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• Cl'ÏSMNG IS7i
«OTJE THOMISTE
(BIMESTRIELLE)
4237-03. – GORBEIL IMPRIMERIE ÉD. CRÈTE
PREMIERS ANNÉE |
REVUE THOMISTE
,y (BIMESTRIELLE)
v
i.
Ke Année 1893 I
Ire Année
PARIS
P. JpETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUB
10, RUE CASSETTE, 10
REVUE THOMISTE
NOTRE PROGRAMME
Daigne notre grand Pape Léon XIII bénir une œuvre dont il est
le véritable inspirateur, et agréer, comme l'expression de nos
vœux jubilaires, la fondation de cette Revue qui n'a pas d'autre
objet que de réaliser la grande idée qui fut l'âme et qui demeu-
rera la gloire de son pontificat.
LE VRAI THOMISTE
(1) Lettre au cardinal de Lui.'», du 15 octobre 1879. Motit proprio du 18 janvier 1880.
(2) Lettre Encyclwj. Ae terni Palris.
(3) Ibid.
générales; c'est toute une région qui s'éclaire autour d'elle et
l'esprit suivant la clarté de ses grandes notions premières qu'il
évoque et qu'il accumule comme à plaisir se trouve tout à
coup plongé en d'admirables profondeurs. Le saint docteur fait
comme les grands peintres, Raphaël ou Nicolas Poussin, qui,
non contents de ravir l'oeil par la scène du premier plan de leur
tableau l'entraînent doucement vers des perspectives et des
horizons lointains, et trouvent ainsi le secret, en représentant
le plus humble événement emprunté soit à la vie de l'homme
soit à la nature, de lui procurer la jouissance de l'immensité.
Dans les œuvres de saint Thomas' la lumière est partout
intense et rayonnante: le négliger pour ses commentateurs, ce
serait laisser le soleil pour les flambeaux.
Ce serait encore se priver d'un avantage inappréciable au
point de vue de la formation intellectuelle. Tout le monde sait
le profit qu'on retire de la société habituelle avec les esprits
supérieurs. Ils élèvent et agrandissent insensiblement tout ce
qui les approche et les fréquente. Ainsi fait saint Thomas.
Quiconque le lit assidûment sent bientôt son intelligence
prendre de la force et de l'ampleur. Il s'habitue à voir les choses
de haut, à ne pas s'arrêter aux surfaces, à négliger les acces-
soires, à saisir en chaque question le point essentiel, à tout ra-
mener aux principes. La pensée du docteur, puissante et hardie,
sollicite et entraîne celle du disciple, et finit par lui communi-
quer quelque chose de son allure, ferme et assurée, autant que
circonspecte et bien réglée.
Il faut donc étudier saint Thomas dans son texte mais ce
n'est pas assez dire.
J'irai plus loin et après avoir montré qu'il faut étudier les
grands ouvrages de saint Thomas, j'oserai demander qu'on ne
néglige pas la lecture de ses Opuscules. Si, en effet, ils sont
inférieurs ses autres écrits par l'étendue, ils ne le cèdent en
rien par la valeur et pour l'utilité. Quelques-uns nous mon-
treront mises en pleine lumière des idées que saint Thomas n'a
plus eu l'occasion d'exprimer, ou qu'il a simplement touchées
et indiquées ailleurs (2); en d'autres, si la doctrine n'offre rien
de particulier, elle nous est au moins présentée dans une for-
mule nouvelle par exemple, une longue argumentation se trou-
vera réduite à une forme abrégée et plus simple, et l'on verra
mieux quels en sont les éléments essentiels (3), une doctrine
élevée et délicate sera exposée suivant les exigences de la plus
habile vulgarisation (4), ou bien une notion importante demeurée
ailleurs un peu indécise se trouvera déterminée par un mot net
(1) Comme dans ce texte du Compendium Theologiœ, chap. 130. « Oporlet igilur quod
Deus cuilibet agcnli adsit ihterius quasi in ipso agens, dum ipsum ad agendum
movet ».
(2) Respons. ad magistrum Joanncm de Vercellis de 42 articul. – Rcspons. ad ora-
torenl Venctum de 36 articul. ftuspons. ad Leclarcm Bisuntinum de 6 artîc.
(8) Voir le commencement et la fin des trois Répons. précitées la préface du traité
De Substantiis separatis; l'article premier de l'opuscule De Articuli Fieleis et septem
Ecdcsiœ sacramentis ad Archiepiscopam Panormitanum.
Cependant, pour être vrai Thomiste, il ne suffirait pas d'avoir
étudié tous les ouvrages de saint Thomas il est évident que,
outre sa doctrine, il faut encore posséder son esprit scientifique
et sa méthode.
II
Chacun sait fort bien ce que c'est que la méthode, mais ce
terme d'esprit scientifique n'éveille pas une notion aussi précise
ni si bien définie. A parler en général, esprit désigne, suivant la
remarque même de saint Thomas (1), une impulsion ou une
inclination, une tendance, une sorte d'instinct qui entraîne l'être,
ou au moins le sollicite, à agir dans un sens, et suivant un
mode déterminés. D'après cela, on peut dire que l'esprit scien-
tifique marque une tendance à se porter à la science avec plus
ou moins d'ardeur, à se préoccuper davantage de tel ou tel
genre de questions, à poursuivre plus particulièrement tel ou tel
résultat. Cela étant, si j'examine l'esprit scientifique de saint Tho-
mas, il me semble se distinguer par trois caractères principaux
l'aspiration au progrès, la recherche exclusive de l'utile, la
préoccupation d'être actuel.
Du reste, s'ils ont ce sens de l'utile, qui brille d'un si vif éclat
dans l'angélique docteur, ils auront nécessairement part à la
troisième qualité qui distingue son esprit scientifique car on
ne saurait être vraiment utile, sans être actuel. Être actuel, en
effet, quand il s'agit de doctrine ou d'enseignement, c'est dire
ce qu'il faut dire, et comme il faut le dire, à l'époque où l'on
vit. Or, se peut-il imaginer rien de plus utile, que de dire à son
temps ce qu'il a particulièrement besoin de savoir; et de le lui
dire juste de la façon qui est nécessaire pour qu'il le puisse
bien apprendre? C'est en quoi saint Thomas excelle encore.
Nul plus que lui n'a tenu compte des aspirations et des be-
soins de son époque. Le xme siècle s'était épris de philosophie,
saint Thomas lui parle partout raison il admirait Aristote,
sans toujours le comprendre, saint Thomas commente ses prin-
cipaux ouvrages. Les Arabes, alors, exerçaient une influence
puissante et néfaste, par leurs doctrines rationalistes; ils pré-
tendaient démontrer, au grand scandale des fidèles, qu'entre les
dogmes catholiques et les principes rationnels, il existe une
contradiction irréductible, saint Thomas écrit, pour les réfuter,
sa Somme, contre les Gentils: il apprend que l'Averroïsme fait
des conquêtes, c'est-à-dire des victimes, qu'on l'enseigne clan-
destinement dans les châteaux et dans certains monastères, qu'on
lui rend parfois hommage dans des leçons publiques, que de
faux docteurs travaillent dans l'ombre à le propager parmi la
jeunesse; et vite, il compose son magnifique opuscule Contra
Averroislas, qu'il termine par ce défi plein d'une superbe véhé-
mence apostolique « Si quelqu'un, enflé d'une science men-
songère, a quelque chose à dire contre ce que nous venons
d'enseigner, qu'il le dise devant nous, et non en secret devant
des enfants incapables de juger en matières difficiles; qu'il
écrive un livre contre notre livre, s'il l'ose et il trouvera pour
lui répondre, non seulement moi qui suis le plus petit de tous,
mais beaucoup d'autres maîtres qui sauront bien, ou confondre
son erreur, ou éclairer son ignorance. Si quis autem glo-
riabundus de falsi nominis scienlia, velil contra hœc quee. scripsi-
mtis aliquiddicere, non loquatur in angulis, nec coram pueris qui
'nesciunt de causis arduis judicare sed conlra hoc scriptum
scribal, si attdet et inueniet non solum me, qui aliorum sum
minimus. sed multos alios, qui veritatis sunt cultores, per quos
ejus errori resistelur, vel ignorantise consuletur ». Mais la lutte
n'est pas circonscrite à ce que nous venons de dire; elle se gé-
néralise et. éclate sur tous les terrains à la fois voici les Grecs
qui se montrent plus ardents que jamais à nier la procession
de l'Esprit Saint et la suprématie du Pontife Romain; voici
qu'au sein même du Catholicisme, et parmi ses docteurs, se
lèvent des hommes qui, emportés par la passion et armés de
sophismes séduisants, combattent les Instituts religieux et tra-
vaillent à en détourner les âmes éprises de perfection saint
Thomas tient tète partout au mensonge; il écrit contra Errores
Grsecorum il écrit contra Impugnantes Religionem il écrit contra
retrahentes ab ingressu Religionis. Toutes ces erreurs, saint
Thomas ne les perd jamais de vue, et, en dehors des écrits spé-
ciaux qu'il consacre à les réfuter, s'il se rencontre une occasion
de leur porter quelque nouveau coup, il ne manque pas de la
saisir. La Somme théologique nous en fournirait des exémples
sans nombre. Mais la Somme, du reste, cette conception la
plus belle du génie Angélique, n'est-elle pas tout entière une
œuvre d'actualité? N'est-ce pas pour combler une lacune vive-
ment sentie à son époque, que le saint docteur la composa (1)?
Tous ses ouvrages sont donc ainsi marqués du sceau de l'ac-
tualité. Nous aussi, soyons actuels. Insistons sur les vérités les
plus nécessaires à notre temps combattons les erreurs dont il
souffre davantage. Ce qu'il faut avant tout démontrer à nos
contemporains, c'est la spiritualité et l'immortalité de l'âme,
l'existence de Dieu, le fait de la révélation, la divinité de Jésus
Christ et de son Église, l'accord de la Raison et de la Foi les
erreurs qu'il faut attaquer, c'est le matérialisme, le panthéisme,
l'agnosticisme, le subjectivisme, le rationalisme, le naturalisme.
Ne réveillons point les anciennes querelles d'Écoles, justement
oubliées. Occupons-nous moins des morts; et travaillons davan-
tage pour les vivants. A cette condition seulement, nous ferons
preuve de comprendre et de posséder le véritable esprit de saint
Thomas.
Mais j'ai dit que nous devions aussi nous inspirer de sa mé-
thode. On emploie quelquefois, peut-être même le plus souvent,
ce mot dans un sens restreint. Il signifie, alors, l'art de parfar
tement définir, diviser, prouver, objecter ou répondre. Saint
Thomas nous offre, dans ses œuvres, un modèle accompli de
la méthode entendue en ce sens. La Somme thèoloyique, en
particulier, est incontestablement, sous ce rapport, le plus bel
oeuvre de l'esprit humain. L'exposition des matières, la con-
duite des traités, l'alternance de l'analyse et de la synthèse, le
procédé de l'argumentation y méritent de notre part une obser-
vation et une étude spéciales. Il y aurait même utilité à ce que
je fisse un peu ressortir avec quelle discrétion et quelle réserve
saint Thomas emploie le syllogisme; et combien peu ses œuvres
(2)
iniM'uniuies par les et
(U ("ont. GetlL, lib. II, c. 1.
Quelques-uns ont prétendu que les roules de la critiqua avaient été ig-iiorées et
les Docteurs. Cela est faux romiiic l'a bien prouvé,
entre mitres, Honoré de S. Marie, dans 1» première dissertation de ses Animadrersin-
tees in régulas et usttru efitiecs. llien ne serait plus ftieile que de former un tableau
l'omplet de ces règles, en réunissant divers passades des œuvres de S. Thomas.
(3) V. Par ex. le prologue du Centra Errorcs Gra-'corttm, et les ehupilrcs qui
suivent.
qui Us quœ per eam lempestatem dabanlur, lam dextre sil
us us » (1).
Que saint Thomas ait étudié la sainte Écriture, si parfaite-
ment que ses contemporains étaient persuadés qu'il la possédait
par cœur tout entière; qu'il se soit rendu familière la littéra-
ture patristique, au point de pouvoir citer vingt-deux Pères latins
et soixante Pères grecs dans son seul ouvrage de la Chaîne d'Or,
cela peut paraître admirable, mais n'est pas surprenant. Ce qui
étonne davantage, au premier abord, c'est qu'il ait si bien connu
et tant approfondi les sciences profanes, telles qu'elles exis-
taient à son époque. A qui lit avec attention ses ouvrages, il est
bientôt évident que nulle ne lui était étrangère mathématiques,
physique, chimie, astronomie, physiologie, physiognomonie,
droit, politique, économie sociale, architecture, art militaire, il
n'ignore rien, et parle de tout, avec la même aisance et la même
compétence. Il cite Euclide, Ptolémée, Galien, Caius, Vegetius
De arte militari, et le Liber slratagematum Francorum, tout
aussi couramment que Platon et Aristote. Et, à sa mort, parmi
les ouvrages qu'il laisse hélas inachevés, l'on trouve, avec les
premières pages d'un commentaire sur le Timée, un traité sur
la construction des aqueducs, « Exposiiionem Tijmci Plaloiiis,
ac Librum de aquarum eonductibus » (2).
Voilà qui surprend à première vue, et fait penser que, con-
trairement à ce que nous disions il y a un instant, saint Thomas
n'a pas ordonné toutes ses études à une seule fin, et qu'il n'a
pas mis l'unité dans sa science. Mais penser ainsi, ce serait
juger d'après les apparences, non d'après le fond des choses.
Pour comprendre comment, dans l'esprit de saint Thomas,
toutes ces sciences si diverses se rattachaient entre elles,
comment toutes ces études devaient l'aider à acquérir et à
répandre la connaissance de la souveraine vérité, Dieu, il suffit
de rappeler trois principes familiers au saint docteur. Voici en
quels termes il expose le premier, dans son commentaire sur le
livre De Trinitale de Boëce « Cum in imper fectis inveniatur ali-
(1)C'est pour répondre à cette nécessité de l'heure présente, que l'ordre de S. Do-
minique » fondé récemment, 't Jériisiilom, une Kcoj,e phatmjue d'Études hibliques,
et que les savants professeurs de cetLe Ecole ont entrepris de publier une REVUE
Biblique trimestrielle, dont les numéros déjù parus ont reçu un accueil très fuvo-
rahle dans le monde érudit et font concevoir les plus belles espérances.
que fournissent l'érudition et la critique modernes. Comme saint
Thomas, il doit consulter les sciences qui ont pour objet l'explo-
ration de la nature. Serait-il donc permis, aujourd'hui, d'étudier
l'Ame humaine sans interroger les physiologistes, et même, quand
il s'agit des manifestations inférieures de la, vie dans l'homme,
les chimistes et les physiciens? Prétcndrait-on établir les lois de
la pensée humaine sans tenir compte des notions acquises par
la philologie comparée, des travaux de Guillaume de Ilumboldt,
Burnouf, Grimm, M. Millier? Expliquer la création et le gouver-
nement de l'univers sans avoir recours aux géologues et aux
astronomes ? Agir de la sorte, ce serait vouloir fermer les yeux
a la lumière; ce serait encore désavouer celui que nous faisons
profession de suivre comme maître. Saint Thomas, nous l'avons
vu, a étudié les sciences naturelles nous devons les étudier
comme lui; il a lu Hippocratc, Aristotc, Ptolémée, Galien; nous
devons lire, pour être fidèles à sa méthode, Claude Bernard,
Virchow, Laplace, Arago, Cuvier et leurs continuateurs. Les
sciences naturelles employées avec tact par le théologien, lui
seront un élément de précision, de sécurité et de progrès.
Du reste, il ne les cultiverait pas pour assurer à sa spéculation
plus d'exactitude et de portée, qu'il le devrait faire pour remplir
son office de défenseur à l'égard de la vérité révélée?'?
Car, quelle est la science à laquelle on n'ait pas emprunté de
nos jours quelque objection contre nos croyances? Ce n'est pas
seulement la philosophie et l'histoire que l'on a opposées à la Foi;
mais la physiologie, la géologie, l'astronomie, et jusqu'à la
physique et la chimie. L'Apologétique ferait donc au théologien
un devoir de chercher à s'initier à toutes les sciences, alors que
le désir de s'élever à une spéculation plus haute, plus large et
plus lumineuse, ne lui en ferait pas sentir le besoin.
Mais il est temps de finir cet article, déjà trop long bien qu'il
soit incomplet. Je m'y étais simplement proposé de rappeler, à
moi-même et aux autres, ce qui est le plus indispensable pour
porter dignement le titre de disciple de saint Thomas. J'ai
atteint mon but suffisamment, en montrant, par ce qui précède,
que ce titre ne peut convenir qu celui qui approfondit toutes
les œuvres du saint docteur, et qui, s'inspirant de son esprit et
suivant sa méthode, poursuit, dans ses études, le progrès, l'utile,
l'actuel, enfin la connaissance parfaite de Dieu, par toutes les
voies de la science.
Toutefois, comme il serait plus digne du Maître, celui qui, non
content de suivre saint Thomas dans le chemin de la doctrine,
marcherait encore généreusement sur ses traces dans le chemin de
la vertu! qui reproduirait en lui-même son humilité et sa douce
bienveillance, son détachement du monde, son assiduité à la
prière, son zèle apostolique, son ardent amour pour Dieu, le
Dieu de la Croix et de l'Eucharistie, sa tendre dévotion envers
la Mère du Verbe Incarné
A coup sûr, celui-là serait le disciple parfait, et en lui nul
n'hésiterait à reconnaître et à saluer LE VRAI THOMISTE.
espèces actuelles?
la
Étant donnée la grandeur incomparable de B par rapport
à b, qui douterait que X distance qui sépare nos
LES PRINCIPES
(1) I P. q. XL vu, a. 1.
(2) Bibliographie thomiste relative à l'Origine des Espèces. lPhi/s. c. iv, lect. 8 et 9.
II Phys. cap. îv ad 0"™, lect. 7a ad 15»™. 1 Metaph. lect. 4» ad 12»"n. Quxst.
disput. de Pot. q. ni, a. 16 et q. iv. – Contragentes II, cap. xxxix, il, xli, xlv. – I» P.
q. xlvii, a. 1. Q. i.xvi et seq.
(3) Goudin. Métaphysique, Comme ce vieux dicton de l'École exprime bien l'imilpres.
sion que ressent parfois un thomiste en entendant commenter Aristote par noa maîtres
de la Sorbonne et du Collège de France!
Oueslions controversées sont encore aujourd'hui le commen-
taire par excellence des deux Sommes la Somme contre les
Gentils qui, naturellement, contient un exposé développé de la
question d'ordre purement philosophique qui nous occupe; la
Somme thèologique, où, ramassant en dix lignes de son style
sobre les idées de toute sa vie, le saint docteur donne sur l'ori-
gine de la différenciation des êtres sa solution définitive, magis-
trale, lapidaire
Causant distinctionis rerum multiplicité/1 alir/ui assignaoerunt.
-S, Omdam enim attnbuerunt eam materise, vel soli, vel simul cum
nrjente soli qu'idem materise, sicul Democrilus, et ornnes antiqui
naturelles, ponentes solam causant malerialem, secundum quos
distînelio rerum provenil a casu secundum motum maferise. Ma-
teriœ vero et acjenii simul distinctionem et mullitudinem rerum
attribuit Anaxagoras, qui posait intellectum distinguentem ret
extrakendo quod erat permixtum in maieria. Sed hoc non potest
stare propter duo Primo quidem, quia supra oslensum est, quod
eliam ipsa maleria a Deo creata est. Unde oporlet et dislinc-
lionem, si qua est ex par'le materise, in altiorem causam reducere.
Secundo, quia maieria est propter formant et non c converso,'
dislinclio autem est pei' proprias formas. Non ergo distinclio est
in rébus propter maleriam; sed polius e conuerso in materia
creata est difformilas ut essel diversis formis accommodala (1).
Que l'on me permette de risquer une traduction « La cause
de la différenciation des êtres a été comprise diversement les-
uns l'ont vue dans la matière, la matière seule, au dire de
Démocrite et des anciens philosophes de la nature qui ne con-
naissaient que la cause matérielle aurait par le hasard de ses
mouvements produit la différenciation des choses. Anaxagore,
lui, croyait a une intelligence qui, par une sorte d'extraction des
objets confondus dans la matière chaotique, les aurait distin-
gués les uns des autres d'après lui, la diversité et la multi-
plicité des choses de ce monde proviendraient non seulement
de la matière,- mais, en plus, d'un agent. Ces manières de voir
ne tiennent pas debout pour deux raisons. La première est tirée
de la création de la matière par Dieu que nous avons prouvée
(1) « Inlellcctus qui coepit extrahere et distinguere nunquam cessabit hoc lacère ita
quod nunquam erunt omnia commista in unum ». I Phys. lec. 8.
(2) 1 Pltys. lect. 8.
(3) I Metaph. leç. 7.
cularités de sa croissance organique dans le germe duquel il
est sorti. Le mécanisme résulte du premier point de vue; le
léléologisme immanent du second. Or, Empédocle admet sans
doute une direction générale pour l'évolution du monde elle
suit les lois de « l'amitié et de la discorde »,.nous dirions « de
l'attraction et de la répulsion », mais ce n'est là qu'une finalité
très large: le hasard est endigué, il n'est pas supprimé; le jeu
des combinaisons accidentelles va son plein entre ces rives trop
distantes il reste dans son fond un jeu de hasard. Empédocle
nous apparaît ce point de vue comme ayant un pied dans
chaque camp tout en relevant certainement plus de Démocrite
que d'Anaxagorc. A cet égard, il symbolise d'une manière assez
exacte, nous y reviendrons, la position intermédiaire d'Herbert
Spencer entre llœckel et M. de Hartmann.
Démocrite et Anaxagore ne représentent donc pas pour saint
Thomas des systèmes quelconques Ils sont deux types, l'un
du mécanisme pur, l'autre du léléologisme immanent nous
embrassons d'un seul regard les deux pôles de la pensée maté-
rialiste (1) sur l'origine des choses. Voyons si sur ces deux
pôles le monde pourra se tenir en équilibre et tourner.
(1) « Aristote, qui selon moi est plus profond qu'an ne pense. jugeait qu'outre le
changement dans le lieu, il faut encore admettre l'altération. Cette dissimilitude ou
diversité des qualités, cette altémlion (à/.î-âtwrjt;) qu'Aj'islole n'a pas assez expliquée,
on la dérive des degrés difierents et des directions diverses des efforts et des modifica-
tions des monades
inoaindesconstituantes ». Lcibnit/
i-oiistitii;inte.% ». De la
Leibnily~, De cit elle-même, n°lH.
Ici nature en 11- 13. Ce sont
ces degrés différents, ces directions diverses des efforts et des modifications qui, en
tant que constants, constituent les propriétés.
les atomes, pour les purs mécanistes, sont ce qu'il'y a de moins
défini; ils ne sont même pas opposés, ce qui impliquerait une
idée synthétique au dessus de leur opposition ils sont absolu-
ment étrangers les uns aux autres. La matière primitive c'est le
disparate, le divers et par suite le principe par excellence de
l'instabilité, car comment faire sortir quelque chose de stable
d'un ensemble d'êtres dont chacun est essentiellement livré à
tous les caprices tumultueux du hasard ? A supposer qu'un ins-
tant d'équilibre se soit rencontré, que dans un coin du chaos
un dessin géométrique ait jailli, comme la seule raison d'être
de cette forme géométrique est l'activité désordonnée de l'atome,
la même cause qui l'avait édifiée va la détruire aussitôt. Que
devient encore une fois dans un tel système le fait patent, ca-
pital des sciences de la nature l'existence des propriétés con-
stantes et définies des corps; indice révélateur de la constance
définie du principe interne dont elles émanent? La matière
ainsi comprise est donc impuissante à expliquer ce fait si ma-
nifeste première vérification du principe sur lequel saint
Thomas base toute sa réfutation du mécanisme au point de vue
de la différenciation des choses Materia est prppler formant
el non e conversa le résultat nous apparaît comme ayant en lui
quelque chose de primitif, une force d'unification spécifique au-
quel la matière obéit (1).
Mais peut-être la forme géométrique 1-ecèle-t-elle la clé du
mystère. Une forme géométrique, n'est-ce pas quelque chose de
stable? ne peut-on pas la considérer comme une sorte de moule
dans lequel viendront s'emprisonner pour produire une résul-
tante unique les forces atomiques D'ailleurs, les mathématiques
sont partout dans l'univers depuis les « démarches étonnantes »
des astres jusqu'aux palpitations de l'insecte, jusqu'à la vibra-
(1) Lcibnilx aexprimé la même pensée dans suit opuscule De la nature en elle-même
contre Stnrm. Voici ses paroles « En vain en appellerait-on du mouvement à la
figure; car dans une masse pnrl'nilcmcnt similaire, pleine et distincte, aucune figure
ou détermination et distinction des parties «e peut résulter que du mouvement même.
Si donc le mouvement n'enferme aucune marque de distinction, il n'en fourniru aucune
à lu matière; et ainsi tout ce (lui se substitue à ce qui était s'y trouvant parfaitement
équivalent, nul observateur, t'ùt-il omniscient, n'y saurait saisir le moindre change-
ment. Toutes choses seront comme si aucun changement, aucune variation ne se pro-
duisait dans les corps, et l'on ne parviendra jamais à rendre raison des apparences
diverses que nous y sentons ».
tion nerveuse qui ne fait qu'un avec la sensation, tout se pèse,
tout se mesure, tout se réduit au nombre, à la figure, à la for-
mule mathématique enfin. Cette large diffusion du nombre ne
nous autorisc-t.-clle pas a voir en lui des principes des choses ?`?
ce qui est général ne saurait être accidentel. Le bain saturé d'un
sel ne s'agite-t-il pas sous l'influence d'un type géométrique
pour prendre une forme régulière et devenir le principe de
propriétés définies qu'il ne se connaissait pas? Voilà nos deux
principes trouvés: Archimède demandait pour soulever le monde
un levier et un point d'appui nous, pour l'expliquer, nous
demandons une force et un principe directeur de cette force la
force c'est l'atome, le nombre sera la loi. Or le nombre est essen-
tiellement lié i la matière il en est la mesure. Donc pas de
causes finales extrinsèques tout reste immanent et matériel.
Telle est l'objection.
Et tout d'abord ne nions rien de ce qui ne doit pas être nié(l):
oui, il y a des mathématiques partout: orbes stellaires ou mou-
vements moléculaires, combinaisons chimiques ou ondulations
de l'éther, rien de ce qui est matériel n'échappe au nombre: le
nombre est dans le protoplasma, dans la cellule, dans le tissu,
dans l'organe, dans la sensation, dans la formation des images:
La psychophysique est le vrai. Quel nombre? c'est une
autre affaire. Faut-il nous en tenir en chimie aux vieux équiva-
lents avec lesquels on a fait presque toutes les grandes décou-
vertes comme le conseille M. Berthclot, ou bien les chimistes
doivent-ils se farcir la tête de toutes les notations nouvelles qui
pullulent dans les livres et les revues? à qui devrons-nous nous
adresser pour obtenir la mesure exacte des sensations duu
nerf olfactif ? Ne soyons ni indiscrets, ni exigeants. Le nombre
est partout dans la matière omnia in numéro c'est chose en-
tendue règne-t-il sur la matière, c'est une autre question
N'en déplaise à l'ombre illustre de Pythagore, je ne puis
voir d'où viendrait à la forme géométrique cette faculté magique
de dompter l'atome indiscipliné, de l'assouplir, de l'obliger à
suivre les lignes harmoniques de son dessin. Le nombre serait-
il lui aussi une force pour agir ainsi sur des forces, les réduire,
(1) Christophe Colomb, son ori~,iuc, sa vic, ses vobabes~ sa ~antillc et ses dcsceudanis.
Paris, 1884. 2 vol., t. 1, l, p. 8.
(2) M. Fernnndec de NuyuJ'rctc, C'olleccitiu de los viajes
J dcscubrimiertlos que hicieron
/'or mar los Issl~aitolcs. Madrid, 1825, t. I, p. 409. L'Imago Dlundi a été édité pour la
première fois en 1490. L'exemplitire de Colomb annote de sa main se conserve à Séville.
(H. Ilitrrisse, lliblioEbeca arneric·aaa retaslissirua, Ad<lilious. Puris, p. 15). Las Casas
oonuaissuit cet excmplaire de Culuiiib et 1 avait cn sous les yeux (llislor·.·a de las Indias,
Madrid, 1875, t. I, p. 313). L'caplicit du livre iudique la date et lu méthode de sa com-
position « Explicit Iraario Dlundi de scriptura et ex pluribus auctoribus recollectis
anno Domini 1410 B.
pas encore entièrement cours au commencement du xv° siècle.
On a voulu voir dans 1 ouvrage de d'Ailly une appropriation
peu scrupuleuse de l'Opus ~l~ajus de Hoger Bacon. A notre
connaissance c'est de Humboldt qui a articulé le premier ce
grief accueilli par d'autres historiens (1). Mais nous croyons
peu a cette filiation. Bacon est un écrivain très ignoré du
moyen-âge et dont la réputation date du xvm" siècle. Quant
aux travaux de Bacon, ils sont empruntés de toute pièce aux
Arabes sans qu'il soit possible, contrairement à l'opinion com-
mune, de lui trouver d'idées scientifiques personnelles et origi-
nales. Quoi qu'il en soit, d'Ailly ne fut lui-même qu'un instru-
ment tout matériel de la science grecque et des grands
scolastiques. Il dut fortuitement cet honneur au fait de la
découverte de l'imprimerie qui, contemporaine de Colomb,
vulgarisa son oeuvre et la mit ainsi à portée de main de l'in-
venteur du Nouveau Monde.
(1) Don Fcrnando Colon, llistoriador de sa Padrc, SevilIa, 1S71; Fernand Colomb,
p. 178, etc. On ne possédait, avant cette publication du texte original, qu'une traduction
italienne incomplète.
ItG1'UL TFIOdIISTG. I. 4.
que la dernière avait d'erroné n'avait subi aucune retouche,
aucune correction. Ce que le cosmographe florentin sait de
plus, ce sont les noms des extrémités des Indes, telles que les
voyageurs du xni° et du xiv" siècle, et particulièrement Marco
Polo, les avaient décrites. Ainsi, dans cette navigation vers le
couchant, on trouvera l'empire du grand Kan et la province de
Kathay où est sa résidence, la grande ville de Quinsay dans la
province de Mango, voisine de la précédente, et enfin, avant
d'arriver jusque-là, l'île de Cipangu.
La science de Christophe Colomb n'alla jamais au delà de
celle de Toscanelli. Arrivé sur les côtes de l'Amérique il se croit
aux Indes. Dans son premier voyage, à Cuba, il est convaincu
qu'il est proche de la ville de Quinsay et envoie deux ambassa-
deurs au grand Khan dans sa ville de Kathay les envoyés naturel-
lement ne le trouvent pas (1).
Le 12 juin 1494, il fait dresser un acte notarié attestant qu'il
est aux Indes il oblige son équipage à le signer sous peine
d'une amende de 10,000 maravédis, et d'avoir la langue coupée,
pour tout récalcitrant (2).
Dans son dernier voyage, le 7 juillet 1503, il écrit de la Ja-
maïque aux Rois catholiques qu'il n'est plus qu'à dix jour-
nées du Gange. Il a visité la province de Mango et le Kathay,
c'est-à-dire la Chine méridionale et septentrionale de Marco
Polo. De là il est revenu à Saint-Domingue (3).
Après ces témoignages il est presque inutile de faire appel
aux Histoires de l Amiral, attribuées à son fils Fernand, et à
l'Histoire des Indes de Las Casas, si ce n'est pour montrer que
les mêmes idées étaient dans tous les esprits. Les Histoires
donnent en cinq raisons la totalité des motifs d'ordre scientifi-
que qui ont déterminé Colomb à son entreprise. Las Casas suit
les Histoires et donne une même exposition des cinq raisons
avant d'entrer dans des considérations fort développées sur des
questions dépendantes du fait de la sphéricité de la terre, par
exemple la discussion des autorités des anciens sur l'habitabilité
vil fait
(1) B~ti-tolomé de Las Casas,
vil. Lus
I/istoria tle las Irttlias, 5 vol. Madrid, 1875-1876, liv. 1,
surtout appel a l'auturité d'Albert le Grand dans son
Lr:tité De. natara locorrtne.
(2) Ilist, dc las Indias, p. 54. tComo toda el agua y la tierra dcl mundo consti-
«
tuyun una esCera y pot' eonsiguiente sea rcdondo, considère Cristobnl Coloti ser possible
rodearse de Oriente a Oeeidentc andando por ella los hombres hasta estar piés con piés
lus unos con lus otrus, en 'pïatcptiera parte que cn upôsito se hallassen M.
2° f Sabia. que iiincliit y muy gran parte desla esfcra habia sido ya calcada, pas-
scad y pur mai~~hos navegudu, 6 que no qucdcba para ser toda descubierta ». Cette
allégation, en tant qu'elle suppose que Colomb s'attendait a trouver autre chose que les
Indes, est erronéc Lus ¡Casas l'cmprunte aux liisluii,es. VU)'. Ilarrisse, I·'ewan<l C~olott,
p. 131 et suivantes.
30 « Que aquel dicho espacio. uo podia ser mas que la terceru parie del cireulu
maJ"ol' de la esfera H.
Les f et 5° raisons tendent, elles aassi, à diminuer l'étendue qui sépare les iles du
Cap-Vert des Indes.
(3) Vivien de Saint-Martin. Hisloti~c de lu Géographie. Paris, 1873, p. 96.
ae perdra rien à nous être présentée par ces deux grands esprits.
Du jour où Aristote eut établi la théorie de la sphéricité de la
terre en l'appuyant de démonstrations positives que nous accep-
tons pleinement encore, la science hellénique ne rétrograda
plus sur ce point. Géographes et cosmographes, disciples et
commentateurs du chef du Péripatétisme, tous reçurent sans
conteste la doctrine du maître et se la transmirent fidèlement.
Eratosthène, Strabon (1), Claude Ptolémée (2), pour ne nommer
que les maîtres de la géographie antique (3), demeurèrent les
adeptes d'Aristote.
La théorie de la sphéricité terrestre passa aux mains des
Arabes avec le reste de l'héritage péripatéticien. Les philosophes
musulmans le recueillirent avec une ardeur passionnée sans le
conserver toujours dans sa pureté originelle, bien que sur le
point particulier qui nous intéresse ils se soient montrés fidèles
interprètes du maître. C'est par les traductions de l'arabe d'abord,
que la société chrétienne fut mise pour la première fois au com-
mencement du XIIIe siècle, en contact avec le péripatétisme,
Avicenne et Averroès furent les deux grands patrons du dehors
qui le présentèrent au moyen-âge. De leur côté Albert le Grand
et saint Thomas d'Aquin devinrent les vrais initiateurs chré-
tiens qui acceptèrent intégralement l'œuvre d'Aristote, et l'accli-
matèrent dans un milieu qui lui avait été fermé jusqu'alors (4).
L'entreprise tentée et menée à bonne fin par ces deux maîtres fut
dans le sens le plus réel et le plus étendue du mot une révolution
scientifique. Leur premier, sinon leur plus grand coup de génie,
ne fut ni dans cette compréhension vaste et profonde qu'ils
eurent des doctrines grecques, ni dans l'exposition monumen-
tale qu'ils réalisèrent, ni dans l'application qu'ils firent de tout
(1) Strabo, Geographic. Basilœe, 1523, lib. I, p. 6 « pari etiam modo ad Indus et ad
Hispanos babitatio » (differentiam habct plurimam) e quibus illos ad orientem maxime,
lios autem ad occasum inclinari scinms omnes. Sic et Antïpodas inter se quodaminodo
esse, nescii non sumus ». Lih. II, p. 79 c Subjectum ergo sit, rotundam una cum
mari terrain esse, unamque et eauidem cum xquoribus superficiem hoberc. »
(2) Dans son Almagestc, le chup. iv du livre Ier est consacré à la question de la
sphéricité de la terre « Quod terra quoque sphœrica sit ad sensum quantum ad
universas partes ». Trad. de Georges de Trébizonde. Basilsee, 1541, p. 4.
(3) Vivien de Saint-Martin, 1. c., p. 132, 169, 199.
(4) La seule réserve qui doive être faite est pour les premiers livres de la Logique
d'Aristote que l'Occident possédait depuis que Boèce en avait fait des traductions.
un système scientifique à l'interprétation du dogme chrétien
pour constituer la théologie, leur coup de maître fut dans la
claire vue de la valeur réelle du trésor immense qui leur était
offert, et dans la hardiesse qu'ils mirent à le défendre et à le
dispenser autour d'eux. Ce fut cette action combinée d'Albert
le Grand et de Thomas d'Aquin qui, plus que toute autre, porta
d'un coup la société chrétienne au niveau scientifique atteint
par le plus haut développement du génie hellénique.
Nous n'avons pas à dire ici à quelles résistances se heurtèrent
dans la société intellectuelle du xni0 siècle, les efforts des deux
grands novateurs. En tous cas, parce que leur œuvre était la
garantie d'un vaste progrès, elle triompha rapidement par sa
propre valeur d'un conservatisme étroit et mal compris.
Les idées aristotéliciennes en matière de cosmographie et de
géographie bénéficièrent du triomphe général des doctrines péri-
patéticiennes au xm° siècle, mais elles ne tardèrent pas à avoir
elles aussi leurs contradicteurs et leurs ennemis. L'existence des
antipodes, dans laquelle Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin
avaient une foi si profonde, trouva surtout des adversaires
résolus pendant les siècles suivants. Au xv" siècle, elle semble
avoir été largement battue en brèche. Les explorations nom-
breuses de l'Asie depuis trois cents ans, jointes aux progrès de
la navigation, avaient attiré l'attention sur des questions restées
d'abord plus ou moins dans le domaine de la théorie, mais qui
se trouvaient finalement commander toutes les entreprises pra-
tiques d'exploration du côté de l'océan. Il semble que ces résis-
tances aux idées aristotéliciennes de la sphéricité de la terre
soient arrivées à leur maximum d'intensité au temps de Chris-
tophe Colomb, preuve manifeste de recul scientifique opéré
depuis le xiuc siècle.
Les arguments, ou plutôt les autorités sur lesquelles l'oppo-
sition basait alors ses résistances étaient fort anciennes. Elles
appartenaient à proprement parler à la société chrétienne et à
ses maîtres. Tandis que la sagesse grecque et la sagesse latine,
que le néoplatonisme alexandrin et la science arabe forment
comme une chaine ininterrompue qui conserve sans hésitation
et développe mème les théories de la sphéricité et de l'habitabilité
des antipodes, les docteurs chrétiens semblent avoir constitué
de leur côté, sinon une tradition constante, vu le peu de place
donné par eux aux questions d'ordre purement scientifique, du
moins une tendance fort accusée à rejeter ces mêmes doctrines,
où à les tenir en suspicion. Lactance avait presque persiflé
cette prétention de faire marcher les homm es la tête en bas et
de constituer une sorte de monde renversé (1). Lactance ne
soupçonnait pas que son objection formulée avec quelque dédain
ferait elle-même un jour soulever de pitié les épaules à Albert
le Grand (2).
Saint Augustin embrassa à son tour l'opinion de Lactance,
mais avec des réserves dont il importe de tenir compte. « II n'y
a, dit-il, aucune raison de croire ce que l'on raconte des anti-
podes, c'est-à-dire des hommes qui seraient du côté opposé de
la terre, pour lesquels le soleil se lèverait quand il se couche
pour nous, et dont les pieds seraient tournés vers les nôtres.
D'ailleurs les partisans de cette opinion reconnaissent eux-
mêmes qu'ils ne peuvent s'appuyer sur aucune donnée historique,
mais seulement sur des conjectures et des déductions. Selon
eux la terre est suspendue dans la sphère céleste et elle occupe
le lieu le plus inférieur qui est en même temps le centre du
monde. Ils pensent pouvoir conclure de cela que la partie de la
terre qui est au dessous de nous ne doit pas être à son ';our
privée d'habitants. Mais il ne prennent pas garde que quand
bien même le monde serait sphérique et qu'il y aurait quelque
raison à cela, il ne s'en suivrait pas que dans l'autre hémisphère,
où sont rassemblées les eaux, il y eût une terre ferme, et au cas
où elle existerait, qu'elle fût occupée par des hommes. L'Écri-
ture qui fait autorité pour les évènements passés, puisque ses
prédictions se sont réalisées, l'Écriture n'imagine rien de sem-
blable, et il serait par trop absurde de dire que quelques
hommes aient pu traverser par la navigation l'immensité de
l'océan, et aient établi de l'autre côté un rameau de la descen-
dance du premier homme » (3).
Ce texte que nous avons rapporté intégralement et mot à mot
(1) Institut, divin., III, 24.
(2) Nec audiendi sont qui fingiint ibi homineshabitare non posse, eo quod caderent
a terra si ibi habitèrent dicero enim eos cadere qui pedes habent ad nos, vulgaris
imperitia est. De natura locorum. Opera omnia. Paris, 1891, t XI, p. 554.
(3) De Civilate Dei, lib. XVI, cap. tx.
est fort important, car il nous dévoile la pensée exacte de saint
Augustin, laquelle est d'ordinaire mal comprise et mal jugée.
Observons tout d'abord combien saint Augustin était peu
familiarisé avec les doctrines péripatéticiennes. Il ignore les fon-
dements rationnels qui établissent invinciblementla sphéricité de
la terre, et n'a qu'une vague idée tirée de l'analogie de la forme
de la terre et de celle du monde.
En revanche, le grand docteur ne fait qu'une faible opposition
à l'admission d'une terre globulaire. Ce contre quoi il s'inscrit
en faux, c'est l'existence d'une terre ferme aux antipodes, au milieu
des eaux de l'océan et surtout d'une terre habitée. La question
de la sphéricité de la terre et celle de l'existence d'un continent
océanique étaient en effet deux questions différentes et presque
indépendantes l'une de 1 autre. Après la démonstration d'Aristote,
on ne pouvait raisonnablement rejeter la sphéricité de la terre;
mais la réalité d'une partie solide de la croûte terrestre émergeant
de l'eau dans l'autre hémisphère était une donnée encore pro-
blématique. Aristote n'avait rien affirmé à ce sujet, et ce qu'il
avait dit de la proximité relative des côtes orientales de l'Asie et
de celles de l'Europe, laissait aisément entendre le contraire.
Les grands commentateurs du moyen-âge, Albert le Grand et
saint Thomas d'Aquin n'allaient pas au delà, et Christophe
Colomb lui-même n'imagina jamais l'existence d'un continent
intei-jacent entre l'Europe et l'Asie. Rien en effet, en dehors
d'une certaine analogie qui pouvait induire à imaginer l'hémis-
phère inférieur constitué à l'instar du nôtre, rien ne pouvait
établir positivement l'existence de terres aux antipodes. Seules
l'expérience et la découverte devaient résoudre efficacement des
doutes de cette nature.
Enfin il est digne de remarque que les défiances de saint
Augustin, vis-à-vis des antipodes et de leur habitabilité procè-
dent de doutes rationnels bien plus que de l'exégèse scripturaire.
Au fond ce à quoi l'Écriture, d'après l'évêque d'Hippone, semble
se refuser, c'est à la non-unité de l'espèce humaine, affirmation
qui est d'elle-même d'ordre scientifique. Mais qu'une émigration
d'une portion de l'humanité ait pu s'établir dans les eaux du
vaste océan, saint Augustin se refuse à y croire, parce qu'il lui
semble impossible que les hommes aient pu franchir une telle
immensité. On voit donc que dans 1 hypothèse de l'existence d'an-
tipodes habités, la seule exigence biblique est dans l'affirmation
de la communauté d'origine entre toutes les fractions dispersées
de l'humanité; et si saint Augustin se refuse à croire au fait de
la présence d'habitants aux antipodes, c'est en appuyant son
opinion sur les seuls éléments rationnels du problème.
Quoi qu'il en soit, la suprématie doctrinale de saint Augustin
dans l'Église latine servit de passe-port à la négation des antipo-
des. Ce fut surtout l'autorité du grand docteur et celle de Lac-
tance qui, bien des siècles plus tard, à Salamanque et à Grenade,
tinrent en échec les plans de Colomb.
Entre ces deux points extrêmes, un certain nombre d'écrivains
ecclésiastiques avaient abordé les mêmes questions. Jusqu'au
xme siècle, ils les avaient assez communément résolues dans le
sens de saint Augustin; mais il est vrai de dire que ce problème
n'a pas encore été étudié d'une façon critique. Faute d'établir
des distinctions dans la matière, les auteurs qui y ont touché
l'ont fait d'une façon pitoyable, ne comprenant pas qu'il fall ait, d'a-
près les idées même de saint Augustin, faire une triple catégorie
ceux qui admettent purement la sphéricité de la terre; ceux qui
ajoutent à cette conception l'existence d'un continent interocéa-
nique aux antipodes; enfin ceux qui soutiennent l'habitabilité de
ces régions. Pour n'avoir pas distingué ces notions élémentaires,
on a placé dans la première catégorie des écrivains qui n'appar-
tenaient qu'à la troisième, suhstituant ainsi une idée antiscienti-
tifique à une défiance qui, en son temps, pouvait être très légi-
time, puisque rien ne l'avait encore infirmée. Nous ne parlons pas
des savants critiques qui, lisant le mot d' « Orbis te~°rc~rum dans
quelques auteurs, y ont vu l'équivalent de la sphéricité terrestre,
alors qu'il s'agissait en propres termes de la forme circulaire
attribuée au monde habité connu des anciens, lequel était ima-
giné comme une plate-forme arrondie ou une sorte de bou-
clier (1).
(1) 31. Galfarel, dans son ouvrage Histoirc de la découverte de l'Amérique, Paris, 1892,
2 9oi., a mis le comble à ce désarroi en recueillant au hasard de la plume ce que
d'autres auteurs avaient écrit sur ce sujet. C'est ainsi maintenant, qu'a quelques pages
de distance, on peut voir les mêmes personnages rangés parmi les partisans de doc-
trines contraires par exemple, Isidore de Séville (t. 1, p. 178 et 184). Raban Maur et
Guillaume de Conches (p. 180 et 185).
Bref, et pour ne pas nous arrêter plus longtemps aux prélimi-
naires de notre sujet, jusqu'au xmc siècle les docteurs chrétiens
montrèrent peu d'inclination à admettre l'existence d'habitants
établis aux antipodes; et si quelques-uns acceptèrent l'idée d'une
terre sphérique, ce fut sans connaître toutefois les preuves scien-
tifiques rigoureuses de cette vérité qu'Aristote allait dévoiler au
xiii° siècle.
L'introduction de l'aristotélisme dans la société chrétienne du
moyen-âge marque, ainsi que nous l'avons dit, une étape capi-
tale dans l'histoire des idées cosmographiques qui devaient pré-
parer la découverte du Nouveau Monde. Aussi les hommes, qui,
comme Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, furent les
premiers instruments de cette rénovation scientifique,méritent-ils
d'arrêter notre attention. Il y avait en effet, au xui° siècle, une
difficulté sérieuse à l'acceptation de la théorie de la sphéricité de
la terre et de ses conséquences. Elle résultait de l'attitude géné-
rale prise depuis des siècles par la majorité des docteurs chré-
liens. Des esprits respectueux de la tradition ecclésiastique et de
ses autorités, comme l'étaient Albert le Grand et son disciple,
pouvaient être exposés à des défiances, peut-être même à un
déni de justice à l'égard d'une haute vérité scientifique, si un
sens profond du vrai et du réel ne venait les tenir en garde contre
cet écueil. A nul moment l'idée qui portait en elle la découverte
du Nouveau Monde ne fut plus exposée à une méconnaissance
qu celui où elle faisait pour la première fois son entrée dans la
société savante chrétienne. Aussi est-ce un vrai titre de gloire
pour les deux grands hommes qui dotèrent le moyen-âge des
spéculations antiques les plus solides et de l'enseignement scien-
tifique le plus positif, d'avoir été les premiers et les plus puis-
sants patrons cosmographiques qui allaient préparer le milieu
dans lequel devait se développer le génie de Colomb, et où allait
éclore le projet de la découverte des Indes.
On nous permettra donc d'exposer avec leur développement
naturel les vues d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin
sur le sujet qui nous occupe. Bien peu de nos lecteurs, nous en
avons la conviction, soupçonnent jusqu'à quelles limites ces
deux maîtres ont poussé leurs affirmations scientifiques touchant
la théorie de la sphéricité terrestre, et moins encore n quels
étonnants pressentiments s'est laissé aller leur génie dans l'ex-
position et le développement de leurs preuves.
II
Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin sont des disciples
fidèles d'Aristote. Le fondateur du Lycée a déjà admirablement
résumé ce qui regarde la question de la sphéricité de la terre.
Ses deux grands commentateurs ne sont donc pas à propre-
ment parler des inventeurs, quoique sous leur plume l'argumen
tation d'Aristote ait pris une ampleur qu'elle n'avait pas elle-
même. Mais ce qu'il importe de connaître, c'est la précision et
la résolution avec lesquelles ils traitent la doctrine scientifique
du Maître. C'est dans son traité du Ciel et du ~llonde, qu'Aristote
a établi que le sol que nous foulons sous nos pieds est de forme
sphérique. C'est aussi dans leur commentaire au même ouvrage
que Albert et saint Thomas suivent pas
pas sa pensée et l'ex-
posent chacun à leur manière.
D'après eux, les arguments par lesquels on démontre scientifi-
quement la sphéricité de la terre sont de deux sortes les uns
relèvent de la physique, les autres de la cosmographie et des
mathématiques (1).
L'argument physique est développé le premier par Albert et
saint Thomas dans leur commentaire De ccelo el muado (2).
Cet argument qualifié de physique serait plus justement nomme
aujourd'hui mécanique, car la physique ancienne, bien autre-
ment étendue que la science moderne de ce nom, traitait des
êtres en tant que mobiles, et embrassait ainsi la science des
forces et des mouvements.
La base de l'argumentation est le fait de la pesanteur, ou,
pour parler le langage péripatéticien, la gravité. A la suite d'A-
ristote, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin ont, du plié-
(1) Primo probat (philosophus) terram esse sphericam rationibus naturalibus, qus
accipiuntur ex parte motus. Secundo rationibus mathcmaticis et astrologicis, qui
~cipiuntur ex his quse apparent secundum sensum. S. Thomas, De Ccclo et Diundo,
lect. 27.
(2) Il occupe chez Albert les chapitres tx et x du second livre, et chez saint Thomas
la leçon 27 du même livre. Nos citations se réfèrent aux éditions de Vives Albertus
Magmas, Opera omnia, t. IV; S. Thomas, Oyera omatM, t. XXIM.
nomène de la pesanteur, une notion plus limitée que notre con-
ception de l'attraction universelle. Pour eux, la gravité est le
phénomène par lequel la matière terrestre tend vers le centre
(lu monde, lequel, par le fait même, devra coïncider avec le
centre de la terre. Il y a loin encore de la mécanique céleste
d'Aristote à celle de Képler, de Newton et de Laplace. La
pesanteur n'est pas encore pour le péripatétisme un phénomène
d'ordre général.
La matière des astres n'est pas assimilée à celle de la terre
dans son état présent ou passé; la loi des mouvements célestes
n'est pas ramenée à un commun principe. Les astres sont trop
brillants et le ciel trop sublime, pour que la raison humaine ait
cru pouvoir ravaler ces hauteurs jusqu'à la terre en leur donnant
la même nature et les mêmes lois. En tout cas, quand l'esprit de
l'homme descend des lointains espaces et s'approche de sa
demeure, son regard s'affermit; il pose des principes solides et
en déduit jusqu'au bout des conclusions d'une remarquable
vérité.
Le mouvement apparent du ciel est le phénomène qui a le
plus contribué à égarer la science antique et à vicier sa concep-
tion du monde. Par malheur, il ne pouvait y avoir de remède
immédiat à cela. Une donnée de cette importance qui semblait à
tous des plus évidentes et des plus sûres devait naturellement
être placée à la base de tout essai de cosmographie. Le ciel
tournait et la terre paraissait être le centre de ce mouvement.
(Test cette trompeuse observation qui nous mettait au cœur de
l'univers, et nullement une préoccupation religieuse et théolo-
gique comme affecte de le croire un certain vulgus libre penseur.
Aristote, Strabon, Ptolémée n'avaient cure du christianisme, et
en considérant la terre comme le point central du Cosmos, les
anciens philosophes ne songeaient nullement i la mettre à la
première place, mais bien au dernier rang. Dans leur esprit,
comme dans celui d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin,
les diverses régions sphériques qui entourent la terre constituent
une progression de perfection et de dignité dont le maximum
est à la plus lointaine périphérie. Par contre, le minimum de
valeur est au centre de ces mondes concentriques la terre, le plus
vil et le plus grossier des éléments, l'occupe.
La science grecque croyait pouvoir rattacher à cette distri-
bution générale du Cosmos le phénomène de la gravité ter-
restre. C'était le centre du monde qui appelait en quelque
manière la matière, et lui imposait la gravité quand elle en
était écartée. En raisonnant sur ces données, la science an-
cienne devait arriver aux mêmes résultats, au point de vue de la
sphéricité dc la terre, que si elle eût pleinement entendu la théorie
moderne de l'attraction. Dans l'un et l'autre cas, le problème
était celui de la détermination de la forme prise par une masse
de matière sous l'influence des forces qui la sollicitent vers un
centre commun. Avec une pareille donnée, la solution était facile
à prévoir la terre devait être sphérique.
Il est curieux de voir deux grands esprits, comme Albert le
Grand et saint Thomas d'Aquin, aux prises avec ce problème de
mécanique fort simple, mais qu'ils ne peuvent résoudre métho-
diquement, parce qu'ils n'ont pas à leur disposition le théorème
élémentaire de la mécanique sur la composition et la décompo-
sition des forces. Néanmoins ils ont nettement conscience qu'une
accumulation de matière autour d'un centre, sous l'action d'une
force homogène et constante, doit donner, dans sa forme générale,
un sphéroïde.
Voici le fond du raisonnement commun à Albert le Grand et
à saint Thomas d'Aquin dans l'exposition de cet argument qu'ils
ont qualifié de physique.
Toute matière terrestre est pesante dès qu'elle est écartée du
centre d'attraction et tend à y revenir. La matière doit donc se
grouper autour du centre, et sous l'influence de la pesanteur
finir par se mettre dans un état d'équilibre. Mais l'équilibre entre
les parties dont l'agglomération forme la terre n'est réalisé que
par l'état sphérique, car, observe saint Thomas, un plus grand
volume de matière déplacera un plus petit, une force supérieure
vaincra une force moindre, et la forme sphérique sera finalement
obtenue, où, comme remarque Albert le Grand, en serrant le pro-
blème d'une autre manière, dans toute autre donnée que la sphé-
ricité, les éléments matériels n'auront pas leur rapprochement
maximum du centre d'attraction. Les deux cosmographes
entrent ensuite dans l'examen détaillé des différentes hypothèses
d'un groupement inégal et non symétrique de la matière autour
(lu centre, et ilsn'ont pas de peine à montrer que, sous l'action
de la gravité, il n'y aura de repos et de stabilité que quand la
totalité de la masse aura réalisé une sphère.
Cet argument mécanique soulève toutefois une difficulté il
suppose que la terre s'est formée par voie de génération, c'est-
à-dire par accumulation de matériaux autour d'un centre, et il
semble que c'est prendre une hypothèse pour point de départ du
raisonnement. Albert et Thomas d'Aquin profitent de l'objection
pour développer leur pensée, tout en répondant à la difficulté.
Pour bien comprendre, disent-ils, cette preuve, il faut s'imagi-
ner que la terre s'est formée par voie d'agglomération autour
d'un centre, comme l'avaient déjà enseigné quelques anciens
physiciens. Dans cette hypothèse, la matière qui doit constituer
la terre vient des différents points de l'horizon, c'est-à-dire de
l'espace, et tend au même endroit. Il ne faut cependant pas
imaginer avec les anciens que le mouvement dont est douée la
matière doive être attribué au mouvement gyratoire du ciel qui
projetterait violemment la matière vers le centre du monde. Il
est plus vrai de dire que le phénomène de la pesanteur est na-
turel à la matière, et que sous son influence elle tend vers le
centre du monde. Ainsi, si nous supposons que primitivement
la terre était dans un état potentiel, nous dirions aujourd'hui de
dissociation, il est naturel que lorsque la pesanteur s'est mani-
festée dans les éléments désagrégés et dispersés, ceux-ci ont dû
scporterdetousles points de l'espace etd'une semblable manière
vers le centre pour constituer la terre, et la constituer sous une
forme sphérique (1).
Ces dernières phrases sont traduites littéralement de saint
Thomas, on les prendrait facilement pour un extrait du Système
du Monde de Laplace.
(1) Oportet praidictaui raticmeru intelligei'e ac si positum esset quod terra esset g-ene-
rata de novo concurrentibus undiquc pui'libus torrœ versus médium, sicut antiqui
luitui'ales posuerunt, in hoc tamen differeulia est quod illi poiuml motus partium
U'i-ra? versus médium causari ex violentia g-vrationis cœli, sicut supradictum est.
Mclius autem et vei'ius est ut ponamus motum partium terra: accidere naturalitor.
propter hoc quod partes terrée habent gravitatem inclinautcm eas versus médium. Si
ergo ponumus quod terra prius crat in potentia, sicut antiqui posuerunt, consequens
erit quod partes ejus dispersa: et disgregatae prius quundo fuerunt in actu graves,
'erenlur simili modo ex omni parte ad médium, et ex hoc constituetur terra sphœricœ
figuroe. De Calo et Munclo, lib. H, lec. 27, p. 192; Albertus, ibid. cap. ix.'p. 229.
Albert le Grand expose l'hypothèse de la même manière, mais
avec une observation de plus. Lui aussi, il comprend que la
terre a dû être formée par des éléments primordiaux dissociés,
lesquels n'étaient pas tout d'abord ce qu'ils sont devenus dans
la suite, quant à leurs propriétés en général, et quant à la pesan-
teur en particulier Mais, voulant remonter plus haut dans la
chaine des causalités, il assigne comme principe de l'apparition
de la pesanteur dans la matière primordiale le mouvement cir-
culaire du ciel (1).
Ce qui est étonnant, c'est de voir quel pressentiment prodi-
gieux ces grands esprits avaient de nos théories cosmographi-
ques modernes. En somme, ils s'attachent avec une foi invincible
à ce qui fait le fond de nos idées les plus hardies et les plus
grandioses touchant l'origine et le mode de formation du monde;
affirmation du phénomène de la pesanteur comme propriété
connaturelle de la matière; tendance de cette matière à se grou-
per autour d'un centre pour se constituer à l'état sphéroïdal;
formation de la terre par voie de condensation de ses éléments;
conception d'un état primordial de la matière où elle n'avait ni
pesanteur, ni ses propriétés actuelles phénomène de la géné-
ration de la terre à un moment donné, rattaché au mouvement
général de la rotation du monde comme à sa cause.
Mais, malgré l'ampleur et la maestria avec lesquelles Albert et
Thomas d'Aquin développent leur idée de la formation de la
terre, il n'en reste pas moins, et ils se l'objectent sincèrement
eux-mêmes, que c'est là une hypothèse. La théorie de la forma-
tion du monde à laquelle demeure attaché le nom de Laplace
n'est plus à proprement parler une hypothèse pour nous, mais
elle l'était pour Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin qui
n'avaient ni nos vues générales, ni nos observations positives
sur les sciences cosmologiques. Aussi est-il curieux de les voir
acculés à une théorie dont ils ne veulent rien sacrifier et dont
ils n'ont cependant pas les preuves suffisantes en main.
Albert le Grand répond d'un mot, mais en abandonnant quel-
(1) Terra prius etquodlibet aliud elementum fuit in potentia deinde per motum
elementi et formant quam videmus modo
<!œli exivit in actum et tune terra per cir-
cuitum borizontis generata a motu eœli œquali distantia recedens ab horizonte paula-
tim appropinquavit medio donee resideat in ipso. De Ceclo et Dlundo, lib. 11, cap. n,
p. 229. 1
que peu son terrain. Après tout, quelle que soit l'origine de la
terre, qu'elle soit produite par voie de génération ou non, il
n'importe, car l'argumentation principale est indépendante de
cette question il suffit que la terre soit pesante dans ses par-
ties pour qu'elle forme une sphère (1).
Saint Thomas répond à son tour à la même objection, et le
principe de solution est des plus remarquables. « La terre, dit-il,
n'eût-elle pas été produite par voie de génération, il faudrait en-
core qu'elle soit dans le même état que si elle avait été engen-
drée, car la nature d'une chose c'est le terme d'une génération.
D'où il suit que tout ce qui n'est pas engendré doit néanmoins
être tel, que cela eût pu être produit par ce procédé et pour
cette raison la terre doit être ronde » (2). Ainsi donc la nature
tout entière, prise dans chacune de ses parties, semble être le
produit d'une génération, ou en langue moderne d'une évolu-
tion. Saint Thomas n'a pas les éléments divers de ce vaste pro-
blème pour se prononcer sur la question de fait, mais son coup
d'œil pénétrant a entrevu, ici comme dans maints endroits,
l'une des lois générales du monde dont la possession a été
l'oeuvre des sciences de notre temps. Que tout dans la nature,
le globe terrestre, l'élément inorganique où l'être vivant soit le
terme d'une évolution, il n'en a pas la preuve, il ne le pense
même pas, mais il reconnaît, et invariablement, que tout être,
vu sa nature et sa constitution, est susceptible d'avoir eu son
origine dans une génération ou un procédé évolutif, et l'essai
d'application de cette idée à la formation de la terre donne à
Aristole et à ses deux grands commentateurs chrétiens du moyen-
ùge le droit d'être regardés comme les premiers fondateurs de
conception moderne du Cosmos.
Toutefois Albert le Grand n'abandonne pas son argumentation
sans en avoir tiré un dernier avantage en faveur de la sphéricité
terrestre, et il faut signaler ce point de vue, parce qu'il témoigne
à quelle hauteur se tenait habituellement le regard d'Albert
quand il envisageait les sciences. Le nouvel argument est tiré
(1) L. c., p. 229-230.
(2) Sivc ctiani non si generata, oportet quod hoc modo se habeat sicut si esset
gencrala, quia terminus geiierationis est natura rei. Undeillud, quod non est genera-
tam, oportet tale cssc, qualc fieret si jjeneratur et secundum hoc convenit'figuram
terrae esse sphœrieam. L. c. p. 193.
des sciences comparées. Il examine, discute et met successive-
ment en parallèle les formes extérieures prises par les éléments
des corps, par les êtres vivants et les grandes masses pe-
santes. Il aboutit sa
thèse en concluant à l'existence de sur-
faces planes comme état naturel des éléments matériels et de
surfaces courbes et sphériques, pour les êtres vivants et la ma-
tière à l'état molaire (1).
Nous ne nous arrêterons pas davantage à l'examen de ce pre-
mier argument général encore que par sa singularité il puisse
donner lieu à de nombreuses remarques. Ou'il nous suffise de
faire observer le contraste de la méthode employée par des sa-
vants à la manière d'Aristote, d'Albert le Grand, de saint Tho-
mas d'Aquin et le procédé des modernes. Nul n'imaginerait au-
jourd'hui de placer la conception de Laplace comme premier
argument à une démonstration de la sphéricité de la terre. La
raison en est que notre esprit, qui a gagné en précision avec
ses observations exactes et ses analyses rigoureuses, a cependant
perdu beaucoup du sens philosophique des anciens et de leur
goût marqué pour les grandes synthèses. Le procédé d'Aristote
est cependant de beaucoup le plus profond, car il ne fournit pas
seulement la preuve du tait, ainsi que nous l'avons vu pour la
question de la sphéricité de la terre, mais encore la raison
d'être de ce même fait. Au reste la méthode des anciens n'est
pas exclusive, et nous allons les voir confirmer un argument
d'ordre général par des procédés d'observation compris à l'ins-
tar de nos méthodes positives.
(A suivre.)
FR. P. MANDONNET,
des Fr. Préch., prof. d'Hist. à l'Univers.
de Fribourg (Suisse).
Je possède une terre qui rapporte soit 20,000 francs par an.
Au lieu de dépenser la totalité du revenu, je mets de côté
(1) Aucun écrivain socialiste n'admet la spoliation pure et simple tous reconnais-
sent la justice d'une compensation.
(2) Ce sont les chiffres do Di. Paul Loroy-Beauliau. – L'éminent professeur discute
pied à pied le système socialiste; nous ne pouvons pas le suivre dans les détails de
sa puissante argumentation, car, n'écrivant pas un livre d'économie politique, nous
avons dû nous tenir dans la région des principes généraux.
3,000 francs tous les ans cette épargne accumulée, année par
année, sera mon capital.
Je suis ouvrier et je gagne 8 francs par jour, je me prive de
certaines douceurs que ne se refusent pas les camarades et je
n'en dépense que 5 au bout d'un certain temps, mes épargnes
m'auront mis à la tête d'un petit capital le capital est-il à moi?
je ne vois pas pourquoi il appartiendrait à celui qui, régulière-
ment, a mangé tout ce qu'il avait.
Le travail, l'épargne, l'intelligence, voilà donc les sources
premières du capital. Le développement de l'industrie, les
grandes entreprises répondant à des besoins nouveaux (chemins
de fer par exemple) ont amené la concentration de vastes capi-
taux, et c'est le spectacle de cette concentration qui a décidé le
socialisme à déclarer la guerre au capital aussi bien qu'à la pro-
priété foncière.
Il oublie que ces grandes entreprises, irréalisables sans capi-
taux, profitent à tous. Grâce aux chemins de fer, l'ouvrier ne
voyage-t-il pas plus confortablement, plus vite et à meilleur
marché? Si à l'époque de leur création, on n'eût pas trouvé des
capitalistes assez forts pour risquer une partie de leur épargne,
cette industrie qui a fait vivre et qui nourrit encore tant de pro-
létaires, n'eût jamais été tentée, et la société entière eût été
privée des avantages qu'elle en retire. 11 en est de même de
toutes les industries elles concourent au bien commun en met-
tant à la disposition du plus grand nombre des objets qui, au-
trefois fort rares, sont aujourd'hui usuels. Au xvu° siècle, un
président au parlement de Paris stipulait, dans le bail de son
fermier, le nombre des bottes de paille que madame la Prési-
dente mettait dans sa voiture pendant l'hiver. En déclarant la
guerre au capital, le socialisme tarit donc une source de bien-
être qui rend la condition du prolétaire plus facile et plus douce.
Il va plus loin il le met dans l'impossibilité de gagner sa vie.
D'un seul mot, Léon XIII a signalé l'harmonie nécessaire du
travail et du capital « Il ne peut y avoir de capital sans travail,
dit-il, ni de travail sans capital » (1). Qui donc, si ce n'est le
capital, fournit du travail à l'ouvrier dans les mines, à l'atelier,
(1) Prospectus, p. 2.
nullibi fatetur D. Thomam q. 3, de potentia, art. 7 ad 7, tra-
dere physicam praedeterminationem C'est le P. Livinus Meyer
»
alio qui negligenter ejus opera legit, vel si attente legit, id efficit impugnandi contra-
dicendique studio. Si stet hœc ref/ula, qure stare utique firmissime débet, quinam
fclicius quam Dominicani intelligere S. Thomam potuere, ejusque adsequi mentem ?
Dominicani, inquam, qui diurna nocturnaque manu S. Thomee opera versant; qui ne
ab ejus doctrina recedant, jurisjurandi religiune se ligant; qui eum venerantur magis-
trum, majorum suorum vestigia prementes ab ipsal qua Thomas floruit aitate quique
proinde uniyersEe doctrinae ejus atque systematis gnari apprime sunt? Quaenani
rectae critices ars patitur ut Dominicani sic comparati longe aberrassc a vera S. Thomœ
doctrina eam vero assecuti dicantur vel Molinianus, vel Jansenianus quispittin, qui
S. Doctoris sententias impugnandas susceperunt? » Sum. Phil., vol. IV, pp. 375-376,
édit. 1782.
à la manière de certains « theologorum facile principes », qui en
copient çà et là quelques passages pour achever les apparences de
l'érudition. Chacun sait, sauf le P. Frins, que si un théologien suit
une méthode rigoureuse, avec la précaution de ne pas séparer
les parties d'un tout complet, où elles ont leur place nécessaire
que si un théologien a traité à fond ces questions, c'est le Doc-
teur Angélique. Si le P. Frins au lieu de paraphraser à sa façon
quelques textes disloqués, avait pris la peine de faire un simple
tableau synoptique de l'enseignement de saint Thomas, il n'aurait
peut-être pas donné ici une preuve de son pesant courage. Et
d'ailleurs, si on a brisé le cadre logique de la théologie, si la
grande synthèse a été mise en morceaux incohérents, chacun
sait qu'il faut en attribuer principalement la faute à ceux qui,
selon le P. Frins, auraient été appelés à mettre l'ordre dans la
théologie, spécialement dans la théologie de saint Thomas. Le
P. Frins est inexcusable, s'il a jamais jeté un coup d'œil sur les
complications qui sont l'œuvre d'une école lui
connue (1).
Maintenant, puisque le P. Frins met en avant la Société de
Jésus, qu'il nous permette de lui demander ce que c'est que la
Société de Jésus en fait de doctrines, très spécialement sur les
problèmes de la grâce et du libre arbitre. Tout le monde ne sait
pas et ne croit pas ce que le P. Frins suppose comme très
connu et très incontestable.
La Société de Jésus a toujours professé, surtout en certaines
circonstances opportunes, n'avoir aucune doctrine à part sur la
politique, sur la morale, etc., elle n'a pas non plus d'école
dogmatique très ferme, que nous sachions.
(1) Lorsque dans l'Église catholique on parle d'écoles diverses, cela ne s'entend
jamais que dans les limites fixées ou permises par l'Église elle-même. Or dans ces
limites, tandis que les autres grands ordres religieux ont des écoles il eux, comme
chacun le sait par l'histoire des écoles seotiste, augustinienne, thomiste, etc., la
Société de Jésus a le molinisme.
Mais l'école moliniste n'a de doctrine spéciale que sur quelques points particuliers
et encore faudrait-il supprimer ce nom, puisque, d'après le P. Frins, Molina n'a rien
dit qui n'ait été dit avant lui. Au surplus, ce fait résulte de la législation mème
de la Société de Jésus. Dans le Ratio Sludiorum de 1592 on lit ces mots, qui constituent
la deuxième règle a de opiuionum delectu » « lti iis in quibus nullum pietatis ac fidei
periculum subest, nemo aliquam contra Philosophoruin aut Theologorum axiomata
communiorcmvc scholarum sensum defendat, nec opinionem ullam quac idonei nullius
auctoris sit; sequantur potius universi probatos maxime doctores, et quœ prout tem-
porum usus talent, recepta potissimum fuerint in catholicis Academiis ». L'éclectisme
est évident comment n'y pas voir aussi la débandade?
Qu'est-ce donc que la Société de Jésus comme école? Est-ce
Suarez et Bellarmin, ou Molina et Lessius? Est-ce Liberatore et
Cornoldi, ou bien Tongiorgi et Palmieri? Pourquoi le P. Frins
ne donne-t-il pas une réponse à ces questions, qui, il le sait
bien, se posent nécessairement et d'elles-mêmes? Pourquoi ne
nous dit-il pas quelle est de toutes les doctrines contraires qu'a
professées la Société de Jésus, celle qui appartient en propre
à la Société ? Sur les questions qui nous occupent, la fluctuation
et l'incertitude, d'autres diraient l'anarchie, existe plus complète
encore. Nous avons parmi les théologiens de la Société de
Jésus, quelques vrais Thomistes, nous avons des Congruistes,
nous avons des Molinistes, nous avons les Combinistes mo-
dernes, etc. « Voyez mes ailes. voyez mes pieds! » Quels
sont ceux qui représentent la Société de Jésus? Tant que le
P. Frins n'aura pas répondu à ces questions, il ne sera pas
admis à nous parler des doctrines de la Société, qui comme
Société, n'en a aucune, ni à prétendre surtout que les Jésuites
ont fait de l'unité avec de la chicane. La vérité est ce qu'a écrit
le P. Daniel, moliniste aussi ardent que le P. Frins, mais mieux
placé que lui pour être contraint à l'aveu de la vérité histo-
rique. Voici en quels termes il contredit son moderne collègue
« Itaque cum in ea re suo unusquisque arbitratu se gerat inter
Jesuitas, non pauciores qui Molinam impugnent, quam qui
propugnent esse video. Documento sunt fréquenter Bellarminus,
Suarez, aliique clarissimi Societatis theologi, qui aliam penitus
a Molina viam in explicanda gratiee efficacia incunt » (1).
Et qu'on n'accuse pas ces Jésuites, et d'autres que nous
pourrions citer, de foncer trop violemmentles couleurs. Dès 1586,
l'époque héroïque sans doute de la Société, le Ratio Stadiorum,
sous ce titre De oppinionum delectu in theologica Facultale,
constate ce qui suit « Admodum Reverendus Pater Gene-
ralis sex Patribus, quos ad omnem studiorum rationem bene
instituendam delegerat, nihil gravius commendavit, nihil se
magis optare testatus est quam ut eorum opera, opinandi licen-
tia, quee quotidianis et periculis et altercationibus nostros per-
turbat, cohiberetur; omnisque doctrina Societatis duas impri-
(1) Epis Y.
mis res consequeretur, in nostris Constitutionibus inculcatas,
soliditatem quse omni temeritate vacaret, et consensionem quam
tot professorum contentiones labefactant non parum » (1). C'est
ce qu'avoue aussi le P. de Régnon, en concédant qu'à partir
de 1613, durant plus de deux cents ans, le pur Molinisme ne fut
pas enseigné dans la Société. Nous avons cité plus haut ses
paroles. Les projets de fusion sont dus à un pieux esprit de
corps, dit encore le P. de Régnon. Mais périsse l'esprit de corps
qui tue l'autre esprit!
On voit la belle unité doctrinale et on prévoit que les théolo-
giens de la Société feront certainement l'unité chez les autres.
Mais, dira-t-on, les lois sont venues, le Ratio Studiorum,
« qua
generatim quaîdam, quaedam particulatim recte componi
,posse visa sunt ».
Hélas! non. S'il est vrai que le Ratio Studioram recommande
instamment l'étude de saint Thomas, il est vrai aussi qu'il con-
sacre l'incohérence et la dislocation doctrinale. Sans doute,
on y lit cette recommandation « In Theologia doctrinam
S. Thomas, ut cavetur IV' parte Constitutionum, cap. iv, nostri
sequantur » mais aussitôt il y a des exceptions « paucis
exceptis » Elles sont d'abord au nombre de 17, et bientôt on
en aj outera 34 autres (2).
Nous observons à ce sujet deux choses. D'abord le seul fait
de briser la contexture de la Somme, fut non seulement un mal-
heur en lui-même, mais cette barrière une fois franchie, il n'y
avait plus de raison de s'arrêter, et réellement on ne s'arrêta
plus, comme nous allons voir. Ensuite l'une des 17 premières
exceptions est précisément la question où saint Thomas expose
sa pensée sur les rapports de l'acte libre et de l'action de Dieu.
« Nostri itaque non cogantur defendere quœ sequuntur. causas
secundas esse proprie et univoce instrumenta Dei, et, cum ope-
rantur, Deum in illas primum influere aut eas movere » (3).
C'est la 6mo des « propositions libres ».
sicut est in rebus naturalibus, quaj suntprsedetcrminataîad unum. Quod patet co quod
subdit Non enim vult malitiam neque compellit virtutem ». Sum. Iq. xxm, a. 1, m.
(1) Dôllinger, op. cil., S. 233.
en 1603, à Tournon; en 1606 et en 1616 à Rome, et (sans en.
date) et en 1635 à Anvers, sont une reproduction de celle
de 1600.
Au xvme siècle, en 1730 et en 1751, après les déclarations si
indiscutables et si expressives de divers Souverains Pontifes,
surtout de Benoît XIII, on fit, parait-il, un effort pour revenir en
arrière Ce fut sans résultat sérieux. La suppression de la Société
acheva le mal, et dans l'édition du Ratio Studiorum imprimé
à Rome en 1823, il n'y a plus ni catalogue, ni direction d'au-
cune sorte au sujet de l'enseignement théologique. C'est l'arbi-
traire comme école.
Nous pourrions reproduire ici (et ce serait sa place), certain
document exhumé par M81' Chaillot mais il faut marcher. Nous
courons le péril de n'en plus finir.
Le P. Pachtler, après les actes énergiques de Léon XIII,
encore trop peu connus dans leurs raisons secrètes, réédita à
Berlin, en 1887, la Ratio Studiorum de 1586, dans une collec-
tion de documents pédagogiques (1). Mais en nous donnant un
da capo, il ne fait pas remarquer cette immense déviation, cette
perpétuelle vacillation, que les lois elles-mêmes reflètent et,
sanctionnent. Déjà de son temps le P. Aquaviva avait estimé
« neccssarium modos omnes ac
vias investigare quibus doctrina1
firmitas atquc concordia in scholis nostris statui possunt » (2)
mais, on le voit par l'histoire, il n'aboutit à rien. Il fit écarter
le pur Molinisme, selon le mot du P. de Régnon, et ne put le
remplacer par aucune doctrine vraiment stable.
De ces faits nous tirerons plus tard d'autres conclusions
pour le moment, et restant au point de vue où nous sommes,
nous nous contenterons de demander au P. Frins s'il pense
que, lorsqu'on a ainsi brisé officiellement le cadre de la Somme
cn y introduisant la possibilité d'enseigner un si grand nombre
de propositions contraires à celles de saint Thomas, et spécia-
lement sur la question fameuse agitée entre Thomistes et Moli-
fl) On ne sait vraiment pas pourquoi le Ratio Stiuîionini se trouve parmi les Moau-
mcnla Gennanlœ piRdagagica mais enfin cela s'y trouve. Nous pourrions faire la
im'me observation pour d'autres documents qui se rencontrent ou se rencontreront
parmi les Monumenia Ocnnanix hîsloricàï
(2) Lettre du 14 dec. 1613.
– f 7
IlEVUB THOMISTE. – I.
nistes, il peut lui être permis de nous conter que les écrivains
de la Société de Jésus ont introduit l'unité dans les enseigne-
ments de saint Thomas sur ce point. Étrange unité, dont le
principe est le doute ou l'hésitation, si ce n'est la négation
même. Personne n'y croira, sauf le P. Frins. En de telles cir-
constances, la Société de Jésus ne pouvait faire et n'a fait que
la divergence sur ce point.
Si maintenant nous voulions comparer la législation pédago-
gique si constante des autres Ordres religieux avec la fortune
si variée du Ratio Studioruin, nous trouverions que le P. Frins
a eu tort une fois de plus de nous montrer la Société de Jésus
travaillant plus que les autres à mettre l'unité dans les doctrines
thomistes, au point de vue qui nous occupe. Nul n'y a mis de
l'unité: il y en avait suffisamment; si quelqu'un a été de fait im-
puissant à en ajouter ce sont les Jésuites. C'est donc l'inverse
qui est vrai.
Et d'ailleurs comment affirmer une semblable prétention,
quand nous avons les résultats sous lcs yeux? S'il est une litté-
rature qui se distingue par la masse, plutôt que par la clarté et
l'unité et du fond et de la forme, c'est précisément celle que
loue le P. Frins. C'est le grand Suarez qui nous a donné les
chefs-d'œuvre du genre en lui, disait perfidement Bossuet,
« on entend toute
l'École ».
Le P. Aquaviva vit le mal de ses yeux il aurait voulu l'ar-
rêter. Il avait dit « Quod enim doctrinal firmitatem attinet,
stabimus in tuto si Divi Thomae doctrinam tenuerimus, ut Gene-
ralis Congregationis decreto sancitum est. Summa quoque doc-
trinal consensio penes nos erit, dum cum sequemur auctorem.
Quae sane duo Generalis congregatio sibi prtestituci'at, dum de
edendo decreto deliberavit. Nec movet si qui forte dixerint
nesciri interdum qua; mens D. Thomas fuerit; id quippc Decrc-
tum ipsum occu pavit. Si enim pcrspicuum sit opinionemaliquam
D. Thomae repugnare, nihil ultra morari juvat certanesit, cum illam
amplecti nobis non liceat. Si autem mentem ejus graviores et
antiqui Thomista? varie exponant, probabiliorum partem cum
iisdem amplecti fas erit, citra violalœ Angelica? doctrinae peri-
culum. Cavendum tamen est, et quidem serio (N. B.) ne qui
sponte in aliquam sententiam propendent, sparsas hinc indc
S. Thomac voculas aliquas emendicent (N. B.), suumque in
sensum oblique detorqueant, ut illum a suis partibus stare jac-
titent (N. B.); sed ejus potius sententiam et mentem iis ex
locis venari studeant, ubi illud argumenttim tractavit ex insti-
tuto (N, B.); non ubi cursim aut occasionc tantum obiter
attigit ». Tous ces conseils sont adressés aux Jésuites seuls, par
leur supérieur général.
Mais l'honnête Général ne réussit pas, malgré la bonne volonté
de quelques-uns des siens.
Quoi qu'il en soit, l'avis du P. Aquaviva est que le moyen de
comprendre saint Thomas n'est pas d'en lire des passages
épars mais bien de le lire avec suite, de l'enseigner dans ses
livres et dans son cadre. Or ce n'a pas été le cas de la Société
de Jésus les faits et les' règlements le prouvent. Le P. Frins
est donc réfuté a priori. On n'a pu faire l'unité, puisque le
premier tort a été de la détruire on n'a pu bien comprendre
saint Thomas, puisqu'une condition essentielle pour le com-
prendre, c'est de ne pas briser sa méthode, et que néanmoins
on l'a brisée.
Quand vint le jour où l'on cessa de lire la Somme, même par
parties détachées, le mal arriva à son comble, jusqu'à l'arbi-
traire. La débâcle de la législation amena la débâcle dans les
doctrines et dans l'enseignement.
Les doctrines de saint Thomas furent conservées ou abandon-
nées, exagérées ou diminuées, selon les caprices de chacun. Ces
faits suffiraient déjà à nous faire juger ce que le P. Curci
appelle du nom de « mégalomanie », avec commentaires que
nous supprimons (1).
On ne devait point s'arrêter là on devait arriver à la guerre.
Nous allons céder la plume à un Jésuite, le principal fonda-
teur de la Civillà Catiolicà l'un de ceux qui ont souffert des
misères pour leur thomisme relatif. Le P. Curci a vu plusieurs
de ses ouvrages condamnés pour ses théories politico-religieuses.
Mais indépendamment de ces théories, il a fait de l'histoire
comme témoin oculaire, et de l'histoire qu'on n'a pas réfutée.
En ce qui concerne la question présente, on pourrait lire en
constituent une du
vue d'arriver à la glorification finale de cette grande mémoire,
plus haut intérêt.
C'est l'élude complète et approfondie de l'activité de Jean
Bréhal dans son importante mission, qui a été entreprise et
menée à bonne fin par deux savants religieux dominicains,
le R. P. M.-J. Belon, maître en théologie et professeur aux
Facultés catholiques de Lyon, et le R. P. F. Balme, lecteur en
théologie.
Nous ne pouvons songer il signaler ici, même brièvement, les
qualités de cette publication, qui apporte à l'histoire des données
toutes nouvelles, et offre les meilleures garanties au point de
vue de la science théologique, de l'érudition et de la critique.
La seule présentation du sommaire de l'ouvrage montrera
mieux qu'aucune analyse l'étendue, la variété et l'importance du
sujet.
Qu'on nous permette seulement une observation.
Aujourd'hui, où tant de vœux se forment dans la France et
dans l'Église, pour que la Vierge de Domremy achève le cycle
de sa gloire humaine dans l'apothéose des saints, nulle œuvre
ne pouvait être plus propre à favoriser la réalisation de cette
espérance que la publication de l'histoire de la réhabilitation que
l'Église et la Royauté ont déjà faite de la vie et de la mémoire
de Jeanne d'Arc. Les écrits de Jean Bréhal, agent officiel de cette
justification, publiés soigneusement d'après les textes originaux
et savamment contrôlés, demeurent, pour le passé comme pour
l'avenir, une mine précieuse au triple point de vue de l'histoire,
de la théologie et du droit.
§ 8. La récidive,
g 9. – Les interrogatoires.
g 10. –
Défenseurs et assesseurs.
§ 11.
§ 12.
–
Qualificateurs de ïa cause.
La sentence.
Chapitre IV. Étude critique de manuscrit.
Qualités de l'œuvre personnelle de Bréhal. – Nombreuses cituiions vérifiées. Expli-
cations. Le manuscrit 5970 de la Bibliothèque nationale.
LIVRE V. LA RÉHABILITATION.
Chapitre Ier. Dernières audiences.
Les juges, réunis ù Paris, fixent la date de la reprise des audiences. Le 1« et le 2
juillet, ils siègent à Rouen, pour entendre les conclusions. Nouvelle révision du
dossier. Audience solennelle du 7 juillet 1456.
Chapitre II. La sentence.
Autorité des déléguée par le Saint-Siège. Les parties demandeurs et intimes
Objet de la cause. Pièces du dossier examinées par les juges pour motiver
leur sentence. Réprobation des XII articles <ki procès de condamnation. – Les
considérants de la sentence. Déclaration de nullité des procès de laps et de relaps.
Aiimiliilion de leurs effets et de toute note infuimmte. Ordonnance de promul-
gation solennelle et de réparation.
Chapitre III. Conclusion.
Exécution de la sentence il Rouen et à Orléans. Le roi et le légat du Pape, Alain de
Coëtivy sont informes de l'issue du procès. Voyage de Bréhal ù Rome pour rendre
compte au Souverain Pontife. – Sentiments de Calixlc III. – L'heure de la Providence.
COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE.
(Introduction au Bulletin géologique).
Après avoir exposé notre plan nous jugeons à propos de donner dans ce pre-
mier Bulletin un aperçu général sur les résultats auxquels les études archéolo-
giques sont parvenues de nos jours, avec quelques mots d'introduction sur leur
développement historique. Cette lâche se simplifie beaucoup grâce aux
publications d'un savant, qui regarde à juste titre les études d'archéologie
chrétienne comme la vocation spéciale que la divine Providence lui a assignée;
et que le monde entier a applaudi l'année passée, à l'occasion du soixante
dixième anniversaire de sa naissance, comme le prince de cette science le lec-
leur devine que je parle de M. Jean-Baptiste de Rossi (3|. C'est lui en effet qui
a créé l'archéologie chrétienne comme science, qui l'a cultivée dans toute son
étendue avec un succès unique jusqu'ici, de sorte qu'il suffira, pour atteindre le
but indiqué, d'exposer les résultats auxquels il est parvenu.
(1) Bibliothèque de l'enseignement des beaux-arts, publiée sous la direction de
M. Jules Comte. – L'Archéologie chrétienne, par André Pératé. Paris, 1892, 366 pages.
(2) L'épigraphie chrétienne en Gaule et dans l'Afrique romaine, par Edmont Le Blant.
Paris, 1890, 140 p.
(3) Une biographie très intéressante du grand savant <:atholiquo a été publiée par le
Dr Puul M. Buumgarten, Giovanni Batiisla de Rossi, der liegriïnder der chrisllich-arch&o-
logischcn Wissenschaft. (J.-B. de R. le fondateur de lu science de l'archéologie chré-
tienne).Cologne, Rachem, 1892.- Elle a été traduite en italien avec des amplifications
pur le R. P. Giuseppe Bonavciiia de la Comp. de Jésus. liume, Cuggiuni. 1892.
L'archéologie chrétienne se rattache par son origine à l'étude des monuments
des cimetières chrétiens souterrains de Rome, des catacombes (1). En 1578,
quelques ouvriers qui travaillaient dans une carrière de pouzzolane près de la
voie Salaria a Rome, pénétrèrent, en ouvrant une nouvelle galerie, dans un
souterrain décoré de peintures, rempli d'inscriptions attachées aux parois. Ils
se trouvaient dans un cimetière chrétien dont on avait complètement ignoré
l'existence. Leur découverte eut un grand retentissement. Les érudits si nom-
breux à cette époque qui cultivaient les antiquités, accoururent. Quelques-uns,
parmi eux le dominicain Alfonso Ciaconio, que de Thou appelait ïe plus habile
homme de son siècle dans la science des antiquités, Pompeo Ugonio, Jean
l'Heureux, Philippe de Winghe, se mirent à étudier ces monuments qu'on venait
de découvrir, à copier les inscriptions, à faire dessiner les peintures. Ces tra.
vaux restèrent inédits à l'exception de la Hagioglypta de Jean l'Heureux (2)
publiée par le K. P. Garrucci, de la Compagnie de Jésus. L'exploration systé-
matique de la « Rome souterraine », c'est-à-dire de toutes les catacombes qu'il
pouvait découvrir, tut entreprise seulement plus tard par Antonio Bosio, le
véritable inventeur des nécropoles chrétiennes de Rome. Le grand ouvrage
dans lequel U traite, avec une érudition admirable pour sou époque, de l'his-
toire et des monuments de la Rome souterraine fut publié après sa mort (3).
Malheureusement, l'œuvre qu'il avait si bien commencée ne fut pas continuée.
Jusqu'au commencement de notre siècle, les catacombes furent explorées sans
ordre et sans méthode, ou plutôt dévastées d'une manière odieuse. Les publica-
tions faites par Marnngoni, Fabretti, Boldetti, Bottari, ne reprenaient pas les
études systématiques inaugurées par Bosio (4). Comme eux, tous Jes autres
éi'udils du xvii° et du xvmc siècle se contentèrent de mémoires plus ou moins
étendus sur des sujets particuliers de l'archéologie chrétienne (5) ou publièrent
de grands ouvrages sur les antiquités chrétiennes étudiées plutôt dans les sources
écrites (6). Ce n'est qu'au xixP siècle que les monuments chrétiens primitifs
Entre temps, M. de Rossi avait entrepris sur une échelle bien plus vaste et
sur une base bien plus solide l'œuvre de Bosio la Description des anciens
cimetières chrétiens de Rome. Les trois volumes qui ont paru jusqu'ici contien-
nent les parties générales qui ont rapport à tous les cimetières chrétiens et
à ceux de Rome en particulier, et la description détaillée de la grande cata-
combe de Saint-Callixte à laquelle vient s'ajouter, au troisième volume, la petite
catacombe de campagne de Sainle-Generosa (2). Après une introduction concer-
nant les études faites :ïu sujet des catacombes à partir du xrve siècle, l'auteur
parle au premier volume des anciens cimetières, en général. Il montre que,
dès l'origine du christianisme, les chrétiens avaient leurs lieux de sépulture
à eux, soit souterrains soit sur terre. Les adeptes riches et puissants que le
christianisme comptait dans ses rangs dès l'origine, mirent à la disposition de
l'Église leurs jardins dans le voisinage des villes, y établirent un caveau de
famille pour les membres chrétiens de leur souche, tout en permettant à la
communauté locale d'y faire enterrer les fidèles qui n'avaient pas de sépulture
privée. Dans le courant du me siècle, ces hypogées particuliers devinrent la pro-
priété de la chrétienté locale, laquelle possédait en outre des maisons pour les
réunions liturgiques à l'intérieur des villes. Tel est en peu de mots le résul-
tat des études de M. de liossi sur les origines des cimetières chrétiens, dont
il poursuit l'histoire avec tous les détails sur leur administration jusqu'au
commencement du moyen-âge, dans le premier et dans le troisième volume de
la Home souterraine. Ses recherches sont basées principalement sur la topo-
graphie exacte des cimetières romains. C était là, en effet, ce qu'il s'agissait de
(1) Inscriptiones christiante urbis Romœ. Voluminis secuiidi pars pi-ima Séries i:oui-
cum in quibus veteres insnriptioncs chrisLianœ praesertim urbis Komu! sivc solte sivc
ethnicis adinixtse descriptœ sunt ante saeculum xvi. Roinic, 1888. lxix et 536 p. in-fol.
(2) La Itoma soiterranea crisliana descrîllti cd illuxtraUif Publient!* pm' ordine dclla
Rome, 1877.
S. papa
Santità di N. S. papa Pio
Pio IX. Vol. 1, Rorne, 1864.
I, Rome, –
186li. Il, Roule,
Vol. 11, Rome, 1867.
Les tables pour le quatrième volume sont sous presse
1807.– III,
Vol. 111,
fixer tout d'abord le site précis de tous les cimetières de Rome. Il y parvint,
grâce à l'étude critique de toute une littérature négligée jusqu'alors,
recherchée par lui dans les bibliothèques de l'Europe. Les documents les plus
importants dont il se sert sont les Guides des pèlerins aux sanctuaires, de
Rome, les Itinéraires des vue et vin0 siècles. En les comparant aux données
fournies sur les cimetières par le Liber Pontificalis les Actes des martyrs, les
livres liturgiques du moyen-âge, il parvint à dresser un tableau rigoureuse-
ment exact des cimetières situés, l'un à côté de l'autre, le long des grandes
voies romaines. En même temps M. de Rossi dirigeait, et dirige encore, les
excavations faites dans les cimetières retrouvés, et les découvertes qui conti-
nuent toujours confirment l'exactitude complète de ses résultats. Pour se
retrouver dans le labyrinthe immense des galeries souterraines qui se croisent
dans tous les sens, l'histoire des catacombes donna à l'explorateur un guide
complètement sûr. Il avait reconnu, en effet, qu'à partir des premières années
du ve siècle, les catacombes ne furent plus employées comme lieux de sépul-
ture on ne visitait plus dès cette époque que les tombeaux des martyrs célè-
bres qui y reposaient. Trouver donc des travaux de restauration et d'embellis-
sement datant d'une époque postérieure à l'année '|OO, était un indice certain
qu'on était venu dans le voisinage du tombeau d'un martyr. Les inscriptions
qu'on découvrit à la place ainsi constatée, surtout celles du pape saint Damase,
les notes marquées par les pèlerins aux stucs des parois, ne manquèrent pas de
révéler le nom du martyr. De cette façon il avait gagné un point historique
sûr, et constaté de quelle époque datait cette partie de la catacombe de l'épo-
que où ce martyr avait été enseveli à cet endroit. C'est ainsi que, pour l'étude
de l'excavation successive des galeries souterraines, des épitaphes, des pein-
tures, il trouvait la base chronologique qui permettait d'établir des règles pré-
cises. En même temps le frère de l'archéologue, Michel de Rossi, géologue
expérimente, dressait la carte du sol romain, étudiait les terrains dans lesquels
les catacombes sont creusées, et la partie technique de l'excavation. Ces prin-
cipes furent appliqués au grand cimetière de Sainl-Callixte, chacun sait avec
quels résultais magnifiques.
Les tombeaux de plusieurs papes du me siècle, de plusieurs autres martyrs
illustres, furent retrouvés avec des monuments de la plus haute importance
pour l'histoire de cette époque. Toute la société chrétienne de Rome passe sous
nos yeux par des centaines d'épitaphes. Les croyances des premiers fidèles par
rapport à la vie future et à la sainte Eucharistie qui y prépare l'homme tout
entier, se révèlent à l'esprit et au cœur par les prières pour les défunts mar-
quées sur les épilaphes, par les symboles qui en accompagnent le texte, par les
peintures qui recouvrent les voûtes et les parois des galeries et des cryptes,
par les petits objets de la vie ordinaire qui avaient servi à cette génération an-
tique des fidèles du Christ. L'étude de l'ensemble de tous ces monuments si
variés découverts dans la catacombe de Callixte, a fourni l'occasion il M. de Rossi
de fixer pour toujours les principes de l'histoire de l'art chrétien, aussi bien
que les règles de l'épigraphie chrétienne pendant les premiers siècles de l'Église
romaine.
La cntacoinbe de Callixlo no fut pas la seule qui, par les recherches ingé-
nieuses de M. de Rossi, nous fit connaître la vie des premiers chrétiens. Des
travaux de déblayement dirigés par lui furent exécutes dans plusieurs autress
grands cimetières romains, notamment dans ceux de Prétextât, de Domitillc,
de Priscille, de Sainte-Félicité, de Sainl-Hippolyle. Pour donner périodique-
ment au monde savant les résultats de ces travaux et pour préparer la conti-
nuation des grandes publications de la Home souterraine et des Inscriptions
chrétiennes, de Rossi fonda en 186j une Revue intitulée liulleltinodi archeo-
logia cristiana, qu'il rédige encore. Jusqu'au volume de l'année 1891 inclusi-
vement, il y publia 303 mémoires et articles, dans lesquels sont traités des
thèmes les plus variés d'archéologie chrétienne. La Revue est d'abord une
espèce d'appendice continuel aux volumes des Inscriptions chrétiennes puisque
l'auteur y public toutes les inscriptions romaines datées et d'autres inscrip-
tions importantes que l'on vient à découvrir soit par les excavations dans les
catacombes, soit d'une autre manière. De plus, c'est dans le Bullettino qu'ont
paru, à l'occasion de découvertes dans la catacombe de Domilille, les articles
si importants sur la condition des chrétiens dans l'empire romain et sur le
christianisme dans la famille des Flaviens; les mémoires semblables sur les
Acilii Glabriones chrétiens et leur hypogée dans la catacombe de Priscille la
description historique de la basilique des Saints ]\érée, Aquilée et Pétronille
au cimetière de Domitille, de la crypte sépulcrale de saint Janvier, au cimetière
de Prétextât, du tombeau de la mère et du plus jeune frère de ce martyr, au
cimetière de Maxime, de l'église souterraine où furent vénérés autrefois les
restes mortels du célèbre docteur saint Hippolyte, autour duquel il y a tant de
controverses parmi les érudits. Mais nous devrions tout citer, s'il ne nous
suffisait de faire connaître ce qu'il y a de plus important au sujet des décou-
vertes faites dans les catacombes. Disons plutôt que dans le Bullettino M. de
Hossi renseigne avec sa science et sa critique qui sont au dessus de tous les
éloges sur tout ce qu'on a trouvé de remarquable dans ces dépôts inépuisables
de monuments chrétiens, que l'on appelle à juste titre la Rome souterraine.
Cependant le programme en est bien plus vaste, les antiquités chrétiennes de
tous les pays y ont trouvé leur place. Rome et la Campagne romaine y figurent
avec des études sur les basiliques de Saint-Clément, de Sainte-I'udentienne, de
Saintc-Prisque, des Saints-Côme et Damien, etc. avec des mémoires sur les
monuments chrétiens d'Albano, de Corneto, du territoire de Tusculum, d'Ostie
et de Porto, de Capena. Les provinces d'Italie, laDalmatic, la Gaule, l'Espagne,
l'Afrique y passent tour à tour sous nos yeux avec leurs anciens cimetières,
leurs basiliques, leurs sanctuaires, leurs inscriptions. Une foule d'objets les
plus variés sont décrits et comparés à d autres monuments semblables en com-
meuçant par les peintures, les statues, les bas-reliefs, et en terminant par les
petites sculptures en ivoire, en bronze, en terre cuite, tout y figure. L'icono-
graphie chrétienne presque entière se trouve dans ces mémoires. Avec sa con-
naissance immense de toutes les sources de l'antiquité chrétienne, l'auteur sait
tirer profit de la chose la plus humble pour illustrer la vie de nos ancêtres
dans la foi. Quoi de plus intéressant, par exemple, que le mémoire inséré dans
le Bullettino sur les médailles en usage chez les chrétiens de l'antiquité, par
lequel il est prouvé que dès le iv° siècle au moins cette dévotion si populaire
encore de nos jours parmi les fidèles fut connue et px'aliquée ?
Des sujets semblables à ceux que le grand archéologue développe dans sa
Revue furent traités par lui avec plus d'ampleur dans des publications spé-
ciales. Avant même d'avoir publié le premier volume de la Rome souterraine,
de Rossi écrivit un commentaire archéologique sur un groupe d'images de là
Sainte Vierge choisies parmi les peintures des catacombes (1). Lorsque, sur les
ordres du pape régnant, Léon XIII, on entreprit la publication des catalogues des
manuscrits conservés à la bibliothèque du Vatican, de Rossi fit précéder le
premier volume d'une étude sur les origines et l'histoire des archives et de la
bibliothèque de l'Eglise Romaine (2).
A l'occasion du jubilé sacerdotal de Sa Sainteté, il publia dans le volume de
mémoires écrits par les employés de la Bibliothèque du Vatican une étude sur
la Bible offerte par un abbé anglais Ceolfrid au tombeau de saint Pierre (3).
A la même occasion, Son Éminence le cardinal ïjavigerîe lit cadeau au Saint
Père d'un précieux reliquaire en argent du ive siècle trouvé en Afrique. L'hon-
neur de faire connaître au monde savant, par une publication digne de l'objet
lui-même, ce monument ne pouvait être confié à un auteur plus compétent que
M. do Rossi (4).
Quoique la rédaction de son Bullettino donnai beaucoup de besogne à l'au-
teur de toutes ces publications, il trouva le temps d'envoyer à plusieurs revues
archéologiques italiennes, françaises et allemandes des articles semblables à
ceux de sou Bullettino. Ce sont surtout les bulletins périodiques publiées à
Rome qui peuvent se vanter d'avoir l'émiiiunt archéologue comme collabora-
teur (5). Il trouva ainsi moyen de faire pénétrer les résultats si importauts de
sa méthode scientifique dans des milieux où peut-être ils ne seraient point
parvenus sans ce moyen.
DIVVS THOMAS.
JAURBÙCH
FUEIi PHILOSOPHIE UND SPECULATIVE THEOLOGIE 1893.
Commeh. De Christo Eucharistico.
Tu. Esseu. O. P. Die Lehre des hl. Thomas lieziiglich der Mccglichkeit einer
ewtgfin Weltscliœpfitng.
L'antériorité causale n'entraîne pas la priorité dans le temps quand l'acte
causaleur est instantané. C'est le cas de l'acte créateur. Cet acte n'est pas
« immanent » au temps. Dans quel sens Dieu est avant sa création. Explication
du terme ex nihiln. Difficultés du côté de l'acte libre de Dieu. En Dieu pas de
délibération. Eu Dieu l'acle créateur est éternel. Possibilité d'une infinité
potentielle d êtres finis. Infiuité possible des êtres à venir. Difficulté de cette
infinité dans le passe. Les adversaires de la possibilité de l'éternité de la
création supposent implicitement un commencement au monde, ce qui est pré-
cisément la question.
PHrLOSOPHISCHES JAHRBUCH.
Badmker. Die neueste Phase des Scliopenhauerianismus.
Le système de Schopenhauer, dans la nouvelle phase qu'il traverse, aboutit à
la négation des lois fondamentales de toute connaissance.Ingénieusesidées de dé-
tails, absence absolue de fondement des thèses et des démonstrations, telle est
sa caractéristique. Parla place importante qu'il accorde ù Art, parla nature pure-
ment formelle que revêt chez lui l'Idée privée de véritable causalité, il exerce une
grande influence sur les esprits orientés vers l'Esthétique. Cette influence n'est
pas heureuse. Mauvaise méthode pour la pensée que celle qui remplace les
exposés de raison par l'intuition générale. « Ce ne sont pas les épis dont la
croissance est rapide qui sont les plus substantiels, mais ceux qui ont mûri
lentement dans un sol bien aménagé. »
Michel. Die Kosmologie des Moses Maimonides und des Thomas v. Aquino
in ihren gegenseitigen Beziehungen.
Le système de Maimonides repose sur la base de l'Aristotélisme et de la
Bible les matériaux sont empruntés aux néoplatoniciens arabes et aux juifs.
Le tout a une teinture rationaliste. Saint Thomas a connu Maimonides: il s'en
sert parfois, mais sa base est la Révélation. La pensée philosophique a chez lui
plus d'élévation. Le système de Maimonides n'est pas achevé c'est un système
fragmentaire. Saint Thomas, au contraire, a réuni toutes les connaissances de
son temps dans une synthèse parfaite.
LE PRÉCURSEUR
«
Cependantl'Enfantgrandissait, etils'affermissait dans l'esprit
de sa vocation, menant une vie retirée dans les déserts, jusqu'au
jour de sa manifestation devant Israël » (1).
Ces paroles énigmatiques sont tout ce qui nous reste de
l'histoire de Jean pendant les trente premières années de son
existence.
Le parallélisme mystérieux qui semble établi entre le Maître
etlui, dans leur annonciation et leur naissance, se continue jusqu'à
la fin, et plus particulièrement dans cette longue obscurité qui
couvre la préparation de leur ministère public. Essayerons-
nous de percer cette ombre pour Jean-Baptiste comme on le fait
pour le Rédempteur? Il n'y aurait pas grand profit à le tenter,
et nous aimons mieux passer outre, en nous arrêtant seulement
à la considération rapide de ces déserts (2) où le Précurseur
attendait le moment de sa manifestation.
Ceux qui s'attachent à la fantaisie, d'après laquelle Jean-Ba-
ptiste aurait mené la vie des Esséniens, le conduisent dans les
après ravins de lOuady en Nahr, ancienne vallée du Cédron,
au point où elle est le plus sauvage, c'est-à-dire aux alentours
du couvent actuel de Mar Saba. Certes il est difficile de rien
trouver qui réponde mieux à l'idée d'un désert et, par suite, à
celle d'un prêcheur de vie et de langage austères. Les grottes
(1) Luc i-SO.
(2) Luc i, 80 « Et cratin desertis » lîv., T. a. 15, E. f., n° 15.
REVUE THOMISTE. I. 10
creusées par la nature ou la main de l'homme aux flancs de
ces rochers abrupts, bien au dessus du torrent et assez loin
cependant du faîte, semblent la demeure nécessaire de ces fils des
Prophètes (1) qui apparaissaient tout à coup au milieu des foules,
le visage décharné et pâli, la chevelure et la barbe incultes, à
peine couverts d'un manteau de poil de chameau, comme on
aime à se représenter Jean-Baptiste (2).
Mais la tunique à raies blanches et brunes, serrée aux flancs
par une ceinture de cuir, telle que la portent encore les paysans
des environs de Bethléem et d'Aïn Karim, n'a rien de commun
avec les vêtements blancs des Esséniens (3), et les déserts où
vivait le fils d'Élisabeth ont toujours été placés, par la tradition,
à un tout autre point de la Judée. Ce qu'on appelle le désert de
Saint-Jean ne répond pas, il est vrai, par son étendue aux
expressions de l'Évangile. Ce désert « riant et fleuri est
« un
sommet de montagne couvert de cistes blancs, de papilionacées
jaunes, et d'une quantité de fleurs diverses et de plantes
ligneuses, s'élevant à peine au dessus de terre. Après avoir fran-
chi ce sommet, on arrive à la source de Saint-Jean elle jaillit
d'un trou de rocher; à deux pas de là, sur la même pente
escarpée, est la grotte qu'habita le Précurseur » (4).
Au temps de l'igoumcne Daniel (5), la montagne était
couronnée de bois épais, comme à l'époque où David, suivant
l'expression de l'Écriture (6), se tenait dans la forêt. C'est ainsi
que se comprend le désert de Juda (7) et mieux encore celui
d'Engaddi, célèbre par ses vignes, ses bananiers et ses
palmiers (8) une série de croupes plus ou moins élevées,
aujourd'hui arides, jadis boisées, coupées par des ravins,
au fond desquels courent encore des ruisseaux dans la saison
des pluies, jadis arrosés en tout temps par l'eau qui descendait
de la futaie ou du maquis. Ce n'est pas que les grands espaces
(1) III Reg. xx, 35 – IV Reg. n, 3, 5, 7 VI, 1 -Amos vu, 14, etc.
(2) Math. m, 4 « Joannes habebat vestimenlum de pllis camelorum et zon.tm
pelliceam circa lumbos ejus ».
(3) Josèphe Antiq. jud. XVIII, n.
(4) T. Bovet Voyage en Terre Sainte, p. 298-299.
(5) Au »ne siècle. (V. Pèlerinage en Terre Sainte, p. 132).
(6) Reg. xxiii, 18 « Mansitque David in silva, in locis tutissimis silvae ».
(7) Math. in, 1In deserto Judœo ». Cf. I Reg. xxm, 15 et 25.
(8) 1 Reg. xxiv, 2 Cant. i, 13, etc.
manquassent, où nulle verdure ne survivait aux premières
chaleurs alors comme aujourd'hui, le voyageur passait des
fraîches oasis à ces vallons de leu où le sol crayeux s'effrite sous
les pas, et à ces plateaux mornes où l'on circule à grand'peine
dans les épines et les cailloux, mais d'où lé regard embrasse de
si merveilleux horizons. De Bethléem à la mer Morte, de l'ouest
au sud-est, sur une étendue de vingt-cinq à trente kilomètres à vol
d'oiseau, les déserts se succèdent,animés seulement par le passage
des nomades, contre lesquels, au temps d'Hérode, on avait élevé
les forteresses d'Hérodium et de Massada terrain propice aux
rôdeurs et aux fugitifs, à cause de ses difficultés et de ses
ressources, refuge des criminels, asile des proscrits, école
où se formaient tout naturellementles âmes éprises de la solitude
et celles qui se trempaient pour la vie militante.
Les plus grands souvenirs de l'antiquité judaïque hantent ces
lieux. Saiil y vainquit les Philistins; David y attendit les jours de
la prospérité; Amos y prépara son ministère et vint s'y reposer
dans la mort. Par toutes ces routes ont passé les armées d'Israël
a toutes ces citernes les patriarches ont abreuvé leurs trou-
peaux sur tous ces hauts lieux et dans tous ces bois, on adora
tour à tour Jéhovah et Baal. Des ruines seules en témoignent
aujourd'hui mais au premier siècle de notre ère, le désert était
vivant d'une vie pleine de charme, et l'on pouvait encore, avec
Jérémie, en célébrer les beaulés (1).
A quelle date Jean-Baptiste y entra-t-il, nous ne le savons pas
et rien ne nous permet de le savoir. Le séjour qu'il y fit, dit-on,
avec Élisabeth, à la suite du massacre des Innocents, si pro-
longé qu'on le suppose, ne peut l'avoir amené au jour où nous
le voyons prêcher pour la première fois. La mort de ses parents
a probablement déterminé sa retraite. Fils unique, n'ayant pas
souci de continuer la tradition sacerdotale, libre par conséquent
vis-à-vis de la famille, et voulant se libérer vis-à-vis du Temple,
il a sans doute alors cherché la solitude pour y écouter à l'aise
la voix du Ciel. Tout apostolat se prépare dans la fuite du monde
les prophètes de l'ancienne loi sortaient du désert; Paul devait
s'y réfugier, après sa conversion, pour y affermir son âme, et le
(4) ?\'ous suivons ici l'interprétation la plus rationnelle du texte évangélique, assez
obscur en cette occasion.
(5) S. Épiphane dit le VI des ides de novembre, c'est-à-dire vers le 7 de ce mois.
Checallier reporte cette date vers le 1" novembre.
(6) Joann 1, 31-33 Ego nesciebam eum 1).
(7) Math. m, 9.i.
(8) Joann. III,
1, 33.
H,
« C'est moi qui dois être baptisé par vous, et vous venez à moi!
Laisse faire, répondit l'inconnu. C'est ainsi qu'il nous
convient d'accomplir la volonté divine »
Jean se soumit et versa l'eau sur la tête du suppliant aussitôt
une immense lumière fit étinceler la surface du fleuve (1), les
cieux s'ouvrirent, l'Esprit Saint apparut en forme de colombe,
et la voix d'En haut cria « Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui
j'ai mis toutes mes complaisances » (2)
La foule regardait avec un étonnement mêlé de crainte et Jean
s'abîmait dans l'adoration, pendant que Jésus souriant et majes-
tueux remontait la berge et disparaissait dans l'épaisseur des
bois. Personne n'avait osé le retenir, parce qu'il ne lui plaisait
pas encore de se mêler aux hommes; l'Esprit l'entraînait vers
le désert, où il allait subir la tentation et achever ainsi la pré-
paration de sa vie apostolique.
Trois mois environ s'écoulèrent, pendant lesquels le fils
d'Elisabeth dut souvent se rappeler le souvenir de son tressaille-
ment dans le sein maternel. Alors aussi le Fils de Dieu était pour
lui un inconnu mais il l'avait deviné dans l'obscurité où il se
cachait et avait senti frémir tout son être, à l'avance que le
Créateur faisait à sa créature. Impatient de rompre ses liens
pour lui rendre témoignage, il n'avait pu cependant venir à
temps pour le voir, même de loin, jusqu'à ce jour arrivé sans
que rien l'annonçât, et pour la deuxième fois, le Maître échappait
à ses hommages. Si l'extase l'avait empêché de courir sur les
traces de Jésus, un ardent désir de le retrouver brûlait dans son
âme, et ses regards sondaient incessamment la foule pour y
reconnaître les traits du Messie. Mais les jours succédaient aux
jours, ramenant l'hiver et dispersant les prosélytes. Ce fut
bientôt la solitude où Jean rentra non sans quelque tristesse,
avec l'espoir cependant que les communications célestes n'y
feraient pas défaut. Il est permis de croire en effet que Dieu ne
le laissa pas plus dans l'angoisse qu'il n'y avait jadis laissé
Daniel, cet autre homme de désirs (3), à qui Gabriel était venu
(1 Addition du Codex Vevsclcensi (Aligne. Pnlrol. Int., t. XII, li. 155) qui se retrouve
<Inns S. Justin (Dialoq. ciim Tryphome).
(2) Math, m, 1 i-17 – Marc î, 10-11. – Luc m, 21-22 Joann. i, 32.
(3) Daniel ix, 23 u Vir desideriorum ».
dire le jour et l'heure de l'onction du Saint des Saints (1). C'est
là toutefois un secret qu'il ne nous est pas donné de pénétrer;
passons donc et revenons aux rives du Jourdain où le printemps
rassemble les multitudes avides de la parole du Précurseur.
Le Sanhédrin commençait à s'émouvoir de ces prédications
dont le retentissement était grand jusque dans la ville sainte.
Au commencementde février (2), une députation de Pharisiens,
prêtres et lévites, fut envoyée de Jérusalem avec mission
de demander à Jean « Qui es-tu ?`?
– Es-tu le Christ?
– Non, répondit-il sans hésiter, je ne le suis pas.
– Es-tu Élie?
– Non plus.
– Es-tu le Prophète (3) que plusieurs attendent?
– Pas davantage!
– Mais alors, qui es-tu? Il faut que nous rapportions une
réponse à ceux qui nous ont envoyés. Que dis-tu de toi-même?`?
Je suis la voix de Celui qui crie dans le désert Redressez
les chemins du Seigneur, suivant la parole du Prophète Isaïe.
Pourquoi donc baptises-tu, puisque tu n'es ni le Christ, ni
Élie, ni le Prophète?
Je baptise dans l'eau; mais il y a maintenant au milieu de
vous quelqu'un que vous ne connaissez pas. C'est lui qui doit
venir après moi il a été engendré longtemps avant moi, et je ne
suis pas digne de dénouer les cordons de sa chaussure » (4).
Les messagers du Sanhédrin se retirèrent, préoccupés de ce
que ce langage avait d'énigmatique, et disposés à tenir le
Précurseur en étroite surveillance. D'instinct il leur était
antipathique ils devinaient en lui un ennemi, et derrière lui
quelqu'un de plus redoutable encore, l'auteur de leur ruine
prochaine. Ce redressement des voies du Seigneur visait leurs
intrigues, déjà sans doute percées à jour par ce contrôleur
mystérieux dont ils ne savaient pas le nom, bien qu'il vécût au
milieu d'eux, inaccessible autant qu'invisible, à en juger par
(1) Daniel ix, 25 Unfjelur Sanctus Sanctorum ».
«
(2) Suivant les calculs de Chevalier [Récits éviinr/r.liques, p. 117).
(3) Cf. Darly XVIII, 15 lect. 111-22 et VII-37. Certains croyaient que ce prophète
était Hénoch revenu à la vie.
(i) Joann. t, 19-2
î.
l'humble vénération du Baptiste (1 ). Qui pouvait être ce redresseur
de torts Un prophète dont l'imagination populaire s'occupait
avec plus ou moins de motifs? Élie que l'on disait prêt à rentrer
dans la vie? Le Christ lui-même, dont les temps pouvaient être
accomplis?Qu'importe Leur temps à eux finissait etles avertisse-
ments de Jean étaient comme le glas de leur dernier jour. Se
résigneraient-ils à céder la place sans essayer d'en conserver au
moins une part?
L'avenir devait prouverqueleur disposition étaitbien différente.
Le lendemain, la joie si vivement désirée visita l'âme du
Confesseur Jésus venait à lui! Un cri s'échappa de ses lèvres:
« Voici l'Agneau de Dieu, Celui qui enlève le péché du monde.
C'est de lui que j'ai dit Un homme vient après moi, qui
existait bien avant moi, et qui est bien plus grand que moi. Je
ne le connaissais pas mais c'est pour préparer sa manifestation
à Israël, que je suis venu baptiser. J'ai vu le Saint Esprit
descendre sur lui comme une colombe. C'est à cela que je l'ai
reconnu, suivant le signe que m'avait donné Celui qui m'a envoyé
baptiser. J'ai vu, et je rends témoignage que voici le fils de
Dieu » (2)!
La foule écoutait sans comprendre ce n'était pas encore
l'heure propice. Le lendemain Jean parlait familièrement avec
deux de ses disciples, quand Jésus vint à passer, et il répéta le
cri de la veille « Voici l'Agneau de Dieu » Cette fois le coup
avait porté. Les deux disciples se mirent aussitôt a suivre Jésus
qui les aperçut et leur dit:
« Que voulez-vous `?
(1) Marc, i, 7 « Cujus non suni dignus procumhens sulvere corrigiam culceamento-
rum cjus ».
(2) Joann. i, 29-34.
Jacques, tous deux disant la même parole « Nous avons trouvé
le Messie » (1)! Simon et Jacques, et bientôt Barthélémy,
s'attachèrentavec eux aux pas de Jésus, donnant ainsi à l'Eglise sa
première forme. Jean pouvait saluer l'achèvement de sa mission
il avait montré le Messie au monde et lui avait donné un com-
mencement de règne. Le rôle du Précurseur n'allait pas au delà.
Jésus reprit le chemin de Nazareth mais il ne devait jamais
plus se retrouver en contact avec le Baptiste, bien que. celui-ci
eût aussi remonté le cours du Jourdain pour s'établir à Salim,
presque aux frontières de la Galilée. Avant que le Maître fût
amené à visiter la Samarie, le serviteur lui avait rendu un
suprême témoignage, celui du sang, derrière les murs de
Machéronte.
Hérode Antipas habitait ordinairement Tibériade (2), la ville
rebâtie par lui en l'honneur de Tibère (3), et devenue l'une des
cités les plus élégantes et les plus fastueuses de la Syrie.
Couchée au bord du lac de Génézareth auquel parfois elle
prêtait son nom (4), sur la pente orientale de riantes collines,
au milieu de la verdure et des Heurs, elle était le rendez-vous de
tous les voluptueux cosmopolites dont la Palestine pullulait
depuis l'avènement des Ilérodes.
Les Juifs évitaient d'y entrer (5), surtout les rabbis et les
Pharisiens. Aussi la population en était-elle tout étrangère, de
même que la physionomie. Elle avait un stade, des bains, des
portiques, des statues, à l'instar de Rome, et le monarque s'y
montrait entouré d'une splendeur païenne qui offensait le sen-
timent national et religieux.
Mais ce qui blessait davantage les yeux et les esprits du
peuple, c'était l'union incestueuse et adultère d'Antipas avec sa
nièce, la femme de son frère Philippe, à qui, depuis plusieurs
années, il l'avait enlevée pour l'épouser au mépris de toutes les
lois. S'il avait encore un reste de pudeur, elle ne gardait aucun
ménagement, et l'audace du scandale ajoutait encore, s'il était
(J) 8
llatlt.
(2) Josèphe:
8 Non
13e11. jecd.
licet tibihaberemuliercm fratris
VII, i, 2.
Lui ,¡.
(4) Ou
une trahison. Elle aurait eu lieu le '27 mai, au dire de Sopp., T'ie de Jésets-Christ,
t. Il, p. 38.
(.I1'Kao1/r en arabe). Les Juifs l'appelaient le GMte<'1/ Noir ou la
7'ONrn.ttffe, à cause dc la couleur de cette terre brûlée par le soleil. Au dire de Josephe
c'était, la place la plus forte de la Palestine, âpres Jérusalem.
(5) Math -,1, 2. Marc Yt, 1' Luc 111, t9.
(6) Marc \"1, 20 n Audito eo multa faciebat, et libenter cum audiebat
sants deJésus, etles entretiens de Vlaclléronte ne tardèrent pas à
prouver au Précurseur la nécessité d'un nouveau témoignage
en faveur du Messie. Cette fois il voulut lui donner un caractère
plus solennel et plus efficace. Par son ordre deux de ses fidèles,
peut-être les plus récalcitrants, portèrent a Jésus cette question
singulière
«
Êtes-vous réellement Celui qui doit venir ou devons-
nous en attendre un autre »'{
Jésus, en ce moment même, accomplissait plusieurs miracles,
et, répondant à la pensée du Précurseur, il dit: Allez, dites il
Jean ce que vous avez vu et entendu: les aveugles voient, les
boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent,
les morts ressuscitent et les pauvres sont évangélisés. Bien-
heureux celui à qui je n'aurai pas été un sujet de scan-
dale » (1)!
Ce qu'éprouvèrent les envoyés, il est facile de le comprendre;
mais l'étrangeté de leur démarche avait pu nuire au prestige de
Jean dans la pensée des auditeurs, et Jésus voulut effacer
aussitôt cette impression défavorable.
({ Qu'êtes-vous jadis allé voir au désert ? demanda-t-il en
s'adressant à la foule. Est-ce un roseau agité par le vent?.
Est-ce un voluptueux! mais c'est dans le palais des rois que
cela se trouve. Qu'ètes-vous donc allé voir? Un prophète.Ah! oui,
et plus qu'un prophète! car c'est de lui qu'il est écrit « Voici
« que
j'envoie mon ange devant ta face avec mission de préparer
« ta voie ». En vérité, je vous le dis, nulle femme n'a engendré
un fils plus grand que Jean-Baptiste » (2)
A ce magnifique témoignage, la foule, au milieu de laquelle
on remarquait plusieurs publicaius baptisés par le Précurseur,
répondit en glorifiant Dieu, pendant que les Pharisiens et les
Scribes, jadis dédaigneux de ce baptême, refusaient de com-
prendre les dernières paroles de Jésus. « Le plus humble dans
le royaume de Dieu est plus grand que Jean-Baptiste » (3)
Nulle couronne plus glorieuse ne pouvait ici-bas ceindre la
tête d'un mortel: mais la gloire se paye quelquefois bien cher, et
gruvc L'ie de ./MM.S', ch. xi Mai" son opinion n'a pas eu de prise sur ceux qui con-
naissent l'Orient et l'antiquité.
(1) Esther vn, 1-2 a Etiamsi climidiam pardon) rcgni mci [)etiei'is,'impet.pahiss 1)-
(2) Esther VII, 2 « l'ostduam vino incaluerat
(3) Marc Vt, 25 « Volo Lltl)1·OLEI!(1S des mihi in dixcocaput JounnisBaptista;
(4) Psalm. j,xxvn,6o « Excitatus. tanquam 1>otens crnpulatus vino et percusgit
inimicos suos in posteriora
ments légendaires d'Alexandre (1), et personne ne se souciait
d'encourir la colère du prince ou les ressentiments de son
inspiratrice.
Cependant Salomé battait du pied la terre, faisant tinter les
anneaux de ses chevilles, comme un rappel à' la parole donnée,
en même temps que ses yeux semblaient compter les témoins de
la promesse. Hérode n'eut pas le courage de rétracter son
serment, tant à cause d'elle que par respect humain, et il donna
l'ordre fatal. Un des chaouchs quitta la salle où bientôt il rentrait,
portant dans un bassin d'agate la tête sanglante du martyr (2).
Salomé la prit des mains de l'exécuteur pour la porter à sa
mère (3). L'Evangilejette un voile sur la scène qui suivit et dont
la tradition nous a conservé la mémoire. L'odieuse femme avait
des lettres et se souvenait de son passage à Rome, dans ce monde
voluptcuxetcrucl où elle était allée plaider la cause desonassocié.
Fulvia la digne épouse de Marc Antoine, avait pris sur ses genoux
la tète coupéede Cicéron et lui avait percé la langue avec l'aiguille
de ses cheveux: non contente de percer la langue du Précurseur,
avec un poinçon d'or (4), Hérodiade, voulant peut-être aussi lui
crever les yeux, le frappa au front, d'un coup assez violent pour
laisser des traces après dix-huit siècles (5). Inutile sacrilège Les
yeux éteints la poursuivaient de leur regard menaçant et les
échos du palais redisaient la dure parole « Non licet! ce n'est
pas permis » (6).
Les disciples de Jean purent enlever ses dépouilles et leur
rendre en secret Ics derniers honneurs (7). Pendant ce temps,
Jésus disaitaux Apôtres, en réponse à la question « Pourquoi les
Pharisiens et les Scribes enseignent-ils qu'Élie doit venir avant
le Messie et rétablir toutes choses '?
(I) Quinte-Curce, Vi7a Ale-cundri, lib. vm. – Plutarque, Ahxmuler. – Amen, tle
E,rpadU. Alexnndri, 1. îv.
,'2) Ce bassin est conserve à Gènes. – Voir Lettres d'un pèlerin, I.. I1*1', p. 127.
(3) Mare vi, 28.
(4) S. Ilicron. in Kufum, m, 11.
(*,] Comme on peut lu1, sur la relique conservée dans la cathédrale d'Amiens.
voii1
(fi) La tradition arabe conservée par le Coran vent, même que les lèvres de l'illustre
inorL se soient ouvertes devant Ilérode. et sa complice pour crier encore Aron licet
(7) MuLll. xïv, 12. D'après Xicépliore tes reliques de S. Jean furent portées a
Séliiisle, mais la tète resta quelque. temps A Machcronle [Ili.il. hb. I, c. il), d'où elle
fut transportée par Hérodiade à .Jérusalem On l'y retrouva, au temps de Tifns,
au palais des Asnionéns. [So/.oinène, Ilixt. eccl., I. vu, ch. 21.)
1ŒVUE THOMISTE. – I. – 11r
-Élie est déjà venu; ils ne l'ont pas reconnu, mais ils l'ont
traité au gré de,leur fantaisie. C'est ainsi que le Fils de l'homme
doit souffrir par eux » (1).
Et comme les disciples du Précurseur arrivaient, apportant la
nouvelle de sa mort. les Apôtres comprirent que Jésus avait
parlé de lui (2). Ce n'était pas du reste la première fois que le
nom d'Élie et celui du Baptiste se rencontraient sur les lèvres du
Sauveur. A la suite de son entrevue avec les députés de
Machéronte, il avait déjà dit en parlant de l'illustre captif « C'est
lui, cet Élie qui doit venir » (3). Non pas qu'il lui donnât la
personnalité d'Élie, suivant les idées du vulgaire, mais parce
qu'il retrouvait en lui l'esprit et la vertu du prophète, con-
formément a la révélation faite par Gabriel à Zacharie (4).
Il retrouvait aussi dans l'âme de Jean l'humble affection
subitement éclose à leur première rencontre, comme a l'aurore
une fleur ouvrant son calice sous les pas du voyageur. Ce n'était
plus la chair et le sang qui les rapprochaient mais la révélation
des âmes et des destinées les unissait dans un embrassement
où le respect le disputait à la tendresse, comme jadis en celui
d'Élisabeth et de Marie. Le fils et la mère semblaient être
convenus de la même formule pour saluer l'approche du divin
Ami. « A quoi dois-je ce bonheur que la mère du Seigneur vienne
à moi »? avait dit Élisabelh. «
C'est moi qui dois être baptisé
parvous,etc'est vous qui venez à moi », disait Jean-Baptiste, Ils
se sentaient tous deux merveilleusement prévenus par l'amour et
lui rendaient un hommage d'autant plus profond. « Puisqu'il est
venu,concluaitle Précurseur, je n'ai qu'à disparaître, pendant que
lui rayonnera de plus en plus(5). A quoi le Maître répondait
« Nulle femme n'a engendré fils plus grand que Jean-Baptiste(6)!
L'éloge est au dessus de tout, paraît-il et pourtant sainte
Brigitte a recueilli sur les livres de Jésus Christ une louange
plus rare encore Jean, c'est mon ami » (7)! Et n'était-cc pas à
qui
«
d'après les règles de la méthode scientifique, dans ses causes,
sa nature et ses phénomènes. Nous laisserons donc de côté,
pourle montent, le semble renaître aujourd'hui,
le spiritisme et l'occultisme sous toutes ses formes, sans vouloir,
du reste, rien préjuger de la question de savoir si ces noms
expriment une même chose ou des choses diverses (1).
(1; Afin que 1 objet et le caractère de notre élude apparaissent plus nctieinent a
nos lecteurs, je crois utile d'indiquer ici les ]irincipaux auteurs mndernes auxquels
nous emprunterons nos renseignements. Ce sont
Le Dl' Charcot, l.eçnns sur les malrtrlies dit .sterne ttcrt'cu~, Leçons du nuirdi ;'t la
Sa!pe'<rfcre, divers articles dans la Gazelle des ~<~3)<auj;, Are/tn'e.f de rtettrolnqie,
Progres médical, etc., comptes rendus à 1 Acadentfe des sciences, a la Snciélé Je jbm-
logie. D~ Ch. Richct, L'homnte et l'inlelLigence.
rtigues Ntjr La !11.~titile hgstérie ou
Dr l'aul Itielici~, l;lttde.s cli-
Binet et Fere. Le nutyrté-
tisme Binet, Les aLtérerh:ons de Lo personnalité. (Unes de la Tourelle,
L`lt~pnolisrtte et les états <mato<y[!es au poirtl de rtte tncW<;n-<('(/;if.
etc.
Les dnto-
lions tlans l'état t/ /typno~sn)e. – Foveau de Courmelles, L'hypnolisnte. Dumotit-
pallier, articles publiés dans la Gu~elte de.s Comptes rendus à l':lcarl.
des scienres, à la Soc. de bioL. Liebeautt, Le e sornnteif proeotlrré et les éttis ana-
logue. Hcrnheini. De la snyrleslinn el rle ses applicaLinus ti ltt (Iténalretrtitlrre.
Beaunis, Le .so~untin~H~f.s'me prouoqué. Li~cois, De la A'~</y0-s'ff. el ttu -s'f~M7tam-
bul.isme dans leurs rapports' arec la ,jrtrisl>rarlercce et La médecine Léllale. Azam,
lfypnntisme, double conscience el tt(léralion.s dc la per.!onn;t~'<e. Pitres, Lel·ons
clinitlttes sur l'hystérie e< t'ytt//)no<f.nte. – D' Grasset, divers articles publiés dans la
Semaine médicale, les Archines de rtettrolaflle,, cte. Contples rertrhts du prenr.ier
Congrès inlernalionaL de ~?HO~Av~c. – D' Cullere, ilTzynélisnte el /)~Mo'f's~n'.
Dr Guermonprez. Deux articles dans la Science Ctï~iO~f/He, Thèse contre les
Séances puhliqttes d'Itypnolisme. Meidenlicin, Der soyerutrtnle lltierische illigne-
lisntiis. Dr Engelhert Lorenz l'ischer, Der sngreniiinte LeLensmnrlnefisnttt.sorler
Hypnoli.snr.us. Albert lloll, Der //t/pno</sN)u.! Je me propose de donner au
lecteur une vue d'ensemble sur ce qu'il y a de plus important dans tout le domaine
de l'hypnotisme Pré fzce de la ltrernière édilion deux éditions en une année.
1>Iax D~psoir, Dis Doppel-Iclt. 1)' V. Kraf1"l-Ebing; lüne experintenlale Statlie au f
rlem Gebiele des liypnotisntus neh.s~ l3emer)ranrlen üher Sttrlyeslinrt. ~nd.S~f/f/e.s<!0~s-
<Aera/);'e. –D' Ilans Schmidkunz, Der ltypnolisnuts in <~emetn/a.s.!([e/ter Darslellany.
Hans Arnold, Die /Jeff~i<te des 77</pno<<4)ntts, der Slalucotence und des jt7a</)te-
tisrnus nrtl~uhrirulend veruertel in de r Iland dcs~aien.–James I3raid,enryl>rtolo,tlie.
Traité du sommeil nerreu~ 011 hy1>noli.stne, traduit de l'anglais par le D~ Jules
Simon. Hack Tucke, Le corps et L'e.cltriL, action du moral et de L'i.rnayirta lion sur te
physique, traduit de l'anglais par V. Parant. Enrico MorsetU, Il rnagnelismo .eni-
ntale, 1" fisciiiazione e gli stali innolici Le professeur Cesare Lombroso, dans ses
Sludi sulL' ipnotismn, p. n, appelle cet ouvrageun traité merveilleusement clair
et populaire, incontestablement supérieur à tout ce qui avait été écrit sur ce sujet
eu italie, et peut-être ailleurs Il. Delhoeuf, ~Ylagnétiseurs et ~tH'deetn~ nombreux
articles dans la Revue de l'hypnotisme, et dans la /teuue philosophique. Fore),
Der Ilypnolismus, seine liedeulurtg und seine Nandhabung in A-Mr!f/e/a~<er 7)ar-
siellungr. Ladame, L'hypnotisme e/ la médecine légale. Jean de Tarchanolr,
ll,ypnolisme, strygestion, lecture des pensées, traduit du russe par Ernest Jaubert,
Ho'rero, La ilmo(izacion generali~adi o sett procedimienlo pzrx rlelerntinar el
Avant tout, pour atteindre le but que nous nous proposons,
il nous faut connaître la nature intime de l'hypnotisme: mais
comment y réussir? Chacun sait que, dans notre existence
actuelle, il n'est chose quelconque dont la nature, la sub-
stance, nous soit directement connue. Notre esprit, pas plus
que nos yeux, ne peut saisir, par intuition, l'essence de la
moindre réalité. Mais ce que nous ne pouvons atteindre par
voie directe, nous l'atteignons par un détour. Partant de ce
double principe qu'il doit y avoir une certaine proportion entre
les agents qui produisent un être et cet être lui-même, et que
les propriétés sont comme le reflet de l'essence d'où elles
émanent, nous étudions la genèse des êtres ainsi que leurs
qualités et leurs opérations, el, nous remontons par cette voie
jusqu'à leur nature (1), a peu près comme l'on pourrait juger d'un
fleuve par ses sources, et de l'espèce d'un arbre par ses fruits.
Pour nous rendre compte de la nature de l'hypnotisme, nous
avons donc deux choses à faire 1° rechercher dans quelles con-
ditions, sous quelles influences se produitle sommeil hypnotique;
2" à quels phénomènes il donne naissance. Nous allons aujour-
d'hui accomplir la première partie de cette tâche, en disant
COMMENT ON IIl·l'\O'l'LF1:.
est
7~'occcd")~ o/' Llte Vociely /or psychical researches. London. The 7~/ceum
de Duhlin, n09 de février, mars, avril. mai )8B9.
l'~ur fane cuntprendro combien cette enumeration, qui pourra paraîtrc longue ci.
(t) Leçons cliniques .sur !'h~.<<erte e< < A~iKohsme, t. II, p. 88.
superficielles, une faible compression des globes oculaires, la
friction douce des paupières, la compression des opercules des
oreilles, le passage d'un petit courant électrique, l'application
d'un aimant, peuvent, chez beaucoup de sujets, donner lieu au
sommeil hypnotique. M. de Jong (de la Haye) raconte qu'un
homme qu'il avait essayé d'endormir à plusieurs reprises et par
plusieurs méthodes, sans aucun résultat, fut nlis après quelques
minutes en état cataleptique par la friction d'un certain point du
crâne (1). M. de Jong avait peut-être rencontré dans son patient
une ~one lagpnocJène et cette particularité m'amène à parler de
la découverte, ou, si l'on aime mieux, de la théorie récente fort
curieuse de ces sortes de zones.
MM. Charcot, P. Richer, Dumontpallier les avaient déjà
signalées, mais c'est M. le professeur Pitres, de Bordeaux, qui a
étudié avec le plus de soin et de méthode cette intéressante
question, dans son grand ouvrage sur /7~/)~f et /<j/!o~swc;
et c'est à lui que j'emprunterai les détails qui vont suivre
« Je désigne sous le nom générique de zones hypnogènes, dit
le savant professeur, des régions circonscrites du corps dont la
pression a pour effet soit de provoquer instantanémentle sommeil
hypnotique, soit de modifier les phases du sommeil artiliciel,
soit de ramener brusquement à l'état de veille les sujets
préalablement hypnotiséss (3).
De cette définition, il ne faut retenir que ces deux points les
zones hypnogènes, sous une pression convenable, ont pour effet
de provoquer instantanément le sommeil hypnotique, ou de le
modifier. Car, d'attribuer aux zones /:y/)/!0~e/?<s, comme le fait la
définition, la propriété, toujours sous la pression voulue, de
ramener brusquement à l'état de veille les sujets préalablement
hypnotisés, c'est manifestement confondre les zones hJpnn~ènes
avec les zones A~~o/ë/:a/y'fce.s dont M. Pitres d'ailleurs admet
et établit fort bien l'existence.
Les zones hypnogènes peuvent se rencontrer presque sur tous
les points du corps, aussi bien sur les membres que sur le
tronc etla tête. Leur nombre est très variabled'un sujet à l'autre.
Sur certaines personnes on n'en trouve que quatre ou cinq, sur
(1) Compte rendu du premier C:onr/rcs de <)</pno<<snte. Paris, 1890, p. 192.
(2j T. 11, p. 98.
d'autres on en compte un nombre considérable, vingt, trente,
cinquante et plus encore. Elles font parfois défaut chez des
hystériques même facilement hypnotisables.
La peau qui recouvre les zones hypnogènes ne présente
extérieurement aucun caractère qui la signale à l'attention du
médecin. Elle a même coloration, même température que les
parties voisines des téguments, et n'est habituellement le siège
d'aucun trouble trophique. Aussi, pour trouver les zones
hypnogènes, faut-il en faire la recherche en explorant attentive-
ment les différents points du corps. C'est vraisemblablement à
cause de cette absence de signes révélateurs, remarque M. Pitres,
que les zones hypnogènes ont échappé jusqu'à présent à l'atten-
tion de la plupart des observateurs qui ont attaché leur nom à
l'étude scientifique de l'hystérie et des phénomènes hypnotiques
chez les hystériques.
Souvent, non pas toujours, les zones sont répandues symétri-
quement sur les deux côtés du corps. Chez les malades qui sont
hémianesthésiques, on les rencontre indifféremment du côté
hémianesthésic et du côté qui a gardé sa sensibilité normale. Leur
étendue est habituellement très limitée. Dans la plupart des cas,
elles mesurent de un a quatre ou cinq centimètres de diamètre.
Quelquefois, mais rarement, leur surface est beaucoup plus large
et peut être évaluée deux ou trois décimètres carrés.
Maintenant que nous sommes renseignés sur l'existence des
zones et les particularités les plus saillantes qu elles présentent à
l'observateur, nous allons apprendre de M. Pitres comment on
peut mettre en action leur vertu hypnotique.
« La
pression brusque est le mode d'excitation le plus souvent
efficace des zones hypnogenes. Dans un bon nombre de cas,
des excitations tout à fait superficielles de la peau qui les
recouvre suffisent à mettre en jeu leur excitabilité. Le frôlementt
léger avec un corps étranger résistant ou non (avec un pinceau
à aquarelle, par exemple, ou avec un fragment de papier roulé),
l'insufflation simple, le contact de quelques gouttes d'eau chaude.
ou froide, le rayonnement d'un objet à température élevée, la
pulvérisation de quelques gouttes d'éther, le passage d'une
secousse électrique, peuvent, dans ces cas, provoquer ou modi-
fier. le sommeilhypnotique,Mais toutes leszones hypnogenes ne
répondent pas i des excitations aussi superficielles, et pour
être certain qu'une région déterminée du corps est ou n'est pas
hypnogène, il convient d'en faire l'exploration méthodique en
exerçant sur elle une compression assez forte.
« Lorsque cette
compression est pratiquée sur les zones elles-
mêmes, elle provoque instantanément les effets spécifiques qui
caractérisent les zones hypnogènes. Pratiquée en dehors des
zones, elle ne détermine aucun de ces effets elle peut donner
lieu à une douleur plus ou moins vive, mais elle n'endort pas » (1).
Voilà certes une méthode expéditive et pas compliquée
d'endormir les une
fois trouvée la zone, vous pressez du
bout du doigt le centimètre carré de peau qui joui du merveilleux
privilège, et le sommeil se produit aussi infailliblement, aussi
instantanément, que le bruit de la sonnette électrique quand
vous poussez le bouton.
Mais j'en ai dit assez sur les diverses manières dont le tact
peut être utilisé pour déterminer le sommeil. Ne mentionnons
que pour mémoire les tentatives de MM. Binet et Féré pour
endormir en agissant sur le goût et l'odorat; et après avoir
parlé comme nous venons de le faire des procédés hypnotiques
exclusivement physiques, arrivons à cette autre méthode
d'endormir où l'on emploie le concours de l'activité psychique..
«
Je commence par dire au malade, que je crois devoir avec
utilité soumettre à la thérapeutique suggestive, qu'il est
possible de le guérir ou dele soulager par l'hypnotisme qu'il ne
s'agit d'aucune pratique nuisible ou extraordinaire; que c'est un
simple sommeil ou engourdissement qu'on peut provoquer chez
tout le monde que cet état calme, bienfaisant, rétablit l'équi-
libre du système nerveux, etc.; au besoin, j'hypnotise devant lui
un ou deux sujets pour lui montrer que cet état n'a rien de
pénible, ne s'accompagne d'aucune expérience; et quand j'ai
«
Dormez » Souvent ce mot emporte la balance; les yeux se
ferment, le malade dort ou du moins est influencé » (1).
M. Bernheim, dans le passage que nous venons de lire, parle
de fixer le regard, de gestes ou de passes qu'il exécute. Mais
qu'on ne s'y trompe pas tout cela pour lui est secondaire dans
sa conviction, l'idée du sommeil est le seul facteur du sommeil.
S'il dit au sujet « Regardez-moi », c'est pour lui donner une
contenance, et prévenir un embarras, une préoccupation qui
empocherait l'impression de l'idée de même les gestes et les
passes n'ont d'autre but que d'entretenir et d'aviver l'idée du
sommeil.
Du reste, j'ai eu l'avantage d'assister plusieurs fois aux opéra-
tions de M. Bernheim, le savant professeur m'y ayant autorisé
avec une bienveillance et une courtoisie auxquelles je suis
heureux d'avoir l'occasion de rendre hommage, et je dois dire
que, sur plus de trente personnes que je l'ai vu endormir, je n'ai
jamais remarqué qu'il fît un geste ou une passe quelconque, ni
qu'il recommandât à aucune de le regarder, ou de regarder
a
(1) Nous n'avons pu revoir les épreuves de notre premier article, et quelques
fautes se sont glissées dans l'impression et la pagination. Par exemple, de la page 93,
ligne 3, le passageC'est ce qu'avoue aussi. qui tue l'autre espritdoit être
transporte p. 92, ligne 26, après ces motsefficacia ineunt A la page 84, lignes
26 et 27, les mots et par suite au sujet des questions connexes doivent être mis
entre parenthèses. Ils sont une conséquenee indiquée par nous.
Mais avant d'aborder la discussion, nous devons résoudre une
question préalable et nécessaire. Les documents pontificaux que
nous allons citer, et les autres que nous pourrions citer, parlent
sans cesse de certains adversaires de la doctrine thomiste.
Nous sommes tous d'accord qu'une première catégorie d'ad-
versaires se compose des Jansénistes, Qucsncllistes, Baïanistcs,
et de tous ceux qui s'en rapprochent sous un nom quelconque.
Il n'y a pas de discussion à ce sujet.
Mais la question est de savoir s'il n'y avait pas d'autres
adversaires.
Cette question est de souveraine importance, parce que si l'on
sait à qui parlent les Souverains Pontifes, et d où viennent les
« calomnies » qu'ils condamnent (le mot est des Pontifes eux-
mêmes) nous saurons mieux quelles doctrines ils prennent sous
leur protection, en mème temps que nous verrons affirmée par
eux l'inanité des objections, qu'ils appellent des « calomnies D.
Le P. Frins a naturellement supposé que les seuls adversaires
condamnés par les Souverains Pontifes étaient des Jansénistes
« Ex iis quoe calumniose i. e. cum damnoso et
injurioso mendacio
dicta sunt, difficile est quidquam positive concludere. Multa
ergo calumniabantur Jansenistœ. Calumniabantur orthodoxam
s. Thomae doctrinam, quia hanc asserebant a sua doctrina per
RR. Pontifices damnata non distingui; idem de doctrina RIi.
PP. Dominicanorum quse est de prædeterminatione physica
dicebant. Constat ergo contra doctrinam Molinistarum allatis
Pontificiis constitutionibus nullum prœjudicium procreari » (1).
Nous ne voulons pas examiner ici quelles conclusions on peut
tirer de ces textes contre le Molinisme et le Néo-Molinisme. Il
nous suffit d'examiner ;pour le moment si les Jansénistes seuls
en étaient à affirmer une identité ou des affinités entre leur
doctrine et le Thomisme, et si d'autres, pour des raisons dif-
(1) Prins, oyj. cil., p. H. Le P. Bruckcr, ~ludes religieiise.r, mai 1890, p. 29, dans
un article qui a pour but de démontrer en réalité que le l3ref Demissas prece-f était
contre l'ordre de S.-Dominiquc, et qui est seulement un tissu d'accusations contrc
les Dominicains, se montre fort prudent. Il dit seulement que le fait de l'opposition
des Molinistes ne trouve certainement aucune base dans l'acte papal u. Le P. Brucker
se trompe, comme nous verrons mais surtout il aurait pu en al)l)elet, à l'histoire,
pour résoudre cette question, comme dans le même article il fait à sa manière appel
à l'histoire contre les Dominicains.
férentes de celles des Jansénistes, n'ont pas reproduit et souvent
cette même affirmation. Le P. Frins ne le pense pas, et nous,
nous le pensons, et nous allons rappeler quelques faits.
Le P. Dummermurth nous cite au sujet dela Constitution de
Clément XI, que nous rapporterons tout à l'heure, le grave
témoignage suivant d'un contemporain, de Pietro Polidoro (1).
Ce témoignage est clair, et n'a pas besoin de commentaires
« Nequc dcfuerunt qui tametsi Quesnellianis, ut Catholicos
decebat homines, essent adversi, et Clementinoe sanctioni obse-
querentur, licentia nihilominus pari, illustres utriusque Sanctis-
simi Doctoris (scil. SS. Augustini et Thomae) Scholas crimina-
bantur sua alia de causa interesse rati id calumniœ genus vulgG
alere. At horum hoc item Pontificum diploma tempestive com-
pressit audaciam ». Le même auteur affirme que « potissimum
schola Thomistica » était l'objet de ces calomnies. Le P. Dum-
mermuth, obéissant à un sentiment généreux, déclare qu'il ne veut
pas indiquer les agresseurs. Mais puisque le R. P. Frins,
comme le P. Brucker, tire contre les Thomistes des arguments
d'un récit trop incomplet, nous ajouterons quelques commen.
taires au texte déjà si concluant par lui-même. Nous ne dirons
que ce qui est strictement indispensable pour notre thèse.
Toutefois ce strict nécessaire n'est point facile à dire au-
jourd'hui pour ce motif, nous passons la plume à un contem-
porain des faits, célèbre par sa piété, sa doctrine, et dont le té-
moignage fait foi, à raison de la charge occupée par l'auteur.
C'est le P. Ricchini, secrétaire de l'Index, qui va parler. Le do-
cument que nous allons citer est postérieur aux déclarations des
Pontifes qui interdisent d'accuser les Thomistes: mais il raconte
des faits plus anciens, et au surplus, si malgré les interdictions
pontificales de telles récriminations pouvaient encore se pro-
duire, qu'en fut-illorsquel'interdiction était moins explicite? Indi-
quons auparavant quelques circonstancesnécessairesàconnaître.
A peine Alexandre VII eut-il condamné comme hérétiques
les cinq propositions de Janséniusdansle sens de Jansénius lui-
même, sans exposer d'ailleurs quel était ce sens, certains
esprits inquiets se mirent immédiatement à l'œuvre pour savoir
(1) Lib. IV, n. 37. Cité par le P. Dummermuth, op. cit., p. 2, note.
si s. Augustin et s. Thomas, et surtout leurs disciples,
n'auraient pas écrit des phrases semblables à celles de Jansénius.
On insinua, on parla, on écrivit. Innocent XII, en 1694, par un
Bref spécial aux évoques Belges, déclara que le sens des pro-
positions de Jansénius était celui que les mots offrent d'eux-
mêmes, et interdit à certaines turbulences de s'agiter, et de perdre
leurs sueurs à fabriquer des sens nouveaux pour Jansénius,
afin d'insinuer que d'autres que les Jansénistes étaient plus ou
moins frappés. Le Pape défendit de donner à personne
l'épithète odieuse de Janséniste, sans un jugement ecclésiastique
préalable et convaincant. Mais, l'obéissance se trouva ici encore
en défaut, parce qu'on ne pouvait bénéficier des prescriptions
pontificales. Le mal continua. Le P. de Colonia publia sa Biblio-
thèque Janséniste, le P. Patuel son Dictionnaire cles Jansénistes
Ces deux ouvrages furent mis à l'Index. Un écrivain jésuite, sous
le masque d'un docteur de la Sorbonne, écrivit alors un livre pour
démontrer que cette condamnation était injuste. Et il y accusait
spécialement le P. Ricchini, comme coupable de la double
condamnation. Ce libelle fut encore condamné. De plus le
P. Ricchini publia en 1750 une lettre pour exposer les faits.
Il rappelle que, à Rome « quanto cum stomacho, qua'ntaque
cum indignatione, scriptum legerint cum ineptum et inslilstim,
tum temeritatis audacia?que plenum, dici vix potest » il
ajoute que l'auteur du livre est connu, quoiqu'il se cache sous
le masque d'un docteur de Sorbonne; il raconte que le Secrétaire
de l'Index n'a aucune part dans la condamnation des livres, il
affirme que c'est une injustice d'avoir mis au rang des Jansé-
nistes, Ouesnellistes, Baïanistes, des hommes tels que les
Norris, les Bona, les Ginetti, les Berti, etc., et il écrit en
termes plus généraux: « Cum primum edita fuit (Bibliotheca
Jansenistica) nemo Colonise diligentiam in libris notandis qui
pravitate jansenistieze doctrinae essent infecti non laudavit
nemo non vituperavit licentiam et temeritatem, qua usus est in
roponendis eodem numero plerisque virorum catholicorum
libris, ob quasdam opiniones quaï non modo damnatœ non
essent, sed libere a scholis catholicis, et quod majus est,
Romae sub oculis Romanorum Pontificumpubliée defenderentur.
Id enim agere, prœterquam quod injuriosum erat catholicis
viris, putabant non liccre Colonise per leges Romanorum
Pontificum Innocentii XII, Clementis XI, itemque XII, qui
cum viderent esse qui temere invidiosa Jansenismi accusatione
abuterentur, et saniores Augustinianae Thomisticœque Scholae
opiniones, quo suas melius tuerentur, Jansenii Quesnellique
erroribus affines esse proedicarent, indignum esse judicarunt
praeclarissimas Scholas obnoxias esse ealumniœ, et malitiosam
coerceri debere accusationem. Quare prohibuerunt, gravissima
proposita pœna, ne quisquam disputando aut scribendo auderet
earum scholarum opiniones ulla ejusmodi afficere censura ».
Le P. Ricchini indi que ensuite quelques-unes des raisons pour
lesquelles on était accusé de Jansénisme. L'une des plus singu-
lières, sans être surprenante, était la doctrine ainsi formulée:
«
Pcrtinere ad multitudinem leges condere, vel ad eum quicuram
habetmultitudinis».EtleP.Ricchini demande a Quid, siconceptis
verbis idem doceat Thomas Aquinas? Quid si Aquinatem omnes
scquantur Theologi Jurisque periti? Vides aut summam
inscitiam. aut summam improbitatem? Nous terminons cette
trop longue citation par ces mots « Non enim hodie parum
abest quin accusetur, vel in suspicionem vocetur, sed accusatur
reipsa, et in suspicionem Jansenismi. vocatur quincumque
repudiato, ut licet ac decet, Molina, doctrinam tuetur sanioris
scholre Auguslinianœ, vel eas quas supra indicavi Lovaniensis
Academise vestrre opiniones défendit. Ineredibilis est enim
omnium imperitorum accusandi libido, qui jam pene in
Symbole Apostolorum videntur sibi Jansenismum videre ».
Beaucoup d'autres considérations très importantes se trouvent
dans cette lettre, et spécialement celle-ci « Unum restat
ut, qualem fructum ex hac larvati Sorbonici epistola percipiat
hœresis Janseniana diligenter attendas. Equidem cœpta est
liœc hceresis, cum primum damnata fuit, primum a catholicis
juvari. Nam qune odio, ut par erat, habita ab omnibus fuisset,
planeque concidisset, si in iis in quibus erat oppugnata fuisset,
improborum opera in viros catholicos et egrcgios scriptores
malitiose translata exui quodammodo deformitate ccepit, et
minus quam reipsa est perniciosa judicari, etc. » (1).
(1) Graveson, op. cit., t. II, p. 3-1. Il est un fait singulier que nous voulons noter
ici au sujet du P. Xicolaï, célèbre dominicain du x\u" siècle. Il admet la « prœniotio
physica » et la « priedeterminatio ». Cf. son édition de la Summa, la q. 19, a. -i
12" q. 109, a. 1. Les Molinisteset Néo-Molinistcsne manqueraientdoncpas de l'appeler
« Néo-Thomiste ». Or, chose singulière, les Jansénistes l'appelaient déjà de ce nom.
Nicol.i disait de lui « Montalle s'étant laissé aller aux apparences, a mis le P. Nicolaï
au rang des Thomistes. Mais il n'est rien moins que Thomiste ». Provinciales,
édit. 1699, notes sur la Ir0 lettre, n. Dans les mêmes notes, n° m, il est dit « Les
Nouveaux Thomistes sont disciples d'Alvarez, etc. ». On le voit Molinistes et Jansé-
nistes arrivent à la même accusation pour des motifs différents. Mais verilns in
medio.
doctrinam olim amplexus. etiam in pontificiae dignitatis fastigio
semper retinuisti. » (1). Quand on aura lu plus tard les inter-
prétations du P. Frins, on dira ce qui reste de ces solennelles
paroles des contemporains. Ajoutons que les Jésuites d'alors
furent loin d'interpréter comme les PP. Frins et Brucker les
documents pontificaux. En ce qui concerne spécialement le
Bref Demissas ~r°eces, dont l'histoire complète serait du plus
haut intérêt, et que l'on essaiera sans doute un jour, nous savons
qu'immédiatement après sa publication, le P. Viva, S. J., que
le Pape aimait, courut chez lui pour déclarer que jamais la
Société de Jésus ne s'était servi de la constitution Unigenitus
et on des
pour combattre la grâce efficace et la prédestination gratuite;
preuves à l'appui. Ces démarches et d'autres
seraient inexplicables si alors on avait interprété les décisions
pontificales dans le sens anodin que l'on vient d'inventer.
Enfin il nous convient d'avertir que le Thomisme que nous
défendons n'est pas du tout celui qu'imagine et que nous prête
le P. Frins. Les théories qu'attaque le P. Frins sont loin d'être
notre pensée, et nous reconnaissons volontiers que notre
adversaire a souvent raison, mais contre lui-mème, soit contre
ses fictions. Par exemple il nous objecte à satiété que, d'après
nous, quand Dieu agit sur sa créature, celle-ci agira « inelucta-
biliter, invincibilité)', etc. )'.
Mais il oublie que, selon nous,
l'« includahiliter, » l'« invincibilitcr », porte aussi bien sur le
mode de l'action que sur l'action elle-même, et que, selon nous
encore, l'action humaine sera libre « illcluctabiliter, invincibi-
liter, etc. », parce qu'alors même cette action contient tous les
éléments requis pour l'acte libre. De même le P. Frins se trompe
lorsqu'il nous répète constamment, et sans aucune distinction,
que selon les Thomistes l'homme « ne peut pas a-ir sans la
motion divine. Il sait bien qu'il y là une distinction sacra-
mentelle qui s'impose. Ce que nous défendons c'est le Thomisme
des Thomistes, et non celui des Molinistes ou Néo-Molinistes,
spécialement celui du P. Frins.
Arrivons maintenant auxdéclarations pontificales. La première
est extraite de la constitution Pastoralis Officli du }O. sep-
Or
eut été créé arehevèquc de Trani, en témoignage de sa vertu et de sa science, il
publia son grand ouvrage De .4u:eili.is dft'tttœ dans la préface Studioso ac
pio LecLori », vers la fin, après un texte de s. Augustin, il dit: a !ullius doctoris sen-
tentiam aliqua censura notabo non enim decet determinationem Sanetœ Sedis
edit.
Apostolica-, qare projjedtcttt expect.etcer, privato judicio praevenire
cfioirnre
De ~tuxilüs
postrema,abipsoauctore recognita, Lugduni, MDCXX. Il ne porte
aucune censure contre les propositions qu'il combat, parce qu'il attend de jour en
jour les déclarations du Saint-Siège. Le P. Sclineemann n'a rien prouwé à l'encontre.
Benoît XIV a dit le vrai mot sur l'état de cette question a TLomist,t·. traduLuntur
uti dcstructorcs humame libertatis. et uti scctalores nedum Janswü, sed etitrm
Calvini sed quum ipsi objectis ~\l'ltI;\1E !o'alist'aciant, nec corum sentcntia fuerit un-
(tUan1 a Sedc Apostolica reprobata, in ea Thomiste inthune versantur, nec fils est ulli
superiori ccclesiastico in pi'œsenfi rerum statu cos a sua sententiaremovcrc. Angus-
tiniani traducuntur tfmquam sectatores Haii et Jansenii reponunt ipsi se lunnan'H
libcrtatis fautorcs esse, et oppositiones pro viribus éliminant. Sectatores Moliniu
et Suaresii a suis adversariis proscribuntur pcrinde ac si essent scmipelagiani
Bontani PonLifices de hoc moliniano systcmata t1SQt1E Anmjc jumouN \U\ 7·ULEItl \T,
et idcirco in ejus tuitione prosequuntur et prosequi possunt ». ~pf's(..ipot. pro Card.
Norisio, ad Supremum Inquisitorcm Hispanin', le 31 juillet 1 ï.i8.
trorum irrogata violentia, tam Praîdicatorum ordinem quam
alios veros illius (sc. doctrinae s. Thomœ), asseclas etsectatores
incessere audeant, Constitutioni quae incipit Pastoralis Offlcii
fel. rec. Clementis XI, omnibusque is ea contentis firmiler inhae-
rentes, sub divini interminatione judicii. »; b) En second lieu le
Pape déclare que les affirmations des adversaires de l'École
Dominicaine sont des « calomnies », et cela suffit pour nous
permettre de conclure qu'elles sont le contraire de la vérité,
d'autant plus que le P. Frins a défini lui-même la calomnie un
mensonge préjudiciable et injuste « Calumniose, id est cum
damnoso et injurioso mendacio » (1). Dès lors les théories qui
s'y appuient ne reposent sur rien. L'incohésion de la critique du
P. Frins est manifeste, et nous le montre se débattant contre ses
propres fictions.
Mais ce n'est pas tout. Écoutons: « Imo vero praejudicium
prorsus peremptorium contra thcsim R. l'atris inde e-
nascitur ». Ceci devient grave. Voyons ce que le P. Frins appelle
un « prœjudicium prorsus peremptorium ». Voici « Etenim
hoc ipsum quod Thomistarum doctrina etiam post promulgatam
Bullam « Unigenitus » Romae in conspectu Summi Pontificis
et alibi impune docebatur, si evidens argumentum praebebat
eam illa Bulla non fuisse damnatam, sane constat doctrinam
Thomistarum probe distinctam esse, nec unquam cum inconcussis
et tutissimis SS. Doctorum Augustini et Thomœ dogmatis (sic)
œquatam. Quid ita? quoniam hujusmodi declaratio œquivalcns
fuisset doctrinae Molinistarum reprobatio et condemnatio; si-
quidem ea doctrina quae Thomistarum de efficacia gratiae
evidenter opposita est, esset jam eo ipso illis etiam dogmatis et
tutissimis manifesto contraria. Quod si esset, quomodo ipsa
impune et Romœ et alibi adhuc traderetur » ?
D'après le R. P. Frins si un Pape venait à déclarer
qu'une doctrine est conforme aux principes « inconcussa et
tutissima » de s. Augustin et de s. Thomas, la doctrine
opposée serait en quelque sorte condamnée.
Mais en raisonnant ainsi, a) Le P. Frins se met en con-
tradiction avec lui-même. Il a concédé plus haut que la doctrine
(1) P. 10.
Quant à la seconde raison indiquée par le P. Frins comme
objet de l'éloge pontifical, nous en pouvons répétera peu près ce
qui a été dit de la première. Nous ajouterons simplement que
l'Ordre de Saint-Dominique (exception faite, s'il le faut, pour
quelques individus) ni alors ni en d'autres temps, n'a résisté ni
menacé de résister à une décision pontificale comme le rap-
pelle le P. Pipia dans sa lettre citée plus haut et tout éloge à
ce sujet devient une injure.
Mais pour le lecteur sans parti pris, je fais une hypothèse
très simple au sujet de tout le « commendabili studio gloriatur ».
Je suppose que le P. Frins reçoive du Pape une lettre pour
son dernier livre, et que le Pape lui dise que « ab ipsis
SS. Doctoribus Augustino et Thoma se hausisse (ses thèses) et
verbo Dei, summorumque Pontificum et Conciliorum decretis et
Patrum dictis consonas esse. commendabili studio gloriatur »
et que moi, qui n'admets nullement ces thèses, pour répondre à
la difficulté que me créeraient les paroles pontificales, je vinsse
lui dire « Mon Révérend Père, cela ne prouve que deux choses
d'abord que vous vous vantez, et en second lieu que vous ne
voulez pas faire un schisme ». Il lèverait les épaules de pitié, et
il aurait raison. Ce serait suffisant comme réponse.
Nous arrivons à une autre phrase, claire par elle-même comme
un rayon de soleil. Elle précède dans le texte celle que nous
venons d'examiner, mais le P. Frins a voulu suivre un ordre
inverse, comme s'il eùt voulu obscurcir ce qu'il a cru plus clair
par ce qu'il a cru moins clair. On ne s'explique pas autrement
l'interversion.
Dans le texte cité du Bref, « statuitur », dit le P. Frins,
« Thomistas laudabiliter hactenus docuisse suas sententias ».
Sur quoi le P. Frins trouve que le mot « hactenus » est une
« gravis restrictio ». Ce mot, selon lui, regarde le passé, mais
non l'avenir, et il pourrait bien se faire « si severe interpretari
verba velis, ut postea (aliquando) non laudabiliter eae doctrinse
doceantur » (1). Ce n'est pas très difficile, comme on voit mais
c'est mesquin autant que facile.
Nous avons prouvé plus haut que les Thomistes étaient en
Dans un article qui sera plus bref, parce qu'il y sera moins
question de de contingentibus, nous examinerons rapidement la
partie doctrinale proprement dite.
Fr. J.-J. Berthier, O. P.
LES IDÉES COSMOGRAPHIQUES
III
La seconde catégorie d'arguments qu'Albert le Grand et
S. Thomas d'Aquin emploient à la démonstration de la sphéricité
de la terre contient les preuves d'observation. Elles sont au
nombre de trois. Là encore, il est remarquable de voir combien
peu de chose six siècles ont ajouté sur ces points particuliers
à l'héritage scientifique des anciens. Pour ne rien amoindrir de
la conception et de l'exposition même de ces arguments, nous
les traduirons presque constamment et mot à mot d'Albert ou
de S. Thomas. Ils sont d'ailleurs identiques pour le fond chez
l'un et chez l'autre, mais avec une rédaction personnelle et une
exposition entièrement indépendante.
«
II y a, écrit S. Thomas, trois preuves astronomiques de la
sphéricité de la terre. Ce sont des preuves d'observation.
« La première est tirée de l'éclipse de lune.
« Si la terre
n'était pas sphérique, la section d'ombre dans
l'éclipse de la lune ne serait pas constamment circulaire. Nous
voyons en effet dans l'éclipse que la partie lumineuse de la lune
et la partie obscure sont séparées par un arc de cercle.
«
L'éclipse de la lune provient de ce que cet astre entre dans
l'ombre projetée par la terre. Pour que l'ombre portée par la
terre soit ronde, il faut que la terre le soit elle-môme. Seul, un
corps sphérique peut produire une ombre circulaire. Qu'un corps
lumineux, le soleil par exemple, soit plus grand que la terre,
l'ombre de celle-ci formera un cône dont le sommet sera dans
l'espace et dont la terre occupera la base (1). Si le soleil, au
contraire, est plus petit que la terre, il produira encore un cône
d'ombre [tronqué], mais en sens inverse; il partira de la terre et la
base sera dans l'espace. Si le soleil enfin était de même dimension
que la terre, il produirait une ombre cylindrique, c'est-à-dire
ayant la forme d'une colonne. Or en toute hypothèse, il s'en-
suivrait, puisque la terre est sphérique, que son ombre
couperait la lune suivant un arc de cercle.
« On pourrait peut-être objecter que cette section circulaire
provient non de la sphéricité de la terre, mais de la sphéricité
même de la lune.
« Pour exclure cette objection, Aristote ajoute que dans la
croissance 'et la décroissance mensuelles de la lune, la section
qui sépare la partie lumineuse et la partie obscure prend elle-
même des figures diverses. Ainsi, tantôt elle est une ligne droite,
comme quand elle partage la lune en deux parties égales, au
septième et au vingt-et-unième jour; tantôt elle forme un cercle
complet quand la lune est pleine au quatorzième jour; enfin
elle est concave comme quand la lune est nouvelle jusqu'au
septième jour, où qu'elle est à sa fin du vingt-et-unième jusqu'au
dernier jour. La raison de ce phénomène est dans la diversité
des positions de la lune à l'égard du soleil, comme nous l'avons
dit plus haut. Mais dans l'éclipsé de lune la ligne de section est
toujours circulaire.
« C'est donc parce que la lune est éclipsée par l'interpositiou
de la terre qui est ronde, que cette dernière produit une figure
circulaire dans la division de la lune » (2).
On voit avec quelle netteté et quelle ingéniosité ce premier
argument est développé par S. Thomas d'Aquin. Comment il
épuise du côté du soleil les hypothèses qui pourraient modifier
son argument, et comment, du côté de la lune, il utilise les
données positives du phénomène de la lunaison pour écarter
toute possibilité d'objection.
« Le
second argument, continue notre commentateur, est tiré
(1) Qu'on nous permette de signaler, à tilro d'exemple, un autre des plus remar-
quables. On sait que dans l'hypothèse de la rotation du ciel le mouvement apparent
des planètes devient irrégulier et fort complique!. Hipparque et Ptolémée avaient
imaginé la théorie très complexe des excentriques et des ëpicyles pour en rendre
raison. Quand S. Thomas aborde ce problème il exprime toujours un doute et pressent
qu'une autre hypothèse simplifiera ces mouvements bizarres des planètes qui ne peu-
vent entrer dans les lois si harmonieuses et si simples du ciel. « In ustrologia ponitur
ratio excentricorumet epicyclorun\ ex hoc quod. hac positione fnclar possnnl sulvari
upparentia sensihilia circa motus cœlesles; non tamen ratio hœc est su fficienter pro-
hans, quia elinm forte alla positione facla salvari passent ». Sum. Theol. I. P. Q. XXH,
a. I, ad 2') La solution en effet était dans l'interversion des mouvements, immobilité
du ciel et rotation de la terre. Le même doute est exprime dans le de Cœlo et Mundo,
lib. I, lecl. m, p. 10. Si tamen hoc reruni sit.
(2) Vivien de Saint-Martin, Hist. de la Géogr., p. 113.
copistes, il est faux. Cela provient de ce qu'au temps d'Aristote
on ne savait pas encore mesurer avec précision la valeur du
diamètre du soleil, de la lune et de la terre, comme l'ont fait
les savants mathématiciens qui ont suivi Ptoléméc » (1). Quant
au procédé employé pour arriver à ces évaluations, Albert
n'indique que celui de Ptolémée, décrit au chapitre XVI du
cinquième livre de YAlmageste, c'est-à-dire la détermination des
dimensions respectives du soleil, de la lune et de la terre par la
mesure comparée de leurs diamètres. Quant à la valeur absolue
du degré terrestre, il connaît le chiffre de 56 milles 2/3 fourni
par les opérations entreprises par les Arabes en 727 ou 728, en
Mésopotamie, par ordre du calife Almamoùn(2). Iln'indique pas,
comme S. Thomas d'Aquin, le procédé suivi dans cette opération
géodésique. Il opère sur le chiffre des Arabes en le multipliant
par 360, le nombre de degrés du cercle, et obtient en milles la
longueur de 20,400; il divise le total par le nombre 3,7, qu'il
estime être le rapport -x, et trouve ainsi le diamètre de la terre.
S. Thomas a une notion plus précise des opérations par les-
quelles on a déterminé l'étendue du méridien terrestre. Il sait
que l'on a mesuré une longueur du sol correspondant par la
distance de ses points extrêmes à la valeur d'un degré astrono-
mique. C'était bien là en effet le procédé employé par les Arabes,
qui n'avaient fait que renouveler eux-mêmes celui d'Érastothènes
et de Possidonius (3). C'est par Alfragan que Thomas d'Aquin
connaît l'entreprise des Arabes et ses résultats, et par Simplicius,
celle de Possidonius et de Ptolémée (4).
Tel est l'enseignement cosmographique développé et vulgarisé
pour la première fois dans la société chrétienne au xm' siècle
par Albert le Grand et S. Thomas d'Aquin. La terre est une
sphère de médiocre dimension et les extrémités occidentales de
l'Europe sont séparées des côtes orientales de l'Asie par une
(1) Si haec liltera Aristotelis non sit vitio seriptorum depravata, tune est falsa et
falsitas accidit ci ex co quod tempore Aristotelis, nondum perfecte sciebantur quanli-
tat.es diamelrorum solis et lunre et lerrne secundum veritatem antequam alio modo
invenit, et super quam invenerunt sapientes mathematici, qui secuti sunt Ptolo-
mœum », p. 23J.
(2) Hisl. de la Gêoyr., p. 250 et suiv.
(3) Vivien de Saint-Martin, l. c., p. 137, 1-1-4.
(4) Opéra omit., 1. c., p. 196; Vivien de Saint-Martin, p. 201 et suiv.
mer dont la superficie n'est pas très vaste. Retenons toutefois,
sur ce dernier point, le doute de S. Thomas en attendant une
exposition toute nouvelle et personnelle d'Albert le Grand.
IV
L'antiquité ne s'était pas tenue aux seules idées d'Aristote
touchant la forme et l'habitabilité de la terre. Strabon, à ce point
de vue, peut prendre le titre de chef d'école, encore que sa
théorie ne dût pas avoir la même fortune que celle d'Aristote.
Au lieu de voir, comme ce dernier, dans l'écumène, ou monde
connu des anciens, une étendue suffisante pour recouvrir la plus
grande partie du globe terrestre dans le sens des longitudes,
Strabon divise artificiellement et sans raison scientifique bien
apparente, la superficie terrestre par deux bandes océaniques
perpendiculaires, correspondant, l'une à l'équateur, l'autre à un
méridien, et formant en conséquence quatre sections terrestres,
opposées et symétriques. L'écumène, le monde des anciens,
occupait un seul des deux segments de l'hémisphère boréal (1).
La conséquence de la théorie de Strabon était un changement
profond dans la proportion établie par Aristote entre l'écumène
et la superficie totale de la terre. Elle ouvrait un espace immense
dans l'hémisphère nord entre les colonnes d'Hercule et les Indes,
là même où le chef du Portique n'avait vu qu'un océan dont les
rivages étaient assez rapprochés. Elle' substituait enfin une
vaste région habitable à la surface mobile des eaux.
La conception de Strabon ouvrait le champ aux fictions de
la poésie et aux hypothèses d'une science encore peu sûre
d'elle-même. On discuta dès lors l'existence des antipodes et
leur habitabilité. On retrouve plus ou moins nettement l'in-
fluence de Strabon dans le Songe de Scipion de Cicéron et dans
le commentaire que Macrobe en a fait. Nous ne croyons pas
cependant que l'action de Strabon fût bien profonde chez les
anciens. Un encyclopédiste de la valeur de Pline ignore l'œuvre
du célèbre géographe, et le premier Sénèque en est toujours à la
a terra si ibi habitarent dicerc cnim cos eadero qui pedes habcnt ad nos, vulgaris
inipcritin est cum inferius muncli non sit acceptum quo ad nos, sed simpliciter, ita
quod simpliciter infei'ius est, et ubique vocatur versus lerrtu centrum », p. 554.
(2) H Si igitur dictis virit qui valdc probati l'uorunt in philosophie, consentiamus,
tunu Uiccnuis inferius licmisphajrium omnino clividi, sicut superius divisum est, et
hahere regiones inhabilubilus proptur i'riyus, et inhabitabiles propter calorem, et
regionem habitabilem distingui pcr cliniata, sicut nostra distincta est et hoc quidem
secundum contingcntiam naluralis dispositionis », p. 554.
IlEVUE THOMISTE. 1. 15.
Les mythes les plus étranges s'étaient formés sur l'habitabilité
de ces régions désolées, et beaucoup croyaient qu'on ne pouvait
les franchir. Albert ne partage pas ce dernier préjugé. « Je crois,
dit-il, qu'il est difficilede traverser ces espaces, mais cela n'est pas
impossible. La difficulté vient de ce que ce sont de vastes déserts
de sable, stériles et brûlés par le soleil. C'est à cause de cela
qu'il y a si peu de communications entre les hommes qui sont
tout à fait au sud de ces régions et nous qui sommes au
nord » (1).
Tel est en abrégé, mais avec sa physionomie précise, l'ensei-
gnement d'Albert le Grand et de S. Thomas d'Aquin. Depuis le
Moyen Age où les idées relatives à la sphéricité de la terre et à
l'habitabilité de ses diverses parties firent leur entrée dans Ifl
société chrétienne, jusqu'à Christophe Colomb, rien de plus sensé
et de plus vrai ne devait être dit.
La démonstration de la sphéricité de la terre qui était à la base
de toutes les autres questions était établie avec une ampleur et
une précision de termes qui satisfaisaient aux exigences scienti-
fiques les plus rigoureuses. Enfin et surtout les vues d'Albert le
Grand sur les conditions de l'hémisphère inférieur atteignent une
approximation de vérité qui étonne. Cela est d'autant plus remar-
quable, que ce que les idées de ces deux penseurs avaient de plus
personnel et de plus vrai devait être abandonné par les siècles
suivants, et Christophe Colomb lui-même ne devaitpasen profiter.
L'inventeur du nouveau monde devait s'attacher à l'affirmation
erronée d'Aristote sur la proximité des Indes et des côtes de
l'Espagne. Thomas d'Aquin avait eu beau révoquer en doute
l'affirmation du maître en montrant l'insuffisance de la donnée
qui formait la base de l'argumentation; Albert le Grand poussant
plus loin et démontrant d'après les données astronomiques posi-
tives que l'Europe et l'Asie n'avaient qu'une longitude totale
de 180e, et qu'une moitié de la terre restait encore inconnue,
qu'elle était constituée par des mers et des terres habitables répar-
ties en plusieurs climats, à l'instar de notre propre habitation,
(1)«In omnibus credo his verïus esse, quod difficilis sit transitas et non impossibilis
et hoc propter vastam et arenosam eremum, quae adnstione solis slcrilis est et iduo
sine longitudinis viatione transiri non potest et hanc esse causam existimo, quare
parva est communicatio hominum ultra tcquinoxialem existentium in climatibus me-
ridionalibus, cum his qui nobiscum habitant in quarta acquilonari », p. 545.
rien n'y fit. Une partie de l'enseignement des deux grands
docteurs fit naufrage. Heureusement, l'affirmation principale
de la sphéricité traversa quand même deux siècles dépour-
vus de génie scientifique et triompha des quelques obstacles
qu'elle rencontra sur son chemin.
Toutefois onnous permettra de ne pas laisser passer l'occasion
d'observer qu'au point de vue scientifique l'effort remarquable
opéré par le xm* siècle n'eut pas de résultat dans les deux siècles
suivants. Le fait estmanifeste dans la question cosmographique
qui nous occupe, mais il est général. De l'apport immense fait
à la société latine par les civilisations hellénique et arabe, une
part seulement fut absorbée et assimilée par la vitalité intellec-
tuelle de l'Occident. L'élémentrelatif aux sciences expérimentales,
quoique clairement présenté aux esprits latins par des hommes
supérieurs comme Albert le Grand, Vincent de Beauvais, Roger
Bacon et Thomas d'Aquin, demeura stérile et fut un produit
mort. Deux causes concoururent surtout à ce résultat le
caractère éminemment dialectique qu'avait pris l'activité intellec-
tuelle au cours du xii" siècle, et qui par une inclination naturelle
absorba dans l'héritage gréco-arabe ce qui s'adaptait le mieux à
des besoins et des aspirations déjà très stables. Le développement
des sciences théologiques et les luttes d'écoles qui se rattachent
au même mouvement contribuèrent beaucoup à l'étendre et à
en fixer -la direction. En second lieu, les produits scientifiques
positifs élaborés dans d'autres milieux, basés sur des habitudes
d'expérimentation et des moyens d'observation étrangers à
l'éducation latine, ne pouvaient être assimilés avec la même
facilité que des sciences spéculatives et d'ordre exclusivement
déductif. L'intelligence humaine, dans le gigantesque festin que
lui servirent ses initiateurs du xm° siècle, n'absorba pas tout; il
resta, sans destination ni utilité très marquée, un excédent consi-
dérable les sciences positives et leurs données les plus spéciales.
Albert le Grand et Thomas d'Aquin eurent une vision très claire
de l'oeuvre scientifique élaborée par les Grecs et développée par
les Arabes, mais ils n'eurent pas de successeurs dans cette partie
de leur initiation et de leur œuvre. Ce qui survécut, ce furent
certaines données générales relatives aux diverses sciences, à la
cosmographie par exemple, mais loin de se développer et de
s'accroître, ces connaissances s'amoindrirent comme font les
arbres qui manquent de sève et dont le squelette demeure en
core debout après qu'ils ont perdu leurs feuilles et leurs ra-
meaux.
L'idée de la sphéricité terrestre fut heureusement une des
grosses branches de la science cosmographique, et elle demeura
intacte jusqu'à la fin du xve siècle, beaucoup plus qu'on ne
l'imagine d'ordinaire. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir la
littérature très riche au Moyen Age de ce que l'on nommait la
Sphère. Ces traités, auxquelsceluideSacrobosco servit longtemps
de modèle, sans être cependant le premier, constituaient une
description de la machine du monde, de ses pièces et parties,
comme l'imaginaient les anciens. Le narrateur partait de la sphère
extrême qui enveloppe le monde, et descendait par l'examen et
l'étude des sphères intermédiaires jusqu'au centre où se trouvait
la sphère terrestre. Elle était décrite à son tour dans ses divers
éléments, et l'histoire des plantes, des animaux et de l'homme
achevait cette course gigantesque à laquelle se complaisaient les
esprits du Moyen Age, et que beaucoup, pour la rendre plus
grandiose, chantaient en vers.
Le dogme scientifique dela sphéricité terrestre demeura surtout
intact dans l'École dominicaine, la citadelle inexpugnable du
péripatétisme depuis le xme siècle. Il suffit pour s'en rendre
compte de la consulter au temps et au pays même de Toscanelli,
c'est-à-dire à la source de l'influence qui s'exerça le plus effica-
cement sur Christophe Colomb. Florence a d'ailleurs été le centre
d'élection de l'Occident pour la précocité de toutes les manifesta-
tions du génie humain.
A la fin du xv. siècle deux dominicains florentins ont écrit un
traité de la Sphère. Les Frères Prêcheurs ont eu sur les bords
de l'Arno, plus encore que partout ailleurs, un goût marqué pour
tous les arts. C'est là aussi, vers le milieu du siècle, que le jeune
Americo Vespucci avait reçu sa première instruction de la
bouche de son oncle, le Père Georges-Antoine Vespucci, religieux
dominicain au couvent de San Marco. Americo avait eu pour
compagnon d'étude René, le futur roi de Jérusalem et de Sicile,
auquel il dédia plus tard le récit de ses voyages; c'est là qu'il
rappelle ces premiers souvenirs et exprime le regret de n'avoir
pu suivre les exemples de vertus de son saint oncle (1).
Les deux Traités de la Sphère que nous mentionnons ici sont
écrits en vers italiens, et leur composition n'est pas séparée par
un grand nombre d'années (2). ·
Le premier, publié vers 1480, est l'œuvre de Leonardo Dati,
religieux du couvent de Santa Maria Novella, lecteur de Bible
au Studium de Florence et plus tard maître général de son ordre
(26 mai 1414 + 16 mars 1524). La première édition de la Sfera
de Dati est sortie des presses du couvent dominicain de
Saint-Jacques de Ripoli à Florence. Les dominicains furent en
effet des premiers à introduire l'imprimerie dans cette ville, et le
premier ouvrage édité par eux est la Grammaire de Donato,
en 1476 (3).
Au cours de son poème scientifique, Leonardo consacre quelques
strophesàla description de la terre, où ses idées cosmographiques
sur l'objet de notre étude sont clairement exprimées. Il est aisé
de constater que le fond doctrinal du xme siècle y demeure, mais
que les observations très spéciales d'Albert le Grand et de
Thomas d'Aquin ont disparu. La science du globe terrestre a
subi en deux siècles et demi le sort de la pièce de monnaie
à laquelle la circulation a laissé sa rondeur en effaçant
son relief.
La le n'a è corpo solklo e pesante
E grave più cli' alcun altro elemento,
Posta nel centre dentro a tutte e quante
Le sfere, e più di lungi al fermamento
(1) Peregi enim bis binas navigationes ad novas terras inveniendas quarum duas ex
«
mandate Ferdinandi incliti regis Caslellitc per magnum Oceani sinum Occidentem
versus i'eci; altéras duas jussu Emmanuelis Lusitania; regis ad Austrum. Itaque mc
ad id negotii accinxi, sperans quod T [ua] M [agestas], me de clientulorum numéro
non excludet, ubi recordabitur quod olim nnituam habuerimus amicitiam tempore
juventulis noslnu, cum grammaticœ rudimenta imbibentes, sub probata vita et
doctrina venerabilis et religiosi fratris de S. Marco iVatris Georgii Anthonii Vespucci
avunculi mei pariter militaremus cujus avunculi vestigia, utinam sequi potuissem,
alius profecto (ut et ipse Pelrarcha ait) essem quam sum (Xavarretc, Coleccion, t. lit,
»
p. 192.)
(2) Ils ont été réédités avec un autre traité sous ce titre La Sfera. da F. Leonardo
di Stagio Dati, aggiuntavi La ntiova Sfera. di F. Gio. M. Tolosani da Colle, etc.
Uirenze, Molini, 1859. Au commencement de l'ouvrage se trouvent de bonnes notices
biographiques de C. Galletti, l'éditeur.
(3) V. Fineschi, Nolizïe sioriclae sopra la Stamperia de Ripoli. – Panzer, Annales
typographiei ab artis inventée origine ad annum UD. Norimbergic, 1793, t. 1, p. 404.
Da ogni parte egualmente distante.
Fra l'aria e lei ha l'acqua il suo contente,
Benché in alcuna parte si discuopra
La terra in alto e par che sia di sopra (1).
(1) L.c., p. 5. La terre est un corps solide et pesant, – plus lourd qu'aucun autre élé-
ment – placé au centre de toutes – les sphères, le plus loin du firmament – mais à égale
distance de toute part. Entre l'air et lui les eaux trouvent leur place, bien que
en quelque partie la terre se découvre – et paraisse placée sur l'eau.
(2) P. 6. La grande mer s'étend sur la terre sphérique – en recouvre et baigne la
plus grande partie – La terre qui émerge de l'onde s'élève de l'eau comme une
montagne. On nomme Océan la partie qui j'entoure et qui par le détroit de la
mer d'Espagne forme une mer au milieu des terres qu'on appelle Méditerranée.
(3) P. 9. Un T placé dans un 0 donne un dessin qui montre comment fut divisé
le monde [les continents] la partie supérieure, la plus grande, occupe presque la
moitié du rond, c'est l'Asie. Le jambage droit [du T] est le signe qui sépare la
seconde partie de la troisième, – l'Afrique de l'Europe. La mer Méditerranée paraît
entre l'une et l'autre.
Ce rond [les continents] n'égale pas la moitié de la sphère mais est beaucoup
plus petit; le reste est la mer. Tout le côté habité n'est pas de la terre aride; on
Pour Dati comme pour son contemporain Toscanelli, l'Europe,
l'Asie et l'Afrique forment donc la totalité du monde habitable
c'est l'idée traditionnelle et fausse d'Aristote. Des rivages de
l'Afrique occidentale on sait peu de chose; .on s'aventure diffici-
lement en ces parages, et ceux qui s'y sont hasardés n'ont plus
donné signe de vie.
Ainsi donc, à la fin du xve siècle, les idées qui devaient conduire
Christophe Colomb à la découverte du nouveau monde étaient
toujours en circulation, quant au principal, dans le monde
intellectuel d'alors. L'inventeurdes Indes les y puisa sans y rien
ajouter de personnel. Il les accepta même avec cet élément
erroné qui leur venait d'Aristote, et que Thomas d'Aquin et
Albert le Grand avaient vainement tenté d'arrêter au passage.
Tout le génie de Colomb fut dans l'audace d'une entreprise
regardée jusque-là comme impossible, ou au moins souveraine-
ment difficile. Il eut incontestablement l'intelligence des idées
cosmographiques qui le conduisaient à ses hardis desseins,
mais, encore une fois, bien que ces idées eussent été élaborées
par son esprit, elles n'étaient que l'héritage amoindri et oblitéré
du Moyen Age. Ce que la science du xv. siècle possédait de vrai
et de fécond venait de l'antiquité en passant par le Moyen Age
chrétien, par Albert le Grand surtout, le premier initiateur de
la société latine aux richesses scientifiques des Grecs et des
Arabes. L'École dominicaine, fidèle au Péripatétisme, conserva
sans effort l'enseignement traditionnel, et au temps de la décou-
(1) P. 47.
(2) P. 46.
verte des Indes, elle n'avait rien renié du fond de son enseigne-
ment. Aussi ne devons-nous pas être surpris de voir Colomb, à
son arrivée en Espagne, trouver son plus ferme appui dans un
religieux dominicain, Diégo de Déza, professeur à l'Université de
Salamanque. Vingt années d'un patronage constant et efficace
feront dire à Colomb, quelques années à peine avant sa mort, que
Déza l'a toujours favorisé depuis son arrivée en Castille et que
c'est à lui que Leurs Majestés Catholiques doivent de posséder les
Indes (1).
FR. P. MANDONNET, O. P.
(1) Voyez notre étude (sous presse) Les Dominicains et la Découverte de l'Amè-
rique.
LA
RECHERCHE DU PREMIER PRINCIPE
DANS LES ÉCOLES PHILOSOPHIQUES DE LA GRÈCE
Cet air est infini en lui-même et fini dans ses modes il pénètre
et vérifie tout; un perpétuel mouvement l'agite; le froid le
condense, la chaleurle dilate; rarifié, il devientfeu parlui-même,
il est air condensé, il engendre les vapeurs, les nuages, l'eau,
«
Écoutez ma doctrine, car la doctrine nourrit l'esprit. Comme
je l'ai déjà dit, je le répète, allant aux dernières conceptions
Tantôt une seule chose se forme de plusieurs et tantôt plusieurs
naissent d'une seule. Le feu, l'eau, la terre et l'agréable profon-
deur de l'air, tantôt la funeste discorde, puissante autant que
chacun d'eux, les sépare et tantôt l'amitié, non moins puissante,
les unit » (3).
L'Agrigentin Empédocle semble faire de la conciliation en
adoptant tous ensemble les principes que ses prédécesseurs
admettent isolément. Il y ajoute la terre et s'en tient aux quatre
éléments pour en déduire toutes choses. Nous savons
aujourd'hui que trois de ces éléments ne sont que des états
différents de la même matière, selon qu'elle est solide, liquide ou
gazeuse. Si par le feu, on entendl'éther ou matière impondérable-
(J) Histoire de la philosophie, Heraclite.
(2) II florissait vers Ui.
{i) 'AMi'aye, itOOeov x>.û(h (10D71 yâp toi ypéva; aOJsi.
*Q; Y'P xai itpiv ëîiioi, jtiçzûux.wv neîpatTot (lûOuv,
AiTtVëpÉW xotè |ièv vàp év, rfilrfiri (iôvov etvat
Ex hXeoviov, Totè ô'aù Biéçv irî.éov l£ svo; eïvoci
llûp xal iioop xal yaîa Mai o!6spa; jjmov <tyo(,
PÎEÏXOÇ t'oÙ).6|A&VOV StJ£OL TttfV, OtTOcXaVTOV, £xâ(7T(<l
K4ti <l>L)6xr); liera vSlnvi, !or, |if)x£<r Té u'ôto; tc.
(De natura, vers 75 à 82.)
de nos physiciens, on verra comment la conception vulgaire se
rapproche de la conception scientifique. Déjà pour Empédocle
les quatre éléments ne sont pas sur le même pied, le feu est actif
comparativement aux trois autres qui sont passifs (1).
(1) Tôjv 5ii rcpwTctiv <pt).O(TO:piîGdvT((iv ol 7t).£!!gtoi Tt£; Év uXrjç £i§£i (iova; b>^Gï]cTav oep^àc;
EÏvat xdtvttoy. (Melaphy., 1. I, 63.)
(2) « Ipsa rei evidens natura dédit eis viam ad veritatis cognitionem. » (S. Th., in
Metaphy., lib. 1. lcc. 4.)
Anaxagorc (1) se fit remarquer par un grand désir de savoir,
que secondait une puissante intelligence. Interrogé, rapporte
Aristote (2), sur l'utilité de la vie, il répondit que nous devions
choisir de naître pour contempler le ciel, l'ordre admirable qui
règne dans la nature, mettant le savoir au-dessus de tous les
dons. Ce fut Anaxagore qui fixa dans Athènes l'enseignement
philosophique, disséminé jusque-là dans les principales villes de
la Grèce. Il devint l'ami de Périclès, le maître d'Euripide et
l'inspirateur de Socrate et de Platon.
« Rien, dit Tennemann
(3), n'a plus contribué à sa célébrité
que sa doctrine sur l'esprit ordonnateur du monde, résultat
auquel il fut conduit par une plus profonde observation de la
nature et de l'ordre qu'elle présente, peut-être aussi par ses
réflexions sur l'insuffisance de tous les systèmes tirés unique-
ment de l'ordre naturel ».
« Quelqu'un, dit Aristote, ayant attribué à
l'intelligence la
cause de la beauté et de tout l'ordre qui règne dans les êtres
vivants, comme dans la nature, apparut semblable à un homme
à jeun au milieu d'hommes ivres. Nous savons en toute évidence
qu' Anaxagore est le soutenant de cette doctrine dont Hermotime
de Clazomène a eu la première idée » (4).
« II purifia, dit à son tour S.
Thomas, la pensée des premiers
philosophes et l'amena à la saine vérité en la débarrassant des
mpossibilités qu'elle contenait pour n'avoir pas tenu compte de
cette cause » (5).
Voici les paroles mêmes du premier physicien spiritualiste
« Tout ce qui sera, tout ce qui est et tout ce qui a
été dans
l'immensité des cieux, l'intelligence l'a ordonné avec soin »
« Toutes
les autres choses sont des parties du tout, tandis que
l'intelligence est infinie, indépendante, sans mélange, seule en
elle-même et par elle-même. Si elle n'était indépendante, mais
(1) 5è vooî oaa Eorai te y.ii vùv Irrrt xal rçv y.at
EO ri
ccXXa jkxvtx Èv to> îro).).à îiepl ê'xovtl
xai Èv Toîtrt îtpooxpitteïsi xai èv toïsi àm>Kexpi|iÊ'voi!ït xâpra 8iê/6s|aï|« *• Frag. 12.
Ti imrà; p.oîpav (ieté/e:, vôo; Si èœte a7teipov xai aÙToxparè; xai |iÉji""at oùôsvi
|iév dcMia
/p^jiaT! à>.}.« noûvo; àÙTO; èç'tuur'jû taxi. Ei ph Y«p î? 'luutoû ^v, àX).à teîji É(ii|iiXTO a)).ti>,
(ieteT^e âîcàvrtDV xpvj^iàrwv, et i\iip.wcô TEM 'èv îiavTi *yàp tt*vtô; fiotpa eveuti, ojctttep
ôcv
Èvtotoi îipésOev ti.01 ).ï>.sy.Tat xai èxû).ue a" «tjtov zà <n)(j[j-E(iiY|i;voi, wute [tr,3Evè; xp>Jn<JLTCi<7;
xpatÉEov ôfjtocco;, d>; xai pavvov ÈovTa ey'èuuToû. 'Eeti yàp ).enT0T«t6v Te jkxvtuv yp>;(iâTù>v
xai v.aQaptiTaTov, xai y^tOfiLYjv yE Ttepî TTa^TÔ; rcacrav ïtr/Ei xai tti^ijEt ^Éytatov. Frag. fi.
(2) 'Ojj.oûitâvta yj>r,\i.a.i& r,v, axsipaxai ic).vi9o; xai ff(iixpôtïlTa -xai YaP T« «(iixpov âweipov
^v. Kai Ttâ'rtùjv ô[ioû ÈôvTiov oùSÈv evStj).ov ^v ûto ir[itxpo-n)To;- TtàvTa -yàp à^p, ts xai at6r,p
xaTEÎ/E, àjifÔTepa aitipa éôvT«- Tïûta yàp ineyiOT» Ivesit 'ev ToTffi cû|nt«ot x«i sXiqOeï xai
(itysOEÏ. Frag.
1.
Ta êè YÎvcuOai xa! ànô),).uï6ai oOz ôpOûi; votuÇouai oî "EXXqve; •oùêàv yàp ZP^C" «iK yïvetov
cû5è àiiôWniai, à).Â'âità livxwv )rfri|ictT(ov <ni(iiii(îYETa'' Te xai 5tsr.piveratt Frag. 17.
il, est infinie, indépendante, sans mélange». Jusqu'à lui le hasard
ou le destin avait présidé à l'évolution des choses.
a Anaxagore, après avoir démontré que le hasard et le destin
sont une hypothèse absurde, dépourvue de tout sens raisonnable,
établit et démontre que l'ordre et l'harmonie qui règnent dans le
monde réclament une intelligence supérieure au monde et
indépendante de lui dans son essence » (1).
Aristote fait au philosophe de Clazomène le facile reproche
de n'avoir pas tenu compte des causes secondes.
« Il se sert, dit-il, de l'intelligence comme d'une machine dans
la production des choses D (2). Autant vaudrait lui reprocher de
n'avoir pas connu tous les chemins qui mènent à Dieu, puisqu'il
ne s'y élève qu'en vertu de l'ordre qui règne dans l'univers.
Laissons aux savants à venir la tâche de nous énumérer ces
causes, et aux philosophes d'inaugurer par elles les voies nou-
velles qui conduisent à la divinité. Le grand, l'incontestable
mérite d'Anaxagore, sera toujours d'avoir trouvé le procédé
scientifique, qui, du spectacle de ce monde, introduit infaillible-
ment l'esprit dans la connaissance de Dieu.
Nous pourrions terminer là cet exposé historique, puisque
nous venons de constater comment la raison se pose la question
de la divinité et comment elle parvient à la résoudre. Mais il
ne sera pas sans utilité de le poursuivre encore pour voir la
doctrine d'Anaxagore se fortifier au sein même des contradictions
qu'elle rencontre, et finalement prendre place parmi les con-
naissances acquises à l'esprit humain.
Ce n'est que par tradition que l'enseignement de Pythagore
nous est parvenu (3). Ni le maître, ni les disciples immédiats ne
nous ont laissé de monuments écrits. Il est généralement admis
que les Pythagoriciens connaissaient la position centrale du
soleil, et celle subordonnée de la terre et des planètes, c'est-à-
dire le véritable système du monde, sans avoir osé ou sans
avoir pu le faire prévaloir. Ce qui est incontestable, c'est qu'ils
s'adonnèrent à l'étude des mathématiques et qu'ils y firent de
(1) Gonzalez, Histoire de la philosophie, V. 1, § 3i.
(2) In Gonzalez, ut supra.
(3) Il naquit a Samosl'an- 582 et voyagea en Égypte, en
Perse, dans l'Inde et jusque
dans la Chine. II enseigna d Crotone, ville de la Grande Grèce, et fonda l'École Ita-
tique ou Pythagoricienne.
grands progrès; c'est de là qu'ils partent pour établir le singulier
système qui fait des nombres la substance même des choses.
Qu'il faille demander aux sciences mathématiques la con-
naissance rationnelle des quantités concrètes de l'univers, rien
de mieux. Il est incontestable que leur nombre, leur étendue,
leur mesure, ne nous sont bien connus que par les sciences
exactes. A ce point de vue toute connaissance expérimentale
devient tributaire des mathématiques. Mais nos philosophes
faisaient des nombres un emploi plus étendu. Ils les regardaient
non seulement comme la mesure et la formule, mais encore
comme le fond et la substance des êtres qui nous entourent. De
sorte que les principes du nombre et de l'étendue deviennent
les principes mêmes des choses. Ils ne manquaient pas de
raisons pour appuyer leur doctrine. Les nombres, disaient-ils,
sont antérieurs aux choses et les principes également sont
antérieurs à leurs dérivés. Pourquoi les Ioniens ont-ils considéré
l'eau, la terre, le feu, l'air comme les principes des choses,
sinon par la ressemblance qu'ils croyaient saisir entre ces
éléments et les êtres de ce monde? Eh bien il y a pareillement
ressemblance entre' les nombres et les choses. Tout n'est-il pas
proportion et harmonie dans la nature ? Or les nombres sont
les principes de la proportion et de l'harmonie, témoin les s^ns
musicaux et les évolutions des astres. Les nombres sont donc
la substance de ce qui existe.
Poursuivant leur démonstration, nos auteurs ramenaient tous
les nombres à l'unité, comme toutes les choses ne font qu'un
monde. L'unité, en effet, est virtuellement tout nombre, pair ou
impair,: et éminemment toute fraction, grande ou petite. D'un autre
côté, les quantités géométriques rentrent sans peine dans les
quantités numériques. Le point n'est qu'une unité ayant position
dans l'espace; la ligne, une dualité ou le rapport de deux points
le plan en demande trois, le solide, quatre pour être déterminés.
Tout en 'mathématiques procède donc de l'unité et s'y ramène,
et tout dans 1 l'univers n'est qu'un multiple on une fraction de
cette même unité.
Nous ne suivrons point les Pythagoriciens dans l'application
de leur théorie.
Ils construisent la science astronomique sur des rapports
numériques, ce qui se conçoit encore; mais à leurs yeux, la
justice elle-même est un nombre, un nombre pair: l'âme est un
nombre qui se meut lui-même; le temps est un nombre et tout
ce que le temps renferme. Il y a là une confusion regrettable
entre l'unité mathématique et l'unité ontologique, entre la
quantité et l'être. L'être est un et multiple comme la quantité,
sans pour cela s'identifier avec elle (1).
Les Ioniens n'ont reconnu qu'un élément matériel et concret
pour tout principe des choses Anaxagoredémontre l'insuffisance
d'une telle explication qui ne rend compte ni du mouvement,
ni de l'ordre qui règnent dans l'univers, et il tire de la con-
templation de ce dernier un rayon si lumineux que ce rayon le
conduit à Dieu. Sans arriver jusque-là en vertu de leur. savoir,
les Pythagoriciens reprennent le thème étudié par les Ioniens et
voient les choses dans une lumière que l'esprit humain est à
même de connaître c'est-à-dire qu'ils les voient non plus
changeantes et mobiles telles qu'elles se présentent aux sens,
mais telles qu'elles parlent à la raison dans les lois qui gouvernent
leur étendue et leur quantité. Les mathématiciens nous trans-
portent dans un monde où ne pénètre point le mouvement, où
n'habite plus que de la matière intelligible. Voir ainsi les choses,
c'est s'élever d'autant et se rapprocher de leur cause véritable
sans encore l'atteindre (2).
Toute l'Ecole d'Élée (3) se groupe autour de quatre noms d'ail-
leurs assez obscurs Xénophane (4) de Colophon, son fondateur;
Parménidc (5), son plus illustre représentant; Mélissus de
Samos et Zénon d'Élée.
Le point de vue des Éléates diffère totalement de celui des
Ioniens. La divergence n'est-elle pas inévitable dans la marche
(1) Voit' dans S. Th. in Melaphy., lib. I, lec. 5-6, l'exposé de cette théorie des
nombres comme substance et principe des choses. Cunf. le texte d'Aristote, Mela-
phif., 1. ï, c. 5.
(2) Pour atteindre à cette cause éminente des choses, il faut voir ces dernières,
non seulement dans leur quantité, comme les sciences mathématiques nous mettent
à même de le faire mais encore dans leur être, ce qui est le propre de toute raison
qui réfléchit sur l'objet de sa connaissance, car l'être des choses est l'objet de l'intel-
ligence.
(3) filée, ville d'Italie.
(i) Né a Golophon, il s'établit A Élée l'an 536.
(5) Parménide et Zénon sont d'Élée. Ils florissaient vers 460 et Mélissus vers
– «5..
de l'esprit à la conquête de la vérité? Ne pouvant tout embrasser
à la fois, nous sommes obligés de tout morceler et de tout con-
sidérer successivement. C'est ainsi que partant des données
sensibles, la réflexion ne se trouve tout d'abord en contact
qu'avec des objets matériels, mobiles et changeants. Les pre-
miers philosophes se sont efforcés d'expliquer ces objets en les
ramenant à des principes de même ordre, air, eau, feu, terre,
pris ensemble ou séparément. De ces principes, ils font sortir
les choses en vertu de certains mouvements qu'ils attribuent
tantôt aux qualités physiques de la matière, tantôt à un élé-
ment actif à l'égard des autres qui sont passifs. Anaxagore seul
s'élève à une cause spirituelle du monde. Voilà une première
théorie.
Les Pythagoriciens regardent d'un autre côté. Remarquant,
sans trop de difficulté, que tous les corps sont étendus et que
leurs autres propriétés ne se manifestent qu'à la suite de cette
première, ils se sont demandé si l'étendue ne serait pas l'essence
même des corps. Descartes l'a bien pensé. Seulement les
Pythagoriciens ont fait subir une transformation de plus à la
conception. Ils ont vu que l'étendue se mesure, et s'exprime
par les nombres. Le nombre lui est donc antérieur et la prime
pour deviner l'essence des choses. Nous en sommes à cette
théorie.
Les Éléates vont plus loin. A leurs yeux, non seulement l'air,
l'eau, le feu ni aucun élément purement matériel, ne peuvent
constituer l'essence des choses, ce que les Pythagoriciens ont
déjà reconnu; mais encore les nombres eux-mêmes introduits
par ces derniers sont impropres à remplir un rôle si important.
Ce qui constitue les choses, disent ils, c'est l'être, l'être vu
par l'esprit et reconnu pour la seule et véritable substance de
tout ce qui existe.
Certes il y a beaucoup de vérité dans cette manière de voir et
la lumière qui s'en dégage a dû pour quelque temps éblouir les
esprits. Il est certain que l'être est ce que nous trouvons de plus
fondamental dans les choses toutes nos idées reposent sur
l'idée d'être et s'y ramènent, puisqu'elles n'en sont que des
applications particulières. Mais ne connaissant pas encore la
valeur ni la vraie signification de cette idée, les Éléates, et ils
ne sont pas les seuls, en font un emploi abusif. Ils nous rap-
pellent ces hardis aventuriers qui s'égarent sur les terres qu'ils
viennent de découvrir, ou ces conscrits inhabiles qui se blessent
.avec des armes dont ils ne connaissent pas encore le maniement.
Tous les Éléates en effet sont pour l'unité et l'identité absolue
de l'être, conception que sa rigidité même rend impropre à
l'explication des choses.
Xénophane avait un geste qu'Aristote nous traduit il mon-
trait le ciel et la terre en disant Tout ceci est un, Tout ceci est
Dieu, car tout ceci est de l'être (1).
Parménide, plus avisé, place l'unité et l'identité de l'être dans
l'idéal et l'abstrait. Il faut alors pour avoir du réel, identifier le
sujet et l'objet. Qu'à cela ne tienne,. notre philosophe admet cette
identité et beaucoup l'admettront après lui. Mélissus revient
à l'idée d'infini. L'être pour lui est infini, dès lors est un et
immuable (2).
L'être est un, l'être est infini, l'être est Dieu. Nous sommes
en plein panthéisme. Le monde, l'homme et Dieu s'identifient.
Les Ioniens et les Pythagoriciens ont-ils eu cette pensée ? Il
serait injuste de la leur attribuer. Plutarque (3) nous dit que
Thalès admettait l'intelligence pour le Dieu de l'Univers.
Héraclite fait intervenir Jupiter (4) conjointement avec le feu
producteur. Nous ne voyons pas que les Pythagoriciens aient
donné un nombre à la divinité, preuve qu'ils la mettent à part.
Il était difficile, aux uns comme aux autres, de comprendre Dieu
dans leurs théories cosmologiques il eût fallu pour cela
l'identifier soit avec la matière soit avec la quantité. Mais quand
l'être est devenu la substance de toutes choses, l'identification
a été possible et elle s'est produite spontanément. L'être a été
tout, l'être a été Dieu.
(1) MeUtpluj., 1. I, c. 5.
(2) A ce point de vue, la théorie éléatique présente une grande affinité avec la
théorie de M. Vachcrol. A notre avis, l'être unique de l'École Éléatique est l'être
pur et abstrait, conçu comme réel, mais sans attributs et déterminations d'aucune
sorte*, il n'est ni matière, ni esprit, ni intelligence, ni sens, ni corps, ni âme; il est
l'être et rien que l'être, et dans ce sens il offre beaucoup d'analogie avec l'idée d'Hé-
,gel à son état initial, plus encore peut-être avec V absolu indifférent de Schelling.
Gonzalez, V. 1, § 42.
(3) De plue, philo., I, 7.
(4) Fragmenta philosoph.,V.l (Heraclite).
La réflexion toutefois ne tarda pas à montrer que l'unité de
substance est une pauvre explication des choses. Le panthéisme,
qu'il soit matérialiste ou spiritualiste, loin d'expliquer les faits
qui se passent sous mes yeux, les heurte, les méconnaît, les
contrc'dit. Ce sera son éternelle condamnation. Nier, dit
S. Thomas (1), la distinction et la pluralité des êtres, c'est nier
la causalité dans la nature et s'insurger contre l'évidence. Il est
visible que beaucoup de choses se font et deviennent: les fils
sont issus des pères, capables à leur tour de laisser une
postérité.
Mélissus, le moins perspicace de l'École, ne recule pas devant
cette conclusion absurde Rien ne se fait dans l'univers, tout est
un même être, immobile, infini. Le raisonnement est étrange,
comme tout raisonnement qui va à l' encontre des faits. Ce qui
est produit, dit Mélissus, a un principe or l'être n'est pas pro-
duit donc il n'a pas de principe. Ce qui n'a pas de principe n'a
pas de fin: donc l'être est infini. Ce qui est infini ne peut se
mouvoir: donc l'être est immobile. Il n'est pas étonnant, dit
Aristote, qu'une absurdité admise conduise à d'autres absurdités.
L'erreur de Mélissus est que rien ne se fait dans la nature. Il
prétend l'établir.
Si quelque chose, dit-il, se faisait, ce serait de l'être ou du
néant. De l'être? Alors cela existe déjà. Du néant? Impossible,
car de rien, rien ne se fait.
Sans réfuter autrement Mélissus, constatons simplement qu'il
ignore cet axiome plein de bon sens, que les arguments n'ont
point de valeur contre les faits. Il aurait dû examiner expéri-
mentalement si oui ou non quelque chose se fait dans la nature;
la réponse ne pouvait tarder et cette réponse renverse sa
théorie.
Zénon s'attaque au mouvement, source de toutes les modifica-
tions qui envahissent les êtres de leur naissance à leur mort. Notre
Éléa te s'efforce de prouverque le mouvementest impossible et par
conséquent n'existe pas. Même erreur et même présomption
que plus haut; la réponse est aussi la même. Notre conception
ne crée point les choses, elle se contente de les connaître. Le
(1) Dans notre siècle, Hegel, que l'on a appelé, non sans raison, le plus grand
Sophiste de l'époque, a essayé de réhabiliter le nom et la mémoire des anciens
Sophistes, et il a été suivi dans cette tâche par plusieurs de ses partisans et par
quelques critiques et historiens, au nombre desquels se distingue Grote, dans son
Histoire de la philosophie.
(2) L'ordre logique règne dans nos idées, l'ordre ontologique dans les choses.
(3) H. Spencer est encore de nos jours complètement de cet avis. Voir son livre
des Principes, commencement.
du philosophe allemand, répond le subjectivisme sensualiste du
sophiste grec » (1).
Gorgias soutient une doctrine plus radicale encore. Ce qui
apparaît ne nous est même pas garanti par notre connaissance,
ni d'aucune autre manière. La preuve, c'est qu'il n'y a point de
rapport nécessaire entre nos pensées et leur objet, pas plus
qu'entre nos paroles et nos pensées les unes ne sont donc
point garantes des autres.
A travers les paroles, nous ne pouvons être sûrs de la pensée
de personne et personne n'est sûr de la nôtre. Nos concepts
semblablement ne disent rien d'absolu touchant la réalité de
leur objet. De sorte que nous ne sommes même pas en face
d'un perpétuel devenir, comme tout à l'heure, mais au sein d'un
absolu néant.
Il est facile aujourd'hui de répondre a Gorgias qu'un mot
n'existe pas dans une langue sans que ceux qui la parlent n'y
attachent un sens de sorte que, entre le mot et la chose il y a
toujours un rapport de fait, sinon de droit, très suffisant pour
nous conduire infailliblement de l'un à l'autre. Nous dirons
également qu'entre l'objet et l'idée il y a rapport de fait to.utes
les fois que la connaissance est expérimentale, et rapport de
droit quand elle est rationnelle, ajoutant que s'il y a des appa-
rences dans le monde, à plus forte raison y a-t-il des réalités;
car les mirages sont impossibles sans les paysages qui les
engendrent. Si donc l'on constate du devenir, il faut qu'il y ait
de l'être quelque part présidant à ce devenir et révélé par lui.
Ces réponses, faciles aujourd'hui, l'étaient moins aux temps
dont nous parlons il a fallu de grands génies pour les décou-
vrir.
Les théories jusqu'à ce jour mises en avant sur l'origine des
choses, toutes incomplètes et pour la plupart contradictoires,
ont facilement amené ce chaos d'idées et ce dévergondage de
paroles propres aux Sophistes. Ces hommes, non dépourvus de
talent, se faisaient fort de plaider avec un égal succès le pour et
le contre sur n'importe quel sujet; de ne laisser aucune question
sans réponse, aucune objection sans réplique. Pour arriver là,
Fr. A. VILLARD,
(Suite).
(3)
suiv. ' •' <' •
(1) Genèse chaldéenne, éd. allemande, p. 61 et suiv.
.
(2) Voy. notre étude, Le caractère moral du délugeJ
-:: i ]<'< :•
Voy. notre étude, La réalité historique du déluge (Fribourg, 1B93], p. 118 et
*le peuple à peuple, aux époques historiques, mais elle montre une fois de plus
combien les souvenirs traditionnels sont sujets a se déformer en vieillissant,
surtout lorsqu'ils passent par plusieurs recensions successives, et quel prix la
critique doit attacher à la possession des documents originaux. La neuvième
ligne de notre cinquième tablette présente un intérêt spécial elle ouvre des
perspectives inattendues sur l'une des conceptions fondamentales de lu géologie
des anciens Babyloniens. On y voit, en effet, que, d'après eux, 1 univers entier
avait été tiré des eaux, c'est-à-dire de l'océan primordial, ce qui rappelle
étrangement la théorie plus moderne des neptuniens, et que la terre ferme
était censée reposer sur un abîme rempli par les eaux chaotiques. Cette der-
nière idée répond à s'y méprendre à la conception moderne d'un noyau interne
à l'état de fluidité. ignée. Or, si rien ne permet d'affirmer que tel soit, aujour-
d'hui encore, l'état des parties intérieures de notre globe, si les interminables
polémiques et les savantes études que cette question a suscitées n'en ont
guère avancé la solution, en revanche, les progrès de l'astronomie ont mis
pour ainsi dire hors de doute la fluidité originelle des astres et leur formation
par refroidissement et condensation progressifs, avec passages successifs et
insensibles de l'état gazeux à l'état liquide et de celui-ci à l'état solide. Il est
possible, donc, que la masse centrale du globe soit aujourd'hui complètement
solidifiée, et c'est à peine si l'explication des phénomènes volcaniques oblige
d'admettre l'existence de régions non encore solidifiées, qui fonctionneraient
comme des réservoirs isolés se déversant au dehors par les bouches éruplives,
au fur et à mesure que la contraction progressive de la masse générale agirait
sur eux comme la main sur une poire en caoutchouc. En tout cas, l'aplatisse-
ment polaire ne saurait être invoqué, comme on le fait trop souvent, comme
une preuve certaine d'un état actuel, ni même originel, de fluidité. La plasticité
qui résulte nécessairement pour les régions internes du globe de la pression
des couches superficielles est suffisante pour y neutraliser complètement les
effets de la cohésion et pour mettre la masse interne dans un état moléculaire
tout semblale à celui des liquides. Cela étant, la rotation axiale devait aplatir
le globe terrestre, que celui-ci fût intérieurement liquide ou non. A cette
remarque de Heim, nous ajouterons qu'à nos yeux, le phénomène géother-
mique pas plus (jue les émissions centrifuges dans leur infinie variété, depuis
les courants de concrétion engendrant les filons plombeux, jusqu'aux émissions
gazeuses qui, en se sublimant, forment les veines stannifères depuis les
veines rocheuses stériles ou chargées de minerais disséminés, jusqu'aux émana-
nations hydro-carburées engendrant, selon la magnifique synthèse de M. de Chan-
courtois, les gîles dé pétrole, de graphite et de diamant et les déplorables
dégagements de grisou, ne sauraient nous forcer à admettre un noyau interne
actuellement fluide. La chaleur interne du globe nous semble pouvoir s'expli-
que^ même en dehors de cette hypothèse, par la seule provision de chaleur,
reste de l'ignition originelle, conservée sans perte notable, malgré l'avidité des
espaces froids, grâce à la faible. conductibilité de l'écorce rocheuse. Il n'est du
reste pas défendu de penser que cette provision de. chaleur interne se renouvelle
sans cesse, au moins en partie, grâce aux dégagements calorifiques résultant
du mouvement centripète des compartiments de la lithosphère et de la con-
centration progressive du noyau lui-même. Ce mouvement, unique en somme,
dont l'essence est d'être général et, sinon absolument continu, du moins raj>-
sodique, c'est-à-dire sans cesse récurrent, est du même genre que la tendance
générale à la condensation qui produisit jadis J'individualisationdes astres et
alimente actuellement encore l'incandescence des étoiles il n'en est que la
dernière manifestation et, comme elle, il doit avoir pour conséquence un
développement de chaleur de naturecompenser au moins partiellement la
radiation sidérale et à retarder la mort des astres. Le grand principe de la
conservation de l'énergie se trouverait ainsi satisfait et le phénomène parfai-
tement constaté de la chaleur interne débarrassé d'une liaison gênante avec
l'hypothèse douteuse du feu central. A la place de celle-ci, on verrait in-
tervenir, comme cause explicative, un autre phénomène parfaitement constaté
aussi, le phénomène orogénique, dans sa résultante générale l'écrasement
centripète progressif de la lithosphère. Cet écrasement, conséquence du retrait
progressif du noyau interne par suite de son lent refroidissement séculaire,
suppose à la vérité un noyau encore chaud, non encore en équilibre de tem-
pérature avec les espaces ambiants, mais non un noyau en état actuel de fluidité
ignée.
Quant aux émissions centrifuges, elles ne nous paraissent pas non plus
impliquer nécessairement l'existence d'un noyau actuellement fluide. Nous
croyons qu'elles peuvent s'expliquer par « l'effet de seringue » produit sur un
magma plastique encore imprégné de gaz et de liquides, par les couches super-
ficielles, dans leur mouvement continu ou rapsodique vers le centre. Et cette
conception nous rend compte également des gites formés en une fois, des
réouvertures suivies de remplissages successifs et des gites à alimentation
constante, comme un grand nombre de gisements pétrolifères ou asphaltiques
et les poches a grisou.
Nous n'avons aucun plaisir à combattre pour elle-même l'hypothèse du feu
central, qui n'a rien pour nous déplaire; nous voulions seulement montrer
qu'elle n'est pas nécessaire, comme on l'a cru trop longtemps. Supposons donc
que nous la rejetions pour un instant; que devient l'antique conception chaldéo-
hébraïque des eaux chaotiques intérieures? Perd-elle toute vraisemblance
scientifique? devient-il impossible de lui trouver dans nos idées modernes
aucun équivalent, si ce n'est quant à la forme, du moins quant au fond, et faut-il
la rejeter purement et simplement au rang des fables Non pas. Il est, parmi
les conquêtes les plus récentes de la plus jeune des sciences naturelles, la
géologie mécanique, une théorie de première importance qui, en y regardant
bien, se rapproche étonnement de la conception babylonienne. Heim (1),
Daubrée (2), Gümbel (3) et beaucoup d'autres ont étudié la série si complexe
des phénomènes de déformation intime que peuvent subir les roches par suite
(1) Mechanismus der Gebirgsbildung II et passim.
(2) Études synthétiques de géologie expérimentale, I" partie, 2e sect., ch. ni. Voir
aussi de Lapparent, Traité de géologie, p. 1446.
.(3) Gcognott. Mittheil. aus den Alpen, VII.
des réactions mécaniques mutuelles qu'entraîne la dislocation d'une région
donnée. Le premier de ces savants en a déduit le principe, dès lors inscrit en
tête de la géologie mécanique, de la plasticité latente qu'acquièrent les roches
dans les profondeurs du globe, par suite de la surcharge qu'elles supportent
et de quelques autres circonstances secondaires et contingentes. Il a montré,
en outre, que cet effet se produit, pour toutes les roches connues, sous une
hauteur de charge maximale de 10,000 mètres. Gümbel pense que la faculté
de déformation plastique serait acquise aux roches plutôt grâce à une fragmen-
tation infinitésimale que par une suspension momentanée de la cohésion
plus grande partie de sa masse (1), est occupé par un magma parfaitement
la
plastique qui n'a de solide que le nom et qui, par celle de ses propriétés qui
pourrait frapper le plus vivement un esprit non scientifique l'impossibilité de
porter les pas, se rapproche infiniment des « eaux chaotiques » auxquelles
croyaient les anciens Sémites. En outre, trait de ressemblance de plus dans
la conception moderne comme dans l'antique, cette masse plastique intérieure
représente, dans les profondeurs de la planète, un résidu du chaos origine
dont elle a été tirée. Il y a donc, entre l'ancienne conception sémitique (ou
peut-être même présémitique) et la théorie moderne sur le noyau central une
analogie frappante qui méritait d'être signalée. Maintenant, peut-on aller plus
loin et faut-il regarder la conception antique comme le résultat de spéculations
scientifiques fondées sur l'observation des astres ou l'expérience des volcans
et des tremblements de terre ? A coup sûr, les phénomènes de ces deux der-
nières classes sont bien propres à faire naître le sentiment de l'instabilité du
sol. De là à le concevoir comme un radeau flottant sur une masse liquide, il
n'y a qu'un pas. D'autre part, les phénomènes sismiques sont et paraissent
avoir toujours été caractéristiques de la région méditerranéo- indienne où
s'épanouirent les civilisations préhistoriques (2). A l'expérience contemporaine
et aux motifs d'ordre géologique qui militent en faveur de cette opinion, sont
venus se joindre, dans les dernières années, les résultats de l'assyriologie et
de l'exégèse biblique. Interprétés à la lueur de la géologie moderne, les textes
ont permis de reconnaître, avec une très grande probabilité, dans le déluge (3),
la destruction de la Pentapole jordanique (4) et les circonstances qui permirent
aux Hébreux le passage de la mer Rouge (3), des phénomènes sismiques
entièrement comparables à d'autres du même genre, observés dans les temps
historiques. Ainsi donc, rien ne semble s'opposer à ce qu'on voie dans la con-
ception babylonienne une notion scientifique. Loin de nous, cependant, l'idée
(1)
cit.
étudierons un jour ou l'autre cette intéressante question.
4
de vouloir imposer cette opinion. D'autres y verront une « première apercep-
tion de la raison à son éveil », d'autres enfin une « tradition primordiale » ou
même une « révélation primitive ». Ils auront peut-être raison, quoique la
révélation directe de vérités purement scientifiques, sans aucune influence
morale, puisse toujours être révoquée en doute. C'e,st un point sur lequel les
études exégétiques des dernières années ont amené une sorte de consensus des
interprètes qui n'est pas sans valeur.
Nous avons vu que, selon les anciens Chaldéens, la terre ferme était censée
reposer sur un abîme rempli par les eaux chaotiques. Le même texte nous
affirme que ce « lac infernal » souterrain était contenu par de puissantes
murailles et des portes gigantesques, qui empêchaient ses flots de se répandre
sur le monde et de le submerger. Est-ce lu l'abîme, le tehôm des Hébreux,
dont les portes (ou les sources) se rompent pour causer le déluge ? Ou bien,
au contraire, lehôm signifie-t-il la mer, comme on l'a prétendu, ou encore les
nappes d'eau souterraines qui, en terrain alluvial, s'étendent de part et d'autre
du cours visible d'un fleuve, lui constituant un cours invisible qui suit l'autre
avec l'extrême lenteur à laquelle l'oblige la somme énorme des frottements à
vaincre pour filtrer à travers tes sables et les graviers? Cette dernière interpré-
tation a été adoptée par Suess qui en a fait l'une des bases de sa magistrale
explication géologique du déluge, et il faut avouer que les circonstances de
cet événement, tel que le décrit le poème cunéiforme découvert par Smith
(en 1872), la recommandent chaleureusement.
Le texte chaldéen passe maintenant à la création de la lune, personnifiée par
le dieu Uni Lorsque Aitu, le dieu suprême, eut résolu de créer la lune, il
ouvrit les portes de l'abîme et produisit dans le sombre océan souterrain un
mouvement tourbillonnant analogue à l'ébullilion. Au bout d'un certain temps
et sur l'ordre d'Anu, la lune, sous forme d'une bulle immense, se dégagea de
ce bain en fusion, sortit de l'abîme par les portes ouvertes et, d'un trait,
s'élança vers la voûte céleste pour y prendre sa place marquée (I). -Telle est,
selon les Babyloniens, l'origine de notre satellite. Or, sans vouloir, plus que
précédemment, chercher à tout prix de la science là où il n'y a peut-être qu'un
mythe naïf, nous croyons devoir faire ressortir certaines coïncidences frap-
pantes. En premier lieu, l'idée fondamentale de la conception chaldéenne, que
la lune est dans la dépendance de la terre et en provient, s'accorde avec les
enseignements de l'astronomie moderne. Celle-ci nous montre en effet, et dans
la théorie de Faye mieux encore que dans l'hypothèse ancienne de Laplace,
les satellites dérivant respectivement de leur astre principal par séparation
et pelotonnement successifs d'anneaux (sans préjudice pour les progrès ulté-
rieurs des condensations centrales). En second lieu, si on compare le processus
à l'aide duquel s'effectue, dans la conception babylonienne, la séparation du
compagnon de son astre principal, avec celui qu'assigne notre science actuelle,
tout y est amas chaotique (nous dirions nébuleux) formant à l'origine l'astre
total, et mouvement tourbillonnaire destiné à produire la séparation du satel-
périodiques.
Science et socialisme. Kevue de pathologie mentale.
Analyses et comptes rendus. – V. Henri. Sur un cas d'audition colorée.
lîevue des
–
–
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
Janvier 1893.
Ixt n on L"«:ri o x
NECROLOGIE
Le cardinal Zigliara vient de mourir. Ce n'est pas seulement l'ordre de
SL Dominique qui est douloureusement atteint cette mort est un deuil pour
tous ceux qui s'intéressent aux études thomistes dont l'éminent cardinal était
l'un des plus illustres représentants.
Né à Bonifacio, en Corse, le 29 octobre 1833, il fut élevé chez les frères de
la doctrine chrétienne. Un digne père jésuite, le P. Piras, se chargea d'achever
son éducation. A 18 ans, le jeune Zigliara entra dans l'ordre de S1 Dominique.
En 1859, après avoir subi de la façon la plus brillante ses examens de lecteur,
il fut envoyé au collège dominicain de Corbara en Corse.
C'est dans cette retraite féconde, où le R. P. Didon devait, 20 ans plus tard,
méditer son Jésus-Christ, que le jeune professeur mûrit les idées directrices
des travaux de toute sa vie. Le traditionalisme et l'outologisme étaient, chez
les catholiques, le grand obstacle au progrès des doctrines de SI Thomas.
Successivementon vit paraître le Saggin sulprincipiidel Tradizionalismo (1865),
les Osservazioni sopra alcune inlerpretazioni sull' idcologia di S. Tommaso
l'étude: Delta luceintellectualeedelontologi&mot, 18"4 (Traduction française 1884).
Appelé à Rome en 1870 pour occuper la chaire de dogme au collège de la
Minerve, il prit place parmi les maîtres en publiant sa Sunima philosophiez ad
usum scholarum (1816) ouvrage devenu classique, et la savante dissertation
De mente concilii viennensis in definiendo dogmate unionis animai humanse
cum corpore (1878) (1).
Devenu cardinal et, plus tard, préfet de la congrégation des Études, il con-
sacra tous ses labeurs à la propagation de ses chères doctrines. Il publia la
Propœdeutica, le plus synthétique et le plus largement conçu, peut-être, des
manuels d'Apologétiquechrétienne.
Il prit une part principale à la publication de l'édition léonine des œuvres
de S1 Thomas. La mort l'a surpris au milieu du sillon commencé il travaillait
à l'achèvement d'un commentaire nouveau de la somme théologique, cnrteprise
gigantesque que notre siècle n'avait pas encore tentée.
Fr. A. G.
adunque t'u ncgli alti clisegni di Dio, stabilito quai propugnacolo della scienza cattolica.
E conic egli risponclesse alla nobile impresa, bon lu rlimostra lunga série de' dottori,
chc con alla testa Alberto Magno, in csso perpctuamentellorirono, o sparscro sulla terra
larcin liiiini di sapienza ». Conoscenza intelleltaule, vol. II, cap. iv, art. iv, 3a edit. Cf.
Suarez, De relitfione, tr. IX, lib. n. cap. vi, n. 12.
(l) n Prias habuit stuclium cum rcli^ione conjunctum ». Opp. t. II, p. "HO, édit. Kom.
M. Didin, dans son excellent livre La querelle île Mithillon et du l'ahbé de Itnncé,
aurait dû utiliser ce texte, puisqu'il en a utilisé d'autres d'IIunibcrt de Ilomans. Cette
constatation d'IIuinbcrb, l'un des hommes les plus admirables qu'on puisse étudier an
Ain" siècle, lui aurait servi à corroborer la conclusion soutenuedans son ouvrage.
quoi de remarquablement élevé au point de vue intellectuel. Les.
Saintes et Bienheureuses elles-mêmes seront représentées par la
docte Catherine de Sienne. Au surplus, nul n'ignore que les sainls
expriment excellemment le caractère de l'ordre auquel ils appar-
tiennent. Et il n'en peut être autrement, puisqu'ils se sont sanc-
tifiés en poursuivant le but particulier de leur ordre et en
mettant en oeuvre les moyens spéciaux qu'il leur offrait.
11 va sans dire d'ailleurs qu'en faisant cette observation, et en
(1) Cf.P. Vercellone, Disserlaz. Acnil., pp..13-15, ltomu, ISO-i et Annleci» Jiiri.i l'onl.,
an. 1858, p. 68-1, seq. Ces études furent poursuivies constamment dans l'ordre, et en
15îS, un autre dominicain, le P..lac. Ma^dalius, publiait à Cologne son Correclorïnm
Bibllcuin.
(2) Cf. Hub. Phalesius, Prxamb in Concord. 7ii/j(., édit. Vend. 17(iS.
(3) Voir Sixte de Sienne, O. P. liihliolh. lib. IV, t. I, pp. 461-165, édil. Vend. 157"i.
(4) Cf. Ilenr. a Porta, O. P. lie linguarnm orient. pracslanlia, p. 5S, edit. Mediul,
1758.
grand effort intellectuel de cet homme éminent, et qu'il résuma
plus d'une pensée recueillie par lui sur le sol sacré de la terre
d'Israël, où il passa comme patriarche de Jérusalem (1).
Puisque nous parlons de l'interprétation des Écritures dans
l'ordre de S.-Dominique, il nous-sera permis, en laissant d'ail-
leurs de côté cent autres travaux importants (2), de mentionner
spécialement la forme que lui donna s. Thomas, nous ne disons
pas dans ses incomparables Commentaires scolastiques, mais dans
sa Catena aurea, tant el si justement louée. C'est le texte divin
expliqué par le texte des Pères ce sont les deux sources de la
révélation réunies dans un même océan.
Si nous passons de l'interprétation proprement dite aux lois
qui la régissent, nous trouvons ici encore des mérites nouveaux.
En 1433, Fr. Jean de Raguse dictait dans le concile de Bâle
des règles qui peuvent être considérées comme l'un des premiers
essais à' Introduction à l'Écriture sainte (3), jusqu'à ce que Sanctès
Pagnini imprimât pour la première fois à Avignon en 1525 (4),
la première Introduction proprement dite, sous le titre de Isagoge
ad SS. Lit le ras, et que Sixte de Sienne, dominicain comme
Sanctès Pagnini, porUU à toute la perfection alors possible, la
science nouvelle dans sa célèbre Bibliolheca Sacra, imprimée à
Venise en 1566.
Le même Sanclès Pagnini, le premier depuis s. Jérôme, com-
mence dès 1521, et achève à Lyon en 1528, après vingt-cinq ans
de labeurs préparatoires, sa version fameuse de la Bible entière,
faite sur les textes originaux (5), pendant que son confrère et
(1) Cf. SixL Son. O. P. llibliolh. Sa recta, lih. iv, p. 531, édit. cit. Richard et Giraud,
Diction., art. Palu (Pierre). On trouve encore dans lcs bibliothèques des parties dis-
persées de son Commentaire il ne serait pas impossible peul-êlre de le reconstituer
dans son ensemble, avec quelques recherches.
['2) l'ai' exemple que s. Dominique le premier ait interprété à la cour pontiiîeale
les Kpilras de s. Paul, d'où la charge toujours dominicaine de Maître du Sacré
Palais.
;») Labbe, Concilia, t. XII.
(S) Nous observerons ici que M. Lamy, Introd., vol. I, p. 3, -ic edit., fausse partiel-
lement la chronologie dans cette question.
(5) Cf. Lelonj;, Ilihliolli., cap. iv. Sanctès Pagnini a mérité magnifiquement des études
bibliques. publia entre atiti-es
liil)lilltkes. Il lit&131ia autres ouvrages sg)
sonii Chaldnïcum ICnchiridion,
Etechii,i(lioit, Rome,
Roiiie, 1523
ses Itutlilu doues Ilehraïciu, Lyon, 1526; son Thésaurus Linijiue Sanette, Lyon, 1529.
Cl". Ilenr. a Porta, op. cit., pp. "(i-77 Echard, Scriptores, an. 15-11. Lorsque Fra Bar-
lolomeo reprit les pinceaux sur son ordre, il nous laissa son portrait dans le person-
nage central de l'admirable fresque hex disciples d'Eniaù's.
contemporain, le P. Marmochini, la traduit également des textes
originaux en italien. Auparavant déjà le B. Jacques de Vora-
gine, 0. P., le premier au xin" siècle, avait donné de la Vulgate
une traduction italienne, célèbre pour son élégance (1); plus
tard, un autre Dominicain, Jean de Relach, donna la première
traduction allemande qui ait été imprimée de la Bible. Le domi-
nicain Augustin Giustiniani, non seulement ouvrit dans l'Uni-
versité de Paris le premier cours d'hébreu qui y fut donné
officiellement (2), mais encore, entre autres ouvrages superbes,
« par une audace nouvelle et immense, le premier de tous, il
réunit en un seul tout, qu'il nomma Oclaple, les deux Testaments
écrits dans les cinq principales langues l'hébreu, le chaldéen,
le grec, le latin, l'arabe » (3). Le Psautier parut à Gônes en
1516 (4), admirablement imprimé, à l'époque où il en était
encore à faire préparer son édition du Vieux Testament.
La Polyg!olle de Giustiniani ne put être achevée d'imprimer
faute d'argent.
Nous ne saurions oublier ici une science qui se rapporte aux
sciences bibliques, nous voulons parler de l'orientalisme bi-
blique. C'est Fr. Raymond Martin qui l'inaugure dès 1250, avec
son Pugio Fidei. Cet homme fut la meilleure gloire de ces
écoles de langues orientales, que s. Raymond de Pefiafort avait
créées pour l'évangélisation et la réfutation des Arabes (5). Il
parlait et écrivait avec une égale facilité l'hébreu, le chaldéen et
l'arabe.
Son Pugio Fidei, que lui avait volé Galatinus, et que Du
Voisin lui a rendu, demeure aujourd'hui encore un chef-dœuvre
dans son genre. C'est un premier et magnifique essai d'apolo-
(1) Noël Alexandre, Hisl. Eccl., stuc. XIII, cap. iv, art. v.
(2) 11 raconte lui-même le faif, en ces termes « (Francesco I) mi fece sue consi-
gliero e suo elemosinaro. e mi manda in Parijji, dove mi detenni insino al quinto
anno, e lessi, e piantai in l'Univursità Parisiensi le Litere Hebrcc ». /limait délia Rep.
di Genova, lib. v.
(3) « Kovo et. ingenti ausu primus omnium ulrunique sacra; legis instrunientum
quinque prœcipuis linguis, hebraea, chaldea, grieca, latina et arabica, in unum cor-
pus Octapla inscriptum redegit. >j Sixtus Senensis, Bihlioih., lib. îv, p. 38.i, edit cit.
(4) C'est là précisément que l'auteur a trouvé moyen d'insérer, comme il l'avait faitL
dans ses Annali, l'un des textes les plus importants et les plus décisifs que nous pos-
sédions sur les origines de Christophe Colomb.
(5) Sur les études linguistiques dans l'ordre des Frères Prêcheurs, on peut consulter
Henricus a Porta, op. cit..
gétique par les documents parallèles au Nouveau Testament (1).
Fr. Riccoldo da Montecroce inaugure à son tour l'ethnologie
biblique dans son Itinerarium, de même qu'au xvnc siècle,
Wansleben inaugurera Végyptologie et deviendra un précur-
seur de Champollion (2). Ces trois religieux ont compris l'im-
portance de l'archéologie biblique, ont inauguré cette science,
ou lui ont rendu d'immenses services.
Mais il est temps d'arriver à la théologie proprement dite,
nous voulons dire la théologie rationnelle ou théologie sco-
lastique, cette merveilleuse combinaison de la révélation et de
la raison, qui s'éclairent l'une l'autre, et ensemble portent dans
l'intelligence humaine tout ce que peuvent donner de lumière,
l'autorité divine et le génie humain.
Ici nous rencontrons deux hommes qui, de l'avis de tous,
sont nécessairement au premier rang Albert le Grand et Thomas
d'Aquin.
Possédant l'un et l'autre une incomparable envergure d'intel-
ligence, ils songent à créer la synthèse de tout ce que les
hommes ont appris ou de Dieu ou par eux-mêmes. Ils acceptent
d'une part toute la révélation et toutes les interprétations qu'on
en avait données le long des âges chrétiens; d'autre part, ils s'em-
parent de tout ce qu'avait conçu de plus grand et de plus sûr la
raison humaine, représentée par Aristote et Platon (ce dernier
interprété par s. Augustin et s. Denys), qui avaient hérité de
Socrate, lequel avait hérité déjà de Pythagore, héritier lui-même
de tous les sages antiques, puisqu'il avait parcouru l'univers
(1) La question de savoir si la fin dc son ouvrage est de lui, e?L laissée ici de côté-
Mais nous ne résistons pas au plaisir de citer les termes où il explique sa lapg'i:
pensée « Nullus sani capilis respuit en quod apud talcs (scil. Talmudistas) invenian-
lur, LeiJfem aut Prophe'tas. Lapidem enim preliosum prudens nequaquani despieil,
licet inventus i'ucril in draconis capite, vel bufonis. Mel quoque sputum est apum, et
aliquid forsitan minus dignum, habentium quidem venenosum aculeum non tamen
reputandus erit insipiens qui illud in suos suoruinque usus cunvertere noveril peru-
Liles, dummodo nocumentum aculci sciverit devilai'u. Non eryo respuanius traditiones
hujus modi (Talnuidistarum scilicel), sed potius amplectamur tum propter ea quai
dicta sunt, tum co quod nihil tam validum ad confutandum Judœorum impudentiam
reperilur, nihil ad eorum convincendam nequitiam tam efiicax invenitur. Denique
quid jucundius Ghristiano quam si distorquere facillime possit de manu hostium jçla-
dium, et corum deinde mucronc proprio eaput prtecindere infidele, aut instar Judith
ipsius arrepto pu^ione tiuncarc > '? Pugio Fidei, Proem.
(2) Voir lîcliard, Scriplores, t. II, p. 693, On a écrit sa vie il y a quelques années, et
Champollion en a accepté la dédicace.
connu, pour retrouver et exploiter les filons de la sagesse de tous
les peuples. Quand ils furent en possession de ces deux foyers
de lumière, ils les combinèrent, et ils créèrent le chef-d'œuvre de
l'intelligence humaine. La Somme surtout restera sans doute le
plus grand effort qu'ait tenté, et la plus grande œuvre qu'ait réa-
lisée le génie spéculatif, la plus parfaite combinaison d'intelli-
gence et d'autorité qui se doive réaliser (1).
A la suite de ces deux hommes, à la fois philosophes et théo-
logiens incomparables, s'offre une longue série de théologiens
et de philosophes, qui marchent fidèlement à travers les siècles
sur les traces glorieuses des Maîtres. Beaucoup, parmi ces der-
niers, n'appartiennent point à l'ordre de S.-Dominique; mais
beaucoup aussi, et des plus illustres, lui appartiennent. Nous ne
les énumérons point, ne voulant nommer ici que les chefs (2).
En voici d'autres encore. Vincent de Beauvais crée la première,
la plus vaste, la plus logique des encyclopédies dans son Spe-
culum; Raymond de Penafort compose la première collection
authentique des Dècrètales des Papes, et écrit la première Somme
des cas de conscience, annonçant de cette sorte s. Antonin, l'un
des princes non seulement de la morale spéculative, mais encore
de la morale pratique.
Cependant vint le jour où il fallut discuter, outre la théologie
en elle-même, les sources de la théologie alors apparaît le
dominicain Melchior Cano, qui, d'un coup, crée la science des
Lieux Ihèologiques, et la porte à une perfeetion telle, qu'il en
reste le prince incontesté.
Faut-il ajouter que dans la théologie mystique, outre les
noms glorieux d'Albert le Grand et de s. Thomas, il en est peu
d'aussi illustres que ceux de Tauler, Suzo, Louis de Grenade,
Catherine de Sienne? Tous ceux-là sont aussi les enfants de
s. Dominique.
Nous n'indiquons point leurs œuvres, tant elles sont connues.
étaient dans les ombitions des dominicains depuis longtemps. Humbei'l de ltomans,
incomparable comme génie pratique, dans le Mémoire qu'il écrivait, sur l'ordre de
Grégoire X, pour l'usage des Pères du concile œcuménique de 1274, réclamait spé-
cialement un catéchisme, une collection des conciles, un commentaire complet de lu
Bible, fait avec les textes des Pères, etc.
(1) Cf. Lecoy de la Marche, La treizième siècley p. 105.
(2) « Theologis prœ cteteris utilis est ». Perrone, De lac. theol., p. II, sec. n, cap. n,
g ix, note.
(3) Nous pouvons ajouter ici quelques faits qui rentrent dans cette catégorie, et
possèdent également leurs théories et leur théologie. Le card. Hugues de Saint-Chcr
fut le premier à approuver la fête du Saint-Sacrement, chanté plus tard par s. Tho-
mas. Les dominicains furent, chacun le sait, les premiers à instituer les confré-
ries du Saint-Sacrement et du Nom de Dieu et de Jésus, de même qu'un domini-
cain,le B. Jean de Vicencc, introduisit l'usage encore vivant en certaines contrées, de
se saluer, entre iiclèles, par ces mots: « Laudetur Jésus Christus ». – In rcternum ».
Cf. Becchetti, Sioria Eccl.t sec. xm. Les premiers qui aient écrit sur les dévotions
su Mère. Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Jacques de Voragine
et cent autres ne le cèdent à personne pour le nombre et l'im-
portance des écrits qu'ils composèrent en l'honneur de la plus
grande des créatures (1), le P. Miecowickz est l'un des plus
complets théologiens de la Vierge.
Après la Vierge, s. Joseph est l'objet de la piété et de la théo-
logie dominicaine, alors que son culte était bien loin du déve-
loppement. qu'il a acquis de nos jours. En plein moyen âge,
Albert le Grand l'avait déjà célébré et dans ses écrits, et par un
office spécial composé en l'honneur du grand patriarche; les
premiers à en écrire dans un sens plus moderne, et ceux qui en
ont écrit avec une meilleure théologie, furent deux dominicains
(1) Le titre est le suivant Planlœ per Gallium, liispaniam et-Italiam ohtervntie,
iconibus teneis exhibiUe, opus posthumum, accnr'a.nte Anl. de Jnssieu, Parisiis, 1714.
Le volume contient une vie et le portrait du P. Barrelier. Les autres mss. ont péri
dans un incendie, sauf quelques pafi'es, que l'on u publiées en 1887, clans les Annales de
la Société botanique de Lyon, t. XV, pp. 151, seqq.
(2) Cf. Marchese, Memorie, vol. Il, p. 386, seq., 3<= édit. Puisque nous indiquons les
fameuses cartes de géographie exécutées au Vatican par Fr. Ignazio Danti, nous rap-
pellerons en passant que huit artistes Dominicains ont travaillé ou à la construction
ou à l'embellissement du Vatican. Cf. Fietta, Sicolù Boccaxini, vol. I, p. 409.
Au sujet des cartes géographiques, citons les Annules de Colmar, qui entre autres
indications curieuses nous donnent celle-ci « Mappam mundi, nous dit l'écrivain
dominicain en parlant de lui-même, descripsi in pelles duodecim pergameni ». Le
célèbre archevêque de Gênes, Fra Agostino Giustiniani, fut aussi géographe célèbre,
et exécuta une carte de la Corse Fra Leandro Alberti eut une gloire analogue. Le
A propos de géographie et de cosmographie, il nous est
impossible, à l'heure où nous écrivons, d'oublier que lc seul et
invincible défenseur de Christophe Colomb, durant les sept
années de déboires cruels qui précédèrent son- départ, fut
Fr. Diego Deçà, et que pour ce motif le grand navigateur décla-
rait que les Espagnols devaient l'Amérique aux dominicains (1).
Les dominicains se sont occupés également d'astronomie et
de cosmographie, et non sans bonheur (2). Qu'il nous suffise de
rappeler que parmi les fauteurs de Galilée il faut compter entre
autres trois dominicains, qui furent tous trois maîtres du sacré
palais. Dans Y Approbation du Saggialore qui était en réalité une
réponse aux objections du P. Grassi, le P. Ricardi, futur maître
du sacré palais, félicite l'auteur de sa « subtile et solide spécu-
lation », et se félicite lui-même d'être né à l'époque de Galilée.
Cette approbation est contresignée par le P. Paolucci, maître du
sacré palais(3). Le troisième fauteur de Galilée sera, comme nous
P. Marehesc, dans ses Memorie, compte six géographes fort connus. Voir l'Indice,
vo. Geor/r:ifi.
(1; Cf. _4nnee Dom., n<" de janvier et février 1893. Dans l'histoire de la civilisation
des Amériques, les dominicains eurent aussi une très noble part. Le plus célèbre de
ces civilisateurs est Las Casas. Nous voudrions, laissant de coté leurs grands mission-
naires, tel que s. Louis Bertrand, lui adjoindre F. François Victoria. Ce grand
homme, le restaurateur des études en Espagne, détruisit scientifiquement dans ses
dissertations De Indis noviter invaullu, les théories sur lesquelles prétendait s'appuyer
ce que nous appellerions volontiers le cannibalisme européen. Voir parmi les Belec-
tiones du théologien la Relectio V, dans l'édition d'Ingolstadt, 1580.
(2) Ils s'en occupaient et avec un succès remarquable, dés le xinc siècle. En 1261,
Fra Lanfranco prédit une éclipse solaire, qui arrive au joui1 indiqué. Cf. Lubin, Divinu
Cnmmeilin, p. 19. La Clironique de Calmar nous apprend entre autres faits qu'en 1263.
Fr. Lutold prédit \u\n éclipse qui se réalise effectivement qu'en 1267, Fr. Godefroy
en prédit une autre, avec la môme sûreté de calculs qu'en 1277, un jeune dominicain
en prévoit une troisième encore. Pingre, dans sa Chronique des éclipses, mentionne
cette dernière. Devons-nous rappeler que le légat, Filippo Fontana, envoyé contre
Ezzclino, avait, pour compagnon Fr. Everard en qualité d' « astrologue »? Cf. Chronique
de Smeregi, dans les Scrij)L. Rcruni Uni., t. VIII, p. 101. Nous pourrions énumérer
bien d'autres faits, dans cet ordre d'idées, et les interpréter par des faits analogues,
par exemple par ce fait que la première horloge publique érigée en Italie le fut sur le
clocher de Sanl'Eustorgio, il Milan. Cf. Fietta, AVroïo Boccusini, vol. I, p. 79. Dans la
mécanique en général et spécialement dans la mécanique horlogore les Frères Prê-
cheurs eurent toujours leurs gloires, depuis l'antiquité, jusqu'au P. Embriaco, l'inven-
tcur de l'horloge hydraulique que tous les pèlerins (le Rome remarquent au Pincio.
C'est ainsi, pour n'apporter qu'un fait, que la première horloge publique de Forli fut
l'œuvre du dominicain Fra Gaspare. Cf. Marchcsc, Mcmorie, I, 178, 3(! édit. A propos
de mécanique, nous ne saurions oublier que dès le début de l'ordre nous avons les
légendes de l'automate d'Albert le Grand, celle de sa coupe enchantée, etc.
(3) Nous avons réédité cette approbation dans notre travail, l'Étude de la Somme
Ihêoloffique, p. 98.
l'apprend un contemporain, le célèbre théologien, mathématicien
et architecte, Fr. Vincenzo Maculano (1).
Mais il est une autre science où les dominicains curent un
rôle très remarquable nous voulons parler de l'archéologie.
Fr. Francesco Colonna, qui vécut de 1433 à 1527, se montre nu-
mismate et archéologue autant qu'artiste dans son singulier livre
YHypneroiomachia (2). Fra Giocondo, le très grand architecte,
qui vivait à la même époque (1430-1529) avait fait un recueil de
deux mille inscriptions qu'il dédia à Laurent le Magnifique (3).
Fra Sante Marmochi ni s'était occupé des antiquités étrusques
avant 1545.
Fra Alfonso Ciacconio, dès la fin du xvi" siècle, explore les Cata-
combes, et fait un recueil de dessins dont M. Wilpcrt vient d'éditer
une partie (4). Avant lui, Panvinio seul avait compilé simple-
(I) Nous nous autorisons ici d'un livre imprimé à Genève en 1050, sous le litre de
Giustct slatere dei porporali. et cité par le P. Marchese, Memorie, lib. III, cap. xx. En
toute hypothèse. Galilée lui (lui d'avoir été mieux traité en prison.
(2} II est le premier qui ait écrit sur l'art de graver les pierres. Voir sa biographie
dans le P. Marchese Memorie.
<
[3) Cf. Echard, Scriplores, t. II. p. 36. Elles ri ont pas été imprimées. On croyait ce
recueil perdu. M. Anzani, l'un des récents bibliothécaires de laLaurenziana de Florence,
en a retrouvé un exemplaire. Cesare Cantù parle de ce livre dans son Archeoloyia.
(ij Nous aimerions savoir pourquoi le P. Brucker, parlant naguère dans les Elude.*
religieuses du livre de M. Wilpert, Vie Kutuliombenyemâltle und ihre ;illen Copien.
tait le nom de Ciacconio,* tout en nommant liosio comme sujet de la publication de
M. Wilpert. En ce qui concerne notre question, la vérité est que sur les trente-quatre
sujets édités par M. "VYilpert, dix-sept appartiennent à Ciacconio et entre autres les
quatre premiers, tandis que dix à peine sont de lïosio. Au surplus M. Wilpertj après avoir
raconté avec les paroles de lîaronius rélonnemcnl de tous. lorsqu'on apprit, le. 31 mai
lô~K, la découverte des catacombes de la via Salaria Nova, dans la vigne de l'Espagnol
Sanchez, ajoute de Fra Alfonso Ciacconio, Espagnol lui aussi « Wàhrend auf lïaronius
mebrdie architectonische Seitc der KatacombeEindruck machtc, schenckLe ein andererl'
Gelehrtcr. Fra Alfonso Ciacconio, aus dem Predigerordon, mehr <2n cinzclnen ilonu-
menten, besonders den Malurcicn, sein Aufmci'ksamkeit. Qui vir, schreibt von ihin
sein Freund Macarius, si quid crat quod faeeret ad sacram antiquitatem, libens invi- i-
schat, et pictoribus adhihitis delineabat atque inter alia coemclcrium illud via Salaria,
quod Priscillae esse creditur, repertum et recognitum anno MDLXXYUI. perlus-
Irarat, et omnes picturas loci illius expressas, in librum redegerat, etc. « 'Wilpert,
op. cit., pp. 1-2. Ciacconio avait fait d'autres travaux archéologiques, entre autres
une description détaillée, avec gravures à l'appui, de toute la colonne Trajane; un
traité des Antiquités romaines, dont Mabillon raconte avoir vu un ms. dans la biblio-
thèque Chigi. Cet homme est l'un des esprits les plus remarquables que nous oll're
l'histoire dominicaine. Rien ne lui restait étranger, à une époque où bien peu s'inté-
ressaient à ce qui l'a intéressé. Sa biographie serait à écrire.
A propos de l'histoire des Catacombes, on nous permettra de consigner ici un détail
il l'usage des spécialistes, savoir que s. Dominique passait parfois des nuits entières à
prier» ad catacumbas ». Cf. Mamachi, Ann. O.P., p. iS-ijEchard, Scriplores, t. I, p. 33.
ment quelques documents écrits, de sorte que Ciacconio peut être
considéré comme l'un des créateurs de l'archéologie chrétienne.
Enfin Mamachi est assurément l'un des premiers qui aientcompris
toute l'importance de l'archéologie au point de vue théologique.
Ses ouvrages en font foi, même quand ils sont restés inachevés.
Tel a été, exposé à grands traits, le rôle d'initiatives départi
par la Providence il l'ordre de S.-Dominique, et la fidélité decelui-
ci à remplir ce rôle.
On s'explique mieux maintenant pourquoi un dominicain,
Fr. Robert Holcot, a écrit le premier, et peut-être le seul livre qu'on
ait écrit sur l'amour des livres, le célèbre Philobiblion (1).
Maintenant après les sciences, les arts.
Ici l'ordre de S.-Dominique occupe une place que nul ne songe
à lui discuter. Non seulement il a ses traditions esthétiques
vraiment remarquables par l'élégance, la simplicité et la force
dans les monuments qu'il a érigés ou fait ériger le long de son
histoire, par tout l'univers, mais encore il a donné un si grand
nombre d'artistes de premier mérite, que nul ne lui constestera
le droit d'être à ce point de vue heureux de son passé. Né avant
l'invasion du pédantisme de la seconde Renaissance, il n'eut
jamais le goûtfaussé; resté pauvre, le plus souvent, il n'eut jamais
la tentation de faire des profusions funestes resté moine, il put
se livrer lui-même aux études artistiques.
Il a, entre cent autres, comme architectes, Fra Sisto et Fra
Ristoro, qui ont construit le Bargello et Santa Maria Novella, à
Florence; la Minerve, à Rome; Fra Gioconde, à qui l'on doit le
Palais de Justice à Vérone, l'ancien pont de Notre-Dame à
Paris, le Fondacco des Allemands, à Venise, et tant d'autres
œuvres admirables (2) comme peintres, Fra Angelico, Fra Bar-
tolomeo (3); comme peintres verriers, le B. Jacques d'Ulm et
(1) Malgré l'autorité de tous les anciens mss. et spécialement de ceux d'Oxford, où
écrivait l'auteur, on a cherché à ravir à Fr. Robert la gloire de son livre. Elle lui
restera bon gré mal gré, et cela s'établira prochainement peut-être.
(2) Le P. Marchese, dans la table de ses Memorie, 3" édit., indique 55 architectes
dominicains. Et il ne les a pas tous connus, surtout pour les pays étrangers à l'Italie.
– 11 est une sorte d'architecture religieuse que les dominicains seuls ont pratiquée, sans
que d'ailleurs nous ayons à les en féliciter nous voulons dire l'église à deux nefs,
dont le chef-d'œuvre est l'église des Jacobins de Toulouse. Le chanoine Auber en a
expliqué le sens dans son Symbolisme religieux, vol. III, ch. iv.
(3) Le P. Marchese, op. cit., énumère 45 religieux dominicains peintres de renom, et
REVUE thomiste. – I. – 20.
Fra Marcillat, maîtres souverains dans leur art (1); comme mi-
niaturistes, Fra Benedetto, Fra Eustachio (2); comme marque-
teur, Fra Damiano, l'un des plus illustres dans son art, s'il
n'est pas le plus grand (3) comme sculpteurs, Fra Guiglielmo
da Pisa, qui a sa part dans l'oeuvre du tombeau de s. Dominique
et de la façade d'Orvieto, et Fra Jacopo Talenti, qui fut aussi
l'architecte du Cappellone degli Spagnoli à Florence (4). Il y a
eu dans l'ordre de S.-Dominique des fondeurs, comme le célèbre
Fra Domenico Portigiano, qui a fondu les portes de la cathé-
drale de Pise; des modellatori tels que Fra Ambrogio della
Robbia et Fra Paolino da Pistoia (5); des ingénieurs tels que
(7).
Fra Vinc. Maculano et le P. Labat (6).
Nous aurions beaucoup à ajouter à ces données mais nous
ne faisons que jeter un coup d'œil rapide sur les sommets de
l'histoire
15 dominicaines, qui ont aussi leur place marquée dans l'histoire des beaux-arts. EL
l'on peut ajouter beaucoup à cette liste. L'on ne saurait oublier ici que la première
Danse macabre a été peinte chez les Dominicaines de Baie, en 1312. Nul n ignore
combien cette idée est devenue populaire, et quelle grande quantité d'oeuvres célèbres
elle a inspirées.
(1) Le P. Marchese, op. cil., indique 22 peintres verriers de renom appartenant à
l'ordre de S.-Dominique.
(2) Dans l'ouvrage du P. Marchese, on trouve les noms et les biographies de 28 mi
niaturistes hommes, et de 12 miniaturistes femmes, qui ont fleuri dans l'ordre de
S.-Dominique, et méritent un nom dans l'histoire des arts.
(3) On trouve la vie de 5 marqueteurs dans le livre du P. Marchese.
('!) Dans le livre du P. Marchese, on trouve la vie de 6 sculpteurs dominicains.
Et plusieurs font défaut, par exemple Fra Pasquale, de Rome, l'un des maitres en
cet art au xin* siècle, si l'on en juge par le sphinx,découvert naguères, qu'il a sculpté,
signé et daté.
(5) Le P. Marchese en compte 5 c'est-à-dire 2 dominicains et 3 dominicaines.
(6) D'après le P. Marchese, 6 dominicains ont été illustres comme ingénieurs
hydrauliques, et 9 comme ingénieurs militaires. Ils ont construit au moins 9 ponts
célèbres, d'après le même auteur.
On peut se faire une idée des préoccupations de l'ordre au sujet des beaux-arts, si
l'on se rappelle que plus de 20 auteurs ont écrit de choses artistiques, d'après
l'énumération du P. Marchese. Et il ne se nomme pas lui-même. Ajoutons-y l'im-
mense influence que Savonarole a exercée sur les beaux-arts au xvi* siècle, où tous
les grands artistes furent ses disciples, et où le premier alors il posa les principes dc
l'esthétique.
(7) Il est pourtant un art que nous voulons signaler, celui de la dactylologie. Nous
connaissons la gloire de l'abbé de l'Épée. Mais c'est un fait étrange que dès 157!), Fra
Cosimo Roselli, dans son Thésaurus Arlificiosse Mémorial, fol. 103-105, edit. venet.,
ait donné, en gravures, et avec explications à l'appui, trois méthodes analogues. Assu-
rément l'abbé de l'Épée, l'illustre éducateur des sourds-muets, n'a pas connu ce
livre mais il est intéressant de noter la priorité de l'invention, et en second lieu il
serait très intéressant de faire une étude comparative.
Il nous plaît seulement de signaler quelques-unes des inven-
tions dues aux Dominicains dans la techuique artistique. Fra
Francesco Colonna, le premier, apprit à résoudre le problème de
former dans un cercle un polygone de sept côtés Fr. Jacques
d'Ulm trouva le premier le moyen de colorier les verres en
jaune diaphane, par l'oxyde d'argent; Fra Bartolomeo invente
le mannequin, Fra Girolamo Bianchedi invente une presse à
double pression pour l'imprimerie (1), une machine pour faciliter
aux graveurs la préparation si longue et si difficile des fonds
il invente des machines et des ponts fort commodes pour les
constructions, etc
Puisque nous en sommes à parler des services rendus aux
beaux-arts par les Dominicains, nous ne pouvons ne pas dire un
mot du chant et de la poésie, tels qu'ils les ont pratiqués.
Pour le chant, ils ont contribué à le maintenir dans sa forme
et sa méthode primitives. Ils leur sont restés fidèles, comme ils
restèrent fidèles à leur liturgie. Les premiers ils firent des
recherches critiques sur la liturgie et le chant ecclésiastique,
grâce aux soins d'Humbert de Romans. Fr. Taylor écrivait doc-
tement sur ces questions, et surtout Fr. Jérôme de Moravie en
parlait alors mieux que nul autre. Le docte P. Dechevrens, S. J.,
écrivait récemment ce témoignage « Lexin" siècle est lesiècle
d'or du moyen âge or, dans ce siècle, Fr. Jérôme de Moravie
est le maître par excellence pour la musique ecclésiastique, plain-
chant et chant figuré (2) ».
Comme œuvre de leur propre génie, les dominicains ont ajouté
(1) A propos d'imprimerie nous devons ajouter que dès avant 1-5*77 on trouve une
imprimerie installée dans le couvent des dominicaines de San Jacopo di Rippoli, a
Florence. On y imprime des éditions célèbres, entre autres celle de la Légende de
Sic Catherine de Sienne, à la fin de laquelle on lit « Anno domini mille quattro cento
settantaselle adili ventiquattro di marzo. E stata questa leg'cnda inprontata in firenze
ai monislcmo di santu iacopo di ri poli dcl' ordine de frati predicatori per mano di
dua religiosi frate domenico da pistoia e frate piero da pisa ».
I,c célèbre cardinal Jean Turrecremata fut le premier à introduire et à protéger
l'introduction de l'imprimerie dans Rome. Le premier livre qui y fut édité par le
procède nouveau, fut le volume de ses Méditations, qui parut en 1467. Cf. P. Des-
champs, Dictionnaire, art. Home.
Si l'on voulait d'autres faits de ce genre, nous rappellerions que le premier livre
imprime en Amérique fut un livre dominicain. Voir l'ouvrage intitulé Bibliollieca. ;)
Americana.
(2) Revue des Facultés Catholiques d',ingers, avril 1892, p. 401. Il en est question
également dans la Vie de S. Louis, par M. Vallon.
au plain-chant, le chant incomparable du Dies irœ car la mu-
sique est de Fra Latino, comme la poésie (1).
Et puisque nous venons de nommer la poésie, l'ordre de
S.-Dominique a donné comme contribution particulière le Qua-
driregio de Frezzi, les drames du P. Bermudez, les premiers
drames en langue espagnole, l'Anima Peregrina de Sardi (2),
la Passione, dite de Revello, œuvre de Fra Simone, les Poèmes
de Savonarole etde Fra Benedetto, le Dies irse et autres poèmes
de Fra Latino, les Hymnes du Saint-Sacrement de s. Thomas (3).
Nous n'avons pas dit qu'à côté de ces initiatives et gloires
scientifiques, littéraires et artistiques, nous en pourrions énu-
mérer cent autres. nous avons oublié même ce fait considérable
que Fra Giordano da Rivalta, par ses conférences sur la Genèse,
inaugure avec un éclat que rien n'a terni, au point de vue de la
beauté du style et de la haute théologie, ces conférences dogma-
tiques, reprises après des siècles, en des besoins analogues, par
le P. Lacordairc (4).
Nous nous arrêtons ici. Ce que nous avons dit suffit à démon-
trer par les faits le rôle que la Providence avait assigné à
s. Dominique dans l'exécution de ses desseins providentiels, et
comment le glorieux patriarche y a répondu par lui-même ou
par ses enfants. Il nous semble qu'il mérite d'être compté parmi
ceux qui ont rendu les plus grands services à l'intelligence humaine.
Fh. J.-J. Bertiiier, O. P.
(
(3) Philosophes classiques, 5e édil. Préface, p. ix.
Ibid., p. SOI.
(5) Voyntjeen Italie, l. II, p. lâi-155.
16) Ibid., p. 278.
toute gloire, au-dessus de tous les dons et présents que tu peux
donner et répandre, au delà de toute joie et de toute allégresse
que l'âme peut recevoir et sentir » (1)? Du moins Taine s'arrête-
t-il longuement et complaisamment devant ces églises, ces
fresques que la foi la plus pure a inspirées. Du moins écoute-t-il
avec émotion et admiration les Miserere de Palestrina et d'Allegri,
et pendant qu'il se répète à lui-même les derniers versets de
l'ode sacrée, sa plume trace ces lignes enthousiastes « Ces
Miserere sont en dehors et peut-être au delà de toute musique
quej'aie jamais écoutée on n'imagine pas avant de les connaître
tant de douceur et de mélancolie, d'étrangeté et de sublimité.
Le ton continu est celui d'une oraison extatique et plaintive qui
persévère ou reprend sans jamais se lasser, en dehors de tout
chant symétrique et de tout rite vulgaire aspiration infatigable
du cœur gémissant, qui ne peut et ne veut se reposer qu'en
Dieu, élancement toujours renouvelé des âmes captives, toujours
rabattues par leur poids natal vers la terre, soupirs prolongés
d'une infinité de malheureux tendres et aimants qui ne se décou-
ragent pas d'adorer et d'implorer » (2).
Encore une fois pour M. Taine la foi est un sentiment qui a sa
source dans l'homme, mais, répéter sans cesse que ce sentiment
est si fort qu'il « violente les conditions ordinaires de la matière
et de la durée », qu'il dépasse dans ses œuvres « les limites de
la condition humaine », qu'il amène « un transport unique (3) »,
qu'il exprime « des réserves, des pudeurs que les plus savants
maîtres ne connaîtront plus » (4), n'est-ce pas, qu'on le veuille
ou non, rendre un éclatant témoignage à nos croyances et dire
implicitement qu'elles ont une origine surnaturelle, comme c'est
dire implicitement que Jésus-Christ est Dieu, quand on affirme
qu'il répond à l'idéal le plus difficile, que jamais homme n'a
approché de sa perfection et qu'aucun ne peut l'égaler?
(1) Imitalion, III. 26. Cité par Taine, loc. cil,, p. 152.
(2) Ibid., 1" vol., p. 399.
(3) Ibid., 2= vol., p. 400-iOl.
(4) Ibid.. p. 12.
vérité ni avec la justice? Pourquoi, en contradiction avec les
principes de son école, tire-t-il d'un fait particulier qui ne prouve
rien, des conclusions générales qui embrassent tout! C'est que
M. Taine, quelles qu'aient été ses intentions, a un parti pris,
une idée, un système sorti, non point de l'étude des faits, mais
de son cerveau, et il faut que, bon gré, mal gré, les faits con-
firment son idée et son système. A ce dessein, il les choisit, il en
exagère la portée, il les force, il les fausse et il en tire des
conclusions inacceptables. Ainsi M. Taine est convaincu qu'au
XVIe siècle la religion catholique a subi une transformation
complète, remplaçant le dogme par la discipline, et le culte de
Dieu par le culte de l'Eglise. Il faudra que tout, dans les arts,
dans la théologie, proclame et affirme cette idée, dût l'histoire
protester et la vérité en souffrir. « C'est à ce point de vue qu'il
faut se mettre pour comprendre les édifices ecclésiastiques de ce
pays, ils glorifient non le Christianisme, mais l'Église. Ce nou-
veau catholicisme s'appuie sur des rapports nombreux etsolides,
sur l'habitude, sur le bel ordre régulier et l'extérieur imposant
de l'institution, sur la pompe et le prestige du culte et des
édifices, sur l'imagination superstitieuse, sur l'utilité répres-
sive, sur la portion de vertu qui s'y développe » (1).
M. Taine ne sort plus de « ce point de vue » et c'est avec ces
yeux prévenus qu'il va parcourir, juger Rome, le xvi" et le
xvn" siècle.
Il s'arrète longuement au Gesu qui représente cette transfor-
mation et il découvre que les jésuites apportent avec eux « un
goût, comme ils apportent une théologie et une politique, une
conception nouvelle des choses divines et humaines » qui « pro-
duit une façon nouvelle d'entendre la beauté » et toutes ces
nouveautés s'expriment dans les « décorations, les chapiteaux,
les coupoles, parfois plus clairement et toujours plus sincèrement
que dans les actions et les écrits » (2).
Écoutez les confidences étranges qu'au Gesu lui ont faites les
voùtes à plein cintre, « la coupole, les frontons, les pilastres
chargés de chapiteaux d'or, les dômes peints où tournoient de
grandes figures drapées et demi-nues, les peintures encadrées
(1) Voyage en Italie, t. I, p. 281.
(2) Ibid., p. 279.
dans des bordures d'or ouvragé avec ses anges en relief qui
s'élancent des consoles », confidences qui retentissent à ses
oreilles comme une proclamation « L'ancienne Rome avait
réuni l'univers dans un empire unique je la renouvelle et je lui
succède. Ce qu'elle avait fait pour les corps, je le ferai pour les
esprits. Par mes missions, mes séminaires, ma hiérarchie,
j'établirai universellement, éternellement et magnifiquement
l'Église. Cette Église n'est pas, comme le veulent vos protes-
tants, l'assemblée des âmes alarmées et indépendantes, chacune
active et raisonneuse devant sa Bible et sa conscience, ni comme
le voulaient les premiers chrétiens, l'assemblée des a mes tendres
et tristes, mystiquement unies par la communauté de l'extase et
l'attente du royaume de Dieu elle est un corps de puissances
ordonnées, une institution sainte, subsistant par elle-même et
souveraine des esprits. Elle ne réside pas en eux, elle ne dépend
pas d'eux, elle a sa source en soi elle est une sorte de Dieu
intermédiaire substitué à l'autre et muni de tous ses droits » (1).
Écoutez encore les révélations que continue à lui faire ami-
calement l'église du Gesu. « Entre ces mains ingénieuses et
délicates, (des jésuites), la religion s'est faite mondaine; elle veut
plaire, elle pare son temple comme un salon, même elle le parc
trop, on dirait qu'elle fait montre de sa richesse, elle tache
d'amuser les yeux, de les éblouir, de piquer l'attention blasée, de
paraître galante et pimpante. Les petites rotondes sur les deux
côtés de la grande nef sont de charmants cabinets de marbre,
frais et demi-obscurs comme des boudoirs et des bains de belles
dames.
«
II fallait que la religion s'accommodât à la nouvelle condition
des hommes elle était forcée de se tempérer, de retirer ou
d'alléger la malédiction qu'elle avait jetée sur la terre, d'autoriser
ou de tolérer les instincts naturels, d'accepter ouvertement ou
par un détour l'épanouissement de la vie temporelle, de ne plus
condamner la recherche et le goût du bien-être. Elle se conforma
aux temps, et au nord comme au midi, chez les peuples germa-
niques comme chez les peuples latins, on vit insensiblement le
•Christianisme se rapprocher du monde.
(i) v. H.
noncer souverainement entre deux prétendants date-t-elle des
premières années du xiv siècle? Non.
Le roi Louis V mourut sans enfants le 21 mai 987. Charles,
duc de la basse Lorraine, frère du feu roi Lothaire et oncle de
Louis V, alla trouver Adalbéron, archevêque de Reims, et lui dit
« Tout le monde sait, vénérable Père, que, par droit héréditaire,
je dois succéder' à mon frère et à mon neveu; il ne me manque
rien de ce qu'on doit exiger, avant tout, de ceux qui doivent
régner la naissance et le courage d'oser ». L'archevêque lui
répondit qu'il ne ferait rien sans le consentement de l'assemblée
qui devait se réunir à Senlis (juin 987). Au jour fixé et en pré-
sence de tous les grands de la Gaule franque, Adalbéron prit la
parole en ces termes « Louis de divine mémoire, ayant été retiré
du monde sans laisser d'enfants, il a fallu sérieusement s'oc-
cuper de chercher qui pourrait le remplacer sur le trône pour
que la chose publique ne restât pas en péril, abandonnée et sans
chef. Voilà pourquoi dernièrement nous avons cru utile de dif-
férer cette affaire, afin que chacun de vous pût venir ici sou-
mettre à l'assemblée l'avis que Dieu lui aurait inspiré, et que, de
tous ces sentiments divers, on pût induire quelle est la volonté
générale. Nous voici réunis sachons faire en sorte par notre
prudence, par notre bonne foi, que la haine n'étouffe pns la
raison et que l'affection n'altère pas la vérité. Nous n'ignorons
pas que Charles a ses partisans, lesquels soutiennent qu'il doit
arriver au trône que lui transmettent ses parents. Mais si l'on
examine cette question, le trône ne s'acquiert point par droit
héréditaire, et l'on ne doit mettrela tète du royaume que celui
qui se distingue non seulement par la noblesse corporelle, mais
celui que l'honneur recommande et qu'appuie la magnanimité
Quelle dignité pouvons-nous conférer à Charles, que ne guide
point l'honneur, que l'engourdissement énerve, enfin qui a perdu
la tète'au point de n'avoir pas honte de servir un roi étranger?
Décidez-vous plutôt pour le bonheur que pour le malheur de la
chose publique. Si vous voulez son malheur, créez Charles sou-
verain si vous tenez à sa prospérité, couronnez Hugues, l'il-
lustre duc. Que l'attachement pour Charles ne séduise personne;
que la haine pour le duc ne détourne personne de l'inlérôl
commun. D.
A l'unanimité, l'assemblée accepta l'opinion de l'archevêque de
Reims, et Hugues Capet fut élu telle est l'origine de la dynastie
Capétienne.
Les Carlovingiens arrivèrent au trône par le même chemin.
En 7521e dernier des Mérovingiens, Childéric III, fut enfermé
dans un monastère et l'assemblée de Soissons proclama Pépin
roi des Francs deux ans après le pape Étienne II vint le sacrer
à Saint-Denis.
Bossuet, dont l'opinion n'est pas suspecte en pareille matière,
Bossuet dit expressement « Tous les auteurs reconnaissent que
Pépin fut fait roi par l'élection des Francs qui, par cela même,
délaissèrent Childéric » (1). « Ce sont les Français, dit encore
Bossuet, au chapitre suivant, qui ont conféré à Hugues Capet
le nom et l'autorité de roi ».
Quand donc saint Thomas affirme que l'élection des princes
appartient au peuple (2), il est l'écho de la tradition, et il énonce
un principe qui fut, jusqu'au xvii0 siècle, la pierre angulaire du
droit public européen. On m'a cependant accusé de hardiesse
et de témérité lorsque, dans un travail publié l'année dernière,
j'ai rappelé les paroles du Docteur Angélique, et on a prétendu
que la doctrine de saint Thomas devait s'appliquer aux admi-
nistrateurs subalternes et non au chef suprême de l'Etat.
Avant de discuter le texte, je pose une question de fait. Hugues
Capet et Pépin furent-ils vraiment rois ou seulement baillis ou
échevins? Ils furent rois, cela ne fait aucun doute; qui leur con-
féra cette dignité ? Nous venons de le voir. Les électeurs usèrent-
ils d'un droit, ou bien s'arrogèrent-ils une prérogative, qui ne
leur appartenait pas? Dans cette dernière hypothèse, le pouvoir
de Pépin et de Hugues Capet fut illégitime; mes contradicteurs
n'accepteront certainement pas cette solution reste donc la
première, a savoir que les assemblées de 752 et de 987 avaient
le droit d'élire le chef de l'État. Dès lors, je ne vois pas pour-
quoi ce qui était légitime aux vin" et x° siècles, ne le serait plus
aujourd'hui.
Examinons maintenant, en lui-même, ce texte qui a suscité
(1) Optima ordinatio principum est in aliqua civitate, vel regno, in quo unus prœfi-
citur secundum virtutem, qui omnibus precsit; et subipso sunt aliqui principantes se-
cundum vit'~u~cm et tamen totis principatus ad omnes pcrtinet, tum quia ex omnibus
cligi possunt, tum quia eliam ab omnibus eliguntur. Talis vero est omnis politia bené
commixta ex regno, in quantum unus prasest, ex arislocratla, in quantum multi prin-
cipantur secundum virtutem, et ex democratia, id est, potestate populi, in quantum
ex popularibus possunt eligi principes, et ad populum pertinet electio principum.
cura Dei regebalur. et ideo institutionem summi principis Do-
minus sibi reservavit. Il est de la dernière évidence que si le saint
Docteur n'avait pas reconnu aux autres peuples lei droit d'élire
leur roi, il n'aurait pas dit que Dieu, par une providence parti-
culière et spéciale, s'était réservé le soin de choisir les rois
d'Israël; il aurait enseigné que ce droit appartient à Dieu partout
et toujours.
L'une prétend que l'élection confère le pouvoir lui-même, l'autre croit que le choix
de la nation se borne i1 désigner la personne cette seconde opinion est la plus com-
mune et la plus sure, mais en pratique, le résultat est le même.
(lj Sic disponcnda est regni gubernatio ut régi jam institulo tyrannidis subtrahatur
occasio. Simul etiam sic cjus temperetur potestas ut in tyrannidem facile declinare
non possit. De Reg. princ, 1. I, c. vi.
(2) Rcgnum est optimum regimen populi, si non corrumpatur. Sed propter magnam
potestatem, qum régi conceditur, de facile regnum degencrat in tyrannidem, nisi sit
perfeela virtus ejus cui talis potestas conceditur quia non est nisi virluosi bene ferre
bonas fortunas ut Philosophus decit in 10 Ethic. cap. 8> Et ideo Dominus a principu>
eis (Judcis) regem non inslitui, cum plena potestate, sed judicem et gubernatorem in
Un peuple commet donc une imprudence trop souvent fatale
quand il accorde au chef de l'État un pouvoir illimité. Élevé à
cette hauteur, il sera pris de vertige quelle est la tête assez
forte pour porter, sans fléchir, le poids d'une telle puissance?
D'ailleurs est-il digne, pour une nation, d'abdiquer ainsi entre
les mains d'un seul homme et de livrer ses destinées aux caprices
et aux passions d'une volonté chancelante? « Non firmari quid-
quam potest, dit saint Thomas, quod positum est in alterius
voluntate, ne dicam libidine » (1). Il est donc infiniment plus
raisonnable, plus prudent et plus sage d'enfermer le pouvoir
dans les limites d'une constitution.
La nation a-t-elle le droit de voter une constitution et de l'im-
chef de l'État? Cela peut faire au'cun doute. Si,
poser au ne en
effet, le peuple a le droit d'élire son chef, à plus forte raison
peut-il lui assigner les conditions dans lesquelles il devra exercer
le pouvoir suprême. Si l'élu ne croit pas devoir accepter les
conditions qui lui sont faites, il n'a qu'à se récuser; on ne man-
quera jamais d'hommes disposés à solliciter les suffrages mais,
s'il prend le pouvoir, il doit le prendre tel qu'il lui est offert, et
il est tenu d'observer fidèlement toutes les clauses du contrat.
On voit combien est fausse et dangereuse la doctrine de ceux
qui prétendent que les chartes et les constitutions dépendent du
bon plaisir du Roi; et que les peuples n'ont droit qu'à la somme
de libertés qu'il plaît aux Rois de vouloir bien leur octroyer.
Cette doctrine est la négation même du principe de l'élection (2),
car, je le répète, si une nation a le droit de choisir son chef, à
plus forte raison a-t-ellc le droit de lui imposer des conditions
« Constituit
sibi caput, dit le cardinal Cajetan, cum illa potes-
tate quae multitudini videtur ».
Et cependant il ne faudrait pas remonter bien loin dans notre
histoire pour voir combien étaient oubliés ces grands et salu-
taires principes de la politique de saint Thomas (3).
C'est toujours à la lumière de ces mêmes principes que nous
eorum custodiam; sed poslea regem ad petitionem populi quasi indignatus concessit.
ja 2<z, q. Cv, art. 1 ad 2.
(1) DeRegimine principum, 1. I, c. m.
(2) Ce qui est vrai pour un chef élu est vrai aussi s'il s'agit d'un chef héréditaire,
l'hérédité n'étant que l'élection continuée.
(3) Lire le discours de Louis XVIII à l'ouverture de la session du 28 janvier 1823.
allons résoudre cette-importante question Quels sont les devoirs
d'un chef d'État?`?
Il doit, répond saint Thomas, respecter et faire respecter le
droit de tous « Le royaume n'est pas pour le roi, c'est le roi
qui est pour le royaume, car Dieu veille sur lui afin qu'il règne
et gouverne, pour que chacun soit maintenu dans son droit;
c'est là le but de tout gouvernement. Si le .roi n'agit pas ainsi,
s'il ne songe qu'à son intérêt, il n'est pas roi, c'est un tyran » (1).
La pensée du saint Docteur est bien claire la protection du
droit est la seule raison d'être du pouvoir; mettre la force dont
il dispose au service du droit menacé, tel est le premier et le
principal devoir du chef de l'État. Or, le droit ne fait acception
de personne qu'il s'agisse d'un partisan ou d'un adversaire,
d'un ami ou d'un indifférent, d'un puissant ou d'un faible, le
droit est inflexible et le même pour tous unumquemque, dit
saint Thomas.
Pour mesurer la sublime élévation de cette doctrine, remon-
tons à l'origine immédiate de la puissance civile.
L'homme est évidemment destiné à vivre en société, l'état
social est la condition indispensable au développement de ses
facultés cette affirmation n'a pas besoin de preuve. Mais un
pouvoir, constitué dans cette société, est-il aussi naturel et
aussi indispensable que l'état social lui-même? Je distingue
Étant donnée la faute originelle, oui, étant donnée la justice pri-
mitive, non. J'explique ma distinction en traduisant textuelle-
ment les premières paroles de saint Thomas dans son De eru-
ditione principum (2).
«
L'amour désordonné de la puissance terrestre étant très
nuisible, selon cette parole de saint Bernard (in lib. de Consid.)
« Je redoute pour vous
le désir de dominer plus que je ne crains
« le poison et
le glaive », il faut soigneusement rechercher les
conditions de cette puissance, pour se convaincre qu'au lieu de
la désirer pour elle-même, on doit la redouter, quoique parfois
il faille s'y résigner à cause de la volonté de Dieu et de l'utilité
(1) Regnum non est propter regem, sed rex propter regnum; quia ad hoc Deus pro-
vidit de eis ut regant et gubcrncnl, et unumquemque in suo jure conservent, et hic est
finis regiminis quod si ad alius faciunt in seipsos commodum retorquendo, non sunt
reges sed tyranni. De Regint. principum, 1. III, c. xi.
(2) L I t. i
du peuple. Sachez donc que ce pouvoir qui élève un homme au-
dessus de ses semblables n'est pas dans l'ordre de la nature, il
est la conséquence de la faute lYon est res nalur~, sed seque.la
culp~, car au commencement, il n'a pas été dit à l'homme de
dominer sur ses semblables, mais seulement sur les créatures
privées de raison. L'égalité est naturelle entre les hommes, la
domination ne l'est pas lVaturaliter ~quilas esl inter· hornines,
nort ~ora'/a~o. »
Dans l'hypothèse de la justice originelle conservée et trans-
mise, nul n'eût songé a violer le droit d'autrui la paix, la
concorde et la fraternité auraient été l'âme de cette société
heureuse que nous comprenons à peine, tant ce que nous avons
sous les yeux est loin de cet idéal, irréalisable, hélas depuis le
péché. Il faut compter aujourd'hui avec les entraînements, les
haines, les révoltes, en un mot, avec toutes les passions de la
nature déchue. Or, dans l'ordre politique et social, cette dé-
chéance se traduit par le mépris de la liberté et du droit. Le
rôle du pouvoir civil est précisément d'opposer une digue infran-
chissable aux flots toujours menaçants de l'injustice, de faire
rentrer dans le devoir quiconque essaye d'en sortir, de protéger
l'expansion légitime de la liberté, et de faire, de la force, le
bouclier du droit. Tout ce qui, dans la puissance civile, va au
delà est empiétement, usurpation et injustice.
On voit combien est profonde et large la conception de saint
Thomas sur le rôle du pouvoir quand il lui assigne la sauvegarde
du droit comme sa seule et unique raison d'être.
«
Il faut cependant que le pouvoir soit fort », dit-on. Sans
doute, il le faut mais fort, contre qui? Faut-il qu'il soit fort
contre des citoyens paisibles qui réclament les libertés nécessaires
à un peuple qui veut avoir sa part dans l'administration de la
chose publi jue ? Faut-il qu'il soit fort contre un père de famille
qui a la prétention de faire élever ses enfants comme bon lui
semble? Faut-il qu'il soit fort contre des hommes qui, usant
d'un droit naturel indéniable, se réunissent pour prier, ou pour
discuter entre eux des questions littéraires, philosophiques, com-
merciales ? En un mot, faut-il que le pouvoir soit fort contre le
droit? C'est la négation même du principe fondamental de tout
gouvernement et pourtant les idées sont tellement fausses sur
ce point, que les abus de la force se drapent dans ces grands
mots le règne de l'ordre et le respect de la loi.
Le silence des peuples auxquels il n'est pas permis d'élever la
voix, môme pour se plaindre de la pesanteur du joug, n'est pas
plus l'ordre, que la tranquillité des tombeaux n'est pas la paix.
L'ordre ne consiste pas dans l'attitude d'une nation prête à
porter tous les fardeaux et à dévorer toutes les injustices, l'ordre
résulte de la proportion exacte entre la soumission loyale au
pouvoir et l'expansion légitime du droit et de la liberté. Que
toute l'initiative. compatible avec le bien public, soit laissée à
chaque citoyen, qu'il lui soit permis d'obéir aux impulsions de
sa conscience dans l'éducation de ses enfants et la direction de
sa vie; qu'il puisse gérer comme il l'entend ses affaires person-
nelles et donner son avis dans les affaires publiques qui sont
aussi les siennes, que le pouvoir ne fasse sentir son action que
lorsque le droit est menacé, voilà l'ordre, voilà la signification
profonde de cette parole de saint Thomas Ut unumquemque in suo
jure conservent.
(1) Il existe une forme idéaliste du système dans laquelle la réalité objective de la
matière est niée. On le définirait un matérialisme sans matière. Toutes les thèses
fondamentales du matérialisme s'y retrouvent, moins la thèse absurde de la réalité
ohjectivedclamatiere". (l3oirac, 7<efuep/<tto.!o~/t)[yHe, novembre 189t.~ Nous n'enga-
gerons pas de discussion sur la réalité objective de la matière, qui bien entendue n'est
peut-être pas aussi absurde que le croit M. l3oirac. Xous prenons acte de l'identité
a vouée des thèses fondamentales. La principale est celle des idées-forces. C'est sur
elle que portera notre critique.
matière sans laquelle ne pourrait être réalisée l'idée Phys.). (/
Idée, activité, immanence de l'idée dans la matière, voilà la nature
d'après Aristote. Sommes-nous donc si loin de l'Idée-force?
Il nous faut cependant noter deux divergences considérables
entre les vues de s. Thomas et des Téléologistes immanents
touchant la nature l'une concerne la notion d'idée, l'autre la
notion de force.
(1) Serait-ce donc que nous pensions que l'acte premier « meut les choses comme
un charpentier meut sa hache » ? Loin de là! Nous admettons avec Leihnitz « qu'il y a
dans la nature autre chose qu'une dénomination extrinsèque, qu'il y a une loi interne,
lex insita, ignorée peut-être de la plupart des créatures où elle est déposée et d'où
suiventcependant leurs actions et leurs passions», que les choses possèdent en elles
une certaine efficace, forme ou force Mais cette eflicace, pour Leibnilz, va d'elle-
même àl'acte second, tandis que nous requérons ù cet effet l'action du premier moteur.
inconnaissable?. Ne dites donc pas que l'existence d'un premier
acte qui résulte de ces trois données est inconnaissable il est
pour l'intelligence humaine, comme ces trois données elles-
mêmes, un impératif catégorique!
Or tous, mécanistes ou téléologistes, posent en tète de
l'évolution sous des voiles plus ou moins transparents un
principe qui est la contradiction même, puissance et acte à la
fois. Tel est l'atome force, telle est l'idée force. La triste cons-
tatation que faisait s. Thomas est toujours actuelle « Omnes
neglexerunl ponere causam ex (/uâ molus inest rébus sed per se
mobile existimabanl ». « El hi omnes decepti sunt quia nescierunt
distinguere inter potenliam et actum. Ens enim inpotentià est quasi
medium inter non ens el ens in aclu. Unde qux fîunl non oportel
praeexislere actu sed potentiâ tanhim ».
(1)Vuir: Conférences sur la Théologie de s. Thomas d'Aquin, parle R.P. Luvv, O.P.
Paris, 1S8S, t. Ill. 37e conférence.
PIERRE LE VENERABLE
f+
i
On a cru universellement que Pierre le Vénérable n'avait fait
traduire que le Coran de l'arabe. Mais les paroles que nous
avons citées tout à l'heure témoignent du contraire. L'abbé nous
dit qu'il a fait traduire l'origine, la yie, la doctrine et la loi ou
Coran de Mahomet, paroles qui, au premier coup d'œil, indiquent
clairement que l'œuvre des traducteurs ne s'est pas bornée à la
loi seule du prophète. En effet, les paroles de Pierre le Vénérable
s'appliquent chacune à un traité spécial de la littérature reli-
gieuse officielle de l'Islam, et dont la traduction fut effective-
(1; h'MUt. UU. de la France, t. XIII, ne mentionne pas les voyages de Pierre le V. en
Angleterre, mais nous savons par son propre témoignage qu'il y est allé deux fois
(Mig-ne, (. c, col. 295). Si nous en connaissions les dates elles détermineraient l'époque
de la composition du traité. En tout cas ce fut avant 1156, puisque à celle date P. de
Poitiers n'était plus à Cluny. (Lecointrc-Dupont, Notice sur Pierre de Poitiers, grand
prieur de Cluni, ahhé de S.-Marlial à Limoges, dans Mémoires de la Société des antiq.
.de l'Ouest (1843); t. IX, 639-91.
(2) Mignc, col. 6D1-62; Martine, Ampllm. Colleclia, t. IX, p. 1120.
ainsi qu'il nous en avertit, est son œuvre et les chapitres qu'il
contient ne concordent pas avec les titres beaucoup plus nom-
breux qui sont dans le traité de Pierre le Vénérable, mais ils
font une distribution de la même matière d'une façon plus
élégante et plus rationnelle. C'est une sorte de projet que le
secrétaire offre à l'abbé avec prière d'en faire ce qu'il voudra. Il
semble par ces détails que Pierre de Poitiers se soit particulière-
ment intéressé au travail de son supérieur, non seulement parce
qu'il était son secrétaire, mais encore parce qu'il était son com-
pagnon lors du voyage en Espagne et qu'il avait lui-même
concouru à la traduction de la Summula.
Par une fortune assez étrange, nous ne possédons de l'œuvre
de Pierre le Vénérable que ce que son secrétaire lui envoya avant
son départ pour l'Angleterre, c'est-à-dire les deux premiers
livres précédés du sommaire et de la lettre de Pierre de Poitiers.
Martène a édité pour la première fois ces matériaux d'après un
vieux manuscrit de l'abbaye d'Anchin (1) et il ne semble pas
téméraire, si l'on considère cette provenance, de croire qu'il a eu
sous les yeux le texte même de Pierre de Poitiers, car on ne
conçoit guère qu'on ait reproduit un travail incomplet alors
qu'on pouvait disposer aisément de l'ouvrage intégral, et il est
de toute vraisemblance que c'est dans les Flandres, peut-être à
Anchin même, que l'envoi de son secrétaire arriva à Pierre le
Vénérable et que celui-ci le laissa dans l'abbaye en partant pour
l'Angleterre.
Le sommaire dû à Pierre de Poitiers divise le Traité contre les
Sarrasins en quatre livres seulement, tandis que s'il fallait en
croire un de ses historiens, le traité de Pierre le Vénérable aurait
compris cinq livres (2). Ce dernier renseignement est peut-être
erroné; en tout cas il n'implique pas absolument contradiction.
En l'absence de tout autre contrôle, on peut admettre que de
même que le secrétaire a modifié de fond en comble les divisions
des livres, il a pu modifier aussi les grandes divisions du traité
et les réduire de cinq à quatre.
Nous ne nous arrêterons pas à l'examen de. l'œuvre de l'abbé
(1) AmplùsimaCollectio, t. IX, 1120-1160, réédité dans Migne, Patr. lat., t.CLXXXlX,
col. 059-720.
(2) Bibliolh Cluniaccnsia, Paris, l(il(; p. ;>80; Mignc, (. c., col. 50.
de Cluny, pour ne pas sortir des limites de cette courte étude. Il
nous aura suffi d'apporter quelque lumière et quelque précision
dans une question d'histoire littéraire qui ne manque pas d'in-
térêt, et sur laquelle régnait une profonde obscurité. NousJ
sommes désormais fixés sur le nombre des traductions faites par
les soins de l'abbé de Cluny et des collaborateurs qu'il a utilisés
pour chacun de ses travaux.
Fin. P.-F. MANDONNET, 0. P.
i
PEUT-ON ÊTRE HYPNOTISÉ MALGRÉ SOI?
Il va sans dire que je ne demande* pas s'il est permis, s'il est
licite, au point de vue moral, de pratiquer l'hypnotisme. Cette
grave question ne pourra trouver sa place qu
la fin de notre
traité. Je demande simplement si les moyens que nous avons
énumérés de produire le sommeil dit « artificiel sont efficaces,
employés par qui que ce soit.
(1) A Nancy, les collègues de M. lîcrnheim ne sont pas tous, parait-il, de son avis.
Ainsi M. Beaunis écrit « M. Bernheim s'en tient i'i la suggestion pure et reste iné-
branlable sur ce terrain, tandis que M. I.iébuault tend a aller plus loin et je suis
convaincu, pour nia part, que lu suggestion n'explique pas tout et qu'il y a autre
chose». Le somnambulisme provoqué, Il. 2»0. Voir encore une citation curieuse de
M. Liébcault dans l'ouvrage de M. le })' ( k-lioro-vvicz intitulé De lu suggestion
mentale, p. 382.
(2) D1 von Schrcnk-Xotzîng, Ueber Suggestion and suggestive Ximlande, p. 1.
Étant donné que tout homme, à moins d'être manchot deux
fois, peut tirer un coup de fusil, frapper un gong ou un tam-tam.
diriger un rayon de lumière ou un courant électrique sur un
sujet, tenir suspendu un objet brillant, faire tourner le miroir
aux alouettes, l'on est en droit d'affirmer que tout homme, dans
une certaine mesure, peut hypnotiser. Je dis, dans une certaine
mesure, car si un hypnotiseur s'en tenait uniquement à l'action
mécanique de ces moyens, sans la renforcer par quelques sug-
gestions, il devrait se résigner à endormir peu de monde. La
suggestion en effet, en accordant qu'elle n'est pas le seul facteur
dans l'hypnotisme, y joue un rôle si important, de l'aveu de
tous, que, sans elle, pratiquée d'une façon plus ou moins cons-
ciente, les autres moyens sont d'une portée fort restreinte. Qui
n'est pas capable d'être un habile suggeslioniste ne sera jamais
un vrai hypnotiste.
Or pour être un habile suggestioniste, il faut un ensemble de
qnalités qui ne se rencontre pas si souvent.
Pour que la suggestion ait son plein effet, il faut avant tout,
comme dit M. Bernheim, « capter l'esprit », c'est-à-dire l'imagi-
nation. Mais, l'imagination est un oiseau qui ne se laisse pas
facilement saisir, et à qui il n'est pas facile de lier les ailes.
Il faut que l'image du sommeil soit mise et demeure vigoureu-
sement en saillie, qu'elle efface toutes les autres, qu'elle absorbe
et concentre toute l'énergie psychique, au point que la mémoire
et l'intelligence ne fassent pas de diversion, et que la volonté
n'oppose de résistance ni ouverte ni cachée. Or, c'est un grand
art de savoir faire prendre à l'image un tel relief, un tel empire.
Cela suppose que l'on connaît a fond la nature de l'imagination,
ce qui l'attire, ce qui la fixe, ce qui l'exalte, les influences qu'elle
subit ou exerce du côté des autres facultés. Un bon hypnotiste
doit être un bon psychologue.
Une science psychologique abstraite, même exacte et appro-
fondie, ne suffit pas. L'hypnotiste, en effet, n'opère pas sur-
l'homme abstrait, mais sur des individus, dont le tempérament,
le caractère, l'éducation, l'état moral, la condition sociale, les
emplois, les préoccupations, les habitudes de penser et de sentir
varient à l'infini. Il faut savoir saisir ce qui constitue et ce qui
différencie chaque individualité, deviner l'Aine de la personne qui
est en présence, découvrir par où l'imagination est accessible,
et juger d'un coup d'œil sûr de quelle manière, en quel temps,
et pour ainsi parler à quel endroit du cerveau, il faut enfoncer
l'image hypnosigène, pour qu'elle pénètre plus avant et puisse
mieux tout atteindre, et momentanément tout paralyser. Qui
ne voit combien tout cela suppose de clairvoyance, de finesse
d'observation, de souplesse d'esprit? M. Bernheim, dans une
lettre à M. Forel, le savant professeur de psychiatrie de Zurich,
écrivait « Le tout est, pour réussir dans la suggestion, d'être
bien inspiré il ne faut que trouver le joint par où arriver à la
suggestivité de l'individu » (1). Oui, mais il faut être inspiré et
savoir trouver le joint.
Bien inspiré, Bernheim qui l'est souvent, l'avait élé en
particulier dans le cas auquel il fait allusion en écrivant les
paroles que nous venons de lire. Il s'agissait d'une femme de la
campagne, hystérique, qui était venue le trouver pour qu'il la
guérit de douleurs d'entrailles et d'estomac. Il ne put arriver à
l'endormir, pas plus que n'y avait réussi M. Liébault quelque
temps auparavant. Après deux tentatives inutiles « Peu importe,
dit-il à la bonne femme, que vous dormiez ou non. Je vais vous
magnétiser l'estomac et la poitrine, et ainsi les douleurs s'en
iront ». Les douleurs, en effet, disparaissent en quelques minutes,
mais reviennent le soir. Nouvelle magnétisation le lendemain,
nouveau succès, quoique incomplet encore. Le troisième jour,
non seulement il fait disparaître les douleurs avec le prétendu
magnétisme, mais il endort la malade, d'un sommeil profond
avec amnésie (2). NI. Bernheim avait été « inspiré ».
Combien souvent les hypnotistes ont besoin de l'être Si sou-
vent les sujets leur ménagent des surprises et des embarras
c'est une défiance, une crainte subite, une impossibilité absolue
de fixer l'imagination, une agitation nerveuse inexplicable. Il
faut deviner la cause de tous ces troubles, souvent habilement
dissimulée par le malade. M. Wetterstrand, le célèbre hypnotiste
de Stockholm, raconte qu'ayant voulu un jour endormir un homme
à qui il donnait habituellement ses soins, il ne put y réussir.
Grande fut sa surprise, car cet homme était d'ordinaire très facile
(I) Forel, Der IJypnolismus, zweit. Aufl., p. 37.
\2) Forel, ouvrage cité, p. 36.
à endormir, et même bon somnambule. N'importe, il eut beau
faire, notre homme ne s'endormit plus, jusqu'à ce que M. Wet-
terstrand eût découvert ce qui suit Le malade était caissier dans
une maison de commerce or, sitôt qu'il voulait s'abandonner
au sommeil, la crainte de dormir trop longtemps et de ne pas
arriver à l'heure à son comptoir s'emparait de lui et le tenait,
quoi qu'il fit, éveillé. Il fallait deviner cette préoccupation et
une fois devinée, trouver le moyen de la faire disparaître (1).
C'est dire qu'une grande perspicacité est nécessaire à l'hypnotiste
aussi bien qu'une grande présence d'esprit. Il lui faut encore
autre chose.
« L'opérateur doit avoir une assurance calme et froide. S'il
hésite ou a l'air d'hésiter, le sujet peut suivre cette hésitation et
en subir l'influence contre-suggestive; il ne s'endort pas, ou se
réveille. Si l'opérateur à l'air de se donner beaucoup de peine;
s'il sue sang et eau pour endormir son sujet, celui-ci peut se
pénétrer de l'idée qu'il est difficile à hypnotiser plus on s'acharne
après lui, moins il se sent influencé » (2).
M. Forel veut faire entendre la même chose quand il s'exprime
en ces termes « Incontestablement le meilleur hypnotiseur est
celui qui sait le mieux convaincre de son pouvoir hypnotique la
personne qu'il veut endormir, et qui est même capable de
l'enthousiasmer (begeistern) plus ou moins pour l'hypnose.
L'enthousiasme clans l'hypnotiseur comme dans l'hypnotisé est
un facteur d'une très grande importance » (3).
Une dernière qualité nécessaire à l'hypnotiste autant que toutes
les autres, c'est la patience. Qui veut s'en convaincre n'a qu'à lire
le petit passage suivant de M. Bernheim, en se souvenant que
celui qui parle n'a point son maître dans lapratique de l'hypnose
« Il en est qui tombent rapidement dans un sommeil plus ou
moins profond. D'autres résistent plus; je réussis quelquefois
en maintenant longtemps l'occlusion des yeux, imposant le silence
et l'immobilité, parlant continuellement et répétant les mêmes for-
mules « Vous sentez de l'engourdissement, de la torpeur; les
« bras et les jambes sont immobiles voici de la chaleur dans les
(1)
(2)
WeUerstrand, Der Ifypnolismus nnd seine Anuiendung, etc., p. i.
Bernheim, Happort lu au premier Congrès international de l'hypnotisme, p. 88.
(3) Forci, ouvrage cité, p. 37.
« paupières le système nerveux se calme vous n'avez plus de
« volonté, vos yeux restent fermés » et au bout de
quelques mi-
nutes de cette suggestion auditive prolongée, je retire mes doigts,
les yeux restent clos.
« D'autres sont plus rebelles préoccupés, incapables de se
laisser aller, ils s'analysent, se creusent, disent qu'ils ne peuvent
dormir. Je leur impose le calme je ne parle que de torpeur,
d'engourdissement cela suffit, dis-je, pour obtenir un résultat.
La suggestion peut être efficace, même sans sommeil. Restez
immobile et ne vous inquiétez pas. Je ne cherche pas, dans cet
état d'esprit du sujet, à provoquer les effets cataleptiformes; car
celui-ci, simplement engourdi, mais toujours en éveil, toujours
enclin à se ressaisir, sort facilement de sa torpeur. Ordinaire-
ment à la seconde ou à la troisième séance, j'arrive à provoquer
un degré plus avancé d'hypnotisation non douteuse » (1).
En conséquence de tout ce qui vient d'être dit, à la question
qu'il s'agissait de résoudre Tout homme peut-il hypnotiser? je
crois que l'on devrait répondre comme il suit Tout homme sain
de corps et d'esprit peut endormir certains sujets convenablement
disposés, en se servant des procédés somatiques en usage. Encore,
tout homme intelligent, avisé, énergique et ne doutant pas de
soi, sachant suggérer et imposer l'image du sommeil, réussira à
endormir en bon nombre de cas. 11 appartiendra à la catégorie
des hypnotiseurs de places publiques et de cafés, qui hypnotisent
vaille que vaille, à l'aventure, aux très grands risques et périls,
comme nous le verrons plus tard, des pauvres sujets. Quant aux
vrais hypnotistes (2), ils seront toujours en aussi petit nombre
que le sont les hommes doués tout ensemble d'une science
psychologique profonde, d'un grand talent d'observation, d'une
perspicacité remarquable, d'une présence d'esprit, d'une énergie
de volonté et d'une patience à toute épreuve.
(1) « Je liens donc bien àindiquer que nos recherches ont porté sur des malades
atteintes de grande hystérie ». M. Paul Riclier, Études cliniques sur la grande
hystérie, p. 513; note.
(2) Liébault, Le sommeil provoqué, p. 19.
(3) Pitres, Leçons cliniques, etc., II, p. 35S.
(4) Ibid., p. 359.
M. Babinski, le disciple fidèle de M. Charcot,. lui aussi est
ébranlé, et sent le besoin de « rappeler cette vérité, dont il est
indispensable d'être bien pénétré, que le domaine de l'hystérie est
infiniment plus vaste qu'on ne le croyait autrefois. C'est une des
maladies nerveuses les plus fréquentes, qui peut atteindre
l'enfant, l'adulte et le vieillard, les deux sexes, que les causes les
plus diverses, influences morales, traumatismes, intoxications,
infections, sont susceptibles de provoquer » (1).
Mais les adversaires, qui ne croient nullement « indispensable
d'être bien pénétrés » de l'idée de M. Charcot, et désirent sim-
plement de connaître la vérité, reprennent les assertions de
M. Pitres et de M. Babinski et les replacent impitoyablement à
la lumière de l'expérience et des faits.
Et les faits, quels sont-ils donc?
Un premier fait, c'est que Hansen en Allemagne, Donato en
France, en Russie, en Belgique, en Italie, loin de s'attaquer à
des sujets maladifs ou déprimés, choisissaient les hommes les
plus robustes, les tempéraments les plus sains. Pour ne parler
que de Donato, on sait qu'à Vincennes il hypnotisa quantité de
sous-officiers qu'avaient choisis et que lui avaient présentés les
officiers supérieurs à Brest, il hypnotise des médecins et des
étudiants; à Lille, vingt étudiants sous les yeux de leurs profes-
seurs de la Faculté de médecine; à Turin, au théâtre Scribe,
trois cents jeunes gens et quarante officiers de la garnison; à
Milan, il hypnotise des journalistes et nombre d'étudiants de
l'Académie et du Polytechnicum (2). Etil nous faudrait croire que
tous ces soldats, tous ces officiers, tous ces journalistes, tous
ces professeurs, tous ces étudiants sont des hystériques ou des
névropathes?
Les succès d'hypnotisation obtenus par Donato sont indiscu-
tables et à l'abri de tout soupçon: nous en avons pour garant,
entre autres, le docteur Morselli, directeur de l'asile des aliénés
deTurin, qui non content d'assister aux séances et de tout contrô-
ler, a voulu lui-même être endormi par le célèbre hypnotiseur (3).
(1)M. Henri Nizet écrit avec raison {l'Hypnotisme, élude critique. 2e édit. p. 38)
« Un^rand mouvement se manifeste actuellement dans le momie scientifique en fa-
veur de l'École do Nancy [». Mais M. Delbœuf ne va-t-il pas trop loin quand il écrit
(ibid.) « En dehors de Paris, le conflit est jugé. L'École de la Salpètrière a vécu ».
M. Charcot a encore des partisans hors (le Paris..Te n'en veux donner pour preuve
que ce témoignage d'un vrai savant, M. le IV Grasset, de Montpellier « Je me rallie,
pour ma part, ta conclusion actuelle de la Salpètrière: je ne crois pas que tous les
sujets Liszt bi es soient
hypnotisables
sujets liypno -,oient des hystériques, niais. les
liystéi'i(tues. iliiiis. les sujets
sujets liypnotisables
hypnotisables sont t~)11-
tou-
jours des nerveux, des névrosés, en état ou en puissance, ils font partie de la famille
ncvrapatliique ». lierons de clinique médicale, p. 286.
(2) Ouvrage cité, p. 151.
Qu'il me suffise de dire qu'on est arrivé à établir suffisamment
1° Que l'homme n'est pas sensiblement moins accessible à
l'hypnose que la femme (1).
2° Que l'enfance et la jeunesse sont les âges qui la favorisent
davantage (2).
3° Que les aliénés otfrent de tous le plus de difficulté à
endormir (3).
4° Que les personnes intelligentes, capables d'arrêter forte-
ment leur attention sur une idée, sont plus facilement hypnoti-
sables que les personnes à esprit obtus et volage (4).
5° Que les hommes habitués à une obéissance passive, comme
les militaires, sont des sujets de choix (5).
Quant à la question de savoir si la nationalité et la race
exercent quelque influence, si, par exemple, les Russes sont,
comme on l'a voulu dire, les plus hypnotisables des hommes,
l'on ne saurait encore prudemment rien affirmer.
Mais après avoir vu qu'il est très probable que tous, ou presque
tous, nous pouvons être hypnotisés, il reste à examiner si l'on
peut être hypnotisé malgré soi.
A ce sujet M. Bernheim écrivait ces consolantes paroles t
« Nul ne peut ôtrc hypnotisé contre son gré, s'il résiste à
l'injonction. Je suis heureux. de rassurer le public contre toute
crainte chimérique, qu'une fausse interprétation des faits pourrait
faire naître » (6).
Cette assertion est-elle absolument exacte, et peut-elle être
acceptée sans aucune restriction ? C'est ce qu'il s'agit maintenant
de discuter.
(A suivre).
FR. M. Th. COCONNIER.
o. P.
(1) Unlersnchungen iihfir (lie Ansbreilung der elektrischen Kraft (Leipzig, 1892).
localisée dans le corps conducteur chargé d'électricité ou transportant l'élec-
tricité. Faraday est le premier qui ait émis l'idée paradoxale, que l'énergie
électrique résidait dans le milieu isolant, dans le diélectrique, où les conducteurs
sont plongés. Le conducteur sert de guide, de limite, à l'électricité voilà
tout. L'échauffement des conducteurs par les courants qu'ils transportent est
une grave objection à cette manière de voir elle n'a pas, heureusement, arrêté
les esprits audacieux de la Grande-Bretagne et n'a pas tué en germe une idée
qui devait par la suite se montrer féconde.
Un espace où se trouvent des corps électrisés est un champ électrique. En
chaque point de l'espace, la force qui agirait sur une masse d'électricité positive
égale à l'unité et réduite à un point, est déterminée en grandeur et en direction.
Si on se déplace avec cette petite masse d'électrité en se laissant conduire cons-
tamment suivant la direction de la force électrique, on décrit une ligne de force.
Les lignes de force remplissent toutle champ, partant des surfaces conductrices
électrisées positivement pour venir aboutir aux surfaces électrisées négative-
ment. Leur faisceau est d'autant plus touffu que l'intensité du champ est plus
grande. Le diagramme des lignes de force suffit à nous faire connaître complè-
tement l'état électrique de l'isolant qu'elles traversent et que pour cette raison
Faraday appelle le diélectrique.
Pour Faraday et pour Maxwell, c'est dans le champ que sillonnent ces lignes
de force que réside l'énergie électrique un déplacement de ces lignes, produit
par un changement dansl'électrisation, est accompa gné d'une variation d'énergie.
De même que les corps électrisés créent autour d'eux un champ électrique,
de même les aimants Créent un champ magnétique. Mais un champ magnétique
peut être produit par autre chose que par des aimants un courant électrique
passant dans un circuit conducteur agit sur l'aiguille aimantée, donc il crée un
champ magnétique.
L'idée capitale de Maxwell est la suivante. La force électrique eu un point
d'un diélectrique y crée une modification particulière qu'on peut définir com-
plètement par une grandeur dirigée appelée le déplacement. Le déplacement
électrique est orienté dans la direction de la force électrique, et sa grandeur
la
est proportionnelle grandeur même de laforce, multipliée par un coefficieut
qui dépend de la nature de l'isolant. Si l'état électrique varie, le déplacement
électrique varie en chaque point. La variation du déplacement électrique avec
le temps produit des effets analogues à ceux d'un courant d'électricité circulant
dans un conducteur elle doit avoir en particulier les mêmes effets électroma-
gnétiques.
Équivalence électromagnétique des courants de déplacement, c'est-à-dire des
variations de la grandeur appelée déplacement électrique, et des courants de
conduelion, telle [est la première hypothèse de Maxwell.
Si un champ électrique est variable, il crée donc à chaque instant un champ
magnétique dont la grandeur absolue est proportionnelle à la vitesse de variation
du champ électrique.
Réciproquement, et c'est là la seconde idée fondamentale de Maxwell, la
variation d'un champ magnétique constitue un système de courant de dépla-
cernent magnêtU/ues et ces courants de déplacement magnétiques doivent avoir
un effet électrostatique, de même que les courants de déplacementélectriques
ont un effet magnétique. Il y a réciprocité. Le champ électrique créé par la
variation d'un champ magnétique est, en grandeur, proportionnel à sa vitesse
de variation.
Or si un champ électrique varie, le champ magnétique auquel il donne nais-
sance est variable aussi en général. Il crée donc à son tour un champ électrique.
Si le champ électrique est périodique, le champ magnétique le sera aussi. En
général, l'espace soumis aux forces étudiées sera donc le siège de perturba-
tions électriques et de perturbations magnétiques corrélatives et concomitantes:
il sera le siège de perturbations électromagnétiques.
Pour aller plus loin, le secours de l'analyse mathématique est indispensable.
Le calcul permet parfois le passage d'un résultat à un autre résultat par voie
de déduction, d'une façon plus rapide et plus claire qu'on ne pourrait l'exprimer
en se servant du langage ordinaire. Ici il y a plus il ne semble pas possible
d'énoncer en langage ordinaire les raisonnements déductifs dont l'analyse tient
lieu. Bref, du fait qu'un champ électrique variable crée un champ magnétique
proportionnel à sa vitesse de variation, et qu'un champ magnétique variable
crée de même un champ électrique proportionnel à sa vitesse de variation,
l'on déduit qu'une perturbation électromagnétique se propage dans un milieu
diélectrique avec une vitesse déterminée.
Et ce résultat capital prend une importance nouvelle si l'on songe que la
vitesse de propagation, calculée en partant de mesures purement électriques
et magnétiques, se trouve identique à la vitesse de propagation de la lumière.
La lumière ne serait-elle ainsi qu'un phénomène électromagnétique d'une nature
particulière, un phénomène électromagnétique périodique et à période exces-
sivement courte?
Il fallait commencer par prouver que l'édifice échafaudé sur les hypothèses
(le Maxwell était bien solide, prouver la réalité de ces perturbations électroma-
gnétiques se propageant dans un milieu avec la vitesse de la lumière. C'est à
quoi est parvenu Ilenrieh Hertz en 1888.
Il n'est pas aisé d'établir qu'un phénomène se propage avec une vitesse finie,
qu'il ne se transmet pas instantanément, quand sa vitesse est de 300 000 kilomètres
par seconde. Quand le son se propage dans un tuyau, en un point donné du
tuyau, l'air reprend exactement le même état à des intervalles de temps égaux
il la période vibratoire, et d'autre part, en deux points de tuyau, l'air est cons-
tamment dans le même état, s'ils sont l'un de l'autre à une distance que le son
ait franchie en un temps égal à un nombre entier de périodes vibratoires laa
distance franchie pendant la durée d'une période est la longueur d'onde elle
est naturellement le produit de la période par la vitesse de propagation. Deux
points distants d'une ou de plusieurs longueurs d'onde sont constamment dans
un état identique.
Au mouvement périodique qui se propage ainsi dans un sens déterminé, à
l'onde progressive, superposons un mouvement de même période se propageant
en sens inverse, une onde régressive. Les deux mouvements se composeront,
et il est aisé de voir qu'en certains points fixes, distants les uns des autres d'une
demi-longueur d'onde, les mouvements progressifs et régressit's sont concor-
dants et s'ajoutent en ces points il y a vibration plus grande qu'auparavant
aux points exactement intermédiaires, les mouvements se détruisent; il y a
immobilité constante les premiers points sont des ventres, les seconds des
nœuds de vibration. Ces points étant fixes, on dit que l'on a un système d'ondés
stationnaires.
Hertz s'est proposé de produire ainsi un phénomène électrique périodique,
et en le faisant réfléchir sur un obstacle convenable, de faire naître dans le
milieu une onde régressive qui rlonnnt avec l'onde progressive un système
d'ondes électromagnétiquesstationnaires. Ayant créé ce système, il serait aisé
de reconnaître qu'en certains points de l'espace la force électrique serait nulle,
en d'autres points elle serait maximum, et de mesurer la distance entre deux
points où elle serait nulle cette distance donnerait la demi-longueur d'onde,
c'est-à-dire ferait connaître la vitesse de propagation si l'on connaissait la
période.
La première difficulté est'celle d'avoir un phénomène périodique à période
assez courte car la vitesse étant de 300 000 kilomètres par seconde, la longueur
d'onde sera énorme si la période n'est pas excessivement courte avec
300000 périodes par secondes on aurait une longueur d'onde d'un kilomètre, et
pour que l'expérience réussisse, il faut que la salle où Ton opère ait des
dimensions de plusieurs longueurs d'onde. M. Hertz a réalisé ces périodes très
courtes au moyen d'un excita leur ou vibrateur permettan t d avoir en tre deux points
un flux alternatif d'électricité changeant de sens quelques centaines de millions
de fois par seconde. La période pouvait se déduire des dimensions de l'excitateur.
L'excitateur est formé de deux sphères métalliques creuses réunies par une
tige métallique de un mètre de longueur environ, interrompue en son milieu,
les deux bornes de l'interruption étant formées de deux petites boules qu'on
peut écarter ou rapprocher l'une de l'autre les deux boules sont mises en
communication avec les deux pôles d'une bobine de RuhmkofT, et l'on voit
éclater entre elles un Ilux d'étincelles.
Pour déceler l'existence d'une force électrique périodique en un point de
l'espace, on emploiera un résonateur électrique; celui dont s'est servi Hertz
était un cerceau métallique présentant en un point une interruption dans cer-
tains cas, cette interruption sera le siège d'un flux d'étincelles plus ou moins
brillantes, dans d'autres cas enfin l'on ne verra rien.
Si l'excitateur est disposé dans une vaste salle, à quelques mètres d'un mur
conducteur, et si l'on promène le résonateur entre l'excitateur et le mur, on
reconnaît à cet espace intermédiaire tous les caractères d'un espace qui est le
siège d'ondes stationnaires. En des points équidistants,le résonaleursVfej'«/, ne
donne rien ces nœuds de force électrique sont à des distances les uns des autres
d'une demi-longueur d'onde. On peut calculer la période du mouvement; et
mesurer la distance de leurs nœuds. On en déduit la vitesse de propagation.
On la trouve égale à la vitesse de la luntière.
Bien des expérimentateurs ont repris et complété ces expériences il con-
vient de citer au premier rang MM. Sarasin et de la Rive en Suisse, M. Lodge
et M. J.-J. Thomson en Angleterre, M. Lecher à Vienne, MM. Rubens et Ritter
en Allemagne, M. Bjerknes en Norvège, M. Blondlot en France. Les résultats
acquis à l'heure actuelle sont les suivants
La propagation des « rayons de force électrique soit dans un milieu diélec-
trique indéfini, soit à la surface de séparation de deux diélectriques différents,
se fait suivant les mêmes lois que la propagation des rayons lumineux. Les
rayons de force électrique se réfléchissent et se réfractent comme les rayons
de lumière on a pu les concentrer en un foyer au moyen d'un miroir métal-
lique, parabolique on a pu les dévier avec un prisme d'asphalte, ou les con-
centrer avec une lentille de poix. Un grand nombre d'expériences ont porté sur
des ondes électromagnétiques propagées le long des fils métalliques conduc-
teurs. Si on plonge ces fils dans un liquide isolant, comme le pétrole, au lieu
de les laisser dans l'air, on réduit la vitesse de propagation dans un rapport
généralement égal à l'indice de réfraction de ce liquide. En 1891, M. Blondlot a
démontré par une méthode irréprochable que la vitesse de propagation le long
des fils plongés dans l'air était bien de 300000 kilomètres par seconde, et tout
récemment MM. Sarasin et de la Rive ont levé le dernier doute qui pouvait
subsister en vérifiant directement l'égalité des vitesses de propagation dans
l'air lorsqu'il n'y a pas de conducteur, et le long d'un fil conducteur plongé
dans l'air. Donc la vitesse de propagation des perturbations électromagnétiques
dans l'air est bien la vitesse de la lumière, et leur vitesse dans un autre milieu,
comme le pétrole, est encore égale à la vitesse de la lumière dans le pétrole (1).
Les premières expériences de M. Hertz datent de 1888; par le nombre pro-
digieux de travaux accomplis depuis dans la même voie, on peut juger de la
fécondité de ses méthodes et de ses idées.
Si la lumière n'est qu'un phénomène électromagnétique, on doit chercher à
la produire directement sans perdre une grande part d'énergie à échauffer le
corps lumineux pour le porter à l'incandescence"? Par malheur, les durées des
vibrations lumineuses se comptent par millièmes de trillionièmes de seconde, et
nous n'avons aucune idée de la façon dont il faudrait procéder pour produire
des vibrations électromagnétiques aussi rapides.
On ne peut passer sans silence néanmoins les expériences de M. Nikola Tesla,
expériences que l'illuslre électricien américain répéta l'an dernier à Londres
et à Paris. Ces expériences sont fondées sur l'emploi des courants alternatifs
de grande fréquence et de haute tension. Le nombre des alternances a pu
s'élever jusque 400000 par seconde et la tension aux bornes de la bobine
d'induction employée, a pu atteindre un demi-million de colis (qu'on se sou-
vienne, comme terme de comparaison, que les installations électriques il cou-
rant continu donnent en général une tension moyenne de 110 volts). Dans ces
II
III
Les progrès de la chimie, dans ces dernières années, ne sont pas moins
intéressants que ceux de la physique. Je signale tout de suite, sans m'y arrêter
aujourd'hui, l'importance que prend l'étude des réactions chimiques aux tem-
pératures extrêmes. M. Moissan, en opérant dans l'arc électrique, a pu produire
artificiellement de petits cristaux de diamant et c'est encore l'emploi d'un
four électrique qui permet aux chimistes de l'école de Sainte-Claire Dcville
de poursuivre l'étude des métaux du platine. M. Raoul Pictet, en opérant à des
températures de 200° au-dessous de zéro, observe des phénomènes tout à fait
inattendus, et annonce « une méthode générale de synthèse chimique» qui peut
se montrer féconde, et sur laquelle nous aurons à revenir.
L'oeuvre d'ensemble la plus importante de cette période est sans contredit
l'oeuvre que poursuivent M. Émile Fischer et ses élèves, qui ont entrepris la
synthèse des sucres naturels et sont arrivés à préparer un grand nombre de
composés artificiels analogues aux sucres naturels, dont la constitution et
l'existence même étaient indiquées d'avance par des considérations stéréochi-
miques.
Parmi les composés nombreux, rangés sous le nom de matières sucrées, l'on
distinguait depuis longtemps certains composés cristallisables, comme le sucre
de canne ou saccharose, et d'autres, non susceptibles de cristalliser, mais cons-
tituant néanmoins des composés bien définis, pouvant fermenter sous l'action
de la levure de bière en donnant de l'alcool et de l'acide carbonique au nombre
de ces composés, qui admettent pour formule C6HI2O6, sont les deux sucres
les plus importants de la nature, le sucre de raisins, ou glucose, et le sucre de
fruits, ou lévulose; dans ce groupe se trouve encore la galactose, qu'on extrait
du sucre de lait. Les sucres isomères de la glucose sont aujourd'hui appelés
hexoses pour rappeler que leur molécule contient six atomes de carbone. Les
sucres du groupe des saccharoses, comme le sucre de canne et le sucre de lait,
sont formés de la soudure des molécules de deux hexoses, identiques ou
différentes, avec élimination d'une molécule d'eau de lu le nom d' hexoljioses
qu'on leur donne maintenant.
Les recherches sur les sucres ont permis d'établir avec netteté le rôle chi-
mique des glucoses ou hexoses. Elles ont montré, en outre que les propriétés
des sucres n'étaient pas le privilège des corps renfermant six atomes de car-
bone, mais qu'il y a de véritables sucres, soit naturels, soit artificiels, à trois,
quatre, cinq, et de même à sept, huit et neuf atomes de carbone. On avait cru,
quelque temps, qu'il y avait encore entre les sucres ayant un nombre d'atomes
de carbone multiple de 3 (3, 6 ou 9), et les autres; une différence capitale
les premiers seuls auraient été susceptibles de fermenter. En réalité, on a
trouvé, dans l'autre classe de corps, des sucres fermentescibles.Enfin l'on a fait
la synthèse totale, à partir des cléments carbone, hydrogène et oxygène, des
deux hexoses les plus importantes, sucre de raisins et sucre de fruits,
et l'on a, par des considérations théoriques aussi serrées qu'elles sont ingé-
nieuses et liardies, prévu il l'avance un certain nombre de corps isomères de
ces sucres (c'est-à-dire n'en différant que par le groupement des atomes à
l'intérieur de la molécule), et l'on a créé de toutes pièces la plupart de ces
corps nouveaux. Quelques-uns sont des composés purement artificiels, d'autres
ont été retrouvés depuis dans le règne végétal, après avoir été fabriqués dans
les laboratoires.
Sur le processus même de la formation des sucres chez les végétaux, l'on a
émis diverses hypothèses, dont aucune n'est rigoureusement prouvée, mais
l'on est sur la voie de la solution, et il ne semble pas douteux qu'on parvienne
à s'en rendre un compte exact. On a pu, en traitant convenablement un com-
posé dérivé de l'alcool méthyliquc, l'aldéhyde formique, le polymériser, et
obtenir un premier sucre, qui, par transformation, en a fourni d'autres. M. von
Baeyer attribue la production des sucres chez les plantes à la formation d'al-
déhyde ibrniique par réduction de l'acide carbonique de l'air sous l'influence
de la chlorophylle des feuilles vertes la transformation de l'aldéhyde en
sucrcs se ferait ensuite dans la plante, comme elle se fait au laboratoire. Mal-
heureusement, on n'a pas trouvé encore dans les végétaux le premier sucre
donné directement par l'aldéhyde formique, mais seulement des composés
dérivés de ce sucre.
Ce qui a fait le succès des tentatives de synthèse de M. Fischer, c'est la
découverte d'une série de réactions générales obtenues en faisant agir sur les
sucres analogues a la glucose une substance particulière, la phénylhydrazine
on peut en effet passer ainsi des glucoses incristallisables a des composés cris-
tallisables, faciles par conséquent à obtenir purs, et repasser de ces composés
aux glucoses correspondantes. Ce qui a guidé surtout le chimiste allemand daus
ses travaux les plus récents, ce sont les considérations stéréochimiques.
On sait depuis longtemps qu'une solution de sucre, traversée par un rayon
de lumière polarisée, fait tourner le plan de polarisation; elle le fait tourner d'un
angle proportionnel n l'épaisseur de liquide traversée, et qui augmente avec la
concentration de la solution; le sucre de raisins fait tourner le plan de polarisa-
tion de gauche a droite, pour un observateur qui regarde venir le rayon lumineux
il est dextrogyre; le sucre de fruits est lévogyre de là son nom de lévulose.
Les substances organiques se divisent ainsi en substances inaclives, sans
action sur la lumière polarisée, et substauces ictives, lesquelles peuvent être
lévogyres ou dextrogyres.
M. Pasteur mit en évidence ce fait capital, que certains corps, comme l'acide
tartrique, pouvaient se présenter sous plusieurs états, ayant exactement les
mêmes propriétés chimiques et les mêmes propriétés physiques, sauf leur
action sur la lumière polarisée. Il y avait une variété droite et une variété
gauche des quantités égales d'acide tartrique droit et gauche faisant tourner
le plan de polarisation d'angles égaux, mais en sens inverses. Une autre variété
d'acide tartrique est inactive, et enfin une quatrième variété est l'acide racé-
mique, obtenu par un mélange de quantités égales d'acides droit et gauche il
est non plus inactif par nature, mais inactif par composition.
M. Yant'IIoff et M. Le Bel ont remarqué que tous les composés organiques
possédant ces propriétés présentaient un caractère commun. Tout composé
organique a au moins un atome de carbone, et cet atome, comme l'a établi
Kékulé, est tétravalent, c'est-à-dire susceptible de fixer quatre atomes d'hydro-
gène ou d'un autre corps monovalent, ou enfin quatre radicaux composés mo-
novalents. Or. tout composé qui présente une variété active a au moins un
atome de carbone saturé par quatre radicaux monovalents différents entre eux.
Si on se représente sehématiquement l'atome de carbone sous la forme d'un
tétraèdre régulier aux quatre sommets duquel sont attachés les radicaux mono-
valents qui constituent avec lui la molécule, ce tétraèdre présentera un plan
de symétrie dès qu'il y aura seulement deux des quatre groupes attachés à ses
sommets qui seront identiques alors, en effet, le plan passant par le milieu
de l'arête joignant les deux groupes identiques, et par l'arête opposée, sera un
plan de symétrie. Au contraire, si les quatre sommets sont différents, il n'y a
plus de symétrie l'atome de carbone est asymétrique, c'est-ii-dire que les
quatre groupes attachés aux sommets peuvent affecter deux dispositions non
superposables l'une à l'autre on aura deux tétraèdres, images l'un de l'autre
dans un miroir. Il y aura ainsi des molécules de deux espèces, n'ayant de diffé-
rence que dans un sens d'orientation, et ne se distinguant en cfTet que par le
sens de la rotation qu'elles impriment à la lumière polarisée.
11 n'y a pas à la règle une seule exception; tout corps dont il existe une
Les sermons de S. Thomas ont été fort malmenés dans le numéro du pre-
mier janvier 1893 de la Revue des Deux-Mondes. Ce n'est pas seulement la
forme littéraire, c'est la composition, c'est le fonds lui-même que M. Langlois
trouve détestable. Il est vrai que les raisons qu'il apporte à l'appui de sa thèse
sont d'une valeur plus que mince. C'est peu d'une page pour expédier, même
dans un genre qui n'a été pour lui que secondaire, un génie comme S. Tho-
mas d'Aquin. Lui appliquer le mot de Labruyère « Il fallait savoir prodi-
gieusement pour parler si mal c'est se tirer d'affaire par un bon mot, d'un
goût douteux et qui, en tout cas, ne tient pas lieu de raisons. M. Langlois s'est
cru sans doute dans une de ces régions inexplorées, sur lesquels un voyageur
dilettante peut se permettre les récits les plus fantaisistes.
En attendant que M. Langlois ait justifié ses affirmations par un travail
vraiment sérieux qui nous permette de lui répondre, nous opposerons à son
unique page un document récemment découvert et qui peut être appelé à
prendre sa place dans le débat. Il s'agit de trois exordes inédits de sermons
de S. Thomas d'Aquin qu'un infatigable chercheur, le R. P. Balme, vient
d'exhumer de la Bibliothèque d'Angers. Le manuscrit qui les contient est du
xive siècle (1). Ils font partie d'un recueil de sermons de Guilbert de Tournay mais
portent en tête la mention « fratris Thomœ de Aquino ». Leur composition est
tout fait dansle genredes sermons authentiques du Saint comme on peut faci-
lement s'en convaincre. On n'y trouve pas, il est vrai, « ce pesant bagage de'
citations que M. Langlois attribue à S. Thomas, on ne s'aperçoit point que
l'auteur « torture le texte avec ordre, d'un air triste, pour en tirer ce qui n'y
est pas ». On ne voit point qu'il produise « des thèses frivoles pour en démon-
trer la frivolité ». Ces lacunes que M. Langlois trouvera sans doute regretta-
bles n'arrêteront aucun 'de ceux qui sont familiarisés avec les « sermons au-
thentiques » de S. Thomas ou qui, les ayant pratiqués de longue date dans
un but oratoire, leur ont emprunté plus d'une fois des plans solides et leurs
meilleures inspirations. M. Langlois lui-même se rangera peut-être à leur
avis, en retrouvant dans ces exordes quelques-unes de « ces réflexions pro-
Verba ista scripta sunt in libru Machabeorum Il. Ad hoc quod fructificet
verbum Dei, quadruplex est apertio prima est divine legis, secunda sensus
interioris, tercia est oris predicatoris et quarta est cordis auditoris. Primo dico
ad hoc quod fructificet verbum Dei, necessaria est apertio divine legis, unde
in Apoc. « dignus es Domine aperire librum et solvere signacula ejus ». Liber
aperitur quando difficultates et misteria sacre scripture revelantur, que in mem-
branis constituta sunt manifestantur, et abdita perducuntur in lucem. Secundo
necessaria est apertio sensus interioris unde de Apostolis dicitur 3° luce ape-
ruit illis sensum ut intelligerent scripturas. Tertia apertio est oris predicatoris
ad proferendum aliis. Ps. Domine labia mea aperies. Os clausum vel
minus bene apertum non potest pronunciare laudes os clausum est quando
retardatur a laude Dei, timore offense alicujus, vel amore lucri temporalis, vel
favore humano sed quando os a Deo aperitur tune laudem pronuntiare potest.
(1) Cf. Iiossuot Sermon sur les vaines excuses des pécheurs, 3e point « Nous
avons ouï avec patience une partie des reproches que vous faites aux prédicateurs;
maintenant écoutez, messieurs, les justes plaintes que nous faisons de vous; il est
juste que vous nous écoutiez à votre tour, d'autant plus que nous ne parlons pas pour
nous-mêmes mais pour votre utilité ».
inspiré le texte de l'Écriture vit toujours pour les manifester soit officielle-
ment par l'organe de son Église, soit secrètement en agissant sur l'intelli-
gence du croyant. De là des interprétations vraies de la Sainte Écriture qui
pour la critique manquent de base, parce que leur fondement lui échappe,
à savoir l'Esprit divin qui fait retrouver à l'âme chrétienne dans la Sainte Écri-
ture ce que lui seul sait avoir mise en elle.
Une remarque avant de finir Les sermons de S. Thomas tels que les décrit
M. L. sont rebutants et ridicules. On concédera cependant que S. Thomas était
un homme de bon sens et intelligent. D'ailleurs les auditoires ont toujours été
les mêmes ils n'écoutent que si on leur dit des choses vraies et d'une manière
intéressante. Est-il vraisemblable que S. Thomas ait aussi mal prêché que le
veut M. L. et qu'il ait pu passer néanmoins, c'est M. L. qui le dit, pour « le
meilleur orateur de l'École » ? M. L. concède que nous n'avons que des canevas
des sermons de S. Thomas. Au lieu de mettre ce fait, qui est exact, dans une
petite note, que M. L. en fasse le point de départ d'un nouveau travail; qu'il
fasse au canevas sa part
sensiblement modifiée.
–
je n'hésite pas à affirmer que sa critique en sera
les ouvrages des théologiens, des savants, des philosophes du moyen âge, les
théories qui leur appartiennent en propre et constituent leur originalité?
4° De ces théories originales, quelles sont celles qui ont été reproduites ou
développées par les penseurs modernes, depuis Bacon et Descartes jusqu'à
nos contemporains ? 5° Enfin, si l'on considère l'exposition plus que l'invention,
que doit l'enseignement du moyen âge à l'antiquité, et qu'a-t-il transmis aux
temps modernes ? »
A signaler parmi ces analyses à titre de curiosité, deux opinions dont ri. P.
ne prend pas sans doute la responsabilité.
D'abord « le xnc siècle, pour des hommes comme M. Hauréau, c'est l'époque
après laquelle commence, à plus d'un point de vue, une décadence qui appa-
raît même chez les plus grands penseurs du xiiic siècle (p. 411) n. Si le point de
vue est celui de la littérature, l'observation est vraie, sauf qu'on ne peut ap-
peler décadence la substitution d'une forme d'activité intellectuelle nouvelle
et plus parfaite à une forme ancienne et plus secondaire. Mais si le point de
vue est celui de la philosophie, et c'est ce dont il est question ici, c'est le cas
de dire avec l'agneau de la fable Comment aurais-je été en décadence si je
n'étais pas née? La philosophie existe à peine au xiie siècle, si on la compare
avec ce qu'elle est devenue dans la seconde moitié du xma siècle. Le xue siècle
a pour tout bagage philosophique l'hra~oJe de Porphyre et les premiers livres
de la Logique d'Aristote, et c'est au siècle suivant seulement qu'Aristote et
les Arabes font leur entrée dans 1~ société chrétienne et y mettent il l'ordre
du jour tous les grands problèmes philosophiques. Le xue siècle possède une
activité intellectuelle très intense et très remarquable mais en dehors de la
dialectique et de son éternel problème de l'universel, la philosophie n'y existe
presque pas.
Par contre, pour M. Siebeek, ce n'est pas S. Thomas, c'est Duns Scot
qui fait époque dans l'histoire du moyen âge(p. 418). Ainsi, l'apogée du
moyen âge, pour Siebeck, serait au commencement du XIV. siècle, pour
Hauréau au xn' siècle, histoire d'exclure le reW siècle, c'est-à-dire le siècle
classique.
M. P. a fait précéder et suivre son étude bibliographique de quelques ré-
ffexions assez désagréables il l'adresse des néo-thomistes, et dont on ne voit
pas bien la raison d'être en pareil sujet, si elles n'ont pas simplement pour
but de faire tolérer l'objet et le titre de son article, par quelques-uns des
lecteurs de la 7!et'ue. L'auteur nous dit en commençant que « le présent article
a pour objet de montrer comment, avec l'histoire et la science, on peut
apprécier exactement le thomisme ou même en établir le caractère oppor-
tunisteet nettement « artificiel », malgré sa puissance actuelle ». Nous
devons reconnaître que nous n'avons rien vu de cela dans les vingt-quatre
excellentes pages de bibliographie fournies par M. P. Peut-être faut-il arriver
jusqu'aux deux dernières pages, pour y trouver quelque chose de cette pro-
messe.
Là, en effet, M. P. reproche aux thomistes de considérer leur philosophe
comme possédant en propre tout ce qu'il a emprunté il Aristote, à S. An-
selme et a Abélard, il Maimonide et Averroès, tout ce qu'ils lui ajoutent,
en puisant dans la science et la philosophie postérieures >. Nous nous de-
mandons où sont les thomistes sérieux qui ont affirmé pareilles invraisem-
hlances? Quels sont aussi ceux qui sont coupables « de faire croire que la
société contemporaine trouvera chez un homme du xn)° siècle des réponses
à toutes les questions qui la préoccupent j'? Que signifient des insinuations
comme celles-ci? En supposant que les catholiques oublient la vérité histo-
rique pour défendre, par tous les moyens, la cause qu'ils estiment la meil-
Il
leili-e, etc. me semble qu'il y a quelques noms catholiques dans la biblio-
graphie donnée par M. P., et je ne vois pas que leur dessein en général ait été
d'oublier la vérité historique. Est-ce que le P. Denifle, par exemple, le savant
qui a le plus fait pendant ces dernières années pour l'avancement de l'histoire
du moyen âge, ne serait pas un catholique, et tout catholique qu'il est,
n'aurait-il pas donne quelques bonnes leçons d'histoire à des gens qui ne le
sont pas
M. P., déclare au début de son article, que les adversaires du thomisme « ne
pourront le combattre utilement qu'en se gardant de le diminuer ou même de
se refuser il lui rendre justice )) (p. 396). Nous nous demandons comment
M. P. aurait traité le thomisme, s'il avait voulu le diminuer ou refuser de lui
rendre justice?
Par contre, M. P. cherche il rassurer les personnes que semble troubler 1<
mouvement thomiste. On opposera au thomisme la philosophie scientifique-
En attendant une définition plus complète que nous promet M. P., il nous
présente la philosophie scientifique sous cet aspect où elle ne nous apparail
pas d'une façon très positive. « D'abord elle n'emprunte aux religions et aux
métaphysiques, ni les questions qu'elles posent, ni les solutions qu'elles
donnent, ni les procédés par lesquels elles examinent les unes et obtiennent
les autres. Elle n'est ni matérialiste, ni spiritualiste, ni creationniste, ni pan-
théiste, ni dualiste jamais elle ne fait des hypothèses analogues à celles des
métaphysiciens, pour qui il est légitime de supposer tout ce dont on ne peut
leur démontrer l'impossibilité.
Une pareille définition est bien négative et rappelle quelque peu, sans* la
valoir, celle qu'Aristote donne de la matière première, nec ~/tr7, nec c~uale, etc.
Elle semble bien opportuniste elle-même, et conçue dans un but de concen-
tration philosophique. Faute de saisir clairement la notion de la philosophie
scientifique, nous attendrons sa division en traités et en chapitres pour con-
naître mieux son objet. Pendant ce temps, le thomisme pourra avoir de beaux
jours, et les intelligencesqui, tout en étant affectionnées aux sciences, comme
le sont beaucoup de thomistes, ne veulent pas se contenter de négations, iront
demander à une philosophie plus positive une solution ou au moins l'étude de
problèmes que l'on déclare ailleurs ne pas exister.
FR. P.-F, !l'L\l'ŒONNET.
Tout proteste chez Aristote contre une interprétation dynamiste. Pour Aristote,
comme le dit fort bien M. R., « la philosophie première a pour procédé unique,
rigoureusement parlant, l'intuition '); Or, l'intuition a montré à Aristote ces
deux états de la puissance et de l'acte comme irréductibles, non pas qu'il ne
puisse y-avoir dans une puissance d'actualité, mais il ne saurait y avoir l'actua-
lité de l'objet vis-à-vis duquel la puissance est en puissance. Or c'est là ce que
veut Leibnitz. La force 'potentielle contient pour lui d;avance le développe-
ment de l'effet qu'elle est capable de produire. Aristote enseigne expressément
-et c'est toute sa philosophie, que la cause seconde ne contient cette efficace
parfaite que sous l'intluence d'une cause extrinsèque qui se résout finalement
dans une cause première. On peut discucer cette doctrine, mais il n'est pas
permis de la confondre avec la doctrine adverse. Sur le frontispice du Portique
le philosophe moderne doit lire, s'il ne veut s'égarer Nul n'entre ici s'il est
leibnitzien
Fn. A. GAUDEIL.
PUBLICATIONS NOUVELLES
QUESTIONS RELIGIEUSES.
SAINT AUGUSTIN
CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS
Il
Le grand athlète, qui tous les jours, dans la solitude de sa
réflexion, se forgeait des armes, se trouva prêt à affronter une
discussion publique dans une conférence contradictoire avec
Fortunatus. Bien plus, la question manichéenne avait alors pris
dans son esprit une telle précision, qu'il put impunément laisser
son adversaire divaguer, se jeter à tout propos dans une voie
détournée, en un mot battre les buissons. Il le ramenait toujours
au point de départ, aux deux principes coéternels. Et ainsi
pendant deux jours. Il est certain que saint Augustin avait
acquis de la souplesse dans le maniement toujours délicat du
triple argument métaphysique, apologétique et scripturaire.
Fortunatus ne fut pas heureux dans cette dispute sa défaite
eut pour saint Augustin un double avantage, puisque non seu-
lement il avait réfuté le manichéisme, mais encore avait porté un
coup sérieux à l'un des docteurs en renom. Il semble que dès
lors il se soit proposé de le découronner de ses hommes, je de-
vrais dire de ses gloires. L'année suivante, il écrivit un livre con-
tre Adimantus ou Addas, un des trois premiers disciples de Ma-
nès, admiré surtout par Faustus, et qui avait écrit un ouvrage
très répandu sur l'opposition des deux Testaments. Saint Au-
gustin le réfuta et si nous avons deux rédactions emmêlées de
son livre Contra Adimanlum, c'est parce que la première s'était
d'abord perdue. Le principe de sa méthode y reste cependant
entier, puisqu'il consiste simplement à rapprocher les passages
attaqués de l'Ancien Testament des parties du Nouveau qui en
établissent la concordance.
Un peu plus tard, poursuivant le même but, il réfuta l'Ëpître de
Manès dite du Fondemetit, pied à pied, front à front, mot pour
mot. Manès enseigne sa doctrine ou bien au nom de l'autorité,
ou bien au nom de la raison ou bien parce qu'il est inspiré et
que même il a le droit de se dire le Paraclet, ou bien parce qu'il
apporte des preuves rationnelles, capables d'entraîner l'assenti-
ment de l'esprit. Ni l'une ni l'autre de ces deux hypothèses n'est
vraie. Car, qu'il ne soit pas le Paraclet, cela résulte des Actes des
Apôtres, ou récit des merveilles spirituelles opérées par le Saint-
Esprit. Quant à son système, il n'est qu'une longue rêverie. D'une
• part, Manès ne se présente devant le philosophe que comme un
penseur abusé d'autre part, la conscience religieuse ne peut voir
en lui qu'un imposteur.
Vint ensuite le grand ouvrage contre Faustus. Faustus était
le docteur principal de la secte; il avait des connaissances, un-
esprit facile et armé pour la lutte, une parole persuasive qui
s'élevait parfois jusqu'à l'éloquence. C'était un charmeur, dont
la logique captieuse faisait impression et cachait la pauvreté de
la pensée. Il connaissait d'ailleurs le public, dont il avait gagné
les sympathies; car il ne s'élevait pas au-dessus des régions
moyennes, soit qu'il parlât, soit qu'il écrivît. Les manichéens
voyaient en lui leur principal boulevard. Saint Augustin com-
posa donc en trente-trois livres un Contra Faustum, plein de
verve et d'érudition. Sans doute, on y relève des redites; mais
ce défaut tient du but qu'il s'est proposé réfuter chapitre par
chapitre l'écrit récent de Faustus contre la doctrine révélée.
Mais le génie de saint Augustin s'y montre dans tout son éclat
et sa puissance, soit qu'il réponde à la critique scripturaire
toute subjective de Faustus, soit qu'il expose la suite de la
religion dans la belle succession des écrits inspirés depuis la
Genèse de Moyse jusqu'à l'Apocalypse de saint Jean. C'est
d'ailleurs l'Évangile lui-même qu'il oppose à Faustus; il donne
ait, Nouveau Testament une voix pour le condamner de telle
sorte que des dires du grand docteur de la secte, il ne reste rien.
Ainsi le traité Contra Fauslum nous apporte le témoignage
d'un effort puissant de la part du plus haut génie théologique
de l'époque; en même temps, par son désordre apparent, il nous
permet de plonger un regard réprobateur dans chacune des
voies détournées où les manichéens espéraient sauver une
doctrine erronée et la position fausse qu'ils avaient prise en se
disant chrétiens sans l'être.
La dispute avec Félix, manichéen qualifié, termine la seconde
période de la polémique de saint Augustin aux prises, non plus
seulement avec les doctrines, mais encore avec les docteurs de
la secte. Félix avait, sans aucun doute, le cœur haut, le carac-
tère ferme et la volonté armée contre les suggestions de l'or-
gueil de l'intelligence et de l'amour-propre, puisque, à la suite
des deux conférences contradictoires qu'il eut avec l'évêque
d'Hipponc, il demanda le baptême.
Ainsi, pendant douze ans (392-404), saint Augustin s'attacha,
par des écrits répétés, à enlever à la secte ses principaux appuis,
ses hommes, ses docteurs Manès, Adimantus, Fortunatus, Faus-
tus et Félix.
III
IV
Il
CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA POLÉMIQUE AUGUSTINO-MANICHÉENNE
SENTIMENT ET RESPECT DES DROITS DE LA VÉRITÉ ET DES COWE
NANCES HUMAINES.
II
(1) i( Die inihi, qusieso te, utruni Deus non sit auctor niali. » De libero arbitrio,
lib. I, cup. t.
(2) (".elles qu'il vient de démontrer, l'existence d'une' seule âme dans l'homme.
(3) De daahns animahu», cap. xv.
IIEVIIB TIIOMISTE. I. 28
tout le cœur qu'il leur conservait encore, qu'il leur con-
serva toujours. C'est avec une délicatesse touchante et un tact
accompli qu'il écrivit ces pages senties et sereines, destinées
à leur porter l'examen sincère de sa propre intelligence. Loin
de s'en prendre à eux et de les poursuivre de la lumière inflexi-
ble d'une logique qui, pour être rigoureuse, n'est pas toujours
charitable, il ne s'en prit qu'à lui-même. Ce fut lui seul qu'il mit
en scène. Dans ce retour sur un passé plein d'erreurs, dans
ce décompte, il s'appliqua à ne reprendre personne que lui de
légèreté, d'insouciance d'esprit, de sottise (1); gros mots
assurément, mais procédé heureux, qui avait le double avantage
de faire pardonner à Augustin sa conversion et sa situation
nouvelle et d'éclairer la bonne foi de ses amis abusés. Ainsi,
il leur paya largement sa dette; il fit pour lui-même, pour la
satisfaction de son propre cœur, tout ce qu'il pouvait faire à
cette heure.
Saint Augustin alla même plus loin. S'il ne pardonna jamais
à Terreur, comme c'était son devoir de ne pas lui pardonner, il
traita en amis ces manichéens qui s'offensaient de ses coups. II
demandait à Dieu « un esprit de paix et de tranquillité », plus
occupé de les corriger que de les confondre (2). C'était le désir
de son âme, un principe de sa raison, une règle dont toute sa
vie lui démontrait l'opportunité. Dieu sans doute se sert de ses
serviteurs pour renverser les « royaumes de l'erreur » mais
les hommes, Dieu ordonne de les reprendre, de les éclairer,
de les persuader, non de les confondre. Le chapitre n de sa
réfutation de l'Épïtre de Manès dite du Fondement, réfutation
qui est un des principaux morceaux de cette polémique, nous
conserve la preuve que saint Augustin avait l'intelligence supé-
rieure du doute et de l'état d'esprit de ceux aux yeux desquels
la lumière de la vraie religion n'a pas lui encore, ou qui même
acceptent des erreurs positives dans une matière aussi grave.
« Que ceux »,
s'écrie-t-il, en s'adressant aux manichéens, « qui
ne savent point quelle peine c'est de trouver la vérité et com-
bien il est difficile de se mettre à l'abri de l'erreur, s'emportent
contre vous. Qu'ils s'irritent contre vous, ceux qui ne savent
(1) Dedaabus animabas, cap. i, cap. n, cap. m.
(CJîonlra Epistolam Flindamenti, cap. i.
point combien il est rare et malaisé de dissiper par les clartés
d'une âme pieuse les fantômes de la chair. Qu'ils vous traitent
avec colère, ceux qui ignorent quelle difficulté c'est de guérir
l'œil de l'homme intérieur pour le mettreen état de contempler
son soleil. Qu'ils n'aient pour vous que des objurgations,
ceux qui ne soupçonnent point ce qu'il faut pousser de gémis-
sements et de soupirs pour arriver à avoir la simple intelligence
de Dieu. Oui, enfin, qu'ils vous accablent ceux qui n'ont point
trempé dans les mêmes erreurs que vous (1) ». Pour lui, Augus-
tin, loin de les traiter avec aigreur, il n'a d'autre pensée que
de les supporter maintenant comme ses proches l'ont supporté
lui-même autrefois, que d'avoir pour eux la patience des siens à
son égard, lorsque, dans sa rage et son aveuglement, il parta-
geait leurs erreurs en acceptant le dogme manichéen (2).
Saint Augustin parlait donc d'expérience. Si quelqu'un pou-
vait se targuer de son état, songer à faire l'important, à être fier
en lui-même et tranchant à l'égard des hommes séduits par
l'erreur, ce n'était certes pas lui. Pour prendre envers les mani-
chéens un cœur d'ami, il n'avait qu'à se souvenir, qu'à regar-
der dans son passé, qu'à remettre sous ses yeux ses erreurs et
la conduite miséricordieuse des maîtres qui avaient allumé sur
sa route obscure le flambeau de la vérité. S'il rappela ici ses
tourments d'autrefois, ce fut pour évoquer la douce image des
immortels bienfaiteurs de son âme qui furent de grands ser-
viteurs de Dieu, Ambroise et Monique, types achevés de délica-
tesse et de force, modèles d'intelligente longanimité. Il ne se re-
connaît que le droit d'être modeste.
Avant la réfutation de l'Épitre du Fondement, saint Augustin
avait écrit déjà de nombreux ouvrages contre le manichéisme;
après l'année 397, il écrivit encore beaucoup et parla souvent
contre eux. Mais on peut dire qu'avant comme après, il sut yar-
der la ligne difficile à tenir entre sa foi et ses relations ;m-
ciennes. Il poursuivit sa polémique, parce qu'il fut provoqué
par les manichéens eux-mêmes dans des conférences contradic-
toires, et aussi parce que les chrétiens le prièrent de réfnler
des écrits dualistes récents et jugés dangereux. Ni dans l'un ni
(1) Contra Epislolam Fnndamenli, cap. h.
(2) Jhid., cap. m.
dans l'autre cas, il ne pouvait se dérober. Prêtre d'abord, évè-
que ensuite, il se devait à l'Église avec un dévouement d'autant
plus ferme que Dieu lui-même, pour ainsi dire, avait mis'le
fardeau sur ses épaules; c'est comme malgré lui et après avoir
fait appel à sa vertu, que Valerius lui avait imposé les mains.
Restaient, enfin, les droits supérieurs et inaliénables de la vérité,
non de cette vérité humaine, qui, tout en étant la vérité, ne
présente pas une ligne fixe de flottaison sur la vague mouvante,
mais de la vérité divine, soit que Dieu par sa révélation raffer-
misse la raison de l'homme, soit qu'il ajoute à ses connais-
sances naturelles. La défense de la foi eût été, en toute hypo-
thèse, pour Augustin un motif plus que suffisant d'entrer
en lice avec ses anciens coreligionnaires. Il y a là plus qu'une
excuse, plus qu'une justification c'était un devoir pour lui. Il
n'entrera dans l'esprit de personne qu'il ait manqué à ce devoir.
S'il a tant écrit et tant parlé de 387 à 405, c'est pour défendre
la vérité conquise, et aussi pour faire luire sa lumière et gra-
ver dans les profondeurs des esprits les traits impérissables de
son éternel rayonnement.
Mais nous devons aller plus loin dans l'analyse du premier
caractère général de cette polémique. Saint Augustin a fait
valoir, avec une persistance courageuse, 'les droits de la vérité
mais, nous pouvons le dire maintenant, il n'a pas méconnu ses
devoirs envers les hommes ni envers lui-même. Ce qui me
frappe ici, c'est une parfaite dignité, le sentiment élevé des con-
venances, le désir impérieux d'être utile à tous (1). Ainsi, il
me semble qu'il a su concilier les droits de la vérité avec le res-
pect des hommes.
Mais insistons sur ce point d'un intérêt d'ailleurs général et
durable; saint Augustin nous donne ici plus d'une leçon utile.
III
Qu'était-ce au fond que la lettre de Secundinus? Elle ne con-
tenait aucun fait précis contre saint Augustin; cependant,
(1) Et spcro ita fore, si benemihi conseilla sum, quod ad hune stylum pio ctol'li-
«
cioso animo, non vani nominis appetitione ac nugatoriae ostentationis accessi. De
nlilUate credendi, cap, i, n. 1.
Secundinus prétendait l'accabler. Saint Augustin, avant d'en
réfuter la doctrine, s'attacha à établir deux règles que le polé-
miste ne doit jamais méconnaître la première regarde le polé-
miste lui-même; la seconde, la vérité qui est l'enjeu du débat.
Il ne faut pas, en effet, que la vérité souffre, en quelque ma-
nière que ce soit, des discussions des hommes; que les esprits
soient empêchés de voir l'éclat de sa lumière par une contro-
verse dont le but est de les éclairer. A n'en pas douter, on amon-
cellera des nuages, si on irrite la polémique, si on y jette des fer-
ments d'animosité et de colère, si on s'en prend aux hommes
plutôt qu'à leurs erreurs, ou même si simplement elle dégénère
en procès de tendance. J'ai dit le mot. En vérité, la lettre de Se-
cundinusavait bien ce caractère; on ne pouvait y voir qu'un procès
de tendance contre Augustin. Pour écarter ce procédé injuste,
notre docteur trouva et formula la règle qui s'impose. Il soumettra
sans doute la doctrine de son adversaire à un examen exact, rigou-
reux, complet; mais, il le déclare, il s'en tiendra aux termes de
sa lettre, qui seront pour lui l'expression unique de sa pen-
sée il ne se permettra pas d'aller au delà. Il n'eût été que
juste que Secundinus ne se fût pas départi de cette élémen-
taire impartialité. Qu'a-t-il fait cependant? C'est au nom d'une
simple possibilité qu'il a essayé d'atteindre l'évèque, de le flétrir
à la source même des sentiments dont sa vie s'inspire. Parce qu'il
est possible qu'un homme obéisse à un égoïsme grossier, prenne
l'intérêt bas, la recherche des avantages terrestres, pour règle
et motif de sa croyance, il a osé dire que l'évêque d'Hippone
avait cédé à une crainte servile et à une ambition inavouable,
avait sacrifié sa foi dualiste, une conviction, à l'amour des biens
corporels (1). On ne saurait se montrer ni moins respectueux de,
la logique, ni plus injuste envers son contradicteur.
Sans doute chacun reste libre de porter tel jugement qu'il lui
plaira sur les pensées dernières et les sentiments les plus secrets
de son adversaire, à trois conditions cependant: d'abord que ce
jugement ne soit pas dépourvu de tout fondement dans sa vie
ou ses écrits; ensuite que ce jugement, même appuyé sur une
conjecture, mais peu certain malgré tout, ne devienne pas une
(1) » Ilumanus cnim error est, ut id factum cs'se in animo mco credas, quod fieri
potuit, clioin si non est factum. » Contra Secnndinnm, cap. il.
arme contre lui; enfin et surtout que les droits imprescripti-
bles de la vérité soient maintenus dans leur inflexible rigueur.
« Si vous refusez de vous en rapporter à moi au sujet de mon
âme », s'écrie saint Augustin, « pensez de moi ce que vous
voudrez, pourvu que vous preniez garde à ce que vous penserez
de la vérité elle-même. S'il s'agit de nos sentiments intimes, il
n'y a qu'à nous croire l'un l'autre si cela nous plaît, ou à ne pas
nous croire si cela ne nous plaît pas. Une chose suffit regardons,
après avoir dissipé tout nuage de malice, la lumière de la vérité,
laquelle n'est ni vôtre ni mienne, mais se présente à la contem-
plation de vous comme de moi » (1).
Saint Augustin se plia à toutes ces exigences, dont il avait un
si vif sentiment. Nous touchons là à l'une des sources de sa
méthode, qui consista invariablement à prendre les écrits des
manichéens, et à leur opposer une réfutation passage par passage,
non sans avoir mis sous les yeux du lecteur le texte même qu'il
combattait. C'est ce qu'il fit à l'égard de Secundinus, c'est ce
qu'il avait fait déjà à l'égard de Faustus, d'Adimantus et de Manès.
Il y mit une étonnante largeur d'esprit et une générosité de cœur,
imprudente aux yeux de quelques-uns de ses contemporains. Les
longs extraits de leurs écrits ne portaient-ils pas les doctrines
dualistes au milieu des chrétiens? Aujourd'hui, où allons-nous
chercher la littérature manichéenne? Dans les œuvres d'Augustin.
Si elle survit à leur irrémédiable défaite, c'est grâce à lui. Augustin
n'eut pas même à se défendre contre la tentation de se départir
de cette haute et large impartialité qui était sa règle; il ne l'eut
pas. C'est ainsi qu'il entendait le respect de l'adversaire. La
vérité n'y perdait rien l'erreur était aussitôt réfutée en regard
des propres paroles des docteurs de la secte se trouvait la réponse
d'Augustin, qui eut le don de tenir haut et ferme le drapeau de
la vérité, qui même, comme nous le verrons, lui assura le triomphe.
Tout à l'heure, je parlais de méthode. Peut-être eût-il été plus
exact, plus vrai, de dire procédé de discussion. Ne pas se borner
à un exposé de la doctrine que l'on se propose de réfuter, mais
la faire connaître par des extraits empruntés à ses apôtres et à
ses docteurs, est-ce autre chose qu'un moyen de rester impartial,
IV
v
Cependant, dix ans plus tard, revenant sur cette question de
méthode, il aborde le point plus délicat de la vérification de la
foi, mais de telle manière qu'il affaiblit, ce semble, la force de
ses déductions premières. S'adressant aux manichéens, au cha-
pitre III de son livre contre YÉpître du Fondement: « Je voudrais
vous adoucir, » leur disait-il, « et pour que vous ne me résistiez
point dans un esprit d'hostilité toujours pernicieux, je voudrais
que de part et d'autre nous déposions tout mouvement d'arro-
gance. Que nul de nous ne dise qu'il a déjà trouvé la vérité;
cherchons-la comme si ni vous ni moi ne la connaissions. Il nous
sera possible de la chercher avec autant de soin que de concorde,
si ni vous ni moi ne pré tendons, avec une téméraire présomption,
l'avoir trouvée et la connaître. Si je ne puis l'obtenir de vous,
consentez du moins qu'en ce moment je vous discute comme si
je vous entendais pour la première fois, comme si je ne vous
connaissais point. Ce que je demande est juste, je le crois; je
n'y mets que cette seule condition, que je ne partagerai point
vos prières, que je n'assisterai point à vos assemblées, que je ne
prendrai point le nom de manichéen, tant que vous ne m'aurez
point donné une raison claire de tout ce qui a rapport au salut
de l'âme ».
Ces paroles ne laissent pas d'être remarquables et méritent de
fixer notre attention, bien qu'elles soient légèrement confuses
ou énigmatiques. Quelle est pour saint Augustin l'essence
même de la méthode à suivre dans la vérification de la foi ? `?
VI
(1) Cap. i, n. 2.
(2) De ulililal» credendi, cap. ix, n. 21.
(3) Ibid., cap. x, n. 24.
l'enseignement extérieur donné au nom de Dieu, peut donc en
assurer à tous les hommes la possession, en les appelant et les
retenant dans le temple universel que la révélation a ouvert (1).
Mais saint Augustin, en parlant de la sorte, ne tendait-il pas
à abaisser le rôle de la raison, ou même à la réduire à rien? Si
pour atteindre à la vraie religion, il faut être enseigné, si croire
suffit, à quoi bon chercher à comprendre? Les manichéens
accusaient les chrétiens d'être des esprits courts, ou pire encore,
des hommes sans idées, manquant de toute initiative intellec-
tuelle. N'y avait-il pas quelque danger à préconiser, au milieu
de tels reproches, la voie d'autorité? N'était-ce pas se mettre
l'opinion contre soi? d'autant que l'orgueil de la raison est une
des plus grandes tentations à laquelle peu résistent. N'était-ce pas
tout au moins s'exposer à perdre son temps, car quel espoir
pouvait avoir l'évoque d'Hippone de se faire écouter au milieu
de l'agitation manichéenne?
Il en jugea autrement. A l'erreur, il opposa directement la
vérité, au risque de heurter de front une opinion accréditée et
ceux-là mêmes qu'il voulait convaincre. N'allons pas dire qu'il
eut alors un sentiment exagéré des droits de la vérité, et que
sur ce point sa polémique manqua d'opportunité ou de mesure.
Saint Augustin est un précurseur, il ouvre les voies de l'avenir,
il travaille pour les siècles au moment où il croit n'écrire qu'un
ouvrage de circonstance. Il est de même fidèle à la tradition;
voilà trois siècles écoulés que la voie d'autorité règne dans
l'Église en s'appuyant sur la foi. Si les évoques et les apolo-
gistes eussent permis au rationalisme de pénétrer dans la place,
elle fût irrémédiablement tombée aux mains des ennemis. Aux
engouements d'une opinion erronée, saint Augustin opposa la
tradition constante. La postérité reconnaît que sa démonstra-
tion arriva à temps. Il y avait déjà de trop longues années que
le manichéisme se faisait gloire de ne suivre que la raison il
était bon de lui opposer la démonstration que, dans la grave
affaire de la recherche de la religion, l'autorité a la première
place. S'il y a un regret à avoir et à exprimer, c'est que depuis
cent cinquante ans et au milieu d'une si grande fortune, il ne se
ls., vu, 9.
vl)
(2) Joluin., xvn, 3.
(3) Math., vn, 7.
(.1) « Nisi enim aliud esset credere, et aliud intelligere, et primo credendum esset,
quod magnum et divinum intelligere cuperemus, frustra Propheta dixisset: Nisi
crerlideritis, non intelligetis ». (Is. vu, 9.) Ipse quoque Dominus noster et dictis et
<c
factis ad credendum primo hortatus est, quos ad salutem vocavit. Sed postea cum
de ipso dono loqucretur. quod erat daturus credentibus, non ait Haec est autem
vita aeterna ut credant; sed « Haec est n, inquit, « vita aelerna, ut cognoscant te
« solum Deum verum; et queni misisti Jesum Christum » (Joan., xyii, 3).
Deinde jam
credenlibus dicit: « Quaerite et invenietis » (Math., vu, 7); nain neque inventum dici
potest, quod incognitum creditur; neque quisquam inveniendo Deo fit idoncus, nisi
antea crodidorit, quod est postea cog'nilurus. Quaproptcr Domini praeceptis obtem-
perantes quaeramiis instanter. Quod enim hortante ipso quaerimus eodem ipso de-
monstrante invcnicmus, quantum haec in hac vita et a nobis talibus inveniri queunt:
nam et a mclioribus etiam dum bas terras incolunt, et certe a bonis et piis omnibus
pnst hanc vitam, evidenlius atque perfectius ista cerni obtinerique credendum est; et
nFVUIÏ THOMISTE. I. 29
cette page magistrale, saint Augustin, avec la pondération de
son génie, est arrivé à décrire la marche ascendante de la rai-
son saisie par la foi. S'il n'a pas trouvé la grande et belle for-
mule du moyen âge Fides quaerens intellectum, il l'a préparée;
car, elle résume admirablement sa pensée. C'est ainsi que, en
face du rationalisme manichéen, loin de compromettre les inté-
rêts de la défense par l'apologie de la voie d'autorité, il a trouvé
le secret d'ouvrir à la raison éclairée et fortifiée par la foi un
champ d'investigation, que la raison ne parviendra jamais à
explorer à fond, car il est infini comme Dieu.
(A suiare).
C. DOUAIS.
nobis ita fore sperandum est, et ista, contemtis terrenis et humanis, omni modo desi-
deranda et diligenda sunt n. De tibero arbitrio, lib. II, cap. n, n. 6.
PEUT-ON ÊTRE HYPNOTISÉ MALGRÉ SOI?
Sacile (1 ).
(1) Affaire Castellan, cour d'assises du Var, rapport des D's Auban et Jules Roux,.
cité par M. Liégeois De la suggestion et du somnambulisme, p. 544.
(2) Communication de M. le Dr Jules Roux. Ibid.
observer ce qui se passait. Le sujet était assis, fixant les yeux
sur le doigt de Walker, qui se tenait debout, un peu à droite
du patient el ne quittait pas du regard les yeux de ce dernier.
Je ne fis que passer, étant occupé à autre chose; mais revenant
un peu plustard,je trouvai M. Walker dans la même position, pro-
fondément endormi, son bras el son doigt dans un état de rigi-
dité catalepti forme, et le sujet éveillé, fixant toujours le doigt de
l'opérateur (1) ».
Voilà, certes, quelqu'un qui est endormi contre son gré. Et,
de plus, il est bien clair qu'il ne sera pas difficile à un homme
avisé et expert en hypnotisation, de surprendre quelquefois et de
plonger dans le sommeil un sujet si sensible, eût-il fait vœu de
ne pas dormir.
A la catégorie des sujets qui n'ont pas la sensibilité normale
se rapportent évidemment ceux qui possèdent cette particularité
étrange des zones hypnogènes(2). Nul doute que ces personnes
ne puissent être endormies, contre leur volonté, par ceux qui ont
l'habitude de les hypnotiser: les expériences de chaque jour,
dans nos hôpitaux, le démontrent surabondamment. Mais une
question, dont l'importance n'échappera à personne, se pose les
personnes affectées de zones hypnogènes entrent-elles encore,
subitement et nécessairement, en sommeil, si la pression des
zones est pratiquée, non par le médecin hypnotiste ordinaire,
dans la consultation officielle, mais par n'importe quelle per-
sonne de rencontre, dans le train ordinaire de la vie?
« La solution
du problème, dit fort justement M. Pitres dans
une de ses leçons, doit ressortir d'observations accidentelles,
réalisés dans des circonstances imprévues, indépendamment de
toute intervention des personnes qui pourraient avoir sur l'imi-
gination des malades une autorité ou une influence quelconque ».
Or, poursuit-il « Je ne connais qu'un fait qui réponde à ces
desiderata, encore n'est-il pas absolument irréprochable. Jevous
le donne tel que je l'ai recueilli
« La nommée
Élisa G.
que je vous ai montrée il y a quelques
mois quand nous étudiions ensemble les spasmes rythmiques
hystériques, a, sur différents points du corps, des zones hyp-
\\) Neurypnologie, p. 41.
(2) V. notre article intitulé Comment on hypnotise, dans le n° de juillet.
nogènes. On en trouve en particulier de très actives sur les
plis du coude et sur les creux poplités. Élisa est une fille peu
intelligente, mais très honnête ». Après avoir dit comment il
s'en était assuré. M. Pitres continue ainsi son histoire « Élisa
était sortie de l'hôpital en même temps qu'une autre ma-
lade très vicieuse nommée Thérèse Quand nous arrivâmes
place d'Aquitaine, » dit-elle, « nous rencontrâmes deux messieurs
« qui connaissaient Thérèse et nous invitèrent à déjeuner. Je ne
« voulais pas accepter, mais à force de prières je me laissai aller.
«
Nous arrivâmes dans un petit restaurant hors de la ville. Un
« des messieurs voulut m'embrasser je me fâchai vivement, et
« on se mit à déjeuner sans qu'il renouvelât ses tentatives.
« Quand le déjeuner fut terminé, Thérèse me laissa seule avec
« lui. Il voulut encore m'embrasser, je le repoussai, le menaçai
« de crier et pris une chaise pour me défendre. Il s'élança alors
« sur
moi et me saisit le bras. Alors je perdis brusquement con-
»
naissance, et je ne sais pas ce qui s'est passé. Quand je revins
« à moi,
réveillée par Thérèse, nous étions tous les quatre dans
« le restaurant, et c'était le moment de partir » (1). La pauvre
fille, hélas! devait trop tôt apprendre ce qui s'était passé
M. Pitres fait suivre ce récit des réflexions suivantes « Connais-
sant la malade comme je la connais, je suis convaincu qu'elle
est sincère, mais je ne pourrais pas en fournir de preuves ma-
térielles. Dans tous les cas, son histoire doit éveiller notre at-
tention sur la possibilité de provoquer le sommeil hypnotique
chez certains malades, à leur insu ou contre leur volonté for-
melle, par la pression des zones hypnogènes » (2).
L'attention des savants, en effet, a été éveillée. Ils ont repris
la question, et M. le Dr Croq (fils), de Bruxelles, a même cru la
résoudre définitivement, par l'observation que lui a fournie une
de ces malades.
Ayant reçu dans son service une hystérique, Joséphine D.
il procéda, sur cette malade, à la recherche des zones hypno-
gènes. Joséphine n'avait jamais assisté à une expérience sem-
blable, et n'avait pas l'idée de ce qui devait se produire. Sans
prononcer une parole, le docteur appuya d'abord légèrement sur
(1) Leçons cliniques sur l'hy-ilérie et l'hypnotisme, t. II, p. 115.
(2) lbid.
le vertex aussitôt les yeux se fermèrent, et la malade tomba en
somnambulisme. Il la réveille; et, après un moment, pratique la
pression aux bosses frontales le sommeil se produit encore ins-
tantanément. L'existence des zones était constatée M. Croq eut
•bientôt l'occasion de se convaincre qu'il avait là un moyen sûr
d'endormir Joséphine, même contre sa volonté formelle. Un jour
que, je ne sais pour quel motif, il avait commandé à sa malade,
pendant le sommeil, d'avoir une crise hystérique, la crise eut
lieu comme il l'avait ordonné; mais la malade, paraît-il, ne
trouva pas la chose de son goût; et, le lendemain, le docteur
voulant de nouveau l'hypnotiser, elle refusa, net, de s'endormir.
« Alors nous avons appuyé sur les régions hypnogènes fronta-
les, et, en quelques secondes, le somnambulisme s'est déclaré.
« Grâce à ces faits, conclut M. Croq, nous pouvons éviter les
doutes de Pitres, et déclarer que la pression des zones hypno-
gènes est capable d'endormir le sujet sans qu'il le veuille ».
M. Croq, quand il conclut avec tant d'assurance, a tort, je le
crains, d'oublier cette réflexion de M. Pitres « Pour répondre
avec certitude il cette question, les expériences du laboratoire
sont sans valeur. Le fait seul que les malades se trouvent en
présence de médecins ou d'étudiants qui les ont endormis ou
qu'ils savent capables de les endormir, suffit pour jeter le doute
sur les résultats obtenus » (1). Je ne dirais pas que l'expérience du
docteur de Bruxelles est absolument « sans valeur », mais l'ob-
servation de M. Pitres m'empêche de lui reconnaître la valeur
démonstrative que son auteur semble lui attribuer.
Que des gens qui ont été souvent hypnotisés, que des malades,
plus ou moins déprimés et déséquilibrés, puissent être quelque-
fois endormis, malgré eux, cela se comprend encore, et s'admet
sans trop de peine mais ce qui ne se comprendrait plus, bien
sûr; ce qui, sans doute, ne saurait être admis, c'est qu'un
homme qui n'a jamais été soumis aux pratiques des hypnoti-
seurs, qui est sain et bien constitué, puisse être endormi contre
sa volonté, lui résistant et luttant. Ici, la parole de Braid et de
Bernheim, certainement, va se trouver de tout point justifiée.
sommeil, mais sans succès jusqu'à ce que, lui ayant, fait quelques passes sur le visage,
il lui commanda, avec énergie, de se lever. A ce moment, la jeune lillc s 'évcilln, en
disant, « L'homme aux mauvais yeux, est-il encore ici »"> Cette jeune fille, comme
elle l'a déclaré, n'avait pas jusque-là, la moindre idée de l'hypnotisme. » (lleuerle,
Hypnose and Suygeslion in deulschen Strttfrecht, p. 18.)
[l) Neurypnoloyie, p. Ai.
HEVUE THOMISTE. I. 30
dès que la personne que vous voulez endormir se met à rire et
tourne la chose en plaisanterie, vous pouvez cesser votre tentative,
elle ne réussirait pas » (1).
Ainsi, riez, moquez-vous, plaisantez, comme un Gascon ou
comme un Andalou, comme un bon Normand, cela pourrait
encore suffire et tous les docteurs réunis de Nancy, de Bor-
deaux et de Paris ne pourront vous hypnotiser.
(A suivre.)
Fr. M. Th. Coconnieh.
0. P.
;1) C'est ce qui a lieu pour la civilisation:dcs Égyptiens, donUe Cham-douipe fut la
première demeure; et, si nous prenons un exemple particulier, ce qui a lieu à l'occa-
sion de leurs animaux sacrés, à motif si débattu. Le vrai motif est que ce panthéon
animal n'était autre que la faune du berceau devenue son panthéon animal.
ser leurs noms à la descendance à faire voir comment à leur
formation se groupèrent les peuples; puis à montrer dans les
colonies l'image de la patrie, à expliquer dans ces colonies cer-
taines juxta-positions ethniques; à tirer une ligne de démarca-
tion entre les populations distinctes que dans ces colonies par-
fois l'on mêle et l'on confond. La géographie de son berceau
est la géographie mère d'une race et si cette race, comme il
arriva pour les Chamites, ouvrit l'ère d'une civilisation, la civi-
lisation du berceau est la civilisation mère, qui, en germe, con-
tient celle des fils.
Malheureusement, le berceau des Chamites n'a jamais été
déterminé, et c'est à travers les ombres qu'il nous a fallu pour-
suivre les recherches.
Nous dirons aujourd'hui quel fut ce berceau 1" d'après la
Genèse; 2° d'après les Chamites eux-mêmes.
II
(1) L'Inde réclame un mot pour clle-même. Elle fait partie du Jamhu dwîpa, lequel
occupe avec son Mérou le centre du monde. Le Jambou contient [Yish. pur. 1. II,
c!i. il neuf vnrshu, ou divisions, séparés les uns des autres par des chaînes de mon-
tagnes. En remontant du sud au nord ces varsila sont
Au sud Ilinui ou Jiharala ou Inde, au sud de l'IIiniavat,
du KUnpurushn, entre les monts Himavat et Hemakuta,
Meru.[ihirivurnha, – Hemakuta et Nishadha.
Ilnvrîta avec le Meru (centre du monde).
Au nord Ramayaku,
llironntntju,
– enLre les monts Nila et Çwela,
Çweta et Çrin^in,
du
Meru.
– –
L'ilara-Kiiru (séjour de la béatitude), au delà du Çrinpin.
Cette carte du Jnnthu lui accorde de si inlîmes dimensions que la moitié du sud
s'ensevelit tout entière dans notre Himalaya occidental, puisqu'elle s'étend du pied
méridional de l'Himalaya au Xishadlia, lequel répond à peu près à l'Hindou-Kousli,
et s'engrène dans le Mérou, et que la moitié du nord mène au bout du monde, qui
n'est pas plus loin que la Kash^arie.
L'Inde, comprise dans la moitié méridionale, est le Jfimn, qui s'appellera Bhârata
avant de s'appeler Inde. L'expression liimn est instructive au plus haut point elle
signifie « le froid, lu neige, la glace », et enfante les dénominations de l'Hiiuavat ou
Himalaya qu'elle désigne également. Les ancêtres des peuples qui maintenant rem-
plissent une péninsule brûlante, habitaient donc « le froid, la nei^e, l'Himalaya ».
Qu'on le note encore ils avaient déjà cette couleur brune, qui jamais, et quelque
part qu'ils se soient rendus, ne les a quittés.
Si le .mi/in est petit, certes son « glacé » varsha du Ilima ou YInde est bien
exigu. An lieu d'être rinnnense contrée qui, avec ses chaleurs tropicales, court jus-
qu'à Ceylan, c'est tout simplement Ic pied-mont, couché sous les hauteurs blanches
de l'IIiniavat. Aussi son premier roi NAbhi (arrière-petit-GIsdu premier homme Manu
SwAyambhuva), a pour épouse Mèron. Une épouse de cette sorte est bien capable
Or, ces sept dwipes forment le monde entier. « Je suis dési-
reux, dit le disciple à son maître Paraçara, d'entendre de vous
une description de la lèvre. » Et Pardçara de lui répondre « Je
vous ferai une brève description de la terre »' (1). La terre n'est
qu'une humble couronne du Mérou, et si rapprochée de lui que
d'un pic élevé le regard l'embrasserait en totalité. Parler autre-
ment eùt alors été impossible on n'en savait pas davantage.
Quand les héros du Mahâ-Bhârate, alors que l'Inde est un peu
plus connue, conquièrent les quatre poinls du monde, ils guer-
roient simplement dans l'Inde du nord (2). L'expression des pre-
miers souverains de Chaldée est la môme ils se proclament
rois des quatre régions.
Perdre de vue cette idée que les hommes primitifs se faisaient L
(1) Vivien de Saint-Martin, Élude sur lit yéorf. grec, et lut. de l'Inde, p. 0.
Comme Kaahmun, territoire près le Laghman,
Deux Kashkot, non loin du précédent,
Kashgarai, au nord de Dir,
Kashluji, un peu ouest de Chitral,
Kashfin, près du Badakshan,
Kashkot, sur la Swat,
Kash-gumbuz, près de Jalalabad,
Kashi, dans la vallée de Kho,
Pamir et tous les Mir montagnes,
Ani-Sarî, « lac de la montagne, an »,
Siva, qui donne son nom à une multitude de places.
PREMIER ARTICLE
l'homme dans le romantisme.
Le Romantisme a été la première étape du xixe siècle; il a duré
longtemps son règne a été précédé de luttes fameuses où la
gloire fut grande et petit le danger puis toute la jeunesse est
allée vers lui, la mode était pour lui il n'a pas eu seulement la
mode, déesse changeante et capricieuse, il a eu des hommes de
génie, otd'un génie particulier, capablesde composer des oeuvres
admirables, capables en outre d'attirer, d'enthousiasmer, de
fasciner. Cette heureuse rencontre devait assurer au romantisme
un triomphe plus long que ne l'eût fait croire la rapidité de son
succès, vrai feu de paille. On ne le voit pas en effet être amené de
loin par des raisons profondes, et trouver sa formule après de longs
tâtonnements. C'est un coup d'Etat littéraire. Tel quel, en raison
de sa durée même, il a eu sur le siècle une considérable influence.
C'est lui surtout qu'il ne faut pas juger sur l'apparence. Son
aspect est assez puéril à le nommer on voit aussitôt surgir devant
ses yeux l'image mélancolique d'un jeune homme, blond ou brun,
qui a des cheveux longs, un pourpoint rouge, et des passions
fatales. Que ce beau ténébreux y joigne la haine de Bôileau et
de Racine, et le mépris du bourgeois, qu'il garde, en portefeuille
des hexamètres aux enjambements singuliers, aux images bizarres,
c'est un pur, c'est un parfait romantique. Mais le romantisme
ne se réduit pas aux romantiques, même aux purs romantiques,
il ne se réduit pas à Petrus Borel, le lycantlirope, aux drames
de Victor Hugo ou au Cénacle. Il enveloppe toute une façon
nouvelle de comprendre la vie, les passions et l'activité humaine
presque toute une philosophie; en un mot il y a son âme, encore
qu'il l'ait souvent mal connue et mal exprimée. C'est cette ame
que je veux faire ici connaître.
Elle est fille de la Révolution. Je n'entends pas les doctrines
dela Révolution, de son spiritualisme médiocre et de sa philosophie
sans consistance, l'âme du romantisme est fille des conditions
nouvelles où l'homme fut appelé vivre pendant la dévolution et
après elle. Cette âme est née des spectacles dont la Révolution a
fatigué les yeux et rempli la mémoire des Français, elle est née
surtout de l'horizon ouvert depuis lors à nos ambitions ou à nos
appréhensions, à nos espérances et à nos regrets.
Mais ces conséquences n'ont pas apparu tout d'abord. Un état
de choses comme la Révolution ou l'Empire n'exerce aucune
influence sur la littérature et la philosophie immédiatement
contemporaines. Les écrivains et les philosophes dont l'esprit
est formé ne peuvent prendre sous le coup d'événements aussi
précipités une autre personnalité. La Révolution ne pouvait pas
faire de La Harpe un romantique. D'ailleurs les contemporains
immédiats ne voient qu'un très petit coin d'un grand tableau.
C'est la génération naissante qui a subi l'influence de la Révo-
lution et de l'Empire, la génération qui devait remplir la première
moitié du xix" siècle.
On fera peut-être cette objection préliminaire qu'il est fort
inutile de chercher dans des bouleversements politiques la source
du romantisme. J.T. Rousseau a été un romantique avant la
Révolution, la littérature allemande est romantique bien avant
la littérature française. Il est vrai que nous, nous savons voir
du romantisme dans Rousseau et dans Schiller. Mais cet élé-
ment enveloppé et mêlé chez eux à tant d'autres choses n'a été'
découvert et comme exhumé que lorsque les Français le sentant
et l'aimant en eux, en ont cherché partout l'expression. La con-
ception que le romantisme a eue de l'homme vient, je le répète,
du radical changement opéré en France par la Révolution et
par l'Empire.
C'est ce radical changement qu'il nous faut d'abord étudier.
«
Reverenliœ vestrœ humillimus servus
« ignatius. »
(1) Notre copie porte « contra ». 11 faul sans doute l'entendre dans le sens de
« circa ». Cf. Ducnngc, Olnss., voc. Conlra.
Et au dos, l'adresse « Reverendo Domino necnon charissimo
amico Nicholao De Furno, Lutetiam (1).
S. Ignace nous raconte là, dans le style à la fois franc et
prudent qui convient à un ancien soldat parlant théologie, un
fait que d'autres documents démontrent sans réplique possible,
celui d'une très hâtive opposition à s. Thomas, parmi ceux qui,
à la première heure, forment l'entourage et même le conseil de
l'illustre fondateur. Ces « novi et juvenes », dit le saint, bien
que sans expérience encore, combattent les doctrines de
« Maître Thomas pour ces deux profondes raisons bien dignes
de novices enthousiastes, que s. Thomas « est innocens », et
que « nunquam scripsit ad hœreticum » (2). Plus admirable que
cela, on ne l'est pas.
En réalité, le moins qu'on puisse conclure avec s. Ignace,
c'est bien qu'il y avait là beaucoup d'indécence, « valde inde-
center ».
Cet esprit d'opposition ou d'éloignement, naïf d'abord, ne
disparut jamais complètement, comme il arrive d'ailleurs pour
toutes les impressions d'enfance. On en trouvera des traces
dans les Constitutiones Socielatis Jesti, où, après ces mots
« In
theologia legetur.. doctrina scholastica D. Thomœ », ce
commentaire que l'on dit du P. Lainez » Prœlegetur etiam
Magister Sententiarum Si videretur temporis decursu alius auctor
studentibus utilior futurus, ut si aliqua Summa vel Liber Theo-
logise Scholaslicx conficeretur, qui his nostris temporibus ac-
commodatior videretur, prœlegi poterit (3) ».
;1) Cette lettre, dont nous devons la connaissance et la transcription à la bienveil-
lance du T. R. P. Sisson, T. O. P., se conserve en autographe dans la collection du
haron de Reissct, ancien plénipotentiaire à Rome. C'est à Rome même que M. de
Reïsset en avait fait l'acquisition. Cette lettre est tout entière de la main cle
s. Ignace, ainsi que veut bien nous le confirmer le propriétaire lui-même. Elle est
sous le n° 1591 de la précieuse collection. Nous ignorons si les éditeurs des Lellres de
s. Ignace l'ont publiée. Quel est ce « De Furno » ou Dufnur, en quelle année fut-
elle écrite, etc., ce sont les Scriplores Socielulis Jesu qui l'expliqueront: de même
qu'ils expliqueront les autres circonstances, qui peuvent intéresser l'histoire.
!2) Cette idée, qu'à notre tour nous trouvons «innocente », n'est pus morte de si tôt.
C'est pour la combattre que les Papes reviennent, si fréquemment sur cette afflrinu-
ticn, que s. Thomas a pulvérisé toutes les hérésies, passées, présentes, et même
futures (puisqu'on suppose que l'esprit humain a épuisé le cycle des erreurs en mé-
taphysique) c'est pource ruotif encore que les Dominicains, spécialement le P. Runft,
ont écrit plus d'un ouvrage pour le démontrer.
(3) Conslii. Soc. Jesu., parte IV, lib. xm, edit. Anlwerp., 1035.
C'est encore dans le même esprit que nous avons vu et que
nous pourrions revoir bien mieux encore le Ratio Sludiorum
démembrer, mutiler, si franchement le plan et les doctrines de la
Somme. C'est aussi ce que nous a déjà .raconté, sans réfutation
possible, le P. Curci, pour la période récente.
Nous n'attaquons nullement l'ambition d'avoir un autre
maître que s. Thomas, qu'on le remarque bien mais nous
rappelons des faits qui suffisent à démontrer une fois de plus
combien vraie et savante est l'affirmation du P. Schneemann
que « tamquam per manus tradita, veteris scholee S. Thomse
doctrina in novam Rcligionem Societatis Jesu translata, strenue
explicata atque amplificata est » (1).
Mais n'insistons pas sur cet état psychologique bornons-
nous à étudier les faits qui en résultent, et en particulier le fait
du Molinisme et Néo-Molinisme.
On pourrait écrire un charmant Dialogue des morts, si l'on
supposait réunis aux enfers pour une conférence les représentants
de toutes les variétés de la famille moliniste.
Ils sont d'abord persuadés qu'une immense découverte a été
faite par eux dans le domaine des idées métaphysiques et ils
sont enthousiastes, jusqu'au dithyrambe. Molina, heureux de son
étoile, déclare qu'il a deviné une solution insoupçonnée des
génies qui l'ont précédé « Hœc nostra ratio conciliandi libertatem
arbitrii cum divina praxlestinatione, a nemine quem viderim
hucusque tradita » (2).
Ah! dit-il, je suis bien peu de chose « Nos pro nostra
tenuitate. », et toutefois notre explication est telle, que
si on l'avait comprise toujours, ni Pélage ni Luther n'au-
raient fait tant de mal. Quels immenses bénéfices perdus
Combien d'élus de moins au ciel, et de damnés de plus en
enfer! « Nos pro nostra tenuitate, rationem totam conci-
liandi libertatem arbitrii cum divina gratia, prœscientia et pra>
destinatione sequentibus principiis (3) inniti judicamus quœ si
data explanataque semper fuissent, forte neque pelagiana hae-
(1) Controversiarum.
i.
(2) In I»m q. 23, a. 4.
(3) Ce sont le « concursus simullancus », la
post praevisa mérita ».
« scientia raediu et la « pricdestinatio
nEVUE THOMISTE. – I. – 32
resis fuisset exorta, neque Lutherani tam impudenter arbi-
trii nostri libertatem fuissent ausi negare, obtendentes cum
divina gratia, prsescientia et prœdestinationc cohasrere non
posse neque ex Augustini opinione, concertationibusque
cum Pelagianis tot fideles fuissent turbati, ad Pelagianos-
que defecissent facileque rcliquia? illœ Pelagianorum in Gal-
lia, quarum in epistolis Prosperi et IIilarii fit mentio, fuissent
extinctse, ut patet ex iis in quibus homines illos cum catho-
licïs convenisse, et ab iis dissensisse eœdeni epistolœ testan-
tur concertationes denique inter catholicos facile fuissent corn.
positœ » (1).
S. Augustin n'a donc point compris.
On racontait sans doute que le Pape Hormisdas avait déclaré
que « de arbitrio lihero et gratia Dei quid Romana, hoc est
Catholica, sequatur et servet Ecclesia, ex variis B. Augustini et
maxime ad Prosperum et Hilarium abunde cognosci potest ».
Mais tout cela est bien vieilli, et il est de beaucoup plus sur que
s'il avait eu l'intelligence de Molina, le Pélagianisme aurait eu
moins de prise chez les fidèles (2).
S. Thomas d'Aquin n'a pas été plus heureux que s. Augustin,
s'il faut en croire Molina.
Le Docteur Angélique fut sans doute un homme digne de
grand respect, mais il a manifestement' dépassé la limite
« Salva
reverentia quse D. Thomse debeLur magna, non miror
si communior scholasticorum sententia (ces scolastiques sont
Molina et les siens il n'y en a pas d'autres, c'est clair),
prœsertim eo modo intellecta quo verba D. Thoma; hoc loco.
Ad tertium, sonare videntur, a multis dura nimis, indignaque
divina bonitate et clementia judicetur » (3).
Il s'agit ici de la prédestination thomiste, intimement connexe
avec les autres problèmes en question.
et
(1) Concord., (Quœst. 23. aa. 5, disp. 1, membrum ull.). p. ecliL. Ijcthiullcu.x
j2) Il va sans dire que nous ne discuterons pas ici ces prétentions. Tout cela
suggère l'idée qu'il faudrait attribuer u plusieurs l'éloge que l'aieait Caranuicl
de Diana, connu en son temps pour avoir, disait-on, fait disparaître trois mille es-
pèces de péchés mortels. Caramuel disait de lui « Ecce Agnus Dei qui tollit pec-
«ata mundi ».
(3) Op. cit., ibiJ.
En présence de ce magnifique supexa, un concert s'élève de
tous côtés.
C'est certain, s'écrie le P. Fonseca, Molina m'a volé mon idée
et elle était absolument nouvelle! Si je ne l'avais pas publiée le
premier, dit-il, c'est que « unum illud scrupulum injiciébat, ne
hac ratione novum aliquid fortasse induceretur, quod non omni
ex parte cum communi Patrum doctrina, aut diligenti scholasti-
corum examine et accurata lima conveniret. Neque enim- quis-
quam erat, qui hoc pacto libertatem arbitrii nostri cum divinaa
prœscientia aut providentia aperte, et, ut ita dicam, in terminis
conciliasset » (1).
Il n'est pas douteux, assure encore le P. Val. de
Uerice, que les premiers fauteurs de la science moyenne sont
de notre Société « Primores scientiœ mediae patroni e nostra
Societate siint. Inter cos Molina. deinde P. Petrus Fonseca» (2).
Puis, comme Molina, prosterné le front contre terre « dans
sa ténuité >•, il remercie la Providence de ce qu'elle a daigné
éclairer la Société de la science du conditionnel, pour enseigner
au monde la vraie liberté, comme déjà elle avait choisi la
Société pour guérir, par l'exempled'uneobéissanceexceptionnelle,
le monde du vice de la désobéissance. Mais il faut le texte lui-
même c'est trop beau pour être traduit « In qua ego re
divinam veneror submisse Providenliam, et singulare ipsius
benelicium in nos trac religionis magistros collatum agnosco.
et doctissimos ejusdem familiaD scriptores. cœlesti lumine
perfuderit, hacque illustraverit scientia, qua libertas arbitriii
contra Lutherum et Calvinumaliosque sectarios defendi possit.
Itaque ut singulari obedientia venenum inobedientiae, quod
homines imbibebat, sanavit Ignatius, itahac scientiaconditionati
satanicum dogma contra libertatem funditus evertitur » (3).
Tout cela est d'autantplus admirable, continue le P. Typhanius,
que personne n'avait jusqu'alors entrevu, môme en songe,
la science moyenne « Nullum alium theologum ante Molinam, ne
per somnium quidem, de scientia média cogitasse; nec illam
ullibi vel supposuisse, vel adhibuisse ad ullam sive Scripturœ
(1) Controversiaram.
(2) Frins, S. Thomae, etc., etc., etc., p. 2.
(3) Études, janvier 1889.
théologiens récents n'ont rien compris à la pensée de s. Thomas
« Si vera loqui fas sit, auctores hos D. Thomas mentem non
acu tetigisse indubium videtur » (1).
Après toutes ces citations, il nous sera permis de grouper les
opinions diverses de nos adversaires, sur la question de la res-
semblance qui existe entre le Molinisme et le Thomisme.
Le premier groupe affirme, Molina en tête, que le Molinisme
est une doctrine absolument nouvelle, contraire à celle de
s. Thomas et de s. Augustin, que nul n'avait soupçonnée même
en rêve, que la Providence dans sa bonté a révélée à la Société,
et qui fait venir l'eau à la bouche à tous les vieux Docteurs du
Paradis.
Le second groupe affirme que la pensée de s. Thomas n'est
pas claire Suarez prétend que s. Thomas a été au moins une
fois thomiste. Le Ratio studiorum voudrait consacrer officielle-
ment cette incertitude, comme nous avons vu, et déclare qu'on
peut soutenir dans la Société, sur ce point, le oui et le non.
Le troisième groupe affirme que Molina n'a rien inventé, qu'il
a seulement mieux vu, coordonné, et que, en fin de compté,
s. Thomas est Moliniste.
Maintenant qui faut il croire? Tous ne peuvent avoir raison en
même temps c'est impossible.
Pour Molina et le premier groupe qui affirmela création de toutes
pièces, faut-il admettre ou qu'il n'a pas compris son système, ou
qu'il n'a pas compris s. Thomas, ou qu'il n'a compris ni l'un ni
l'autre, ou qu'ayant parfaitement compris, il a voulu se payer
une gloire usurpée?
11 faut répondre à ces questions. Inutile de les esquiver. Quand
(1) De Correpl. et gratia, cap. xiv. Cf. De gratin et libero nrbilrio, cap. xiv.
déterminer l'homme efficacement, de même que l'homme peut
se déterminer lui-même efficacement.
S. Thomas à son tour ajoute, outre ce que nous venons de
lire de lui « Voluntas divina non solum seextendit ut aliquid
fiat per rem quam movet, sed ut etiam eo modo fiât quo con-
gruit naturœ ipsius. Et ideo magis repugnaret divine, motioni
si voluntas de necessitate moveretur, quod s use naturœ non
competit, quam si moveretur libere, prout competit suœ na-
turœ » (1). Les autres témoignagnes sont innombrables celui
que nous venons de citer affirme plus clairement que le mode
de l'acte, sa liberté, est l'œuvre de Dieu, et que si l'acte se pro-
duit infailliblement, le mode se produit aussi infailliblement.
Faut-il ajouter ce mot « Deus operatur in omnibus, ita tamen
quod in unoquoque secundum ejus conditionem unde in rébus
naturalibus, sicut ministrans virtutem agendi, et sic determi-
nans naturam ad talem actioncm: in libero autem arhitrio hoc
modo agit, ut virtutem agendi minislret, et ipso opérante, libe-
rum arbitrium agat » (2).
A ces deux génies sublimes, ajoutons celui qui leur ressemble
le plus, Bossuet. Après avoir écarté trois modes de conciliation
entre la liberté et l'action de Dieu, il arrive à celui des Tho-
mistes, et écrit dans son magnifique langage, si bien fait pour
exprimer de telles vérités « La cause de tout ce qui est, c'est
la volonté de Dieu, et nous ne concevons rien en lui, par où il
fasse tout ce qui lui plaît, si ce n'est que sa volonté est d'elle-
même très efficace. Cette efficace est si grande, que non seule-
ment les choses sont absolument, dès là que Dieu veut qu'elles
soient, mais encore qu'elles sont telles, dès que Dieu veut
qu'elles soient telles et qu'elles ont une telle suite et un tel
ordre dès que Dieu veut qu'elles l'aient. Car il ne veut pas les
choses en général seulement; il les veut dans tout leur état,
dans toutes leurs propriétés, dans tout. leur ordre. Comme donc
un homme est dès là que Dieu veut qu'il soit, il est libre, dès là
que Dieu veut qu'il soit libre; et il agit librement dès là que
Dieu veut qu'il agisse librement; et il fait librement telle et telle
action, dès là que Dieu le veut ainsi. Car toutes les volontés et
(1) 1 2" q. 10, a. i, lm.
(2) In II, Disl. 2;, q. a. 1,3».
des hommes et des anges sont comprises dans la volonté de
Dieu, comme dans leur cause première et universelle, et elles
ne seront libres que parce qu'elles y seront comprises comme.
libres. Par la même raison, toutes les résolutions que les
hommes et les anges prendront jamais, 'en tout ce qu'elles ont
de bien et d'être, sont comprises dans les décrets éternels de
Dieu, où tout ce qui est a sa raison primitive; et le moyen
infaillible de faire non seulement qu'elles soient, mais qu'elles
soient librement, c'est que Dieu veuille non seulement qu'elles
soient, mais qu'elles soient librement.
«. La liberté convient à l'âme, non seulement dans le pouvoir
qu'elle a de choisir, mais encore lorsqu'elle choisit actuelle-
ment et Dieu qui est la cause immédiate de notre liberté, la
doit produire dans son dernier acte si bien que le dernier acte
de la liberté consistant dans son exercice, il faut que cet exer-
cice soit encore de Dieu, et que comme tel il soit compris dans
la volonté divine. Car il n'y a rien dans la créature qui tienne
iant soit peu de l'être, qui ne doive i ce même titre tenir de
Dieu tout ce qu'il a. Comme donc plus une chose est actuelle,
plus elle tient de l'être, il s'ensuit que plus elle est actuelle,
plus elle doit tenir de Dieu. Ainsi, notre âme conçue comme
exerçant sa liberté, étant plus en acte que conçue comme pou-
vant l'exercer, elle est par conséquent davantage sous l'action
divine dans son exercice actuel qu'elle ne l'était auparavant
ce qui ne se peut entendre si on ne dit que cet exercice vient,
immédiatement de Dieu. Ainsi loin qu'on puisse dire que
l'action de Dieu sur la nôtrc lui ôte sa liberté, au contraire il
font conclure que notre action est libre a priori, à cause que
Dieu l'a fait être libre » (1).
On ne saurait dire ni plus clairement, ni plus grandement.
Si, maintenant, nous laissons de côté les pourquoi de notre
doctrine, que l'on trouvera chez tous les théologiens, en parti-
culier chez Sylvius, dans son De primo motore, et si nous cher-
chons le comment du problème, nous devrons recourir à s. Tho-
mas lui-même.
Il apporte d'abord une raison générale, savoir que celui-là
(1)Traité du libre arhitre, ch. vm. Il faut lire tout ce traité pour comprendre la
grandeur de la doctrine que nous défendons.
seul peut mouvoir la volonté qui est cause de la volonté.
« Motus voluntatis est ab intrinseco, sicut et motus naturalis.
Quamvis autem rem naturalem possit aliquid movere quod non
est causa natura? rei motœ, tamen motum naturalem causare
non potest, nisi quod est aliqualiter causa natursc. Movetur
enim lapis sursum ab homine, qui naturam lapidis non causat
sed hic motus.non est lapidi naturalis. Naturalis autem motus
ejus non causatur nisi ab eo quod causât naturam. Sic ergo
hominem voluntatem habentem contingit moveri ab aliquo qui
non est causa ejus. Sed quod motus voluntarius ejus sit ab
aliquo principio extrinseco, quod non est causa voluntatis, est
impossibile. Voluntatis autem causa niliil aliud esse potest
quam Deus » (1).
Si on voulait méditer cette raison, on la trouverait d'une
clarté égale à sa sublimité.
Le saint Docteur va nous y aider lui-même. Dans sa Somme,
il se demande quelque part « Utrum Deus operatur in omni
operante » ? et il y répond par ce texte d'Isaïe « Omnia opera
nostra operatus es in nobis, Domine » (2). Puis, interprétant sa
pensée, il rappelle d'abord et réfute l'opinion de ceux qui suppri-
ment l'action humaine à raison de l'action divine dans la
créature; il rappelle ensuite qu'il existe seulement quatre causes,
dont l'une, la cause matérielle, ne saurait être un principe d'ac-
tion, d'où il résulte que la question précédente ne peut se
poser que pour les trois autres causes, c'est-à-dire les causes
efficiente, finale et formelle.
Est-ce que Dieu est le principe de nos actes à ce triple point
de vue? Assurément. Il l'est d'abord « secundum rationem
finis », parce que « omnis operatio fit propter aliquod bonum
verum vel apparens nihil autem est vel appareL bonum, nisi
secundum quod participat aliquam similitudinem summi boni,
quod est Deus ». En second lieu, il l'est comme cause efficiente.
Et en effet, « si sint multa agentia ordinata, semper secundum
agens agit in virtute primi agentis nam primum agens movet
secundum ad agendum. Et secundum hoc omnia agunt in virtute
ipsius Dei, et ita ipse est causa omnium actionum agentium ».
•(1) 1 2" q. 9, a. 6.
(2) Is. xxv.
Enfin, il l'est comme cause formelle, et cela pour trois rai-
sons Deus movet non solum res ad operandum, quasi appli-
cando formas et virtutes rerum ad operationem, sicut etiam
artifcx applicat securim ad scindendum,. qui tamen interdum
formam securi non tribuit sed etiam dat formam creaturis
agentibus, et eas tenet in esse. Unde non solum est causa
actionum in quantum dat formam, quae est principium actionis,
scd etiam sicut conservans formas et virtutes rerum. Et quia
forma rei est intra rem, et tanto magis quanto consideratur ut
prior et universalior, et ipse Deus est proprie causa ipsius esse
universalis in rébus omnibus, quod inter omnia est magis
intimum rébus sequitur quod Deus in omnibus intime ope-
retur » (1).
Nous avons observé déjà que le Ratio sludioram, dans l'édi-
tion améliorée, et donnée comme définitive, de 1592, se pose
cette question « An secundœ causse a Deo moveantur, et ad
operandum applicantur per realem aliquem in eas influxum,
tametsi non predeterminantem libéras causas ». Les auteurs du
Ratio, après avoir déclaré qu'ils ont médité longuement leurs ré-
ponses, répondent « Affirmat hune influxum s. Thomas la prt.
q. 105, a. 5 ». Et ils ont parfaitement raison.
Mais il faut expliquer notre texte. Nous savons que Dieu est
cause de nos actes parce qu'il nobs donne et nous conserve
actuellement la force qui nous permet d'agir, et parce qu'il
applique cette force à l'action, la met en œuvre, la fait passer de
la puissance à l'acte.
C'est ce dernier point qu'il importe ici de mieux expliquer. Il
nous semble que bien des difficultés s'aplanissent, lorsqu'on
cherche de plus près le « comment » des choses. On nous per-
mettra d'ôlrc bref et sec, n'ayant point le loisir, ni le goût de
prolonger des phrases peu nécessaires.
L'objet de la volonté est le bien connu, parce que toute vo-
lonté agit pour une fin, et que le bien ne saurait apparaître
comme une fin, s'il n'est point connu.
Mais ce n'est pas assez d'une connaissance sensible, il faut une
connaissance intellectuelle, parce que la volonté ne peut rien
yj 1» q. JOfi, a. 5.
11I2VUIS THOMISTE. I. – 33.
vouloir que sous l'impulsion de son bien formel et premier, qui
est le bien absolu, et celui-ci n'est point connu par les sens,
mais par l'intelligence.
Et cette connaissance intellectuelle ne saurait être une simple
appréhension: il faut qu'elle soit accompagnée d'un jugement
de composition ou de division, qui, en d'autres termes, affirme
ou nie la convenance sans un tel jugement le bien ne peut
apparaître comme bien. D'où il résulte, en outre, que ce jugement
doit être en même temps pratique, puisqu'un jugement spécu-
latif porte sur l'ètre, en faisant abstraction de l'idée de bien, et
que l'idée d'ètre par elle-même ne saurait mouvoir la volonté.
Mais ce jugement pratique lui-même est multiple. Il est
d'abord universel, et les anciens le divisaient en jugement de
syndérèse, de sagesse et de science; il est ensuite particulier,
et c'est le jugement de la conscience. Un exemple fera com-
prendre la théorie
Il faut faire le bien
Or l'aumône est un bien
Donc il faut faire l'aumône.
(1)Si c'était le cas, nous aurions ici une bonne et facile discussion à faire avec un
certain nombre de soi-disant philosophes allemands, qui se sont jetés sur la syndé-
rèse, ces temps derniers, et en disent de formidables.
rement proposer à la volonté un objet « ut indifferenter ama-
bile prae opposito » et môme pour que la volonté se détermine
«
ad unum », il faut que l'intelligence propose « unum opposi-
tum ut determinatc amabile prœ alio ». Il faut sans doute cette
indifférence qui exclut la détermination de nécessité et d'instinct,
mais non point celle qui exclurait une détermination rationnelle.
Bien plus, il faut toujours que l'intelligence trouve au choix de
la volonté un motif particulier, pour lequel l'un est admis plutôt
que l'opposé (1). Le jugement qui dicte l'acte libre de la volonté
exclut cette détermination instinctive ou violente, disons-nous
mais, étant donnés la nature et les rapports de la fin et des
moyens, la volonté ne pourra être dirigée et se déterminer dans
son choix de l'un en préférence de l'autre, que si l'intelligence
lui propose de « determinate eligere unum prae alio », et cela de
telle sorte qu'en fait la volonté ne puisse pas « cum hac elec-
tione electionem oppositam componere » ce qu'il faut entendre
non pas en ce sens que l'acte de cette élection exclue la puis-
sance d'un acte opposé, mais en ce sens que cet acte exclut
l'existence simultanée d'un acte opposé (2).
Le jugement pratique dont nous parlons est libre à plusieurs
points de vue, qu'il convient d'indiquer.
Il est libre du côté de la volonté, quant à l'exercice de l'acte,
puisque la volonté meut l'intelligence d'abord à l'exercice de
l'acte (3), et ensuite, à la spécification de l'acte en lui proposant
l'objet et les motifs d'en juger; ce qui est spécialement vrai,
lorsqu'il s'agit d'un syllogisme pratique basé sur la foi, ou sur
une opinion probable. Il sera libre surtout du côté de l'intelli-
gence, où se trouve le principe de la liberté, parce que l'intelli-
(1) Cf. S. Th. 22ac q. 3, a. 6,3m.
(2) Ce serait le cas de parler ici de la célèbre distinction du « sensus compositus » et
du « sensus divisus ». A quoi bon perdre sa peine à démontrer le jour en plein midi?
Depuis longtemps Aristote a combattu le sophisme, en rappelant que xa8r)ne»ov
paStÇeiv SuvntrjOati peut signifier i° assis, rester capable de marcher; ou 2° être capable
de marcher, en restant assis. Dans le premier sens, il n'y a pas impossibilité, parce
que l'acte d'être assis n'exclut point la puissance de marcher ces deux entités sont de
nature différente, et peuvent subsister ensemble; mais il y a impossibilité dans le
second sens, par la raison contraire, c'est-à-dire parce que l'acte d'être assis ne peut
se produire en même temps que celui de ne l'être pas il y a contradiction. Dans le
texte grec que nous avons cité le sophisme vient un peu de la place des mots dans la
phrase.
(3) l-2«« q. 9, a. 2.
gence, à la présence ou à la perception d'un objet, ne juge pas
nécessairement que cet objet hic et nunc convient ou disconvient,
est aimable ou ne l'est pas (1); parce que l'intelligence est suppo-
sée saisir parfaitement la notion de bien en général et de la fin
à atteindre (2). Les enfants, les insensés n'ont pas le jugement
libre parce qu'ils ne peuvent pas juger ainsi.
La liberté intellective, ou la liberté prise du côté de l'intelli-
gence, n'est donc que l'indifférence de la raison à des jugements
opposés (3). Et cette indifférence provient d'abord de ce que l'in-
telligence n'est point déterminée par la nature à juger que son
objet est aimable ou non; ensuite, et surtout, de ce que l'intelli-
gence perçoit le bien universel, et les rapports entre ce bien et
les biens particuliers, où se rencontrent le bien et le mal, l'aima-
ble et le non-aimable, d'où il résulte que l'intelligence est indif-
férente à y considérer ou le bien ou le mal. Cette seconde raison
est la raison véritable et intrinsèque (4).
Et cette indifférence est une souveraineté quant à la spécifica-
tion de l'acte; c'est grâce à elle, en effet, quel l'intelligence se
meut et se détermine à juger que ceci est plus aimablc et que
cela l'est moins. Ce jugement est donc libre, soit parce qu'il
peut se reporter sur lui-même (5) soit parce qu'il connaît sa
propre raison d'être, et comment celui qui aime sait qu'il aime,
et pourquoi il aime (6); soit parce que celui qui le profère se
détermine lui-même à le proférer (7).
Ceci ne doit point s'entendre de l'amour du bien ou de la féli-
cité en général, lequel, pris dans sa substance, ne procède point
d'un jugement libre, et, au contraire, procède d'un instinct de la
nature, d'où il résulte qu'il est naturel et nécessaire, même pour
l'exercice de l'acte. C'est pourquoi, pour mouvoir la volonté à
l'exercice de l'acte, quant à la substance, c'est-à-dire à agir en
tant qu'agir est contradictoire avec ne pas agir, il suffit de pro-
poser un objet Ce qui n'empêche nullement l'acte dont nous par-
(1) Veril., q.
et h, cap. 26.
2 i, a. 2. Cf. Cajet. in I»"» q. 82 a. 4 Ferraricnsis, in I Canl. tient., cap. 83
(1) Cettelettre est conservée dans un manuscrit de la Gorsiniana ù Hume. Elle pru-
vient de la succession du P. liezzi, tniontlam Societatis Jesu », qui était devenu bi-
t<
Il dit que je ne l'ai pas compris mais il faut faire mieux que
le dire il faut le prouver, et le P. Portalié n'a même pas essayé
de le prouver. Il me reproche d avoir emprunté mes citations à
Dôllinger. Mais je les ai empruntées à d'autres aussi, particuliè-
rement au P. Pachtler. Et d'ailleurs, que le P. Portalié ose nier
l'authenticité du texte réimprimé par Dôllinger nous l'en défions.
Chacun peut vérifier l'édition originale. Sans doute ce texte est
agaçant mais c'est de la très mauvaise logique et critique de
conclure de l'agaçant au non authentique.
De mémo pour le P. Curci, que le P. Portalié refuse de recon-
naître comme l'un des siens, malgré la profession renouvelée
refus que nous avouons ne pas bien comprendre, mais qui
d'ailleurs nous importe fort peu. Le P. Curci raconte des faits
comme témoin oculaire, et qui se peuvent contrôler, et l'ont été;
il cite les noms, les circonstances le P. Portalié n'est pas
admis à s'inscrire en faux.
(Ij On a été violemment blessé de ee que nous avons ose toucher au liatio SI udiorum.
Nous ne savons qu'y faire. Nous ajoutons qu'il serait facile de reprendre notre examen
dans le détail, et de constater jusqu'où il portait la désorganisation de la synthèse et
de la doctrine thomiste. Nous signalons ce sujet aux investigateurs curieux, qui
souhaiteraient connaître non seulement le courage des PP. Sclmccmann, Ramière,
Frins, etc., et la naïveté de ceux qui les croient mais encore la manière d'être tra-
ditionnelle d'une célèbre Société envers s. Thomas, et les causes de ses variations et
fluctuations doctrinales.
11EVUB TIIOWSTE. 1. – 34.
Nous n'avons aucune raison de sympathie spéciale pour le
P. Curci; mais nous n'en avons pas non plus pour le P. Porta-
lié, et dès lors nous croyons le témoin (que l'on pourrait auto-
riser autrement, s'il le fallait) de préférence a celui qui nie, mais
n'a rien vu. Si Curci est croyable quand il réfute officiellement
le Gesuila moderno de Gioberti, il n'a point perdu tout crédit,
par le seul fait qu'il concède quelque chose à Gioberti. Mais le
P. Portalié préférerait sans doute nous voir écrire l'his-
toire à la façon de Crétineau-Joly (1). Voilà la bonne, c'est
sûr!
Le P. Portalié dit que j'ai voulu ridiculiser le P. Frins ce
n'est pas exact j'ai simplement constaté qu'il prête au ridicule
avec sa mythologie.
Le P. Portalié prétend que, selon moi, la Compagnie de Jésus
est apriori incapable de comprendre s. Thomas. J'ai dit qu'elle
l'était en fait, à raison des mutilations traditionnelles et officielles
infligées chez les Jésuites, à la doctrine thomiste et j'ai ajouté
que les Jésuites sont des derniers à être entendus dans la
question.
Le P. Portalié nie que le droit d'interpréter un docteur appar-
tienne avant tout à l'école qui procède de lui, et doute que ce
principe fasse fortune. Nous répondons que la fortune du prin-
cipe n'est plus à faire, et qu'elle est toute faite depuis long-
temps et pour toujours.
Le P. Portalié demande quelle est la doctrine de s. Thomas
niée par les Jésuites. Je réponds que lui-même en nie une, en
me demandant si j'oserais soutenir la doctrine de s. Thomas
sur les vœux religieux; et j'ajoute qu'il faut soutenir la doctrine
de s. Thomas sur les vœux religieux, pourvu qu'on la comprenne
mieux que le P. Portalié.
Le P. Portalié parle de la doctrine de l'Immaculée Conception
chez s. Thomas et son École je réponds que le P. Portalié
parle de ce dont il ne s'est pas sérieusement occupé; et je le
(1) Collège
M. Dauriac
France M. llibot Les images
<le –
les sentiments, –
Montpellier
Les sensations. – Poitiers M. Arren Psychologie expérimentale.
Toulouse il. Hauh Les émotions. – MM. Henry et Soury à l'École des haute*
études.
de psychologie, de logique et de morale. Dans la seconde section, qui porte le
nom d'école saint Thomas d'Aquin, nous relevons trois cours le premier sur
la Critériologie par Mgr Mercier, un autre de M. Forge sur les travaux philo-
sophiques des Arabes et leur influença sur la philosophie scolaslique (1); le
troisième de M. de Lantsheere sur la philosophie contemporaine. Cette école
de hautes études philosophiques doit avoir prochainement pour organe une
revue scolastique dont la fondation réjouira tous ceux qu'intéressent depuis si
longtemps les travaux considérables entrepris sous la direction de Mgr
Mercier (2).
Ainsi donc, l'Université catholique de Louvain réalise depuis plusieurs
années déjà, ce que le Collège de France est encore réduit, a attendre (3). Voilà
un exemple de ce que peut accomplir l'initiative catholique lorsqu'elle n'a pas
les mains liées. Nous ne trouverons pas en France d'ensemble aussi considé-
rable, mais les professeurs, s'ils sont peu nombreux, se distinguent par un sens
d'actualité et, souvent, par une pénétration que pourraient envier bon nombre
d'universitaires.
C'est ainsi qu'à l'institut catholique de Paris, le R. P. Dulliot, cariste,
donne à ses élèves, avec la modestie d'un saint, un enseignement à la
hauteur des meilleurs cours officiels. Il a traité cette année des principes de la
nature. L'exposition du mécanisme comme synthèse a été menée de main de
maître je puis en dire autant de la synthèse péripatéticienne, qui, de plus, fut
développée avec un accent tout particulier de conviction et même d'enthou-
siasme. Ce jour-là l'excellent professeur pouvait dire avec vérité que dans son
cours il avait mis tout son cœur. Je maintiens cependant quelques réserves
déjà faites sur la question de la masse et de la force (4). Peut-être n'ai-je pas
dans les conclusions de la mécanique pure transportées dans la physique
concrète toute la confiance qu'il faudrait (3). Quoi qu'il en soit, ces leçons sont
une démonstration du concours que peuvent se prêter mutuellement la science
et la "philosophie thomiste (0). Nombre des vues du R. P. Bulliot, par exemple
l'utilisation du théorème de Clausius comme confirmation de la preuve de
(1) Cours analogue à celui que M. Picavct professe à l'École des hautes études à
Paris.
(2) On annonce également d'Espagne la fondation d'une nouvelle revue thomiste, le
San(o Tomas. Elle sera dirigée par les PP. Dominicains de la province d'Espagne.
(3) Voir Revue de métaphysique et de morale, juillet 1803.
(<i) Revue Thomiste, 1" numéro,
page 131.
(5) Voir un peu plus loin les réserves faites sur ce point par M. Boulroux, profes-
seur à la Sorbonne.
(6) Voici, à l'appui de cette affirmation le programme complet du cours de cette
année
PREMIÈRE PARTIK
NOTIONS SOMMAMES 11E LOOIQUE SCIENTIFIQUE
1. concepts scientifiques
Des 2. De la nature de la science – de l'hypothèse: –
3. De la démonstration scientifique; i. lie la méthode; – 5. Des éléments formels
de la science et de la nécessité de la philosophie; 6. De la classification des
l'existence de Dieu par le mouvement, sont de nature à ouvrir à la philosophie
péripatéticienne des horizons nouveaux. L'Institut catholique'possèdeun autre
professeur, M. Piat, agrégé de l'Université, dont la thèse pour le doctorat,
sur rinlcllrcl actif, fit époque dans les annales de la Sorbonne. En dehors de
son cours d'histoire de la philosophie qu'il professe avec une compétence et
une distinction reconnues, dans les cercles universitaires, M. Pial a donné des
conférences sur la liberté. Nous attendons la prochaine apparition du volume
qui les résume pour en donner une appréciation complète.
A Lyon, M. l'abbé Elle Blanc, auteur de plusieurs ouvrages fort estimes, a
fait durant le premier semestre l'histoire et la critique de FEvolutionisme.
Cette question a été envisagée sous toutes ses faces, par rapport au monde,
aux espèces, au langage, à la morale, etc. Durant le second semestre, le cours
avait pour objet le Kantisme, histoire et critique.
A Lille, nous retrouvons l'un des tenants de l'ancienne école, M. A. de Mar-
gerie. Cette année, il a enseigné toute la philosophie psychologie, logique,
morale et théodicéc. Deux autres professeurs sont attachés a l'Université
M. Schoulza professe la dialectique; M. Chollel la métaphysique.
Il y a à l'Institut catholique de Toulouse deux chaires de philosophie l'une
à la Faculté des lettres; elle est occupée par le R. P. Gaudeau, S. J., l'autre à
la Faculté de théologie, c'est la chaire de philosophie scolastique, confiée aux
dominicains. Un professeur de l'école supérieure de sciences est adjoint au
professeur de philosophie scolastique. Le R. P. Gaudeau a pris pour thème
de son cours public le mysticisme espagnol au xvi° siècle. Après avoir écarté
les notions incomplètes ou arbitraires qui obscurcissent l'idée de mysticisme,
le professeur s'est attaché à dégager, ù l'aide des faits, une notion précise de
la mystique en tant que forme spéciale de la pensée philosophique et religieuse.
Il a étudié les conditions historiques qui ont amené en Espagne, dès le début
du xvic siècle, un si remarquable développement de la littérature- religieuse.
Laissant de côté les mystiques hétérodoxes tels que Juan de Valcles et Molinos,
les mystiques du Carmel tels que sainte Thérèse et s. Jean de la Croix, les
mystiques dominicains tels que Louis de Grenade, etc., le professeur s'est
renfermé dans l'étude des exercices spirituels de s. Ignace. – De son côté., le
R. P. Montagne, 0. P. a enseigne l'Ethique naturelle. La société civile consi-
dérée dans son origine, sa fin, ses éléments essentiels tel a été le principal
DEUXIÈME PARTIE
DES pmxciriîs t>k la nature
1. De la distinction de la substance et de l'accident; 2. Des principales théories
de la matière et de la force: 3. De la théorie idéaliste de la matière; i. De l'éten-
due réelle des corps – De l'espace et. (lit vide 6. De la niasse et de l'inertie
i. Des théories de Lcibnilz et de Kant sur la matière; – 8. Du mouvement; – 0. De
la force et de l'énergie; 10. De la conservation de l'énergie; 11. Du lemps;
12. De la chaleur et des états des corps; 13. De la force d'attraction; – H. De la
objet de ses leçons. Signalons d'intéressantes études sur le Contrat social, sur
les théories évolutionistes, sur le milieu à observer entre le collectivisme et
l'individualisme a outrance. Le R. P. Montagne s'est prononcé pour la
doctrine qui, tout en reconnaissant aux individus pris isolément des droits
naturels indéniables, considère les groupes, familles ou associations, comme
les éléments prochains et immédiats de la société civile. Une étude sur le
pouvoir, son origine, sa transmission, ses différentes fonctions, ses rapports
avec l'église a couronné cet exposé de l'Éthique sociale péripatéticienne et
thomiste.
A l'Université d'Angers le titulaire du cours est M. l'abbé de Kernaëret. Il
a enseigné cette année la métaphysique générale et les principes généraux de
la morale naturelle.
Nous ne pouvons oublier dans cette revue le cours libre que M. Gardair
professe à la Sorbonne. Il a traité cette année des vertus naturelles. M. Gar-
dair s'attache de préférence au commentaire suivi de la Somme. Cette méthode
est excellente pour apprendre la doctrine à ceux qui l'ignorent nous croyons
cependant que si M. Gardair consentait à mettre en présence des solutions de
saint Thomas quelques-unes des opinions modernes, son cours gagnerait en
relief et en intérêt. Il le fait parfois, et je me souviens eu particulier de l'énergie
avec laquelle il sut faire ressortir le caractère intime de la règle de nos actions
qui, d'après saint Thomas, est dans la conformité avec la raison, en opposition
avec les théories des partisans absolus des règles extérieures.
On peut juger par ce rapide aperçu des principaux caractères de l'enseigne-
ment chrétien en France la plupart des professeurs prennent saint Thomas
pour guide ou du moins le regardent comme une source importante. De là un
caractère d'unité que l'on chercherait en vain dans l'Université officielle de la
les
aussi, une certaine préférence pour la culture des hautes questions spécula-
tives. Ce goùt de la métaphysique est loin recherches scienti-
fiques qui doivent leur servir de base, témoin les intéressantes recherches de
l'École de Louvain. Le vieil Aristole et son principe A:n7 est in intelluc/ù
quod non prias fucrit in sensû, est toujours vivant dans l'École. C'est ce qui
fera plus tard sa force et son succès, lorsqu'elle trouvera assez de liberté en
France (ce qui ne peut manquer d'arriver) pour rétablir avec une organisation
antique et nouvelle à la fois, ses collèges de philosophie ou le spécialiste de
laboratoire, comme au temps d'Albert le Grand, complétera le métaphysicien.
Que l'on me permette, à ce sujet d'emprunter à un vénérable livre cette
vieille histoire
« Après plusieurs années de disputes et plus de quarante bulles données par
le pape Alexandre IV. l'Université consentit enfin à recevoir les Frères
Prêcheurs, mais à des conditions qu'ils eurent bien de la peine à différer. Dans
une congrégation générale de tous les maîtres tenue dt S. Mathurin, les 19, 20
II
A LA SOnBONNE.
(1) Histoire île lu rïi/e de Paris pur les Bénédictins, t. I, année 1260.
le relatif dans nos connaissances! Le professeur souffre visiblement de son
système. « Ce n'est pas un cours, c'est un drame », disait quelqu'un. Pour moi,
en l'entendant je me ressouvenais invinciblement d'une belle réflexion de
saint Thomas dans ses Commentairessur les métaphysiques d'Arislote « Aristote
s'insurge contre ces philosophes, disant que c'est un grand malheur que des
hommes qui ont pénétré dans la connaissance de la vérité aussi loin que per-
sonne, qui d'ailleurs cherchaient et aimaient la vérité, professent sur elle,
de pareilles opinions. Comment n'être pas ému en face de pareils philosophes
dont toute l'étude est frustrée de sa récompense. si la vérité ne peut être
trouvée (1) » ?
M.Boutroux s'est occupé cette année des lois de la nature. Son attention s'est
portée principalement sur leur définition et leur objectivité.
Je crois pouvoir résumer la pensée du professeur dans cette proposition que
j'emprunte au cours du 11 janvier « De même que les lois logiques et mathé-
matiques constituent l'ensemble des moyens nécessaires pour que l'esprit
s'adapte aux choses, les lois physiques représentent l'eIl'ort fait par l'esprit
pour noter la coïncidence entre les choses ».
On pressent la connexion de cette définition avec la doctrine de M. Boutroux
sur l'objectivité des lois. Celle-ci est un mélange d'objeclivisme et de subjec-
livisme que Kant, à coup sûr, ne reconnaîtrait pas comme sien. M. Boutroux
concède que la logique réelle est mélangée de logique pure. Les mathématiques
sont sans doute une production de l'esprit, mais cette production n'est pas arbi-
traire elle a lieu en vue des choses. Les lois mécaniques ne sont pas une pro-
jection de l'esprit elles attestent l'existence objective de la matière que nous
concevons comme ayant des activités analogues aux nôtres. Les lois physiques,
qu'on les considère comme des lois originales impliquant la qualité, ou comme
des dérivées des lois mécaniques, renferment, elles aussi, une part d'objectivité.
Sur quel principe s'appuie M. Boutroux pour se séparer ainsi du pur Kan-
tisme ? Le voici L'homme est une partie de la nature. Ce qui satisfait son
intelligence doit être en rapport avec la nature. Puisque nous concevons les
choses sous une forme intellectuelle, c'est donc qu'il y a dans la nature de l'in-
telligibilité, au moins à l'état rudimentaire. Ce n'est là sans doute qu'une con-
jecture, une croyance. Mais cette conjecture est fondée elle a la valeur de la
réalité de l'esprit dont elle représente un besoin. Maintenant, dans quelle
mesure les choses concordcnt-elles avec les symboles imaginés par l'esprit,
nous ne saurions le dire. C'est une question de rait que les sciences particu-
lières résoudront à mesure qu'elles progresseront.
(1) IV Mélaph., lect. 12, med. Je ne résiste pas à la tentation de citer dans sa langue
originale ce passage d'une émouvante et mélancolique beauté « Invehit contra pr<r-
dictos philosophos, dicens quod gravissiinum accidens est quod eis aecidit. Nain si
illi qui maxime viderunt verum in quantum conling'it ab hominc posse videri, scilicet
prœdicti philosophi, qui etiam sunt maxime quourentes et amantes verum, taies
opiniones et tales sententias profcrunt de veritate, quomodu non est dignum prœdic-
tos philosophos dolere de hoc quod eorum studium l'rustralur, si veritas inveniri non
potest. »
Telle est, ce me semble et en résumé, la doctrine de M. Boutroux sur la Défi-
nition des lois et leur objectivité.
On remarquera tout d'abord les concessions, j'allais dire les avances, que le
professeur de la Sorbonne fait aux objectivistes: Manifestement nous assistons
à un changement de front de l'antique armée Kantienne elle s'est trouvée en
présence d'un ennemi irréductible et, ne pouvant l'écraser, elle entre en com-
position avec lui. Sans doute, M. Boutroux prend soin de renfermer au lieu le
plus sur de la vieille citadelle le principe sacro-saint, le seul certain, le pur
A est A. Il se garde bien de jeter, entre les deux rives des fossés qui l'entou-
rent, un pont solide, définitif; mais pour peu que de la rive opposée, on lui
fournisse un point d'appui suffisant, il abaisserait volontiers. un pont-levis. Il
consent à tirer parti (en attendant mieux) des quelques chevalets que la science
actuelle met tant bien que mal en équilibre sur la rive opposée, non sans sou-
ligner d'observations critiques leur état ruineux. Enfin, sans se fier à d'autre
appui qu'aux bonnes chaînes du subjectivisme, il ne laisse pas que de faire
reposer sur les soutiens vacillants des dogmes scientifiques modernes le bout,
le tout petit bout de sa passerelle. Voilà, n'est-il pas vrai? qui est fait pour
réconcilier les bonnes gens,je veux dire les savants qui s'obstinaient depuis si
longtemps l'aire grise mine au Kantisme]
On ne peut contester ni l'opportunité de la manœuvre ni le coup d'rril du
maître qui donne l'exemple d'une semblable évolution. Les savants s'ennuient
de cette philosophie qui s'attarde à ne pas tenir compte d'eux, qui pour leurs
découvertes n'a pas de cadres. Ils osent, ces téméraires, d'une philoso-
phie scientilique De leur côté les philosophes pratiques, ceux dont l'esprit est
orienté vers l'action tant individuelle que sociale, s'inquiètent d'une rupture de
ban avec la métaphysique ils se méfient d'un impératif catégorique poussé
sans qu'on sache trop comment au milieu du terrain si bien stérilisé par le sub-
joctivisme. Philosophie, scientifique! Métaphysique et morale! tels sont les deux
cris de ralliement qui, pour partir de points opposés, n'en aboutissent pas
moins à réunir dans une même ambition de synthèse générale les efforts de la
génération nouvelle. Déjà se forment les noyaux des armées futures et tandis
que s éclaircissent les rangs des purs Kantiens et des vieux fidèles de la naïveté
positiviste deux groupes se dessinent et grandissent à vue d'œil les phi-
·
losophes de la science et. les thomistes.
Rien nVsl donc plus habile due cette évolution de la philosophie néo-Kan-
tienne que M. Rabier avait commencée, que M. Boutroux consomme aujourd'hui.
Est-elle aussi légitime qu'habile? C'est ce qu'il convient d'examiner.
Et d'abord que dire du principe sur lequel M. Boutroux étaie son objecti-
visme relatif L'homme est une partie de la nature? Est-il, lui aussi, un objet
de croyance, une conjecture? Dans ce cas, je ne vois guère que nous soyons
sortis du subjectivisme ancien. Les savants sauront à quoi s'en tenir, ils sau-
ront qu'ils travaillent pour une croyance, qu'une conjecture est le but dernier
de leurs efforts. Lorsque confiants dans la main tendue, ils se seront aventurés
sur la passerelle qui leur est jetée, lorsqu'ils auront enlassû dans la citadelle
bonnes chaînes se et
du subjectivisme les ressources dont ils disposent, lorsqu'ils croiront toucher
à la synthèse définitive – le pont-levis qui n'a jamais cessé de reposer sur ses
ils se réveilleront prisonniers du vieux Kant. Je
ne crois pas que cette solution soit de nature a les contenter.
Mais alors si le principe en question dépasse la région de la croyance, –
s'il est absolument certain que l'homme n'est pas isolé dans la nature, – sansS
doute la croyance à l'objectivité des lois devient fondée, mais je me demande
où M. Boutroux a pris cette certitude d'un caractère évidemment objectif. Ce
ne sont plus les savants qui sont leurrés, c'est M. Boutroux qui -je le dis en
tout respect passe il l'ennemi. Car, on ne fait pas plus sa part l'objecti-
;'i
(1) I. Q. 85. a 2.
Mais, ce qui me fait préférer la formule de saint Thomas, c'est qu'au lieu de
conclure immédiatement et en général à la valeur intellectuelle de la nature-
il me donne sur les lois de l'action une vue synthétique qui me permet d'infé-
rer, avec l'assurance satisfaite et de plein repos que donne la claire vue d'un
cas particulier dans l'ensemble dont il fait partie, l'objectivité de nos opérations
intellectuelles.
Quelle est la loi de l'activité tant immanente qti'universelle C'est que toute
action s'exerce suivant une forme Utraquc actio fil seciindum aliquam for-
main. Cela revient il dire que pour exister, une activité doit s'originer à un
principe qui contient d'avance sa direction et toute la loi de son déploiement
comme ramassées en lui-même. Sans ce principe, on le conçoit, l'action n'existe-
rait pas, n'ayant ni raison d'exister ni d'être ce qu'elle est. Ce principe actif et
directeur, saint Thomas le nomme une forme.
Il suit de là que la forme, principe directeur exigé par toute action pour exis-
ter, s'exprime dans cette action, qu'il y a ressemblance entre le point de départ
qui est la forme elle point d'arrivée qui est le terme de l'action. De même que
dans l'ordre de genèse la forme, terme de cette genèse, existait auparavant
comme fin de l'activité de l'agent efficient, de même, dans l'ordre d'opération
la fin de l'action existe déjà dans l'être agissant a l'état de forme. Double tra-
duction d'une des lois les plus fondamentales de la philosophie naturelle Finis
el forma coincidunt.
La conclusion s'impose « De même, dit saint Thomas, que la forme à la-
quelle s'origine une action transitive porte en elle la ressemblance du terme de
cette action (foyer de calorique et chaleur diffuse), de même la forme à laquelle
s'origine une action immanente est la ressemblance de son objet. C'est donc
une similitude de la chose visible qui est la forme par laquelle l'œil voit et
c'est une similitude de la chose intelligible, l'espèce intelligible qui permet à
l'intelligence de percevoir et déjuger. »
On objectera l'immanence de l'acte intellectuel. L'esprit est nécessairement
renfermé à l'intérieur. Il ne saurait sortir de soi et comme le prétendait je ne
sais quel philosophe ancien se promener à travers les choses pour en prendre
livraison. A priori l'extériorité de la connaissance est impossible!
C'est dans la solution de cette difficulté très réelle que la doctrine thomiste
me semble atteindre son maximun de pénétration. A l'entendre, le terme de la
connaissance se dédouble pour ainsi dire. Par l'élément qui le constitue comme
être, il est immanent, et par suite la connaissance en tant qu'acte réel, en tant
que réalité existante au même titre que toute autre réalité, matériellement,
anlilalivcmenl, est tout ce qu'il y a de plus immanent. Mais sur cet être foncier,
sur ce substratum nécessaire, est greffée une qualité représentative, une ten-
dance de l'ordre formel vers l'objet extérieur, et, par suite, le champ d'activité
de la connaissance, loin d'être borné par son terme est agrandi par lui, non
pas matériellement, mais dans l'ordre représentatif hors des limites du sujet
jusqu'à l'objet.
Un exemple montrera ce qu'une telle manière d'envisager le terme de la
connaissance a de fondé. On sait ce que l'on entend en optique par l'image
virtuelle. Si nous regardons un objet il travers une lentille biconcave, entre
l'objet et la lentille, il se forme une image en raccourci de l'objet. L'œil est
borné par cette image; tant qu'il reste dans l'axe de la lentille il ne saurait
voir l'objet que par elle. L'œil, la lentille et limace virtuelle forment un sys-
tème étroitement lié, et, en ce qui concerne l'image virtuelle et l'eril place
dans l'axe, complètement fermé au monde des objets extérieurs. Il n'en est
rien pourtant. C'est par son être matériel, j'allais dire entitatif, pur la portion
de milieu diaphane qu'elle met en acte, que l'image appartient au monde fermé
de la vision lenticulaire. Mais suivons les rayons qui, sans cesse, affluent pour
constituer l'image. Ils sont, par la lentille, en relation constante avec l'objet;
l'image virtuelle vit de cette relation elle ne subsiste en tant qu'image ([lie
par sa tendance incessante vers l'objet, que par son être intentionnel. Et c'est
à cet être tendentiel que l'image doit de représenter fidèlement dans une autre
partie du milieu impressionnable les traits caractéristiques de l'objet visible que
l'œil contemple.
Qui ne voit dans cet exemple la réalisation concrète dans un ordre de choses
très analogue a celui de la connaissance, de la distinction de l'être entitatil' et
de l'être intentionnel ou représentatif tel que nous l'avons énoncée? On pour-
rail en trouver beaucoup d'autres dans les diverses régions des sciences de Ja
nature; on pourrait former de tous ces exemples réunis une base suffisante
pour induire une loi générale non seulement de la rcpri'senlnlioii 'qui après
tout est un phénomène particulier) mais de la rt'-cr/iliti/i, des réalités dans
d'autres réalités. Et comme l'homme n'est pas isolé, clans la création, suivant le
mot cher à M. Boulioux – comme ie type de structure auquel appartient son
appareil récepteur, je veux dire sa puissance cognoscitive, est vraisemblable-
ment analogue aux autres – on pourrait, par celle voie expérimentale non plus
seulement faire comprendre, par un exemple, comme je le fais en ce moment,
la distinction de l'être enlitalit' et de l'être intentionnel, mais In prouver.
Dès maintenant et pour montrer par une voie apriorïstiquc que cette distinc-
tion n'est pas un Deus ex machina, inventé pour les besoins de la cause, je
mets en fait qu'elle se retrouve au fond de Lous les problèmes qui impliquent
la relation comme sont, par exemple, les problèmes des causes. L'être relatif
a nécessairement deux faces, l'une tournée vers le dedans, son être matériel,
par laquelle perfectionne le sujet dans lequel il inhère, l'autre tournée vers le
dehors, qui le met en communication avec le dehors. On ne peut s'expliquer
autrement la catégorie de relation.
Or lidée expresse, en même temps qu'elle est une qualité qui perl'cc Lionne
l'intelligence, possède au plus haut degré les signes de l'être relatif. Qu'est-ce
que l'énergique insistance que met l'esprit à lui donner une valeur objective
et dans le verbe immanent ii voir l'objet externe, sinon la traduction de l'orien-
tation naturelle de l'idée vers cet objet? C'est donc à bon droit que nous dis-
tinguons en elle comme deux êtres fondus en un, l'être entitalif et l'être
intentionnel, celui-ci tourné tout entier vers l'objet extérieur qu'il représente.
L'objet de la connaissance peut donc tout à la fois être immanent comme
l'acte intellectuel qu'il termine et avoir une valeur représentative comme le
réclame éncrgiquement la conscience. La projection de l'objet hors du sujet,
ce fait inexpliqué dans le Kantisme, devient tout naturel lorsqu'on pénètre la
nature relative de l'espèce intelligible.
II y a quelque temps, un savant, M. Lippmann réussissait à photographier
les couleurs du spectre solaire grâce à une métho'de dite interférentielle et qui
consiste essentiellement en ce qu'on utilise non seulement les ondes inci-
dentes comme dans l'ancien daguerréotype et les appareils dérivés, mais en
plus les rayoris réfléchis. L'image qui se peignait jadis en clair-obscur sur la
plaque sensible est maintenant renvoyée par une plaque réfléchissante dans
l'intérieur d'une couche sensible où elle se fixe avec toutes ses couleurs. Au
fond, les subjectivistes en matière de connaissance en sont encore au daguer-
réotype, ils s'en tiennent a l'image produite par les ondes incidentes, ils
épuisent leurs yeux à chercher dans ses glauques et fuyants reflets quelque
indice de la réalité ils ignorent le pouvoir réflecteur de l'instrument impres-
sionné, ils se refusent à voir l'image parfaite, le spectre coloré, à la fois interne
et externe, interne par la matière qui lui sert de support, par son être entitatif,
externe par la tendance vers l'objet coloré qu'implique sa ressemblance avec
cet exemplaire dont il est, au dedans du sujet, la parfaite et vive expression.
liautes approbations qu'elles ont reçues de toutes parts ont prouvé à l'auteu
en même temps que l'à-propos de son entreprise, le rare bonheur avec lequel
il a su l'exécuter. Sa tâche, assurément, n'était pas ingrate, comme l'ont pré-
tendu quelques-uns; elle était du moins délicate et difficile; il fallait, pour la
remplir, une variété de connaissances et des qualités d'esprit qui se sont heu-
reusement rencontrées dans les travaux de l'émiiient sulpicien. A personne
plus qu'à nous il n'appartient d'applaudir à ces nobles efforts; nous sommes
convaincus, nous aussi, que la doctrine de saint Thomas d'Aquin a de quoi
satisfaire les intelligences altérées de vrai, même au xixc siècle, et quiconque
travaille pour elle est avec nous.
Le sujet traité par M. Farges dans son dernier livre est beaucoup plus large,
en réalité, que ne semble l'indiquer le titre. La théorie du continu, seule an-
noncée, n'absorbe qu'en partie les préoccupations de l'auteur, qui s'attache à
éclairer sur toutes leurs faces, à la lumière des données péripatéticiennes, ces
passionnants et obscurs problèmes l'étendue, le nombre, l'espace, le lemps.
L'ouvrage se divise en quatre parties nettement distinctes
1° Objectivité de l'espace et du temps.
2° Nature de la quantité en général.
3° Nature de l'espace.
4° Nature du temps.
Fit. A. D. Sertillanges, O. P.
professeur de théologie.
Le livre qui nous est présenté sous ce titre François Bacon, par M. Fonsegrive,
est très étudié. Exposition et examen du système, sa mise en valeur, tout est
judicieux, attachant et les critiques finales, les restrictions faites surpren-
dront peut-être. Il serait difficile de requérir avec autant de réserve et de
modération et de châtier aussi fort. Rien à peu près rien, ne survit de la gloire
posthume que le xvm0 siècle avait attaché au nom et à l'ceuvre de Bacon. Les
hommages naïfs et les appellations dithyrambiques que nos vieux manuels de
philosophie relataient avec emphase – père de la philosophie moderne, émanci-
patcur de la pensée, inventeur de l'induction, initiateur du mouvement scien-
tifique contemporain provoquent le sourire après les critiques sages, dis-
crètes, mais impitoyables du très distingué M. Fonsegrive.
Cette étude sur Bacon comprend trois parties la Polémique, le Système et
l'Influence.
Une introduction nous retrace en quelques bonnes pages la vie de Bacon et
nous révèle l'idée directrice de sa philosophie.
Nous ne parlerons pas de l'homme, qui fut misérable.
Quel fut le philosophe? quelle est sa philosophie? Nul avant lui n'a assigné
la fin véritable de la science et de la philosophie selon M. Fonsegrive, la pen-
sée de Bacon est tout entière formulée dans les lignes suivantes « La fin véri-
table et légitime des sciences consiste uniquement à doter la vie humaine de
nouvelles inventions et de nouvelles richesses ». Il a en dégoût les spéculations
qui ne peuvent servir à rien. Il veut asseoir les fondements de l'utilité et de la
grandeur humaine, et il appelle les hommes au combat contre la nature afin
d'étendre les bornes de la puissance humaine.
Dans la première partie de son travail, M. Fonsegrive nous remémore la polé-
mique de Bacon. Le philosophe anglais a le dédain d'un révolté pour les abstrac-
tions, le dogmatisme, les écoles etles chefs d'école. Anathème à tous ceux qui n'ont
pas une pensée personnelle, a tous ceux qui ont accaparé l'opinion, qui ont
enchaîné les vues propres et originales. Il est donc facile de prévoir quelles
seront ses sympathies, quelles seront ses haines.
Il aime et il admire ces premiers penseurs qui sur tous les rivages de la Grèce,
colonies ioniennes, Sporades et métropoles européennes, ont étudié et interrogé
la nature par goût, qui ont été philosophes sans prétention de dogmatisme, dans
le seul but de découvrir la vérité. Il attaque violemment les sophistes, et ce mot
est très compréhensif dans la bouche de Bacon, car pour lui Socrate, Platon et
Aristote sont des sophistes. « Les uns et les autres se posaient en maîtres,
ramenaient tous les sujets à des discussions,fondaientdes sectes philosophiques
et combattaient comme hérétiques les opinions opposées». On a dit que le génie
égorge ceux qu'il pille. Aristote, qui a pillé ses maîtres, a absorbé et étouffé leur
nom et leur gloire. Aussi Bacon dirige-t-il contre lui ses grands coups.
Nous recommandons principalement tout ce chapitre sur Aristote et les scolas-
tiques. Nous faisons nôtres les critiques et les restrictions de M. l'onsegrivc.
Le second livre qui est le plus important, où le système de Bacon est large-
ment exposé, a cinq chapitres
Classification des sciences. Méthode. Métaphysique. – Œuvre scienti-
fique. Morale.
Le chapitre de la Méthode ou de l'Induction Baconienne est substantiel. Bacon,
avons-nous déjà dit, veut livrer à 1 homme l'empire de la nature. Il veut le cons-
tituer maître des corps dont il pourra user, qu'il pourra transformer à son gré.
Comment et à quelles conditions cet empire est-il possible? Il faut connaître
deux choses, dit-il 1° la nature naturante d'un être; 2° la manière dont se
produit cet être. Il requiert donc la connaissance de la cause formelle et de la
cause efficiente. Tout l'effort de la méthode sera de trouver les lois qui permet-
tront de provoquer et de renouveler les phénomènes. Bacon a-t-il réussi dans
la recherche des lois de l'induction? A-t-il failli à ses promesses ? Lisez M. Fon-
segrive. Après une longue étude très détaillée, très minutieuse sur le procédé
Baconien, après une laborieuse reconstitution des échelles, de la pyramide et des
degrés, il conclut « Nous savons comment nous devons nous préparer à po-
ser le pied sur le deuxième échelon de la science, mais Bacon ne nous dit pas
où nous devons le poser. Si nous nous demandonsquelle était cette induction,
cette méthode merveilleuse, ce JVooum orr/anuni qui devait mettre aux mains de
l'homme les secrets de la nature. nous sommes réduits à avouer que nous ne
la connaissons point. Bacon a été cruel il nousavait fait espérer de nous rendre
la clef du paradis perdu, il nous laisse sur nos espérances ». Et dans quelques
pages, l*éminent critique expose la théorie complète de l'induction telle que l'a
comprise Aristote. Nous soulignerons deux principes que Bacon a méconnus et
qui intéressent hautement la philosophie expérimentale une seule expérience
peut donner la certitude de la loi l'induction n'est pas une accumulation d'ex-
périences. Une seule expérience peut donner la certitude de la loicarle but de
l'induction est de découvrir la relation essentielle qui existe entre divers phé-
nomènes, de chercher dans l'antécédent ce par quoi il s'enchaîne au conséquent,
ce qui en lui est producteur de l'effet et cause propre et formelle. Or dans
un seul fait, dans un seul phénomène, cette relation, cette loi se retrouve, est
incarnée toutenticrc. Une seule expérience, que dirigera, que présidera un espritt
affiné et éveillé, sera plus féconde en résultats que mille expériencesconfuses et
mal conduites. « Qu'est-ce que le génie scientifique, sinon cette vision plus
aiguisée et plus intense qui saisit des rapports là où le vulgaire n'en voit pas ».
Et M. Fonsegrive conclut logiquement à la nécessité d'un double facteur sen-
sible et mental. Nous ne voyons pas seulement Callias qui est homme, avait
remarqué très finement Aristote, mais l'homme qui est en Callias. Tandis que le
sens découvre les singularités de Callias, ses qualités individuantes, l'esprit
atteint la l'orme, perçoit, à travers les données sensibles, les éléments intelli-
gibles et universels qui constituent l'humanité dans Callias. Et de même
que l'œil ne peut se tromper quand il sent qu'il voit, ainsi l'esprit ne peut se
tromper quand il appréhende l'universel. L'esprit agit comme un sens en face
de son objet. Sa seule garantie est la certitude intime de la valeur de son
appréhension. »
Nous aurions aimé faire une longue halte au beau chapitre que M. Fonsegrive
consacre à l'étude de la morale de Bacon. Ce point de vue était peu exploré. Aussi
avons-nous lu avec curiosité ces quelques pages qui ont été une révélation pour
nous. Bornons-nous à signaler la grave erreur que Bacon, malgré son éducation
chrétienne n'a pas évitée, que son farouche compatrioteHobbes reprenait quelques
années plus tard et que les Étals, monarchies et républiques contemporains, vou-
draient appliquer au détriment de la liberté et des premières lois de l'ordre moral.
Bacon a subordonné le bien individuel au bien social, il a asservi l'homme au
citoyen. Il n'a pas vu, il n'a pas compris que l'homme a des droits et des devoirs
essentiels et primaires, sur lesquels l'État ne peut entreprendre; que les unités
complexes etcollectives Famille, Patrie,Humanité,sont postérieures,inférieures
par conséquent; que les exigences, les droits de ces groupes, doivent déférer
aux droits fondamentaux de l'homme. Aussi M. Fonsegrive remarque-t-il avec
raison que la morale de Bacon n'est pas chrétienne.
Nous recommandons aux lecteurs tout ce chapitre, ces nobles pages où le
philosophe chrétien s'affirme et par la sûreté de la critique et par la délicatesse
du sens religieux.
Fa. M. D. Leroy. O. P.
REVUE THOMISTE
V)
Telle est l'origine des religions. Et les causes qui ont présidé
à leur naissance ont aussi présidé à leur développement, à leurs
évolutions successives. Vous pensiez peut-être que l'orgueil
fanatique de Luther, le besoin d'échapper à la règle monastique
trop austère pour son cœur attiédi avaient joué un grand rôle
Taine est allé plus loin. Dès qu'on admet un Dieu distinct du
monde, un Dieu personnel, parfait, infini, éternel, on est obligé
de lui accorder la sagesse, la bonté, la puissance, et du même
coup on est contraint de reconnaître la Providence. L'idée de
Providence est inséparable de l'idée de Dieu. Taine ne recule pas
devant la conséquence, il est fataliste et il est athée, il nie la
Providence et il nie Dieu.
Tout son système nie la morale comme tout son système nie
Dieu. L'âme au sens ordinaire du mot n'échappe pas à ses
atteintes. Par l'ensemble de sa doctrine dans les Philosophes
classiques, dans son livre De l'intelligence, dans ses Essais de
critique, dans ses Origines de la France contemporaine, dans
son Histoire de la littérature anglaise, etc., non pas par une affir-
mation accidentelle, mais par des assertions répétées sans cesse
presque dans les mêmes termes, il bat en brèche la vérité capitale
de la spiritualité de l'âme. « Tout ce qui dans l'esprit dépasse la
sensation brute se ramène à des images, c'est-à-dire à des répé-
titions spontanées de la sensation. » (2).
« II n'y a rien de réel
dans le moi, sauf la file des événements
ces événements divers d'aspect sont les mêmes en nature et se
ramènent tous à la sensation » (3).
Inutile d'insister, il est trop clair, hélas que, implicitement
par ses principes, explicitement par des passages très nombreux
de ses œuvres, il est trop clair que Taine a nié la spiritualité de
l'âme. On peut; sans témérité aucune, dire qu'il est matérialiste
qu'il projette la « pensée de Spinoza à travers l'imagination de
Shakspeare » (4).
(1) M. Guizot.
(2) Préface de L'intelligence, p. 18.
(3) Ihid., p. 9.
(4) M. de Vogué, Débats, loc. cit. Voir aussi sur le même sujet, le travail du R. P.
Maumus dans son livre Les philosophes contemporains.
Voilà donc ce philosophe si riche de talent, d'imagination, de
pensées, de cœur, d'expressions, le voilà s'acharnant toute sa vie
à creuser le même sillon destructeur des vérités les plus néces-
saires et les plus sacrées. Sous son effort on a vu tomber dans
l'esprit de ses disciples la croyance à l'âme, au libre arbitre, à la
morale, à la religion, à la Providence, à Dieu. Et combien, hélasî
à des degrés divers ont été ses disciples
Du moins, si sur ces ruines entassées il avait construit un
vaste et nouvel édifice capable d'abriter « cette population
affolée, battant les ruines, ne sachant sur quelle pierre poser sa
tête, campant sous l'orage, exigeant le refuge solide et définitif
où elle pourra recommencer la vie». Mais comment aurait-il pu
remplacer la maison bâtie par Dieu? Et de fait qu'a-t-il laissé à
l'humanité dépouillée de sa foi antique et de ses espérances
éternelles ? La religion de la science résumée dans cette froide
« Tâche de te comprendre et de comprendre les
formule
choses. La science approche enfin et approche de l'homme,
elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres
et des plantes, où dédaigneusement on la confinait; c'est à l'âme
qu'elle se prend, munie des instruments exacts et perçants
dont trois cents ans d'expérience ont prouvé la justesse et
mesuré la portée » (1). Ainsi donc, « avec la science on allait
pénétrer le secret du monde et réaliser le parfait bonheur de
l'humanité »
Les années marchent, les générations attendent toujours, le
bonheur n'a point paru. Acculés, poussés par cette foule exas-
pérée qui les presse de remplir leur programme et de tenir leurs
promesses, les adorateurs de la science reculent, ils se dédisent.
« La science vous a promis la vérité », répondent-ils embarrassés
et secrètement désespérés eux-mêmes, « elle ne vous a pas
promis le bonheur ». Mais l'humanité avide de félicité ne se
contentera pas de cette religion du désespoir. « Ouvrez donc vos
livres, répliquc-t-elle. Ils en débordent de promesses! A les
lire, il semble qu'on marche à la conquête de la terre et du ciel.
Ils démolissent tout et font le serment de tout remplacer et
cela par la raison pure, avec solidité, avec sagesse. Toute la
III
CARACTÈRE HUMAIN ET POPULAIRE DE LA POLÉMIQUE AUGUSTINO-
manicheénne.
(1) « Intucus quantum poteram, mentem humanam tam vivacem, tam sagacem,
tam pcrspicacem, non putarem laterc veritatem. ». De util. credendi, cap. vm. Cf.
cap. i, n. 2, 3; De lihero arhitrio, lib. I, cap. n De dnahns animnhus, cap rx.
l'entretient, il l'enflamme, par la subite apparition de Dieu,
qui est créateur, père, sauveur, compagnon de l'homme
Plus souvent encore, il fut amené à parler de la bonté de la
créature, car les manichéens soutenaient hardiment que le mal
règne au cœur même des êtres et de l'homme par conséquent. Et
certes, si un article du dogme manichéen était capable d'assom-
brir la vie, c'était bien celui de l'emprisonnement des âmes, gar-
rottées, réduites à l'impuissance, prisonnières du dieu mauvais.
Oh! sans doute, l'homme, à de certaines heures, penche vers
l'inaction si la vie lui est contraire, il connaît la tentation de
quitter les armes et de s'endormir dans le découragement. Mais
ce n'est qu'une épreuve, l'épreuve de son courage car, comme
le dit si bien notre langue, quitter les armes signifie qu'on les
portait déjà. Et, en effet, une vie qui ne serait que le long som-
meil de l'inaction ressemblerait étrangement à une mort morale
l'homme ne porterait pas longtemps le fardeau de cet incurable
ennui pesant sur sa faiblesse. Car il est né pour vivre morale-
ment et physiquement, pour lutter et pour vaincre. Le mani-
chéisme mutilait la conscience morale, dénaturait l'homme, le
mettait au supplice. Quel enfer que de se croire sous l'empire du
dieu mauvais Contre une telle doctrine de désespoir, saint Au-
gustin éleva la protestation de son âme d'homme car l'homme
espère naturellement et invinciblement et cela, il le fit dès le
début. Le traité De libero arbitrio contient l'expression élevée
de ce sentiment. La règle qui s'impose à toute âme reconnais-
sante, régula illa pietalis, c'est de louer Dieu, de le remercier,
de le bénir car, quel que soit l'état dans lequel elle se trouve,
elle est d'une nature plus excellente et meilleure que toute nature
corporelle. Il ne faut pas même dire: Il vaudrait mieux que cette
âme souillée ne fût pas car il vaut mieux être que ne pas être.
Les malheureux eux-mêmes chérissent l'existence, car le péché et
la misère doivent être regardés comme un simple accident dans
la créature, qu'attire la beauté de Dieu, car elle estl'œuvre bonne
de Dieu, que l'aile du mal n'a pu même effleurer (1). A l'homme
donc, qui se trouve placé sous la main de Dieu souverainement
bon, les longs espoirset les vastes pensées. Qu'il lutte et qu'il vive.
(1) De libero arbitrio, lib. III, cap. v, cap. xi. Cf. De duabus animabus, cap. i,
Cap. il, cap. iv, cap. v.
Cette passion, ce désir de vivre, ce besoin de se sentir la créa-
ture d'un Dieu bon, tout cela est vrai et humain. Comme la gé-
nération de saint Augustin, déprimée par le dogme de Manès,
devait se relever à ces accents d'un polémiste qui la rendait si
entièrement à elle-même, rappelait l'homme à sa nature, à sa
grandeur, à sa destinée
Il
Cette direction donnée à la polémique par saint Augustinétait
méritoire, bien que la pente de son cœur l'y portât car, n'oublions
pas que, aux yeux de l'opinion abusée, le caractère principal du
système manichéen était la force de la pensée. Sans aucun doute,
il est entaché de deux vices fondamentaux et irrémédiables la
preuve manque, l'erreur y pullule. C'est un point que saint Augus-
tin mit dans un relief saisissant par son livre Contre l'Épîlre de
Manès dite du Fondement. Mais enfin, l'édifice avait une belle
façade sur la rue il présentait une ampleur qui éclipsait les
rivaux il avait grand air devant la pensée contemporaine, qui,
aveugle aux détails, y voyait une construction savante. Sans
aucun doute, les hôtes en étaient en général peu estimés. Mais
on s'arrêtait surtout à son ordonnance grandiose elle embras-
sait le ciel et la terre, Dieu et l'homme, les origines et la destinée
des choses. Il y avait donc danger que la polémique restât sur
le terrain d'une discussion érudite et philosophique. Je dis
érudite, ou plutôt je le rappelle. Si le système avait des dehors
imposants et grandioses, il présentait, si l'on pénétrait au-
dedans, un mélange confus des doctrines cosmogoniques de la
Perse, du dualisme gnostique et de certaines données évangé-
liques sans compter que les manichéens prétendaient asseoir
leur opposition à l'Ancien Testament sur une connaissance com-
plète des textes inspirés. C'est peut-être parce que le système
manichéen était surtout un fourré sans issue, que les docteurs
occidentaux du ive siècle n'avaient eu aucun souci d'y pénétrer.
L'arianisme avait, sans aucun doute, retenu le meilleur de leurs
efforts. Mais après 360, il n'avait cessé de descendre la pente de
la décadence; il était alors bien vaincu il ne restait plus qu'à
liquider la situation, opération qui, à la vérité, demanda du
temps. Le manichéisme, au contraire, se maintenait malgré les
lois, et même voyait tous les jours sa fortune s'accroître. Et ce-
pendant ni saint Ambroise, ni saint Jérôme, par exemple, ne
s'occupèrent de lui. Il fallait, pour le faire avec compétence et
force, avoir une vaste érudition au service d'une raison philoso-
phique singulièrement pénétrante. L'érudition ne faisait certes
pas défaut à saint Jérôme, et il était lui aussi un homme de cœur.
Mais il n'avait pas approfondi la philosophie chrétienne; per-
sonne ne l'avait encore approfondie en Occident. Quant à
saint Ambroise, il était surtout un administrateur d'un rare
sens pratique il ne s'élevait guère au-dessus des régions
moyennes. S'il ouvrit la voie devant les pas d'Augustin, ce fut
par le simple commentaire de l'Ancien Testament et par l'exemple
de sa vie car il était bien l'homme le plus vénérable de son
temps. Le savant proprement dit n'apporta, comme tel, aucun
secours à Augustin manichéen. En 386, année de la conversion
de celui-ci, il n'était sorti de l'Église latine aucune réfutation du
manichéisme, parce que peut-être l'érudition et la raison philo-
sophique ne s'étaient pas rencontrées au degré nécessaire dans
le même homme. Saint Augustin avait ces deux hautes qualités
il connaissait admirablement les lettres sacrées et la littérature
manichéenne. Qu'il eût la raison vaste, l'esprit pénétrant et l'ini-
tiative philosophique, tout ce qu'il fallait comme penseur, pour
porter la lumière dans cette nuit, il n'y a qu'à le rappeler la
suite d'ailleurs en fournira la preuve. La tentation n'était que
plus délicate pour lui de donner à sa polémique antimanichéenne
un caractère strict de polémique savante.
m
Il n'en fit rien, cependant. Sa polémique fut à la fois une
polémique savante et populaire. Prenons, par exemple, son
immense traité Contre Faustus en trente-trois livres. Ici, sem-
ble-t-il, saint Augustin eût pu et même dû donner carrière à sa
plume érudite: car Faustus, malgré ses erreurs, n'était pas le
premier venu. Instruit, disert, éloquent à ses heures, il jouissait
dans la secte d'un grand crédit et d'une réputation ancienne déjà.
Mais l'évêque d'Hippone n'écrivait pas pour Faustus il s'adres-
sait au grand public, c'est-à-dire à tous ceux qui étaient capables
de le lire. Il prit dans la riposte le ton de l'attaque, de façon à
n'être jamais en reste et à se faire comprendre de tous. Par
exemple, chacun pouvait le suivre, quand, s'adressant à Faustus,
il s'écriait: « Vous nous appelez semi-chrétiens et vous dites qu'on
doit se tenir loin, de nous. Quant à nous, nous nous garons des
pseudo-chrétiens, et nous montrons que ces pseudo-chrétiens,c'estt
vous » (1)! Plus loin, il le plaisantait superbement sur son esprit
inventif qui, pour écarter la. généalogie du Christ, avait décou-
vert dans les Évangiles une génésidie (2), mot barbare et creux.
Faustus invectivait, prétendait accabler les catholiques sous les
traits de sa verve caustique, les accusant d'être une race amollie,
efféminée, incapable de souffrir pour la justice, oublieuse de
l'Évangile. C'était une insulte à cette Église d'Afrique, dont la
gloire brillait d'un éclat intense. Augustin s'écriait « Nous
avons à vous présenter nos mille martyrs, et surtout notre grand
Cyprien. Pour la foi que vous abhorrez, il est allé jusque sous le
glaive; il a marché à la mort avec des phalanges de chrétiens
qui partageaient sa foi et qui moururent comme lui dans les plus
affreux supplices » (3). Faustus, d'ailleurs, avait la mémoire
courte. Saint Augustin le lui montra bien. C'est vrai, Faustus,
après avoir avoué qu'il était manichéen, ainsi que quelques-uns
des siens amenés avec lui, avait été convaincu. Mais ce fut à la
prière même des chrétiens qu'il dut de n'être condamné qu'à la
peine bien légère de l'exil dans une île, exil auquel se condamnent
tous les jours les serviteurs de Dieu qui veulent s'éloigner du
bruit et de l'agitation des hommes, exil dont les princes ont
coutume de laisser revenir les condamnés (4). Il est vrai cepen-
dant, Faustus a souffert; et c'est pour cela qu'il ose se mettre au-
dessus des chrétiens, imprudent qui ne sait pas voir la différence
qu'il y a entre souffrir pour un blasphème et souffrir pour la
justice (5). Enfin il ment et il calomnie l'Église. L'évêque lui
oppose le tableau de la continence, de la charité qui régnent
(1) Tu serai Christianos cavendos putas, quod nos esse dicis nos autem pseudo
«
Christianos cavemus quod vos esse ostendimus ». Cont. Faustum, lib. I, cap. m.
(2) lbid., lib. I, cap. vi.
(3) Ibid., lib. V, cap. VJJJ.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
parmi les chrétiens, où l'on voit les conseils évangéliques eux-
mêmes pratiqués. Combien de fidèles de l'un et de l'autre sexe sont
purs et vierges, loin de toute union charnelle! Combien qui, après
avoir usé du mariage, se retirent dans la 'continence Combien
qui ont abandonné ou distribué leurs biens, soumis leur corps à
des jeûnes prolongés On a vu se former des fraternités dont les
membres ont tout en commun, ne gardent que le nécessaire pour
le vivre et le vêtement, et qui pressés par le feu de la charité
n'ont qu'un cœur et qu'une âme (1).
Ce tableau, chacun l'avait sous les yeux. Chacun, soit qu'il
lût, soit qu'il entendît Augustin, pouvait penser qu'il en aurait
dit autant. Et c'est ainsi que ses réponses descendaient dans les
masses inférieures, où elles trouvaient un asile sûr.
IV
v
Quand on étudie la langue de ses sermons, leur vocabulaire,
on y remarque bien vite trois éléments introduits ou maintenus
par trois influences incontestables. Ces trois éléments sont le
latin classique, le latin populaire, le latin ecclésiastique. Les
auteurs de la grande époque, le peuple, l'Église ont à des degrés
divers fait la langue des sermons de saint Augustin. Je m'arrête
à l'influence de la langue populaire, qui y est accusée plus qu'au-
cune des deux autres. Elle se manifeste par deux faits généraux,
que je me borne à énoncer: altération de la syntaxe et du style de
l'évêque d'Ilipponc, admission de mots nouveaux et tous d'ori-
gine populaire (1). Mais pourquoi ici une complaisance envers
la langue du peuple, qui ne se rencontre pas dans ses écrits? Son
vif désir d'être utile à son auditoire, d'être suivi par lui, de
l'armer contre tous les ennemis du salut, l'explique et l'excuse.
L'observation a sans doute une portée générale, puisqu'elle
s'applique à tous les sermons de saint Augustin. Mais elle ne
dépasse pas le but. Car elle est la preuve que, s'il aborda du haut
de la chaire la question manichéenne, il sut donner un tour
populaire à son attaque contre le néo-dualisme et à sa défense
(1) M. Ad. Régnier en a relevé des cas dans son volume De La latinité des ser-
mons de saint Augustin, in-S°, Paris, Hachette, 1SS3.
de la foi, que celui-ci tendait à ruiner. Nous ne devons donc pas
nous étonner qu'il ait, après la discussion générale sur les rap-
ports des deux Testaments, répondu à des difficultés de détail. Là
cependant était l'écueil car une discussion minutieuse ne manque
jamais de fatiguer un auditoire mêlé. Mais saint Augustin puisait
dans son cœur le. plus vif sentiment des difficultés et des besoins;
de toute sa nature toujours vibrante montait jusqu'à sa tète le
secret de surmonter les unes et de satisfaire les autres. C'est
dans ce sens qu'on peut lui appliquer l'adage « Pectus est quod
disertos facit ». Il ne se fit donc pas faute de relever devant le
peuple les accusations infimes des manichéens, les objections
de détail, les difficultés particulières. Le sermon XII nous en
apporte un exemple. C'est au sujet du livre de Job, mis en cause
par les ennemis de l'Ancien Testament. Nous y lisons « Un
jour que les fils de Dieu assemblés se tenaient devant le Seigneur,
Satan se trouva aussi au milieu d'eux. Le Seigneur lui dit: D'où
viens-tu? Satan répondit: J'ai parcouru la terre, et je suis venu
ici (1). Les manichéens disaient donc: Voilà que maintenant
Satan non seulement a vu Dieu, mais encore s'est entretenu
avec lui. Peut-on établir un désaccord plus flagrant et plus
absolu avec l'Évangile, où le Seigneur a dit: « Bienheureux
ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu » (2)? Un
tel propos était fort répandu parmi les manichéens. On voit,
sans qu'il soit besoin d'insister beaucoup, qu'il était populaire.
Pour le manichéen des classes inférieures, qu'était-ce que le
catholique? Il- le désignait par ce mot plein de mépris C'est ce
fou d'homme qui prétend que Satan a vu Dieu. Calomnie cou-
rante et ancienne, puisque Adimante, en la recueillant, lui avait
donné de la consistance calomnie ridicule à la vérité, que le
souffle d'un enfant suffisait à dissiper, et qui, ce semble, à ce
titre, eût dû être négligée, méprisée. Augustin en jugea autre-
ment pour lui-même; il alla même plus loin: du haut de la
chaire, il n'hésita pas à dire qu'un chrétien avisé et prudent avait
le devoir de s'appliquer à chasser ce fantôme. Preuve une fois de
plus que l'objection calomnieuse avait pénétré dans la classe
populaire, qu'elle y était courante et en faveur: car on devine,
(1) I, 6, 7.
(2) Matth., V, 8.
sans beaucoup chercher, qu'elle devait facilement servir de thème
à des plaisanteries grossières, excitant le gros rire des bonnes
gens.
La réponse était cependant facile. D'abord l'objection repose
sur un faux supposé. Dans le livre de Job, il n'est pas dit que
Satan a vu Dieu, mais simplement qu'un jour il s'est trouvé au
milieu des enfants de Dieu. Ensuite, est-ce une chose tellement
surprenante qu'il se soit entretenu avec Dieu? Car enfin il faut
que Dieu communique ses volontés. Il le peut toujours par les
moyens que sa sagesse infinie et sa toute-puissance lui four-
nissent. L'histoire nous montre Dieu parlant à ses créatures de
différentes manières. Qui osera borner sa puissance? Qui osera
dire que sa créature est dans l'impossibilité physique et morale
de l'entendre? Au moment où Dieu, suivant la règle souveraine
de sa justice, tirait vengeance de la perversité de Satan, comment
admettre que celui-ci resta nécessairement sourd à sa parole?
Les manichéens chicanent mal à propos leur ergotage est
ridicule, et leur objection imprudente. Ils feraient mieux de se
taire, car s'ils ont raison contre le livre de Job, ils se détruisent
eux-mêmes. Ils assurent que le soleil par sa lumière très pure
attire à lui les germes divins enfermés dans la matière ou les
ténèbres. C'est donc qu'il est Dieu. Ils n'hésitent pas, en effet:
pour eux, il est Dieu. Mais y songent-ils? Les méchants eux
aussi voient le soleil qui se lève sur eux comme sur les bons.
Ils s'infligent donc le démenti le plus formel.
Ce langage ne pouvait qu'être saisi de tous. L'objection avait
pris une forme populaire; Augustin donnait à la réponse un
tour également populaire.
C'est dans le même sentiment que saint Augustin releva une
autre difficulté. Le prophète Aggée met dans la bouche de
Dieu ces paroles « Meum est aurum et meum est argentum » (1).
L'Évangile, au contraire, appelle la richesse une espèce d'ini-
quité il dit « Non potestis Deo servire et Mammonae » (2).
Voyez-vous, s'écriaient les manichéens, c'est toujours la même
chose; l'opposition entre l'Ancien et le Nouveau Testament est
constante.
(1) II, 9.
(2) Luc., XVI, 13.
Saint Augustin réplique avec éloquence Misérable subterfuge
des manichéens Aveugles, ils ne voient pas qu'ici Aggée parle
du précepte de l'aumône. L'homme dans son égoïsme tire tout
à lui il accumule l'or sur l'argent. Et cependant quand il a
entassé les biens, il ne se montre pas donneur. Pourtant il ne
peut revendiquer la nue propriété des biens qu'il possède il
n'en a que l'usufruit. Pour vaincre sa rapacité naturelle, Dieu
lui commande de donner; et afin de l'y décider, il lui fait
entendre que ce bien dont il jouit est le bien du Seigneur lui-
même. Il ne faut pas, au surplus, que l'homme qui donne
s'enorgueillisse de l'aumône qu'il fait. Le Seigneur dit donc
« L'or est à moi,
l'argent est à moi n il n'est point à vous,
ô riches de la terre. Pourquoi hésiter à donner ? Pourquoi vous
vanter de votre aumône ? Si les manichéens ont raison, ils
ne tendent à rien de moins qu'à tarir la source de l'aumône car
son motif déterminant, celui qui lui imprime un caractère de
permanence, tient de la religion nous donnons parce que Dieu
nous commande de donner. Enfin, Dieu n'a-t-il pas créé le monde
et ses richesses, l'or et l'argent ? Prendre la parole d'Aggée
pour en faire un grief contre l'Ancien Testament, c'est de la
stupidité (1).
Entre temps, l'évêque trace le portrait du manichéen qui se
plaît à disputer avec une confiance que rien n'ébranle, pas même
les humiliations qu'il s'attire. Il s'élance, sûr de la victoire; il se
dresse, il lève fièrement la tête; il fond sur vous avec impétuo-
sité il vous accable déjà, car il prétend s'appuyer sur saint Paul,
auquel il attribue cette opinion que la loi excitait les passions
mauvaises. L'insensé, il triomphe trop vite car il suffit de
poursuivre la lecture du chapitre vu de l'Épttre aux Romains,
pour le couvrir de honte en lui rappelant la règle élémentaire de
l'honnêteté littéraire, qui défend de tronquer un texte; il est
réduit au silence (2).
D'autres fois l'évêque raille la morale de Manès qui rejette
tout mal sur la race des ténèbres, principe dont l'application
entraîne les faits les plus grotesques. Ne voilà-t-il pas que, pour
les manichéens, l'élu délivre la substance de Dieu, en absorbant
(1) Sermo L.
(2) Sermo CLIIL
les aliments où elle est captive. Mais d'autre part l'homme des
champs fait souffrir les membres de Dieu, qui sont renfermés
dans les arbres, dans les herbes, dans les fruits. Celui qui fend
la terre avec le soc de la charrue blesse 'les membres de Dieu;
celui qui arrache l'herbe de la terre blesse les membres de Dieu
celui qui cueille un fruit sur un arbre blesse les membres de Dieu.
Quel moyen reste-t-il donc à l'homme pour s'assurer la sub-
sistance ? Les manichéens déclarent l'usure préférable à la cul-
ture des champs. Ils préconisent donc l'exploitation de l'homme
par l'homme. Comme pour mieux montrer le caractère barbare
de leur morale, ils s'interdisent l'aumône, « pour que », disent-
ils, « ce mendiant ne reçoive pas et n'enchaîne pas dans sa
propre chair la vie qui est dans ce pain, vie qu'ils prétendent
être un membre de Dieu, la substance de Dieu » (1). Ainsi le
manichéisme tend à faire des champs un désert, et des villes un
marché, où le malheureux mourra certainement de faim.
La grande consolation qu'il offre à l'homme, c'est de lui
attribuer l'existence de deux natures. « J'enseigne les deux na-
tures », s'écrie-t-il avec arrogance « j'enseigne que l'homme est
une partie de Dieu a. Mais voyons, est-ce bien sérieux ? Consul-
tons cette âme divine qui est en chacun de nous. Que répond-
elle ? Je ne suis pas moi-même la lumière; si je l'étais, je ne me
serais jamais détournée de la voie. La nature divine échappe
aux atteintes même les plus subtiles de l'erreur et du vice; pour
moi, je me sens sujette à l'erreur et au mal. Le manichéen avoue
qu'il s'était autrefois égaré. C'est donc que la nature divine s'était
laissé entraîner dans les plaisirs dissolus la nature divine se
livrait donc à l'adultère; la nature divine s'abîmait donc dans
d'infâmes débauches la nature divine marchait donc en aveugle
sans savoir où elle allait; elle ne rougissait même pas des crimes
et des forfaits de toute sorte qu'elle commettait sans vergogne.
« Rougissez de ces honteuses conséquences », s'écrie
saint Au-
gustin, et « rendez gloire à Dieu » (2).
Voilà certainement une manière toute populaire de réfuter le
manichéisme. Le sermon de saint Augustin expose un argument
`?
que cette relation particulière et incomplète qu'on nomme
relation à l'intelligence, ou connaissance, soit capable d'enve-
lopper, je ne dis pas seulement l'absolu, mais même toutes les
relations du relatif, toutes les mailles du réseau universel. Qui
sait s'il n'existe point, dans la nature même, des modes d'exis-
tence et d'action, des profondeurs à jamais opaques pour l'œil
de tout esprit » ?
Est-il besoin de dire qu'une pareille hypothèse est pour nous
complètement inadmissible? – Nous pourrions lui opposer
d'abord une analyse plus légitime de la connaissance intellec-
tuelle montrer que l'être étant l'objet propre de l'intelligence,
la raison formelle et fondamentale sous laquelle elle atteint tous
ses objets, il s'ensuit nécessairement que tout être, par cela seul
qu'il est être, est de soi intelligible, qu'il existe ou non un esprit
le connaissant de fait. Mais cet exposé nous écarterait par trop
du but que nous poursuivons ici, qui est de dégager l'idée de
Dieu des parallogismes où on l'enveloppe, et il nous suffit pour
le moment de remarquer que l'hypothèse où se place M. Fouillée
suppose de nulle valeur les preuves de l'existence de Dieu. Si
en effet Dieu existe et si son existence est démontrée par des
preuves apodictiques, on ne peut plus supposer, même à titre
d'hypothèse, qu'il y ait dans la nature des modes d'existence et
d'action inconnaissables pour tout esprit. La boutade poético-
philosophique que cite l'auteur
Et, s'il est, Dieu lui-même
Perce-t-il jusqu'au fond le mystère suprême?
S. Thomas nous a dit qu'il existe une double voie pour arriver
à la connaissance des choses l'étude des causes qui les pro-
duisent, l'étude des effets qui suivent de leur nature (1). Nous
avons vu, dans les articles précédents (2), comment se produit
l'hypnose il reste donc maintenant, pour nous mettre en posses-
sion de tous les moyens et de toutes les chances de découvrir sa
nature, à rechercher les phénomènes qui l'accompagnent.
Ces phénomènes parurent si étranges, quand on commença de
les observer, que beaucoup n'y voulurent point croire, et pen-
sèrent simplement que les hypnotiseurs de profession étaient
des charlatans, et que les savants hypnotisLes se laissaient mys-
tifier par leurs sujets. Aussi, pendant longtemps, nul ne com-
mençait l'exposé des phénomènes de l'hypnose, sans établir cette
thèse préalable que les sujets endormis n'avaient pu tromper,
et que les opérateurs étaient incapaMes de s'être laissé tromper
on rappelait que Braid hypnotisait sa femme, la plus sincère des
femmes, son domestique, le plus fidèle des domestiques, ses
meilleurs amis, Heidenhain, son frère et ses élèves les plus atta-
chés que même M. le Dr Morselli, M. le Dr Obersteiner, M. le
D' Forel, etc., pour éviter toute possibilité de tromperie,
s'étaient fait endormir par quelques-uns de leurs collègues.
Aujourd'hui, nous ne sommes plus obligés de
telles précau-
tions. Les phénomènes de l'hypnose, qu'on en pense ce qu'on
voudra, sont entrés dans le domaine public; et, pris en général,
ne peuvent plus être contestés, puisque chacun de nous, pour
les voir et les contrôler à son aise, trouvera quand il voudra et
(1) Stim. <&eot., I, q. 85; a.5. 3. ad
(2) 7ietue Thomiste, nOS de mai, juillet, septembre 1893.
à son choix, un café, un salon, ou une salle d'hôpital. Bientôt
l'on pourra dire que les seuls incrédules qui restent sont, comme
à l'ordinaire, les naïfs qui se croient malins.
Cette démonstration, désormais superflue, écartée, la tâche
qu'il nous faut remplir est encore assez rude. L'hypnose, en effet,
comme on l'a dit fort justement, « exerce son action sur tous les
phénomènes subjectifs connus de l'âme humaine, et influence
une grande partie des fonctions objectivement définies du sys-
tème nerveux » (1).
Le champ des phénomènes que nous avons à explorer n'a
donc guère d'autres limites que celles de l'activité de l'homme,
et il nous faudra passer en revue toutes ses puissances, puisqu'en
toutes se retrouvent les effets du sommeil provoqué. Si bref, si
attentif que nous soyons à ne nous arrêter qu'aux phénomènes
caractéristiques, le travail sera grand.
Pour y mettre de l'ordre, nous diviserons les phénomènes en
deux catégories la première comprendra les faits qui se pro-
duisent, ou que l'on pourrait aisément provoquer, dans un grand
nombre des personnes que l'on endort; la seconde ne renfermera
que les phénomènes extraordinaires qui se présentent dans des
sujets exceptionnellementdisposés, faits aussi rares que surpre-
nants, et qui méritent, pour ce motif, une attention spéciale et
une étude à part (2).
Profondément? – Oui »
paupières. J'interroge notre homme « Dormez-vous? Oui.
Dans cet état je puis lui faire exécu-
ter, voir et sentir tout ce qui me plaira. Vais voici ce qui est
plus surprenant Avec moi, dans ce salon, se trouvent deux de
mes amis. Le sujet ne paraît ni les voir, ni les entendre, alors
qu'il m'entend et me répond si bien. L'un d'eux prend son bras,
et le lève, comme je l'avais fait le bras retombe comme mort.
En vain lui ordonne-t-il de tenir son bras en l'air, notre dormeur
n'en fait rien. Il n'obéit qu'à mes ordres, il n'est en rapport
qu'avec moi » (1).
Cette expérience, qui ressemble d'ailleurs à mille autres,
qu'on peut renouveler à chaque instant, nous apprend deux
choses capitales: premièrement, qu'il existe un rapport spécial,
rapport d'influence, entre l'hypnotiseur et l'hypnotisé; seconde-
ment, que l'hypnotiseur peut éveiller et mettre en branle l'activité
de l'hypnotisé, en lui donnant l'ordre, ou du moins l'image d'un
acte à accomplir. Rapport, suggestion et suggestibilité, tout
l'hypnotisme tient dans ces trois termes. Mais qu'on veuille
bien remarquer surtout ce mot de suggestion car, pour qui
sait l'entendre, il exprime un merveilleux pouvoir, une force
d'une portée immense, l'un des facteurs les plus puissants, pour
ne pas dire le plus puissant et le plus mystérieux de la vie
humaine.
Sans la suggestion, il n'y a pas d'hypnose, ou du moins
l'hypnose mérite à peine qu'on s'en occupe. Avec la suggestion,
l'hypnose devient un des plus captivants et des plus nobles sujets
d'étude; car la suggestion est une source intarissable de pro-
blèmes, comme de prodiges.
(1) DerIlypnolismus, p. 17, Versuch iv. – Dans un autre travail, fort remarquable,
publié en 1892 par la Société des études psychologiques, et intitulé Der rapport in
fUr Hypnose, M. Albert Moll recherche quelle est la nature du rapport hypnotique,
comment il se produit, comment il cesse, comment il se constate et se mesure, s'il
existe toujours où il y a sommeil provoqué, s'il peut se transmettre, s'établir entre
un sujet et plusieurs personnes, etc. Nous ne saurions aborder toutes ces questions.
Mais plusieurs se trouveront résolues au cours de notre étude.
Mais, pour ne point paraître enfler la voix plus que de raison,
n'insistons pas davantage, et arrivons aux faits ils parleront
assez haut.
(1) MM. Binet et Feré ont critiqué cette expression, dans la tlevoe Ilnilo,snphiqne
janvier 1885). Mais comme leur critique n'est pas très fondée, et qu'ils n'en ont point
proposé de meilleure, nous la gardons, au moins provisoirement.
demande « Où est
le Dr Bernheim » Elle répondit « Il est
parti voici son chapeau ». Je lui dis Me voici, madame, je
«
ne suis pas parti, vous me reconnaissez bien ». Elle ne répondit
rien. Au bout de cinq minutes, après avoir laissé la première
impression s'effacer, je m'assis à côté d'elle et lui demandai
« Y a-t-il longtemps que vous venez chez M. Liébeault » ? Elle ne
me répondit rien, comme si elle ne m'avait ni vu ni entendu.
Une autre personne lui fit la même question. Elle répondit
immédiatement: « Depuis quinze jours ». Là-dessus, je conti-
nuai « Et vous allez mieux, madame, n'est-ce pas, depuis le
traitement » ? Même silence. Réponse à la personne voisine. Je
mis mes mains devant ses yeux pendant deux minutes; elle
ne sourcilla pas, je n'existais pas pour elle. Enfin, quand elle
partit, elle prit mon chapeau, le mit sur sa tête et sortit. M. Lié-
beault la suivit dans la rue et lui redemanda le chapeau, disant
qu'il se chargeait lui-même de me l'envoyer » (1).
Si frappante que soit cette expérience, j'en ai vu faire une autre
à l'illustre professeur de Nancy, qui l'est bien davantage.
C'était encore à l'hôpital non dans une salle de malades, mais
dans le cabinet du docteur, où il avait voulu me présenter plu-
sieurs sujets intéressants. Parmi eux se retrouvait notre alcoo-
lique de tantôt. Étaient aussi présents plusieurs docteurs en mé-
decine, et quelques internes.
Après avoir endormi,.à la file, sept ou huit hommes, et donné
à chacun la suggestion qui lui convenait, il nous dit, en dési-
gnant le vieil ouvrier de faubourg « Tenez, celui-ci va sortir un
instant dans le corridor après deux minutes il rentrera, ej, ne
me verra plus il ne pourra plus me voir ». L'homme sort, et
rentre presque aussitôt après. M. Bernheim se place droit en face
de lui, et lui dit « Eh bien, vous me voyez, sans doute; je suis
toujours ici ». Pas de réponse les yeux du sujet sont fixés
sur M. Bernheim, mais ce sont des yeux qui ne voient pas. Nous
lui disons « Mais, vous voyez bien M.
Bernheim, il vous
touche presque. M. Bernheim? mais il n'est pas ici; je ne
peux pas voir M. Bernheim ». Celui-ci le prenant par les épaules,
le secoue fortement, et lui crie dans l'oreille « Vous voyez bien
(1) Deux principes qui, depuis 1883 surtout, ont conquis une place importante
dans l'exégèse. V. Le f/e(uye J~jMt~ue, de l'abbé Motais. ·
(2) Prag et Leipzig, IR83.
(3) « Le déluge dans les ~ona<-7tose~ de 1890-92.
(i) Paul Flaupt, Der7tef{[nMh)-)'~tt[cAeStHt~H<Mertch<,HaM!it-Vortes,a.d.Univ.
Gottin~en, IMO. Leipzig, 1881. Le même, RMurs; Der Keilinschr. SiutJlu(hber.,
in Schrader, IC..A. 7'. :?, Giessen, 1883, p. 55.
de J. Oppert (1), en 1885; de M. L. Keliner (2), en 1888; de
P. Haupt (3), en 1889; de P. Jensen (4), en 1890; de A. Jere-
mias (5) et de J. Halévy (6), en 1891; de H. Winkler (7), en 1892.
D'autre part, le système proposé par Suess a été l'objet de
plusieurs critiques, les unes favorables, les autres concluant à
son rejet partiel ou total. Nous citerons celles de Paul
Haupt (8); de M. l'abbé de Foville (9) du P. H. Jürgens (10)
de M. Neumayr (11); de Dillmann (12), et de R. Hoernes (13).
La question est donc à reprendre; son haut intérêt intrinsè-
que et le besoin de contrôler notre premier travail nous en font
un devoir. Nous allons donc étudier successivement les traduc-
tions nouvelles données du texte cunéiforme, afin de voir si et
dans quelle mesure elles modifient les bases du travail de Suess.
Après cela, nous rappellerons quelques points de la théorie gé-
nérale des tremblements de terre, qui entrent particulièrement
en cause; enfin nous examinerons les objections faites et nous
verrons jusqu'à quel point elles infirment les conclusions de
l'illustre savant. Mais, pour rendre cette comparaison intelligi-
ble aux lecteurs qui n'ont pas vu notre travail d'ensemble, nous
allons commencer par le résumer à grands traits
(1) Voy. notre étude Le déluge devant la critique historique, Fribourg, 1893.
(2) On voit que nous évitons de nous prononcer sur l'origine de la tradition hé-
braïque du déluge. V. notre Dét. dev. la critique.
1. MODE DE L'INONDATION DILUVIENNE.
(1) Quoi d'étonnant, d'ailleurs, a ce que nous trouvions des dieux sismiques chez
les anciens peuples d'Orient, peuples préoccupés de donner à chaque force naturelle
sa divinité spéciale et à qui les phénomènes sismiques devaient, n'être que trop connus
puisqu'ils habitaient la- région sismique par excellcnce ta dé~>ression mëdHerr.t-
ttëotfte ? Des divinités de ce genre se retrouvent dans les régions habituellement sis-
miques du nouveau monde. Sur les esprits souterrains des mythologies indienne,
grecque et germanique, teichdnes, dwerge, ~werge, voy. mon Dél. dev. la critique,
p. 95, en note.
n'est pas à proprement parler un courant, c'est une nappe d'eau
qui, partant du fleuve, s'étend de part et d'autre, imbibant les
alluvions meubles et se relevant de plus en plus, à mesure qu'elle
s'éloigne du thalweg, au-dessus du niveau moyen du cours
visible.
Cette nappe n'est pas immobile, elle obéit à la pente générale
de la vallée, elle suit de loin le cours visible, elle coule lentement,
retardée dans sa marche par la somme énorme des frottements
contre les innombrables parcelles de sable et de gravier dont
l'ensemble constitue le manteau d'alluvion.
En dessous de cette nappe et jusqu'à la roche vive, le sol est
humide, imbibé d'eau, mobile. Au-dessus d'elle, les sables sont
secs, les graviers serrés, le tout est cimenté par une croûte dure
et cassante d'argile et de limon durcis.
Qu'une onde sismique vienne à passer sous les alluvions dans
leur substratum de roche vive, la roche, milieu élastique et con-
tinu, obéira à l'impulsion en ondoyant. Mais la masse d'alluvion
superposée ne peut pas ondoyer, elle n'est pas une; c'est un
dépôt meuble, incohérent, inerte. Elle va se comporter comme
une éponge fixe comprimée de bas en haut; sa croûte superficielle
se fendillera et les eaux du cours souterrain jailliront à la surface,
tantôt en perlant faiblement, tantôt en masses abondantes ou en
jets verticaux de plusieurs mètres de hauteur. Les eaux rejetées
seront boueuses ou pures selon qu'elles sortiront à l'endroit con-
sidéré, d'une masse limoneuse ou d'une couche filtrante de
gravier.
Et l'onde passera, et tout rentrera dans le repos. Les eaux
qui viennent d'inonder le pays s'écouleront vers le fleuve ou
rentreront dans les fentes restées béantes. Toute la masse est
fissurée, son pouvoir infiltrant est donc énorme, d'autant plus
que, dans leur rapide ascension de tout à l'heure, les eaux de la
nappe n'ont pas eu le temps de saturer les couches surjacentes.
Ces couches sont restées sèches, avides d'eau. En peu de temps,
toute trace d'inondation aura disparu, les fentes se seront
refermées par l'éboulement de leurs bords et le limon de l'inon-
dation aura scellé les moindres fissures. Sur ce sol, admirablement
colmaté, une végétation touffue ne tardera pas à se développer
et si quelque habitant du pays vous raconte la catastrophe et
l'effroi qu'elle a causé, vous ne le croirez pas, vous chercherez
en vain les traces de l'événement et vous douterez de sa réalité,
jusqu'à ce que l'idée vous vienne de penser aux phénomènes
sismiques.
N'est-ce pas là l'histoire de l'inondation diluvienne! Combien
de savants, ne trouvant sur le bas Euphrate aucune trace d'une
grande inondation survenue dans les temps anthropiques, ont
révoqué en doute le récit génésiaque jusqu'à ce que Suess soit
venu, en 1883, leur montrer, à là lumière du récit chaldéen et
de la théorie sismique, l'inutilité de leurs recherches, l'inanité
de leurs doutes et la possibilité de concilier l'authenticité histo-
rique de l'événement avec l'absence complète de traces physiques
laissées par lui. Le professeur viennois a rendu là à l'exégèse un
service dont on ne lui a malheureusement pas su gré.
Le jaillissement des eaux souterraines est un phénomène tout
à fait caractéristique des tremblements de terre en terrain allu-
vionnel. Suess en cite plusieurs exemples
Lorsque, le 9 novembre 1880, les alluvions de la Save près
d'Agram furent parcourues par un frisson sismique, les eaux du
cours souterrain jaillirent et inondèrent les rivages sur une assez
grande largeur. Le même phénomène se produisit, le 10 octobre
1879, lors du tremblement qui agita les auges du Danube à
Moldova; et, sur une plus grande échelle encore, lors du trem-
blement de Valachie, le 11 (23) janvier 1838, sur le bas Danube.
Le terrain alluvial récent qui s'étend de la Dimbowitza jusqu'au
delà de la Sereth se fendilla en tous sens et des jets d'eau d'une
hauteur considérable s'élancèrent des fentes du sol (1).
Mêmes phénomènes, le 6 janvier 1812, dans les alluvions
ébranlées du Mississipi, près de la ville de New-Madrid, à peu
de distance en aval du confluent de l'Ohio. Le récit d'un témoin
oculaire, Bringier, rapporte expressément la fissuration du sol,
le jaillissement des nappes souterraines, accompagné de pro-
jections solides et de détonations, et le fléchissement qui en
fut la conséquence pour la surface sur une grande étendue.
Le petit lac Eulalie, situé à peu de distance de New-Madrid,
disparut lors de ce séisme La commotion fissura le fond imper-
(1)G. Schuelcr. Rapport sur le tremblement de terre de l'alachie du 11 (23) jan2~ier
1838; Bucharest, 1838; in Suess, p. 19.
méable du lac dont les eaux s'écoulèrent dans la nappe souter-
raine située à un niveau inférieur.
Le 12 janvier 1862, tout le pays situé au sud du lac Baïkal
ressentit une violente secousse sismique qui parut avoir son
maximum d'intensité dans le delta de la Selenga, rivière qui,
née dans les monts Changaï, dans la Mongolie chinoise, se jette
dans le Baïkal par plusieurs bouches. Le steppe situé à l'est
de la Selenga s'enfonça sur une grande longueur avec les colo-
nies Bourriates qui s'y étaient établies. Le sol se fissura,-
des jets d'eaux se produisirent, des puits furent vidés, et sur
plusieurs points, comme entre le village de Dubinin et le steppe
de Sagansk, il se forma des sources jaillissantes de 6 mètres de
hauteur, dont plusieurs avaient une certaine thermalité. A Kùdara,
les couvercles des puits furent projetés au loin. Enfin, les eaux
du Baïkal envahirent le sol défoncé et l'ébranlement se fit sentir
au sud jusqu'à Kiachta et Urga, effrayant les Mongols qui exi-
gèrent de leurs lamas des cérémonies spéciales pour calmer les
esprits souterrains (1).
Nous pourrions multiplier les exemples qu'il nous suffise de
dire que les tremblements de terre survenus à mainte reprise
sur les cours inférieurs de l'Indus, du Gange et du Brahma-
poutre ont présenté à mainte reprise le phénomène caractéristi-
que du jaillissement des eaux souterraines par les fentes ouver-
tes dans les alluvions meubles du fleuve. Les séismes indous
offrent la plus grande analogie avec l'inondation diluvienne telle
qu'elle ressort du récit chaldéen (2).
Terminons cette interprétation des versets d'Izdubar relatifs
aux phénomènes telluriques, en reconnaissant avec Suess que
l'action des Anunnaki, si expressément mentionnée, ne saurait
laisser de doute sur le caractère sismique de l'événement. Une
inondation locale peut être causée, sans douté, par les pluies et
le débordement des rivières, mais les mouvements sismiques seuls
expliquent le jaillissement des eaux souterraines, les Anunnaki
chaldéens les fontes abyssi rupii de la Genèse. D'autre part, cette
circonstance fixe le topique du récit dans une plaine alluviale.
(1) Lopatin, Semcnof, Philing-of, etc., in Pcrrey, Note sur les trembl. de terre en
1862 et 1S63.
(2) Voyez plus loin.
Au reste, la suite de notre étude ne fera que nous confirmer
dans cette manière de voir le déluge est une inondation sis-
mique. Hors de là, pas moyen d'expliquer l'autre circonstance,
mentionnée dans la Genèse et dans l'épopée' chaldéenne, que
l'arche remonta de l'aval vers l'amont.
c) Troisième groupe (Col. II, 49, 50). Jusqu'ici, il n'est pas
question d'une inondation marine; le débordement des canaux
et le jaillissement des eaux souterraines sont même des phéno-
mènes qui ne peuvent s'observer qu'avant que l'inondation soit
devenue générale.
L'action de la mer commence à la ligne 49
49. « La grande lame (la montagne d'eau) de Rammân monte
jusqu'au ciel ».
C'est la première fois qu'il est question de la mer, et déjà ses
vagues énormes « montent jusqu'au ciel ».
Il s'agit donc d'un phénomène violent, atteignant d'emblée
son paroxysme.
Autre remarque importante Ce n'est pas Ea, le dieu de la
mer, qui excite les flots, c'est Rammân, le dieu du vent et des
nuages.
Nous sommes donc en présence d'une masse d'eau poussée
sur la terre ferme par la violence des vents.
Or, rien n'est plus terrible ni plus subit qu'une inondation
cyclonienne. On en a observé plusieurs dans les temps histori-
ques elles se produisent toujours dans le voisinage immédiat
de la mer qui fournit leur substance, dans les îles ou sur le cours
inférieur des grands fleuves.
Le cyclone forme dans la mer, au large, une lame énorme,
une véritable barre liquide, de plusieurs centaines de milles de
longueur. Cette barre s'avance, menaçante, vers la terre ferme;
elle pénètre dans les golfes dont le contour plus étroit la force
à diminuer sa largeur; mais alors sa hauteur augmente d'au-
tant, la montagne d'eau devient de plus en plus haute, elle
s'avance comme un mur jusqu'à ce que son pied, atteignant le
rivage, soit subitement arrêté et que la muraille liquide se ren-
verse en avant, inondant et dévastant au loin les contrées bas-
ses du littoral.
De terribles exemples sont là pour nous montrer l'étendue
des désastres causés par les inondations cyclonicnnes dans
les îles de l'Amérique centrale et aux bouches des fleuves in-
diens.
Les dégâts matériels sont énormes et nous pourrions citer
des cas presque contemporains où le nombre des victimes faites
en une seule nuit s'est élevé à 100 ou 200,000 âmes.
La plupart du temps, le cyclone est accompagné de pluies,
des masses énormes d'eau tombent du ciel dans le voisinage de
la vague marine et surtout au-devant d'elle; enfin il n'est pas
rare que l'état électrique de l'air soit troublé et que des orages
violents viennent ajouter leur tonnerre et leurs lueurs sinistres
à l'ensemble effroyable du cataclysme.
Les cyclones se produisent parfois seuls, mais très souvent
ils accompagnent des phénomènes d'origine profonde les
tremblements de terre. Les exemples en sont nombreux; Suess
rappelle la terrible nuit du 11 au 12 octobre 1737 qui désola
Calcutta et le « grand ouragan du
10 octobre 1780 sur les
Antilles. A Saint-Pierre de la Martinique, la mer monta de
25 pieds 9 000 personnes périrent noyées dans cette île et 6 000 à
Sainte-Lucie. Les dégâts furent énormes et sir G. Rodney
affirma qu'un tremblement de terre seul avait pu causer tant de
ruines, renverser tant de constructions très fortes, et que la vio-
lence de l'ouragan avait seule empêché les insulaires de ressen-
tir l'ébranlement sismique.
La ligne 50 indique le passage subit de la lumière du jour à
Y obscurité la plus profonde.
f4dra.
luge le géologue moderne qui a lu le récit 'chaldéen de Hasis-
(A suivre).
R. DE GIRARD.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE
(Suite).
III
AU COLLÈGE DE FRANCE
Petit, vif, alerte, l'oeil en éveil, M. Th. Ribot forme avec M. Boutroux le
plus franc des contrastes. M. Boutroux se meut dans les régions abstraites
M. Ribot est l'homme du concret, de ce qui se voit, se touche, se pèse, se
mesure, se constate expérimentalement en un mot. Jamais confiance plus
absolue dans la valeur exclusive de la science pour résoudre tous les pro-
blèmes ne s'étala dans une chaire de philosophie. L'impression que cause
M. Boutroux est une impression de méfiance, de doute, de recherche ardue,
souvent infructueuse, une impression pessimiste au fond chez M. Ribot, rien
de dramatique tout est pour le mieux dans la meilleure des philosophies
l'excellent professeur possède des ressources et une vigueur d'optimisme qui
ravissent et entraînent pour un instant ses auditeurs les moins convaincus. S'il
fallait chercher entre ces deux maîtres un trait de ressemblance, je le trouve-
rais (est-ce la trace des rudes batailles de la pensée philosophique?) dans un je
ne sais quoi d'allure militaire, de caractère pourtant bien opposé. M. Boutroux,
c'est l'officier savant, l'ancien élève de l'École de guerre, que les profondes
études tactiques ont prématurément mûri je concevrais plutôt M. Ribot, avec
son humeur joviale et hardie, comme un lieutenant de torpilleur.
Il n'était encore qu'agrégé, lorsqu'il fit dans de lointains parages deux croi-
sières qui sans doute eurent la plus grande influence sur l'orientation de sa
pensée. Peu sympathique à l'enseignement philosophique universitaire tel
qu'il était donné sous l'empire, c'est en Angleterre et en Allemagne qu'il s'en
alla chercher des maîtres. Il en revint avec deux ouvrages, un peu vieillis,
mais toujours classiques dans l'école de la Revue philosophique, dont ils furent
le manifeste et sont restés comme le mot d'ordre j'ai nommé les Études sur la
psychologie anglaise et la Psychologie anglaise contemporaine,
C'est dans l'introduction du premier de ces ouvrages que M. Ribot, fidèle à
la vocation que nous venons de lui reconnaître, lança son premier engin contre
•ce cuirassé antique et fameux qui a nom la Métaphysique. L'explosion fit grand
bruit, les dégâts furent-ils à proportion ? c'est ce qu'il nous faut tout d'abord
reconnaître et apprécier.
L'histoire de la philosophie n'est pour M. Ribot que l'histoire de ses appau-
vrissements successifs au profit des sciences. A l'origine, la philosophie a
pour objet l'universalité des choses « Elle ressemble à ces organismes rudi-
mentaires où la division du travail ne s'est pas encore opérée. Le travail lent
et continu de la vie fera sortir de la philosophie les sciences, de l'embryon les
organes » (1). Les mathématiques se séparent des l'antiquité puis, par une
lente et progressive émancipation, la physique, la linguistique, la morale, la
psychologie, la physiologie conquièrent leur autonomie. Chose digne de
remarque, c'est à partir du moment où une science se détache du vieux tronc,
qu'elle entre définitivement dans la voie du progrès.
Peut-être se demandera-t-on comment le progrès d'un « embryon » consiste à
perdre successivement tous ses membres. M. Ribot y a pourvu. C'est la philo-
sophie des spiritualistes qui est ainsi dépouillée, nullement la philosophie de
M. Ribot. On laisse à la première Dieu et l'âme, un objet, plus une fraction
d'objet, dit, non sans ironie, notre aimable matérialiste. La seconde se constitue
avec tout ce qui est scientifiquement connaissable. Elle seule est science la
métaphysique n'est que poésie « poésie ennuyeuse et mal écrite pour les
uns, élevée, puissante, vraiment divine pour les autres ». « C'est la région des
vérités abstraites, des lois, des formules, .accessibles seulement à l'esprit pur,
le domaine mystérieux de l'impalpable et de l'invisible où régnent les prin-
cipes de toutes choses, comme les mères du Second Fausl, » qui trônent dans
l'infini, éternellement solitaires, la tête ceinte des images de la vie, actives,
mais sans vie ».
Qu'y a-t-il de vrai dans cette esquisse abrégée de l'histoire de la philosophie?
'?
Il serait inutile de nier que les sciences se sont peu à peu constituées à l'étal
de sciences autonomes vis-à-vis de leur but spécial? Mais cette autonomie toute
relative engendre-t-elle l'indépendancecomplète. Cette marche, ce déploiement
des sciences ne se serait-il pas fait d'une manière plus ordonnée que ne le
prétend M. Ribot J'ouvre Aristote à la première page de ses Physiques et je
lis « L'esprit humain débute par des notions confuses plus tard, il distingue
les éléments divers, les principes spéciaux. il est comme les enfants qui com-
mencent par appeler papa tous les hommes et toutes les femmes maman, et qui
n'acquièrent que plus tard une conaissance différenciée des choses ». On
m'accordera, je pense, qu'Aristote était un philosophe et l'un des plus
universels. Or, à quel degré du progrès dans cette connnaissance différenciée
le placer? Est-il l'enfant ou l'adulte ? Parcourons son œuvre. Voici les Phy-
siques Après huit livres d'une portée toute générale, les Auditions physiques,
commencent une suite de traités spéciaux où la métaphysique n'intervient que
pour fixer quelques principes directeurs et déterminer l'objet formel de
Admettons maintenant comme un fait que du jour où une science rompt ses
liens officiels avec la métaphysique, le progrès s'opère en elle, deux choses
restent en question la nature du progrès qui s'opère ainsi et la vraie cause
de ce progrès.
Ce progrès ne doit pas s'entendre évidemment d'une connaissance plus
synthétique des causes des choses, mais d'une classification plus complète,
d'un catalogue mieux dressé des faits observés. Que parmi ces faits, la science
expérimentale reconnaisse un fait dominateur, l'acte réflexe par exemple dans
la biologie, ce sera le dernier mot de ce progrès. Sans doute, cette connais-
sance clarifiée, cette unification des faits a ses avantages; mais je me
demande en quoi une métaphysique bien comprise eût pu lui nuire. N'y a-t-il
pas aujourd'hui comme au temps d'Arislote nombre de mathématiciens qui
On ne peut le faire qu'au nom d'une thèse a priori qui n'a rien à faire avec la
science expérimentale. Je vais le prouver. Mais auparavant, que l'on soit bien
persuadé que les faits que j'ai rapportés d'après M. Ribot n'ont rien de nouveau.
Ils ont été connus des anciens, eux ou leurs analogues. « C'est ainsi, dit le
Philosophe au livre des Problèmes (sect. 2, probl. 4), que ceux dont le pou-
mon. est considérable et congestionné [sanguineuni] sont plus audacieux, à
(1) « Matcria civilis, circa quam multiplex variatio accidit », I, lilh., lec. 3.
En premier lieu « l'Analyse », exercée à fond de 1830 à 1850, dans presque
toute l'Europe et une partie de l'Asie, sur des familles ouvrières. L'observateur
avait reconnu en elles les plus simples éléments de toute société. Il les avait
définies soit en elles-mêmes, soit dans leurs rapports avec les groupes supé-
rieurs et plus complexes qui les englobaient corporations, communes, pro-
vinces, etc. C'est ainsi que Le Play recueillit sur la place les trente-six mono-
graphies publiées en 1835 sous le titre Les Ouvriers européens (1).
Ensuite, de 1855 à 1882, époque de sa mort, il compare entre eux les grou-
pements multiples et divers que lui ont fait distinguer ses analyses. Il cherche
à en former une synthèse. Les résultats de ce nouvel effort paraissent dans une
série d'ouvrages très résumés, très condensés, où le plus souvent le texte fait
de simples allusions aux analyses qui justifient ses conclusions. Tels la
Réforme sociale en France, la Constitution de l'Angleterre, l'Organisation
du travail, l'Organisation de la famille, la Constitution essentielle de l'hu-
manilé, etc. Toute cette série met surtout en œuvre un second procédé de
méthode « l'Observation comparée ». L'auteur, enfin, vise à établir sur les
données respectives de l'analyse et de la synthèse, une Classification » géné-
rale des faits sociaux.
Ainsi Le Play laissait à ses disciples une méthode et une science. Mais
aucun de ses contemporains n'avait été son maître ni son précurseur; il laissait
donc science et méthode à l'état d'ébauches. Il le reconnaissait expressément
en ce qui concerne la classification jusqu'à sa mort il en remania sans cesse
la nomenclature et l'ordre sans pouvoir se trouver satisfait. Son analyse elle-
même, à son insu, ne l'avait pas préservé de confusions notables. Qu'allaient
faire, en face de ces matériaux de choix et de ce plan inachevé et même indécis,
tronqué, des intelligences habituées par le maître lui-même à une grande
rigueur de méthode Redire éternellement les mêmes formules provisoires ne
pouvait leur convenir. La jeune école rompit avec cette routine; elle se mit à
l'œuvre pour continuer la science.
M. Henri de Tourville, tout imbu des confidences intellectuelles de Le Play,
pouvait mieux que tout autre reprendre la tâche où son maître l'avait laissée.
Il revisa donc et serra de plus près l'analyse et la comparaison des faits sociaux.
Il put alors en dresser une « Classification », répartie en vingt-cinq grandes
classes oit se trouvent coordonnés par genres et espèces tous les groupements
privés et publics des sociétés humaines. Chacun porte un nom défini une fois
pour toutes du même coup, la méthode de la science se trouve résumée,
prête à l'application pratique, et sa langue est faite. Cette nomenclature est
d'ailleurs très claire, bien que savante elle se sert, autant que possible, en
les précisant, des termes les plus usuels et les plus concrets.
L'instrument de la science perfectionné, il fallait s'en servir, afin de dévelop-
per la science elle-même. Un enseignement régulier et libre de la science
sociale s'est donc constitué dans l'hôtel de la Société de géographie en 1885.
(1) 1'° édition, in-ro, 1855, non reproduite. Édition actuelle 6 volumes in-8»,
Marne.
M. Edmond Demolins donne un Cours d'exposition de la science, » M. Robert
«
Pinot, un « Cours de méthode ».
Ces cours et diverses conférences ont recruté des auditoires où se rencon-
trent la jeunesse des écoles, et de jeunes membres du clergé il en sort des
observateurs vraiment exercés dont plusieurs sont allés déjà chaque année « en
mission », étudier quelque région spéciale la Norwège, le Sahara algérien,
l'État du Minnesota, etc. Le même enseignement forme aussi les collabora-
teurs d'un organe scientifique la Science sociale (1). Cette revue a pour but de
faire connaître, dans les milieux savants ou lettrés, les applications diverses
de la méthode et les découvertes, les progrès qui en résultent. Elle publie régu-
lièrement les cours professés à Paris. Elle a publié des descriptions de sociétés
antiques ou modernes la société védique, les premiers Chaldéens,
l'Égypte ancienne, les héros d'Homère et les origines gcccqucs, les Celtes,
les Tartares-Khalkas, l'Empire chinois, l'Empire russe en Asie, – 'la Pologne,
le Jura Bernois et la démocratie en Suisse, les montagnards de la vallée
d'Ossau, etc. Les « Questions du jour sont aussi examinées, chose neuve,
avec la même rigueur scientifique, en dehors de ces partialités qui interdisent
à tant de gens la pensée ou l'aveu de la vérité sur les choses de leur époque ou
de leur milieu.
Ce n'est pas assez d'accroître la science et de former des spécialistes. Un
mouvement scientifique n'a toute sa puissance, surtout en matière sociale et au
temps présent, que s'il familiarise peu à peu le grand public, les gens du
monde, avec ses développements et ses conclusions. Voici un an que ce travail
de vulgarisation a commencé. Un bulletin mensuel se publie à côté de la
revue, sous le titre le Mouvement social. Les démonstrations acquises s'y
appliquent sous une forme abrégée et claire aux faits et aux livres du mois à
tout ce qui suscite chaque jour, entre gens au courant », mille questions dont
ils rougiraient de ne pas risquer, au pied levé, la solution.
et
Une Bibliothèque de la Science sociale vient aussi de se fonder: elle parti-
cipe au caractère scientifique de la revue et au caractère vulgarisateur du bul-
letin. D'une part, l'in-i" de M. Paul de Routiers la Vie
de M. Léon Poinsard sur le Libre échange; de l'autre, d'alertes et actuelles
brochures sur le Socialisme, Comment élevei- el établir nos enfants
l'in-8°
(1) la 2œ,q. 104, art. m, ad l". Cf. ad 2m et 2a 2œ, q. 57, art. ir.
IV. LA méthode DE saint thomas ET celle DE LA SCIENCE SOCIALE,
N'omettons pas, cependant, une critique adressée à ces vues par un certain
nombre d'esprits élevés. Ils trouvent qu'elles « matérialisent » trop l'histoire
des sociétés humaines, en la mettant, abstraction faite de la force propre aux
idées et surtout à la religion, sous la domination absolue du gagne-pain.
J'avoue que ces reproches me semblent immérités ils se fondent sur une
observation trop superficielle. Rappelons-nous, avec Aristote et s. Thomas, que
l'homme est, par essence, un « animal vivant en société, animale sociale et
polilicum » (1). Animal supérieur aux autres quant à la raison; mais aussi,
– remarque toujours s. Thomas, obligé de se procurer par art et travail
pénible, la nourriture, l'habitation, tous les moyens d'existence que les autres
se procurent sans grande peine et d'instinct (2). Ainsi vit la majeure partie de
l'humanité c'est le travail qui la domine. Il la façonne et prépare aux idées
qu'élabore le petit bataillon des lettrés, des savants et des artistes, la grande
masse des individus soumis à leur action. Or, « tout ce qui est reçu, dit
un viel axiome scolastique et de bon sens, l'est à la manière de celui qui
reçoit ». Une société devient lettrée, savante, 'artiste, civilisée, de la manière
où le travail manuel et la formation qui s'ensuit l'ont disposée à cette évo-
lution.
Pour la religion, il en serait, à ne considérer que le cours naturel des choses,
exactement de même. Les patrons et les gouvernements, à leur point de vue
professionnel, favorisent un culte dans la mesure où il leur paraît utilisable
comme auxiliaire; ils le jugent au coefficient de ses résultats sur le bien-
être temporel, fin immédiate de la société civile. Telle est, au fond, la philo-
sophie ordinaire des édits de persécution et des concordats. Croyants ou scep-
tiques, pour leur compte individuel, les hommes d'État se retrouvent una-
nimes en cette philosophie dès qu'il s'agit d'affaires. religion risquerait donc, si
Dieu ne lui avait assuré par lui-même une organisation a part, de varier au gré
des vicissitudes du travail et des pouvoirs humains. Les cultes antiques, les
Églises nationales protestantes ou schismatiques, en sont les preuves. L'École
de Le Play nous amène ainsi à définir en toute rigueur une raison providen-
tielle, et non la moins immédiate, – de la constitution de l'Eglise en u so-
ciété parfaite, subsistante par elle-même M, comme disent les théologiens la
question du pot-au-feu domine trop nécessairementla société naturelle pour que
Dieu s'en soit remis ses soins de mener leshommes leur fin dernière. La science
nous fait ainsi toucher du doigt l'incapacité radicale de tout groupe purement
humain à poursuivre un but ultra-terrestre. Ce fait, les continuateurs de Le Play
l'ont déjà constaté àleur pointde vue de savants (3). Il appartiendrait aux théolo-
On peut donc, sans témérité, croire que l'École de Le Play a le mérite d'avoir
formulé dans les meilleurs termes aujourd'huipossibles la « Loi de l'histoire ». Il
semble même que s. Thomas nous encourage, par certains points de sa doctrine, à
tenir cette opinion. Je n'entends pas seulement faire allusion ici à ce qu'il a dit
sur la prédominance du travail entre toutes les occupations qui groupent les
hommes (1). A observer le fait de plus jjrès, et dans ses résultats, s. Thomas
s'est en outre aperçu que de nombreuses différences sociales résultent toujours
nécessairement du travail nourricier. Il s'est même élevé à une large vue syn-
thétique, découverte de nouveau par Le Play et développée dans les Ouvriers
européens (2). Puisque l'homme, animal raisonnable, se groupe d'après les exi-
gences de son travail nourricier, chez les animaux irraisonnables eux-mêmes,
les diverses manières de se procurer le vivre amèneront aussi des différences
de groupement. Les grands carnassiers vont en chasse et se dispersent les ru-
minants des prairies paissent en troupes nombreuses. Sans prêter le moins du
monde à s. Thomas des formules toutes modernes, on peut dire qu'il a parfai-
tement compris la loi fondamentale de l'évolution des sociétés (3).
Il a même jalonné avec beaucoup de précision quelques-unes des étapes
aujourd'hui reconnues et classées. Il y a, dit-il, des « vies simples ;>, où
l'homme recueille des produits qu'il n'élabore pas. Et, dans une page rapide,
qui semble du Le Play avant la lettre, il énumère comme telles l'art pastoral,
la pêche, la chasse. Puis il ajoute, fidèle commentateur du Stagirite, lui-même
observateur exact de la montagne grecque le pillage (4). Viennent ensuite les
genres de vie où l'homme « élabore » sa nourriture la culture, soit pratiquée
seule, soit unie à quelque autre moyen d'existence. Puis, le commerce, l'art
des forêts ou des mines (5).
Ces genres de vie étudiés à fond par Le Play et par son École ont donné ma-
tière, comme nous le savons, à quelques-unesdes plus belles découvertes de la
science sociale. De s. Thomas aux observateurs modernes, il n'y a donc pas
contradiction, mais seulement progrès c'est une voie dont notre Docteur avait
reconnu l'entrée et la direction générale.
Toute l'œuvre était en puissance dans la très simple distinction de la famille
ouvrière et du patronage. C'est l'exacte analyse de cette famille, soit en elle-
même, soit dans ses rapports avec les groupes complémentaires, qui a conduit
à réaliser ce progrès. Mais, par quel moyen? Ici nous rencontrons un procédé
sociale, t. V, p. 131. –Les Rapports de la, théogonie védique avec l'étal social, par
M. A. de Préville, ibid., t. XV, p. 62.
(1) Voir les passages cités plus haut, du De Jiegimine principum et du Commentaire
sar la Politique.
(3) In Libros polilicornm, I, lec. 6.
p.
(2) Le Play, Les Ouvriers européens, 1. 82, 83.
Faire une monographie de famille ouvrière, c'est observer dans ses caractères
essentiels et dans ses relations complémentaires avec les autres groupes, une
seule famille, choisie comme type normal d'une classe entière.
Ce procédé n'est pas difficile à justifier. Dans un même métier et dans les
mêmes conditions locales, les familles ouvrières se ressemblent toutes néces-
sairement, par leurs caractères propres, et par le genre de secours qu'elles
réclament des autres groupes commune, syndicat, école, etc. Nous avons
déjà vu, plus haut, ce fait et sa raison d'être. Or, ce qui convient nécessaire-
ment à une classe, convient de même à chacun des individus de cette classe
l'observateur n'a donc qu'à observer une famille, une seule, bien choisie dans
les conditions normales où vit la classe entière, pour dégager avec sûreté les
caractères et les relations de celle-ci. Telle est la monographie. C'est, en
somme, un procédé de chimiste et de métallurgiste, un procédé de savant voué
à l'observation, que Le Play a transporté en science sociale. C'est le procédé
de l'expérimentateur qui opère sur un échantillon choisi comme type de toute
sa classe.
On ne voit pas que la logique puisse s'inscrire en faux contre son usage.
On connaît en gros l'existence et les caractères d'une classe les gens de la
vallée d'Ossau, par exemple, sont pasteurs; ils ont de nombreuses coutumes
originales travail en commun, transmission intégrale du foyer et des biens à
l'aîné émigration des cadets,,etc. Toutes ces données viennent d'une induction
sommaire, basée sur l'observation directe ou les témoignages de quelques
individus. Elles suffisent à montrer qu'il existe une classe ouvrière distincte,
formée par les familles pastorales d'Ossau. De cette conclusion générale, l'ob-
servateur « redescend » alors au « singulier », comme disaient les scolastiques.
Il observe sur un sujet unique les conditionsnécessaires et immédiates de sa vie,
ce qui l'autorise à généraliser légitimement les phénomènes observés. Il peut
d'ailleurs, aisément, par une rapide comparaison, se donner le luxe de vérifier
l'universalité de ses conclusions.
Non seulement l'École de la science sociale regarde ce procédé comme suffi-
sant et légitime elle le tient pour nécessaire. Faute de s'astreindre à cette unité
de sujet, l'observateur complique sa tâche et multiplie ses chances d'erreur.
Il prend ici les caractères du travail, ailleurs ceux de la propriété; plus loin, les
relations avec l'école ou le curé. L'observation sautille elle ne voit plus
l'action liée et continue de tous les éléments de la société sur une même
famille. Elle recourt au raisonnement pur, à l'hypothèse. Et il est si facile,
dans un agencement aussi compliqué que celui des groupes humains, d'oublier,
au milieu de ces observations éparses, un facteur important! Tandis que la
monographie, palpant et retournant en tous sens le même sujet, il devient mo-
ralement impossible de laisser échapper un fait important et de combler le
vide par une formule ingénieuse et illusoire. Si l'on veut bien se rendre compte
des avantages de ce procédé, on peut lire dans la Science sociale la Monogra-
phic du Jura Bernois, par M. Robert Pinot, et celle de La Vallée d'Ossau, par
M. F. Butel (1).
Il y a, cependant, des cas où le procédé monographique est impossible.
Quand MM. de Tourville et Demolins étudiaient la constitution des Celtes (2),
ils n'avaient pas, sous la main, quelque vieille famille gauloise à monographier.
C'est alors que la tâche est délicate; on s'aide de son mieux par les documents
de l'histoire, et puis, on trouve aussi, parfois, des analogies, des parités, recueil-
lies sur des types actuels, par des monographies. Mais, en somme, la sagacité
personnelle de l'observateur reste à l'épreuve dans la mesure où l'échantillon
individuel lui a manqué.
Il y a donc un réel et grand progrès dans le procédé analytique moderne. Il
ajoute aux observations générales établies par s. Thomas, d'importantes
découvertes dues à la précision spéciale de son objet et de son mode d'emploi.
En est-il de même pour l'Observation comparée, second procédé essentiel de
la Méthode?
Sans aucun doute, puisqu'une analyse plus rigoureuse lui fournit ses maté-
riaux immédiats. Mais là n'est pas encore le progrès spécialement réalisé dans
l'emploi de la comparaison. Celle-ci, d'ordinaire, élargit ses résultats dans la
mesure où elle a pu varier ses termes elle aboutit alors à un classement d'au-
tant plus complet. Or, il parait bien que des termes de comparaison, des types
sociaux suffisamment variés ont fait défaut à s. Thomas. Non que son génie
se soit trouvé court ou sa méthode fautive; mais le passé ni le présent ne
lui fournissaient les types nécessaires. Les transformations économiques et
autres de l'Ancien et du Nouveau Monde nous les fournissent. Cette différence
dans les sujets observés va nous expliquer pourquoi et comment cer-
taines grandes lignes de la classification diffèrent entre s. Thomas et l'École de
Le Play.
C'est ce que nous verrons dans un prochain bulletin.
(A suivre.)
Fn. M.-B. Schwalm,
des Frères Prêcheurs, lecteur en théologie.
REVUE PHILOSOPHIQUE
Septembre 1893.
BOURDON. La sensation de plaisir.
Dr Pioger. Théorie vibratoire et lois organiques de la sensibilité.
L. WEBER. La répétition et le temps.
J.-M. GUARDIA. La misère philosophique en Espagne. Analyses et
comptes rendus. Revue des périodiques. Travaux du laboratoire de psy-
chologie physiologique.
Octobre 1893.
A. Fouillée. L'abus de l'inconnaissable et la réaction contre la science.
L. MARILLIER. Du rôle de la pathologie mentale dans les recherches
physiologiques.
G. Ferrero. L'arrêt idéo-émotionnel étude sur une loi psychologique.
Analyses et comptes rendus. Revue des périodiques étrangers.
Septembre 1893.
Louis Weber. L'évolutionismc physique.
Léon Brtoschvicg. La logique de Spinoza.
Lettres inédites de Maine de Biran à André-Marie Ampère, communiquées
par M. A. Bertrand (2e partie).
Enseignement.
W. LUTOSLAWSKI. Sur l'enseignement de la philosophie.
M. BERNÉS. Le dialogue comme méthode d'enseignement de la philosophie.
NOTES CRITIQUES.
Novembre 1893.
CRITON. Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste.
H. Poincahé. – Le mécanisme et l'expérience.
J.-E. Mac TAGGART. Du vrai sens de la dialectique hégélienne.
Lettres inédites de Maine de Biran à André-Marie Ampère, communiquées
par M. A. Bertrand (fin).
DISCUSSIONS.
ENSEIGNEMENT.
Supplément.
REVUÉ GÉNÉRALE (Bruxelles).
Juillet 1893.
I. Les Sniékota (suite) (Joseph Kkaszewski). II. Trois semaines chez Jona-
than (fin) (H. Pokthière). III. La cour de France sous Louis XV (Alfred DE
Ridder). IV. Les mesures protectrices du domaine rural (Ernest Dubois).
V. Notes d'art Joannes Brahms (William Ritter). VI. Variétés.
î. Un projet de loi contre l'alcoolisme (ANDRÉ LE Pas). II. La providence
dans les faits sociaux et la science sociale (FERDINAND LOISE). III. Joseph de
Maistre inconnu (CHARLES BUET). VI. La littérature française au xvnB siècle
(Eugène Gilbert). V. Louis II de Bavière et Richard Wagner (Eugène GIL-
BERT). VI. Histoire de la guillotine (Eugène Gilbert). VII. Quelques écri-
vains de France Édouard Rod (HENRY Bordeaux).
.(Edouard ïrogan). – IX. Bibliographie.
– VIII. Lettre de Paris
PUBLICATIONS NOUVELLES
p. XVIII, 950.
P. Victor CATHREIN S. J. Philosophia moralis in usutn Scholarum, in-12,
p. x, 396. Herder, Friburgi Brisgoviac.
CAROLUS Frick S. J. Logica in u.sum Scholarum, in-J2, p. vin, 296, Herder,
Friburgi Brisgoviœ.
REVUE THOMISTE
Dieu ayant daigné parler aux hommes et leur révéler ses mys-
tères, il a voulu que sa parole nous fût. transmise par deux
voies la tradition orale et les livres sacrés. Ces livres, Dieu a
inspiré de telle manière ceux qui les ont écrits, qu'ils sont véri-
tablement les œuvres de Dieu, et que Dieu en est le véritable
auteur. Il suit manifestement de là qu'il n'existe point pour le
théologien de plus impérieux devoir que celui de les défendre et
de les bien interpréter. La présente lettre a justement pour
objet les études bibliques le Pape veut tout ensemble recom-
mander ces études et leur imprimer la direction que réclament
les besoins de'notre temps il veut nous apprendre à puiser plus
largement à cette source divine, et en assurer la défense soit
contre les attaques impics des uns, soit contre les illusions et les
imprudences des autres. L'encyclique poursuit donc le double
(3) Molu proprio du 14 mars 1891.
(2) Lettres apostoliques du 30 juillet 1880.
but à! exciter et d'éclairer le zèle pour la lecture, la méditation
et l'interprétation des saints livres. Dès lors elle se divise natu-
rellement en deux parties.
Tout nous fait un devoir d'étudier avec ardeur les Saintes Écri-
tures leur origine, l'honneur dû à la parole de Dieu, l'utilité
qu'on en retire l'exemple du Christ et des Apôtres qui, pour
établir la vérité et abattre l'erreur, éclairer, soutenir et consoler
les âmes, se sont servis de l'Écriture autant que des prodiges.
Où donc trouver sur Dieu des idées si hautes, l'image de Jésus
si vivante et si pleine d'attraits, de si abondantes lumières sur
l'Église et sa mission, un si parfait mélange de force et de
douceur pour détourner du mal et porter au bien, tant de vraie
et sublime éloquence ? – Sans compter que la Bible a une vertu
divine, qu'elle seule possède, pour éclairer et échauffer les
âmes. Aussi, comme les Pères nous ont parlé de l'Écriture
avec un bel enthousiasme! et avec quelle sainte passion ne
l'ont-ils pas lue et méditée! Ils comprenaient ce moyen mer-
veilleux qui nous est offert de nous sanctifier et de sanctifier les
autres; à la condition pourtant d'étudier l'Écriture comme le
caractère divin de ce livre la demande, en s'aidant de la prière
et d'une vie pure.
Il ne saurait être étonnant après cela que I'figlise ait multi-
plié les institutions et les lois pour assurer aux hommes la
jouissance du trésor des Écritures, qu'elle ait, parexemple, im-
posé à ses ministres l'obligation de lire chaque jour, dans
l'office divin, une partie du texte sacré aux monastères et aux
couvents de religieux, des leçons d'Écriture Sainte aux pasteurs,
le devoir d'expliquer, les dimanches et jours de fête, quelques
passages de l'Évangile. Ce zèle, l'Église l'a déployé dès le
commencement témoin, les Pères apostoliques, les premiers
apologistes, les écoles catéchétiques, celles surtout d'Alexandrie
et d'Antioche, et toute cette floraison de docteurs qui va d'Ori-
gène à s. Jérôme, et fait de ces premiers siècles l'âge d'or de
l'exégèse biblique. Dans les siècles qui suivent, l'on reproduit
les commentaires des Pères, l'on entoure de gloses le texte
sacré, que Damien et Lanfranc s'efforcent de ramener à toute
sa pureté primitive S. Bernard emploie avec un art merveilleux
l'interprétation allégorique. Puis voici qu'avec la Scolastique,
l'étude sacrée prend un nouvel essor. Les maîtres du xni° siècle
soumettent d'abord à de soigneuses revisions le texte de la version
latine; mais où leur génie éclate surtout ainsi que leur zèle,
c'est h découvrir et à exposer la pensée divine cachée sous les
mots. Avec une précision admirable, ils distinguent les divers
sens, apprécient leur valeur au point de vue théologique, divisent
les livres, marquent l'objet de chaque partie, déterminent le but
de l'auteur inspiré, et montrent le lien, la suite logique des
idées, en cueillant une superbe moisson de doctrine. « Et là
encore, à s. Thomas d'Aquin revient la palme: Quo etiam nomine
Thomas Aquinas inler eos habuil palmam ».
Plus tard, Clément V crée à Rome et dans les grandes Uni-
versités des chaires de langues orientales. D'autre part les Grecs
nous apportent leur érudition littéraire, et l'imprimerie est
inventée. L'étude biblique met à profit toutes ces ressources;
les exemplaires de la Vulgate se répandent par milliers. Dès lors
se remarque particulièrement dans les ordres religieux, cette
ardeur pour l'interprétation scientifique des livres saints qui
prépara le siècle d'après le Concile de Trente, où l'on crut pres-
que voir renaître l'ère glorieuse des Pères. Car, sous l'impulsion
des Pontifes romains, parurent des éditions remarquables de la
Vulgate et des Septante, en même temps que se publiaient
d'autres versions anciennes, avec les deux Polyglottes d'Anvers
et de Paris, et que chaque livre de la Bible trouvait son inter-
prète autorisé, chaque question importante un savant prêt à se
passionner pour elle. Depuis lors, le zèle des catholiques ne
s'est pas ralenti, et, de nos jours, quand le rationalisme, invo-
quant la philologie et les découvertes modernes, a voulu ren-
verser l'autorité de nos saints livres, il s'est encore trouvé des
savants dans l'Église pour le combattre sur son propre terrain.
Fr. M. N. COCONNIER. 0, P.
THÉORIES PHYSIQUES
(1)Je suppose, dans les pages qui vont suivre, que nos concepts et les objets qu'ils
représentent sonl partagés par catégories, que ces catégories n'ont entre elles rien de
commun, sauf la notion transcendcnlaled'être, que par suite les concepts qu'elles ren-
ou diminution de chaleur. La chaleur se conçoit en elle-même
en dehors de toute variation dans son intensité. Donc on ne saurait
admettre que la température soit le symbole adéquat de tout ce
qu'est la chaleur, et qu'elle nous donne dé la chaleur une con-
naissance complète. Elle ne nous fait connaître au plus qu'un
côté de l'objet, le côté dit quantitatif. Et la science de la chaleur
qui se fait à l'aide uniquement de la {empérature, n'est pas, à
proprement parler, la vraie science, la connaissance du propter
quid, de la cause totale. Le physicien, maître de la thermodyna-
mique, ne sait pas ce qu'est au fond la chaleur: il n'en a pas
pénétré la cause, la nature il n'en possède pas la science au
sens scolastique du mot cognitio rei per causas.
Cette simple remarque préjudicielle condamne les prétentions
exorbitantes d'un grand nombre de savants, qui s'imaginent nous
livrer le dernier secret de la nature des choses. Elle ramène la
science moderne à son véritable rôle, à la mesure qu'elle n'eût
jamais dû dépasser. Elle fait enfin justice dans son principe de
la physique de Descartes, lequel a décrété contre l'évidence
que la quantité est l'essence des corps, et que la science de la
quantité est la science des corps.
Si la température n'est pas l'expression adéquate de la cha-
leur, peut-on du moins accorder qu'elle soit la représentation
exacte de l'élément quantitatifqui s'y rencontre ? Non pas même,
et cela pour une très bonne et fondamentale raison. Deux pré-
dicaments ne sauraient rien avoir de commun tout ce qui est
qualité n'est à aucun titre quantité. Ce principe ressort avec une
extrême clarté de la méthode d'analyse suivie dans la classifica-
tion prédicamentale de nos concepts. Nos concepts se trouvent
classés dans des compartiments distincts, séparés par une cloison
étanche, en telle sorte que du haut en bas, depuis le genre pré-
dicamental, le genus generalissimum, jusqu'à la dernière espèce,
ferment ne communiquent, en rien d'une catégorie à 1'autre. Cette donnée fondamen-
taledans la philosophiepéripaléticiennoet caLholique, ne saurait être démontrée ici. Je
ferai simplement remarquer que les seuls systèmes de philosophie qui ont abordé le
problème de la classification et de la formation de nos concepts, le système d'Aristote
et celui de Kant, s'ils dill'orenl sur plus d'un point, se rencontrent pour faire deux caté-
gories distinctes de la quantité et de la qualité. En dehors de ces deux écoles, on ne
rencontre que quelques affirmation. jetées an hasard et sans preuves. En outre, il est
bon de rappeler que si on a répandu des idées contraires au nom de la science, la
science, ainsi qu'on le verra, n'y est pour rien.
la species specialissima, l'isolement est complet avec la catégorie
prédicamentale voisine.
Ainsi nous pouvons et devons affirmer que la chaleur, qui est
une qualité des corps, ne participe en rien du prédicament de
quantité, et que par suite la température, qui est une quantité, ne
représente la chaleur ni de près ni de loin, ni quant à l'ensemble
de ses propriétés ni quant à l'une d'entre elles.
Peut-être quelqu'un de mes lecteurs sera-t-il tenté d'en appeler
de cette condamnation sommaire, portée, dira-t-il, au nom de
principes a priori et d'une doctrine philosophique particulière.
Si quelqu'un parle ainsi, je ne m'attarderai pas à essayer de le
convaincre. Il me suffit pour le moment que ma conclusion soit
ratifiée par ceux qui croient aux articles essentiels de la philo-
sophie scolastique. Aux autres, je rappelle, s'ils sont catholiques,
que la philosophie scolastique est reconnue officiellement dans
l'Église pour la philosophie en quelque sorte orthodoxe. A tous
je recommande, ne pouvant ici exposer tout au long cette thèse
des prédicamejits, de ne pas trop se hâter de la jeter aux vieilles
ferrailles, de ne point se contenter, pour arrêter leur jugement,
de quelques quolibets, empruntés à Molière, contre les qualités
occultes rien n'est traître comme les qualités occultes elles
sont capables de tout pour se venger. Au surplus, je leur sou-
mets quelques réflexions qui rentrent dans mon sujet.
Je vais prouver que la chaleur n'a pas de propriétés quantita-
tives, à parler strictement; d'où on déduira que la température,
qui est, elle, par définition, une quantité, ne représente pas une
propriété de la chaleur, qui n'est pas quantitative.
Fn. P. B. Lacome, O. P
(A suivre.)
UN
PÈLERINAGE ARTISTIQUE
A FLORENCE
DE PISE A FLORENCE
II
Me voici donc traversantla place San Marco où, par une atten-
tion du sort qui me touche, résonne en ce moment même l'Ave
Maria de Gounod exécuté pas trop mal par la musique
militaire. Cette audition de musique française venant réjouir ma
première journée à Florence me paraît d'agréable augure; je
m'avance néanmoins; reinon tant le courant de la foule, dans la
direction du Dôme, par la rue de Cavour.
La place du Dôme est en effet, avec la place du Palais-Vieux,
le centre du mouvement de la ville. La voie légèrement sinueuse
qui les relie et qui se continue, sous des noms divers, au delà
jusqu'à l'Arno, en deçà jusqu'à la place Cavour, est comme
l'artère qui transporte le flot léger de la vie florentine à travers
ces deux coeurs de la cité.
Rien n'est plus facile que d'étudier le caractère de cette popu-
lation mobile, il est tout en dehors, on y peut lire comme à livre
ouvert, et ce qui me frappe au premier coup d'œil, au point de
vue où je me place, c'est que je retrouve partout, dans les habi-
tations, les rues, la population elle-même, ce qui me semblait
hier caractériser les paysages de Toscane un air de joyeuse et
douce élégance, un peu naïve parfois, toujours naturelle, qui
annonce un peuple artiste par tempérament un peuple qui com-
prend le beau et qui l'aime, qui est prédestiné par là même à le
voir éclore dans son sein.
Pour comprendre la beauté il faut être beau, disait Platon. On
peut en appeler de cette sentence si elle s'entend uniquement
de la beauté plastique; mais quoi qu'il en soit, Florence peut ne
pas la craindre. Si le type florentin n'est pas précisément d'une
beauté classique, il est cependant sympathique et distingué.
A chaque pas, c'est une observation intéressante à faire, on ren-
contre les vivants modèles de Luca della Robbia, de Verrocchio,
de Filippo Lippi, d'Andréa del Sarto, surtout, celui des artistes
florentins qui a le mieux saisi et rendu avec le plus de conscience
le caractère du milieu où il vivait. La noblesse rêveuse, pensive,
parfois vaguement souffrante de ses figures, d'une personnalité
si intense, se retrouve nettement accusée dans ses modèles. On
voit que c'est aux sources de la nature qu'il a puisé, que c'est à
elle qu'il doit le charme exquis, pénétrant de ses œuvres. Ses
attitudes mêmes, qui paraissent quelquefois un peu cherchées,
ont été saisies sur le vif. Car c'est- un des traits de l'indivi-
dualité florentine que cette instinctive recherche de l'attitude
et du geste. C'est un sentiment que vous retrouvez chez tous,
petits et grands, presque au même degré. Il n'est pas toujours
facile, au premier coup d'œil, de distinguer à quelle classe appar-
tiennent ceux que vous rencontrez sur votre route. Une petite
fille du peuple que vous croisez sur le trottoir se donne des
airs de princesse; une bonne revenant du marché, une mar-
chande de fruits sur sa porte agitent l'éventail, non sans élé-
gance le moindre mendiant fait des gestes comme les personnages
des Carraches et de Bronzino.
C'est que, chez eux, l'esprit délié rend l'attitude naturellement
noble. Vous chercheriez en vain dans tout Florence ce qu'on
appelle communément un mstre chaque citoyen, fier de sa ville
et de soi, s'attribue, généralement avec raison, une valeur per-
sonnelle dont le sentiment se traduit au dehors par une certaine
élégance de maintien qui n'est pas arrogance, mais élévation
d'esprit.
Je viens de rencontrer, à l'angle de la rue de Pucci, un jeune
homme d'une trentaine d'années, simplement mis, mais beau
comme les figures de la Sixtine. Il tient entre ses bras un bébé
charmant aux yeux noirs qu'il admire tout haut sans s'occuper
de savoir si on l'observe. Il l'élève en l'air pour mieux le voir, il
le mange de caresses avec des exclamations naïves, des dimi-
nutifs pleins d'expression. Je m'approche sous prétexte d'un ren-
seignement à demander et j'admire moi aussi le petit homme.
Joie du père, qui se met aussitôt à mon service, loue ma pro-
nonciation italienne, quitte à la redresser de temps en temps. Il
me déclare qu'il a trois enfants comme celui-là, et intelligents!
Je lui fais l'éloge de sa ville, que j'ai voulu voir avant Rome. Il
exulte il me trouve le goût raffiné je suis décidément un con-
naisseur et un artiste. Il me quitte après trois minutes au moins
de conversation et il me serre la main avec effusion en ne me
disant qu'au revoir.
Voilà bien le caractère florentin fierté naïve, expansion char-
mante, gracieux abandon et par-dessus tout l'amour du sol
natal poussé jusqu'à l'idolâtrie.
Tout Florentin est fou de Florence. Ce sentiment n'y est pas
nouveau. Il était plus intense encore au temps des sanglantes
rivalités et des guerres sans fin du moyen âge. Le morcellement
infini du territoire italien, qui se divisait alors en une foule de
petits États indépendants, avait développé jusqu'à l'exagération
le sentiment patriotique. La communauté des intérêts, des dan-
gers, dangers constants et redoutables à cette époque, avait fait
de la vie communale une véritable vie de famille. On sonnait
comme au couvent la fin du jour et le couvre-feu. Le pouvoir
s'immisçait dans la vie intime des citoyens avec une indiscrétion
que ceux-ci lui rendaient bien. Il n'était pas besoin alors de
raisonner et de s'échauffer la tête pour être patriote on l'était
d'instinct, par le même sentiment qui fait qu'on s'attache à sa
maison ou à sa terre. L'organisation sociale s'incarnant dans des
hommes connus, fonctionnant en plein air, restant susceptible,
primitive et restreinte comme elle l'était, d'être embrassée d'un
seul coup d'œil, on s'intéressait à ses mille détails avec une passion
toute personnelle, comme si les revers et les succès, les gloires
et les abaissements, les pertes et les avantages de la cité
étaient pour chaque citoyen avantages, succès, abaissements,
revers.
Aujourd'hui que la machine administrative a broyé sous ses
vastes roues l'antique organisation patriarcale, on retrouve pour-
tant dans les cités italiennes, et tout particulièrement à Florence,
les restes persistants de cet esprit. Tout le monde se sent chez
soi dans sa ville, même le pauvre hère qui va se planter crâne-
ment, sans étonner personne, au centre d'un portique ou sous le
péristyle d'un palais. N'est-il pas de la famille, lui aussi?
N'a-t-il pas le droit d'être à l'aise au milieu d'elle, de s'en glorifier,
de se recommander auprès de l'étranger du souvenir de ses
grands hommes qu'il connaît, dont il rappelle à l'occasion quelque
mot ou quelque action d'éclat ? Aussi se mêle-t-il sans façon aux
groupes d'oisifs de condition plus haute. Il y circule librement
et simplement sans avoir l'air de se sentir inférieur. Si vous lui
dites du bien de Florence, il renchérira avec un sentiment de
vanité candide il vous parlera de Michel-Ange, de Giotto, de
Brunelleschi, de Dante surtout, et c'est un grand hasard s'il
n'entonne pas, sur un ton sentencieux et prophétique
Ahi Pisa, vituperio delle genLi.
LE CAMPANILE DE GIOTTO.
LA PLACE DU PALAIS-VIEUX.
La voie est toute tracée il n'y a qu'à marcher devant soi dans
la direction de l'Arno pour rencontrer le pendant naturel de la
place du Dôme la place du Palais-Vieux.
Quand je parle de place, le lecteur qui ne connaît pas Florence
aurait tort de se représenter quelque chose comme la Concorde
ou la Bastille. Les constructeurs florentins ne concevaient pas
les choses ainsi. Ces immenses espaces vides leur eussent paru
des déserts. Ce qu'ils voulaient, c'étaient des lieux de réunion
commodes, proportionnés à l'importance de leur ville, en har-
monie avec les mœurs des habitants.
La vie communale étant leur unique but, les exigences de la
vie communale devaient aussi leur servir de mesure. Si le di-
manche les groupes de promeneurs étaient à l'aise; si les membres
d'une corporation ou d'un parti pouvaient se donner rendez-vous
sans obstruer les voies publiques si en temps de guerre on
pouvait disposer d'un espace suffisant pour les concentrations
de troupes, les réunions de partisans, les délibérations urgentes,
au besoin les jugements sommaires et les exécutions, tout était
bien. Un espace plus grand eût paru disproportionné et inutile.
A quoi bon augmenter encore des difficultés de décoration déjà
assez grandes? Les Florentins tenaient à faire beau; mais ils
ne tenaient nullement à vider leur bourse. Pratiques autant que
délicats, ils savaient garder en tout la mesure ils se contentèrent
de quelques arpents pour leur place de la Seigneurie.
Cette place est d'ailleurs des plus intéressantes. C'est le Palais-
Vieux ou palais de la Seigneurie qui lui a donné son nom. C'estlui
aussi qui lui donne son cachet propre élégance belliqueuse,
aimable gravité.
Vous retrouvez partout ce double caractère à Florence. J'ai
dit à quel point ils étaient amoureux de beauté. Ils apportaient
cette préoccupation jusque dans la guerre. On trouve au Musée
national des armes qui eussent fait envie à Achille lui-même
des boucliers comme en décrivait Homère quand il avait du
temps devant lui. On y voit de petites machines plus ou moins
infernales, qui ne devaient pas être fort terribles, qui étaient en
tout cas fort incommodes, mais qui donnaient satisfaction h ce
goût inné de beauté et de recherche qui caractérise le Florentin.
Comment voulez-vous que le palais municipal ne fût pas cons-
truit, lui aussi, à la façon d'une luxueuse armure? Ne fallait-il
pas qu'il pût résister aux agressions des étrangers, comme aux
mouvements populaires? Ne fallait-il pas aussi qu'il pût défier
comme œuvre d'art les nombreux palais des villes rivales? C'est
donc à la fois à la défense et à la montre qu'il fallait songer. On
y songea, et cette double préoccupation donna naissance à un
monument d'une saveur étrange, bien moyen âge et bien florentin,
où la beauté s'abrite, en bas, derrière un rempart de murailles
hautaines; se montre, au sommet, sous la forme d'un campanile
élégant chargé d'annoncer au loin la puissance et la richesse de
la noble cité.
L'intérieur du palais est superbe. Dès qu'on a franchi le seuil
et qu'on a pénétré dans la cour, on s'aperçoit que ces grands
murs roux à l'aspect si morne vous avaient menti. Un enfant de
Verrocchio vous accueille et vous offre un poisson qu'il vient de
pécher dans sa fontaine. Vous entrez, et dans toutes les salles
aux plafonds cloisonnés, au pourtour garni de statues historiques
aux murailles peintes à fresque ou couvertes de riches tapisse-
ries, les antiques souvenirs de Florence se présentent en foule
pour s'imposer à votre attention.
Que de passions ardentes se sont agitées dans cette salle des
Cinq Cents construite par le Cronaca sur la demande de Savo-
narole:! Que d'iniquités ont été commises au nom de la justice
dans ce salon des Signori Otto! Que de terreurs poignantes, de
désespoirs muets ont habité, pour un instant, hélas cette petite cha-
pelle où les condamnésà mort venaient prier pour la dernière fois
Là fit sa dernière communion le grand réformateur malheu-
reux, Savonarole. Je viens de monter le rude escalier de la tour
pour visiter sa prison. Sa prison, c'est-à-dire un réduit de
soixante-dix centimètres de large, affreux trou de muraille où le
pauvre grand aigle fut enfermé comme un hibou.
J'ai lu, à la lueur qui filtrait par une baie étroite, les pages
éloquentes et si tristes qu'il écrivit pendant que les angoisses
de la captivité étreignaient son âme – « A la tête d'une armée
puissante et nombreuse, la Tristesse m'assiège et m'enveloppe.
Elle s'est déjà entièrement emparée de mon cœur, et elle ne cesse
avec ses armes de m'attaquer jour et nuit en poussant des clameurs.
Mes amis combattent sous son étendard et sont devenus mes
ennemis. Tout ce que je vois, tout ce que j'entends porte ses
insignes. De même que le plus doux breuvage paraît amer aux
gens atteints de la fièvre, ainsi il n'est rien qui ne se convertisse
pour moi en amertume et affliction ». Puis j'ai gravi les der-
niers degrés qui conduisent à la terrasse. J'ai pu toucher la
cloche la même qui sonna le lugubre glas pendant qu'en
bas, sur la place, trois corps innocents, celui du moine glorieux
et de deux de ses frères, se balançaient au bout d'une perche
avec des tressaillements horribles sous la flamme du bûcher.
Mais laissons ces souvenirs funèbres. Ces mœurs féroces ne
sont plus. Essayons de croire, puisqu'on le dit, qu'elles ne peu-
vent plus reparaître. Descendons de nouveau sur la place et ad-
mirons ce campanile qui n'est pas cause, après tout, des horreurs
dont la cruauté des hommes l'a rendu le témoin.
LE LUNG* ARNO.
II
LES SYSTÈMES.
Ernest Hœckel, je l'ai dit déjà, est plutôt un apôtre qu'un pro-
fesseur. L'évolutionisme est moins pour lui un système qu'une
religion, la seule du reste que professe le philosophe d'Iéna (4).
Tout ce qui touche à l'évolution devient sous sa plume « grand »,
« énorme », «
intéressant », « élevé », « capital » (5). Les écri-
(1) Nous n'admettons pas que la métaphysique soit une interprétation de l'expé-
rience. Nos idées ne sont pas des signes quelconques, mais bien des signes formels
des choses.
(2) Premiers principes, I, c. rn.
(3) Philosophie de t'inconscient. Introd. par M. Nolen.
(4) Histoire de la création naturelle, passim.
(5) Ibidem, leç. 2 à 5.
vains, les naturalistes, les penseurs de tout ordre, n'ont de valeur
que dans la mesure où ils l'ont connue. En même temps qu'il
étale complaisamment le « double mérite » de Ch. Darwin,
il n'a pas assez d'étonnement pour s'extasier sur « l'extraordi-
naire faiblesse du dernier écrit d'Agassiz (1). On pourrait
demander a priori si la vérité peut être associée à un pareil étaU
que l'on me permette le mot, d'emballement. Hœckel a cependant
deux titres à notre attention la netteté brutale de ses formules
mécanistes, l'habileté non moins que la compétence avec laquelle
il manie, en faveur des doctrines de la descendance, l'argument
des organes rudimentaires.
« La
nécessité qui règne dans les démonstrations ressemble,
(1) On peut du reste contester que l'influence des prémisses dans le syllogisme
démonstratif (le seul dans lequel se trouve la nécessité) soit d'ordre idéal, au sens de
M. Taine. Le syllogisme démonstratif procède de prémisses jugées comme vraies et
nécessaires par l'esprit, être réel, s'il en est. C'est en tant qu'appréhendées ainsi par
l'esprit qu'elles causent la conclusion. Du reste, la causalité naturelle est nettement
effective. Les causes naturelles sont causes de faits et non d'idées. C'est là une
idée claire » de premier rang.
(2) II Phys. lec. 15a, in fine.
(3) Exemple Tout homme est noir (majeure fausse).
Les nègres sont hommes.
Les nègres sont noirs (conclusion vraie).
nécessité positive va dans les sciences démonstratives des pré-
misses à la conclusion celle qui va de la conclusion aux
prémisses est purement négative.
Or c'est précisément l'ordre inverse dans les œuvres de la
nature. Le cycle d'une combinaison chimique, par exemple, n'est
fermé que lorsque le nouveau corps est résulté. A vrai dire, si la
matière et l'agent manquent, si pour produire de l'eau il n'y a
ni oxygène, ni hydrogène, ni étincelle, l'effet ne sera pas produit,
mais c'est là une nécessité d'ordre négatif comme celle qui
unit une conclusion fausse à l'absence de prémisses vraies. Elle
peut tout au plus nous faire pressentir ce qui dans les œuvres
de la nature sera principe et sera conclusion. Cherchons donc
dans quel sens se produit la nécessité positive. Dans la nature,
les agents sont très complexes. L'esprit seul peut reconnaître
dans cette complexité les racines propres des phénomènes. Or,
que dit l'esprit, au sujet de la racine propre de la nécessité dans
les choses naturelles? Suivant Aristote, il parle ainsi Posez le
résultat, vous supposez nécessairement l'existence de tous les
moyens nécessaires pour le réaliser posez ces mêmes moyens,
abstraction faite de l'ordre au but, rien ne garantit l'existence
du résultat final.
On voit donc que dans les opérations naturelles, c'est l'ordre
au but et, par conséquent, le but qui commande. La nécessité se
déroule en sens inverse dans les sciences de l'esprit et dans les
causes. Dans les premières, ce qui dans l'ordre d'apparition
génétique est le premier est aussi la cause de la nécessité dans
les causes, la nécessité suit à la réalité, qui apparaît la dernière.
Hœckel et les mécanistes se trompent parce qu'ils ne savent
pas se servir de leur esprit. Ils voient les forces matérielles qu'ils
expérimentent marcher infailliblement à leur but. Pour eux la
preuve est faite. Mais, dans une force matérielle que d'aspects
que de réalités correspondent à ces aspects
Non! il ne suffit pas de rapporter en bloc la nécessité desrésul-
tats au paquet matériel d'où sort cette nécessité. Que l'hydrogène
et l'oxygène s'unissent pour former de l'eau, il ne suffit pas pour
tout expliquer de dire que la nécessité de cette combinaison a
sa raison d'être dans l'oxygène et l'hydrogène. Une analyse plus
profonde fait voir la cause propre de cette nécessité. Oui, la
nécessité suit à l'oxygène et à l'hydrogène, mais la raison de
cette nécessité, l'oxygène et l'hydrogène, réduits à de pures
forces mécaniques et matérielles, ne la possèdent pas. Cette
cause, qui fait opérer les forces mécaniques suivant les lois de
–
proportions définies. définies par quoi ? par le but utile à pro-
duire, incontestablement! cette cause, immergée tant qu'on
voudra dans la matière et la force mécanique, mais qui n'est
ni matière ni force mécanique en elle-même, c'est la fin
L'évolutionisme d'Hœckel est donc entaché d'un vice origi-
nel. Il est exact que les causes de l'évolution que Kant nommait
les causes efficientes sont nécessaires pour que l'évolution ait
lieu mais ces causes en elles-mêmes sont indéterminées, elles
sont des forces brutes, impuissantes à produire comme à expliquer
l'évolution. L'évolution n'est pas un déroulement de formules
mathématiques, mais un déployement d'activités dont les der-
nières appellent les premières. Dans les démonstrations, les
prémisses commandent la conclusion; dans les activités ordon-
nées, ce sont les buts qui déterminent les moyens proportionnés.
Le système d'Hœckel ressemble donc à un raisonnement auquel
il manquerait la majeure.
Cela est d'autant plus regrettable que nul n'a plus avantageu-
sement mis en lumière quelques-uns des arguments les plus frap-
pants de la thèse de la descendance. J'ai cité l'argument tiré des
organes rudimentaires. J'y reviens ici à cause de l'insistance
que met Hœckcl à le considérer comme « absolument inconci-
liable avec l'hypothèse habituelle suivant laquelle tout organisme
est le produit d'une force créatrice agissant dans un but donné ».
La raison qu'en donne Hœckel est celle-ci « Ces parties du
corps. sont véritablement dépourvues de fonctions, de signi-
fication physiologique et n'en ont pas moins pourtant une exis-
tence formelle ». Exemples dents incisives avortées chez des
embryons de bêtes à cornes, muscles, destinés à mouvoir les
oreilles, sans utilité chez les hommes, et qui « chez nos ancêtres
à longues oreilles de l'époque tertiaire, singes, malus, marsu-
piaux. étaient beaucoup plus développés et d'une bien autre im-
portance » repli semi-lunaire qui se trouve dans le coin de l'œil
humain, reste atrophié d'une troisième paupière, qui chez d'au-
tres mammifères, oiseaux, reptiles, est très développée, etc. etc.
Et notre philosophe de conclure « Quoi! des outils sans em-
ploi possible, des appareils organiques qui existent et ne fonc-
tionnent pas, qui sont construits pour un but donné et incapa-
bles en réalité d'atteindre ce but!
Comme on était hors d'état
de trouver la véritable explication du fait, on était finalement
arrivé à croire que le créateur avait mis ces organes « par amour
de la symétrie » ou « pour donner au moins à titre d'ornements
une vaine apparence d'organes de même, sans doute, que les
employés civils invités à la cour, parent leur uniforme d'une in-
nocente épée, qu'ils ne tirent jamais du fourreau » (1).
Avouons-le, cette sortie d'Hœckelne manque pas d' « envoyé»n
à l'endroit de ceux qui, comme Agassiz, se refusent à admettre
toute descendance. Mais du point de vue évolutioniste l'expli-
cation téléologiste saute aux yeux. Nous l'avons dit, nous accep-
tons provisoirement ce point de vue (sans trancher du reste sur
de si faibles indices que ceux rapportés tout à l'heure, la ques-
tion de l'origine du corps de l'homme) notre but est de l'accom-
moder avec les données rationnelles. Or qui ne voit que les
organes rudimentaires, inutiles pour l'individu qui les porte atro-
phiés ou sans emploi, dans l'hypothèse de l'évolution, furent
utiles pour la série? Bien loin de prouver contre les causes fina-
les, ils témoignent au contraire en faveur de l'étendue de leur
action. Ces organes furent utiles à des races intermédiaires, au-
jourd'hui disparues, mais qui, sans eux, n'auraient pu vivre
ni se reproduire, ni contribuerpar conséquent au développement
supérieur de l'évolution. Ainsi dans l'embryon des mammifères,
le mode de circulation placentaire après avoir collaboré à toute
une période de développement de l'individu, fait place à un
mode de circulation qui est celui de l'animal parfait. Je ne vois
pas que ce mode momentané de vivre, laissât-il après lui (comme
il est probable) quelque conformation d'organe au moins gê-
nante ou peu adaptée, prouve que l'ensemble de l'évolution de
l'embryon ne soit pas commandée par la facture du type dé-
finitif. Ce n'est point à « l'innocente épée dont les employés
(A suivre.)
F. A. GARDEIL, 0. P.
LE ROMANTISME
Suite (i).
DEUXIÈME ARTICLE
LE DÉCOR DU ROMA.NTISME
I. – LA NATURE
Que le romantisme ait mal compris le sens de la vie, qu'il ait
offert aux esprits et aux volontés comme un idéal tout à fait
digne de leurs efforts l'étrangeté d'une passion fatale et mélan-
colique c'est sans doute un danger et cette philosophie vague,
séduisante, qui ne se formulait pas, qui s'insinuait par la poésie,
par le roman, par la musique, était une singulière école pour
toute la jeune génération romantique. Mais là il n'y a encore
que demi-mal, et voici pourquoi.
D'une école on passe à l'autre, des livres on passe à la vie, et
la vie redresse bien des consciences faussées. Outre qu'elle
arrache l'esprit aux idées verbales et aux conceptions abstraites,
les peines, les responsabilités, les affections, qui en forment le
tissu, paraissent réglées par une divine économie pour instruire
et pour réveiller. Quand une âme n'est pas complètement murée
dans son égoïsme ou dans sa bêtise, elle est sur le chemin de
la vérité dès qu'elle sort de la métaphysique ou du rêve pour
vivre la vie. C'est une constatation qui n'a pas été faite seulement
par des philosophes chrétiens; depuis le Disciple de M. Bourget,
et le Sens de la vie, de M. Édouard Rod, c'est devenu l'une des
thèses les plus chères du roman contemporain. C'est la vérité
Est-ce à dire que jusque-là on n'eût pas ouvert les yeux sur
le monde extérieur'1 En vérité on n'avait pas attendu Lamartine
pour s'apercevoir qu'il y avait dans les spectacles naturels une
beauté divine. Bossuet avait salué le soleil levant, et les grâces
plus aimables des paysages tranquilles ont conservé toute leur
fraîcheur sous la plume de Fénelon. Couleurs, formes et parfums,
tout avait été observé, tout avait été goûté. On en avait joui
comme un peintre jouit d'une arabesque élégante. Ces beautés
ravissaient le sens esthétique.
Il y avait plus, on ne se contentait pas de cette admiration
d'artiste. La raison souveraine reprenait vite ses droits, et l'intel-
ligence cherchait à son tour sa joie dans la contemplation des
ois générales et de la providentielle harmonie qu'elle saisissait
sous la beauté des apparences. Pascal admire « la haute et pro-
fonde majesté » de la nature, et cette majesté consiste dans les
proportions géométriques de l'ensemble, dans les richesses de
l'infiniment grand et de l'infiniment petit, dans la sagesse divine
qui soutient le monde.
On ne peut donc pas dire que le romantisme ait ouvert aux
œuvres littéraires tout un nouveau domaine quand il se flatte
d'avoir découvert la Nature. Seulement il a dédaigné la façon
dont les siècles classiques avaient goûté et compris la nature,
il n'a eu pour elle ni l'admiration esthétique ni l'admiration phi-
losophique. Il lui a voué une tendresse mystique et intéressée
qu'il a appelée le sentiment de la Nature.
La Nature est sa confidente et son amie. Dès lors elle prend
pour lui une vie et une âme; elle s'anime lorsqu'il paraît, elle
éprouve les émotions qu'il éprouve, elle garde le souvenir de
ses amours; elle consacre et elle console ses peines. Elle a
même la puissance de réveiller ses passions endormies. Elle fait
IV
v
Voilà doncle milieu danslequel le romantisme lyrique manifeste
tous ses sentiments et toutes ses émotions. Voilà ce que l'ima-
gination du romantique veut mettre autour du cœur et de l'âme
dangereux essai.
Il aurait mieux valu d'abord, que ce fût au milieu des hommes,
et dans la réalité de la vie que le poète eût laissé s'épanouir tous
les sentiments qu'il voulait éprouver, qu'il voulait exprimer.
Le plus sensé des écrivains classiques, Molière, a montré que la
famille et la société dénonçaient les poisons dissimulés dans des
illusions ou des travers en apparence inoffensifs. Philaminte,
l'héroïne des Femmes savantes, aime les lettres.,aime les sciences,
a l'esprit délicat et cultivé; Monsieur Jourdain a des goûts dis-
tingués, et l'âme noble. Qui songerait à s'en offenser? Mais la
famille et la société sontlà.Au foyer de Philaminte,depuis Henriette
jusqu'au bonhomme Chrysale, tout le monde souffre de son excès
de délicatesse qui semblait presque un noble excès. Au foyer de
Monsieur Jourdain tout le monde est victime de sa vanité, sa
femme, sa fille, le fiancé de sa fille. Tant de malheurs et de
chagrin démasquent la sottise ou l'égoïsme dissimulé sous de
belles apparences.
Regardez, au contraire, l'amour de Lamartine e pour Graziella.
Apparue entre le ciel de l'Italie et la mer de Sorente, Graziella
n'est qu'une touchante image, une incarnation de l'amour fidèle,
malheureux et mélancolique. Devant cette apparition Lamartine
oublie les lois sacrées qui doivent présider à nos rapports avec
nos semblables, et le lecteur lui-même doit faire un effort pour
s'apercevoir que cet oubli est coupable. Mais croyez-vous que
si l'atmosphère familiale et familière, le père, la mère, toutes les
réalités de la vie journalière, étaient restés dans l'imagination
de Lamartine et dans son œuvre comme le cadre au milieu duquel
aurait vécu Graziella, croyez-vous que Lamartine et son lecteur
n'auraient pas songé davantage au bien et au mal et au devoir?
Mais enfin laissons le romantisme au milieu de la nature, puis-
qu'il s'y plaît. Avait-elle mérité qu'il la défigurât ainsi? Elle
donne à celui qui l'aime d'un véritable amour et la santé et la
paix. Celui qui la contemple en artiste, mais avec un esprit
soumis et désintéressé, celui-là y gagne un goût plus sûr et plus
sain; etcelui qui vit dans un contact journalier et intime avec elle,
celui-là s'il ne traite pas sa terre comme une exploitation indus-
trielle, y conserve une âme plus religieuse et plus droite. Et puis-
que j'ai cité l'anathème éloquent de Vigny, voici, pour conclure,
quelques vers où est bien marquée l'influence des champs, non
pas sur le héros imaginatif et sentimental du romantisme, mais
sur le fils de la terre, sur le paysan
Leur naïveté calme est parfois grandiose.
Et ce pouvoir obscur du ciel et de la terre,
Gardant leur âme fraîche à l'ombre d'un mystère,
Entretient dans leurs cœurs la croyance, la paix,
La gravité sereine et tous les saints respects.
La nature propice à ces féconds semeurs
Au dehors les entoure, au dedans les pénètre,
Et, mère universelle, a composé leur être
De ces instincts premiers, ignorés et dormants
Qui ressemblent aux lois des profonds éléments.
CII. DE POMAIROLS.
(1) C'est A dessein que, dans ce résumé, nous fondons en un tout unique les données
différentes en apparence seulement, de la Genèse et de l'épopée chaldéenne. Nous
voulons montrer ainsi que, même prises dans leur sens le plus large et le plus vague,
ces données ne manquent pas d'une certaine précision.
(2) Sintftuth, note 20, p. 70.
(3) Vide ante.
de la ville de Azupiranu, au rivage de l'iEuphrate. Ma mère, la princesse., me
conçut et m'enfanta secrètement. Elle me plaça dans une corbeille de bambous,
qu'elle ferma avec du bitume. Elle me déposa sur le fleuve qui ne m'engloutit
point" (1).
(1) .Smith, 'Chald. Gen., 299; Delitzsch, Paradies, 209; I. Halévy, Revue critique,
18B1, p. <i82; Mél. de critique, 1883, p. 162.
(2) Suess, Sintfluth, p. 13.
(3) Ing. Jos. Cernik's Techniche Sludien-Expedilionduroh die Gebiete des Euphat
and Tigris. Petermann's Mittheilungen, 1875-76; I, p. 23.
ainsi construits peuvent porter des chargements considé-
rables" (3).
Ainsi donc, on retrouve aujourd'hui à Hit sur l'Euphrate le
même procédé de calfatage par l'asphalte-dont se servit Noé, il y
a des siècles.
Au reste, l'asphalte a toujours été très en usage dans cette
contrée. Le manque de pierre et de chaux obligeait les habitants
à construire en briques en se servant d'asphalte en guise de
mortier.
La Genèse ne dit-elle pas (xi, 3) en racontant la construction
de la tour de Babel
,,Dixitque alter ad. proximum suum Venite, faciamus lateres et coquamus
eos igni. Habueruntque laleres pro saxis et bitumen pro cemento".
V. FIN DU CATACLYSME.
per
Toscanelli, per G. Uzielli; Sulle observazioni di comète faite de Paolo dal Pozzo
Toscanelli e sui lavori aslronomici suoi in générale, per G. Celoria; Pieiro îlarlire
G. Pennesi; vol. II. Amerigo Vespucci, per L. Hugues: Giovanni
Caboto, per V. Bellemo: Giovanni Verrazzano, per L. Hugues; Battistn Genovese.
per L. Hugues; Leone Pancal.do, per P. Paragcllo; Antonio Pigafetlai per A. IM
Mosto; Girolamo Benzone, per M. Allegri.
Parte VI. Bihliografia italiana délie opère a stampariguardanti Cristoforo Colombo
e la scoperta dell' America, raccolta da G. Fumagalli e P. Amat di S. Filippo.
(2) Le ragioni dei Piacentini alla culla di Cristoforo Colombo. Piacenza, 1882.
(3) La Piacentinitil di Crisloforo Colombo. Milano, 1891.
(4) La Piacentinità di Cristoforo Colombo. Piacenza, 1892.
Notons pour mémoire les prétentions de Cogoletto (1).
Le débat sérieux est entre Savone et Gênes. Les actions de Savone ont
semblé monter ces derniers temps, par suite de la publication d'un document
trouvé en Espagne par F. P. de Uhagon (2). C'estun acte ,du 8 mars 1535, relatif
à Diégo Colomb, neveu de Christophe, dans lequel il est fait mention de l'ori-
gine savonaise de ce dernier. Il ne semble pas cependant que ce nouvel
appoint doive ébranler sérieusement les droits de Gènes, établis surles bases
les plus positives (3). Eufin, dans la thèse génoise, on s'est encore demandé s'il
ne fallait pas placer à Terrarossa di Moconesi le lieu de naissance de
Colomb (4).
Cequi demeure, c'est que de nombreux documents tirés des archives de Savone
et de Gênes établissent invinciblement que Giovanni Colombo, aïeul de Chris-
tophe Colomb, a vécu dans la petite ville de Quinto, près de Gênes, quoique
originaire de la Fontanabuona et probablement du village de Moconesi. Un de
ses deux fils, Domenico, s'établit à Gênes, peu avant 1439*. Il eut cinq enfants,
quatre garçons et une fille. L'un d'eux, Christophe, est venu au monde peu
après 1446. En 1410, Domenico Colombo quitta Gênes pour aller s'établir à
Savone, où nous voyons Christophe faire quelques apparitions jusqu'en 1473,
époque de son départ pourle Portugal (5).
En France aussi on a pris part aux préoccupations et aux polémiques du cen-
tenaire. Christophe Colomb a même failli être naturalisé Français.
La Corse a cru sincèrement avoir des titres à être la patrie de Colomb.
Deux membres distingués du clergé del'ile, MM. Casanova et Peretti(6), se
sont surtout constitués les avocats convaincus de l'origine calvaise du grand
navigateur. Le gouvernement français a même semblé prêter trop complaisam-
ment 1 oreille à l'invite corse. Mais M. Harrisse, qu'on trouve toujours prêt à
barrer le chemin aux opinions suspectes, a fait une guerre impitoyable aux
espérances franco-corses (7), et un insulaire, M. l'abbé Casabianca, lui a prêté
son concours pour faire pénétrer ses idées dans l'île et les vulgariser.
(1) Centurini L., Cogoleto non i
la palria di Crisloforo Colombo, lo scoprilore dell'
America. Littera prima aperta a G. B. Paao. Genova, 1892: Fazio G. B., Della
patria di Cristoforo Colombo per l'abb&te Sanguinetti. Savona, 1892.
(2) La patria di Colombo secondo i document degli ordini militari; traduct. de
l'espagnol de G. B. Garassini. Savona, 1892 – Fi ta F., Hernan Collez y CrUtôhnl
Colon. Boletin de la real Academia de Ilist. XXI, 1892 Duro C. F., Problemahis-
to'rico resuelto. A'aluraiesa de Colon. El Archivo, revista de sciencias historicas, VI,
1892.
(3) Staglieno M., Alcuni nuovi document intorno a Crisloforo Colombo ed alla sua
famiglia, Genova, 1887 Harrisse, Christophe Colomb et Savone. 1887 Sangui-
netti A., Della patria di Crisloforo Colombo. Genova, 1891 Donaver F.e origini
di Cristoforo Colombo. Rasegna nazionale, 16 agosto, 1892.
;-i'-) Pescia G., Il Genova e Terrarossa di Moconesi il luogo di nascita di C. Colombo?
Cri«vari, 1891.
(5) Harrisse, Christophe Colomb. Paris, 1884, t. II, append. A Christophe Colomb et
Savone, p. 79-105; Christophe Colomb, les Corses et le gouvernement français, p. 21-30;
Christophe Colomb devant l'Histoire, p. 28-35.
(6) Christophe Colomb, Français, Corse et Calvais. Paris-Bastia, 1888.
(7) Christophe Colomb et la Corse. Observations sur un décret récent du gouverne-
La thèse corse doit être absolumentabandonnée. Nous le déclarons en toute
simplicité, nonobstant le souvenir affectueux qui nous attache à l'île où nous
avons vécu pendant plusieurs années, au temps même des polémiques ardentes
que nous venons de signaler.
Après s'être quelque peu heurtée a l'Italie par l'intermédiaire de la Corse, la
France, ou du moins, ici, un certain nombre d'écrivains français, n'a rien né-
gligé pour froisser l'amour-propre des Espagnols. Depuis les travaux du
comte Roselly de Lorgues, où les nécessités apologétiques des vues soutenues
parle célèbre admirateur de Christophe Colomb l'avaient fait foncer sur l'Espagne
plusque ne l'exigeait le froid jugement do la critique historique, un courant s'est
établi en France, qui ne ménage à l'Espagne, en parlant des événements de la
découverte, ni les expressions amères, ni même, ce qui est plus grave, les
expressions injustes. On ne saurait trop protester contre des écrits conçus
dans l'esprit et rédigés dans les termes ou l'ont été quelques-uns de ces der-
niers temps (11. Il est vrai que les Espagnols ont bien rendu aux Français la
monnaie de leur pièce, et il est presque impossible aujourd'hui à des étrangers
de toucher à l'histoire de ira los moules avec esprit d'indépendance, sans
qu'on vous récuse comme un ennemi naturel. Rien n'est plus fâcheux pour les
historiens que cet état armé qui fait invariablement regarder comme des pro-
jectiles de guerre tout ce qui vient d'au delà des frontières. Chacun se cantonne
de plus en plus dans ses retranchements, sans garder assez de liberté d'esprit
pour juger de la valeur réelle des positions occupées.
M. Iïarrisse a donné le plus fort coup de fouet dans les polémiques de ces
derniers temps avec son Christophe Colomb devant l'Histoire (2). M. Harrisse
est Américain, mais on peut lui donner place en parlant de la France, puisqu'il
l'habite et qu'il écrit notre langue, y compris la satire, comme un Français de
race. M. Iïarrisse a frappé fort. Plus que personne il en avait le droit; il a dû
penser qu'il en avait en outre le devoir. La situation exceptionnelle de
M. Harrisse en fait d'américanisme lui permettait de juger mieux que personne
les résultats scientifiques du centenaire. Il en a vu surtout le côté négatif, et
peut-être le voyons-nous nous-même un peu trop par ses yeux. En tout cas
M. Harrisse l'a ainsi vu etil ne s'en est pas caché. Il l'a dit avec une grande force
d'ironie et d'amertume, ce qui est la manière d'être violent pour les esprits qui
ont conscience de leur supériorité. On doit lui rendre justice qu'il n'a pas fait
acception de personnes l'Italie, la France, l'Espagne et l'Amérique, chacune a
eu sa part; l'Espagne surtout a obtenu une place de choix dans la personne des
membres de l'Académie d'histoire. En laissant de côté leur forme virulente, il
nous semble, autant que nous pouvons en juger, que les critiques sont justi-
fiées mais peut-être M. Iïarrisse a-t-il tort de croire que quiconque veut
1893.
hasarder un mot sur l'Amérique et Colomb doit avoir son érudition et sa com-
Mais alors si les résultats des travaux de M. Harrisse sont encore trop ignorés,
et n'exercent pas comme ils le méritent leur haute influence sur ceux qui écri-
vent, que le savant américaniste s'en prenne un peu à lui-même. Au lieu de
mettre à la portée du public un livre de critique négative comme Chris-
tophe Colomb (levant l'Histoire, que ne lui a-t-il donné une édition abordable de
son Christophe Colomb, un livre savant sans doute, mais parfaitement intelli-
gible à tout esprit cultivé? Une bonne partie du public lettré n'a pas de
préjugés et ne demande qu'à être instruite. M. Harrisse nous eût peut-être ainsi
délivré des rapsodies fabuleuses qui circulent depuis plus d'un demi-siècle et
que le fatras littéraire du centenaire tendra bien plus à conserver qu'à détruire.
L'Espagne de son côté a payé un large écot à l'esprit particulariste. On vou-
drait bien çà et là dans la péninsule que ce ne fût pas Colomb, un Génois, qui
eût découvert l'Amérique. Par malheur, il n'y a pas de remède à cela. Pour
atténuer du moins cette fâcheuse conjoncture, on diminue d'une part les mé-
rites de Colomb et l'on exalte de l'autre les titres réels ou imaginaires de
certains personnages dont la gloire ainsi surfaite fera rentrer dans l'ombre la
figure de l'étranger.
Si jamais la cause de la canonisation de l'inventeur du nouveau monde est.
introduite, comme d'aucuns l'espèrent, l'avocat du diable devra être pris en
Espagne le rôle sera très bien tenu. Les conférenciers qui se sont succédé à
l'Athénée de Madrid pendant les fêtes du centenaire auraient déjà beaucoup
simplifié le travail, si l'histoire avait un peu plus empiété sur la déclamation.
Mme Emilia Pardo Bazan y a jeté une des notes les plus aiguës, en signalant
chez Colomb « ses dérèglements plus ou moins clandestins, son ambition, son
népotisme, sa dureté et sa cruauté, son prurit esclavagiste et sa soif de l'or,
restes de ses anciennes pratiques de corsaire et de boucanier ». En outre, pour
que Colomb ne s'enorgueillît point trop de sa découverte et que la meilleure
part en revînt à la patrie de l'orateur, celui-ci a déclaré simplement que « c'est
Raymond Lulle qui, en réalité, a découvert les Amériques. A Colomb, en
récompense de son énergie et de sa persévérance furent réservés l'immense
honneur et la chance de les rencontrer deux siècles plus tard ». Sans doute on
comprend chez Mme Pardo Bazan, qui a écrit une charmante Vie de S. François
d'Assise et doit être tertiaire, une grande admiration pour son frère majorquin
du xive siècle, mais on ne saurait cependant, malgré tous les égards que les
historiens eux-mêmes doivent aux dames, accorder que « c'est Raymond Lulle
qui, en réalité, a découvert les Amériques ».
Avant et près de Colomb, d'autres découvreurs ont pu trouver place encore.
Ainsi, s'il fallait prendre au pied de la lettre les affirmations de deux apologistes
des gloires espagnoles, Alonso Sanchez aurait déjà abordé en 1484 à Saint-
Domingue (1), et Martin Alonso Pinzon, que l'on avait cru, avec quelque raison,
être presque un transfuge de la première expédition de Colomb, aurait été
l'homme nécessaire dont la générosité, le courage et l'initiative auraient à
plusieurs reprises assuré le succès de la découverte (2).
Mais les gloires communes de la patrie ne suffisent pas à l'ambition des
provinces. Les Aragonais ont été médiocrement flattés des honneurs qui
retombaient sur la Castille et l'Andalousie, et ils ont cherché, pour être
mieux servis, à se faire leur part dans le gâteau royal du centenaire. Ils ont eu
leur thèse. Si Colomb a découvert l'Amérique, c'est grâce à la faveur spéciale,
presque exclusive, du roi d'Aragon, Ferdinand le Catholique, et de ses conseil-
lers et officiers aragonais (3). Si quelque chose est invraisemblable et contredit
par les sourceshistoriques,c'est bien l'attribution d'un pareil rôle à Ferdinand.
Mais en histoire il ne faut désespérer de rien.
Il y aurait aussi beaucoup à redire, croyons-nous, sur l'éloge quelque peu
exorbitant que les écrivains espagnols tendent à faire de la moralité des con-
quérants et de l'excellence du procédé de la conquête. Certes si les historiens
espagnols croient que leur pays est l'objet d'injustes accusations ou de senti-
ments malveillants, ils peuvent le défendre et ils en ont le moyen. Qu'ils
reconnaissent simplement les faits relatifs à l'occupation du nouveau monde
dans la stricte mesure où les établit l'histoire; puis, dans un juste défi, qu'ils
demandent aux peuples de l'Europe quels sont ceux qui croient qu'ils auraient
pu mieux faire. Ils seront alors sur un terrain apologétique qui sera celui de
l'histoire. Les défauts en effet et les torts que les Espagnols ont portés dans
la conquête des Indes, d'autres peuples les eussent portés. En revanche, ces
derniers auraient difficilement trouvé chez eux l'espritde droiture et de justice
qui présida à la législation que l'Espagne fit pour les Indes le gros de l'Europe
au xvic siècle était asservi à la politique de Machiavel. Ce que d'autres peuples
surtout n'eussent pas donné, c'est la légion d'apôtres que l'Espagne jeta sur ses-
(1)Lorenzo y Lcal (B. de), Cristôhal Colon y Alonso Sanchéz. Jerez, 1892.
(2) Duro C. F., Pinzôn en el deseuhrimiento de laslndias. Madrid, 1892; Asensio J.,
M., Martin Alonso Pinzôn. Madrid, 1892.
(3) Ibarra y Rodriguez E., D. Fernando et Catôlico y et deseuhrimiento de America.
Madrid 1892 Mir M., Influencia de los Aragoneses en el deseuhrimiento de America.
Palma, 1892; Balaguer V., Caslilla y Aragon enet descubrimiento de America.
Madrid, 1892.
nouvelles possessions et qui surent à la fois se dévouer héroïquement au
bonheur des Indiens et faire entendre à leurs compatriotes de dures, mais
justes leçons à la même heure la plus grande partie de la société ecclésias-
tique était absorbée dans le culte stérile et dangereux de l'antiquité classique,
qui tarissait tout prosélytisme et tout dévouement. Mais que les Espagnols ne
croient pas servir leur gloire en calomniant leurs missionnaires, et l'admi-
rable Las Casas en particulier, pour amoindrir l'autorité de leurs griefs et de
leurs accusations ce serait follement piétiner sur le plus net et le plus sur
de leur honneur national. Qu'on ne fasse pas non plus appel aux nécessités et
aux lois de l'histoire, sans paraître soupçonner que si la constance de l'intérêt
et des passions introduit un déterminismescientifique dans l'histoire, les événe-
ments n'en sont pas moins soumis à une loi morale qui atteint les hommes qui
s'en sont constitués les instruments. Constater, comme quelqu'un l'a fait (1),
« que les Espagnols avaient commis des désordres et des abus pendant les
premières années de la conquête et que personne ne le nie, mais qu'il y avait à
cela une nécessité morale, puisque c'était des hommes et que la loi est que
le vaincu supporte les violences du vainqueur, le faible celles du fort, et que
c'est une loi à laquelle n'échapperont jamais les auteurs de feuilles philanthropi-
ques et délicates j>, sans ajouter un mot, comme si la responsabilité morale
n'existait pas en histoire, c'est ce qu'aucun esprit sensé, ni aucune conscience
honnête, n'admettra jamais.
(A suivre.)
R. P. Mandonnet 0. P.
treinte, et si Aristote ne l'a pas expressément enseigné, s'il s'est borné à dire,
sans chercher une origine au possible, que l'actuel le précède, on ne voit pas
qu'onpuisse, la maxime aristotélique admise, considérer les possibles, avec ce
qu'ils comportent d'actuel, autrement que comme une sorte de modération
par le premier principe de son essentielle activité ».
On le voit, M. Ravaisson procède par la négative, il ne voit pas qu'on puisse
interpréter autrement Aristote, mais il constate chez le Philosophe l'absence
de tout enseignement formel dans le sens dynamiste. Bien qu'il semble pré-
somptueux d'aller à l'encontre du sentiment de l'un des hommes de notre
temps qui ont le plus étudié le Péripatétisme, je me permets d'avoir une opinion
contraire. Elle n'est pas mienne d'ailleurs. C'est la lecture du texte d'Aristote
(1) VIIIa livre dans l'édition Didot.
(2) < Sià x«î où |uxpôv Tt iftToùfftv àvaipàiv » Metaph. IX, 5.
(3) Voir Revue thomiste, page 389.
REVUE THOMISTE. 1. – 51
commenté par s. Thomas qui me la dicte. Du reste, je l'espère, la lumière sera
assez abondante pour éclairer tout esprit qui voudra s'appliquer nous suivre.
Pour limiter le terrain de la discussion je la restreins au texte du VIIIe livre
(Didot), qui est tout entier consacré à la doctrine de la puissance et de l'acte.
d'attention, la version latine qui fait face au texte grec, jusqu'au chapitre vr
exclusivement, traduit couramment È-ispi"* par aclio dans le chapitre vt, par
un changement à vue singulier, le même mot est traduit jusqu'à onze fois par
actus, et cette seconde version est maintenue jusqu'à la fin du livre.
M. l'abbé Farges, dans une note de son excellent opuscule sur la puissance
et l'acte, nous dit que, dans la langue d'Aristote, les deux mots nep^eia et i-»rE-
\i/ns. sont généralement synonymes. Il semble se ranger à l'opinion de Tren-
delenbourg et de philologues modernes qui prétendent que le premier indique-
rait plutôt l'action et le second l'état qui en résulte (3).
Mais, outre que les philologues, même spécialistes en matière d'aristoté-
lisme, n'ont pas une autorité particulière pour expliquer des mots d'usage fré-
quent (sinon dans la mesure où ils sont philosophes) je ne vois pas que
M. Farges, dans la note citée, tranche la question. Nous ne pouvons en rester
à un « plutôt dans un débat de si grave intérêt, tant qu'il ne sera pas prouvé
que toute recherche est stérile et qu'il est impossible à jamais, pour me servir
d'un mot de Pascal, « de voir le dessous du jeu ».
Me voilà donc plutôt intrigué satisfait par la réponse de M. Farges, et,
(1) Le mot est de s. Thomas dans ses Commentaires. Vide de Anima lib. Il, lec. 2
et passim.
\2) « C'était son habitude d'emprunter l'opinion commune avant de prouver la
sienne propre. S. Thomas. Comment in Phys. lib. III, leç. VIII, § 5.
(3) Théorie de l'acte et de la puissance, pag-, 28, note. M. Kauffmann dans son récent
ouvrage sur l'enseignement téléologique d'Aristote reconnait lui aussi cette anomalie
sans l'expliquer. Die leleoloijische Nalur Philosophie des Arisloteles, p. 40.
ce qui augmente mon embarras, c'est que dans la version ancienne, antiqua
versio, dont s'est servi s. Thomas (la plus fidèle à coup sûr des deux, et en
tout cas la plus nerveuse dans sa langue un peu barbare), je trouve le mot
Ëvsp-yEia rendu d'un bout à l'autre du livre, cette fois, par le mot aclus.
J'ignore si mon contradicteur de la Revue de Métaphysique et de Morale sait
toutes ces choses, lui qui trouve tout simple que « l'acte pur (!), l'èvÉp^uik,
consiste essentiellement et nécessairement dans l'action ».
Essayons donc de reprendre la thèse de notre précédent article en sous-
œuvre, r
Au XIIe livre des Métaphijsiques (2), Aristote arrive par la voie de causalité à
la connaissance des substances premières. Il semble, au moment de la dé-
marche suprême, qu'il y ait dans son esprit comme deux étapes, ou mieux deux
élévations successives. D'abord il s'élève jusqu'à la nécessité d'un moteur
éternel comme le mouvement qu'il produit. Ce n'est pas un simple moteur,
Kivïinxbv, raiTiTiiwv, mais un moteur toujours en action biaftiv Si\ (3). Il repreud
sa marche et (c'est ici le plus haut sommet de la philosophie péripatéticienne),,
il se demande comment ce moteur peut agir toujours, si sa substance est en
puissance le mouvement ne serait donc pas perpétuel? car ce qui contient de
la puissance n'est pas toujours. Il faut donc un principe tel que sa substance
soit un acte, i; î cûaîa èvip^sia.
Quelque chose de toujours agissant, quelque chose dont la substance est un
acte, quel l'abîme entre ces deux notions! Ne voit-on pas clairement ici
la nécessité de bien donner à l'acte son caractère synthétique? Au mouve-
ment toujours actuel est dû le moteur toujours en action; à la substance ton-
j ours agissante est due l'existence toujours en acte. Dieu n'est donc pas l'ac-
tion essentielle dont les réalités de ce monde sont comme une modération, il
est quelque chose d'agissant, ce qui est bien différent. Étant toujours agis-
sant, il est toujours existant. Cet exercice, ivifjtut, de l'existence, voilà l'être
divin, et non pas l'exercice de sa puissance opérative. L'Acte qui s'appelle
Dieu, est donc un acte substantiel et non pas une première action (4).
(1) Revue thomiste, I, p. 390. Cf. IX, Melaph., Commentaires de s. Thomas, leçon v,,
deuxième partie.
(2) L. XI. c. v (Didot). L. XII., leç. v, s. Thomas.
3) La traduction Pierron-Zevort « cause passant à l'acte » est fautive.
A) Je n'entends pas, en parlant ainsi, exclure de Dieu la pensée, non plus que con-
Je serais désolé que cette discussion fût crue inspirée par je ne sais quel
esprit de contention et de dispute. J'ai récemment appris que M. Ravaisson
devait publier dans quelque temps la dernière partie de sa traduction des Mé-
taphysiques. Si la thèse que je viens d'exposer, qui est celle de l'un des hom-
mes qui ont le mieux pénétré le sens d'Aristote, s. Thomas, pouvait apporter
une contribution à cette œuvre nouvelle, je serais récompensé de ma peine.
Les amis de nos amis ne sont-ils pas nos amis? et d'ailleurs
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
Dieu devant la science et la raison, par le Pèiie A. Villarb, des Frères Prê-
cheurs (1 vol. in-8°, Oudin. 1894).
Le titre de cet ouvrage indique exactement le but que s'est proposé l'auteur.
Le dogme spiritualiste de l'existence de Dieu, soumis à l'examen rigoureux
de deux juges incontestés la science et la raison, tel est le motif qui se déroule
à travers ces trois cent bonnes pages de haute et pourtant accessible philosophie.
Ce livre n'est point un ouvrage de jeune. L'élégance d'une plume habile à
varier ses effets pourrait illusionner à ce sujet. Ceux qui savent à quel prix
s'acquièrent la rectitude des sentences, le calme d'une pensée toujours égale à
elle-même, l'aisance à se mouvoir dans de hautes régions, la sérénité d'un esprit
qui voit plutôt qu'il ne déduit, ceux-là, dis-je,ne seront point surpris d'appren-
dre que le P. Villard est un de ces vieux maîtres, comme l'Ordre de Saint-Domi-
nique en a tant donnés, qui après une laborieuse carrière vouée à la formation
de leurs jeunes frères, se recueillent, et, fructueusement occupés à revoir et à
condenser les idées maîtresses de leur vie, ne veulent pas quitter cette terre
sans avoir accru l'héritage de leur frère et docteur aimé, l'angélique Thomas
d'Aquin.
L'ouvrage tout entier n'est, au fond, qu'un commentaire de la seconde ques-
tion de la Somme théologique et particulièrement des cinq preuves de l'exis-
tence de Dieu renfermées dans l'article troisième.
« A la découverte de Dieu », ainsi' pourrait s'intituler le premier chapitre. Nous
y voyons les philosophes grecs se mettre à la recherche du premier principe
avec ce génie aventureux et habile que leurs marins apportaient dans le même
temps à la découverte et à l'exploration de terres lointaines. Un second cha-
pitre nous repose de cette course rapide, en étalant sous nos yeux, comme
on voit du sommet d'une montagne tout un paysage, les divers états de l'es-
prit humain à l'égard de la connaissance de Dieu. En face de l'athéisme,
entre le traditionnalisme et l'ontologisme, le P. Villard décrit l'état qu'il
appelle, d'un mot qui dit tout dans son laconisme, l'étal normal.
Je suis à l'aise pour la première preuve, la preuve par le mouvement. Je ne
dis rien de cette richesse en documents scientifiques, puisés aux meilleures
sources, qui donnent à la vieille démonstration un renouveau d'actualité qu'ap-
préciera à coup sûr le lecteur tant soit peu familiarisé avec le progrès des
sciences. Les données de l'ancienne physique n'étaient plus au point elles
cachaient plutôt qu'elles ne faisaient valoir les fortes colonnes sur lesquelles
s'appuie la démonstration. Grâce au P. Villard, nous pouvons lire cette preuve
non seulement sans être choqués, mais avec le plaisir de voir, dans une question
de cette valeur, la science et la raison marcher d'un égal élan.
Ce sur quoi je veux insister, c'est la parfaite intelligence de la preuve aristo-
télicienne. C'est un fait d'autant plus remarquable qu'il est plus rare. On
connaît les deux propositions qui constituent cette preuve tout ce qui est mû
est mû par un moteur en acte on ne peut remonter à l'infini dans la série or-
donnée des moteurs en acte d'où nécessité d'un moteur premier, lequel, par
une analyse que je n'ai pas à faire ici, est démontré être Dieu. La première
de ces propositions est généralement établie d'une manière suffisante il faut
seulement féliciter le P. Villard du bonheur avec lequel, en la développant, il
a mis à contribution les données actuelles de la mécanique. La seconde propo-
s ition, au contraire, est souvent méconnue, et l'on voit des philosophes, croyant
donner la preuve d'Aristote et de s. Thomas, remonter dans le passé, de
poule à œuf, et d'oeuf à poule, jusqu'à ce qu'ils croient rencontrer une pre-
mière poule ou un premier œuf. Manifestement, ce n'est pas de cette manière
que conclut la preuve d'Aristote et de s. Thomas, puisque le premier admet la
perpétuité des générations dans le passé, et que le second, abandonnant cette
position pour des raisons prises de la foi chrétienne, tient néanmoins, comme
philosophe, qu'elle est possible, et que, en l'admettant, l'argument conserve
sa valeur.
C'est donc d'un autre côté qu'il faut chercher la force de la preuve, et c'est ce
que fait le P. Villard avec une énergie qui donne à la démonstration tout son
nerf. Je recommande au lecteur curieux d'avoir la preuve aristotélicienne et
thomiste dans toute sa pureté, dégagée par conséquent des idées de commen-
cement dans le temps et d'impossibilité du nombre infini (dont la première
est extrinsèque lapreuve et la seconde, étant donné que cet infini est poten-
tiel, est fausse), de lire les pages 10" et suivantes qui forment la fin du troi-
sième chapitre.
Le quatrième chapitre, où l'au teur cherche à établir scientifiquementquelques-
uns desjalons qui rattachent les mouvements expérimentés au premier moteur,
est des plus originaux. Il ouvreune voie que les progrès de la science ne pour-
ront qu'élargir, pour le plus grand honneur de la philosophie.
Pourquoi faut-il qu'à l'éloge sans réserve que j'ai fait jusqu'ici se joigne, pour
un instant, une note un peu différente?. Mais le premier devoir d'un critique
est d'être franc Je ne rétracte pas ici l'approbation que j'ai donnée au thomisme
des preuves du P. Villard, mais je l'explique, et je dis que, par une bienveil-
lance et une largeur dont il existe du reste un récent et fameux exemple (1),
(1) Celui du P. Monsabré, qui, dans sa Conférence sur les questions disputées entre
Jésuites et Dominicains touchant la grâce, laisse libres ses auditeurs de choisir entre
les deux systèmes qu'il a successivement caractérisés. On doit dire, ù la décharge de
nos deux maîtres, que le système thomiste prend clans leur bouche une valeur qui
écrase l'autre thèse et montre bien au fond ce qu'ils en pensent.
l'auteur n'a pas voulu absolumentfermer la porte aux interprétationsdifférentes
de celles des thomistes (1). N'est-ce pas le sens du passage de la page 138 où il est
dit « De quelque manière que l'on envisage la série des agents qui s'enchaînent
pour produire un effet déterminé, du moment que ces agents s'appellent et
concourent efficacement à l'œuvre commune, la raison .voit que leur nombre
est précis et parfaitement déterminé » ? Cela est très vrai, seulement, il n'y a
qu'une seule manière d'enchaîner ces agents pour que la conclusion suive. Il
faut qu'ils constituent une suite de causes actuellement subordonnées, et peu
importe que comme êtres, ils aient été produits antérieurement (ce qui serait
l'argument de contingence) pourvu que, comme causes, ils dépendent dans leur
action, au moment où elle s'exerce, d'une cause en acte supérieure.
Donnons une mention, en passant, aux vues pleines de raison et de perspi-
cacité que l'auteur émet, à la fin du même chapitre, sur la possibilité d'un
évolutionisme rationnel.
Il faut lire la preuve par la contingence. Le caractère essentiel de la contin-
gence des êtres est bien reconnu sa conséquence, à savoir l'existence d'un
absolu, est lumineusement, je dirais même chaudement déduite, car l'auteur,
sensible a l'évidence que lui donne cette preuve, lacélèbre et la chante, suivant
en cela l'exemple de l'un des plus grands génies qui l'aient interprétée, le grand
Bossuet.
Une querelle de détail au sujet de la quatrième preuve, preuve par les de-
grés d'être! Est-il bien sûr qu'Aristote n'en soit pas le patron et l'auteur?
Et la référence du IIe livre des Métaphysiques (ne leçon) ne porte-t-elle que
surle principe « Quœ sunt maxime vera, sunt maxime entia », et non sur l'affir-
mation même de l'existence d'un premier être, qui dans le texte de s. Thomas
précède immédiatement ce principe? Les manuscrits sans ponctuation du
moyen âge ne peuvent qu'incomplètement nous renseigner. Mais le texte du
philosophe est là, et bien qu'à. cet endroit du traité une preuve de l'existence
de Dieu puisse paraître insolite, on ne peut douter que dans le chapitre i du
IIe livre il ne soulève au moins la question. Je tiens à conserver au philosophe
la propriété d'une preuve qui offre une si grande connexion avec l'ensemble de
son système, preuve par la cause formelle,, tenant le milieu entre les preuves
se rattachant à la causalité efficiente et la preuve par la cause finale. C'est ce
pourquoi je me permets ici de rompre une lance, oh une toute petite lance
bien inoffensive, une lancette, en sa faveur. Ce point d'histoire ainsi dégagé, je
me rallie entièrement à, l'exposé plein d'élévation que donne notre auteur.
Que dire de la preuve par la cause finale ? C'est ici le terrain le plus propice
l'expositionscientifique. Aussi quelle abondance de documents Je recommande
en particulier l'investigation,de la finalité dans les trois édifices du monde inor-
ganique l'édifice cristallin, moléculaire et atomique. La finalité dans le monde
de la vie est fortement appuyée sur des observations d'histoire naturelle et de
biologie le livre se termine par un chapitre sur la finalité dans le monde Hu-
main, spécialement dans les aspirations de l'homme vers un bien et un vrai
Parmi les nombreux et grands services que Léon XIII a rendus à la France
il en est un dont les catholiques doivent surtout témoigner leur reconnaissance
à l'illustre Pontife c'est d'avoir rappelé la doctrine traditionnelle de l'Église sur
l'origine de la puissance civile. Le gallicanisme avait tellement faussé la thèse
qu'elle était méconnaissable, et on en était arrivé, en France, à considérer
comme seule orthodoxe une doctrine qu'un Pape, nousle verrons tout à l'heure,
crut pouvoir qualifier d'hérétique.
La puissance civile vient de Dieu omnis poteslas a Deo, voilà qui est formel
et ne permet aucune hésitation Dieu seul est le principe premier de tout pou-
voir. Mais Dieu a laissé aux hommes le soin de déterminer la forme que doit
revêtir la puissance civile et d'en choisir les dépositaires en d'autres termes,
si le pouvoir est divin, les gouvernements sont humains. Les gouvernements
se succèdent, ils sont tantôt populaires, tantôt monarchiques le pouvoir de-
meure toujours le même, toujours immuable et toujours divin. Telle est la
doctrine catholique.
Le gallicanisme s'était emparé d'un principe vrai en lui-même, le droit divin,
mais, dans l'application, il l'avait fait étrangement dévier. D'après les théories
gallicanes en effet, ce n'était pas seulement le pouvoir qui était de droit divin
le gouvernement,quant à saforme, et son chef, le Roi, étaient aussi de droit divin.
Le gallicanisme est une des phases de la querelle éternelle entre l'empire et
le sacerdoce. L'empire n'a jamais pris son parti de la parole du Christ Rendez
à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Il exige qu'on lui rende
tout ce quilui appartient et même un peu plus, car •' .1 toujours eu la prétention
de prendre ce qui est à Dieu. Mais, depuis le Christ, l'Église est là pour lui
dire Tu n'iras pas plus loin.
En consacrant ainsi, par l'autorité de Dieu même, la forme spéciale d'un gou-
vernement, les gallicans voulaient que le Roi pût marcher de pair avec le Pape
et fût souvent son rival heureux Les libertés de l'Église gallicane étaient, per-
sonne ne l'ignore, la liberté de l'Église confisquée au profit de la puissance
civile. Ils allaient parfois jusqu'à soutenir que la personne du Roi était trop
haute pour que les foudres de l'Église pussent monter jusqu'à elle, même quand
il s'agissait de châtier des crimes.
(1) Thèse de doctorat soutenue par M. l'abbé Heclor-Raphnël (Juillet. Université
catholique de Lille, 11 mars 1893.
Quand il eut fait assassiner le cardinal de Guise, Henri III envoya à Rome
des ambassadeurs pour obtenir son pardon. Par malheur pour le Roi, le Pape
était alors Sixte-Quint. Les ambassadeursplaidèrent de leur mieux la mauvaise
cause qu'ils étaient venus défendre, et ils imaginèrent de dire au Pape, qu'en
vertu des privilèges et des libertés de l'Église gallicane, leur maître ne pouvait
pas être excommunié. Sixte-Quint, qui n'avait pas l'humeur endurante, leur ré-
pliqua aussitôt « Gardez-vous bien de rien avancer qui soit aussi téméraire et
aussi suspect d'hérésie, de crainte que je ne vous en fasse repentir ».
Voilà jusqu'où allaient les gallicans. Tous n'auraient peut être pas déduit, de
leurs principes, les conséquences extrêmes dont je viens de citer un exemple,
mais toujours est-il que leur doctrine sur l'origine de la puissance civile était
fausse et contraire à la tradition de l'Eglise. Cette tradition, Léon XIII l'a rap-
pelée sous son impulsion d'importants travaux ont été faits, et je signale en
particulier la savante thèse que M. l'abbé Quillet a soutenue pour son doctorat
devant les professeurs de l'Université catholique de Lille.
L'auteur accumule les textes des Pères, des docteurs, des théologiens, des
orateurs, des publicistes, attestant la perpétuité de la tradition. S. Jean Chryso-
stome « Le pouvoir vient de Dieu. Il ne s'agit pas, dans cette parole de l'Apôtre,
de la personne du prince, mais du pouvoir considéré en lui-même aussi il ne
dit pas Non est princeps nisi a Deo, sed de reipsa loquitur dicens Non est
potestas nisi a Deo ».
En commentant les textes si connus de s. Thomas, M. l'abbé Quillet dit « Ad
divi Thomœ mentem auctoritas civilis primitus est in multitudine tanquam in
subjecto, eaque est, quoad potestatis originem, populum inter et principem ha-
bitudo, quœ exslat inter fontem ejusque rivum, inter dantem et accipientem
aliquod munus ».
Bannez: « Potestas quam habet princeps tota est ab ipsa republica. Princeps
non habet majorem potestatem, sed eamdem quamhabetrespublica siquidem
ipsa respublica transtulit in eum suam potestatem.
On sait que Suarez composa son grand ouvrage Defensio fidei, pour réfuter
les nouveautés de Jacques IBr, roi d'Angleterre.
La question est si claire, que Bossuet enseigne que « le pouvoir des Rois ne
vient pas tellement de Dieu qu'il ne vienne aussi du consentement des peuples,
ce que personne n'a jamais nié ». Il est donc inutile d'insister.
Quand un peuple a établi une forme de gouvernement, peut-il la changer?
C'est aux pouvoirs publics à procéderavec prudence et sagesse, dit s. Thomas
auclorilatepublica procedendum est. Ils ne doivent avoir en vue, dans une ques-
tion aussi grave, que le bien public et l'intérêt général.
Le gouvernement nouveau peut-il être légitime et a-t-il droit à l'obéissance
des citoyens ?
Léon XIII s'est prononcé dans son Encyclique du 16 février, et Bossuet, que
personne ne soupçonnera de témérité en pareille matière, ne parle pas autre-
ment que le Pape
« Le peuple de Dieu demanda de lui-même un roi pour le juger. Le même
peuple transmit toute l'autorité de la nation à Simon et à sa postérité. Mais
times :». .
outre cette manière innocente de faire des rois, l'ambition en a inventé une
autre. Ces empires, quoique violents, injustes et tyranniques d'abord, par;
la suite des temps et par le consentement des peuples peuvent devenir légi-
REVUE PHILOSOPHIQUE.
Décembre 1893.
G. TARDE. La logique sociale du sentiment.
CALINON. – Sur l'indéterminationgéométrique de l'Univers.
V. Henri. – Les laboratoires de psychologie expérimentale en Allemagne.
Notes et discussions. Analyses et comptes rendus. Revue des périodi-
ques étrangers.
Janvier 1894.
A. FOUILLÉE. L'abus de l'inconnaissable et la réaction contre la science.-
II. L'abus cosmologique et psychologique.
Dugas. – Observations sur la fausse mémoire.
LÉvY-BnuiiL. – Jacobi et le spinosisme.
Léchalas. – M. Dclbœuf et le problème des mondes semblables. Réponse
de M. Delbœuf.
Analyses et comptes rendus. Travaux du laboratoire de psychologie
physiologique.
Novembre 1893.
Chiton. Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste.
II. PoiNCAitjÉ. Le mécanisme et l'expérience.
J.-E. Mac TAGGART. Du vrai sens de la dialectique hégélienne.
Lettres inédites de Maine de Biran à André-Marie Ampère, communiquées
par M. A. Bertrand (fin).
DISCUSSIONS.
Supplément.
'>'
Janvier 1894.
F. RAVAISSON.De l'habitude.
G. NOEL. -La logique de Hegel. L'idéalisme absolu et la logique spéculative.
F. RAUH. Le principe de la tendance à l'être dans son usage psycholo-
gique.
Enseignement.
C. CHABOT. – La philosophie au lycée.
DISCUSSIONS.
Bradley.
NOTEScritiques.
MAC TAGGART. Appearance and Reality, a metaphysical essay, by
'U.
X. Léon. – L'éducation de la volonté, par J. Payot.
SUPPLÉMENT.
PREMIER NUMÉRO
JVo<rejP/'oy;'antnt< 1
P.
Le T·'rai Thonxislc. R. P. Coconnier, 0. P., professeur de théologie à l'Uni-
théologie.
versitéde Fribourg (Suisse). 0 0
L'Évolution el les principes de S. Thomas d'rlyuira. R. P. Gardeil, 0. P.,
professeur de
Les idées cosnxographiyues d'Albcrt le Grand et de S. Thomas d'Aquin et
la découverte de r~)ncf't~ue. R. P. Mandormet, 0. P., professeur d'his-
8
2i
Fribout-g'(Sutsse).
toire à l'Université de
Le Socialisme ('on/empo; R. P. '-NlauiLitts, 0.
46
(Suisse).
65
Le iYéo-illolinisi7zed ~e P.t ~'o- T'/tomt'snte à propos d'un livredu R. P. FmNS,
S. J., par le R. P. Berthier, 0. P., professeur de théologie à l'Univer-
sité de Fribourg 83
et
(Suisse).
Jean Brclaal el la /'e/t3/ï/t/to/t rle Jf~t/e d'Arc, par les RR. PP. Belon
Balme, 0. P
Rulletin de géologie. R. de Girard, professeuragrégé à l'École polytechnique
de Zurich
Fribourg'(Suisse).
l'Université de
~ec~es.
Bulletin d'arcla~olo~ie clcrLliersree.Kirsch, professeur d'archéologie à
'Puhlicalions notit'e~cs el Somnxa.ires rle
103
108
113
135
DEUXIÈME NUMÉRO
Prêcheurs.
(Suisse).
Le Précursettr. Fr. M. J. Ollivier, des Frères
Comment on leypnofise. R. P. Coconnicr, 0. P., professeur de théologie à
l'Université de Fribourg
133
152
(Suisse).
Le Véo-blolinisnte el le l'aléo-Tlaomisnce à propos d'un livre du R. P. FRlNs,
S. J. (Suite), par le R. P. Berthier, 0. P., professeur de théologie à
l'Université de Fribourg 169
(Suisse).
Les Idées cosmoy/'f:t<~uf.s' f/'A/7)f'y'< /e Grand et de S. Thornas d'.l~rutM et
la découz~crte de r~tme/'njruc. R. P. Mandonnet, 0. P., professeur d'his-
toire à l'Université de Fribourg'
Prêcheurs.
La Recherclae du Pr·entier Principe dans les écoles philosophiques de la
Gréée. A Villard, des Frères
200
222
Coup d'ceid sur l'histoire de la géologie (Introduction au Bullelin géolo-
Revues.
dcZurich(Suisse).
gique (Suite). R. de Girard, professeur agrégé
lievue des
A l'Ecotc polylechuique
2H3
2~tt
P.
TROISIÈME NUMÉRO
(Suisse).
la Fête de S. Dontinique. R. P. Berthier, 0. P., professeur de théo-
théologie.
Pour
théologie.
IogIearUniversited<*Fribourg
Dl. Taine. R. P. Janvier, 0. P., lecteur en
Les Doctrines politiques de S. Thomas. R. P. Maumus, 0. P., lecteur en
265
285
303
L'Évolulionisnxe e< /esp/'t/tCt~es<7e S. 77ion<as d'Aquirt. R. P. Gardeil, 0. P.,
lecteur en théologie 3J66
Pierre le Vénérable et sorz actiuité h'Mey'at/'acon/y'er/s/a/n. R. P. ~landonnet,
(Suisse).
Franck.
0. P., professeur d'histoire à l'Université de Fribourg (Suisse)
,Peut-on être hypnotisé ntalgré soi ? R. P. Coconnier, professeur de théo-
logie à l'Université de Fribourg
Bn~e/Mp/t~Stco-e/tfnttyue. J. 36~)
328
3433
P.
Publications nouvelles. – Ques/tons ;-<i</n?us'?s.
Comptes rendus de philosophie. RR. PP. Maiicloniiet et Gardeil, 0. 381
391
QUATRIÈME NUMERO
Toulouse.
P.
Saint Augustin contre le Jlanichéisme :le son temps. Chanoine Douais, pro-
li.
fesseur à l'Institut catholique de 393
Roches.
Peut-on être hypnotisé malgré soi? R. P. Coconnier, professeur de Lliéol,)-
g'ieàI'UniversitedeFribourg(Suissc). 42a
Le berceau et la première géographie des P. Brosse, 0.
Le Romantisme (te'' article l'Homme dans le Romantisme). Claude des
443 P.
P.
44S
Le Néo-DTolinisme et le Paléo-Thomisnxe (Suite et fin). R. P. Berthier, 0. P. 471
Bulletin philosophique. Les cours de philosophie en France (1892-1893).
R. P. Gardeil, O. ti09
COMPTES RENDUS. A. Farges L'idée du continu dans l'espace el le temps.
R. P. Sertillanges, 0. P. G.-L. Fonsegrive: François Baçon. R. P.
Rose, 0. P.-Mgr Martinez Vigil, 0. P. Ardigua civilisation en ~as7.9/as
Co/espof!<7.!7!cp.
Philippinas R. P. del P. 0. 334
533
CINQUIÈME NUMÉRO
M. Taine. R. P. Janvier, 0.
Toulouse.
L'Inconnaissable selon M. foutre. R. P. Sertillanges, 0. P.
Saint Augustin contre le ~iTanich¢isme de son temps (Suite). Chanoine
Douais, professeur à l'Institut catholique de
560
577
898
P
P
suisse.
P.
Théorie sismique du déluge.. R. de Girard, professeur agrégé à l'École poly-
technique
Bulletin philosophique. Les cours de philosophie en France (1892-1893)
(Suite). R. P. Gardeil, O.
SIXIÈME NUMÉRO
611
629
639
661
P.
L'encyclique Providenlissimus Deus. – Des Études bibliques. R. P. Cocon-
(Suisse).
nier, O. P., professeur à l'Université de Fribourg
P.
Théories physiques à propos d'une discussion entre savants. Fr. P. B.
665
suisse
Lacome, 0. 677
Un Pèlerinage artistique a Florence. R. P. Sertillanges, O. 693
L'Évolutionisme et les principes de S. Thomas (Suite). R. P. Gardeil, O. P. 72a
Le Bomantisme,2< article. Le décor du Bomanlisme. Claude des Roches.. 7388
Théorie sismique du déluge. R. de Girard, professeur agrégé à l'École
poly techn ique 746
Bulletin d'histoire. La littérature du Centenaire de la découverte de
l'Amérique. R. P. Mandonnet, O. 768
jYo/<? sur l'emploi du mot ENEPHÎIA. dans Arislole. R. P. Gardeil, O. P. 777
son. R. Père A. G. O. P.
civile. R. P. Vincent Maumus, O.
P .Tv.
Comptes Rendus. – R. P. A. Villard, O.P.: Dieu devant la science et la rai-
M. l'abbé Quillet L'originedsïJ&jmissance
~}~
y^Y.
v
• • "84-
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Saint-Augustin contre le Manichéisme de son temps (Suite). Chanoine
Douais, professeur à l'Institut catholique de Toulouse.
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Théorie sismique du déluge. R. de Girard, professeur agrégé à. l'école poly-
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Revue de Revues. Bibliographie.
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