plus magnifique de ses perfections souveraines n'en
est que le commentaire diminué. Qu'on le dise bon, juste, sage,
heureux, puissant, ineffable, infini, éternel, on n'a rien dit de
plus que quand on a dit IL est car être, pour lui, c'est être
toutes ces choses. Toutes les perfections qu'on peut lui attribuer
ensuite n'étant que des dépendances de l'être, des gouttes de cet
océan, des rameaux de ce tronc, des irradiations de ce foyer,
elles font double emploi et n'ajoutent rien à la première louange;
celui qui ne l'a point appelé I'ètre n'a rien dit encore, et qui a
dit ce seul mot n'a rien omis.
On voit par là combien est injuste le reproche qu'on fait sou-
vent aux théologiens et aux philosophes spiritualistes de dépas-
ser, dans leurs affirmations relatives à Dieu, la portée réelle des
preuves qu'ils fournissent. Ils ne font, on l'a vu, que développer
ces preuves, et ils ne prétendent point par là connaître vraiment
Dieu car il faudrait, pour cela, sonder les ultimes profondeurs
de Yêtre, et nous n'en apercevons que les bords.

Désespérons-nous pourtant d'arriver jamais à la possession


de cette sublime science? Non. Nous ne sommes pas seulement
philosophes, nous sommes chrétiens. Comme philosophes,
nous déclarons hautement que la divinité est inaccessible à la
science qu'elle est inconnaissable non seulement pour nous,
mais pour tout être quel qu'il soit, à moins qu'il ne soit Dieu;
car telle est la portée réelle des motifs que nous alléguions tout
à l'heure. Bien plus, nous confessons notre impuissance non
pas seulement à connaître Dieu de nous-mêmes et par nos seules
ressources; mais encore à démontrer d'une manière rigoureuse
la possibilité pour lui de se communiquer à nous, et de nous
apprendre ce qu'il est. Nos prétentions", on le voit, sont loin
d'être aussi exorbitantes qu'on le suppose.
Mais si nous parlons ainsi comme philosophes, comme chré-
tiens nous tenons un tout autre langage. Alors nous confessons,
appuyés sur l'autorité des révélations divines, que l'Etre Souve-
rain n'habite que pour un temps l'inaccessible; que si l'homme
le veut bien, Dieu s'inclinera vers lui, ou plutôt l'élèvera jusqu'à
soi au jour marqué par sa providence, et qu'alors, par une com-
munication ineffable mais réelle de sa propre nature, il écartera
à jamais les ténèbres de son intelligence il lui donnera de voir
à sa lumière et comme par ses yeux, de sorte qu'il connaîtra, sans
toutefois la pénétrer dans ses profondeurs dernières, l'essence
incréée qu'il ne pouvait qu'adorer de loin ici-bas. Ce sera la réa-
lisation inattendue et complète du rêve sublime d'Aristote quand
il définissait la béatitude L'opération la plus parfaite de la plus
parfaite faculté de l'homme à l'égard de l'objet le plus parfait.
Seulement, il faut le répéter encore, une affirmation de cette
nature est de tout point en dehors du domaine de la raison natu-
relle. Abandonnée à elle-même, notre intelligence est condamnée
à regarder Dieu comme l'éternel séparé, comme l'éternel inac-
cessible. Nous pouvons savoir qu'il est; nous ignorerons toujours
ce qu'il est. Son existence est aussi nécessaire au monde qu'elle
lui est nécessaire à lui-même, et pourtant il est aussi impossible
aux hommes de le connaître qu'il lui est impossible de s'ignorer.
Quels que soient nos efforts pour soulever le voile qui le couvre,
il est et restera toujours le Dieu caché

Voilà, au point de vue d'une philosophie chrétienne, ce qu'on


peut penser de l'Inconnaissable. Ce n'est pas « un problème
sans réponse », comme le prétend M. Fouillée, et il n'y a pas
lieu de traiter avec dédain les esprits qui s'efforcent d'en reculer
les limites dans la mesure où il est permis à l'homme de le ten-
ter. Bien loin qu'il faille dire avec l'auteur que nous citons « La
science n'a pas à s'inquiéter de l'inconnaissable transcendant »,
il faut affirmer au contraire que l'étudier est le suprême hon-
neur de la science. Si elle veut se passer de lui elle se détruit
elle-même, car il forme le dernier anneau de la chaîne des causes,
et la science spéciale qui le proclame est comme la clef de voûte
de l'édifice du savoir. Si elle s'attache au contraire à le connaître,
elle élargit ses horizons, féconde ses recherches, ennoblit jus-
qu'à ses plus minimes conceptions; car l'idée de Dieu une fois
admise oriente vers elle tout le reste, et la grandeur du but pour-
suivi élève les plus humbles recherches à un niveau qu'elles ne
connaissaient pas.
Pourquoi faut-il qu'après dix-neuf siècles de christianisme on
en soit venu à méconnaître ce rôle capital de l'idée de Dieu
dans la science, alors que des philosophes païens, Platon,
Cicéron, Aristote, la considéraient comme le terme dernier et
l'idéal souverain de la pensée humaine? L'infirmité de nos
conceptions à l'égard de cet objet infini serait-elle un motif
suffisant pour en abandonner l'étude? Qu'on écoute, sur ce
point encore, la sage et belle réponse du philosophe de
Stagire
« Il m'a souvent
semblé, ô Alexandre, écrit-il à son royal
élève, que la Philosophie était une chose plus qu'humaine et
digne des dieux mais surtout cette partie de la philosophie qui,
s'élevant d'un vol sublime jusqu'à contempler l'universalité des
êtres, s'efforce d'envisager face à face la Vérité qui s'y trouve
contenue. Tandis que les autres sciences, effrayées par la
grandeur de cet objet, fuient les recherches qu'il réclame, celle-ci
n'a pas redouté la difficulté de l'entreprise; elle ne s'est pas
trouvée indigne des plus nobles choses tout au contraire, ces
choses lui ont paru d'autant plus faites pour elle qu'elle y ren-
contrait plus de beautés ».
La philosophie reviendra, nous en avons la confiance, à ces
nobles pensées dont l'a détournée un instant son engouement
exagéré pour les sciences positives. Il ne faut pas nier, certes,
les immenses bienfaits que nous ont apportés ces dernières
mais il faut se souvenir aussi de leur donner dans les cadres du
savoir humain leur véritable place. Leur rôle, tout important
qu'il est, n'est qu'un rôle subalterne la science maîtresse, la
freine des sciences, celle que les anciens appelaient si justement
la Philosophie première, c'est la métaphysique ou science de s
l'être, et la métaphysique à son tour. a pour couronnement
dernier et pour sommet suprême la science du Premier être, la
science de Dieu. : F

FR. D. Sertillanges O.P.


ÉTRANGES PHÉNOMÈNES

QUI ACCOMPAGNENT L'HYPNOSE

S. Thomas nous a dit qu'il existe une double voie pour arriver
à la connaissance des choses l'étude des causes qui les pro-
duisent, l'étude des effets qui suivent de leur nature (1). Nous
avons vu, dans les articles précédents (2), comment se produit
l'hypnose il reste donc maintenant, pour nous mettre en posses-
sion de tous les moyens et de toutes les chances de découvrir sa
nature, à rechercher les phénomènes qui l'accompagnent.
Ces phénomènes parurent si étranges, quand on commença de
les observer, que beaucoup n'y voulurent point croire, et pen-
sèrent simplement que les hypnotiseurs de profession étaient
des charlatans, et que les savants hypnotisLes se laissaient mys-
tifier par leurs sujets. Aussi, pendant longtemps, nul ne com-
mençait l'exposé des phénomènes de l'hypnose, sans établir cette
thèse préalable que les sujets endormis n'avaient pu tromper,
et que les opérateurs étaient incapaMes de s'être laissé tromper
on rappelait que Braid hypnotisait sa femme, la plus sincère des
femmes, son domestique, le plus fidèle des domestiques, ses
meilleurs amis, Heidenhain, son frère et ses élèves les plus atta-
chés que même M. le Dr Morselli, M. le Dr Obersteiner, M. le
D' Forel, etc., pour éviter toute possibilité de tromperie,
s'étaient fait endormir par quelques-uns de leurs collègues.
Aujourd'hui, nous ne sommes plus obligés de
telles précau-
tions. Les phénomènes de l'hypnose, qu'on en pense ce qu'on
voudra, sont entrés dans le domaine public; et, pris en général,
ne peuvent plus être contestés, puisque chacun de nous, pour
les voir et les contrôler à son aise, trouvera quand il voudra et
(1) Stim. <&eot., I, q. 85; a.5. 3. ad
(2) 7ietue Thomiste, nOS de mai, juillet, septembre 1893.
à son choix, un café, un salon, ou une salle d'hôpital. Bientôt
l'on pourra dire que les seuls incrédules qui restent sont, comme
à l'ordinaire, les naïfs qui se croient malins.
Cette démonstration, désormais superflue, écartée, la tâche
qu'il nous faut remplir est encore assez rude. L'hypnose, en effet,
comme on l'a dit fort justement, « exerce son action sur tous les
phénomènes subjectifs connus de l'âme humaine, et influence
une grande partie des fonctions objectivement définies du sys-
tème nerveux » (1).
Le champ des phénomènes que nous avons à explorer n'a
donc guère d'autres limites que celles de l'activité de l'homme,
et il nous faudra passer en revue toutes ses puissances, puisqu'en
toutes se retrouvent les effets du sommeil provoqué. Si bref, si
attentif que nous soyons à ne nous arrêter qu'aux phénomènes
caractéristiques, le travail sera grand.
Pour y mettre de l'ordre, nous diviserons les phénomènes en
deux catégories la première comprendra les faits qui se pro-
duisent, ou que l'on pourrait aisément provoquer, dans un grand
nombre des personnes que l'on endort; la seconde ne renfermera
que les phénomènes extraordinaires qui se présentent dans des
sujets exceptionnellementdisposés, faits aussi rares que surpre-
nants, et qui méritent, pour ce motif, une attention spéciale et
une étude à part (2).

« Dans l'état de sommeil provoqué pour obtenir ce que


j'appelle les phénomènes hypnotiques, la vue devient de plus en

(1)Dr Forel, Der Hypnotismus p. 51.


(2)Je me serais conformé volontiers, en arrêtant le plan de cet exposé, àla division
scientifique des états d'hypnose, si la science m'avait fourni sur ce point une base
ferme. Mais jusqu'à présent les savants n'ont pu encore s'entendre pour graduer,
d'après sa profondeur, le sommeil provoqué. S'inspirant de principes ou de points
de vue diUércnts, M. Charcot admet trois états, Bernheim neuf, Liébeault cinq,
Gurney deux, Forel trois, Dclbœuf, Mai Dessoir et Moll, deux. Je ne fais que men-
tionner ces diverses graduations du sommeil, parce qu'elles importent fort peu au
but que nous poursuivons; et que, du reste, il nous faudra y revenir plus tard, à
l'occasion d'une grave question de théologie que nous devrons résoudre. Qu'on
veuille bien seulement se souvenir que tous les sujets endormis n'arrivent pas à la
même profondeur de sommeil: et que depuis le .sommeille plus léger, ou la simple
somnolence (ter degré de M. Bernheim), jusqu'au somnambulisme parfait, la distance
est immense, et pourrait se mesurer par des degrés innombrables.
plus imparfaite, les paupières sont fermées, mais conservent
pendant une période de temps considérable un mouvement vibra-
toire (chez quelques personnes les paupières sont fermées avec
force comme par un spasme des muscles orbiculaires) les organes
des sens et surtout l'odorat, le toucher, l'ouïe, la chaleur et le
froid, et la résistance, sont fortement exaltés, puis s'émoussent, à
un degré dépassant de beaucoup la torpeur du sommeil naturel
les pupilles sont dirigées en haut et en dedans, mais, au contraire
de ce qui arrive dans le sommeil naturel, elles sont fortement
dilatées et très insensibles à la lumière ensuite, elles se con-
tractent, tandis que les yeux restent encore insensibles à la
lumière. Le pouls et la respiration sont d'abord plus lents qu'à
l'ordinaire, mais aussitôt que l'on met les muscles en activité, il
se développe une tendance à la rigidité cataleptiforme, avec
accélération du pouls et avec une respiration rapide et op-
pressée » (1).
Tels seraient, selon Braid, les phénomènes qui marquent
l'entrée d'un sujet en hypnose. D'autres auteurs nous offrent des
descriptions analogues. Mais il n'en valait guère la peine: car
ces descriptions, si elles sont vraies pour un cas en particulier,
cessent d'être exactes si on les donne comme l'expression d'une
loi générale. En réalité, chacun, dans le sommeil provoqué, se
comporte à sa manière. « Tout change d'un individu à un autre,
et parfois, pour le même individu, d'une séance d'hypnotisation
à une autre » (2). Les sujets peuvent dormir, et dorment, en fait,
indistinctement, les yeux ouverts ou les paupières closes, les
globes oculaires conservant leur position normale ou convulsés
en haut avec les pupilles cachées sous la paupière supérieure,
assis ou debout, flasques, affaissés, ou d'attitude ferme, avec
accélération du pouls et de la respiration, congestion du visage
et sueurs, ou sans rien de tout cela, tranquilles ou agités.
L'on attribue ces différences à la diversité de temps, de lieu,
de caractère et de tempérament, et une telle explication est plau-
sible mais une cause certaine qu'il ne faut pas non plus oublier,
c'est la variété des procédés que l'on met en œuvre pour amener
le sommeil. Employez la fixation du regard, vous obtiendrez la
(1) Braid, Neurypnologie, traduction du Dr J. Simon, p. 53.
(2) Morselli, Il m&gnetismo animale, p. 52.
série des phénomènes que Braid nous décrivait tout à l'heure
fascinez comme Donato, ou imprimez la violente secousse de
Hansen, et les sujets vous présenteront une autre physionomie.
Une hypnotisation habilement et délicatement conduite peut
même ne provoquer aucun changement appréciable dans la per-
sonne endormie, et ne modifier en rien les fonctions de la vie.
« Chez les sujets que j'endors par la méthode suggestive douce,
.qui conservent leur esprit calme, chez tous ceux qui, ayant déjà
été plusieurs fois hypnotisés, s'endorment en toute confiance,
sans émotion, sans agitation, aucun de ces symptômes (conges-
tions de la face, secousse musculaire, etc.) ne se manifeste.
Dans ces conditions, je n'ai constaté ni accélération ni ralentis*
sèment du pouls, ni accelération ni ralentissement des mouve-
ments respiratoires j'ai pris le pouls au sphygmographe avant et
pendant l'hypnotisation, je l'ai trouvé identique. Je n'ai pas
constaté non plus l'accélération considérable que produirait,
d'après Braid, la rigidité cataleptiforme en extension des mem-
bres aucune différence sensible ne m'a paru exister, sous ce
rapport, entre l'état de veille et l'état hypnotique » {1).
Les observateurs les plus sérieux parlent comme nous venons
d'entendre M. Bernheim: ils affirment comme lui que l'hypnose,
par elle-même, n'est cause d'aucun phénomène spécial, et que
ceux qui se manifestent dans les sujets endormis, viennent des
procédés employés pour l'hypnotisation et des conditions morales
où elle est obtenue (2).
S'il en est ainsi, l'hypnose, par elle-même, ne présente rien de
bien remarquable tout au plus si les moyens qui la déterminent
méritent quelque attention l'on ne voit pas en quoi l'homme
hypnotisé serait plus intéressant que l'homme qui dort.
Il y a pourtant une grande différence entre l'un et l'autre.
M. leDr Albert Moll va nous en convaincre, en nous faisant assis-
ter à une expérience qui sera une révélation
« Voici un homme de quarante et un ans.
Il prend place sur
un fauteuil. Je lui dis qu'il doit essayer de dormir un peu « Ne
pensez qu'à une chose, c'est que vous devez dormir ». Et je
continue pendant quelques instants à entretenir en lui la pensée
(1) Bernheim, De la suggestion, p. 111.
(2) Moll, Der Ilypnoiismus, p. 40.
KEYUE THOMISTE. – I. 40
du sommeil et à l'y exhorter. Bientôt je vois ses yeux qui se
ferment. Je lui demande alors s'il peut les ouvrir il essaie, mais
en vain. Je lève son bras gauche il demeure en l'air, si bien
qu'il ne lui est pas plus possible de l'abaisser que d'abaisser les

Profondément? – Oui »
paupières. J'interroge notre homme « Dormez-vous? Oui.
Dans cet état je puis lui faire exécu-
ter, voir et sentir tout ce qui me plaira. Vais voici ce qui est
plus surprenant Avec moi, dans ce salon, se trouvent deux de
mes amis. Le sujet ne paraît ni les voir, ni les entendre, alors
qu'il m'entend et me répond si bien. L'un d'eux prend son bras,
et le lève, comme je l'avais fait le bras retombe comme mort.
En vain lui ordonne-t-il de tenir son bras en l'air, notre dormeur
n'en fait rien. Il n'obéit qu'à mes ordres, il n'est en rapport
qu'avec moi » (1).
Cette expérience, qui ressemble d'ailleurs à mille autres,
qu'on peut renouveler à chaque instant, nous apprend deux
choses capitales: premièrement, qu'il existe un rapport spécial,
rapport d'influence, entre l'hypnotiseur et l'hypnotisé; seconde-
ment, que l'hypnotiseur peut éveiller et mettre en branle l'activité
de l'hypnotisé, en lui donnant l'ordre, ou du moins l'image d'un
acte à accomplir. Rapport, suggestion et suggestibilité, tout
l'hypnotisme tient dans ces trois termes. Mais qu'on veuille
bien remarquer surtout ce mot de suggestion car, pour qui
sait l'entendre, il exprime un merveilleux pouvoir, une force
d'une portée immense, l'un des facteurs les plus puissants, pour
ne pas dire le plus puissant et le plus mystérieux de la vie
humaine.
Sans la suggestion, il n'y a pas d'hypnose, ou du moins
l'hypnose mérite à peine qu'on s'en occupe. Avec la suggestion,
l'hypnose devient un des plus captivants et des plus nobles sujets
d'étude; car la suggestion est une source intarissable de pro-
blèmes, comme de prodiges.

(1) DerIlypnolismus, p. 17, Versuch iv. – Dans un autre travail, fort remarquable,
publié en 1892 par la Société des études psychologiques, et intitulé Der rapport in
fUr Hypnose, M. Albert Moll recherche quelle est la nature du rapport hypnotique,
comment il se produit, comment il cesse, comment il se constate et se mesure, s'il
existe toujours où il y a sommeil provoqué, s'il peut se transmettre, s'établir entre
un sujet et plusieurs personnes, etc. Nous ne saurions aborder toutes ces questions.
Mais plusieurs se trouveront résolues au cours de notre étude.
Mais, pour ne point paraître enfler la voix plus que de raison,
n'insistons pas davantage, et arrivons aux faits ils parleront
assez haut.

Dans un de ses cours à la Faculté de Bordeaux, M. Pitres,


voulant démontrer expérimentalement à ses élèves la puissance
de la suggestion, venait d'endormir une de ses malades.
« Regardez, Albertine », disait-il; sans préambule aucun, je lui
dis « Voyez donc le singe qui est devant vous ». Aussitôt elle
rit aux éclats. « Qu'il est laid! dit-elle; il fait des grimaces, il a
des culottes rouges ». Et riant encore plus fort, elle ajoute
«
Regardez donc comme il se gratte drôlement ».
« Par le fait seul que nous avons dit à la malade qu'un singe
était devant elle, nous avons suggéré une hallucination visuelle.
Elle voit actuellement un singe. Il est là, devant elle, grimaçant
et grotesque. Elle suit ses mouvements elle ne perd pas un de
ses gestes. Ce n'est pas l'idée du singe, ni même l'évocation
psychique des traits simiens par un phénomène de vision men-
tale, qui la fait rire aux éclats, c'est la vue d'un singe concret,
dont elle a sous les yeux la représentation sensorielle, d'un
singe qui agit et se meut devant elle et dont elle peut par con-
séquent décrire les formes, la taille, les gestes, etc., tout
comme l'aliéné halluciné peut décrire dans leurs plus petits
détails les caractères des visions qui l'obsèdent.
«
Quelques mots ont suffi pour faire naître l'hallucination du
singe, quelques mots suffisent pour la dissiper et en provoquer
une autre.. Je n'ai qu'à dire « Tiens, le singe est parti; il y a
maintenant à sa place une cage avec des oiseaux ». Vous voyez
qu'aussitôt Albertine cesse de rire bruyamment; elle fait deux
pas en avant, et si nous lui demandons maintenant ce qui
l'occupe, elle nous répondra qu'elle regarde les oiseaux qui sont
dans la cage. Elle nous les décrira du reste avec tous les détails
que nous voudrons. Ce sont des tourterelles blanches; la cage
est longue d'un mètre; elle est en fil de fer; son intérieur est
traversé par deux bâtons les tourterelles sont toutes deux sur
le bâton le plus élevé; elles se becquètent; dans le coin, à droite
de la cage, il y a un nid avec trois œufs, etc. Si je réveille
brusquement la malade, en souillant sur ses yeux, l'hallucination
disparaît aussitôt. Albertine ne voit plus rien, ni cage ni tour-
terelles elle ne se rappelle avoir rien vu » (1).
Un jour que j'avais accompagné M. le docteur Bernheim à
l'hôpital, pour sa visite du matin, nous nous trouvions dans une
salle contenant une quarantaine de malades. La plupart gardaient
le lit. Cinq ou six, seulement, plus vaillants que les autres, étaient
debout, et, mêlés aux internes qui accompagnaient le maître,
suivaient avec un vif intérêt les petits incidents de la consultation.
Tout à coup, le docteur fixe l'un d'eux en lui adressant quelques
paroles, presque à voix basse. Il n'en avait pas fallu davantage
pour endormir le malade. C'était un petit homme, d'une cin-
quantaine d'années, dont la physionomie, justement, m'avait
frappé, et dont je m'amusais depuis quelques instants à deviner,
à part moi, l'histoire. Je lui trouvais la tête bien modelée et le
front d'un homme intelligent malheureusement, son nez aplati
et large, un peu vivement teinté, la découpure et le pli volup-
tueux de ses lèvres, ses yeux surtout brillant, ou luisant, de cet
éclat froid d'un petit verre de trois-six, son attitude inconsciem-
ment frondeuse, ses habits déchirés, m'avaient fait bien vite
descendre de l'idée que j'avais eue d'abord, de quelque inventeur
tombé dans la misère, à celle d'un simple ouvrier de faubourg,
viveur, gouailleur, dont cette perfide bouteille avait pelé la tète
et vidé la bourse. On me dit que j'avais trop bien rencontré.
L'alcool avait notablement dérangé le système nerveux du brave
homme, sans l'amener pourtant jusqu'à l'abrutissement complet.
« Vous voyez cet homme, nous dit à un moment M. Bernheim
de sa petite voix douce, chantante, mais si singulièrement péné-
trante dans cinq minutes, il ira à son lit y verra un chien
couché qui a fait de vilaines choses dans ses draps il le
battra, tâchera de le saisir- et le poursuivra à travers la salle ».
Le malade écouta ces paroles avec une indifférence complète,
et ne parut pas plus s'en préoccuper que s'il se fût agi d'un
autre. Il resta au milieu de nous, et suivit la visite comme il
l'avait fait auparavant. Cependant, je ne le perdais pas de vue
un instant, et je pus observer tout à mon aise l'effet de la sug-
gestion donnée. Il suivait nonchalamment le groupe d'internes

(1) Leçons cliniques sur l'hystérie et t'hypnotisme, II, p. 158.


qui accompagnait M. Bernheim aux lits des malades, quand,
soudain, il s'arrête sec et relève un peu la tête au même instant
une lueur brille dans ses yeux. C'était la première apparition de
l'idée.
Rien n'est curieux comme de voir ainsi poindre l'idée d'un
acte à accomplir, dans le regard d'un homme. C'est comme un
éclair qui subitement arrête le cours actuel de son activité. Si
elle revient, elle ne l'arrête plus seulement, mais elle tend à en
changer la direction. C'est ce qui arriva pour notre hypnotisé.
Le premier choc de l'idée passé, il avait fait un pas en avant, et
allait poursuivre mais l'idée revient, son œil brille de nouveau,
il s'arrête encore, et un petit mouvement d'épaule de gauche à
droite, net et rapide comme un frisson, marque bien que la
seconde touche a été plus forte que la première. A un troisième
coup, il se tourne tout à fait dans la direction de son lit, hésite
deux ou trois secondes, et enfin s'achemine.
Arrivé, il prend machinalement son édredon et le pose par
terre, toute la salle le regardant en silence. Puis il rabat la cou-
verture avec le drap de dessus. Un chien était là, couché.
La surprise le fait reculer d'un pas mais aussitôt le rouge lui
monte au visage, et, dans un mouvement de colère, il se précipite
pour battre l'animal. Celui-ci le prévient en sautant à terre.
Il regarde alors ses draps. Dame, ce n'était pas un beau
spectacle. « Oh! l'animal! Oh! la sale bête! » Il regarde sous le
lit le chien était là, blotti contre le mur. Il s'agenouille, et al-
longe la main pour le saisir. Le chien s'éloigne. En vain le pauvre
homme fait deux fois, à genoux, le tour de son lit le chien se
tient toujours hors de sa portée, jusqu'à ce que, se sentant serré
de trop près, il s'échappe à travers la salle. L'homme se relève
et se précipite après lui, courant, et le dévorant des yeux. Mais
déjà le chien a franchi la porte il ne peut que le suivre du
regard, qu'il projette vainement sur les longs corridors. A ce
moment il s'arrête, fait demi-tour à droite, et revient à son lit,
qu'il arrange tant bien que mal. Après quoi, il nous rejoint, sans
paraître se douter le moins du monde du spectacle comique qu'il
vient de nous donner; calme, la figure comme si rien n'était ar-
rivé. « Qu'avez-vous fait? lui dit M. Bernheim. Rien.
Après quoi couriez-vous tout à l'heure? Après rien. Pour-
quoi avez-vous défait votre lit? Je ne sais pas, moi c'est
une idée qui me sera venue ». L'hallucination avait été complète.
« Les hallucinations ainsi provoquées peuvent être nettes comme
la réalité; le sujet, même sachant que c'est une hallucination, ne
peut s'y dérober. On peut s'en rendre compte quand on opère
sur des personnes très intelligentes. J'endors récemment une
jeune fille d'une intelligence remarquable, d'un esprit positif,
nullement vaporeuse, et dont je puis garantir la bonne foi. A son
réveil, je lui fais voir une rose fictive. Elle la voit, la touche,
en perçoit l'odeur; elle me la décrit; puis, sachant que je pouvais
lui avoir donné une suggestion, elle me demande si la rose est
réelle ou imaginaire. « Il me serait absolument impossible, dit-
elle, de faire la différence ». Je lui dis qu'elle est imaginaire.
Elle en est convaincue, et, malgré cela, elle assure qu'elle ne
peut pas par un effort de volonté la faire disparaître. « Je con-
tinue, dit-elle, à la voir, à la toucher, absolument comme si elle
était naturelle, et vous mettriez une vraie rose à la place ou à
côté que je ne saurais les distinguer ». Je la lui fais voir encore
pendant dix minutes; elle la tourne, la change de place, etc., elle
est parfaitement éveillée et discute froidement le phénomène.
Puis, je lui dis « Regardez-la une dernière fois, elle va s'éva-
porer ». Alors elle la voit devenir moins distincte, nuageuse, et
s'effacer insensiblement H (1).
Si l'on peut donner de pareilles hallucinations, l'on peut à
plus forte raison procurer de simples illusions, où l'on prend un
objet pour un autre, et où l'on perçoit dans les choses des qua-
lités qui n'y sont point. Ainsi, que l'on dise à un somnambule, en
lui montrant une chaise « Voici un chien », il verra un chien et
en lui montrant un gant et une tabatière « Voici deux oiseaux »,
il verra deux oiseaux. Qu'on lui dise, d'un corbeau qu'il a sous
les yeux f Il est blanc », il le verra blanc d'une rose blanche,
qu'elle est rouge, il la verra rouge. On lui fera prendre un
lorgnon pour un sabre.

Une chose remarquable c'est que l'on peut suggérer avec


succès des illusions et des hallucinations posthypnotiques. J'en

(1) Bemheim, De la suggestion, p. 58.


emprunterai deux exemples à M. Bernheim qui, de l'aveu de
tous, n'a pas son égal (1) dans ces sortes d'expériences.
Il possédait parmi ses malades un homme de quarante-
quatre ans, photographe, bon somnambule. « Je suggère à Cl.
pendant son sommeil, raconte l'illustre docteur qu'il verrait,
il son réveil, M. St. un confrère présent, la figure rasée d'un
côté, et un immense nez en argent. Une fois réveillé, ses yeux
s'étant portés par hasard sur notre confrère, il part d'un im-
mense éclat de rire « Vous avez donc fait un pari? dit-il, vous
vous êtes fait raser d'un côté! Et ce nez! vous étiez donc aux
Invalides »?
« Une autre fois, je lui suggère, dans une
salle de malades,
qu'il verra dans chaque lit un gros chien à la place des malades,
et il est tout étonné, à son réveil, de se trouver dans un hôpital
de chiens » (2).
Mais j'ai assisté moi-même à une expérience plus curieuse
encore. Un matin, après avoir terminé sa visite dans la salle des
hommes, M. Bernheim se rendit à celle des femmes. Il y avait
parmi elles une jeune malade, phthisique assez avancée, qu'il
me dit être un excellent sujet. Ayant pris connaissance de son
état, et dicté une ordonnance, il l'endort et lui suggère, entre
autres choses, qu'après son réveil, qui aura lieu en cinq minutes,
elle prendra le carton suspendu au mur au-dessus de sa tête, et
où se trouve seulement imprimé le numéro de son lit et qu'elle
y verra son portrait, un portrait fidèle, très bien fait, la repré-
sentant telle qu'elle sera le 10 avril (nous étions au 2), c'est-à-dire
guérie, avec une mine de santé florissante. Elle trouvera seu-
lement qu'elle est un peu rouge. Cela dit, la visite continue, et
nous attendons.
Après quelques instants, la jeune fille se réveille, les yeux
grands ouverts, avec cette expression vague d'étonnement et ce
mouvement circulaire du regard que l'on observe dans les per-
sonnes qui sortent d'un sommeil profond. Mais, voilà qu'après
quelques secondes, son œil brille et se fixe, comme celui d'une
personne à qui vient une idée subite. Une fois, deux fois, elle
ébauche un petit effort comme si elle voulait se tourner sur le
(1) Forel, Der Hypnotisants, p. 53.
(2) De la suggestion, etc., p. 00.
côté. \~oici que ce mouvement s'accomplit. Appuyée sur son bras
droit, elle étend la main gauche, et saisit le carton. Elle regarde
un instant puis, tout à coup, ne pensant pas qu'on l'observe
« Ah ». dit-elle tout bas, en souriant avec une satisfaction mar-
quée. Et elle continue de regarder et de sourire. Nous revenons
vers elle. « Qu'avez-vous donc, qui vous rend si heureuse ? lui dit
M. Bernheim. Mais, répondit-elle timidement, vous voyez
bien. là. -Je ne vois rien du tout que le numéro de votre lit.
Y a-t-il autre chose ? Mais oui, vous voyez bien. Qu'est-ce
enfin ? Mais. mais, c'est mon portrait. C'est ainsi que je
serai?. Je suis seulement un peu rouge ». Alors le docteur
entreprend de lui prouver qu'il n'y a pas de portrait lui
affirme qu'il l'a endormie qu'elle rêve qu'elle doit bien se
souvenir qu'il lui a joué d'autres fois de pareils tours. Rien ne
peut la tirer de son illusion. « Mais entin, où est-il ce portrait?`!
Là ». Ellemontre du doigt un point du carton. « Le voyez-
vous bien clairement? Oui. Pourriez-vous le dessiner » ?`?
Un interne passe un crayon. Elle essaie de tracer le contour de
son image. Mais au bout de quelques instants, elle s'arrête « Je
ne vois plus. dit-elle, il n'y a plus rien ». Le portrait s'était
évanoui.

Mais outre l'hallucination positive, dont nous venons de parler,


il se produit parfois un phénomène que l'on a appelé l'lzallucina-
lion négative (1). Dans l'état d'hallucination positive on voit ce
qui n'est pas; l'hallucination négative empêche de voir ce qui est.
«
Chez certains, écrit M. Bernheim, on peut suggérer pendant
le sommeil une hallucination né~alioe ceci ne réussit que sur
les somnambules profonds. Un jour, je me trouvais chez le
Dr Liébeault il suggère à une femme endormie ce n'était
pas une hystérique qu'à son réveil, elle ne me verrait plus,
je serais parti, ayant oublié mon chapeau. Avant de partir, elle
prendrait mon chapeau, le mettrait sur sa tête et me l'apporterait
à mon domicile.
a Quand elle se réveilla, je me plaçai en face d'elle.
On lui

(1) MM. Binet et Feré ont critiqué cette expression, dans la tlevoe Ilnilo,snphiqne
janvier 1885). Mais comme leur critique n'est pas très fondée, et qu'ils n'en ont point
proposé de meilleure, nous la gardons, au moins provisoirement.
demande « Où est
le Dr Bernheim » Elle répondit « Il est
parti voici son chapeau ». Je lui dis Me voici, madame, je
«
ne suis pas parti, vous me reconnaissez bien ». Elle ne répondit
rien. Au bout de cinq minutes, après avoir laissé la première
impression s'effacer, je m'assis à côté d'elle et lui demandai
« Y a-t-il longtemps que vous venez chez M. Liébeault » ? Elle ne
me répondit rien, comme si elle ne m'avait ni vu ni entendu.
Une autre personne lui fit la même question. Elle répondit
immédiatement: « Depuis quinze jours ». Là-dessus, je conti-
nuai « Et vous allez mieux, madame, n'est-ce pas, depuis le
traitement » ? Même silence. Réponse à la personne voisine. Je
mis mes mains devant ses yeux pendant deux minutes; elle
ne sourcilla pas, je n'existais pas pour elle. Enfin, quand elle
partit, elle prit mon chapeau, le mit sur sa tête et sortit. M. Lié-
beault la suivit dans la rue et lui redemanda le chapeau, disant
qu'il se chargeait lui-même de me l'envoyer » (1).
Si frappante que soit cette expérience, j'en ai vu faire une autre
à l'illustre professeur de Nancy, qui l'est bien davantage.
C'était encore à l'hôpital non dans une salle de malades, mais
dans le cabinet du docteur, où il avait voulu me présenter plu-
sieurs sujets intéressants. Parmi eux se retrouvait notre alcoo-
lique de tantôt. Étaient aussi présents plusieurs docteurs en mé-
decine, et quelques internes.
Après avoir endormi,.à la file, sept ou huit hommes, et donné
à chacun la suggestion qui lui convenait, il nous dit, en dési-
gnant le vieil ouvrier de faubourg « Tenez, celui-ci va sortir un
instant dans le corridor après deux minutes il rentrera, ej, ne
me verra plus il ne pourra plus me voir ». L'homme sort, et
rentre presque aussitôt après. M. Bernheim se place droit en face
de lui, et lui dit « Eh bien, vous me voyez, sans doute; je suis
toujours ici ». Pas de réponse les yeux du sujet sont fixés
sur M. Bernheim, mais ce sont des yeux qui ne voient pas. Nous
lui disons « Mais, vous voyez bien M.
Bernheim, il vous
touche presque. M. Bernheim? mais il n'est pas ici; je ne
peux pas voir M. Bernheim ». Celui-ci le prenant par les épaules,
le secoue fortement, et lui crie dans l'oreille « Vous voyez bien

(1) De la suggèstion, etc., p. 63.


que j'y suis je ne suis pas si difficile à apercevoir sûrement,
vous me voyez ». Pas un mot pas le moindre jeu de physio-
nomie indiquant qu'il voit ou entend le docteur.
A ce moment, M. Bernheim prend une grande épingle, et lui
crible les deux mains de piqûres. Il se laisse faire, avec une
impassibilité absolue, ne retirant pas les mains,. ne marquant
par le moindre mouvement, ni une douleur, ni une impression
quelconque. M. Bernheim n'existe vraiment pas pour lui. Vou-
lant pousser la démonstration jusqu'au bout, le hardi opérateur
lui pique les lèvres, les joues, introduit l'épingle dans les
narines, sous les ongles. Rien. Prenant alors la paupière de
l'œil gauche entre le pouce et l'index, il la retourne puis,
sur la muqueuse oculaire ainsi mise à découvert, il appuie la
pointe de l'épingle. Pas le plus petit frisson.
A ce moment, je vois perler le sang sur ses mains, aux
endroits des piqûres, et je lui dis « Regardez donc comme vos
mains saignent. C'est vrai, répond-il. Hein, je n'ai pour-
tant pas déjà tant de sang à perdre. Je ne sais pas d'où ça vient.
Mais c'est M. Bernheim qui vous a fait tout cela ». Il me
regarda d'un air ébahi, ne comprenant pas ce que je voulais
lui dire.
(A suivre).
FR. M.-Th. COCONNIER. 0. P.
ÉTUDES DE GÉOLOGIE BIBLIQUE

THÉORIE SISMIQUE DU DÉLUGE


LÀ.
ET LES TRADUCTIONS NOUVELLES DU RÉCIT CHALDÉEN

Edouard Suess, l'émincnt professeur de géologie de l'univer-


sité de Vienne, est le premier qui ait donné du déluge un essai
d'explication géologique de nature à satisfaire les savants. Les
systèmes proposés avant lui sont négligeables et la plupart
complètement tombés dans l'oubli. La tentative de Suess, basée
sur la double localisation géographique et ethnographique de
l'événement (1), constitue, sous le titre Die Sinlflulh, eine ~eo-
logische Sfudie (2), le premier fascicule de l'ouvrage magistral,
connu de tous les géologues Das Anflifz cler Erde. Nous avons
publié précédemment (3) une étude détaillée de la théorie de
Suess, précédée de considérations générales sur le déluge et les
opinions diverses émises quant l'universalité et à la nature
physique de cet événement.
Le travail de Suess a pour base la traduction du récit chal-
déen du déluge, donnée par Paul Haupt, en 1880 et 1883 (4).
Depuis lors, ce texte a subi plusieurs revisions successives, dont
quelques-unes modifient plus ou moins le sens des passages sur
lesquels s'appuyait l'interprétation de Suess, qui se trouve ainsi
remise en question. Les principales de ces revisions sont celles

(1) Deux principes qui, depuis 1883 surtout, ont conquis une place importante
dans l'exégèse. V. Le f/e(uye J~jMt~ue, de l'abbé Motais. ·
(2) Prag et Leipzig, IR83.
(3) « Le déluge dans les ~ona<-7tose~ de 1890-92.
(i) Paul Flaupt, Der7tef{[nMh)-)'~tt[cAeStHt~H<Mertch<,HaM!it-Vortes,a.d.Univ.
Gottin~en, IMO. Leipzig, 1881. Le même, RMurs; Der Keilinschr. SiutJlu(hber.,
in Schrader, IC..A. 7'. :?, Giessen, 1883, p. 55.
de J. Oppert (1), en 1885; de M. L. Keliner (2), en 1888; de
P. Haupt (3), en 1889; de P. Jensen (4), en 1890; de A. Jere-
mias (5) et de J. Halévy (6), en 1891; de H. Winkler (7), en 1892.
D'autre part, le système proposé par Suess a été l'objet de
plusieurs critiques, les unes favorables, les autres concluant à
son rejet partiel ou total. Nous citerons celles de Paul
Haupt (8); de M. l'abbé de Foville (9) du P. H. Jürgens (10)
de M. Neumayr (11); de Dillmann (12), et de R. Hoernes (13).
La question est donc à reprendre; son haut intérêt intrinsè-
que et le besoin de contrôler notre premier travail nous en font
un devoir. Nous allons donc étudier successivement les traduc-
tions nouvelles données du texte cunéiforme, afin de voir si et
dans quelle mesure elles modifient les bases du travail de Suess.
Après cela, nous rappellerons quelques points de la théorie gé-
nérale des tremblements de terre, qui entrent particulièrement
en cause; enfin nous examinerons les objections faites et nous
verrons jusqu'à quel point elles infirment les conclusions de
l'illustre savant. Mais, pour rendre cette comparaison intelligi-
ble aux lecteurs qui n'ont pas vu notre travail d'ensemble, nous
allons commencer par le résumer à grands traits

EXPLICATION GÉOLOGIQUE DU DÉLUGE, SELON SUESS.

L'auteur commence par quelques considérations générales.


(1) Le poème chaldéen du déluge, Paris, 1885.
(2) The deluge in the Izdubar-Epic, and in the Old Teslamenl, Church Review,
novembre 1888.
(3) Americ. Journal of philoloyf. 1889.
(4) Kosrnologie der Babylonier, 1890, p. 367.
(5) 7sduJ'Kt!Vt'mrod, cine altbabylonische 7fe!de!Maye, 1891, p. 32.
(6) Recherches bibli.rlr~es ~Voé, le déluge et les Noahides; Iievue des études juives,
avril-juin 1891.
(7)Xet~nsc/tr[/'H[c/te< 7'exthuch aum A. T., Leipzig, 1892, p. 70.
(8) Americ. Journ. of. philol., 1889. The dimensions of Llae babylonian ark, Ibi-
dem, vol. IX, n° 4. The 0. T. Student, Ibidem, vol. 111, n° 3.
(9) « Das Antlitz der Erde de Edouard Suess, Revue des questions scientifiques
de Bruxelles, du 20 avril 1884, p. 594.
(10) War die Sündfluth eine Lrdbeben-rluthwclle Slimmen au~;M.trt;t-Z..tac/t,du
1" juillet 1884.
(11) Erdgeschichte, I, 292 (1886).
(12) Genesis, 5e éd. (1886), p. 135: 6e éd. ()892), p. 134, 135.
(13) Erdbebenkunde (1893), 8" section "Die Sintflutli p. 428.
De grandes inondations, dit-il, peuvent avoir trois causes
1° Les pluies, mais elles sont nécessairement limitées quant à
leur abondance et toujours plus ou moins étroitement localisées.
En outre, la lenteur relative avec laquelle s'accroît la quantité
d'eau pluviale tombée sur le sol permet la disparition rapide de
ces eaux. Une partie d'entre elles s'évapore, l'autre disparaît
dans le sol par infiltration progressive, tandis que le reste ruis-
selle sur les pentes, se rassemble dans les moindres replis du
terrain en tout petits filet qui, se réunissant dans les dépressions
plus marquées, forment des ruisseaux, puis des torrents, des ri-
vières et des fleuves.
Le caractère relativement inoffensif des pluies provient donc
de ce que le peu d'abondance des précipitations en permet la
disparition progressive par l'infiltration, malgré la lenteur de ce
mode d'absorption, et par l'écoulement, malgré le débit toujours
limité des déversoirs naturels.
2° Les ouragans et les cyclones, qui entraînent hors de leurs
limites habituelles des masses d'eau souvent considérables, sont
plus actifs comme agents d'inondation.et leur sphère d'action
est moins limitée que celle des pluies.
3° Les tremblements de terre a) Ils déplacent les eaux con-
tinentales, font déborder les lacs et les rivières;
b) Ils produisent des vagues marines dites tremblements de
mer ou ondes de translation. Ces vagues se forment auprès de
la côte ébranlée par le séisme, puis se propagent à travers toute
la mer voisine jusqu'à la côte opposée où elles causent un ras
de marée et une inondation des parties basses du littoral. Ce
genre d'inondations se fait sentir surtout dans les îles, sur les
côtes basses, dans le fond des golfes où l'onde marine resserrée
acquiert plus de vigueur, enfin sur les terrains bas et alluvion-
nels qui constituent le cours inférieur des grands fleuves et le
voisinage de leur embouchure. Les effets destructeurs de ces
terribles ras de marée ne sont que trop connus. D'ordinaire, dit
M. de Lapparent (1), la mer commence par se retirer en laissant
apparaître les bas-fonds, tandis qu'elle met à sec les ports et
les baies. Ce recul dure de cinq à trente-cinq minutes quelque-

(1) Traité de géologie, 3° éd. p. 529.


fois même il se maintient pendant vingt-quatre heures. En 1690,
au tremblement de terre de Pisco, on vit la mer se retirer à
15 kilomètres pour ne revenir qu'au bout de trois heures. Le
retour a lieu sous la forme d'une onde de 10, 20, parfois même
30 mètres de hauteur, se précipitant sur le rivage, où elle ren-
verse tout. C'est par une vague de ce genre que le port du Cal-
lao fut entièrement détruit au dix-huitième siècle; des navires
furent jetés par-dessus les murs et lancés dans l'intérieur des
terres, jusqu'à plus de 4 kilomètres du rivage et à 16 mètres
au-dessus du niveau moyen de la mer. 4,800 personnes y perdi-
rent la vie. La vague de translation déterminée par l'explosion
de Krakatoa, en 1883, avait de 15 à 30 mètres de hauteur. Cette
vague a ravagé toute la côte de Java, en anéantissant trois villes
populeuses et faisant périr près de 40,000 habitants.
Lors du tremblement de Lisbonne, le ler novembre 1755,
l'onde de translation atteignit les Antilles (Suess, p. 3). Celui
d'Iquique, au Pérou (9 mai 1877), mit en mouvement le Pacifi-
que, du Japon aux îles Chatham (E. Geinitz). Des phénomènes
de ce genre se sont reproduits plus d'une fois, notamment sur
les côtes de l'Amérique de Sud et aux îles Fidji.
Un tremblement de terre extrêmement violent ayant sévi en
avril 1868 à Arica, sur la côte du Pérou, il en résulta une vague
de translation qui, parcourant toute la largeur de l'océan Pacifi-
que, atteignit en deux jours la côte d'Australie et se fit même
sentir jusqu'au Japon. En notant les heures d'arrivée de l'onde
en différents points du Pacifique, M. de Hochstetter a calculé
qu'elle s'était déplacée avec une vitesse comprise entre un mini-
mum de 146m,50 par seconde et un maximum de 216 mètres, le
maximum correspondant à la partie de l'Océan la plus profonde
car, d'après une formule donnée par Lagrange, la vitesse d'une
onde d'ébranlement transmise par l'eau est proportionnelle à la
racine carrée de la profondeur de la nappe ébranlée. Celui d'A-
rica, du 13 août 1868, se fit sentir jusqu'aux Sandwich, aux îles
Samoa, en Australie, à la Nouvelle-Zélande et aux îles Cha-
tham. L'onde marine pénétrant sous la banquise antarctique, en
brisa le bord et jeta une multitude de glaçons flottants sur la
route de la Néréide frégate française cinglant vers le cap
Horn, par 51° de latitude. La vague de translation déterminée,
en 1854, par le tremblement de terre de Simoda, au Japon,
était parvenue en douze heures sur les côtes de Californie, ayant
cheminé avec une vitesse moyenne de 185 mètres à la seconde.
L'onde marine de Krakatoa s'est propagée jusqu'à la Pointe-de-
Galles, sur 3110 kilomètres, avec une 'vitesse moyenne de
277"77 et jusqu'à Port-Louis, sur 5,500 kilomètres, avec une
vitesse de 273m,50.
Ces chiffres, remarque M. de Lapparent, sont plus faibles que
ceux qui se rapportent à la propagation par le sol et cela con-
corde bien avec ce que l'on sait du son, dont la transmission se
fait mieux par la terre que par l'air.
Il est à remarquer en outre que la vitesse de propagation
pour l'onde sismique marine est exactement la même que pour
la marée. Ainsi le flot lunaire met 16 heures pour arriver d'Arica
aux îles Samoa or la vague de translation de 1868 a employé
16 heures 2 minutes pour le même trajet. De même, elle a par-
couru en 12 heures 37 minutes, la distance qui sépare Arica
des îles Sandwich, distance que la marée met 13 heures à
franchir.
c) Les tremblements de terre font aussi jaillir les eaux souter-
raines, sources et nappes dormantes, qui imbibent les terrains
meubles dans le substratum rocheux desquels l'onde sismique
vient à passer.
Les inondations sismiques revêtent ordinairement ces trois
formes. Elles sont les plus terribles de toutes parce que la venue
des eaux anormales est si abondante et si rapide que l'écou-
lement en devient impossible au moins pendant un certain
temps.
D'après ce qui précède, on voit qu'un des points les plus im-
portants à connaître pour analyser sûrement un phénomène
d'inondation, c'est le théâtre de cet événement. En effet, les
agents qui entreront en action et les phénomènes produits seront
essentiellement différents suivant que l'inondation se produira
dans une plaine basse, par exemple sur le cours inférieur d'un
grand fleuve, ou au contraire sur un haut plateau ou en pays de
montagnes.
Pour l'inondation diluvienne, c'est au premier cas que nous
avons affaire. Ce que noas avons dit d? la tradition d:Llvl^:11:
sous ses diverses formes (1) nous a prouvé, en effet, que toutes
les versions s'accordent à placer le théâtre de l'événement en
Mésopotamie, c'est-à-dire, dans les plaines basses et souvent
marécageuses qui renferment le cours inférieur du Tigre et de
l'Euphrate, l'un de ces couples de fleuves doubles dont l'Asie a
le monopole.
Après ces considérations générales, Suess entre dans le vif de
son sujet et cherche à dégager du récit chaldéen quelle a dû être la
nature du phénomène diluvien. Dans son étude, il néglige presque
complètement le récit de la Genèse. Sans doute, le récit biblique
ne nous donne que fort peu de renseignements sur le mode de
l'inondation diluvienne, mais cela se comprend, le but de ce récit
étant exclusivement moral. Le récit chaldéen est plus explicite
et cela doit tenir à ce qu'il a été rédigé sur les lieux, probable-
ment peu- de temps après l'événement, par le peuple même qui
en avait subi les conséquences, tandis que, pour les Hébreux, il
n'y avait dans le récit diluvien qu'une tradition très ancienne,
remontant aux ancêtres, peut-être même apportée de loin et en
tout cas, faisant allusion à des faits déjà anciens dont ils n'a-
vaient pas été eux-mêmes les témoins (2).
Il en résulte que l'étude du déluge est très difficile à faire avec
la Bible seule plusieurs passages resteraient obscurs et il est
indispensable de recourir au texte chaldéen pour les éclaircir. Ce-
pendant, étant donnée l'importance bien supérieure du récit bi-
blique relativement au récit cunéiforme, il ne nous paraît pas
permis de négliger, autant que l'a fait Sucss, les indications du
premier de ces textes. Cela d'autant plus que, pour être mini-
mes, ces indications sont loin d'être nulles. En particulier, il
convient d'ajoiifer une importance très grande au fait que la Ge-
nèse détermine aussi le point d'arrivée de l'arche, en nommant
les montagnes d'Ararat, et, quoi qu'on en dise, le point de dé-
part, puisqu'elle fixe l'habitat des patriarches Térahites dans
la Basse-Chaldée. Nous nous efforcerons donc, tout en sui-
vant le raisonnement du professeur viennois, de combler cette
lacune.

(1) Voy. notre étude Le déluge devant la critique historique, Fribourg, 1893.
(2) On voit que nous évitons de nous prononcer sur l'origine de la tradition hé-
braïque du déluge. V. notre Dét. dev. la critique.
1. MODE DE L'INONDATION DILUVIENNE.

1. La partie principale du récit chaldéen (1), dit Suess, se


rapporte au phénomène diluvien considéré en lui-même. La .des-
cription de ce phénomène occupe la fin de Col. II et les pre-
mières lignes (malheureusement très altérées) de Col. III. La
découverte ultérieure d'un nouveau fragment, sur lequel on avait
d'abord fondé de grandes espérances, n'a malheureusement ap-
porté que des éclaircissements bien minimes à cette partie du
texte.
Le navire vient d'être remis entre les mains du pilote Buzur-
kurgal (II, 39). Le texte est partagé par un trait de séparation et
continue
Col. II. 40. Alors s'éleva Mû-sêri-ina-namâri,
41. du fond du ciel, de sombres nuages,
42. au milieu desquels Rammân faisait gronder son tonnerre,
43. tandis que Nebo et Sarru se déchaînaient l'un contre l'autre,
44. et que les « Porteurs du trônes'avancaient sur les plaines et
par-dessus les monts.
45. Le puissant dieu de la Peste déchaine les tourbillons (?).
46. Adar fait, sans cesse, déborder les canaux (?),
41. les Anunnaki vomissent des flots, la surface,
48. et font trembler la terre par leur puissance.
49. Ramman élève jusqu'au ciel la montagne des vagues.
50. L'obscurité étouffe toute lumière.
Col. 111. 1. Eu un jour. ils désolent la terre comme. (?).
2. furieux souffla (hantis iziqa-ma). montagne
3. ils amènent les. (pour le) combat contre les hommes.
4. Le frère ne cherche plus son frère, les hommes ne s'occupent
plus les uns des autres. Dans le ciel,
5. les dieux craignent le déluge et
6. pour chercher un refuge, ils montent vers le ciel du dieu Anu.
ï. Comme un chien sur sa couche, ainsi les di"x se blottissent les
uns contre les autres à la grille du ciel.
Les versets précités peuvent se partager en ci iq groupes
a) Col. II. 40-45 se rapportant aux phénomènes de l'atmosphère;
b) 46-48 traitant de la terre; c) 49, 50 se rapportant aux deux
éléments; d) Col. III, 1-3, trop incomplets pour pouvoir être
d'aucun secours; e) 4-7, dépeignant l'impression produite par
la catastrophe sur les hommes et sur les dieux.
Pour tout ce qui regarde le côté littéraire et historique de la question, nous ren-
(1)
voyons à t'élude précitée.
REVUE THOMISTE. I. 41
En outre, l'arrangement même du récit fait ressortir la grada-
lion saisissante que présente le phénomène, depuis l'apparition
d'un nuage à l'horizon jusqu'à l'effroi et à la fuite des dieux eux-
même.s.
a) L'atmosphère (Col. II, 40-45). La ligne 40 renferme le mot
«
Mu-seri-ina-namari que
Delitzsch traduit par l'eau qui
accompagne la rougeur matinale, au point du Jour.
Ramman (42) est le dieu du tonnerre et de la pluie. Donc, il y
eut d'abord des nuages épais, puis de l'orage, puis un ouragan.
Mais que peuvent signifier les « Porteurs du trône » (44) qui
s'avancent sur les plaines et par-dessus les monts?
Au premier abord, on pourrait y voir simplement les nuages de
la ligne 41, portant le ciel, trône des dieux supérieurs, selon
une conception familière à la peinture tant mythologique que
chrétienne. Mais Suess y voit un phénomène particulier, propre
aux régions euphratiques
Pour nous renseigner, dit-il, consultons ceux qui ont parcouru
la Mésopotamie inférieure, l'ancienne Chaldée. « Si les ouragans
ordinaires y sont rares, dit Schlafli, les cyclones y sont d'autant
plus fréquents. La colonne de sable et de poussière s'avance
tourbillonnante et légère, très- semblable à une trombe dont
elle a la forme et presque la couleur. Son pied rase le sable du
désert et sa tête se perd dans les profondeurs d'un azur sans
nuages. La colonne flottante se forme dans le désert et s'avance
avec rapidité vers les campagnes de l'Euphrate. Il me souvient,
ajoute ce voyageur, d'avoir rencontré plusieurs de ces trombes
de sable pendant mon trajet de Mossoul à Bagdad, au milieu du
mois de juin 1861 (?). A un certain moment, je comptai jusqu'à
onze trombes pareilles visibles dans mon horizon (1) ».
Voilà, sans doute, les « Porteurs du trône ». Ces trombes de
sable figurent parfaitement des colonnes qui portent le ciel,
trône des dieux; colonnes mobiles que rien n'arrête, ni flaques
salées, ni rochers nus. Quiconque a parcouru le désert a pu
voir, à de certains jours, des milliers de ces trombes s'élever de
terre jusqu'aux nues. Elles sont parfois si serrées que leurs
faîtes épanouis se touchent, couvrant tout le pays d'une série de

(t) Schlâfli, Mésopotamie inférieure, pag. 22 et 23, in Suess, Sinlflulh, p. 18.


voûtes de sable pareilles aux nefs d'une église, gigantesque.
Aussi sommes-nous tout à fait d'accord avec Suess lorsqu'il voit
dans les « Porteurs du trône », des trombes de sable nées dans
le désert de Syrie.
Nous verrons plus loin, à propos de la ligne 50 de Col. II,
comment on peut expliquer l'obscurité subite qui y est relatée;
nous verrons qu'un des agents de cette obscurité fut sans doute
une de ses trombes de sable s'éparpillant et couvrant tout le pays
d'un impénétrable manteau de poussière.
b) La terre (Col. II, 46-49). La ligne 46 relate le déborde-
ment des canaux. Il est certain que des pluies extraordinairement
abondantes eussent pu amener ce résultat, cependant il convient
de se rappeler que l'ancienne Chaldée, comme aussi l'Assyrie,
étaient sillonnées de canaux destinés à l'irrigation du pays et
dérivés du fleuve principal voisin, tantôt le Tigre, tantôt l'Eu-
phrate. Ces canaux étaient extrêmement nombreux, la plupart ne
contenaient que fort peu d'eau, de sorte qu'une crue du fleuve,
provoquée par des précipitations anormales sur son cours supé-
rieur, aurait eu quelque peine à les faire déborder tous et à
produire par ce moyen seul une inondation. Les canaux eussent,
au contraire, joué plutôt le rôle de régulateurs de la crue en
répartissant l'excédent momentané de débit entre leurs mille
petites rigoles.
Tout autre eùt été le phénomène, si en même temps que des
pluies torrentielles gonflaient les fleuves et partant les canaux,
le bas pays eût été ébranlé par un tremblement de terre. Alors,
les ondulations du sol eussent empêché les rigoles de fonctionner
comme régulateurs et, intervertissant à chaque instant la pente
des canaux, elles les eussent forcés à répandre sur leurs bords
les eaux qu'ils ne pouvaient conduire. Il est possible, en outre,
que l'ouragan et le ras de marée aient encore aggravé les choses
en s'opposant à l'écoulement des eaux, dans le voisinage des
embouchures, et en les refoulant vers l'amont. Alors, mais alors
seulement, les canaux eussent pu inonder le pays.
Au reste, le caractère sismiqae du phénomène va se révéler
à nous de plus en plus nettement; nous touchons au nœud de
la question, à ce que le travail de Suess contient de tout à fait
nouveau et original.
A la ligne 47, il est dit que
< les Anunnaki vomissent des flots, » ou, plus exactement,
« apportent de /ap/'o/b/tde!M' des ~ots à la surface ».
Or Haupt a montré que les ~4 MH/tna~t sont les esprits des pro-
fondeurs souterraines, quelque chose comme les gnomes des
vieilleslégendesminièresd'Allemagne.Seulement, tandis que ces
derniersgardentles trésors minérauxenfouisdans le sein des monts,
les Anunnaki président aux eau~ souterraines de la vieille con-
ception sémitique, aux sources et aux nappes artésiennes. Ce
sont eux, en outre, qui soutiennent les fondements de la terre,
ce sont eux qui l'ébranlent au jour de leur colère (C. II, 48) les
Anunnaki sont les dieux des tremblements de terre (1).
Les deux lignes 47 et 48 réunies signifient donc que les eaux
souterraines jaillirent à la surface par- suite d'un tremblernent
de terre.
C'est la Genèse (VII, 11) <t 7?Kp/t sunt omnes fontes abyssi
magni, » et (VIII, ;2) « Et clausi sttnt fontes abyssi. »
L'épopée chaldéenne indique clairement qu'il s'agit des eaux
souterraines et la Genèse oppose deux fois les eaux de l'abîme
souterrain aux eaux de l'atmosphère.
Quelle est la signification géologique de ce passage où les deux
récits sont dans une si admirable concordance?
Rappelons-nous que nous sommes en Chaldée, sur le cours
inférieur de deux grands fleuves dans une plaine formée par les
alluvions de ces fleuves. Le manteau alluvionnel est épais; il va
en s'amincissant de part et d'autre au-dessous de lui c'est la
roche vive, ce sont les assises tertiaires qui forment les collines
de Nizir et, d'autre part, les plateaux désertiques du Badiet-e-
Scham ou désert de Syrie.
Or, dans sa partie inférieure, tout fleuve a deux cours, le cours
visible, superficiel, et le cours souterrain, invisi ble. Ce dernier

(1) Quoi d'étonnant, d'ailleurs, a ce que nous trouvions des dieux sismiques chez
les anciens peuples d'Orient, peuples préoccupés de donner à chaque force naturelle
sa divinité spéciale et à qui les phénomènes sismiques devaient, n'être que trop connus
puisqu'ils habitaient la- région sismique par excellcnce ta dé~>ression mëdHerr.t-
ttëotfte ? Des divinités de ce genre se retrouvent dans les régions habituellement sis-
miques du nouveau monde. Sur les esprits souterrains des mythologies indienne,
grecque et germanique, teichdnes, dwerge, ~werge, voy. mon Dél. dev. la critique,
p. 95, en note.
n'est pas à proprement parler un courant, c'est une nappe d'eau
qui, partant du fleuve, s'étend de part et d'autre, imbibant les
alluvions meubles et se relevant de plus en plus, à mesure qu'elle
s'éloigne du thalweg, au-dessus du niveau moyen du cours
visible.
Cette nappe n'est pas immobile, elle obéit à la pente générale
de la vallée, elle suit de loin le cours visible, elle coule lentement,
retardée dans sa marche par la somme énorme des frottements
contre les innombrables parcelles de sable et de gravier dont
l'ensemble constitue le manteau d'alluvion.
En dessous de cette nappe et jusqu'à la roche vive, le sol est
humide, imbibé d'eau, mobile. Au-dessus d'elle, les sables sont
secs, les graviers serrés, le tout est cimenté par une croûte dure
et cassante d'argile et de limon durcis.
Qu'une onde sismique vienne à passer sous les alluvions dans
leur substratum de roche vive, la roche, milieu élastique et con-
tinu, obéira à l'impulsion en ondoyant. Mais la masse d'alluvion
superposée ne peut pas ondoyer, elle n'est pas une; c'est un
dépôt meuble, incohérent, inerte. Elle va se comporter comme
une éponge fixe comprimée de bas en haut; sa croûte superficielle
se fendillera et les eaux du cours souterrain jailliront à la surface,
tantôt en perlant faiblement, tantôt en masses abondantes ou en
jets verticaux de plusieurs mètres de hauteur. Les eaux rejetées
seront boueuses ou pures selon qu'elles sortiront à l'endroit con-
sidéré, d'une masse limoneuse ou d'une couche filtrante de
gravier.
Et l'onde passera, et tout rentrera dans le repos. Les eaux
qui viennent d'inonder le pays s'écouleront vers le fleuve ou
rentreront dans les fentes restées béantes. Toute la masse est
fissurée, son pouvoir infiltrant est donc énorme, d'autant plus
que, dans leur rapide ascension de tout à l'heure, les eaux de la
nappe n'ont pas eu le temps de saturer les couches surjacentes.
Ces couches sont restées sèches, avides d'eau. En peu de temps,
toute trace d'inondation aura disparu, les fentes se seront
refermées par l'éboulement de leurs bords et le limon de l'inon-
dation aura scellé les moindres fissures. Sur ce sol, admirablement
colmaté, une végétation touffue ne tardera pas à se développer
et si quelque habitant du pays vous raconte la catastrophe et
l'effroi qu'elle a causé, vous ne le croirez pas, vous chercherez
en vain les traces de l'événement et vous douterez de sa réalité,
jusqu'à ce que l'idée vous vienne de penser aux phénomènes
sismiques.
N'est-ce pas là l'histoire de l'inondation diluvienne! Combien
de savants, ne trouvant sur le bas Euphrate aucune trace d'une
grande inondation survenue dans les temps anthropiques, ont
révoqué en doute le récit génésiaque jusqu'à ce que Suess soit
venu, en 1883, leur montrer, à là lumière du récit chaldéen et
de la théorie sismique, l'inutilité de leurs recherches, l'inanité
de leurs doutes et la possibilité de concilier l'authenticité histo-
rique de l'événement avec l'absence complète de traces physiques
laissées par lui. Le professeur viennois a rendu là à l'exégèse un
service dont on ne lui a malheureusement pas su gré.
Le jaillissement des eaux souterraines est un phénomène tout
à fait caractéristique des tremblements de terre en terrain allu-
vionnel. Suess en cite plusieurs exemples
Lorsque, le 9 novembre 1880, les alluvions de la Save près
d'Agram furent parcourues par un frisson sismique, les eaux du
cours souterrain jaillirent et inondèrent les rivages sur une assez
grande largeur. Le même phénomène se produisit, le 10 octobre
1879, lors du tremblement qui agita les auges du Danube à
Moldova; et, sur une plus grande échelle encore, lors du trem-
blement de Valachie, le 11 (23) janvier 1838, sur le bas Danube.
Le terrain alluvial récent qui s'étend de la Dimbowitza jusqu'au
delà de la Sereth se fendilla en tous sens et des jets d'eau d'une
hauteur considérable s'élancèrent des fentes du sol (1).
Mêmes phénomènes, le 6 janvier 1812, dans les alluvions
ébranlées du Mississipi, près de la ville de New-Madrid, à peu
de distance en aval du confluent de l'Ohio. Le récit d'un témoin
oculaire, Bringier, rapporte expressément la fissuration du sol,
le jaillissement des nappes souterraines, accompagné de pro-
jections solides et de détonations, et le fléchissement qui en
fut la conséquence pour la surface sur une grande étendue.
Le petit lac Eulalie, situé à peu de distance de New-Madrid,
disparut lors de ce séisme La commotion fissura le fond imper-
(1)G. Schuelcr. Rapport sur le tremblement de terre de l'alachie du 11 (23) jan2~ier
1838; Bucharest, 1838; in Suess, p. 19.
méable du lac dont les eaux s'écoulèrent dans la nappe souter-
raine située à un niveau inférieur.
Le 12 janvier 1862, tout le pays situé au sud du lac Baïkal
ressentit une violente secousse sismique qui parut avoir son
maximum d'intensité dans le delta de la Selenga, rivière qui,
née dans les monts Changaï, dans la Mongolie chinoise, se jette
dans le Baïkal par plusieurs bouches. Le steppe situé à l'est
de la Selenga s'enfonça sur une grande longueur avec les colo-
nies Bourriates qui s'y étaient établies. Le sol se fissura,-
des jets d'eaux se produisirent, des puits furent vidés, et sur
plusieurs points, comme entre le village de Dubinin et le steppe
de Sagansk, il se forma des sources jaillissantes de 6 mètres de
hauteur, dont plusieurs avaient une certaine thermalité. A Kùdara,
les couvercles des puits furent projetés au loin. Enfin, les eaux
du Baïkal envahirent le sol défoncé et l'ébranlement se fit sentir
au sud jusqu'à Kiachta et Urga, effrayant les Mongols qui exi-
gèrent de leurs lamas des cérémonies spéciales pour calmer les
esprits souterrains (1).
Nous pourrions multiplier les exemples qu'il nous suffise de
dire que les tremblements de terre survenus à mainte reprise
sur les cours inférieurs de l'Indus, du Gange et du Brahma-
poutre ont présenté à mainte reprise le phénomène caractéristi-
que du jaillissement des eaux souterraines par les fentes ouver-
tes dans les alluvions meubles du fleuve. Les séismes indous
offrent la plus grande analogie avec l'inondation diluvienne telle
qu'elle ressort du récit chaldéen (2).
Terminons cette interprétation des versets d'Izdubar relatifs
aux phénomènes telluriques, en reconnaissant avec Suess que
l'action des Anunnaki, si expressément mentionnée, ne saurait
laisser de doute sur le caractère sismique de l'événement. Une
inondation locale peut être causée, sans douté, par les pluies et
le débordement des rivières, mais les mouvements sismiques seuls
expliquent le jaillissement des eaux souterraines, les Anunnaki
chaldéens les fontes abyssi rupii de la Genèse. D'autre part, cette
circonstance fixe le topique du récit dans une plaine alluviale.

(1) Lopatin, Semcnof, Philing-of, etc., in Pcrrey, Note sur les trembl. de terre en
1862 et 1S63.
(2) Voyez plus loin.
Au reste, la suite de notre étude ne fera que nous confirmer
dans cette manière de voir le déluge est une inondation sis-
mique. Hors de là, pas moyen d'expliquer l'autre circonstance,
mentionnée dans la Genèse et dans l'épopée' chaldéenne, que
l'arche remonta de l'aval vers l'amont.
c) Troisième groupe (Col. II, 49, 50). Jusqu'ici, il n'est pas
question d'une inondation marine; le débordement des canaux
et le jaillissement des eaux souterraines sont même des phéno-
mènes qui ne peuvent s'observer qu'avant que l'inondation soit
devenue générale.
L'action de la mer commence à la ligne 49
49. « La grande lame (la montagne d'eau) de Rammân monte
jusqu'au ciel ».
C'est la première fois qu'il est question de la mer, et déjà ses
vagues énormes « montent jusqu'au ciel ».
Il s'agit donc d'un phénomène violent, atteignant d'emblée
son paroxysme.
Autre remarque importante Ce n'est pas Ea, le dieu de la
mer, qui excite les flots, c'est Rammân, le dieu du vent et des
nuages.
Nous sommes donc en présence d'une masse d'eau poussée
sur la terre ferme par la violence des vents.
Or, rien n'est plus terrible ni plus subit qu'une inondation
cyclonienne. On en a observé plusieurs dans les temps histori-
ques elles se produisent toujours dans le voisinage immédiat
de la mer qui fournit leur substance, dans les îles ou sur le cours
inférieur des grands fleuves.
Le cyclone forme dans la mer, au large, une lame énorme,
une véritable barre liquide, de plusieurs centaines de milles de
longueur. Cette barre s'avance, menaçante, vers la terre ferme;
elle pénètre dans les golfes dont le contour plus étroit la force
à diminuer sa largeur; mais alors sa hauteur augmente d'au-
tant, la montagne d'eau devient de plus en plus haute, elle
s'avance comme un mur jusqu'à ce que son pied, atteignant le
rivage, soit subitement arrêté et que la muraille liquide se ren-
verse en avant, inondant et dévastant au loin les contrées bas-
ses du littoral.
De terribles exemples sont là pour nous montrer l'étendue
des désastres causés par les inondations cyclonicnnes dans
les îles de l'Amérique centrale et aux bouches des fleuves in-
diens.
Les dégâts matériels sont énormes et nous pourrions citer
des cas presque contemporains où le nombre des victimes faites
en une seule nuit s'est élevé à 100 ou 200,000 âmes.
La plupart du temps, le cyclone est accompagné de pluies,
des masses énormes d'eau tombent du ciel dans le voisinage de
la vague marine et surtout au-devant d'elle; enfin il n'est pas
rare que l'état électrique de l'air soit troublé et que des orages
violents viennent ajouter leur tonnerre et leurs lueurs sinistres
à l'ensemble effroyable du cataclysme.
Les cyclones se produisent parfois seuls, mais très souvent
ils accompagnent des phénomènes d'origine profonde les
tremblements de terre. Les exemples en sont nombreux; Suess
rappelle la terrible nuit du 11 au 12 octobre 1737 qui désola
Calcutta et le « grand ouragan du
10 octobre 1780 sur les
Antilles. A Saint-Pierre de la Martinique, la mer monta de
25 pieds 9 000 personnes périrent noyées dans cette île et 6 000 à
Sainte-Lucie. Les dégâts furent énormes et sir G. Rodney
affirma qu'un tremblement de terre seul avait pu causer tant de
ruines, renverser tant de constructions très fortes, et que la vio-
lence de l'ouragan avait seule empêché les insulaires de ressen-
tir l'ébranlement sismique.
La ligne 50 indique le passage subit de la lumière du jour à
Y obscurité la plus profonde.

Or, ici encore, nous avons des exemples contemporains de


l'obscurité subitement produite par les cyclones, qu'ils portent
de l'eau ou des sables
Le 2 septembre 1860, la corvette prussienne Arkona fut
prise par un typhon sur les côtes orientales du Japon. A huit
heures du matin, dit le journal de bord, l'obscurité produite par
les vagues immenses, la pluie abondante et les embruns que l'ou-
ragan fouettait avec violence, était si profonde que, de l'arrière,
il était impossible d'apercevoir l'avant du navire (1).
Le 20 mai 1857, le vent portant au N.-E. amena sur Bagdad

<1) Th. Roye, in Sucss, Sintjluth, p. 22.


un cyclone qui avait passé sur le désert de Syrie où il s'était
chargé de sable rouge brique.
La masse sableuse, répartie entre plusieurs colonnes tourbil-
lonnantes comme des trombes dont le pied rasait le sol et dont
la tête se perdait dans les nues (véritables « colonnes du ciel w
ou « porteurs du trône ») s'avançait rapidement à l'horizon.
Les faîtes réunis des trombes sableuses formaient un rideau
qui masquait le soleil et en diminuait tellement l'éclat qu'en plein
jour, la lune se mit à briller comme au milieu de la nuit.
A cinq heures du soir, raconte le Dr Duthieul, la trombe
atteignit la ville, l'entoura puis y pénétra de tous côtés, rem-
plissant les rues et les cours, les corridors et les chambres
d'une poussière fine, impalpable, tourbillonnante, qui piquait
comme des aiguilles. En moins de quinze secondes, la ville des.
Kalifes passa du jour aux ténèbres les plus profondes. C'était
effrayant; à l'obscurité complète s'ajoutaient le mugissement du
vent et le crépitement particulier produit par le sable frappant
les murailles. Les habitants crurent à la fin du monde, les Euro-
péens eux-mêmes étaient bouleversés. L'obscurité dura cinq
minutes, puis la trombe alla plus loin, porter l'épouvante dans la
direction du Chorasan.
Schiâui croit que ce fut une véritable « trombe de sable »
Duthieul, au contraire, pense que, au moins dans le voisinage
de Bagdad, la trombe s'était abattue et transformée en une nappe
de sable flottant horizontalement à peu de distance au-dessus
du sol (1).
Voilà Rammann qui élève jusqu'au ciel « la montagne des
vagues », au point que les dieux effrayés s'enfuient vers les
sphères supérieures de l'empyrée, et qui éteint dans les ténè-
bres la lumière du jour.
Ce n'est sans doute pas sans raison que l'écrivain chaldéen
mentionne l'action de Rammann tout de suite après celle des
Annunaki, et nous sommes d'accord avec Suess lorsque de ce
rapprochement, il déduit qu'un cyclone, venant du golfe Persi-
que ou du S.-W., accompagna le séisme dans les plaines de la
Mésopotamie. Nous savons d'ailleurs que les séismes s'accom-

(1] Sucss, loc. cil., p. 18.


pagnent fréquemment de brouillards subits et de trombes de
sables comparables aux « coups de poussières » des mines (1).
C'est ce qui arriva le 1" mai 1769 Bagdad fut désolée par
un violent tremblement de terre et le séisme fut accompagné
d'un ouragan terrible amenant avec lui une pluie « diluvienne »
et une forte grêle (2).
Ainsi donc, le cataclysme le plus terrible de l'époque contem-
poraine un tremblement de terre accompagné de cyclone, est
encore celui qui répond le mieux à la description que nous donne
Hasis-Adra de l'événement le plus effroyable de l'antiquité, et à
la lumière de ces exemples contemporains l'interprétation du
texte chaldéen devient aisée
Sous l'influence d'un mouvement sismique parti des profon-
deurs de la mer d'Oman, un ras de marée se précipite sur le lit-
toral chaldéen. L'équilibre atmosphériqlle est détruit, un cyclone
se déchaîne; il vient dans le fond du golfe Persique « relayer »
en quelque sorte le séisme et porter plus avant dans les terres les
masses d'eau accumulées par le ras de marée.
En môme temps, des orages éclatent et des pluies « diluvien-
nes se
précipitent à l'avant de la vague de ras, sur les campa-
gnes de la Babylonie.
Mais les effets produits, quelque effroyables qu'ils soient
déjà, n'ont pas épuisé l'énergie des deux agents dont ils déri-
vent séisme et cyclone.
Le premier va poursuivre sa marche vers le nord, ébranlant
les alluvions de T Euphrale et du Tigre, faisant déborder les
canaux irrigateurs et jaillir les eaux souterraines, tandis que
le second, balayant les bords dit désert de Syrie, y soulèvera
des trombes de sable qui s'avanceront vers l'est comme des
« porteurs du ciel, trône des dieux », obscurcissant la clarté dit
beau soleil d'Orient.
Enfin, l'onde sismique marchant toujours ait nord-ouest,
atteindra les montagnes Kurdes dans le voisinage du lac de Wan
et, de même que, dans une série de billes alignées, le choc im-
primé à la première fait partir la dernière, celte onde, née dans
l'Océan Indien, viendra accentuer, d'une manière imperceptible,.
(1) Vide infra.
(2) Suess, Sinlflulh, p. 23.
mais réelle; le n~lie f de ce massi f montagneux qui noue l'tl nti-
Taurus au Kor~rdistan et que domine le mystique Ararat..
Telle est/selon nous, l'idée générale que doit se faire du dé-

f4dra.
luge le géologue moderne qui a lu le récit 'chaldéen de Hasis-

(A suivre).
R. DE GIRARD.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE
(Suite).

LES COURS DE PHILOSOPHIE EN FRANCE


(1892-1893)

III
AU COLLÈGE DE FRANCE

Petit, vif, alerte, l'oeil en éveil, M. Th. Ribot forme avec M. Boutroux le
plus franc des contrastes. M. Boutroux se meut dans les régions abstraites
M. Ribot est l'homme du concret, de ce qui se voit, se touche, se pèse, se
mesure, se constate expérimentalement en un mot. Jamais confiance plus
absolue dans la valeur exclusive de la science pour résoudre tous les pro-
blèmes ne s'étala dans une chaire de philosophie. L'impression que cause
M. Boutroux est une impression de méfiance, de doute, de recherche ardue,
souvent infructueuse, une impression pessimiste au fond chez M. Ribot, rien
de dramatique tout est pour le mieux dans la meilleure des philosophies
l'excellent professeur possède des ressources et une vigueur d'optimisme qui
ravissent et entraînent pour un instant ses auditeurs les moins convaincus. S'il
fallait chercher entre ces deux maîtres un trait de ressemblance, je le trouve-
rais (est-ce la trace des rudes batailles de la pensée philosophique?) dans un je
ne sais quoi d'allure militaire, de caractère pourtant bien opposé. M. Boutroux,
c'est l'officier savant, l'ancien élève de l'École de guerre, que les profondes
études tactiques ont prématurément mûri je concevrais plutôt M. Ribot, avec
son humeur joviale et hardie, comme un lieutenant de torpilleur.
Il n'était encore qu'agrégé, lorsqu'il fit dans de lointains parages deux croi-
sières qui sans doute eurent la plus grande influence sur l'orientation de sa
pensée. Peu sympathique à l'enseignement philosophique universitaire tel
qu'il était donné sous l'empire, c'est en Angleterre et en Allemagne qu'il s'en
alla chercher des maîtres. Il en revint avec deux ouvrages, un peu vieillis,
mais toujours classiques dans l'école de la Revue philosophique, dont ils furent
le manifeste et sont restés comme le mot d'ordre j'ai nommé les Études sur la
psychologie anglaise et la Psychologie anglaise contemporaine,
C'est dans l'introduction du premier de ces ouvrages que M. Ribot, fidèle à
la vocation que nous venons de lui reconnaître, lança son premier engin contre
•ce cuirassé antique et fameux qui a nom la Métaphysique. L'explosion fit grand
bruit, les dégâts furent-ils à proportion ? c'est ce qu'il nous faut tout d'abord
reconnaître et apprécier.
L'histoire de la philosophie n'est pour M. Ribot que l'histoire de ses appau-
vrissements successifs au profit des sciences. A l'origine, la philosophie a
pour objet l'universalité des choses « Elle ressemble à ces organismes rudi-
mentaires où la division du travail ne s'est pas encore opérée. Le travail lent
et continu de la vie fera sortir de la philosophie les sciences, de l'embryon les
organes » (1). Les mathématiques se séparent des l'antiquité puis, par une
lente et progressive émancipation, la physique, la linguistique, la morale, la
psychologie, la physiologie conquièrent leur autonomie. Chose digne de
remarque, c'est à partir du moment où une science se détache du vieux tronc,
qu'elle entre définitivement dans la voie du progrès.
Peut-être se demandera-t-on comment le progrès d'un « embryon » consiste à
perdre successivement tous ses membres. M. Ribot y a pourvu. C'est la philo-
sophie des spiritualistes qui est ainsi dépouillée, nullement la philosophie de
M. Ribot. On laisse à la première Dieu et l'âme, un objet, plus une fraction
d'objet, dit, non sans ironie, notre aimable matérialiste. La seconde se constitue
avec tout ce qui est scientifiquement connaissable. Elle seule est science la
métaphysique n'est que poésie « poésie ennuyeuse et mal écrite pour les
uns, élevée, puissante, vraiment divine pour les autres ». « C'est la région des
vérités abstraites, des lois, des formules, .accessibles seulement à l'esprit pur,
le domaine mystérieux de l'impalpable et de l'invisible où régnent les prin-
cipes de toutes choses, comme les mères du Second Fausl, » qui trônent dans
l'infini, éternellement solitaires, la tête ceinte des images de la vie, actives,
mais sans vie ».
Qu'y a-t-il de vrai dans cette esquisse abrégée de l'histoire de la philosophie?
'?

Il serait inutile de nier que les sciences se sont peu à peu constituées à l'étal
de sciences autonomes vis-à-vis de leur but spécial? Mais cette autonomie toute
relative engendre-t-elle l'indépendancecomplète. Cette marche, ce déploiement
des sciences ne se serait-il pas fait d'une manière plus ordonnée que ne le
prétend M. Ribot J'ouvre Aristote à la première page de ses Physiques et je
lis « L'esprit humain débute par des notions confuses plus tard, il distingue
les éléments divers, les principes spéciaux. il est comme les enfants qui com-
mencent par appeler papa tous les hommes et toutes les femmes maman, et qui
n'acquièrent que plus tard une conaissance différenciée des choses ». On
m'accordera, je pense, qu'Aristote était un philosophe et l'un des plus
universels. Or, à quel degré du progrès dans cette connnaissance différenciée
le placer? Est-il l'enfant ou l'adulte ? Parcourons son œuvre. Voici les Phy-
siques Après huit livres d'une portée toute générale, les Auditions physiques,
commencent une suite de traités spéciaux où la métaphysique n'intervient que
pour fixer quelques principes directeurs et déterminer l'objet formel de

(1) Psychologie anglaise. Introduction, p. 1.


(2) Ibidem, p. 10.
chaque traité. Je ne vois pas que cette influence de la métaphysique ait beau-
coup nui. Au nom de la métaphysique, Aristote reconnaît deux sortes de
mouvements le mouvement simple et le mouvement des vivants. Le mouve-
ment ordinaire se subdivise en quatre espèces le mouvement local, la géné-
ration, 1 altération (mouvement qualificatif), le mouvement quantitatif. Quatre
groupes de sciences étudient l'être soumis à ces mouvements la science du
ciel et du monde, de la génération, les météores, les minéraux. Qui ne recon-
naît, bien distinguées d'avance, la mécanique céleste, la chimie, la physique
(science des mouvements qualificatifs ou des altérations, quoiqu'on en dise) et
la minéralogie ? Ajoutez les deux sciences de la vie la botanique et la zoolo-
gie, avec la plupart des divisions ou des lignes directrices modernes. Vous
avez toute l'œuvre physique du Philosophe. On voit par cette irrécusable monu-
ment ce que vaut la prétention qu'a M. Ribot de faire naître la différenciation
des sciences à l'époque de la Renaissance et même plus tard.
La vérité est, ainsi que l'a excellemment exprimé M. Liard (1), qu'il y a eu
avant la séparation définitive une époque intermédiaire, époque féconde entre
toutes, où les sciences ont reçu d'une science supérieure leur objet propre,
plus ou moins bien analysé dans le détail, mais déjà nettement déterminé, et
c'est, quoi qu'en dise Il. Ribot, d'un commerce caché avec cette science supé-
rieure, qu'aujourd'hui encore les sciences vivent. Vous avez beau vouloir tout
réduire à l'expérience, les mots dont vous vous servez luttent contre vous. Qui
vous dira, par exemple, ce qu'est le mouvement, cette clef de voûte sans
laquelle la physique n'existe pas, sinon une analyse, basée sur les faits, je le
veux bien, mais poursuivie par l'esprit, du devenir etde ses conditions? Suppo-
sez cette analyse faite, le devenir parfaitement défini, vous n'avez plus qu'à
transporter cette notion synthétique dans les différentes sciences, vis-à-vis des
objets mêmes desquels vous l'aviez tirée par induction. C'est le procédé du
Philosophe qui, après avoir défini au premier et au troisième livre des Physiques
l'être mobile, reporte cette définition en tète de chacun des livres qui traitent
des sciences physiques spéciales. Ce n'est pas là de la poésie, c'est de la
logique 1

Admettons maintenant comme un fait que du jour où une science rompt ses
liens officiels avec la métaphysique, le progrès s'opère en elle, deux choses
restent en question la nature du progrès qui s'opère ainsi et la vraie cause
de ce progrès.
Ce progrès ne doit pas s'entendre évidemment d'une connaissance plus
synthétique des causes des choses, mais d'une classification plus complète,
d'un catalogue mieux dressé des faits observés. Que parmi ces faits, la science
expérimentale reconnaisse un fait dominateur, l'acte réflexe par exemple dans
la biologie, ce sera le dernier mot de ce progrès. Sans doute, cette connais-
sance clarifiée, cette unification des faits a ses avantages; mais je me
demande en quoi une métaphysique bien comprise eût pu lui nuire. N'y a-t-il
pas aujourd'hui comme au temps d'Arislote nombre de mathématiciens qui

(1) La Science positiue et la Métaphysique. Avant-propos.


ont une philosophie, voire une philosophie des mathématiques, et ce ne sont
pas les moindres ? M. Ribot dit lui-même que l'une des raisons pour lesquelles
le délaissement de la métaphysique devient le signal d'un progrès dans les
sciences expérimentales, c'est que « le génie que l'on dépensait à résoudre
l'insoluhle et à trouver l'introuvable s'économise au profit de recherches pure-
ment scientifiques ». La métaphysique restant ce qu'elle est, d'autres causes,
les libéralités d'un Mécène naturaliste, par exemple, n'auraient-elles pu
amener le même'effet'? On me permettra d'en douter.
Mais entendons-nous D'après M. Ribot (et c'est là son grief foncier contre
la philosophie), une science qui s'inspire de la métaphysique subordonne les
faits aux théories. Seule la science indépendante subordonne les théories aux
faits. J'avoue que si tel devait être le rôle de la métaphysique dans les
sciences expérimentales, nous n'aurions qu'à l'abandonner.
Mais ce rôle, qui serait à la vérité celui de la métaphysique idéaliste (si celle-
ci ne renonçait d'avance à toute prétention objective), et qui fut le rêve de la
philosophie spiritualiste en France, durant la première partie de ce siècle,
jamais la métaphysiquearistotélicienne et thomiste ne l'ont revendiqué.
La métaphysique aristotélicienne n'a qu'une base l'expérience, les faits,.
mais elle prétend avoir deux instruments pour en prendre connaissance les
sens et l'esprit, dont les données ont également une valeur objective.
J'ai esquissé, dans un précédent article, la preuve thomiste de cette
objectivité. Dans l'école de M. Ribot, il est d'usage de la critiquer d'un point
de vue différent de celui de Boutroux, du point de vue scientifique. Chose
curieuse, les psycho-physiciens récents, si objectivités pour tout le reste,
deviennent subjectivistes lorsqu'il s'agit de reconnaître la véracité absolue des
sens. Ils ont démontré, parait-il, que le son, la couleur et toutes ces pré-
tendues qualités objectives des anciens ne sont que mouvements vibratoires.
Ils ont compté les vibrations de l'objet, les vibrations des nerfs/ ils disent et
prédisent infailliblement la note ou la nuance, termes de conscience, auxquels
les vibrations sont indentiques. Alitant dire que l'homme n'est autre que la lon-
gueur moyenne de son corps, de son tour de tête, de bras et de jambes, et que les
mesures anthropométriques sont le dernier mot de la physiologie humaine. Je
suis loin de nier que pour produire la sensation de rouge ou pour obtenir le
son du la, un nombre déterminé de vibrations ondulatoires ne soit néces-
saire. Mais est-il prouvé que ces vibrations soient la couleur ou le son? Nulle-
ment elles peuvent être simplement un arrangement de la matière nécessaire
pour que la couleur ou le son se réalisent, et s'en distinguer néanmoins abso-
lument. « Mais nous ne constatons que des vibrations ». Parfaitement, mais
aussi pourquoi vous servir d'instruments qui ne sont que des dérivés et comme
le prolongement plus sensible du sens du toucher? Ce n'est pas avec le doigt
qu'on entend. Avec le toucher, on se rend compte des conditions quantitatives
du son. Il n'est pas interdit de penser que le seul instrument révélateur du
son ne soit l'ouïe. Vous n'avez jamais prouvé que le son ne renferme pas en lui
une qualité primitive qui domine et unifie les vibrations. N'étant dès lors contre-
dite par aucun fait scientifique, la loi de l'objectivisme suit son cours. L'adap-
tation universelle demande que la qualité entendue soit la qualité réelle. Les
représentations auditives doivent, par suite, être conçues comme ayant une
valeur objective formelle et non seulement matérielle, parfaite et non analo-
gique. Les sens ont donc une impressionnabilité spécifique vis-à-vis de leur
sensible propre, qu'on ne peut leur dénier, parce qu'eux seuls la possédant,
seuls ils peuvent en connaître. Telle est, en raccourci, la vraie notion de la con-
naissance sensible qui, décrite par le Philosophe au deuxième livre de 1 /tmc, est
le fondement intangible et solide de l'induction expérimentale des thomistes.
Qu'on le remarque bien, cette doctrine ne méconnaît aucune découverte.
Elle rapporte seulement la plupart des expériences modernes au sens qui est
capable d'en connaître c'est assez généralement le toucher, le sens propre
du mouvement local, auquel les physiciens ont eu et ont encore pour la plupart
l'ambition de tout ramener. Elle complète cette expérience en faisant la part
des autres sens. On ne saurait scientifiquementl'en blâmer.
Sur cette base expérimentale s'élève la métaphysique thomiste. A l'encontre
des métaphysiques kantienne et cartésienne qui tirent du sujet des catégories
toutes faites qu'elles imposent aux objets, notre métaphysique ne reconnaît
d'autres principes premiers que ceux qui sont tirés de l'analyse des données
expérimentales. Le premier principe A est A lui-même à cette origine. Nous
sommes, sous ce rapport, de l'avis des écrivains de la Revue philosophique
dont M. Egger s'est fait récemment le porte-parole (1), quoique nous n'admet-
tions pas que la ressemblance suffise à engendrer le principe d'identité. Aris-
tote l'a dit Des impressions sensibles répétées jaillit l'expérience l'expérience
réitérée engendre l'idée générale qui se dépose pour ainsi dire dans l'âme,
« universale quiescit in anima », non comme un résidu matériel (suivant la
conception qu'a de cette formation M. Taine), mais plutôt (malgré l'imperfec-
tion de cet exemple) comme l'image photographique, qui bien qu'existante
tout entière dans la plaque impressionnée, ne se dégage que par des lavages
successifs, qui l'épurent et la fixent, sans rien lui ôter de sa ressemblance for-
melle avec la figure de l'objet. Pour nous, M. Egger s'arrête il l'expérience, à
cette comparaison des sensations qu'Aristote attribuait au sens commun ce
n'est pas là l'idée générale, c'est la matière qui la contient, mais que l'expéri-
mentation ne suffit pas à épurer parfaitement pour cela il faudra l'abstraction
de l'intelligence. Alors seulement l'idée puisée par la sensation dans l'objet
apparaîtra dans toute sa pureté. Réduite .î représenter les traits caractéris-
tiques de l'objet, elle devient par là même susceptible d'être attribuée à tout
antre objet de même caractère. Qui peut l'attribuer ainsi et comme la mani-
puler, elle l'indépendante, l'immatérielle, sinon une puissance de compréhen-
sion proportionnée, comme elle indépendante des conditions matérielles
l'esprit '?
La métaphysique, thomiste est ainsi située au point d'intersection des deux
grands systèmes en vogue le kantisme et la philosophie scientifique. Elle
admet le point de départ du second, mais elle prétend épurer ses données

tl) Revue philosophique, uoùllSM.


RBVUS THOMISTE. I. – 12
jusqu'à leur attribuer la nature idéale des catégories kantiennes. Aucune caté-
gorie qui ne vienne de la réalité expérimentale saisie dans ce qu'elle a de
formel au moyen d'instruments organisés à cette fin, mais une fois que par une
analyse loyale, elle est en possession de l'idée synthétique, cause ou genre
premier, elle revient, par un retour dont on ne peut contester la légitimité, vers
les faits de détail dont cette idée était tirée et les montre éclairés du vif rayon-
nement de sa clarté souveraine. Analyse et synthèse. Analyse des objets des
sens conduisant aux réalités plus intimes exprimées par les idées générales,
synthèse à partir de ces réalités, de ces formes premières de toutes les réalités
de tout ordre, telle est la philosophie thomiste.
Parcourez les œuvres d'Aristote. Vous constaterez sans cesse ce double mou-
vement des faits aux principes, des principes aux faits. Malgré la naïveté iné-
vitable d'une partie des expériences sur lesquelles la synthèse péripatéticienne
fut bâtie, comme ces expériences furent interprétées par leur côté formel, ainsi
que le commandait la méthode inductive du Stagirite, les résultats n'ont pas eu
à varier. Le devenir, aujourd'hui comme au temps d'Aristote, se fait entre deux
contraires qui demandent un sujet à modifier. Les conclusions spéciales pour-
ront vieillir une chose qui ne vieillira pas, c'est la méthode tout esprit doit
admettre que les résultats obtenus par l'analyse des données des sens peuvent
être regardés comme applicables à ces mêmes données; et que plus les
résultats ainsi obtenus ont de généralité, plus profondes, plus foncières sont
les parties de l'être auxquels ils font appel.
Décidément, dans son duel à mort avec la métaphysique M. Ribot nous
semble s'être illusionné. Il a cru s'attaquer au vieux colosse il n'a rencontré
qu'une sorte de vaisseau fantôme, la métaphysique idéaliste ou cartésienne,
cuirassé de carton qui ne valait pas la torpille employée pour le couler. Quant
h la métaphysique péripatéticienne, semblable au philosophe antique qui prou-
vait eu marchant l'existence du mouvement, elle démontre qu'elle n'est pas
morte en continuant tranquillement à vivre et à progresser.

Si M. Ribot s'est donné tant de mal pour détruire la métaphysique, ce n'est


pas comme on pourrait le penser, dans un but purement spéculatif. M. Ribot
est psychologue, il ne veut être que cela, et de fait, à part VÉiude sur Scho-
penhuuer (dont la psychologie du reste; n'est pas absente), toute la carrière de
l'honorable directeur de la Revue philosophique s'est concentrée sur le pro-
blème psychologique. Autour de lui s'est formée une pléiade des jeunes psy-
chologues, comme autour d'un figuier fort et noueux l'on voit sortir du sol
tout un peuple de rejetons. Cette végétation touffue est en voie d'étouffer les
tiges grêles et souffreteuses de la psychologie universitaire classique. Les
coûts de Faculté, nous l'avons remarqué, en font foi et les manuels de philoso-
phie eux-mêmes commencent à faire bon acceuil à la^nouvelle psychologie.
Quand je dis psychologie, je m'exprime imparfaitement La science de
l'âme n'a rien à faire avec les travaux de M. Ribot et il est le premier à s'en
féliciter. Soit qu'il analyse les maladies de la mémoire, de la volonté, de la per-
tonnalité (?), soit qu'il étudie Vallenlion o\x l'hérédité psychologique, vous ne
trouverez rien dans ses ouvrages qui ressemble à la recherche des causes de la
vie et des phénomènes dits psychologiques. M. Ribot entend formellement
exclure cette recherche oiseuse. Il se défend de vouloir « voler le moi » des
métaphysiciens (1), il leur abandonne généreusement le Je veux, qui cons-
tate une situation, mais qui n'a par lui-même aucune efficacité » (2). Un livre de
psychologie n'est pour lui qu'un chapitre d'histoire naturelle (3) où les faits
seront simplement classés. Il a, du reste, affirmé ce programme dès ses Études
sur la psychologie anglaise lorsqu'il a dit Étude pure et simple des faits, telles
sont les conditions de l'indépendance de la psychologie.
Tel il était il y a près d'un quart de siècle, tel nous retrouvons aujourd'hui
M. Ribot dans ses cours du lundi et du jeudi au Collège de France. SonCredo
n'a pas varié. Ce qui a varié, c'est peut-être la méthode et le ton du professeur.
Est-ce bien là le ton d'un homme qui laisse parler les faits, qui se contente de
répéter ce qu'ils ont dit tout bas ? Un Claude Bernard, un Littré eussent-ils eu
cette facilité d'affirmation qui ne fait ni trêve ni merci ? Aristote a dit Les
mots sont les signes des choses il eût pu ajouter que les mots usuels sont
les signes des individualités. Rien de traître comme le mot usuel, surtout dans
l'improvisation. Or M. Ribot improvise. Les Je veux dire, je voulais démon-
trer les C'est tout ce que je voulais dire (lorsque la phrase ou la pensée est
restée en route les Je me suis trompé à dessein (lorsque l'honorable pro-
fesseur s'est manifestement engagé sur une fausse piste), caractérisent cette
improvisation. Manifestement, M. Ribot abuse du mot vouloir. Il n'est pas un
« visuel >i, il est un moteur »
ce
et c'est chez quelques-uns de ses auditeurs
la cause d'un scrupule que je vais dire. En matière intellectuelle on préfère
d'ordinaire les esprits qui voient à ceux qui veulent ceux-ci sont excellents
pour l'action donnez-leur le commandement d'un torpilleur, ne leur confiez
pas le plan raisonné d'une bataille. Cette volonté que tout ce que dit M. Ribot
soit arrivé, est-ce bien là le milieu dans lequel habite la vérité sur les plus
ardus problèmes? Peut-on se fier ainsi à un homme dont le siège est perpé-
tuellement fait d'avance Ne serions-nous pas en présence, suivant le dilemme
de Pascal, d'un trompé ou d'un trompeur, d'ailleurs charmant et plein d'hu-
mour ?
Il y a un milieu au dilemme et ce milieu c'est M. Ribot. Il est trop intelligent,
trop versé dans la connaissance de ce qui forme la faiblesse et les dessous
d'un système philosophique que l'on a fondé soi-même, pour être un simple
naïf. Et pourtant, il parle de ses faits, de ses groupes de faits avec tant de
complaisance, d'admiration expansive, d'amour presque, qu'on est tenté de lui
trouver la crédulité parfaite, la candeur naïve d'un enfant.
Exemple Il s'agit de prouver qu'il y a une vie affective pure, c'est-à-dire
vidée de tout contenu intellectuel, qui ne consiste qu'en états agréables ou désa-
gréables sans qu'aucune idée les ait provoqués. M. Ribot tient en haute estime
la valeur de cette conclusion, il ne manque pas de la désigner, chaque fois
(1) Maladies de la personnalité, p. 2.
(2) Maladies de la volonté, p, 1.
13) Maladies de la mémoire, p. vi
qu'elle est en vue, avec quelque chose de caressant dans la voix, avec un jeu de
physionomie qui ne laisse d'illusion à personne sur l'intérêt qu'il y attache. C'est
que, si elle est vraie, « la thèse intellectualiste tombe, la vie affective n'est plus
un parasite, elle est quelque chose de primitif» (t). Cette pensée semble sin-
gulièrement délecter M. Ribot (pure jalousie pour les lauriers de Schopen-
hauer !). Aussi est-ce avec un grand air d'allégresse qu'il annonce que pour
prouver sa thèse il va apporter des faits.
Premier groupe' de faits « faits non probants » dit l'orateur, on me permet-
tra de ne pas insister. Second groupe phénomènes qui se passent chez l'enfant
qui vient de naître Il n'a ni la vision, ni l'audition. « Sa vie psychologique
ne peut consister qu'en des sentiments vagues de plaisir ou de douleur. Il n'a
pas de perceptions elles viendront plus tard ». CM lo sà ? disait l'Italien
sceptique, mais M. Ribot prend soin de le devancer en nous déclarant que pour
lui-même cette preuve n'est qu'une probabilité. Enfin voici les raisons démon-
stratives Premier fait l'état de béatitude produit par le haschich, « état qui
n'a rien de commun avec la joie que l'on a, par exemple, d'apprendre une
bonne nouvelle » (en effet!). Second fait état qui naît de l'apparition de la
puberté; troisième fait période d'incubation des maladies physiques et men-
tales, l'aura dans certaines névroses, « sorte de rapt qui faisait dire à un étu-
diant Je sens que je change de coeur », fait du sentiment de la santé chez les
phtisiques, chez certains mourants, la peur sans cause chez les aliénés, l'irrita-
bilité des névropathes se traduisant par des états explosifs. Conclusion
II y a des conditions inconnues de l'organisme qui se traduisent dans la con-
science de telle sorte que Vêlai représentatif apparaisse le dernier. « On voit alors
tout en rosé ou en noir ». Donc priorité de la vie affective sur la vie intellec-
tuelle.
En vérité, M. Ribot a la preuve facile. Voilà, pour des prémisses bien ténues,
une conclusion bien grosse. Passons sur l'inexactitude d'expression qui fait
appeler par M. Ribot vie intellectuelle ce qui constitue en réalité les appré-
hensions conscientes des sens, et vie affective, non la volonté, mais ce que
s. Thomas appellerait les passions, ces mouvements d'attraction ou de
répulsion, ces repos satisfaits de l'appétit sensitif (2).
Tout d'abord, M. Ribot concédera que dans la plupart des cas, la cause de
ces appétits est une appréhension. Reste seulement une classe de faits où le
phénomène intellectuel n'apparaît pas. Mais est-ce une raison pour nier son
existence "?

On ne peut le faire qu'au nom d'une thèse a priori qui n'a rien à faire avec la
science expérimentale. Je vais le prouver. Mais auparavant, que l'on soit bien
persuadé que les faits que j'ai rapportés d'après M. Ribot n'ont rien de nouveau.
Ils ont été connus des anciens, eux ou leurs analogues. « C'est ainsi, dit le
Philosophe au livre des Problèmes (sect. 2, probl. 4), que ceux dont le pou-
mon. est considérable et congestionné [sanguineuni] sont plus audacieux, à

(1) Cours du 19 décembre 1892.


23.
(1) I. II<" q. Q. 25, 1,3.
cause de la chaleur du cœur qui en résulte. Et de même ceux qui aiment le
vin sont plus audacieux à cause de la chaleur que le vin leur metau coeur » (4).
N'est-ce pas là le pendant parfait des exemples de M. Ribot? une disposition
physique engendrant une disposition affective ? Quelle différence, au point de
vue philosophique, entre l'ivresse provoquée par le vin et l'ivresse du haschich,
entre le sentiment de santé des phtisiques et les passions audacieuses des
hommes à la large poitrine ? Aristote, et le Traité des passions fourmillent
d'exemples analogues. Entre nous et M. Ribot, pas de divergence sur l'expé-
rience, nous admettons tous ses faits, mais nous ne les interprétons pas
comme lui.
Pour M. Ribot la vie « intellectuelle » est renfermée dans « les cellules de
l'écorce cérébrale n. Pour s. Thomas, la perception sensible a lieu dans toute
cellule nerveuse organisée pour cela (s. Thomas a pressenti la division des.
nerfs et des centres en moteurs et sensitifs, ou plutôt, sans en donner l'ana-
tomie, il en a décrit les actions physiologiques) Perception confuse et em-
bryonnaire dans les cellules individuelles, elle devient plus caractérisée et plus.
synthétique dans les centres, elle atteint enfin son maximum dans l'organe
quel qu'il soit, du sens central ou commun. Mais pour être moins parfaites,
les perceptions les plus infimes n'en sont pas moins réelles, « le tact, fonde
ment de tous les sens et de loute sensibilité, est, comme son organe, répandu
dans tout le corps » (2).
L'illusion de M. Ribot vient de ce qu'il a pris sa notion de la vie percep-
tive aux cartésiens, il a confondu conscience et perception. L'huître perçoit,
confusément sans doute, mais elle perçoit. Où est son écorce cérébrale?.
Nous demandons pour les cellules tactiles une perception semblable à celle de
l'huitre. Tel nous semble l'ordre nécessaire des phénomènes. Comment l'im-
pression de délectation ou de douleur existera-t-elle, s'il n'y a pas perceptions
des transmutations physico-chimiques qui ont lieu dans l'intérieur des-
organes"? Or, qu'est-,ce que cette perception, sinon un acte par lequel r la
cellule nerveuse, organe du sens, s'assimile, digère, devient l'impression venue
du dehors? Devenir une autre chose en la transformant, en l'assimilant à son
mode d'être- vital et sensible, c'est ce que nous, thomistes, nous appelons
connaissance (3).
D'après ces données, nous pouvons construire en face de l'échafaudage sans
cohérence de M. Ribot, la schéma de la genèse du phénomène affectif
(sensible) selon nos maîtres. La sensation ou perception est pour eux l'acte
commun de l'organe et du sens qui l'informe, immergés l'un dans l'autre, actus
conjuncti. Le tact, sens fondamental (celui auquel se rapportent tous les.
exemples choisis par M. Ribot) n'est en relation avec les réalités extérieures
que par les modifications internes des quatre éléments dont le tempérament
constitue son organe. (Aujourd'hui encore le toucher ne se trouve que dans.
(1) I. II"» q. 14, a. 3.
(2) Même dans les profondeurs des tissus, enveloppant, ainsi le sens musculaire des.
récents physiologistes. Voir I, 97fi. 5. – Q. 91. 1,3, – et le second livre de Anima.
(3) 1. Q.XIV, art. 1. Vide Comment. Cajetaniin fine.
les substances quaternaires dont les noms O,Az,H,C, ressemblent à s'y
méprendre aux éléments des anciens les plantes (non sensibles), n'ont pas
d'azote). Voici, telle que nous la concevons, la marche naturelle des phéno-
mènes affectifs décrits par M. Ribot Premier stade transmutation physico-
chimique de l'organe (1J deuxième stade perception de cette transmutation
par le sens (sensation, connaissance) troisième stade mouvement d'attrait,
de répulsion, de délectation (sentiment) quatrième stade, dans certains cas
acte réflexe ou conscience.
Cette explication d'une part est philosophique et d'autre part est calquée
sur les faits. Elle suffit à renverser toute la thèse de M. Ribot. Comment se
fait-il que M. Ribot ait conclu à l'encontre ? C'est qu'il a voulu conclure ainsi.
Terrible chose que d'être un moteur, aussi terrible que l'idée fixe lorsque l'on
est un visuel! M. Taine, dit-on, un ami des faits lui aussi, a donné dans ce
dernier travers, mais il y mettait des formes, il amenait son idée. Je crains
que la bonhomie un peu brusque de notre commandant de torpilleur
ne soit pas toujours aussi persuasive.
Je n'ai pas l'intention de rendre compte de toutes les leçons de M. Ribot. En
l'absence de toute idée synthétique, un tel travail n'aurait que l'intérêt
d'une table des matières. Les descriptions de faits ne se résument pas. J'ai
voulu seulement faire ressortir dans un exemple typique le caractère hypo-
thétique de certaines conclusions. Si la partie proprement philosophique du
cours de M. Ribot laisse sous ce rapport à désirer, il faut, du reste, rendre
pleine justice à la science consommée du professeur en matière de faits.
Quelle riche moisson d'observations expérimentales et quels matériaux
La philosophie thomiste, a dit un des disciples fidèles de M. Ribot, ne sera
jamais qu'une philosophie de séminaire. Nous sera-t-il permis, par un échange
de bons procédés, de dire ce qu'a pensé Aristote de la philosophie qui est,
ou peu s'en faut, celle de la Revue philosophique?
« Les premiers philosophes, dit-il, furent comme de jeunes soldats inexpé-
rimentés dans le nombre des coups qu'ils portèrent, il y en eut de bons, mais
ce fut par hasard ils n'avaient pas la science » (2).
Je suis sûr que dans les coups que portent M. Ribot et ses disciples, il y
en a de bons. Il leur manque une chose: la science, et la science ils ne l'auront
pas tant qu'ilsn'admettront pas, à côté de l'expérience qui amasse les matériaux,
l'esprit qui seul synthétise, seul édifie.
L'avenir appartient à ceux qui, au culte de la vérité expérimentale, joindront
les généralisations intellectuelles. D'aillcurs aucun antagonisme entre eux et
l'école de M. Ribot. Toujours ils garderont un souvenir reconnaissant à ceux
qui ont travaillé dans les fondations du temple. Comme Aristote et s. Thomas,
ils aimeront à citer ces premiers venus, ces vieilles barbes de la philosophie
commençante; comme eux, il les salueront, non sans émotion, du titre respec-
tueusement amical d'anciens, af/.aict, antiquiorcs
FR. A. Gabdeii..
(1)1 Ile Q. 45. a. 3. c 3. Q. i6. art. 7 et 8.
(2) I Metaph., cap. IV, lec. 6.
BULLETIN DE LÀ SCIENCE SOCIALE

SAINT THOMAS D'AQUIN


ET LES RÉCENTS PROGRÈS DE LA SCIENCE SOCIALE

Voici un sujet qui s'impose au début de nos causeries sur le mouvement


actuel des études sociales. Maintenant plus que jamais, elles sont à l'ordre du
jour; et ce n'est pas affaire de mode, mais nécessité de l'époque, au temporel
et au spirituel.
Il faut bien, en effet, parmi les transformations présentes du travail et dans
l'ébranlement universel des classes ouvrières, savoir où nous allons, où ten-
dent à nous mener les revendications des ateliers et les systèmes des réforma-
teurs, et enfin, comment il serait possible de nous ménager meilleure route et
heureuse arrivée. Telle est l'importance actuelle des questions sociales. Il n'est
pas, a écrit Léon XIII, (le cause qui saisisse en ce moment l'esprit humain
avec plus de véhémence ( l )).
Mais, si le Pape en juge de la sorte, c'est que l'Église, dont la fin est au delà
de ce monde, ne se croit pas, pour cela, en droit de dédaigner ces questions de
la vie présente. Tout divin qu'il soit par essence, son ministère s'exerce dans
le monde et sur lui, à l'aide d'hommes qui en sont tirés. L'Église sait ainsi, par
expérience comme par doctrine, que les conditions matérielles et morales des
divers milieux humains lui façonnent essentiellement les sujets et les instru-
ments naturels de son action. De là l'importance religieuse des questions
sociales. De là cet exemple et ces exhortations pressantes du Pape, ouvrant
aux théologiens une voie que certains d'entre eux, notamment en France,
eussent volontiers regardée comme une route à côté ou un sentier d'enfants
perdus. Le Pape lui-même leur déclare qu'il s'y engage « dans la conscience
de sa charge apostolique » et « pour le bien de l'Église » (2).
Nous sommes donc avertis de toutes parts, aussi, des hommes de bonne
volonté cherchent à s'orienter dans ces directions inexplorées.
Ce n'est pas facile. Les questions sociales, même au point de vue religieux,

(1) Encyclique sur la, condition des ouvriers.


(2) Ihid.
ne se tranchent pas uniquement par l'autorité. Le Pape a bien posé les prin-
cipes universels de la justice et de la charité. A ce point de vue il réfute les
théories collectivistes il établit la vraie notion de la propriété individuelle et
du salaire, il met en évidence les droits de l'initiative privée et des corpora-
tions il indique les limites correspondantes de l'intervention des pouvoirs
publics. Mais, au moment de conclure l'Encyclique, il a soin de nous rappeler
que « des règles certaines et précises » ne peuvent pas se tracer « pour déter-
miner le détail » ejes questions ouvrières. « Tout dépend du génie de chaque
nation, des essais tentés et de l'expérience acquise, du genre de travail, de
l'étendue du commerce, et d'autres circonstances de choses et de temps qu'il
faut peser avec maturité ». Force nous est donc, en cette matière « sujette à
variations multiples », comme dit s. Thomas (1), de chercher à découvrir
par nos observations ce que réclament dans les divers métiers, « les circon-
stances de choses et de temps ».
Voici alors une autre difficulté par le temps qui court, les docteurs
ès sciences sociales pullulent de tous côtés. Il y en a de toute espèce les jour-
nalistes et les hommes d'État, avec leurs recettes empirico-électorales les
rêveurs simplistes comme le comte Tolstoï et son moujik Bondareff; les doc-
trinaires du socialisme, Benoît Malon, Henry George, le Dr Schaeflle; les
économistes visant à faire de leur science autre chose et mieux que la science
exclusive de la richesse; les hommes d'œuvres qui s'élèvent de leurs pratiques
spéciales de charité à quelque théorie générale du malaise actuel et de ses
remèdes. Vraiment, par leur nombre et leurs oppositions réciproques, les
Écoles sociales d'aujourd'hui rappellent ces Écoles philosophiques de la Grèce,
qui prenaient à tâche de construire le monde l'une au rebours de l'autre
celle-ci avec de l'eau, cette autre avec du feu; celle-ci avec de la matière sans
âme et du mouvement, cette autre avec de pures apparences subjectives.
Tout, par bonheur, n'est pas expédient, rêverie, hypothèse ou essai de
science incomplet, dans cette fermentation des doctrines sociales. Depuis dix
ans environ, une école a pris pour tâche d'organiser complètement la science
des divers groupements privés et publics qui constituent les sociétés humaines.
Elle vise à les ramener, chacun dans son genre et dans son espèce, à ses causes
propres et immédiates. De là tout un mouvement d'études et de publications
qui se recommande de plus en plus à l'attention des esprits sérieux. C'est ce
mouvement dont je voudrais aujourd'hui exposer les progrès, car ils sont du
plus haut intérêt pour les disciples de s. Thomas.

I. Comment S'EST FAIT LE développement ACTUEL DE LA SCIENCE SOCIALE.

En 1882, une jeune et active élite de quelques élèves de Le Play tenait de


son maître les résultats de cinquante-deuxannées d'observations sociales très
variées. Le principal de ces résultats, d'après Le Play lui-même, consistait
dans une « Méthode » fondée sur deux procédés essentiels et capitaux.

(1) « Matcria civilis, circa quam multiplex variatio accidit », I, lilh., lec. 3.
En premier lieu « l'Analyse », exercée à fond de 1830 à 1850, dans presque
toute l'Europe et une partie de l'Asie, sur des familles ouvrières. L'observateur
avait reconnu en elles les plus simples éléments de toute société. Il les avait
définies soit en elles-mêmes, soit dans leurs rapports avec les groupes supé-
rieurs et plus complexes qui les englobaient corporations, communes, pro-
vinces, etc. C'est ainsi que Le Play recueillit sur la place les trente-six mono-
graphies publiées en 1835 sous le titre Les Ouvriers européens (1).
Ensuite, de 1855 à 1882, époque de sa mort, il compare entre eux les grou-
pements multiples et divers que lui ont fait distinguer ses analyses. Il cherche
à en former une synthèse. Les résultats de ce nouvel effort paraissent dans une
série d'ouvrages très résumés, très condensés, où le plus souvent le texte fait
de simples allusions aux analyses qui justifient ses conclusions. Tels la
Réforme sociale en France, la Constitution de l'Angleterre, l'Organisation
du travail, l'Organisation de la famille, la Constitution essentielle de l'hu-
manilé, etc. Toute cette série met surtout en œuvre un second procédé de
méthode « l'Observation comparée ». L'auteur, enfin, vise à établir sur les
données respectives de l'analyse et de la synthèse, une Classification » géné-
rale des faits sociaux.
Ainsi Le Play laissait à ses disciples une méthode et une science. Mais
aucun de ses contemporains n'avait été son maître ni son précurseur; il laissait
donc science et méthode à l'état d'ébauches. Il le reconnaissait expressément
en ce qui concerne la classification jusqu'à sa mort il en remania sans cesse
la nomenclature et l'ordre sans pouvoir se trouver satisfait. Son analyse elle-
même, à son insu, ne l'avait pas préservé de confusions notables. Qu'allaient
faire, en face de ces matériaux de choix et de ce plan inachevé et même indécis,
tronqué, des intelligences habituées par le maître lui-même à une grande
rigueur de méthode Redire éternellement les mêmes formules provisoires ne
pouvait leur convenir. La jeune école rompit avec cette routine; elle se mit à
l'œuvre pour continuer la science.
M. Henri de Tourville, tout imbu des confidences intellectuelles de Le Play,
pouvait mieux que tout autre reprendre la tâche où son maître l'avait laissée.
Il revisa donc et serra de plus près l'analyse et la comparaison des faits sociaux.
Il put alors en dresser une « Classification », répartie en vingt-cinq grandes
classes oit se trouvent coordonnés par genres et espèces tous les groupements
privés et publics des sociétés humaines. Chacun porte un nom défini une fois
pour toutes du même coup, la méthode de la science se trouve résumée,
prête à l'application pratique, et sa langue est faite. Cette nomenclature est
d'ailleurs très claire, bien que savante elle se sert, autant que possible, en
les précisant, des termes les plus usuels et les plus concrets.
L'instrument de la science perfectionné, il fallait s'en servir, afin de dévelop-
per la science elle-même. Un enseignement régulier et libre de la science
sociale s'est donc constitué dans l'hôtel de la Société de géographie en 1885.

(1) 1'° édition, in-ro, 1855, non reproduite. Édition actuelle 6 volumes in-8»,
Marne.
M. Edmond Demolins donne un Cours d'exposition de la science, » M. Robert
«
Pinot, un « Cours de méthode ».
Ces cours et diverses conférences ont recruté des auditoires où se rencon-
trent la jeunesse des écoles, et de jeunes membres du clergé il en sort des
observateurs vraiment exercés dont plusieurs sont allés déjà chaque année « en
mission », étudier quelque région spéciale la Norwège, le Sahara algérien,
l'État du Minnesota, etc. Le même enseignement forme aussi les collabora-
teurs d'un organe scientifique la Science sociale (1). Cette revue a pour but de
faire connaître, dans les milieux savants ou lettrés, les applications diverses
de la méthode et les découvertes, les progrès qui en résultent. Elle publie régu-
lièrement les cours professés à Paris. Elle a publié des descriptions de sociétés
antiques ou modernes la société védique, les premiers Chaldéens,
l'Égypte ancienne, les héros d'Homère et les origines gcccqucs, les Celtes,
les Tartares-Khalkas, l'Empire chinois, l'Empire russe en Asie, – 'la Pologne,
le Jura Bernois et la démocratie en Suisse, les montagnards de la vallée
d'Ossau, etc. Les « Questions du jour sont aussi examinées, chose neuve,
avec la même rigueur scientifique, en dehors de ces partialités qui interdisent
à tant de gens la pensée ou l'aveu de la vérité sur les choses de leur époque ou
de leur milieu.
Ce n'est pas assez d'accroître la science et de former des spécialistes. Un
mouvement scientifique n'a toute sa puissance, surtout en matière sociale et au
temps présent, que s'il familiarise peu à peu le grand public, les gens du
monde, avec ses développements et ses conclusions. Voici un an que ce travail
de vulgarisation a commencé. Un bulletin mensuel se publie à côté de la
revue, sous le titre le Mouvement social. Les démonstrations acquises s'y
appliquent sous une forme abrégée et claire aux faits et aux livres du mois à
tout ce qui suscite chaque jour, entre gens au courant », mille questions dont
ils rougiraient de ne pas risquer, au pied levé, la solution.

et
Une Bibliothèque de la Science sociale vient aussi de se fonder: elle parti-
cipe au caractère scientifique de la revue et au caractère vulgarisateur du bul-
letin. D'une part, l'in-i" de M. Paul de Routiers la Vie
de M. Léon Poinsard sur le Libre échange; de l'autre, d'alertes et actuelles
brochures sur le Socialisme, Comment élevei- el établir nos enfants
l'in-8°

Diminution du revenu, – In. Question monétaire à la conférence <le Bruxelles, etc.


la

Enfin, l'école émigre et colonise en province et à l'étranger. D'anciens élèves


des" séminaires de Saint-Sulpice ou des Missions étrangères utilisent la mé-
thode au milieu de leurs élèves, de leurs fidèles, de leurs païens de race blanche
ou jaune. Elle leur sert à s'expliquer par leurs vraies causes les influences de
famille, d'éducation et autres, qui rendent, autour d'eux, la société et les âmes
réfractaires ou favorables par nature aux efforts de leur ministère. On peut
attendre de leurs observations et de leur expérience d'importantes contributions
à l'étude des effets religieux de la vie sociale et à celle des effets sociaux de la

La Science sociale, suivant la méthode d'observation. – Revue mensuelle, Fir-


(1)
min-Didot.
religion. Sans sortir de son point de vue édifiant et narratif, l'intéressante
revue les Missions catholiques donnerait, par exemple, avec des correspon-
dants ainsi formés, des renseignements admirablement précis et pratiques,
utiles du même coup à la science et aux missionnaires.
Dans un monde tout différent, M. Demolins enseigne depuis deux ans, pen-
dant les vacances, la science sociale au Summer Meeting de l'Université
d'Édimbourg. Des groupes d'études vont fonder ou se développer en Angle-
se
terre, au Canada, aux États-Unis.
Je m'attarde volontiers à tous ces faits eux seuls peuvent mettre sous les
yeux de nos lecteurs la réalité concrète en même temps que les caractères
essentiels d'un mouvement scientifique considérable. L'École de la science
sociale est sortie maintenant de l'obscure et pénible période des débuts. Elle
entre d'une rapide et ferme allure dans son ère de grande publicité, d'expansion
et d'influence. Les spécialistes savent maintenant qui elle est; les simples
lettrés s'intéressent à sa marche le clergé ne dédaigne pas de lui demander
comment on pèse, avec sûreté, ces « circonstances de choses et de temps »
qui modifient si à fond les divers milieux où agit l'Église. « Il y a aujourd'hui,
comme l'écrit M. Demolins, peu d'esprits élevés et cultivés à qui la vague
notion, tout au moins, d'une science sociale ne soit parvenue et qu'elle n'ait
commencé à préoccuper ».
Faudrait-il croire que les disciples de s. Thomas vont demeurer étrangers
à ces préoccupations?
Ce n'est pas possible non seulement pour les raisons communes que je viens
de dire, mais encore pour de vraies raisons de famille.

II. LA parenté INTELLECTUELLE DE saint thomas ET DE LE play.


Lorsqu'on a eu cette grâce de vivre longuement en tête-à-tête avec s. Tho-
mas, et qu'on a pu, en particulier, fouiller à loisir les coins et recoins de
ses « œuvres sociales » que, d'autre part, on a suivi pas à pas la marche de
l'École nouvelle, il est un fait, amplement constaté. La méthode du Docteur
scolastique et celle des savants modernes se basent sur l'emploi des mêmes
procédés généraux analyse et observation comparée des divers groupements
humains.
Je vais le montrer brièvement. Dans un texte de la Politique, que s. Tho-
mas commente et s'approprie, Aristote écrit « De même que dans les
autres sciences il est nécessaire de ramener le composé à ses éléments indé-
composables, c'est-à-dire aux minimes parties de l'ensemble de même, ici,
nous observerons les éléments dont se compose la cité, en quoi ils différent
les uns des autres, et si ou peut établir à leur sujet quelque chose de scienti-
fique. Ici, comme ailleurs, quiconque observe avec soin les principes et le
développement des choses, arrive à très bien voir la vérité » (1). « A propos
de ce texte, on notera, dit s. Thomas, que pour connaître un composé

(1) Aristote, La Politique, I, 1.



il faut d'abord procéder par voie d'analyse, primo opus est via resolulionis,
et pousser l'analyse jusqu'aux éléments indécomposables du composé. En-
suite il est nécessaire d'opérer la synthèse, postmodum vero necessaria
est via compositionis, afin d'arriver, par les éléments déjà connus, à juger
des choses dont ils sont les principes »' (1).
Voila bien, dans une formule condensée et lumineuse les deux principes
généraux de la méthode employée par Le Play. Cette rencontre pourrait sur-
prendre ceux qui s'attardent encore à regarder la philosophie scolastique
comme un appareil de syllogismes posant sur le vide. Mais, ils deviennent
assez rares historiens ou critiques, les philosophes ont appris, depuis quel-
ques années, à reconnaître la place de l'observation dans l'arislutélismc du
xme siècle. La rencontre de s. Thomas avec Le Play est donc naturelle et
prévue. Partis de points opposés, ils devaient aboutir à ce rendez-vous. Le
savant moderne y était amené par le dégoût de ces vains systèmes de réforme
sociale, si chers en 1830 à ses camarades de l'École polytechnique. Mieux
encore, il obéissait à ses habitudes de métallurgiste, observateur des procédés
et des milieux ouvriers (2). L'Aristote chrétien prenait la même route sous
l'impulsion de sa méthode générale en philosophie. De part et d'autre, chez
l'ingénieur comme chez le théologien philosophe, une même loi fondamentale
de l'esprit humain et des choses commande à la méthode les choses sont
complexes; l'esprit humain, essentiellement discursif, est incapable de les con-
naître par intuition pure donc, en toutes sortes de sciences, l'analyse précède
la synthèse. Faute de ces procédés et de cet ordre, il n'y a pas de science so-
ciale il y a, tout au plus, des théories basées sur un fait saillant, incomplète-
ment observé, isolé de l'ensemble qui le modifie ou atténue son importance.
Viennent alors les utopies de Platon, de Campanella, de Rousseau ou de
Fourrier, incohérent mélange de vérités entrevues et d'erreurs complaisam-
ment développées.
S'il y a une telle identité de principes généraux entre s. Thomas et
l'école nouvelle, il doit y avoir aussi des rencontres fréquentes de conclu-
sions.
De fait, il y en a, et c'est plaisir de les constater. Mais, ft côté surgissent
les étonnements voici des séries de conclusions absolument étrangères à tout
ce que s. Thomas expose ou indique. Où a-t-il jamais parlé de la « famille patriar-
cale »?de la « fabrication en grand atelier ou « en communauté »? des so-
ciétés commerçantes » ? ou du « libre-échange »? de « l'émigration temporaire »
ou « permanente », « organisée » ou « désorganisée » ? D'autres fois il y a op-
position, à ce qu'il semble, très nette, entre ses doctrines et celles des obser-
vateurs modernes, sur certaines attributions des pouvoirs publics. D'où vien-
nent donc ces conclusions nouvelles et ces oppositions ?:r
La question est intéressante, mais pas mal complexe. Tout en s'accordant
sur les procédés et les principes généraux de laméthode, on peut, 1° différer de

(1) S. Thomas, Commentaria in Libros polilicorum, I, Icc. 1.


(2) Le Play, La Constitution essentielle de l'humanité, Aperçu préliminaire.
point de vue; 2° ne pas étendre son observation aux mêmes sujets; 3° appli-
quer différemment les procédés de la méthode.
S. Thomas n'aurait-il pas eu, dans ses études sociales, un point de vue, des
sujets d'observation et des procédés particuliers, différents de ceux d'aujour-
d'hui ? Je vais tâcher d'éclaicir successivement chacun de ces trois doutes
nous pourrons ainsi arriver à reconnaître sous quel rapport Le Play et ses con-
tinuateurs ont ou n'ont pas mis leurs études en progrès sur celle de s. Thomas.
Commençons par la comparaison des points de vue.

III. LA SCIENCE SOCIALE ET LA THÉOLOGIE.

Si les points de vue de s. Thomas et de Le Play diffèrent, leur différence ré-


sulte de formations intellectuelles opposées.
S. Thomas paraît avoir voulu décrire sa propre formation et l'esprit des
études dominicaines, lorsqu'il dit « C'est l'affaire des religieux de s'adonner
principalement a l'étude de cette doctrine qui est, d'après l'Épitre de s. Paul à
Tite « selon la piété ». S'adonner à d'autres études ne convient pas aux reli-
gieux, dont toute la vie est engagée au service de Dieu, sinon dans la me-
sure où ces études se rapportent à la science sacrée nisi in quantum ordinalur
ad sacrum doclrinam » (1). S. Thomas s'occupe donc de questions sociales au
point de vue théologique. Il étudie, par exemple, la famille; c'est pour déter-
miner les rapports de ses divers membres avec Dieu, fin dernière de l'homme
pour apprécier leurs divers actes d'après la loi divine, règle suprême des actes
humains. Ainsi montre-t-il comment le chef de famille, dans le gouver-
nement du foyer, doit se conformer à certaines règles de prudence (2) com-
ment le pouvoir paternel, loin d'être arbitraire, est limité par la vertu de
justice (3).
Le point de vue de Le Play et de ses continuateurs est bien différent. Ce sont
des savants, et non des théologiens. Leur objet formel n'est pas l'étude de la
«fin dernière » et de la loi morale mais la nature propre de chaque espèce de
groupements humains. En vrais observateurs, ils ne se refusent pas, sous pré-
texte de métaphysique hors du sujet, à reconnaître dans les sociétés,
l'existence et les effets de la religion et de la morale. Mais, ils les étudient à
leur point de vue spécial, comme faits sociaux qui agissent sur les divers
groupes humains et subissent aussi leur réaction (4). Tandis que s. Thomas,
théologien, fait de la murale sociale, Le Play, savant, fait de la science sociale.
Cependant s. Thomas fait aussi, sa
manière, de la science.
Pour apprécier, au point de vue moral, une institution quelconque, il en em-
prunte la connaissance à une science distincte de la théologie, et qu'il appelle

(1) 2" 2eu c[. 188, art. v, ad. 3m.


(2) 2a 2te q. 50, art. m.
(3) 2a 2œ q. 57, art. IV.
(i) Le Play, La Constitution essentielle de l'humanité, Aperçu préliminaire, § 3,
art. m, §§ 1,3, 5. Cours de Mèlhode sociale, par M. R. Pinot, dans la Science
sociale. La Religion, t. XV, p. 28.
civilis scientia, la science de la société civile (1). Il s'en impose l'étude spéciale,
au même titre qu'en face de la théologie spéculative, pour traiter raisonnable-
ment de l'Incarnation ou de la Trinité, il s'impose d'étudier les théories méta-
physiques sur la personnalité et sur les relations. Rien de plus aisé que de
relever, dans toute la seconde partie de la Somme, les signes de cette spécia-
lité compétente en matière sociale citations abondantes de la Politique d'Aris-
tote, de Cicéron, ou des jurisconsultes. A la manière dont le théologien les
amène, les commente ou les critique, on reconnaît le jugement d'un maître
il n'a pas feuilleté en hâte ses auteurs; il les a lus à fond. Lui-même, d'ail-
leurs, en vue de ses disciples, s'est donné la peine de rendre accessible la
source principale de sa science et de sa méthode. Dans les trois dernières
années de sa vie, en plein labeur de la Somme Ihêologiquc, il a su trouver le
temps de professer entièrement et de rédiger en partie, un Commentaire sur
la Politique d'Aristote. Tant il attachait d'importance, comme théologien, à
l'étude approfondie de la société
Dans cette étude subsidiaire, va-t-il se trouver au même point de vue avec
Le Play ?
Non et c'est encore l'effet de sa formation intellectuelle, principalement
philosophique en ce qui concerne les « sciences séculières ». L'explication
spéciale de chaque classe de faits naturels, telle que la poursuivent aujourd'hui
les sciences physiques ou biologiques, était alors' trop peu avancée pour que
des incroyants y eussent cherché des arguments contre la théologie, et les
théologiens, des réponses aux incroyants. Le rationalisme averrhoïste n'avait
guère que des philosophes, ou même des logiciens, pour missionnaires; la
Somme contre les Gentils les combattait sur leur terrain. Les théologiens
s'occupaient des faits naturels, surtout pour les ramener à leurs causes et à
leurs espèces les plus générales. Des œuvres scientifiques, comme certains
traités d'Albert le Grand ou de Roger Bacon, faisaient exception. S. Thomas,
lui, bien que parfaitement initié aux données de la science grecque ou arabe (2),
suivit plutôt, dans son enseignement etdans ses écrits, la voie commune. Il lui
suffit, par exemple, de décrire d'une manière générale les éléments organiques
de la perception sensible, sans entrer dans les détails physiologiques très cir-
constanciés où se complaît Albert le Grand. On peut dire qu'il s'en tient d'or-
dinaire aux généralités de la philosophie des sciences.
C'est avec ces habitudes d'esprit qu'il aborde l'étude des sociétés. Voyez-le
aux prises avec le texte de la Politique d'Aristote une œuvre essentiellement
hellénique par son objet, ses doctrines et ses préjugés. Pour le « philosophe »,
qui est ici, très visiblement, le « Stagirite », il n'y a qu'un modèle de l'asso-
ciation politique. C'est, à l'exclusion de toute grande nation, type barbare,
le petit État urbain du type grec, avec sa banlieue cultivée par des esclaves, et
son agora où votent et légifèrent en tout loisir, les membres de la corporation n
dirigeante habitant la ville les citoyens. Le modèle de la société domestique,
(1) Politic, I, lec. 1.
(2) R. P. Mandonnet, Les idées cosmographiques d'Albert le Grand et de Saint Tlto-
mas d'Aquin. La RevueThomiste, mai 1893, p. 215.
c'est, à l'exclusion de la famille « barbare » ou de la famille rurale, la maison du
citoyen, avec ses trois groupes du mari et de la femme, du père et des enfants,
du maître et des esclaves. De cette étude si étroitement localisée, s. Thomas
sait extraire un type universel de la famille, dont il retrouve la réalisation jusque
chezles Hébreux « La communion de la vie domestique, ainsi que le dit le Phi-
» losophe au Ier livre de la Politique, est déterminée par des actes quotidiens,
j>
subordonnés aux nécessités de la vie. Or, la vie humaine se conserve de deux
» manières individuellement d'abord, en tant qu'un même individu entretient
» sa vie. Dans cette sorte de conservation l'homme s'aide des biens extérieurs,
» dont il tire sa nourriture, son vêtement et ses autres moyens nécessaires
» d'existence, pour l'usage desquels l'homme a besoin d'être servi. La vie hu-
» maine se conserve encore sous un autre rapport, celui de l'espèce, par le
mariage. Ainsi la communion domestique renferme trois groupes combinés
» maître et serviteurs, mari et femme, père et enfants » (1).
S. Thomas s'arrête donc à une sorte de métaphysique sociale, où il définit,
pour compléter sa philosophie, les éléments universels des groupes humains (2).
Le Play et son École connaissent ce point de vue, mais ne s'y arrêtent pas.
Ouvrez la Classification de M. Henri de Tourville, à l'article Famille.
Vous trouvcrez, dans une colonne à part, les éléments généraux de la famille
ceux qui sont partout nécessaires à son intégrité et ceux qui peuvent y appa-
raître ou en disparaître à son avantage ou à son détriment, sans pourtant la
faire changer d'espèce. Voici, dans la première catégorie, le père, la mère, les
enfants dans la seconde les vieillards, les infirmes, etc. (3). Mais ce n'est pas
tout une autre colonne énumère, par ordre, les espèces de la famille
famille patriarcale, famille quasi-patriarcale, famille instable, famille particu-
laristc ou famille souche. Que signifient ces dénominations? Que peuvent-elles
ajouter aux notions philosophiques établies par s. Thomas?
Nous allons le voir, si nous prenons la peine de faire attention aux diffé-
rences spécifiques de ces quatre types.
Dans toute famille, comme l'observe notre Docteur, l'action combinée des
divers membres tend à leur procurer les moyens nécessaires d'existence il y
a donc concours réciproque de la collectivité et de chaque individu. De ces
deux efforts, lequel domine? Cela peut beaucoup varier; mais dans cette va-
riété quasi-indéfinie, la science a pu distinguer quatre types fondamentaux
Dans un premier cas la collectivité domine absolument, et par le nombre de
ses membres, et par l'allure qu'elle leur impose, toute passive, sous un chef
omnipotent. C'est le cas des pasteurs nomades dans les grands steppes asia-
tiques, vivante image, entre l'Europe et l'Amériquemodernes, des temps et des
mœurs d'Abraham. Leurs familles, toujours composées de plusieurs ménages
collatéraux, vivent étroitement unies sous l'autorité de l'aïeul ou d'un oncle
plus âgé le patriarche. L'individu, absolument faible, indécis, inerte par lui-

(1) 1* 2a! q. 103, art. iv, Cf. in Libros Politicornm, I, lec. 2.


(2) Ad complemenlum philosophiœ, Polilic, I, 1. Cf. Elhie, 1, 1.
(3) Cours de Méthode de la science sociale, par M. R. Pinot, La Famille, La Science
sociale, t. XII, p. 392.
même, ne travaille et ne pense que sous l'impulsion du groupe. C'est le type
absolument communautairede la vie sociale la famille patriarcale (1).
Dans un second cas, la communauté se restreint matériellement et atténue
domination Sur les individus. Deux ménages seulement celui du père et de
sa
l'aîné, son héritier. Type bien connu dans tout le moyen âge et jusqu'à la
Révolution, en France. Aujourd'hui, quelques régions de montagnes intrans-
formables et peu accessibles l'ont conservé, malgré le code civil telle, la
vallée d'Ossau. On y voit poindre une nouvelleforce, inconnue aux purs com-
munautaires et opposée radicalement à toutes leurs habitudes l'initiative indi-
viduelle. Les jeunes gens qui ne préfèrent pas demeurer au foyer paternel,
célibataires et soumis à l'aîné, émigrent. Les Ossalois s'embarquent pour
Buenos-Ayres. Mais ils émigrent et souvent organisent leur travail par groupes,
forts pour porter le poids de leur entre-
ne se sentant pas, tout seuls, assez
prise ils tâchent defaire fortune pour revenir au pays leur initiative est à la
fois forcée et dépendante. Elle atténue la formation communautaire, mais ne la
détruit pas dans ce qu'elle a d'essentiel, bien qu'elle y ajoute les rudiments
d'une formation différente. Telle est la « famille quasi-patriarcale » (2).
D'autres fois, au contraire, la communauté de famille se brise tout à fait, ma-
tériellement et moralement. Autant de ménages séparés que d'enfants;
autant de ménages indépendants du père. Mais, l'esprit communautaire sub-
siste au fond de chaque individu il aime les appuis tout trouvés et ne sait pas
réussir tout seul. Le premier de ces appuis, c'est l'héritage paternel, dont
chaque enfant réclame, de plein droit, sa quote-part; en suite de quoi tout
domaine, toute industrie, tout commerce, toute fortune se liquide à chaque
génération la famille devient « instable ». Et l'individu a tellement besoin de
toutes sortes de secours extérieurs, qu'il mendie en outre, sous toutes ses
l'État. C'est le Romain
formes, l'aide de la grande communauté publique, de
de la décadence que César nourrit et amuse aux frais du fisc. C'est le Français
moderne, se bousculant à la porte des carrières administratives, toujours un
s'en prenant au gouvernementdu mau-
peu féru d'un socialisme quelconque, et
vais état de ses affaires. Type communautaire déformé, qui se classe naturel-
lement après le type absolu et le type mitigé (3).
Voici enfin, à l'opposé de ces trois types, la « famille particulariste ainsi
nommée parce que l'action de chaque particulier y est son principal moyen
d'existence et de réussite. Plus de ménages en communauté, comme chez les
patriarcaux; plus d'individus incapables de se suffire dans la vie en simple mé-
nage, comme chez les instables. Tels, au moyen âge, le Saxon et le Scandinave,
conquérants et colonisateurs de la Grande-Bretagne et de nos jours, l'Anglais

(1) Les Sociétésissues de pasteurs, par M. E. Demolins, La Science sociale, I, 22.


Les Trois sociétés A formation communautaire de famille, par le même, ihid., XV,
165.
(2) La Vallée d'Ossau, La Famille, par M. F. Butel, t. XIV, p. 218 et suiv.- L'Émi-
gration, t. XV, p. 276.
(3) L'Etat actuel de la science sociale, par AI. Demolins, La Science sociale, t. XV,
p. 5.
et l'Américain avec leur intraduisible self-help. C'est chose difficile à faire
entendre, en France, où un homme qui compte d'abord sur soi et très secon-
dairementsurson groupe, a toujours l'air un peu anarchiste. Tâchonsquand même
de nous représenter exactement la chose cette prédominance de l'initiative
individuelle sur les appuis collectifs caractérise aujourd'hui la plus répandue
et la plus puissante des races humaines. Chaque individu s'y trouve apte à se
constituer par lui-même, au besoin en pays neuf, une situation indépendante et
un foyer. C'est le type de la « famille-souche » ainsi nommée de cette extra-
ordinaire aptitude de ses rejetons à s'implanter eux-mêmes partout (1).
La donc où s. Thomas s'est contenté de décrire les traits généraux du grou-
pement domestique, l'École nouvelle cherche à déterminer des types spéciaux.
Elle est loin de regarder sa tâche comme finie par la détermination des quatre
grandes espèces. Il est au-dessous, écrit M. de Tourville, « comme une gamme »
de sous-espèces et de variétés, « faite de tons, de demi-tons et de quarts de
tons. Il est donc souvent très délicat de noter la pâle différence qu'il y a entre
la dernière nuance d'une classe et la première d'une autre ». Cette œuvre déli-
cate, c'est tout le progrès de la science. Elle permettra, comme le prévoyait
Le Play, d'expliquer un jour par leurs causes propres et immédiates, les diffé-
rences variées des races et des civilisations.
On pressent, au point de vue thomiste, l'intérêt de ces découvertes. La con-
naissance scientifique des divers types de sociétés peut enrichir d'une utile
contribution cette morale sociale dont s. Thomas lui-même n'a pas prétendu
formuler toutes les applications.
Il s'est, en effet, arrêté aux principes et aux conclusions les plus universelles
de son sujet. Nous l'avons vu, plus haut, considérer la famille, abstraction faite
de ses formes multiples, dans les conditions générales de justice ou de pru-
dence, ou de toute autre vertu nécessaire à ses divers membres. Cependant,
les diverses formes de famille peuvent faire surgir des cas de conscience bien
différents et qui réclament des solutions opposées. Il est de toute justice, par
exemple, qu'un père assure à ses enfants les moyens d'existence dont ils ont
besoin. Voilà le principe universel et immuable. Mais, quels moyens leur assu-
rcra-t-il? Chez les Anglo-Saxons particularistes, il leur fera de bonne heure
apprendre à ne compter que sur eux, a se tirer d'affaire tout seuls dans leur
métier, à se procurer par leur travail l'aisance et plus encore. Et puis, c'est
tout. Franklin usait de ses capitaux sans se mettre en peine de laisser un
schelling à son fils; Carnegie écrivait naguère « Je laisserais plutôt ma
malédiction mon fils, que le tout-puissant dollar ». Ces gens-là n'estiment
pas devoir d'héritage à leurs fils, parce qu'ils leur ont donné mieux l'art de
faire leur fortune. Et, comment ne pas reconnaître qu'ils sont dans la stricte jus-
tice de leur milieu? Chez nous, au contraire, il faut qu'un père « laisse quelque
chose » à ses enfants et c'est justice, quand il a été incapable de leur con-

(1)LesSociêtés issues de pécheurs, par M. Demolins; La Science sociale, 1. 1, p. 110;


Le Bordier norwègien, t. IH, p. 121 Le Baver du Lunehourg, t. III, p. 158; Le grand
Propriétaire nntjLiis, t. IV, p. 131; Comment se fuit Vanité da type Yankee, par
M. Paul de Rousicrs, t. IX, p. 416 L'État actuel de ta science sociale, toc. cit.
1II3VUE THOMISTE. I. i3
stiluer ce capital supérieur du self-help. Ainsi, le même devoir de justice peut
selon l'état particulier de la société, prendre des formes entièrement opposées.
« La justice dit s. Thomas doit, à la vérité, s'observer universellement;
mais la définition des choses qui sont justes, par institution divine ou humaine,
varie nécessairement, selon les états différents des hommes » (1). La science
lociale, qui a pour objet formel d'expliquer ces divers états, apporte donc une
précieuse contribution à la morale.
S. Thomas, il.est vrai, s'est passé de cette contribution. Une philosophie
générale de la société lui suffit personne, de son temps, ni dans les masses,
ni dans les universités, ne met en cause la justice particulière des diverses ins-
titutions qui composent l'état social. L'ouvrier des villes, autant que le paysan,
gagne un pain facilement assuré. Il fabrique tranquillement ses produits, à la
main ou avec de petits moteurs, dans son atelier de famille, au milieu de ses
apprentis. Il sert, à des tarifs fixes, et sans crainte de concurrence du dehors,
la petite clientèle monopolisée par sa corporation. Si la vie est médiocre, elle
n'est pas exposée aux terribles crises de l'industrie moderne. Comment
discuter la justice d'institutions aussi bienfaisantes? Comment discuter la
corporation, le taux du salaire ou de la vente, le droit du patron? Tout
cela est admis en bloc, d'instinct, sur le vu quotidien de ses avantages. Quand
les théologiens ont rappelé à chacun, dans son état, le respect des coutumes
justes et des lois naturelles ou divines, leur mission sociale est remplie. Ils
peuvent, en paix, vaquer à la métaphysique, et, comme s. Thomas, ne laisser
sans leurs œuvres complètes, aux études sociales, qu'un vingtième environ de
toute la place. C'est bien suffisant pour les principes généraux qu'ils ont seu-
lement à développer.
Aujourd'hui, le monde est au rebours du moyen âge. La situation de l'ou-
vrier est essentiellement instable et précaire les transformations de la grande
industrie, les crises de la production et de l'échange, les mouvements du
salaire, l'imprévoyance des travailleurs, les défaillances du patronage, ont
détaché l'ouvrier de ce qui est. Il met en cause la justice de chaque institution
sociale dans sa forme particulière patronat, salaire, propriété individuelle, etc.
Selon le milieu, il varie ses griefs et ses réclamations essayez d'englober dans
une même formule adéquate les socialismes d'Outre-Manche et ceux du conti-
nent. Si donc nous voulons, avec compétence, donner l'exacte solution des cas
de conscience si divers soulevés par ces réclamations et ces griefs, il faut con-
naître à fond les éléments des sociétés actuelles. Il ne suffit pas d'une plus ou
moins vague idée de la société en général, d'une notion empirique et incer-
taine. Il faut cette sûreté de la démonstration pénétrant la nature de chaque
fait dans ce qui lui est propre, afin de spécialiser les applications morales en
connaissance de cause.
Tel est le service que peut nous rendre le point de vue nouveau de la science
sociale. Il ne contredit pas les grandes généralités de s. Thomas il les com-
plète et précise leur application au bon moment.

(1) la 2œ,q. 104, art. m, ad l". Cf. ad 2m et 2a 2œ, q. 57, art. ir.
IV. LA méthode DE saint thomas ET celle DE LA SCIENCE SOCIALE,

Y a-t-il également des différences de méthode entre s. Thomas et les obser-


vateurs nouveaux ? Je vais l'examiner à propos des deux procédés généraux
admis de part et d'au.tre l'Analyse et l'Observation comparée.
En ce qui concerne l'Analyse, nous ne pouvons rencontrer des oppositions
formelles, puisque s. Thomas et Le Play sont d'accord sur le point fondamental
de la méthode analytique pousser l'analyse jusqu'aux éléments indécompo-
sables de la société. La divergence ne peut donc porter que sur la nature de
ces éléments ou la manière spéciale de les analyser. Voyons donc si, depuis
Le Play, on aurait pu découvrir quelque nature d'élément social inconnue à
s. Thomas, ou quelque forme nouvelle de procédé analytique.
Au xme siècle, comme aujourd'hui, la société se composait de familles les
scolastiques s'en étaient bien aperçus. « Il faut, dit le Commentaire sur la
Politique, connaître les parties antérieurement au tout; il est donc nécessaire
d'étudier en premier lieu le gouvernement domestique, qui régit et administre
les familles, toute cité se composant de familles comme de ses parties » (-1).
Ces vues sont évidentes et'définitives on ne saurait mieux définir le genre
d'éléments par où débute l'analyse des sociétés. S. Thomas a même soin de
noter que l'observation doit se baser sur des types sains; les autres, dit-il,
n'ont qu'une nature tronquée deficiunt a natura (2). Il a donc très bien marqué
les conditions' générales du procédé analytique, dans son application à la
famille.
Ce serait également difficile de mieux déterminer qu'il ne l'a fait, les rap-
ports généraux de la famille avec les autres groupements plus complexes.
La famille, selon lui, tend essentiellement à procurer des avantages comme
la nourriture, le vêtement, l'éducation, la propriété, en somme les moyens.
nécessaires d'existence ea qux sant vitse necessaria (3). Mais, elle est loin de
pourvoir à tous les besoins de la vie, à son bien-être complet, soit physique,
soit moral. Par exemple, telle famille de cultivateurs qui vit de ses terres,.
aura besoin néanmoins de demander au commerce des produits variés elle
recourt à l'instituteur pour instruire ses enfants, au curé pour les former à la
religion, aux autorités communales pour avoir la sécurité chez elle et la paix-
au milieu de ses voisins. Tout cela, il est vrai, n'est pas strictement nécessaire
à l'existence; mais il l'est au bien-être de l'existence non lantum ut vivat,
sed ut bene vivat (4). Ainsi, la société, dans son ensemble, renferme des grou-
pements divers, qui, par rapport à divers objets, complètent l'action insuffi-
sante de la famille. Us lui donnent, par leur action combinée, une existence
suffisamment pourvue ad vitx sufficientiam perfectam (5). S. Thomas a donc.

(1) Potitic, I, tec. 2.


(2) Ibid., I, lec. 3, cl'. II, lec. 1.
(3) Commentarûi m Libros Ethicorum, I, lec. 1, § 1.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
très bien vu que la société forme un « tout organique » dont les divers organes
sont complémentaires de la famille. Elle n'est pas seulement, d'une manière
toute matérielle, l'élément premier de la société, comme une brique est l'élé-
ment d'une muraille. Elle est, de plus, l'organe premier et simple, en fonction
duquel se développent la complication, les variétés et l'agencement de tous les
autres.
S. Thomas s'est contenté de cette vue profonde, mais encore toute générale.
C'était, sans doute, pour les raisons que j'ai dites, suffisant à sa tâche et à son
milieu. Il était ainsi réservé aux observateurs modernes de compléter et
d'agrandir encore cette doctrine, en la spécialisant davantage.
Il faut observer d'abord la famille, c'est très bien mais quelle espècede famille ?'r
N'y a-t-il pas, en effet, quelque inconvénient à seulement décrire un type
moyen et en quelque sorte idéal, formé de la triple combinaison mari et
femme, père et enfants, maître et esclaves? C'est, à la différence près des
paysans et des artisans, regardés par Aristote comme les esclaves-nés (1), le
type général de la famille du citoyen grec (2) c'est d'ailleurs dans la Politique
du Stagirite que s. Thomas est allé chercher ce type (3). C'est encore, selon
notre Docteur, le type général de la maison hébraïque riche ou aisée, après
Moïse. C'est enfin, dans les mêmes conditions, un type reconnaissable au
xme siècle dans les grandes maisons féodales ou dans les bourgeoisies aristo-
cratiques de l'Italie. Mais, quelles que soient son origine et son importance pour
un aristotélicien et un observateur du moyen âge, est-ce un type simple de
famille? Est-ce un de ces éléments « indécomposables que doit atteindre
l'analyse?
Il ne le semble guère. La famille, ainsi entendue, suppose deux ordres de
familles, essentiellement distincts par l'objet même de leurs occupations domi-
nantes. Chez l'esclave hébreu ou grec, chez le serf de la terre féodale, l'occu-
pation dominante, c'est d'exécuter un travail manuel culture, élevage. Chez
le chef de maison ou le seigneur, l'occupation dominante, c'est de diriger les
travaux sans y prendre part de ses mains. Voilà deux espèces d'activités
impossibles à confondre dans une même espèce, et qui nécessitent la distinc-
tion posée par Le Play entre la famille ouvrière et le patronage (4).
S. Thomas est loin de l'avoir ignorée. Il touche même à ses racines les plus
profondes dans la nature et dans le droit, en constatant l'utilité, pour certains
hommes, d'être régis dans le travail par de plus capables qu'eux, dispensés
alors de son exécution, afin de le mieux guider (5). Pour lui, comme par Aris-
tote, cette raison quijustifie partiellement l'esclavage (6), met aussi à jour l'es-
sentielle différence de l'ouvrier et du patron.
(1) Aristote, Politique, I, v, § 10.
(2) Ibid., I, n, § 1.
(3) Commenlaria inPolilic, I, lec. II, I=> 2acq. 105, art. iv.
(4) Est enim societas adunatio hominum ad aliquid perficiendum; et ideo secun-
dum diversa ad quae perficienda societas ordinatur, oportet socielates distingui et
de eis judicari ». Contra impugn. Dei cuit., t. II, cap. ni.
(5) 2a 2œ q. 57, art. ni, ad 2"».
(6) Aristote, Politique, I, cap. n, Comment., lec. 3 et i.
Il a suffi d'observer et de suivre à fond les conséquences de cette distinc-
tion, pour réaliser quelques-uns des plus beaux progrès de la science sociale
La famille ouvrière définie, on s'aperçoit bien vite de sa grande simplicité
par rapport à la famille non ouvrière. Les opérations du travail remplissent les
journées et la pensée rie ses membres. Artisan ou cultivateur, l'ouvrier ne peut
se reposer, s'instruire, prier, gouverner même son atelier et sa maison, que
dans la mesure où l'exécution de son métier l'exige ou le permet. Il présente
donc ce type de vie absolument simple, où domine l'influence du travail manuel;¡
tandis que les familles non ouvrières jouissent du travail d'autrui et peuvent s'a-
donnerprincipalement à d'autres occupations non manuelles: commerce, banque,
cultures intellectuelles, patronage de l'atelier. Autant de types, de plus en plus
compliqués, à mesure qu'ils s'éloignent de la condition ouvrière. Pour aller du
simple au composé et de l'incomplet à ce qui le complète, il faut donc analyser
en premier lieu la famille ouvrière. C'est à elle, non à la famille en général,
que se superposent les autres groupements. Telle est la découverte capitale,
commencée par Le Play et achevée par ses continuateurs « Les divers grou-
pements sociaux sont tous complémentaires de la Famille ouvrière » (1).
Cette découverte en amenait une autre. La famille ouvrière ne se groupe
pas au hasard autrement, pourquoi ces ressemblances si frappantes de foyer
à foyer, entre fermiers de la Beauce, mineurs d'Anzin, hommes d'équipe de
n'importe quelle grande gare, et autres ouvriers placés sur un lieu donné dans
les mêmes conditions de travail? Le « pli du métier » atténue jusqu'aux diffé-
rences individuelles signe que le travail façonne la famille ouvrière. Telle est
la loi chacun de nous peut, dans son voisinage, la vérifier en gros. Le Play et
ses continuateurs lui ont donné sa formule scientifique et sa démonstration.
Ils ont d'abord établi que, dans certains cas relativement simples, le travail
détermine, par les groupements qu'il nécessite, la forme essentielle de la
famille (2).
Nous parlions tout' à l'heure de la famille patriarcale des grands steppes;
elle résulte précisément de la nature même du pâturage sur un grand espace.
Celui-ci, en effet, nécessite la vie nomade à la suite du troupeau, unique moyen
d'existence. La vie nomade exige la dispersion par familles, sur d'assez larges
étendues, afin de ne pas se rétrécir ou se disputer le parcours indispensable
aux chevaux, bœufs, brebis. Les échanges de produits et autres services si
aisés entre sédentaires de la même localité deviennentainsi, la plupart du temps,
impossibles. Force est donc à chaque famille de se suffire touteseule, en ayant
dans son sein des ouvriers qui lui fabriquent ses aliments, ses vêtements, ses
tentes, ses ustensiles. D'où l'intérêt essentiel et vital de chacune à compter de
nombreux ménages qui se répartissent les travaux variés du pâturage et des
diverses fabrications. Elle y pourvoit en retenant ses enfants mariés, jusqu'à la
limite où devenue trop nombreuse pour l'étendue des pâturages circonvoisins,
(1) La Science sociale est-elle une science par M. Henri de Tourville, La Se. soc.,
t. I, p. 99 et suiv.
(2) Détermination el classement des espèces du travail, par M. R. Pinot. La Science
sociale, t. XI, p. 236.
elle laisse s'échapper une communauté essaimante. Je ne puis que jalonner
très rapidement les principales étapes de cette démonstration. On la trouvera
tout au long dans les études de M, Demolins sur les Sociétés issues de pasteurs.
C'est par une série de travaux non moins fouillés et précis que l'École de Le
Play a démontré l'information de la famille ouvrière par le travail.
D'autres fois le cas se complique. Une famille ouvrière, actuellement adonnée
à un certain travail, se trouve néanmoins sous l'influence très certaine des ha-
bitudes acquises dans un travail antérieur. C'est le cas ordinaire do nos sociétés
occidentales le paysan lorrain du plateau de Meurthe-et-Moselle est généra-
lement issu des anciens Belges, race pastorale et communautaire. Il s'en res-
sent encore dans sa vie actuelle en famille instable. La loi de cette formation
combinée est très simple. A l'époque où il quitta l'art pastoral et la vie nomade,
pour se cantonner et cultiver la terre, l'ancêtre du paysan actuel est entré dsms
cette nouvelle phase de son travail avec les habitudes de sa vie antérieure. Les
habitudes nouvelles se sont greffées sur les habitudes premières. C'est le fait
de toute famille passant d'un travail à un autre. Comparez, par exemple, au
point de vue de l'activité, de l'esprit d'entreprise, de la valeur technique, le
petit vigneron lorrain, issu de communautaires, avec le colon scandinave ou
anglo-saxon de Far- West, issu de particularistes. Le travail, originel et, actuel,
est donc la cause efficiente des divers types de famille ouvrière et donne à
chacun sa raison formelle telle est la seconde découvert? contenue en germe
dans la définition de la famille ouvrière comme organe primitif de la société.
Ces deux découvertes s'éclairent merveilleusement l'une par l'autre. Toute
évolution du travail amène une évolution correspondante de la famille ouvrière
or la famille ouvrière est l'organe social en fonction duquel se développent
tous les autres; donc, toute évolution du travail est le point de dép&rt d'une
évolution complète de la société.
A cette cause se rapportent en définitive les grands mouvements des peuples:
ces migrations, cette expansion coloniale, ces évolutions agraires, industrielles,
commerçantes, politiques, intellectuelles et morales, où les métaphysiciens ne
voient parfois que le jeu des idées, et les historiens, le jeu des souverains.
C'est le travail qui, dans la masse des hommes, commande à l'éclosion des
aptitudes intellectuelles et des capacités politiques. Il impose au génie lui-
même les conditions de son essor et de sa puissance. C'est le travail, par
exemple, qui a préparé le terrain de la science juridique, dans le vieux monde
romain, profondément agricole, attaché par là, plus que tout autre peuple an-
tique, à la propriété individuelle; et gouverné par un syndicat de grands pro-
priétaires, spéculateurs et usuriers le sénat. C'est le travail, la vie pastorale,
pillarde et guerrière des contreforts du Pinde, qui a déversé sur les cultiva-
teurs primitifs de l'Altiquc, une race conquérante, dédaigneuse du travail
manuel, toute prête aux explorations et aux affaires du commerce maritime,
aimant à raisonner dans ses heures de loisir et à questionner les sages des
pays où elle trafique, rompue dans sa terre natale aux discussions de la
« Boulé » toute prête, en somme, à donner dans le cadre d'une grande cité
enrichie, les orateurs de l'Agora et les philosophes de l'Académie ou du Lycée.
Aussi, peut-on dire que les découvertes nouvelles ont dégagé et dégageront
de plus en plus les causes immédiates des vicissitudes de chaque race, dans
son existence et dans ses rapports avec ses voisines la « Loi de l'histoire n.

N'omettons pas, cependant, une critique adressée à ces vues par un certain
nombre d'esprits élevés. Ils trouvent qu'elles « matérialisent » trop l'histoire
des sociétés humaines, en la mettant, abstraction faite de la force propre aux
idées et surtout à la religion, sous la domination absolue du gagne-pain.
J'avoue que ces reproches me semblent immérités ils se fondent sur une
observation trop superficielle. Rappelons-nous, avec Aristote et s. Thomas, que
l'homme est, par essence, un « animal vivant en société, animale sociale et
polilicum » (1). Animal supérieur aux autres quant à la raison; mais aussi,
– remarque toujours s. Thomas, obligé de se procurer par art et travail
pénible, la nourriture, l'habitation, tous les moyens d'existence que les autres
se procurent sans grande peine et d'instinct (2). Ainsi vit la majeure partie de
l'humanité c'est le travail qui la domine. Il la façonne et prépare aux idées
qu'élabore le petit bataillon des lettrés, des savants et des artistes, la grande
masse des individus soumis à leur action. Or, « tout ce qui est reçu, dit
un viel axiome scolastique et de bon sens, l'est à la manière de celui qui
reçoit ». Une société devient lettrée, savante, 'artiste, civilisée, de la manière
où le travail manuel et la formation qui s'ensuit l'ont disposée à cette évo-
lution.
Pour la religion, il en serait, à ne considérer que le cours naturel des choses,
exactement de même. Les patrons et les gouvernements, à leur point de vue
professionnel, favorisent un culte dans la mesure où il leur paraît utilisable
comme auxiliaire; ils le jugent au coefficient de ses résultats sur le bien-
être temporel, fin immédiate de la société civile. Telle est, au fond, la philo-
sophie ordinaire des édits de persécution et des concordats. Croyants ou scep-
tiques, pour leur compte individuel, les hommes d'État se retrouvent una-
nimes en cette philosophie dès qu'il s'agit d'affaires. religion risquerait donc, si
Dieu ne lui avait assuré par lui-même une organisation a part, de varier au gré
des vicissitudes du travail et des pouvoirs humains. Les cultes antiques, les
Églises nationales protestantes ou schismatiques, en sont les preuves. L'École
de Le Play nous amène ainsi à définir en toute rigueur une raison providen-
tielle, et non la moins immédiate, – de la constitution de l'Eglise en u so-
ciété parfaite, subsistante par elle-même M, comme disent les théologiens la
question du pot-au-feu domine trop nécessairementla société naturelle pour que
Dieu s'en soit remis ses soins de mener leshommes leur fin dernière. La science
nous fait ainsi toucher du doigt l'incapacité radicale de tout groupe purement
humain à poursuivre un but ultra-terrestre. Ce fait, les continuateurs de Le Play
l'ont déjà constaté àleur pointde vue de savants (3). Il appartiendrait aux théolo-

(1) S. Thomas, De Regimine prirecipum, lib. I, cap. t. Aristote, Politique, 1, 1.


(2) De liegim. princ., loe. cil.
(3) La Religion esl-elle responsable de l'étal social ? par M. E. Demolins, La Science
giens de remonter à ses causes et de nous montrer, sur les données nouvelles
et précises de la science, comme quoi l'Église catholique est un miracle social.

On peut donc, sans témérité, croire que l'École de Le Play a le mérite d'avoir
formulé dans les meilleurs termes aujourd'huipossibles la « Loi de l'histoire ». Il
semble même que s. Thomas nous encourage, par certains points de sa doctrine, à
tenir cette opinion. Je n'entends pas seulement faire allusion ici à ce qu'il a dit
sur la prédominance du travail entre toutes les occupations qui groupent les
hommes (1). A observer le fait de plus jjrès, et dans ses résultats, s. Thomas
s'est en outre aperçu que de nombreuses différences sociales résultent toujours
nécessairement du travail nourricier. Il s'est même élevé à une large vue syn-
thétique, découverte de nouveau par Le Play et développée dans les Ouvriers
européens (2). Puisque l'homme, animal raisonnable, se groupe d'après les exi-
gences de son travail nourricier, chez les animaux irraisonnables eux-mêmes,
les diverses manières de se procurer le vivre amèneront aussi des différences
de groupement. Les grands carnassiers vont en chasse et se dispersent les ru-
minants des prairies paissent en troupes nombreuses. Sans prêter le moins du
monde à s. Thomas des formules toutes modernes, on peut dire qu'il a parfai-
tement compris la loi fondamentale de l'évolution des sociétés (3).
Il a même jalonné avec beaucoup de précision quelques-unes des étapes
aujourd'hui reconnues et classées. Il y a, dit-il, des « vies simples ;>, où
l'homme recueille des produits qu'il n'élabore pas. Et, dans une page rapide,
qui semble du Le Play avant la lettre, il énumère comme telles l'art pastoral,
la pêche, la chasse. Puis il ajoute, fidèle commentateur du Stagirite, lui-même
observateur exact de la montagne grecque le pillage (4). Viennent ensuite les
genres de vie où l'homme « élabore » sa nourriture la culture, soit pratiquée
seule, soit unie à quelque autre moyen d'existence. Puis, le commerce, l'art
des forêts ou des mines (5).
Ces genres de vie étudiés à fond par Le Play et par son École ont donné ma-
tière, comme nous le savons, à quelques-unesdes plus belles découvertes de la
science sociale. De s. Thomas aux observateurs modernes, il n'y a donc pas
contradiction, mais seulement progrès c'est une voie dont notre Docteur avait
reconnu l'entrée et la direction générale.
Toute l'œuvre était en puissance dans la très simple distinction de la famille
ouvrière et du patronage. C'est l'exacte analyse de cette famille, soit en elle-
même, soit dans ses rapports avec les groupes complémentaires, qui a conduit
à réaliser ce progrès. Mais, par quel moyen? Ici nous rencontrons un procédé
sociale, t. V, p. 131. –Les Rapports de la, théogonie védique avec l'étal social, par
M. A. de Préville, ibid., t. XV, p. 62.
(1) Voir les passages cités plus haut, du De Jiegimine principum et du Commentaire
sar la Politique.
(3) In Libros polilicornm, I, lec. 6.
p.
(2) Le Play, Les Ouvriers européens, 1. 82, 83.

(4) Aristote, La Politique, I, 1. Cf. Le Rôle de la montagne grecque dans l'antiquité


et ri l'époque légendaire, par M. Ph. Champault, La Science sociale, t. XIV, p. 333.
(5) In Libros politicornm, I, lec. 6 et 9.
d'analyse, absolument propre à Le Play et à ses continuateurs, dans son
emploi spécial. Il faut en rendre compte.

V. LES monographies DES FAMILLES OUVRIÈRES.

Faire une monographie de famille ouvrière, c'est observer dans ses caractères
essentiels et dans ses relations complémentaires avec les autres groupes, une
seule famille, choisie comme type normal d'une classe entière.
Ce procédé n'est pas difficile à justifier. Dans un même métier et dans les
mêmes conditions locales, les familles ouvrières se ressemblent toutes néces-
sairement, par leurs caractères propres, et par le genre de secours qu'elles
réclament des autres groupes commune, syndicat, école, etc. Nous avons
déjà vu, plus haut, ce fait et sa raison d'être. Or, ce qui convient nécessaire-
ment à une classe, convient de même à chacun des individus de cette classe
l'observateur n'a donc qu'à observer une famille, une seule, bien choisie dans
les conditions normales où vit la classe entière, pour dégager avec sûreté les
caractères et les relations de celle-ci. Telle est la monographie. C'est, en
somme, un procédé de chimiste et de métallurgiste, un procédé de savant voué
à l'observation, que Le Play a transporté en science sociale. C'est le procédé
de l'expérimentateur qui opère sur un échantillon choisi comme type de toute
sa classe.
On ne voit pas que la logique puisse s'inscrire en faux contre son usage.
On connaît en gros l'existence et les caractères d'une classe les gens de la
vallée d'Ossau, par exemple, sont pasteurs; ils ont de nombreuses coutumes
originales travail en commun, transmission intégrale du foyer et des biens à
l'aîné émigration des cadets,,etc. Toutes ces données viennent d'une induction
sommaire, basée sur l'observation directe ou les témoignages de quelques
individus. Elles suffisent à montrer qu'il existe une classe ouvrière distincte,
formée par les familles pastorales d'Ossau. De cette conclusion générale, l'ob-
servateur « redescend » alors au « singulier », comme disaient les scolastiques.
Il observe sur un sujet unique les conditionsnécessaires et immédiates de sa vie,
ce qui l'autorise à généraliser légitimement les phénomènes observés. Il peut
d'ailleurs, aisément, par une rapide comparaison, se donner le luxe de vérifier
l'universalité de ses conclusions.
Non seulement l'École de la science sociale regarde ce procédé comme suffi-
sant et légitime elle le tient pour nécessaire. Faute de s'astreindre à cette unité
de sujet, l'observateur complique sa tâche et multiplie ses chances d'erreur.
Il prend ici les caractères du travail, ailleurs ceux de la propriété; plus loin, les
relations avec l'école ou le curé. L'observation sautille elle ne voit plus
l'action liée et continue de tous les éléments de la société sur une même
famille. Elle recourt au raisonnement pur, à l'hypothèse. Et il est si facile,
dans un agencement aussi compliqué que celui des groupes humains, d'oublier,
au milieu de ces observations éparses, un facteur important! Tandis que la
monographie, palpant et retournant en tous sens le même sujet, il devient mo-
ralement impossible de laisser échapper un fait important et de combler le
vide par une formule ingénieuse et illusoire. Si l'on veut bien se rendre compte
des avantages de ce procédé, on peut lire dans la Science sociale la Monogra-
phic du Jura Bernois, par M. Robert Pinot, et celle de La Vallée d'Ossau, par
M. F. Butel (1).
Il y a, cependant, des cas où le procédé monographique est impossible.
Quand MM. de Tourville et Demolins étudiaient la constitution des Celtes (2),
ils n'avaient pas, sous la main, quelque vieille famille gauloise à monographier.
C'est alors que la tâche est délicate; on s'aide de son mieux par les documents
de l'histoire, et puis, on trouve aussi, parfois, des analogies, des parités, recueil-
lies sur des types actuels, par des monographies. Mais, en somme, la sagacité
personnelle de l'observateur reste à l'épreuve dans la mesure où l'échantillon
individuel lui a manqué.
Il y a donc un réel et grand progrès dans le procédé analytique moderne. Il
ajoute aux observations générales établies par s. Thomas, d'importantes
découvertes dues à la précision spéciale de son objet et de son mode d'emploi.
En est-il de même pour l'Observation comparée, second procédé essentiel de
la Méthode?
Sans aucun doute, puisqu'une analyse plus rigoureuse lui fournit ses maté-
riaux immédiats. Mais là n'est pas encore le progrès spécialement réalisé dans
l'emploi de la comparaison. Celle-ci, d'ordinaire, élargit ses résultats dans la
mesure où elle a pu varier ses termes elle aboutit alors à un classement d'au-
tant plus complet. Or, il parait bien que des termes de comparaison, des types
sociaux suffisamment variés ont fait défaut à s. Thomas. Non que son génie
se soit trouvé court ou sa méthode fautive; mais le passé ni le présent ne
lui fournissaient les types nécessaires. Les transformations économiques et
autres de l'Ancien et du Nouveau Monde nous les fournissent. Cette différence
dans les sujets observés va nous expliquer pourquoi et comment cer-
taines grandes lignes de la classification diffèrent entre s. Thomas et l'École de
Le Play.
C'est ce que nous verrons dans un prochain bulletin.
(A suivre.)
Fn. M.-B. Schwalm,
des Frères Prêcheurs, lecteur en théologie.

(1) La Science sociale, t. III, IV et suiv., et t. XIII, XIV, XV.


(2; Idem, t. XII et XIII.
NOTE DE LA RÉDACTION

La Revue de Métaphysique et de Morale a bien voulu dans son numéro


du 15 courant nous adresser quelques critiques.
Sur les deux points spéciaux qu'elle nous signale le sens de Ykvio'(tvz
dans Aristote et la distinction thomiste de l'être entitalif et l'être inlen-
tionnel, il nous est difficile de répondre, étant donné qu'on ne nous
oppose que des sourires et que des sourires ne sont pas des preuves. Tout ce
que nous pourrons faire pour essayer de désarmer s'il se peut nos aimables
contradicteurs, ce sera de revenir quelque jour, bientôt peut-être, sur
des notions qui les-embarrassent, et de nous venger en les éclairant.
Un reproche qui nous serait infiniment plus sensible, s'il était justifié,
c'est celui qu'on nous adresse encore de manquer de parole à notre titre
en ne donnant pas une idée complète « de ce que peut être le mouvement
thomiste ».
Un reproche de cette nature, je le répète, nous serait particulièrement
désagréable, surtout venant après une déclaration comme celle-ci « Nous
sommes de ceux qui ont accueilli avec faveur l'apparition de la nouvelle
revue ».
Nous prierons donc nos estimables critiques de vouloir bien relire les
déclarations faites par nous dans notre premier numéro, page première,
sous ce titre Notre programme. Nous y expliquons suffisamment, croyons-
nous, le but de notre œuvre pour qu'il ne soit pas besoin de répondre
autrement aux charitables remontrances qu'on veut bien nous faire.
Nous le répéterons toutefois si l'on y tient Nous n'avons jamais eu la
pensée de nous cantonner absolument dans la métaphysique. Nous admet-
tons l'histoire, la littérature, l'esthétique, les sciences, tout ce qui peut, en
un mot, nous donner occasion d'exposer quelques idées utiles, de défendre
quelque vérité méconnue. – La philosophie et la théologie de saint Tho-
mas d'Aquin, qui sont, à la vérité, notre préoccupation principale, ne
sont pas notre préoccupation exclusive. Nous voulons avant tout être
utiles à nos lecteurs, et nous n'aurions garde de nous interdire de l'être
sur tel ou tel terrain quel qu'il soit.
Qu'on veuille donc bien nous comprendre. L'épithète de Thomiste que
nous revendiquons pour notre revue exprime bien plutôt, dans notre pen-
sée, l'esprit dans lequel seront conçus nos articles que les matières mêmes
qui y seront traitées.
Nous serons thomistes toujours, et nous l'avons été jusqu'ici, croyons-
nous, dans ce sens que les principes de saint Thomas ont été et seront en
tout, que nous le disions ou non, notre fil conducteur, notre idée direc-
trice. Nous avons été et serons thomistes dans une large mesure encore,
mais dans une mesure limitée toutefois, si l'on entend par thomistes des
hommes traitant exclusivement de philosophie.
Il est juste d'ajouter que la Benne de- Métaphysique et de Morale insinue,
en réponse à sa propre objection, une vérité qui en diminue singulièrement
la valeur, même à ses yeux C'est qu'il est difficile de tout dire à la fois
et de s'être expliqué complètement dès qu'on a pris la parole. Nous
ferons de la philosophie, s'il plaît à Dieu nous ferons nos efforts pour être
« clairs et suffisamment intelligibles » nous demandons simplement qu'on
veuille bien nous laisser tenir compte de nos convenances. Nous sommes
fondés à croire que notre public ne s'en plaindra pas.
REVUE DES REVUES

REVUE PHILOSOPHIQUE

Septembre 1893.
BOURDON. La sensation de plaisir.
Dr Pioger. Théorie vibratoire et lois organiques de la sensibilité.
L. WEBER. La répétition et le temps.
J.-M. GUARDIA. La misère philosophique en Espagne. Analyses et
comptes rendus. Revue des périodiques. Travaux du laboratoire de psy-
chologie physiologique.
Octobre 1893.
A. Fouillée. L'abus de l'inconnaissable et la réaction contre la science.
L. MARILLIER. Du rôle de la pathologie mentale dans les recherches
physiologiques.
G. Ferrero. L'arrêt idéo-émotionnel étude sur une loi psychologique.
Analyses et comptes rendus. Revue des périodiques étrangers.

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

Septembre 1893.
Louis Weber. L'évolutionismc physique.
Léon Brtoschvicg. La logique de Spinoza.
Lettres inédites de Maine de Biran à André-Marie Ampère, communiquées
par M. A. Bertrand (2e partie).
Enseignement.
W. LUTOSLAWSKI. Sur l'enseignement de la philosophie.
M. BERNÉS. Le dialogue comme méthode d'enseignement de la philosophie.

NOTES CRITIQUES.

F. RAUH. Les diverses formes du caractère, d'après M. Ribot.


R. Bertiielot. Les transformations du droit, par M. G. Tarde.
REVUE DES PERIODIQUES.

Périodiques français. Périodiques allemands.


américains. Livres nouveaux.
– Périodiques anglais et
SUPPLÉMENT.

Novembre 1893.
CRITON. Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste.
H. Poincahé. – Le mécanisme et l'expérience.
J.-E. Mac TAGGART. Du vrai sens de la dialectique hégélienne.
Lettres inédites de Maine de Biran à André-Marie Ampère, communiquées
par M. A. Bertrand (fin).
DISCUSSIONS.

L. COUTURAT. De l'évolutionisme physique et du principe de la conservation


de l'énergie.
G. Tahdi. – Les transformations du droit réponse à M. Berthelot.
NOTES CRITIQUES,

G.Remacle. – La psychologie des idées-forces, par M. A. Fouillée.



Élie Halétt. La causalité efficiente, par M. G.-F. Fousegrive.

ENSEIGNEMENT.

C. Mélinand. – Le dialogue dans l'enseignement de la philosophie ré-


ponse à M. Bernés.
REVUE DES PÉRIODIQUES.

Périodiques français. Périodiques allemands. Périodiques anglais et


américains. – Périodiques italiens.
NÉCROLOGIE.
M. JOWETT.

Supplément.
REVUÉ GÉNÉRALE (Bruxelles).
Juillet 1893.
I. Les Sniékota (suite) (Joseph Kkaszewski). II. Trois semaines chez Jona-
than (fin) (H. Pokthière). III. La cour de France sous Louis XV (Alfred DE
Ridder). IV. Les mesures protectrices du domaine rural (Ernest Dubois).
V. Notes d'art Joannes Brahms (William Ritter). VI. Variétés.
î. Un projet de loi contre l'alcoolisme (ANDRÉ LE Pas). II. La providence
dans les faits sociaux et la science sociale (FERDINAND LOISE). III. Joseph de
Maistre inconnu (CHARLES BUET). VI. La littérature française au xvnB siècle
(Eugène Gilbert). V. Louis II de Bavière et Richard Wagner (Eugène GIL-
BERT). VI. Histoire de la guillotine (Eugène Gilbert). VII. Quelques écri-
vains de France Édouard Rod (HENRY Bordeaux).
.(Edouard ïrogan). – IX. Bibliographie.
– VIII. Lettre de Paris
PUBLICATIONS NOUVELLES

Dr Theophii, Hubert. Simar, Bischof von Paderborn. – Lehvbuch der Doâ-


matic. Dritte, verbessert Auflage. Herder, Freiburg im Breisgau, in-8°, ?

p. XVIII, 950.
P. Victor CATHREIN S. J. Philosophia moralis in usutn Scholarum, in-12,
p. x, 396. Herder, Friburgi Brisgoviac.
CAROLUS Frick S. J. Logica in u.sum Scholarum, in-J2, p. vin, 296, Herder,
Friburgi Brisgoviœ.
REVUE THOMISTE

L'ENCYCLIQUE « PROVIDENTISSIMUS DEUS »

DES ÉTUDES BIBLIQUES

J'ai dû récemment parcourir les onze volumes de la superbe


édition Vaticane qui renferment les Actes de Léon XIII. Par la
lecture détachée et, pour ainsi dire, au jour le jour des lettres
pontificales, il est impossible de se rendre compte de l'impres-
sion qu'on éprouve à prendre ainsi connaissance de l'ensemble.
Au premier abord, quand on voit se succéder les documents pon-
tificaux au hasard des évènements, l'idée vous vient que ce
recueil, précieux il est vrai entre tous par son contenu, aura
pourtant l'inconvénient ordinaire des collections le défaut de
cohérence et d'ordre objectif. Mais pour peu que vous avanciez,
un dessin se montre, et l'unité apparaît où tout semblait être
divers et devoir rester à l'état de pièces isolées. Tous ces Actes
pontificaux témoignent d'un seul but affermir, défendre et
étendre sur la terre le royaume de Dieu, l'Église, afin d'assurer
le triomphe de la vérité et de la sainteté divines sur l'erreur et le
vice, le démon et le monde. C'est pour cela que le Pontife parle
et agit, ordonne ou défend pour cela qu'il établit avec tant de
sollicitudelahiérarchie ecclésiastique, encourage la prière et règle
le culte, condamne les erreurs et fixe ou la doctrine ou la con-
duite à tenir relativement aux grandes questions du jour à mesure
qu'elles se présentent, s'adresse aux prêtres et aux simples
fidèles, aux pauvres et aux riches, aux peuples et aux rois, d'un
bout du monde à l'autre. Une fois engagé au milieu de ces Actes
pontificaux, vous assistez à la grande lutte pour la vérité et la
HEVUIS THOMISTE. I. 44
sainteté, ils vous en font apercevoir les phases et les péripéties.
Ce recueil n'est plus une histoire, mais un tableau ce n'est pas
un récit, c'est un spectacle. Vous y suivez du regard les progrès
et les labeurs de la conquête sacrée tout y est animé, varié,
dramatique comme une bataille. Ce recueil ainsi envisagé est le
miroir où se reflète la vie intellectuelle, morale et religieuse de
notre temps. On voit Rome agir et l'on se rend compte qu'elle est
encore, qu'elle est plus que jamais, la tète, le cœur, l'âme du
monde. L'on comprend ce qu'est un Pape.
Les Actes de Léon XIII le montrent grand; ils révèlent un
esprit aux vues profondes et larges, d'une merveilleuse activité,
ferme, hardi, ayant le culte du passé, l'intelligence du présent,
et de la manière dont il faut préparer l'avenir. Les nuages qui
s'élèvent du bas-fond des intérêts et des passions humaines
empêchent parfois de juger ses œuvres pour ce qu'elles sont,
et de lui rendre pleinement hommage. Mais quand ces nuages
se seront dissipés au clair soleil de l'histoire, l'admiration sera
aussi universelle que méritée.
Du reste, il est un point sur lequel les plus difficiles avouent
n'avoir rien à dire c'est la question de la réorganisation des
études dans les écoles catholiques. Il faut reconnaître, en effet,
quand on parcourt la série des Actes du Pontife sur ce grave
sujet, que l'ceuvre a été conçue avec une singulière vigueur
d'esprit, et menée avec une énergie de volonté non moins remar-
quable.
Dès 1879, le4 août, l'encyclique « lElerni Palris » paraît. Elle
attaque le mal dont souffre l'intelligence moderne, dans sa racine
la fausse philosophie. La philosophie, suivant qu'elle est bonne
ou mauvaise, forme ou déforme l'esprit, livre ou fait perdre la
clef de la science, donne à la spéculation des bases inébranlables
ou ruineuses. Or, depuis deux siècles la fausse philosophie règne.
De là tous les désastres de la pensée moderne. Il faut revenir à
la grande philosophie chrétienne, à la philosophie de s. Thomas
d'Aquin. – Cet acte solennel avait posé le but d'autres suivent
qui assurent les moyens de l'atteindre. D'abord l'Académie
romaine de Saint-Thomas est fondée (1), puis dotée (2) par le
(1) Lettre du 15 octobre 1879.
(2) Lettre du 21 novembre 1880.
Pontife. Une nouvelle édition des œuvres du Docteur Angélique
est décidée, et se commence aux frais du Pape (1). S. Thomas
est déclaré Patron de toutes les écoles catholiques (2). En même
temps Léon XIII encourage les débuts des jeunes Facultés Fran-
çaises de théologie, qui doivent être autant de foyers de doctrine
thomiste (3). Il ne cesse d'envoyer des lettres de félicitation et
d'encouragement aux évéques (4), aux professeurs (5), aux écri-
vains de tous pays qui se distinguent par leur zèle à défendre et
à répandre la philosophie et la théologie de son docteur préféré.
Il fait ériger à Louvain une chaire (6), plus tard un Institut de
philosophie thomiste (7). La fondation des Universités de Laval,
Washington, Ottawa, en Amérique, de Fribourg, en Suisse,
achève l'œuvre, en assurant à la science catholique, dans les
deux mondes, des défenseurs et des apôtres.
Mais la spéculation ne suffit pas à la science catholique elle
a besoin de l'histoire. Pour favoriser les études historiques, et
l'archéologie, cette science qui, comme l'a dit si heureusement le
Pontife, « fait que les pierres et les monuments parlent, et plai-
dent la cause de la foi (8) », il organise avec une admirable
sagesse les services de la bibliothèque Vaticane, ouvre ses trésors
aux érudits (9), crée dans son palais une école de paléographie,
et confie l'incomparable musée du Vatican au prince des archéo-
logues contemporains, J.-B. de Rossi.
Ce n'est pas tout. Léon XIII sait l'importance, même au point
de vue de la doctrine sacrée, des sciences naturelles, le déve-
loppement et l'influence qu'elles ont acquis de notre temps. Il
proclame en toute occasion que les catholiques doivent les cul-
tiver avec ardeur (10), et, passant des discours aux actes, il crée

(1) Moin proprio du J8 janvier 1880.


(2) Lettre du i août 1880.
(3/ Lettre du 11 novembre 1880.
iî) Lettre à l'évoque d'Autun, 3 mars 1880, aux évéques de Vintimille et de Savoao,
1S murs, il l'archevêque de Besançon, 15 avril, etc., etc.
(5) Lettre aux processeurs et aux élèves du séminaire de Parme, 21 juin 1880, etc.
(6) Lettre au cardinal Deschamps, 3 août 1881.
(7) Lettre il l'archevêque de Malincs, 15 juillet 188S.
(8) Letlre du 23 octobre 1878.
(9) Molli proprio du 9 septembre 1878. Lettre du Ie'' octobre 1888 et Re'ifolamenlo
délia Bihliolheca Vaticana.
(10) Lettre De ponlificia. Academia novorum'Lynceorum ampli 'fieanda, 21 jan-
vier 1S87.
au Vatican un observatoire qui peut soutenir la comparaison
avec les plus vantés (1).
Enfin, parce qu il ne suffit pas de connaître et de posséder la
vérité, mais qu'il faut encore la répandre; et' que pour y réussir
la bonne littérature est d'un précieux secours, Léon XIII prêche
l'étude des belles-lettres, et s'ingénie à remettre en honneur, par-
ticulièrement à Rome (2), « l'art du bien dire ».
Il restait pourtant un point des sciences sacrées que notre
grand Pape n'avait pas encore touché je veux dire les éludes
bibliques. L'encyclique « Providenlissimus Deus » vient de com-
bler cette lacune, et de mettre le sceau de la perfection à l'oeuvre
de restauration doctrinale qui demeurera l'une des plus belles
gloires du présent pontificat..
A cause de l'importance capitale de cette lettre, et aussi parce
que certaines feuilles publiques en ont dénaturé le sens comme
à plaisir, je vais essayer d'en donner ici une analyse rapide, mais
fidèle; non toutefois sans supplier nos lecteurs, en leur rappe-
lant un mot fameux qui ne reçut jamais plus juste application,
de lire le document pontifical lui-même « dans l'auguste majesté
du latin ».

Dieu ayant daigné parler aux hommes et leur révéler ses mys-
tères, il a voulu que sa parole nous fût. transmise par deux
voies la tradition orale et les livres sacrés. Ces livres, Dieu a
inspiré de telle manière ceux qui les ont écrits, qu'ils sont véri-
tablement les œuvres de Dieu, et que Dieu en est le véritable
auteur. Il suit manifestement de là qu'il n'existe point pour le
théologien de plus impérieux devoir que celui de les défendre et
de les bien interpréter. La présente lettre a justement pour
objet les études bibliques le Pape veut tout ensemble recom-
mander ces études et leur imprimer la direction que réclament
les besoins de'notre temps il veut nous apprendre à puiser plus
largement à cette source divine, et en assurer la défense soit
contre les attaques impics des uns, soit contre les illusions et les
imprudences des autres. L'encyclique poursuit donc le double
(3) Molu proprio du 14 mars 1891.
(2) Lettres apostoliques du 30 juillet 1880.
but à! exciter et d'éclairer le zèle pour la lecture, la méditation
et l'interprétation des saints livres. Dès lors elle se divise natu-
rellement en deux parties.

Tout nous fait un devoir d'étudier avec ardeur les Saintes Écri-
tures leur origine, l'honneur dû à la parole de Dieu, l'utilité
qu'on en retire l'exemple du Christ et des Apôtres qui, pour
établir la vérité et abattre l'erreur, éclairer, soutenir et consoler
les âmes, se sont servis de l'Écriture autant que des prodiges.
Où donc trouver sur Dieu des idées si hautes, l'image de Jésus
si vivante et si pleine d'attraits, de si abondantes lumières sur
l'Église et sa mission, un si parfait mélange de force et de
douceur pour détourner du mal et porter au bien, tant de vraie
et sublime éloquence ? – Sans compter que la Bible a une vertu
divine, qu'elle seule possède, pour éclairer et échauffer les
âmes. Aussi, comme les Pères nous ont parlé de l'Écriture
avec un bel enthousiasme! et avec quelle sainte passion ne
l'ont-ils pas lue et méditée! Ils comprenaient ce moyen mer-
veilleux qui nous est offert de nous sanctifier et de sanctifier les
autres; à la condition pourtant d'étudier l'Écriture comme le
caractère divin de ce livre la demande, en s'aidant de la prière
et d'une vie pure.
Il ne saurait être étonnant après cela que I'figlise ait multi-
plié les institutions et les lois pour assurer aux hommes la
jouissance du trésor des Écritures, qu'elle ait, parexemple, im-
posé à ses ministres l'obligation de lire chaque jour, dans
l'office divin, une partie du texte sacré aux monastères et aux
couvents de religieux, des leçons d'Écriture Sainte aux pasteurs,
le devoir d'expliquer, les dimanches et jours de fête, quelques
passages de l'Évangile. Ce zèle, l'Église l'a déployé dès le
commencement témoin, les Pères apostoliques, les premiers
apologistes, les écoles catéchétiques, celles surtout d'Alexandrie
et d'Antioche, et toute cette floraison de docteurs qui va d'Ori-
gène à s. Jérôme, et fait de ces premiers siècles l'âge d'or de
l'exégèse biblique. Dans les siècles qui suivent, l'on reproduit
les commentaires des Pères, l'on entoure de gloses le texte
sacré, que Damien et Lanfranc s'efforcent de ramener à toute
sa pureté primitive S. Bernard emploie avec un art merveilleux
l'interprétation allégorique. Puis voici qu'avec la Scolastique,
l'étude sacrée prend un nouvel essor. Les maîtres du xni° siècle
soumettent d'abord à de soigneuses revisions le texte de la version
latine; mais où leur génie éclate surtout ainsi que leur zèle,
c'est h découvrir et à exposer la pensée divine cachée sous les
mots. Avec une précision admirable, ils distinguent les divers
sens, apprécient leur valeur au point de vue théologique, divisent
les livres, marquent l'objet de chaque partie, déterminent le but
de l'auteur inspiré, et montrent le lien, la suite logique des
idées, en cueillant une superbe moisson de doctrine. « Et là
encore, à s. Thomas d'Aquin revient la palme: Quo etiam nomine
Thomas Aquinas inler eos habuil palmam ».
Plus tard, Clément V crée à Rome et dans les grandes Uni-
versités des chaires de langues orientales. D'autre part les Grecs
nous apportent leur érudition littéraire, et l'imprimerie est
inventée. L'étude biblique met à profit toutes ces ressources;
les exemplaires de la Vulgate se répandent par milliers. Dès lors
se remarque particulièrement dans les ordres religieux, cette
ardeur pour l'interprétation scientifique des livres saints qui
prépara le siècle d'après le Concile de Trente, où l'on crut pres-
que voir renaître l'ère glorieuse des Pères. Car, sous l'impulsion
des Pontifes romains, parurent des éditions remarquables de la
Vulgate et des Septante, en même temps que se publiaient
d'autres versions anciennes, avec les deux Polyglottes d'Anvers
et de Paris, et que chaque livre de la Bible trouvait son inter-
prète autorisé, chaque question importante un savant prêt à se
passionner pour elle. Depuis lors, le zèle des catholiques ne
s'est pas ralenti, et, de nos jours, quand le rationalisme, invo-
quant la philologie et les découvertes modernes, a voulu ren-
verser l'autorité de nos saints livres, il s'est encore trouvé des
savants dans l'Église pour le combattre sur son propre terrain.

Ici se termine la première partie de l'encyclique et commence


la seconde, dont l'intérêt, cela se conçoit, est encore plus grand,
puisqu'elle doit nous donner les règles principales à suivre dans
l'étude et l'interprétation de la Bible au temps présent.
Avant tout, il faut connaître nos ennemis et les armes dont ils
se servent.
Autrefois, nous avions à soutenir la lutte contre ces hommes
qui,rcjetantlaTraditionetle Magistère de l'Église, n'admettaient
comme source de la Révélation et juge suprême de la Foi, que
l'Écriture. Aujourd'hui, l'ennemi c'est le Rationalisme, qui nie la
révélation et l'inspiration, les miracles et les prophéties qui
blasphème Dieu, le Christ et l'Évangile, et au nom d'une préten-
due science indépendante, par les livres, les brochures, le jour-
nal et l'école, trompe les masses et séduit les théologiens demi-
savants. Voilà l'erreur à laquelle nous devons opposer, et la vraie
science chrétienne, et des hommes de doctrine solide.
Ces hommes ne feront jamais défaut, si, dans les séminaires
et les Universités, les professeurs ne sont pas nommés au ha-
sard, mais choisis avec soin; si, d'autre part, Ton se préoccupe
de préparer de longue main, aux maîtres qui enseignent, des
successeurs capables. Ces professeurs d'élite une fois trouvés,
voici comme ils devront procéder Qu'ils commencent avant tout
par établir, dans un Traité d'introduction, l'intégrité et l'autorité
de la Bible, les principes et les règles de l'herméneutique, et les
moyens de se préserver des fausses interprétations. Cela fait,
qu'ils abordent l'explication du volume sacré, en évitant le double
écueil de passer trop vite ou de s'éterniser sur les textes, en expli-
quant, sinon les livres en entier, au moins des passages assez
considérables pour que les élèves puissent saisir la méthode à
suivre et prendre goùl a l'Écriture. -On expliquera la Vulgate;
mais le professeur n'aura garde de négliger, dans les endroits
douteux, les autres versions, encore moins le texte original.
La vraie leçon fixée, le maître en cherchera le sens, en étudiant
les mots, l'enchaînement des idées, les lieux parallèles en faisant
appel à l'érudition, mais non pourtant dans une telle mesure
que l'étude du livre sacré lui-même passe au second rang, et que
la confusion se mette dans l'esprit des auditeurs. -Il n'oubliera
point, du reste, que l'Ecriture a ses difficultés' particulières,
soit à cause des mystères qu'elle exprime et de certaines pensées
plus vastes et plus profondes que la lettre et les lois de l'hermé-
neutique ne le font supposer, soit parce qu'au sens littéral
viennent s'adjoindre d'autres sens qui éclairent le dogme et in-
culquent la vertu. Dieu l'a ainsi voulu pour que l'Ecriture, gar-
dant toujours ses secrets, nous offrît toujours des attraits nou-
veaux; que sa doctrine, nous ayant coûté davantage à découvrir,
s'imprimât plus avant dans notre esprit; enfin, qu'il nous devînt
sensible que nous avons besoin d'un guide, et que nous ne pou-
vons nous passer de l'assistance de l'Église, dans cette étude
assistance d'ailleurs qui ne paralyse ni la recherche ni l'initiative,
mais garantit seulement contre l'erreur et assure le succès du
travail. Si' le sens d'un passage a été fixé, ou par l'Écriture
elle-même, ou par un jugement solennel de l'Église, ou par son
enseignement ordinaire universel, l'interprète doit s'y tenir, et
le justifier. Il doit partout s'inspirer de ce principe que Dieu
assistant l'Église comme il a inspiré l'Écriture, toute interpré-
tation qui suppose une contradiction de la Bible ou avec elle-
même ou avec l'Église, est fausse. L'exégète consultera les
Pères s'il les trouve unanimes dans l'interprétation d'un texte
concernant la Foi ou les mœurs, il reconnaîtra dans leur pensée
la doctrine des Apôtres transmise par tradition, et ne s'en dépar-
tira point. Il les écoutera encore avec le respect commandé par
la sainteté, le génie et la science, quand ils s'expriment comme
docteurs particuliers, et il usera avec discernement des données
qu'ils fournissent. Rien ne l'empêche du reste, s'il le peut, de
pousser plus avant ses recherches, à condition toutefois qu'il se
souvienne de cette règle de s. Augustin, essentielle dane, les con-
ditions présentes qu'il ne faut jamais abandonner le sens littéral
obvie, à moins que la raison ou la nécessité ne nous y contraigne.
Qu'il se garde aussi de négliger l'interprétation allégorique
consacrée par la Tradition et la liturgie de l'Église, dont les
Pères se sont servis si utilement pour nourrir la piété. Quant
aux autres interprètes, il y aura profit à les lire toutefois,
la préférence devra être donnée aux interprètes catholiques
les autres, puisqu'ils n'ont pas la foi, ne pouvant pénétrer jus-
qu'à la moelle, mais s'arrêtant à l'écorce de l'Écriture. Que
l'Écriture ainsi étudiée soit l'âme de la théologie qu'en elle,
comme dans la tradition, l'on recherche la preuve, l'intelligence,
l'enchaînement des dogmes catholiques, ainsi que le prince des
théologiens, s. Thomas d'Aquin, nous l'enseigne. Disons, du
reste, à propos de s. Thomas, que quiconque le prendra pour
guide, dans l'étude de la philosophie et de la théologie, suivant
les recommandations pontificales tant de fois répétées, sera le
mieux préparé à étudier la Bible, et cette partie de la théologie
qu'on appelle positive.
Bien interpréter la Bible est une grande chose, mais cela ne
suffit pas il faut pouvoir maintenir et défendre intégralement
son autorité. La connaissance des vieilles langues orientales
doit y aider puissamment. Que les prêtres, ceux particulièrement
qui aspirent aux grades théologiques, s'appliquent donc à cette
étude; et que des chaires de langues sémitiques soient créées
dans toutes les Universités. Que les interprètes s'exercent
aussi dans l'art de la critique, et qu'ils nous délivrent de cette
prétendue critique transcendante qui voudrait trancher, par la
seule étude des textes pris en eux-mêmes, la question de leur
authenticité et de leur conservation comme si cette question
de fait ne relevait pas de l'histoire, et si une telle méthode ne
conduisait pas fatalement aux thèses les plus contradictoires et
les plus fantaisistes. Ils ne doivent pas non plus négliger les
sciences naturelles. Nombre de savants ont voulu s'en faire une
arme contre nos livres saints. Il faut leur prouver qu'entre les
faits ou les lois scientifiques vraiment démontrées et l'enseigne-
ment de la Bible, l'opposition n'existe pas. D'opposition vraie,
il ne peut pas y en avoir. Dieu, qui ne se proposait pas de nous
faire un cours de ces sciences, a pu, il est vrai, en parler dans un
langage figuré, en employant des formules consacrées par l'usage
populaire ainsi que cela se fait encore aujourd'hui même entre sa-
vants, régler son langage sur les apparences, comme cela nous est
familier; mais faire écrire une erreur, jamais. Il va de soi d'ail-
leurs, qu'en ces matières, l'on n'est pas tenu de suivre aveuglé-
ment les opinions que certains Pères ont pu émettre. Quant
à l'histoire, il est étrange autant que douloureux de voir avec
quelle passion certains érudits travaillent à prendre la Bible en
défaut. Des autres livres, ils acceptent tout sans difficulté et
sans défiance. Sur le moindre soupçon, ils accusent hautement
la Bible, et la condamnent sans discuter. On peut leur répondre,
si la preuve en est faite, que quelque faute a échappé aux co-
pistes, ou que le texte est susceptible de plusieurs sens, ou
opposer telle autre solution que fournira une saine exégèse
mais, en aucun cas, l'on n'aura recours, comme le font quelques-
uns, à cette idée que la Bible ayant pour but d'enseigner la foi
et les moeurs, son autorité cesse d'être irréfragable sur le terrain
de l'histoire. Car la Bible étant inspirée dans toutes ses parties,
et Dieu étant l'auteur du tout, il est aussi impossible que la Bible
renferme une erreur sur n'importe quel sujet qu'il est impos-
sible que Dieu, vérité suprême, soit l'auteur de cette même erreur.
Telle a toujours été la foi de l'Église, telle la doctrine des Con-
ciles et des Pères, répétant avec s. Augustin « Si quelque
chose, dans l'Écriture, paraît contredire la vérité, je dis sans
crainte ou le texte est fautif, ou la version n'est pas fidèle, ou
je ne comprends point ».
Mais combien il est désirable que, pour remplir cette tâche
immense à laquelle ils peuvent à peine suffire, l'interprète et le
théologien soient aidés par quelques-uns de ces hommes qui
sont à la fois catholiques sincères et savants de renom! Que ces
privilégiés de la Providencp, qui ont reçu d'elle tout ensemble la
'foi et le talent, n'hésitent pas à mettre leur science au service
de leur croyance. Qu'ils cherchent dans leurs connaissances
spéciales, pour la gloire de l'Église et l'édification de tous, ce
qui peut servir à résoudre les objections de la fausse science.
Disons, en passant, que les fidèles favorisés des biens de la
fortune sont appelés eux aussi à donner leur concours à cette
lutte pour la foi. Qu'ils consacrent volontiers leurs richesses à
se garder le trésor des vérités révélées qu'ils s'associent, afin
de procurer aux savants catholiques les ressources nécessaires
pour une étude vaste et approfondie, et que leur pieuse et intel-
ligente libéralité supplée au défaut des subsides publics. Mais
que les érudits auxquels nous faisons appel se souviennent
toujours, dans leurs travaux, des principes que nous avons ex-
posés, et qui se résument en ces quelques mots Le même Dieu
qui a créé les mondes et les gouverne est aussi l'auteur des
Écritures donc, il ne se peut rien rencontrer, ni dans la nature,
ni dans l'histoire, qui soit en réelle contradiction avec la Bible.
La contradiction ne sera jamais qu'apparente. Une connaissance
plus complète de la question, une interprétation mieux conduite
la fera toujours disparaître, tôt ou Lard. A moins que, ce qui s'est
vu souvent, la thèse qui tenait en échec l'autorité de la Bible,
ne soit, quelque jour, retirée et désavouée par les savants eux-
mêmes, comme fausse ou sans fondement.
L'encyclique pontificale se termine par cette double exhorta-
tion aux évoques du monde catholique, qu'ils encouragent les
études bibliques dans les Universités et des séminaires, et qu'ils
les dirigent d'après les doctrines que nous venons de lire aux
étudiants ecclésiastiques et aux prêtres, qu'ils méditent les Saints
Livres avec autant de respect et de piété que de zèle.
Je ne sais si cette analyse, pour exacte qu elle ait voulu être,
donnera une idée suffisante de ce grave document. Mais ce que
je sais bien, c'est qu'il produira une impression profonde c'est
que, par sa clarté et sa précision, il va mettre fin aux troublantes
incertitudes qui s'étaient fait jour dans ces dernières années,
unir plus étroitement les savants catholiques, et doubler ainsi
leur force pour la défense et le triomphe de la vérité révélée
c'est que cette encyclique, si bien venue à son heure, en même
temps qu'elle est une lumière, apporte une immense consolation
aux vrais enfants de l'Église.
Qu'il me soit permis d'ajouter que les fils de s. Dominique,
en retrouvant dans ces pages les principes qu'ils ont reçus de
leur grand docteur, s. Thomas d'Aquin, et que son école a tou-
jours professés, ressentent, avec une joie particulière, une recon-
naissance spéciale pour l'immortel Pontife qui, en adoptant ces
doctrines, les a pour jamais consacrées.

Fr. M. N. COCONNIER. 0, P.
THÉORIES PHYSIQUES

A PROPOS D'UNE DISCUSSION ENTRE SAVANTS

La discussion à laquelle nous faisons allusion dans notre titre


mérite bien que la philosophie scolastique, la douairière de céans,
lui accorde quelques instants pour entendre les plaideurs, mar-
quer les points et faire ses réflexions. Depuis trois siècles, il
y en a eu tant d'oiseuses, de ces savantes discussions, il y a eu
tant de chevauchées dans les nuages, tant de don-Quichottes, et
de moulins à vent, que la vénérable et chère aïeule a passé sans
détourner la tête, poursuivant en toute assurance, quoique bien
délaissée et dédaignée par les jeunes, sa marche lente, lente
comme la marche de l'Éternelle Sagesse, dont elle est la fille,
seule légitime. Elle a attendu avec la patience de ceux qui
voient très loin dans le passé et dans l'avenir, que la folle exu-
bérance de la science moderne fût tombée, n'ayant pas le goût
de disputer avec des imaginations imberbes, n'aimant à causer
qu'avec des raisons assagies.
Bien lui en a pris. Le temps a fait son œuvre le sol où a poussé
la science est aujourd'hui jonché de ses innombrables sauvageons,
et une belle et forte tige émerge, monte et s'épanouit, à laquelle
pendent quelques fruits mûrs ou presque mûrs. C'est un de ces
fruits que je veux présenter au lecteur. Je le présente de loin,
sans prétendre le cueillir quoique mûr, il est encore trop vert
pour moi.
Donc, dans le numéro de janvier 1892 de la Revue des ques-
lions scientifiquesde Bruxelles, paraissait un article de M. Duhem,
dont le titre portait Quelques réflexions au sujel des théories phy-
siques. Le jeune professeur de la Faculté des sciences de Lille
y établissait, avec beaucoup de clarté et de précision, les seules
bases solides et le vrai rôle de toute théorie physique. Il affirmait,
au début, que les éléments avec lesquels se bâtit une théorie, ne
sonl pas les fails d'expérience eux-mêmes, mais des symboles
géométriques ou algébriques de ces faits, dont le choix et la déter-
mination sont en grande parlie arbitraires. Pour conclure, il dé-
niail à la théorie mathématique tout droit à être, de près ou de
loin, ce qu il appelle une explication métaphysique des phénomènes
de la nature. L'éther et ses ondulations, les atomes et leurs
vibrations sont pour lui des hypothèses plus ou moins commodes,
nullement des réalités.
Un savant catholique a pris peur de tant de radicalisme.
Songez donc! que reste-t-il debout? La science n'est-elle pas
réduite ainsi à n'être qu'un jeu de l'esprit? Et il a répondu à
M. Duhem dans le numéro d'avril 1893 de la même revue.
article;
M. Vicaire est un savant, on le voit par son il
connaîtbeaucoup de choses, tout, si l'on veut, sauf la philosophie
catholique. Il est très au courant des dernières nouvelles, et il a
lu les classiques de la science. Il eùtétépourM. Duhem un adver-
saire sérieux sur le terrain de la physique; malheureusement, il
parle peu science et beaucoup philosophie. C'est comme philo-
sophe qu'il entre en scène, pour la philosophie qu'il prétend
rompre une lance contre le « scepticisme » manifeste de M. Du-
hem et son non moins évident « positivisme x. A la science de
M. Vicaire je rends hommage; de sa philosophie, je ne dirai
qu'un mot. Il me paraît, – j'écris ceci, parce que je ne connais
M. Vicaire que par son article, il me paraît toucher à la phi-
losophie, comme tant d'autres, sans en avoir jamais fait une
étude spéciale depuis son baccalauréat. Il considère évidemment
la philosophie, selon l'opinion à la mode, comme le terrain com-
munal de quiconque pense ou écrit. Si M. Vicaire avait eu, pour
la défense de la bonne cause, autre chose que d'excellentes
intentions, il ne se fût pas hâté de proclamer que l'article de
M. Duhem est parfait, à la condition « qu'on le lise à rebours ».
Il s'est attiré une réplique de l'auteur, parue dans le numéro
de juillet dernier, où il a pu s'apercevoir quel étrange sceptique,
quel singulier positiviste est M. Duhem, aussi sincère catholique
que lui, plus scolastique, moins cartésien et universitaire.
Aussi bien, ce qui donne toute son importance à la grave con-
fidence que, parmi les savants, M. Duhem a été un des premiers
à oser nous faire, ce n'est ni l'autorité du professeur, ni le mérite
de sa dissertation; c'est que, dans cette circonstance, le savant
n'est que l'organe fidèle, le drogman éclairé de la science. M. Du-
hem ne compte pas ici la science seule compte, et avec elle les
faits indiscutablés que l'auteur apporte, et que M. Vicaire lui-
même conteste à peine ou pas du tout.
En premier lieu, tout le monde sait que, depuis trois siècles,
pour ne pas remonter plus haut, bien des théories physiques,
après une période de succès, ont eu des malheurs et ont fait fail-
lite. Ainsi notre siècle a vu décliner et disparaître une importante
théorie, la théorie de l'émission. Elle avait eu ses jours de vogue
et rendu bien des services. Nous dire qu'elle n'avait jamais eu
la faveur de tous, ce qui est d'ailleurs assez inexact; que beau-
coup de savants l'avaient, dès le commencement, tenue en sus-
picion, c'est passer à côté de la question. Le point capital est
que cette théorie a été, en physique, usuellement employée, et
que, pour ce qu'on lui demandait, elle a été suffisante. Elle a
rempli le rôle, tout le rôle d'une théorie physique.
Une autre théorie s'est offerte, plus complète, répondant mieux
aux desiderata de la science on l'a adoptée parce qu'elle était
plus utile. Mais de ce que la nouvelle venue possède quelques
avantages sur la précédente, il y aurait par trop de légèreté et de
précipitation à la juger définitive, vérifiée dans toutes ses par-
ties, à la déclarer la véritable théorie de la lumière. Attendez
donc quelques années, et la théorie des ondulations pourra fort
bien s'en aller rejoindre la théorie de l'émission, laissant la place
à la théorie des courants alternatifs de Maxwell.
Devant ces hécatombes de théories, dont rien ne fait prévoir
le terme, la science, en prenant de l'Age, se fait réservée, quoi
de plus naturel'?,Elle se fait prudente, de cette prudence que cer-
tains, restés jeunes malgré tout, confondent avec le sceplicisme.
Il n'y a cependant qu'un temps pour les illusions les plus tenaces,
et l'aveugle confiance en soi-même doit tomber avec la jeunesse.
C'était bon aux savants d'il y a un siècle ou deux, témoins des
prodiges accomplis par la nouvelle fée, de se croire, avec l'invin-
cible talisman de la science, partis pour la conquête du monde,
et de garder une ferme confiance dans l'indestructible solidité
de leurs théories. La crédulité et un certain orgueil s'excusent
chez les enfants précoces. Mais conserver, à l'heure actuelle, le
même enthousiasme prophétiser avec plus d'aplomb que jamais,
en face de tant de ruines, l'avénement de la science-messie; main-
tenir mordicus dans le credo de la raison contemporaine et nous
imposer comme dogme tout ce que les savants ont accumulé,
dans leurs théories, d'imaginations en l'air, voilà qui serait
puéril et sans excuse.
Il est un fait indéniable c'est que des théories ont vécu un
temps et rendu tout le service qu'on en devait attendre puis
qu'on les a abandonnées et jetées au rebut. Ce fait démontre
qu'une théorie peut être fausse, n'être pas une explication vraie
des phénomènes, et accomplir néanmoins toute la fonction d'une
théorie. Au reste, quand on la remise, le motif invoqué n'est
pas sa fausseté, mais son insuffisance; les savants ne se de-
mandent pas si elle a fait ou non connaître la cause véritable,
le propler quid des phénomènes; ils constatent uniquement
qu'elle ne suffit plus à leurs besoins.
Tel est le premier témoignage de la science nous allons le
voir corroboré par un second.
Inconsciemment, dans la pratique, les savants ont manié les
théories comme des instruments de travail. Ils ne les ont jamais
traitées en explications vraies des choses. Pour l'étude d'un
même sujet, ils prennent tour à tour, quelques-uns simulta-
nément, telle et telle théorie dont l'une est parfois la contradic-
toire de l'autre, tout comme l'ébéniste laisse le rabot pour le
ciseau, le ciseau pour l'évidoir. Ouvrez au hasard le travail de
M. Poincaré sur la théorie mathématique de la lumière, au
chapitre de la dispersion, si vous voulez. Jetez un coup d'oeil sur
la table des matières, vous y lirez: « Théories diverses de la
dispersion. Théorie de Briot. Théorie de M. Boussinesq. »
Les auteurs de ces diverses théories professent toutes les
opinions les uns admettent que les molécules de matière
agissent sur les molécules d'éther et les entraînent; les autres,
au contraire, que l'cthei1 entraîne la matière. Les uns, avec Briot,
supposent que la densité de la molécule d'éther dépend de sa
position par rapport à la molécule matérielle; les autres, avec
M. Boussinesq, partent de l'hypothèse que cette densité est
uniforme, etc., etc. Et chacune de ces hypothèses contradictoires1
sert également à composer ce qu'en physique on entend par la
théorie de la dispersion. Ce libre maniement des hypothèses les
plus diverses a été poussé à l'extrême par un des maîtres de la
physique contemporaine, l'Anglais Maxwell. Il joue à la fois et
si dextrement dé toutes les théories que l'on s'y perd, et qu'une
des tâches les plus difficiles de ses commentateurs a été et est
encore de les démêler dans son œuvre inextricable.
Mais il y a plus. La théorie physique est si bien une simple
méthode de recherche, un outil, et point du tout un système,
une généralisation à vérifier, qu'on introduit parfois dans la
science des hypothèses inadmissibles, certainement impossibles.
Telle est l'hypothèse d'un corps parfaitement élastique telle,
en mécanique, la conception si importante du corps comme
système de poinls matériels.
Si la théorie était, comme on le prétend, une représentation
exacte des phénomènes, on ne saurait évidemment l'employer
de la sorte. On en devrait choisir une, et une seule; on devrait
exiger, avant de l'admettre, qu'elle fût non seulement plausible,
mais bien démontrée. Car il y a d'un phénomène une explication
satisfaisante, et une seule, comme il y a une cause adéquate
unique. La matière, par exemple, est continue ou discontinue;
elle n'est pas l'un et l'autre. Et quand on a formé son opinion
et fait son choix, il n'est plus loisible de varier et d'affirmer ici
qu'elle est continue, là qu'elle est discontinue. Tandis que l'on
peut toujours faire l'une et l'autre hypothèse, alors même que
l'une des deux serait notoirement erronée.
Non seulement les hypothèses, dans une théorie, ne sont
introduites qu'à titre d'hypothèses; mais elles gardent toujours
ce caractère. Ce n'est certes pas là ce qui se dit et ce qui se
pense. Tout le monde aujourd'hui, professeurs et élèves, est
convaincu que si, au début, l'hypothèse n'a pas de fondement
dans la réalité, au terme, quand les conclusions de la théorie
sent confirmées par l'expérience, l'hypothèse se trouve elle-même
implicitement vérifiée, et cesse d'être une hypothèse pour
devenir une explication vraie. Il n'est pas en effet impossible,
aux yeux de la plus rigoureuse logique, de justifier par l'obser-.
vation des faits une vue a priori; mais la preuve est délicate,
elle requiert nombre de conditions auxquelles on ne songe
jamais. Dans le cas particulier des théories physiques, l'ensemble
à vérifier est trop complexe, la vérification trop éloignée et
indirecte pour que la preuve soit valable. On a même le plus
souvent grand tort de parler d'un experimentum crucis, quand
de deux hypothèses contradictoires l'une est justifiée par les
faits et l'autre ne l'est pas la condition posée, puis retirée, n'est
pas en général suffisamment simple. Aussi n'est-il pas .rare que
les faits donnent également raison à deux théories contradic-
toires ce qui est pour nous un clair avertissement de nous
méfier de ces sortes de preuves. On peut le dire sans crainte de
se tromper la science, à l'heure actuelle, ne possède pas, sur
la constitution du monde ou la cause des choses, une seule
hypothèse générale certifiée par le contrôle expérimental. Toutes
les hypothèses introduites sont et n'ont pas cessé d'être de pures
hypothèses.
Ainsi, du chef de cette seconde observation, nous sommes
autorisés affirmer que, dans l'usage, la théorie n'est ni plus ni
moins qu'une hypothèse commode, une sorte de grossière
maquette qui fixe l'imagination du savant, une épure géomé-
trique hautement fantaisiste qui permet de réduire en formule
analytique un ensemble de faits et de lois. Elle est loin, très.
loin de l'explication philosophique, de la synthèse de ces faits
et de ces lois.
Je tiens, avant de passer outre, à consigner ici un fait très
suggestif. Plus elle progresse, plus la science tend à se débar-
rasser de tout ce qui, dans les anciennes théories, rappelait les
causes premières, de tout ce qui avait les allures d'une expli-
cation métaphysique du monde. Elle tend visiblement à se
restreindre à un minimum de notions générales. M. Duhem nous
fait saisir ce mouvement au vif dans un exemple plus caractéris-
tique que les autres, à savoir l'abandon successif des théories
mécaniques pour des théories exclusivement mathématiques, la
substitution de la thermodynamique à la théorie mécanique de
la chaleur.
Il en était tout autrement autrefois. Les fondateurs de la
physique ont presque tous eu la manie de glisser dans leurs
BEVUE THOMISTE. I. 45
théories une foule de notions philosophiques, véritables parasites
sans rapport aucun avec les faits expérimentaux et avec l'objet
propre de la science. C'est qu'ils étaient pour la plupart
mâtinés de science et de philosophie: tels, au xvn" siècle, Des-
cartes et Leibniz, créateurs, celui-ci de l'analyse malhém.a tique,
celui-là de la géométrie analytique, tous deux chefs d'école philoso-
phique. La philosophie, une bien mauvaise philosophie et
la science étaient dans ces cerveaux étrangement brouillées, et,
faut-il le dire? toujours au détriment de la philosophie. En vrais
philosophes, ils eussent dès le début, pour éviter la confusion,
source de toutes les erreurs, nettement défini et séparé les
domaines respectifs de la philosophie et de la science; de fait,
ils n'ont pas eu de plus vive préoccupation que de rattacher
coûte que coûte et vaille qui vaille la science à la philosophie,
d'en faire le second chapitre de leur cosmologie. Dans ce but,
ils ont d'ordinaire fabriqué de toutes pièces, après coup et pour
les besoins de la cause, un système de philosophie donnant aux
vieux principes jusque-là indiscutés les plus violentes entorses,
-qu'on songea Descartes décrétant que la quantité est l'essence
des corps, et ils se sont mis à émailler les théories physiques
de mille concepts pseudo-philosophiques, d'un tas d'hypothèses
générales qu'elles ne demandaient pas, qu'elles ont supporté
comme on supporte un maquillage. Mais le jour devait venir et il
est venu pour la science de secouer tout ce badigeon, et de mon-
trer ainsi à tous les yeux ce qu'il avait d'artificiel et de caduc.
Tels sont en raccourci les faits devant lesquels nous devons
nous placer si nous voulons apprécier à leur juste valeur les
idées de M. Duhem. Il a senti, en travaillant la physique
mathématique, que bien des problèmes sont obscurs, incertains,
parce que les principes n'ont pas été examinés d'assez près. Il
a entrepris la revision de ces principes et a acquis ia claire
conscience que jusqu'ici on a vécu et que l'on vit encore de
préjugés; et courageusement, il a tenté de trier les préjugés et
les vérités, de rejeter les premiers et de recommencer avec le
petit lot des vérités restantes l'œuvre scientifique. C'était faire
acte de critique, critique respectueuse de tout ce qui est vrai,
impitoyable pour l'erreur, fût-elle, cette erreur, plus populaire
que la vérité. Il fallait s'attendre à ce que bien des dévots
de la science fussent froissés et le lui fissent sentir. Mais
qu'importe? S'il a la vérité pour lui, l'avenir ne manquera pas
de le venger.
Les faits d'ailleurs sont là; il faut les interpréter. Et si on
ne veut pas s'en tenir au juste milieu de M. Duhem, on en est
réduit ou à fermer les yeux et tout nier avec M. Vicaire, ou à
lâcher tout et ne rien sauver, selon le parti auquel depuis
quelque temps déjà s'est rangé M. Poincaré deux extrêmes
qu'évite difficilement l'esprit humain chaque fois qu'il a une
réforme à accomplir. Ou la crédulité bigote du fanatique, ou
le radicalisme insouciant du sceptique ou défendre tout, même
ce qui n'est plus défendable, ou abandonner tout, même ce
qu'il faudrait maintenir. Le caractère fait également défaut
dans l'un et l'autre cas. Celui-là craint qu'en quittant une
position intenable, il ne soit forcé dans la citadelle; celui-ci
juge plus commode de déserter la citadelle en même temps
que les autres points. M. Vicaire soutient que la science
moderne nous révèle la cause des phénomènes, que ses
éléments sont les faits expérimentaux eux-mêmes, que les
théories mécaniques ne sont pas détrônées, etc. M. Poincaré
écrivait dès 1889, avec une affectation de renanisme à laquelle
personne ne se méprendra « Les théories mathématiques
n'ont pas pour objet de nous révéler la véritable cause des
choses. Peu nous importe que l'éther existe réellement, c'est
l'affaire des métaphysiciens. L'essentiel pour nous, c'est que
tout (?) se passe comme s'il existait, et que cette hypothèse est
commode pour l'explication (?) des phénomènes. Après tout,
avons-nous d'autre raison de croire à Vexislcnce des objets
matériels? Ce n'est là aussi qu'une hypothèse commode (!)»
Plus confiant que M. Vicaire dans la physique moderne,
M. Duhem n'a pas redouté pour elle un examen de conscience
mieux renseigné que M. Poincaré sur l'inébranlable solidité
des bases de la philosophie, il n'a pas pensé qu'une nouvelle
désillusion de l'esprit humain doive entraîner la banqueroute
de toute métaphysique. A bon droit, il a plus que l'un et l'autre
foi en la philosophie et en la science (2).
(1) Théorie mathématique de in lumière, 18S9. Préface.
(2) M. Vicaire s'attaque à trois adversaires qu'il range sous la môme bannière
II
Il ne peut être question dans ces quelques pages d'analyser
le travail de M. Duhem, encore moins de discuter les grands
problèmes qu'il soulève. Il suffira à mon dessein de poser
quelques-uns de ces problèmes, et d'en effleurer un, le
principal.
Un premier coup d'œil jeté sur les théories physiques permet
d'y distinguer deux éléments, l'un fondé sur l'expérience, l'autre
entièrement hypothétique, créé par l'imagination du savant.
Précisons par un exemple. Le physicien, en possession de
l'appareil mathématique et des théorèmes de la mécanique
générale, quand il veut faire la théorie de la chaleur, demande
à l'expérience et en obtient, par des procédés dont nous aurons
à parler plus loin, certains éléments, tels que la tempéra-
ture. Puis il se donne des hypothèses sur la composition des
corps, qu'il considère comme des agrégats de molécules sé-
parées vibrant autour d'un centre de gravité sur la nature
de la chaleur, qu'il identifie ou égale à la force vive de ces
mouvements vibratoires. Avec quelques hypothèses de cette
forme, et quelques grandeurs définies comme la température,
il peut établir la théorie mécanique de la chaleur.
Occupons-nous d'abord du moins important de ces deux
éléments, de l'hypothèse.
Nous l'avons dit, les premiers physiciens qui se targuaient
de philosophie autant et plus que de science, ont empâté leurs
théories dans un mastic d'hypothèses philosophiques. A quels
mobiles et à quelles causes déterminantes obéissaient-ils? Il y
aurait de l'intérêt à le rechercher; mais on retrouverait des
mobiles et des causes connus la difficulté, presque insurmon-
table au début, d'analyser, de préciser, de limiter une nouvelle
branche du savoir humain. De cette difficulté, heureusement
nul ne se doute, l'esprit d'analyse clair et pénétrant est chose
M. Duhem, M. Poincaré et Kirchhoff. Or, M. Duhem est en religion un croyant, en
philosophie un dogmatique; M. Poincaré est un sceptique, que toute idée métaphysique
fait doucement sourire Kirchhoff pose toujours pour le savant agnostique. Il prétend
n'admettre de concepts universels et philosophiques que le moins possible, parce qu'il
avoue ne pas les définir clairement.
si rare, surtout chez les initiateurs, ou du moins nul ne s'y
arrête sans quoi on ne ferait jamais un pas. Et ce qui permet
de la tourner, ce qui sauve les plus grands esprits, c'est précisé-
ment leur inconscience fabuleuse. Rien ne les impressionne et
ne les trouble, ni les termes équivoques mal définis, ni les
formules vagues, ni les postulats invraisemblables ils vivent
et ils marchent en pleine illusion sur la portée de la mé-
thode et de la science, nouvelles. Il en a toujours été ainsi
l'homme commence toutes choses soutenu par l'incons-
cience, à laquelle il faut ajouter un péché originel moins
excusable, la prétention de tout connaître d'emblée, et le
penchant irrésistible à poser pour l'omnisciencc. Tous les
hommes naissent charlatans, bien que tous ne naissent pas
orateurs; et la culture de la science, qui n'est pas à confon-
dre avec le culte de la vérité, ne fait trop souvent, hélas
qu'exagérer cet instinct vicieux. Au lieu de la conscience scru-
puleuse engendrée par le religieux respect de la vérité, conscience
qui nous amène à mesurer nos affirmations et à peser nos
paroles, à ne rien avancer dont nous ne soyons mille fois
certains, à mettre toujours des sourdines à nos thèses, au risque
de paraître gênés dans nos manières et peu sûrs de ce que nous
disons, le savant, dans l'acception mauvaise et emphatique du
mot, a de bonne heure appris à biaiser avec sa conscience, à
affirmer au delà de ce qu'il sait. Il ne pense ni ne parle devant
ba vérité, mais devant le public, qu'il veut avant tout stupéfier
par le ton assuré et prophétique du génie, qui a trouvé un
grand secret, et en a pénétré tout le mystère. On reconnaît
dans ce vieux péché l'orgueil de la science humaine, aussi
fréquent et enraciné que sont rares la modestie et la sincérité
de la religion du vrai. Mais laissons ces réflexions moroses et
de lieu commun pour revenir à notre sujet.
La liaison contre nature, d'assez longue durée cependant, entre
la philosophie et la science ouvre un des plus intéressants cha-
pitres de l'histoire des sciences; on l'intitulerait: « De l'influence
des différentes doctrines philosophiques sur la physique moderne,
sur le choix des hypothèses et la composition des théories ».
M. Duhcm y t'ait quelque part allusion personne, à ma con-
naissance, ne l'a ni écrit ni tenté. Pour entreprendre cette histoire,
il ne faudrait pas remonter au déluge la science moderne
n'a subi d'influence appréciable que celle des philosophies indé-
pendantes, nées au xvn° siècle. Elle est, sauf de rares exceptions,
ou cartésienne ou leibnizienne. J'avoue qu'il serait très édifiant
d'apprendre dans le détail et de voir clairement mis au jour par
des faits indiscutables, que si, dans telle théorie, on exige la
possibilité de l'action à distance, c'est que tout bonnement son
auteur n'avait étudié ou n'admettait que la monadologie du phi-
losophe de Leipzig. Il serait très piquant de voir la science,
fille de Descartes, la science qui a poussé aveugle et incons-
ciente, comme toutes les forces naturelles, saines et vraies, briser
enfin la gaine d'emprunt de ses débuts, et donner ainsi à toutes les
folles tentatives des soi-disant philosophes modernes un indi-
rect et d'autant plus dur démenti. Il nous serait surtout très
agréable à nous, les vieux, les oubliés, que la science, sœur
cadette de notre philosophie, revienne, après un temps d'éga-
rement, à nous, à l'antique sagesse, aux principes de cette
scolastique tant honnie, et leur rende une tardive et d'autant
plus douce justice. Mais avant qu'un tel rêve se réalise et que
s'écrive ce chapitre d'histoire, il pourra se passer bien du temps
d'ici là, les professeurs d'histoire des sciences au Collège de
France auront tout le loisir de faire quelques écoles. Se débar-
rasser d'innombrables, et tenaces préjugés, avoir le courage de
rompre en visière à une opinion toute-puissante et de faire sa
confession publique, acquérir une égale supériorité dans l'ana-
lyse philosophique et le maniement des sciences, s'initier cons-
ciencieusement à tout le mouvement intellectuel des trois der-
niers siècles, sont des conditions difficiles à remplir et cependant
indispensables pour entreprendre, ne fût-ce que par le petit bout,
l'histoire des influences philosophiques sur la science moderne.
Plus encore que l'histoire, la philosophie est intéressée à
cette question des hypothèses physiques.
C'est le seul hasard qui a jusqu'ici présidé au choix et à la
composition des hypothèses. On ne s'est guère inspiré des né-
cessités des problèmes physiques. Pourquoi imaginer que la
chaleur est un mouvement vibratoire des molécules des corps ?
Rien dans les faits expérimentaux ne donnait à le penser. Nous
l'avons dit, Descartes et les créateurs des principales hypothèses
étaient des philosophes; ils avaient sur la chaleur des idées ar-
rêtées qu'ils ont imposées à la science. Et il est arrivé, grâce à
cette disposition d'esprit, qu'au lieu de le limiter ils ont toujours
incliné à étendre outre mesure le champ de l'hypothèse.
Évidemment il y a urgence à revenir de ce goût des premiers
physiciens pour les hors-d'œuvre métaphysiques. Il ne doit plus
être permis de profiter de chaque question de physique pour
exposer son système du monde. Tout problème comporte une
dose minimum d'hypothèse à cette dose il faut apprendre à se
tenir. Si on peut se passer des théorèmes du mouvement, qu'on
s'en passe, et qu'on se contente de considérations purement
géométriques. Mais quelles règles suivre pour parvenir à ce ré-
sultat ? Personne ne les a formulées, ces règles. Qui d'ailleurs
les eût formulées? N'est-ce pas au philosophe que cette tâche
incombe et non pas aux savants? Et quel philosophe s'est, avec
une véritable compétence, occupé de ces questions? La tâche au
surplus n'est pas aisée. Je n'en veux signaler qu'un des côtés,
non des moins ardus. Soit qu'on veuille établir les bases expéri-
mentales d'un problème de physique, soit qu'on veuille énoncer
une hypothèse quelconque, on emploie un certain nombre de
termes sur lesquels il faudrait de toute nécessité s'entendre, et
sur lequels on ne s'entend pas. Comment, en effet, s'exprimer
ou même penser sur ces matières sans des mots? et comment
s'entendre, si ces mots ne sont pas nettement définis? Or on
verra tout à l'heure à propos d'un des termes les plus usuels de
la théorie de la chaleur, et destiné à représenter un fait expéri-
mental, à quel point la confusion est grande et combien on sait
peu ce qu'on dit quand on parle de température. Ce qui est vrai
de ce terme et de ses analogues, est encore mille fois plus vrai
des termes qui servent à formuler une hypothèse. Car ces der-
nières sont d'ordre plus universel, et la difficulté de nettement
définir un terme s'accroît dans la mesure de sa généralité.
Qu'est-ce qu'une force? Ou'entend-on par matière? par mouve-
ment ? On pourrait ainsi passer en revue bien des termes cou-
rants de la mécanique, sans compter, ce dont en se doute moins,
les termes des mathématiques. Est-il beaucoup de savants à
même d'en donner des définitions précises et concordantes entre
elles? Pascal a bien dit de la notion du mouvement et cette
remarque s'applique à toutes les notions universelles qu'elle
s'impose par son évidence, quoique la définition en soit difficile à
trouver. Rien n'est plus vrai tout concept général est en un
sens perceptible à toutes les intelligences; mais, par un autre de
ses côtés, il est très obscur, gros de mille polenliatilés latentes.
Or il ne suffit pas au savant, pour aller jusqu'au bout de ses re-
cherches, de connaître du concept universel ce que le bon sens
vulgaire en perçoit il peut avec cela tout au plus se mettre en
marche. Mais s'il ne se hâte pas de préciser toute la teneur du
concept qu'il emploie, il est inévitablement voué à l'équivoque,
et condamné à se voir tôt ou tard arrêté net. Il est inouï que
depuis trois siècles on ait pu faire de la science comme on en a
fait, avec l'incertitude qui règne dans le vocabulaire ordinaire;
qu'on ait pu tant parler de force et de matière, de mouvement
et d'accélération, de température et d'intensité lumineuse, sans
savoir ce que par ces mots on voulait signifier. Il est inouï que
ce grave et fondamental défaut de la science moderne soit à
peine reconnu de nos jours, et par quelques-uns seulement,
par quelques esprits plus pénétrants et plus sincères que les
autres.
Ce seul exemple permet d'entrevoir ce que renferme de
questions philosophiques le problème de l'introduction des
hypothèses en physique, et combien il y aurait intérêt pour tous,
pour la science et pour la philosophie, à ce qu'il fùt sérieusement
abordé.
Après ce qui a été dit dans le premier paragraphe, je ne
puis omettre de mentionner une autre question de logique. Si
l'hypothèse, dans la théorie physique, garde son caractère
d'hypothèse, et n'est que très rarement vérifiée par les faits, les
savants ont droit à ce qu'on leur apprenne le rôle précis d'une
hypothèse en dehors du point spécial de sa vérification. A quoi
sert-elle? Quelle est la raison véritable de sa nécessité? Est-elle,
comme il semble qu'elle le soit pour quelques-uns, une sorte de
petit jouet inventé par le physicien pour la commodité de
l'étude, un cosmos de fantaisie et aux proportions réduites, mais
visible, tangible et qui lui permet de se retrouver sans trop de
peine dans l'abstraction des chiffres et des symboles ? A ce compte
l'hypothèse aurait une bien mince utilité, et le nombre de ces
jouets, leur variété, seraient indéfinis car chacun peut, tous les
matins, se faire une idée nouvelle du monde.
L'hypothèse est-elle un élément indispensable pour la mise en
équation ? Mais pourquoi est-elle cela ? Quelle sorte d'élément
est-elle? Dans la liste des parties du raisonnement humain,
quelle place tient-elle ? On le sent, mille questions surgissent,
auxquelles on n'a guère songé, encore moins répondu.
Et puis, s'il est très rare qu'une donnée hypothétique soit
justifiée par l'expérience, encore le cas n'est-il pas impossible.
Mais quand cette vérification a-t-elle lieu? Comment démêler
dans l'énoncé théorique, dans l'équation générale, la proposition
simple, précise, à laquelle répond le fait expérimental et qu'il
démontre ? Auxlogiciens il appartient de le dire, afin de détruire
les illusions de ceux – la foule qui voient des vérifications ex-
périmentales partout, et qui, au grand détriment de la science,
s'en vont dans tous les journaux et revues crier la dernière nou-
velle, l'identité de la lumière et de l'électricité prouvée par les
expériences de IIerz, afin d'autre part de rassurer les timides
et de leur mettre en main le criterium du contrôle expérimental.
En voilà assez pour l'élément/zj//)o//zèse des théories physiques
je n'ai pas l'intention de donner un inventaire complet de toutes
les particularités curieuses que présente cette première mine,
mais de promener vivement le lecteur devant les plus beaux
filons, de lui servir, en scrupuleux cicerone, un petit boniment
bien exact qui attire son attention et l'engage à y revenir tout
seul. Passons à l'autre élément de la théorie, basé sur l'expé-
rience.
Toute théorie physique s'édifie à l'aide de grandeurs géomé-
triques ou algébriques, lesquelles entrent dans une ou plusieurs
équations étudiées par l'analyse mathématique. Ces grandeurs
sont choisies pour représenter certaines qualités ou certains
éléments physiques des corps, et les équations traduisent,
expriment en langage mathématique, les lois auxquelles d'après
l'expérience ces éléments et ces qualités sont soumis.
Nous ne nous occuperons ici que des grandeurs, non de leur
mise en équation.
Une question préalable se pose: jusqu'où et comment ces
grandeurs représentent-elles les éléments expérimentaux, les
qualités réelles des corps ? Question capitale pour la physique
théorique: je voudrais y insister quelque peu.
M. Duhem déclare que la détermination, la définition (c'est
son mot) de ces grandeurs est à un haut degré arbitraire, qu'il
ri g a, entre la réalité et elles, nul rapport de nature. L'affirma-
tion est grave ne légitime-t-elle pas le scepticisme scientifique ?
M. Duhem a bien admis des restrictions ou des interprétations
il ne nie pas tout rapport mais il paraît refuser toute relation
essentielle. En tous cas, la difficulté n'est pas éclaircie et elle
mérite qu'on l'examine de près.
Nous gardons l'exemple adopté par M. Duhem la tempéra-
ture. Voici un corps chaud. Nos sens perçoivent cette qualité,
et notre esprit la conçoit et l'analyse. Il s'agit defaire la théorie
physique de cette qualité. Il faut d'abord, nous l'avons dit, trou-
ver une grandeur qui corresponde à la chaleur du corps consi-
déré. Nous appellerons cette grandeur la température. Comment
la définirons-nous ? Puisque la chaleur est répandue sur tous les
points du corps, la température sera assujettie à coïncider géo-
métriquement avec chaque point du corps. Puisque la chaleur
varie d'un point à un autre, la température devra varier, et dans
le même sens que la chaleur, je ne dis pas proportionnelle-
ment. Ces seules conditions définissent la température.
C'est de la température ainsi définie que nous nous deman-
dons si elle est la représentation de la chaleur, qualité du corps ? `?

La question ainsi formulée fournit d'elle-même une première


réponse. La température ne saurait être l'équivalent de la cha-
leur, puisque l'une est une quantité, l'autre une qualité; et en
admettant, ce que nous discuterons dans un instant, que
cette qualité ait certaine propriété quantitative, à savoir d'aug-
menter et de diminuer, elle a certainement quelque chose de
plus que cette propriété, quelque chose qui n'est nullement
quantitatif, quelque chose qui la fait qualité et non quantité,
qui la classe dans une catégorie irréductible à la catégorie de
la quantité, ainsi que l'ont reconnu un grand nombre de penseurs
depuis Aristote (1). Elle est chaleur, avant d'être augmentation

(1)Je suppose, dans les pages qui vont suivre, que nos concepts et les objets qu'ils
représentent sonl partagés par catégories, que ces catégories n'ont entre elles rien de
commun, sauf la notion transcendcnlaled'être, que par suite les concepts qu'elles ren-
ou diminution de chaleur. La chaleur se conçoit en elle-même
en dehors de toute variation dans son intensité. Donc on ne saurait
admettre que la température soit le symbole adéquat de tout ce
qu'est la chaleur, et qu'elle nous donne dé la chaleur une con-
naissance complète. Elle ne nous fait connaître au plus qu'un
côté de l'objet, le côté dit quantitatif. Et la science de la chaleur
qui se fait à l'aide uniquement de la {empérature, n'est pas, à
proprement parler, la vraie science, la connaissance du propter
quid, de la cause totale. Le physicien, maître de la thermodyna-
mique, ne sait pas ce qu'est au fond la chaleur: il n'en a pas
pénétré la cause, la nature il n'en possède pas la science au
sens scolastique du mot cognitio rei per causas.
Cette simple remarque préjudicielle condamne les prétentions
exorbitantes d'un grand nombre de savants, qui s'imaginent nous
livrer le dernier secret de la nature des choses. Elle ramène la
science moderne à son véritable rôle, à la mesure qu'elle n'eût
jamais dû dépasser. Elle fait enfin justice dans son principe de
la physique de Descartes, lequel a décrété contre l'évidence
que la quantité est l'essence des corps, et que la science de la
quantité est la science des corps.
Si la température n'est pas l'expression adéquate de la cha-
leur, peut-on du moins accorder qu'elle soit la représentation
exacte de l'élément quantitatifqui s'y rencontre ? Non pas même,
et cela pour une très bonne et fondamentale raison. Deux pré-
dicaments ne sauraient rien avoir de commun tout ce qui est
qualité n'est à aucun titre quantité. Ce principe ressort avec une
extrême clarté de la méthode d'analyse suivie dans la classifica-
tion prédicamentale de nos concepts. Nos concepts se trouvent
classés dans des compartiments distincts, séparés par une cloison
étanche, en telle sorte que du haut en bas, depuis le genre pré-
dicamental, le genus generalissimum, jusqu'à la dernière espèce,
ferment ne communiquent, en rien d'une catégorie à 1'autre. Cette donnée fondamen-
taledans la philosophiepéripaléticiennoet caLholique, ne saurait être démontrée ici. Je
ferai simplement remarquer que les seuls systèmes de philosophie qui ont abordé le
problème de la classification et de la formation de nos concepts, le système d'Aristote
et celui de Kant, s'ils dill'orenl sur plus d'un point, se rencontrent pour faire deux caté-
gories distinctes de la quantité et de la qualité. En dehors de ces deux écoles, on ne
rencontre que quelques affirmation. jetées an hasard et sans preuves. En outre, il est
bon de rappeler que si on a répandu des idées contraires au nom de la science, la
science, ainsi qu'on le verra, n'y est pour rien.
la species specialissima, l'isolement est complet avec la catégorie
prédicamentale voisine.
Ainsi nous pouvons et devons affirmer que la chaleur, qui est
une qualité des corps, ne participe en rien du prédicament de
quantité, et que par suite la température, qui est une quantité, ne
représente la chaleur ni de près ni de loin, ni quant à l'ensemble
de ses propriétés ni quant à l'une d'entre elles.
Peut-être quelqu'un de mes lecteurs sera-t-il tenté d'en appeler
de cette condamnation sommaire, portée, dira-t-il, au nom de
principes a priori et d'une doctrine philosophique particulière.
Si quelqu'un parle ainsi, je ne m'attarderai pas à essayer de le
convaincre. Il me suffit pour le moment que ma conclusion soit
ratifiée par ceux qui croient aux articles essentiels de la philo-
sophie scolastique. Aux autres, je rappelle, s'ils sont catholiques,
que la philosophie scolastique est reconnue officiellement dans
l'Église pour la philosophie en quelque sorte orthodoxe. A tous
je recommande, ne pouvant ici exposer tout au long cette thèse
des prédicamejits, de ne pas trop se hâter de la jeter aux vieilles
ferrailles, de ne point se contenter, pour arrêter leur jugement,
de quelques quolibets, empruntés à Molière, contre les qualités
occultes rien n'est traître comme les qualités occultes elles
sont capables de tout pour se venger. Au surplus, je leur sou-
mets quelques réflexions qui rentrent dans mon sujet.
Je vais prouver que la chaleur n'a pas de propriétés quantita-
tives, à parler strictement; d'où on déduira que la température,
qui est, elle, par définition, une quantité, ne représente pas une
propriété de la chaleur, qui n'est pas quantitative.
Fn. P. B. Lacome, O. P
(A suivre.)
UN

PÈLERINAGE ARTISTIQUE
A FLORENCE

Tous ceux qui ont fait le voyage de Florence autrement que


pour obéir à la mode, avec une préoccupationstudieuse et quelque
sérieux dans l'esprit, en ont rapporté une impression profonde
et tout à fait spéciale; quelque chose comme un parfum de
poésie intime, grave, noble autant qu'il se peut, et cependant
aimable et pleine d'abandon.
A peine quelque voyageur, aigri par un de ces contretemps
comme on en éprouve dans les plus beaux pays du monde,
hasarde-t-il par instant une note discordante. C'est le cas
d'Alfred de Musset qui, une fois du moins, n'a pas été gracieux
pour Florence. On connaît la strophe qu'il lui consacre dans
sa pièce « A mon frère »:
Tu les as vus les vieux manoirs s
De cette ville aux palais noirs
Qui fut Florence,
Plus ennuyeuse que Milan,
Où du moins quatre ou cinq fois l'an
Cerrito danse.

Est-ce bien juste? Je dois avouer pour ma part, sans faire


injure au grand poète, que je ne me suis point ennuyé à Florence.
J'ai pourtant pris le chemin de la Toscane par un temps favo-
rable au sommeil, en juillet, temps des longues siestes pour
les Italiens, de retraite à la campagne pour tout le monde.
N'importe, mon impression est tout autre. Florence, même
assoupie dans le bain d'air chaud que le soleil lui verse au fond
de sa vasque de montagnes, Florence mcme assoupie ne m'en-
nuie pas. Elle me semble vivre au contraire, au sein de ce repos,
d'une sorte de vie supérieure empreinte d'éternité où le souvenir
de ce qu'elle fut plane et palpite vaguement pour s'ajouter à ce
qu'elle est. Elle dort, dirais-je volontiers avec Strozzi dans le
fameux sonnet à Michel-Ange, à propos de sa statue de laNait,
« elle dort,
donc elle vit. Éveille-la, et tu verras ».

DE PISE A FLORENCE

Je me dirigeai sur Florence par la route de Pise, la plus belle


pour moi, sinon la plus courte, et aussitôt installé dans mon
compartiment, sans m'occuper le moins du monde de mes voi-
sins, qui semblaient pourtant vouloir lier connaissance, je mis la
tête à la portière pour examiner le pays.
Est-il rien de plus intéressant que de traverser une contrée
avec une préoccupation d'art ou de littérature, en lisant les
livres qu'elle a produits ou inspirés, en se souvenant des œuvres
de ses artistes? C'est là qu'ils ont vécu. C'est au sein de
cette nature qu'ils ont puisé leurs impressions premières. C'est
sous ces influences cachées, multiples, complexes, profondes
que vous sentez peu à peu vous envahir vous-même, que s'est
produite en eux cette élaboration lente d'images et de pensées
qui ont germé péniblement d'abord, puis éclaté en splendide
floraison de chefs-d'œuvre. -Vous essayez de reconstituer en
vous leur état d'âme, de revivre en esprit pour votre compte
quelque épisode glorieux de leur vie; de reconstruire, s'il est
possible, l'échafaudage de leurs idées ou de leurs impressions
familières, puis d'entendre, affectés ainsi, d'entendre comme
dans une réminiscence lointaine, quelques notes du concert que
toute cette nature leur chantait.
Elle est vraiment belle et enchanteresse, la Toscane. Caton l'An-
cien réservait pour elle, concurremment avec l'Ombrie, le beau
nom d'Italie qu'elle partage maintenant avec toutes les con-
trées de la péninsule; et de fait, elle en est l'échantillon le plus
splendide, le résumé le plus complet.
Ce qui frappe tout d'abord, en face du spectacle qu'elle pré-
sente, c'est l'adaptation parfaite qui règne ici entre l'œuvre de
la nature et celle de l'homme.
Celui-ci a compris d'instinct, semble-t-il, le caractère spécial
de la première il n'y a rien ajouté qui la dépare et en brise
l'harmonie. Sur tout le parcours s'étagent des constructions
légères, jolies et originales sans prétention. Des vignes pimpantes
escaladent les coteaux au flanc desquels s'abritent les villas
coquettes d'élégants campaniles élèvent çà et là leurs têtes
curieuses; leur fine taille se découpe sur les lignes harmonieuses
de l'horizon. Détail piquant et bien caractéristique: il n'est pas
jusqu'aux cheminées d'usine qui parfois ne visent manifestement
à plaire, à attirer le regard sur leur collerette de briques, à tenir
leur petite place dans le décor charmant.
A quelque distance, l'Arno serpente mollement derrière un
rideau de platanes; il sourit au soleil à travers les branches.
Tout près, contre le talus de la voie, une file continue de bou-
leaux et d'érables portent allègrement de jolis plants de vigne
qui se donnent la main de l'un à l'autre, et que le mouvement
du train fait paraître emportés dans une ronde vertigineuse d'un
étrange et joyeux effet.
N'est-ce pas dans une prairie comme celle que j'aperçois qu'un
jour Cimabué, grand seigneur et fier, traversant la plaine à
cheval, rencontra le sublime pâtre Giotto dessinant un mouton
sur une pierre avec un charbon? – Quelle grâce, quelle harmo-
nie, quelle douceur dans ce paysage! Tout y est proportionné,
simple, avec une pointe d'originalité naïve. Il s'en dégage comme
un parfum de jeunesse qui rafraîchit l'âme comme un sourire
qui la repose et l'épanouit. Quoi d étonnant à ce que des or-
ganisations délicates comme celles d'un Giotto, d'un Pérugin,
d'un Léonard, d'un Raphaël aient été saisies par cette impres-
sion et l'aient rendue si palpable dans leurs œuvres; dans celles
du moins où ils sont le plus eux-mêmes, où les préoccupations
du métier et l'imitation de l'antique ne les influencent pas trop.
C'est li Raphaël que je pense, on le sent, en faisant la restric-
tion qui précède: son séjour à Rome l'a gâté au point de vue de
sa conception de la nature. C'est dans sa manière florentine qu'il
faut la voir; dans cette Vierge il la Prairie, par exemple, où la
poétique idylle du premier plan semble avoir germé d'elle-même
dans le cerveau du peintre, pendant qu'il contemplait le doux
paysage où il l'encadre ensuite si délicieusement. Léonard,
moins absorbé 'par les tâches officielles, a mieux gardé ses im-
pressions premières. Il a conservé à lanature l'admiration intense,
la fidélité jalouse des premiers jours. Son tableau du Pitti, la
Religieuse, en montre un coin merveilleux travers ses arcades.
C'est la même sensation de suavité pénétrante, de calme sou-
verain que traverse par instant une note de douce gaîté.
Plus que nulle part en Italie il y a chance de trouver ainsi
dans la nature comme dans l'esprit public l'explication des œuvres
de l'art dans tous les genres où il s'exerce parce que là plus
qu'ailleurs encore l'art a été une éclosion toute spontanée du
génie national, une production du sol.
Voilà pourquoi, retranché silencieusement dans mon coin,
l'esprit peuplé de souvenirs et d'histoires, le regard fixé sur le
pays et l'oreille bercée plutôt que distraite par le brouhaha des
conversations et le bruit monotone du train en marche, je ne
trouve pas le temps long, et j'arrive à Florence sans presque
m'en être aperçu.

Florence. Il fait presque nuit il ne faut pas songer à voir la


ville. J'ai du reste tout le temps devant moi et c'est assez pour
aujourd'hui de mon coup d'œil à vol d'oiseau sur la Toscane. Je
me rends donc tout droit à SaintMarc où je doisprendre gîte, et
qui me servira du quartier général les jours suivants.
La distance qui sépare le vieux couvent de la station est bien
vite franchie. En quelques instants me voici sur la place. Une
émotion m'y attend à laquelle je ne songeais guère, c'est celle
que m'apportent, avec tout un essaim de souvenirs, les derniers
sons de l'Ave Maria qui descendent lentement, mélancolique-
ment, du campanile vieilli de San Marco. Là repose depuis six
siècles, traversés non sans vicissitudes, la fameuse cloche his-
torique dont on écrivait naguère encore la monographie atta-
chante la cloche qui sonna les sermons de Savonarole qui
convoqua tant de fois, pour la prière et pour l'action, ses Pia-
fjnoni fidèles que pour cette raison la voix populaire avait décorée
de ce poétique surnom la Piagnona.
Comme elle a raison de pleurer aujourd'hui, la « pleureuse »
Autrefois les ennemis du grand moine tribun la traînaient en la
fouettant dans les rues de Florence; mais ses malheurs d'alors
attestaient sa gloire. Aujourd'hui elle pleure comme une veuve
abandonnée et dolente, dans sa tour noircie. Elle pleure l'antique
gloire éteinte, les grands hommes disparus, ce cloître autrefois
foyer de vie et sanctuaire des arts, aujourd'hui morcelé, désert,
tombé aux mains d'un gouvernement rapace. Elle pleure son
Bartolommeo et son Savonarole, son fra Giovanni à l'angélique
pinceau, son saint Antonin à Tame si fière et si douce. Quand jadis
ses tintements sonores versaient leurs ondes sur la cité, il sem-
blait que l'âme de ces hommes planât avec elles sur le peuple
enthousiaste et jeune qui vivait d'eux. Maintenant c'est dans le
vide qu'elle résonne sa voix plaintive n'a plus d'écho, et, soli-
taire, elle se lamente, triste survivante d'un passé détruit.

II

LA VILLE ET LES MONUMENTS

Ma première journée à Florence est un dimanche. C'est un


bon jour pour prendre une idée d'ensemble. Toute la ville est
dehors, je pourrai observer à l'aise pour essayer de me faire,
s'il se peut, une idée du tempérament de cette race. La chose
n'est pas sans importance quand on veut comprendre ses arts.
Entrer de suite dans les musées sans avoir respiré un peu
l'air de la ville, ce serait peut-être se condamner à ne voir qu'à
demi, à n'avoir qu'une idée incomplète j'entre dans le grand
musée vivant; il a lui aussi bien des choses à m'apprendre. Je
jetterai un coup d'œil sur les monuments qui se trouveront sur
REVUE THOMISTE. – I. 46
ma route, me proposant bien d'y revenir pour étudier à loisir
les richesses d'art qui y sont renfermées.

Me voici donc traversantla place San Marco où, par une atten-
tion du sort qui me touche, résonne en ce moment même l'Ave
Maria de Gounod exécuté pas trop mal par la musique
militaire. Cette audition de musique française venant réjouir ma
première journée à Florence me paraît d'agréable augure; je
m'avance néanmoins; reinon tant le courant de la foule, dans la
direction du Dôme, par la rue de Cavour.
La place du Dôme est en effet, avec la place du Palais-Vieux,
le centre du mouvement de la ville. La voie légèrement sinueuse
qui les relie et qui se continue, sous des noms divers, au delà
jusqu'à l'Arno, en deçà jusqu'à la place Cavour, est comme
l'artère qui transporte le flot léger de la vie florentine à travers
ces deux coeurs de la cité.
Rien n'est plus facile que d'étudier le caractère de cette popu-
lation mobile, il est tout en dehors, on y peut lire comme à livre
ouvert, et ce qui me frappe au premier coup d'œil, au point de
vue où je me place, c'est que je retrouve partout, dans les habi-
tations, les rues, la population elle-même, ce qui me semblait
hier caractériser les paysages de Toscane un air de joyeuse et
douce élégance, un peu naïve parfois, toujours naturelle, qui
annonce un peuple artiste par tempérament un peuple qui com-
prend le beau et qui l'aime, qui est prédestiné par là même à le
voir éclore dans son sein.
Pour comprendre la beauté il faut être beau, disait Platon. On
peut en appeler de cette sentence si elle s'entend uniquement
de la beauté plastique; mais quoi qu'il en soit, Florence peut ne
pas la craindre. Si le type florentin n'est pas précisément d'une
beauté classique, il est cependant sympathique et distingué.
A chaque pas, c'est une observation intéressante à faire, on ren-
contre les vivants modèles de Luca della Robbia, de Verrocchio,
de Filippo Lippi, d'Andréa del Sarto, surtout, celui des artistes
florentins qui a le mieux saisi et rendu avec le plus de conscience
le caractère du milieu où il vivait. La noblesse rêveuse, pensive,
parfois vaguement souffrante de ses figures, d'une personnalité
si intense, se retrouve nettement accusée dans ses modèles. On
voit que c'est aux sources de la nature qu'il a puisé, que c'est à
elle qu'il doit le charme exquis, pénétrant de ses œuvres. Ses
attitudes mêmes, qui paraissent quelquefois un peu cherchées,
ont été saisies sur le vif. Car c'est- un des traits de l'indivi-
dualité florentine que cette instinctive recherche de l'attitude
et du geste. C'est un sentiment que vous retrouvez chez tous,
petits et grands, presque au même degré. Il n'est pas toujours
facile, au premier coup d'œil, de distinguer à quelle classe appar-
tiennent ceux que vous rencontrez sur votre route. Une petite
fille du peuple que vous croisez sur le trottoir se donne des
airs de princesse; une bonne revenant du marché, une mar-
chande de fruits sur sa porte agitent l'éventail, non sans élé-
gance le moindre mendiant fait des gestes comme les personnages
des Carraches et de Bronzino.
C'est que, chez eux, l'esprit délié rend l'attitude naturellement
noble. Vous chercheriez en vain dans tout Florence ce qu'on
appelle communément un mstre chaque citoyen, fier de sa ville
et de soi, s'attribue, généralement avec raison, une valeur per-
sonnelle dont le sentiment se traduit au dehors par une certaine
élégance de maintien qui n'est pas arrogance, mais élévation
d'esprit.
Je viens de rencontrer, à l'angle de la rue de Pucci, un jeune
homme d'une trentaine d'années, simplement mis, mais beau
comme les figures de la Sixtine. Il tient entre ses bras un bébé
charmant aux yeux noirs qu'il admire tout haut sans s'occuper
de savoir si on l'observe. Il l'élève en l'air pour mieux le voir, il
le mange de caresses avec des exclamations naïves, des dimi-
nutifs pleins d'expression. Je m'approche sous prétexte d'un ren-
seignement à demander et j'admire moi aussi le petit homme.
Joie du père, qui se met aussitôt à mon service, loue ma pro-
nonciation italienne, quitte à la redresser de temps en temps. Il
me déclare qu'il a trois enfants comme celui-là, et intelligents!
Je lui fais l'éloge de sa ville, que j'ai voulu voir avant Rome. Il
exulte il me trouve le goût raffiné je suis décidément un con-
naisseur et un artiste. Il me quitte après trois minutes au moins
de conversation et il me serre la main avec effusion en ne me
disant qu'au revoir.
Voilà bien le caractère florentin fierté naïve, expansion char-
mante, gracieux abandon et par-dessus tout l'amour du sol
natal poussé jusqu'à l'idolâtrie.
Tout Florentin est fou de Florence. Ce sentiment n'y est pas
nouveau. Il était plus intense encore au temps des sanglantes
rivalités et des guerres sans fin du moyen âge. Le morcellement
infini du territoire italien, qui se divisait alors en une foule de
petits États indépendants, avait développé jusqu'à l'exagération
le sentiment patriotique. La communauté des intérêts, des dan-
gers, dangers constants et redoutables à cette époque, avait fait
de la vie communale une véritable vie de famille. On sonnait
comme au couvent la fin du jour et le couvre-feu. Le pouvoir
s'immisçait dans la vie intime des citoyens avec une indiscrétion
que ceux-ci lui rendaient bien. Il n'était pas besoin alors de
raisonner et de s'échauffer la tête pour être patriote on l'était
d'instinct, par le même sentiment qui fait qu'on s'attache à sa
maison ou à sa terre. L'organisation sociale s'incarnant dans des
hommes connus, fonctionnant en plein air, restant susceptible,
primitive et restreinte comme elle l'était, d'être embrassée d'un
seul coup d'œil, on s'intéressait à ses mille détails avec une passion
toute personnelle, comme si les revers et les succès, les gloires
et les abaissements, les pertes et les avantages de la cité
étaient pour chaque citoyen avantages, succès, abaissements,
revers.
Aujourd'hui que la machine administrative a broyé sous ses
vastes roues l'antique organisation patriarcale, on retrouve pour-
tant dans les cités italiennes, et tout particulièrement à Florence,
les restes persistants de cet esprit. Tout le monde se sent chez
soi dans sa ville, même le pauvre hère qui va se planter crâne-
ment, sans étonner personne, au centre d'un portique ou sous le
péristyle d'un palais. N'est-il pas de la famille, lui aussi?
N'a-t-il pas le droit d'être à l'aise au milieu d'elle, de s'en glorifier,
de se recommander auprès de l'étranger du souvenir de ses
grands hommes qu'il connaît, dont il rappelle à l'occasion quelque
mot ou quelque action d'éclat ? Aussi se mêle-t-il sans façon aux
groupes d'oisifs de condition plus haute. Il y circule librement
et simplement sans avoir l'air de se sentir inférieur. Si vous lui
dites du bien de Florence, il renchérira avec un sentiment de
vanité candide il vous parlera de Michel-Ange, de Giotto, de
Brunelleschi, de Dante surtout, et c'est un grand hasard s'il
n'entonne pas, sur un ton sentencieux et prophétique
Ahi Pisa, vituperio delle genLi.

Cet ensemble de sentiments si humains, si sympathiques,


restes heureux d'un état de choses qui tend de plus en plus à
disparaître, telle a été, avec l'instinct naturel du beau, une des
causes principales de la grandeur artistique de Florence. Rien
ne coûtait à ces hommes quand il s'agissait d'embellir leur cité,
de la rendre plus glorieuse que les cités rivales. C'est au sortir de
la grande peste qui l'avait plus que décimée, encore sous le coup
des calamités qui avaient fondu sur elle, que sont mises au con-
cours les portes du Baptistère, etl'onadopte leprojet de Ghiberti
qui doit entraîner des dépenses considérables et vingt années
de labeur.
Eux qu'on disait économes et qui l'étaient en effet dans les
occasions ordinaires, ils ne regardaient à rien pourvu qu'on fit
beau. L'autel conservé aux Opera fut ciselé dansl'argent massif, il
épuisa les efforts de cinq ou six grands orfèvres, dont Verrocchio et
Pollaiolo. C'est Luca della Robbia qu'on chargeait de décorer les
moindres fontaines, de sceller ces charmantes vierges qu'on
admire encore au coin des rues. Quand il s'agit, non pas
même de sculpter, mais de placer le David de Michel-Ange,
c'est toute une affaire. On réunit en conseil les plus grands artistes
du temps, Léonard, Pérugin, Filippo Lippi, Ghirlandajo. Ils
n'arrivent pas à s'entendre et il faut qu'à la fin Michel-Ange lui-
même soit appelé pour donner son avis, « étant celui qui a fait
l'ouvrage ».
Et qu'on ne croie pas que ces préoccupations d'art fussent
l'effet d'un zèle purement administratif. Le peuple tout entier y
prenait part et se passionnait pour les belles œuvres; il souffrait
le froid dans la mauvaise saison, plutôt que de s'exposer, en allu-
mant un brasero, à endommager des peintures il assiégeait
l'hôpital dei Tintori pour admirer les cartons de la Guerre de
Pise, comme il organisait des processions pour transporter en
grande pompe les madones de Duccio et Cimabué. Mais le té-
moignage le plus frappant qui nous reste de cecultc du beau uni
au fanatique amour de la patrie florentine, c'est le décret public
rendu par les magistrats pour la reconstruction de Santa Maria
del Fiore.
C'est une pièce unique en son genre, et bien qu'on l'ait souvent
citée, je ne résiste pas au plaisirde la transcrire ici
« Attendu qu'il est de la souveraine prudence d'un peuple de
grande origine de procéder en ses affaires de telle façon que par
ses œuvres extérieures se reconnaisse non moins la sagesse que
la magnanité de sa conduite, il est ordonné à Arnolfo, maître
architecte de notre commune, de faire les modèles ou dessins
pour la rénovation de Santa Maria Reparata avec la plus haute et
la plus prodigue magnificence, afin que l'industrie et la puissance
des hommes n'inventent ni ne puissent jamais entreprendre quoi
que ce soit de plus vaste et de plus beau; selon ce que les
citoyens les plus sages ont dit et conseillé en séance publique
et en comité secret, à savoir qu'on ne doit pas mettre la main
aux ouvrages de la commune, si l'on n'a pas le projet de les faire
correspondre à la grande âme que composent les âmes de tous
les citoyens unis dans une même volonté ».
Aujourd'hui encore on célèbre chaque année, dans la cathé-
drale de Florence, un service solennel pour ceux qui contribuè-
rent d'une façon ou d'une autre à sa construction. On les consi-
dère comme des bienfaiteurs publics et on les traite comme tels.
N'a-tron pas élevé un monument dans l'église même à un de ses
organistes, « pensant, dit l'inscription funéraire, qu'il est d'une
âme reconnaissante de perpétuer la mémoire d'un homme dont
la main a ravi si souvent les mortels dans une douce admiration »
On comprend que des sentiments pareils devaient susciter de
toutes parts, chez un peuple aussi bien doué, des talents fertiles
en chefs-d'œuvre. L'affluence des commandes était un encoura-
gement permanent pour les artistes. Chaque particulier un peu
riche- et ils abondaient à Florence-voulait avoir ses œuvres
d'art, employer à son service les meilleurs « ouvriers », comme
on disait alors. Les contrats passés dans ces occasions sont des
lus curieux. Toujours on y mentionne le soin tout particulier
que l'artiste devra apporter à son œuvre. Il faudra « qu'il y dé-
pense tout son talent » qu'il achève complètement ce qu'on lui
confie « avant d'entreprendre quoi que ce soit pour le compte
d'un autre »>
qu'il arrive à faire si bien « qu'on ne puisse rien
trouver de plus parfait dans ces sortes d'ouvrages », etc., etc.
C'est un marchand qui fait construire par Brunelleschi cette
bâtisse colossale qui s'appelle le palais Pitti. 11 s'y ruinera;
qu'importe Il veut être logé comme un roi, et se donner cette
gloire de pouvoir dire Le même architecte a travaillé à l'im-
mense coupole du Ddme et à ma maison.
Dans les habitations particulières, c'est en général l'élégance
et la sveltesse qui frappent. La beauté dans la mesure, telle est,
pour les Florentins comme pour les Grecs, la préoccupation
dominante.
Aussi n'est-ce pas dans leur esthétique, mais dans leur his-
toire, qu'il faut chercher l'explication de ces tours carrées au
sévère aspect, de ces « palais noirs » dont parlait Musset dans
les vers que nous citions tout à l'heure.

Les tours carrées sont de tradition étrusque. C'étaient les


palais d'autrefois « turris, sive palatium », disent les vieilles
chartes. Il n'en subsiste aujourd'hui que des tronçons les
Médicis, arrivés au pouvoir, abattirent d'un coup de leur sceptre
usurpé ces fières têtes à leur gré trop hautes. La plupart du
reste ont complètement disparu, et c'est grand dommage, car
ces observatoires démesurés devaient donner à la ville un as-
pect bien pittoresque. Il fut un temps où on les comptait par cen-
taines elles étaient parfois si rapprochées que de l'une à l'autre
on pouvait combattre, et on ne s'en faisait pas faute, s'il faut en
croire les vieux historiens.
En ce temps, dit Paolino, « faisait le mal qui voulait, s'il en
avait la puissance, à ses amis ou à ses ennemis, dans leur avoir
ou dans leur personne ». C'est sans doute à ce voisinage des
tours rivales qu'est due la naissance en Toscane du proverbe que
Stefani rapporte « Rarement entre voisins on se souhaite bonnes
années. 1 vicini se vogliano a rado buoni anni ».
Quoi qu'il en soit, une foule de traits, qu'on retrouve dans
les vieilles chroniques, montrent combien était nécessaire ce
système de défense dans lequel les préoccupations d'art avaient
naturellement le dernier rang.
Un jour de Noël, dit Villani, en 1301, Simone, partisan des
Donati, rencontre sur la place de Santa Croce, où l'on prêchait,
Niccola delafamille desCerchi, blanc, et son oncle. Niccola s'en
allait paisiblement à sa terre accompagné de plusieurs personnes
et de ses enfants. Sans motif, « senza colpa », dit le chroniqueur,
il l'attaque, aidé des cinq hommes de sa suite, le jette à bas de
son cheval et lui coupe les veines. Le narrateur plaint la vic-
time. Mais les moeurs féroces du temps ont si bien déteint sur
lui que le crime ne lui semble pas pendable. Tuer son oncle sans
raison lui paraît tout naturel sans doute; car racontant quelques
pages plus loin la fin tragique du meurtrier l'année suivante, il
ajoute que le fait fut tenu pour un grand dommage, « car c'était
le plus accompli et le plus ueriueux donzello de Florence »
Cet état de choses, avec des alternatives et des vicissitudes
inouïes, persista longtemps en Toscane. Dante comparait la
Florence de son temps à un vaisseau sans nocher dans la tem-
pête « Nave senza nochiero in gran tempesta (1) » Faut-il s'en
étonner quand lui-même, théologien et grave, appelé pendant un
temps à gouverner ses concitoyens, n'en chante pas moins
l'honneur de la vengeance « Che bel onor s'acquista in far
vendetta (2) »
C'était bien en effet la vendella qui régnait alors en maîtresse
à Florence, tout comme dans la Corse d'il y a cent ans, et pour
les mêmes motifs ardeur du tempérament, instinct de la domi-
nation, impossibilité de compter, de la part du pouvoir, sur une
justice réelle et impartiale.
Et cependant Florence, au milieu de ces calamités, restait
vivante, prospère, comme si ses agitations intérieures, sembla-
bles à celles de la mer, ne faisaient que la vivifier. Ses institu-
tions, ses mœurs nous semblent aujourd'hui le renversement
de toute société, et pourtant elle a vécu. Et non seulement elle a
vécu, mais elle a été un foyer de vie pour l'Italie et pour le monde.
Ces luttes, ces coups de main hardis, ces sentiments de fierté,
de courage, d'ambition, d'impatience du joug fortifiaient malgré
tout les âmes. Le cours capricieux, souvent terrible des événe-
ments multipliait la vie, la portait à un degré d'intensité
extrême. Il suffisait d'une accalmie de quelques années pour que
la vie civile reprît son essor puissant, pour qu'elle produisît des
(1) Purg., VI, 77.
(2) Canzone, IX.
œuvres durables où le génie national se retrouvait tout entier.
Ce qui prouve bien, du reste, que les esprits n'étaient point
assombris par les dangers et les guerres perpétuelles, ce sont
les fêtes qui se succèdent presque sans interruption à cette rude
époque, c'est le luxe invraisemblable qui s'y étale, ce sont les
succès qu'y recueillent les bons ou les mauvais plaisants, les
faiseurs de mots et les baladins.
Quoi d'étonnant, dans ces conditions, à ce que les constructions
florentines présentent à la fois ce double caractère élégance
junévile et gravité martiale? Il fallait avant tout se défendre, par
conséquent bâtir des forteresses, on en bâtit. Mais cette conces-
sion faite à la nécessité, le naturel reprend ses droits, et, à côté
du palais aux épaisses murailles, aux rares ouvertures grillées
de fer, à l'appareil parfois cyclopéen projetant en avant ses
rudes bossages comme pour dire N'approchez pas, il y a la
construction svelte et gracieuse qui s'appuie au vieux colosse
comme au chêne l'églantier.
Bien plus, c'est parfois dans un même monument que ces
deux préoccupations d'ordre si différent font alliance entre
elles. Tel premier étage austère, presque hérissé, tant la rue lui
est suspecte, laisse charger ses fortes épaules de jolies colonnes
corinthiennes, de vérandah aux larges vitraux, de balcons aux
ferronneries délicates où la grâce légère s'épanouit à l'aise, loin
du danger.
N'est-ce pas ce mélange curieux de conceptions diverses, ce
contraste frappant, partout répété, qui donne à Florence cette
saveur étrange, ce charme subtil qui provoque le rêve, qui ravit
et étonne à la fois, et qui fait qu'installé dans l'aimable ville, on
a tant de peine à s'en arracher?

LES MONUMENTS RELIGIEUX, LE DOME.

Le Dôme, il Duomo, signifie ici la cathédrale. M'y voici arrivé


je ne sais comment, après bien des détours que mes rêveries
abandonnées m'ont fait faire. J'allais au hasard. N'est-ce pas
ainsi qu'il faut aller? – Quand on a un parti pris on ne jouit pas
de la première vue d'une ville, première vue si précieuse pour-
tant si l'on veut s'en faire une idée juste et en garder l'impression.

Me voici donc devant cet édifice fameux, cherchant une place


pour le voir à mon aise. 11 n'y en a pas de tout à fait commode
il est si grand, l'espace qui l'entoure si petit Voulant faire un
édifice « digne du grand cœur de la cité », ils ont fait un
édifice gigantesque, pourquoi?
La façade aujourd'hui achevée, noblement achevée, comprend
une très grande surface travaillée à plaisir de sculptures, peu-
plée de statues dont quelques-unes sont fort belles, ornée d'ara-
besques, de mosaïques, de marqueterie de marbre d'unbeaugoût.
Je me place de biais pour juger de l'ensemble. Il est d'un effet
saisissant; mais nullement chrétien, et, faut-il le dire? pas
da vantage florentin. Le corps de bâtiment, énorme, flanqué
d'épaisses murailles presque sans jours, a l'air d'un monolithe
taillé sur place et qu'on a laissé là parce qu'il était d'un trans-
port difficile. Les transepts et le chevet, ramassés en bourrelets
multiples, s'adossent à sa lourde masse comme des colosses
accroupis contre un rocher.
Tout de suite on sent que c'est la pensée romaine, rigide et
froide autant que noble, qui est ici maîtresse.
C'est elle qui a agencé et entassé l'une sur l'autre ces pesantes
assises, servantes dociles d'un puissant cerveau. La sensibilité
et la fantaisie n'y sont pour rien ce revêtement de marbre poly-
chrome qui allège le tout ne paraît être qu'une concession au
goût de l'époque, il ne fait point partie de la pensée.
L'édifice est pourtant presque gothique dans l'ensemble.
L'ogive en est l'élément fondamental, quoique non l'élément
unique. Mais elle est employée ici par esprit d'imitation ou par
système plutôt que par conviction esthétique. Elle est admise
par le constructeur; elle n'est pas comprise par l'artiste. C'est
pourquoi elle reste trapue, pesante presque à l'égal du plein
cintre. La passion de l'artiste ne l'aiguise pas pour la lancer en
flèche ardente elle reste modérée et solide, prêlanl l'appui de
sa double épaule aux masses énormes des entablements, de la
coupole, des voûtes. Elle se contente manifestement de couvrir
noblement la terre; elle ne cherche pas h percer le ciel.
Quelle différence, à ce simple point de vue, entre le Dôme de
Florence et les vraies cathédrales gothiques, celle de Milan par
exemple! Où est cette forêt grandiose de flèches à aiguille, de
pinacles élancés, de contreforts qui se cambrent fièrement et
touchent à peine du bout du doigt le sommet des hautes
murailles? Où est cette multitude fiévreuse d'êtres vivants,
hommes, plantes, animaux fantastiques qui escaladent l'im-
mense édifice, qui s'y élancent comme sur un grandiose bûcher,
pendant que le souffle impétueux de la passion humaine tour-
mente le marbre, le pétrit, le travaille, et, non content de l'avoir
découpé en mille lances, le hérisse encore, aux arêtes, en fleurons,
bouquets, crochets, ciselures de toute espèce qui le font res-
sembler, de loin, à une flamme ardente et blafarde que le vent
disperse en mille aigrettes dans les airs.

J'entre, et je m'attends à une éclatante revanche. Je suis dès


l'abord déçu. Je trouve cet intérieur froid, morne, peu grandiose,
eu égard à ses proportions.
Point de jour, et en même temps pas de mystère. Ce n'est pas
l'obscurité songeuse de la forêt; c'est l'obscurité froide d'un
souterrain. L'architecte l'a peut-être cherché, le mystère; il n'a
su trouver que l'ennui.
Point de passion. Les lignes sont correctes et rigides. L'inté-
rieur de cette coupole cloisonnée semble tout préparé pour les
fresques d'un Vasari.
Peu de grandeur apparente; par conséquent peu de grandeur
réelle au point de vue de l'art. S'il faut que je consulte mon
guide pour savoir que cette nef a 153 mètres et que la croix de
la lanterne est lancé à 114 mètres au-dessus du sol; s'il faut que
jemesure mes pas, en longeant un pilier, pour me rendre compte
de sa masse, l'architecte a manqué son but. Il a pu souhaiter
faire grand; mais son désir n'a pas trouvé sa réalisation artis-
tique si Michel-Ange eût taillé son Moïse dans une montagne,
en serait-il plus grand? – Je pense de même de ce plan que
tient en main Arnolfo di Cambio dans le portrait qu'on a fait de
lui près de la porte du Dôme. L'échelle a laquelle il a été
tracé m'importe peu; c'est le plan lui-même que je re-
garde, et ce plan me semble plus petit, tout compte fait,
que celui de la Sainte-Chapelle, cette miniature de monument.
A défaut de mystère, à défaut de passion, à défaut de gran-
deur saisissante, au moins voudrais-je trouver là quelque autre
aspect du sentiment chrétien. Je ne le trouve pas.
Quelle distance, à ce point de vue encore, entre Santa Maria
del Fiore et nos cathédrales gothiques! Quelle différence même
avec quelques églises italiennes, et sans aller bien loin, avec
Santa Maria Novella!
En dehors de Florence, j'avais vu surtout deux monuments
qui avaient fait sur mon esprit une impression profonde le
Dôme de Sienne et le Dôme de Milan. Quand je compare mainte-
nant dans mon souvenir ces trois intérieurs d'église, je reste
étonné qu'avec des éléments identiques, piliers et corniches,
voûtes et arceaux, clochers et coupoles, on puisse parler de s
langues si diverses, éveiller dans l'âme des sentiments si diffé-
rents.
A Sienne, c'est la vie qui éclate, non la vie terre à terre et
simplement humaine; mais la vie supérieure du christianisme,
moins dans ses mytères poignants que dans son harmonieuse
grandeur. « Conversatio nostrain cœlis», l'homme en commerce
intime avec le ciel, telle est la pensée qui ressort de l'ensemble
et de tous les détails de ce temple. Tout y parle un langage su-
blime et cependant humain, comme si le ciel s'inclinait vers nous
pour nous parler doucement à l'oreille. La chaire vide, avec
ses bas-reliefs merveilleux, est à elle seule une prédication
muette. La voûte bleue piquée d'étoiles vous rappelle le séjour
des élus. Les têtes des papes alignées, pressées en vivante cor-
niche, fixent sur vous leur regard profond et paternel comme
pour vous inviter à monter vers eux. Le pavé, creusé d'incompa-
rables niellures sur pierre, vous raconte toute l'histoire biblique.
L'agencement merveilleux des voûtes, où des difficultés inouïes
sont résolues avec une simplicité admirable; où le regard cir-
cule librement, à travers des courbes gracieuses, des quatre
nefs latérales aux transepts, des transepts à la coupole, de la
coupole au chevet d'où rayonnent, comme autant de petites
églises, de charmantes chapelles absidales, tout cet ensemble
éveille l'idée des harmonies sublimes de la religion et la calme
beauté du devoir.
De quelque côté qu'on se tourne, l'œil est satisfait, ravi;
l'âme sent couler en elle une paix délicieuse qui l'invite à s'épa-
nouir dans le divin mis à son niveau. Comme il fait bon sous
ce regard vigilant et maternel de l'Église., de l'Église qui ne
vous défend pas de vivre mais qui vous invite à sanctifier la vie,
qui vous apprend à l'orienter vers le ciel, à y introduire cette
liberté des enfants de Dieu qui possède les choses de ce monde
sans en être possédé!
A Milan, c'est l'élan mystique qui domine, c'est la passion de
l'infini, l'aspiration sublime. Tandis que Sienne vous invite à la
paix, Milan vous convie aux luttes ardentes, aux héroïques com-
bats de ces violents auxquels le triomphe final est promis.
J'y entrai pour la première fois durant un office, et soudain
je me sentis transporté dans un monde supérieur au nôtre, dans
un monde vraiment divin.
L'immense nef s'étendait devant moi, majestueuse, troublante,
avec son demi-jourpoudreux où filtraient, légers et frissonnants,
quelques rayons de lumière bleue et rose. L'autel illuminé me
semblait reculer dans un lointain inaccessible. Les sons graves
de l'orgue se répercutaient dans les voûtes, et sa lente mélopée
laissait après elle un grondement sourd semblable à .celui qu'on
entend à quelque distance de la grève quand il y a tempête sur
la mer. Puis, tout à coup, un cœur d'enfants se met à chanter une
phrase légère, et je me prends à songer aux rondes angéliques et
aux concerts célestes d'Angelico.
Je m'avance, et qu'elle n'est pas ma surprise, moi qui avais
cru l'église presque vide, de trouver près de l'autel tout un peu-
ple agenouillé et priant. Comment ne pas prier dans un pareil
temple? Quelles que soient l'insouciance italienne et les façons
-cavalières qu'on affecte ici avec le bon Dieu, j'ai peine à croire
qu'on circule dans le Dôme de Milan, comme dans celui de Flo-
rence, avec des corbeilles de fruits sur la tète, avec des fardeaux
sur les bras. On n'aurait pas la pensée de le traverser pour rac-
courcir sa route ou se mettre à l'ombre, ainsi que je l'ai vu faire
couramment à Sainte-Marie-des-Fleurs.
Dès qu'on est entré, il faut avoir bien peu de sentiment pour
n'être pas saisi d'un religieux respect; car autour de vous les
pierres adorent et vous invitent à la prière. Naturellement le re-
gard se porte en haut. C'est là que le conduisent d'emblée ces
piliers gigantesques qui s'élancent tout d'un jet comme les
grands pins des antiques forêts. Par un instinctif mouvement
de l'âme, la pensée suit le regard elle s'élance elle aussi pour
aller s'épanouir dans le ciel avec les nervures et les. feuillages
des voûtes elle plane à des hauteurs idéales, d'où les choses de
ce monde et l'homme lui-même, disproportionné pour ces mas-
ses, semble bien petit et bien mesquin; mais non pas écrasé
pourtant; car une route lui reste pour monter vers les sommets.
C'est le Sursum corda écrit avec des blocs de marbre. L'homme
a jeté là une profusion étonnante de richesses; mais il ne les a
pas enfouies sottement, il s'en est fait un piédestal, une échelle
mystérieuse pour emporter vers Dieu sa pensée et son cœur.
Et puis, pour compléter encore cette architecture vraiment
chrétienne, là-bas, dans des verrières qui se développent large-
ment au fond de l'abside, la Bible entière s'ouvre dans la lu-
mière. L'ignorant, le distrait, peuvent y lire l'histoire divine où se
trouve résolu le problème de la destinée humaine; l'histoire qui
explique la raison d'être de ce temple, la pensée supérieure d'où il
est sorti, le sentiment qui en a soulevé les voûtes à ces hauteurs
superbes, qui a suspendu cette coupole inondée de lumière vers
laquelle sa pensée monte d'instinct avec la fumée de l'encens,
comme si elle était faite pour lui indiquer le chemin à prendre,
l'orientation à donner à sa vie.
Impossible de ne pas éprouver ces sentiments, surtout en pé-
nétrant pour la première fois dans ce temple unique. L'art qui
l'a édifié a atteint son but supérieur.

Ici, à Florence, rien de semblable. Le sentiment chrétien


n'éclate nulle part. La grandeur ne semble qu'un parti pris, parti
pris de vanité dans ceux qui commandèrent, d'audace dans
celui qui exécuta. Un tel sentiment est compréhensible et res-
pectable sans doute; mais qui ne voit qu'une préoccupation de
cet ordre est en dehors et au-dessous du domaine de l'art?
C'est elle qui élève les tours de trois cents mètres; ce n'est pas
elle qui a sculpté le Jupiter de Phidias ou les tombeaux des
Médicis.
Tout en roulant dans mon esprit ces pensées et ces souvenirs,
je continuais à parcourir Sainte-Marie-des-Fleurs et je m'achar-
nais malgré tout à trouver une pensée élevée, sinon chrétienne,
dans ce monument. Je cherchais à dégager son caractère propre;
une œuvre pareille ne peut manquer d'en avoir un. L'architecte
était un homme de génie, la chose n'est pas douteuse; ce qu'il
a voulu faire il l'a fait, qu'a-t-il voulu ?
`~

Son sentiment, si je le comprends bien, a été de laisser aux


matériaux énormes qu'il devait mettre en œuvre leur caractère
imposant et gigantesque; afin, peut-être, de mieux affirmer ce
défi à la puissance humaine que son programme lui imposait de
porter. -Au lieu de spiritualiser la pierre comme à Milan; au
lieu de la courber en lignes harmonieuses comme à Sienne, il
lui a laissé sa massivité écrasante dans ces piliers aux dures
arêtes, dans ces voûtes sans ornement, dans toute cette
bâtisse colossale dont la majesté opprimante me rappelle l'âpre
parfum des prédications de Savonarole.
C'est là que le « prophète envoyé de Dieu », comme l'appelle Pic
de la Mirandole, faisait retentir les accents de sa grande voix. Son
éloquence souveraine allait bien à cette vaste et accablante archi-
tecture. Arnolfo ou Michel-Ange, Bramante ou Brunelleschi pou-
vaient seuls construire un vaisseau fait pour lui. Il me semble,
en regardant cette chaire, le voir, avec sa face d'aigle, ses fauves
sourcils, son regard foudroyant; l'entendre, avec sa voix de ton-
nerre, retentissante comme la trompette du jugement, quand il
s'écriait, en fixant du côté de l'horizon des regards pleins d'un
effarement sublime « J'entends les pas du cheval du roi de
France qui vient détruire votre cité »
C'est avec ce prophète-tribun pour souverain et un peuple
glacé d'effroi pour habitant que je conçois le Dôme de Florence.
Si Arnolfo l'a ainsi voulu, la réussite est complète. Mais ce n'est
pas à lui que j'aurais recours pour bâtir un temple chrétien.

Sortons de ce Dôme fameux. Aussi bien notre visite a-t-elle


été déjà longue. S'il fallait examiner d'aussi près toutes les
églises de Florence, il ne suffirait pas de faire dans la Cité des
Fleurs un rapide pèlerinage; il faudrait y élire domicile, et pour
longtemps.
Les églises sont en effet nombreuses à Florence; la plupart
sont des œuvres remarquables, et toutes sans exception sont des
musées encombrés de chefs-d'œuvre.Jedis encombrés, parce qu'en
effet, dans ces temples aux proportions parfois exiguës, les
œuvres d'art sont souvent mal à l'aise. Tel autel de Ghiberti est
placé en si bon lieu qu'il faut, à midi, allumer une bougie pour
en examiner les bas-reliefs superbes. Tel crucifix célèbre de
Brunelleschi est enseveli, au fond d'une chapelle obscure, dans
un trou de muraille où on ne peut l'apercevoir que de biais.
A Or' San Michele, ce n'est pas non plus par tous les temps
qu'on peut jouir du merveilleux tabernacle d'Andrea Orcagna.
Mais là du moins la lumière n'a pas besoin de franchir le seuil
pour éclairer des chefs-d'œuvre. Il y en a toute une série se
distribuant sur les quatrefaces de l'édifice et l'environnant comme
une guirlande d'honneur.
Les plus grands artistes de Florence, les Ghiberti, les Dona-
tello, les Verrocchio, les Jean Bologna, les Michelozzi et plu-
sieurs autres ont travaillé là, complétant avec leur ciseau'
l'œuvre architecturale d'Arnolfo et Taddeo Gaddi.
C'est là qu'est le célèbre Saint Georges de Donatello; là
également son Saint Marc; là le groupe idéal de Verrocchio
Saint Thomas apôtre el Jésus-Christ, sans parler des terres
cuites des La Robbia qui décorent les angles des murailles.
Heureuse Florence, qui pouvait confier aux mains de tels
hommes ses travaux les plus modestes
Et notez qu'à ce point de vue Or' San Michele n'est pas un
phénomène, à Florence. Mainte autre église ou chapelle de
couvent l'égale ou même la surpasse de beaucoup en richesses.
San Lorenzo, l'Annunziata, Santa Croce, 11 Carmine, San
Marco lui-même en regorgent. A Santa Maria Novejla elles ne
se comptent plus. On trouve là, formant une galerie unique, des
spécimens de toutes les époques de l'art florentin, depuis Cimabué
jusqu'aux successeurs de Michel-Ange.
Et en vérité cette délicieuse église est un assez bel écrin pour
ces perles. Sainte-Marie-Nouvelle est la plus charmante et la
plus suave construction qu'on puisse voir. C'est elle que Michel-
Ange appelait sa belle fiancée « la mia sposa », et elle mérite
vraiment cette appellation gracieuse. Rien de plus doux et de
plus harmonieux que ses lignes; rien de plus habile, en même
temps, que les artifices de construction employés pour en faire
fuir la perspective et en augmenter pour l'œil les proportions.
Les quatre moines dominicains qui travaillèrent tour à tour à
cet édifice étaient de savants architectes, et ils comprenaient à
merveille l'art chrétien.

Par malheur, les architectes de l'âge suivant, imbus des tra-


ditions païennes, ne surent pas retrouver ces nobles inspirations.
Leurs voyages, rendus faciles par les relations de commerce,
les mirent en rapport avec les chefs-d'œuvre de la Grèce et de
Rome, qui agirent dès lors puissamment sur leurs conceptions.
L'art romain surtout, éclos sous le même ciel, leur sembla le
représentant autorisé de l'esprit national ils crurent reconnaître
leur propre génie dans ses vestiges; les manuscrits de Vitruve,
récemment retrouvés, furent reçus par eux comme de véritables
papiers de famille. Ils ne prirent pas garde que le Christ était
venu; qu'il avait renouvelé toutes choses, selon l'expression de
s. Paul, et eux chrétiens, ils se mirent à bâtir comme au temps
des empereurs païens.
C'est de cet esprit que sortirent la plupart des églises de
Florence. Michel-Ange n'en aura pas d'autre, et il ne fera que
suivre en cela les contagieux errements de Brunelleschi.
Ce nom de Brunelleschi revient continuellement sous la plume
quand on parle de l'architecture florentine. C'est lui, en effet,
qui a porté le premier grand coup à l'art gothique, et son fou-
gueux génie a rendu ce coup mortel.
Cosme de Médicis, l'adressant à Eugène IV, le recommandait
en termes enthousiastes Jevous envoie, écrivait-il, un homme
dont est si grande la vertu, qu'il entreprendrait de retourner le
monde ». Du moins entreprit-il de renouveler l'art monumental
dans son pays, et c'est aux sources romaines qu'il alla puiser. Il
étudia à Rome les restes de l'architecture païenne, il les dessina
sous toutes leurs faces, s'imprégna de leur esprit, s'appropria
leur technique savante. Revenu à Florence, il ne pouvait que
construire en païen des basiliques chrétiennes. San Lorenzo,
REVUE THOMISTE. I. 47
Santa Maria Maddalena, San Spirito portent la marque de cet
inconscient anachronisme. Ce sont des temples superbes, mais
des temples comme la coupole du. Dôme n'est que le pastiche
grandiose du Panthéon.
Qu'on loue tant qu'on voudra les mules beautés romaines. Ce
n'est pas moi qui vais m'inscrire en faux, à leur sujet, contre
l'admiration des siècles; mais il est bien permis de déplorer que
cet art ait envahi de sa végétation puissante un terrain qui
n'était plus le sien, et que des artistes faisant hautement pro-
fession d'appartenir au christianisme se soient si peu souvenus
de lui, même pour son service, quand ils se sont armés du
compas.

LE CAMPANILE DE GIOTTO.

Je m'aperçois qu'en parlant du Dôme je n'ai pas fait mention


de son campanile. Il y faut revenir, une pareille œuvre ne se
passe pas sous silence. Du reste, on peut sans scrupule parler de
lui abstraction faite du monument qu'il complète. Il n'y a en
effet entre le Campanile et le Dôme aucune liaison matérielle et
assez peu de parenté artistique.
C'est une tour isolée, surgissant du sol à quelques mètres du
Dôme, comme le rejeton du chêne à côté de l'arbre paternel.
Seulement la jeune pousse a des fiertés et des élégances que le
grand arbre ignore. Sa solidité ne lui enlève rien de sa sveltesse.
Il s'élève noblement, allégeant progressivement ses formes,
ajourant ses arcatures, multipliant les détails délicats de sa
marqueterie de marbre, et il garde néanmoins sa simplicité, son
idéale pureté de lignes, sa ferme carrure de vigoureux adoles-
cent.
L'histoire ou la légende rapporte que la Seigneurie de Florence
avait demandé à Giotto de construire un campanile « plus beau
que l'imagination ne, peut le rêver ». Comme il est rempli à
souhait, cet étrange programme Et avec quelle aisance, avec
•quel délicieux abandon!
Il semble qu'en face d'une telle exigence, l'artiste eût dû cher-
cher dans son esprit des formes inconnues, surprenantes trans-
porter dans l'inouï, dans l'imprévu le rêve impossible qu'on lu
imposait. Il n'en fut rien. La saine et vigoureuse imagination de
Giotto n'eut pas de ces impuissantes fièvres. On croirait, à voir
la tranquillité exquise de son dessin, qu'il sourit doucement des
naïves ambitions de ses maîtres. Sûr de son génie, il affecte une
sorte de candeur, de confiance sereine. Son rêve est celui d'un
génie délicat et souverain.
Faut-il regretter le clocheton de trente pieds qui devait, dans
le plan primitif, couronner cette délicieuse tourelle? Je ne sais.
Qui peut soupçonner quelles ressources eût fait appel la fertile
imagination d'un Giotto pour couronner dignement son œuvre?
Mais comme cette œuvre est bien ainsi Je comprends Charles-
Quint voulant la placer sous une cloche de cristal comme le plus
précieux des ivoires. Je comprends Dante ravi s'asseyant à la
place qu'on montre encore à la droite du Dôme, passant de lon-
gues journées en contemplation pendant que son glorieux ami
dirigeait les travaux.
A ces moments, sans doute, un rayon plus doux traversait la
nuit de ses songes. C'était assez de cet aimable chef-d'œuvre
pour éveiller, dans son âme éprise de beauté, l'image de la beauté
parfaite, et alléger par cette vision le poids opprimant de ses
austères pensers.
Ainsi plus tard Michel-Ange, poète et triste lui aussi, restait
immobile et silencieux, comme absorbé par une vision intérieure,
en face des Sibylles de Raphaël.

LA PLACE DU PALAIS-VIEUX.

Je parlerais volontiers du Baptistère que j'ai étudié en sortant


du Dôme malgré l'opposition bruyante des officieux. Ils voulaient
tellement me le montrer, qu'ils m'empêchaient de le voir. J'ai
fini par m'en débarrasser mais non sans avoir distribué force pié-
cettes. Cette sorte de gens est la plaie de l'Italie pour le visi-
teur qui veut s'instruire. Ces marmousets petits et grands, tapis
à l'angle des murailles, se dressent comme mus par un ressort
dès qu'un étranger se présente. Ils vous crient ou vous chan-
tent, qui en français, qui en italien, des renseignements et des
offres de service dont vous n'avez que faire. Ils s'acharnent à
vous montrer « ce qui est beau et plus encore, dirait-on, à vous
empêcher de voir ce que leur boniment n'a pas prévu.
En face du Baptistère, ils vous pousseront d'emblée vers les
portes de l'est en vous apprenant, comme si vous pouviez
l'ignorer, qu'elles sont de Ghiberti, lequel mit dix-huit ans à les
faire, après avoir vaincu tous ses rivaux au concours, et que
Michel-Ange, qui était « un grand savant », les jugeait dignes
d'être les portes du paradis. Mais essayez de vous diriger d'abord
vers les portes du nord, plus architecturales et non moins belles,
ils vous prendront en pitié et vous avertiront de votre erreur
sur un ton de bienveillante commisération.
Il y aurait' à disserter sur la date et le caractère de cette
bâtisse octogonale à coupole qui rappelle de loin le Panthéon
romain, et qu'on fait remonter néanmoins au ixe siècle, en plein
moyen âge par conséquent. Mais je songe que cette dissertation
a été faite infiniment mieux, sans comparaison, que je ne saurais
la faire. Mieux vaut en faire grâce au lecteur et poursuivre avec
lui mon pèlerinage un peu plus loin.

La voie est toute tracée il n'y a qu'à marcher devant soi dans
la direction de l'Arno pour rencontrer le pendant naturel de la
place du Dôme la place du Palais-Vieux.
Quand je parle de place, le lecteur qui ne connaît pas Florence
aurait tort de se représenter quelque chose comme la Concorde
ou la Bastille. Les constructeurs florentins ne concevaient pas
les choses ainsi. Ces immenses espaces vides leur eussent paru
des déserts. Ce qu'ils voulaient, c'étaient des lieux de réunion
commodes, proportionnés à l'importance de leur ville, en har-
monie avec les mœurs des habitants.
La vie communale étant leur unique but, les exigences de la
vie communale devaient aussi leur servir de mesure. Si le di-
manche les groupes de promeneurs étaient à l'aise; si les membres
d'une corporation ou d'un parti pouvaient se donner rendez-vous
sans obstruer les voies publiques si en temps de guerre on
pouvait disposer d'un espace suffisant pour les concentrations
de troupes, les réunions de partisans, les délibérations urgentes,
au besoin les jugements sommaires et les exécutions, tout était
bien. Un espace plus grand eût paru disproportionné et inutile.
A quoi bon augmenter encore des difficultés de décoration déjà
assez grandes? Les Florentins tenaient à faire beau; mais ils
ne tenaient nullement à vider leur bourse. Pratiques autant que
délicats, ils savaient garder en tout la mesure ils se contentèrent
de quelques arpents pour leur place de la Seigneurie.
Cette place est d'ailleurs des plus intéressantes. C'est le Palais-
Vieux ou palais de la Seigneurie qui lui a donné son nom. C'estlui
aussi qui lui donne son cachet propre élégance belliqueuse,
aimable gravité.
Vous retrouvez partout ce double caractère à Florence. J'ai
dit à quel point ils étaient amoureux de beauté. Ils apportaient
cette préoccupation jusque dans la guerre. On trouve au Musée
national des armes qui eussent fait envie à Achille lui-même
des boucliers comme en décrivait Homère quand il avait du
temps devant lui. On y voit de petites machines plus ou moins
infernales, qui ne devaient pas être fort terribles, qui étaient en
tout cas fort incommodes, mais qui donnaient satisfaction h ce
goût inné de beauté et de recherche qui caractérise le Florentin.
Comment voulez-vous que le palais municipal ne fût pas cons-
truit, lui aussi, à la façon d'une luxueuse armure? Ne fallait-il
pas qu'il pût résister aux agressions des étrangers, comme aux
mouvements populaires? Ne fallait-il pas aussi qu'il pût défier
comme œuvre d'art les nombreux palais des villes rivales? C'est
donc à la fois à la défense et à la montre qu'il fallait songer. On
y songea, et cette double préoccupation donna naissance à un
monument d'une saveur étrange, bien moyen âge et bien florentin,
où la beauté s'abrite, en bas, derrière un rempart de murailles
hautaines; se montre, au sommet, sous la forme d'un campanile
élégant chargé d'annoncer au loin la puissance et la richesse de
la noble cité.
L'intérieur du palais est superbe. Dès qu'on a franchi le seuil
et qu'on a pénétré dans la cour, on s'aperçoit que ces grands
murs roux à l'aspect si morne vous avaient menti. Un enfant de
Verrocchio vous accueille et vous offre un poisson qu'il vient de
pécher dans sa fontaine. Vous entrez, et dans toutes les salles
aux plafonds cloisonnés, au pourtour garni de statues historiques
aux murailles peintes à fresque ou couvertes de riches tapisse-
ries, les antiques souvenirs de Florence se présentent en foule
pour s'imposer à votre attention.
Que de passions ardentes se sont agitées dans cette salle des
Cinq Cents construite par le Cronaca sur la demande de Savo-
narole:! Que d'iniquités ont été commises au nom de la justice
dans ce salon des Signori Otto! Que de terreurs poignantes, de
désespoirs muets ont habité, pour un instant, hélas cette petite cha-
pelle où les condamnésà mort venaient prier pour la dernière fois
Là fit sa dernière communion le grand réformateur malheu-
reux, Savonarole. Je viens de monter le rude escalier de la tour
pour visiter sa prison. Sa prison, c'est-à-dire un réduit de
soixante-dix centimètres de large, affreux trou de muraille où le
pauvre grand aigle fut enfermé comme un hibou.
J'ai lu, à la lueur qui filtrait par une baie étroite, les pages
éloquentes et si tristes qu'il écrivit pendant que les angoisses
de la captivité étreignaient son âme – « A la tête d'une armée
puissante et nombreuse, la Tristesse m'assiège et m'enveloppe.
Elle s'est déjà entièrement emparée de mon cœur, et elle ne cesse
avec ses armes de m'attaquer jour et nuit en poussant des clameurs.
Mes amis combattent sous son étendard et sont devenus mes
ennemis. Tout ce que je vois, tout ce que j'entends porte ses
insignes. De même que le plus doux breuvage paraît amer aux
gens atteints de la fièvre, ainsi il n'est rien qui ne se convertisse
pour moi en amertume et affliction ». Puis j'ai gravi les der-
niers degrés qui conduisent à la terrasse. J'ai pu toucher la
cloche la même qui sonna le lugubre glas pendant qu'en
bas, sur la place, trois corps innocents, celui du moine glorieux
et de deux de ses frères, se balançaient au bout d'une perche
avec des tressaillements horribles sous la flamme du bûcher.
Mais laissons ces souvenirs funèbres. Ces mœurs féroces ne
sont plus. Essayons de croire, puisqu'on le dit, qu'elles ne peu-
vent plus reparaître. Descendons de nouveau sur la place et ad-
mirons ce campanile qui n'est pas cause, après tout, des horreurs
dont la cruauté des hommes l'a rendu le témoin.

Une chose étrange, c'est la situation de cette tour par rapport


à l'ensemble de l'édifice. Elle est établie non pas au centre, mais
de côté, sur la droite. Cette irrégularité se retrouve dans tout
l'ensemble de la construction et dans l'emplacement même
qu'elle occupe.
La tradition donne de cette anomalie' une raison curieuse et
bien caractéristique des antiques mœurs de Florence. L'archi-
tecte, dit-on, aurait été entravé dans son œuvre par les exigences
des magistrats, qui ne voulaient pour rien au monde construire,
comme il l'eût fallu pour bien faire, sur l'emplacement du palais
rasé des Uberti, chefs proscrits de la faction gibeline. J'aime, je
l'avoue, cette tradition que plus d'un érudit conteste elle rend
bien le déchaînement de passions, l'âpreté de haine qui régnaient
en ce temps-là sur l'Italie.
Quoi qu'il en soit, on n'est pas tenté de regretter une symétrie
qui enlèverait peut-être au palais florentin ce qu'il a de meilleur,
le pittoresque. Il est bien ainsi, en dépit des principes de
Vitruve. Il a de l'unité malgré tout; le dessin du beffroi s'har-
monise à merveille avec celui du parapet crénelé qui surplombe
les hautes murailles.
Une particularité toutefois s'y remarque les créneaux du
parapet sont carrés, ceux de la tour sont découpés en queue
d'aronde. C'est l'histoire d'une révolution qu'on a écrite ainsi en
langage d'architecture sur le bord du ciel. Les Guelfes bâtissaient
en créneaux coupés droits, les Gibelins en créneaux à double
crête. C'est donc le triomphe de ces derniers qui s'étale fière-
ment au sommet de la tour.
Mais une chose me frappe surtout quand, en face du campa-
nile du Palais-Vieux,je songe à celui du Dôme. Quelle différence
entre ces deux œuvres! Et cependant, au fond, elles ne sont pas
étrangères l'une à l'autre, elles se complètent, et à elles deux,
ce semble, elles résument Florence, la Florence du moins dont.
nous avons parlé jusqu'ici.
Le campanile d'Arnolfo dit Florence guerrière, querelleuse
parfois avec ses voisins, et toujours en fièvre; mais qui, au sein
même de ses plus sanglantes luttes, ne peut se passer de beauté.
Celui de Giotto dit Florence pacifique, pleine d'une poésie sou-
riante, fière de ses richesses et plus encore de ses glorieux tra-
vaux. Le premier est un bijou d'ivoire posé là uniquement pour
le plaisir des yeux. Le second est un bijou encore, mais un bijou
sérieux, presque redoutable, un bijou qui a passé chez l'armurier
avant d'aller chez le ciseleur. Son fût allongé, complètement
uniforme, surmonté d'un double étage de créneaux surplombants
et d'une légère pyramide, le fait ressembler de loin au gantelet
de fer ouvragé qui protège la main d'un jeune héros.

Deux choses remarquables encore sur la place Délia Signoria


la Loggia de Lanzi et la Fontaine de Neptune d'Ammannati.
Ce dernier monument, à certains égards du moins, ravit
M. Taine. Je voudrais de tout mon cœur me ranger à l'avis de
l'illustre critique; mais qu'y puis-je faire? Cette fontaine me
déplaît. Ce grand colosse de Neptune, flasque et sans caractère,
ne me dit rien, et beaucoup moins encore ces Néréides et ces
Tritons nus dont toute l'occupation, dit complaisamment
M. Taine, est « d'étendre et de dresser leurs jambes, de se ren-
verser à demi, de se déployer en superbes animaux a.
La raison est évidente pour laquelle nous ne saurions, nous
chrétiens, nous rencontrer sur ce terrain avec l'auteur du Voyage
en llalie, quelle que soit d'ailleurs sa compétence. Sa philosophie
positiviste lui impose un point de vue esthétique qui ne saurait
être le nôtre. Comment admettre que, pour rester « dans les
limites de son art », le sculpteur doive se contenter « d'agencer
des troncs, des cuisses et des nuques » ? Le métier « d'animal
superbe convient à merveille à un cheval anglais, mais n'est-
ce pas un triste métier pour une créature humaine? Grâce à
Dieu, l'art a un but supérieur à cet idéal matérialiste, et quand
un sculpteur ou un peintre est incapable, je ne dis pas de le réa-
liser dans ses œuvres, mais de l'entrevoir même et d'y tendre,
je ne l'appelle plus un artiste, je l'appelle un ouvrier.

Que dire de cette charmante Loggia qui contraste si agréable-


ment avec l'extérieur rébarbatif du palais qu'elle avoisine ? Elle
est l'oeuvre d'Orcagna le peintre, l'auteur des fameusesfresques du
Campo Santo de Pise et de celles de la chapelle Strozzi à Santa
Maria Novella.
C'est chose remarquable que cette universalité des génies de
ce temps. Aux xiv% xv°, et même au xvi° siècle, la spécialité
n'avait pas encore envahi le domaine de l'art. Il fallait être uni-
versel, être capable de satisfaire, dans tous les genres de tra-
vaux artistiques; les fantaisies du public ou d'un patron. Giotto
était surtout peintre, ce qui ne l'empêchait pas d'être sculpteur
et architecte. Michel-Ange était surtout sculpteur, ce qui ne l'em-
pêchait pas d'être architecte et peintre. Verrocchio faisait des
tableaux; Luca della Robbia élevait des dômes, Brunelleschi
faisait des statues. N'en a-t-on pas de Raphaël lui-même, si
absorbé pourtant par les travaux de peinture dont on le chargeait
de tous côtés? Je ne parle pas de Léonard, qui est, au su de tous,
un des génies les plus universels qu'ait portés le monde; qui fut
à la fois savant, littérateur, philosophe, poète, ingénieur, peintre,
sculpteur, architecte; qui sut, en un mot, tout faire, tout com-
prendre, tout juger.
Il n'était pas rare que, par une sorte de coquetterie bien par-
donnable, un artiste qui s'occupait indifféremment de sculpter et
de peindre, ajoutât à son nom, en signant ses œuvres, l'épithète
de peintre pour une sculpture, celle de sculpteur pour un tableau.
Orcagna avait, dit-on, cette vanité naïve, mais il la justifie
amplement par la puissance et la variété de son oeuvre. Il savait
diversifier ses travaux, varier ses inspirations. Autant, au Campo
Santo de Pise, il se montre puissant, grandiose, terrible, avec
ses cavalcades funèbres et sa Faucheuse à l'œil hagard, autant,
à la Loggia de Florence, il se montre gracieux et délicat.
Cette légère bâtisse en plein air, qui servait d'abord d'abri public,
puis de tribune aux harangues, puis de corps de garde aux lans-
quenets desMédicis, est aujourd'hui un petit musée de sculpture.
C'est une fête pour les yeux que ce groupe de statues antiques
et modernes placées là sans trop de symétrie à l'angle d'une
place publique. Mettre un musée sous les yeux des passants, c'est
une idée bien florentine la place y gagne une sorte de vie plus
intense, et les nombreux oisifs ou curieux qui stationnent à l'en-
tour, qui s'asseyent par petits groupes sur les marches, ne le dé-
parent point, ils le complètent. C'est la Florence populaire, la
Florence du jour qui s'abrite à l'ombre du génie des ancêtres,
qui fait la garde à côté de ses œuvres, qui jouit tout bas de l'ad-
miration de l'étranger.
Ce dernier sentiment, que j'ai déjà plusieurs fois signalé, me
frappe de plus en plus à mesure que je regarde et écoute. On
vit vraiment ici du glorieux passé, comme à Athènes sœur aînée
de Florence. Je me plais à chaque rencontre à provoquer ce noble
orgueil, tantôt en admirant tout haut, tantôt en affectant de
faire des réserves. Bien entendu, je me laisse toujours convaincre
à la fin, et je ne compte déjà plus les amis d'une heure que ce
système m'a conquis.

LE LUNG* ARNO.

Voici qu'un détour de rue me conduit aux portiques des


Uffizi. Je les longe sans m'arrêter, car la nuit approche. Du
reste, cette architecture à la Vasari, plus qu'acceptable assu-
rément, mais sans saveur spéciale, ne me captive guère. Je me
contente pour aujourd'hui de jeter un coup d'oeil rapide sur
les statues des Toscans célèbres, qu'une pensée patriotique a
alignées là pour rappeler au passant les grandeurs nationales.
Plus d'une de ces statues est fort belle, autant que le déclin
du jour me permette d'en juger; mais je n'ai vraiment plus la
force de manœuvrer ma lorgnette. C'est assez pour un jour
d'admirations et de souvenirs. Je vais devant moi, ne pensant
plus qu'à une chose: jouir de l'air délicieux que le soir cares-
sant fait glisser sur Florence, et regarder la campagne que je
vois poindre là-bas au-dessus des parapets du Lung' Arno.

Comme elle est belle cette compagne! Quels sentiments apaisés


on éprouve à la contempler pour elle-même, sans effort, sans
préoccupation aucune que de la voir et.de se laisser pénétrer par
ellede ces sensations délicates, exquises, qui mettaient le pinceau
à la main aux aimables paysagistes d'antan.
Ils étaient bien un peu naïfs, ces bons vieux maîtres, dans
leur manière de voir et de rendre la nature; mais leur naïveté
d'hommes primitifs valait mieux que la recherche moderne. Les
spectacles et les sentiments simples ne suffisent plus à nos
regards et à nos esprits blasés. C'est tant pis, et il me semble
qu'en ce moment je comprends quelque peu le sentiment de ces
hommes d'un autre âge. Ils mettaient la nature dans leurs
tableaux un peu comme on met une symphonie sur du papier
de musique; mais ils s'intéressaient à elle, ils l'aimaient au fond
plus que nous. Des formes simples, presque symboliques,
leur suffisaient, parce que leur goût plus neuf avait moins d'exi-
gences. L'aspect restreint de la nature qu'ils avaient saisi et fixé
sur la toile les ravissait plus que nous nos émotions complexes
et les ceuvres savantes qu'on nous met sous les yeux. Il faut des
âmes neuves et de jeunes organes pour prendre tant de plaisir
dans la silhouette d'un arbre, dans le filet bleu d'un cours d'eau.
Nous ne comprenons plus ce sentiment pour nous trop simpliste
il nous faut des œuvres complètes, encore n'excitent-elles en
nous qu'une admiration bien factice. Nous sommes des vieillards
qui jugent mieux, mais qui ne sentent plus. Qui nous rendra
les étonnements ravis du premier âge et les fraîches inspirations
de l'enfance de l'art

Me voici sur le quai de l'Arno, dont les eaux tranquilles s'éta-


lent à l'aise comme pour caresser plus mollement une rive aimée.
Le fleuve a ici plus de largeur qu'auprès de son embouchure;
ses méandres y sont plus nombrenx. Est-ce par une sympa-
thie secrète qu'il s'attarde ainsi, qu'il se répand sur plus d'es-
pace ? On le croirait désireux de séjourner plus longtemps dans
Florence « la Belle » pour en rehausser encore la beauté.
Je prends plaisir à le voir couler lentement, caressant au
passage les arches de ses vieux ponts aux lignes si simples, si
nobles. Je suis des yeux distraitement les barques de pêche ou
de plaisance que de solides garçons poussent avec leurs longues
gaffes ou laissent glisser au fil de l'eau pendant qu'ils attachent
des lanternes vénitiennes aux petites perches qui servent de
mâts.
Je lève les yeux et j'aperçois San Miniato sur sa gracieuse
colline. Un campo santo découpe sur le ciel ses tombes blanches,
ses cyprès noirs. Le sentier qui y conduit, les allées qui le
bordent, sont dessinés par des touffes d'acacias, de pins para-
sols, de chênes, que la chaude lumière du soir couvre d'une pous-
sière d'or.
Plus loin, à l'horizon, la chaîne des Apennins aux tons légers,
aux lignes harmonieuses. En avant, des maisons de campagne
étagées sur les pentes avec leurs belvédères ou leurs campaniles
élancés.
La note sévère ne fait pas défaut au délicieux paysage: Tout
près de moi, derrière le fleuve, quelques tours carrées, à
larges baies ouvertes, laissent voir des corps de bâtiment com-
plètement vides, avec des escaliers rampant tout autour sur les
murailles. C'est le type des constructions étrusques, témoins
décrépits des terribles guerres du moyen âge. La patine du temps
les recouvre elles ont tant vécu, qu'elles ont perdu leur caractère
revêche, et, à ce moment même, le soleil mutin glisse son bras
à travers les arbres pour poser, joyeux, sur leur front couvert
de rides une couronne de rayons.
A côté, formant contraste, les maisons modernes alertes, gaies,
s'alignent fièrement côte à côte. Leur badigeon orangé ou ver-
dâtre, leurs volets aux tons clairs, leurs treilles en berceaux ou
en espaliers achèvent de donner au paysage déjà si riant l'aspect
d'un décor de théâtre où tout est fait pour plaire aux yeux.
Il se fait tard. Je.remonte lentement les quais jusqu'au Pitti,
pour reprendre mon chemin et cueillir une impression dernière.
Pendant ce temps le soleil s'est rapproché de l'horizon à tra-
vers une couche de légers nuages. Il le touche et, subitement,
une nappe de lumière dorée se répand sur la vaste étendue que
l'œil embrasse. Puis elle va s'affaiblissant peu à peu. C'est
l'onde miroitante de l'Arno qui en recueille, dans les plis de
sa gaze bleue, les dernières paillettes, et, pendant un instant,
avant de disparaître, l'astre affleurant l'horizon ajoute à l'écharpe
azurée de Florence une bande de tissu d'or et une agrafe cou-
leur de feu.
(A suivre).
FR. D. Sertillanges, 0. P.
L'ÉVOLUTIONISME

ET LES PRINCIPES DE S. THOMAS


[Suite)

II
LES SYSTÈMES.

La critique des systèmes évolutionistes peut se placer à diffé-


rents points de vue. Dans un article récent de la Revue de Méta-
physique et de Morale (1), M. Weber en distinguait deux
« L'évolution, disait-il, se présente sous deux aspects comme
métaphysique, c'est-à-dire comme interprétation de l'expérience,
et comme théorie rationnelle, c'est-à-dire comme systématisation
de l'expérience ». A ces deux aspects correspondent deux sortes
de critiques de l'évolution l'une, qni a trait à l'évolution scien-
tifique, devra.rechercher si la théorie est cohérente et si elle aboutit
à une conception plus étendue que celle qui émane directement
de la science positive; l'autre, vraiment philosophique, se ramène
à la critique des concepts d'absolu et de substance.
Le plan que nous nous sommes proposé (2) rejette la première
de ces critiques à une troisième partie où nous essayerons d'édi-
fier sur les faits et les hypothèses scientifiques, dégagés de toute
interprétation parasite, une théorie rationnelle de l'évolution.
Pour le moment, c'est d'une critique purement métaphysique
qu'il s'agit. J'ai hâte de dire que je ne me placerai pas un seul
instant au point de vue dé la relativité de la connaissance que
semble fort goûter M. Weber et qu'il nous laisse « libre d'adopter
ou de récuser ». Ce point de vue violente l'intelligence aussi bien
(1) L'Ëvolatianismephysique, septembre 1893.
(2) Revue Chomide, mars 1893, p. 31.
que le langage par lequel il s'exprime. On n'a, pour s'en con-
vaincre, qu'à lire la première partie de l'article en question, où
les fatigantes réticences du relativisme viennent enchevêtrer à
chaque instant le déroulement d'une pensée trop consciencieu-
sement kantienne pour pouvoir déployer toute sa vigueur.
Nous sommes donc « substantialistes », c'est-à-dire que nous
posons en principe la possibilité de connaître, non par une inter-
prétation, mais formellement (1), les substances, avec les acci-
dents, qualités, quantité, relations qu'elles comportent. Les
philosophes de l'évolution le sont comme nous, j'entends les
partisans de l'évolutionisme physique. Il suffira, pour s'en
convaincre, de lire au hasard quelques lignes d'Hœckel, de jeter
un coup d'œil sur les jugements que porte sur Kant Herbert
Spencer (2), de se rappeler l'émoi causé naguères dans le clan
subjectiviste par l'apparition de l'Inconscient de Hartmann (3).
Je viens de citer les trois noms qui furent et restent encore
après trente ans les noms de marque de l'évolutionisme physique.
L'examen des doctrines qui leur correspondent remplira toute
cette seconde partie. Nous comparerons leurs systèmes aux sys-
tèmes anciens; et dans la mesure où leurs principes concorde-
ront, nous leur appliquerons une critique dont les notions de
forme et de force, telles qu'elles ont été définies précédemment,
précisées encore et mises au point des progrès de la pensée phi-
losophique, seront la pierre de touche.

Ernest Hœckel, je l'ai dit déjà, est plutôt un apôtre qu'un pro-
fesseur. L'évolutionisme est moins pour lui un système qu'une
religion, la seule du reste que professe le philosophe d'Iéna (4).
Tout ce qui touche à l'évolution devient sous sa plume « grand »,
« énorme », «
intéressant », « élevé », « capital » (5). Les écri-

(1) Nous n'admettons pas que la métaphysique soit une interprétation de l'expé-
rience. Nos idées ne sont pas des signes quelconques, mais bien des signes formels
des choses.
(2) Premiers principes, I, c. rn.
(3) Philosophie de t'inconscient. Introd. par M. Nolen.
(4) Histoire de la création naturelle, passim.
(5) Ibidem, leç. 2 à 5.
vains, les naturalistes, les penseurs de tout ordre, n'ont de valeur
que dans la mesure où ils l'ont connue. En même temps qu'il
étale complaisamment le « double mérite » de Ch. Darwin,
il n'a pas assez d'étonnement pour s'extasier sur « l'extraordi-
naire faiblesse du dernier écrit d'Agassiz (1). On pourrait
demander a priori si la vérité peut être associée à un pareil étaU
que l'on me permette le mot, d'emballement. Hœckel a cependant
deux titres à notre attention la netteté brutale de ses formules
mécanistes, l'habileté non moins que la compétence avec laquelle
il manie, en faveur des doctrines de la descendance, l'argument
des organes rudimentaires.

Entendez cette déclaration « Qu'une pierre lancée dans l'es-


pace libre tombe sur le sol d'après des lois déterminées que,
dans une solution saline, un cristal se forme; ces phénomènes
appartiennent tout aussi bien à la vie mécanique que la crois-
sance ou la floraison des plantes, que la multiplication ou l'acti-
vité consciente des animaux, que la sensibilité ou l'entendement
de l'homme » (2). Voilà,- si je ne me trompe, du mécanisme à
l'état pur. Veut-on quelque chose de plus précis encore V « L'ap-
parition dans la nature d'un nouveau corps, par exemple d'un
cristal, d'un champignon, d'un infusoire, signifie seulemenl que
diverses particules matérielles qui préexistaient sous une forme,
sous un mode de groupement particulier, ont adopté par suite
de modifications survenues dans leurs conditions d'existence,
une forme nouvelle, un nouveau mode de groupement » (3).
Démocrite n'eût pas dit autrement, lui qui ramenait toute genèse
à des changements de figure, d'ordre, de position des atomes,
« tout juste, disait Aristote,
la différence qui existe entre les
lettres de l'alphabet! Changez A en N, transposez N dans la
syllabe NA qui devient ainsi AN, mettez Z et N aux places res-
pectives qu'ils doivent occuper dans les mots », voilà le monde
de Démocrite en train de s'organiser. Sorte d'exercice gramma-
tical sans règles de grammaire dont s. Thomas achève de mon-

(1) Histoire de la création naturelle, 5° leçon.


(2) Ibidem, 1» leçon.
(3) Ibidem.
trer l'inanité en ajoutant. « Voici un drame; je change toutes
les lettres de place; c'est maintenant une comédie. Ainsi Démo-
crite change de place les atomes et cela suffit pour produire
toutes les différenciations des choses ». Que répondrait Ilœckel
à cet impromptu (1) ?
Il répondrait peut-être que l'on ne peut comparer l'évolution
à une agitation quelconque de caractères d'écriture. De fait,
l'évolution est son grand argument. Mais l'évolution est-elle un
argument? A la supposer vraie, ne se présente-t-elle pas plutôt
comme un fait qu'il faut expliquer? Sans doute, elle signifie l'as-
cension des derniers degrés de l'être vers les différenciations
plus accusées mais quelle est la cause de cette ascension?`.'
L'évolution, prise en elle-même, comme fait, ne conclut pas
nécessairement à l'ascension mécanique, fatale, par les seules
forces inférieures, du moins au plus, du chaos à l'ordre de l'uni-
vers. Elle est indifférente à cette conception comme aux autres.
Or Hœckel croit, avec une naïveté sans pareille, que dès lors
qu'il a dit Descendance, Évolution, il a tout dit (2). Sincère-
ment, il croit avoir prouvé Monisme mécaniste et évolution sont
pour lui synonymes. Quelle confusion et combien, en cela, le
vieux Démocrite et ses atomes crochus est-il plus estimable que
celui qui confond la preuve et ce qui est en question
Aussi bien ne dissimule-t-il pas sa parenté avec Démocrite. Il
le salue comme le fondateur de son système. « Les grands phi-
losophes unitaires de tous les temps, dit-il, ont défendu ces pro-
positions fondamentales de la conception mécanique de l'uni-
vers. Déjà Démocrite d'Abdère, l'immortel fondateur de la théorie
atomique, les a formulées clairement près de cinq cents ans
avant Jésus-Christ. Elles ont été surtout proclamées par le grand
moine dominicain Giordano Bruno qui, pour cette raison, fut
brûlé à Rome par l'inquisition chrétienne. Ce sont de tels
hommes capables de vivre et de mourir pour une grande idée,
que l'on flétrit du nom de « matérialistes », en vantant comme
« spiritualistes » leurs adversaires dont les moyens de persua-
sion sont la torture et le bûcher ».
Vraiment, c'est là faire appel à de bien grands moyens pour
{îyiMetap., lec. VIL
(2) Création naturelle, passim.
triompher du démocritisme, alors que, peut-être, la malicieuse
remarque de s. Thomas que je citais tout à l'heure y suffirait!
L'identité des principes de Démocrite et d'Hœckel, déjà
évidente, devient, par suite de cet aveu,. un fait acquis. Dès lors,
les mêmes arguments qu'employait Aristote contre le premier et
que nous avons fait valoir dans un premier article, militent légi-
timement contre le second. « La matière est faite pour la
forme la réciproque ne se vérifie pas », voilà le principe irrécu-
sable que nous avons vu sortir de la considération des pro-
priétés naturelles. Nous pourrions, pour toute réfutation,
reprocher à Ilœckel la violation flagrante de ce principe fonda-
mental.
Mais parce qu'il est utile de savoir non seulement qu'une
chose est vraie, mais comment il se fait qu'elle est vraie, je veux
revenir sur ce principe, et exposer ici le chapitre trop ignoré où
Aristote nous fait assister à la genèse d'un être physique en
mettant en activité, chacune à son rang, les quatre causes de
toute genèse. Cette manière de procéder nous permettra, tout
en signalant le rôle prépondérant de la forme, d'assigner leur
rôle aux autres causes, à celles en particulier dont l'activité
complexe a trompé Démocrite et Hœckel. Ainsi notre thèse sera
fortifiée d'une contre-épreuve, puisque nous saurons non seule-
ment que la forme commande, mais que la mécanique des
atomes est faite pour lui obéir, et qu'enfin mécanisme et téléo-
logisme, loin d'être opposés, se complètent, s'harmonisent, en
vue de la production des êtres différenciés.
Nous n'avons, il est vrai, qu'un sec canevas des auditions(l) du
maître. Il faudrait ressusciter cette leçon, se représenter le
Stagirite entouré de ses disciples, se promenant au gré d'une
conversation accidentée sous les larges baies du Portique, au
souffle du vent du large qui sans cesse rafraîchit les fronts
échauffés de toute cette jeunesse pensive.

Dans sa précédente promenade, le philosophe avait agité la


question plutôt qu'il ne l'avait résolue. Le canevas qui nous
reste en fait foi. Il s'était butté contre trois objections, alors

(I) âxpôaai; ifuinxr,.


REVUE THOMISTE. – I. – 18
comme aujourd'hui courantes et qui toutes trois refusaient à la
forme toute causalité (1). La première étalait les combinaisons
monstrueuses qui échappent aux lois naturelles. Tous avaient
nommé Démocrite comme nous nommeriorslloeckelet sa théorie
des organes rudimentaires (2). Une seconde objection (si l'on
en juge par la critique qu'en fait Aristote) devait prétendre que
les causes finales n'étaient rien, que les causes matérielles et
efficientes étaient tout. On retrouvera la même opinion chez la
plupart des physiciens modernes. La troisième triomphait faci-
lement de la doctrine de l'intentionnel, en observant que jamais
on n'avait vu la nature délibérer. C'est encore l'avis des philo-
sophes dilettanti. Qu'en pensiez-vous, monsieur Renan?
Sans doute, Aristote avait répondu dialectiquement, ma-
nière d'argumenter qui fait plutôt pièce au trou qu'elle ne le
bouche. Après tout, disait-il, on peut savoir la grammaire et
faire des fautes d'orthographe. Ces fautes ne seraient pas, sans la
science qu'elles supposent. Or n'est-ce pas un véritable appareil
scientifique que cet enchaînement rigoureux de moyens et de
buts que manifestent les œuvres naturelles ? Qui montrera la
même régularité dans les monstres?Si la semence n'est rien, que
l'on fasse sortir n'importe quoi de n'importe quoi! Vraiment,
c'est détruire la nature que de la réduire à un eil'ort intérieur
qui se déploie au hasard Si elle ne marche pas au hasard, elle
serait donc guidée par une fin? C'est comme lorsque je vois un
inconnu se baigner la première fois, je dis C'est du hasard;
s'il revient les jours suivants 11 y a quelque chose là-dessous
il vient là pour se baigner. Ainsi la nature. On dit qu'elle ne
délibère pas le joueur de cithare délibère-t-il davantage? 11 est
vrai qu'ici je saisis la présence de l'intelligence, mais dès lors
que l'effet est en tout pareil, la cause ne doit-elle pas être iden-
tique ?.
Ces traits, qui portent si bien l'empreinte de la vivacité des
conversations du Portique, n'avaient fait qu'émulsionner la ma-
tière du débat. Le Philosophe se devait, il devait à ses disciples
intrigués, de l'aborder à fond. Il le fit l'un des jours suivants,
et magistralement, car voici avec quelle largeur il posa la
(1) II Phys., c. VIII, leç. U.
(2) Hist. de ta création nul., c. I.
question Étant donnée la nécessité des lois naturelles, quelle
part revient dans cette nécessité aux causes matérielles et effi-
cientes, quelle part à la cause finale? Qui ne se souvient d'avoir
lu avec intérêt, dans sa jeunesse, la même question posée presque
dans les mêmes termes par M. Taine, aux deux derniers chapi-
tres des Philosophes classiques?
Chose curieuse et dont je ne prétends pas déchiffrer l'énigme,
même procédé de solution chez Taine et chez Aristote. « Qu'est-
ce que la vie? se demande M. Taine; je n'entends pas le mot, je
suis obligé de l'analyser. Pour cela je vais le faire naître et je
le ferai naître en observant les cas où il se produit. Regardez
les dents, la langue, les glandes salivaires, toutes les parties de
la bouche et leur emploi. Si quelqu'une manque, l'animal ne
peut plus mâcher. Ainsi pour que l'animal mâche, il faul qu'elles
soient comme elles sont. Même remarque si vous considérez
l'action d'avaler et de digérer. Même remarque pour toutes les
fonctions du corps. Il faut! il faut! n'avez-vous pas remarqué
ce mot qui revient sans cesse ? Il faut que ces opérations se
fassent. Il y a nécessité pour que ces opérations se fassent.
Force est que ces opérations se fassent toutes traductions
d'une même chose. Nous touchons au sens cherché. La vie est
la fin, les opérations sont les moyens. La vie nécessite les opé-
rations, comme une définition ses conséquences. » (1).
Voyons à son tour Aristote « faire naître le mot » et, tout en
suivant une marche parallèle, arriver réellement au résultat
auquel M. Taine n'arrive que verbalement, comme on le consta-
tera tout à l'heure,
Voici une maison, dit le Philosophe les matériaux les plus
lourds, les pierres, sont en bas les matériaux les plus légers,
les poutres et les planches du toit, sont en haut; les briques
des murs, qui sont d'une pesanteur moyenne, sont entre les deux.
Est-ce la pesanteur qui a construit la maison (2)?
Est-il besoin de nommer l'auteur du système visé? Un sourire
sans doute, un sourire d'Athénien parcourt les jeunes visages.
Démocrite est battu c'en est fait de lui! Cela ne fait pas le
compte du Philosophe. Il a prévu le cas, et de peur que la ré-
(1)Philosophes classiques, p. 325.
12)11 Pkys., cap. ulC.
action de son auditoire contre le mécanisme n'aille trop loin, il
a eu soin de consigner à la suite de cet exemple, sur ses notes
'AXk' ojjuoo- ojy. à'vsu -roitaw viyovîv. « Attention, n'allez pas croire
que les poids respectifs des pierres, des briques et du bois
n'entrent pour rien dans la construction » où i*evcs! su ïxïkx sM)v
ô)a Si' iJAijv « elles n'en sont pas la cause dernière, elles en sont

une condition matérielle ». Et il poursuit « Oui, il faut que dans


la matière il y ait des dispositions qui la rendent propre n être
utilisée; jamais rien ne se fera si des aptitudes matérielles n'exis-
tent pas il n'en faut pas conclure, cependant, que ces aptitudes
sont la cause unique des arrangements produits. Ce serait dire
que la pesanteur du bois, de la pierre et des briques construit
la maison. La scie ne scie pas seulement parce qu'elle est en fer,
cependant elle ne scierait pas si elle n'était en métal dur. Ainsi,
ce n'est pas parce que la matière apte s'est rencontrée que le
résultat est arrivé; tout ce que nous pouvons dire, c'est que si
le résultat est arrivé, il a fallu qu'une matière apte se ren-
contrât. En résumé, la nécessité suit à la matière « fort bien mais
le dernier mot de cette nécessité, la fin seule le dit».
Ne croirait-on pas entendre M. Taine «La vie est la fin, les
opérations sont les moyens. La vie nécessite les opérations
comme une définition ses conséquences » ? `?

Mais quel abus M. Taine ne fait-il pas de cette comparaison!


Pour lui, en effet, un rapport intellectuel, de l'ordre idéologique,
unit la définition à ses conséquences. C'est un rapport de l'ordre
idéal qui devra donc unir la fin, « le fait dominateur », aux opé-
rations, qui sont les faits derivés. Plus de causalité réelle dans
un tel système d'un premier fait sortent les autres faits, comme
d'une formule génératrice sortent les solutions des divers pro-
blèmes. Tout le nominalisme de M. Taine est dans cette com-
paraison, et cependant cette comparaison est d'Aristote (1), et
elle était pour ce dernier la formule même de son réalisme en
matière de cause 1

« La
nécessité qui règne dans les démonstrations ressemble,

(1) eutt Bk Tb àva-yxaîov Iv TE toîç 1*167} jj.aeri


*°" Év otç xanâ qjysiv yt^voiiivot; Tpônov Tivà
îtapan^did);. Ph. II, ch. ix. Il est indifférent qu'Aristotc substitue ici le mot démons
tration au mot définition, une définition complète n'étant pour Aristote qu'une dé-
monstration intervertie. I Poster. Anal. lec. 16.
d'une certaine manière, à celle qui règne dans les sciences de la
nature ». Ainsi s'exprime Aristote, dans la deuxième partie du
dernier chapitre du deuxième livre des Physiques.
» D'une certaine manière » « rpi^ov -cwi », voilà ce que n'a pas re-
marqué M. Taine. La ressemblance ne consiste pas en ce que, les
prémisses du syllogisme n'ayant qu'une influence idéale sur les
conclusions, une influence de même sorte se retrouvera dans
les sciences de la nature. La comparaison ne porte pas sur
la nature de l'influence, mais sur sa nécessité (1).
Cette nécessité est-elle absolue ou conditionnée? Force et
matière étant posées, l'effet suivra-t-il nécessairement, comme de
prémisses vraies et nécessaires suit une conclusion nécessaire ? `~

« Oui et non, répond Aristote. Il faut d'abord bien recoiinaître


ce qui dans les êtres de la nature tient lieu de définition ou de
prémisses, de conséquent ou de conclusion ». Et le voilà de
consacrer à cette recherche tout un paragraphe que s. Thomas
commentera en deux colonnes d'in-folio (2).
Ils déterminent d'abord le sens dans lequel se produit, respec-
tivement, dans les sciences démonstratives et dans les sciences
naturelles, la nécessité.
En logique, c'est une vérité admise que des prémisses sort
nécessairement la conclusion telles prémisses, telle conclusion,
voilà le sens suivant lequel, logiquement, se déroule la nécessité
par contre, la vérité de la conclusion ne garantit pas la vérité ni
la nécessité des prémisses (de prémisses fausses en tout ou en
partie on peut tirer une conclusion vraie) (3). Ce que l'on peut
inférer d'une conclusion est négatif si elle est fausse (la forme
du syllogisme étant supposée irréprochable), les prémisses, au
moins en partie, sont nécessairement fausses. En résumé, la

(1) On peut du reste contester que l'influence des prémisses dans le syllogisme
démonstratif (le seul dans lequel se trouve la nécessité) soit d'ordre idéal, au sens de
M. Taine. Le syllogisme démonstratif procède de prémisses jugées comme vraies et
nécessaires par l'esprit, être réel, s'il en est. C'est en tant qu'appréhendées ainsi par
l'esprit qu'elles causent la conclusion. Du reste, la causalité naturelle est nettement
effective. Les causes naturelles sont causes de faits et non d'idées. C'est là une
idée claire » de premier rang.
(2) II Phys. lec. 15a, in fine.
(3) Exemple Tout homme est noir (majeure fausse).
Les nègres sont hommes.
Les nègres sont noirs (conclusion vraie).
nécessité positive va dans les sciences démonstratives des pré-
misses à la conclusion celle qui va de la conclusion aux
prémisses est purement négative.
Or c'est précisément l'ordre inverse dans les œuvres de la
nature. Le cycle d'une combinaison chimique, par exemple, n'est
fermé que lorsque le nouveau corps est résulté. A vrai dire, si la
matière et l'agent manquent, si pour produire de l'eau il n'y a
ni oxygène, ni hydrogène, ni étincelle, l'effet ne sera pas produit,
mais c'est là une nécessité d'ordre négatif comme celle qui
unit une conclusion fausse à l'absence de prémisses vraies. Elle
peut tout au plus nous faire pressentir ce qui dans les œuvres
de la nature sera principe et sera conclusion. Cherchons donc
dans quel sens se produit la nécessité positive. Dans la nature,
les agents sont très complexes. L'esprit seul peut reconnaître
dans cette complexité les racines propres des phénomènes. Or,
que dit l'esprit, au sujet de la racine propre de la nécessité dans
les choses naturelles? Suivant Aristote, il parle ainsi Posez le
résultat, vous supposez nécessairement l'existence de tous les
moyens nécessaires pour le réaliser posez ces mêmes moyens,
abstraction faite de l'ordre au but, rien ne garantit l'existence
du résultat final.
On voit donc que dans les opérations naturelles, c'est l'ordre
au but et, par conséquent, le but qui commande. La nécessité se
déroule en sens inverse dans les sciences de l'esprit et dans les
causes. Dans les premières, ce qui dans l'ordre d'apparition
génétique est le premier est aussi la cause de la nécessité dans
les causes, la nécessité suit à la réalité, qui apparaît la dernière.
Hœckel et les mécanistes se trompent parce qu'ils ne savent
pas se servir de leur esprit. Ils voient les forces matérielles qu'ils
expérimentent marcher infailliblement à leur but. Pour eux la
preuve est faite. Mais, dans une force matérielle que d'aspects
que de réalités correspondent à ces aspects
Non! il ne suffit pas de rapporter en bloc la nécessité desrésul-
tats au paquet matériel d'où sort cette nécessité. Que l'hydrogène
et l'oxygène s'unissent pour former de l'eau, il ne suffit pas pour
tout expliquer de dire que la nécessité de cette combinaison a
sa raison d'être dans l'oxygène et l'hydrogène. Une analyse plus
profonde fait voir la cause propre de cette nécessité. Oui, la
nécessité suit à l'oxygène et à l'hydrogène, mais la raison de
cette nécessité, l'oxygène et l'hydrogène, réduits à de pures
forces mécaniques et matérielles, ne la possèdent pas. Cette
cause, qui fait opérer les forces mécaniques suivant les lois de

proportions définies. définies par quoi ? par le but utile à pro-
duire, incontestablement! cette cause, immergée tant qu'on
voudra dans la matière et la force mécanique, mais qui n'est
ni matière ni force mécanique en elle-même, c'est la fin
L'évolutionisme d'Hœckel est donc entaché d'un vice origi-
nel. Il est exact que les causes de l'évolution que Kant nommait
les causes efficientes sont nécessaires pour que l'évolution ait
lieu mais ces causes en elles-mêmes sont indéterminées, elles
sont des forces brutes, impuissantes à produire comme à expliquer
l'évolution. L'évolution n'est pas un déroulement de formules
mathématiques, mais un déployement d'activités dont les der-
nières appellent les premières. Dans les démonstrations, les
prémisses commandent la conclusion; dans les activités ordon-
nées, ce sont les buts qui déterminent les moyens proportionnés.
Le système d'Hœckel ressemble donc à un raisonnement auquel
il manquerait la majeure.

Cela est d'autant plus regrettable que nul n'a plus avantageu-
sement mis en lumière quelques-uns des arguments les plus frap-
pants de la thèse de la descendance. J'ai cité l'argument tiré des
organes rudimentaires. J'y reviens ici à cause de l'insistance
que met Hœckcl à le considérer comme « absolument inconci-
liable avec l'hypothèse habituelle suivant laquelle tout organisme
est le produit d'une force créatrice agissant dans un but donné ».
La raison qu'en donne Hœckel est celle-ci « Ces parties du
corps. sont véritablement dépourvues de fonctions, de signi-
fication physiologique et n'en ont pas moins pourtant une exis-
tence formelle ». Exemples dents incisives avortées chez des
embryons de bêtes à cornes, muscles, destinés à mouvoir les
oreilles, sans utilité chez les hommes, et qui « chez nos ancêtres
à longues oreilles de l'époque tertiaire, singes, malus, marsu-
piaux. étaient beaucoup plus développés et d'une bien autre im-
portance » repli semi-lunaire qui se trouve dans le coin de l'œil
humain, reste atrophié d'une troisième paupière, qui chez d'au-
tres mammifères, oiseaux, reptiles, est très développée, etc. etc.
Et notre philosophe de conclure « Quoi! des outils sans em-
ploi possible, des appareils organiques qui existent et ne fonc-
tionnent pas, qui sont construits pour un but donné et incapa-
bles en réalité d'atteindre ce but!
Comme on était hors d'état
de trouver la véritable explication du fait, on était finalement
arrivé à croire que le créateur avait mis ces organes « par amour
de la symétrie » ou « pour donner au moins à titre d'ornements
une vaine apparence d'organes de même, sans doute, que les
employés civils invités à la cour, parent leur uniforme d'une in-
nocente épée, qu'ils ne tirent jamais du fourreau » (1).
Avouons-le, cette sortie d'Hœckelne manque pas d' « envoyé»n
à l'endroit de ceux qui, comme Agassiz, se refusent à admettre
toute descendance. Mais du point de vue évolutioniste l'expli-
cation téléologiste saute aux yeux. Nous l'avons dit, nous accep-
tons provisoirement ce point de vue (sans trancher du reste sur
de si faibles indices que ceux rapportés tout à l'heure, la ques-
tion de l'origine du corps de l'homme) notre but est de l'accom-
moder avec les données rationnelles. Or qui ne voit que les
organes rudimentaires, inutiles pour l'individu qui les porte atro-
phiés ou sans emploi, dans l'hypothèse de l'évolution, furent
utiles pour la série? Bien loin de prouver contre les causes fina-
les, ils témoignent au contraire en faveur de l'étendue de leur
action. Ces organes furent utiles à des races intermédiaires, au-
jourd'hui disparues, mais qui, sans eux, n'auraient pu vivre
ni se reproduire, ni contribuerpar conséquent au développement
supérieur de l'évolution. Ainsi dans l'embryon des mammifères,
le mode de circulation placentaire après avoir collaboré à toute
une période de développement de l'individu, fait place à un
mode de circulation qui est celui de l'animal parfait. Je ne vois
pas que ce mode momentané de vivre, laissât-il après lui (comme
il est probable) quelque conformation d'organe au moins gê-
nante ou peu adaptée, prouve que l'ensemble de l'évolution de
l'embryon ne soit pas commandée par la facture du type dé-
finitif. Ce n'est point à « l'innocente épée dont les employés

(1) Création naturelle, p. 13.


civils invités à la cour parent leur uniforme » que je comparerais
les organes embryonnaires. Je leur trouverais plutôt une ana-
logie avec ces épées qui ornent les blasons. Inutiles au fils des
croisés, elles n'en sont pas moins les diminutifs de cette vail-
lante lame avec laquelle ses ancêtres sauvèrent leur vie et illus-
trèrent leur race. •

(A suivre.)
F. A. GARDEIL, 0. P.
LE ROMANTISME
Suite (i).

DEUXIÈME ARTICLE

LE DÉCOR DU ROMA.NTISME

I. – LA NATURE
Que le romantisme ait mal compris le sens de la vie, qu'il ait
offert aux esprits et aux volontés comme un idéal tout à fait
digne de leurs efforts l'étrangeté d'une passion fatale et mélan-
colique c'est sans doute un danger et cette philosophie vague,
séduisante, qui ne se formulait pas, qui s'insinuait par la poésie,
par le roman, par la musique, était une singulière école pour
toute la jeune génération romantique. Mais là il n'y a encore
que demi-mal, et voici pourquoi.
D'une école on passe à l'autre, des livres on passe à la vie, et
la vie redresse bien des consciences faussées. Outre qu'elle
arrache l'esprit aux idées verbales et aux conceptions abstraites,
les peines, les responsabilités, les affections, qui en forment le
tissu, paraissent réglées par une divine économie pour instruire
et pour réveiller. Quand une âme n'est pas complètement murée
dans son égoïsme ou dans sa bêtise, elle est sur le chemin de
la vérité dès qu'elle sort de la métaphysique ou du rêve pour
vivre la vie. C'est une constatation qui n'a pas été faite seulement
par des philosophes chrétiens; depuis le Disciple de M. Bourget,
et le Sens de la vie, de M. Édouard Rod, c'est devenu l'une des
thèses les plus chères du roman contemporain. C'est la vérité

(3)Voir le numéro de septembre. Le lecteur y aura corrige plusieurs fautes d'im-


pression, une entre autres qui rend un passage inintelligible et prête un vers faux à
V. Hugo.
môme. On peut donc toujours espérer que les doctrines aimées
de la jeunesse ne produiront pas, même si elles sont exécrables,
un mal chronique et inguérissable, et la conception romantique
se serait sans peine évanouie à la lumière des réalités, si les
réalités avaient pu arriver jusqu'à elle. Malheureusement, il
leur fut impossible de l'atteindre. Le romantisme ne voulut pas
de contact avec les choses; il s'isola, fuyant la vie réelle et
pour ne pas être réveillé de son rêve, il s'enferma dans un milieu
chimérique et conventionnel, chatoyant et faux, dans un décor
de théâtre.
il
Il y eut deux sortes de décors comme il y eut deux sortes
d'acteurs. L'âme romantique pouvait s'incarner suivant le gré
de l'écrivain, ou dans l'écrivain lui-même, ou dans un personnage
créé par lui il pouvait garder son lyrisme à son compte, il
pouvait le prêter à. autrui; il pouvait, pour employer la langue
précise et commode de sa philosophie, subjecïwer son œuvre
ou Y objectiver d'une part le lyrisme proprement dit, et de
l'autre le drame sous ses deux formes, théâtre et roman. Le
lyrisme eut son décor, et le drame le sien ou les siens. Étudions
d'abord celui du lyrisme.
Voilà donc le poète romantique; il veut dire ses amours, ses
douleurs, ses tristesses, tous ses étonnements et toutes ses
émotions et il prétend leur donner un prodigieux relief, le je
ne sais quoi d'unique, de profond qui marque son individualité.
Il se gardera bien de raconter la naissance, l'évolution de ses
sentiments, les circonstances diverses qui leur donnent leur
particularité. On saura qu'il aime, on ne saura pas qui. Peut-
être ne le sait-il pas lui-même. Il porte les marques du deuil, on
devinera très vaguement qu'il a perdu peut-être un père, peut-
être une soeur, à moins que ce ne soit un frère ou une mère. S'il
consent à circonstancier un peu ses effusions, il substituera des
inventions nuageuses à la vérité du fait, et l'histoire de Graziella
à une vulgaire aventure. La vérité des faits démentirait trop
brutalement les gasconnades du sentimentalisme romantique.
«
Quoi? – dirait-on si l'on savait, cet amour trompé qui
aurait agraiidi, ennobli l'àme de Musset, cette « sainte blessure »
que la Muse vient consoler, c'est cela » Mais le poète roman-
tique prend les meilleures .précautions pour que l'on ne sache
pas; il se tait, et devant son silence l'imagination présume tout,
excepté la vérité.
Où donc faire vivre ces sentiments? Les laisser dans l'abstrait,
ce serait la pire des rhétoriques, celle du lieu commun. Telle une
corde de violon sans le violon. Il faut une caisse d'harmonie qui
vibre et qui amplifie les sonorités. Il le faut d'autant plus qu'il
est indispensable d'étourdir le lecteur en sorte qu'il ne songe
même pas à demander « pourquoi cette douleur et pourquoi cet
amour ». Et puisqu'il s'agit moins de donner la note juste que
de la donner retentissante « à remplir, comme dit le poète, toute
une cathédrale », ch bien, la caisse d'harmonie aura l'immensité
du monde, et le cri du poète, ce cri dont on ignore l'explication
et la cause, sera multiplié par les bois, les montagnes et les
océans, le ciel et la terre, en un mot par la Nature.
C'est sur cette répercussion que compte le. poète pour que son
âme soit comprise. Si vous savez d'un homme que tel événement,
soit triste, soit agréable, lui est arrivé, il n'est pas nécessaire
qu'une foule de gens viennent se lamenter ou se réjouir autour
de lui pour que vous compreniez sa douleur ou sa joie. Mais les
sentiments d'un homme que vous voyez ému sans en savoir le
motif, vous n'en pouvez juger que sur l'espèce et le nombre des
félicitations ou des condoléances dont vous le voyez entouré.
Or le romantique ne fait plus mention, ne garde plus souvenir
des causes de ses émotions. En revanche il fait de l'Univers le
compagnon, l'interprète de son âme, le joueur de flûte qui accom-
pagne ses joies, ou la pleureuse à gages de ses deuils. C'est le
sentiment de la nature.
Jean-Jacques Rousseau trouva le premier cette harmonie de
la nature avec les âmes. Dans ses promenades solitaires il pou-
vait s'enivrer de ses chimères et se livrer en paix au culte de ce
Jean-Jacques qu'il adorait avec un fanatisme si susceptible.
Artiste sensible au charme et à la douceur des choses, il trouvait
dans leur silence qui ne troublait ni ses rêves ni son orgueil, une
approbation muette et comme un attendrissement sur ses
malheurs. II songeait alors aux hommes avec lesquels il avait
vécu, qui avaient si souvent déçu ses imaginations et froissé
son amour-propre, et à mesure qu'il s'aigrissait davantage contre
la société, il se confiait avec plus d'abandon à la nature qui
devenait sa consolatrice. Il l'associa à ses idées, à son éloquence,
à toute son âme.
Il laissa cet héritage à Chateaubriand. L'auteur de René, qui
était un merveilleux décorateur, comprit quelle poésie prendraient
les sentiments de ses héros s'ils étaient unis à l'impression que
produisent les grands spectacles de la nature. Artiste moins
mystique et plus puissant que Rousseau, il chercha les fortes
couleurs, les ensembles grandioses, et il alla demander à l'Amé-
rique l'ample décor de ses paysages pour y encadrer la mélancolie
de René.
A l'école de Rousseau et à celle de Chateaubriand le romantisme
apprit la rhétorique du genre. Et ce fut avec une inimitable per-
fection qu'il sut étroitement mêler à toutes les crises de sa vie
passionnelle, à toutes les inspirations de son lyrisme, ce qui en
devait être à son gré la base harmonique, c'est-à-dire le sentiment
de la nature. De plus près examinons cette découverte du
romantisme.

Est-ce à dire que jusque-là on n'eût pas ouvert les yeux sur
le monde extérieur'1 En vérité on n'avait pas attendu Lamartine
pour s'apercevoir qu'il y avait dans les spectacles naturels une
beauté divine. Bossuet avait salué le soleil levant, et les grâces
plus aimables des paysages tranquilles ont conservé toute leur
fraîcheur sous la plume de Fénelon. Couleurs, formes et parfums,
tout avait été observé, tout avait été goûté. On en avait joui
comme un peintre jouit d'une arabesque élégante. Ces beautés
ravissaient le sens esthétique.
Il y avait plus, on ne se contentait pas de cette admiration
d'artiste. La raison souveraine reprenait vite ses droits, et l'intel-
ligence cherchait à son tour sa joie dans la contemplation des
ois générales et de la providentielle harmonie qu'elle saisissait
sous la beauté des apparences. Pascal admire « la haute et pro-
fonde majesté » de la nature, et cette majesté consiste dans les
proportions géométriques de l'ensemble, dans les richesses de
l'infiniment grand et de l'infiniment petit, dans la sagesse divine
qui soutient le monde.
On ne peut donc pas dire que le romantisme ait ouvert aux
œuvres littéraires tout un nouveau domaine quand il se flatte
d'avoir découvert la Nature. Seulement il a dédaigné la façon
dont les siècles classiques avaient goûté et compris la nature,
il n'a eu pour elle ni l'admiration esthétique ni l'admiration phi-
losophique. Il lui a voué une tendresse mystique et intéressée
qu'il a appelée le sentiment de la Nature.
La Nature est sa confidente et son amie. Dès lors elle prend
pour lui une vie et une âme; elle s'anime lorsqu'il paraît, elle
éprouve les émotions qu'il éprouve, elle garde le souvenir de
ses amours; elle consacre et elle console ses peines. Elle a
même la puissance de réveiller ses passions endormies. Elle fait

Bondir le coeur et fléchir les genoux (A. de Musset).

On peut dire en quelque sorte que l'homme et elle n'ont


qu'une même âme, tant est étroite leur mutuelle sympathie. La
nature n'est plus le cadre impersonnel et merveilleux qu'elle
était pour le héros de Chateaubriand; elle est pour le romantique
une prolongation de son cœur, presque la moitié de lui-même;
et le panthéisme naturaliste des derniers romantiques me paraît
l'expression violente mais légitime de cet amour mystique con-
damné à grandir et à s'exagérer, depuis le Lac de Lamartine
jusqu'au Centaure de Maurice de Guérin.

IV

Ce point de vue est la vraie découverte du romantisme. Mais


si l'on veut suivre jusqu'au bout cet amour de la Nature, que
verra-t-on On verra la nature disparaître du sentiment de la
nature.
D'abord le romantisme ne sait plus et ne peut plus admirer la
beauté rationnelle de l'Univers. Les lois éternelles et nécessaires,
le plan divin que réalise le monde, sont évidemment contradic-
toires avec ce mysticisme qui intéresse la nature à tous les mou-
vements de notre inquiète et capricieuse individualité. Ce sont
deux conceptions radicalement opposées, et l'une, avec toute sa
grandeur, a dû être sacrifiée à l'autre.'
En second lieu le romantisme n'a pas compris davantage la
beauté esthétique des tableaux que le monde offrait à ses regards.
C'est que le romantique ne s'intéresse pas tant aux beaux
paysages qu'aux paysages expressifs. Les Allemands appellent
« romantisch » certains sites pittoresques, imprévus et sauvages.
Ces caractères-là devaient séduire les romantiques français. Peu
leur importaient la grâce des contours, la beauté des lignes, l'éclat
des couleurs. Ce paysage peut-il s'associer à l'expression d'un
sentiment, traduit-il ou produit-il un sentiment? Dans ce cas il
est admirable. S'il n'a qu'une valeur esthétique il ne mérite pas
l'attention il est froid, il est impassible, il est insignifiant. Le
goût de romantisme en vint sur ce point à de singuliers excès.
Ai-je besoin de rappeler ici l'irrévérence avec laquelle A. de Musset
a traité Versailles, son parc et ses jardins? Comme toute son
école, il trouve « ennuyeux ce qui est purement beau.
Aussi jamais un romantique n'a-t-il décrit un paysage avec
fidélité, sobriété, netteté il lui faut sans cesse ajouter l'épithète
sentimentale qui prête aux choses les sentiments de l'auteur.
Quand le romantique est triste la nature lui paraît « en deuil »
à l'heure de la prière la nuit lui paraît « grave et sereine » Jamais
l'adjectif concret qui fait voir, qui fait entendre, qui précise et qui
définit. De là le vague et l'uniformité de cette nature étalée à toutes
lignes, à tous les vers qui se réclament. du romantisme. Pesez un
instant la valeur descriptive des strophes suivantes

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,


Et sa brume, et ses toits sont bien loin de mes yeux
Maintenant que je suis sous les branches des arbres
Et que je puis songer à la beauté des cieux
Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure
Je sors pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m'entre dans le cœur

Maintenant que je puis assis au bord des ondes,


Emu par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
gazou.
Et regarder les flteurs qui sont dans le
Oubliez l'impression puissante que, à d'autres égards, ces vers
d'ailleurs très beaux, ont faite sur vous. Tâchez maintenant de
retrouver le paysage devant lequel Victor Hugo a voulu se placer
et vous placer. De quelque côté que vous vous tourniez, c'est le
vague, c'est l'indéfini, c'est l'abstrait. Il n'y a là de visibl de
réel et d'émouvant que Victor Hugo. Mettez en regard une page
d'un pur artiste c'est un coin du Quercy. « Sur la douceur du
ciel crépusculaire, le roc d'Anglar se profile très haut, vertical
presque, et si distinct dans la limpidité de l'air qu'il semble qu'on
va le toucher avec la main. La pente seule s'atténue un peu
dans la tombée de l'ombre; mais la ligne du faîte garde encore
la raideur du plein jour. Elle est droite, inflexible et prolongée
en terrasse ainsi que de l'architecture. Quelques chênes, deux
ou trois érables s'érigent au-dessus, espacés; et sur la nudité de
la pierre, autour d'une église courte et massive, les croix d'un
petit cimetière se penchent mutilées » (Emile Pouvillon). Voilà
un modèle de poésie exacte et impersonnelle, une véritable œuvre
d'art.
Dans les vers de Victor Hugo le relief et le dessin du paysage
avaientdisparu, s'étaienteffacés, atténués; on entrevoyait coufusé-
ment comme à travers une brume colorée je ne sais quoi de grand,
d'expressif et d'irréel. Le décor a donc fini par n'avoir plus
rien de la nature, et de la sorte le sentiment de la nature qui
avait permis à l'âme romantique d'exprimer ses émotions sans
avoir à compter avec la réalité et qui l'avait empêchée de s'ins-
truire aux leçons de l'expérience et à l'école de la vie, le senti-
ment de la nature lui a donné les moyens de se projeter pour
ainsi dire sur les choses, de ne voir plus les choses, de ne voir
qu'elle-même et l'ombre d'elle-même.
N'est-il pas singulier que le romantisme ait ainsi menti à lui-
même, que le sentiment de la nature ait fini par lui masquer la
Nature, et que le décor en s'harmonisant avec les sentiments,
les gestes et les attitudes de l'acteur y ait perdu toute valeur
et toute réalité?
Mais c'est que, quoi qu'il en dise, le héros romantique est tou-
jours tout entier à son rêve d'originalité et de passion, il n'a
jamais aimé dans la Nature autre chose que lui-même. Il la
sacrifie aux illusions et aux exigences de son égoïsme. Aussi
dernière et invraise mblable contradition – lorsque, forcé par
l'évidence, il constate que l'Univers ne gravite pas autour de lui
ne daigne pas s'attendrir s ur lui, se souvenir de lui, alors il ne
connaît plus la nature, il la maudit.
Ce sont de très beaux vers, d'une émouvante inspiration, que
ceux où Victor Hugo a exprimé l'indifférence réelle de la nature
à l'égard des sentiments qui agitent notre fragile individualité.
Je dis tant de mal du romantisme en étudiant son influence sur
les âmes et les consciences, que je veux par un exemple qui
expliquera mes sévérités, laisser voir en même temps ses mé-
rites de style et sa valeur littéraire. Écoutez-donc ces vers signi-
ficatifs ils sont pris à la Tristesse d Olympia

L'automne souriait; les coteaux vers la plaine


Penchaient leurs fronts charmants qui jaunissaient à peine,
Le ciel était doré.

Il contempla longtemps les formes magnifiques


Que la nature prend dans les champs pacifiques

Il erra tout le jour. Vers l'heure où le soir tombe,


Il se sentit le cœur triste comme une tombe
Alors il s'écria

« Que peu de temps suffit pour changer toutes choses


Nature au front serein, comme vous oubliez
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses,
Les fils mystérieux où nos coeurs sont liés
Quoi donc c'est vainement qu'ici nous nous aimâmes ?
L'impassible nature a déjà tout repris!
·
Répondez, vallons purs, répondez, solitude;
O Nature abritée en ce désert si beau,
Lorsque nous dormirons tous deux dans l'attitude
Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau
Est-ce que vous serez à ce point insensible
De nous savoir couchés, morts avec nos amours,
Et de continuer votre fête paisible,
Et de toujours sourire et de chanter toujours?'?

Voilà le premier cri de révolte du romantisme contre la nature.


Mais l'optimisme de Victor Hugo a bientôt rétabli l'harmonie
rompue, et le cri de révolte finit en hymne. Il appartenait à un
REVUE THOM1STB. – I. 49
poète plus profond et plus abstrait que Victor Hugo, un poète
d'une âme fière, d'un esprit pénétrant, d'une imagination
assombrie, il. appartenait à Alfred de Vigny de marquer id'un
trait ineffaçable cette irréductibilité de la nature à l'homme,
cette opposition de la splendeur impassible des choses avec les
tristesses du cœur humain.
Ne me laisse jamais seul avec la nature,
Car je la connais trop pour n'en pas avoir peur.
Elle me dit « Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n'entends ni vos cris, ni vos soupirs; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine,
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre
A côté des fourmis les populations,
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre
J'ignore en les portant le nom des nations.
On me dit une mère, et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
Avant vous j'étais belle et toujours parfumée,
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
Je suivais dans le ciel ma route accoutumée,
Sur l'axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l'espace où tout s'élance,
J'irai seule et sereine; en un chaste silence
Je fendrai.l'air du front et de mes seins altiers )>
C'est là ce que me dit sa voix triste et superbe
Et dans mon cœur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son'herbe,
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.

Vivez, froide nature, et revivez sans cesse


Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque c'est votre loi
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,
L'homme humble passager qui dut vous être un roi.
Plus que tout votre l'ègne et que ses splendeurs vaines,
J'aime la majesté des souffrances humaines
Vous ne recevrez nas un cri d'amour de moi.
Quel magnifique témoignage du pessimisme que devait engen-
drer le sentiment de la nature! Le romantisme, pour avoir trop et
mal aimé la nature, l'a condamnée à ce dilemme n'apparaître
dans les .œuvres littéraires que comme un écho ou un reflet de
l'âme, comme un décor très vague, sans dessin, sans relief, sans
couleur ou bien, si elle prétend conserver sa splendeur maté-
rielle, et, en somme, sa réalité, déclarer la guerre à l'homme,
accompagner les douleurs humaines révoltées avec l'ironie de sa
fête éternelle, pour être enfin la tombe de l'humanité.

v
Voilà doncle milieu danslequel le romantisme lyrique manifeste
tous ses sentiments et toutes ses émotions. Voilà ce que l'ima-
gination du romantique veut mettre autour du cœur et de l'âme
dangereux essai.
Il aurait mieux valu d'abord, que ce fût au milieu des hommes,
et dans la réalité de la vie que le poète eût laissé s'épanouir tous
les sentiments qu'il voulait éprouver, qu'il voulait exprimer.
Le plus sensé des écrivains classiques, Molière, a montré que la
famille et la société dénonçaient les poisons dissimulés dans des
illusions ou des travers en apparence inoffensifs. Philaminte,
l'héroïne des Femmes savantes, aime les lettres.,aime les sciences,
a l'esprit délicat et cultivé; Monsieur Jourdain a des goûts dis-
tingués, et l'âme noble. Qui songerait à s'en offenser? Mais la
famille et la société sontlà.Au foyer de Philaminte,depuis Henriette
jusqu'au bonhomme Chrysale, tout le monde souffre de son excès
de délicatesse qui semblait presque un noble excès. Au foyer de
Monsieur Jourdain tout le monde est victime de sa vanité, sa
femme, sa fille, le fiancé de sa fille. Tant de malheurs et de
chagrin démasquent la sottise ou l'égoïsme dissimulé sous de
belles apparences.
Regardez, au contraire, l'amour de Lamartine e pour Graziella.
Apparue entre le ciel de l'Italie et la mer de Sorente, Graziella
n'est qu'une touchante image, une incarnation de l'amour fidèle,
malheureux et mélancolique. Devant cette apparition Lamartine
oublie les lois sacrées qui doivent présider à nos rapports avec
nos semblables, et le lecteur lui-même doit faire un effort pour
s'apercevoir que cet oubli est coupable. Mais croyez-vous que
si l'atmosphère familiale et familière, le père, la mère, toutes les
réalités de la vie journalière, étaient restés dans l'imagination
de Lamartine et dans son œuvre comme le cadre au milieu duquel
aurait vécu Graziella, croyez-vous que Lamartine et son lecteur
n'auraient pas songé davantage au bien et au mal et au devoir?
Mais enfin laissons le romantisme au milieu de la nature, puis-
qu'il s'y plaît. Avait-elle mérité qu'il la défigurât ainsi? Elle
donne à celui qui l'aime d'un véritable amour et la santé et la
paix. Celui qui la contemple en artiste, mais avec un esprit
soumis et désintéressé, celui-là y gagne un goût plus sûr et plus
sain; etcelui qui vit dans un contact journalier et intime avec elle,
celui-là s'il ne traite pas sa terre comme une exploitation indus-
trielle, y conserve une âme plus religieuse et plus droite. Et puis-
que j'ai cité l'anathème éloquent de Vigny, voici, pour conclure,
quelques vers où est bien marquée l'influence des champs, non
pas sur le héros imaginatif et sentimental du romantisme, mais
sur le fils de la terre, sur le paysan
Leur naïveté calme est parfois grandiose.
Et ce pouvoir obscur du ciel et de la terre,
Gardant leur âme fraîche à l'ombre d'un mystère,
Entretient dans leurs cœurs la croyance, la paix,
La gravité sereine et tous les saints respects.
La nature propice à ces féconds semeurs
Au dehors les entoure, au dedans les pénètre,
Et, mère universelle, a composé leur être
De ces instincts premiers, ignorés et dormants
Qui ressemblent aux lois des profonds éléments.
CII. DE POMAIROLS.

Que ce soit la revanche de la Nature contre le sentiment de la


nature.
CLAUDE DES ROCHES.
ETUDES DE GÉOLOGIE BIBLIQUE

LA THÉORIE SISMIQUE DU DÉLUGE


ET LES TRADUCTIONS NOUVELLES DU RÉCIT CHALDÉEN (1)
II. – LE POINT DE DÉPART DU PHÉNOMÈNE.

Nous venons de voir que le déluge est en somme une inonda-


tion sismique. Or, dans l'étude d'un séisme, la première chose à
déterminer, c'est le point de départ de l'ébranlement, le centre
de dispersion des ondes. Ce point est situé dans l'épaisseur de
la lithosphère terrestre à une profondeur plus ou moins grande
selon les cas. L'ensemble des données que nous sommes en état
de recueillir sur un tremblement de terre se rapportant à des
phénomènes de la surface, la position exacte du centre de
l'ébranlement ne peut se déterminer d'emblée, puisque ce point
est situé en profondeur. Aussi commence-t-on par déterminer ce
qu'on appelle l'épicentre, c'est-à-dire la projection du centre sur
la surface terrestre. Dans le cas d'un séisme contemporain ou
d'un séisme ancien sur lequel on possède des données suffisantes,
cette détermination de l'épicentre, qui doit conduire à celle du
centre, se fait à l'aide d'un certain nombre de méthodes qu'on
trouvera dans les traités de géologie, mais dans l'exposé des-
quelles nous n'avons pas à entrer, puisque la pénurie de docu-
ments nous empêcherait de les appliquer au déluge.
Tout ce que nous pouvons faire, c'est de chercher à détermi-
ner, à l'aide du peu de documents que nous possédons, ce qu'on
pourrait appeler l'épicentre approximatif" du séisme diluvien,

(1) Voir le n° de novembre 1893.


c'est-à-dire la région" de la surface terrestre située au-dessus
du point" de départ réel de l'ébranlement.
L'épicentre étant, de tous les points de la surface, le plus rap-
proché du centre sismique, il va de soi que c'est lui qui entre le
premier en vibration et c'est lui encore qui vibre avec le plus
d'intensité. L'ébranlement sismique, comme tous les mouvements
ondulatoires produits dans les milieux doués d'inertie, va en effet
en s'affaiblissant à mesure qu'il s'éloigne de son point du départ.
Pour ceux qui, comme nous, considèrent le phénomène sis-
mique comme constituant le processus sensible du phénomène
orogénique, ce qui précède devient évident. En effet, dans ce
cas, L'ébranlement sismique n'est autre chose que la résolution
brusque de tensions orogéniques lentement accumulées par le
mouvement centripète continu de l'écorce. Mais ces résolutions
brusques, ces débâcles, pour parler le langage d'Élie de Beau-
mont, sont toujours étroitement localisées et de courte durée. Il
en résulte que l'impulsion qu'elles produisent peut être assi-
milée à une force instantanée et non pas à une force constante. Le
mouvement qui en résulte est donc un mouvement uniforme qui
doit, aller en. s'affaiblissant à mesure qu'augmente la somme
des. résistances successivement vaincues par lui, ou en d'autres
termes, à mesure que le mouvement se propage.
Dans le phénomène orogénique, la région d'ébranlement ori-
ginel, le centre, n'est que rarement (dans les cas d'effondrements
circulaires) un point unique, c'est le plus souvent, en. théorie, une
ligne, pratiquement une zone allongée. Nous savons, en effet, que
le type des régions disloquées est la ligne, on a toujours
affaire à' des lignes de dislocation dont l'ensemble constitue un
réseau. Ce réseau, déterminé dans sa symétrie fondamentale par
des nécessités mécaniques, va en s.'enrichissant, c'est-à-dire en
se compliquant de plus en plus, à mesure que se dessine plus
nettement l'écrasement centripète de la lithosphère.
Les régions de dislocation, chaînes de montagnes ou champs
de fractures, se composent d'un certain nombre de ces lignes
qui seront des plis ou des failles. se réunissant par groupes de
lignes produites à. la même époque et qui toujours joueront
toutes ensemble dans le but d'accentuer leur état de dislocation.
Le foyer d'un séisme est donc une zone renfermant un de ces
groupes d'éléments contemporains. C'est dire qu'en réalité ce
foyer est toujours assez étendu. De plus, l'ébranlement, ou si
l'onveut, la crise de dislocation se communiquant de proche en
proche, d'un appareil orogénique à un autre contigu, le foyer,
soit le centre d'un séisme, est susceptible de se transporter sui-
vant une ligne qui, réunissant les centres des appareils orogé-
niques successivement mis en jeu, porte le nom de trajectoire
du séisme.
Essayons de déterminer le foyer initial du séisme diluvien.
La Mésopotamie, nous dit Suess (1), a été très souvent éprou-
vée par des tremblements de terre. La principale phase sismique
dont ce pays eut à souffrir co mmence en l'année 763 av. J.-C.,
c'est-à-dire dans l'année de l'éclipse de soleil du 14 juin 763 dont
la date, fixée d'abord par Hind et Airy et vérifiée plus récem-
ment par Lehmann et Oppolzer, est devenue caractéristique dans
la chronologie de l'Assyrie antique.
Interprétées à l'aide de cette date comme point de repère, les
listes administratives d'Assyrie indiquent en 763 av. J.-C.,
Agitations à Libzu". Dans le mois de sivan, le soleil entre en
éclipse en 762, encore "agitations à Libzu i! – en 761,
"agitations à Arbacha" en 759, "agitations à Gozan" – en
758, "tranquillité dans le pays", en 746, nouvelles agita-
tions", cette fois-ci à Kalah, le Chalé ou Kelach de la Bible
(Gen., x, 11), situé au sud de Ninive, dans l'angle formé par le
Tibre et le- Zab supérieur, à l'emplacement du village actuel de
Nimrûd.
Or, Bosanquet, suivant en cela une insinuation de Rawlinson,
a émis l'avis, basé sur des raisons spéciales, que ces "agitations"
devaient être entendues dans le sens de mouvements sismiques
du sol et non pas dans celui des mouvements insurrectionnels des
populations. Toujours dans cet ordre d'idées, Bosanquet a
montré que cette éclipse du 14 juin 763 est précisément celle
qu'annonçait le prophète Amos.
Nous retrouverions ainsi dans les chroniques assyriennes
l'indication d'une période sismique importante. Il est vrai que
cette donnée repose sur la traduction du mot sîhu par ,,mou-

(1) Sinlfluth, p. 51.


vements sismiques", tandis que certains assyriologues, Haupt
entre autres, prétendent que tel n'est pas le vrai sens et que sîhu
doit se traduire toujours dans le sens de mouvements insurrec-
tionnels", le premier sens n'étant pas justifié par les dernières-
recherches (1).
Quoiqu'il en soit, l'interprétation de ce passage n'a qu'un inté-
rêt archéologique et le tempérament sismique de la Mésopotamie
est parfaitement démontré soit par l'histoire ancienne et mo-
derne, soit par l'étude géologique des lieux (2).
Mais ce tempérament sismique de la Mésopotamie présente
un caractère très particulier.
Les séismes mésopotamiens sont de deux espèces ou bien
des ébranlements propres à la région elle-même, ou, le plus sou-
vent, des séismes par influence. C'est-à-dire que le sol mésopota-
mienne vibre souvent que par le contre-coup d'ébranlements sur-
venus dans les régions voisines il ne contient en général pas en
lui-même le foyer ni la cause de ses ébranlements. Pour
tout dire en un mot, la plaine de Mésopotamie est entourée de
régions en voie de dislocation, tandis qu'elle-même tantôt reste
inerte au milieu du frémissement général, tantôt, mais plus rare-
ment, y participe.
Ces régions turbulentes sont l'arc montagneux qui comprend
les chaînesdu Kurdistan, l'Anti-Taurus et les Libans, et qui tend
à accentuer son relief; ou bien, selon les cas, le golfe Persique,
région très mobile, mais dont les mouvements encore trop peu
connus ne permettent pas de dire si elle s'élève ou s'abaisse.
A priori en tenant compte des relations du golfe avec les
chaînes voisines, nous serions plutôt tentés de conclure à
l'enfoncement, mais, nous le répétons, c'est encore probléma-
tique.
En résumé, la Mésopotamie est flanquée de deux foyers sis-
miques, l'un au nord, dans la montagne, ayant son centre dans
la région si souvent ébranlée des lacs Wan et Ourmia, l'autre
au sud, sous le golfe Persique ou même au delà, dans les pro-
fondeurs de la mer d'Oman (3).

(1) Suess, loc. cit., en


note à la page 73.
(2) On trouverait dans Diener, Lihunon, la preuve de cette double assertion.
(3) Conf. Suess, Sintflnth, p. 52 et 53.
Cela posé, pouvons-nous dire duquel de ces deux foyers est
parti le séisme diluvien?
Il nous semblequeoui. En effet, rappelons-nous que l'arche de
Noé, le navire de Hasis-Adra, fut porté par les eaux", et nous
avons montré que ces eaux doivent être celles du golfe Per-
sique, projetées par suite d'un ras de marée sur les plaines
basses de Chaldée. Cette nécessité d'admettre un ras du golfe
Persique pour expliquer l'action de la mer si formellement men-
tionnée dans la Genèse et dans l'épopée chaldéenne, suffirait à
elle seule à nous faire chercher au sud le centre et le point de
départ du séisme. Mais il y a plus
Les récits diluviens nous indiquent nettement le trajet de
l'arche, portée par les eaux". Étudions ce trajet dans ses deux
éléments principaux point de départ et point d'arrivée.
La Genèse ne nous dit rien de précis du point de départ de
l'arche ni de la résidence de Noé avant le déluge; elle fixe cepen-
dant l'habitat des Térahites dans la Basse Chaldée.
L'épopée d'Izdubar, au contraire, nous donne un renseignement
précieux. Elle indique, dans son chant onzième, la ville de Su-
rippak comme le lieu où résidait Hasis-Adra et où les dieux tin-
rent conseil pour décider le déluge.
,,Cetleville de Surippak située sur le rivagecle l'Euphrate, était
déjà fort ancienne lorsque les dieux y tinrent conseil", disent les
versets 11 à 13 de Col. I. Elle était habitée par une population
de marins, gens experts dans l'art des constructions navales.
Cela ressort du contexte et en particulier dela frayeur qu'éprouve
Hasis-Adra de devenir la risée du peuple en construisant son
navire cetLe frayeur le fait résister longtemps aux ordres et aux
avertissements du dieu de la mer (Col. I, 28- – 31).
L'épopée dit expressément que Surippak est sur l'Euphrate et
tous les auteurs qui ont écrit sur ces matières la placent sur le
cours inférieur du fleuve. Rawlinson en cherche l'emplacement
dans le voisinage de Hoveiza et la considère comme une ville de
l'intérieur, car, dit-il, on ne bâtit jamais une ville à l'embou-
chure même d'un grand fleuve, parce que les atterrissements y en-
traveraient la navigation.
Suess fait remarquer à ce sujet que le fond du golfe Persique
ne devait pas être, au temps du déluge, là où il est aujourd'hui.
Il devait être plus au nord et il en est de même de Surippak. Il
y a, en effet, de l'aveu des naturalistes modernes, peu de régions
où le colmatage parles apports fluviaux soit aussi rapide qu'aux
bouches du Schatt-eL-Arab. Pline émettait déjà cette opinion
(VI, cap. 26), qui est encore celle de Bekc, Loftus, Rawlinson et
autres. Loftus a montré qu'à une époque relativement récente,
le fond du golfe'se trouvait à quelque chose comme 400 kilo-
mètres plus au N.-O. que les bouches actuelles du Schatt-el-Arab,
et 2401 kilomètres plus loin dans l'intérieur des terres que la
jonction du Tigre et de l'Euphrate à Korna (1).
De nos jours encore, les atterrissemenls sont considérables et
la pente du lit des deux fleuves est insensible dans tout leur cours
inférieur. Le courant y est si faible, que la marée se fait sentir
dans le Tigre jusqu'au villaged'Abdallah-ibn-Ali,à 280 kilomètres
du rivage, et dans l'Euphrate, jusqu'aux marais d'El-Hammar, à
298 kilomètres de la mer (2).
Les bouches du Schatt sont encombrées d'alluvions au point
qu'à de certains moments la navigation y devient impossible
même pour les chaloupes. On se rappelle les difficultés inouïes
que rencontra Tatterrisement du câble indien venant de Bender-
Bûschihr. A un certain moment, les chaloupes ne trouvant plus
de fond, les marins chargés du travail durent sauter à l'eau et
cheminer avec une peine inouïe, moitié nageant moitié marchant,
dans le limon visqueux et souvent putride. Cette grappe humaine,
traînant après elle le câble qui se déroulait sur les tambours des
navires embossés au large, cheminait péniblement avec mille
chutes dans la fange immonde, l'eau jusqu'aux épaules, avec un
soleil de plomb sur la tête, ou bien au milieu des ténèbres de la
nuit quand le soleil, par trop ardent, eût frappé d'une mort cer-
taine ces intrépides pionniers.
Le fond du golfePersique étaitdoncplusau nord qu'aujourd'hui
et c'est dans le voisinage de ce fond que se trouvait l'antique ville
de Surippak, point de départ de l'arche.
Partie de là, elle a marché vers le nord ou le nord-est, car les
écrits chaldéens s'accordent avec la Genèse pour placer le lieu
d'échouage et de débarquement dans cette direction.
(1) Suess, Sintfluth,p. 11.
(2) Schlâfli in Suess, loc. cit.
Que la montagne de la descente" fût au pays de Nizir, dans
le Puscbi-i-Kûh (Coast-Ranrde persan) (1), en Arménie ou dans
les branches du Taurus, le trajet de l'arche a été au nord, c'est-
à-dire du riva
vers le haut pays. Or, ne l'oublions:pas, l'arche
.était portée sur les eaux", elle n'avait pas de moyen de propul-
sion. Donc la vague qui la portait venait du sud, ce n'était pas
une crue fluviale, due avant tout aux pluies ,,cataractœ cœli",
qui eût entraîné le navire dans le sens de la pente naturelle du
sol, vers le golfe Persique. C'était la vague de ras, se précipitant
du large sur la plaine de Chaldée et venant mourir au pied des
premières rides qui annoncent vaguement dans L'horizon de
Bagdad les hauts plateaux et les déserts de la Perse. Donc,
selon toute apparence, le foyer du séisme diluvien était au sud,
sous le golfe Persique (2), et ce fait de la translation de l'arche
de l'aval vers l'amont, à contre-pente des fleuves du pays, affirmé
par la Genèse et par le texte chaldéen, suffit à lui seul, nous ne
saurions assez le répéter, pour reléguer au second plan l'action
des eaux pluviales et imprimer à toute la catastrophe un carac-
tère nécessairement sismique. Ce n'est point un mince résultat
que de l'avoir mis en relief et d'en avoir rendu compte entière-
ment. En ce faisant, Suess a rendu, croyons-nous, un service
signalé à l'exégèse biblique.

lit. THÉATRE DE L'INONDATION DILUVIENNE.

L'étude que nous avons faite du processus de cet événement


nous a montré que nous avions affaire à une inondation sismique
survenue dans les contrées basses qui entourent le cours infé-
rieur d'un grand fleuve et à proximité de la mer.
Le verset 30 (Col. 1Y) de l'épopée chaldéenne nous apprend
en outre que le fleuve en question est un fleuve' double, c'est-
à-dire la réunion de deux fleuves qui cheminent ensemble sur
une certaine longueur pour aboutir à la mer par une commune
embouchure
Col. IV, 30. Alors ils (les dieux) me (Hasis-Adra) prirent et me placèrent
à la bouche des fleuves".
(1) Holzinger, Einl. Ilex: iench, I, 150, 357.
(2) Suess, loc. cil:, pi 53. •
Si nous en étions réduits à ces indications et à la tradition
assez vague qui place le berceau de l'humanité quelque part
dans l'Asie antérieure, nous serions amené à hésiter entre les
différents fleuves doubles de cette région. Nous serions alors en
présence de trois couples de fleuves réalisant tous les conditions
topographiques requises par notre étude sur le mode de l'inonda-
tion diluvienne
1" couple Le Tigre et l'Euphrate;
2° L'Indus et le Satledje
3e Le Gange et le Brahmapoutra
et il n'y aurait guère de raison pour choisir l'un des couples
plutôt que les autres.
Même la position du foyer du séisme et la nécessité de le
placer au sud des fleuves ne détermineraient en rien la ques-
tion. Nous pouvons, en effet, le placer indifféremment dans le
golfe Persique, la mer d'Oman ou le golfe du Bengale. Ces trois
golfes ne sont que des saillies de l'océan Indien or, la mer
des Indes fait partie de la fameuse dépression méditerranéenne(1)
dont nous savons qu'elle fut et sera, pendant toute la durée de
le vie du globe, une zone de dislocations énergiques, partant,
une région sismique de premier ordre.
II est donc tout naturel de placer dans cette région le foyer
d'un séisme. Les ondes concentriques partant de ce centre mar-
cheront vers le nord pour les contrées situées au nord de la
dépression et nous aurons rempli la condition formelle de porter
l'arche vers le nord.
Rien ne nous manquerait donc, ni golfe ébranlé, ni plaine allu-
viale disposée pour l'action des A nânnaki, ni massif montagneux
pour y placer un Ararat nous aurions le choix entre le Kurdis-
tan, le Kashmir et le Bhoutan.
Mais les données que nous possédons sont beaucoup plus pré-
cises et de deux natures: données archéologiques et données
géologiques.
Les données archéologiques, nous les avons exposées, elles
peuvent se résumer ainsi
1. L'arche est partie de Surippak, résidence de Hasis-Adra,

(1)Voir le rôle orogénique de la dépression médilerrandenne et sa formation dans


l'hypothèse tétraédrique; de Lapparent, Traité de géologie, p. 1460.
ville antique située sur le bas Euphrate. Les patriarches
térahites sont sortis plus tard d'Ur-Kasdîm, à la latitude de
Korna.
2. Elle a marché vers le nord et a abordé au "mont Ararat",
au pays de Nizir, quelque part dans les montagnes du Kur-
distan (1).
Nous voilà donc, par l'archéologie seule, fixés d'une manière
certaine sur le couple de fleuves que nous devons choisir c'est
le Tigre-Euphrate arrosant les plaines de Mésopotamie.
Cette certitude va s'accroître considérablement par l'emploi
des données géologiques.
Il y a, en effet, un détail caractéristique qui se retrouve dans
l'épopée d'Izdubar, dans le récit de Bérose et dans la Genèse
c'est l'emploi du bitume pour calfater l'arche de sauvetage.
L'épopée chaldéenne dit, en effet
Col. II, 9. ,,Je vis des fentes et j'y ajoutai ce qui y manquait
10. Je répandis trois mesures d'asphalte sur l'extérieur;
1t. Je répandis trois mesures d'asphalte sur l'intérieur"
et selon Haupt, il faudrait lire plutôt asphalte (kupru), à l'exté-
rieur, et pétrole {iddû, dsir, eau lumineuse), à l'intérieur (2).
Bérose raconte que, pendant longtemps, on allait enlever la
poix des flancs de l'épave et qu'on s'en faisait des amulettes (3).
Enfin la Genèse dit de même
Gen. vi, 14 ,,Fac tibi arcam de lignis lœvig-atis mansiuneulas in arca fa-
cies, et bitumine Unies intrinsecus, et extrinsecus".

11 n'y a que les récits diluviens qui fassent mention de l'emploi


du bitume dans les constructions navales des anciens Assyriens.
On retrouve la même idée dans les récits profanes. La tablette
qui raconte l'enfance du fameux roi Sargon Icp dit, en effet
"Je suis Sargon, le roi puissant, le roi d'Agmle. Ma mère était une princesse
je n'ai point connu mon père. Le frère de mou père habitait sur la montagne

(1) C'est A dessein que, dans ce résumé, nous fondons en un tout unique les données
différentes en apparence seulement, de la Genèse et de l'épopée chaldéenne. Nous
voulons montrer ainsi que, même prises dans leur sens le plus large et le plus vague,
ces données ne manquent pas d'une certaine précision.
(2) Sintftuth, note 20, p. 70.
(3) Vide ante.
de la ville de Azupiranu, au rivage de l'iEuphrate. Ma mère, la princesse., me
conçut et m'enfanta secrètement. Elle me plaça dans une corbeille de bambous,
qu'elle ferma avec du bitume. Elle me déposa sur le fleuve qui ne m'engloutit
point" (1).

Cette coutume d'enduire d'asphalte ou de poix végétale les


objets destinés à flotter a passé des Assyriens chez lesHébrerax,
qui l'emportèrent avec eux en Égypte. Aussi lisons-nous dans
l'Exode (chap. n), au récit de la naissance de Moïse

1. Quelquestemps après, un homme de la maison de Lévi ayant épousé


une femme de sa tribu,
2. Sa femme conçut et enfanta un fils et voyant qu'il était beau, elle le
cacha pendant trois mois.
3. Mais comme .elle vit qu'elle ne pouvait plus tenir la chose secrète, elle
prit un.panier de jonc et l'ayant enduit de bitume et de poix, elle mit de-
dans le petit enfant et l'exposa parmi les roseaux, sur le bord du
fleuve".`.

L'emploi de l'asphalte comme moyen de calfatage était donc


d'un usage général dans le pays qui devint le théâtre du déluge.
Mais pour que le bitume minéral fût aussi généralement employé,
il fallait qu'il se trouvât en abondance dans le pays même ou
en tous cas à peu de distance.
Or la plaine de l'Euphrate et du Tigre est justement entourée
de collines miocènes qui renferment de riches gisements d'as-
phalte Loftus en a compté un grand nombre (2).
Cernik, ingénieur des chemins de fer, a parcouru, il y a
quelques années, la Mésopotamie pour y étudier le tracé d'une
ligne ferrée. Voici ce qu'il raconte (3) sur le transport du naphte
des gîtes de Hit, l'ancienne d'Is, sur l'Euphrate (entre 33° et
34° de lat.)
"On se contente, dit-il, de faire un grossier treillage de jonc,,
on remplit les interstices avec de la paille et des roseaux, puis
on calfate soigneusement le tout, dedans et dehors, avec de
l'asphalte dont on recouvre les parois tout entières. Les bateaux

(1) .Smith, 'Chald. Gen., 299; Delitzsch, Paradies, 209; I. Halévy, Revue critique,
18B1, p. <i82; Mél. de critique, 1883, p. 162.
(2) Suess, Sintfluth, p. 13.
(3) Ing. Jos. Cernik's Techniche Sludien-Expedilionduroh die Gebiete des Euphat
and Tigris. Petermann's Mittheilungen, 1875-76; I, p. 23.
ainsi construits peuvent porter des chargements considé-
rables" (3).
Ainsi donc, on retrouve aujourd'hui à Hit sur l'Euphrate le
même procédé de calfatage par l'asphalte-dont se servit Noé, il y
a des siècles.
Au reste, l'asphalte a toujours été très en usage dans cette
contrée. Le manque de pierre et de chaux obligeait les habitants
à construire en briques en se servant d'asphalte en guise de
mortier.
La Genèse ne dit-elle pas (xi, 3) en racontant la construction
de la tour de Babel
,,Dixitque alter ad. proximum suum Venite, faciamus lateres et coquamus
eos igni. Habueruntque laleres pro saxis et bitumen pro cemento".

Hérodote décrit avec détails le mode de construction en usage


à Babylone, le fossé entourant la ville, d'où l'on retirait la terre
à briques, et l'emploi de l'asphalte comme mortier. Cet asphalte
venait d'Is, ville de l'Euphrate, à huit jours de voyage de Baby-
lone c'est la localité actuelle de Hit.
Or les fouilles ont rencontré partout des maçonneries de ce
genre brique et asphalte, et Cernik raconte que ce mode de
construction est encore en usage aujourd'hui, dans les contrées
riches en asphalte. Cette matière eût même servi, dès l'antiquité
la plus reculée, aux anciens Assyriens pour confectionner des
projectiles enflammés, peut-être explosibles(l). C'est ce qui res-
sortirait du récit des luttes du dieu Mérodach contre le dragon
Tiamat, récit faisant partie de la tradition babylonienne sur la
chute originelle (2) et, plus nettement encore, de l'anecdote
biblique relative au dragon de Babel. Telle serait aussi la signi-
fication des foudres dont est armé Mérodach tel que nous le
représente le bas-relief.
De tout ce qui précède, il est facile de tirer la conclusion sui-
vante
Le théâtre du déluge est un pays où l'asphalte jouait, dans les
arts et dans l'industrie, un rôle considérable. Or nous voyons

(1) Suess, Sinlflulh, p.li.


(2) Ou plus probablement, de la cosmogonie. Voir nos deux premiers Bulletins
géologiques.
précisément la Mésopotamie renfermer des gîtes importants d'as-
phalte et celle matière y jouer, de tout temps, un grand rôle.
Nous avons donc, dans cette coïncidence, qui, vu la rareté rela-
tive des gîtes asphaltiques, ne saurait être fortuite, un motif nou-
veau, se joignant à tous les autres, de considérer la Mésopotamie
comme ayant été le théZttre du déluge.

IV. – AVERTISSEMENTS PRÉDICTION DU DÉLUGE.

Ces avertissements sont racontés au chapitre VI de la Genèse,


versets 13 et 22. Dieu y parle seul à Noé, sans aucune allusion
aux agents naturels dont il va se servir. Ce passage ne peu
donc faire l'objet d'aucune discussion géologique.
Il en est autrement dans l'épopée chaldéenne. Suess fait à ce
sujet une remarque importante. Tous les avertissements, dit-il,
viennent d'Ea, le dieu profondément sage de la mer et de .la
profondeur (1). Il assistait au conseil des dieux et c'est lui qui
annonce l'arrêt fatal à son fidèle serviteur, IIasis-Adra
Col. I, 20. Écoute. et prends garde.
21. Homme de Surippak, fils d'Ubara-Tutu (Otiartes)
22. quitte ta demeure, construis un navire; sauve ceux des êtres vi-
vants que tu pourras trouver;
23. ils (les dieux) veulent anéantir la semence de la vie; mais, toi, con-
serve,
24. et recueille dans ton navire des semences de vie, de toute espèce".

Suess, se basant sur ce que la personnification et la déifi-


cation des forces de la nature constituent le procédé habituel
du récit chaldéen, conclut de ce passage que les avertissements
en question ont été, eux aussi, des phénomènes naturels des
ras de marée, faibles d'abord, puis augmentant d'intensité, cau-
sés par de petites secousses, préludes de la période d'activité
sismique qui se préparait.
Ces premières secousses inondèrent le rivage, firent déborder
l'Euphrate et jetèrent l'épouvante dans la ville de Surippak,
bâtie non loin de la mer. Comprenant le danger dont ces phé-
nomènes étaient l'annonce, un homme prudent, nommé Hasis-

(1) Sintiluth, p. 15.


Adra, ce qui veut dire le sage craignant Dieu, bâtit un navire
et se prépare à fuir avec les siens.
Voilà l'interprétation de Suess (p. 16). Elle tend à faire ren-
trer tout l'incident dans le cadre d'un événement purement na-
turel, en en bannissant complètement l'intervention directe de
Dieu.
Or nous ne pouvons admettre cette manière de voir. Quoique
nous soyons bien éloigné de vouloir ,,jouer du miracle",il nous
paraît impossible de ne pas reconnaître que, dans les avertisse-
ments adressés à Hasis-Adra ou Noé plus que partout ailleurs,
la tradition ancienne voyait l'intervention directe de la divinité.
En effet, on peut faire sur la nature de ces avertissements
deux hypothèses
Ou bien Dieu a réellement parlé à Noé, comme le dit la Genèse,
c'est-à-dire qu'il lui a inspiré, et à lui seul, la prévision de ce
qui allait arriver, sans qu'aucun phénomène physique prémoni-
toire se produisît, et alors la question est toute tranchée.
Ou bien Dieu produisit une série de phénomènesprémonitoires
de nature à avertir Noé du danger qu'il allait courir (et, dans
ce cas, ce sont bien les ras de marée dont parle Suess qui étaient
le plus en rapport à la fois avec le but poursuivi et avec la nature
du cataclysme imminent), mais en même temps, il fit que Noé
seul comprît le sens de ces avertissements donnés par la mer.
Or il est absolument inadmissible, au poinl de vue naturel,
que dans une population maritime comme l'était celle de
Surippak, un seul homme fût en état de comprendre ces aver-
tissements.
Voilà un peuple de marins, qui tous les jours navigue; qui
depuis son enfance connaît la mer et toutes ses particularités.
Or un jour, il se produit dans la mer un phénomène tout nou-
veau, inconnu jusqu'alors, qui dévaste tout le littoral et cause
du dégât jusque dans l'intérieur des terres. Que va-t-il arriver?
La panique va être générale, tout le monde va comprendre, en
voyant ces terribles ras de marée se renouveler et devenir de
plus en plus violents, qu'il se prépare quelque chose d'insolite
et de terrible.
En outre, les rivières débordent, les nappes souterraines jail-
lissent du sol fissuré, les secousses sismisques se succèdent
KEVVE THOMISTE. I. 50
avec une force croissante, les édifices sont ébranlés, bref un
cataclysme terrible se prépare. Tout le peuple va fuir, il va
abandonner la ville et le bord de la mer, se retirer aussi loin
que possible dans l'intérieur et sur les rares éminences que
présente le pays. Et ils aurontle temps de fuir, puisque le dernier
avertissement est,donné sept jours avant le commencement de
l'inondation (Gen., vu, 4); les premiers ayant eu lieu depuis
longtemps, puisque, depuis lors, Noé a eu le temps de construire
l'arche.
Ils auront le temps de fuir et ils fuiront, c'est évident.
Mais non, pas du tout. Personne ne comprend de quoi il s'agit,
tout le monde demeure dans une quiétude parfaite. Un seul
homme, un vieillard, sent venir le danger et prépare un navire
pour se sauver. Au lieu de l'imiter, la population et les anciens
du peuple se moquent de lui (Izdubar, Col. I, 28-31), ce qui
prouve assez qu'ils n'étaient point effrayés, comme le prétend
Suess.
N'est-ce pas extraordinaire, incompréhensible, disons le mot,
miraculeux? N'est-ce pas le cas de répéter Quosperdere vult
Jupiter, cœcat"
Enfin, est-il possible de ne pas reconnaître dans tout cela l'ac-
tion directe de Dieu agissant dans le but exprès de perdre tous
les habitants du pays, sauf Noé et les siens?`?
Qu'on y prenne bien garde, nous ne voulons point nier que les
avertissements ont pu venir de la mer, consister en ras de marée
répétés, comme Suess le déduit avec beauconp de vraisemblance
du texte chaldéen nous accordons, en un mot, que ces avertis-
sements ont très bien pu être des phénomènes naturels prémo-
nitoires. Mais ce qui n'est pas naturel, ce qui ne pouvait pas
l'être, c'est que Noé seul comprit ces avertissements et que seul
il prît des mesures pour se sauver. L'aveuglement du reste du
peuple est un fait évidemment providentiel, c'est une dérogation
flagrante aux lois ordinaires du sens commun. Aussi, telle n'est
pas/la véritable signification de ce passage. Nous avons montré
ailleurs (1) qu'elle est beaucoup plus compliquée et se rattache à
un ordre très spécial d'idées mythologiques.

(1) Le caractère naturel du déluge, Fribourg, 1893, p. 85 et suiv.


Au reste, le dernier avertissement, celui qui précède immédia-.
tement l'embarquement de Hasis-Adra, est d'une tout autre
nature que les précédents. Nous lisons, en effet
Col. II, 30. Lorsque le soleil eut marqué le temps fixé,
31. une voix (?) s'éleva et dit Ce soir, les cieux pleuvront la ruine.
33. Le temps fixé est arrivé,
34. dit la voix (?), ce soir les cieux pleuvront la ruine".

Ici, plus de personnification des forces de la nature, c'est une


voix qui survient et qui parle.
Qu'est-ce que cette voix? Peut-être, dit Suess, un de ces cra-
quements du sol, un de ces bruits souterrains, qui accompa-
gnent si souvent les tremblements de terre.
C'est possible, même probable mais ici encore, comment se
fait-il que personne, à part Noé, n'ait eu l'idée que cela pouvait
bien présager quelque chose de funeste?
Au reste, malgré la fréquence du phénomène et sa nature carac-
téristique, il convient de n'ajouter qu'une importance relative à
ce dernier passage, car il ne figure que sur l'un des exemplaires
du récit diluvien, et même dans la tablette où il figure, le texte
se trouve très altéré, précisément aux deux endroits où figure le
mot kukru, traduit par voix. Il est probable que. tel est le vrai
sens de kukru cependant, on ne peut l'aftirmer, parce qu'on n'a
encore rencontré ce mot dans aucun autre texte (1).

V. FIN DU CATACLYSME.

Istar, la mère des hommes, déplore amèrement la perte de ses


enfants. Les dieux, revenus à la clémence, pleurent avec elle et
tous ensemble gémissent sur les Anûnnaki. Ils ne pleurent point
sur la colère du vent, ni sur les fureurs de la mer, mais seule-
ment sur les Anûnnaki, donnant ainsi à entendre que le plus
grand mal est venu de ces esprits souterrains.
Ce passage est de la plus haute importance géologique; il
atteste le caractère éminemment sismique de toute la catastrophe.
Au reste, il est aisé à comprendre, même au point de vue pure-
ment vulgaire.
En effet, quelque désastreux que fussent pour les hommes les
(1) Sintfluth, p. 16.
effets du ras de marée et de la vague cyclonienne, ils pouvaient
y échapper en fuyant le littoral et se retirant dans l'intérieur.
Môme le débordement des canaux ne pouvait produire que des
inondations étroitement localisées et faciles fuir.
Tout autre était la malignité de l'inondation abyssale
Sous l'influence de l'ébranlement sismique, le sol alluvial de
la Chaldée se fendillait de toute part. Les fentes naissaient ino-
pinément, sans qu'on pût prévoir le point où elles allaient s'ou-
vrir. Impossible de les fuir; elles engloutissaient par centaines
les malheureux groupés à l'endroit fatal, puis bientôt les reje-
taient, défigurés, avec un torrent d'eau et de boue.
Ailleurs, les fentes semblaient d'abord épargner les hommes
groupés sous l'influence de la terreur, mais en revanche elles se
multipliaient autour d'eux et les entouraient d'un fossé multiple
qui devait rendre toute fuite impossible et livrer sans merci ces
malheureux aux eaux qui allaient jaillir du sol.
La triste expérience des séismes contemporains nous fournit
des données, trop précises seulement, pour reconstituer dans ses
détails le terrible drame du déluge.
Enfin, l'action de la mer, à laquelle nous devons assigner une
part au moins égale à celle des Anûnnaki dans la dévastation gé-
nérale, en ce sens que ses eaux envahirent au loin le pays à la
faveur d'une dénivellation sismique, l'action de la mer, disons-
nous, ne devait pas être facile à distinguer de celle des eaux
souterraines, alors que celles-ci avaient déjà inondé la contrée.
L'action de la mer contribua plutôt à étendre vers le nord le
domaine du cataclysme qu'à en augmenter l'intensité locale.
Joignez à cela l'effroi des hommes qui leur enlevait la plus
grande partie de leur puissance d'observation, et la tendance,
naturelle à un peuple de marins, de se défier très peu de la mer,
et vous comprendrez que l'action des Anûnnaki, perceptible dès
le début de la catastrophe, avant que l'effroi fut à son comble,
restât gravée dans la mémoire des survivants et y formât la
dominante de l'événement.
Comment, en outre, Hasis-Adra et les siens eussent-ils pu
attribuer le plus grand mal à la mer, sur les flots de laquelle
leur arche, construite d'après leurs usages de marins, les porta
vers Nizir, le port de la délivrance?
Il est très probable, en effet, que Hasis-Adra ne s'embarqua
point dès le commencement de l'inondation et que l'arche ne
commença à voguer réellement qu'à partir du moment où les
eaux de la mer. pénétrant en masse sur la plaine déprimée,
imprimèrent à elles-mêmes et aux eaux issues des profondeurs un
courant sensible vers le nord. Mais à ce moment-là, le plus
grand mal était fait, tous les hommes non embarqués dans
l'arche avaient péri.
C'est donc avec raison qu'Istar, la mère des hommes, impute
aux Anûnnaki la perte de "son humanité" chérie.
Le récit continue comme suit
Col. III, 19. "Six jours et sept nuits,
20. le vent, le déluge (cyclone) et l'ouragan sévirent avec violence
21. à l'aurore du septième jour, l'ouragan faiblit; le déluge,
22. qui avait combattu comme une (puissante) armée,
23. se calma;la mer baissa, puis l'ouragan et le déluge s'arrêtèrent.
24. Je traversai la mer en gémissant
25. parce que les habitations des hommes étaient changées en argile
26. des cadavres flottaient çà et là comme des troncs d'arbres.
27. J'ouvris une petite ouverture (de l'arche) et lorsque la lumière
du jour tomba sur mon visage,
28. je tressaillis et me rassis en pleurant,
29. mes larmes coulèrent sur mon visage".

Les lignes 19-23 assignent à la période violente du cataclysme


une durée de 6 jours et 7 nuits. La Genèse (vu, 12) fixe la durée
des pluies à 40 jours et 40 nuits.
Pour l'ensemble du phénomène, elle paraît fixer une durée de
près d'une année (Gen., vu, 11, et vin, 13).
Il est difficile de fixer exactementla durée totale de l'événement
à l'aide du récit chaldéen seul; mais il est certain qu'il conduirait
à un chiffre notablement inférieur à celui de la Genèse.
La durée de 6 jours assignée à la période aiguë est bien plus
en rapport, comme le remarque Suess (p. 24), avec l'expérience
des phénomènes analogues contemporains, que les 40 jours de
la Genèse.
Au reste, c'est une question secondaire et qui dépend beau-
coup du point de vue auquel on se place pour fixer les limites de
la période désastreuse de l'événement. Nous ne nous étendrons
pas sur la discussion de cette durée.
La ligne 20 du texte renferme les trois expressions sâru, abâbu
et mêhû.
La première est toujours rendue par vent. Haupt traduit la
troisième par ouragan, tandis que Lenormant dit la pluie dilu-
vienne.
Quant au deuxième substantif abâbu., on l'a traduit de bien
des manières.
Pour plusieurs, il a un sens collectif, il signifie, commele mot
hébreux mabbûl, l'ensemble des phénomènes diluviens, toute la
catastrophe considérée comme un événement unique.
G. Smith traduit déluge Lenormant la trombe diluvienne.
Paul Haupt avait d'abord traduit par flot ou inondation, mais
depuis, il a admis aussi le sens de trombe (1).
Il y a un doute du même genre sur le sens exact du mot hallii,
à la ligne 22. Ce mot ne se rencontre pas dans les autres textes
que nous possédons. Les premiers traducteurs l'avaient rendu par
tremblement de lerre et si Haupt l'a traduit par armée, c'est à
cause du voisinage du verbe combattre, plutôt que pour [un
motif intrinsèque. Lenormant traduit ce passage La trombe
terrible, qui avait assailli comme un tremblement, de terre,
s'apaisa".
Sans entrer dans cette discussion philologique, nous enregis-
trons le fait que le mot tremblement de terre pourrait bien se
trouver expressément dans le texte. Ce serait une confirmation
éclatante de nos déductions géologiques toutefois cette traduc-
tion étant incertaine, nous nous gardons bien de l'invoquer en
aucune façon à l'appui de notre manière de voir.
Notre opinion sur le caractère sismique de l'événement nous pa-
raît suffisamment établie par les considérations géologiques
qui précèdent, pour se passer de l'appui de la linguistique, quel-
que désirable qu'il soit. La ligne 23 dit que ,,la mer baissa", ou
selon le mot à mot de Haupt, ,,la mer se retira dans son bassin"
nous retrouvons donc ici une nouvelle preuve de l'action de la
mer.
Cette action se révèle d'ailleurs par le fait très particulier que
l'arche, partie de Surippak, sur le littoral du golfe Persique, re-

(1) Suess, Sintflulh, p. 24.


f
monte la pente naturelle du terrain et le cours des fleuves pour
aller aborder, beaucoup plus au nord, dans le Nizir. Or il est
évident, comme le remarque Suess (p. 27), que si les pluies eus-
sent été, comme on l'admet communément, la principale cause
de l'inondation, les courants formés eussent suivi la pente natu-
relle du terrain et porté l'arche vers la mer.
Seule, une dénivellation provenant de causes sismiques et
permettant à la mer d'envahir en courants puissants le sol de la
Chaldée, peut rendre compte de ce cheminement de l'arche à
contresens des courants ordinaires de la région.
Au reste, cette interprétation commune du texte biblique,
faisant de la pluie l'agent principal du déluge, ne paraît pas pou-
voir s'appuyer sur le texte lui-même.
Au siècle dernier déjà, d'éminents exégètes, se fondant sur le
fait que le texte hébreu primitif n'était pas vocalisé, ont prétendu
qu'il fallait lire (Gen., vi, 17, et vu, 6) non pas majim, ,,aquœ
"les eaux", mais bien mijam, ,,a mari", "provenant de la mer".
Telle était déjà, il y a plus de cent ans, l'opinion de J.-D. Michaelis,
lorsqu'il traduisait (1)
Gen. vi, 17. ,,Je veux amener une inondation qui viendra de la mer sur la.
terre, etc.
et
Gen. vu, 6. ,,Noé était âgé de six cents ans, lorsque l'inondation vint de la mer
sur la terre'1.
Il faudrait donc traduire les ,,aqux diluvii" de la Vulgate,
aux deux endroits en question, par les eaux de l'inondalion venue
de la mer.
Aux lignes 24 et 25, nous voyons ,,les habitations des hommes
transformées en argile". Il est aisé de comprendre ce que cela
signifie les habitations sont ensevelies dans le limon apporté
par les flots de l'inondation; peut-être même étaient-elles cons-
truites en un pisé d'argile comme cela se voit dans bien des con-
trées, en particulier en Hongrie. Dans ce cas, rien d'étonnant à
ce qu'elles ,fondissent" dans ce bain gigantesque. On assure
que tel fut le mode de destruction d'une grande partie de la ville
de Szegedin, lors des dernières grandes inondations de la Theiss.
R. DE GIRARD.
(1) Suess, Sinlfîulh, p. 27
BULLETIN D'HISTOIRE

LA LITTÉRATURE DU CENTENAIRE DE LA DÉCOUVERTE


DE L'AMÉRIQUE

En parcourant du regard la multitude des productions historiques et litté-


raires amenées au jour par le centenaire de la découverte de l'Amérique, un
souvenir s'est naturellement présenté à notre esprit. Vers le milieu de novem-
bre 1492, au cours du premier voyage, les caravelles de Colomb entrèrent dans
une mer étrange, couverte d'herbes flottantes, dont les lacets enchevêtrés
semblaient vouloir étreindre de toute part ses téméraires embarcations.
Pendant ces deux ou trois dernières années, la mémoire de Colomb s'estt
trouvée à son tour traverser une nouvelle mer des Sargasses, où les livres,
les brochures et les feuilles remplaçaient les détritus et les varechs. ·
Cette comparaison, sous notre plume, n'a d'ailleurs rien de fâcheux.
Maintenant que les derniers bruits des fêtes du centenaire commencent à
s'éteindre, il n'est pas sans intérêt de jeter un coup d'œil sur cet épais sédi-
ment littéraire déposé pendant ces dernières années. Le mouvement de pro-
duction mis en branle par la commémoration de la découverte du nouveau
monde ne s'est pas entièrement arrêté. De nouvelles contributions s'ajoutent
encore à la masse principale de ce banc déjà formidable. On peut cependant
légitimement considérer la période de grande activité comme close, et il
est temps d'essayer de jeter la sonde dans cette couche où les rares diamants
et les paillettes d'or sont mêlés à beaucoup de sable et de gravier.
Qu'on nous permette de le reconnaître et de l'avouer tout de suite, à notre
grand regret d'ailleurs la masse de la littérature du centenaire ne laissera
pas de trace durable au point de vue historique. La part faite à la vulgarisation
avec une critique et un discernement insuffisants y tient la place la plus consi-
dérable. Beaucoup de publications qui prétendent vraisemblablement sortir de
cette catégorie lui appartiennent néanmoins. L'on peut saisir ici sur le fait la
difficulté que la vérité historique trouve à se frayer un chemin dans les esprits.
Les événements relatifs à la découverte de l'Amérique et à la personne même
de Christophe Colomb ont ouvert le champ depuis longtemps déjà à un grand
nombre de questions controversées. Parmi ces problèmes, d'importance d'ail-
leurs fort inégale, quelques-uns sont très obscurs et resteront probablement
sans solution. D'autres au contraire sont suffisammentélucidés, et il semble que
des esprits sérieux et impartiaux ne devraient plus se mettre en contradiction
avec les données positives de l'histoire. Il n'en est rien cependant. On dirait que
l'esprit humain, habitué, à l'oreiller de la légende et de l'erreur, y trouve plus
de charme et de repos que sur celui de la vérité.
Au risque de troubler les idées traditionnelles de quelques-uns de nos lec-
teurs, nous croyons devoir, dans ce bulletin, signaler l'état d'un certain nom-
bre de questions débattues, et indiquer plusieurs solutions certaines sur les-
quelles on s'obstine encore communément à fermer les yeux. Nous ne voulons
pas en effet nous contenter de reconstituer ici, avec la seule nomenclature de
la littérature du centenaire, une nouvelle mer des Sargasses où l'esprit de nos
lecteurs, moins heureux que les caravelles de Colomb, demeurait perdu sans
pouvoir finalement crier Terre! D'ailleurs la plupart des publications relatives
à Christophe Colomb et à la découverte se grouperont facilement autour des
questions que nous nous proposons de soulever. Il va sans dire toutefois que
nous renonçons à signaler les travaux historiques qui, quoique publiés à l'oc-
casion du centenaire, ne sont cependant relatifs ni à Colomb, ni à la décou-
verte.

La cause principale de l'infériorité des productions historiques dont nous


abordons l'examen, c'est l'esprit de parti qui, sous les formes les plus diverses,
a inspiré ou dirigé la composition d'un trop grand nombre d'entre elles. Qu'il
soit l'esprit national, l'esprit de clocher, l'esprit de corps, l'esprit d'apologie,
ou tout autre d'une nature analogue, dès qu'il s'en mêle, l'esprit de parti de-
vient la peste de l'histoire.
La recherche et la détermination des événements passés demandent un désin-
téressement réel chez celui qui en aborde l'examen. Quiconque est déterminé
a priori par une affection dont il veut envers et contre tout trouver la justifica-
tion, celui-là ne doit pas écrire l'histoire. Sans doute il est difficile à l'historien de
se dépouiller entièrement de ses dispositions naturelles d'esprit et de caractère,
de ses préjugés et de son éducation, mais cela ne constitue pas à proprement
parler l'esprit de parti; et il est impossible à des hommes avisés, de quelque
point de l'horizon qu'ils viennent, de ne pas voir le fond des choses de la
même façon, surtout quand il s'agit de constater l'existence de certains faits
dont la preuve est positive et facile à saisir.
Malgré cela, l'inclination que nous venons de signaler, qu'elle ait été cons-
ciente ou non, a joué un grand rôle dans la littérature du centenaire, témoin les
prétentions non justifiées dans lesquelles se sont jetés certains pays sous l'in-
fluence de cette forme particulière de l'esprit de parti qui a nom l'esprit na-
tional.
L'Italie, la France, l'Espagne, ont fourni de notables contributions à ce tra-
vers en cherchant à se faire une part ou une place que l'histoire ne justifie pas
de tout point. Quand nous nommons ces divers pays, il va de soi que nous
voulons surtout signifier un certain nombre d'écrivains qui se sont laissé en-
vahir plus qu'il ne fallait par les préoccupations d'amour-propre national, en-
core que plusieurs démarches officielles aient semblé engager aussi des gou-
vernements dans cette voie fâcheuse.
Nommons l'Italie d'abord, la patrie de l'inventeur du nouveau monde. Nul
doute que ce pays n'ait le droit de revendiquer Colomb comme l'un de ses fils
les plus illustres et de se glorifier de pouvoir encore placer à côté de lui le
nom de navigateurs commme Cabot, Vespucci et Verrazzano. Mais croire de là
que c'est l'Italie qui a ouvert la route de l'Océan et découvert l'Amérique ou-
blier que le Portugal et l'Espagne, où fermentaient le goût et les préoccupations
des découvertes maritimes, ont formé et mûri le génie de Colomb, et chercher
par un sophisme historique à ramener il soi tout le mérite de la découverte en
faisant de Colomb, avec M. de Lollis (1) par exemple, un génie transcendant,
auquel on ne doit pas demander de fournir les motifs de son entreprise, c'est,
croyons-nous, franchir les lignes les plus sûres de l'histoire et se forger des
titres que les esprits impartiaux ne souscriront pas. Sans doute le génie est un
don déjà déposé dans le berceau de l'homme, mais le milieu qui le fera éclore
et lui offrira les moyens de réaliser sa prédestination, cela est aussi un élément
de premier ordre, et l'histoire ne permet pas de le supprimer.
L'Italie s'est aussi réclamée, et à juste titre, de l'influence exercée par Tos-
canelli sur Colomb (2). Ce droit est clair. Mais il ne faut pas, en l'établissant,
paraître ignorer que les idées de Toscanelli étaient vieilles comme Aristote et,
partiellement erronées comme celles du Stagirite. Le cosmographe florentin,
malgré tous ses mérites, n'a pas eu la justesse de vue qu'on retrouve chez des
hommes du xm° siècle comme Thomas d'Aquin et Albert le Grand. Colomb, lui
aussi, n'a pas eu d'opinions scientifiques nouvelles ou originales; ce qu'il a su de
géographie et de cosmographie était le patrimoine commun de son temps, patri-
moine appauvri depuis deux siècles, mais conservé dans son fond. Dire donc
avec le littérateur brésilien Pereira da Silva (3) que la science d'alors, en Es-
pagne surtout, était incapable de servir les plans de Colomb et que les monas-
tères n'étaient que des foyers de fanatisme, alors que l'on a soi-même, pourt-
tout bagage scientifique, la biographie de Washington Irwing, c'est montrer
que l'on vit à son tour fort loin des grands centres de la civilisation. Le propre
du génie de Colomb a été une foi invincible dans la possibilité de la décou-
verte et un courage à toute épreuve contre les résistances nombreuses qu'il
rencontra. Rien ne s'oppose à voir dans cette force d'âme un don spécial de
la Providence, mais rien n'autorise à affirmer que des idées et des préoccupa-
tions communes à beaucoup de personnes à la fin du xve siècle ont été le résul-
tat d'une révélation ou d'une inspiration positive (4).
(1) La mente e l'opera di Gristoforo Colomho (Nuova Antologia. Itcima, J6 agosto
1892). Hugues L., L'opéra, scir-iti/ica di Cristoforo Colombo. Torino, 1892.
(2) Uzielli G. Paolo dal Pozzo Toscanelli iniziatore delta scorperla dell'America.
Firenze, 1892. Notes et documents concernant les rapports entre l'Italie et l'Amé-
rique, t. I, n. 1. Florence, 1892. -Uzielli G., L'epistolario Colomho-Toscanellinnoe
i Danli, Roma, 1889.
(3) Christovao Colombo e o descobrimenio da America. Rio, 189?.
(4) Winsor J., Christopher Columbus and how he received and unparted the spirit
of discovery, London, 1892.
Enfin, l'Italie a cru de son devoir d'élever un monument durable à la mémoire
de Colomb, en réalisant une œuvre historique qui recueillerait scientifiquement
tout ce qui de près ou de loin tient la personne de son héros età son œirvre(l).
Mais là encore l'Italie a semblé à quelques-uns ne pas s'oublier elle-même.
L'esprit provincial est une subdivision de l'esprit national dont il partage
toutes les propriétés. Lui aussi a désiré participer à la fête. On sait que les
petites villes et les petits districts ont la passion d'avoir donné le jour aux
grands hommes, si bien que le simple jugement de Salomon appliqué à beau-
coup d'illustrations historiques ne suffirait pas à satisfaire toutes les préten
tions. Il semble que la citéqui aura eu l'honneur d'avoir vu naître Colomb aura
aussi le doux sentiment d'avoir mis l'Amérique au monde.
Les Placentins voudraient bien que Colomb fût né aux environs de chez eux.
L. Ambivieri soutient depuis une dizaine d'années, avec une persévérance digne
d'un meilleur sort, que Colomb est né à Pradello, commune de Bettola, dans
le Val di Nure (2). G. Pagani l'a fortement épaulé dans une conférence faite à
Bettola, le 27 septembre 1891, et où les abbés Sanguinetti et de Simoni, te-
nants des droits de Gênes, ont été assez malmenés et les Génois traités d'hy-
<!rophobes (3). P. Agnelli, battant un peu en retraite, reconnaît la plus grande
probabilité de la thèse génoise, mais réclame au moins pour Plaisance les
ancêtres du célèbre navigateur (4).
(1)Voici le programme de ce vaste travail, actuellement en cours de publication
Parte I, vol. I et Il. Collezione degli scrilti autentici conosciuti di Cristoforo Co-
lombo, publicati sui tssti originali ed illustrati da Cesare de Lollis; vol. III. Ripro-
duzioni eliotipiche di luiti i document e le postille autografe di Colombo, colla
Irascrisione paleografica dei medesimi.
Parte II, vol. 1 et II. Documenti privait ai Cristoforo Colombo e della sua famiglia,
e codice diplomalico Colomhiano, per L. T. Belgrano e M. Staglieno; vol. III. Le
ijiieslioni Colombiane allo stato presente, per C. Desimoni: I rillrati di Colombo,
per A. Neri Le medaglie di Colombo, per U, Rossi; Cristoforo Colombo ed i corsari
Colombo del secolo X V, per A. Salvagnini.
Parte III, vol. 1 et II. Fonli itulinne per La storia della scoperta -dell' America,
secondo i carteggi diplomatici e le narrazioni sincrone, per G. Berchet,
Parte IV, vol. I. Le costrnzioni navalie l'arte délia navigazione al tempo di Cris-
loforo Colombo, per E. A. D'Albertis; vol. II. La declinazione nuignetiea e la sua
iwiazione nello sptizib scoperte da Cristoforo Colombo, per il P. Timoteo Bertolli:
Solizia délie pin antiche carte geogra/iche che si trovano in Italia riguardanti l'Ame-
rica, per V. Bcllio.
Parte V, vol. I et II. Monagrafie riguardanli i preenrsori e i eonlinnatnori dell'
opéra di Cristoforo Colombo ed i narralori sincroni italmni; vol. I. Paolo dal Pozzo

per
Toscanelli, per G. Uzielli; Sulle observazioni di comète faite de Paolo dal Pozzo
Toscanelli e sui lavori aslronomici suoi in générale, per G. Celoria; Pieiro îlarlire
G. Pennesi; vol. II. Amerigo Vespucci, per L. Hugues: Giovanni
Caboto, per V. Bellemo: Giovanni Verrazzano, per L. Hugues; Battistn Genovese.
per L. Hugues; Leone Pancal.do, per P. Paragcllo; Antonio Pigafetlai per A. IM
Mosto; Girolamo Benzone, per M. Allegri.
Parte VI. Bihliografia italiana délie opère a stampariguardanti Cristoforo Colombo
e la scoperta dell' America, raccolta da G. Fumagalli e P. Amat di S. Filippo.
(2) Le ragioni dei Piacentini alla culla di Cristoforo Colombo. Piacenza, 1882.
(3) La Piacentinitil di Crisloforo Colombo. Milano, 1891.
(4) La Piacentinità di Cristoforo Colombo. Piacenza, 1892.
Notons pour mémoire les prétentions de Cogoletto (1).
Le débat sérieux est entre Savone et Gênes. Les actions de Savone ont
semblé monter ces derniers temps, par suite de la publication d'un document
trouvé en Espagne par F. P. de Uhagon (2). C'estun acte ,du 8 mars 1535, relatif
à Diégo Colomb, neveu de Christophe, dans lequel il est fait mention de l'ori-
gine savonaise de ce dernier. Il ne semble pas cependant que ce nouvel
appoint doive ébranler sérieusement les droits de Gènes, établis surles bases
les plus positives (3). Eufin, dans la thèse génoise, on s'est encore demandé s'il
ne fallait pas placer à Terrarossa di Moconesi le lieu de naissance de
Colomb (4).
Cequi demeure, c'est que de nombreux documents tirés des archives de Savone
et de Gênes établissent invinciblement que Giovanni Colombo, aïeul de Chris-
tophe Colomb, a vécu dans la petite ville de Quinto, près de Gênes, quoique
originaire de la Fontanabuona et probablement du village de Moconesi. Un de
ses deux fils, Domenico, s'établit à Gênes, peu avant 1439*. Il eut cinq enfants,
quatre garçons et une fille. L'un d'eux, Christophe, est venu au monde peu
après 1446. En 1410, Domenico Colombo quitta Gênes pour aller s'établir à
Savone, où nous voyons Christophe faire quelques apparitions jusqu'en 1473,
époque de son départ pourle Portugal (5).
En France aussi on a pris part aux préoccupations et aux polémiques du cen-
tenaire. Christophe Colomb a même failli être naturalisé Français.
La Corse a cru sincèrement avoir des titres à être la patrie de Colomb.
Deux membres distingués du clergé del'ile, MM. Casanova et Peretti(6), se
sont surtout constitués les avocats convaincus de l'origine calvaise du grand
navigateur. Le gouvernement français a même semblé prêter trop complaisam-
ment 1 oreille à l'invite corse. Mais M. Harrisse, qu'on trouve toujours prêt à
barrer le chemin aux opinions suspectes, a fait une guerre impitoyable aux
espérances franco-corses (7), et un insulaire, M. l'abbé Casabianca, lui a prêté
son concours pour faire pénétrer ses idées dans l'île et les vulgariser.
(1) Centurini L., Cogoleto non i
la palria di Crisloforo Colombo, lo scoprilore dell'
America. Littera prima aperta a G. B. Paao. Genova, 1892: Fazio G. B., Della
patria di Cristoforo Colombo per l'abb&te Sanguinetti. Savona, 1892.
(2) La patria di Colombo secondo i document degli ordini militari; traduct. de
l'espagnol de G. B. Garassini. Savona, 1892 – Fi ta F., Hernan Collez y CrUtôhnl
Colon. Boletin de la real Academia de Ilist. XXI, 1892 Duro C. F., Problemahis-
to'rico resuelto. A'aluraiesa de Colon. El Archivo, revista de sciencias historicas, VI,
1892.
(3) Staglieno M., Alcuni nuovi document intorno a Crisloforo Colombo ed alla sua
famiglia, Genova, 1887 Harrisse, Christophe Colomb et Savone. 1887 Sangui-
netti A., Della patria di Crisloforo Colombo. Genova, 1891 Donaver F.e origini
di Cristoforo Colombo. Rasegna nazionale, 16 agosto, 1892.
;-i'-) Pescia G., Il Genova e Terrarossa di Moconesi il luogo di nascita di C. Colombo?
Cri«vari, 1891.
(5) Harrisse, Christophe Colomb. Paris, 1884, t. II, append. A Christophe Colomb et
Savone, p. 79-105; Christophe Colomb, les Corses et le gouvernement français, p. 21-30;
Christophe Colomb devant l'Histoire, p. 28-35.
(6) Christophe Colomb, Français, Corse et Calvais. Paris-Bastia, 1888.
(7) Christophe Colomb et la Corse. Observations sur un décret récent du gouverne-
La thèse corse doit être absolumentabandonnée. Nous le déclarons en toute
simplicité, nonobstant le souvenir affectueux qui nous attache à l'île où nous
avons vécu pendant plusieurs années, au temps même des polémiques ardentes
que nous venons de signaler.
Après s'être quelque peu heurtée a l'Italie par l'intermédiaire de la Corse, la
France, ou du moins, ici, un certain nombre d'écrivains français, n'a rien né-
gligé pour froisser l'amour-propre des Espagnols. Depuis les travaux du
comte Roselly de Lorgues, où les nécessités apologétiques des vues soutenues
parle célèbre admirateur de Christophe Colomb l'avaient fait foncer sur l'Espagne
plusque ne l'exigeait le froid jugement do la critique historique, un courant s'est
établi en France, qui ne ménage à l'Espagne, en parlant des événements de la
découverte, ni les expressions amères, ni même, ce qui est plus grave, les
expressions injustes. On ne saurait trop protester contre des écrits conçus
dans l'esprit et rédigés dans les termes ou l'ont été quelques-uns de ces der-
niers temps (11. Il est vrai que les Espagnols ont bien rendu aux Français la
monnaie de leur pièce, et il est presque impossible aujourd'hui à des étrangers
de toucher à l'histoire de ira los moules avec esprit d'indépendance, sans
qu'on vous récuse comme un ennemi naturel. Rien n'est plus fâcheux pour les
historiens que cet état armé qui fait invariablement regarder comme des pro-
jectiles de guerre tout ce qui vient d'au delà des frontières. Chacun se cantonne
de plus en plus dans ses retranchements, sans garder assez de liberté d'esprit
pour juger de la valeur réelle des positions occupées.
M. Iïarrisse a donné le plus fort coup de fouet dans les polémiques de ces
derniers temps avec son Christophe Colomb devant l'Histoire (2). M. Harrisse
est Américain, mais on peut lui donner place en parlant de la France, puisqu'il
l'habite et qu'il écrit notre langue, y compris la satire, comme un Français de
race. M. Iïarrisse a frappé fort. Plus que personne il en avait le droit; il a dû
penser qu'il en avait en outre le devoir. La situation exceptionnelle de
M. Harrisse en fait d'américanisme lui permettait de juger mieux que personne
les résultats scientifiques du centenaire. Il en a vu surtout le côté négatif, et
peut-être le voyons-nous nous-même un peu trop par ses yeux. En tout cas
M. Harrisse l'a ainsi vu etil ne s'en est pas caché. Il l'a dit avec une grande force
d'ironie et d'amertume, ce qui est la manière d'être violent pour les esprits qui
ont conscience de leur supériorité. On doit lui rendre justice qu'il n'a pas fait
acception de personnes l'Italie, la France, l'Espagne et l'Amérique, chacune a
eu sa part; l'Espagne surtout a obtenu une place de choix dans la personne des
membres de l'Académie d'histoire. En laissant de côté leur forme virulente, il
nous semble, autant que nous pouvons en juger, que les critiques sont justi-
fiées mais peut-être M. Iïarrisse a-t-il tort de croire que quiconque veut

1893.
hasarder un mot sur l'Amérique et Colomb doit avoir son érudition et sa com-

ment français. Paris, 1883; Christophe Colomb, les Corses et le gonvernemen.1français.


Paris, 1890.
(1) L. Bloy, Christophe Colomb devant les taureaux. Paris, 1890; Lastic-Rochegoude,
L'invitation per/ide (Revue du Monde catholique. Paris, juillet 1890).
(2) Paris,
pétence. A cela on peut répondre: Que ceux qui veulent traiter de ces questions
lisent et étudient M. Harrisse 1 C'est aussi notre avis. On ne peut aujourd'hui
agiter sérieusement les problèmes relatifs aux événements de la découverte
sans prendre connaissance des jugements portés par le savant américaniste,
soit pour les adopter, soit pour les combattre.Il y a malheureusement un grave
obstacle à cela l'œuvre de M. Harrisse n'est pas vulgarisée. Quoique sujet
d'une pure démocratie, les États-Unis, le célèbre historien de Colomb nous
apparaît comme un parlait aristocrate de la science et de la pensée. Ses ouvrages,
les principaux surtout, sont tirés à un très petit nombre d'exemplaires et se
vendent à des prix exorbitants. Ce sont des livres à peu près interdits au
public. Ainsi, nous n'avons pu trouver, même à la Bibliothèque nationale de
Paris, son dernier ouvrage, The Discovery of Norlh America, publié à
380 exemplaires et au prix de 150 francs. On dirait que M. Harrisse a pris pour
devise le mot d'Horace
Odi profanum vulgus et arceo.

Mais alors si les résultats des travaux de M. Harrisse sont encore trop ignorés,
et n'exercent pas comme ils le méritent leur haute influence sur ceux qui écri-
vent, que le savant américaniste s'en prenne un peu à lui-même. Au lieu de
mettre à la portée du public un livre de critique négative comme Chris-
tophe Colomb (levant l'Histoire, que ne lui a-t-il donné une édition abordable de
son Christophe Colomb, un livre savant sans doute, mais parfaitement intelli-
gible à tout esprit cultivé? Une bonne partie du public lettré n'a pas de
préjugés et ne demande qu'à être instruite. M. Harrisse nous eût peut-être ainsi
délivré des rapsodies fabuleuses qui circulent depuis plus d'un demi-siècle et
que le fatras littéraire du centenaire tendra bien plus à conserver qu'à détruire.
L'Espagne de son côté a payé un large écot à l'esprit particulariste. On vou-
drait bien çà et là dans la péninsule que ce ne fût pas Colomb, un Génois, qui
eût découvert l'Amérique. Par malheur, il n'y a pas de remède à cela. Pour
atténuer du moins cette fâcheuse conjoncture, on diminue d'une part les mé-
rites de Colomb et l'on exalte de l'autre les titres réels ou imaginaires de
certains personnages dont la gloire ainsi surfaite fera rentrer dans l'ombre la
figure de l'étranger.
Si jamais la cause de la canonisation de l'inventeur du nouveau monde est.
introduite, comme d'aucuns l'espèrent, l'avocat du diable devra être pris en
Espagne le rôle sera très bien tenu. Les conférenciers qui se sont succédé à
l'Athénée de Madrid pendant les fêtes du centenaire auraient déjà beaucoup
simplifié le travail, si l'histoire avait un peu plus empiété sur la déclamation.
Mme Emilia Pardo Bazan y a jeté une des notes les plus aiguës, en signalant
chez Colomb « ses dérèglements plus ou moins clandestins, son ambition, son
népotisme, sa dureté et sa cruauté, son prurit esclavagiste et sa soif de l'or,
restes de ses anciennes pratiques de corsaire et de boucanier ». En outre, pour
que Colomb ne s'enorgueillît point trop de sa découverte et que la meilleure
part en revînt à la patrie de l'orateur, celui-ci a déclaré simplement que « c'est
Raymond Lulle qui, en réalité, a découvert les Amériques. A Colomb, en
récompense de son énergie et de sa persévérance furent réservés l'immense
honneur et la chance de les rencontrer deux siècles plus tard ». Sans doute on
comprend chez Mme Pardo Bazan, qui a écrit une charmante Vie de S. François
d'Assise et doit être tertiaire, une grande admiration pour son frère majorquin
du xive siècle, mais on ne saurait cependant, malgré tous les égards que les
historiens eux-mêmes doivent aux dames, accorder que « c'est Raymond Lulle
qui, en réalité, a découvert les Amériques ».
Avant et près de Colomb, d'autres découvreurs ont pu trouver place encore.
Ainsi, s'il fallait prendre au pied de la lettre les affirmations de deux apologistes
des gloires espagnoles, Alonso Sanchez aurait déjà abordé en 1484 à Saint-
Domingue (1), et Martin Alonso Pinzon, que l'on avait cru, avec quelque raison,
être presque un transfuge de la première expédition de Colomb, aurait été
l'homme nécessaire dont la générosité, le courage et l'initiative auraient à
plusieurs reprises assuré le succès de la découverte (2).
Mais les gloires communes de la patrie ne suffisent pas à l'ambition des
provinces. Les Aragonais ont été médiocrement flattés des honneurs qui
retombaient sur la Castille et l'Andalousie, et ils ont cherché, pour être
mieux servis, à se faire leur part dans le gâteau royal du centenaire. Ils ont eu
leur thèse. Si Colomb a découvert l'Amérique, c'est grâce à la faveur spéciale,
presque exclusive, du roi d'Aragon, Ferdinand le Catholique, et de ses conseil-
lers et officiers aragonais (3). Si quelque chose est invraisemblable et contredit
par les sourceshistoriques,c'est bien l'attribution d'un pareil rôle à Ferdinand.
Mais en histoire il ne faut désespérer de rien.
Il y aurait aussi beaucoup à redire, croyons-nous, sur l'éloge quelque peu
exorbitant que les écrivains espagnols tendent à faire de la moralité des con-
quérants et de l'excellence du procédé de la conquête. Certes si les historiens
espagnols croient que leur pays est l'objet d'injustes accusations ou de senti-
ments malveillants, ils peuvent le défendre et ils en ont le moyen. Qu'ils
reconnaissent simplement les faits relatifs à l'occupation du nouveau monde
dans la stricte mesure où les établit l'histoire; puis, dans un juste défi, qu'ils
demandent aux peuples de l'Europe quels sont ceux qui croient qu'ils auraient
pu mieux faire. Ils seront alors sur un terrain apologétique qui sera celui de
l'histoire. Les défauts en effet et les torts que les Espagnols ont portés dans
la conquête des Indes, d'autres peuples les eussent portés. En revanche, ces
derniers auraient difficilement trouvé chez eux l'espritde droiture et de justice
qui présida à la législation que l'Espagne fit pour les Indes le gros de l'Europe
au xvic siècle était asservi à la politique de Machiavel. Ce que d'autres peuples
surtout n'eussent pas donné, c'est la légion d'apôtres que l'Espagne jeta sur ses-

(1)Lorenzo y Lcal (B. de), Cristôhal Colon y Alonso Sanchéz. Jerez, 1892.
(2) Duro C. F., Pinzôn en el deseuhrimiento de laslndias. Madrid, 1892; Asensio J.,
M., Martin Alonso Pinzôn. Madrid, 1892.
(3) Ibarra y Rodriguez E., D. Fernando et Catôlico y et deseuhrimiento de America.
Madrid 1892 Mir M., Influencia de los Aragoneses en el deseuhrimiento de America.
Palma, 1892; Balaguer V., Caslilla y Aragon enet descubrimiento de America.
Madrid, 1892.
nouvelles possessions et qui surent à la fois se dévouer héroïquement au
bonheur des Indiens et faire entendre à leurs compatriotes de dures, mais
justes leçons à la même heure la plus grande partie de la société ecclésias-
tique était absorbée dans le culte stérile et dangereux de l'antiquité classique,
qui tarissait tout prosélytisme et tout dévouement. Mais que les Espagnols ne
croient pas servir leur gloire en calomniant leurs missionnaires, et l'admi-
rable Las Casas en particulier, pour amoindrir l'autorité de leurs griefs et de
leurs accusations ce serait follement piétiner sur le plus net et le plus sur
de leur honneur national. Qu'on ne fasse pas non plus appel aux nécessités et
aux lois de l'histoire, sans paraître soupçonner que si la constance de l'intérêt
et des passions introduit un déterminismescientifique dans l'histoire, les événe-
ments n'en sont pas moins soumis à une loi morale qui atteint les hommes qui
s'en sont constitués les instruments. Constater, comme quelqu'un l'a fait (1),
« que les Espagnols avaient commis des désordres et des abus pendant les
premières années de la conquête et que personne ne le nie, mais qu'il y avait à
cela une nécessité morale, puisque c'était des hommes et que la loi est que
le vaincu supporte les violences du vainqueur, le faible celles du fort, et que
c'est une loi à laquelle n'échapperont jamais les auteurs de feuilles philanthropi-
ques et délicates j>, sans ajouter un mot, comme si la responsabilité morale
n'existait pas en histoire, c'est ce qu'aucun esprit sensé, ni aucune conscience
honnête, n'admettra jamais.
(A suivre.)
R. P. Mandonnet 0. P.

(1)R. Cappa. S. J., Estudios criticos acercade la domination espaieola en America.


Colon y los espanoles. Madrid, 1889, p. 432.
NOTE SUR L'EMPLOI DU MOT
ÈNÉPrEIA

DANS LE IXe LIVRE DES MÉTAPHYSIQUES

La Revue de Métaphysique et de Morale, dans son supplément au numéro de


novembre, a critiqué en termes dont ses lecteurs apprécieront le bon ton, ma
manière de voir au sujet de l'interprétation du mot {visita employé par Aris-
tote au IX" livre des Métaphysiques (1). « Que penser d'un critique, écrit-elle,
qui, sans rire, soutient contre M. Ravaisson que la véritable conclusion d'Aris-
tote ne saurait être le dynamisme et que l'acte pur, l'svsp^ua, ne consiste pas
nécessairement et essentiellement dans l'action. n?
Je voudrais, dans cette note, satisfaire la curiosité manifestée par mon con-
tradicteur. La question en vaut d'ailleurs la peine (2). Il s'agit de.savoir si le
texte même d'Aristote peut être sollicité dans le sens d'une interprétation
leibnitzienne, si le vrai commentateur d'Aristote, c'est Leibnitz et non point
s. Thomas (3).
Je dis sollicité. Car M. Ravaisson est trop au courant de la philosophie péri-
patéticienne pour avoir dit formellement que le Stagirite est dynamiste. Il a
seulement insinué qu'une explication dynamiste s'accorderait assez bien avec
la théorie d'Aristote. La puissance, a-t-il dit, n'est qu'action diminuée, res-
<c

treinte, et si Aristote ne l'a pas expressément enseigné, s'il s'est borné à dire,
sans chercher une origine au possible, que l'actuel le précède, on ne voit pas
qu'onpuisse, la maxime aristotélique admise, considérer les possibles, avec ce
qu'ils comportent d'actuel, autrement que comme une sorte de modération
par le premier principe de son essentielle activité ».
On le voit, M. Ravaisson procède par la négative, il ne voit pas qu'on puisse
interpréter autrement Aristote, mais il constate chez le Philosophe l'absence
de tout enseignement formel dans le sens dynamiste. Bien qu'il semble pré-
somptueux d'aller à l'encontre du sentiment de l'un des hommes de notre
temps qui ont le plus étudié le Péripatétisme, je me permets d'avoir une opinion
contraire. Elle n'est pas mienne d'ailleurs. C'est la lecture du texte d'Aristote
(1) VIIIa livre dans l'édition Didot.
(2) < Sià x«î où |uxpôv Tt iftToùfftv àvaipàiv » Metaph. IX, 5.
(3) Voir Revue thomiste, page 389.
REVUE THOMISTE. 1. – 51
commenté par s. Thomas qui me la dicte. Du reste, je l'espère, la lumière sera
assez abondante pour éclairer tout esprit qui voudra s'appliquer nous suivre.
Pour limiter le terrain de la discussion je la restreins au texte du VIIIe livre
(Didot), qui est tout entier consacré à la doctrine de la puissance et de l'acte.

Il est presque impossible de s'aventurer dans l'interprétation d'un livre


d'Aristote si l'on n'a pendant long temps été initié et comme rompu à la méthode
du Stagirite. Il est rare que la thèse soit abordée de front c'est une « chasse (1) »
à la vérité, avec tous les retours, tous les imprévus, toutes les finesses d'une
chasse véritable. Ce n'est généralement qu'à la fin que la loi, la formule, la
définition cherchée, traquée et forcée comme une proie de haut relief, se pré-
cise, et acquiert sa signification définitive, claire, immuable.
De là vient qu'un mot qui d'abord pouvait être pris dans des sens différents,
alors que le Philosophe ne mettait encore en œuvre que les faits d'expérience
ou les opinions ^courantes dans lesquels le sens précis de ce mot se trouvait
enveloppé et comme immergé, s'épure peu à peu et, finalement, revêt une
signification synthétique à laquelle s'originent d'elles-mêmes les significations
en apparence opposées qu'on lui avait tout d'abord données (2).
C'est précisément le cas de notre mot èï=pfstoc.
J'ouvre le texte du VIIIe livre de l'édition Didot (notre IXe livre). Le mot
Èvéff s.t. se trouve presque à chaque chapitre, mais, chose qui paraîtra bien digne

d'attention, la version latine qui fait face au texte grec, jusqu'au chapitre vr
exclusivement, traduit couramment È-ispi"* par aclio dans le chapitre vt, par
un changement à vue singulier, le même mot est traduit jusqu'à onze fois par
actus, et cette seconde version est maintenue jusqu'à la fin du livre.
M. l'abbé Farges, dans une note de son excellent opuscule sur la puissance
et l'acte, nous dit que, dans la langue d'Aristote, les deux mots nep^eia et i-»rE-
\i/ns. sont généralement synonymes. Il semble se ranger à l'opinion de Tren-
delenbourg et de philologues modernes qui prétendent que le premier indique-
rait plutôt l'action et le second l'état qui en résulte (3).
Mais, outre que les philologues, même spécialistes en matière d'aristoté-
lisme, n'ont pas une autorité particulière pour expliquer des mots d'usage fré-
quent (sinon dans la mesure où ils sont philosophes) je ne vois pas que
M. Farges, dans la note citée, tranche la question. Nous ne pouvons en rester
à un « plutôt dans un débat de si grave intérêt, tant qu'il ne sera pas prouvé
que toute recherche est stérile et qu'il est impossible à jamais, pour me servir
d'un mot de Pascal, « de voir le dessous du jeu ».
Me voilà donc plutôt intrigué satisfait par la réponse de M. Farges, et,

(1) Le mot est de s. Thomas dans ses Commentaires. Vide de Anima lib. Il, lec. 2
et passim.
\2) « C'était son habitude d'emprunter l'opinion commune avant de prouver la
sienne propre. S. Thomas. Comment in Phys. lib. III, leç. VIII, § 5.
(3) Théorie de l'acte et de la puissance, pag-, 28, note. M. Kauffmann dans son récent
ouvrage sur l'enseignement téléologique d'Aristote reconnait lui aussi cette anomalie
sans l'expliquer. Die leleoloijische Nalur Philosophie des Arisloteles, p. 40.
ce qui augmente mon embarras, c'est que dans la version ancienne, antiqua
versio, dont s'est servi s. Thomas (la plus fidèle à coup sûr des deux, et en
tout cas la plus nerveuse dans sa langue un peu barbare), je trouve le mot
Ëvsp-yEia rendu d'un bout à l'autre du livre, cette fois, par le mot aclus.
J'ignore si mon contradicteur de la Revue de Métaphysique et de Morale sait
toutes ces choses, lui qui trouve tout simple que « l'acte pur (!), l'èvÉp^uik,
consiste essentiellement et nécessairement dans l'action ».
Essayons donc de reprendre la thèse de notre précédent article en sous-
œuvre, r

Le IX" livre des Métaphysiques se divise en trois sections la première traite


de la puissance, la seconde de l'acte, la troisième des rapports de l'acte et de
la puissance. La première s'étend jusqu'au chapitre vi (leçon v de s. Thomas),
la seconde embrasse les chapitres vi et vni (leçons v et vi de s. Thomas) la
troisième forme le reste du livre.
Je vais examiner le sens d'Èvs'fjsta successivement dans ces trois sections. Et,
tout d'abord, dans la première.
J'attire l'attention sur ce fait, que cette première partie ne traite pas ex pro-
f'esso de l'acte, mais de la puissance. Je rappelle qu'Anatole va par approxima-
tions successives dans la recherche de la, vérité. On ne doit donc pas s'étonner
que les notions qu'il étudie ne soient pas toutes, du premier coup, dé-
gagées, surtout lorsqu'il se réserve de les mettre plus tard en lumière. On
pressent l'importance de cette remarque pour l'exégèse de notre mot dans les
cinq premiers chapitres. A priori, nous n'avons pas le droit de leur demander
le sens complet, adéquat, d'Ivs'p-jîia. Ce sens devra au contraire se trouver au
chapitre vi qui traite formellement de l'acte.
Ce sens inadéquat est rendu par le mot nclio dans la version moderne, tandis
que la version .ancienne, plus raisonnée, emploie du premier coup le mot actus.
Voici du reste les documents
Le mot èvï'o-jsia est employé deux fois au chapitre i01', six fois au chapitre m.
Il n'existe pas dans les chapitres n, iv et v. C'est donc sur sept emplois du mot,
correspondant à cinq passages, que repose notre exégèse. Je suis la version
moderne (Didot).
a) « Nous nous occuperons tout d'abord de la puissance la plus manifeste »
(celle de l'être mobile), « bien que cette considération n'aille pas directement
à notre objet, car la puissance et l'action s'étendent au delà du domaine du
mouvement. Aussi après avoir parlé de celle-ci, lorsque nous définirons l'action
nous découvrirons d'autres espèces de puissances » (c. t, lignes 9-15, éd. Didot).
b) « Les Mégariens disaient que le pouvoir existe seulement au moment qu'on
agit. Il en résulte que si quelqu'un est assis, jamais il ne se lèvera, car il est
impossible que se lève celui qui ne peut pas se lever. Si cela est insoutenable,
alors autre chose est la puissance, autre chose l'action » (c. m, lignes 7 à 15).
c) « J'appelle ici possible ce qui est tel que s'il vient à être complété par
l'action vis-à-vis de laquelle il est en puissance, aucune impossibilité n'en ré-
sulte » [ihid., ligne 18)
d) « Certains non-être (les possibles) qui ne sont pas en action seront par
l'action » (l) [ibid., ligne 30).
Dans ces quatre passages, la version actio est on ne peut plus légitime. Le
passage a) le prouve abondamment. Aristote, pour déterminer la puissance,
analyse un fait expérimental où la puissance doit certainement se trouver le
mouvement (l'acte de l'être en puissance). Or, ce qui fait le mouvement, c'est
la puissance du mobile mise en activité. L'activité, l'action, est donc la première
forme sous laquelle Apparaît la réalité opposée à là puissance. N'ayant besoin de
connaître encore que cette forme, Aristote se sert du mot qui l'exprime pour dé-
signer ce qui s'oppose à la puissance. Il dit La puissance et l'action s'étendent
plus loin que le mouvement, de la même façon qu'un professeur de physique
élémentaire parlerait d'électricité positive ou négative à des commençants. Il
dit Lorsque nous définirons l'action, comme ce professeur dirait Lorsque nous
définirons l'électricité négative. On sait qu'il ne la définira pas, puisqu'elle
n'existe pas comme telle, et cependant elle se trouvera définie par le fait
que sa définition se résoudra dans une définition plus haute.
Cette explication ne souffre aucune difficulté dans les trois autres passages
(b,c,d,) sans doute, ces passages ne l'imposent pas. Ce qui l'impose,c'est le cha-
pitre vi, on le verra tout à l'heure. Mais, une fois forcés par le chapitre vi à ad-
mettre une interprétation plus large de l'iiipput, si dans les cinq premiers cha-
pitres on veut traduire iiiçfe-.x par action, ce qui semble, en effet, plus normal
à première vue, je ne vois pas d'autre explication que celle d'ailleurs absolu-
ment plausible et conforme à la méthode d'Aristote que je viens de donner.
Reste un cinquième passage qui offre quelque difficulté (2). Voici d'abord
la version moderne
e) Le nom d'action (svs'p-jsia), ce qui tend à l'acte (èvTsis'yjxia), a été transposé
du mouvement dans d'autres catégories car c'est surtout dans le mouvement
que l'action apparaît » (m, ligne 25).
Évidemment, le sens général de la phrase abonde du côté de notre explica-
tion. Mais il reste à expliquer cette sorte de définition qui est donnée de
l'énergie quse ad actum tendit, ce qui tend à l'acte. Si cette traduction était
une définition, c'en serait fait de notre thèse.
Heureusement, cette traduction est une paraphrase systématique. Dans le
grec on lit 'EXyîXuôe S'y lv£p^Eia tgGvcjjiXj"h tcûoç tt)v evreXÈ^eiav auvu66{jLsvvi. Ce dernier
mot ne signifie pas naturellement tendre vers, mais placé avec et pour (xpôç)
Ce que la vieille version traduit loyalement et littéralement Venit autem actus
secundum nomen qui ad entelechiam composilus ex molihus maxime.
Ainsi compris, ce texte, au lieu d'être une difficulté, fait ressortir énergique-
ment ce que nous avons dit jusqu'ici. C'est ce que montre s. Thomas qui le
commente ainsi « Il dit que le nom d'acte qui est mis pour signifier l'entélé-
chie, la perfection, et autres choses de même sorte comme les opérations, est
originairement dérivé de ce qui se passe dans les mouvements. Les mots étant

(1) Tandis que les impossibles absolus ne sont jamais réalisés.


(2) Cité par M. Farges à l'appui de l'opinion de Trendelenbourg.
en effet les signes des choses, ce sont les choses que nous saisissons les pre-
mières que nous nommons tout d'abord, bien que dans l'ordre naturel, ces
choses soient souvent des conclusions de réalités plus hautes. Parmi tous les
actes, le mouvement est le plus apparent, à cause de son caractère expéri-
mental. C'est pourquoi c'est lui qui, le premier, a reçu le nom d'acte (ivs'pfsia),
nom qui a passé ensuite à d'autres sujets n.
S. Thomas ne semble donc pas ici être de l'avis du P. de Regnon qui, dans sa
Métaphysique des causes (1), estime que la distinction des mots acte et action
marque un progrès de notre langue philosophique sur celle du Philosophe. La
raison qu'il en donne est que les réalités que ces mots désignent ne sont pas
dentiques « L'actio a pour corrélatif le devenir, l'acte a pour corrélatif l'exis-
tence de l'effet ». Je suis loin de nier ces « nuances », mais il me semble plus
vrai, en même temps que conforme au texte d'Aristote, de dire que le mot acte
ne signifie ni l'action, ni l'existence en lui-même, il désigne un mode d'être
qui s'applique à l'un et à l'autre bien qu'inégalement, là pour mettre en exer-
cice l'être en lui-même, ici pour mettre en exercice la puissance opérative
(seconde espèce de qualité). Je ne crois donc pas que la distinction des deux
mots en question, qui masque la relation intime entre l'action et l'acte, cons-
titue un progrès de la langue philosophique. Je préfère l'unique mot d'Aris-
tote et l'unique mot des scolastiques à cause de l'effort intellectuel même
qu'il exige pour être adapté et transposé dans les divers sujets qui le compor-
tent (2).
Je crois en avoir dit assez pour faire comprendre que dans les cinq premiers
chapitres du livre IX, svép-veta peut se traduire par action, de telle sorte cepen-
dant que cette traduction inadéquate appelle la traduction seule complète d'acte.
C'est ce que rendra encore plus manifeste l'examen de la seconde partie du
livre.

Et tout d'abord habemus confilentem réuni. La version moderne débute


brusquement ainsi Quum autem de potentia, quœ secundum motum dicitur,
dictum sit, de aclu determinemus. » Jusqu'ici nous avons parlé de la puis-
sance qui appartient aux mouvements, maintenant nous arrivons à l'acte (tou-
jours ivs'pfEia). Or, on se rappelle qu'au chapitre icr (passage a), ce n'était pas
au traité de l'acte qu'était ordonné le traité de la puissance cinétique (d'après
la version moderne) mais bien au traité de l'action. Le mot grec est le même!
D'où vient donc cette conversion subite?
Allons quelques lignes plus loin, nous en saurons la cause. « L'acte ne con-
vient pas de la même manière à tous les êtres, mais proportionnellement;
comme lorsqu'on dit Ceci est dans ceci ou à ceci, comme cela est dans cela
ou à cela. Ainsi le mouvement est à la puissance, comme la substance est à la
matière ». Il ne peut être question de traiter la substance d'action. Manifeste-
ment la version action doit faire place ici à la version plus large d'acte, laquelle

(1) Page 237.


(2) Voir Métaphysiquestraduites par MM. PierronetZévotVi, II, livre IX, c. vi, p. 9*.
embrasse à la fois comme je le disais dans ma note sur l'article de M. Ra-
vaisson la puissance opérative et la perfection substantielle (1). C'est ce
qu'avait en vue l'excellente version antiquelorsque, dès les premiers chapitres,
elle traduisait (vivais par actus.
Ce passage me semble décisif. Du reste, toute la suite du livre le suppose.
Je craindrais de fatiguer le lecteur par des citations répétées. Il a en main le
fil d'Ariane il peut se diriger lui-même à travers le labyrinthe des textes. Je
ne doute pas qu'il né sorte d'une lecture attentive du neuvième livre la convic-
tion que le mot fripas», bien plus large et plus synthétique que le mot action,
ne signifie « la perfection actuelle de l'être par opposition à l'imperfection po-
tentielle ». Il faut une certaine habileté d'esprit, je l'avoue, pour se reconnaître
dans les différentes acceptions que peut revêtir ce mot suivant le sujet auquel
on l'applique, pour savoir, par exemple, s'il s'agit d'existence en exercice ou sim-
plement d'action. Mais rien n'est plus conforme au génie grec que cette sou-
plesse d'adaptation. Manque de l'avoir a un degré suffisant, nous commettons
souvent, avec nos intelligences d'Occidentaux, des contresens énormes.

Au XIIe livre des Métaphijsiques (2), Aristote arrive par la voie de causalité à
la connaissance des substances premières. Il semble, au moment de la dé-
marche suprême, qu'il y ait dans son esprit comme deux étapes, ou mieux deux
élévations successives. D'abord il s'élève jusqu'à la nécessité d'un moteur
éternel comme le mouvement qu'il produit. Ce n'est pas un simple moteur,
Kivïinxbv, raiTiTiiwv, mais un moteur toujours en action biaftiv Si\ (3). Il repreud
sa marche et (c'est ici le plus haut sommet de la philosophie péripatéticienne),,
il se demande comment ce moteur peut agir toujours, si sa substance est en
puissance le mouvement ne serait donc pas perpétuel? car ce qui contient de
la puissance n'est pas toujours. Il faut donc un principe tel que sa substance
soit un acte, i; î cûaîa èvip^sia.
Quelque chose de toujours agissant, quelque chose dont la substance est un
acte, quel l'abîme entre ces deux notions! Ne voit-on pas clairement ici
la nécessité de bien donner à l'acte son caractère synthétique? Au mouve-
ment toujours actuel est dû le moteur toujours en action; à la substance ton-
j ours agissante est due l'existence toujours en acte. Dieu n'est donc pas l'ac-
tion essentielle dont les réalités de ce monde sont comme une modération, il
est quelque chose d'agissant, ce qui est bien différent. Étant toujours agis-
sant, il est toujours existant. Cet exercice, ivifjtut, de l'existence, voilà l'être
divin, et non pas l'exercice de sa puissance opérative. L'Acte qui s'appelle
Dieu, est donc un acte substantiel et non pas une première action (4).

(1) Revue thomiste, I, p. 390. Cf. IX, Melaph., Commentaires de s. Thomas, leçon v,,
deuxième partie.
(2) L. XI. c. v (Didot). L. XII., leç. v, s. Thomas.
3) La traduction Pierron-Zevort « cause passant à l'acte » est fautive.
A) Je n'entends pas, en parlant ainsi, exclure de Dieu la pensée, non plus que con-
Je serais désolé que cette discussion fût crue inspirée par je ne sais quel
esprit de contention et de dispute. J'ai récemment appris que M. Ravaisson
devait publier dans quelque temps la dernière partie de sa traduction des Mé-
taphysiques. Si la thèse que je viens d'exposer, qui est celle de l'un des hom-
mes qui ont le mieux pénétré le sens d'Aristote, s. Thomas, pouvait apporter
une contribution à cette œuvre nouvelle, je serais récompensé de ma peine.
Les amis de nos amis ne sont-ils pas nos amis? et d'ailleurs
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.

Il est vrai que le poète a dit aussi


Scra-t-il dieu, table ou cuvette ?3
Est-ce « actus », est-ce « actio » que le ciseau de M. Ravaisson fera sortir de
ce bloc d'Ivépysta ? Parions qu'il sera dieu!
Même je veux qu'il ait en sa main un tonnerre.

Mais, de grâce, cher maître, ne confondons point Jupiter et son tonnerre,


l'acte et l'action
FR. A. GARDEIL.

Lredire l'opinion de certains scolastiques quimettent dans l'intelligence en acte le


formel constitutif de la nature divine. Dieu est la « pensée de la pensée », mais
cette pensée n'est pas à proprement parler, une action. Elle est la possession parfaite
de son objet. Cet état immobile de la pensée divine n'a rien qui ne s'allie à la perfec-
tion substantielle.
COMPTES RENDUS

Dieu devant la science et la raison, par le Pèiie A. Villarb, des Frères Prê-
cheurs (1 vol. in-8°, Oudin. 1894).

Le titre de cet ouvrage indique exactement le but que s'est proposé l'auteur.
Le dogme spiritualiste de l'existence de Dieu, soumis à l'examen rigoureux
de deux juges incontestés la science et la raison, tel est le motif qui se déroule
à travers ces trois cent bonnes pages de haute et pourtant accessible philosophie.
Ce livre n'est point un ouvrage de jeune. L'élégance d'une plume habile à
varier ses effets pourrait illusionner à ce sujet. Ceux qui savent à quel prix
s'acquièrent la rectitude des sentences, le calme d'une pensée toujours égale à
elle-même, l'aisance à se mouvoir dans de hautes régions, la sérénité d'un esprit
qui voit plutôt qu'il ne déduit, ceux-là, dis-je,ne seront point surpris d'appren-
dre que le P. Villard est un de ces vieux maîtres, comme l'Ordre de Saint-Domi-
nique en a tant donnés, qui après une laborieuse carrière vouée à la formation
de leurs jeunes frères, se recueillent, et, fructueusement occupés à revoir et à
condenser les idées maîtresses de leur vie, ne veulent pas quitter cette terre
sans avoir accru l'héritage de leur frère et docteur aimé, l'angélique Thomas
d'Aquin.
L'ouvrage tout entier n'est, au fond, qu'un commentaire de la seconde ques-
tion de la Somme théologique et particulièrement des cinq preuves de l'exis-
tence de Dieu renfermées dans l'article troisième.
« A la découverte de Dieu », ainsi' pourrait s'intituler le premier chapitre. Nous
y voyons les philosophes grecs se mettre à la recherche du premier principe
avec ce génie aventureux et habile que leurs marins apportaient dans le même
temps à la découverte et à l'exploration de terres lointaines. Un second cha-
pitre nous repose de cette course rapide, en étalant sous nos yeux, comme
on voit du sommet d'une montagne tout un paysage, les divers états de l'es-
prit humain à l'égard de la connaissance de Dieu. En face de l'athéisme,
entre le traditionnalisme et l'ontologisme, le P. Villard décrit l'état qu'il
appelle, d'un mot qui dit tout dans son laconisme, l'étal normal.
Je suis à l'aise pour la première preuve, la preuve par le mouvement. Je ne
dis rien de cette richesse en documents scientifiques, puisés aux meilleures
sources, qui donnent à la vieille démonstration un renouveau d'actualité qu'ap-
préciera à coup sûr le lecteur tant soit peu familiarisé avec le progrès des
sciences. Les données de l'ancienne physique n'étaient plus au point elles
cachaient plutôt qu'elles ne faisaient valoir les fortes colonnes sur lesquelles
s'appuie la démonstration. Grâce au P. Villard, nous pouvons lire cette preuve
non seulement sans être choqués, mais avec le plaisir de voir, dans une question
de cette valeur, la science et la raison marcher d'un égal élan.
Ce sur quoi je veux insister, c'est la parfaite intelligence de la preuve aristo-
télicienne. C'est un fait d'autant plus remarquable qu'il est plus rare. On
connaît les deux propositions qui constituent cette preuve tout ce qui est mû
est mû par un moteur en acte on ne peut remonter à l'infini dans la série or-
donnée des moteurs en acte d'où nécessité d'un moteur premier, lequel, par
une analyse que je n'ai pas à faire ici, est démontré être Dieu. La première
de ces propositions est généralement établie d'une manière suffisante il faut
seulement féliciter le P. Villard du bonheur avec lequel, en la développant, il
a mis à contribution les données actuelles de la mécanique. La seconde propo-
s ition, au contraire, est souvent méconnue, et l'on voit des philosophes, croyant
donner la preuve d'Aristote et de s. Thomas, remonter dans le passé, de
poule à œuf, et d'oeuf à poule, jusqu'à ce qu'ils croient rencontrer une pre-
mière poule ou un premier œuf. Manifestement, ce n'est pas de cette manière
que conclut la preuve d'Aristote et de s. Thomas, puisque le premier admet la
perpétuité des générations dans le passé, et que le second, abandonnant cette
position pour des raisons prises de la foi chrétienne, tient néanmoins, comme
philosophe, qu'elle est possible, et que, en l'admettant, l'argument conserve
sa valeur.
C'est donc d'un autre côté qu'il faut chercher la force de la preuve, et c'est ce
que fait le P. Villard avec une énergie qui donne à la démonstration tout son
nerf. Je recommande au lecteur curieux d'avoir la preuve aristotélicienne et
thomiste dans toute sa pureté, dégagée par conséquent des idées de commen-
cement dans le temps et d'impossibilité du nombre infini (dont la première
est extrinsèque lapreuve et la seconde, étant donné que cet infini est poten-
tiel, est fausse), de lire les pages 10" et suivantes qui forment la fin du troi-
sième chapitre.
Le quatrième chapitre, où l'au teur cherche à établir scientifiquementquelques-
uns desjalons qui rattachent les mouvements expérimentés au premier moteur,
est des plus originaux. Il ouvreune voie que les progrès de la science ne pour-
ront qu'élargir, pour le plus grand honneur de la philosophie.
Pourquoi faut-il qu'à l'éloge sans réserve que j'ai fait jusqu'ici se joigne, pour
un instant, une note un peu différente?. Mais le premier devoir d'un critique
est d'être franc Je ne rétracte pas ici l'approbation que j'ai donnée au thomisme
des preuves du P. Villard, mais je l'explique, et je dis que, par une bienveil-
lance et une largeur dont il existe du reste un récent et fameux exemple (1),

(1) Celui du P. Monsabré, qui, dans sa Conférence sur les questions disputées entre
Jésuites et Dominicains touchant la grâce, laisse libres ses auditeurs de choisir entre
les deux systèmes qu'il a successivement caractérisés. On doit dire, ù la décharge de
nos deux maîtres, que le système thomiste prend clans leur bouche une valeur qui
écrase l'autre thèse et montre bien au fond ce qu'ils en pensent.
l'auteur n'a pas voulu absolumentfermer la porte aux interprétationsdifférentes
de celles des thomistes (1). N'est-ce pas le sens du passage de la page 138 où il est
dit « De quelque manière que l'on envisage la série des agents qui s'enchaînent
pour produire un effet déterminé, du moment que ces agents s'appellent et
concourent efficacement à l'œuvre commune, la raison .voit que leur nombre
est précis et parfaitement déterminé » ? Cela est très vrai, seulement, il n'y a
qu'une seule manière d'enchaîner ces agents pour que la conclusion suive. Il
faut qu'ils constituent une suite de causes actuellement subordonnées, et peu
importe que comme êtres, ils aient été produits antérieurement (ce qui serait
l'argument de contingence) pourvu que, comme causes, ils dépendent dans leur
action, au moment où elle s'exerce, d'une cause en acte supérieure.
Donnons une mention, en passant, aux vues pleines de raison et de perspi-
cacité que l'auteur émet, à la fin du même chapitre, sur la possibilité d'un
évolutionisme rationnel.
Il faut lire la preuve par la contingence. Le caractère essentiel de la contin-
gence des êtres est bien reconnu sa conséquence, à savoir l'existence d'un
absolu, est lumineusement, je dirais même chaudement déduite, car l'auteur,
sensible a l'évidence que lui donne cette preuve, lacélèbre et la chante, suivant
en cela l'exemple de l'un des plus grands génies qui l'aient interprétée, le grand
Bossuet.
Une querelle de détail au sujet de la quatrième preuve, preuve par les de-
grés d'être! Est-il bien sûr qu'Aristote n'en soit pas le patron et l'auteur?
Et la référence du IIe livre des Métaphysiques (ne leçon) ne porte-t-elle que
surle principe « Quœ sunt maxime vera, sunt maxime entia », et non sur l'affir-
mation même de l'existence d'un premier être, qui dans le texte de s. Thomas
précède immédiatement ce principe? Les manuscrits sans ponctuation du
moyen âge ne peuvent qu'incomplètement nous renseigner. Mais le texte du
philosophe est là, et bien qu'à. cet endroit du traité une preuve de l'existence
de Dieu puisse paraître insolite, on ne peut douter que dans le chapitre i du
IIe livre il ne soulève au moins la question. Je tiens à conserver au philosophe
la propriété d'une preuve qui offre une si grande connexion avec l'ensemble de
son système, preuve par la cause formelle,, tenant le milieu entre les preuves
se rattachant à la causalité efficiente et la preuve par la cause finale. C'est ce
pourquoi je me permets ici de rompre une lance, oh une toute petite lance
bien inoffensive, une lancette, en sa faveur. Ce point d'histoire ainsi dégagé, je
me rallie entièrement à, l'exposé plein d'élévation que donne notre auteur.
Que dire de la preuve par la cause finale ? C'est ici le terrain le plus propice
l'expositionscientifique. Aussi quelle abondance de documents Je recommande
en particulier l'investigation,de la finalité dans les trois édifices du monde inor-
ganique l'édifice cristallin, moléculaire et atomique. La finalité dans le monde
de la vie est fortement appuyée sur des observations d'histoire naturelle et de
biologie le livre se termine par un chapitre sur la finalité dans le monde Hu-
main, spécialement dans les aspirations de l'homme vers un bien et un vrai

(1) Suarez. MeUphysica Disp. XXIX. sect. I" § 25 a. il.


le comporte. ·-
supérieurs au bien et au vrai créés. Sans doute, un tel désir, naturel comme il
l'est, ne saurait être pris comme une preuve de la béatifique vision c'est déjà '•
beaucoup d'avoir montré qu'il appelle l'existence d'un Être parfait et la con-
templation de sa substance dans la mesure où.la nature de l'intellect- humain

En établissant cette conséquence, le P. A. Villard me donne un espoir c'est


que son premier livre ne sera qu'une pierre d'attente c'est, qu'après avoir, au
suj etde l'existence du premier être, instruit les savants, satisfait les philosophes, ·
rassuré ceux enfin que tourmente l'infini, il voudra par un second volume, sur
les attributs divins, appuyer la vérité du principe qu'il cite en finissant desi-
derium natur* non potest esse inane.
L'ORIGINE DE LA PUISSANCE CIVILE<1)

Parmi les nombreux et grands services que Léon XIII a rendus à la France
il en est un dont les catholiques doivent surtout témoigner leur reconnaissance
à l'illustre Pontife c'est d'avoir rappelé la doctrine traditionnelle de l'Église sur
l'origine de la puissance civile. Le gallicanisme avait tellement faussé la thèse
qu'elle était méconnaissable, et on en était arrivé, en France, à considérer
comme seule orthodoxe une doctrine qu'un Pape, nousle verrons tout à l'heure,
crut pouvoir qualifier d'hérétique.
La puissance civile vient de Dieu omnis poteslas a Deo, voilà qui est formel
et ne permet aucune hésitation Dieu seul est le principe premier de tout pou-
voir. Mais Dieu a laissé aux hommes le soin de déterminer la forme que doit
revêtir la puissance civile et d'en choisir les dépositaires en d'autres termes,
si le pouvoir est divin, les gouvernements sont humains. Les gouvernements
se succèdent, ils sont tantôt populaires, tantôt monarchiques le pouvoir de-
meure toujours le même, toujours immuable et toujours divin. Telle est la
doctrine catholique.
Le gallicanisme s'était emparé d'un principe vrai en lui-même, le droit divin,
mais, dans l'application, il l'avait fait étrangement dévier. D'après les théories
gallicanes en effet, ce n'était pas seulement le pouvoir qui était de droit divin
le gouvernement,quant à saforme, et son chef, le Roi, étaient aussi de droit divin.
Le gallicanisme est une des phases de la querelle éternelle entre l'empire et
le sacerdoce. L'empire n'a jamais pris son parti de la parole du Christ Rendez
à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Il exige qu'on lui rende
tout ce quilui appartient et même un peu plus, car •' .1 toujours eu la prétention
de prendre ce qui est à Dieu. Mais, depuis le Christ, l'Église est là pour lui
dire Tu n'iras pas plus loin.
En consacrant ainsi, par l'autorité de Dieu même, la forme spéciale d'un gou-
vernement, les gallicans voulaient que le Roi pût marcher de pair avec le Pape
et fût souvent son rival heureux Les libertés de l'Église gallicane étaient, per-
sonne ne l'ignore, la liberté de l'Église confisquée au profit de la puissance
civile. Ils allaient parfois jusqu'à soutenir que la personne du Roi était trop
haute pour que les foudres de l'Église pussent monter jusqu'à elle, même quand
il s'agissait de châtier des crimes.
(1) Thèse de doctorat soutenue par M. l'abbé Heclor-Raphnël (Juillet. Université
catholique de Lille, 11 mars 1893.
Quand il eut fait assassiner le cardinal de Guise, Henri III envoya à Rome
des ambassadeurs pour obtenir son pardon. Par malheur pour le Roi, le Pape
était alors Sixte-Quint. Les ambassadeursplaidèrent de leur mieux la mauvaise
cause qu'ils étaient venus défendre, et ils imaginèrent de dire au Pape, qu'en
vertu des privilèges et des libertés de l'Église gallicane, leur maître ne pouvait
pas être excommunié. Sixte-Quint, qui n'avait pas l'humeur endurante, leur ré-
pliqua aussitôt « Gardez-vous bien de rien avancer qui soit aussi téméraire et
aussi suspect d'hérésie, de crainte que je ne vous en fasse repentir ».
Voilà jusqu'où allaient les gallicans. Tous n'auraient peut être pas déduit, de
leurs principes, les conséquences extrêmes dont je viens de citer un exemple,
mais toujours est-il que leur doctrine sur l'origine de la puissance civile était
fausse et contraire à la tradition de l'Eglise. Cette tradition, Léon XIII l'a rap-
pelée sous son impulsion d'importants travaux ont été faits, et je signale en
particulier la savante thèse que M. l'abbé Quillet a soutenue pour son doctorat
devant les professeurs de l'Université catholique de Lille.
L'auteur accumule les textes des Pères, des docteurs, des théologiens, des
orateurs, des publicistes, attestant la perpétuité de la tradition. S. Jean Chryso-
stome « Le pouvoir vient de Dieu. Il ne s'agit pas, dans cette parole de l'Apôtre,
de la personne du prince, mais du pouvoir considéré en lui-même aussi il ne
dit pas Non est princeps nisi a Deo, sed de reipsa loquitur dicens Non est
potestas nisi a Deo ».
En commentant les textes si connus de s. Thomas, M. l'abbé Quillet dit « Ad
divi Thomœ mentem auctoritas civilis primitus est in multitudine tanquam in
subjecto, eaque est, quoad potestatis originem, populum inter et principem ha-
bitudo, quœ exslat inter fontem ejusque rivum, inter dantem et accipientem
aliquod munus ».
Bannez: « Potestas quam habet princeps tota est ab ipsa republica. Princeps
non habet majorem potestatem, sed eamdem quamhabetrespublica siquidem
ipsa respublica transtulit in eum suam potestatem.
On sait que Suarez composa son grand ouvrage Defensio fidei, pour réfuter
les nouveautés de Jacques IBr, roi d'Angleterre.
La question est si claire, que Bossuet enseigne que « le pouvoir des Rois ne
vient pas tellement de Dieu qu'il ne vienne aussi du consentement des peuples,
ce que personne n'a jamais nié ». Il est donc inutile d'insister.
Quand un peuple a établi une forme de gouvernement, peut-il la changer?
C'est aux pouvoirs publics à procéderavec prudence et sagesse, dit s. Thomas
auclorilatepublica procedendum est. Ils ne doivent avoir en vue, dans une ques-
tion aussi grave, que le bien public et l'intérêt général.
Le gouvernement nouveau peut-il être légitime et a-t-il droit à l'obéissance
des citoyens ?
Léon XIII s'est prononcé dans son Encyclique du 16 février, et Bossuet, que
personne ne soupçonnera de témérité en pareille matière, ne parle pas autre-
ment que le Pape
« Le peuple de Dieu demanda de lui-même un roi pour le juger. Le même
peuple transmit toute l'autorité de la nation à Simon et à sa postérité. Mais
times :». .
outre cette manière innocente de faire des rois, l'ambition en a inventé une
autre. Ces empires, quoique violents, injustes et tyranniques d'abord, par;
la suite des temps et par le consentement des peuples peuvent devenir légi-

La tradition de l'Église est constante


.
si l'attitude de Léon XIII a étonné, il
faut nous en prendre aux préjugés gallicans encore vivaces chez nous, mais la
vérité finira par triompher. I)es ouvrages comme celui de M. l'abbé Quillet
sont de nature à vaincre bien des résistances, en éclairant d'une lumière nou-
velle l'antique doctrine ressuscitée par Léon XIII.

1 i FR. VINCENT Maumus, O. P.


SOMMAIRES DE REVUES

REVUE PHILOSOPHIQUE.

Décembre 1893.
G. TARDE. La logique sociale du sentiment.
CALINON. – Sur l'indéterminationgéométrique de l'Univers.
V. Henri. – Les laboratoires de psychologie expérimentale en Allemagne.
Notes et discussions. Analyses et comptes rendus. Revue des périodi-
ques étrangers.
Janvier 1894.
A. FOUILLÉE. L'abus de l'inconnaissable et la réaction contre la science.-
II. L'abus cosmologique et psychologique.
Dugas. – Observations sur la fausse mémoire.
LÉvY-BnuiiL. – Jacobi et le spinosisme.
Léchalas. – M. Dclbœuf et le problème des mondes semblables. Réponse
de M. Delbœuf.
Analyses et comptes rendus. Travaux du laboratoire de psychologie
physiologique.

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Novembre 1893.
Chiton. Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste.
II. PoiNCAitjÉ. Le mécanisme et l'expérience.
J.-E. Mac TAGGART. Du vrai sens de la dialectique hégélienne.
Lettres inédites de Maine de Biran à André-Marie Ampère, communiquées
par M. A. Bertrand (fin).
DISCUSSIONS.

L. Codtubat. – De l'évolutionismephysique et du principe de la conserva-


tion de l'énergie.
G. TARDI. Les transformations du droit réponse à M. Berthelot.
NOTES CRITIQUES.

G. Remacle. – La psychologie des idées-forces, par M. A. Fouillée..


ÉLIE Halêvy. – La causalité efficiente,
par M. G.-F. Fonsegrive.
ENSEIGNEMENT.

C. Mélinand. – Le dialogue dans l'enseignement de la philosophie réponse


à M. Bernes. ·
REVUE DES PÉRIODIQUES.

Périodiques français. Périodiques allemands. Périodiques anglais el


américains. Périodiques italiens.
Nécrologie.
M. JOWETT.

Supplément.
'>'
Janvier 1894.
F. RAVAISSON.De l'habitude.
G. NOEL. -La logique de Hegel. L'idéalisme absolu et la logique spéculative.
F. RAUH. Le principe de la tendance à l'être dans son usage psycholo-
gique.
Enseignement.
C. CHABOT. – La philosophie au lycée.

DISCUSSIONS.

L. Webeii. – Sur l'évolutionisme et le principe de la conservation de


'énergie.
R. B. L'imitation et la logique sociale.

Bradley.
NOTEScritiques.
MAC TAGGART. Appearance and Reality, a metaphysical essay, by
'U.
X. Léon. – L'éducation de la volonté, par J. Payot.
SUPPLÉMENT.

Livres nouveaux- Revues. – Le centenaire de Lobatschewski. Corres-


ondance. Nécrologie.
TABLE DES MATIÈRES

PREMIER NUMÉRO

JVo<rejP/'oy;'antnt< 1

P.
Le T·'rai Thonxislc. R. P. Coconnier, 0. P., professeur de théologie à l'Uni-

théologie.
versitéde Fribourg (Suisse). 0 0
L'Évolution el les principes de S. Thomas d'rlyuira. R. P. Gardeil, 0. P.,
professeur de
Les idées cosnxographiyues d'Albcrt le Grand et de S. Thomas d'Aquin et
la découverte de r~)ncf't~ue. R. P. Mandormet, 0. P., professeur d'his-
8

2i

Fribout-g'(Sutsse).
toire à l'Université de
Le Socialisme ('on/empo; R. P. '-NlauiLitts, 0.
46

(Suisse).
65
Le iYéo-illolinisi7zed ~e P.t ~'o- T'/tomt'snte à propos d'un livredu R. P. FmNS,
S. J., par le R. P. Berthier, 0. P., professeur de théologie à l'Univer-
sité de Fribourg 83

et
(Suisse).
Jean Brclaal el la /'e/t3/ï/t/to/t rle Jf~t/e d'Arc, par les RR. PP. Belon
Balme, 0. P
Rulletin de géologie. R. de Girard, professeuragrégé à l'École polytechnique
de Zurich

Fribourg'(Suisse).
l'Université de
~ec~es.
Bulletin d'arcla~olo~ie clcrLliersree.Kirsch, professeur d'archéologie à
'Puhlicalions notit'e~cs el Somnxa.ires rle
103

108

113
135

DEUXIÈME NUMÉRO

Prêcheurs.
(Suisse).
Le Précursettr. Fr. M. J. Ollivier, des Frères
Comment on leypnofise. R. P. Coconnicr, 0. P., professeur de théologie à
l'Université de Fribourg
133

152

(Suisse).
Le Véo-blolinisnte el le l'aléo-Tlaomisnce à propos d'un livre du R. P. FRlNs,
S. J. (Suite), par le R. P. Berthier, 0. P., professeur de théologie à
l'Université de Fribourg 169

(Suisse).
Les Idées cosmoy/'f:t<~uf.s' f/'A/7)f'y'< /e Grand et de S. Thornas d'.l~rutM et
la découz~crte de r~tme/'njruc. R. P. Mandonnet, 0. P., professeur d'his-
toire à l'Université de Fribourg'

Prêcheurs.
La Recherclae du Pr·entier Principe dans les écoles philosophiques de la
Gréée. A Villard, des Frères
200

222
Coup d'ceid sur l'histoire de la géologie (Introduction au Bullelin géolo-
Revues.
dcZurich(Suisse).
gique (Suite). R. de Girard, professeur agrégé

lievue des
A l'Ecotc polylechuique
2H3
2~tt

P.
TROISIÈME NUMÉRO

(Suisse).
la Fête de S. Dontinique. R. P. Berthier, 0. P., professeur de théo-

théologie.
Pour

théologie.
IogIearUniversited<*Fribourg
Dl. Taine. R. P. Janvier, 0. P., lecteur en
Les Doctrines politiques de S. Thomas. R. P. Maumus, 0. P., lecteur en
265
285

303
L'Évolulionisnxe e< /esp/'t/tCt~es<7e S. 77ion<as d'Aquirt. R. P. Gardeil, 0. P.,
lecteur en théologie 3J66
Pierre le Vénérable et sorz actiuité h'Mey'at/'acon/y'er/s/a/n. R. P. ~landonnet,

(Suisse).
Franck.
0. P., professeur d'histoire à l'Université de Fribourg (Suisse)
,Peut-on être hypnotisé ntalgré soi ? R. P. Coconnier, professeur de théo-
logie à l'Université de Fribourg
Bn~e/Mp/t~Stco-e/tfnttyue. J. 36~)
328

3433

Trois exordes inédits de serxnons de S. Thomas cl'~Igtrin. RR. PP. Balme


et Gardeil, O.
P. 3~9

P.
Publications nouvelles. – Ques/tons ;-<i</n?us'?s.
Comptes rendus de philosophie. RR. PP. Maiicloniiet et Gardeil, 0. 381
391

QUATRIÈME NUMERO

Toulouse.

P.
Saint Augustin contre le Jlanichéisme :le son temps. Chanoine Douais, pro-

li.
fesseur à l'Institut catholique de 393

Roches.
Peut-on être hypnotisé malgré soi? R. P. Coconnier, professeur de Lliéol,)-
g'ieàI'UniversitedeFribourg(Suissc). 42a
Le berceau et la première géographie des P. Brosse, 0.
Le Romantisme (te'' article l'Homme dans le Romantisme). Claude des
443 P.

P.
44S
Le Néo-DTolinisme et le Paléo-Thomisnxe (Suite et fin). R. P. Berthier, 0. P. 471
Bulletin philosophique. Les cours de philosophie en France (1892-1893).
R. P. Gardeil, O. ti09
COMPTES RENDUS. A. Farges L'idée du continu dans l'espace el le temps.
R. P. Sertillanges, 0. P. G.-L. Fonsegrive: François Baçon. R. P.
Rose, 0. P.-Mgr Martinez Vigil, 0. P. Ardigua civilisation en ~as7.9/as

Co/espof!<7.!7!cp.
Philippinas R. P. del P. 0. 334
533

CINQUIÈME NUMÉRO

M. Taine. R. P. Janvier, 0.

Toulouse.
L'Inconnaissable selon M. foutre. R. P. Sertillanges, 0. P.
Saint Augustin contre le ~iTanich¢isme de son temps (Suite). Chanoine
Douais, professeur à l'Institut catholique de

Élranges phénomc~nes qui accompagnent l'hypnose. R. P. Coconnier, pro-


fesseur de théologie à l'Université de Fribourg (Suisse).
537

560
577

898
P
P
suisse.
P.
Théorie sismique du déluge.. R. de Girard, professeur agrégé à l'École poly-
technique
Bulletin philosophique. Les cours de philosophie en France (1892-1893)
(Suite). R. P. Gardeil, O.

Revue de Revues. Bibliographie


Bulletin de Science sociale. R. P. Schwalm, O.

SIXIÈME NUMÉRO
611

629
639
661

P.
L'encyclique Providenlissimus Deus. – Des Études bibliques. R. P. Cocon-
(Suisse).
nier, O. P., professeur à l'Université de Fribourg

P.
Théories physiques à propos d'une discussion entre savants. Fr. P. B.
665

suisse
Lacome, 0. 677
Un Pèlerinage artistique a Florence. R. P. Sertillanges, O. 693
L'Évolutionisme et les principes de S. Thomas (Suite). R. P. Gardeil, O. P. 72a
Le Bomantisme,2< article. Le décor du Bomanlisme. Claude des Roches.. 7388
Théorie sismique du déluge. R. de Girard, professeur agrégé à l'École
poly techn ique 746
Bulletin d'histoire. La littérature du Centenaire de la découverte de
l'Amérique. R. P. Mandonnet, O. 768
jYo/<? sur l'emploi du mot ENEPHÎIA. dans Arislole. R. P. Gardeil, O. P. 777

son. R. Père A. G. O. P.
civile. R. P. Vincent Maumus, O.
P .Tv.
Comptes Rendus. – R. P. A. Villard, O.P.: Dieu devant la science et la rai-
M. l'abbé Quillet L'originedsïJ&jmissance

~}~
y^Y.
v
• • "84-
PREMIÈRE ANNÉE. N° 1 MARS\18iCk~– rJ

REVUE THOMISTE
(BIMESTRIELLE)

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Vetera novis augere.

PARIS
P. lethu:lleux, libraire-éditeur
10, RUE CASSETTE, 10

BRUXELLES (La Société belge de librairie, 1C, rue Treurenberg). – LONDRES (Bums
et Oatcs, 28, Orchard street).– fribo URG (Suisse) (Librairie de l'Université).– FRIBOTJRG
(Graml-Dnche de Bade) (Librairie II. Herder). – VIENNE (Mayeret O, 1, SiDgerstrasaeï.
MADRID (Gregorio del Amo, (i, calle de la Paz). LEIPSIG [L. A. Kittier, et F. A. Brock-
haus, Qaerstrassc). MUNICH (Rudolph Abt). RATISBONNE (Fr. Pustet). –ROME
(Sarritceni, 13,via della Uuiversita) (TypografiaPolyglotta). KEW-TORK & CINCIN-
NATI (l''r. Pnstet). ST-LOUIS (v. s. o. f. u.) (B. Herder). ST-PÉTERSBOURO
(Rickcr). VARSOVIE (Gebellmner et Wollï).
MODE ET CONDITIONS DE LA PUBLICATION

FRANCE
Il paraît un numéro de 128 pages tous les deux mois.

postale)
ÉTRANGER ( Union
ABONNEMENTS

ON NE S'ABONNE QUE POUR L'ANNÉE ENTIÈRE


12 fr.
14 fr.
Eh. transmettant le prix en un mandat sur la poste ou autre valeur sur Paris à l'éditeur
M. P. LETHIELLEUX, à PARIS, 10, rue Cassette; ou à l'un de ses correspondants
indiqués sur la première page de la couverture.
Les abonnements sont payables d'avance.

SOMMAIRE DU PREMIER NUMÉRO


Notre programmé.
Le vrai Thomiste. R. P. Coconnier, 0. P., professeur de théologie
0
à l'Univer-
sité de Fribourg (Suisse).
L'Évolution et les principes de S. Thomas d'Aquin. R. P. Gardeil, 0. P.,
professeur de théologie.
Les idées cosmographiques d'Albert le Grand et de S. Thomas d'Aquin et la
découverte de l'Amérique. R. P. Mandonnet, 0. P., professeur d'histoire
à l'Université de Fribourg (Suisse).
').
Le Socialisme contemporain. R. P. Maumus, 0. P.
Le Néo-molinisme et le Paléo -Thomisme à propos d'un livre du R. P. FRINS,
S. J., par le Tl. P. Berthier, 0. P., professeur de théologie à l'Université de
Fribourg (Suisse).
Jean Bréhal et la réhabilitation de Jeanne d'Arc, par les RR. PP. Belon et
Balme, 0. P.
Bulletin d'archéologie chrétienne. Mgr Kirsch, professeur d'archéologie à
l'Université de Fribourg (Suisse).
Bulletin de géologie. R. de Girard, professeur agrégé à l'École polytechnique
de Zurich (Suisse).
Publications nouvelles et sommaires de Revues.
Dans le 2" numéro. le P. Coconnier commencera une série d'articles sur l'Hypnotisme
considère au triple point de vue physiologique, philosophique et théologiquc, et le P. Berthier
une autre série sur l'Esthétique
Sujet du premier article sur l'Hypnotisme Commet on hypnotise, – peul-on être hypnotisé
malgré soi ?
Sujet du premier article sur (Esthétique La définition du Beau.

La Revue Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains,


avec la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etran-
ger. Elle paraît tous les deux mois, par livraison de 128 pages,
grand in-8°, et forme chaque année un volume d'environ 768 pages.
-A--V- 3c S
Les ouvrages envoyés à la Direction seront annoncés par la
Revue, et, s'il y a lieu, analysés et appréciés dans les bulletins.

S'adresser Pour tout ce qui concerne la Direction de la


Revue, au P. l'OCOAWIKK, professeur de dogme à l'Uni-
versité de Friliourg (Suisse).
Pour tout ce qui regarde l'Administration, les abonne-
ments, etc., à M. P. LethicJleux, 10, rue Cassette, Paris.
PREMIÈRE ANNÉE. N° 2. MAI 1893.

THOMIStI 1 No
REVUE THOIVIIs
".1

(BIMESTRIELLE)

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Vêtent novis augere.

PARIS
P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
10, BUE CASSETTE, 10

BRUXELLES (La Société belge de librairie, 16, rue Treurenberg). – t,ONl>RES(Burns


etOatcs, 28, Orchard street). – FHIBOUBO (Suisse] (Librairie de l'Université). – F RIBOUBG
(Grand-Duché de Bade) (Librairie H. Herder). -=- VIENNE (Mayer et Cie, T, Siogerstrassel.
KADBXD*(Gregorio del Amo, 6, calle de la Paz). -LEIFBIG (L. A. Killler, et F..A. Brock-
haus, Querstrasse). MUNICH (Rudolph Abt). RATISBONNE (Fr. Pustet). –ROME
(Sarraceni, 18, via délia Uaiversita) (Typografia Polyglotta). – NEW-TOKE & CINCIN-
NATI (t'r. Pustet). ST-LOUIS (v. s. o. f. a.) (B. Herder). – ST-PÉTERSBOURQ
'Rickcr). – VARSOVIE (Gebethnner et Wolff).
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Il paraît un numéro de 128 pages tous les deux mois.

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indiqués sur la première page de la cou verture.
Les abonnements sont payables devance

SOMMAIRE DU DEUXIÈME NUMÉRO

Le Précurseur. Fr. M. J. Ollivier, des Frères Prêcheurs.


Comment on hypnotise. R. P. Coconnier, 0. P., professeur de théologie ù
l'Université de Fribourg (Suisse).
Le Néo-Molinisme et le Paléo-Thomisme à propos d'un livre du R. P. FRINS,
S. J. (Suite), parleR. P. Berthier, 0. P., professeur de théologie à L'Université
de Fribourg (Suisse).
Les Idées cosmographiques d'Albert le Grand et de S. Thomas d'Aquin et la
découverte de l'Amérique. R. P. Mandonnet, 0. P., professeur d'histoire
à l'Université de Fribourg (Suisse).
La Recherche du premier principe dans les écoles philosophiques de la
Grèce. A. Villard, des Frères Prêcheurs.
Coup d'oeil sur l'Histoire de la géologie. (Introduction au Bulletin géologique)
(Suite). R. de Girard, professeur agrégé ti l'École polytechnique de Zurich
[Suisse).
Revues des revues.

La Revue Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains,


avec la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etran-
ger. Elle paraît tous les deux mois, par livraison de 128 pages,
grand in-8°, et forme chaque année un volume d'environ 768 pages.
A.n:s
Les ouvrages envoyés a la Direction seront annoncés par la
Revue, et, s'il y a lieu, analysés et appréciés dans les bulletins.

S'adresser Pour tout ce qui concerne la Direction de la


Revue, au P. COCONNIER, professeur de dogme à l'Uni-
versité de Fribourg (Suisse).
Pour tout ce qui regarde l'Administration, les abonne-
ments, etc., à M. P. Lethiellcux, 10, rue Cassette, Paris.
PREMIÈRE ANNÉE. y -N°3. JClLLErJ^â^T^

REVUE THOMISÏÏ
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QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Vetera novis augere.

PARIS
P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
10, RUE CASSETTE, 10

BRUXELLES (La Société belge de librairie,rue Trcurenberg). -LONDRESfBunu


1(1,
et Oatos, 28, Orchard strect). FRIBOURG (Suisse) (Librairie de l'Université). – FRIBOTJ RG
VGrand-Duché de Bade) (Librairie B. Herder). VIENNE (Mayer et O, 7, Siogerstrassel. –
MADBID (Gregorio del Amo, C, calle de la Paz). – LEIP SIG (L. A. KittLer, et F, A. Brock-
haus. MUNICH (Lentner'sche BuchhandluDg, Kaufingerstrasse, 26). – ratisbonne
:Fr. Pustel). ROME (Sarraceni, 13, via dellà Uuiversilà) (TipûgraCa Poliglotta).
NEW-YORK CINCINNATI îl'P. Pnstet). -ST-LOUIS (U, S. of A.) (B. Herder).
ST-PÉTER8BOURG Kicker). – VARSOVIE (Gebethner et Wolff).
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Il paraît un numéro de 128 pages tous les deux mois.

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indiqués sur la première page de la couverture.
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SOMMAIRE DU TROISIÈME NUMÉRO

Pour la Fête de S. Dominique. R. P. Berthier, 0. P., professeur de théologie


à l'Université de Fribourg (Suisse).
M. Taine. R. P. Janvier, 0. P., lecteur en théologie.
Les doctrines politiques de S. Thomas. R. P. Maumus, 0. P., lecteur en
théologie.
L'Évolutionisme elles principes de S. Thomas d'Aquin. R. P. Gardeil, 0. P..
lecteur en théologie.
Pierre le vénérable et son activité littéraire contre l'Islam. R. P. Mandonnet,
0, P., professeur d'histoire à l'Université de Fribourg (Suisse).
Peut-on être hypnotisé malgré soi? R. P. Coconnier, professeur de théologie
à l'Université de Fribourg (Suisse).
Bulletin physico-chimique. J. Franck.
Trois exordes inédits de sermons de S. Thomas d'Aquin. RR. PP. Balme et
Gardeil, 0. P.
Comptes rendus de philosophie. RR. PP. Mandonnet et Gardeil, O. P.
Publicationsnouvelles. – Questions religieuses.
La Revue Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains,
avec la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etran-
ger. Elle paraît tous les deux mois, par livraison de 128 pages,
grand in-8°, et forme. chaque année un volume d'environ 768 pages.
AVIS
Les ouvrages envoyés à la Direction seront annoncés par la
Revue, et, s'il y a lieu, analysés et appréciés dans les bulletins.

S'adresser Pour tout ce qui concerne la Direction de la


Revue, au P. COCON1VIER, professeur de dogme à l'Uni-
versité de Fribourg (Suisse).
Pour tout ce qui regarde l'Administration, les abonne-
ments, etc., à M. P. Lethlelleux, 10, rue Cassette, Paris.
PREMIÈRE ANNÉE. N° 4. SEPTEMBRE 1893.

REVUE THOMISm
(BIMESTRIELLE) 1 [j^h
QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Vêlera novis aurjere.

PARIS
1\ LETHIISLLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR `

10, RCE CASSETTE, 10,

BRUXELLES (La Société belge de librairie, 1G, rue Treurenberg). – LONDRES (Burns
et Outes, 28, Orcliard strcet). –F RI BOURG (Suisse) (Librairie de l'Université). – FKIBOORO
(Graad-Daché de Bade) (Librairie B; Herder). VIENNE (Mayeret Cio, 7, Singerstrasse\ – •
MADRID (Gregorio dél Amo, G, calle de la Paz). LEIPSIG (L. A. Kittlei", et F. A. Brock-
haus. –MUNICH (Lentnei-'sche Buchhandlung, RauPingerstrasse, 26). – HATISBONNE
(Kr. Piistet). ROME (Sarraceni, 13, via dellà Uuivei-sità) (Tipografla Poliglotta). –
\VollT).
NEW-ÏORE & CINCINNATI ft'r. Pustet). – ST-LOUIS (U. S. of A.) (B.s Herder).
SAÏNT-PÉTBRSBOURG (Ricker). VARSOVIE (Gebethnev et
MODE ET CONDITIONS DE LA PUBLICATION

Il paraît un numéro de 128 pages tous les deux mois.

FRANCE.
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ÉTRANGER {Union
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14 fr.

En transmettant le prix en un mandat sur la poste ou antre valeur sur Paris à l'éditeuij
M. P. LETH1KLLEUX, à PARIS, 10, rue Cassette, ou à l'un de ses correspondants
indiqués sur la première page de la couverture.
Les abonnements sont payables d'avance.

SOMMAIRE DU QUATRIÈME NUMÉRO

Saint-Augustin contre le Manichéisme de son temps. Chanoine Douais,


professeur à l'Institut catholique de Toulouse.
Peut-on être hypnotisé malgré soi? R. P. Coconnier, professeur de théologie
à l'Université de Fribourg (Suisse). ci
Le berceau et la première géographie des Chamites. R. P. Brosse O. P.
Le Romantisme (1er article l'homme dans le romantisme). Claude des Roches.
Le Néo-moliniste et le Paléo-thomisme (Suite et fin.) R. P. Berthier 0. P.
Bulletin philosophique. Les cours de philosophie en France (1892-1893.)
R. P. Gardeil 0. P.
COMPTES-RENDUS. A. FARGES L'idée du continu dans l'espace et le temps.
R. P. Sertillanges 0. P. G.-L. Fonsegkive François Bacon. R. P. Rose
0. P. M8' Martixez VIGIL 0. P. Antigua civilisation en las Islas Plulippinas
R. P. del P. 0. P.
Correspondance.

La Revue Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains,


avec la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etran-
ger. Elle paraît tous les deux mois, par livraison de 128 pages,
grand in-8", et forme chaque année un volume d'environ 768 pages.

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Les ouvrages envoyés à la Direction seront annoncés par la
Revue, et, s'il y a lieu, analysés et appréciés dans les bulletins.

S'adresser Pour tout ce qui concerne la Direction de la


Revue, au P. COCOJtWIËR, professeur de dogme à l'Uni-
versité de Fribourg (Suisse).
Pour tout ce qui regarde l'Administration, les abonne-
ments, etc., à M. P. Lethielleux, 10, rue Cassette, Paris.
PREMIÈRE ANNÉE, N° 5.. NOVEMBRE 1893^
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REVUE THOMI^ffi
(BIMESTRIELLE)

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Vetera navis augere. '

PARIS
P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
10, RUE
E CASSETTE, 11)

BRUXELLES (La Société belge de librairie, 1G, rue Treurcnbcrg). -LONDRES(Burns


et Oates, 28, Orchard strcet). – FRIBOUR G (Suisse) (Librairie de l'Université).– FRIBOU KG
(Grand-Duché de Bade) (Librairie U. Herder). – VIENNE (Mayer et C'°, 7, Singerstrass&l.
MADRID (Grcgorio det Amo, 6, ealle ilo la Paz). – LEIPSIO (h. A. Kittîer, et F. A. Brock-
haus. – MUNICH (Lcnluer'sche Buchhaudlung, Kaufingerstrasse, 3G). RATISBONNE
ROME (Sarraceni, 13, via dellà Università) (Tipografla Poliglotta). –
(Kr. Pustot).
NE W-YORK & CINCINNATI (l'r. Pustot). – ST-LOUIS [V. S. of A.) (B. Herder).
SAINT-PÉTERSBOURG (Ricker). VARSOVIE (Gebethncr et WolIT).
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Il paraît un numéro de 128 pages tous les deux mois.

FRANCE
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indiqués sur la première page de la couverture.
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SOMMAIRE DU CINQUIÈME NUMÉRO

M. Taine. R. P. Janvier, 0. P.
Saint-Augustin contre le Manichéisme de son temps (Suite). Chanoine
Douais, professeur à l'Institut catholique de Toulouse.
L'Inconnaissable selon M. Fouillée. R. P. Sertillange*, 0. P.
Étranges phénomènes qui accompagnent l'hypnose. H. l'. Coconnier, profes-
seur de théologie à l'Université de Fribourg (Suisse).
Théorie sismique du déluge. R. de Girard, professeur agrégé à. l'école poly-
technique Suisse.
Bulletin philosophique. Les cours de philosophie en France (1892-d893)
(Suite). H. P. Gardeil, 0. P.
Bulletin de Science sociale. R. P. Schwalm, 0. P.
Revue de Revues. Bibliographie.

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PREMIÈRE ANNÉE. N° 6. JANVlÇ<F0Bl4t.ti-
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REVUE THOMISTÏ
(BIMESTRIELLE)

QUESTIONS DU TEMPS PRÉSENT

Vetera novis augere.

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P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
4 0, BUE CASSETTE, 10

BRUXELLES (La Société belge de librairie, 1C, rue Treurenberg). – LONDRES (Burns
et Oates, 28, Orchard strect). – FRIBOURG(Suisse) (IJbrairiederUuivcrsité).– FBIBODHG
(Grand-Duché de Bade) {Librairie B. Herder). VIENNE (Mayer et C«, 7, Siagerstrassel. –
MADRID (Gregorio del Amo, 6, calle de la Paz)." LEIPSIG (L. A. Kittler, et-F. A. Brock-
haus. MUNICH (Lentuer'sche Buchhaudluug, Kauflngerstrasse, 20). – RATIBBONNE
(Fr. Pustet). ROME (Sarraceni, 13, via dellà Università) (Tipogralla Poliglotta). –
NEW-YORK & CINCINNATI (Fr. Pnstot). – ST -L o UIS (V. S. of A.) (B. Herder)
SAINT- PÉTERSBOURG (Ricker). VARSOVIE (Gebethner et Wolff).
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MODE ET CONDITIONS DE LA PUBLICATION

Il paraît un numéro de 128 pages tous les deux mois.j

1
FRANGE
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indiqués sur la première page de la cou verture.
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SOMMAIRE DU PRÉSENT NUMÉRO

~3 L'Encyclique Proviuf.intissimus Disus. – Des études bibliques. H. P. Coconnier,


0. P., professeur de théologie à l'Université de Fribourg (Suisse).
Théories physiques à propos d'une discussion enlre savant*. Fr. P. B.
Lacome, 0. P.
Un pèlerinage artistique à Florence. n. P. Sertillange*, 0. P.
L'Évolutionisme et les principes de Saint Thomas (Suiie). l{. P. Gardait, 0. P.
f. Le Romantisme, 2e article. Le Déco?1 du Romantisme. Claude des Roches.
Théorie sismique du déluge. R. de Girard, professeur agrégé à l'École poly-
technique suisse.
Bulletin d'histoire. La littérature du Centenaire de la découverte de l'Amérique.
R. P. Mandonnet, 0. P.
Note sur l'emploi du mot zvtçyma dans Aristote. R. P. Gardeil, 0. P.
i COMPTES RENDUS. – Et. P. A. Villard, 0. P. Dieu devant la science et la
raison. R. Père A. G., 0. P. M. l'abbé Quillet L'origine de la puissance
Civile. R. P. Vincent Maumus, O. P.

La Revue Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains,


avec la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etran-
ger. "Elle parait tous les deux mois, par livraison de 128 pages,
grand in-8°, et forme chaque année un volume d'environ 768 pages.

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versité de fribourgr (Suisse).
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P. LETHIELLEUX, Éditeur, 10, rue Cassette, PARIS

VIENT DE PARAITRE

LES DOMINICAINS
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LA DÉCOUVERTE DE L'AMÉRIQUE
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Par le R. P. MANDONNET

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Par M. L'abbé Paulin MONIQUET
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Supérieur du grand séminaire de Sainl-Dié.
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VIENT DE PARAITRE
PHILOSOPHIE MORALE
Par M. l'Abbé G. de PASCAL

In-12, franco.: MISSIONNAIIIE APOSTOLIQUE, UOCTEUn EN THÉOLOGIE


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VJEXT DE PARAITRE

JE
i vie
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SAINT JEAN BERCHMANS E

APOTRE DE L'IMMACULÉE CONCEPTION


R. P. CROS,
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de la Compagnie de Jésus.
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