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Revue thomiste : questions du

temps présent

Source rosalis.bibliotheque.toulouse.fr / Bibliothèque nationale de France


. Revue thomiste : questions du temps présent. 1897.

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est coulumière.
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avec titre et soigneusement enveloppé.
La Retraite Pascale, dont le sujet fera suite à celui des Conférences, formera
deux fascicules de trois discours.
Les abonnements sont payables d'avance en timbres ou mandat.
Alfred MAME & FILS, Éditeurs à
-
PRÉCIS
TOURS. PARIS, 78, rue des Saints-Përes.

DE LA

DOCTRINE CATHOLIQUE
PAR

LE R. P- WILMERS, S. J-
Ancien préfet des études à la Faculté de théologie de Poitiers.

UN VOLUME IN-8» DE 600 PAGES


prix brociii': : 7 rit. 50

Ce livre est destiné à tous les esprits cultivés, croyants ou incrédules, qui cherchent
en peu de pages l'exposition précise et les preuves des vérités enseignées par la théo-
logie catholique. Tout en étant plus court que certains caléchismes, ce précis est
" cependant plus complet; c'est un ouvrage d'un autre ordre. Le catéchiste peut se con-
£'.; tenter d'enseigner les dogmes, le théologien doit en e'tablir la preuve, les défendre
h contre les malentendus de l'ignorance et les objections de l'hérésie oh de la mauvaise
'' foi, en montrer l'enchaînement, les rapports et les conséquences.
Dans la mesure où l'esprit s'éclaiie et se fortifie par les sciences profanes, il doit,
sous peine de mettre sa foi en péril, s'éclairer et se fortifier par l'étude de la reli-
gion.
C'est à ce besoin de science religieuse qu'ont répondu dans notre siècle les magni-
fiques travaux d'exposition dogmatique et d'apologétique : conférences de Notre-Dame
du 11. I'. Monsabré et de Mgr d'Hulst, apologétique d'Heftinger, elc. C'est aussi pour
coopérer à cette grande oeuvre de salut qu'a été écrit ce livre. Ecartant avec soin les
fermes exclusivement techniques de la scolasfiquo, ne faisant connaître les objections
qu'en donnant les principes pour les résoudre, ce livre est tout à la fois un résumé de
la théologie et une initiation à une science approfondie de la religion. Le théologien
s en servira arec fruit pour se rendre compte rapidement d'un traité ou pour s'en
I
refaire une idée nette. L'homme du monde, le savant, l'écrivain, s'y instruiront facile-
ment des vérités catholiques, souvent si ignorées d'esprits distingués sous d'autres
rapports, parfois si défigurées par l'ignorance, la légèreté et la mauvaise foi. Ceux qui
?nseignent la religion dans les classes supérieures y trouveront pour eux-mêmes un
vaille sûr et méthodique, pour leurs élèves un texte précieux, thème inépuisable d'ex-
plications et de développements.
Nous ne croyons pas qu'il y ait meilleure méthode d'enseignement que celle qu'ont
-uivie toutes les universités catholiques, et. que saint. Ignace expose dans ses Constitu-
tions (part. IV, ch. vi), méthode que se sont appropriée dans ce siècle, sans en en dé-
guiser la source, nombre de prolesseurs de l'Université. Cette méthode suppose entre
'es mains de l'élève un texte court, précis, substantiel; en un mot, une Somme que le
professeur explique et développe en faisant un cours proprement dit. Aidé de quel-
ques notes prises en classe, l'élève s'assimile le cours par une rédaction vraiment per-
sonnelle. Le professeur se contente d'y effacer les erreurs.
Xous n'avons pas à faire l'éloge de l'auteur :'le fi. P. WiJmcrs. Un de ses ouvrages de
dieologie, en qualre volumes in-S", en est à sa sixième édition Ce précis a déjà eu
'rois éditions en Allemagne; même succès pour la traduction anglaise qui a été adoptée
i'ar de nombreux collèges. Si ce livre est adopté dans les pays de langue française,
' .'ance, JJelgique et Canada, l'enseignement de Ja religion dans les classes supérieures
nira l'ait un grand pas vers l'unité.
C'est à dessein que nous n'avons pas parlé du traducteur. Elève du R. P. AVi! mers, il tient
|'e lui toutes les idées de ce livre et toute la science théologique qui lui a permis de
le comprendre et de le rendre français. Non content d'approuver notre entreprise,
en
'j' 1\ Wifmers a pris encore la peine de nous signaler certains remaniements de détail.
'' n'y a donc vraiment pas place dans le titre pour un autre nom que le sien.
(?rA.ce à la permission de MM. Roger et Chernoviz,
nous nous sommes toujours servi, .
pour la sainte Ecriture, de la traduction si autorisée de M, l'abbé Claire. Nous avons
complété le livre par l'encyclique de Léon XIÎI sur l'étude de l'Ecriture sainte.
C'était la coutume en Egypte de juger solennellement les
morts.
N'est-ce pas un devoir de cette sorte que vient de remplir
M. Boutroux à l'égard de Kant? Son cours des deux années uni-
versitaires 1895 et 189fi n'est il pas comme la stèle justificative
qui défendra le grand mort devant un tribunal plus redoutable
que celui d'Osiris, la postérité (1)?
Lisons l'inscription de la stèle : c'est bien le langage d'une jus-
tice à la l'ois respectueuse et impitoyable, telle qu'on l'exerce
envers les seuls morts. « Je ne veux, dit le juge philosophe,
ni construire la Critique ni l'interpréter d'après ce qu'elle est
devenue, d'après les systèmes auxquels elle a donné naissance.
Non, j'entends me placer au point de vue même de Kant,
tâcher d'expliquer sa philosophie comme il l'expliquerait lui-
même. » EL dans sa quatrième leçon : « Pour étudier une pen-
sée vivante et créatrice comme celle de Kant, il faut d'abord,
sans doute, l'éclaircir, la transposer dans une certaine mesure,
de manière à s'assurer qu'on ne s'en tient pas aux formules.
Mais il faut surtout y entrer le plus franchement possible,
repasser par les chemins mêmes qu'a parcourus l'auteur, re-
constituer le mouvement de son esprit. En apparence, Kant
est rempli de répétitions : ce sont les retours qu'il a cru devoir
(1) Nous suivons le texte donné par la Revue des Cours et Conférences, 1895-1896. Les
chiffres III, IV, V indiquent les années de cette revue. Les chiffres qui suivent se réfè-
rent aux numéros des fascicules et des pages qui contiennent les textes cités.
EEVBE THOMISTE. 5° ANNÉE. - 1.
REVUE THOMISTE

faire pour mieux habituer le lecteur à un système qu'il consi-


dère comme nouveau. Lorsque Kant a jugé utile, d'étudier la
question sous divers aspects, il serait imprudent de ne pas le
suivre. On ne peut étudier un système métaphysique du de-
hors par un simple rapprochement de textes : ce serait en
laisser échapper l'âme. Il faut avant tout une grande docilité
d'esprit ; il faut arriver à se mettre soi-même au point de vue
de l'auteur. Voilà pourquoi longtemps nous n'avons pas bien
compris Kant : nous cherchions à le critiquer ou encore à l'uti-
liser : c'était juger avant d'avoir compris. Et quand il s'agit
de Kant, la tâche de comprendre est tellement difficile qu'il
faut, pour un temps, s'y donner tout entier. »
Il n'y a pas à s'y tromper, nous sommes en présence d'un
de ces monuments que la piété des vieux Egyptiens élevait
à la mémoire des meilleurs Pharaons. Ce n'est pas la pre-
mière fois que l'on rencontre dans l'histoire semblable hom-
mage rendu à un philosophe. Les Commentaires d'Averroës
sur Aristote, de Cajetan sur saint Thomas, sont dans toutes
les mémoires. M. Boutroux semble avoir voulu mériter, à l'égard
de Kant, le nom, glorieux autant que modeste, de Commentateur.
Et son cours pourrait porter en épigraphe ce titre imité d'un
célèbre ouvrage thomiste : Kantius interpres sut ipsius.
Nous n'avons pas voulu être des derniers à profiter d'un do-
cument appelé à renouveler en France l'intelligence de la célè-
bre Critique. Pendant quelque temps, suivant le précepte du pro-
fesseur, nous nous sommes donné tout entier à la tâche de
comprendre à nouveau Kant, à la lumière de ses commentaires.
Pendant deux ans, au fur et à mesure de la publication des
cours de M. Boutroux dans la Revue des Cours et Conférences,
nous avons lu, relu, médité, analysé ses leçons, collation né
l'explication avec l'original, copié et recopié maints passages,
voire même réduit, selon le conseil de Leibnilz, tout ce qui
était argument en S3rllogismes. Enfin, nous sommes sorti émer-
veillé du travail, mais fort surpris des résultats.
Après le couus de M. Boutroux, la Critique de la Raison
PURE N'APPARAIT PLUS SOUS LE MÊME JOUR QU'AVANT LE COURS DE
M. Boutroux.
Superbe de structure, incomparable dans l'agencement des
APRÈS LE COURS DE M. BOUTROUX

plus petits détails, cette superbe carcasse repose sur un ter-


rain mouvant, sa base est fragile, ses ligatures n'ont que l'ap-
parence de la solidité.
Position dit problème philosophique,
thode employée: - -
base du système, mé-
tels sont les sujets que, à la suite de M. Bou-
-
troux, nous aborderons dans cet article qui contient nos toutes
premières impressions.

I. - Le problème est-tl bien posé par Kakt ?

selon M. Boulroux, il ne l'est pas. Et ce vice origi-


Non !

nel est d'autant plus grave que l'unité du système est plus
parfaite.

i" Quels sont, chez Kant, les termes du problème lohilosophique ?


Pour s'en rendre compte, il faut procéder par comparai-
son, voir de quelle manière on concevait ce problème avant
Kant.
Cbcz les anciens et la plupart des modernes, le problème
de la Philosophie est le problème de YÊtre. Les Anciens ne
prétendent en chercher, selon M. Boutronx, qu'une connais-
sance très générale. « Descartes, le premier, conçoit le pro-
blème : penser le réel, c'est-à-dire la chose visible, phénomé-
nale, sensible. » Cette tâche est entreprise dans deux directions
différentes. Les uns vont de la pensée aux choses : cogito, erqo
swm ; les autres, Locke, Hume, etc., voient dans la pensée la
trace de l'action des choses. Ce sont les choses que ces der-
niers s'efforcent de faire rejoindre la pensée (1).
« Mais voici que, entre l'esprit et les choses, Kant inter-
pose comme seules données immédiatement, la science et la

(1) III, 7, p. 199.


REVUE THOMISTE

morale. L'objet de Ja philosophie, ce sera de comprendre


comment ces deux disciplines sont possibles, c'est-à-dire à quel
principe il faut les rattacher pour y introduire l'unité et l'in-
telligibilité, comme le principe de Newton introduit l'ordre
dans les phénomènes célestes (1). »
r. M. Boutroux soulève un coin du voile qui cache la genèse,
dans l'esprit de Kant, de cette forme du problème. « Kant
reçut d'abord une éducation piétiste, morale rigide, qui fit
sur son esprit une forte impression : l'éducation que lui donna
sa mère, Anna Reuler, puis celle du collège Frédéric, dirigé
par Schultze, son premier maître... Kant fut imprégné de cet
enseignement et fut très docile à ses leçons (2). » D'autre part,
« l'idée de la science parfaite lui est apparue comme réalisée
par Newton (3)». Cette perfection consiste, d'une part, dans la
nécessité et la certitude des lois newtonniennes, de l'autre,
dans le caractère concret de l'objet qu'elles déterminent. L'an-
tiquité se réclamait d'une science nécessaire mais non concrète ;
la science de Newton embrasse vraiment le réel.
Ces révélations nous font apparaître sous un aspect moins
inattaquable que l'on ne l'attendait l'origine de Ja terrible Cri-
tique. Elle a sa source subjective dans des conditions de mi-
lieu. « Kant, dira encore M. Boutroux, avait des raisons à priori
de juger la démonstration possible. Il croyait, à la bonté de la
nature, à l'action de la Providence divine. Il pensait qu'étant
donnée cette Providence, deux vérités aussi certaines ne pou-
vaient manquer de s'accorder (4). »
Ainsi donc, « pour Kant, ce n'est pas l'être qui directement,
immédiatement, est l'objet des recherches de la philosophie,
c'est la science et la morale. Ce sont là les choses ayant une
réalité, ce sont les données du problème... Il ne demande pas
si la science et la morale sont possibles : elles le sont puis-
qu'elles sont ; il se demande comment il se fait que la science
et la morale existbnt, quels en sont les principes, comment il

(î) v, 3, p. m.
(2) III, 7, p. 194.
(3) Ibid.
- IV, U, p. 626. - V, 3, p. HO.

(4) V. 3, p. 110.
APRÈS LE COURS DE M. BOUTHOUX

faut s'expliquer leur existence. C'est l'analogue du problème


que s'était posé Newton : le monde existe, il s'agit de le ré-
duire en système. liant eut l'ambition d'être le Newton de la
métaphysique (1). »

2° Les conséquences d'un changement de front aussi radical


seront d'autant plus graves que le système reposant sur ces
bases nouvelles aura plus a"unité et sera mieux construit. Kant
avait dit de son oeuvre : « La tentation de changer la moindre
partie amène aussitôt une contradiction non seulement du sys-
tème, mais de l'universelle raison humaine (2). » Voyons, avant
de demander à M- Boutroux ce qu'il pense de la position kan-
tienne du problème, s'il faut concéder à Kant l'unité compacte
à laquelle il prétend,
Il semble, au premier abord, qu'il n'en soit rien.
Cette manière de poser lé problème soulève, en effet, des diffi-
cultés considérables. Les exigences de la science et de la morale
sont différentes, opposées, contradictoires. « La morale exige tout
un monde d'entités suprasensibles dont la science n'a nul besoin :
la science, elle, repose uniquement sur les mathématiques et
l'expérience, qui n'ont rien à voir avec le monde des métaphysi-
ciens. » Considérée en elle-même, chacune de ces disciplines
manifeste une hétérogénéité interne que l'analyse désagrège. On
y rencontre même des contradictions. « Enfin, en les mettant en
regard, on voit que la science repose sur l'idée de nécessité ; la
morale, sur l'idée de liberté (3). »
D'autre part, la métaphysique, sur laquelle s'appuient les don-
nées indispensables à la morale, est « un champ de bataille per-
pétuel ». « Il semble qu'elle ne puisse se constituer, les systèmes
s'y remplaçant sans jamais pouvoir s'établir définitivement. »
Elle démontre, sans doute, les dogmes de la morale; « mais elle
démontre aussi bien le matérialisme, le naturalisme, le fatalisme.
Toutes ces démonstrations ne se ruinent-elles pas entre elles?

(1) III, 7, p. 195.


(2) Critique, préface de la 2° éd.
(3) III, 7, p. 196-197.
REVUE TIIOMISTK

N'est-il pas dangereux de suspendre la morale à des doctrines


aussi fragiles ? »
Néanmoins, M. Boulroux esl partisan du bloc. « L'examen
des écrits de Kant ne permet pas de penser qu'il ait été pei-son-
nellement ballotté entre les différents systèmes; » ce que l'on peut
dire, c'est qu'ils sont venus se heurter et comme s'entrechoquer
dans son esprit.
Le but avoué de la Critique est de ruiner la métaphysique
dogmatique et de dégager la morale de cette robe de Déjanive.
Mais ce n'est là que la moitié de sa tâche. Elle recherche les
conditions d'une métaphysique qui puisse s'imposer avec l'auto-
rité de la science. - C'est donc uniquement en vue de la méta-
physique que Kant détermine les conditions au prix desquelles la
science obtient la certitude incontestable qu'il croit lui recon-
naître (1). De fait, les parties essentielles de la Critique sont
orientées dans ce sens. Dans l'Esthétique et l'Analytique, Kant
dégage lès conditions de possibilité des Mathématiques et de la
Physique. Par la Dialectique, il transporte et vérifie ces condi-
tions dans la Métaphysique et établit ainsi l'idée d'une Méta-
physique scientilique. La préoccupation morale apparaît ainsi
comme le fil conducteur de la Critique de la Raison pure.
Or, selon Kant, la condition de la rigueur et de la certitude de
la science, c'est l'idéalisme. L'idéalisme n'est pas, à l'entendre,
le scepticisme. « Nous savons d'avance, déclare-t-il, que le doute
de Hume n'est pas recevable, car il détruit la science et la
morale (2). » Kant, en effet, ne dit pas, comme Hume, que la
connaissance certaine des choses est impossible. Il dit que, poul-
ies connaître, il faut renoncer à les connaître en elles-mêmes.
C'est en tant que connues seulement qu'elles sont objet de
science.
L'unification du savoir poursuivie par la métaphysique ne
saurait donc regarder les choses en soi. Pour le métaphysicien,
Dieu, le Monde, le Moi ne sont que des idées, des principes de
liaison qui servent à unifier nos connaissances. En soi, Dieu, le
Monde, le Moi peuvent d'ailleurs exister : la Critique ne démontre

(1) III, 4, p. 520.


(a; III, i.
APRÈS LE COURS DE M. BOUTROUX

pas Je contraire. Mais cette existence, toute nouménale, est inac-


cessible à une métaphysique qui prétend à la rigueur scienti-
fique. Celle-ci est au prix de l'idéalisme.
Que les réalistes se rassurent cependant : la science .n'est
peut-être qu'une manière, entre autres, d'user de la raison.
Elle dérive de la raison en tant que celle-ci s'applique à l'expé-
rience. De l'expérience ne saurait résulter, selon Kant, la néces-
sité de la science. Celle-ci vient donc de la raison. La raison,
faculté du nécessaire, peut déborder son usage empirique. Rien
n'empêche, en soi, que l'entendement ne fasse jouer le ressort
des catégories en l'absence de toute intuition expérimentale (1).
h'apriorité n'est pas la subjectivité. Que la raison doive mettre en
exercice l'universalité essentielle à ses concepts, elle atteindra
des objets qui, pour n'être pas des objets scientifiques, n'en
seront pas moins fondés en raison et partant réels. Or elle le
doit, car -- c'est le point de départ de la critique de la raison
pratique notre raison trouve en soi le commandement catégo-
rique de s'universaliser. Qu'elle le fasse, et le noumène se mani-
feste à nouveau sous les vieux noms de Dieu, Monde, Moi,
postulés qu'ils sont par l'impératif catégorique. C'est librement
que la raison s'est réalisée, et c'est pourquoi les concepts aux-
quels on aboutit par cette voie ne sauraient s'imposer avec l'iné-
luctable nécessité de la science. Ce sont des croyances.
Toute cette suite est admirablement déduite par M. Bou-
troux. Son exposition est la justification complète, lucide, de
la formule si contestée par laquelle Kant avait prétendu réunir
les deux critiques : « Je dus abolir la science théorique de
l'absolu, afin d'obtenir une place pour la pratique (2). »
Or, ne l'oublions pas, la marche de la pensée de Kant avait
consisté à réfléchir séparément et avec impartialité sur la science
et la morale. « Quelle ne fut donc pas sa joie, conclut M. Bou-
troux, quand il lui sembla que la Critique, conduite jusqu'au
bout, d'une façon rigoureusement scientifique, aboutissait préci-
sément à jeter un pont entre la science et la morale, à fonder la
morale sur la raison même... Ce fut, par-dessus tout, à la vue de

(1} IV, 14, p. 629.


(2) IV, 14, p. 628.
REVUE TIIOMISTB

cette harmonie merveilleuse qu'il trouva que tout était Lien.


Cette pensée fut pour lui une conviction intime, car, à la fin de
sa vie, à l'heure où ses facultés l'abandonnaient, ses dernières
paroles furent : « Es ist gùt : c'est bien (1) ! »

On ne saurait donc contester, selon M. Bournoux, l'unité


NON PLUS QUE LE CARACTÈRE DOGMATIQUE DE L'OEUVRE DE KaNT : elle
est un réalisme idéaliste dont le fondement irrécusable est la
réalité de la raison. La science, comme la métaphysique kan-
tienne, ne valent que pour notre monde; mais ce monde est
quelque chose de par la raison dont il représente une activité.
Les croyances de la raison pratique ont aussi un objet réel, et
même transcendant. On ne devra donc pas citer, à propos de
Kant, comme on l'a fait quelquefois, le mot de Royer-Collard : « On
ne fait pas sa part au scepticisme (2). » Il nous semble, en effet,
que le kantisme, tel que le comprend M. Boutroux, serait plutôt
un réalisme conceptualiste.
Ainsi, la Critique forme un bloc compact. Et, comme s'exprime
M. Boutroux : Étant donnée cette manière de poser le problème, on
ne saurait douter que Kant ne l'ait résolu avec une grande pro-
fondeur.
3° Toute la question est désormais de savoir si celte manière
de poser le problème est légitime, si la morale et la science sont
données de prime abord comme fait, en sorte que la tâche de la
philosophie soit uniquement de rechercher les conditions de
leur possibilité.
C'est cette position dont M. Boutroux conteste la légitimité.
Il en fait remarquer le caractère factice : « Toute la philoso-
phie de Kant, dit-il, repose sur un postulat : il étudie la connais-
sance, non l'être, et cet être il le suppose. Cet être lui fournit
le divers primitif, sans lequel il ne peut concevoir l'intuition ni
la pensée. D'où vient-il? Son point de vue lui interdit de poser
une telle question. Or, c'est là peut-être un point de vue fac-
tice (3). »

(1) IV, 14, p. 633.


(2) Cours du 12 février 1896. Cf. Bev. Thom., I, i, p. 518.
(3) III, 10, p. 303.
.APHÈS LE COURS DE M. BOUTROUX

Son isolement la rend suspecte. « Kant rompt avec toute la phi-


losophie antique et même avec une bonne partie de la philoso-
phie moderne... Doit-on admettre comme seule légitime cette
manière de poser le problème métaphysique (1)? »
Il y a bien des motifs de penser le contraire : « La philo-
sophie des modernes, en tant qu'elle ne voulait admettre pour
nos connaissances d'autre point de départ que nos idées, a con-
duit à des difficultés inextricables lorsqu'il s'est agi d'opérer le
passage de la pensée à l'être (2). »
De là est résulté que les successeurs de Kant, Fichle, Schelling,
Hegel, sont revenus, par un détour, au point de vue des anciens.
« Ne serait-ce pas que celui de Kant est stérile, puisque tout déve-
loppement à partir de lui a pour condition son abandon (3) ? »
Ajoutons que, depuis Kant, « les esprits se sont scindés en deux
catégories, les positivistes et les mystiques. La véritable cause
de cette opposition, sous la forme où elle existe aujourd'hui, est
sans nul doute la doctrine kantienne... Mais cette mutilation de
la philosophie, consentie de part et d'autre, donne lieu de réflé-
chir et de se demander s'il faut admettre la définition kantienne
de la métaphysique (4). »
De plus, si l'on refuse d'admettre que le choix de la science et
de la morale comme points de départ dérive d'un sentiment
subjectif, comment le justifier? « Kant estime qu'on peut, par
l'observation, constater ce que science et morale contiennent en
elles d'universel et de nécessaire; mais le môme Kant admet, et
l'on admet communément que toute donnée d'observation est
relative et contingente... Comment l'expérience nous apprendra-
t-elle qu'un objet d'expérience est nécessaire (S)? »
Enfin, ce point de départ supposé, n'cst-il pas ébranlé par le
progrès même de la science et de la morale? « La science est-elle
quelque chose d'immuable et de parfaitement déterminé? La
science, telle que la concevait Kant, c'était la philosophie newton-
nienne, avec sa croyance à l'accord exact de l'expérience avec les

(1) V, 3, p. 111.
(2) Ibid.
(3) V, 3, p. 112.
(4) IV, 12, p. 534.
(5) Ibid.
10 REVUE THOMISTE

mathématiques. Cette philosophie est-elle définitive? On peut en


dire autant de la morale que Kant prend pour thème de ses ré-
flexions (1). » M. Boutroux, par respect ou par conviction, s'abs-
tient de répondre en ce qui concerne la morale de Kant, qui est la
morale chrétienne (2); mais il n'en est que plus explicite à l'égard
de la science : « La science ne croit plus atteindre à cette certi-
tude objective absolue que Kant trouvait dans la philosophie de
Newton. En d'autres termes, il n'y a plus pour nous coïncidence
entre la science et l'être. Notre science se suffit dans ses moyens
d'investigation, mais non dans l'estimation de ses résultats. Sans
cesse ballottée de l'expérience aux mathématiques et des mathé-
matiques à l'expérience, elle ne peut plus prouver que ses résul-
tats coïncident exactement avec la réalité absolue. »
Conclusion : « Mais, s'il en est ainsi, le philosophe ne peut
plus se placer uniquement au point de vue de la connaissance et
de la conscience comme a un point de vue qui se suffit ; jl lui
_

faut sb replacer au point de vue de l'être comme principe pre-


mier de la connaissance et de la production (3j, »
Cette conclusion se passe de commentaires.

IL - Les principes synthétiques a priori


ET L'ÉTAT ACTUEL DE TA SCIENCE.

L'idéalisme est donc, selon Kant, la condition de la possibilité


de la métaphysique comme de la science. Quelle est l'origine d'une
si singulière affirmation ?

La voici : Les jugements qui constituent la science et la métaphy-


sique sont des jugements synthétiques a priori. Sans doute, remarque
M. Boutroux, l'existence de tels jugements n'est pas la preuve apo-

(1) Ibid.
(2) V, 3, p. «1.
(3) IV, 12, p. 535-536. - Cf. in, 10, p. 303.
APRÈS LE COURS DE M. B0UÏR0CJX 11

dictique de ]a vérité de Ja Critique : celle-ci est tout entière dans


l'une et l'autre déduction. La Critique tiendrait, alors même que
l'existence des jugements en question serait iniirmée. .Néanmoins
ces jugements représentent son point de départ: ils se retrouvent
au terme de la déduction; Kanl y tient beaucoup : le fait de leur
existence est pour lui une forte présomption en faveur de la légiti-
mité de la déduction.
Qu'est-ce qu'un jugement synthétique a priori ? C'est un juge-
ment qui unit avant toute expérience des termes extérieurs l'un à
l'autre ('!). Exemple : il existe un monde (2). En effet, nous n'avons
jamais expérimenté la totalité des choses qui sont censées com-
poser l'unité que nous appelons le monde ; donc nous n'en avons
pas une connaissance, toute connaissance, pour Kant, venant de
l'expérience. Nous n'en avons qu'un concept. Et ce concept, nous
le lions avec un concept différent celui d'existence. Liant deux
choses hétérogènes, notre jugement est synthétique : se passant
de l'expérience pour les lier, il est a priori.
Un tel jugement est étrange, « car il est étrange que l'on puisse
a priori affirmer d'un fait ce qui n'est pas contenu dans son
concept. Il semble qu'il y ait là une contradiction interne (3). »
« Comment lier a priori A et li, disait Hume, étant donné qu'ils
n'ont rien de commun? N'importe quoi peut produire n'importe
quoi (4). » Ne serait-ce pas, demande M. Boutroux, parce que de
tels jugements sont impossibles, que la métaphysique n'a pu se
constituer comme science ? »
« Mais, répond-il, s'il existe des sciences données et certaines,
comportant des jugements à la fois synthétiques et a priori, on ne
peut opposera la métaphysique la question préalable. Il devient
nécessaire et légitime d'examiner en elle-même sa possibilité. Or,
selon Kant, ilexiste effectivement des sciences dans lesquelles sont
admis des jugements synthétiques a priori : les mathématiques et
la physique pure - sciences certaines - sont dans ce cas (S). »

(1) III, 11, p. 325.


(2) III, 17, p. 520.
(3) lbid" p. S2I.
(4) III, 17, p. 521.
(5) III, 11, p. 325.
12 REVUE THOMISTE

En résumé :
1° Il ya des jugements synthétiques a priori dans les mathéma-
tiques et la physique.
2° Ces jugements s'expliquent très bien dans Vhypothèse de l'idéa-
lisme.
Donc l'idéalisme est la condition de la possibilité de la métaphy-
sique.
Tel est le premier aspect de la démonstration kantienne dont
nous allons suivre dans le cours de M.Boutroux l'examen critique.

1° ExiSTE-T-lL DANS LES MATHÉMATIQUES ET LA PHYSIQUE DES JUGEMENTS


SYNTHÉTIQUES A PRIORI.

a) M. Boutroux commence par examiner le critérium de l'a


priori et de la synthèse présenté par Kant. En soi, un jugement
universel et nécessaire peut être tout simplement une erreur. C'est
une erreur tout au moins qui vient de moi, et en ce sens le cri-
térium reste.
Fort bien, remarquerons-nous, mais ce n'est plus un critérium
de science, car qui dit science exclut l'idée d'erreur. Kant, à vous
entendre, ne pourrait plus regarder ses Prolégomènes comme une
préparation à toute métaphysique qui se présentera comme science,
mais comme science ou comme erreur. Tout croule dès le premier pas,
si l'on admet que les jugements synthétiques a priori peuvent être
des erreurs. Or c'est ce que M. Boutroux paraît concéder (1). Le
phénoménisme ainsi entendu ne diffère plus de celui que con-
damne saint Thomas lorsqu'il dit: Sequeretur error antiquorum
dicentium omne quod videtur esse verum (2). Une erreur, pour venir
de moi, n'en est pas plus vraie.
Voilà pour le critérium de l'a priori. Quant au critérium de la
synthèse, « qui peut répondre qu'une analyse complète telle que
celle que Dieu peut accomplir, ne ferait pas sortir le prédicat du
sujet là où nous n'y réussissons pas ? » Est-il besoin, demande-

Ci} m, », p. 328.
(2) I P., q. lxxxv, 2, c.
APRÈS LE COURS DE M. BOUTROUX 13

rons-nous, d'une analyse autre que la nôtre pour cela ? On peut le


contester; sans doute les lois naturelles des sciences modernes
impliquent des liaisons entre choses hétérogènes. Mais les pre-
miers principes, mais la loi tout intellectuelle de la causalité?...
Depuis Aristote une tradition philosophique ininterrompue le
conteste. Dans le concept de l'effet, les péripatéticiens découvrent
celui de cause et la liaison qui en résulte pour être a priori
dans un certain sens, n'en est pas moins, selon ces philosophes,
analytique et objective.
Quoi qu'il en soit, M. Boutroux ne semble priser que médiocre-
ment le critérium de l'a priori et de la synthèse présenté par
Kant.
b) Néanmoins il se demande ce que vaut le caractère de synthèse
attribué aux propositions mathématiques, aux lois physiques.
Ici, son jugement acquiert une singulière autorité. Kant, on l'a
démontré, n'était compétent en fait de sciences que dans les limites
des élémentaires.« Après Newton, après les savants du xvme siècle,
dit M. Milhaut, Kant ne semble pas de son temps. -
Ses vues...
restent pénétrées de quelque naïveté malgré les apparences de la
forme savante, et elles font plus songera certaines théories d'Aris-
tote ou môme des Ioniens qu'à Kuler et à Newton (1). » « Mais
Kant, ajoute M. Mansion, avait appris et enseigné les mathéma-
tiques élémentaires... Sa profonde conviction de leur certitude
apodictiqun, d'une part, l'impossibilité où il se trouvait, d'autre
part, de les ramener à des jugements analytiques à cause de la
manière étroite dont il concevait ceux-ci, le conduisirent à faire
des mathématiques, puis de la métaphysique elle-même,une science
absolument subjective (2). »
En Allemagne, où M. Boutroux a parfait son éducation philoso-
phique, les professeurs d'exégèse sont souvent doublés d'un rabbin
chargé de fournir les documents talmudiques. M. Boutroux, s'il
n'est pas spécialiste, est, dit-on, doublé lui aussi d'un rabbin
mathématicien. Ne faut-il pas, comme disait saint Thomas, que la
science du marin commande à l'art des constructeurs ? Ainsi fait,

(1) MiuiAUr, Kant comme savant (Rev. phil. mai 1895).]


(2) Mansion; Premiers principes de la Métagéométrio : XII. La Métagéométrie et le
Kantisme. [Revue néo-scolastique, août 1896.)
14 REVUE THOMISTE

chez M. Boutroux, la philosophie à l'égard de la science. Si la


compétence d'un Herbert Spencer n'a pas trouvé grâce, je crains
que les mathématiques élémentaires du pauvre Kant ne fassent
plus mauvaise figure encore en présence des renseignements sug-
gérés par le rabbin de M. Boutroux, ancien major de Polytech-
nique et membre de l'Académie des sciences à l'âge où ses ca-
marades de promotion devenaient capitaines.
En arithmétique, M. Boutroux n'a pas de peine, après Leibnitz,
à démontrer le caractère analytique de l'addition. En géométrie,
les mathématiciens choisissent arbitrairement leurs principes.
Sans doute, il reste toujours au point de départ des éléments d'in-
tuition : néanmoins les principes ne sont pas imposés par les
choses. On dira par exemple : « L'esprit choisit la combinaison la
plus simple. » C'est « se rapprocher du sens kantien (1). »
Oui, mais c'est aussi s'éloigner du réel.
En physique, il y a des parties synthétiques et des parties a
priori. Malheureusement pour Kant, celles qui sont synthétiques
sont a posteriori, celles qui sont a priori ne paraissent pas synthé-
tiques. La causalité elle-même se décompose, pour les physiciens,
en liaison mathématique (a priori) et contiguïté contingente (a pos-
teriori). « Ce n'est plus là la thèse de Kant. »
Conclusions : 1° Il se peut que la thèse de Kant soit contestable
en ce qui concerne la physique. Elle paraît subsister quant aux
mathématiques.
2° Ce qui est a priori c'est un travail de l'esprit accompli d'une
façon originale. Les choses ne fournissent que l'occasion, non
l'exemple et le modèle de ce travail. Voilà ce que nous retenons de
la doctrine kantienne.
3° Ce qui reste obscur, c'est la question de> savoir ce qu'est au
juste le travail de l'esprit. A-t-il le caractère de nécessité que lui
attribue Kant ? Affirmons-nous de fait une liaison nécessaire ?
Cette affirmation, sommes-nous absolument nécessités à la faire?
La science ne se contente-t-clle pas d'une nécessité relative?
On le voit, nous sommes loin avec M. Boutroux de VExegi mo-
numentu?n kantien. Entendez toute la gamme des expressions
académiques : Jl se peut, il paraît, voilà ce que nous retenons, ce

(1) III, 11, p. 330.


APRÈS LE COURS DE M. BOUTROUX ' 15

qui reste obscur, et que dire de cette avalanche de formules intei'-


rogatives ?
D'autres iront plus loin. M. Mansion, avec l'autorité qu'on lui
connaît, conteste que l'espace mathématique puisse être considéré
comme forme a priori. M. Schiller l'appuie en ces termes : « Kant
a eu tort de regarder le concept comme simple et primitif: il ne
distingue pas l'espace physique et l'espace géométrique : voilà
pourquoi ne pouvant faire de son Anschauung, une perception ni
un concept il en l'ail une forme à priori... Il faut rejeter sa con-
ception comme manifestement vieillie (1) ».
Or l'espace était, chez Kant, la condition première de l'a priori
des jugements mathématiques. Ce qui îeste obscur, c'est donc
précisément ce que Kant trouvait très clair. Faudra-t-il faire
reposer la critique sur ce que M. Lechalas appelle ingénieusement
U11 IMPÉRATIF GÉOMÉTRIQUE ?
Sans doute, il y a dans la formation des idées nécessaires un
travail de l'esprit. Et c'est là un résultat considérable, ajouterons-
nous avec M. Boutroux, « puisqu'il mel en relief, avec l'origina-
lité et la spontanéité de l'esprit, sa réalité en face des choses ».
Mais, est-ce bien là un résultat de la Critique, et, ne suffisait-il
pas, pour l'ob'enir, de remarquer, avec des anciens, que la con-
naissance n'a lieu qu'autant que le connu est reçu dans le connais-
sant? C'était affirmer, je pense, avec autant d'intelligibilité et peut-
être avec plus de justesse, la réalité de l'esprit en face des choses.

2° Passons à la seconde question. « Il ne s'agit pas de savoir


si les jugements synlhétiques a priori sont possibles, puisqu'ils
sont. » Il s'agit de savoir comment ils sont.
Kant repousse la solution sensualiste. M. Boutroux, en son nom,
rejette une autre'solution qu'il nomme éclectique. Le caractère
d'intuition y est expliqué par l'expérience, le caractère de néces-
sité par le rôle do l'entendement. « Une telle explication dénatu-
rerait le jugement mathématique qui n'est pas fait de deux pièces
isolables, intuition et apriorisme, mais qui consiste en une intui-
tion qui comme telle est a priori. » C est contestable : M. Mansion
que nous citions tout à l'heure le conteste au nom des mathéma-
tiques. Comment se fait-il, si l'intuition des mathématiques est
(1) Euclidian Gcometrj and tlic Kantian a priori. Philos, lïeview, Mardi. [1896. IV.
16 REVUE THOMISTE

a priori, qu'il n'y ait qu'un espace réel, l'espace euclidien de Kant,
alors que d'après la métagéométrie plusieurs espaces sont pos-
sibles ? La doctrine péripatéticienne le conteste également au
point de vue philosophique. Et nous ne voyons pas que M. Bou-
troux, dans sa leçon 17% où il montre que l'esthétique se suffit à
elle-même, ait réussi à établir clairement que l'intuition mathé-
matique est comme telle a priori (1). Et nous ajoutons que nous
ne croyons pas possible de le faire.
Ce point est important à relever, car une fois admis le carac-
tère synthétique a priori de cette intuition, « la seule explication
possible est la suivante : il y a en nous une faculté d'intuition s'cxer-
çant par les sens. Si nous admettons que cette faculté a un fonds
propre, une certaine nature, une loi spéciale en vertu de laquelle
I'-' elle s'exerce, alors nous pourrons admettre que l'intuition a priori
dont il s'agit n'est autre chose que l'intuition de la forme même
de notre sensibilité (2). » Une telle intuition est a priori puisqu'elle
est, comme notre sensibilité, antérieure aux choses ; elle est
i-W objective puisque rien n'est perçu qu'en s'adaptant à cette forme,
en se moulant sur elle.
L'explication est plausible. Mais la question reste entière. Il
1, faudrait tout d'abord savoir si l'intuition a priori exigée par les
principes synthétiques a priori est comme telle a priori. On ne
peut le faire qu'en supposant ce qui est en question et ce que l'on
?
prétend découvrir, à savoir que notre intuition ne porte que sur
les formes de notre sensibilité. La conclusion est incluse formelle-
ment dans les prémisses. Nous sommes en présence d'une dé-
monstration circulaire qui suppose l'idéalisme pour mieux le
conclure.
Passons aux jugements synthétiques de la physique. Ces lois,
remarque M. Boutroux, portent non pas sur la matière et le détail
des choses, mais sur leur marche générale, leur forme. Comme
telles, nous les concevons comme objectives et nécessaires. En
tant qu'objectives, elles relient ensemble des choses distinctes et
sont par conséquent synthétiques. En tant que nécessaires, elles
doivent être a priori. Comment expliquer ce double caractère ?
« Il s'agit de savoir, répond M. Bouiroux, comment j'arrive à

(1) IV, 14, p. 629.


(2) III, 17, p. 523.

t;
l'idée d'objectivité. J'ai en moi la faculté de dire : je pense. Le
« je pense » doit pouvoir accompagner toutes mes représentations.
Mais comment dire Je sans s'opposer à quelque chose qui n'est
pas soi ? Sujet suppose objet. Or, que] est d'un tel objet la condition
nécessaire et sufiisante? Il suffit que j'aie en face de moi des intui-
tions liées entre elles par des relations universelles et nécessaires.
Or, des intuitions, ma sensibilité m'en fournit. Mon entendement,
qui est la faculté de lier, pourra lier ces intuitions, Cette théorie
me donne juste ce que je demande : l'objectivité de la nature en
tant que liée au moi qui me constitue (1). »
C'est de nouveau, quoique par une autre voie, l'idéalisme. Tout
à l'heure une intuition comme telle à priori nous interdisait toute
vue d'un objet au delà de la forme de notre sensibilité, maintenant
c'est le sujet qui vient témoigner qu'une objectivité idéale lui
suffit. Comme précédemment, un doute plane sur les limites des
prétentions objectives du sujet tel que Je conçoit Ivan t. Ce sujet
qui se conlente d'une objectivité idéale n'aurait-il pas été aupa-
ravant stylé -'je veux dire idéalisé? Existe-t il un je pense tout
court. Le véritable point de départ de la connaissance du sujet
ne serait-il pas un : je pense quelque chose ?
S'il en est ainsi, comme nous le démontrerons plus amplement
ailleurs, nous ne saurions nous rendre à la sentence par laquelle
Ivant interprété par M. Boutroux conclut au rejet de la chose en
soi : « Nous n'avons que faire de* telles entités ; notre théorie
explique l'objectivité des mathématiques, au seul sens où elle
soit admise. » Quant aux objets de la physique, « ce que nous
affirmons, c'est qu'il existe dans les choses, en tant qu'objet de
notre connaissance, des lois correspondantes aux lois de notre
intelligence. C'est nous-mêmes qui, dans la sphère de l'apercep-
tion transcendantale, constituons l'objet qui apparaît comme
chose à la conscience empirique. »

En résumé, la base de la démonstration hypothétique de l'i-


déalisme est contestable. L'existence des principes synthétiques
à priori dans la physique et les mathématiques est loin d'être
démontrée clairement. Le critérium assigné par liant pour

(I) III, 17, p. 525.


REVUE THOMISTE. 5° ANNEE. 2.
18 REVUE THOMISTE

les reconnaître est suspect. Les mathématiciens et surtout les


physiciens ne reconnaissent plus guère que des principes soit
analytiques, soit synthétiques à posteriori. Le raisonnement,
par lequel on s'élève de celle hase pour conclure à l'idéalisme
a toutes les apparences d'une pétition de principe. Ceci,
M. Boutroux ne le dit point, mais la manière dont il traduit
Kant, ne manquera pas d'en faire venir la pensée. En mettant le
doigt sur les points décisifs, en montrant bien que le point de
départ de l'idéalisme était, d'une part, la conception d'une intui-
tion comme telle à priori, partant condamnée d'avance à l'idéa-
lité, de l'autre, l'opposition tout idéale de sujet à objet, il a t'ait
éclater le paralogisme. Si Kant se trouve enfermé dans l'idéalisme,
il apparaît qu'il s'était d'avance bénévolement retranché tout
moyen d'en sortir.
De plus, cet essai de démonstration nous inspire deux re-
marques. Originairement, le système de Kant avait pour objet de
permettre à la pensée d'enserrer le réel empirique. Les jugements
synthétiques à priori avaient précisément cette utilité. « A ne
poursuivre que des liaisons analytiques, atteindrait-on bien la
science du réel, et "ne se confinerait-on pas dans la science du
possible(l) ? » Celle objection de Kant est restée très puissante,
estime M. Boutroux. Mais le même M. Boutroux concède que la
législation imposée par l'esprit, grâce aux principes synthétiques
à priori, ne regarde pas le détail (2). Ailleurs, il nous avertit qu'il
faut opter entre la rigueur et l'objectivité (3). 11 semble qu'il y
ait contradiction entre le projet primitif et sa réalisation. On pro-
jetait d'enserrer le réel concret de la science newtonienne, et
l'on linit par reconnaître que les principes synthétiques à priori
ne concernent que le réel existant pour notre monde. Au lieu de
lois concrètes, nous nous trouvons en présence de principes géné-
raux, faits de formes générales et de catégories universelles com-
binées. N'est-ce pas encourir Je reproche même que, à raison ou à
tort, on fait à la scolastique ? Il est possible que la Critique soit
« l'effort le plus puissant qui ait été fait pour se rendre compte de
ce que contient, en réalité la formule : Toute science a sa source

(1) III, 34, p. 526.


(2) III, 29, p. 373.
(3) IV, 12, p. 535.
dajis l'expérience ». Il semble bien que cet effort a été infruc-
tueux.
Enfin, l'issue de celte démonstration provisoire nous donne
des Joules sur la démonstration définitive de l'Analytique.
Comment sommes-nous assurés de retrouver, au terme de la dé-
duction transcendantale, ces lois de la nature, que nous savons
désormais ne pas se trouver, de la manière du moins que le conçoit
Kanl, à l'origine de la méthode régressive et hypothétique? Car,
si l'hypothèse ne dérive pas du fait, est-il plausible qu'elle s'ap--
plique au fait? Kanl ne part pas de la science telle qu'elle est
pour ériger son hypothèse de l'idéalisme; comment l'analyse de
cette hypothèse expliquerait-elle la science ? Il est clair qu'elle ne
vaudra que pour le monde imaginaire qu'il s'est forgé.
Et c'est ce que l'examen de la méthode de l'Analytique va mani-
fester.

III. - La méthode de Kakï et la méthode scolastique.

Si j'avance maintenant que la méthode kantienne, telle qu'elle


ressort de l'exposé de M. Boutroux, n'est nullement originale
dans ses procédés, qu'elle les emprunte presque tous à la scolas-
fique, qu'elle ne se distingue de la méthode péripatéticienne
que dans les détours qu'elle lui donne à l'intention de mystifier
ceux qui croiraient rencontrer dans la Critique la solution du
problème de la Vérité, l'énormité que je profère est telle, qu'il
me faut la claire vue de l'évidence du fait pour pouvoir la main-
tenir. Passons donc de suite au fait.
La correspondance dont je parie est surtout manifeste en trois
points :
Le principe de la méthode ;
Les procédés généraux ;
Les résultats immédiats.
i° « L'originalité de la méthode kantienne, dit M. Boutroux,
consiste notamment dans l'idée d'analyser le fait, le donné à un
point de vue métaphysique. Il semble que le fait soit l'élément
20 REVUE T110MISTE

ultime devant lequel il n'y a plus qu'à s'arrêter. Or Kant cherche


s'il n'est pas lui-même un composé, dont l'esprit peut retrouver
les éléments, et, par là même, mesurer la valeur. » Ce travail est
accompli par la vieille raison logique d'Aristote dont le principe
constitutif, le principe de contradiction, «i reste au-dessus de ioute
critique ».
J'avoue que je ne puis saisir ce que M. Boutroux trouve d'ori-
ginal dans cette méthode. C'est la méthode perpétuelle d'Aristote
et des scolastiques. Descartes l'abandonne et s'arrête devant le fait
de conscience, fait deliberté, fait de la pensée, etc. Les sensualistes,
à leur tour, prêchent le fait matériel comme la donnée suprême.
Nous avons encore les oreilles rebattues de l'insistance que met-
taient les maîtres de notre jeunesse, les disciples de Cousin et de
Taine, à fixer nos attentions sur ces deux genres de faits. Nous
devinions bien qu'il devait y avoir autre chose, que ces faits de-
mandaient à être eux-mêmes expliqués. En cela nous étions, non
seulement avec Kant, mais avec Aristote et les scolastiques.
Pour Kant donc, « l'expérience ne donne que le point de départ;
l'analyse métaphysique décompose ces données en cléments inac-
cessibles à l'observation ». Parmi ces éléments sont les facultés.
Les facultés ne sont pas pour lui des objets d'intuition directe,
mais des concepts, condition du fait qu'il décompose. « Tel le ma-
thématicien qui, parti du concept psychologique de force, en fait
une formule algébrique qui ne représente plus rien. » Loke a fait
« la géographie de l'esprit humain » ; sa psychologie est purement
descriptive. On peut en dire autant de celle de Descaries. Kant n'a
pas de psychologie au sens moderne du mot. Les données psycho-
logiques ont pour lui une signification métaphysique.
En cela, il se rencontre avec la tradition scolaslique. Qu'on lise,
par exemple, dans le traité de l'Ame, la manière dont saint
Thomas reconnaît l'intellect agent, ou encore dans les Sommes,
la démonstration du libre arbitre, la constatation directe n'y entre
pour rien : saint Thomas ne la rejette pas, sans doute, mais elle
n'est pour lui qu'une méthode approchée; l'intellect agent est
affirmé comme une condition nécessaire de l'épuration des
images; la liberté comme une conclusion de la rationalité.
Il y a cependant une différence dans la manière de considérer
le/ait. Kant le vide de tout contenu ontologique, il le réduit dès le
principe au pur phénomène. Et bien qu'il ne nie pas la possibilité
de remonter d'une existence donnée à une autre existence, il nie
qu'il soit possible d'inférer une existence d'un pur phénomène.
Les scolastiques cherchent, au contraire, dès le principe, les
conditions de la connaissance comme connaissance de quelque
chose. Ce point de départ leur est acquis de par la nature même
du jugement, ou, comme ils disent, de cette opération par laquelle
l'intellect compose et divise. C'est, on se le rappelle, sur cette
môme opération que liant a basé son analytique transcendantale.
Mais, tandis queKanl regarde le jugement comme une pure énon-
ciation de la convenance d'un concept avec un autre, ce qui em-
porte l'idéalité de l'objet, les scolastiques pénètrent plus profond.
Ils remarquent que toute énoncialion n'est pas un jugement. Si
je dis : tous les oiseaux sont bleus, par exemple, j'ai une énoncia-
tion comportant la distinction de sujet et d'objet telle que l'exige
liant, c'est-à-dire logique et partant idéale; mais je ne prononce
pas sur la vérité de cette composition que je sais même fausse. Si
je dis au contraire : pas d'effet sans cause, cène sont plus les
deux termes de renonciation que je compare entre eux, c'est toute
renonciation qui existe dans mon esprit, avec une réalité qui
n'est pas dans mon esprit. Telle est l'objectivité que manifeste,
qu'exige le fait du jugement dûment observé (1).
liant a confondu ou voulu confondre énoncialion et jugement.
Les scolastiques distinguent ce que le jugement a de spécifique
pour la conscience. Ce quelque chose de spécifique est donné dans
la conscience comme le reste. Il faut donc admettre le réalisme
qui y est impliqué.
D'ailleurs les compositions ou les divisions des jugements méta-
physiques sont absolument nécessaires. La réalité à laquelle ils

(1) Nous avons été particulièrement frappés de trouver ces idées sous la plume de
l'un des éditeurs de la plus importante revue philosophique américaine. Dans un article
de mars 1896 sur la Nature de la synthèse intellectuelle 31. J. E. Croighton écrit en
substance ceci : La distinction entre les fonctions réelles ou logiques de la pensée est
une fiction. L'essence môme du jugement consiste à aller au delà des idées et à pré-
tendre spécifier quelque chose de réel... Il n'y a qu'une différence de degré entre la
perception et la conception, celle-ci n'étant que la première pleinement systématisée...
Toutes les fois que nous pensons, nous dépassons la perception sensible quoique, sans
elle, il ne puisse y avoir matière à pensée. Dès lors il n'est pas possible de poser des
limites à laportée de notre connaissance. Et il n'y a pas lieu de distinguer avec Kant
le phénomène et le noumène.
22 REVUE TJIOMISÏE

correspondent, ne saurait donc exister dans la sensibilité ou l'ex-


périence. Elle est extérieure à nous.
Cette théorie qui nous place du premier coup dans l'objccti-
visme réaliste es d'ailleurs complétée, chez les scolasliques, parles
I

thèses de la connaissance sensible, de l'induction, de la générali-


sation et de la genèse de l'habilus des premiers principes, qui per-
mettent de vérifier la voie par laquelle le réel extérieur s'est intro-
duit dans l'esprit. Mais c'est là une question de quomodo; c'est par
elle que les scolasliques diffèrent surtout des cartésiens; la preuve
de Tobjcctivisme, c'est-à-dire de l'existence de choses existantes
ou possibles comme terme de nos jugements, est impliquée dans
l'acte môme de juger. Comme dit M. Boutroux : « Le clogmalisle
est d'emblée hors de lui (d). »
On conçoit que les résultats de l'analyse métaphysique chez les
scolasliques diffèrent des résultats kantiens. Pour ce qui est des
facultés, elles sont sans doute dégagées par l'analyse des données
et se présentent comme conditions des données ; mais ces condi-
tions enveloppent, sous leur concept, l'être que l'on trouve déjà
dans le conditionné. Il pourra en être de même des catégories que
l'analyse métaphysique dégagera de l'être transcendantal reconnu
par les jugements.
Procédé identique, résultats différents, pareequeics scolasliques
ont été conduits par leur analyse du jugement à se placer au point
de vue de l'être, et à concevoir le donné autrement que Kanl : tel
est le résultat de cette première comparaison qui regarde le prin-
cipe de la méthode.
2° Les procédés généraux.
Kanl emploie, dit M. Boutroux, quatre moyens de démonstra-
tion : l'argument par hypothèse, procédé préliminaire; la déducr
tion transcendantale et la déduction métaphysique, procédés
essentiels; la discussion dialectique, l'argument par confrontation
avec les sciences, procédés auxiliaires.
JNous reconnaissons, dans l'argument par hypothèse, l'argu-
ment par le signe ou par le genre des anciens; l'argument par
contre-épreuve est l'argument a simili ou a consequenti; la discus-
sion dialectique ne diffère de celle qu'Arislote emploie dans tous

(1) I, 29, p. 368.


scs ouvrages que par la prétention, aussi naïve que conlrouvée,
d'ériger en antinomies insolubles les oppositions systématiques
qu'il relève.
Restent donc, comme propres au système, les deux déductions
qui incarnent, à proprement parler, l'analyse métaphysique.
Essayons d'en donner une idée en rapprochant les renseignements
fournis par M. Boutroux des données scolastiques.
Ii s'agit de chercher les conditions du donné, du t'ait. Le fait,
nous le savons, c'est d'après Kant la nécessité et la certitude des
connaissances scientifiques d'une part, et de l'autre le caractère de
synthèse à priori de ces connaissances. La démonstration hypo-
thétique de l'Introduction et des Prolégomènes nous a fait entre-
voir la condition do ce donné. Ce serait une faculté de connaître
à priori. A priori ne veut pas dire cause comme chez Aristotc (1) ;
il ne signifie pas non plus imiéilé; les concepts d'espace et de
temps ne sont pas innés. Uterque procul dtcbio acquisitus, dit Kant. ^

Une faculté à priori serait donc une faculté acquise, mais par le
déploiement d'une loi interne de noire esprit.
Les scolastiques souriront en reconnaissant, dans celte manière
d'entendre l'a priori, la conception qui leur est si familière de la
genèse de l'habitus des premiers principes. Et les deux questions
qui suivent : Une telle faculté existe-t-elle? Que vaut-elle? ne
sont pas l'ai les pour les dérouter. Quxstiojuris, Quoestio focti, cons-
tate M. Boutroux, comme un simple scolastique.
l" Qusestiofacti.
« Est à priori, dit Kant, toute affirmation portant que quelque
chose existe universellement et nécessairement. » Et la preuve en
est que de telles connaissances ne sauraient venir comme telles de
l'expérience. D'accord!
« Mais, ajoute l'interprète de Kant, il ne suffit pas que je cons-
tate en moi de telles affirmations pour que je considère comme
certaine l'existence d'éléments à priori dans mon esprit. Celte
existence veut être démontrée' Elle le sera si je prouve que ces
affirmations sont liées à la nature de mon esprit. » D'accord !
Or c'est ce que prouve, selon Kant, la déduction métaphysique
(1) III, 10, p. 300. Ceci ne semble pas tout à fait exact. A priori chez Aristote signifie
à la fois cause d'être et cause de connaissance, c'est-à-dire principe. Pour les scolas-
tiques les deux ordres de causes se correspondent, la vérité n'étant que l'adéquation de
l'esprit et de l'être (III, Posl. Anal., lect. I).
REVUE THOMISTE

des catégories. On y voit sortir de l'entendement non seulement


la forme générale de nécessité, mais les concepts généraux que
revêt cette nécessité : causalité, substance, etc. La correspondance
entre la table des jugements logiques (à laquelle Kant fait d'ail-
leurs un brin de toilette) est le garant de cette déduction. Le
caractère trichotomique de la marche déductive montre qu'elle
n'est pas l'oeuvre du principe de contradiction. Le principe de con-
tradiction procède en effet par opposition : les divisions qu'il
produit sont dichotomiques. La déduction des catégories n'est
donc pas une déduction logique : elle aboutit à des réalités de
l'ordre existentiel (4). 11 est impossible de montrer en elles des cas
particuliers de la loi de non-contradiction. » Elles président aux
jugements d'existence (2).
Cette argumentation stupéfie l'esprit plutôt qu'elle ne l'éclairé.
« Kant mit près de dix ans à la constituer et finalement n'en
fut pas satisfait, je le comprends. Compliquée, étrange, artifi-
cielle, factice (3). » M. Boulroux n'a pas assez d'épithètes pour la
caractériser. Et ce n'est que justice. Mais d'où vient ce courage
que rien n'arrête à vouloir renverser la pente naturelle de l'esprit
et en faire sortir la pensée toute faite comme une Minerve sortant
tout armée du cerveau de Jupiter. A notre avis, cela vient
chez Kant du but qu'il poursuit. II lui faut rejoindre ses principes
synthétiques à priori. Aucun élément à posteriori, venant des
choses, ne saurait entrer comme tel dans ces principes. Or l'intui-
tion sensible, avec ses deux formes, l'espace et le temps, pourvoit
à la vérité à ce que le détail des lois, leur matière, n'arrivent à l'es-
prit qu'après un premier arrangement. Mais l'intuition intellec-
tuelle prétend passer par un autre chemin et directement entrer
en commerce avec les idées générales. Il faut prévenir cette
intrusion et, coûte que coûte, trouver dans la raison logique non-
seulement le pouvoir d'universaliser en acte et de lier avec néces-
sité que tout le monde lui reconnaît; mais les concepts universels
tout formés (4). Au fond, les jugements synthétiques à priori sont
(!) III, 2J>, p. 243.
(ï) III, 29, p. 3G6.
(3) III, 29, p. 368; III. 2§,passim.
(4) Selon Kant, la synthèse intellectuelle est un procédé qui joint extérieurement des
parties... Le produit de la synthèse est un tout mécanique, nullement idéal... On pourrait
décomposer ce tout en ses éléments comme un composé chimique »., (J. E Creighton,
loc. cit.)
APRES LE COURS DE M. BOUTROUX

l'idée de derrière la tête de Kant. C'est une hantise qui l'empêche


d'apercevoir les invraisemblances de la tâche qu'il accomplit.
Et, malgré ces incroyables tours de force, il n'arrive pas à
rejoindre le réel objectif. C'est ce que nous avons maintenant à
prouver.
2° Quoestiojuris.
« Nos concepts prétendent à une vérité objective. Nos mathé-
matiques s'imposent aux phénomènes sensibles ; notre physique
suppose qu'il y a dans la nature des lois et certaines lois. Que
valent ces anticipations'? De quel droit nous prononçons-nous sur
ce qui n'est pas nous. C'est là le fameux problème de la déduction
transcendantale (1). »
Réponse : « Point de sujet sans objet. » Sans doute, mais qu'est-
ce à dire ? Cela veut dire selon Kant que, « pour sentir, il me faut
un multiple ordonné suivant les lois de ma sensibilité ; pour
penser, il me faut une matière ordonnée suivant les lois de mon
entendement ». Mais quelle preuve avez-vous que ce multiple,
cette matière soient? « C'est la nature des représentations élémen-
taires de la sensibilité et des concepts élémentaires de l'enten-
dement » qui les postulent. Ils en ont besoin, il le leur faut.
Cogito, ergo res sunt. « L'objectivation par l'esprit suffit à assurer
l'objectivité pour l'esprit. Il ne faut rien de plus pour assurer la
réalité de la nature, et Newton n'a pas besoin d'autre chose pour
établir les lois de la mécanique céleste (2). »
Est-ce bien sûr? Les anticipations de la mécanique céleste ne
demandent-elles que l'objectivité pour l'esprit? Quand Leverrier
conclut de ces lois à la présence de la planète qui porte son nom,
est-ce dans le ciel de leur esprit que les astronomes braqueront
leurs télescopes pour trouver l'astre en question ? Ces mêmes lois
resteront-elles aussi vraies si rien ne se manifeste au lieu indiqué?
Il semblait que Kant voulait à l'origine atteindre l'objectivité
empirique delà science newtonnienne : il se restreint, semble-t-il,
à mesure que la critique avance, à un réalisme idéaliste de plus en
plus général.
Il semble même que ce réalisme n'en soit pas un et que Kant

(1) III, 10, p. 301.


(2) III, 11. p. 372.
26 REVUE THOMLSTE

n'ait répondu au problème de 1'objeclivilé qu'en l'esquivant. La


question était posée d'un objectivisme réel; on répond par une
objectivité conceptuelle. C'est au conceptualisme, en définitive, qu'il
faut épingler ce brillant lépidoptère, une fois tombées les écailles
de faux réalisme qui vernissaient ses ailes.
Laissant de côté l'insoutenable exécution de la déduction trans-
cendantale, si nous nous posons la question de la possibilité
môme de cette méthode, iJ nous semble que sa valeur dépend de la
réponse que l'on fera à celle question. « Les objets de nos pensées
ne sont-ils qu'objet dépensée? » Si la réponse est affirmative,
c'est la carte forcée : il faut penser avec liant. Mais, s'il y a la
moindre espérance d'objectivité réelle, il faut ne pas l'aban-
donner à moins qu'on ne l'ail vue définitivement s'évanouir ? Un
tout cas, il semble irrationnel de s'arrêter à priori, comme il
semble bien que liant l'ail fait, à un idéalisme qui souffre tant de
difficultés.

3° Les résultats immédiats.


Une méthode se caractérise à un certain point de vue par ses
résultats immédiats. Le résultat immédiat de l'analyse kantienne
est la distinction irréductible de lasensibililé'el de l'entendement.
« Dans l'expérience, dit M. Boulroux, l'analyse de liant dis-
tingue deux éléments : une matière et une forme. C'est la distinc-
tion aristotélicienne reproduite mutatis mutandis. Puis, étudiant
cette forme, c'est-à-dire notre faculté de connaître, il y distingue
l'enLendement et la sensibilité; enfin, dans l'enleudemenl, il dis-
tingue l'application de cette faculté d'une part à des objets dépas-
sant l'expérience (c'est ici la raison proprement dite). Et il aboutit
à la célèbre distinction des phénomènes et des choses en soi. »
C'est ici que se manifestent surtout les emprunts faits par
liant à l'École, et le mauvais usage d'éléments très légitimes en
soi pour une lin préconçue.
Parallélisme, cela va sans dire, en ce qui concerne ce que l'on
peut appeler matière et forme de la connaissance.
La dualité irréductible de la connaissance sensible et de la con-
naissance intellectuelle est essentielle dans l'Ecole. C'est par là
surtout qu'elle se distingue du cartésianisme, pour lequel il n'y a
entre ces deux facultés qu'une différence de degré, la différence
des idées claires aux idées obscures ('1).
Bien plus, fonctions analogues de la sensibilité cbcz Kant et
chez les scolastiques. La sensibilité qui va s'échelonnant des sens
particuliers et du sens commun à l'imagination et à la cogitalive,
faculté d'expérience, est destinée chez les scolastiques à fournir
un yegeben werden qui soit la condition du denken (2). Il est vrai
que pour Kant le travail de la sensibilité déforme nécessairement
les objets, ce qui n'existe pas aux yeux des scolastiques, chez qui
l'image sensible, comme l'idée, est essentiellement translucide vis-
à-vis de son sensible propre.
Le parallélisme existe jusque dans le mode de fonctionnement.
L'union des catégories aux intuitions s'opère, selon Kant, par les
schèmes de l'imagination. A un concept l'imagination, comme
une sorte de paradigme, subsume des intuitions ; au concept de
substance, par exemple, l'intuition ou l'image de la permanence
dans la durée. Que ce phénomène vienne à apparaître dans l'expé-
rience, l'imagination est impressionnée et son impression se
transmet : on dirait d'un boulon que l'on presse ; aussitôt
se déclanche la catégorie de substance qui vient lier les
termes d'intuition qui ont besoin d'elle pour former par exemple
une loi chimique. Chez les scolastiques, l'imagination n'a pas ces
allures de mécanique; son concept et son rôle répondent au fait
psychologique donné de la nécessité où nous sommes de recourir
aux images sensibles pour concevoir les idées universelles, de les
remettre sous notre intuition toutes les fois que nous voulons les
concevoir à nouveau. C'est la fameuse conversio adphantasmata
que Kant, a dénaturée dans le schématisme de l'imagination.
A la vérité les scolastiques n'admettent pas que les deux facul-
tés en question soient de simples « lois d'organisation ». Nous
avons vu tout à l'heure pourquoi. Ce sont des réalités comme les
faits qu'elles conditionnent. Disons cependant que ce sont des
facultés qui agissent suivant une loi d'organisation. Quelle est
cette loi ? Les scolastiques tiennent pour une loi de pure récepti-
vité de caractère intuitif, précédée cependant d'un travail d'abs-

(1) III, 20, p. 66.


(2) III, 20, p. 71.
28 REVUE THOMISTE

traction sur les données sensibles. Kant tient, nous savons pour-
quoi, à ses formes à priori. Peu importe pour le moment. Il
appert en touL cas que la thèse idéaliste n'est pas liée à la dis-
tinction de la sensibilité d'avec l'entendement, mais à une ma-
nière particulière de concevoir la sensibilité, à savoir comme
obstacle et non comme intermédiaire de la connaissance.
Un dernier point commun à relever entre les scolastiques et
Kant est la possibilité d'un usage non empirique de l'entendement.
Les scolastiques distinguaient entre l'objet adéquat et l'objet
propre de notre connaissance. L'objet propre ce sont les idées,
les principes nécessaires conçus à partir des sens. L'objet adéquat,
c'est l'être, lequel n'est jamais représenté dans l'expérience que
par morceaux. Mais les scolastiques, adversaires décidés de l'on-
tologisme, partisans non moins affirmatifs du principe : Nihil
est in intellectu quod non priusfuerit in sensu, ne reconnaissaient
pas de fait l'affranchissement des services des sens. Selon eux,
l'aperceplion immédiate de l'être n'était pas donnée. Comme théo-
logiens, ils admettaient cependant l'usage autonome de la raison
vis-à-vis de l'essence divine dans la béatitude. Mais cet usage
n'était pas une croyance, comme l'usage non empirique de la
raison kantienne, c'était une vision.
En résumé, la méthode de Kant est loin d'être originale. Dans
sa partie acceptable elle est un emprunt à la philosophie de
l'Ecole. L'idée de ne pas s'arrêter nu fait, de l'analyser mélaphy-
siquement, de ne pas séparer la psychologie de la métaphysique ;
Fapriorité de la faculté qui conçoit les jugements universels, sans
recourir à l'innéité, la distinction irréductible de la sensibilité et
de l'entendement, le rôle de la première de ces facultés, la possi-
bilité d'un usage non empirique de la raison, tout cela est pure
doctrine d'Ecole. Nous ne dirons pas que nous retenons de Kant
ces théories : nous les lui reprenons, ou plutôt nous ne les lui
avons jamais abandonnées. Par elles, nous nous distinguons des
dogmatistes ontologistes et cartésiens, Mais, ce que nous ne pou-
vons admettre, c'est le point de dépari préconçu, l'idée phénomé-
niste à la base du système et se retrouvant, naturellement, à l'ar-
rivée, ce sont les déformations subies par le système, si parfaite-
ment un d'Aristote, à qui tout cela est emprunté, en vue de ces
fabuleux principes synthétiques, comme tels à priori !
APRÈS LE COURS DE M. BOUTHOUX 29

CONCLUSION.

IN'avions-nous pas raison de dire que la Critique de la


Raison pure n'apparaissait plus sous le même jour avant et
APRES LE COURS DE M. UoiJTIiOUX.

Avant -
Kant passait encore, quoi qu'on en eût, pour le
Copernic heureux qu'il s'était donné, retournant les termes du
problème philosophique pour les replacer clans leur véritable
sens. Après -
le voilà relégué avec les anthropocentriques,
avec les Tycho Brahé et les Ptolémée ; car, pour retoui'ner le
problème, il eût fallu d'abord le bien poser, et Kant ne l'a
point fait.
Avant -
les principes synthétiques à priori, points de départ
des Prolégomènes et de la Critique, étaient admis presque sans con-
testation dans les Mathématiques, et tenaient bon contre les objec-
tionsqui tentaientde les débusquer du poste capital de la Physique.
-
Après leur existence dans la Physique n'est plus qu'une illu-
sion ; les thèses du jugement, de l'objectivité idéale, des caté-
gories, sont nécessairement exilées avec elles. On leur laisse
un réduit central dans l'Analyse (1), dans la Métagéométrie que
Kant n'a jamais connues et sur lesquelles, par conséquent, il
n'appuyait pas leur existence. Kant s'est donc trompé en po-
sant comme un fait évident les principes synthétiques à
priori.
Avant -
Kant est proclamé auteur d'une méthode originale
et qui sauve le Réalisme en l'idéalisant ; après il appert que -
les éléments de sa méthode sont dans ce qu'ils ont de solide
empruntés à la scolastique ; la Critique n'est qu'un plagiat, et
encore il est mal fait. Kant n'a pas su retrouver le réel : l'oeu-
vre de la Critique est d'avoir systématisé l'illusion ; tout reste
à faire pour donner un sens à ce mot : vérité.
Voilà ce que M. Boutroux la plupart du temps déclare sans
réticence, laisse parfois deviner, permet toujours de conclure

(1) Cf. II. PoiNCAitis, H. de Met. et de Mor., janvier 1897.


30 REVUE ÏUOMTSTE

des lucides analyses par lesquelles il éclaircit et décante pour


ainsi parler la pensée latente du philosophe.
C'est bien là, comme je le disais en commençant, le jugement du
mort renouvelé des Egyptiens.

Aussi, dans la dernière, leçonde ce cours dedeuxannécs, à l'heure


des ultima verba, lorsque l'accent du professeur se faisant plus pé-
nétré, l'attitude do l'auditoire plus attentive et comme plus reli-
gieuse, Kanl, le philosophe sans ancêtre, sans généalogie, d'aupa-
ravant, fut confié au vieux fleuve qui garde les dépouilles des
penseurs d'autrefois comme le Nil gardait les tombeaux des Pha-
raons - quoedam perennis pkilosop/ua ! -
(1) il nous sembla
la Critique s'enfoncer dans le lointain horizon d'une bibliothèque
voir

immense où l'attendaient les in-folio et les in-8° des philosophes


d'antan, pyramides et hypogées de ces nécropoles intellectuelles.
Elle prenait sa place dans un mausolée grandiose : sur la porte
était écrite, comme sur une stèle accusatrice et justificative tout
à la fois, la conclusion du Cours de M. Boutroux. Cependant
Kant commençait son sommeil de momie, tandis que le fleuve
continuait sa marche, indifférente à refléter une pyramide de plus,
et que là-bas, sur la rive orientale, dans la populeuse cité des phi-
losophes, la vie reprenait plus intense, comme si le Pharaon n'élait
pas jugé et enterré de la veille.
Nul de ceux que son sceptre avait ambitionné de régir àjamais ne
prononçait plus le nom de Kant que pour parler de le dépasser.

Fr. A. Gahdeil/O.P.

(1) V. 3, p. 114.
L'HYPNOTISME FRANC

N'EST PAS, DE SOI, DIABOLIQUE

ïhéobik de l'hypnose [Suite et conclusions)

Nous avons vu (1) comment, d'après la psychologie thomisle, on


peut expliquer de la façon du monde la plus naturelle que l'hypno-
tiseur imprime dans l'imagination de ses sujets la représentation
de tel objet qu'il voudra, et, par le moyen de cette image, suscite
des émotions, agréables ou désagréables, dont l'intensité peut
croître jusqu'à provoquer des mouvements, dos discours et des
actes; comment encore il peut leur faire voir ce qui n'osl pas (hal-
lucinations positives) ou les empêcher de voir ce qui est (halluci-
nations négatives). Toutefois, à propos de ces hallucinations, les
adversaires de l'hypnotisme soulèvent une difficultéque je ne crois
pas devoir passer sous silence. Ils prétendent y observer un phé-
nomène qui serait en contradiction avec les lois de l'optique, et
obligerait dès lors à reconnaître l'intervention d'un agent préter-
nalurel. C'est M. l'abbé Gombault qui fait l'objection ; et voici
comment il la présente.
« On sait que la persistance sur la rétine de plusieurs actions
lumineuses équivaut à leur simultanéité. Plusieurs rayons colorés
donnent, en se superposant, une impression résultante. Si donc je

(1) N° de janvier 1897.


32 REVUE THOMISTE

iixe un carré d'une certaine couleur jusqu'àla fatigue de la rétine,


el si je fixe aussitôt une autre couleur, l'image consécutive colorée
se superposant à cette seconde couleur produira une teinte qui
sera la résultante des deux autres ; c'est donc une vision subjective
qui se superpose à la vision objective el la dénature, en la surchar-
geant. Prenez par exemple un carré rouge placé sur une feuille
Manche, et considérez ce carré jusqu'à la fatigue de la rétine, puis
retirez brusquement le carré rouge, vous verrez la place que ce
carré occupait sur la feuille blanche vous donner la vision d'un
carré vert-blanc, couleur complémentaire du rouge. Ce phénomène
de coloration est dû à une analyse incomplète de la lumière
blanche, qui, elle-même, a pour cause la fatigue des fibres de la
rétine fortement impressionnée par le rouge. Dans toutes les
dimensions de l'image rétinienne, la couleur blanche, privée de
ses rayons rouges, n'offre plus qu'une impression de vert et de
violet, qui se combinent en vert-bleu Or, on obtient
chez les somnambules, en leur suggérant, des couleurs imagi-
naires, les effets qui se produisent à l'état naturel de veille, si
des couleurs réelles étaient soumises à l'attention persistante de
l'organe (1). » Conclusion qui s'impose : une cause imaginaire ne
pouvant produire des effets réels, le vert-bleu que voient les hyp-
notisés ne peut avoir pour cause le carré rouge suggéré. D'où pro-
vient-il donc? On ne saurait lui assigner aucune cause naturelle :
par conséquent, il ne saurait provenir que d'un agent préterna-
turel, trop justement suspect.
Après avoir de la sorte exposé son objection, M. Gombault con-
tinue ainsi :

« M. l'abbé Méric, qui constate avec impartialité le phénomène,


croit pouvoir en donner dans ces termes la raison:
«"Le sujet croit voir sur une feuille blanche un carré rouge qui
n'existe pas, son imagination'surexcitée rapporte extérieurement à
cette feuille le carré imaginaiie, voilà le fait sur lequel sa pensée
s'égare; mais c'est un fait particulier, en dehors duquel le sujet
voit comme vous et moi. Or, si vous enlevez brusquement un
carré rouge sous les yeux d'un homme sain à l'état de veille, il
accusera aussitôt la sensation du vert; le somnambule ne fait pas

(1) L'Avenir de l'hypnose, p. 10 i.


autre chose, et le rouge imaginaire étant réel pour lui, il est évi-
dent qu'il doit accuser la sensation du vert quand vous enlevez
brusquement la feuille blanche et que vous la remplacez par une
autre. »
« Qu'esl-ce qu'un rouge imaginaire réel, si ce n'est un rouge ima-
ginaire affectant la membrane rétinienne, par la vivacité de la repré-
sentation et produisant l'image subjective réelle qui s'extériorise
par l'organe ainsi halluciné ? -? S'il n'y avait pas modification de
l'organe, comment y aurait-il superposition des couleurs et cou-
leur résultante? -
M. l'abbé Méric nous a avoué que le sujet
ignore la théorie des couleurs complémentaires; alors comment
peut-il imaginer cette couleur résultante ? l'ignorant ne la verra
si
pas. son organe n'est pas le siège d'une impression produite par
la couleur suggérée.
« Sa pensée la voit, dit l'auteur cité.- C'est impossible,
ne connaît pas la théorie des couleurs complémentaires. Cela ne
s'il

suffirait nullement, et n'expliquerait pas comment l'organe visuel


voit réellement une couleur résultante (1). »
Cette objection par laquelle on prétend établir le caractère pré-
ternaturel de l'hypnose, nous amène à étudier un des points les
plus intéressants de notre vie subjective, et à faire l'exposition
d'une des théories les plus habilement conçues de la psychologie
aristotélicienne et thomiste : évidemment nous sommes mis en
demeure de parler des images subjectives périphériques, d'établir
leur existence, et d'en expliquer, s'il se peut, l'origine et les pro-
priétés. Du reste, n'est-ce pas une bonne fortune, d'avoir à entre-
tenir nos lecteurs d'un sujet qui a vivement piqué l'attention de
savants renommés, tels que J. Millier, Burdach, Herschell, Tar-
chanolf, etc., et qui est encore relativement peu connu?
D'abord, les faits :
Le plus souvent, quand il se produit en nous des hallucinations,
soit durant le sommeil, soit même pendant que nous sommes éveil-
lés, nous avons conscience que ces hallucinations ont leur siège
dans nos appareils intra-cérébraux ; mais il n'en est pas toujours
ainsi et, parfois, les apparitions subjectives se développent dans
les parties périphériques de l'organisme sensoriel. Le cas peut se

(1) Jj'A tenir de l'hypnose, p. 10j-<3.

REVUE THOMISTE. S0 ANN'ÉE. 3.


34 REVUE THOMISTE

présenter pour chacun de nos sens; bien quepeul-être il se vérifie


plus fréquemment pour l'ouïe et pour la vue. Citons quelques
exemples :
Le docteur Meyer rêva un jour qu'il marchait sur le bord d'un
canal aux eaux toutes noires, et qu'un pelit chien, de couleur
jaune clair, venait l'assaillir. Ce chien aboyant et lâchant do le
mordre, Meyer prit peur, et la peur le réveilla. 11 ouvrit les yeux;
mais, de ses yeux grands ouverts, il continua de voir pendant
quelque temps le chien tout pareil à l'image du songe, avec cette
seule différence que la couleur, au lieu d'être jaune clair, élait
devenue noire. Le professeur Burdach racontait qu'ayant vu en
rêve sa fille, morte récemment, qui était élevée au ciel, il se ré-
veilla; et qu'après son réveil, il voyait encore, les yeux ouverts, la
forme de son enfant qu'une force mystérieuse emportait loin de
lui. Gruïthuisen rêva d'un éclair qui sillonnait l'horizon ; réveillé
aussitôt, ses yeux lui montrèrent une ligne faiblement lumineuse,
puis la place où elle se trouvait lui apparut plus foncée que toutes
les parties environnantes de l'espace (1). Un psychologue de ma
connaissance s'imagina, pendant qu'il dormait, être mordu au
bout de l'index par une chauve-souris, bête dont il a horreur. Le
dégoût et la douleur le réveillèrent; et, pendant plus d'une demi-
heure, bien qu'il se rendît parfaitement compte qu'il n'y avait
aucune chauve-souris dans sa chambre et que la morsure était
toute imaginaire, il sentait encore l'impression du petit museau
froid et humide que le vilain animal avait posé sur son doigtavant
d'y planter les dents, et instinctivement essuyait l'extrémité du
doigt aux couvertures. M. de Manacéine communique plusieurs
rêvespèrsonnels qui ont été suivis d'images subjectives périphé-
riques, et entre autres celui-ci :
« Un songe qui m'a aussi vivement, impressionnée m'est
arrivé au mois de septembre 1894. Je rêvais qu'on sonnait, qu'une
personne du service ouvrait la porte d'entrée, et que quelqu'un
pénétrait bruyamment dans mon antichambre : puis la porte de
mon cabinet s'ouvrait, livrant passage au drapeau impérial russe
qu'on apportait vers moi assise dans un fauteuil. On le tenait in-
cliné, et je voyais distinctement les deux grandes houppes dorées,

(1) M. de Manacéine, Le sommeil, p. 287.


qui pendaient verticalement du haut de la hampe, tandis que le
drapeau flottait déployé, de sorte qu'on apercevait très bien l'aigle
impériale a deux tôtes sur l'étoffe aux trois couleurs nationales :
blanc, jaune et noir. L'apparition du drapeau national dans ma
maison me jeta dans une surprise si grande que j'en fus aussitôt
éveillée: et, en ouvrant mes yeux, je vis devant moi le drapeau
impérial déployé, avec ses trois couleurs et son aigle et les deux
grandes houppes dorées qui pendaient, verticalement, tandis que
la hampe était légèrement penchée vers moi. Dans ce cas la trace
était positive, et l'image avait disparu sans présenter aucun chan-
gement de couleurs. Le réveil était survenu pendant la nuit, et
dans ma chambre à coucher régnait une obscurité complète; mais
néanmoins je voyais distinctement toutes les parties du dra-
peau (1). »
Il est même des personnes qui possèdent le pouvoir de se procu-
rer, quand elles le veulent, des représentations subjectives péri-
phériques. Tel est le cas pour le docteur Meyer, avec son fameux
élrier d'argent. Le docteur, ayant fermé les yeux, appliquait forte-
ment son imagination à se représenter un élrier d'argent ; puis,
après quelques minutes, il relevait ses paupières. L'image de
l'étrier se trouvait alors devant ses yeux : il l'avait bien réellement
évoquée au milieu de son champ visuel obscur. La seule différence
qu'il observait entre l'image intra-cérébrale et l'image périphéri-
que était que celle-ci, au lieu d'être claire comme la première,
apparaissait très foncée.
Le simple exposé des faits que nous venons de rapporter, nous
permettrait déjà de répondre d'une manière suffisante à l'objection
qui nous occupe. Si, en effet, à la suite d'une excitation vive de
l'imagination, il peut arriver que nos sens extérieurs, nos yeux en
particulier, soient actionnés et impressionnés comme ils le sont à
la présence réelle des objets, il est évident que les phénomènes qui
accompagnent normalement la perception réelle, accompagneront
de môme la sensation d'origine subjective, et que, en ce qui con-
cerne spécialement la vision, les lois ordinaires de l'optique entre-
ront tout naturellement en exercice, sans qu'il soit besoin de recou-
rir à un agent préternaturel quelconque. Mais la psychologie et la

(!) Le sommeil, p. 290.


36 REVUE TJIOMISTE

physiologie pouvant nous donner quelques lumières sur ces événe-


ments curieux de notre vie subjective, nous allons en profiter, pour
étudier plus à fond les phénomènes et apporter à la difficulté une
solution plus complète. Si, à celle occasion, je m'accorde un peu de
large, nos lecteurs me le pardonneront, j'en suis sûr, quand, outre
la satisfaction de se sentir mieux l'enseignés, ils auront celle de
constater que je leur aurai mis sous les yeux une page aussi impor-
tante que peu connue de l'histoire des sciences psychologiques et
physiologiques.
Arislote a signalé ces images phériphériques d'origine subjective.
Dans son traité des Songes, après avoir affirmé avec insistance que
la représentation des objets se retrouve dans les sens alors même
que les objets ne sont plus présents, il ajoute : « Que notre affirma-
tion soitvraie, et que le mouvement desimages provenant de l'ima-
gination se continue bien dans nos organes, chacun peut s'en-con-
vaincre, s'il veut se souvenir de ce qui nous arrive quand nous
passons subitement du sommeil à la veille. Car, qui se réveille de
la sorte, surprend parfois dans ses sens Jes images qu'il contem-
plait en imagination pendant son repos. Ainsi les enfants, par-
faitement éveillés et ayant les yeux bien ouverts, ^y.\s.-xm v.y&'hi-
xoujiv, voient-ils les phanlomes de leurs songes se mouvoir encore
dans les ténèbres, au point d'être souvent envahis par la frayeur
et de se cacher, ojjt' èyxaXûîTTeo-Oai izoWàvsç <poSou;.i.svoi>ç (1) ».
Mais ce qui nous importe bien davantage est de savoir comment
le Stagirite explique cette présence des images dans les sens, alors
que les objets ne sont plus là pour les y imprimer, alors qu'il s'agit
d'hommes qui rêvent et dont les sens demeurent fermésparle som-
meil. C'est encore dans son traité des Songes que nous trouvons
cette théorie, à l'endroit où il s'attache à montrer comment les
rêves peuvent produire l'illusion de la réalité, et nous font prendre
si souvent lej apparences des choses pour les choses elles-mêmes.
Yoici la traduction du passage :
« Pendant le sommeil, le sang descendant en plus grande abon-
dance vers le principe sensible (sensorium commun), les images
capables d'émouvoir le sens et d'y faire naître la sensation (2) des-

(i) nKPi ENrriNiQN r.


(2) Je traduis parune pheriphrase le mot mvrçtreiç, parce que le mot français correspon-
dant, « mouvements », serait ici inintelligible.
cendenl avec lui, les unes en acte, les autres en puissance : et ces
images sont ainsi disposées, quand elles se concentrent, que l'une
surnage au-dessus des autres, et que la première venant à dispa-
raître, une autre prendra sa place; si bien qu'elles font pensera
nos grenouilles artificielles qui montent tour à tour à la surface de
l'eau, quand le sel qui les enveloppe est fondu (1). Ainsi elles ne
sont d'abord qu'en puissance; mais dès que l'obstacle qui les arrê-
tait a disparu, elles se répandent, dans Je peu de sang resté aux
organes, et deviennent actives, à la façon des nuages qui, dans
leurs changements rapides, nous représentent tantôt des hommes
et tanlôtdes centaures. Toutes ces images, nous l'avons remarqué,
ne sont queles traces des choses que nous avons auparavant perçues
par nos sens, et dont il est vrai de dire, par exemple, que cela res-
semble à Coriscos, mais non pas que cela est Coriscos. Et, de fait,
la faculté supérieure qui juge en nous, prononçait bien, à l'état de,
veille, que ce n'est pas là Coriscos, mais ce par quoi l'on connaît
le A'rai Coriscos. Quand on dort, au contraire, le jugement se trou-
vant empêché par l'afflux du sang, et nos organes ébranlés comme
lorsque les choses sont présentes, les apparences des objets nous
paraissent être les objets eux-mêmes; et telle est la puissance du
sommeil, que nous n'apercevons pas notre erreur (2). »
S. Thomas, dans son commentaire JJeSomniis, reproduit, presque
dans les mêmes termes, ces idées d'Aristote; mais Albert le Grand
les développe et leur donne ainsi la clarté et la précision désirables.
Eu rapprochant divers passages de son écrit De Somno et Vigilia
nous aurons la théorie aristotélicienne complète.
Il faut avant tout connaître la genèse des images dans nos sens
intérieurs : a quand les objels matériels exercent leur action sur
notre sensibilité externe, l'impression qu'ils produisent dans nos
organes ne disparaît pas à l'instant oùdisparaissentles objels eux-
mêmes, mais les formes qu'ilsy impriment persistent encore quel-
ques moments, aliquantulum persévérant in organis formée illoe,

(1) A ces grenouilles factices. Michel d'Eplièse et, après lui, les autres commentateurs
expliquent ceci : d'ordinaire on avait, dans cette petite expérience assez ingénieuse, cinq
grenouilles do bois enduites de sel, qu'on déposait successivement dans l'eau (en lessuper-
posant) ; quand le sel était fondu, elles remontaient à la surface dans l'ordre inverse où
on les avait fait descendre au lond. Note do M. Barthélémy Saint-Hilaire, Psychologie
d'Arislote, Opuscules, p. 199.
(2) IIEPI ENTITN1QN V.
38 REVUE THOMISTE

comme le prouvent des observations nombreuses - persistance,


après une perception vive, des couleurs dans la vue, des odeurs
dans l'odorat, des bruits dans l'ouïe, de la sensation de déplace-
ment à l'issue d'une course en voiture ou en baleau. - Il arrive
pour cet ébranlement causé dans les organes par les objets ce qu'il
advient de la pierre du frondeur etdela flèche de l'archer : la pierre
et la flèche ne cessent pas de se mouvoir aussitôt qu'elles cessent
de toucher la corde de la fronde ou de l'arc, elles poursuivent leur
course aussi loin que l'impulsion reçue les emporte. Mais une im-
pulsion vigoureuse donnée se communique : par exemple, une
couche d'air mise en mouvement donne le branle à la couche d'air
voisine. La même chose a lieu pour les impressions des sens : ces
impressions, produites directement parles objets et qui ont une
certaine persistance, ne restent pas circonscrites dans les organes
extérieurs, elles se transmettent, elles cheminent à travers la ré-
gion sensorielle : ainsi l'air traversé par un rayon lumineux venant
àimpressionner l'oeil, l'oeilàson tour ébranle le sensorium commun,
et successivement toute la série de nos puissances sensitives, aer
motus ad oculum altérât svnsum, et organum sensus altérât sensum
communem et sic ulterius seçundum ordinem virium animoe sensi-
bilis (1) ». Ainsi se trouvent approvisionnées des représentations
sensibles dont elles ont besoin, l'imagination, la mémoire et l'es-
timative, l'imagination surtout, à qui la nature a spécialement
confié le dépôt et la garde de ce trésor, « thésaurus quidamfor-
marumper sensum acceptarum (2) ».
Mais voici qui est plus curieux, quoique moins communément
observé : les images des choses, quand elles ont une fois pénétré
dans nos sens supérieurs internes, n'y restent pas toujours inertes
et à l'état de forces latentes. Sous l'action de stimulants divers, on
les voit tout à coup saillir, pleines d'éclat et de vigueur, remuant,
agitant, bouleversant parfois toute notre vie intime : et dans ce
cas le déplacement des images et leur mouvement recommence,
comme tout à l'heure, mais eu sens inverse; car alors la file des
images ou des impressions sensibles, au lieu de remonter des sens
extérieurs aux sommets de notre sensibilité interne, redescend de

II, fract. I. cap. v.


(1) De Somno et Vigilia, Iib.
(2) Summa Theolog. I, q. 78, a. 4.
ces hauteurs jusqu'à la sensibilité périphérique. C'esL ce qu'il nous
faut encore entendre d'Albert le Grand :
« Les images, dit-il, vont d'abord des sens extérieurs jusqu'au
fond de l'âme sensible, jusqu'à l'organe de l'imagination et de la
fantaisie ; mais ensuite, quand elles s'éclairent, elles reviennent
jusqu'au principe des sens d'où elles étaient parties, «simulacre*,
primo a sensibus vadunt ad fundum animoe sensibilis, ad organum
imaginationis et phantasice, et exinde rejiuunt lucentes et successive
venientes ad primum sensilivi prineijiium \\) ». Et cela n'a rien qui
doive surprendre. Pourquoi les images ne feraient-elles pas une
seconde fois, bien qu'en sens inverse, le chemin qu'elles ont fait
une première fois? Qui peut aller d'Athènes à Thèbes, ne pourrait-
il donc aller de Thèbes à Athènes? L'expérience le montre, et
Arislote l'avait déjà observé, certains regards peuvent ternir la
surface très pure d'un miroir. « Si le regard peut exercer une telle
action sur un objet étranger avec lequel il ne forme pas corps, à
plus forte raison un de nos organes extérieurs peut-il subir une in-
fluence de quelqu'une de nos parties organiques centrales, simi-
liter facile et celeriter moveripiotest organum sensus a particulis intra,
puisque ces parties et nos sens extérieurs forment un tout continu,
et qu'un nerf va sans interruption des centres à chacun de nos
organes de la périphérie, cum illse sint in organis sensuum conjunctoe,
in eodeni subjecto, et continuus sit nervus ab interioribus ad organa,
neniens (2). »
Et que va-t-il se passer à la suite de ce retour de l'image dans
les sens? On le devine sans peine : les sens étant impressionnés
comme ils l'avaient été à la présence de l'objet, « eodem modo... sicut
ex prius accejitaforma motus in organo (3) », entrent en activité et
sont déterminés àl'acte de leur perception spécifique, l'oeilvoyanl,
l'oreille entendant, le goût savourant, comme s'ils étaient sous
l'action des objets réels, à l'état de veille, «in somnis visum pati,
sicut etalios sensus... evenit nobis quemadmodum vigilantibus (4) ».
Revenant à l'objection que nous devons résoudre, supposons
maintenant un homme hypnotisé à qui l'on a suggéré qu'il a sous

(1) De Somno et Vigiliâ, lil). II, tract. II, cap. 2. Cf. 'Mil. Iract. I, cap. iv.
(2) Jliid, tract. I, cap. vi.
(3) Aliîiîiit. Magn., De Somno et Vigiliâ, lib. II, tract. I, cap. vu.
(i) Ibid., cap. ni.
40 kevuë thomiste

les yeux un « carré rouge ». On nous accorde que « les hallucina-


tions hypnotiques son! du nombre des plus violentes ou que tout
au moins laplupartméritent d'êtrerangéesparmi ces dernières(1)»-
L'imagination de notre sujet étant violemment excitée, l'image du
carré rouge devra, en conséquence, descendre jusqu'au scnsorium
commun et mettre en mouvement l'appareil nerveux visuel : les
libres de la rétine seront donc aussi fortement impressionnées :
donc encore elles ressentiront bientôt de la fatigue, « oculusfa-
tigatur ex forti intuitu (2) ». Si alors, brusquement, à la place du
carre rouge, vous faites voir à votre hypnotisé une feuille blanche,
sa vue ne pourra plus faire qu'une analyse incomplète de la nou-
velle couleur qui lui est présentée, et, le plus naturellement du
monde, qu'il sache la théorie des couleurs complémentaires ou
qu'il l'ignore, au lieu de voir la couleur blanche, il n'accusera
plus « qu'une impression de vert et de violet, qui se combinent en
vert-bleu (S) ».
- Mais le carré rouge n'existait pas réellement. -C'est vrai.
Mais le sujet en avait bien réellement l'image dans les yeux. Cela
suffit, car môme quand les objets sont présents, ils n'entrent pas
dansl'oeil, en nature, mais seulement en image. Vousoubliez le mot
de saint Thomas : « lapis non est in oeuh, sed species lapidis
».

Cette théorie d'Albert le Grand, de S. Thomas et d'Aristole, et


la solution qu'elle nous fournit, sont d'accord tout à la fois
avec les principes el, avec les faits ; mais j'ajoute que la science
contemporaine les confirme d'une manière éclatante.
Tout à l'heure Albert le Grand, avec une puissance et une sûreté
d'intuition merveilleuses, nous affirmait que les traces ou images
des objets, grâce au nerf intermédiaire, pouvaient aussi bien
monter des sens à l'imagination que descendre de l'imagination aux
sens : c'était supposer Je nerf indifférent à transmettre les impres-
sions dans une direction ou dans une autre. Or, d'après les expé-
riences récentes des savants
-
non pas celles de Paul 13ert (4) -
(1) UoMiiA'uLT, L'Avenir de l'hypnose, p. 107.
(2) SummaT/ieoloff. I. I[, q. 22, a. 2, ad 3.
<'.l) L'Avenir de l'hypnose, p. 10Î).
(4) Mathias Du\ai,, Cours de physiologie, p. 30.
- Hfino-v, Précis de physiologie, p. 31S.
la thèse de la « conductibilité indifférente » des nerfs, ou « loi de la
conduction dans les deux sens » peut être regardée comme définiti-
vement établie. « En réalité, lisons-nous dans un manuel tout,
récent et autorisé, le nerf est un conducteur indifférent qui
transmet les excitations dans les deux sens (1). »
Par ailleurs, le retour des images d'un point inlracérébral quel-
conque jusqu'aux organes de la périphérie est nettement affirmé
par les physiologistes d'aujourd'hui : « L'action du courant ner-
veux d'idéalion, écrit M. le professeur Cb. Debierrc, ne retentit
pas seulement sur les ganglions moteurs, mais elle retentit aussi
sur les ganglions sensoriels. De môme que l'idée est éveillée par
les impressions sensorielles, de même aussi l'idée réagit sur les
centres sensoriels, au point de produire dans certaines circons-
tances des illusions et des hallucinations. I/idée d'une odeur
nauséabonde peut exciter la sensation au point de produire le
vomissement; l'image vue dans un rêve peut persister quelque
temps après qu'on a ouvert les yeux. Certaines personnes, en se
figurant mentalement l'image d'un objet qui n'est pas présent aux
sens, le voient comme passer devant elles dans son costume chan-
geant. Ainsi Dickens entendait positivement les voix de ses per-
sonnages; ainsi Flaubert causait avec les siens et était affecté par
eux (2). »
Le savant professeur de physiologie à l'Académie impériale de
Médecine de Saint-Pétersbourg, prince Jean de Tarchanoff. écrit
de même : « La physiologie nous apprend qu'au fond des phéno-
mènes de l'excitation des centres nerveux, qu'il s'agisse des centres
purement moteurs ou des centres de sensations ou de représenta-
tions, se trouve une forme particulière de mouvement moléculaire
vital qui, en se propageant excentriquement vers les muscles, pro-
le
voque mouvement, et, en se propageant vers les appareils péri-
phériques sensilifs, provoque la projection de sensations et de
représentations déterminées (3). »
En tenant un tel langage, nos maîtres d'aujourd'hui paraissent
bien croire qu'ils expriment une vérité nouvelle, et ne pas soup-
(1) HjSdom, ibid.
(?) La Moelle épinière et l'Encéphale, p. 421. Compar. James-Sully, les Illusions des
sens et de l'esprit, p. 80-83, p. 133, « .Amere-révcs ».
(3) Hypnotisme, suggestion, et lecture des pensées, traduit du russe par Ernesl Jaubert.
p. 20,
42 REVUE THOMISTE

çonner qu'ils ne font que reproduire une Ihèse d'Arislole el des


scolastiques de la grande époque. Quoi qu'il en soit, l'accord de la
psychologie antique et, de la physiologie moderne réduit à néant
l'objection qu'on nous avait opposée, et nous permet de procéder,
en sécurité parfaite, à l'achèvement de notre théorie de l'hypnose.

III

Le moment est venu d'aborder les phénomènes qu'on pourrait


appeler transcendants de l'hypnose. Les aulres me semblent suffi-
samment expliqués soit parce que j'ai dit, soit parce que nous
avons entendu dire dans le procès de l'hypnotisme, où adversaires
et défenseurs nous exposèrent tour à tour leurs raisons (l);mais
il reste ces faits étranges, dont le récit a ému si fort l'opinion, et
jeté un certain trouble même dans des esprits réputés fermes. L'on
se souvient de l'expérience de M. Focachon sur Elisa F...: un
simple papier de timbre-poste gommé produisant en quelque
vingt-quatre heures tous les effets d'un vésicatoirc véritable, rou-
geur intense, gonflement de la peau, phlyetènes, suppuration (2) :
el des expériences, plus frappantes encore peut-être, de MM. Bourru,
Burol et Mabille, obtenant d'un sujet, par suggestion, que certaines
lettres apparussent en traits de sang sur son bras, d'abord après
quelques heures, ensuite presque instantanément (3). Que penser
d'événements si extraordinaires? Faut-il admettre qu'ils sont
réels? et supposé qu'ils le soient, à quelle cause les rapporter?
A la première question je réponds tout de suite que, malgré les
doutes élevés même par certains partisans del'hypnolisme, j'admets
que la réalité de ces faits n'est pas sérieusement contestable. Quant
à la seconde, je vais dire ce que je pense en établissant les trois
propositions suivantes : 1" l'imagination est capable à elle seule

(1) Revue Thomiste, t. II, p. 496-515, t. III, p. 412-435.


(2) Jbid. tom. II p. 88-91.
(3) Ibid. p. 92-93.
de produire, en certains sujets, de pareils résultats ; 2° en attri-
buant à l'imagination un tel pouvoir, bien loin d'innover, je ne
fais que suivre l'enseignement traditionnel et commun des grands
théologiens ; 3° l'on peut, dans une certaine mesure, se rendre
compte que l'imagination puisse produire ces phénomènes excep-
tionnels.
Pour se convaincre qu'une imagination vivement excilée peut pro-
duire, en certains sujets, des exsudations sanguines ou autres phé-
nomènes semblables, il suffit de se rappeler ce que l'expérience vul-
gaire, ce que tous les livres de psychologie et de physiologie qui
traitent de « l'action du moral sur le physique » nous disent du
pouvoir surprenant de celte faculté.et de ce qu'elle opère, soit par
elle-même, soitpar les autres puissances qu'elle met en oeuvre. Qui
n'a entendu ces formules, répétées jusqu'à devenir banales :
L'imagination, par ses tableaux, dilate le coeur ou le serre, accélère
ses mouvements ou les ralentit, jette le sang au visage ou le refoule
à l'intérieur, glace d'épouvante, enflamme de colère, donne des
nausées, provoque la sueur brûlante ou froide, fait blanchir les
cheveux dans une nuit, cause ou guérit des maladies très réelles,
arrête ou stimule l'action des nerfs, enfin, par la rupture violente
des vaisseaux sanguins dans les régions cardiaques ou cérébrales,
amène une crise fatale ou tue à l'instant même : et les exemples
suivent, innombrables; et l'on ne manque pas surtout de vous rap-
peler ces paroles de Flaubert écrivant à M. ïaine : « Mes person-
nages imaginaires m'affectent, me poursuivent, ou plutôt c'est
moi qui suis en eux. Quand j'écrivais l'empoisonnement d'Emma
Bovary, j'avais si bien le goûL d'arsenic dans la bouche, j'étais si
bien empoisonné moi-même, que je me suis donné deux indiges-
tions, coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j'ai vomi
tout mon dîner » (1); et l'on vous parle de ces hypocondriaques
qui, à force de se croire malades, le sont devenus très gravement,
ou de ces goutteux en pleine crise qu'un incendie ou un accident
de chemin de fer dont ils allaient être victimes ont subitement
rendus ingambes ; et l'on vous cite les effets prodigieux des pilules
de mie de pain solennellement administrées à des malades réfrac-
taires aux médications les plus énergiques ; et ce jeune ouvrier

(1) Taine, De ïintellipence, t. I, p. 90.


44 KEVUIÎ THOMISTE

imprimeur de Bordeaux, qui, se croyant épileptique, parce qu'il


avait été mordu par un chien que tout Je monde à l'atelier disait
être atteint d'épilepsic, souffrit pendant plusieurs mois d'accès
effroyables, jusqu'à ce que M. le Professeur Pitres le guérit radica-
lement d'un seul coup, en lui persuadant qu'il allait lui administrer
le remède de M. Pasteur, alors qu'il lui injecta tout simplement
la
sous peau de l'avant-bras un centimètre cube d'eau slérilisée; et
cette femme à qui une vive contrariété fit vomir le sang; el ce mot
bien connu du médecin John Hunier : « Ma vie est à la merci du
premier gredin qui voudrait me faire mettre en colère », mol très
juste, puisque l'infortuné docteur mourait peu de temps après
subitement dans un accès de colère ; et enlin l'histoire de cette
pauvre mère, qui, apprenant que sa fille venait d'échapper à un
horrible danger, tomba frappée d'apoplexie, tuée par la terreur et
par la joie.
Au récit de tous ces faits et de milliers d'autres semblables, une
réflexion naît spontanément dans l'esprit : Si l'imagination est si
puissante, comment ne pourrait-elle pas, supposé que son activité
soit dirigée dans ce sens, produire des hémorragies et des exsuda-
tions à la surface du corps? Quoi donc ! elle peut créer des maladies,
corrompre les humeurs, h tourner le sang », suivant l'expres-
sion populaire si énergique et si vraie, produire des lésions orga-
niques internes d'une extrême gravité, rompre les vaisseaux san-
guins du cerveau et des poumons, briser le coeur, et elle serait
incapable de distendre le tissu des vénules et d'élargir les pores de
la peau, de manière à donner passage à quelques gouttelettes de.
sang? Mais cela est contraire à toute vraisemblance et à toute
raison. Car qui peut le plus peut le moins. Or, rompre une veine
et tuer, est certainement plus que distendre seulement un tissu,
ouvrir les pores, el causer une légère hémorragie.
N'y aurait-il que cet argument, tiré de la puissance de l'imagi-
nation considérée d'une façon générale, nous serions obligés d'ad-
mettre, en bonne logique, que les expériences de Nancy et de
Larochellene dépassent point son pouvoir. Mais l'observation nous
fournit des faits spéciaux qui prouvent plus directement notre
thèse. Je vais en rapporter quelques-uns.
Le Dr Hack Tuke, ancien président de la Société médico-psycho-
logique de Londres, voulant établir que « souvent l'afflux du sang
dans les vaisseaux, sous l'influence d'une émotion, et principa-
lement d'une émotion soudaine, cause une extravasalion ou la
rupture des petits vaisseaux sanguins, commence ainsi sa démons-
tration : « Comme exemple de l'influence de la crainte ou appré-
hension sur le système vasculairo, nous citerons tout d'ab >rd le
fait suivant; il concerne une dame extrêmement intelligente, que
nous connaissons beaucoup... Un jour, elle se promenait auprès
d'un établissement public; elle vit un enfant, auquel elle s'intéres-
sait particulièrement, sortir par une porte en fer.' Elle vit qu'après
avoir ouvert la porte, il la laissait aller, et qu'elle était sur le point
de se refermer sur lui : elle crut même que cela se ferait avec assez
de force pour lui écraser le pied ; néanmoins il n'en fut rien. « Il
m'était impossible, dit-elle, de parler ou d'agir assez promptement
pour empêcher ce que je redoutais; du reste, je m'aperçus que je
ne pouvais plus remuer; une douleur si intense se développa dans
mon pied, là même où j'avais cru que l'enfant serait blessé, que je
pus seulement y porter la main pour en soulager l'extrême sensibi-
lité. Je suis certaine de n'avoir fait aucun mouvement qui pût me
donner une foulure ou une entorse. Le retour chez moi (j'avais à
franchir environ un quart de mille) fut très pénible; en retirant
mes bas, je trouvai autour de la cheville un cercle qui semblait
peint avec un liquide rutilant; de l'autre côté, il y avait une large
tache de même couleur. Le lendemain matin, tout le pied était
onflé, et je dus garder le lit pendant plusieurs jours (1) ».
Rapprochons de ce fait celui que signalait naguère à M. Tous-
saint Barthélémy M. Gh. Richet : « Une jeune mère est occupée à
ranger dans une armoire des porcelaines dont elle a les mains
pleines : son petit enfant joue par terre à l'autre extrémité de la
chambre, près du foyer sans feu; à force do loucher au mécanisme,
l'enfant finit par décrocher la crémaillère et le rideau de la che-
minée menace de tomber sur le cou de l'enfant qui se trouve à
genoux et dans la position du guillotiné, le rideau de la cheminée
jouant le rôle du couperet... C'est à ce moment, précédant immé-
diatement la chute du rideau métallique, que la mère se retourne.
Subitement, elle entrevoit le danger que court son petit enfant.
Sous l'influence du saisissement, « son sang», selon l'expression

(1) Le Corps et l'Esprit, traduit do l'anglais par Victor Parant, p, 209.


46 REVUE THOMISTE

consacrée, « ne fait qu'un tour ». Gomme cette femme est très


impressionnable et nerveuse, il se forma, sur-le-champ, un cercle
érythémaleux et saillant autour du cou, dans le point même où
l'enfant allait être frappé. Cette empreinte persista assez intense
et assez durable pour qu'un médecin, venu quelques heures après,
pût encore la constater (1) ».
M. Hack Tuke a recueilli, dans les revues et les livres de méde-
cine, un nombre considérable d'observations analogues, parmi
lesquelles je note, au passage, le récit du docteur Marmisse, de
Bordeaux, rapportant qu'une servante, « ayant vu saigner sa maî-
tresse à laquelle depuis longtemps elle donnait, des soins assidus,
éprouva une émotion si puissante au moment où le chirurgien
enfonça la lancette dans le bras de la malade, qu'elle ressentit au
pli du coude une sensation de piqûre, et que bientôt après une
ecchymose apparut en ce point; et cet autre exemple, raconté par
Tissot, d'un homme qui avait cru voir un spectre le saisir, et en
avait été si terriblement effrayé, qu'il se produisit immédiatement
à l'un de ses pieds de la rougeur et du gonflement, et, bientôt après,
de la suppuration (2) ».
Je me contenterais de ces exemples, si la thèse n'était pas si
importante, et si je n'en avais pas encore deux sous la main dont
la valeur démonstrative est.particulièrement frappante.
«John Ford, officier de la marine royale, qui servait en Amé-
rique sous Georges III, devint malade d'hydropisie. Au bout d'un
an il fut renvoyé de l'hôpital naval. Le docteur Cocks l'engagea
à laisser tous les remèdes de côté pour le moment et à se soumettre
au seul traitement qui pût actuellement lui sauver la vie, c'est-à-
dire à une opération chirurgicale : cette déclaration fit sur lui l'effet
d'une décharge électrique. Malgré la fièvre qui l'accablait, il s'a-
gita, tout inquiet. Lorsque son émotion fut un peu calmée, il dit
d'une voix très faible : « Je ne pourrai jamais supporter une opé-
ration; j'aime mieux mourir! » «- Si c'est là votre
répliqua le médecin, vous pouvez vous considérer comme perdu;
décision,

toutes les drogues du monde ne vous sauveront pas. A tout hasard


je viendrai demain matin vous voir, pour connaître votre dernier

(1)Toussaint Barthélémy, Étude sur le dermographisms, p. 82.


(2) Le Corps et l'Esprit, p. 210.
mot. » - Effectivement, M. Cocks revint le voir ; mais la siluation
avait changé. Peu de temps après son départ, le malade avait paru
énormément troublé de corps et d'esprit; il gémissait profondé-
ment; il pleurait abondamment, et ne pouvait se calmer. Le seul
mot d'opération avait en réalité fait merveille. 11 se produisit une
transpiration abondante; à travers les pores de la peau, il sortit
des flots de liquide; on eût dit de l'eau bouillante. Cela dura toute
la nuit. Toute la literie, depuis les sangles jusqu'à la couverture,
fut imprégnée de sérosité : il y on avait jusque sur le plancher. Le
malade guérit et fut engagé de nouveau sur un navire en partance
pour la Jamaïque. Il mourut deux ans après, de la fièvre jaune (1).»
Voici le second fait que j'emprunte encore à M. Hack Tuke, qui
l'a emprunté lui-même à l'étude de Tlandfiekl Jones, Stuclies on
fonctional nervous Disorders :
« Parmi les effets de l'excitation émotive, il faut comprendre la
rupture des capillaires cutanés, ou la transsudation, à travers leurs
parois, d'une quantité de sang capable de constituer une transpi-
ration sanguinolente ».
« Lîn matelot, âgé de 30 ans, s'étant laissé envahir par la peur au
milieu d'une tempête horrible, tomba sans parole sur le jjont,
mais présenta de plus sur le visage de larges gouttes de sueur d'une
brillante couleur rouge. On crut d'abord que le sang venait du nez,
ou bien que le matelot s'était blessé on tombant; mais, en essuyant
ces gouttes rutilantes, le chirurgien du bord fut étonné d'en voir
de nouvelles prendre leur place. Cette sueur colorée coulait de
différentes parties du front, des joues et du menton ; et môme elle
ne se bornait pas là, car en ouvrant les vêtements, on la trouva
encore au cou et à la poitrine. En essuyant et en examinant avec
soin la peau, le chirurgien vit nettement que le liquide sortait des
orifices des glandes sudoripares. Ce liquide tachait si fortement,
qu'en pressant avec la main le linge qui avait servi à l'essuyer, on
avait les doigts tout pleins de sang. Au moment où cessa cette
sueur de sang, l'homme recouvra l'usage de la parole (2). »
Maintenant raisonnons un peu sur tous ces faits.
Une femme voit, par l'imagination, l'horrible blessure que
va

(1) Le, Corps et l'Esprit, p. 247.


(a) Ibid., p. 221.
48 HKVUE THOMISTE

faire au pied d'un enfant une porte de fer qui se referme sur lui,
et, selon le mot populaire mais si juste, elle reçoit elle-même un
coup de sang au pied; une mère voit, par l'imagination, le cou de
son fils tranché par le rideau métallique d'une cheminée, et un
cercle érythémateux et saillant se forme autour de son cou à elle-
même; un homme voit, en imagination, qu'un spectre le saisit
par le pied, et la rougeur, le gonflement, la suppuration, suivent;
un autre voit, par l'imagination, toute l'horreur d'une opération
à subir, clun liquide séreux coule abondamment de tout son corps ;
un autre enfin, toujours par l'imagination, ressent toutes les affres
du naufrage et de la mort, et il sue une sueur de sang. Quelle est
la conclusion qui s'impose, et que tous ces faits démontrent? La
conclusion qui s'impose, c'est que l'intaçination vivement frappée
a le pouvoir de projeter le sang sur un point donné du corps avec
une telle violence et d'impressionner de telle manière les divers
tissus de la périphérie, qu'il en résulte une rupture des vaisseaux
capillaires, des boursouflures e: de l'inflammation, de la suppura-
tion, un écoulement de sérosités, une transpiration sanguinolente,
parfois subitement, h l'improviste. Pouvons-nous encore, après
cela, soutenir raisonnablement que les phénomènes présentés par
ElisaF... ou par Louis V...exigentrinlervenliond'un agent prélcr-
naturel? Ces phénomènes sont les mômes exactcmenlqueles obser-
vations rapportées nous ont mis sous les yeux. Dira-t-on que l'i-
magination des deux sujets n'était pas surexcitée? Mais nous sa-
vons au contraire, par vin récit authentique, que l'on avait déployé
la plus grande mise en scène pour la frapper aussi vivement que
possible ; mais nous savons que les deux sujets avaient été dès
longtemps entraînés par des manoeuvres hypnotiques répétées :
nous savons enfin que tous les deux étaient hystériques, à un
degré exceptionnel. L'on ne saurait donc prétendre que leur ima-
gination n'avait pas été vivement frappée et surexcitée. Et dès
lors, exsudations et hémorragies ne nous offrent plus rien que de
naturel, et la loi du raisonnement scientifique, qui prescrit d'ex-
pliquer toujours les phénomènes par leur cause minima suffi-
sante, nous interdit d'affirmer qu'il y ait eu autre chose.

Mais peut-être que plusieurs de nos lecteurs, tout on admettant


que les faits sont avérés et la conclusion qu'on en tire légitime,
penseront que l'on n'avait jamais reconnu jusqu'ici à l'imagina-
tion une aussi grande puissance, et que la doctrine qui vient d'être
exposée, puisqu'elle est vraie, constitue bien un progrès, mais ne
laisse pas en même temps d'être unenouveaulé. Je veux, par quel-
ques citations peu nombreuses, mais prises aux bons endroits,
éclairer brièvement leur doute sur ce sujet.
Commençons par saint Thomas, dont je ne vais rapporter que
trois petits passages. Voici le premier : « A l'imagination, si elle
est forte, le corps obéit naturellement en plusieurs choses, imagina-
tioni si J'uerit fortis, naïtraliteh obedit corpus quantum adaliqua:
par exemple, dans le mouvement qui fait tomber quelqu'un d'une
poutre élevée en l'air; car l'imagination est, de nature, le principe
du mouvement local, comme il est dit au livre III De l'Ame,
texte 48 et suiv. ; par exemple encore, dans les altérations (1) orga-
niques qui se font parla chaleur et par le froid et ce qui s'ensuit,
similiter etiam quantum ad alterationem quse est. secundum calorem et
frigus, et alla conséquent!a. C'est qu'en effet, de l'imagination nais-
sent les passions de l'âme qui ont leur retentissement dans le coeur,
secundum quas movetur cor : d'où il résulte, par l'agitation des
esprits, que tout le corps est altéré, et sic, per commotionem spirituum
totl'M courus alteratur (2) ».
Les physiologistes de profession auront tout de suite remarqué
la portée, presque effrayante, de ces mots du saint Docteur: le
corps obéit à l'imagination pour les altérations organiques qui se
îow\,par /* chaleur et par le froid et ceqid s'ensuit»; mais ces
termes sont généraux, et nous pourrions attribuer aux paroles de
saint Thomas une portée qu'il n'y a pas attachée lui-même. Il nous
faut quelque texte qui précise. En voici un.
Il est tiré du chapitre de la « Somme philosophique » qui a pour
titre : Que Dieu peut opérer en dehors de l'ordre établi dans les
choses, en produisant des effets sans leurs causes propres. » Je
traduis :
« La création tout entière est plus soumise à Dieu que le corps
de l'homme ne l'est à son àme; car l'âme est proportionnée au

(1) A". le Commentaire de saint Thomas sur les Sentences : III, lj, 2, 1, I.
[2) Summa theoloff., III, q. 13, a. 3, ad ;!.

REVUE THOMISTE. - b" ANNÉE. 4.


50 REVUE THOMISTE

corps, puisqu'elle en est la forme, et Dieu dépasse, sans propor-


tion, toute créature. Or, de ce que l'âme imagine quelque chose et
en est vivement frappée, il s'ensuit quelquefois une modification
dans le corps d'où résulte la santé ou la maladie sans l'action des
agents matériels qui normalement causent la maladie ou la santé,
ex hoc quod anima imaginatur aliquid et vehcmenter afficitur ad illud,
sequitur aliquando immutatio in corpore ad sanitatem vel oegritudinem,
absque actioneprincipiorum corporalium quoe sunt nata in corpore oegri-
tudinem vel sanitaten causare. Donc, à bien plus forte raison,
quelque effet peut suivre d'un vouloir divin dans les créatures,
sans que les causes qui selon l'ordre établi doivent le produire,
exercent leur activité (4) ».
Voilà donc saint Thomas enseignant formellement, comme
nous, que l'imagination seule peut, ((quelquefois, aliquando», créer
des maladies, ou les guérir. Mais l'on trouvera peut-être encore
que la formule est un peu vague : en tout cas, il sera toujours
intéressant de savoir quelque chose de l'étendue qu'il accorde à ce
pouvoir. C'est pourquoi je transcris un troisième texte.
Je l'emprunte à un article dont le commentaire fournirait une
étude delà plus haute actualité, et qui porte pour titre : « Si opérer
des miracles doit être attribué à la foi. » Voici la traduction du
passage qui regarde notre question :

«... Quand les saints opèrent des miracles, ils agissent par la
vertu de Dieu qui opère dans la nature. Car l'action de Dieu sur
toute la nature est comparable à l'action de l'âme sur le corps. Or
le corps peut être modifié et changé en dehors des agents phy-
siques, principalement par une imagination fixe, en suite de
laquelle le corps s'échauffe soit par les désirs, soit par la colère,
ou même est altéré jusqu'à la fièviîe et a la lèpre, corpus autem
transmutatur proeter ordinem principiorum naturalium, proecipue
per aliquam imaginationem fixant, ex qua corpus calefacit per
concupiscentiam vel iram, aut etiam immutatur ad eehkem vel
LEPRAM (2)... »

(fjSumma, cont. Gentil., lib. III, cap. 99.


(2) Questiones dhputatoe, De potentia, q, VI. a. q. Saint Thomas exprime la même idée
en de nombreux endroits de ses oeuvres ; et en quelques-uns il ajoute : « Comme l'ensei-
gnait Avicenne ». L'on a exploité habilement ces paroles, et l'on a dit, en fermant eom-
plaisamment les yeux sur le contexte : « Vous le voyez, saint Thomas ne parle pas ici
en son nom, mais au nom d'Avicennc », Le passage que je viens de citer coupe court à
cette exégèse.
Nous voilà maintenant renseignés sur la puissance que recon-
naît saint Thomas à l'imagination.
« Une imagination fixe » peut, d'après lui, non seulement
donner la fièvre, mais la lèprk. Lisez, si vous en avez le courage,
une description de la lèpre dans n'importe quel livre de médecine :
- « La lèpre est une maladie squameuse, etc. » --
si nous allons plus loin que saint Thomas en attribuant à la
et dites ensuite

redoutable fantaisie le pouvoir de produire sur la peau » des


<t

exsudai ions et des gouttelettes de sang.


Cette pensée de saint Thomas, qu'il a si souvent et si nettement
formulée, nous est une garantie suffisante que les théologiens de
l'École dominicaine et thomiste ne sont pas éloignés de ce sen-
timent. Mais ce pourrait être un sentiment particulier à cette
École.
Qu'a pensé là-dessus Suarez?
L'illustre théologien nous fait connaître son opinion dans son
traité de l'Incarnation, à l'endroit où il parle de l'agonie du Sau-
veur au Jardin des Oliviers, et de la sueur de sang « coulant
jusqu'à terre » (1) qu'y versa Jésus. Quelle idée faut-il se faire se
cette sueur de sang? Devons-nous la considérer comme miracu-
leuse en elle-même, ou, au contraire, comme un phénomène natu-
rel en soi, résultant delà mystérieuse et insondable tristesse qui
avait saisi l'âme du Christ?
« Je dis, répond Suarez, que, sans miracle spécial, le Christ
Jésus sua le sang, par la violence dî la tristesse et de l'agonie
qu'il souffrit dans sa prière. Jjieo, Christus Do?ninus, absque speciali
miraculo, sanguinem sudavit, ex vi internm afflictionis et agonise, quam
in Ma, oratione passus est » (2). Il le prouve par une première
raison théologique, et poursuit : « En second lieu, cela peut
s'expliquer, comme Je fait Cajetan, par une raison naturelle et
physique, naturali et pkysica ratione. Car, de même qu'une grande
émotion produit violemment la sueur, ainsi une émotion intense,
si les sources de la sueur sont taries, peut faire sortir Je sang,
ita si vehemens sit passio, et deficiat sudoris materia, fieri potest ut
sanguinem expellat... Le corps du Christ était affaibli et épuisé,

(1) Eoavgile. selon saint Luc, cliap xxn, ii.


(2) Demi/stariis C/a-isti, Disput. XXXTV, sect. 2.
52 REVUE THOMISTE

débile et exkaustum, il put dès lors se faire que, la sueur étant


tarie, le sang coulât, chassé par la.violence de la peine intérieure,
fierit potuit ut déficiente materia sudoris, sanguisfuerit exvi inturioris
ajflictionis expulsus. » (1)
C'est ainsi que Suarez, à la suile de Cajetan, explique la sueur
de sang de Jésus : et « la cause qu'il lui assigne, dit-il, est à la
fois naturelle et suffisante, hxc causa a nobis explicata est natlralis
et sufficiens ad hune e/fectum (2) ». Suarez admet donc bien, lui
aussi, qu'une émotion vive peut, en certains cas, provoquer
l'apparition du sang sur nos membres. Un autre maître illustre de
la Compagnie de Jésus, Maldonat, soutient la môme thèse dans
son commentaire sur les Évangiles. Voici en quels termes il
s'exprime sur le même sujet :
« liicn qu'il y en ait, dit-il, qui pensent la
que sueur de sang du
Christ a été un miracle, etsi sunt qui miraculo prsster naturam
factuviputent, j'estime plutôt que cette sueur fut naturelle, jjotius
naluralem sudorem fuisse arbitror... Aristote affirme que le fait
peut se produire naturellement, et que, de vrai, il s'est produit ;
et la raison enseigne, en effet, que, dans les hommes d'une consti-
tution exceptionnellement délicate, in hominibus prassertim rarse
texturoe delicatoeque constitutionis, ce phénomène peut avoir lieu
Pourquoi, de môme que nous voyons des hommes saisis d'une
frayeur subite se couvrir de sueurs, le Christ, dont le corps était
si délicat, n'aurait-il pas naturellement sué du sang, au spectacle
de l'ignominieux supplice qui l'attendait, cur ita Christian, qui
delicatissimee naturoe erat non dica?nusxA.rvi{aliter, apprehenso igno-
miniosissimo génère mortis, saugtiinenisudavisse.''Est-ce quejen'en-
tends pas raconter, parceux qui l'ont vu ou connu, audiodehis qui
viderunt aut cognoverunt, qu'il y a .deux ans, à Paris, un homme
robuste et bien portant, ayant entendu prononcer contre lui la
sentence de mort, fut subitement couvert d'une sueur de sang?
audita in se cajntali sententia sudore sanguineofuisse j>erfusum? »
Une opinion qui peut se recommanderde saint Thomas, Cajetan,
Suarez, Maldonat, ne manquera point, selon toute probabilité, do
se gagner un nombre considérable de partisans dans le monde des
théologiens. Que tel ait été le cas, en particulier, pour celle dont
(1) IbiJ.
(2) Ibicl.
nous parlons, nous allons en acquérir la certitude tout à l'heure, en
lisant le témoignage que nous en donne un des hommes les plus
érudils do l'Ordre Bénédictin, l'illustre Dom Calmet. Dans une
dissertation spéciale sur la « sueur du sang de Jésus-Christ » (1), il
soutient expressément, et avec tous les développements scienti-
fiques, la thèse de Suarez et de Maldonat. Or, voici en quels termes,
pour nous d'une grande importance, il l'énonce :
«L'opinion commune des théologiens enseigne que cette sueur de
sang fut naturelle, mais coula plus violemment et en plus grande
abondance que cela n'arrive d'ordinaire, communis opinio docet, sudo-
rem illum sanç/uineum naturalem quidemfuisse, sed majori expressum
vi et copia, quant soleat plerumque. Et, de fait, les exemples abondent
d'une sueur de sang se produisant, sans miracle, sous le coup d'une
frayeur subite, exempla quidem multa svppetunt sudoris sanguinei,
ex inopinato terrore seu discrimine sine miraculo educti » (2). Et le
savant moine présente, en effet, une riche collection (3) d'exemples
décisifs, dans laquelle nous pourrions puiser, si nous n'étions déjà
suffisamment renseignés par ailleurs.
La seule chose sur laquelle je veuille insister, c'est que Dom
Calmet affirme que sa théorie sur la sueur de sang du Christ,
comme phénomène suivant tout naturellement de l'action violente
exercée par l'imagination sur la sensibilité de Jésus, est l'ensei-
gnement commun des théologiens : « communis opinio docet ».
J'avais donc raison de dire, il y a un instant, qu'en attribuant à
l'imagination, en certains cas, et en certains sujets, le pouvoir de
faire apparaître des gouttes de sang sur la peau, je n'innovais
point, et ne faisais que reproduire l'enseignement traditionnel et
commun des grands théologiens. Je pourrais m'en tenir là, et con-
sidérer comme faite la preuve que j'avais promise. Mais je n'aurai
garde de négliger un document qui reste encore en ma faveur, et
plus péremptoire que tout ce que j'ai produit.
Chacun sait ce que fut Benoît XIV, non seulement comme pape

(1) Dissertations in Vêtus et Novum Testametitum. Dissertatio de sudore sanguinis


Jesu Christi.
(2) Ibid. V.
(3) Dom Calmet, comme il nous l'apprend lui-même avec une parfaite modestie, à la
fin de sa dissertation, avait rédigé cette étude en collaboration avec Alliot de Mussev,
docteur en médecine de la Faculté de Paris, qui lui avait fourni les plus précieux ren-
seignements.
54 REVUE THOMISTE

mais comme théologien, et de quelle autorité jouissent toujours


dans l'Église ses opinions en matière de doctrine. Eh bien !

Benoît XIV, dans son livre « De la béatification des serviteurs de


Dieu et delà canonisation des Bienheureux », l'un de ses ouvrages
les plus célèbres, et qui demeure encore aujourd'hui la règle des
Congrégations romaines dans leurs travaux et dans leurs déci-
sions, consacre d'une façon éclatante par son suffrage les vues que
je défends ici. Qu'on en juge.
Dans un chapitre de l'ouvrage cité tout à l'heure et intitulé :
Des sueurs et des larmes de sang qui coulent parfois du corps et des
yeux des serviteurs de Dieu, le grand pape théologien, mentionnant
l'étude deDom Calmet que nous connaissons, écrit : « Si quelqu'un
veut connaître des exemples de sueurs de sang, et de larmes de
sang, ayant coulé sans miracle aucun, citra ullum miraculum pro-
fluentium, i) peut lire cette dissertation d'une érudition vraie,
dissertationem plane eruditam D'autres faits sont aussi rapportés
par Marcel Donat et Réjès, lesquels démontrent parfaitement que des
larmes et des sueurs de sang ont coulé naturellement, non seule-
ment quand il y a eu maladie du corps, mais simplement par tris-
tesse et peine d'esprit, qu,e pekfecte demonstbant, non solum ex injir-
mitate corporis, sed etiam ex rnoestitia, (mimique dolore naturaliter
lacrymas, sudoremque sanguineum manasse (1) ».
Ces faits dûment constatés et admis, Benoît XIV tire la conclusion
qui s'en dégage par rapport à la sueur du sang du Christ, et voici
en quels termes : « Puis donc que des sueurs de sang et des larmes
de sang ont pu naturellement, en certains hommes, résulter de
certains états d'âme violents, quemadmodum naturaliter in aliis
hominibus vehementi passione modo humano affectis potuit naturaliter
sudor sanguineus a corpore, potuerunt lacrymoe sanguineoe ab oculis ema-
nare, le Christ Jésus, sous le poids de l'affliction, a bien pu, sans
miracle, verser des gouttes de sang coulant jusqu'à terre. »
Comme on le voit, la pensée du Pontife est aussi nette que pos-
sible, et l'expression en est si claire qu'elle ne nous laisse rien à
désirer. Il ajoute pourtant une phrase que je suis heureux de mettre
sous le regard de nos lecteurs, de ceux qui croient comme de ceux
qui ne croient pas, et dont chacun comprendra toute la portée.

(1) Se servormn Beileatificalione et Bealorum canonizatione, lib. IV, part. I, cap. xxvi 7.
Voici cetle phrase, qui suit immédialement les paroles que je viens
de citer :

« Les choses étant telles, il s'ensuit que, si quelquefois dans


l'examen des actes des Serviteurs de Dieu ou des Bienheureux, des
faits semblables se présentent, ils doivent ètue écartés de la classe
des miraclks, ex hoc efficitur ut, si nliquando in evolvendis actisServo-
rum Dei,sive Beatorum, simili a occurbant, imsc a classe mibaculortjm
ARCEXDA SI NT (']). »
Je n'ai vu nulle part que., jusqu'ici, un hypnotiseur ait fait
couler, au sens matériel du mot, des larmes de sang à l'un de ses
sujets, et je veux espérer que l'humanité, à défaut d'autres sen-
timents, empêchera toujours qu'on arrive jusqu'à un tel abus;
mais le fait se produirait-il que, suivant Benoît XIV, il ne nous
obligerait pas, considéré en lui-même, d'invoquer une cause pré-
ternaturelle, et autre que l'imagination.
Avec cela, je crois que la puissance de cette faculté est suffisam-
ment établie; voyons maintenant s'il sera possible de nous rendre
quelque peu raison qu'une faculté de connaissance, comme est
l'imagination, puisse influencer de la sorte notre organisme, notre
corps.

Vouloir expliquer, dans le détail, comment notre intelligence et


notre imagination exercent celte influence mystérieuse, je l'ai dit,
il n'y faut pas prétendre dans l'état actuel de la science humaine.
Cependant l'on aurait tort de conclure de là que, sur cetle question,
nous soyons absolument sans lumière.
La lumière, ici, nous vient de deux côtés : de l'ancienne philo-
sophie scolastique, et de la physiologie contemporaine. Disons
d'abord en quoi la philosophie nous éclaire.
Elle le faitpar sa doctrine de « l'âme raisonnable forme substan-
tielle du corps humain ». J'ai exposé ailleurs (2) celte théorie avec
les développements qu'elle comporte, et prouvé sur quels fonde-
ments solides elle repose. Je ne puis faire ici qu'en reproduire la
formule. La voici : Dans l'homme, qui est un composé de corps et
d'esprit, l'esprit et le corps ne forment pas deux êtres, subsistant

(1) Ibid.
(2) L'âme humaine existence et nature, chapitre v, L'union de lame et du corps.
56 REVUE THOMISTE

l'un à côté de l'autre, et unis d'une façon plus ou moins étroite,


mais seulementaccidentolle : bien loin de là, l'esprit, dans l'homme,
pénètre le principe matériel d'une façon si intime, le saisit à un
état de réalité si indéterminée et si rudimentaire, qu'en se commu-
niquant à lui elle l'achèveelle constituecomme être actuel d'abord,
ensuite comme être corporel, être vivant, être sentant, selon le mot
de saint Thomas : una enim et eademjorma est per quant homo est ens
actu, etperquam est corpus, et per quam est vivum, et per quam est
animal, et per quam est homo (1). » Les deux principes, matériel et
spirituel, sont donc unis de manière à ne former qu'une seule sub-
stance, qu'une seule nature, subsistant d'une même subsistance,
existant d'une existence unique; l'âme étant dans la matière avec
son riche apport d'actualités, la pénétrant mais ne s'y emprison-
nant pas, mais émergeant au-dessus d'elle, mais la dépassant et la
dominant par l'intelligence, comme la flamme dépasse et domine
le flambeau.
De cette doctrine, Albert le Grand tire la conclusion importante
que voici : « Si l'âme, une dans sa substance, quoique multiple
dans ses puissances, est par elle-même l'acte de notre corps en tant
qu'il est à la fois réalité organique eL physique, ipsa est perfectio
organici etp/tysici corporis, il n'y a rien dans notre corps qui soit
totalement étranger, et ne soit pas soumis en quelque manière aux
mouvements, aux émotions de l'âme, nihil est in corpore animato
qnod non subdatur per aliquem modum animai molibus (2). »
La conséquence est légitime. Mais nous pouvons poursuivre et
conclure à notre tour, en précisant : Donc, à l'idée et au senti-
ment les plus élevés, par exemple à l'idée de Dieu la plus sublime,
engendrant l'acte d'amour de Dieu de la spiritualité la plus pure, le
corps pourra s'émouvoir, et, d'ene façon si humble que ce soit, mar-
quer qu'il s'associe : cela peut se faire, puisque c'est la même âme
qui subsiste dans l'homme, y communiquant à tout la vie et l'acte,
depuis les sommets de l'intelligence jusqu'aux dernières profon-
deurs de la matière, puisque l'âme raisonnable étant forme sub-
stantielle du corps, un acte de l'âme produit par la plus haute de
ses puissances peut, comme une sorte de vibration vitale se com-

(1) Summa theolog. I, q. 76, a. 6, ad 1.


(2) De Somno et Vigiliâ, lib. I. tract. I, c. 7. -Ibid. Jib. II, tract. II, c. 2. Conf. S. Tho-
mas, Summa theolog. I, II, q. 117, a. 3, ad 3.
muniquant de proche en proche et pardegrés, influencerjusqu'aux
parties infimes de l'organisme.
Mais, si l'intelligence et notre volonté supérieure, facultés tout
intellectuelles, peuvent exercer une telle action sur le corps, il se
comprend encore beaucoup mieux que l'imagination et l'émotivité
exercent une semblable action, puisque l'une et l'autre sont des
facultés ayant leur siège dans des organes et opérant par des
organes. Et, dès lors, il ne paraîtra plus si étrange qu'un sujet
dont l'imagination est violemment frappée, prétende en ressentir
quelque contre-coup en telle ou telle partie de son corps.
Voilà ce que nous enseigne et nous permet de comprendre la
philosophie. C'est peu, sans doute ; mais du moins ces données
sont fondamentales; et sans elles les découvertes les plus bril-
lantes de la physiologie n'éclaireraient que la surface du pro-
blème.
Cette dernière science, elle aussi, nous donne quelque lumière.
Saint Thomas avait déjà observé que, quand par le fait, soit
d'une idée, soit d'une image, une émotion s'élève dans l'homme,
le coeur est atteint aussitôt, et plus sensiblement que les autres
organes : « semper actum appetitus sensitivi concomitatur aliqua,
transmutatio corporis, et maxime circa cor (1). » Claude Bernard a
confirmé, par des expériences célèbres, cette remarque de saint
Thomas ; et, vers la fin de sa belle leçon sur la « Physiologie du
Coeur », voici ce qu'il nous dit : « La science physiologique nous
apprend que, d'une part, le coeur ressent l'impression de tous nos
sentiments, et que, d'autre part, le coeur réagit pour renvoyer au
cerveau les conditions nécessaires de la manifestation de ces sen-
timents... Dans l'émotion, il y a toujours une impression initiale
qui surprend en quelque sorte et arrête très légèrement le coeur, et
par suite une faible secousse cérébrale qui amène une pâleur
fugace; aussitôt le coeur, comme un animal piqué par un aiguillon,
réagit, accélère ses mouvements et envoie le sang, à plein calibre,
par l'aorte et par toutes les artères (2). ».
Voilà un renseignement précieux, mais qui provoque tout de
suite une question :

(1) Summa theolog. p. I. 20, 1, adl.


(2) La science expérimentale, p. 362.
B8 REVUE TIIOMISÏIÎ

Le sang ainsi violemment lancé par le coeur, où se portera-t-il ?


La physiologie peut encore nous le dire. Nous l'entendions tout à
l'heure de Claude Bernard : il appartient au cerveau de régler la
manifestation du sentiment, et le sang lui est offert comme l'agent
indispensable de cette manifestation (1). Le sang devra donc se
rendre aux parties visées par le cerveau, c'est-à-dire par les sens
intimes, et tout spécialement par l'imagination, u C'est un prin-
cipe fondamental, écrit Jlack ïuke, répétant ce que tous les phy-
siologistes disent de concert : Que le seul fait de penser à une partie
du corps suffit pour y augmenter localement l'afflux du sang et l'ac-
tivité nerveuse Mais ]'intervention d'une émotion puissante
augmente énormément l'effet produit (2). »
Quand MM. Burot et Mabille suggéraient, avec l'insistance que
nous avons vue, à leur sujet hypnotisé qu'il allait saigner à l'en-
droit de son bras où ils avaient tracé des lettres, son imagination
étant anxieusement fixée sur ce point, le sang devait donc y affluer
avec violence, y déterminant la chaleur et les autres effets capa-
bles de préparer et d'amener enfin le phénomène extraordinaire
que nous savons.
La production du phénomène put du j'este êtie favorisée par
une autre cause. La physiologie nous apprend encore, en effet,
qu'en certains états morbides, l'hystérie en particulier, la « peau
acquiert une telle impressionnabililé, qu'il suffit d'un simple con-
tact avec un instrument mousse ou avec l'extrémité de l'ongle,
pour produire une impression persistante, intense et proéminente,
plus ou moins colorée, soit en rose, soit en blanc (3). » Or, nous
savons que Louis Y. était hystérique à un degré qui n'est pas ordi-
naire. Le « dermographisme » pouvait donc fort bien être impli-
qué dans son état.
Je ne plus veux mentionner qu'un renseignementde la physiologie.
C'est l'influence qu'elle constate, de l'imagination sur l'altération
et. la décomposition du sang. « L'imagination elle-même, disait un
ancien professeur de la Faculté de Paris (4), est une sorte de virus,
qui peut tuer et tue souvent. » Un autre professeur anglais disait

(1) Iliid.
(2) Le corps et l'esprit, p. 213.
(3) Cf. Deiiiehiîe, La moelle épinière et Vencéphale, p. 422.
(i) ToussuNT-rUnTiiKUïMï, Etude sur le Dermographisme, p. 19.
de môme : « Je m'étonne de voir ce que peut produire l'imagina-
tion sur le sang, et avec quelle rapidité une préoccupation vio-
lente, une terreur, une anxiété, cause l'anémie, par exemple (1). »
Ce fait malheureusement trop avéré n'aide-t-il pas à comprendre
qu'il se soit produit une certaine corruption du sang, à la place où
Élisa F... s'imaginait qu'on lui avait appliqué un vésicatoire?
Si l'espace neme manquait, j'en dirais davantage. Mais ces quel-
ques indications suffisent à mon but, qui était de montrer que l'on
s'exagère parfois le mystère qui entoure la genèse des phénomènes
transcendants de l'hypnose; et je ne veux pas faire attendre plus
longtemps à nos lecteurs mes conclusions.

CONCLUSIONS

De tout ce que nous avons vu jusqu'ici il ressort premièrement :


Que trois conditions sont requises pour qu'il y ail hypnose, l'une
qui regarde le sujet, l'autre l'opérateur, la troisième le moyen que
celui-ci emploie. Dans le sujet, il faut un état d'âme où l'exercice
des facultés de contrôle et de gouvernement personnel soit actuel-'
lement très diminué ou même tout à fait suspendu, avec aptitude
dans les facultés inférieures à subir, en l'acceptant, une influence
et une direction venues du dehors ; il faut de la part de l'opérateur
une influence et une direction efficaces exercées sur les facultés du
sujet ; enfin, le moyen par lequel l'opérateur exerce cette influence
et cette direction, doit être la parole articulée. Si ces trois condi-
tions sont réunies, il y a hypnose; si l'une d'elles manque, l'hypnose
n'yxiste plus. Voilà pourquoi la télépathie, le magnétisme, le spi-
ritisme, l'occultisme n'appartiennent pas, par définition, à l'hypno-
tisme franc.
L'hypnose ordinaire, sous sa forme classique, pour ainsi dire,
est accompagnée du sommeil avec les caractères extérieurs que
tout le monde connaît au sommeil. Pourtant il peut y avoir
hypnose sans sommeil, au sens ordinaire et selon toute la com-
préhension du mot. L'on rencontre en effet des sujets qui sont

(lj Le Dr Bosquillon cité par IIack Tuke, Le corps et l'esjint, p. 168.


60 REVUE THOMISTE

suggestibles et ne sont pas endormis. Toutefois, ces sujets, Lien


qu'ils paraissent éveillés, présentent, sous l'influence de la sugges-
tion, les deux signes principaux que nous avons dit accompagner
le sommeil : fonctionnement irrégulier des sens, contrôle insuffi-
fisant et direction inefficace de la partie rationnelle. 11 se peut donc
que leur état, en hypnose, soit un sommeil vrai, quoique incom-
plet : en tout cas, c'est un étal fort semblable au sommeil.
Cela supposé, nous pouvons dire que l'hypnose est : un sommeil
ou un état analogue au sommeil, clans lequel l'activité psychique d'un
sujet est influencée et dirigée du dehors, par suggestion verbale.
Au moyen de l'hypnose renfermée clans ces limites précises, l'on a
obtenu les effetslesplus divers, allant de l'hallucination simple jus-
qu'aux exsudations sanguines, jusqu'à l'hémorragie instantanée.
Nous avons examiné dans le détail les plus remarquables de ces
phénomènes, invoquant tour à tour les principes de la psychologie
thomiste et les découvertes de la physiologie contemporaine : le
résultat de notre examen a été que plusieurs de ces phénomènes
n'offrent, pour un psychologue, aucune difficulté, que le pouvoir
scientifiquement constaté de l'imagination les explique presque
tous, enfin qu'il n'en est aucun qui soit disproportionné aux
énergies connues de l'âme humaine. Les grands théologiens eux-
mêmes sont venus rendre témoignage en faveur de cette interpré-
tation naturelle des faits.
Donc, au nom de la théologie comme de la philosophie, nous
concluons que :
L'hypnose, telle que nous l'avons définie, n'est, en soi, ni pré-
ternaturelle, ni diabolique.
En ce qui concerne la question de moralité, nous observons que
ce n'est point une perfection due à la nature de l'homme qu'il ait
toujours actuellement l'usage de la raison et la maîtrise de soi, ni
qu'il ait toujours actuellement conscience de ce qu'il dit et de ce
qu'il fait : nous observons encore que ce n'est point à l'homme
une perfection due, qu'en toute chose et toujours il se dirige lui-
même d'une direction qui s'étende jusqu'aux détails; mais, au
contraire, que souvent son ignorance et son impuissance lui
imposent en matière de science, d'affaires, de santé, de vie
,
morale, le devoir comme la nécessité d'accepter et de suivre
ponctuellement, et sans pouvoir les discuter, les enseignements et
prescriptions d'autrui; qu'en Lien des cas, c'est faire acte de clair-
voyance parfaite que d'obéir aveuglément; enfin que l'homme,
parce qu'Use confie, ne se livre pas. Dès lors nous ne voyons plus
pourquoi un homme qui voudrait se faire hypnotiser et un autre qui
l'endormirait, poseraient un acte immoral, en soi et. de soi. L'acte
sans doute sera immoral, si le sujet n'a pas de motif raisonnable
de se faire hypnotise)', s'il s'adresse à un opérateur inexpérimenté
ou malhonnête, s'il se propose une fin mauvaise, s'il ne s'assure
pas par la présence de témoins intelligents et dévoués que la sug-
gestion ne dépassera pas les limites que son bien réclame ; mais
alors l'acte deviendra délictueux pour l'une ou l'autre des causes
que je viens d'énumérer; de lui-même, il n'est ni bon, ni mauvais.
Que si l'on veut, à toute force, que l'hypnotisalion, active ou
passive, de soi et en général, soit un acte mauvais au se*, s philoso-
phique et théoiogique du mot, nous avons démontré que cet acte,
de soi et en général mauvais, peut, comme beaucoup d'autres,
devenir légitime par le fait de certaines circonstances, « hones-
tari pot.est ».
Et c'est pourquoi nous concluons que :
L'hypnose n'est pas toujours défendue, mais est permise quel-
quefois.
Gomme conclusion de cette longue élude, que je crois pouvoir
appeler consciencieuse et impartiale, je dirais donc aux médecins
religieux, aux familles chrétiennes, et aux directeurs d'àmes, que
ce problème préoccupe si vivement et à si juste titre :

l'hypnotisme franc n'est pas, de soi, diabolique;


l'hypnotisme franc est permis quelquefois.

Fr. M.-Th. Cocokmer, 0. P.

Pour répondre à de nombreux désirs qui m'ont été exprimés de différents pays,
je compte publier tout prochainement en volume la série de mes articles sur
Vhxjpnolisme. Ce sera comme la seconde édition de cette étude, « revue, corrigée,
considèrublemeiit augmentée ».
L'APOLOGÉTIQUE CONTEMPORAINE

DOIT-ELLE ADOPTER UNE MÉTHODE NOUVELLE?

Il existe une question du renouvellement de la méthode en


apologétique. Elle tient, dans les préoccupations d'un certain
nombre de catholiques français, théologiens et philosophes, un
rang pareil à celui des questions sociales dans la vie des hommes
d'action (t).
Les jeunes gens que M. Fonsegrive appelle « les fils de la
pensée contemporaine » ont cessé de croire « à la portée objec-
tive des principes » de la raison pure ; ils n'admettent plus
« la valeur scientifique » des démonstrations qui en procèdent.
Qu'ils aillent entendre un conférencier dont l'apologétique s'ins-
pire sdu classique traité De Vera Religione, ils se diront au
sortir de l'église que ses arguments ne prouvent rien. Le traité
suppose, comme sa préface, l'ancienne démonstration de l'exis-
tence de Dieu, toute basée sur le principe de causalité; tandis
que, pour ces jeunes gens, Dieu ne se démontre pas : on y
(1) Annales nrc philosophie ouubtienne. Une nouvelle apologétique chrétienne, par
M. II. Gajraud (décembre 1896, janvier 1897). -La Quinzaine. La Science, la Croyance
et l'Apologétique, par M. G. Fonsegrive (1«' janvier 1897). - Etudes beligieuses.
Question d'Apologétique, par le R. P. X.-M. Le Bachelet (5 février 1897).- Le Sillon.
A propos d'Apologétique contemporaine, par M. A. Lamy (10 décembre 1896).
et Religion, par M. 13. Raynaud (10 février 1897). - - Philosophie
Annales. Le Problème religieux,
à propos de la question apologétique, par le R. P. Labertlionnière, de l'Oratoire (février
l'897).
croit ou on n'y croit point. C'est ensuite le miracle, que l'apolo-
giste leur apporte en preuve de ses thèses essentielles sur la
divinité de la Révélation chrétienne et de l'Eglise. Mais qu'est-
ce que le miracle pour eux ? Une apparente exception à cet
ordre naturel des causes des lois dont la critique ne sait rien,
sinon qu'on soi on ne sait ce que c'est. Les apologistes contem-
porains n'ont donc plus, semblerait-il, à compter sur l'ancienne
méthode de démonstration évangélique qui réfutait jadis le phi-
losophisme déiste et la Religion naturelle de Jules Simon. A
s'obstiner dans ces redites, ne s'exposeraient-ils pas au pénible
mécompte de ce jeune clerc de Saint-Sulpice, qui, dsns les
derniers jours de 1895, racontait à M. Fonsegrive l'insuccès
de ses arguments auprès des lycéens de son catéchisme de
persévérance? Il y a là un problème et un cas de conscience
urgent à résoudre. Nous louons M. Fonsegrive de l'avoir posé
dans son récent article de la Quikzaijiis : la Science, la Croyance
et VApologétique (1).
Le cas est d'autant plus grave qu'il est plus complexe, sous
son air do simplicité; où sont-elles, les questions simples ? «Ces
questions de méthode apologétique, qui paraissent n'intéresser
que la conscience chrétienne, tiennent de près aux préoccupa-
tions fondamentales qui, à cette heure, un peu partout, agi-
tent les intelligences et troublent les âmes ». M. Fonsegrive
n'exagère point lorsqu'il dit : « Nous sommes ici au centre à
la fois du problème scientifique et du problème religieux. »
Cette, convergence des deux problèmes devait arriver ; elle
résulte de deux lois dont la puissance est irrésistible.
A toute époque, depuis les entretiens de saint Paul avec
les stoïciens et les épicuriens qui se promenaient sur l'agora ;
depuis la première rencontre d'un chrétien et d'un philosophe,
la logique de l'esprit humain et le sens même de la foi
ont commandé cette jonction. Notre esprit ne se porte à croire
que raisonnablement; sinon, sa foi est crédulité, elle n'est
pas croyance. La foi, de son côté, dédaignerait de séduire un
coeur qui rêve; il lui faut une volonté intelligente. Si donc la
foi veut entrer dans la raison, c'est comme une loi organique

(1) La Quinzaine, 1er janvier 1897, p. 108.


64 HEVUI5 THOMISTE

de l'une et de J'autre, semble-t-il, qu'elle n'y entre pas sans


passer par un chemin de la raison. La raison, la foi, ne sont-
ce pas comme deux grandes routes parallèles, mais d'inégal
niveau, d'inégal parcours : la première, plus basse et assez
courte, la seconde s'élevant à de vertigineuses altitudes sur les
ilancs d'un immense pic; la première, s'arrêtant aux régions
moyennes où se circonscrivent la vie de la nature et la puis-
sance de l'homme; la seconde, montant, comme Dieu dit, en
défiant Job, « jusqu'aux réservoirs de la neige et aux dépôts
de la grêle », là où l'aigle même cesse de respirer et de voir ;
montant jusqu'à cet infini, compréhensible à Dieu seul. La basse
route des premières penles est nôtre, par droit de naissance; la voie
-du sommet étant à Dieu seul, seul il nous y porte cl nous y accli-
mate. Mais il nous y porte sans violence, en sorte qu'il a dû
vouloir, semble-t-il bien, nous acheminer vers elle par quel-
que traverse soudée en bas et orientée vers le sommet. Et
voilà pourquoi, dans toute rencontre d'un philosophe et d'un
croyant, la question du passage de la raison à la foi les inquiète
tous deux. C'est, dans la vie de l'Eglise comme des Ecoles,
une question de tous les temps.
Mais chaque époque se la pose à sa manière : s'il est une
loi essentielle de la raison et de la foi qui nécessite la tra-
verse entre elles deux, il se peut, semble-t-il encore, que ses
points d'attache soient variables : où saint Augustin a passé,
Pascal s'engagera-t-il ? Pour monter vers la foi, la raison sui-
vra-t-elle d'autres voies que celle dont les philosophes qu'elle
écoute lui ouvrent le tracé A de certaines époques donc, la
''.

traverse apparaît plus facile, courant sur des pentes douces;


à d'autres moments, le sentier est abrupt et surplombe l'abîme.
A quelle traverse, à quel sentier les esprits iraient-ils aujour-
d'hui, sinon à celui que leur jalonnent les héritiers et conti-
nuateurs de la critique kantienne? Telle serait aujourd'hui,
l'application de cette inévitable loi des variations et adapta-
tions temporaires de l'apologétique.
C'est, du moins, ce que nous devons prendre à conscience et
à coeur de bien examiner. Nous devons saisir les esprits là où
ils sont, et donc les chercher là où ils vont. Or, ils affluent
en nombre sur cette voie d'une apologétique renouvelée pins
ou moins, semble-t-il, dans l'esprit du crilicisme kantien. Ils y
affluent, entraînés par d'éloquents et habiles appels, dont la
langue subtile et obscure leur est familière, et dont l'accent de
sincérité les émeut. Ce concours n'est pas un mouvement de
?curiosité passagère, excursion sans durée. Le soleil do demain
et ceux d'après encore éclaireront de ces ascensionnistes, de
ces pionniers qui auront couché en roule, et cela pourra durer
(ant que les jalons de l'idéalisme ne seront pas arrachés du
chemin de la philosophie. Sachons donc voir, ici, autre chose
qu'une simple question du jour : une question de l'époque, pour
laquelle, de part et d'autre, on fera campagne, jusqu'au re-
pos et à la paix, dans le triomphe unique de la vérité pour
tous.
Et il ne s'agit pas d'un simple vérité spéculative : la ques-
tion est plus haute, plus large que toute question d'école ; il
s'agit de bien autre chose que d'opposer Aristote à Kant, et la
scolastique à l'idéalisme ! L'idée théorique de la méthode mo-
derne en apologétique n'est ici que l'objet immédiat du débat :
c'est une question d'âmes que nous traitons, au travers de la
question de doctrine. Il s'agit de marquer la route où demain
et dans les commencements du siècle à venir pourront se re-
joindre les hommes de foi et les hommes de science. Il s'agit
en particulier de ces âmes déjeunes gens dont la foi généreuse
^'affirme ainsi : « Pour nous, placés à une époque où un
double courant, mystique et scientifique, se partage les âmes,
nous ne devons pas faillir à notre lâche en nous jetant incon-
sidérément vers l'un de ces deux extrêmes : notre oeuvre doit
précisément consister dans une conciliation heureuse des ten-
dances opposées, pour nous-mêmes d'abord, puis pour nos
frères d'aujourd'hui et de demain (-])». Et nous aussi, dont
l'apostolat s'adresse à ces jeunes apôtres, ou, du moins, leur en
prépare, nous voulons, comme eux, travailler à « fixer nette-
ment les positions relatives de la philosophie et de la religion ».
tl'est dans cet esprit que nous venons discuter ici, «à propos des

(1) Le Silloii, 10 février 1897, p. 103.- Ii est juste de féliciter l'auteur de cet article
'les soins qu'il a pris de s'inspirer avant tout des documents authentiques de la foi, et
ensuite des doctrines autorisées de saint Augustin et de saint Thomas ; ou ne saurait
-ïïioux faire, même et surtout à propos d'apologétique contemporaine.
REVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE.
- 5.
66 HEVUE THOMISTE

doctrines les plus récemment émises, la valeur du chemin nou-


veau que décrit et propose M. Fonsegrive.
Nous la discuterons en suivant pas à pas les lacets, assez nom-
breux, delà voie projetée ; et, comme M. Fonsegrive la suit lui-
même en explorateur qui relève les traces de ses devanciers et
qui juge leurs positions, notre lâche nous fera encore multiplier
les circuits. Cette méthode nous est indiquée comme excellente
par M. Fonsegrive lui-même ; suivons-la, si elle lui agrée. Nous
chercherons sincèrement à bien reconnaître l'orientation et la sé-
curité de la nouvelle traverse; mais si, chemin faisant, nous cons-
tatons le danger de cerlains tournants ou de certaines pentes,
nous ne biaiserons pas à l'appeler par son nom. Cette tâche est
ingrate, en un temps où, par faiblesse d'une sensibilité exaspérée,
non moins que par indécision d'esprit, la critique se fait si étran-
gement gloire de sympathie intellectuelle pour l'idée qu'elle
combat : à force de rechercher l'âme de vérité en toute erreur, on
n'y voit plus l'erreur même. Par charité comme parjustice, nous
voulons, au contraire, la voir et la dire telle qu'elle est.
Le problème apologétique comportant à chaque époque cer-
taines données variables d'une question essentiellement une et per-
manente, M. Fonsegrive commence avec raison par poser cette
question de tous les temps, commandée par la logique de l'esprit
humain et le sens de la foi ; c'est ce qu'on pourrait appeler le pro-
blème fondamental de l'apologétique, ou, pour s'exprimer en style
de théologie, la Question de Vcbjet formel de VApologétique.
A cet effet, il se sert très heureusement de la méthode dialecti-
que d'Aristote, agitant tour à tour les difficultés opposées de la
question, afin de circonscrire progressivement son exacte position
et les termes de la réponse. Et voici « l'antinomie apparente »
qu'il constate tout d'abord.

1. - Le Besoin d'une Apologétique et sa nécessaire insuffisance (1).

Il s'agit que la raison puisse accepter la foi. D'où, une première


difficulté de cette acceptation, tenant à la nature de la foi. « La foi

(1) P. 111, 112.


ou adhésion de l'intelligence à la vérité révélée, a toujours été, par
l'Eglise même, regardée comme tout à fait distincte de la science.
Cette adhésion de l'intelligence n'est pas le fruit, en effet, d'une
simple lumière naturelle : elle est, dans l'homme, à la fois une
vertu, qui a besoin, pour exister, d'une bonne disposition de la
volonté, et une grâce, c'est-à-dire un secours d'en haut, qui, sans
doute, n'est refusé à personne, mais qui cependant demeure libre
et indépendant, par son essentielle nature, des dispositions de
l'homme. » Ainsi, Jafoi n'est pas, comme la science, la conclusion
nécessaire d'un raisonnement démonstratif; on croit parce qu'on
le veut, sous l'influence de la grâce. D'où la difficulté : « Il y a
entre la raison raisonnante et l'acte de foi un fossé que la théologie
constate et que rien ne peut combler. » Si rigoureusement donc
que la traverse de l'apologétique se soude au chemin de la raison,
en fût-elle môme l'unique et nécessaire prolongement, elle ne peut
pas rejoindre le chemin où est la foi. Il y a une faille, toujours
béante, insondable ; la raison n'y peut jeter aucune passerelle ;
la foi ne sort pas du raisonnement. 11 faut que l'homme, saisi
comme Ezéchiel par l'Esprit de Dieu, veuille se laisser porter où
l'Esprit le veut. L'apologétique est incapable de produire, par sa
force logique, un acte de loi.
Et pourtant, elle est nécessaire; ainsi le veut la raison : sans
raisons de croire, point d'acte de foi. « Il n'y a point d'apologé-
tique qui ne redise en quelque façon avec Racine le jeune :

« La raison dans mes vers conduit l'homme à la foi. »

Elle y conduit et ne peut l'atteindre. De cette « apparente


autonomie » ressort l'exacte position du problème : si le raison-
nement ne conclut pas, la foi est-elle possible à la raison; s'il
conclut, où est le surnaturel? « Voilà ce qu'il faut bien voir, » dit
justement M. Fonsegrive.
Mais pourquoi semble-t-il craindre « que tous ne l'aperçoivent
pas »?Ilya longtemps que saint Thomas a fixé cette position,
en se demandant si las choses de foi peuvent être objet de science. Là,
comme toujours, il a soigneusement examiné tout d'abord le pour
et le contre de la question, en appuyant ses recherches des témoi-
gnages autorisés de la tradition catholique. « H y a des raisons de
croire et l'on ne croit pas sans elles -
dit-il en s'inspjranl de
68 REVUE THOMISTE

Richard de Saint-Victor ; -et


ces arguments, soit probables, soit
nécessaires, semblent bien loucher à la science » ; mais, d'autre
part, il observe avec Denys, l'auteur du Livre des Noms divins, que
la Vérité première, objet, de la foi, est inconnaissable en soi à la
pure science humaine; et avec saint Grégoire le Grand, que les
démonstrations rationnelles ôteraient à la foi sa liberté et son
mérite. Voilà bien l'antinomie que M. Fonsegrive nous signalait
tout à l'heure (l).
De ce problème bien posé, la solution n'est pas moins exacte
dans notre doctrine thomiste. « La force du raisonnement
n'engendre la foi et ne la consolide qu'à la manière d'un argument
extrinsèque et persuasif, emprunt fait à la science; la foi a pour
cause propre et principale le mouvement intérieur de grâce qui
décide notre adhésion: Per scientiam gignitur fides et nutritur per
moduni exterioris persuasionis ; sed principales et propria causa ftdei
est id quod interius movet ad assentiendum (2. » L'apologétique n'a
donc pas pour objet formel de produire en nous l'acte de foi,
comme la démonstration de produire un acte de science; elle nous
persuade par de certaines raisons que notre foi est raisonnable-
ment croyable. Nous ne voyons pas ce que nous croyons : nous
voyons que cela est digne de foi : « Non crederet (is qid crédit) nisi
videret ea esse credenda (3). » L'apologétique a donc pour objet
formel ce que nous appelons traditionnellement « l'établisse-
ment des motifs de crédibilité » ; ce que M. Fonsegrive décrit
comme des raisons à la fois « nécessaires et insuffisantes » pour
nous mener à croire.
De l'école, cette doctrine s'est étendue à l'Eglise môme dont
elle résumait la constante tradition. Le concile du Vatican cir-
conscrit, en effet, de la même manière que saint Thomas, le point
de vue propre de l'apologétique. Car il définit que « la foi n'est
pas produite nécessairement par les arguments de la raison
humaine » ; et que cependant « la révélation peut devenir
croyable par des signes extéi'ieurs » de sa divinité, en sorte que

(1) De Veritate, xiv, art. 9, Objectio I, et Argum. Sed contra I et II.


a. 1, ad l". J'ai longuement expliqué cette Psychologie surnaturelle
(2) I1 Iloe, q. vi,
de l'acte de foi, et en particulier son caractère d'acte de raison commandé par la volonté
sous l'influence de la grâce. (Revue thomiste, mars 1884) : L'acte de foi est-il raisonnable?
(3) II» II*, q. L, a. i, ad 3T.
« la droite raison démontre les fondements de la foi : Cum recta
ratiofideifundamenta demonstret (1) ».
Si donc M. Fonsegrivc, M. Blondel et les autres apologistes con-
temporains, ont « bien su voir le besoin d'une apologétique et sa
.
nécessaire insuffisance », ils se sont heureusement inspirés en
cela rie nos doctrines traditionnelles et des documents authen-
tiques de nos croyances. On relève volontiers ce genre de mérite,
en ces matières délicates, où des philosophes, si vive que soit
leur croyance, gagneront toujours à s'éclairer auprès de témoins
autorisés. Ils y ont gagné cette fois la vraie position du problème
et de l'objetformel de l'apologétique.

Ce problème tout général posé, M. Fonsegrive en marque de


suite les données contemporaines. L'acte surnaturel de la foi
devanL être raisonnable, sans qu'aucune raison le nécessite,
des esprits habitués aux examens de conscience de la critique
se demanderont immédiatement sous quelle forme précise cet
acte doit être raisonnable. Est-ce, en premier lieu, sous la forme
parfaite d'une démonstration scientifique? D'où cette première
question spéciale: « L'apologétique peut-elle revêtir une forme
qui mérite d'être appelée scientifique? »
Beaucoup répondent que cela ne se peut : la science vraiment
scientifique n'existant pas, pour eux, dans le champ de la
connaissance humaine. Mais, du moins, la philosophie existe
telle quelle, et, dès lors, une seconde question se posera : « En
dehors d'une forme spécialement scientifique, ne pourrait-il y
avoir une forme proprement philosophique » de l'apologie du
christianisme ? « Et, dans ce dernier cas, quel serait le fonde-
ment et quelle serait la portée de cette apologétique philoso-
phique? »
Il s'agit ainsi d'établir critiquement les conditions de l'apo-
logétique, soit comme philosophie, soit comme science. Tel est,
au sens de M. Fonsegrive, le double aspect de la question de
méthode actuellement en suspens.
Double question insoluble, si l'on ne s'occupe d'élucider

(1) Constitutif} Dei Filius, cap. iv ot can. de Fide, 3 et S.


70 REVUE THOMISTE

les termes à débattre, car scolastiques et idéalistes risqueraient


fort, s'ils s'en tenaient à leurs définitions respectives, de dialo-
guer là-dessus comme dialoguent deux sourds. Sachons donc
gré à M. Fonsegrive de nous avoir exposé el critiqué tout d'abord
l'Idée moderne de la science, et suivons-le pas à pas, dans ce
.long, mais nécessaire détour. Quel est le sens de celte idée?
Quelle est la valeur de sa critique par M. Fonsegrive ?

II. - Toute la Science naturelle a l'homme uepose-t-elle


SUR LA FOI (1) ?

Voilà une idée qui est tout le contraire de l'idée scolasliquc.


« H ya science, ?- disait-on au moyen -
âge, de ce
démonstration. Et il y a démonstration de toute proposition qui
dont il ya

peut être nécessairement déduite de principes propres ou défi-


nitions à l'aide des principes premiers communs, nommés
axiomes. » Ces principes de la raison nous l'ont saisir « comme
par une vue ou intuition directe » l'essence réciJe des choses, et
rattacher ainsi toute science faite aux principes mêmes de l'être.
Illusion, sans doute ; où étaient les garanties de sa réalité ?
« La logique d'Arislole, suivie par les auteurs du moyen âge,
enseignait avec juste raison que, si la définition était scientifique,
elle devait satisfaire à telles ou telles conditions ; mais elle ne
donnait aucun moyen précis pour reconnaître si elle remplissait
ou non les conditions exigées. » A celte insuffisance naïve,
Bacon et Descartes opposèrent le Novum Organum et le Discours
de la Méthode, les deux premiers coups d'aile de ce génie critique
qui veut avant tout savoir si la. science est bien la science. « C'est
en développant les idées de Bacon et celles bien plus profondes,
plus précises, plus rigoureuses de Descartes, que s'est constituée
la science moderne, et surtout la méthodologie scientifique, que
les Allemands appellent YEpistémologie ou science des conditions
de la science. »

(1) P. H3 à 117.
l'apologétique contemporaine 71

De ce procédé critique est sortie l'idée moderne du savoir


accessible à l'homme : idée aussi modeste, disent ses amis, que
l'idée ancienne était orgueilleusement naïve. Car voici son aveu:
« La science véritablement et purement scientifique n'existe
pas »; elle n'existera même jamais: « La catégorie du scienti-
fique n'est pas réalisable a pour l'animal terrestre, dont toute la
science ne se compose que d'abstractions enchaînées. Entendons
bien ces deux derniers mots: toute la force de l'idée s'y condense.

Des abstractions et non des intuitions, voilà le principe de notre


science et le germe de son infirmité. « L'intelligible pur n'est
qu'un abstrait, un résidu desséché des formes vivantes ; le réel,
infiniment riche et fécond, ne saurait s'exprimer par nos pauvres
idées claires ; dès lors, la science, bien loin de nous donner le
réel et l'existant, ne nous donne que d'exsangues et pâles
fantômes des choses réelles; elle ne nous fournit qu'une série
de notations symboliques et schématiques, qui nous permettent,
de nous orienter à travers la forêt des phénomènes, mais qui
ne sauraient avoir la prétention de nous révéler l'essence profonde
de quoi que ce soit ». Il manque Ja vie réelle aux définitions et
axiomes qui sont les germes de notre science ; nous avons
beau la cataloguer et l'admirer comme si elle se colorait du suc
des choses, ce ne sera jamais qu'un fantôme de science, comme
les plantes desséchées des herbiers ne sont que des fantômes de
plantes.
Sur ces abstractions en qui les formes réelles de l'être se
faussent toutes, la science raisonne, se disant illusoirement encore
que, de terme à terme, de prémisse à conclusion, elle suit comme
la structure réelle de l'être et la circulation de la vie. Comme si ces
fantômes abstraits de la raison raisonnante pouvaient manifester
une autre nécessité que celle du mécanisme mental qui les
combine ! « Dès que dans un syllogisme on veut passer d'une
proposition à une autre proposition, d'un terme à un autre terme,
du sujet à l'attribut dans une seule proposition, on ne le peut
qu'à la condition de faire appel à des intuitions qui ne présentent
aucune nécessité mathématique ou logique. » Et .ainsi meurt le
l'ève de la science pure : nos déductions ne sont pas plus néces-
saires que nos principes ne sont réels.
72 REVUE THOMISTE

El cependant l'idée et l'affirmation de l'être remplissent nos


dires... C'est que, ne voyant pas ce qui est, nous y croyons. A
défaut de la science idéale, fondée sur l'évidence objective et
cimentée par la nécessité, nous avons la science humaine, étayéc
sur la croyance. C'est quelque chose, si ce n'est pas tout: « La
science qui existe, qui vit, qui se développe, ne ressemble pas-
plus à la science absolument nécessaire et intelligible, rêvée par
Descartes et ses successeurs, qu'une fille d'auberge ne ressemble à
une reine. Ce qui n'empêche pas la fille d'auberge d'exister, d'avoir
sa valeur qui, lorsqu'on a faim, est fort appréciable, et de ne pas
ressembler à toutes les autres servantes. » Nous voilà bien loin
des scolastiques et de leur céleste Béatrix; mais n'est-il pas plu&
pratique, avec MM. Renouvier et Balfour, et tous les antres « qui
comptent », de se contenter de la maritorne et de sa cuisine?

Nous avouons ne point reconnaître, dans cette idée moderne de


la science, cette supériorité de critique qui eût manqué à l'idée
ancienne. Quand donc cessera ce mot, d'ordre, fidèlement répété
depuis Kanl, et qui prête à toute philosophie antérieure je
ne sais quel réalisme inconscient et enfantin ?
Aristote, au contraire de ce que lui laisse prêter M. Fonsegrive.
s'est posé le problème critique de la science, non en logique où ce
problème n'a point sa place, mais en métaphysique. N'affirmc-t-il
pas fréquemment que la philosophie première doit considérer
les principes premiers soit de la raison, soit des choses? N'a-1-il
pas pris soin d'établir la réalité transcendante des axiomes contre
ceux qui la nient ou en doutent? N'a-t-il pas, dans ce but, critiqué-
les intuitions sensibles, matière première des inductions en qui se
manifeste l'évidence des définitions et des principes ? N'a-t-il
pas longuement discuté cette affirmation absolue de l'être, par le
principe de contradiction, qui commande et garantit, par son
objectivité même, celle de tout autre axiome, de toute définition
régulière, de tout juste agencement de principes bien suivis ?
Nous accordons bien que la question critique n'a pas, dans
l'ensemble de sa métaphysique, le développement prépondérant
qu'elle a pris de nos jours. Mais, du moins, est-il certain qu'il en
a vu la place nécessaire en philosophie, et qu'il la lui a donnée
avec « cette parfaite intelligence des termes et cette parfaite
l'apologétique contemporaine 73

conscience des conditions de la solution », dont on a tort de


faire honneur à la seule philosophie moderne.
Pareille, justice est due à saint Thomas. Il va sans dire que,
commentateur de XII livres de la Métaphysique, il a soigneuse-
ment expliqué son texte. Mais, surtout, il l'a développé, éclairci,
-
complété par de nouvelles questions sur la nature et les causes
de l'erreur, par exemple ; il a fait, en son nom propre, une oeuvre
originale. Citons dans la Somme de Théologie, Ire Partie, les
Questions lxxx. De Potentiis intellectivis; lxxxiv, Quomodo anima
intellectiva intelligat corporalia quoe sunt infra ipsam ; lxxxv, De
modo et ordine intelligendi ; ou encore Lies Questions discutées, I, De
veritate, et X, De mente... Après lui, sans doute, ses commenta-
teurs, beaucoup plus occupés de science objective que de critique,
ont moins insisté sur les affirmations et sur les thèses qui nous
intéressent le plus aujourd'hui. Us devaient avoir raison pour leur
temps. Et nous aurons raison pour le nôtre en Jui faisant étudier
et en développant encore pour lui cette critique thomiste de la raison
pure, dont se l'approche visiblement toute critique efficace de celle
de Kant. Un philosophe moderne qui veut cquitablement apprécier
les scolastiques ne doit pas l'ignorer. Kilo lui fera rendre justice à
leur idée de la science et à la critique qu'ils en ont faite.

M. Fonsegrive semble plus exact, en partie du moins, dans son


appréciation de l'idée moderne. Il tient, avec M. Yves le Querdec,
que l'idéalisme est une maladie de la raison; c'est donc qu'il
reconnaît, à la raison bien portante une connaissance objective de
l'être "« EL si l'on admet la valeur objective de la raison
. -
conclut-il--je crois bien qu'il est difficile au philosophe qui veut
organiser la pensée scientifique contemporaine de ne pas adopter
les thèses les plus caractéristiques de l'École... Celui qui écrit
ces lignes, essayant en une occasion récente (Généralisation et
Induction- Revue Philosophique, mai 1896) de chercher quelles
sonL les théories logiques qui s'accordent le mieux avec la pratique
de l'induction dans les sciences, se trouvait contraint de réhabi-
liter l'intuition intellectuelle, telle que l'entendaient Aristote et
les scolastiques. »
Voilà qui est vrai. L'analyse bien suivie de nos procédés de
74 RKVUE THOMISTE

connaissance intellectuelle nous amènera toujours à reconnaître


dans notre intelligence une aptitude essentielle à concevoir sous
forme d'universel ce qui est un et identique dans la foule des
singuliers, et une aptitude à l'affirmer nécessairement, que la vo-
lonté y soit ou n'y soit pas, du moment que cet universel, totale-
ment dégagé du singulier qui nous l'obscurcissait, entre en sa
plénitude sous forme d'axiome dans l'esprit fait pour lui. L'acte
premier et parfait de notre intelligence n'est donc pas de croire,
parce que croire, c'est adhérer volontairement, sur un témoignage
extrinsèque, à ce qu'on connaît ma] en soi; l'acte premier et par-
fait de notre intelligence, c'est voir; car de môme'que par sa na-
ture la lumière entre dans l'oeil, l'intelligible pleinement connu
des premiers principes s'ouvre de soi l'entrée de l'esprit. « Illa
per se videri dicuntur quee per se movent intellectum nostrum ad
assentiendum. » En travaillant à réhabiliter cette thèse, M. Fon-
segrive a vraiment fait oeuvre d'assainissement intellectuel.

On dirait cependant qu'après l'avoir voulu affirmer aussi inté-


gralement, il hésite, il recule, faisant sa part au microbe kantien.
Vous croiriez, en effet, que, si l'idée scolaslique de l'esprit
humain est réhabilitée, l'idée scolastique de la science l'est aussi
et, par suite, l'idée moderne discréditée. Nous ne pouvons plus,
si nous admettons, dans nos axiomes et dans nos définitions bien
faites, une vue des êtres en leur essence, admettre logiquement
cette science nouvelle qui tâtonne sans voir dans un monde
auquel elle croit. Nous ne pouvons plus nous figurer l'esprit
humain mené au vrai par la croyance, comme OEdipe aveugle se
confiant à la main d'Àntigone ; c'est (Edipe clairvoyant, qui va
droit au Sphynx, le fixe et le devine.
Mais non: entre ce clairvoyant et cet aveugle, il va un intermé-
diaire : OEdipe très myope, capable de suivre une imite qu'il voit
confusément, mais où il faut qu'il se fasse mettre ; et c'est là,
selon M. Fonsegrive, la science telle que l'entendaient les scolas-
tiques. « Il résulte des analyses modernes
- - dit-il que l'intel-
ligibilité, entendue à la façon seelastique, renferme toujours en elle
une part d'occulte et de mystérieux; que l'essence des êtres, alors
même que nous sommes certains de la connaître en son centre, a
encore sur ses bords une pénombre et de l'ombre même, et que,
l'apologétique contemporaine 75

1 dès lors, ce n'esl pas seulement l'intelligence, mais aussi la volonté


| qui entre enjeu pour en préciser les contours. Ce point, pensons-
'.'?
nous, ne peut être contesté, il y a une part de croyance clans la
? science même. » Et ainsi, les scolastiques auraient eu de la science
une idée humaine et large qui étendait libéralement le domaine
s
ï scientifique jusqu'aux limites du raisonnable. « Ils ne donnaient
1: le
pas nom « d' intelligible » aux seules idées claires et distinctes,
| ainsi que lit Descartes; ils appelaient au contraire de ce nom les
essences des choses, et les facultés, et les puissances, et les
qualités occultes. »

Cette interprétation de l'idée scolastique de la science ne me


semble pas admissible. Ce n'est point à peu près que l'Ecole a défini
et analysé l'intelligible; car, après avoir posé dans sa thèse fon-
damentale de l'intuition l'identité de l'être en soi et de l'intelli-
-
gible : c Objectum intellectus est quod quicl est »,-elle a soigneu-
sement distingué les modes spéciaux de cet intelligible. Elle a note
d'abord ce qui est immédiatement intelligible de soi et pour nous,
comme le principe de contradiction et les autres axiomes. Elle
lui a opposé ce qui est immédiatement intelligible en soi, sans l'être
pour nous, comme les définitions scientifiques exprimant l'essence
d'une espèce. El, par suite, elle a établi le moyen de découvrir et
de manifester ces définitions essentielles : l'induction ou syllo-
gisme de la proposition première et immédiate. En troisième lieu,
elle a opposé à ces deux genres d'intelligibles par soi, l'intelligible
par démonstration ; ce sont les qualités, occultes ou non, les actions
et passions, les relations, qui se déduisent par syllogisme scienti-
fique de l'essence des êtres en qui elles subsistent. Si donc les sco-
lastiques n'ont pas autant rétréci que Descartes la notion de l'in-
telligible, ils l'ont du moins spécifiée avec le plus grand soin.
Et, sur cette notion des trois modes de l'intelligible : l11 Per se
notum et quoad nos ; 2° per se notum, non quoadnos; 3° notum per
aliud, ils on l construit leur théorie de la science, rigoureusement
exigeante de l'évidence totale dans ses principes et de la nécessité
absolue dans ses conclusions. On se tromperait donc à vouloir
soutenir que, dans la science, entendue à la manière scolastique,
u y a place pour la croyance : « Manifestum est quod neefides nec
ojniiio potest esse de ijjsis visis, cmt secundum sensum, aut secundum
76 REVUE THOMISTE

intellectum. -
Unde etiam impossibile est quod idem ab eodem slt
scitum et creditum » (4 ).
Il y a cependant une certaine entrée de ta croyance dans le
domaine de la science, nous l'accordons volontiers à M. Fonse-
grive, mais c'est dans le domaine de la science inachevée ou infé-
rieure.

Bien souvent -
ont observé les scolastiques
la démonstration qui nous donneraient l'évidence de l'intelligible
-
l'induction ou

ne peuvent aboutir. Les choses sont complexes, leurs caractères


différentiels peu apparents : « Differentia: rerum sunt nobis ignotse »,
dit un adage maintes fois répété. Par suite l'oeil de notre intelli-
gence ne reçoit soixvenl que cette image, trouble et ombrée dont
parle M. Fonsegrive. En ce cas, mais pas en d'autres, la volonté
appuie l'intelligence : c'est toujours un bien de connaître dans la
mesure où on le peut et un bien d'affirmer en celle où on connaît.
Et ainsi, dans ce travail des jours et des siècles qui fait la science
et ne l'achève pas, l'esprit avance la plupart du temps, par con-
quête de probabilités nouvelles, par essais d'hypolhèses, par
croyances admises sur la foi et à l'exemple des maîtres. C'est un
pis-aller, à défaut de la science ; mais un pis-aller qui est la loi de
toute éducation intellectuelle : Oportet addiseentem credere, disaient
encore nos scolastiques.
Il y a môme des sciences qui, supposées faites, devront, à une
infériorité relative de leur objet, certaines bases nécessaires de
croyances : ce sont les sciences dites subalternées. N'admet-on pas
en acoustique, pour mesurer les intervalles de la gamme, des
échelles de proportion dont l'arithmétique donne les lois, et ne
démontre-t-on pas certains théorèmes d'optique par des principes
empruntés à la géométrie? La science subalternée croit alors aux
données qu'elle reçoit toutes faites de la science supérieure,
« sicut musica crédit principia sibi crédita ab aritkmetica » (2). -?
-
C'est ainsi que dans cet ordre rie sciences le savant étroitement

(1) I" IIas, q. -


i, arl. i et 8. Voii' aussi De veiitate, q. xiv, De fide ; et in III Senten
Distinctio XXIII, q. n et m, où, en étudiant la foi surnaturelle, saint Thomas analyse
,

d'une manière très complète la nature, le mode de certitude et l'usage pratique ou


scientifique de la foi naturelle.
(2) I» Pars, q. i, art. 2. Cf. De Veritaie, q. xiv, art. 9, ad 3.
l'apologétique contemporaine 77

spécialiste croit aux premiers principes 'de sa science ; que beau-


coup de physiciens, de géomètres, de moralistes, de sociologues
n'ont pas la science des données premières de leur science : « In/e-
rior sciens non dtcitur de Iris quoe supponit habere scientiam. » Mais,
dans la métaphysique, science première, immédiatement éclairée
par les premiers principes, cette foi même n'a plus sa place, là du
moins où la métaphysique demeure sous leur rayonnement ma-
nifeste.
« Il y aune part de croyance dans la science môme, » lorsque
la science n:'estpas faite ; ou lorsque la science faite est de ?iature
subalterne. Il est important de ne pas oublier cette double restric-
tion, surtout lorsqu'on veut « réhabiliter l'intuition intellectuelle,
telle que l'entendaient Arislole et les scolastiques ». Autrement
on retomberait dans l'erreur de celle idée moderne de la science
dont on a justement repris l'excessif fidéisme.
Celte idée exposée, M. Fonsegrive examine la question dont il
avait pour but, en s'arrêtanl à ce détour, d'expliquer les termes.

III. - Peut-il
dl"
y avoir une Apologie scientifique
Christianisme (!_)?

Tour la plupart de nos contemporains -


dit M. Fonsegrive
c'est impossible. Toute notre science reposant sur la croyance, si
-
nous lui demandons d'appuyer notre credo, nous ne faisons que
rouler de la foi à la foi.
Sans « pousser jusqu'aussi loin la rigueur critique », d'autres
philosophes, parmi lesquels M. Fonsegrive semble bien se ranger,
h'ouvent « des raisons encore, et non pas moins fortes, pour ne
pas songer à aller chercher dans la science des arguments pour la
loi ». Voici le sommaire de ces raisons : « La foi paraît avoir pour
objet le concret et le singulier, tandis que.Ta science a pour seul
objet le général et l'abstrait. »

(1) P. 117 à 122.


78 KEVUE THOMISTE

Il est clair, d'une part, que toute proposition scientifique,


axiome, définition ou conclusion, est nécessairement universelle :
la science qui est l'acte parfait de l'intelligence par rapport à son
objet propre, ne regarde point aux singuliers. Telle « la figure
schématique de la plante tracée au tableau » ; ce n'est plus celte
anémone qui s'épanouit là, en plein midi, entre deux roches, ni
cette autre, poussant à l'ombre et y gardant une coloration plus
intense : c'est un type abstrait et général de l'anémone. Le singu-
lier et le concret échappent à la science : individuum inefabile,
disaient les scolastiques.
Or il semble non moins clair, d'autre part, que le dogme est
toujours concret et singulier. ïl nous révèle Dieu dans cette unité
de nature et dans cette trinité de personnes dont chacune nous est
donnée comme le sujet singulier et concret de l'attribution des
mystères révélés. On dit : le Père est Dieu, le Fils s'est incarné et
a souffert, le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, etc.. Ou bien
on affirme comme un fait, également singulier et concret, quelque
volonté, quelque oeuvre de Dieu relative h notre salut: Dieu veut le
salut de tous les hommes; Dieu a établi la communion des saints;
Dieu ressuscitera les vivants et les morts, etc.. Logiquement les
énoncés de la foi semblent donc bien s'opposer de tous points aux
énoncés universels et abstraits de la science.
M. Fonsegrive en conclut, à l'adresse de ces apologistes qui
s'imagineraient pouvoir démontrer scientifiquement la foi chré-
tienne : « Comment la science pourrait-elle, sans se manquer à
elle-même, essayer de pénétrer dans la foi, et comment la foi,
sans abdiquer sa propre nature, pourrait-elle consentir à accepter
de la science une sorte quelconque de démonstration ? »

Ce raisonnement est tout à fait insuffisant : il ne nous


montre pas ce qui, dans « la propre nature » de la foi, répugne à la
démonstration de la science. Il arrête notre regard à une simple
propriété logique des énoncés du dogme, c'est-à-dire à l'un de ses
aspects les plus extérieurs et qui lui sont communs avec beaucoup
d'autres classes de vérités, nullement surnaturelles. L'histoire
n'est-elle pas remplie de propositions singulières et concrètes, sur
César, Gharlemagne, Bonaparte, etc.. ?Et la jurisprudence, avec
les arrêts de cour qui servent à la fonder? Et la critique littéraire
ou esthétique, où sans cesse il faut se retourner de l'idéal univer-
sel vers l'individu qui a tenté de l'exprimer? Ya-t-on dès lors
assimiler l'indémonstrabilité de ces matières humaines d'opinion
et d'art, à celle de nos dogmes ?
Laissons donc cette explication insuffisante. Demandons à saint
Thomas la raison décisive qu'il sait tirer de la « propre nature »
du dogme. Cette nature, c'est de nous révéler l'Essence divine
Lrine et une, puis les diverses opérations appropriées aux personnes,
ou communes à toute la Divinité, et qui en procèdent librement
pour notre salut. Tout cela, c'est Dieu même, c'est donc en soi
intelligible à l'infini, pourvu que l'Infini même soil là pour le
comprendre. Quant à nous, cela nous dépasse, et nul vestige, nulle
image de l'être divin dans les choses, fût-ce l'image de la trinité
dans l'àmc juste, ne peut nous donner l'idée claire et adéquate de
l'essence infinie. Nous ne pouvons point la comprendre dans une
définition, ni, par suite, en déduire avec évidence les aspects et les
actes ; tous nos raisonnements y échouent : « Quoe tamen non suffi,-
ciunt ad hoc quod praedicta veritas quasi démonstrative, vel per se
intellecta comprehendatur » (1). Cette infinie transcendance de l'être
divin par rapport à tout esprit créé, explique seule pourquoi les
vérités du dogme ne sont pas simplement comme les vérités sin-
gulières et concrètes de l'ordre naturel, des vérités étrangères à la
science, sans lui être supérieures. Toute autre explication pourrait
lleurer le naturalisme.

Mais, si la science ne démontre pas les dogmes, la raison


montre, comme dit M. Fonsegrive, « que la science ne contredit
pas la foi ». Nous sommes heureux de le retrouver ici en pleine
conformité avec les maîtres axiomes de la doctrine thomiste :
Qux fidei sunt non sunt te?itanda probari, nisi per auctoritates kis
qui auctoritates suscipiunt ; apud alios vero suffieit defendere non
esse impossibile quod p>rsedicatfides. » - « Et hoc utile est ut consi-
deretur, nejorte aliquis quodfidei est demonstrare proesumens, rationes
non necessarias inducat, quoe proebeant materiam irridendi infidelibus
eoeistimantibus nos propter hujusmodi rationes credere queefidei sunt. »
- « Rationes quoe inducantur a Sanctis ad probandum ea qicee fidei

(1) Contra Gentes, I, 8.


80 REVUE THOMISTE

sunt, non sunt démonstrative. » -


« Si vero adversarius nihil credat
eorumquse divinitus revelantur, non remanet amplius via ad proban-
dum articidos fidei per rationes, sed ad solvendum rationes, si quas
inducit contra fidem, » (1). Tout est dit, en ces quelques lignes, sur
l'essai d'une apologélique démonstrative du dogme : son impos-
sibilité, son danger ; la valeur probable des arguments rationnels
en faveur du dogme, et leur efficacité, toujours suffisante à ré-
soudre les objections contraires. Aussi bien l'objet formel de
l'apologétique ne comporte-t-il pas une démonstration intrin-
sèque des vérités de foi, mais un emploi de la science à les rendre
croyables.

De cet emploi, M. Fonsegrive nous cite plusieurs exemples


récents : le Prix de la vie, de M. Ollé-Laprune; Chrétiens ou Agnos-
tiques, de M. l'abbé Picard ; les Bases de ta Croyance, de M. Balfour.
Il rappelle les analogies de leurs diverses méthodes avec celle de
Pascal, voulant abaisser la superbe de l'esprit et de la vie sous le
joug de la foi. Ici, l'on nous dit que l'existence humaine n'acquiert
tout son prix que complétée par les vertus surnaturelles, foi,
espérance, charité. Là, on nous accule au dilemme : ou bien accep-
ter la raison, et avec elle les bases métaphysiques et historiques
de la foi chrétienne ; ou bien la mettre en doute, et, dans cet état
d'agnosticisme, n'avoir plus la raison de sa vie même. Plus loin,
on nous analyse les notions morales sans lesquelles l'homme ni la
société ne peuvent vivre ; ainsi l'on remonte au libre arbitre et à
son juge suprême, jusqu'au Christ en qui s'incarne la loi vivante
de l'idéal humain, et dont la grâce, aidant au libre arbitre,
triomphe des faiblesses terribles de l'hérédité et du tempérament
personnel. Dans toutes ces oeuvres il y a toujours celte idée que la
vie surnaturelle donne seule sa pleine valeur à la vie humaine.
Il est bon d'insister sur la force convaincante de cette apologé-
tique. Elle se base sur des effets,
et convictions, - -
vertus et oeuvres, doctrines
dont l'observation ou l'expérience personnelle
de la vie chrétienne offrent sans cesse des signes sensibles. Elle a
pour complice le mouvement intérieur de la grâce de Dieu en

(1)Ia Pars, q. i, art. S; q. xxxn, art.


cap. 8 et 9.
1 ; q. xlvi, art. 2. - Contra Gentes, lib. I,
l'apologétique contemporaine 81

toute âme; car, si nous sommes, en Adam, tous déchus de notre


équilibre primitif de la raison et des sens ; dans le Christ, nous
sommes régénérés et stimulés pour la réalisation d'un type nou-
veau et supérieur de l'homme. Et alors, malgré nos instincts de
péché et tant de mauvais courants qui infestent le monde, nous,
sommes ce royaume de Dieu semblable à une pâte que soulève un
ferment. 11 y a, en beaucoup d'âmes faibles ou égarées, un appel
spontané, anxieux, de cette plénitude idéale de la vie et du bien,
communiquée à l'humanité par Je Verbe fait chair, « plein de grâce
ol de vérité»; c'est l'appel d'Augustin lisant la vie de saint
Antoine : « Des ignorants se relèvent, conquérant le ciel; et nous
voici, savants sans coeur, tous vautrés dans une fange de chair et
de sang. »- Ainsi les aspirations des âmes se joignent au spec-
lacle de la vie chrétienne, pour amener en conclusion de toutes
ces preuves de fait, la conclusion môme du savant converti, lisant
sainl Paul sous le figuier de son jardin : « Induimini Dominum
Jesum Christum : Vivez du Christ pour vivre en homme. »
Cette apologétique a en outre le grand avantage de pouvoir être
comprise du plus grand nombre des esprits, môme cultivés. On sait
qu'une apologétique trop abstraite fait aisément dire ce que Pascal
disait des preuves métaphysiques de l'existence de Dieu : « Elles
sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées
qu'elles frappent peu; et quand cela servirait à quelques-uns, ce
ne serait que pendant l'instant qu'ils voient, cette démonstration;
mais une heure après ils craignent de s'être trompés. » Les faits
Jùsloriqucs eux-mêmes, Jes miracles de l'Evangile, perdent leur
couleur et leur relief sensible, aussitôt que la métaphysique se
met à en discuter la force probante : la preuve populaire y devient
preuve savante d'histoi'ien et de critique. Elle convainc encore
celui qui sait fixer en face un intelligible épuré de presque toute
image; elle ne donne plus à la foule ce coup au coeur, ressenti
par ces Juifs qui virent Lazare serré dans ses bandelettes et déjà
fétide, redresser sa face voilée du suaire, au cri d'appel de
son
Dieu et de son ami. Tous ceux donc qui ne dépassent
pas d'or-
dinaire les régions moyennes du raisonnement imaginatif, plus
°u moins concret, ont besoin, eux surtout, de reconnaître par
1 observation sensible les résurrections morales et les transfi-
gurations accomplies par la vie de la foi. El ils sont nombreux :
REVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 6.
82 REVUE THOMISTE

jeunes gens, artistes, lettrés, savants qui dissocient ou dissèquent


les corps, mathématiciens qui en imaginent les nombres et les
grandeurs, et, enfin, les plus intelligentes comme les plus sen-
sées des femmes. Ils comprendront tous celte apologétique égale-
ment propre à devenir savante ou populaire, méditative ou ora-
-
toire, demandant surtout à qui l'entend un peu de science de la
vie. À ce point de vue, elle mérite tous les éloges qu'en l'ait
M. Fonsegrive.

Mais, pourquoi cette remarque : « Il faut bien reconnaître que


le fond et le principe de toutes ces manières de raisonner se
trouve dans la Critique de la raison pratique, là où Kant veut éta-
blir que la raison pratique prime la raison pure; qu'elle se trouve
obligée d'affirmer la réalité objective de l'âme, de la liberté, de
Dieu; réalité que la raison pure était, au contraire, obligée de
laisser en suspens et en question. »
Faut-il bien le reconnaître? J'en appelle ici de M. Fonsegrive à
lui-même. L'apologétique qui nous démontre « la valeur et la
vertu intrinsèque du christianisme »
« l'apologétique contemporaine au
-
point de vue
-
dit-il

ramènerait
se plaçaient
les premiers apologistes, ïertullien contre Celsc, ou saint Clé-
ment contre les païens d'Alexandrie». Est-ce donc que « le fond et
le principe » delà méthode de ïertullien et de Clément leur eussent
fait professer le kantisme avant la lettre? N'est-ce pas plutôt que,
patristique ou moderne, l'apologétique morale, procédant « de la
valeur et de la vertu intrinsèque du christianisme », résulte tout
simplement des exigences de la vie pratique, en dehors de tout
criticisme ? Tout esprit qui ne s'est pas voué à la science pure
vivra toujours plus par la raison pratique que par la raison spécu-
lative; et, parmi les savants, il n'y a guère que les métaphysiciens
pour avoir cette originalité peu enviée de juger les choses d'ici-bas
à la claire et profonde lumière des principes premiers. Les argu-
ments de la raison pratique seront donc toujours les arguments de
tout le monde, sans que, pour cela, tout le monde soit kantien.
Et tout le monde s'en est servi, avant que personne n'eût pensé à
Kant.
Il faut reconnaître néanmoins que, d'une manière tout occa-
sionnelle, la Critique de la raison fiure a donné lieu aux apolo-
gistes, influencés par sa méthode, de se rejeter vers l'apologétique
morale. M. Balfour en pourrait donner la preuve; c'est ainsi que
la prison détermine le prisonnier à s'évader, et que le mot d'ordre
est aujourd'hui : « Traversons Kant. »
Le pourrait-t-on, si l'on s'est enfermé sans fiction, sous les
multiples verrous de la première critique? Quel que soit l'effort
désespéré de logique que le bon sens commande au prisonnier, la
raison pratique est impuissante à rouvrir les portes murées parla
raison pure. Les deux raisons n'en sont essentiellement qu'une
seule, réellemenl indivisible; parce que, spéculative ou comman-
dant à l'action, c'est toujours par le même procédé abstractif
qu'elle forme ses idées, ses jugements, ses raisonnements; ce sont
toujours les mêmes notions de l'être el du bien, qui terminent ses
arrangements de pensées et décident ses arrangements d'action.
11 n'y a, de la raison spéculative à la raison pratique, qu'une pure
différence extérieure el accidentelle, située tout entièz'e dans la
modalité de leurs relations à leurs objets : l'une regarde pour
regarder, l'autre regarde pour faire agir; mais c'est toujours le
même oeil et le même procédé de vision, comme quand l'artiste
contemple le paysage ou considère le tableau qu'il en fait. C'est
donc se contredire que de demander à la raison pratique de nous
rouvrir la prison où elle s'est murée elle-même, sous la dénomina-
tion de raison pure. On ne traverse pas l'idéalisme; on s'y enterre
tout vif, ou l'on s'en échappe par violence. 11 est ainsi impossible
de rattacher en soi le principe et le fond de l'apologétique morale
à une inspiration kantienne.
Je vais achever de l'établir en examinant maintenant, avec
M. Fonsegrivc, une nouvelle méthode d'apologétique, qui, du
milieu même de « l'immanence », nous offre pour en sortir une
arme oiïginale, quelque peu différente de la raison pratique.

IV. -L'Apologétique philosophique pau la méthode d'immanence (1).

De cette méthode, proposée par M. Blondel, j'ai déjà entretenu


les lecteurs de la Revue Thomiste; mais M. Fonsegrive m'ayanl

U)P. 122 à 127.


REVUE THOMISTE

opposé que je n'avais pas cherché à pénétrer la pensée inspiratrice


de l'Action et de la Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine
enmatière d'apologétique; que je m'étais pris à l'étiquette et au mot
de l'immanence, sans examiner dans sa trame la doctrine qu'il re-
couvre; que j'avais accablé l'auteur sous des conséquences par moi
seul déduites et qu'il n'admet pas..., on m'excusera si je tiens à
mettre ici en parallèle le résumé fidèle que M. Fonsegrive a fait de
la thèse capitale de l'Action, et celui que moi-même, j'affirme avoir
consciencieusement documenté et vérifié, avant de le faire entrer
en termes exprès dans les divers paragraphes de mon étude : les
Illusions de l'idéalisme et leurs dangers pour la foi (1). Pour n'avoir
point soumis au lecteur un résumé venu d'un seul bloc, comme le
l'ait M. Fonsegrive, je n'en ai pas moins suivi visiblement pas à
pas la doclrine que je critiquais, ainsi qu'on va le constater.
C'est donc par la « méthode d'immanence » que la philosophie
va s'obliger à sortir victorieusement de l'idéalisme, et à nous faire
postnier la vie de la foi. Aussi, M. Fonsegrive commencc-t-il son
résumé par la définition de la méthode d'immanence. « Elle consiste à
prendre l'attitude philosophique des disciples de Kanl... ; c'est-à-
dire à ne pas chercher à s'élancer hors de soi-même comme d'un
bond, appuyé sur des principes auxquels on accorde d'emblée
une valeur objective; mais à.ne s'inquiéter que de mettre de
l'ordre dans ses pensées, à travailler à organiser toutes les idées
que l'on peut avoir dans tous les domaines, et non seulement à
en chasser la contradiction, à les mettre d'accord entre elles, mais
encore à les faire cadrer avec tous les sentiments dont on ne peut
se défaire, avec toutes les actions donl on ne peut se passer. »
Il me semble avoir dit de même, au commencement de mon
article et en me servant des propres expressions de M. Blondel :
« La méthode d'immanence se borne à étudier le « système lié de
nos pensées », le « phénoménisme intégral » de la connaissance
rationnelle et del'action.»Et trois pages plus loin, pour éviter toute
équivoque sur le sens de cette affirmation de noire dynamisme
intellectuel et moral, je notais cette importante réserve que for-
mule encore M. Blondel : « Ce qui nous est immanent, comme la
pensée vivante et l'action, est encore transcendant à la vue réflé-

(1) Revue Thomiste, septembre 96.


cbie et pJiilosophiqtie qu'on en a.» Je crois donc que M. Fonse-
grive et moi, avons bien vu la môme idée sous l'étiquette du mot
immanence.
La méthode définie, il était logique d'en montrer Vaboutissant,
Ici que le voit son auteur. Voici donc, en premier lieu, l'idéalisme
traversé ; en second lieu, le christianisme postulé. « L'idéalisme
qui paraît impliqué dans la méthode d'immanence
M. Fonsegrive - - note
est, au contraire, radicalement déirait par celle
méthode, car l'idéalisme ne nous permet d'organiser sans contra-
diction, ni le système de nos pensées, ni surtout le système de
nos actions. Même dans les opérations les plus humbles, l'homme
ne peut se passer de coopéraleurs, il n'est fort que lorsqu'il sent sa
faiblesse et réclame un appui à l'extérieur. A mesure que son
action devient plus importante el plus haute, à proportion aussi
l'aide qu'il lui faut est d'un ordre plus relevé : l'enfant a besoin
du lait de sa mère, l'homme fait a besoin de l'intelligence de ses
semblables, le savant a besoin des efforts accumulés des esprits
qui l'ont précédé, la conduite intérieure de la vie exige le secours
d'un être qui soit à la fois distinct de nous el puisse nous être in-
térieur ; l'aménagement d'une vie morale ne saurait se faire sans la
conception d'une justice, d'une destinée, d'une autorité morale et
conséquemnient dogmatique. C'est en cela que consiste ce que
M. Blondel lui-même désigne d'un mot expressif: l'unique né-
«
cessaire )>
.
Voilà donc, résumés par M. Fonsegrive les « postulats » na-
turels et surnaturels de l'action humaine : j'avais moi-môme
énuméré les premiers dans une longue page de la première
partie de mon article ; je n'en citerai que ceci : « L'action, à l'in-
verse de la pensée pure, qui se concentre tout en soi sur son idée
abstraite, nous fait prendre immédiatement contact avec la réalité
du sensible, de l'intelligible-, de Dieu, de tout : le propre de la
volonté qui agit n'est-il pas de s'aliéner en quelque sorte dans le
bien qui manque primitivement à son être, mais qu'elle cherche ?...
Kl puis, citant M. Blondel L'être dans la connaissance n'est pas
: «
îivanl, mais après la liberté du choix » ; l'action c'est « le média-
leur efficace et nécessaire entre la connaissance et la réalité»,
-
Quant aux postulats surnaturels de l'action, j'en ai ainsi parlé dans
'a quatrième partie : « Renfermée exclusivement clans l'étude du
REVUE THOMISTE

dynamisme subjectif de la pensée et de l'action (la philosophie)


ne peut que rechercher si le surnaturel, abstraction laite de sa
réalisation historique et contemporaine, rentre pour nous dans le
postulat total de l'action ; sile surnaturel, simplement conçu sous
la forme générale d'un surcroît de force, est requis nécessairement
par l'impuissance de notre volonté à réaliser en sa plénitude le
bien qui est sa fin. »
Ici, M. Fonsegrive et moi, nous n'entendons pas tout à fait
!.- de la même manière l'idée de M. Blondel sur les postulats sur-
naturels de l'action. J'ai cru pouvoir autoriser la mienne de
nombreuses affirmations dans le genre de celle-ci : « Nous
devons faire la théorie universelle et abstraite de l'absence
réelle ou de la présence hypothétique du surnaturel dans les
âmes », et: «Môme alors qu'on a sous les yeux l'organisme complet
du dogme ou des préceptes, l'on doit continuer h respecter soi-
gneusement les limites où s'arrête la philosophie.» Celte réserve
si fortement exprimée me paraît bien exclure, des postu-
lats philosophiques de l'action, toute définition spéciale d'un
système quelconque de dogmes ou de hiérarchie ecclésiastique.
En troisième lieu, il fallait indiquer la valeur que M. Blondel
attribue à sa méthode. M. Fonsegrive nous rappelle que c'est une
méthode « proprement philosophique, puisque la philosophie
n'est que le système cohérent des pensées humaines » ; et « pure-
ment chrétienne, puisqu'elle fait bien voir, clans la nature même
de l'action, le point qui appelle le surnaturel et Ja grâce », sans
toutefois les nécessiter à venir. Ne l'ai-je pas aussi indiqué, en
notant plus haut, comment on faisait rentrer le désir du surna-
turel dans le postulat total de l'action? El j'ai dit aussi : « La seule
idée d'un secours supérieur nécessaire, si fortement prouvée
qu'elle soit, nous mène seulement à conclure que le surnaturel est
désirable ». J'ai même cru devoir noter avec soin le genre de
certitude que l'auteur attache à cette médiation nécessaire de
l'action : « La question se tranche antérieurement au jeu dialec-
tique des idées, là où le doute le plus hyperbolique ne pénètre pas,
au-dessous de la région de rcnLcndemcnt, avant l'intervention des
idées discursives » ; c'est « la vue du contenu réel de l'action vo-
lontaire ».
On peut avoir vérifié maintenant si M. Fonsegrive et moi, nous
avons mis la même conscience à reconnaître exactement le prin-
cipe de la méthode d'immanence, et ses étapes successives de la
sortie de l'idéalisme à l'attente du secours surnaturel. Il ne me
reste plus qu'à m'entendre avec M. Fonsegrive sur la valeur de
cette tentative.

Y. - Faut-il user de ia méthode d'immanence (1)?

Pourquoi non, si on sait la comprendre?nous dit M. Fonsegrive :


«
Il ne faudrait pourtant pas avoir peur des mots. Il semble que ce
soit Kant qui, le premier, ait employé la méthode d'immanence.
Elle est, au fond, aussi vieille que la philosophie elle-même. Car
la philosophie n'a jamais été que l'organisation des pensées hu-
maines... Tout ce que nous saurons, nous ne le saurions pas si
nous no le pensions pas, et nous ne pouvons penser en dehors de
notre pensée. Voilà ce qu'il faut entendre, ce qui est clair pour
quiconque s'entend soi-même, et que tous les philosophes doi-
vent admettre. »
Est-ce aussi clair qu'on nous le dit? M. Fonsegrive est-il bien
sûr d'entendre le mot et l'idée d'immanence comme l'entend
M. Blondel?
Pour celui-ci, l'immanence inclut une pensée nécessairement
emmurée dans le phénoménisme le plus pur de la connaissance
et de l'action. Qu'on relève ce que j'en ai cité plus haut; et qu'on
se souvienne de cette autre affimation : il faut faire de la notion
d'immanence « le principe d'une doctrine intégrale ». Il est donc
rigoureusement légitime de dénier à la raison pure, usant de
cette doctrine, l'affirmation objective d'une réalité quelconque, y
compris son dynamisme même. Cest Vimmanence absolue de la pen-
procédé et contenu.
née,
Est-ce là ce que M. Fonsegrive admet lorsqu'il dit : « Nous ne
pouvons penser en dehors de notre pensée » ? Non, puisqu'il
(1) P. 127 à 131.
88 REVUE THOMISTE

admet « l'intuition intellectuelle entendue à la manière d'ArisLote


et des scolasliques », c'est-à-dire l'assimilation intentionnelle de
l'intelligence h l'être même des choses sous le rapport de ce qui
est un et identique dans les singuliers, c'est-à-dire l'impression
même de la réalité transcendante, dans le procédé immanent de
l'intuition. Voilà, l'idée scolaslique, l'idée « aussi vieille que la
philosophie elle-même » : la transcendance du contenu, dans l'im-
manence du procédé.
Il me semble donc impossible d'admettre cette interprétation,
bénigne, sans doute, mais inexacte, qui tend à faire, de nos faits
de conscience, \<sprimum cognitum de notre intellect. Non, ce n'est
pas sous forme de ^ faits de conscience » que nous commençons
par percevoir les choses; c'est sous forme de choses; et par après,
en y réfléchissant, nous nous avisons seulement qu'à l'étal de
choses connues, elles sont de quelque façon en nous. IL est donc
impossible de s'autoriser de l'immanence des faits de conscience,
pour appeler la méthode philosophique, méthode d'immanence :
dès que l'on admet l'intuition intellectuelle, on admet comme
objet premier et direct de la connaissance la réalité même du
transcendant. On pratique la méthode de transcendance; et l'on
doit mettre sa parole d'accord avec ses actes. Ayons toujours peur
des termes équivoques, et ne soyons jamais dupes de leurs airs
de conciliation.

La méthode d'immanence peut-elle faire la trouée dans la mu-


raille de l'idéalisme?
sur la pétition de
-
principe
J'ai déjà montré que non, en insistant
que renferme le rétablissement de la
réalité par l'acLion. Mais, puisqu'on m'objecte que je ne me suis
pas demandé si de telles analyses étaient « exactes et bien sui-
vies », et que, par suite, « la position reste entière », je suis bien
obligé de remettre ici en lumière ce que je croyais y avoir déjà
mis, en signalant le vice radical de celte position.
Je demande donc de nouveau, me plaçant au point de vue
rigoureux de la méthode d'immanence, le sens exact de celte né-
cessité d'une coopération extérieure et surnaturelle, qui en est la
suprême conclusion. Et l'on me répond qu'il ne faut « point
prendre ce mot en un sens ontologique, comme s'il s'agissait
d'existence absolue, ou de vérité dont le contraire impliquerait
contradiction », ni « faire rentrer la réalité même de l'ordre sur-
naturel dans le déterminisme de la nature » ; mais il est légitime
de montrer que « le progrès de notre volonté nous conduit au
besoin senti d'un surcroît » qui est naturellement en elle comme
« une
pierre d'attente » ; et ainsi, la philosophie détermine la no-
tion du surnaturel et met en pleine lumière les exigences et les
insuffisances de la nature. Nous concluons donc à la présence
nécessaire de l'idée et du besoin du surnaturel « dans le phéno-
ménisme intégral de la pensée et de l'action », et non à sa présence
réelle dans l'ordre des choses. La réalité môme de cette idée et de
ce besoin demeure « transcendante à la vue réfléchie et philoso-
phique » que nous en avons prise; c'est le surnaturel inévitable-
ment désirable, d'une pensée et d'un désir dont la méthode d'im-
manence ignore ce qu'ils sont en soi, et môme si, en soi, ils sont.
Cela montre, tout simplement que la pensée ne peut concevoir
l'action humaine se suffisant à elle-même; cela ne montre pas que
clans la réalité il en soit ainsi. Et il faut, on l'avoue encore, re-
courir au miracle de l'action et de la grâce, « pour porter la plus
simple affirmation réfléchie sur la réalité des objets qui com-
posent notre pensée ».
Au fond, malgré la différence des termes et les nuances des
idées, cette théorie de l'action recèle le môme vice logique que la
Critique de la raison pratique : elle affirme la réalité comme saisie
en soi par l'action vivante de l'homme répondant à sa loi inté-
grale et à l'appel de Dieu; elle l'affirme, c'est-à-dire qu'elle ne
conçoit, ne juge, ne pose en face de soi cette réalité que parle
moyen d'une raison prisonnière de l'immanence. Nous savons
simplement que nous avons l'idée d'un secours surnaturel néces-
saire à notre action; toute affirmation de plus est transcendante
à ce que nous en pouvons vériiier.
Lors donc que j'ai déduit de celte méthode ses conséquences
idéalistes et solipsistes, en philosophie et en religion, je n'ai fail
que la pousser logiquement au bout de son « déterminisme in-
linie ». Il eût fallu me prouver que ces déductions étaient fau-
tives.

On se tromperait néanmoins, si l'on pensait que je me suis pré-


occupé exclusivement « de montrer l'erreur, de la grossir même,
90 BEVUE TOOMISTE

pour en détourner plus efficacement » les esprits. Certes, j'ai


voulu avant tout montrer l'erreur, et j'ai regardé cet acte de pré-
servation comme un devoir de mon ministère. Mais j'aurais eu
horreur de « la grossir », et c'est pourquoi j'ai reconnu expressé-
iir ment la vérité profonde, malheureusement défigurée et compro-
mise par elle. Redisons-la ici.
Toujours il sera légitime, avec saint Augustin et saint Thomas,
de montrer à la volonté humaine que pour atteindre totalement
sa fin, le Lien moral complet, elle postule nécessairement, comme
unique moyen efficace, des secours intimes, supérieurs à ses
propres forces. Mais cette doctrine ne sera exempte de tout soup-
çon d'erreurs qu'à deux condilions :
I" Que, sortant de cet idéalisme où on l'emprisonne, elle
affirme nettement la réalité de cette, pensée et de cette volonté dont
elle analyse les exigences intimes. Alors elle échappera au reproche
fondé de fidéisme que lui attire son illogique croyance à la réalité
de l'action menée à son terme;
II0 Que, fidèle au « dynamisme intégral » de la pensée chré-
tienne, elle reconnaisse que la postulation nécessaire du surnatu-
rel par la nature ne se nécessite moralement, ne se produit réel-
lement que dans l'hypothèse de notre Rédemption par te Christ et
de notre appel par lui à la vie de sa grâce. Ce mélange d'obser-
vations de conscience et d'observations de faits historiques ex-
ternes nous fera sortir de la philosophie pure, c'est vrai. C'est
qu'en effet, il est impossible à la philosophie pure de poser Je
problème religieux tel qu'il se pose nécessairement entre l'âme
humaine et Jésus-Christ : la nature toute seule, de si près qu'on
l'analyse, ne peut jamais réellement et efficacement demander le
surnaturel. Le soutenir serait tomber dans ce genre de naturalisme
qui fait de la grâce le simple prolongement de la nature. En ces
matières, les philosophes feraient bien de toujours consulter les
plus sûrs théologiens.
Ces deux réserves faites, je reconnais bien volontiers qu'une
apologétique fondée sur l'analyse exacte de l'appétit du surna-
turel dansl 'étatprésent de la nature humaine, «profiterait à la vérité
religieuse ». Nous aurions alors, d'un côté, M. OUé-Laprune mon-
trant que le surnaturel, présent dans la vie, lui donne sa pleine
valeur; et de l'autre, M. Blondel montrant qu'absent de la vie,
l'apologétique contemporaine 91

mais comme naturalisé en nous par la volonté de Dieu et par


notre vocation dans le Christ, il est postulé par le développement de
Vactioh. Et c'est sans doute ce qu'entend M. Fonsegrive lui-môme,
lorsqu'il conclut : « L'apologétique telle que la proposent
MM. Ollé-Laprune, Balfour et Blondel aurait surtout pour objet
l'exposition de la valeur et de la vertu intrinsèques du christia-
nisme. »
Mais, comme il oppose cette apologétique des temps modernes
à « l'apologétique traditionnelle », il me reste une dernière ques-
tion à résoudre avec lui.

VI. ?- Comment se distinguent en réalité l'apologétique


TRADITIONNELLE ET LA MODERNE ?

Il y a, dit M. Fonsegrive, « l'apologétique traditionnelle » ;


celle du classique Traité de la Vraie Religion qui, peut-être, a eu
surtout pour hut de défendre la foi des croyants contre les
attaques des incroyants, en un temps où l'absence des idées cri-
tiques permettait de procéder à partir de l'existence de Dieu
tenue pour démontrée. Venaient ensuite, comme je l'ai rappelé en
commençant, les preuves de la divinité de la Révélation chré-
tienne et de l'institution de l'Eglise par les miracles de J.-C. et
des apôtres, historiquement constatés et metaphysiquementjugés.
Au temps de Voltaire, ou même il y a cinquante ans, cela pou-
vait servir à convaincre d'erreur un déiste ; maintenant cela ne
prouve plus rien aux disciples du erilicismc. Mais à ceux que
l'acte de foi met en présence de la réalité objective du surnaturel,
cela peut donner encore une belle et harmonique synthèse des
objets de ses croyances. C'est un vieux tableau de famille, naïve-
ment primitif et qu'on peut regarder entre soi, quand on est de
la famille.- Voilà ce qu'on nous concède; et encore, ne faut-il
pas trop montrer cette antiquité-là aux jeunesses du jour !
Vient ensuite cette apologétique moderne « parla vertu et Ja
valeur intrinsèques du christianisme » dont nous avons exposé et
critiqué les divers aspects.
92 REVUE THOMISTE

Je n'admettrais pas aussi absolument que M. Konsegrive cette


opposition de « traditionnelle » et de « moderne ». - Car les
deux méthodes sont dans la tradition, les deux s'inspirent de saint
Augustin, de TertulHen, de Clément d'Alexandrie: les deux peu-
vent retrouver jusque dans les Actes des Apôtres et dans les
Epîlres de saint Paul l'argument des miracles et l'argument des ver-
tus. Les deux enfin me paraissent adéquatement, et directement
l'entrer dans la matière propre de l'apologétique; puisque l'apolo-
gétique, c'est la doctrine de la révélation, la théologie mémo con-
vainquant la raison, par la force des principes mêmes de la raison,
qu'aucun dogme ne lui est contraire, que tous lui sont croyables;
puisque la crédibilité intégrale du dogme requiert parallèlement
le fait objectif et historique de la Rédemption et le fait sub-
jectif, £>sycho]ogique et moral de noire correspondance à la grâce
de la Rédemption. Une apologétique intégrale et douée de toute sa
force logique et persuasive doit synthétiser ces deux ordres de
considérations. Ce n'est pas à un surnaturel vague, tout intérieur
et sans autre formeque celle d'une poussée d'âme que nous devons
croire; ce n'est pas d'un Christianisme sans Christ que nous devons
vivre. Verbum Crucis : ces deux mots de saint Paul nous avertissent
que ce n'est pas une pure idée immanente, mais la vue d'une
croix avec l'Homme-Dicu, qui doit dominer notre travail de justi-
fication rationnelle, de consolidation et de propagation de notre
foi, même parmi les philosophes, car Verbum Crucis, c'est aussi
JJei sapientia.
Mais, cependant, il faut reconnaître que, dans l'état critique des
esprits, et pour les besoins de la grande majorité, l'apologétique
des vertus est plus facilement admise; que l'apologétique des
miracles. En ce sens, elle paraît plus moderne.

N'en concluons pas, malgré cela, qu'elle soit la seule moderne.


L'esprit humain, moderne ou non, est toujours lui-même, et tou-
jours il revient, des examens subjectifs de la critique aux vues
objectives de la réalité. On discute donc et on discutera toujours
les preuves par miracles ; on aura beau dédaigner la métaphysique
et l'histoire du vieux traité de la Vraie Religion; ses thèses essen-
tielles seront toujours vraies ; il y aura toujours des historiens et
des philosophes pour s'y intéresser.
3

\
___-.
Seulement, pour que la vérité en
_
redevienne
___
percevable et
i admissible, il faudra entreprendre cette cure intellectuelle dont
-
parle justement M. Fonsegrive. Il faudra faire précéder l'apiolo-
gotique de la vraie religion, d'une apologétique de la raison
pure, et restaurer de base on base les preuves métaphysiques de
l'existence de Dieu : « Après le kantisme, la philosophie tout
entière et dès lors l'apologétique doivent revêtir une colora-
lion différente et comme changer d'accent. La valeur objective
des principes, admise jadis d'emblée dès qu'ils se présentaient à
l'esprit, a besoin maintenant, non pas certes d'être prouvée, mais
d'être éprouvée au contact de notre être môme analysé par la
réflexion. »
Une oeuvre d'apparence toute philosophique rentrera ainsi de
plein droit dans l'enseignement et dans lo ministère des apolo-
gistes. Ils seront les sccourables samaritains do ce pauvre esprit
humain, dépouillé parle kantisme de la force de sa raison spécu-
lative, et laissé par lui, comme le voyageur de Jéricho, à demi-
mort sur sa route.
Le voyageur moderne, rendu à sa vie complète et remis en bon
chemin, retrouvera pour monter vers la foi l'antique chaussée
de nouveau consolidée sur le double fondement de la preuve par
miracies et de la prouve par vertus: celle-ci soutenant mieux
l'élan du coeur et de la conscience vers l'idéal et le désir d'une
vie surnaturelle; celle-là nécessaire à poser clairement devant la
raison spéculative le Christ réel, le Rédempteur vivant, l'Hôte
divin qui nous attend en famille au bout du voyage ; le Dieu sau-
veur dont la réalité seule, pratiquement nécessaire et théorique-
ment vérifiée, provoque, soutient, console l'homme qui marche.
Ce ne sera plus cette pauvre petite voie contournée, périlleuse,
suspecte, que nous offre une philosophie mutilée par le kantisme;
cette voie où de phénomène en phénomène, la raison et la vie n'a-
boutissent qu'à l'impalpable mirage d'un surnaturel sans réalité.
Ce sera l'apologétique intégrale d'une raison rendue à son inté-
grité : au terme l'Hôte divin attend l'homme qui, sur son appel,
a monté, et qui s'agenouille en son impuissance de passer outre,
ni d'un pas, ni d'un bond; l'Hôte divin s'avance, tendant cette
main-là dont un signe a fait marcher Pierre sur les vagues.
94 REVUE THOMISTE

Cen'est donc pas une nouvelle méthode d'immanence, dont le


fond et le principe se trouvent dans la Critique de la raison pure
ou pratique, qu'il faut conseiller aux apologistes; c'est une adap-
tation opportune et un développement approprié, tantôt de la
preuve par les vertus, tantôt delà preuve par les miracles, selon
les âmes et les milieux, c'est un soin énergique et intelligent de
restaurer, aux yeux des esprits philosophiques, ces deux aspects
corrélatifs de l'apologétique intégrale et traditionnelle ; c'est une
moderne application de l'éternel principe : Nova etvetera (1).

Fr. M.-B. ScirwALM,


des Frères Prêcheurs.

(1) A propos des preuves traditionnelles, M. Fonsegrive tente de mettre d'accord avec
le canon I De Révélations ceux de nos contemporains qui n'admettent pas l'existence
de Dieu comme démontrable. Y a-t-il réussi? Selon son interprétation, le Concileaurait
« parlé de la raison tout entière » pure et pratique, qui en sont une seule. Il me semble,
au contraire, que le Concile, en définissant « per ea quoe facta sunt, naturali ralionis
humante lumine cognosci posse », a clairement désigné des démonstrations métaphy-
siques fondées sur le principe de causalité « per oa quoe facta sunt » ; c'est aussi le sens
du texte de saint Paul, auquel se réfère le chapitre h « Invisibilia enim ipsius a crealura
mundi, per ea quas facta sunt, intollecta, conspiciuntur ». En outre, le Concile ,< se
servant de la terminologie scolastique », comme dit très bien M. Fonsegrive, ne confon-
drait pas sous le nom de « lumière naturelle de la raison connaissant ce que Dieu a
fait » la raison pratique et la raison spéculative ; la raison pratique, c'est la lumière
dirigeant ce que fait l'homme ; tandis que le Concile parle avec saint Paul d'une lu-
mière où l'homme contemple ce que Dieu a fait.
POLÉMIQUE AVERROISTE

DE S1GKR DE BRADANT

ET DE SAINT THOMAS D'AQljlN (1)

La date de publication des grands traités scientifiques d'Albert


le Grand n'a pas encore clé suffisamment déterminée. Elle est
cependant importante à connaître, car, comme nous l'avons déjà
observé, l'action exercée par Albert sur le développement intel-
lectuel du xme siècle est, avec celle de saint Thomas d'Aquin, la
plus étendue et la plus profonde de ce temps, et il est nécessaire de
savoir à quel moment elle a obtenu son effet. L'utilité de fixer
ce point d'histoire n'a pas échappé à A. Jourdain, dont les
pages subslanlielles de critique sur Albert le Grand sont devenues
classiques (2). Malheureusement le sagace auteur des Recherches sur
les traductions latines d'Aristote semble avoir pressenti, et peut-
être même s'être exagéré, la difficulté qu'il y avait à résoudre ce
problème d'histoire littéraire. Laissant de côté la question générale
relative à la date de composition de l'ensemble de l'oeuvre d'Al-
bert, il a limité ses recherches aux seuls livres de sciences phy-

(1) Revue Thomiste, l. III, 704 ; IV, 18,689.


(2) Recherches critiques sur l'âge et l'origine des traductions latines d'Aristote, Paris,
1843, p. 300-338.
96 REVUE THOMISTE

siquos etnaturelles pour lesquelles il paraissait plus facile d'arriver


à une solution.
Voici d'ailleurs le texte de Jourdain : il nous fait connaître l'état
de la question tel qu'il l'a établi et tel qu'il est demeuré après lui,
les ailleurs qui ont touché ce sujet n'ayant fait que le reproduire
ou s'en inspirer, sans avoir poussé plus avant. « L'époque àlaquelle
ces divers traités furent composés est assez difficile à déterminer.
Albert nous apprend au livre des Météores qu'il l'écrivait après
1240 (1); il dit dans le même ouvrage que, tandis qu'il était à
Paris, il y avait un fils du roi de Castille qui étudiait dans cette
ville (2). C'est sans doute un fils de Ferdinand III qui régnait iï
cette époque, et cetle particularité se trouve confirmée par un
passage de Diego deCaslejon, où il est dit que Jean, archevêque de
Tolède, revenant de Lyon, où il avait siégé en un synode général
assemblé sous Innocent IV, en 1245, passa par Paris pour y voir
les deux fils de Ferdinand, Philippe et Sanche, chanoines de
l'église de Tolède, qui suivaient dans notre Université le cours de
leurs éludes (3).
« A la manière dont Albert s'exprime dans le passage que
j'allègue, il est clair qu'il n'était plus à Paris, on sait positivement
qu'il se trouvait à Cologne en 1249. Comment donc Vincent de
JBeauvais, qui achevait d'écrire en 1250, et qui mourut en 1264,
a-t-il pu citer fréquemment Albert, et, entre autres ouvrages, ses
livres des Animaux, qui, comme on vien de le voir, étaient les der-
I,

niers de la philosophie naturelle, et supposent l'existence des


traités précédents? Barthélémy d'Angletere en a fait également un
fréquent emploi.
« .le n'imagine que deux seules voies pour résoudre ce problème
d'histoire littéraire : ou Albert publia à Paris, pour l'usage de ses
auditeurs, des expositions d'Arislole; mais à son retour à Cologne,
il les revit dans le silence de la retraite, et les étendant, les per-
fectionnant, en forma un corps complet de doctrine; ou bien
Vincent de Beauvais publia plus tard son S2)eculum naturale, et la
date de 1250 indique seulement qu'il poussa ses extraits jusqu'à

(1) Lib. I, tract. 3, c. S.


(2) Lib. II, tract. ;3, c. 1.
(3) Primacià delà sànta JgJesia de Toledo, etc., Matriti, 1645, in-fol., t. II, p. 757.
«
celte époque. Au surplus, Vincent étant mort en 1264 environ, les
' commentaires d'Albcrl sont au moins antérieurs à cette année (1). »
' A ces données de Jourdain, F. von Jlertling en a ajouté une
autre qui les confirme, sans les réduire toutefois à plus de pré-
cision. Il a observé que le traité d'Albert, de Motibus progressifs
Animalium, a été composé vers 1256, date probable à laquelle
l'auteur, étant en Campanie, a découvert le Irai té d'Aristote,
ainsi qu'il nous l'apprend lui-même (2). Les livres de physique et
de sciences naturelles qui précèdent le de Motibus Animalium et ce
traité lui-même, dont le de Motibus progressifs se donne comme le
complément, étaient donc écrils vers 1256, en supposant qu'Albert
ait composé le de Motibus i^royressivis peu de temps après sa
découverte du texte d'Aristote.
L'ensemble des résultats tendrait donc à affirmer que la com-
position du groupe de livres constituant les sciences physiques et
naturelles tombe entre les années 1240-1264 ; que la partie qui
s'étend jusqu'au de Motibus Animalium était déjà écrite vers 1256 ;
enfui que tous ces traités pourraient l'être dès 1250 si on ne se
heurtait à la difficulté que Jourdain a cru rencontrer, difficulté
qui rend infructueuses ses premières observations, puisqu'elle le
met dans l'alternative ou de retarder la composition du Spéculum
iïuturale, ou de faire retoucher plus tard les écrits d'Albert, ce
qui, dans l'un et l'autre cas, rouvre la possibilité de rétrograder
presque vers 1264, date de la mort de Vincent de Beauvais.
Les résultats de la tentative sont donc minimes : ils n'atteignent
qu'une seule partie de l'oeuvre d'Albert, les livres de physique
générale, et la date de composition de ces derniers peut encore se
mouvoir dans un espace de près de vingl-cinq années.
98 lîEVUli THOMISTE

môme sujet. II saute aux yeux, en effet, de ceux qui parcourent


les ouvrages philosophiques et scientifiques dont nous traitons,
que leur auteur renvoie fréquemment, pour supplément d'infor-
mations, à ceux des écrits qu'il a déjà composés ou même à ceux
qu'il composera plus lard. Nous disposons donc d'un principe de
classification qui nous permet de déterminer la place respective
des ouvrages, les uns par rapport aux autres quant à leur ordre de
composition. 11 suffit ensuite de déterminer la date de quelques-
uns des traités pour fixer, en tout ou en partie, le temps sur lequel
se distribue la composition totale ou partielle de l'oeuvre d'Albert.
Or, par une coïncidence heureuse, les meilleures dates pour celte
opéralion vont à déterminer l'époque de composition de l'ensemble
môme de l'encyclopédie d'Albert.
Avant do passer à l'examen du problème, écartons en peu do
mots le doute émis par Jourdain sur la possibilité d'une retouche
ou refonte des traités de sciences physiques et naturelles par
Albert lui-môme. Si celle hypothèse se réalisait, elle vicierait
l'étude de la question, car nous n'opérerions que sur la revision
d'Albert et non sur son travail primitif, et il resterait encore à
savoir ce qu'aurait été ce dernier et à quelle époque on devrait en
faire remonter l'apparition.
Heureusement pour la critique, l'hypothèse ouverte n'a pas de
fondement, et la preuve qu'elle ne se réalise pas est suffisamment
mise en évidence par les deux seules observations suivantes :
Albert, au commencement de ses Physiques (1), nous donne la
nomenclature des traités de sciences naturelles qu'il veut écrire
et l'ordre de leur composition. Or chemin faisant, en réalisant son
plan, il a abandonné l'ordre annoncé, ainsi qu'il nous en prévient
lui-même (2). Si ce groupe d'écrits eût effectivement subi plus
tard une revision de la part d'Albert, il aurait certainement fait
disparaître cette contradiction entre l'ordre annoncé et l'ordre
réalisé. Pareillement, les quelques traités composés plus tard
comme complément de l'oeuvre primitive, ainsi que nous en pré-
vient Albert, auraient été mis au point, dans l'hypothèse d'une
revision et n'auraient pas garde ce caractère d'écrits auxiliaires

(1) De Pitftico Auditn, lib. I, tr. I, cap. iv.


(2) Rev. Thom., t. IV, p. 107, noie 3.
', faits après coup. C'était là, incontestablement, les premières
relouches qui s'imposaient. Or elles n'ont pas été faites.
-,
>' D'autre part le principal de l'oeuvre d'Albert, tel que nous le
.
possédons, tombe, quant à sa publication, de si bonne heure et
' dans un si court espace de temps que, non seulement on ne peut y
' trouver place pour une période de composition, puis une de
?
relouche, mais on a môme peine à comprendre que la succession
des traités ait pu être si serrée et si rapide. C'est donc les écrits
d'Albert, tels qu'ils sont sortis de sa plume féconde,que nous possé-
dons, et nous pouvons aborder sans crainte le problème du temps
de leur confection, sans crainte.de faire un raisonnement rendu
?

' équivoque par la possibilité de son application à une double série


;
d'ouvrages.

Deux traités d'Albert peuvent nous servir de point de repère en


nous fournissant une date précise. Ce sont les traites de Unitate
Intellectus contra Averroem, et de Motibus progressives Animalium,
dont la composition se rattache aux années 1256-37.
Dans le courant de 1256, Albert fut appelé à la cour pontiticale
par Alexandre IV, pour défendre son ordre contre les attaques de
Guillaume de Saint-Amour. Il prit une part très active aux dis-
putes (1) qui se terminèrent par une condamnation du de Periculis
Novissiwiorum Temporum de Guillaume, le S octobre de la même
année(2). Alexandre IV et les cardinaux profitèrent de la présence
du maître dont la célébrité était déjà à son apogée pour lui faire
donner des leçons publiques à la curie sur l'Evangile de saint Jean
el les Épîtres canoniques. D'après Thomas de Champré, un des
disciples d'Albert, cet enseignement eut un éclat incomparable (3).

(i) Maxime magistri Alberti fratris Ordinis Pradicatorum ad hoc specialiter a


domino Papa vocati, et aliorum prsolatorum atque magnorum virorum disputaliones
Pralixas et magnas habitas Ananioe coram multis. G.vnïiphatanus, Bonum Universale de
Afibus, lib. II, c. x, 23. p. 17S (éd. 1627).
(2) Denifle-Ciiatelaix, Chart. Univ. Paris. I, 331, etc.
(3) ad petitionem domini Papa; et omnium Cardinalium, ipse magister Albertus
"Vangelium Ioannis totaliter, et epistolas canonicas, miro et inaudito modo super omnem
hominem exponendo legisset... Cantiprat. lib. II,
c. x. 24, p. 176.

100 REVUE THOMISTE

Lorsque Ja cour quitta Anagni, le 7 décembre (I), pour se rendre


à Rome, Albert la suivit pour continuer son enseignement (2),
Alexandre IV semble avoir poursuivi un dessein spécial en
demandant à Albert de commenter l'évangile de saint Jean, celui
de combattre des erreurs alors à l'ordre du jour. C'est l'indication
formelle fournie par une édition incunable, dépourvue de dateel
de nom de lieu, du commentaire d'Albert sur cet évangile (3). On
pourrait presque pressentir quelle catégorie d'erreurs devait être
visée par le pape et Albert par cela seul que le thème choisi pour
les réfuter était l'évangile du Verbe. Albert nous fournil une indi-
cation plus précise en déclarant que c'est pendant son séjour à la
cour qu'Alexandre IV lui a intimé l'ordre d'écrire son traité
contre les averroïstes (4). L'averroïsmc était donc à cette heure
une doctrine envahissante, cl Albert s'en était déjà occupé dans
ses livres de sciences naturelles, écrits depuis jdusieurs années.
Ce fut aussi pendant ce séjour dans l'Italie méridionale, proba-
blement lorsque la cour pontificale était à Anagni (1er juin-7 dé-
cembre), qu'Albert, dans ses explorations scientifiques, découvrit
le traité d'Aristote sur les Mouvements progressifs des animaux dont
il fit, soit immédiatement, soit peu après, le commentaire, pour
servir de supplément au traité déjà composé sur les Mouvements des
animaux (S).

(1) Mas-Lvrniiï, Trésor de chronologie, p. 1118.


(2) D'après les renseignements de Champre, 1. c. 25, Albert avait commencé l'interpré-
tation de saint, Jean avant la condamnation de G. de Saint-Amour; il était au Verbi'tn
caro factum est quand elle survint (o ocl.). Pareillement, la vision indiquée par le môme
auteur ayant eu lieu dans Saint-Pierre de Rome, cela implique qu'Albert a dû s'y rendre
quand la curie a quitté Anagni. Voy. aussi la note suivante.
(3) Post illa ad instantiam summi ponlifîci-s pro extirpandis hoeresibus tune vigentibus,
Roma; lecta. Eciiaed, Script Ord Prsed. I, 1(Ï8 a.
(4) Albert a inséré dans sa Somme Théologique (Pars II, q. 77, membr. 3) les cha-
pitres iv et v de son traité de Vnilate Intellectus contra Avcrroem, c'est-à-dire la partie
qui contient les arguments pro et contra. Us sont un pou abrégés, mais très peu modifié-
quant à la rédaction qui est ordinairement littérale. A cette occasion, Albert nous l'ait
cette déclaration : Contra hune errorem jam quidem disputavi cum essem in ciu'ia
(t. XVIII, p. 380, éd. Lugd.): et plus loin : Haec omnia aliquando collegi in curia existent
ad prseceptum Domini Alexandri Papas (1. c. p. 394). Echard a lu ibidem au lieu 'If
inde, ce qui est plus explicite pour la question de lien (Script. Ord Prsed. I, 168).
(5) De modo hujus motus (projrressivi), licet jam in libro de Molibus Animalium 1>lC
quod nos sensimus, tradiderimus, tamen quia'in Campania nobis juxta Grasciam i|c''
agontibus, pervenit ad nlanus nostras libellus Arislotelis de Motibus Animalium, et li'c
ea quoe tradidit, interponere curavimus, tract. I, c. 1, ad iînem (t. XI,p. 323, ocl. Paris)
Albert dut rester encore à la curie pendant une grande partie de
l'année 1257, sinon jusqu'à la fin, puis il rentra à Cologne pour y
reprendre son enseignement interrompu (1).
,

; Nous possédons donc, dans les traités contre l'Averroïsme et sur


' les Mouvements progressifs des Animaux, donlla composition est

liée aux années 1256-57, des points fixes pour aller à la recherche
,
' <les écrits d'Albert déjà composés à celte date.
Le de Motibus progressais nous renvoie surtout, comme il fal-
lait s'y attendre, aux traités des sciences naturelles qu'il indique
comme étant faits. Albert cite ainsi, à un plus ou moins grand
nombre de reprises, huit de ses écrits. Or, comme les livres de
,

sciences naturelles ont clé composés dans un ordre connu et dé-


terminé (2), il s'ensuit que tous sont déjà achevés, puisque Albert
nous renvoie au traité des Animaux, qui est le dernier.
Le de Unitate Tntellectus nous offre de son côté des renseigne-
ments analogues, quoique en moins grand nombre, sur les livres
de sciences naturelles. Par contre, Albert y cite douze fois sa
Philosophie première (3). En 1256-1257, la Philosophie première,
car Albert n'emploie d'ordinaire pas d'autre mot pour désigner sa
Métaphysique, était donc déjà composée. Or, comme nous l'avons
établi plus haut, d'après les indications même de l'auteur, la Mé-
taphysique a été écrite après les sciences physiques et naturelles
et après les mathématiques, avec lesquelles elle constitue le tonds
principal de la philosophie désignée sous le nom de philosophie
réelle ou spéculative (4).
Nous pouvons maintenant appliquer à l'examen intrinsèque de
la. Métaphysique le procédé utilisé pour les deux précédents traités.
Comme nous sommes, avec la Philosophie première, non plus en
présence d'un traité très spécial, mais bien en face d'une science
générale qui résume et domine toutes les autres, nous avons

(1) Deux documents du 20 mars et du 28 juin 1258 constatent la présence d'Albert à


Cologne [-Thoemes] (AHertus Magnus in Geschichte und sage,Koln 1880, p. 93). Pareille-
mont, une lettre pontificale du 27 juin de la même année (Bull. Ord. Prsed. I, 366;
Potthast, (1733). Sighart place à tort en 1257 (Albert le Grand, p. loi), des événements
?luxquels Albert prend part à Cologne. Ils sont de 1258 (v. IIeutling, Alberlus Magnus,
P. 11, [Thoemes], l. c, p. 95.)
(2) Rev. Thom IV, 701.
(3) Pp. 4.18 (deux fois), 441, 442, 443, 4G0, 462, 463, 469, (3), 470 (t. IX, éd. Paris.)
(4) llevue Thomiste, IV, 706-7.
102 REVUE THOMISTE

charice d'y voir Albert citer une partie plus considérable de son
oeuvre au cas où elle serait exécutée. JNous ne sommes pas trompés
dans notre attente. Albert indique dans sa Métaphysique un grand
nombre de ses écrits comme composés. C'est ainsi qu'il nomme
quatorze de ses traités sur les*sciences physiques et naturelJes (1).
La plupart sont désignés un bon nombre de fois. La physique pro-
prement dite l'est le plus fréquemment. Le de Animalibus, le der-
nier traité du groupe, est mentionné dix-huit fois. Nous sommes
donc certains qu'au moment où Albert écrit sa Philosophie pre-
mière, toute la série des sciences physiques et naturelles est com-
posé, ce qui confirme le résultat déjà obtenu par un autre procédé.
Nous savons aussi que les Mathématiques ont été traitées avanl
la Métaphysique. Cette dernière nous en fournil une nouvelle
preuve en nous renvoyant au moins cinq fois h la géométrie (2).
Ainsi donc, non seulement les livres de sciences physiques et
naturelles ont été écrits avant 1264, comme l'établissait A. Jour-
dain, mais encore les Mathématiques et la Métaphysique, c'est-à-
dire, toute la philosophie réelle ou spéculative, étaient achevées
en 1250.
Bien plus, dans sa Philosophie première, Albert, cite assez sou-
vent ses livres de logique comme déjà publiés. Il les désigne neuf
fois sous la formule générale in libris logicis (3). Il renvoie aussi
à plusieurs livres particuliers, six fois aux Prédicaments ou Caté-
gories (4), douze fois aux Postérieurs Analytiques (5) et trois fois
aux Topiques (6). Il cite même une fois sa Poétique, qui, comme
nous le savons, se rattachait à la Logique ainsi que la Gram-
maire et la Rhétorique.

(1) Les seuls traités non cités sont : De causisproprietatum elementorum; de mineralibus ?

de causa vitse et morlis; de nutrimenio.


(2) Nous ne saurions affirmer avec certitude quels autres livres de mathématique-
Albert avait déjà écrits. Comme on l'a vu plus haut (IV, 70(5), il déclare au commence-
ment de sa Physique qu'il veut écrire de Mathematicis omnibus, et au commencement do
sa Métaphysique, qu'il a effectivement écrit sur les sciences doctrinales, c'est-à-dire les
Mathématiques, et cela quantum licuit. Il faudrait entendre normalement les quatre artP
du quadrivium. Mais nous sommes étonnés que, Albert ayant souvent à parler des
nombres dans sa Métaphysique, ne renvoie pas à son Arithmétique, comme il renvoie a
sa Géométrie.
(3) Melaphysica, pp. 25, 2H, 224, 350, 522, «60, 562, 56*, 015, l. VI (éd. Paris).
(4j Jbid., pp. 323 (2), 332, 334, 341, 355.
(S) Jbid., pp. 27, 111, 140, 227, 414, 427, 4C6, 4G9, 4SI, 509, 528, 727.
' (6) Ibid., pp. 370, 418, 691 (6), ibid., p, 355.
Enfin, Albert cite vingt-cinq fois les Ethiques qu'il a composées.
.
Pareillement, le petit traité de Motibus progressais qui se rattache
L aux années 1256-57, fait aussi deux fois mention des Ethiques.
f] nous fournit en outre par deux fois cet utile renseignement à
savoir que l'Ethique monastique est encore à faire (1). On peut
conclure à fortiori que l'Economique et la Politique n'existent pas
davantage. C'est sur le terrain des livres dont l'ensemble consti-
tue l'Ethique générale, que l'action d'Albert a été plus lente et
incertaine, parce que quelques livres d'Aristote ne lui sont par-
venus qu'assez tard. C'est pourquoi il a écrit à deux reprises sur
les matières de l'Ethique (2). Aussi, y a-t-il même lieu à se de-
mander si l'Ethique proprement dite, que l'on trouve dans les édi-
tions d'Albert le Grand, estl'ouvrage auquel renvoient la Métaphy-
sique et le de Motibus. A celte question, nous hésiterions à peine
à répondre non (3).
Le résultat de nos observations va donc à établir, par une sorte
de démonstration mathématique, que, dès 1250, la parlie princi-
pale, on peut dire la presque totalité de l'encyclopédie philoso-
phico-scientifique d'Albert était déjà composée et publiée, à
savoir: 1° la Philosophie réelle ou théorique embrassant les
Sciences physiques et naturelles, les Mathématiques et la Philo-

(1) Metaph. p. 335, et ilerum dicturi sumus in scientia Ethicorum Monasticorum,


p. 340, t. Vr (éd. Paris).
(2) Scripsit magnam philosophiam, scilicet moralem, valdo perlongam : De ethica
libros docem, item de monastica libros sex de yconomica libros decem, de politica libros
,
octo. Item exposuit ad litleram omnes libros morales philosophie Aristotehs, scilicet
libros decem Ethicorum, libros octo Politicorum, libros duos Yconomicorum, libros duos
Magnorum moralium (Catalogue Codicum Itagiograjyh.ll, p. 104). Voyez aussi Revue Tho-
miste, TV, p 703, note 3.
(3) Il y a à cela différentes raisons. La méthode et le style sont autres que dans le
reste de l'oeuvre antérieur à la Métaphysique. Cet ouvrage, en effet, est farci de grec et
le style est plus littéraire et plus nerveux que le style ordinaire d'Albert. On a même mis
T doute l'authenticité de l'écrit. Il n'y a pas de doute, pourtant, que le traite soit d'Al-
bert ; la critique interne en fournit des preuves matérielles. Au fond, les qualités et les
«léfauts d'Albert y sont aussi les mêmes ; mais il semble de date postérieure et marque
une étape dans la manière de l'écrivain. Ces Éthiques nous fournissent d'ailleurs une
preuve intrinsèque qu'elles sont composées après la Métaphysique, puisqu'elles y ren-
voient deux fois : « probatum est in septimo Ivlelaphysko.-um (t. VII, p. 70, e'd. Paris),
in quinto Metaphysicoe de his determinatum est (p. S19). «Notons ainsi que les Éthiques
désignent la Philosophie première sous le nom de Métaphysique, ce qui n'arrive pas
«'ans la Métaphysique elle-même, où Albert se sert toujours de l'expression Philosophie
première.
104 REVUE TIIOMISTE

sophie première ou Métaphysique; 2"les traités formant l'ensemble


de la Logique ; 3° les Ethiques proprement dites.
Il restait à composer, ou au moins nos recherches ne nous
permettent pas d'affirmer le contraire: 1° les Arts mécaniques;
2° plusieurs traités faisant partie de l'Ethique générale.
La question subséquente qu'il y aurait lieu de se poser sérail
celle de savoir à quelles dates particulières pourrait se rattacher
chacune des grandes sections de la philosophie d'Albert, Philoso-
phie réelle, Ethiques, Logiques. Malheureusement les traités
soumis au système d'examen déjà pratiqué donnent des résultats
divergents. Us tendent cependant posilivement à affirmer que la
Logique se place, pour la composition, entre la Physique et la
Métaphysique. Le cas des Ethiques est plus indéterminé, étant
donné que nous n'en avons pas le texte. On pourrait être porté à
croire qu'elles ont peut-être précédé les sciences physiques et natu-
turclles.il importe d'ailleurs peu, pour l'objet de la présente étude,
de s'arrêter à cette question plus secondaire, le résultat général
étant précis et suffisant pour notre dessein.
La seule question utile à se poser encore après avoir déterminé
la date a parte post qui limite le temps de composition du gros de
l'oeuvre d'Albert, est celle relative à la date aparteante. Le maigre
renseignement utilisé par Jourdain, qui nous fait connaître que
Albert a composé après 1240, peut-être même après 1249 son
traité des Météores, est bien insuffisant, si l'on considère non
seulement que Jourdain a envisagé la question chronologique
pour tes seuls livres de la Physique, mais encore que, faisant naître
Albert en 1193, un homme qui en 4 249 aurait eu cinquante-six
ans, nous sommes bien loin avec ces dates du début de son acti-
vité littéraire.
La date de naissance d'Albert le Grand joue en effet un rôle
fondamental dès qu'il s'agit de déterminer vers quel temps ont
commencé ses productions scientifiques. On conçoit sans peine
qu'un homme précoce dont on augmente ou on diminue l'âge
de treize ou quatorze années, voie de ce chef avancer ou reculer
notablement le temps de sa maturité. Et quand il s'agit d'une
action aussi importante que celle exercée par Albert sur un siècle
dont l'évolution intellectuelle est elle-même très rapide, il devient
nécessaire de savoir à quel moment s'est manifestée celte
influence. Or, par nn phénomène fréquent en histoire, en vertu
duquel tout le monde répète de confiance ce qu'il trouve écrit chez
un auteur d'ordinaire bien informé, l'universalité des écrivains qui
ont tracé des biographies, grandes ou petites, d'Albert le Grand,
l'ont fait naître en 1193, entraînés par le jugement du savant Père
Echard (t).
En réalité, Albert est né à la fin de 1206 ou au commencement
de 1207. Il est entré dans l'ordre des Frères Prêcheurs à Padoue,
au printemps de 1223, âgé d'un peu plus de seize ans (2). En 1240,
Albert,âgé de trente-quatre ans à peine, ne peut être encore qu'au
commencement de sa grande période d'activité intellectuelle, en ce
qui regarde la publication de ses écrits. Nous savons, il est vrai,
qu'Albert avait eu dès sa jeunesse la passion des sciences de la
nature et qu'il y a consacré la part principale de sa féconde
carrière. Etant encore étudiant à Padoue et ayant dix-sept ans à
peine, il s'exerçait déjà à donner à ses condisciples et à d'autres
personnes instruites l'interprétation de phénomènes rares de la
nature (3) ; et cette préoccupation de pénétrer les sciences et la
philosophie ne l'a plus abandonné (4). Il a dû recueillir de bonne
heure les premiers éléments et les matériaux de ses écrits. C'est
même là ce qui nous explique la rapidité de publication des
diverses parties de son encyclopédie.
Un renseignement spécial nous est aussi fourni par un con-
temporain d'Albert, son critique acerbe et injuste, Roger Bacon,
Celui-ci, parlant de J'oeuvre philosophique d'Albert, dit qu'elle a
été faite de son temps et publiée à Paris (5). S'il en est ainsi, il est
fort vraisemblable que c'est pendant son séjour dans la grande
ville universitaire, de 1245 à 1248, qu'Albert a livré au public
la première partie de ses écrits. Sans doute, nous ne croyons pas
que ces quelque trois années aient suffi à la publication du travail

(1) Scriptores Ordinis Prsedicat. I, 162-2.


(2) Ces données sont absolument certaines et confirmées par toutes les sources anciennes
du xmc et du xiv° siècle. L'erreur d'Echard est d'avoir accepté a priori que Albert, mort
on J280. était alors âgé de 87 ans, ce qui n'a aucun fondement historique valable. Nous
ne nous arrêtons pas à fournir les nombreuses preuves relatives à cette question, elles
trouveront plus naturellement leur place dans des Notes biographiques sur Albert le Grand.
(3) De AfinertUibus, lib. II, tr. III, c. t.
(4) Ibid. Débuts du III" livre.
(a) « Est fada in tempore meo et vulgata Parisius. » R. Bacon, Opéra inedita, London,
18f>9, p. 30,
108 REVUE THOMISTE

énorme représenté par l'encyclopédie d'Albert, mais c'est à ce


moment que doivent se rattacher, selon toute vraisemblance, les
débuts de celle monumentale vulgarisation. Après son dépari pour
Cologne, Albert aura continué à déposer successivement ses écrits
chez les stationnaires ou libraires de Paris, le plus grand marché
littéraire du temps, pour les mettre à la portée immédiate du monde
savant, Paris possédant les plus célèbres écoles d'arls libéraux.
C'est donc entre les années 1245 el 1256, dans la durée d'une
décade environ, que se produit la diffusion des travaux philoso-
phico-scienlifiques d'Albert et que s'accomplit la révolution intel-
lectuelle qui en a été la conséquence clans le monde des lettres et
des écoles.

Il ne s'agit de rien moins, en effet, que d'une révolution. Nos


esprits ont quelque peine aujourd'hui à imaginer une semblable
action exercée dans le domaine scientifique. Nos sociétés cultivées,
tendant de plus en plus à la diffusion des connaissances el à l'ho-
mogénéité intellectuelle des classes et des individus, ne permettent
plus à un seul homme d'y jouer un pareil rôle révélateur. La pro-
pagation de la science et la poursuite de son progrès est surtout
une oeuvre collective, à laquelle une multitude d'individus appor-
tent un appoint, souvent modeste, quelquefois infinitésimal; les
grandes réputations scientifiques qui y existent toujours ne sont
ni isolées, ni séparées d'une façon absolue d'un groupe important
de penseurs el d'inventeurs. Il n'en était pas de même vers le
milieu du xnr3 siècle. Le monde savant est encore limité au monde
clérical, ou mieux à une portion du monde clérical. Dans ce
milieu la culture de l'esprit ne s'étend qu'à une partie très limitée
de la science, spécialement à la dialectique. Cette discipline à son
tour, en assouplissant les esprits, en éveillant la passion de savoir,
n'a fait que préparer la faculté d'absorption de l'aliment scienli-
fique que lui fournil, la sagesse helléno-arabe. Aussi, lorsque
l'oeuvre énorme d'Albert, embrassant l'universalité du savoir
humain, fut subitement présentée à ses contemporains, elle fut
l'objet d'une étude, d'un culte sans exemple dans l'histoire du
moyen âge. Albert devint le premier grand précepteur du siècle,
le maître incontesté de la philosophie, et quelques-uns purent
môme s'imaginer que le cycle de la science était désormais par-
couru et fermé.
11 serait inutile de recueillir ici les éloges hyperboliques dont
abonde le moyen âge sur Albert pour juger du succès obtenu par
son entreprise. La légende s'est emparée de son nom et de sa
mémoire, phénomène d'autant plus surprenant qu'il s'agit d'un
homme dont l'activité s'est développée non dans de brillantes
actions sous les yeux de la foule, mais presque exclusivement dans
le milieu laborieux des écoles et le travail solitaire de la pensée.
Laissant donc de côté le témoignage des admirateurs, nous ferons
seulement appel à celui de ses adversaires et de ses détracteurs.
Roger Bacon a été témoin, à Paris, de la dictature exercée par
Albert sur la science et les écoles. Il est littéralement suffoqué par
la vue d'une pareille réputation. D'une ambition scientifique sans
bornes, mais ayant produit peu de chose, semble-t-il, dans le
domaine positif des sciences (1), Bacon s'est constitué le démolis-
seur officiel des réputations el des entreprises scientifiques de son
siècle. Critique souvent sagace, toujours passionné, poussant les
jugements au pire et n'étant pas toujours d'accord avec lui-même,
il ne voit que le côté négatif des choses. Exerçant son impitoyable
critique dans le domaine scientifique et scolaire, il a été conduit à
nous laisser un nombre considérable de renseignements précieux
sur l'histoire intellectuelle de son temps, mais que nous devons
accepter sous bénéfice d'inventaire (2). Déçu dans ses ambitions
scientifiques, peu ou point écouté, semble-t-il. de ses contempo-

(1) Les écrits de Bacon qui ont fait, depuis le srai" siècle seulement, sa réputation,
sont des écrits de critique sur les hommes et les choses de son temps. 11 est diffus et
répète fréquemment les mêmes faits et les mêmes idées, tombant en cela dans le défaut
qu'il relève si vertement chez Albcitle Grand.
(2) « Koger Bacon n'est pas ordinairement
un narrateur fidèle; ses témoignages
doivent toujours être contrôlés. H.vubéau, Hist. delà Philos. Scolaat., t. II (1880), 216;
« p.
f
Dgnifle, Archiv. Literotur-U-Kirchengeachichie, t. IV, p. 277, n° 1.
108 ' REVUE THOMISTE

rains il s'est surtout attaqué à la plus haute réputation de son


(1),
temps, celle dont l'ombrage le faisait le plus profondément souffrir.
Avant de se livrer à un réquisitoire presque féroce contre Albert, il
se laisse aller à constater la place occupée par cet heureux rival,
et c'est ce témoignage que nous voulons entendre, comme peu
suspect de partialité, pour juger du résultat de l'action scientiiique
d'Albert le Grand sur ses contemporains. Bacon écrit : « Tout le
commun des étudiants, un grand nombre de gens réputés très
savants, beaucoup de personnes sages estiment, bien qu'elles se
trompent en cela, que les Latins sont déjà en possession de la
philosophie, qu'elle est complète et écrite dans leur langue. Elle
a été composée de mon temps et publiée à Paris. On cite son
auteur comme autorité, car de même que dans les écoles on
allègue Arislote, Avicenne et Averroès, de même fait-on pour lui.
El cet homme vit encore, et il a eu de son vivant une autorité
qu'un homme n'eut jamais en matière de doctrines ; car le Christ
lui-même n'est pas arrivé à cela, lui qui fut rejeté pendant sa vie
ainsi que sa doctrine (2). » lîacon écrivait cela en 1267, une

(1) C'est ce qu'observe son historien, E. Charles, quand il dit que pas un docteur
du xm° ou du xiv° siècle ne le cite pour approuver ou combattre ses doctrines. {Roger
Bacon, sa vîa, ses ouvrages, sa doctrine, Bordeaux, 1861, p. 42.) Pierre Dubois, vers 1305-7
recommande cependant de firer quelque chose de ses écrits {De Recvperatione Terre
Sancte, éd. Langlois, Paris, 1891, p. 65), et. dans sa pensée très éclectique et dénuée de
passion, il recommande pour l'étude des sciences naturelles Albert, Thomas et Siger,
pour les mathématiques Hacon (pp. 60-61-03). Jérôme d'Ascoli, général des Franciscains,
condamna, en 1278, les doctrines de Bacon, les fit défendre dans l'ordre et demanda à
Nicolas III de s'employer à les faire disparaître (Wadding, Annales Minorum, ann. 1278,
c. xxvn) ; la source de ces renseignements est la chronique des vingt-quatre généraux,
voy. S. Antonin. Chmnic, P. m, lit. xxim, cap. ix, n. 7.
(2) Jam cestimatur avulgo sludentium, et a multis qui valde sapientes a^stimantur, et
a multis viris bonis, licet sint decepti, quod philosophia jam data sit Latinis, eteomposita
in Iingua latina, et est lacta in tempore meo et vulgata Parisius, et pro auctore alle-
gatur compositor ejus. Nam sicut Aristoteles, Avicenna, et Averroès allegantnr in
scholis, sic et ipse : et adlmc vivit, et habuit in vita sua auctoritatem, quod nunquam
homo habuit in doctrina. Nam Christt.s non pervenit ad hoc, eum et Ipse reprobatus
fueril cum sua doctrina in vita sua. » [Rogeri Bacon opéra qiisedam hactenus Inedïta, éd.
Brewer, London, 1859, p. 30.) Bacon écrit encore : « Dolendum est quod sfurlium philo-
sophia» per ipsum est corruptum plus quam per omîtes qui fuerunt unquam inter Latinos.
Nam alii, licet defecerunt, tamen non prtesumpserunt deauctoritate, sed iste per modum
authenticum scripsit libros suos, et ideo totum vulgus insanum allegat eum Parisius,
sicut Arislolem, aut Avicennam, aut Averroém et alios auctores (p. 30). »
« Vere laudo eum plus quam omnes de vulgo stuclentium, quia homo studiosissimus
est, et vidil infinita, et habuit expensum ; et ideo multa potuit colligere in pelago actorum
infinito (p. 327) » « Vulgus crédit quod omnia sciverunt, et eis [Alexandre de Halos et
vingtaine d'années après qu'Albert avait commencé à asseoir sa
réputation scienliiiquc.
Avec le témoignage d'un ennemi recevons encore celui d'un
adversaire, celui de Siger de Brabant. Siger, comme nous le ver-
rons plus loin, est le grand représentant de l'arislotélisme aver -
roïste au xui° siècle. Il forme l'antithèse la plus forte et la plus
brillante de la philosophie indépendante à l'égard de la philoso-
phie christianisée par Albert le Grand et Thomas d'Aquin. A rai-
son de sa réputation, Dante l'a placé au Paradis et en a fait faire
l'éloge par saint Thomas, comme de la personnification par excel-
lence de la science philosophique. Siger ne déclame pas à la façon
de Bacon contre les personnes et les doctrines; il met la main à
l'oeuvre et a à son service une argumentalion froide, nerveuse,
mathématique. Pour lui, il n'y a que deux adversaires sur le ter-
rain philosophique, parce qu'il n'y a dans le siècle que deux auto-
rités : Albert et Thomas. Dans son traité du Anima intellectiva, qui
paraît être Je manifeste le plus important de l'averroïsme au
xme siècle et composé à Paris vers 1270, Siger s'en prend à Albert
et à Thomas, qu'il cite ou qu'il allègue selon l'expression de
Bacon, au risque de se mettre parmi le vulgus insanum, le vulçus
philosophantimn de ce dernier. II les désigne par ces mots signi-
ficatifs dans leur brièveté : Prxcipui viri in philosophia Albertus et
Thomas (1). Les hommes, les maîtres qui excellent en philosophie,
c'est Albert et Thomas. La formule employée par Siger est d'au-
tant plus remarquable qu'elle est une reproduction littérale de
celle qu'Albert avait lui-même déjà appliquée à Arislote et à Pla-
lon. Il avait, en effet, parlé des prxcipuos viros in philosophia sicut
fuit Aristoles et Plato (2), et il semble qu'en retournant la formule
pour désigner Albert et Thomas, Siger ail voulu faire entendre
que ces deux maîtres avaient renouvelé dans la société latine le
spectacle que Platon et Aristote avaient donné à la Grèce par l'é-
clat de leur enseignement et la profondeur de leur doctrine.

Albert le Grand] adbceret sicut angelis. Nam illi allegantur in dispulationibus et lec-
lionibus sicut auctores. Et maxime i!le [Albert] qui vivit habet nomen doctoris Pari-
m'us et allegatur in studio sicut auctor (jj. 327). »
(1) Bibl. des Dominicains, Vienne, ms. 120.
(2j De Nainra ïjocorum, tr. 1, c. i.
110 REVUE THOMISTE

L'action exercée par Albert sur la pensée de ses contemporains


fut donc puissante et le crédit de ses écrits universel. Ce serait se
tromper, cependant, de croire que son oeuvre fut acceptée sans
contradiction et sans résistance. Sans parler de détracteurs pas-
sionnés, comme Bacon, ni de l'opposition venue du camp des
théologiens qui, généralement engagés dans la voie uniforme et
déjà traditionnelle de l'augustinianisme, estimaient dangereuses
des théories philosophiques qui allaient produire un contre-coup
profond dans le domaine de la théologie, il se trouva un parti
philosophique prêt à demander compte à Albert de la valeur et de
l'autorité de ses doctrines en les jugeant au nom même d'Aristote.
L'averroïsme, en effet, n'est autre chose, au xme siècle, que le
programme d'un groupe de philosophes qui se refusent à voir
Aristote par les yeux d'Albert le Grand et de saint Thomas, et qui
croient trouver dans l'enseignement d'Averroès un guide plus
fidèle et plus indépendant. Albert et Thomas, les deux proeeipui
viri in phitosophia qui avaient vulgarisé et adopté la philosophie
d'Aristote, avaient donc à défendre et à justifier leur oeuvre. Voilà
pourquoi le dialogue averroïste pendant lexni6 siècle est, à pro-
prement parler, entre ces péripatéticiens intransigeants d'une
part, et Albert et Thomas de l'autre.
Puisque c'est l'intervention philosophique d'Albert qui déter-
mine la réaction averroïste ou lui sert tout au moins d'antithèse,
nous devons nous demander quelle position il a effectivement
prise à l'égard d'Aristote. En est-il un fidèle et strict commentateur,
ou bien a-t-il interprété et adapté ses théories, comme les aver-
roïstes ses contemporains le lui reprochent?

P. Mandoknet, 0. P.

i>r [A suivre.)
REVUE CRITIQUE DES REVUES

Janvier-février 1897

I. - BPISTEMOLOGIE.
J.-J. Gourd : Les trois dialectiques. -La vérité scientifique con-
siste dans la cooi'dinalion : l'erreur est la résistance à la coordination.
Toute doctrine étant précisément une coordination, il n'y a pas de doc-
trine absolument vraie non j>lus que de doctrine absolument fausse. La
philosophie, la morale, la religion seront donc essentiellement dialectiques
et éclectiques. Dialectiques, c'est-à-dire qu'étant donné un point de vue,
elles en poursuivront toutes les conséquences positives. Eclectiques,
il
car y a pour chacune des trois dialectiques (philosophique, morale,
religieuse) dos points de vue différents. Par suite de ce caractère
éclectique, les dialectiques devront s'abstenir de tirer les consé-
quences par lesquelles elles s'opposent explicitement les unes aux
autres.
M. Gourd, dans ce premier article, applique ces idées à la dialectique
théorique ou philosophie spéculative. Il poursuit successivement le
déroulement des trois points de vue successifs, l'empirisme point de vue
initial, le rationalisme qui marque un progrès, le phénoménisme enfin qui
embrasse les deux premières doctrines en les complétant.
Sans admettre, en aucune manière, cette idée de la philosophie, nous estimons
que l'auteur a bien rendu le rôle de la dialectique. Son tort est d'en faire le
dernier mot de la Philosophie, au lieu d'y voir une méthode. Nous croyons
d'ailleurs que le point de vue le plus comprèhensif'n'estpas le phénoménisme,
qui n'est qu'un excès du rationalisme. Le réalisme aristotélicien embrasse
bien plus avantageusement l'empirisme et ce rationalisme dont Platon et Des-
cartes sont les représentants.
En somme, travail très original, style clair, piquant, quelque peu humou-
112 REVUE THOMISTE

ristique. M. h Recteur de l'Université


de Genève s'est ressouvenu qu'il était
compatriote de Tbppfer. Il nous a prouvé que tes sommets de la pensée se prê-
tent, eux aussi, à d'agréables voyages en zigzag. (Revue de met. et de mor.,
janv. 1897.)
Lionel Dauriac : Idéalisme et positivisme d'après M. Fouillée.
- Compte rendu critique des deux derniers livres de M. Fouillée.
Remarqué : « M. Fouillée est de l'avis de M. Ollé-Laprune. Il lui accor-
derait- c'esl d'ailleurs peut-être la seule chose qu'il lui accor-
derait ?-- « que la philosophie est chose sérieuse et que, comme
telle, on doit la prendre au sérieux. Donc il ne s'agit même pas seu-
lement d'y être original.. 11 ne s'agit pas seulement d'être sin-
cère... il faut qu'à la véracité la vérité s'unisse. Or, il semble à
M. Fouillée que la philosophie française du temps présent suit une voie
contraire aux intérêts de la vérité, c'est-à-dire après tout de la science...
M. Fouillée veut que les philosophes travaillent pour faire tomber les
limites qui séparent le connu de l'inconnu. Or, s'il ne le dit pas en propres
ternies, il lui semble néanmoins que les écrits de nos jeunes philosophes
sont comme d'agréables et au besoin de fécondes flâneries spéculatives
autour de ces limites, mais que de les abattre soit le dernier de leurs
soucis. A ce point de vue peut-être n'a-t-il j>as tout à fait tort. Les thèses
de M. llatidh sur les Fondements métaphysiques de la morale et de M. Ber-
gson sur les données immédiates de ta conscience... on comprend que
M. Fouillée les ait jugées inquiétantes... El M. Fouillée, s'interrogeaul
sur les origines de cet étal d'esprit, lui assigne pour cause l'influence sur
la jeunesse française des doctrines de Lotze, de MM. Renouvier, Ravais-
son, Lachelicr, Routroux, bref celles ou des idéalistes ou des partisans
de la contingence. »
Dédié à M. J. J. Gourd, recteur de l'Université de Genève! (Revue phïl.,
févr. 1897.)
Fis. Syndicus, O. P. Idealismus historiée illustratus et a
-
:

S. Thoma eonfutatus. Cette étude écrite dans un latin facile vient ré-
pondre à point nommé à ceux qui prétendent que saint Thomas n'a pas connu la
position des idéalistes. L'auteur est au courant des travaux les plus récents
qu'il -lit dans leur langue. Dans un premier article il donne l'historique de
la question des Éléates à IIerb.ul, de Descarlcs à Schulze, Schuppe, Le-
clair, Baumann, Fischer, et Dohner, pour ne citer que quelques noms.
Dans un second article il expose la doctrine de saint Thomas, et fait
preuve d'une érudition consommée, en même temps que d'art dialectique
et de sens critique, par la manière dont il va chercher, et trouve dans
saint Thomas lanlôl des réfutations explicites, tantôt les éléments d'ar-
ounients originaux. Parmi ces arguments, il en est sans cloule plusieurs
de caractère métaphysique, et que refuseraient les critiques. Il en est
d'autres tirés du pur point de vue critique et qui, comme tels, sont ad
rem et ad hominem.
Nous souhaitons que ces articles et ceux qui suivront soient réunis en un
volume déformât commode. La quantité de documents èpars qu'ils co7wentrent
sur une même question et la lanque internationale dans laquelle écrit l'auteur
rendent ce jwtil livre très précieux pour le débat ouvert entre scolastiçues et
critiques. [D. Thomas, VII, fasc. 7 à 10.)

Mgr Mercier : Discussion de la théorie des trois vérités pri-


-
mitives. Réfutation d'un article du R. P. Potvain, S. J., qui avait
critiqué le mémoire présenté par l'auteur au Congrès de Bruxelles.
Mgr Mercier enregistre d'abord des aveux. Le R. Père concéderait que
la théorie des trois vérités primitives ne regarde que le scepticisme
antique. Mgr Mercier avait eu en vue le scepticisme moderne : il déclare
d'ailleurs inutile contre le scepticisme même antique cette théorie que ni
Arislole ni saint Thomas n'ont employée.
Le point du débat entre dogmatiques et critiques n'est pas seulement :
De quoi puis-je être certain ; de ma pensée seule ou de l'objectivité de
cette pensée ? comme le veut le R. Père. C'est la justification par la ré-
flexion de la certitude des adhésions spontanées.
La connaissance du moi, et de l'aptitude à connaître le vrai objectif, ne
sont pas des vérités primitives dans l'ordre logique seul en cause. Le
principe de contradiction, princijjc directeur suprême, n'est pas une
prémisse. (Texte décisif de Cajetan.) Il est acquis comme tous les prin-
cipes premiers. [Revue ?iéoscolast., février 1897.)

J. M. GiiosjiïAN : Science et Métaphysique.


proj>os du livre de M. Hannequin sur les Atomes.
- Article écrit à

Thèse physique. L'hypothèse des atomes, d'une part, s'impose à la


science ; d'autre part, elle est contradictoire. Elle est une construction de
l'esprit, mais une construction qui réussit, que les choses
ne démentent
pas ; et cependant le monde n'est pas composé d'atomes : c'est la qualité
«pii le constitue. Solution de l'antinomie la quantité
: a des rapports avec
'a qualité (p. 143). Mais quels rapports ?
Thèse métaphysique. La science n'épuise v

pas le réel (p. 312). Le réel


11 est jamais si près de nous que dans la sensation (témoin son caractère
confus) (p. 313). La variabilité des choses rend impossible la définition
:
vantas adoequaiio rei et intellectus. La vérité c'est la liaison de
mes
volions intellectuelles entre elles et par rapport à
une unité supérieure
objective (p. 441). Malgré celte subjectivité essentielle, l'esprit
est
REVUE THOMISTE. - £i* ANNÉE.
- S.
114 REVUE THOMISTE

par une matière intelligible dont il postule l'accord avec sa


sollicité
pensée. Cet accord est purement symbolique (p. 444).
On peut conclure de cet exposé la raison du caractère contradictoire et
cependant vèridique de Vhypiotlièse des atomes.
Article trop laudatif pour êtrejuste. On s'étonne qu'un écrivain dontlaphilo-
sophie ne saurait s'abstraire de la théologie, admette la i/ièso que lui-même ap-
pelle de « la vérité essentiellement subjective » : « Hume a démontré, dit-il, que
l'analyse dans les faits n'atteint jamais la cause... essayez de remonter
d'effets qu'on suppose donnés à leur cause inconnue. » Cependant saint
Paul prononce : Invisibilia mimdiper ea quxfacta sunt intellecta conspicivn-
tur,elc... (1). Mais que signifie ceci '. « Il faut savoir douter au besoin des
croyances intellectuelles les mieux fondées » (p. 442) ? [Annales de philo-
sophie chrétienne, nov. 1896-févr. 1897.)

G. Fonsegrive : Spiritualisme et Matérialisme.


critique des récents ouvrages de MM. Gardair, Le Dantec (2), Bergson.
- Compte rendu

M. Fonsegrive en prend occasion pour ex2Joser ses propres idées :


1" Sur la méthode de la philosophie. -M. Gardair, « pour étudier la nature
humaine, s'est surtout servi des principes logiques de la raison, il s'est
donné pour but la métaphysique et il s'est placé d'emblée à ce point de
vue; M. Le Dantec n'a voulu considérer que les phénomènes matériels, et
par une inévitable conséquence de ce parti pris initial, il n'a su découvrir
rien en dehors d'eux; M. Bergson s'est placé dans la conscience
psychologique, et c'est de l'analyse de cette conscience qu'il arri-
vera (?) à faire sortir les conséquences métaphysiques ». M. Fonse-
grive estime que la dernière méthode est seule scientifique et rigoureuse,
car « qu'est-ce qui est plus immédiatement connu, plus incontesté que les
phénomènes de conscience ? »
Tout objet évident de ces phénomènes, répondrons-nous et le pMfiomène de
?

cpnscience n'est connu lui-même avec certitude qu'en vertu de son évidence objec-
tive. Celle-ci est le critère général de la connaissance réflexe et spontanée : l'in-
tériorité toute ontologique du phénomène de conscience n'empêche pas son
extériorité comme objet. M. Fonsegrive, à ne considérer que les phénomhmcs
subjectifs, s'expose à se voir retourner l'objection qu'il fait à M. Le Dantec :
a c'estpar une inévitable conséquence de ce parti pris initial qu'il ne sait plus
rien découvrir en dehors d'eux. i>
Entre Vexcès de M. Le Dantec qui réduit l'esprit à un épiphénomène, et. l'excès
de M. Bergson qui débute par faire de la matière un phénomène, il y a un
f
milieu. M. Gardair s'y maintient et si peut-être, ce que ignore, il n'a pas

(1) Cf. Consl. dogm. de fidecath. Ccnc. fat., caput 2m.


(2) Le déterminisme biologique et la personnalité consciente, 1897. Alcan.
BEVUE CRITIQUE DES REVUES \ 15

suffisamment adapté sa méthode -aux exigences des critiques, 1e -principe sur


lequel il Vappuie lien a pas moins de valeur. Il sait considérer dans les phéno-
mènes subjectifs l'objectivité qu'ils manifestent.
2° Sur le lut de la philosophie :
« La rénovation et le progrès scientifique ne se peuvent faire que par
l'accroissement des mineures.
« Or, l'expérience en philosophie et les mineures qui en résultent ne
peuvent être fournies d'abord que par l'examen et l'analyse de la cons-
cience. »
Donc la rénovation et le progrès scientifique dépendent de l'examen et
de l'analyse de la conscience.
D'abokd n'est pas admissible. Les mineures philosophiques résultent de l'ex-
périence par induction, universalisation, jugements, tous procédés directs. La
réflexion n'intervientpas pour chaque mineure en particulier, mais pour don-
ner une théorie générale de l'objectivité des procédés directs, et les défendre. (Cf.
Rev. Thom., nov. 189G. Article du P. Schwalm.)
3" Sur le danger de la méthode scolastique, qui est de prendre des répé-
liiions pour des exjilicalions. M. Fonsegrive prend sans doute les principes
analytiques pour des répétitions. Il donne de ces répétitions un exemple très nou-
veau : l'opium et sa vertu dormitive. M. Fonsegrive applique tout aussitôt sa
découverte à M. Gardair. Est-ce là de la discussion ?
A" Sur « l'identité » des thèses de M. Bergson et des scolastiques.
Que M. Bergson se soitproposé comme but de revenir au réalisme, ce n'est
pas douteux. Delà uneressemblunce de simple assonance entre ses propositions
et les nôtres. liais AI. Fonsegrive sait bien ^m'espiut, réalité ne signifient
pas la même chose chez M. Bergson (1) et chez les scolastiques. Pourquoi donc
prononcer ce gros mot ^'identité qui n'est qu'un leurre'*
31. Bergson a voulu remplacer le Nil volitum nisi proecognitum des scolas-
liqùespar un .. Nil cognilum nisi prasvolitum. Et nous concédons son principe
enl'entendant de l'appétit naturel immanent à toute activité, y compris le con-
naître. Dans l'ordre des réalités ou métaphysique, l'agir précède donc le con-
naître, la destination précède la connaissance, ou, comme parle M. Bergson
l'intérêt pratique que nous avons à connaître est antérieur à l'acte de con-
naissance. Mais, en définitive, quand nous voudrons entrer en contact avec cet
appétit naturel, cette volonté immanente,poursavoir où elle nous mène, il faudra
bien logiquement i'ablant que cette volonté se résolve pour nous en con-
naissance, en idée, en représentation. Et le critère de la valeur de cet appétit
naturel, non pas en soi, mais pour nous, sera son évidence objective.
Je veux bien que cette manifestation de l'objet à l'esprit soit dominée

(1) Matière et Mémoire, p. 459 et suiv.


116 REVUE THOMISTE

en soi, par celle loi de volonté ou d'adaptation de l'acte à son objet. C'est
ce qui montre que l'homme est au petit bout des choses et que l'ordre
d'efficience ne se confond pas avec l'ordre humain de connaissance, comme
l'a cru Fichte, poussant à bout les idées de Kant.
Mais, tant qu'on ne philosophera vjas à coups de choses en soi, la volonté
qui est pour l'esprit une chose en soi, ne sera pas la garantie de l'exté-
riorité. Cette garantie, pour les réalités exlérieures ou intérieures
au môme litre - ne peut être pour nous que l'Evidence objective.
-
R, P. X.-M. Le Bachislet : Questions d'apologétique. -
de la controverse suscitée par la lettre de M. Maurice Blondel sur les
Résumé

exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique.


L'auteur, qui est un philosophe doublé d'un théologien, se rallie aux cri-
tiques faites par le R. P. Schwalm et un autre théologien. « 11 faut seule-
ment dissiper une équivoque. Autre chose est l'apologétique proprement
dite... autre chose est la préparation subjective des individus à l'acte de
foi personnel. »Àce second point de vue, l'étude de M. Blondel est ins-
tructive. Mais on n'en saurait conclure à la nécessité de la méthode d'imma-
nence comme préparation subjective
-
à la -
foi, ni d'une façon universelle
puisqu'il y a d'autres voies, ni même relativement aux esprits philoso-
phiques.
L'auteur redresse en passant un mot d'une note des Annales de Philo-
sophie clirètienne (janv. p. 489) que nous avions lu et qui nous avait quelque
peu scandalisé. « La religion vit dans les âmes par sa propre évidence et par
la coïncidence absolue de la Révélation avec celle évidence humaine. » Celle
affirmation ainsi produite sans restriction, sans explication, n'est pas théolo-
gïque.fntenige?ilipauca. (Études relu). des RR. PP. Jésuites, 1er févr. 1897.1
B. Rayjtaud : Philosophie et Religion. - A l'occasion des articles
de M. Brune!ière sur les Bases de la Croyance cl de M. Blondel sur les
Exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique, M.Rav-
naud se demande : Quels sont au juste les rapports de la philosophie cl
de la religion ? Il blâme M. Brunelière de supprimer l'un des termes du
problème : la philosophie. Il établit que la science ne saurait sans phi-
losophie dépasser l'empirisme. De là vient précisément l'insuccès de la
science sans philosophie attaquée par M. Brunelière. M. R. inonire
ensuite le rôle de la philosophie dans rétablissement des préliminaires
de la foi : Dieu, le monde, l'âme. - Contre M. Blondel il objecte l'im-
puissance de la méthode d'immanence à atteindre le réel existant. Une
étude théologique de l'acte de foi catholique et de ses éléments, intel-
ligence, volonté et coeur, élément surnaturel, termine cet exposé.
M. Raynaud s'est peut-être un peu avancé en disant que les deux premiers
| relevaient de la j)hilosophie. Il faut s'entendre ; l'intelligence, le coeur, la
J volonté ne relèvent pas de la 2>hilosophic seule dans la préparation de
i l'acte de foi; ils sont aussi sous la dépendance de l'élément surnaturel,
i

'
qui prélude ainsi secrètement à l'acte de foi surnaturel. - Excellente étude,
très bien informée et de la meilleure inspiration. Nous sommes heureux, comme
théologiens, de voir le Sillon s engager dans cette voie. (Sillon, février, 1897.)

R. P. LABEiiTiioïrariïnE :' Le problème religieux à propos de la


question apologétique. -Plaidoyer en faveur de la thèse de M. Blon-
del. Le R. P. L. débute par une note indignée à l'adresse du P. Schwalm.
Le R. Père n'a oublié qu'une chose, à savoir, de mettre en présence des
expressions qu'il relève chez le P. Schwalm, à l'adresse de M. Blondel,
les expressions autrement blâmables de celui-ci à l'adresse des théolo-
giens. Nous attendons la suite de l'article. [Annales de Pli. chrél-, 1S fé-
vrier 1897.)
F. Pillon : Les lois de la nature. .- Dans celle Revue critique,
M. P. relève une ojsposilion entre les deux ouvrages de M. Boulroux :
la Contingence des lois de la nature et Vidée de loi naturelle. Le premier
ouvrage refléterait le positivisme de Littré et de Mill ; le second serait
un retour en arrière vers le criticisme.
Nous estimons au contraire que ces deux ouvrages, et le cours sur Kant qui
les suit, renferment le développement d'une même pensée.
Dès le premier, la contingence est affirmée non comme une propriété
naturelle du fait positif, mais comme une conséquence de ce que les lois de
la nature ne rejiroduisent pas le principe nécessaire par excellence : A est A,
ce qui est déjà le point de vue critique.
Dans le second, celte contingence est ramenée, d'une certaine façon, à
lu nécessité, non j>as absolue mais conditionnelle. De sorte que les lois de
la nature, dans leur contingence même, nous apparaissent réglées par un
déterminisme hypothétique.
Dans son cours sur Kant enfin, M. B. essaie de remonter à la cause de
ce double caractère des lois naturelles à la fois contingentes et néces-
saires, et il la croit trouver dans une collaboration de l'esprit et des choses.
Nous faisons nos réserves sur ces thèses, mais il est impossible de n'y pas
voir le développement très suivi d'une idée critique et non pas positiviste. [Revue
PM.,1" janv. 1897,)
II. -
PHYSIQUK.
Bernard Brunhes : L'Evolutionisme et le principe de Carnot.
"- Pas d'accroissement de l'énergie utilisable dans un cycle fermé compre-
nant ou non des êtres vivants. Par contre, l'énergie utilisable d'un sys-
118 REVUK THOMISTE

tème fermé est d'autant moins vite dissipée que le système renferme des
êtres vivants plus élevés. L'évolution ne dildonc pas accroissement d'éner-
gie utilisable, mais utilisée. Cet accroissement a une limite, l'énergie utili-
sable devant décroître en sens contraire jusqu'à devenir nulle.
La conception du monda comme système conservatiffermé est purement scien-
tifique et, au point de vue absolu, hypothétique. Pour le fJhilosophe spiritualiste,
le monde n'est pas un système conservatif, mais conservé. La notion de l'évo-
lution ne ressort donc,pas nécessairement du principe de Garnot. Il peut y avoir
et il y a sans doute afflux d'énergie du fait de la liberté, humaine ou divine.
{Revice de mèlaph. et de mot:, janv. 1897.)

Beunard BnuNiiEs : Le mécanisme cartésien et la physique


actuelle. .-. 1" Aucune solution n'est définitive louchant le désaccord du
principe de Carnot et du mécanisme ; mais il faut rejeter tout mécanisme
contradictoire avec l'idée de la dégradation de l'Univers.
2° Le mécanisme ainsi dégagé de l'idée de durée éternelle et de perfec-
tionnement sans limite perdra beaucoup de son prix auprès de certains
vulgarisateurs.
3° La physique doit, suivant l'étymologie, précéder la métaphysique. Le
plrysicien a droit d'être sévère contre toute métaphysique fondée sur la
négation ou l'ignorance de la physique.
La seconde conclusion est très juste. Les tendances matérialistes sont ainsi
responsables de plusieurs doctrines reconnues aujourd'/mi sans valeur.
La première est d'ordre purement scientifique, nullement philosophique,
comme il a été dit plus haut.
La troisième nous paraît née d'une confusion.
Ce n'est pas la physique scientifique qui, d'après l'étymologie et l'his-
toire (voir la Phys. d'Arislole). précède la métaphysique, mais une phy-
sique philosophique, où l'on traite de la forme, de la matière, du mouve-
ment, du temps, de l'espace, de la divisibilité rationnellement. Les deux
physiques onl le même objet matériel : le contenu de la sensation, mais
diffèrent de j>oinl de vue. Et dès lors s'il est utile au métaphysicien de ne
pas ignorer la physique scier tifique, cette connaissance n'a pour lui qu'une
valeur de confrontation et non fondamentale.[Quinzaine, janv. 1897.)
H. PoiNCAiiÉ : Réponse à quelques critiques.
-
I. M. Lechalas
avait critiqué l'article de M. Poincaré sur « la nature du raisonnement
mathématique ».
Noté dans la réponse :
1° Le raisonnement malhématique ne devient rigoureux que quand In-
forme pure a été vidée de toute matière -
de tout mode particulier de re-
présentation spatiale, le raisonnement lui-même n'est pas analytique. 2° Le
principe de raison suffisante est la source de l'induction mathématique
comme de toute induction. En mathématique pure il se plie à trois usages
irès différents, mais en se transformant profondément. 1° On peut dire :
,
je viens de démontrer telle proposition, telle autre se démontrerait de
même. 2° On peut dire aussi par exemple : la résultante de deux forces
égales est dirigée suivant leur bissectrice parce qu'*Y n'y a pas de raison
pour qu'elle se rapproche plus de l'une des forces que de l'autre. 3° Eniin
on peut l'employer dans le raisonnement par récurrence. Dans ces trois
cas, on doit invoquer trois jugements synthétiques a priori quoique étroite-
ment apparentés.
M. Poincarè, salvâ reverentiâ, ne semble pas avoir une exacte idée de
Vanalyse philosophique. Dire : je viens de démontrer telle proposition, telle
autre se démontrerait de môme, n'est pas assurément un principe analy-
tique, c'est même une conclusion ; mais dire : toute autre proposition de
même nature se démontrerait de même, est un principe analytique.
L'élément intuitif n'intervient que pour singulariser et changer : tout
autre, en : telle autre. - Et de même est-il pour des deux autres dé-
monstrations citées, pour celte raison générale, tout au moins, qu'elles
sont des transformations du principe de raison suffisante, lequel est
la forme analytique par excellence du principe analytique de causalité.
Il ne suffît pas pour qu'un principe soit synthétique, que les deux exis-
tences qu'il unit soient distinctes, il faut de plus qu'il n'y ait aucune
appartenance nécessaire de l'une à l'autre, d'attribut par exemple à sujet.
Or cette appartenance existe entre tout être et sa raison suffisanle.
II. M. Couturat avait critiqué un article de M.Poincaré sur l'espace et la
géométrie. M. Couturat justement, semble-t-il, veut ramener toute notion
géométrique, le point en particulier à Xintuition. M. Poincaré déclare
que celte intuition lui manque. L'es23ace analytique est pour lui plus que
le nombre puisqu'il est continu, mais il n'est pas une représentation,
et n'a pas nécessairement trois dimensions. [Revue de métaph. et de mor.,
janv. 1897.)

D. Nys : La notion de temps d'après saint Thomas d'Aquin.


La durée substantielle des êtres s'identifie avec leur existence. C'est la
-
persistance d'une chose dans son être. Le temps est une durée successive.
S'il existe un temps réel, il faut donc trouver un être dont la durée soit
successive. Cet être, c'est le mouvement. Tempus est aliquid ipsius motus.
Le mouvement est une espèce de changement (mutatio). Quand la mutation
a lieu entre termes contradictoires, elle est instantanée, car il n'y a pas
d'intermédiaire possible. Si les termes sont contraires, ils comportent un
intermédiaire. La mutation est alors successive. C'est le mouvement.
120 REVUE ïnOMISTB

Le temps réel n'est pas absolument identique au mouvement. Il en est


la mesure, numéros secundumprius et posterius. Le mouvement est un acte
affecté d'une double relation, relation avec la puissance qu'il perfectionne
relation avec un acte ultérieur qui actuellement complète le premier. Il est
un comme un continu. Par là il ne peut être nombre, ni nombre, et il se
distingue du temps. Mais il est aussi le fondement de la quantité discrète ;
il est virtuellement divisible. L'esprit fait cette division en disant : je
distingue deux instants, l'un qui précède, l'autre qui suit : voilà le temps.
M. Nys réfute une conception inexacte de cette définition, il la justifie
de contenir un cercle vicieux, il établit qu'il n'est pas de temps absolu,
de durée typique, que le temps mesure d'un mouvement n'est que la durée
d'un mouvement plus lent, comme celui du mouvement apparent des
cicux, que le mouvement local suggère le premier l'idée du temps... Il
explique d'après ces principes pourquoi le temps paraît long ou court, el
d'une manière générale établit la concordance de la donnée thomiste avec
les données de l'expérience.
Très intéressante étude et très exacte. Elle donne les meilleures espérances
de V ouvrage sous presse de l'auteur, intitulé: La notion nu temps (1). [Re-
vue néoscol. janv. 1897.
Domet de Vorges : Revue des Revues. -
Notes presque toujours
remarquables dans leur brièveté sur les articles récents de revues philo-
sophiques.
Nous remarquons : critique de la notion d'impetus ou vis comme cause
formelle du mouvement. « Le mouvement n'est pas un état ; c'est un
changement, une action toute action réclame une cause efficiente. » Pour
?

M. D. de V. cette cause n'est pas la pesanteur. « Le problème ne pourrait-


il pas se résoudre par l'existence d'un milieu maintenant l'équilibre entre
les corps et cherchant une fois cet équilibre troublé un nouvel équilibre.
On éviterait ainsi l'inconvénient bien signalé par Aristole, d'admettre
qu'un corps puisse se mouvoir lui-même. » Cette exjjlicalion est conforme
à celle des anciens scolastiques touchant le mouvement des projectiles,
tandis que la notion de force est du xvi° siècle.
Sur la base du principe de causalité : Cette base est l'intuition de l'effet
en tant qu'effet, dans le phénomène qui arrive. L'avons-nous ? « En môme
temps que le sens saisit le fait individuel... la production en nous (pour-
quoi en nous?) d'un fait contingent, l'intellect pénètre la nature essentielle
de ce fait et de l'acte de production. L'idée du fait contingent à elle seule
n'appellerait pas directement l'idée de cause (Très bien !) Elle indique seu-

(l)<Louvain .: Institut supérieur de philosophie.


Z "" u

REVUE CRITIQUE DES REVUES 121

leraent qu'un tel fait n'est pas uni à l'être par nature, mais comment est-il
uni?... » Ce lien est le terme de l'action, répond M. D. de V. (On n'en
peut, en effet, trouver d'autre ni de plus explicatif. Et dès lors on voit
comment fait contingent et action ou cause se répondent. « L'un donne ce
que l'autre reçoit. » [Annales de Ph. chrét., 15 févr. 1897.)

III. - PSYCHOLOGIE

PiiiRBE Janet : L'influence somnambulique et le besoin de Di-


rection. -M. Pierre Janel jjrend le mot de Direction au sens de Fé-
nelon et des moralistes chrétiens. C'est ce qui fait l'intérêt de cet article.
Suite des idées exposées : Il existe entre personnes un rapport magné-
tique. Ce rapport une fois établi devient un besoin, même une passion chez
le dirigé. Cette passion est caractérisée par la.pensée persistante de l'hyp-
notiseur ou directeur. Cette pensée est efficace dans la mesure du se?itiment
inspiré et de la. p>uissance dominatrice du suggestionneur. Les douleurs sont
les meilleurs sujets pour la direction. L'influence d'une direction diminue
avec le temps. D'où la nécessité de les renouveler pour atteindre le but ;
guérison physique ou morale : ce qui avait fait donner à M. Pierre Janet
par une malade de la Salpêtrière le nom de remonteur dependules. \2hypno--
tisme ne fait que renforcer le pouvoir directeur, « il produit des effets plus
surprenants... mais il ne transforme guère la nature des phénomènes qui
consistent toujours dans une affirmation et une volonté imposée aux gens
qui ne savent pas vouloir ».
Et donc, la Direction ne relève pas plus de l'hypnotisme que de l'hystérie. Ce
n'est pas un Nanceyen, c'est un spécialiste de la Salpêtrière qui l'affirme.
Au Directeur prudent défaire le départ de ce qu'il peut y avoir de naturel ou
d-e maladif dans l'obéissance qu'on lui prête. Rien ne s'oppose à
ce que son in-
fluence personnelle devienne un moyen de perfectionnement moral et religieux,
lorsque le Directeur s'inspire d'un but élevé, de règles sûres, et de Dieu même.
Article très clair, très suggestif, et qui malgré son caractère naturaliste est
apte à fournir d'utiles renseignements aux directeurs par état et vocation.
(La livraison isolée de la Rev.pMl. se vend 3 fr., boulevard Saint-
Germain, 108.) [Rev.pMl., 1" février 1897.)
Tarde : L'idée d'opposition. -
Toute notre connaissance consiste à
percevoir des différences et des ressemblances, c'est l'axiome moderne.
L'opposition est peu étudiée. Hegel la confond avec la différence, Re-
nouvier passe à côté. Seul Aristote en a été « préoccupé, tourmenté,
obsédé ». Il n'a pas réussi à éclaircir cette idée.
M. Tarde l'a certainement encore moins éclaircie. Çà et là dans son article
122 REVUE THOMISTE

quelques lumières, mais elles procèdent d'Arislote., Le style, j>articulière-


ment dans le second article (Classification des oppositions), est d'une obs-
curité transcendantale. On croit entendre les discours des deux parties
dans le procès qu'ouït et jugea jadis Pantagruel dans la mémorable
séance du Palais. « Parlons de l'opposition linéaire, dit-il; et tout aussitôt
défilent : la polarité, qui en serait l'expression physique, et toutes ses ap-
plications : vibration, circulation planétaire, oscillations des espèces vé-
gétales, dolichocéphalie et brachycéphalie, arianisme et sabellianisme...,
augustinianisme et pelagianisme, molinisles et jansénistes, Pouchet et
Pasteur, le P. Secchi et Faye, Corneille et Racine, Platon et Aristote,
Delacroix et Ingres, la science et la religion, les partis politiques, et fina-
lement, brusquement, comme s'il se réveillait d'une longue plaidoirie,
M. Tarde conclut en faisant appel à la Gazette des Tribunaux. » C'est le
sans appel, sans dépens du discours de Pantagruel.
Quand donc certains écrivains s'apercevrwit-ils que pour faire valoir et
répandre leurs idées, il leur faut avant, tout de la clarté, de la méthode, et de la
composition ! Quelle différence avec l'article de M. Pierre Janet! C'est le jour et
la nuit (1). [Rev. phil.,jan\-Cévr. 1897.)

La Totjii : L'admiration. -
Etude sur les causes de l'admiration.
Dans le monde sensible et dans le monde moral nous admirons succes-
sivement : la force physique, la souplesse, l'agilité, l'adresse, l'esprit de
combinaison, l'intelligence et lafaculté de prévoir qu'elle donne,l'élégance,
la grâce.
Chacun de ces attributs éveille chez celui qui le considère le sentiment
soit de la puissance d'une volonté (force), soit de l'empire qu'un pouvoir
d'organisation ou de direction exerce sur la matière.
L'auteur poursuit avec beaucoup de perspicacité et de charme la vérification
de cette loi, traduction psychologique des doctrines de saint Thomas sur
VEsthétique. [Revue néoscol., février 1897.)

H. Hallez : La vue et les couleurs. ?- M. Hallez étudie objecti-


vement les différentes espèces de couleur et leurs combinaisons; l'ana-
lyse qualitative des couleurs composées, la synthèse géométrique des
couleurs. Il termine par l'exposé des deux systèmes anciens sur la nature
des couleurs. L'article, qui doit avoir une suite, s'arrête au moment où il
devenait intéressant pour le philosophe. [Ibidem.)

Bourbon : Expériences sur la perception visuelle de la pro-

(1) Sous presse : G. Tards: L'opposition universelle. Essai sur la théorie des contraires.
(Alcan, 10 fr.)
fondeur. - C'est une étude de psycho-physique sur ce qu'Aristote
nommait les sensibles communs.
D'ajji'ès M. Bourdon, la vision monoculaire ne donne pas la sensation de
la profondeur si on l'abstrait de la perspective cl des jeux de lumière.
profondeur apparaît sous l'influence de la convergence, ou mieux de la
- La

fusion des images biréliniennes. Conclusion : l'espace normal est un phé-


nomène visuel. Les mouvements des yeux, de la tête, du corps, etc., ne
produisent pas plus la sensation d'esjwce que celle de couleur.
Donc la thèse de Mïll et Spencer, qui attribue l'origine de la notion d'espace
au jeu des données musculaires, estfausse. Et la thèse de M. Payot sur Vexté-
riorité manque de base (Rev. phil., nov. 1896, p. 476-77). Nous retournons à
la thèse d'Arislote etdesaifit Thomas. (De Anima, II, lec. 13).
Toutes ces observations ont été expérimentées dans les caves de VUniversité
de Rennes. Les jeunes étudiants de 31. Bourdon, l'emmétrope B. et le myope N.,
[p. 30) doivent trouver bien divertissante cette philosophie! {Rev. phil., jan-
vier 1897.)

Boisseaux, Sully Prudhomme, E. Desbeaux, M. Mastgin, A. Gueu-


ftoxAu, Dahiiïx : Expériences de Paris sur Eusapia Paladino.
Le contrôle des phénomènes est certain. L'obscurité relative n'a pas
-
d'importance selon les témoins L'hypothèse de trucs est invraisemblable.
Comment « des hommes dont la science s'honore et qui occupent les situa-
tions les plus en vue, auraient-ils consacré, pendant plusieurs années,
des semaines ou des mois à pareilles expériences ? » (Dariex).
Les principaux phénomènes sont : lévitation de tables pesantes (à
40 centimètres et plus), des quatre pieds; mouvements d'objets sans con-
tact : chaises, pièces de 5 francs, etc. ; mise en marche à dislance d'un
harmonica, matérialisations de mains : « pincements, tajjes, étreintes sur
M, Sully-Prudhomme » (p. 3S1), «on s'acharne après sachaise qui est dé-
placée bien qu'il résiste et s'y appuie de toul son poids » (p. 3S3). On
constate dans les procès-verbaux l'absence de M. Sully-Prudhomme à
partir de celle séance !
Tels sont les faits. De la cause, rien! ! ! [Annales des Sciences psychiques,
fiée. 1890, paru en fév. 1897.)

IV. - METAPHYSIQUE.

Rolfes : La Controverse touchant la possibilité d'une créa-


-
tion sans commencement. Le Dr Rolfes prend occasion de l'ou-
vrage du P. Esser., O. P., pour essayer de réfuter les vues de saint Tho-
124 REVUE THOMISTE

mas : « Amiens Thomas sed magis arnica veritas », telle est l'épigraphe de
cet article, de l'aveu même de l'auteur (p. 2) (1).
Le DT Rolfes ne semble pas avoir saisi la position purement dialectique choisie
par saint Thomas dans cette question. De là vient que ses arguments tombent à
faux, comme ceux de Suarez lui-même, qui surgit en bonne dernière page comme
leDeus ex machina de l'opuscule. L'argumentation de Suarez (XXIX. Metaph.,
sec. 1, n° 9) ou suppose ce qui est en question, -ou procède d'une supposition
fausse, à savoir que Lieu ne puisse pas créer un être en mouvement. On ne sort
de cette impasse qu'en rangeant la question parmi les problèmes. C'est ce qu'a
fait saint Thomas. (Philosophisches Jahrbuch,X, 1er janvier 1897.)

V. - PHILOSOPHIE MORALE.

A. Naville : Economique et morale. -


L'Economique pure est
une science indépendante. Elle connaît des sciences mathématiques,
physiques, biologiques, psychologiques, sociales, mais à son point de
vue. - Vis-à-vis du but général de l'activité humaine elle est subal-
ternée aux sciences morales. Elle fournit aux majeures abstraites de
la morale des mineures concrètes qui entraînent une conclusion adaptée
aux circonstances historiques où agit l'homme privé ou public. [Rev.
phil., l'r janvier 1897.)
De Baets : Une question touchant le droit de punir.-M. l'abbé
de Baets se demande si la société doit envisager la réjjression comme
une réparation ou comme un acte de défense sociale, les deux seules con-
ceptions logiques, de l'aveu de Ferri.
Au quatrième congrès d'anthropologie M. Lejeune avait parlé de tran-
saction, chacun gardant ses princijDcs, mais excluant en pratique l'idée de
punition et d'expiation.
M. de Baets refuse d'adhérer à cette transaction. Et il a certainement
raison, la répression devant changer de caractère suivant que l'on a affaire
à une liberté qui expie, ou à un malade, ou une brute dangereuse.
lime semble cependant que M. de Baets n'a pas assez précisé ses idées sur
un point. Il semble considérer, comme ses adversaires, la défense sociale
comme une vindicte ou un droit de légitime défense, non comme l'exercice d'un
droit dominateur du corps social sur chacun de ses membres, origine com-
mune du droit de faire expier et da droit préservateur. Il ne suffit pas, en
effet, pour justifier la peine comme telle,de l'existence d'une loi morale; il faut de

(1) Die Lelire des hl. Thomas v. Aq. ûber die Moglichkeit einer aufangslosen
Schopfung. Munster. Aschendorff. 1895.
plus une certaine conception de la société. La thèse des criminalistes italiens
procède à ce point de vue de la thèse du contrat ou de celle des sociologues èvo-
lutionnist.es. Pour être complet, il semble nécessaire de la réfuter. [Rev. nèo-
scol., février 1897.)

A. Fouillée : Les jeunes criminels. -


Les faits : La criminalité
en France a triplé depuis 30 ans. En 1892, 510.671 entrées en prison,
408.007 sorties. Total des journées : plus de 17 millions, c'est vraiment
Y armée du crime.
La criminalité des jeunes gens de 10 à 20 ans a quadruplé, celle des
filles a triplé de 1820 à 1880. A partir de 1880 cette criminalité s'accroît
de plus en plus raj)idcment : elle est le double de celle des adultes, trois
fois plus nombreux. En 1880 la statistique donne pour les mineurs seuls :
30 assassinais, 39 homicides, 3 parricides, 2 empoisonnements, 114 in-
fanticides, 25 incendies, 153 viols,80 attentats, 4.212 coups et blessures,
458 vols qualifiés, 11.800 vols simples. Cette proportion ne fait que
croître.
En 1887, 375 suicides de 10 à 21 ans, 87 au-dessous de 10 ans.
Lfïs causes : Un peuple a la criminalité qu'il mérite (Lacassagne).
1° On a confondu instruction et éducation.

a. A Paris sur 100 enfants arrêtés 2 sortent d'une école religieuse.A la


Petite-Roquette pour 87 enfants des écoles laïques on en trouve 11 des écoles
congréganistes. Il faut à la vérité tenir compte de ce que les écoles
laïques reçoivent tout.
o. L'éducation religieuse apprend ce que c'est que le péché e?i pensée!
l'instituteur n'est pas préparé à former des consciences. (Cf. l'article du
P... : l'Education dans l'université. Etudes, 1er février.)
c. Dans les déparlements bretons (où les hommes sont religieux) leur
criminalité descend au niveau de celle des femmes. Ailleurs, où les
femmes seules ontde lareligion, elle est de 9/10 à 7/10 plus forte.Dans les
grandes villes où les femmes ont moins de religion, leur criminalité
monte presque au niveau de celle des hommes.
2° La presse :
L'enfant lit le journal. Qu'y irouve-l-il? Tout : récits de crimes de toute
espèce, feuilletons obscènes (en 1882, 30.000 sont distribués à la porte
des seules écoles de Paris). Le gouvernement français est le seul de l'Eu-
rope qui, sous prétexte de liberté, autorise et ne réprime pas cette propa-
gande du vice auprès de l'enfance. On réglemente les théâtres forains qui
contiennent 200 à 300 personnes, et l'on ne pense pas à la foule qui se
presse à cet immense théâtre du journal.
Quel saisissant commentaire du psaume : « Dizit insipiens in corde suo :
126 REVUE TIIOMISTE

non est Devs, que cet article d'un libre-penseur à moitié panthéiste! » [Revue des
Deux Mondesy 15 févr.)

M. Spronck :

--
La Crise de l'Université. Cte A. de Mun : Lettre
à M. Spronck sur la Crise de l'Univ. P. Bubxichon : Les mé-
comptes de l'Université. -
Bis jambes et Ott : Lettres sur la
Crise de l'O. ?- Le rapport de'M. Bouge sur le budget de l'instruction
publique établit que l'enseignement congréganisle est sur le point de dé-
passer quant au nombre des élèves renseignement de l'Etat. Quelle esl
la cause de ce fait ? M. Spronck opinerait pour une accumulation de causes
partielles, mais ne parvient pas, malgré tout, à découvrir la cause du
mal diagnostiqué" par M. Bouge. - M. de Mun, invité à répondre dans la
Revue bleue à M. Bouge, fait voir que les causes alléguées se retrouvent,
elles ou leurs équivalents, dans l'enseignement congréganisle. La seule
différence est celle que M.Lavisse a avouée lorsqu'il a dit : Nous avons
oubliéï'éducation.Cette éducation, l'enseignement congréganisle la donne.
Or, c'est par elle, selon Guizol, qu'au v" siècle déjà le christianisme l'a
emporté sur les moyens d'instruction et le développement intellectuel de
la société civile. -Le R. P. Burnichon dans un article de verve sou-
tient cette même thèse par une série de documents et de tableaux de
moeurs, qui ne laisseront aucun doute sur la vraie cause du discrédit de
l'Université. La lettre de M. Béjambes, président de l'Association des
maîtres répétiteurs, ne décharge ceux-ci que pour faire retomber sur le
gouvei'nemenl et les chefs de l'Université les responsabilités. -
M. Aug.
Oit dislingue entre la partie de l'éducation qui regarde la vie privée (su-
périeurement comprise dans l'enseignement congréganisle) et celle qui
regarde la vie sociale. Les congréganisles ont jusqu'ici refusé de se
rendre aux principes modernes. Les jésuites sont particulièrement sus-
pects à M. Oit. Celle dernière lettre fait la partie belle au R. P. Burni-
chon, si toutefois sa bonne plume du 1-i novembre dernier n'est pas per-
due. [Revue bleue, 13 et 27 février. .- Etudes, 5 février.)

René Bazix : De toute son âme. - Ce n'est pas sans raison que
nous inscrivons ce roman sous la rubrique : Philosophie morale. Depuis
longtemps la Revue des Deux Mondes nous avait déshabitués de lui deman-
der dans ce genre des oeuvres d'aussi pure inspiration. Et, mentant an
nom de son auteur, le premier roman de M. de Vogué Jean d'Ai/rève, ré-
cemment encore, faisait tomber une illusion de plus chez les amis de l'au-
teur des Cigognes.
De toute son âme esl le roman à thèse d'Octave Feuillet, mais christia-
nisé. M. Bazin nous initie à la vie d'un atelier de modiste en vogue. Une
~'"S

BEVUE CRITIQUE DES REVUES 127

jeune ouvrière - bientôt première dans son atelier


ach'oite naturellement élégante et d'un coeur excellent
--.
intelligente et
nature idéale
enfin, est amenée par les crises que suscitent en elle les événements du
milieu ouvrier dans lequel elle vit, à se dévouer aux pauvres, aux déshé-
rites de ce inonde de toute son âme, et finalement à se consacrer à leur ser-
.
vice par la vie religieuse.
On ne pouvait rajeunir avec plus de charme, de couleur, de vie, un
sujet traité parfois d'une manière si banale. El il faut être reconnaissant à
M. Brunetière de s'être enfin ressouvenu qu'il fut dans des temps plus
troublés le champion unanimement applaudi par les gens de bien des
meilleures oeuvres d'Octave Feuillet. (R. des D. M. janv., févr., mars 1897.)

VI. - SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES.

Amkdée de MAHCiiiiiii: : La philosophie de M. Fouillée.


Margeric étudie successivement : I. la Métaphysique de M. Fouillée ;
- M. de

II. la théorie des idées forces; III. la force des idées : le moi; IV. la
liberté.
Excellente étude critique, qui a l'avantage de mettre au point de la phi-
losophie des idées claires, une philosophie qui ne l'est guère. Ce sera
peut-être un défaut aux yeux de M. Fouillée. Car, on sait que «les idées
confuses ont plus de réalité que les idées claires ». Et peut-être pensera-
l-il que M. de Margerie n'a pas enserré dans les mailles de sa critique
toute la réalité de son système, et n'a épingle dans sa collection que le
cadavre d'un système vivant. Moyen de défense, à la vérité fort commode,
et qui défie toute critique, en la récusant.
Nous iiensons que M. de Margerie a sur la plupart des points rendu ce qui
était intelligible de la pensée de l'auteur, que les critiques qu'il luifait du point
de vue du spiritualisme classique et chrétien [plutôt que du point de vue scolas-
iique) sont remarquables de logique, de finesse diataclique et d'élévation. (An-:
nales de Philos. chrét., oct. 1896, janv. 1897.)

- -
Parodi : L'Idéalisme scientifique. Etude sur M. Durand de
Gros. L'idéalisme, qui arrive aujourd'hui seulement jusqu'à la littéra-
ture et par là au grand public, n'est pas contre la science : il est né de la
science. Il procède d'une libre interprétation des théories expérimentales.
Ses initiateurs s'ajipellcnt Cauchy, Faraday, Cl. Bernard, Darwin,
Helmholtz, et enfin Durand de Gros.
M. Durand est avant tout philosophe. Ses recherches techniques
s orientent toujours vers une fin commune : montrer dans l'union de la
métaphysique et de la science le nécessaire et légitime instrument de la
128 REVUE THOMISTE

connaissance ; établir par des faits indiscutables l'originalité, la réalité


substantielle, l'infinie puissance de la force psychique ou âme ; retrouver
dans la théorie de l'âme et de la vie, par une sorte de lebnitzianisme
renouvelé, l'explication de l'univers entier.
La notion d'âme est, d'après lui, le résultat de l'analyse jDsychoIogique
appliquée à l'examen de l'infinie variété des fonctions, des faits, des actes.
Toutes les âmes sont semblables en essence, car on ne les conçoit que
comme un point mathématique. Les différences viennent de la matière.
Mais la matière elle-même est identique en nature. L'analyse physique et
chimique la réduit à n'être qu'un ensemble de centres de forces. L'âme
point mathématique, la matière composée de centres de forces, voilà l'u-
nion de l'âme et du corps expliquée. Les différences des êtres viendront
des efforts d'adaptation accomplis par les âmes pour se raccorde?- aux diffé-
rents milieux. « L'harmonie de l'organisation n'est qu'un ensemble d'irré-
gularités régularisées. »
Le transformisme trouve de ce fait une interprétation nouvelle et j>Ius
plausible que l'interprétation mécanique. M. Durand conçoit Dieu comme
une sorte d'âme du monde, immanente. Les âmes sont indestructibles et
passent par un nombre infini d'organismes.
M. Parodi critique le point de vue psychique de l'auteur, qui dépasse,
dit-il, le point de vue sensible, mais en reste au point de vue scientifique, au
lieu de s'élever jusqu'au point de vue idéaliste.
Cette critique est juste étant donnée la notion de l'âme de M. Durand de
Gros, notion purement mathématique et Imaginative. Le point de vue psychique,
n'en est pas moins un point de vue supérieur et ultime dans son ordre, pour
quiconque admet la valeur objective du concept d'âme.
Cet article est écrit dans le but de répondre à « l'une des voix les plus
retentissantes de ce siècle » qui a prôné la confiscation de l'idéalisme au
profit, de l'Eglise ou de la foi révélée. [Rêv.phil. févr.-mars 1897.)

Georges Lechalas : Joseph Delboeuf : le philosophe. - Sincère


hommage rendu par un savant et philosophe chrétien à un savant et phi-
losophe qui ne Vêtait pas. « En lui, conclut M. Lechalas, la droiture in-
tellectuelle était de tout premier ordre et l'on peut en faire cet éloge le
plus beau pour un philosophe, qu'il aima la vérité, en comprenant, dans
ce terme d'amour, tout ce qu'il comprend de désintéressement et d'abné-
gation personnelle. » [Annales ph. chrét., janv. 1897.)
Victor Gihaud : La Philosophie de Pascal. - Ecrit à l'occasion
de la nouvelle édition des Pensées éditées selon l'ordre même du manus-
crit par M. Michaul. La philosophie de Pascal est avant tout une jihilo-
sojjhie morale. Sa base est « une connaissance et une vue tout exlraor-
dinaire par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon
toute nouvelle ». Le plan des Pensées est le suivant : la raison pure décla-
rée impuissante à expliquer l'homme, la raison commune (la raison pra-
tique, dit l'auteur) suffit pour légitimer sinon établir la vraie religion. (Nous
aurions préféré qu'on laissât de côlé la terminologie kantienne, dont les
idées sont étrangères à Pascal.)
M. Giraud entreprend de généraliser cette méthode. S'appuyant sur le
mot de Pascal : « les principes se sentent, les propositions se concluent»,
il prétend mettre à la base de toutes nos connaissances un acte de foi.
C'estforcer la pensée de Pascal. Les principes sont pour lui objets d'intuition
évidente comme pour tous les philosophes et théologiens de son temps, spéciale-
ment lesjansénistes. Or, l'intuition ne raisonne ni ne croit; elle est nècessitèepar
l'évidence. C'est cette quasi-fatalité qui lui est commune avec le sentiment. Mais
?d reste cette différence que le sentiment est aveugle, tandis que l'intuition se fait
dans la lumière. Pascal ne nie pas cette lumière. Elle lui servira à voir le
« dessous du jeu, » mais il la renforce et la complète par les raisons du coeur,
lorsqu'il s'agit de la vérité religieuse.
Si 31. Giraud connaissait l'analyse de Vacte de foi surnaturel selon les tho-
mistes {Pascal assurément ne l'ignorait pas), bien des choses qu'il n'a pas dis-
tinguées s'éclaireraient.
A. G.

RE"VUE THOMISTE.
- Se ANNÉE. - 9.
LA VIE SCIENTIFIQUE

I. -Le n" 3 du Bulletin de la commission cCorganisation du IV0 Congrès


scientifique international des catholiques a paru. - La date du futur
Congrès est définitivement fixée au 10 août 1897. Il s'ouvrira le lundi
16 août, à trois heures de l'après-midi, et sera clos le vendredi 20 août.
- Le total des travaux promis jusqu'à cette heure, avec indication du
litre, atteint le chiffre de 176. Il faut y ajouter 40 mémoires promis sans
indication de titre. Plus de 200 travaux seront ainsi soumis au iVc Con-
grès scientifique. De France, d'Italie, d'Espagne, des pays allemands,
d'Amérique, les adhésions sont venues en grand nombre. Grâce au bien-
veillant patronage de Nosseigneurs les évêques et au zèle infatigable de
M. le marquis Mac Swincy de Mashanaglass, président du comité central,
la Grande-Bretagne et l'Irlande, qui s'étaient tenues un peu à l'écart lors
des autres congrès, promettent d'être brillamment représentées à celui
du 16 août prochain. - M. de Lapparenl, l'éminenl professeur de l'Insti-
tut catholique, remplace Mgr d'Hulst comme président, au comité de
Paris.

II.- Les RR. PP. Chartreux donnent une nouvelle édition des oeuvres
de leur «Doctor Extaticus ». Dom A. Mongel publie, à cette occasion, une
brochure intéressante et bien documentée, sous ce litre : Denys le Char-
treux (1402-1471). Sa vie, son rôle (Montreuil-sur-Mer, imprimerie de la
Chartreuse de N.-D. des Prés, in-8°, j>. 88).
sa journée religieuse : onze ou douze
-
heures,
Noté : Denys divisait ainsi
à Dieu ; trois heures au
sommeil ; quelques instants aux repas, le reste à l'étude. « Je ne conseil-
lerais à personne d'en faire autant, disait-il ; mais j'ai une tête de fer, el
un estomac de bronze. - Ses maximes sur l'étude : « Elle est pour les
clercs une obligation stricte ; pour les princes temporels un moyen de bon
gouvernement ; pour les religieux., le soutien de leur vocation ; pour les
jeunes gens, la meilleure sauvegarde contre les orages de l'adolescence ;
pour tous, le plus bel ornement de notre nature; c'est la porte de toutes
les vertus ; aussi l'un des premiers devoirs de ceux qui ont autoi'ité csl
LA VIE SCIENTIFIQUE 131

d'établir de bonnes écoles ». [Opéra, passim).


«
Voici maintenant quarante-six ans que je suis
- Ce qu'il avait lu :
chartreux, avec l'aide du
Seigneur. Pendant loul ce temps, Dieu en soit béni, j'ai toujours été
occupé à l'étude, et j'ai lu beaucoup d'auteurs. Sur les Sentences : saint
Thomas, Albert le Grand, saint Bonavenlure, Pierre de Tarentaise, Gilles
de Rome, Richard de Midletown. Durand (de Saint-Pourçain) et beaucoup
d'autres encore. J'ai lu les oeuvres de saint Jérôme, sain! Augustin, saint
Ambroise, saint Grégoire, de Denys l'Aréopagitc, mon auteur de prédi-
lection, Origène, saint Grégoire de Nazianze, saint Cyrille, saint Basile,
saint Chrysostome, sainl Jean Dainascène, Boèce, saint Anselme, saint
Bernard, le V. Bède, Hugues (de Saint-Victor), Gerson, Guillaume de
Paris, etc. J'ai lu toutes les Sommes, toutes les Chroniques ; j'ai pris dans
In droit civil et canonique ce qui pouvait mètre de quelque utilité j j'ai lu
nombre de commentateurs de l'Ancien et du Nouveau Testament. Eniînj'ai
étudié tous les philosophes qu'il m'a été possible de me procurer : Platon,
Proelus, Arislote, Avicenne, Algazel, Anaxagore, Averroès, Alexandre
(d'Aphrodise), Alphorabius (Al-Farabi), Àbubather (Ibn-Tofaïl), Evempote
(Ibn-Badja), Théophrastc, Thémistius et d'autres encore. (Ailleurs il
ajoute : Alkindi, Albategni, Albumazar, Alfragani, Avicebron (Ibn-Gebi-
rol),Anavalpetras (Ibn-elBitrodji), Apulée, Porphyre, Plolin, Maimonide,
Moyse de Gironc, etc.). Ce genre de travail, auquel l'esprit seulprend part,
est naturellement accompagné de beaucoup de difficultés, de fatigues et
d'ennuis : il m'a été par cela môme plus profitable, puisqu'il m'aidait à
mortifier les sens et à réprimer les instincts mauvais : ces études enfin
m'ont fait demeurer plus volontiers en cellule. » (ProUstatio ad Superiorem.)
- « Lisons et étudions, non pour tuer le temps ni pour surcharger notre
mémoire, mais pour renouveler notre esprit et l'occuper des choses de
Dieu, pour nous enflammer de son amour. » (De lande etproeconio solitarioe
vifa;.) » Denys fut de cette famille des grands moines d'autrefois pour qui
« savoir, c'est aimer ». - L'oeuvre est à l'image de l'ouvrier. L'illustre el
saint chartreux trouva le moyen d'écrire la valeur de 25 volumes in-folio,
J'ans ses livres de fond, il résume la science de son temps sur l'exégèse,
la théologie, l'ascétisme, n'écrivant que sur des questions utiles, dans
un
style simple et d'agréable lecture : ce que son temps ne savait plus faire ;
.lans ses oeuvres de circonstance, il trace magistralement un plan complet
de réforme catholique.
- J_,a nouvelle édition comprendra tous les
ouvrages imprimés du grand chartreux, soit environ 48 forts vol. in-4° à
2 colonnes, ainsi répartis : Commentaires sur l'Ecriture sainte, 18 vol.
OEuvres théologiques, ascétiques,etc. 26 vol. (le Commentaire
-
sur les Sen-
tences, environ 8 vol. ; sur l'Aréopagite, S vol.; sur Boèce, Cassien et
Wimuque. 3 vol. etc.).
- Sermons, ivol. Trois volumes supplémentaires
132 REVUE THOMISTE

renfermeront les Dubia, les Inedita, dissertations, enfin les tables géné-
rales. - Le premier volume de cette vaste encyclopédie a paru, et com-
prend les Commentaires sur la Genèse et les 19 premiers chapitres de
l'Exode. Le texte a été soigneusement revu sur les éditions de Cologne .
le format est commode, les caractères nets et d'oeil approprié, l'index ana-
lytique très complet. - Pareil début fera bien augurer d'une publication
à laquelle exégètes, théologiens et ascètes, historiens et prédicateurs ne
peuvent manquer de prendre le plus vif intérêt. -Prix du volume, pour
les souscripteurs, 8 fr. : après la souscription close, 15 francs.
N.-B. -Denys, parlant de saint Thomas, pour lequel il avait une dévo-
tion et une admiration profondes, dit (In Sentent., t. I. distinct. VIII.
q. VII : « In adolescentiâ meâ, dum in studio et via Thomvtï instruerer, etc.
Signalé à ceux qui ont suivi la récente discussion entre le P. Brucker
et le P. Berthier, au sujet d'une lettre de saint Ignace.

III. .-
Communication de Mgr Kirsch. -
L'Académie de Berlin s'occupe
depuis plusieurs années de la préparation d'une édition critique complète
des auteurs chrétiens grecs des trois premiers siècles (jusqu'à l'historien
Eusèbe inclusivement). Les premiers volumes seront consacrés à saint
Hippolyte et au grand Origine. On commencera la publication par les
ouvrages suivants, qui vont paraître prochainement : saint Hippolyte^
t. I, Ouvrages exégétiques et homilétiques : Ir0 partie, Commentaire du
livre de Daniel, fragments du Commentaire du Cantique des Cantiques,
éd. N. Bonwetsch; II" partie, De Antechristo, Petits traités exégétiques.
éd. II. Achelis.
éd. P. Koetschau.
-- Origine, t. I, Eîç [Aapxijpiov rcpoTpe7rax<5ç ; y.azà KéXuov,
La série complète formera environ 50 volumes.
L'un des principaux promoteurs de cette nouvelle édition des auteurs
chrétiens grecs fut le prof. Ad. Harnack, de Berlin. Il en a pour ainsi dire
développé le programme et jeté les fondements dans le Ier volume de s.i
grande Histoire delà littérature chrétienne jusqu'à Eusèbe, volume qui con-
tient 1,020 pages et nous donne la série complète de tout ce qui est connu
et de tout ce qui est conservé en fait d'écrits chrétiens des trois premiers
siècles de l'Eglise, avec l'énumération de tous les manuscrits connus jus-
qu'ici. Le sous-titre de ce premier volume est : Die Ueberlieferungund
der Bestand der altchristlichen Lilleratur bis Eusebius (Leipzig, 1893). -?
La première partie du second volume, qui vient de paraître, est consacrée
à la chronologie des ouvrages chrétiens jusqu'à saint Irénée (Die Chro-
nologie der altchristlichen Lilleratur bis Eusebius. I. Band, die Chrono-
logie der Litteratur bis Irenaeus. Leipzig, 1897. Cet ouvrage mérite d'au-
tant plus d'être signalé ici, que l'auteur y traite également les livres cano-
niques du Nouveau Testament. Notons l'aveu précieux pour nous catho-
LA VIE SCIENTIFIQUE 133
.

Jiques que, jjour la critique des sources primitives la science protestante


«
rebrousse chemin vers la tradition » (wir sind in der kritik der Quellen
des allesten Chrislenthums obne Fraye in einer rucklaufigen Bewegung
zur Tradition ; pag. X). A relever encore, parmi les études critiques pré-
liminaires, le chapitre sur les listes épiscopales dans l'histoire ecclésias-
lique d'Eusèbe; la chronologie de la vie de saint Paul, établie sur des
recherches nouvelles, par lesquelles il fixe la conversion du grand Apôtre
à l'an 30, son voyage à Jérusalem pour traiter la question des convertis
du paganisme en 47, sa captivité à Jérusalem en 54. M. Harnack admet
aussi la délivrance de saint Paul de sa première captivité à Rome, la
seconde captivité terminée par le martyre, et, entre les deux, le voyage en
Espagne.

IV. - Hermeneutica Biblica, auctore Fr. Vincentio Zapletal, Ord.


Praed., Friburgi Helvetiorum, sumplibus B. Veith bibliopolas universi-
tatis, in-8°, p. vm-l-17o. - Excellent résumé de ce que l'on a écrit de
meilleur sur l'herméneutique biblique : -Prolégomènes, nature, impor-
tance, histoire de l'herméneutique biblique, 10 pag. Propédeulique, sur
les différents sens de l'Ecriture sainte (p. 11-54) : l'auteur jjrouvc solide-
ment cette thèse, dont l'énoncé pourra paraître timide à quelques-uns :
Incredibile non est, aliquibus S. Scripturoe textibus plures subesse sensus litté-
rales ; De l'invention (Heuristica), p. 58-131 ; De l'exposition (Prophoris-
tica), p. 132-138 ; Ajapendice, Histoire de l'exégèse, 139-174. Ce tableau
historique, plus complet que tout ce que l'on a écrit sur ce sujet dans ces
derniers temps, sera particulièrement apprécié... Le style de l'ouvrage
est simple, clair et concis ; l'exécution typographique, très satisfaisante.
- Actuellement l'on ne saurait mettre entre les mains des élèves un meil-
leur manuel d'herméneutique biblique.

V.
- L'inspiration des divines Ecritures d'après l'enseignement traditionnel
et Vencyclique « Providentissimus Deus ». Essai théologique et critique, par
M. l'abbé C. Chauvin, professeur d'Écriture sainte
au grand séminaire de
Laval, in-12, p. xv-1-230. Lethielleux, Paris. Ce livre témoigne d'une
--
science étendue et sûre, et révèle un esprit philosophique et théologique
qui manifestement sort du commun. Titres des chapitres : I, La notion de
l'inspiration. II, La psychologie de l'inspiration. III, Fausses théories sur
l'inspiration. IV, Les critériums de l'inspiration des Écritures. VI, L'éten-
due de l'objet de l'inspiration. VII, Controverse relative à l'inspiration
verbale. VIII, Conséquences de l'inspiration plénière des saintes Écri-
tures.- Particulièrement remarquable, le chapitre sur la psychologie de
'inspiration, où l'auteur, s'aidant de la philosophie et de la théologie de
134 REVUE THOMISTE

saint Thomas, montre comment l'action divine s'exerce de telle sorle sur
la volonté, l'intelligence, l'imagination de l'écrivain sacré, que le livre
que celui-ci écrit est proprement et principalement le livre de Dieu, la
parole de Dieu, et non pas seulement, comme quelques-uns le pensent, « un
enseignement garanti par Dieu. - La thèse soutenue au chapitre vu esi
que « Dieu a inspiré dans l'Ecriture les mots avec les pensées ». -.
Mgr l'évêque de Laval écrit à M. Chauvin : «... Je suis fier de penser que
mon grand séminaire est entre les mains de professeurs qui se montrenl
dignes, comme vous, de figurer parmi les maîtres des sciences ecclésias-
tiques qu'ils enseignent. » Tout le monde conviendra que l'éloge est aussi
mérité que flatteur.

VI. - En fait d'éloges, la Revue Thomiste reconnaît qu'elle ne mérite pas


aussi bien celui que l'excellente publication V Ami du Clergé faisait d'elle
dans le numéro du 28 janvier 1897 et dont elle demeure quand même très
reconnaissante. Mais il est bien vrai que la Revue Thomiste a pour pro-
gramme « d'étudier la théologie et la philosophie scolastique dans leurs
rapports avec le temps présent et les questions actuelles ».

VII. ?- Bien que ce ne soit pas un livre d'apparence scientifique, l'au-


teur ayant trouvé bon de déguiser sa science sous le charme du style et des
récits, le nouvel ouvrage de. M. l'abbé Le Camus
Églises de l'Apocalypse, in-4°, p. n-313, Quantin, Paris
--Voyage aux, sept
mérite d'être
signalé. Parcours du voyage : De Rome à Corfou, Olympie, Corinthe,
Mycène, Argos, Tirynthe, Athènes; visite aux sept villes de l'Apoca-
lypse et leurs voisines : Magnésie du Méandre, Tralles, Colosses, Hiéra-
polis, Magnésie du Sipyle ; retour par la Macédoine, Philippes, le mont
Athos et Salonique, jusqu'à Belgrade, Vienne et Munich. - Détails inté-
ressants d'archéologie chrétienne et païenne, d'histoire religieuse et pro-
fane... Environ 300 illustrations, choisies avec intelligence, exécutées
avec goût, représentant monuments, ruines et statues antiques, inscrip-
tions, etc.

VIII. - Les étudiants de l'Université de Valence, en Espagne, ont


pris l'initiative d'un projet de concours national annuel entre les étudiants
de toutes les Universités du Royaume Catholique, en l'honneur de saint
Thomas d'Aquin. Ils ont nommé un comité chargé de discuter les moyens
de réalisation du projet et d'élaborer un règlement. Ce règlement est
rédigé en huit articles.- Nous y lisons : Article 1er. Pour rehausser
ce

l'éclat des fêtes qui tous les ans se célèbrent en l'honneur de saint Thomas
d'Aquin, et favoriser le triomphe de la vraie philosophie thomiste, un
LA VIE SCIENTIFIQUE 138

concours aura lieu chaque année dans l'une des Universités espagnoles,
(fui permettra aux étudiants catholiques de se connaître et de resserrer
entre eux les liens de l'amitié. Article 2. Celte année le concours se tiendra
à Valence ; et les années suivantes, dans l'Université qui aura eu le plus de
iravaux récompensés, sans qu'il soit permis cependant de réunir deux fois
le concours dans la même Université, avant que toutes aient eu l'honneur
de le posséder; 3° Seront mis au concours des sujets philosophiques, his-
toriques, littéraires et artistiques; 4° Un tribunal composé d'hommes
compétents, nommés j>ar la commission d'organisation, proposera les
sujets, jugera les travaux, et distribuera les prix en la forme convenable... »
Les autres ai'ticles déterminent avec précision et sagesse plusieurs autres
points pratiques. - Le jury nommé pour présider à l'organisation des
fêtes qui doivent se célébrer à Valence cette année, est ainsi composé :
Dr Miquel Sirvent, chanoine théologal ; R. P. Vila, dominicain ; Dr Ra-
phaël Rodriguez de Cepeda, professeur à la Faculté de droit; Dr Vicente
Catalayud, professeur à la même Faculté ; Edouard Soler Llopis, profes-
seur à l'École des Beaux-Aiis ; Dr Salvador Giner, du Conservatoire de
musique ; Dr Julio Magraner, de la Faculté de médecine. -? Président ;
Raphaël Marin. Secrétaires : Ricardo Mur, Ventura Montlor, Manuel
Albive. - Honneur aux étudiants espagnols el aux maîtres catholiques
cfui les inspirent et les dirigem !

IX. -Gaston Paris, dans son discours de réception à l'Académie


Iraneaise, a cité ces paroles de Pasteur : « La vraie démocratie est celle
qui permet à chaque individu de donner son maximum d'efforts... » Par-
lant de son attachement à la foi chrétienne, il dit: « Pasteur garda toujours
un respect filial pour la religion que lui avait enseignée sa mère. Ce grand
novateur dans le domaine de la Science était un homme de tradition dans
le domaine du sentiment ». .-? Croire n'est pas une question de sentiment.
<i
L'homme, dit saint Thomas, ne croirait pas les dogmes de ia Foi, s'il ne
voyait qu'ils doivent être crus, non erederet nisi videret ea esse ere-
ilenda. »
Conf. Revue Thomiste, numéro de mars -1R96, article du R. P. Schwalm :
I' acte de Foi esl-il raisonnable!'

X. -
M. l'abbé Chabot vient d'ajouter à la liste déjà longue de ses
publications de textes syriaques inédits un ouvrage d'une importance con-
sidérable pour l'histoire du dogme et de l'exégèse : Commentarius 2'heo-
ilori Mopsuesteni in Evangelium D. Joannis in libros VII partitus, Versio
fyriana juxlq, rodictm Parisiensem CCCVIII édita, in-8°, p. vin-1-412.
Paris, Ernest Leroux. Ce premier volume ne contient que le texte
136 REVUE THOMISTE

syriaque. Le second nous donnera la version latine que prépare en ce


moment un ami de l'éditeur, prêtre de Varsovie. Il contiendra en outre
un,e préface, la collection des variantes que lui a fournies le manuscrit de
Berlin, et les fragments du texte grec qui sont venus jusqu'à nous.

XI. - Atomismus, Hylemorphismus und natwicissenschaft. Naturivissen-


schaftlieh-philosophische untersuchungen ilber das Wesen der Kbrper, von
Dr Anton Michelitsch, docent der Philosophie, in-8°, p. vn-1-104. But de
l'auteur : Répondre à cette question : De quoi se compose Vessericedes corps'?
en raisonnant sur les données les mieux établies des Sciences naturelles
modernes. - Division de l'opuscule : Quatre parties : I. Les phénomènes
démontrent qu'il se passe des changements substantiels dans les corps ;
II. Ces changements substantiels démontrent que l'essence des corps est
composée de matière et de forme, comme l'a enseigné saint Thomas .-
confirmation Urée de diverses propriétés des corps, cristallisation, etc.;
III. Cette théorie thomiste (Hylémorphisme) non seulement s'accorde
avec les phénomènes physiques et chimiques, mais nous est imposée par
eux; IV. Coup d'oeil sur l'histoire de l'atomisme
Cette étude se recommande par une solidité de raisonnement, une clarté
-
et de l'hylémorphisme.

et une aisance d'exposition véritablement rares. La vieille thèse thomiste y


apparaît toute rajeunie, grâce à ces notions des sciences naturelles con-
temporaines par lesquelles l'auteur en explique tous les détails et en
prouve la vérité.
Fr. M. Th. Coconnieb.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

F. Le Dantec : le Déterminisme biologique et la personnalité consciente.


(Alcan, 1897.)

L'inscrijDlion d'un cinématographe enregistreur accompagne nécessai-


rement le fonctionnement d'un appareil d'horlogerie placé en face de lui
el n'a cependant aucune influence sur ce fonctionnement. Le cinémato-
graphe, c'est la conscience, l'appareil d'horlogerie, c'est le mécanisme bio-
logique du corps vivant, - des amibes à l'homme (p. 33).
Par quelle méthode le prouvera M. Le Dantec ? Il pose en principe que
dans l'observation de notre biologie, nous devons nous comporter en
simples témoins (p. 3) des phénomènes de vie qui se passent sous NOS
yiîux (p. 4), nous placer à ce qu'il appelle le point de vue objectif (p. G),
nous examiner comme nous examinerions une plastidule, partant négliger
les états de conscience subjectifs qui troubleraient la méthode biologique /
générale. - Mais, mon cher Monsieur, nous sommes d'accord sur la
nécessité de nous placer au point de vue objectif : toute la question est de
savoir si les phénomènes de conscience ne sont pas eux aussi des faits ; si
môme, - objecterait un idéaliste, - les faits objectifs dont vous vous
prétendez si sûr, ne se résolvent pas finalement pour votre science en
purs phénomènes de conscience et si l'objectivité de vos plastidules n'est
pas tout intérieure, un simple épiphénomène. Vous vous récriez el vous
avez raison; soit! n'allons pas jusque-là ; mais disons qu'il y a deux sortes
de faits, les faits psychologiques et les faits physiques, les premiers aussi
réels que les seconds, puisqu'ils sont l'intermédiaire indispensable pour
atteindre les autres.
La naïveté de M. Le Dantec .est vraiment admirable. Elle n'a d'égale
que sa méconnaissance des systèmes. Son bagage philosophique semble
se résumer en quelques notions empruntées à Descartes. Aussi n'a-t-il
pas atteint son adversaire, dont il eût fallu d'abord connaître l'exacte posi-
tion. Il confond liberté et spontanéité, met de la liberté dans les amibes,
croit acculer le finalisme en demandant s'il y a un instinct dans le sodium
lorsqu'il forme le sel marin en se combinant avec le chlore.
-.
Assuré-
ment oui, il y a un instinct naturel, et vous le nommez sous un autre
nom, lorsque vous parlez d'affinité et de réactions chimiques.
Mais que dire de la prodigieuse définition de l'acte intellectuel? Un acte
est intellectuel quand le réflexe correspondant suit un chemin variable
138 REVUE THOMISTE

avec les circonstances extérieures; il esl instinclif quand ce chemin esi


tracé une fois pour toutes (p. 60).
Ce livre d'un savant, nous avons garde de le contester, est sans doule
l'un des derniers échos d'une période scientifique qui finit. De mieux en
mieux, le grand public se rend compte des paralogismes naïfs qui foison-
nent dans cette pseudo-philosophie. Relevons cependant l'indication d'un
travail à faire et qui n'est point encore accompli. La robuste foi de M. Le
Dantec dans l'objectivité toute crue des faits malériels est, qu'on no s'illu-
sionne pas, un besoin de nature chez l'homme. El ce besoin forcémeni
renaissant avec chaque génération serait peut-être la grande force du
matérialisme contre le spiritualisme, si celui-ci continuait à s'enfermer dans
l'exclusivisme contre nature de l'idéalisme et du cartésianisme. L'idéalisme
a de son côté, c'est vrai, le fait inébranlable de l'intériorité de toutes
choses connues. Mais d'ores et déjà ne pourrait-on lendre à une doc-
trine qui, au lieu de voir dans l'intériorité un obstacle, y découvrit les
preuves manifestes de l'extériorité ? Le spiritualisme cartésien a pour lui
l'irréductibilité de l'Ame conscicnie; il a contre lui l'automatisme physio-
logique. Ici encore, n'y aurait-il pas place à une doctrine qui embrasse
les deux exigences opposées ?
Ce sont ces doctrines de milieu que l'Aristolélisme a professées autre-
fois, et qu'il s'efforce aujourd'hui, sous le nom de Thomisme, de remettre
au point des desiderata de la science et de la critique modernes.
Des ouvrages comme celui de M. Le Dantec. sont bien faits pour donner
à regretter que les théories conciliatrices du Thomisme ne soient pas
davantage connues.
G.
Le Père F. Million, missionnaire de Saint-François-de-Sales d'Annecy :
La Clef de la Philosophie scolasiique. Etude sur la composition
substantielle des corps d'après saint Thomas d'Aquin. {Dêlhmnmc el
Briquet. 2 fr. 50.)
La couverture du volume ne fait pas la valeur de l'ouvrage. Voici 1111
volume de philosophie, bien imprimé sans doute et sur papier fort, niais
qui n'a certainement pas la borne mine extérieure d'un volume de la
Bibliothèque de Philosophie contemporaine : sa couleur esl d'un gris
pâle; son titre xvi° siècle. Ouvrons-le cependant. Il se trouve que c'est un
travail sérieux, une oeuvre de valeur.
La Clefds la Philosophie scolasiique a le mérite d'offrir un exposé clair.
bien ordonné, logiquement déduit du système de saint Thomas sur
matière et forme. L'auteur semble avoir eu pour objectif 2">resque exclusif
la solidité. Sa doctrine esl irapue comme le compael et court volume qui
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 139

Ja contient. D'aucuns lui contesteront le modernisme de la dialectique.


Mais qu'importe le jugement de ceux pour qui lire c'est parcourir ! L'ou-
vrage du R. P. Million est de ceux qui non seulement peuvent affronter,
niais réclament une lecture réfléchie et appesantie.
Page 153, cependant, nous voudrions voir la démonstration, tirée des
iransformations substantielles des corps, plus développée. C'est
l'axe de la doctrine. Il importe d'en fortifier les points d'appui. Il nous
semble qu'au point de vue de la raison, la base de cette preuve, l'existence
des transformations substantielles n'est pas suffisamment établie. Je sais
rjue le R. Père y revient sans cesse dans son ouvrage. Mais pourquoi dans
cet endroit décisif ne présenter qu'un simple rappel des démons-
irations données ailleurs? - Autant en dirai-jc de la preuve qui suit.
Par contre, je n'ai qu'à féliciter l'auteur de la netteté de sa méthode.
Pages 11, 12, 1.3, il y a des choses excellentes et énergiquement rendues;
par exemple : « Le terme de l'analyse chimique aussi bien que celui de la
division mécanique, n'est autre chose qu'un corps:... par conséquent, le
irrme auquel on parvient par les procédés de la chimie (lisez l'atomismei
est l'objet même de la question qui nous occupe et non pas le principe
qui doit la résoudre ». Que d'erreurs accumulées, tant du côté de nos /??'
adversaires que de notre côté, hélas par suite de la confusion entre la
!

méthode scientifique et la méthode philosophique, la première essentiel-


lement expérimentale jusque dans ses formes les plus subtiles, la
seconde essentiellement abstraite jusque dans ses recherches les îphis
concrètes !
G.

M. l'abbé Em. Combe, curé de Dion (Allier). Le Panthéisme moderne, pré-


cédé de : An ex ordine logico demonstrari possit existentia Dei?

Commençons par la dissertation latine. M. Combe, dans une langue


très pure, expose les thèses opposées de saint Anselme et de saint Thomas.
l'ft principal grief des thomistes contre les anselmiens est Y a priori de leur
preuve. Mais si, sur la même base de l'idée de l'infini, on pouvait élever une
démonstration a posteriori, ne serait-ce pas la réconciliation des deuv
écoles ?
?le n'en crois rien; mais
pour la curiosité du fait examinons l'argument
proposé : Nohis inest idea inflniti {saltem in sensu idex ob&lractsc). Atqui
h%e idea nobis
non inest nisi Dei operatione {Aliunde prius est esse quam
operari). Ergo Deus est.
Preuve de la mineure : Tnfiniti solius est reprxsentation^m suam efiam
''d&alem in mente nostra
ponere.
140 REVUE THOMISTE

L'auteur n'ignore pas qu'autre chose est une représentation positive


abstraite de l'objet et une représentation négative, formée par la négation
des limites du fini. Notre idée de l'infini est de la seconde sorte et M. C.
a bien raison d'attribuer cette opinion aux thomistes (p. 28). Mais croit-il
leur avoir répondu en s'écriant : Sine nervis autant videtur fisec objectio;
quid namqueprocréât islageneralisatio flnium, negatorum? Quid est finis finit7
negatus ? Merum nïhil utique. C'est bien notre avis. Et c'est pourquoi l'on
ne peut fonder sur elle une démonstration.
Cette critique n'enlève rien à l'intérêt et à l'originalité de cette ten-
tative.

L'Mude sur le Panthéisme comprend deux parties : Exposé : réfutation.


M. Combe n'accepte pas la définition du Panthéisme que donne le
P. Didon : Absorption de l'Univers en Dieu, ou confusion de Dieu avec
l'Univers {Science sans Dieu, p. 95). Selon lui, c'est là de l'athéisme ou du
mysticisme. « Le panthéisme est un système plus profond; c'est un effori
pour se tenir à égale distance de l'athéisme et du mysticisme » (p. 37).
L'auteur concède que cet effort est impuissant : il tombe nécessairement
dans l'une de ces alternatives : c'est sa loi nécessaire et sa condamnation.
Et c'est peut-être tout ce que demande le P. Didon. Un orateur n'a-t-il pas
le devoir et le droit de tirer au clair, sans s'attarder, les concepts peu clairs ?
Et qu'eût gagné le P. Didon à définir le panthéisme : l'éternelle, iiècessaire
et indivisible coexistence du fini et de l'infini, puisque cette coexistence, l'au-
teur l'avoue, se traduit de fait en réciproque absorption?
G.

De Becker (Julius). ?- De Sponsalibus et Matrimonioprxlectiones canonww,


-. Bruxelles, Société belge de Librairie, 16, rue Treurenberg. 1 vol.
in-8° de 548 pages.
C'est donc, à en juger par le titre, son cours de Droit canon sui; le
mariage que le professeur de l'Université de Louvain livre aujourd'hui an
public. Et c'est bien un cours en effet, avec la clarté et la précision, qui
sont les qualités essentielles de l'enseignement oral. Les dix sections qui
le divisent, comprenant tout et ne disant rien de trop, suivent à peu près
l'ordre des Décrétâtes, dont il faut louer l'auteur de s'être écarté le moin';
possible.
Chacune de ces sections est uniformément composée d'une série de
propositions nettement détachées, qui frappent l'attention et se laissent
facilement retenir. On ne saurait être trop méthodique en pareille matière,
dût-on courir le danger de ne pas être neuf. A l'exemple de saint Ray-
inond de Pennafort qui n'a pas une seule ligne de dogme dans son
IVe livre des Décrétâtes, l'auteur esquisse à grands traits ou passe même
sous silence les principes de la théologie sur le mariage chrétien, sur
sa dignité sacramentelle, ses obligations morales, ses effets de vertu et
de grâce. 11 arrive au plus vite et s'attache continuellement à la légis-
lation canonique, dont il connaît à fond tous les détails. Quand il touche
à l'un des principes de la théologie, comme par exemple à celui de
l'indissolubilité du mariage, c'est pour en montrer aussitôt les consé-
quences dans la question si actuelle du divorce. El encore dans cette
question, ne trouverez-vous que les décisions récentes des Congrégations
romaines, tant l'auteur a eu le scrupule de rester sur son terrain. Un
appendice sur les formules à employer pour la demande des dispenses
complète les indications pratiques de ce livre et achève de réaliser le
but que M. le chanoine de Becker s'est proposé, en voulant donner,
comme il le dit dans sa préface, « brevem sed perspicuwm conspectum rerum
utilium ».
ir. h.
R. Planeix : Divinité de l'Église. Paris, Lethielleux, 1896.
Le présent volume, bien que formant un tout indépendant, est le pre-
mier d'une suite de trois volumes ayant pour objet général l'Église. Celui-
ci renferme huit discours dans lesquels l'auteur traite successivement les
graves et intéressants sujets dont nous transcrivons les titres : Etat actuel
fie l'Eglise, Unité de l'Église, la Sainteté de l'Église, la Catholicité de
l'Eglise, l'Histoire de l'Église, les Influences sociales de l'Eglise, l'Église
cl la Science, l'Église et la Charité. Cette énuinération suffit à montrer
l'importance et l'actualité des questions traitées par l'auteur. Quant à la
méthode adoptée, elle était fixée à l'avance, puisque ces sujets ont été
traités dans la chaire chrétienne. Ces conférences ont une forme très
oratoire. Il y court un souffle d'une vivante éloquence dont l'originalité
s'allie très bien d'ailleurs avec les meilleures qualités de l'observateur, du
philosophe et du théologien. Ces conférences sont écrites dans un style
clair, incisif et coloré, qui en 'rend la lecture attrayante et ajoute le
charme de la forme à la solidité du fond. Nous ne douions pas que le
public qui s'inléresse aujourd'hui plus que jamais à ces hauts problèmes
religieux ne fasse un excellent accueil à cet ouvrage.
M.
François Botjrnand : Le général Mariotet la Vie militaire sous le premier
Empire.
Tournon.
- 1 vol. in-8. Paris, P. Tequi, libraire-éditeur, 29, rue de

Raconter, sans être banal, des événements présentés tant de fois et sous
J42 REVUE THOMISTE

tant de formes différentes, au cours des années dernières, c'était entre-


prendre une oeuvre difficile.
M. F. Bournand l'a fait avec bonheur.
A côté du général Marbot, le héros de son livre, il nous présente
toute cette pléiade de vaillants soldats, Lannes, Mortier, Masséna,
Soult, et tant d'autres, que leur bravoure a placés au premier rang de nos
armées, et qui secondèrent l'Empereur si puissamment et souvent avec
tant d'abnégation.
Il nous initie aux détails de leur caractère et de leur vie militaire. Par-
fois, ils ont la conscience un peu large et le coeur un peu dur! ?- Mais
aussi, quel esprit chevaleresque ! Quel aveugle dévouement à leur souve-
rain ! -? Quel amour passionné de leur patrie !
Aucune difficulté ne les rebute, aucun péril ne les effraye ! -Si la vic-
toire les enthousiasme,ils ne se laissent pas abattre parles revers. Ce sont
des âmes fortement trempées, avec lesquelles on peut faire réussir les
plus difficiles entreprises.
Faut-il s'étonner dès lors de cette série de conquêtes au cours desquelles
le drapeau de la France fut porté dans une marche triomphale à travers
l'Europe entière ?
On a dit qu'il fallait faire, dans les Mémoires du général Marbot, la
part de l'imagination brillante de leur auteur.
M. Bournand ne semble pas le croire et, de fait, ijresque tous les géné-
raux de la République et de l'Empire ont à leur actif des aventures qui ne
le cèdent en rien à celles que s'attribue l'écrivain charmant dont tous ont lu
le récit.
Je ne trancherai pas la question.
Qu'il me suffise d'affirmer l'intérêt réel que présente l'ouvrage de
M. Bournand.
En nous faisant pénétrer « un peu dans la vie de ces hommes », l'auteur
- il le dit lui-même dans l'Introduction de son livre
de patriote.
- a cru faire acte

Il a réussi.
Un Thomiste,
en vacances.
LIVRES NOUVEAUX

Drummond i^Henry). La Cité sans église. Traduit de l'anglais jjar Joseph


Aulier, avec une préface de Frank Thomas. In-12. Fischbacher.
Bessonus (abbé de). Mois de saint Joseph, d'après les encycliques de
Léon XIII Quan quant pluries. In-12 broché. Vie et Amat.
Cresley (l'abbé). Sans Dieu. La Raison répudie-t-elle la foi? Que devient le
monde sans Dieu? In-12. Chamuel.
Ragev (R. P.). La Grise religieuse en Angleterre. In-12. Lecoffre.
Duchesne (abbé). Autonomies ecclésiastiques. Eglises séparées. In-12. Fontc-
moing.
Peiuiaud (cardinal). Discours militaire. In-12. Tégui.
Vuller (Rév. F. W.). Les ordinations anglicanes et le sacrifice de la messe.
Gr. in-8. Ondin.

IJalévy (Élie). La Théorie platonicienne des sciences. In-8. Alcan.


Labbé (E.). La Morale enseignée par les grands écrivains. In-12. Delagrave.
Lachelieu. Dufondement de l'induction, suivi de Psychologie et Métaphy-
sique. In-12. Alcan.
Queyhat (Frcd.). Les Caractères et l'éducation morale. Etude de psychologie
appliquée. In-12. Alcan.
I
Halleux (Jean). Les Principes du positivisme contemporain. Exposé et cri-
tique. In-12. Alcan.
Secrétan (Charles). Essais de philosophie et de littérature. In-12. (Lausanne.)
Alcan.
"Allemagne (Dr). Les Stigmates biologiques el sociologiques de la criminalité.
In-12. Masson.
Bhaunis et Binet. L'Année psychologique. 2a année (1895). In-8, avec
grav. Alcan.
Paîiltan. Les Types intellectuels. Esprits logiques et esprits faux. In-8.
Alcan.
Pavot (Jules). De la croyance, In-8. Alcan.
144 REVUE THOMISTE

Ribot (Th.). La Psychologie des sentiments. In-8. Alcan.


Rochas (Albert de). Les Etats profonds de l'hypnose. In-8. Chamuel.
L'Extériorisation de la motricité. In-8. Chamuel.
-
Surbled (Dr). La Vie à deux. Hygiène du mariage. In-12. Maloine.
Fouillée (Alf.). Le mouvement idéaliste et la réaction contre la science. In-8.
Alcan. -Le mouvement positiviste et la conception sociologique du monde.
In-8. Alcan.
Lévy (Albert). Psychologie du caractère. Contribution à l'éthologïe. In-8.
Alcan.
Gaudry. Essais de paléontologie philosophique. Gr. in-8. avec 2(M grav.
Masson.
Lombroso. L'Homme de génie. In-8. Carré.
Victet (Raoul). Etude critique, du matérialisme et du spiritualisme, par sa
physique expérimentale, Gr. in-8. Alcan.
Renouvier (Ch.). Philosophie analytique de l'histoire. Tome 1. Les Idées; tes
Religions; les systèmes. In-8. Leroux.

Leroy-Beaulieu (P.). Traité théorique et pratique d'économie politique.


\ volumes et annexe in-8. Guillaumin.
Combes de Lestrades. Éléments de sociologie. In-8. Giard et Brière.
Picot (Georges). La Lutte contrele socialisme révolutionnaire. In-16. Colin.
Lous (W.). Précis d'histoire du commerce. 2 vol. in-8. Berger-Levrault.
Dhoz (Numa). Essais économiques. Gr. in-8 (Genève). Alcan.
Lavollée (René). Les Classes ouvrières en Europe. Etude sur leur situation
matérielle et morale. Tome III (Angleterre). Gr. in-8. Guillaumin.
Lewy (Emile). Capital et travail. Le comité ouvrier des charbonnages de
Pâturages et Wasmel. Conciliation et arbitrage. In-8. Fischbacher.
Tardieu (J.). Traité théorique et pratique des contributions directes. In-i.
Larose.
Manheimer (E.). Le Nouveau Monde sud-africain. La Vie au Transwaal.
In-12, avec 45 illust. Flammarion.
Dallemagne (Dr). Les Stigmates anatomiques de la criminalité. In-12. Mas-
son.
Bidoire (P.)et Simonin (Arm.). Législation financière. Les Budgets fran-
çais. Étude analytique et pratique. In-12. Giard et Brière.
LIVRES NOUVEAUX ' 14S

BoNî'iivAY (L.). Les Ouvriers lyonnais travaillant à domicile. Misères et


remèdes. In-12. (Lyon). Guillaumin.
Des Cille uls. Etudes et relevés sur la population française avant le xix° siè-
cle. Gr. in-8. Berger-Levrault.
»
Giîéaiid (O.). La Législation de l'instruction primaire en France, depuis 1789
jusqu'à nos jours. Tome IV (1803 à 1789). In-8. Delalain.
Rocquigny (Qte (jej_ £a Coopération deproduction dansVagriculture. Syndicats
et sociétés coopératives agricoles. Mission de l'Office du travail. Gr.
in-8. Guillaumin.
Say (Léon). Contre le socialisme. In-12. C. Lévy.
Kanxengieser (l'abbé). Juifs et catholiques en Âiitrlclie-Hongrie. In-12. Le-
thielleux.
Berlet (A.). De la Réparation des erreurs judiciaires. Étude de la loi du
8 juin 1895. In-8. A. Rousseau.
Bonzon (J.). Le Crime et l'école. In-12. Guillaumin.
Say (Léon). Les Finances. In-12. Chailley.
Bassia (Typaldo). La Récidive et la détention préventive. In-8. Chevalier-
Marcscq.
Kiiopoïkine (Pierre). L'Anarchie, sa philosophie, son idéal. In-12. Stock.
La Petite Industrie. Salaires et durée du travail. Tome II. Le vêtement à
à Paris. In-8. Berger-Levrault.
Sknaht. Les Castes dans l'Inde. Les Faits et le Système. In-12. Leroux.
Miliiaud. Delà Protection des enfants sans famille. In-8. Giard et Brière.
Statistique générale de la France. Tome XX bis, XXI et XXII. Un vol.
gr. in-8. Berger-Levrault.
Tahbouhiech. La responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes
dans leur travail. In-8. Giard et Brière.
Woi.fiiom. Le régime douanier et les traités de commerce de la France. In-8.
Berger-Levrault.
Wonons (René). La Science et l'art en économie politique. In-12. Giard et
Brière.
Ïunc (le général). Delà Faix, In-8. Charles Lavauzelle.
DiiAGOMiitor (général). La Guerre et la Paix. Etude du roman du comte
Tolstoï au point de vue militaire. In-8. Charles Lavauzelle.

REVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 10.


146 REVUE THOMISTE

Bournand (F.). Un bienfaiteur de l'humanité. Pasteur, sa vie, son oeuvre.


Gr. in-8 illustré. Tolra. '
Chevalier (Mgr G.). Rome et ses pontifes. In-4 illustré. Marne.
Corlay (le capitaine G. de). Notre campagne a Madagascar. Gr. in-8 illus-
tré. Tolra.
La France chrétienne dans l'histoire. Publié sous la direction du R. P. Bau-
drillarl. In-4 illustré. F. Didot.
Napoléon Ier : la République, le Consulat, l'Empire, Sainte-Hélhie, d'après
les peintres, les sculpteurs et les graveurs. Album grand in-4 oblong.
Hachette.
Parmentieiî [A.). Album historique, publié sous la direction d'E. Lavisse.
Tome I. Moyen Age. in-4 avec grav. Colin.
Amélineac (E.) Essai sur l'évolution historique et philosophique des idées
morales dans VEgypte ancienne. In-8. Leroux.
Aumale (duc d'). Histoire des princes de Gondé pendant les xvic et xvm" siè-
cles. Tome VII (et dernier). In-8. Calmann Lévy.
Dbeux-Bhézé. Notes et Souvenirs. Annexés. Réponses et pièces justifica-
tives. In-8. Perrin.
.
Lecannet (R. P.). Montalembert. Sa jeunesse (1810-1836). In-8. Pous-
sielgue.
Noël (J.-N.-A.-). Souvenirs militaires d'un officier du premier Empire
(1795-1832). In-8, avec 7 cartes. Berger-Levraull.
Bonxaffé (Ed.). Les Arts et les mieurs d'autrefois. Tome I. Voyages et
voyageurs de la Renaissance. Gr. in-8. Leroux.
Gonsalvi. Mémoires du cardinal Consalvi. Nouvelle édition illustrée, aug-
mentée d'un fascicule inédit sur le concile de 1811, publiée par le
R. P. Drochon. In-4. Maison de la Bonne-Presse.
Meyniel (Léon;. Napoléon Ier. Sa vie, son oeuvre, d'après les travaux
historiques les plus récents. Gr. in-8. Delagrave.
Rombehg (Ed.). Une Page des Cent-Jours. Les journaux à Gand en 1815.
In-12. Guillaumin.
Valois (Noël). La France et le grand schisme d'Occident. Tomes I et II.
2 vol. gr. in-8. A. Picard.
Batjmont (H.). Elude historique sur Vabbaye de Luxeuil (390-1790). Gr. in-8.
(Luxeuil). E. Lechevallier.
LIVRES NOUVEAUX 147

BiiLix. Histoire de l'ancienne Université de Provence, ou Histoire de la


fameuse Université d'Aix, d'après ses manuscrits et documents origi-
naux. Première période. 1409-1679. Gr, in-8. A. Picard.
Bouvier (V.). Las Premiers combats de 1814. Prologue de la campagne de
France dans les Vosges. In-12. Cerf.
Chevalier (Mgr C). Tours capitale. La délégation gouvernementale et
l'occupation prussienne (1870-1871). Gr. in-8. Marne.
Coiînillon (J.). Le Bourbonnais sons la Révolutionfrançaise. Tome V. In-8
(Riom). E. Lechevallier.
Daxiel-Lacombe (H.)- L'Hôte de Jeanne a"Arc à Poitiers, maître Jean Raba-
teau, président ait parlement de Paris. Gr. in-8 (Niort). E. Lechevallier.
Dljahbins (Arthur). P.-J. ProucTlion. Sa vie, ses oeuvres, sa doctrine.
2 vol. in-12. Perrin.
Franklin (Alfred). La Vie privée d'autrefois : Arts, métiers, modes,
moeurs, usages des Parisiens aux xnc et xvm° siècles, d'après les docu-
ments originaux ou inédits. In-12. Pion.
Gauthiez (P.). LArétin (1192-1536). L'Italie du xvi° siècle. In-12.
Hachette.
Genevois (Henri). Les Coups de main pendant la guerre. In-8 avec 5 cartes,
Chamuel.
Le Breton (A.). Rivarol. Sa vie, ses idées, son talent. In-8 avec portrait et
fac-similé. Hachette.
Lenotre (G.). Un conspirateur royaliste pendant la Terreur. Le Baron de
Bats (<] 792-1793). In-8. Perrin.
Leroux (Alf.). Nouveaux choix de documents historiques sur le Limousin.
Gr. in-8 (Limoges). E, Lechevallier.
Lohenz. Catalogue général de la librairiefrançaise, continuation de l'ouvrage
':
d'Otto Lorenz (période de 1840 à 1885 11 vol.). T. XIII : Table des
matières du tome XII, 1886-1890, rédigé par E. Jordell. Gr. in-8. Per.
Lamm.
Lubomiuskj (prince). Histoire contemporaine de la transformation politique et
sociale de l'L'tcrope. T. VI : France et Allemagne, 1868-1871. In-8.
G. Lévy.
Poehès (G.). Chateaubriand, sec femme et ses amis. Gr. in-8 avec 5 grav.
(Bordeaux). Libraires associés.
fouTAiN (J.). Les Citésromaines de la Tu?iisie. In-8. Fontemoing.

vandal {Mb.). Napoléon et Alexandre Ier. L'Alliance russe sous le Premier


Empire. T. III : la Rupture. In-8. Pion.
148 REVUE THOMISTE

Davout. Opérations du 3e corps, 1806-1807. In-8 avec portraits el caries.


G. Lévy.
Cherest (A.). Le Bilan de la Commune. Gr. in-8. Charles.
Muel (Léon). Précis historique des assemblées parlementaires et des hautes
cours dejustice en France de 1789 à 1893. In-8. Guillaumin.
Brasserie (J.-P.). La conjuration de Cinq-Mars. In-12. Perrin.
Courbet (amiral). En Extrême-Orient. Notes et correspondances. In-8
avec portrait. Chailley.
Tell-Mahué (Denys de). Chronique syriaque de Denys de Tell-Mahré.
A" partie, publiée d'après le manuscrit 162 de la bibliothèque valicane.
Gr. in-8. Bouillon.
Pingaud. L'Invasion austro-prusienne (1792-1794). In-8 avec grav. A.
Picard.
Sassenay (marquis de). Les Derniers mois de Murât. Le Guel-apens du
Pizzo. In-12. C. Lévy.
Yidieh. Répertoire méthodique du moyen âge français. Gr. in-8. Bouillon.
Blaze (Séb.). Mémoires d'un aide-major sous le Premier Empire. Guerre
d'Espagne (1808-1814). In-18. Flammarion.
Brodssillon (B. de). La Maison de Laval (1020-1605). Elude historiqne.
T. Ier : les Laval (1020-1264). In-8. A. Picard.
Combe. Mémoires du colonel Combe sur les campagnes de Russie 1812, de
Saxe 1813, de France 1814 el 1815. In-12. Pion.
Hanotaux (G.). L'Affaire de Madagascar. In-12. C. Lévy.
Jouga (N.). Philippe de Mêsières (1327-1-403) et la Croisade au xivc siècle.
Gr. in-8. Bouillon.
Leseur (GuiM.). Histoire de Gaston IV, comte de Foix. In-8. Laurens.
Omont (Henri). Catalogue général des manuscritsfrançais. T. III, nos 13.091-
15.369 du fonds français. In-8. Leroux.
Pieiuîe (Victor). La Déportation ecclésiastique sous le Directoire. In-8.
A. Picard.
Gomel (Charles). Histoire financière de l'Assemblée constituante. T. I. In-8.
Guillaumin.
Barandon (Alf.). La Maison de Savoie et la Triple-Alliance (1713-1722).
In-8. Pion.
Bertin (Georges). La Campagne de 18J3 d'après des témoins oculaires. In-8.
Flammarion.
Biré (Edmond). La Légende des Girondins. In-12. Perrin.
LIVRES NOUVEAUX 149

Bakkail (général du). Mes Souvenirs. T. III (et dernier). 1864-1879. In-8.
Pion.
IliïCKEDonN (baron). Bismark. In-12. Dentu.
Langlois (Gli.-V.). Manuel de bibliographie historique. T. I. Instruments.
In-12. Hachette.
Pjïkiîy (Lucien). Une princesse romaine au xvnc siècle : Marie M:incini
Golonna. In-8 avec portrait. G. Lévy.
Saint-Simon. Mémoires, collalionnés par A. de Boislisle. T. XII. In-8.
Hachette.
Soiiel (Albert). Bonaparte et Hoche en 1797. In-8. Pion.
CitoisET. Histoire de la littérature grecque. T. I, in-8. Fontemoing.
PiÉni (Marius). Le Pètrarquisme au xvi° siècle. In-8 (Marseille). Leche-
vallier.
Baunard (Mgr). Le Cardinal Lavigerie. 2 vol. in-8. Poussielgue.
Bittaiîd des Portes. Histoire de Tannée de Condc. Gr. in-8. Dentu.
Duroun (M.). La Constitution d'Athènes et l'OEuvre d'Aristote. In-8.
Hachette.
GiiANnniAisoN (Geoffroy de). Napoléon et ses récents historiens. In-12.
Pcrrin.
Lecoy de la Marche (A.). A Travers l'histoire de France. In-12. Téqui.
Masson [F.). Cavaliers de Napoléon. In-12. Ollendorff.
Muller (Paul). U Espionnage militaire sous Napoléon I"'. Ch. Schulmeister.
In-12. Berger-Levraull.
Nouiiuisson. Voltaire et le voltairianisme. In-8. Lethielleux.
Paguelle de Follenay. Vie du cardinal Guiberi, archevêque de Paris.
2 vol. in-8. Poussielgue.
Vauchan (Diana). Le 33° .'. Crispi. Unpalladiste homme d'Etat démasqué.
Histoire documentée du héros depuis sa naissance jusqu'à sa deuxième
mort (1819-1896). In-8. A. Pierret.
J'Ouvexcoukt (le comte de). Les trésoreries de France de la généralité de
Picardie ou d'Amiens. Gr. in-8. Picard.
I'Audon de Mony (Ch.). Relations politiques des comtes de Foix avec la Ca-
talogne,jusqu'au commencement du xvc siècle. 2 vol. in-8 avec cartes.
A. Picard.
J-'Snault. Inventaire des minutes anciennes des notaires du Mans (xvn* et
xvinc siècles). In-8. E. Lechevalier.
150 REVUE THOMISTE

Hanotaux (Gabriel). Histoire du cardinal de Richelieu. Tome II (1614-1017).


Gr. In-^8. F. Didot.
Haudecoeuii (l'abbé A.). Maint Rémi, èvêgue de Reims, apôtre des Francs,
In-8 avec 0 gr. Yic et Amal.
Huist (Auguste). Quelques réflexions sur la guerre sino-japonaise. In-8. Ber-
ger-Levraull.
Margky (Pierre). La conquête et les conquérants des îles Canaries, in-8. Le-
roux.
Pascal (le chanoine). Histoire de la maison royale de Lusignan. In-8. Va-
nier.
Pressexsé (Francis de). Le cardinal Manning. In-12. Perrin.
GuAiuu ni: Verxeuil (II.). Notice historique et généalogique sur la famille
Guarri de Bourgogne et ses diverses branches. In-4. (Lyon.) Lechcvalier.
Waddinctox (Richard). Louis XV et le renversement des alliances. (1734-
1750.) In-8 avec cartes. F. Didot.
Goltz (baron Golniar von der). Rosoach et Dèna. In-8. Berger-Levraull.
Chassix (Ch. L.) Etudes documentaires sur la Révolution française. Les Pa-
cifications de TOuest (1794-1801). Tome I. Gr. in-8. Dupont.

Alexandre (A.). Histoire populaire de la peinture. Ecoles allemande,


anglaise, espagnole. Gr. in-8 avec 200gravures. Laurens.
Bourxaud (F.). La Sainte Vierge dans les arts. In-4 illustré. ïolra.
GuuYEit (A.). La Peinture au château de Chantilly. Écoles étrangères. In-4
avec 40 hcliograv. Pion.
Roiiida (A.). Paris de siècle en siècle. In-4. Librairie illustrée.
Brunetière (Ferdinand). Conférences de l'Odêon. Les époques du théâtre
français (1036-1850). In-12. Hachette.
Châtelain (Emile). Paléographiedes classiques latins. Collections de fac-
similés des principaux manuscrits de Plaute; Térenoe, Vairon, Cicé-
ron, etc. In-folio. Hachette.
Lemaitre (Jules). Les Contemporains. Études et portraits littcrain^'
6e série. In-12. Lecène et Oudin.
Mèce (Franc.), H Exécution du Concordat et la petite église dans le département
du Puy-de-Dôme. Gr. in-8. Clermont-Ferrand. E. Lechevalier.
I1VRES NOUVEAUX loi
Iîosvalot (Gabriel). L'Asie inconnue à travers le Tibet. In-12. Flam-
marion.
Iiing (S.). La Culture artistique en Amérique. Gr. in-8. Bing.
CIiraudet (A.). Mimique. Physionomie et gestes. Méthode pratique d'après
le système F. del Sarle pour servir à l'expression des sentiments. In-i
avec 3--Î- pi. hors texte et grav. Librairies réunies.
MoLiNtiiu (Em.l. Histoire générale des arts appliqués à ï'industriedu v° à la
fm du xviii0 siècle. T. I. Les Ivoires. Gi\ in-i avec 2?3 pi, hors texte et
grav. E. Lévy et Clc.
Ricaiîdoï (abbé). Un Joyau d'architecture chrétienne etfrançaise en 1009, ou
VEglise abbatiale de Preuillg-sur-Claise. Gr. in-8 (Preuilly). E. Leche-
vallier.
Souisies (Albert). Histoire de la musique allemande. 1vol. Quantin.
Avbnel (vicomte d'). Le Mécanisme de la vie moderne. In-12. Colin.
Simon (Jules). Quatre portraits : Lamartine, cardinal Lavigerie, Ernest
Renan, Empereur Guillaume IL. In-12. C. Lévy.
Lappakent (Alb. de). Leçons de géographie physique. In-8. Masson.
Aicaiîi) (Jean). Jésus (poème). In-12. Flammarion.
Lampe (Louis). Signatures et monogrammes des peintres de toutes les écoles.
T. I : Portraits. Gr. in-8 (Bruxelles), JVilsson.
Gayet (A.). Manuel des décorations françaises. Gr. in-8. Berger-Levrault.
Gouxod (Charles). Mémoires d'un artiste. In-12. C. Lévy.
Margiotta (D.). Francisco Grispi. Son oeuvre néfaste. Petit in-8 avec por-
trait (Grenoble). Folque.
Ijiioussolle (J.-B.). Pèlerinages ombriens. Études d'art et de voyage. In-8
avec 46 grav. Fischbacher.
Boucr-T (C). A l'Institut. In-12. C. Lévy.
Doumic (René). Etudes sur la littérature française. lre série. In-12.
Perrin.
Boudox (Georges). La Bourse et ses hôtes. In-8. Ciret.
Champion (Paul). Manuel de géographie descriptive, historique et sociale, de la
France. T. I, in-12. Champion.
Laruoumet (G.). Eludes de littérature et d'art. 4° série. In-12. Hachette.
'^tienne (Henri). La Prècellence du langagefrançais. In-12. Colin.
'iNNUAinis de la Librairiefrançaise. 1896. 3e année. In-8. Le Soudier.
152 REVUE THOMISTE

Les Quartiers de Paris pendant la Révolution, 1789-1804. Dessins


inédits de Demachy, Bcllanger, Fragonard, Lalleinand, Debucomi
Moreaux, Rafiet, Schevebach, Ranonnette, David, Prieur, Girelon, etc.
Recueil de 97 feuilles gr. in-folio, en carton. E. Bernard et Clc.
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imprimés à Venise de 1481 à 1600. Gr. in-4 avec 5 planches sur cuivre
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Wolzogen (Haris de). Richard Wagner. L'anneau des Nibelungen. Guide
musical. In-12. Delagrave.

Le Gérant : P. SERTILLANGES.

PARIS IMPRIMERIE F. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17


REVUE THOMISTE

LA CONSERVATION

DE L'ÉNERGIE ET LA LIBERTÉ MORALE

Dans un livre récent (1), M. de Freycinet a fait allusion au pro-


blème déjà tant débattu du déterminisme mécanique. L'étrange
faiblesse des réponses que cet auteur oppose à l'argument du
fatalisme démontre à l'évidence que la question n'est pas résolue.
Aucun des essais de conciliation entre la constance de l'énergie
cosmique et la liberté morale de l'homme n'est parvenu à rallier
Ions les suffrages; et il faut bien le reconnaître, aucun n'est com-
plètement satisfaisant. De nouvelles études s'imposent donc.
Je me propose d'exposer ici comment je conçois la difficulté et
comment je crois pouvoir la résoudre. Beaucoup ont échoué ;
j'échouerai peut-être. Mais je crois que ma solution ne présente.
pas les côtés faibles qui rendent les autres inacceptables ; c'est là
un motif suffisant pour la publier. Elle a peut-être d'autres
défauts; je l'ignore et la complexité du problème me rend extrê-
mement méfiant. Mais j'espère que la critique aura la bienveil-
lance de les signaler. Ce sera toujours un pas vers la solution
définitive, puisqu'on diminuera d'une unité le nombre des expli-
cations possibles.
Pour fixer les idées, voici en deux mots la" division de cette
élude :
1° J'exposerai avec toute l'exactitude dont je suis capable l'ar-
gument des déterministes ;
2° J'examinerai brièvement les différentes solutions proposées ;
3° Enfin je tâcherai de répondre à mon tour.

(I) Essai sur la philosophie des sciences. Analyse. Mécanique. 1896.

REVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE.


- il.
134 BEVUE THOMISTE

La constance de l'énergie, telle que nous la propose la méca-


nique analytique, peut se formuler de la manière suivante : La
variation de l'énergie totale d'un système après un temps déterminé
égale la somme des travaux des Jorces extérieures pendant ce même
temps (1).

(1) Ce qu'on exprime généralement par :

ou plus simplement

T désigne toute l'énergie actuelle développée par un système après un certain temps. II
ï
exprime l'énergie potentielle à ce moment. -f- II est donc l'énergie totale. La seconde
parenthèse ï0 -f- Ho exprime l'énergie totale avant le temps qu'on considère. Enfin le
second membre STFe signifie la somme des travaux des forces extérieures.
Quelques mots d'explication ne seront pas inutiles à plusieurs de nos lecteurs :
On entend par « système » un ensemble de points matériels, considéré comme une
unité, sujet à une force motrice et capable de produire sous l'action de cette force un tra-
vail ou un effet q-aelconque.
On divise les forces en intérieures et en extérieures. Les forces intérieures, comme l'in-
dique d'ailleurs leur nom, sont celles qui résultent des actions réciproques des particules
intégrantes du système. Les forces extérieures procèdent d'agents moteurs situés en
dehors du système.
L'énergie actuelle on force vive à un instant donné est représentée algébriquement mv2;
c'est donc le produit de la masse par le carré de la vitesse. Il sera peut-être plus clair
de dire que la force vive est l'activité et le mouvement réels, appréciés par une mesure
et rapportés au travail qu'il peut produire.
L'énergie potentielle est la quantité de force vive qu'un corps au repos déploierait pour
passer de sa position actuelle à sa position d'équilibre stable. Par exemple : un objet
pesant, suspendu au-dessus du sol, possède de l'énergie potentielle : il ne faudra lui
imprimer aucune vitesse; pour le mettre en mouvement, il suffira de rompre le fil sus-
penseur. Le mouvement qu'il acquerra depuis la rupture du fil jusqu'au moment où son
centre de gravité coïncidera avec le centre do gravité de l'univers, mesure son énergiu
potentielle. Un second exemple, en relation plus intime avec la question qui va nous
occuper, achèvera d'eelaircir cette notion : L'éther triazotique de la glycérine
C3II[, (Az03)3 détone par le moindre choc et produit ainsi un énorme volume de gaz ; il
est évident qu'il y a ici un équilibre très instable. Le travail fourni par les particules
gazeuses au moment de la déflagration mesure l'énergie potentielle emmagasinée dans la
nitroglycérine.
Cet. énoncé sert de point de départ à l'argument des détermi-
nistes.
Or, ajoutent-ils, l'énergie totale de l'univers ne varie pas.
Par conséquent, il n'y a pas de travail deforces extérieures.
Or, si la volonté était la cause libre et indépendante des actes
humains, elle produirait un travail ^j- qui s'ajouterait à l'énergie
cos-
.
inique.
Par conséquent, la volonté humaine n'est pas libre.
Je ne crois pas qu'on puisse donner une forme plus rigoureuse
à l'argument. Tâchons d'en préciser le sens et d'en mettre
en
yaleur toute la force.
Tout d'abord, on ne peut pas contester sérieusement l'exacti-
tude absolue de l'équation. Elle dépend, il est vrai, de cette
suppo-
sition que les points matériels d'un système agissent, en raison
directe de leur masse et suivant une fonction quelconque de leur
distance : mm/fr). C'est là sans doute un élément plus ou moins
hypothétique qu'on introduit dans le calcul. Mais il faudrait
renoncer à donner la moindre vraisemblance à toute théorie qui
s'inscrirait en faux contre cette « hypothèse ». Toutes les probabi-
lités sont pour elle : il ne serait ni raisonnable ni habile de chicaner
sur ce point. Acceptons donc la formule dans toute sa teneur. On
peut sans doute ne pas oublier la certitude relative de son point de^
départ; la logique nous le défend. Mais cette considération est
complètement stérile pour le problème qui nous occupe.
Cependant par lui-même, et séparé du fait d'observation
que
nous avons posé comme mineure, le théorème des forces vives ne
prouve ni la constance réelle de l'énergie cosmique, ni par consé-
quent l'impossibilité de l'acte libre. Des mathématiciens très
sérieux s'y sont trompés, lis s'imaginent qu'il suffit d'appliquer le
théorème à J'univers tout entier, de considérer celui-ci
comme un
système pour en conclure que son énergie est invariable (1). Mais
quelle preuve les autorise à envisager l'univers matériel comme
un

Le travail n'est pas un effet quelconque d'une force; il est représenté le produit
de la projection de la force
par
sur la trajectoire du mobile par cette même trajectoire. Si
donc
une force opère sans imprimer une vitesse, en se bornant, par exemple, à modifier
'a direction, elle
ne produit aucun travail, bien que son effet puisse être très considé-
rable.
(i) Cfr.
par exemple Gilbert : Cours de mécanique analytique.
156 BEVUE THOMISTE

système clos, soustrait à l'action de toute force extérieure? On no


peut cependant pas ranger « a priori » les âmes, les anges et Dieu
parmi les forces intérieures, les assujettir aux lois du mouve-
ment matériel, et,
énergie par mv2.
-
ce qui est inintelligible, -
mesurer leur

Bref, sous plus d'un rapport et pour plus d'un motif, la conser-
vation de l'énergie est un fait d'observation, dont la certitude et la
précision atteignent exactement le même degré que celles do
toutes nos connaissances empiriques. Or, en supposant ce fait
exact, la formule mathématique prend une singulière importance.
Il devient évident, en effet, que les forces extérieures à l'univers,
si tant est qu'elles existent, n'introduisent absolument aucune
variation dans l'énergie; et si certains facteurs des phénomènes
matériels s'appellent Dieu, anges, volontés, ce ne peuvent être
que des agents matériels, des forces ou des sources de forces maté-
rielles, ne développant jamais en force vive que le potentiel
emmagasiné, et ne passant du repos au mouvement que sous l'ac-
tion inéluctable d'un mouvement étranger.
Mais ce fait d'observation, dont les conséquences paraissent si
étranges et si embarrassantes pour les défenseurs résolus de la
liberté morale, est-il bien établi? En cherchant son origine et la
base qui lui communique sa stabilité, on trouve la détermination
de l'équivalent mécanique de la chaleur. Mayer émit le premier ce
principe que les différentes formes de l'énergie se convertissent
l'une dans l'autre sans jamais se détruire. Oa parvient même faci-
lement à déterminer le rapport d'au moins deux de ces formes :
l'énergie cinétique et la chaleur. Certes, personne ne pourrait cal-
culer l'énergie de l'univers tout entier: personne ne pourrait donc
établir directement sa constance. Mais dans tous les échanges par-
ticuliers d'énergie, observés depuis Mayer, on n'a jamais pu
trouver qu'une rigoureuse équivalence. Constance quantitative au
travers des variations qualitatives sans nombre, voilà la loi géné-
rale de cet échange ininterrompu d'énergie qu'est l'activité du
monde matériel. Le mouvement devient chaleur, lumière, élec-
tricité (t); ces divers agents reproduisent du mouvement; tantôt

(1) Je,n'entends ni défendre ni rejeter ici une véritable transformation réciproque dos
phénomènes calorifiques', lumineux, cinétiques, etc. Il suffit pour le moment d'admettre
une relation de causalité,- relation qui est incontestable.
celui-ci est en acte, tantôt il est en puissance; ces substitutions
s'opèrent d'après les lois souveraines de la substance corporelle;
niais toujours ces différentes formes sont complémentaires l'une
de l'autre; quand une première disparaît, elle semble engendrer
par sa destruction une seconde en quantité équivalente, de façon
que la somme de toutes les énergies cosmiques, tant potentielles
qu'actuelles, reste constante et invariable.
C'est en 1842 que Mayer a énoncé son principe; en 1843 que
Joule a fait ses recherches sur l'équivalent mécanique de la cha-
leur. Voilà donc un demi-siècle d'expériences toujours plus déli-
cates et plus minutieuses, qui ont invariablement confirmé le
principe. Dès lors, ne peut-on pas le considérer comme définiti-
1 vement acquis, l'admettre dans sa forme la plus générale et
l'étendre par analogie aux phénomènes qui échappent encore à
nos mensurations directes?-- Je le répète, c'est un fait d'obser-
vation ; la loi ne peut donc avoir que la certitude et la précision
d'une loi empirique ; mais, dans cet ordre do lois, elle en a autant
que la plupart de celles que physiciens et philosophes admettent
sans l'ombre d'une hésitation.
Voilà donc les prémisses de l'argument justifiées. Il n'est pas
impossible d'y montrer l'absence de certitude métaphysique, mais
toutes les probabilités se trouvent de leur côté ; rien de positif ne
peut être allégué pour en diminuer la valeur. Je les considère donc
comme pratiquement inattaquables.
La conséquence immédiate qu'on en peut déduire est évidem-
ment l'absence de tout travail extérieur. -Mais une source d'acti-
uté libre est une force extérieure, soustraite aux lois de la ma-
tière, ébranlant, de sa propre initiative et sans y être déterminée
physiquement par aucune cause créée, les mobiles matériels mis
à sa disposition pour l'exercice de son activité. Dans l'espèce, la
volonté humaine doit pouvoir ébranler un centre nerveux de la
couche corticale du cerveau ; elle doit pouvoir lui communiquer,
sans qu'aucune force matérielle ne l'y contraigne, une vitesse
cinétique, une vibration, une forme quelconque de l'énergie. Il ne
nous reste donc qu'à répudier la liberté morale de l'homme comme
une pure et simple illusion.
Pour les déterministes, l'homme n'est donc qu'une machine,
- très complexe, très parfaite, il est vrai, -? mais au bout du
188 REVUE THOMISTE

compte, une machine. Une excitation quelconque met en mou-


vement sa volonté, c'est-à-dire une cellule de son écorce céré-
brale. Elle modifie son arrangement moléculaire. De là des chocs,
des collisions, d'où résulte un courant d'une nature spéciale dans
toute la longueur de la fibre nerveuse. Si celle-ci aboutit à un
muscle, il y aura contraction musculaire ; si elle se termine à une
glande, il y aura sécrétion. En un mot, toutes nos actions exté-
rieures trouvent leur véritable cause efficiente dans une force
matérielle, qui a mis en acte l'énergie potentielle accumulée dans
notre être. C'est, pour nous servir d'une image classique, une
mine qui éclate, un ressort qui se détend. C'est une roue à rochet
qu'un poids sollicite à tourner, mais qui est maintenue dans une
position d'équilibre instable par un cliquet qui s'appelle volonté.
Un agent extérieur lève le cliquet, et infailliblement, fatalement,
.
la roue tourne.
C'est là le fameux argument, le camp retranché du détermi-
nisme mécanique. Je vais examiner maintenant les réponses et
les explications que lui ont opposées les défenseurs du libre ar-
bitre. Mais avant tout qu'on me permette une observation.
Beaucoup de théories, formulées à l'encontre du déterminisme,
ont été trouvées insuffisantes. Je ne crois pas qu'il soit impos-
sible de répondre à l'argument ; mais dût-on éternellement échouer
à le détruire, il serait encore illogique de rejeter pour ce motif la
liberté morale. Car cette liberté est un fait, un fait d'observation
directe et interne, comme la lumière du soleil est un fait d'obser-
vation directe et externe; et de môme qu'aucune théorie, nie
parût-elle absolument irréfutable, ne pourrait me faire mettre en
question l'existence de la lumière, ainsi la réalité du libre arbitre
est placée au-dessus des conceptions les plus ingénieuses, les
mieux enchaînées. La certitude de la liberté est absolue ; et, à
mon sens, il faudrait plutôt faire fléchir une loi d'observation
externe que d'entamer l'intégrité de notre liberté morale. Elle ne
peut certes pas nous faire abandonner la conservation de l'énergie
totale ; mais s'il fallait absolument choisir entre les deux, c'est
cette dernière, la conservation de l'énergie, qu'en bonne logique
f- il faudrait sacrifier.
En réalité, il ne faut rien sacrifier du tout. La constance de
l'énergie n'est pas la contradictoire immédiate de la liberté. Elle

(- -
peut nous contraindre d'admettre que la volonté opère sans pro-
duire du travail, mais quoique le « comment » d'une telle opé-
ration nous échappe peut-être, aucune argumentation ne pourrait
nous faire conclure à son impossibilité.

II

Il n'est pas inutile d'examiner les solutions que différents philo-


sophes ont émises pour se dégager dejla difficulté que leur créait
le déterminisme mécanique. Quelques idées d'une certaine va-
leur, ou au moins d'une certaine originalité, se trouveront sur
notre chemin; et cette critique aura toujours l'avantage de pré-
ciser le point en litige.
I. La conservation de Fénergie n'est pas prouvée. Voilà tout ce
que certains auLeurs ont opposé à l'argument du déterminisme.
-
C'est peu de chose, et, vu les tendances et Jes progrès actuels,
c'est absolument trop peu. Nous venons de faire toutes les consi-
dérations qui peuvent enlever au principe la certitude méta-
physique ; et tout le monde doit reconnaître qu'il lui reste
néanmoins une immense prohabilité. C'est se condamner à une
impuissance irrémédiable, et c'est d'ailleurs enfreindre les lois
élémentaires de la dialectique, que de sacrifier cette probabilité à
un mode opératoire de la liberté, qu'on aurait toute la peine du
monde à établir.
Je pourrais ne pas m'arrôter davantage à cette prétendue ré-
ponse ; mais elle mérite une attention particulière, en raison de
la très grande autorité de son auteur, le Père Carbonelle (1). Ce
géomètre distingué pose résolument en thèse que la volonté est
une source d'énergie, de force vive ; que, de ce chef, le principe de
Mayer subit une légère atteinte ; qu'enfin ces variations, tantôt
positives, tantôt négatives, se compensent à peu près, et sont
d'ailleurs si petites qu'elles échappent à nos mensurations les
plus délicates.
- L'énergie cosmique n'est donc pas absolument

(!) Cf. Revue des questions scientifiques, 1878 à 1880 : « l'Aveuglement scientifique. »
160 REVUE THOMISTE

constante d'après lui ; la volonté humaine produit un véritable


travail qui, d'après son signe algébrique, s'ajoute à l'énergie
préexistante ou s'en défalque.
Tout cela est très clair ; mais cette affirmation est si étrange,
surtout quand elle vienl d'un mathématicien de valeur, qu'on
peut évidemment s'attendre à une solide démonstration,
Père Carbonelle ne nous donne absolument que le témoignage du
Or le -
sens intime au sujet de la liberté. Nous pouvons, à notre gré, agir
et ne pas agir. Or l'état initial du monde, et Je mouvement qui
lui a été imprimé au commencement des choses, déterminent à
chaque instant la position et la trajectoire de tous les atomes de
l'univers (1). Il faut par conséquent que toute volonté possède le
pouvoir ou d'entraver la marche des atomes en mouvement en
détruisant leur énergie, ou de les ébranler par un travail.
Celte conclusion paraît « inévitable » au savant Jésuite. Je
regrette très sincèrement de ne pouvoir partager ses idées à ce
sujet. Je crois, au contraire, que la conclusion n'est nullement
prouvée, et que la constance de l'énergie la rend môme extrême-
ment invraisemblable. Son raisonnement suppose, comme le sup-
pose l'objection des déterministes, que l'action d'une volonté
libre implique inévitablement la production d'un nouveau travail.
Or c'est là une supposition totalement gratuite. Le sens intime
atteste la liberté, c'est évident ; la liberté est donc un fait indé-
niable. Mais ce qui ne l'est pas du tout, ce qui est tout au plus
une théorie, et une théorie appuyée uniquement sur l'autorité du
Père Carbonelle, c'est que la liberté humaine opère en produisant
fatalement un travail. Le principe de Mayer le contredit formel-
lement, et ce n'est pas en invoquant l'imperfection des expé-
riences qu'on peut s'en débarrasser. Les calculs sont exacts, le&
observations ont été délicatement, scrupuleusement menées ; et
si l'on pouvait objecter de pareils subterfuges, pas une loi phy-
sique ne tiendrait. Tout moyen d'expérimentation est fatalement
imparfait par quelque côté ; toute loi empirique n'est donc logi-
quement certaine que dans cette limite. Mais peut-on légitime-
ment contester l'égalité entre l'angle d'incidence de la lumière cl

(1) Le Père Carbonelle rcjelte h bon droit l'existence réelle de systèmes admettant des
solutions singulières. Nous en dirons un mot plus loin.
l'angle de réflexion, par exemple, parce que des fractions de
seconde échappent peut-être à nos mesures ?
D'ailleurs, personne n'est plus compétent en ces questions que
le P. Carbonelle, et lui-même nous fournit des considérations
qui rendent son idée absolument inacceptable. - A propos de la
contraction musculaire, dans laquelle, d'après le savant auteur,
la constance de l'énergie est entièrement respectée, il éci'it : « Il
ne nous reste qu'à signaler un défaut réel dans notre démonstra-
tion. Les mesures faites jusqu'ici de ces quantités d'énergie ne
sont pas assez exactes pour exclure rigoureusement toute action
extérieure. Un esprit déterminé quand même à soutenir la thèse
contradictoire, peut parfaitement se dire qu'il n'est pas encore
forcé de l'abandonner. Il pourra supposer que, même dans les
phénomènes non volontaires, il existe à notre insu des actions
excitatrices dont l'énergie est si faible qu'elle nous échappe, mais
il n'aura aucune raison positive à faire valoir enfaveur de cette hypo-
thèse. Les anciens raisonnements perdent toute leur force, quand
on cherche à les mettre d'accord avec la mécanique. Cette absence
d'arguments positifs en faveur d'une thèse qui a compté tant
d'illustres défenseurs, n'est-elle pas un argument de plus pour la
probabilité de la nôtre? » ?- Ailleurs il considère
coup d'exactitude du reste - - avec .beau-
le principe de la constance de
l'énergie totale comme un précieux moyen de contrôle « pour pré-
server d'erreur l'esprit d'invention et de découverte. » -En effet,
« supposons que, pour édifier une explication scientifique quel-
conque, il faille hasarder une hypothèse. Jadis on n'eût pas reculé
devant des hypothèses qui, bien examinées, auraient supposé des
variations dans l'énergie universelle, devant des créations et des
anéantissements d'énergie. On sait aujourd'hui que toute hypo-
thèse semblable doit être rejetée sans examen; et souvent cette
connaissance déblaie fort utilement le champ des conjectures
scientifiques. »
Ne m'est-il pas permis d'appliquer ce précieux moyen de
contrôle à l'hypothèse du P. Carbonelle, et par conséquent ne
suis-je pas autorisé à la rejeter sans examen? Le savant auteur n'a
aucune raison positive à faire valoir. Le témoignage du sens intime
n'en est pas une ; il ne porte que sur la réalité du libre arbitre et
nullement sur son mode opératoire. Le principe reste donc intact;
162 REVUE THOMISTE.

les peliles variations dont la volonté sérail le siège d'après le


P. Carbonelle, et qui ne seraient peut-être pas aussi petites et
aussi inappréciables que le suppose le savant géomètre, n'ont rien
de réel. L'argument des déterministes ne peut donc pas se
résoudre de cette façon.
-
II. M. de Freycinet, dans un appendice de son ouvrage :
Essais sur la philosophie des sciences, après avoir rapporté les solu-
tions de MM. Cournot, de Saint-Venant et Boussinesq, essaie « de
présenter la solution en termes plus simples Le principe ne
sera pas enfreint si dans tous ses actes, dans celui-là même dans
lequel il fait un choix, l'homme réalise un exact équilibre entre les
énergies du dehors... et le travail qui découle de lui...
semble pas douteux que les choses se passent régulièrement
- Or il ne

ainsi »... En agissant, l'homme se comporte « comme une véri-


table machine thermique, dans laquelle les substances passent et
se consument pour entretenir l'énergie nécessaire à son activité.
La liberté n'ajoute rien au réservoir commun des énergies physi-
ques ; elle est un simple épisode de leur transformation... Dès lors,
l'argument du déterminisme manque de base. Il ne reste plus
qu'un phénomène plus ou moins difficile à analyser, mais nulle-
ment une antinomie irréductible, qui exige le sacrifice de l'un des
deux termes en présence. »
Je prie le lecteur de croire que dans cette citation on trouve la
solution tout entière, telle que la donne M. de Freycinet. Ne
semble-t-il pas que son désir de présenter sa réponse « en termes
simples » lui ait fait sacrifier un peu la profondeur de la pensée?
Certes, même les meilleurs amis de M. de Freycinet ne présente-
ront pas son livre comme un modèle de pénétration ; mais cepen-
dant le corps de l'ouvrage peut faire espérer mieux que ces consi-
dérations qui, sous prétexte d'être simples, sont absolument
superficielles.
Le fait est que M. de Freycinet ne semble pas avoir saisi le noeud
de la question. L'homme a sous la main une provision d'énergie
potentielle ; c'est dans ce réservoir qu'est puisée la presque totalité
delà force vive qu'il déploie. Cela n'est douteux pour personne.
Mais il s'agit de savoir si cette force vive en dérive tout entière.
Les déterministes le contestent, ils prétendent que la volition
libre implique fatalement la création de l'énergie nécessaire pour
actualiser l'énergie potentielle. El il faut bien le reconnaître:
tous les exemples que nous offre la nature leur donnent absolument
raison. Supposons qu'un mobile soit en équilibre instable, qu'il
possède par conséquent de l'énergie de position. Si rien ne vient
le déranger de cette position,il n'y a absolument aucun motif pour
que son énergie potentielle devienne actuelle. Cela est même
absolument inconcevable, comme contradictoire au principe de la
raison suffisante. Mais s'il faut changer la position du mobile, il
faut manifestement lui imprimer une vitesse; il y aura donc une
projection de la force sur la trajectoire qui ne sera pas égale à
zéro ; en d'autres termes, il y aura un travail réel. D'où vient-il?
Dire qu'il esc encore une fois dû à l'actualisation d'une énergie
potentielle, c'est reculer la difficulté sans la résoudre. Il faut,
disent les déterministes, que ce travail soit fourni par une énergie
actuelle du dehors. C'est donc cette énergie qui remplit le rôle que
les tenants du libre arbitre attribuent à la volonté.
La solution de M. de Freycinet, en tant que solution, est donc
totalement inutile. Mais elle a l'avantage très réel de préciser la
difficulté. Il est entendu que l'énergie actuelle déployée dans les
actions extérieures de l'homme et même dans les phénomènes
concomitants de l'opération intellectuelle, n'est absolument que
de l'énergie potentielle accumulée dans l'organisme. Toute la dif-
ficulté consiste à transformer cette énergie potentielle en force vive
sans l'intervention d'un travail.
III. - Cournol, de Saint-Venant, Boussinesq, Delboeuf et
d'autres se sont occupés du problème, et ont voulu le résoudre
par des considérations mathématiques. M. Fouillée, s'occupant
de ces solutions pour les réfuter (1), les qualifie d'arguments « ex
machina ». Je ne saurais approuver tout ce qu'il avance à ce
sujet, mais il faut reconnaître que cette expression est assez juste.
Il y a, en effet, quelque chose d'étrange et d'inattendu dans
cette prétention de trouver une solution dans la science même qui
aie plus contribué à établir la difficulté. Examinons-les rapide-
ment en signalant le point qui les rend inacceptables.
Il est définitivement acquis que tous les mouvements de l'uni-
vers, - ceux du cerveau humain comme les autres, - sont
déterminés, indestructibles, inéluctables et dans leur existence et
(1) La liberté et h déterminisme, 4'édition, p. 138.
164 REVUE THOMISTE

dans leur intensité ou vitesse (1). Mais il n'est nullement démontré


qu'ils le soient dans leur direction. Ce n'est ni de l'effet des forces,
ni des forces elles-mêmes qu'on démontre la constance, mais
seulement de leur travail. Or, la notion de travail est absolument
étrangère à celle de direction, et une force peut puissamment agir
sur celle-ci, la modifier dans tous les sens, sans toucher à sa
somme des travaux. La nature nous en offre, d'ailleurs, un exemple
grandiose. Quelle que soit l'idée que l'on se fasse de l'attraction, la
réalité est indéniable et implique l'existence réelle d'une cause à
laquelle on peut au moins attacher la notion très générique de
force. Eh bien, cette force immense ne produit pas l'ombre d'un
travail. En effet, il est évident qu'elle agit normalement à la tra-
jectoire du mobile; par conséquent, sa projection sur cette trajec-
toire - un des facteurs pour le calcul du travail
zéro. Son travail est donc nul. Les forces purement directrices ne
-
est égale à

sont donc pas seulement possibles, mais absolument réelles. Dès


lors, ne pouvons-nous pas supposer que la volonté humaine est
une de ces forces directrices, modifiant à son gré la direction des
mouvements moléculaires dans les centres nerveux, et les faisant
ainsi aboutir aux actions extérieures qu'il lui plaît de commander?
Telle est la question que Cournot adresse aux déterministes, et il
semble bien convaincu qu'elle ébranle singulièrement leur argu-
ment.
Comme on pouvait s'y attendre, M. Fouillée s'est imposé la
tâche de démolir celte solution ; mais quoique je la considère
comme absolument inacceptable, je suis convaincu que la réfu-
tation de M. Fouillée l'est encore davantage. 11 nie catégoriquement
qu'une force puisse être purement directrice. Cependant nous
venons de le prouver. Les
puisse les appeler des arguments
arguments allégués
- -
si tant est
n'entament en rien cette
qu'on

preuve, et devant les réflexions que M. Fouillée fait à ce sujet, je


(1) Nous pourrions ajouter qu'ils sonl également déterminés dans le temps,Tponr écarter
l'étrange système de M. Delbceuf. Cet illustre philosophe, remarquant que le temps ne se
trouve pas exprimé dans le théorème des forces-vives, en a conclu que ce facteur du
mouvement est le seul qui reste indéterminé, et que l'activité du libre arbitre pouvait
s'exercer en le déterminant à sa guise. M. Fouillée a fait bonne et prompte justice de cet
expédient. Sans nous arrêter aux déconcertantes conclusions auxquelles il doit nous
faire aboutir, notons seulement qu'un mouvement indéterminé dans le temps, c'est-à-dire
un mouvement ne se produisant pas actuellement sous l'action actuelle de la force, est
un mouvement indéterminé dans son existence.
me surprends à me demander s'il est bien parvenu à comprendre
la constance de l'énergie (1).
Ce n'est donc pas dans l'impossibilité d'une force directrice que
se trouve le point faible de la solution ; mais elle n'en est pas
moins inacceptable. C'est évidemment sur la direction du mouve-
ment qu'il faut se rejeter, si Ton veut absolument trouver quelque
chose d'indéterminé dans le théorème des forces vives; mais rien
ne démontre que l'action volontaire se réduit à une direction. Si
la force déployée par la volonté a une projection nulle sur la tra-
jectoire de son mobile, si l'on peut se l'imaginer comme n'agis-
sant que normalement, alors elle opérera sans produire le moindre
travail. Mais ce n'est là que la majeure d'un syllogisme condi-
tionnel, il s'agirait encore de démontrer la mineure. Qui pourra
jamais établir que, de fait, la volonté s'empare d'un mouvement
préexistant et agisse perpendiculairement à sa direction? C'est
cependant ce qu'il faudrait prouver avant de pouvoir présenter
cette simple constatation d'un fait généralement connu en
mécanique, comme une réponse adéquate à l'argument du déter-
minisme.
Il y a plus. Tout d'abord, ne paraît-elle pas étrange, cette assi-
milation complète de la volonté à une force cinétique quelconque?
Je connais beaucoup d'esprits, et des meilleurs, qui se refusent
absolument à cette conception ultramécanique d'une réalité

(I) Toutes les affiraiations de M. Fouillée sont ici d'une étrange inexactitude. Il ne
suffit pas de rapprocher l'idée de Cournot du clinamen épicurien pour la rendre inac-
ceptable. Il s'agit de savoir si, oui ou non, il y a des forces directrices qui n'augmentent
en rien la force-vive. Or cela ne peut faire l'ombre d'un doute. M. Fouillée le nie ; mais
ses preuves, ou plutôt ses assertions catégoriques sont entièrement erronées. Il nous
dïC, par exemple, que « pour modifier mécaniquement la direction d'un mouvement, et la
résultante d'un parallélogramme de forces, il faut de toute nécessité ou détruire un des
mouvements composants ou introduire et créer un mouvement nouveau». Or, comment
créer ou annuler du mouvement sans créer ou annuler do la force-vive, par conséquent
sans faire varier la somme d'énergie qu'on supposait constante ? L!auteur oublie cer-
tainement les forces agissant normalement à la trajectoire; la force-vive qu'elles com-
muniquent au mobile est certainement nulle, et l'on pourrait les introduire en nombre
indéfini clans un système sans modifier sa somme d'énergie. Considérons, par exemple,
la gravitation de la terre autour du soleil. Si tout à coup l'effet de l'attraction était
suspendu, la terre s'en irait par la tangente avec exactement la même somme de force-
vive qu'elle possédait en tournant autour du soleil. Cette modification aurait son reten-
tissement quelque part dans l'univers, et l'état du centre de gravité n'en serait nullement
affecté. Quant au principe des aires, que M. Fouillée croit également compromis, il ne
devrait plus s'appliquer, puisque par rapport au soleil il n'y aurait plus d'aires.
166 REVUE THOMISTE

psychique. Cependant, comme on pourrait toujours me répondre


que c'est là une affaire de tempérament et de routine, je ne veux
pas m'appesantir sur ce point.
Ce qui me paraît plus grave, c'est qu'à mon sens l'ingénieuse
conception de Cournot est inconciliable avec le véritable concept
de la liberté. 11 est certain que c'est à la volonté libre, et à elle
seule, qu'il faut attribuer l'initiative de ses actes libres. Le sens
intime me certifie nettement que c'est bien moi qui ai provoqué
non seulement la nature, la direction particulière du mouvement
et de l'acte libre qui le représente, mais encore l'existence même
de ce mouvement. Je conçois très bien que j'emploie de l'énergie
préexistante à l'état potentiel, mais du moins faut-il que je l'actua-
lise moi-même, que je la mette moi-même en branle.
Or, rien de tout cela ne subsiste dans l'hypothèse de Cournot.
La volonté dirige le mouvement, mais celui-ci doit préexister
actuellement. La nature spécifique de votre action sera bien duc à
l'intervention du libre arbitre, mais l'action elle-même dans sou
existence sera aussi indépendante de toute intervention volon-
taire que le mouvement des astres ou la chute de la pluie. Nous
concevons le libre arbitre comme quelque chose de primordial,
quelque chose qui n'est intégralement déterminé ni par aucune
circonstance matérielle, ni par aucune considération intellec-
tuelle. La volonté doit donc se déterminer (1), prendre l'initia-
tive ; et celte notion est si ancrée dans l'esprit, si naturelle, si
immédiate, et par conséquent si vraie, que bien des déterministes
croient voir, quoique à tort, une dérogation au principe de la cau-
salité dans toute activité libre. Or, ne devra-t-on pas reconnaître
que celle puissance d'initiative, si nettement attestée parla cons-
cience, se trouve singulièrement compromise, sinon annulée,
dans le mécanisme qu'imposerait, à la volonté l'hypothèse de
Cournot.
IV. - M. de Saint-Venant a suggéré et M. Renouvier a copieu-
sement développé un autre de ces arguments qui méritent si bien
l'épithète « ex machina », que leur applique M. Fouillée. Il est
évident, disent ces auteurs, qu'un très petit travail suffit parfois
pour actualiser une quantité énorme d'énergie potentielle. Certaines

(1) Nous ne voulons rien préjuger ici sur l'action de l'Infini dans la volonté libre.
LA CONSERVATION DE L'ÉNERGIE ET LA LIBERTÉ MORALE 167

machines sont ainsi agencées, qu'un doigt d'enfant produit l'appa-


rition d'une quantité colossale de force-vive. Un petit choc fait
détoner la nitroglycérine; le moindre frottement provoque la vio-
lente décomposition du chlorure ou de l'iodurc d!azote; et ces
déflagrations se traduisent par un déploiement d'énergie actuelle,
auprès duquel le travail qui l'a provoqué est absolument négli-
geable. Ces composés et ces machines peuvent être considérés
comme do véritables accumulateurs d'énergie; et plus ces accu-
mulateurs sont parfaits, moins il faudra de travail pour actualiser
la force-vive accumulée. Ce travail est donc une variable tendant
vers zéro quand la perfection de l'accumulateur tend vers l'infini.
« Passant à la limite » (1), nous pouvons donc dire que le travail
peut devenir rigoureusement nul. Or y a-t-il une machine plus
parfaite, un accumulateur plus sensible que les centres nerveux?
Rien dans les produits de l'industrie ou du laboratoire ne leur est
comparable. Par conséquent, un travail infiniment petit doit
pouvoir actualiser leur énergie potentielle; et l'activité psychique
et volontaire n'entraînera ni la moindre augmentation ni la moindre
destruction d'énergie.
Cette solution vraiment bizarre a été très bien réfutée par
M. Fouillée dans son ouvrage universellement connu : La liberté
et le déterminisme. Nous ne voulons donc pas reproduire les longues
considérations qu'il fait à ce sujet, et qui se rattachent à cette idée
fondamentale, qu'un travail, aussi petit qu'il soit, n'est pas nul.
Le « passage à la limite » de M.. Renouvier n'est qu'une inconce-
vable confusion entre l'ordre mathématique abstrait et l'ordre de
la réalité objective. C'est là certainement tout ce qu'il faut pour
écarter une théorie qui, de l'aveu de M. de Freycinet, n'est pas
satisfaisante ; et qui l'est certainement beaucoup moins que celle
que nous avons examinée précédemment. Qu'on me permette seu-
lement de noter quelques considérations qui, elles aussi, me
semblent décisives.
Tout d'abord, les expressions mêmes de l'argument auraient dû
en montrer l'inanité. Personne n'ignore, en effeL, qu'une limite
en mathématiques est une quantité ou un lieu géométrique, qui ne
peut jamais être atteint par la variable. Si donc la limite du tra-

(1) Ce saut périlleux es>t de M. Renouvier.


168 REVUE THOMISTE

vail « décrochant » est zéro, c'est que le travail ne sera jamais


nul.
Il est d'ailleurs incontestable qu'une force très petite peut actua-
liser parfois une somme d'énergie très considérable. Il est tout
aussi vrai que l'importance de celte force requise est fonction de
la nature de l'accumulateur. Mais il ne faut rien exagérer. Si ce
que nous appelons la perfection de l'accumulateur dépasse une
certaine limite, son existence est rendue impossible. En effet,
dans ce cas, un travail décrochant très petit suffit pour actualiser
l'énergie potentielle. Or en aucun temps et en aucun lieu de l'uni-
vers une force très petite ne peut réellement faire défaut. Dès
lors, comment maintenir en équilibre instable, ne fût-ce que pour
un instant, l'accumulateur ouïe récipient de l'énergie potentielle?
Comment même concevoir qu'on puisse jamais accumuler cette
énergie? Bref, l'existence d'un accumulateur dont la perfection
dépasse une certaine limite, est physiquement impossible ; et c'est
en ce sens que duBois-Reymond a pu dire avec raison : « Loin de
pouvoir descendre à zéro, la force déterminante ne peut pas des-
cendre en dessous d'un quantum déterminé. » De fait, l'énergie
potentielle actualisée par l'opération volontaire est certainement
de l'énergie chimique, et les accumulateurs ne sont pas autre
chose que les composés très instables de la substance nerveuse.
Mais il est évident pour tout le monde qu'au moins une certaine
stabilité est requise pour l'existence même delà substance céré-
brale; et la force capable de la détruire ne doit pas échapper aux
mesures si délicates de l'expérimentation actuelle.
C'est une belle et bonne chose que le calcul infinitésimal; la
théorie des limites est féconde et admirable ; mais encore faut-il
la laisser sur son terrain naturel, qui est celui des mathématiques
pures. Sur tout autre domaine, elle peut mener à d'étranges illu-
sions, et aux plus invraisemblables sophismes. C'est alors qu'on
aboutit à ces transcendantes niaiseries dont un raisonnement du
P. Gratry, cité par M. Touillée, représente le type : « Zéro multiplié
par l'infini égale une quantité quelconque; le néant multiplié par
Dieu égale un objet quelconque ! » C'est ravissant ! Je ne veux
absolument pas insinuer que M. Renouvier soit capable de pro-
duire un sophisme aussi brutal; mais peut-être qu'en creusant
bien son idée, trouverait-on qu'elle ne diffère pas énormément de
celle du P. Gratry; et qu'à part une plus grande exactitude d'ex-
pression tout à l'avantage de M. Renouvier, les deux erreurs sont
identiques par plus d'un côté.
-
V. M. Boussinesq a démontré que la trajectoire d'un point en
mouvement n'est pas fatalement déterminée; et cette indétermi-
nation ne s'étend pas seulement à la direction de la trajectoire,
mais encore à son existence môme. Un point en mouvement sous
l'action d'une force variable peut offrir des «solutions singulières ».
A certains moments, alors que la force devient nulle, le point peut
satisfaire à toutes les lois de la mécanique soit en restant en place,
soit en se déplaçant. Ce déplacement peut encore se faire suivant
desdireclions très multiples, ettout cela sans la création ou l'anéan-
tissement du moindre travail.
Cette découverte de M. Boussinesq a fini par s'imposer à tout le
monde, malgré l'opposition parfois passionnée de savants fort en
vue. Je m'étonne même que M. Fouillée en appelle encore à la
réfutation qu'en a tentée M. Bertrand, et semble vouloir repro-
duire, sous une forme plus discrète, la boutade d'un goût si
douteux que s'est permise à ce propos l'illustre académicien. Dans
les mémoires de Boussinesq, il y a constamment à distinguer le
théorème mathématique de son application philosophique. Le
premier est irréprochable et contient autre chose qu'un « paradoxe
connu depuis longtemps ». C'est l'emploi du théorème qui prête
le flanc à la critique; et c'est pour ne pas l'avoir suffisamment
observé que les appréciations de M. Bertrand sur les travaux de
Boussinesq manquent souvent de justesse et parfois de justice.
M. Boussinesq, en effet, a voulu voir, dans les « solutions singu-
lières », la réfutation du déterminisme mécanique. Il suppose que,
dans le cerveau de l'homme, il y a des mouvements dont les
équations admettent des intégrales singulières. Le principe direc-
teur, l'âme humaine, choisirait alors librement l'une ou l'autre
des solutions particulières admises par l'équation.
Ici les idées de M. Boussinesq ne sont plus acceptables. Quelle
hypothèse gratuite que celle de ces voies de bifurcation dans le
système nerveux central ! El puis, quand il s'agit d'application, ce
sont MM. Bertrand et Fouillée qui ont raison contre M. Bous-
sinesq. Vraies en théorie, les solutions singulières sont complète-
ment irréalisables. Elles le sont aussi bien qu'un cône parfait se
ÏUiVUK THOMISTE, - 0° ANNÉE. - 12.
170 REVUE THOMISTE

tenant en équilibre sur son sommet. Remarquons d'une façon


générale avec le P. Carbonelle que la force agissante doit être
nulle au moment considéré. Mais, pour obtenir un pareil fait, il
faudrait se placer en dehors de l'univers. Jamais, au grand jamais,
toutes les forces agissant sur un point quelconque de la matière
ne sont nulles. Il est donc inutile de nous arrêter davantage aux
ingénieux théorèmes de M. Boussinesq. Pour la question qui nous
occupe, ils sont absolument stériles.
-
"VI. Nous abordons enfin un essai de conciliation entre la
conservation de l'énergie et le libre arbitre, qui mérite une atten-
tion spéciale. Toute considération mathématique disparaît ici, et
c'est dans les données de la philosophie thomiste que l'illustre
auteur prétend puiser les éléments de sa solution. En effet, nous
devons celle-ci à un philosophe de renom, Mgr Mercier de Lou-
vain; et, bien que l'auteur se défende de vouloir rien prouver,
bien qu'il veuille se limiter à un exposé des ressources que peuvent
offrir les théories scolastiques pour la réfutation du déterminisme,
personne n'ignore cependant où vont ses sympathies. Je suis
certain d'ailleurs que cette application des principes thomistes est
originale, et n'est due qu'àlui. Je me crois donc autorisé à l'appeler
la solution de Mgr Mercier. Je l'exposerai avec toute la précision
dont je suis capable.
La constance de l'énergie est indéniable; mais aucune tentative
de conciliation de ce principe avec la liberté morale n'est satis-
faisante. Toutes les solutions de ce genre données jusqu'ici sont
radicalement fausses, parce que toutes admettent ou supposent
que la volonté soit une source de mouvement cinétique. Or,
d'après les données de la philosophie thomiste, la volonté n'est
rien de semblable et ne peut pas l'être. Le principe même que
saint Thomas pose pour la distinction spécifique des puissances
de l'âme, ne nous permet pas d'identifier la volonté avec la puis-
sance locomotrice. Dès lors, il est évident qu'elle ne crée aucun
travail, qu'elle n'augmente en rien la somme de l'énergie totale.
Comment alors s'actualisent les forces, accumulées à l'état poten-
tiel dans la substance humaine, etpermettant à l'homme d'exercer
son activité? Voici la réponse du savant auteur.
Toute activité dépend d'une cause finale; mais alors que, dans
les êtres dépourvus de connaissance, cette finalité n'estpas distincte
de la nature même de l'agent, elle se complique dans les ani-
maux et dans l'homme de l'intervention de l'appétit sensitif ou de
la volonté. Ceux-ci, sollicités par l'objet à poursuivre, commandent
le mouvement; sans ce commandement l'énergie potentielle des
centres nerveux restera toujours à l'état potentiel ; mais, dèsquece
commandement est donné, cette énergie s'actualise sans autre
intervention. Cependant l'auteur n'admet « aucune action effi-
ciente transitive, aucun influx physique de la volonté sur l'orga-
nisme » (1). Ce n'est pas comme cause efficiente proprement dite,
mais « à titre de cause formelle et par elle-même » que la volition
fait passer les forces de l'état de puissance à l'état d'acte (2).
La volonté n'est donc pas « cause efficiente, mais cause formelle
de l'ébranlement du système » (3).
C'est dans cette absence de tout « influx physique », d'une véri-
table causalité efficiente, qu'est sise la force de l'argument. Aucune
impulsion n'est imprimée aux centres nerveux par la volonté; dès
lors, aucun travail n'est créé. L'énergie potentielle des centres
moteurs est de telle nature, qu'au commandement de la volonté,
sous sa « causalité formelle », elle s'actualise et provoque nos
actions extérieures.
Avant d'aborder l'examen de cet essai de solution, je veux pré-
senter quelques remarques sur des points secondaires. Tout d'abord,
que veut dire cette phrase : la volition est la cause formelle de
l'ébranlement nerveux? Cela me paraît absolument inconcevable."
La cause formelle n'est pas autre chose que la forme, le principe
d'acte et d'essence. Saint Thomas le dit clairement dans un texte,
que Mgr Mercier lui-même cite dans son travail. Si donc la volition
est la cause formelle de l'ébranlement d'un système mobile, et dans
l'espèce, du système nerveux, il s'ensuit que la volition n'est formel-
lement qu'un mouvement nerveux. M. Mercier n'a pas voulu dire
cola, c'est évident; mais s'il faut prendre ses paroles dans leur sens
naturel, c'est-à-dire, dans le seul sens que leurattribue la philo-
sophie thomiste, on ne peut pas en faire sortir autre chose (4).

(1) Revue catholique 1884, p. 118.


(2) Ibid, p. 108.
(3) Revue catholique 1884, p. 121.
(4)Os lignes étaient écrites quand nous avons remarqué que dans, sa « Philosophie
morale » Mgr Mercier semble éviter avec soin cette dénomination de « cause formelle. »
C'est une raison de plus de croire qu'elle va au delà de sa pensée.
172 REVUE THOMISTE

Ensuite, il n'est personne qui ait jamais douté que la volonté


eût une véritable efficience, un véritable «. influx physique » sur
certaines puissances intérieures, et notamment sur la puissance
locomotrice. Il n'est pas possible de songer ici à un influx moral.
Mais alors que veut-on que l'intervention de la volonté soit,
tant est qu'elle soit quelque chose, -
si ce n'est une causalité
si -
efficiente proprement dite. L'auteur se défend de lui attribuer une
simple causalité occasionnelle, ou de ne reconnaître dans les
rapports de la volonté à l'organisme qu'une relation d'harmonie
préétablie; et-cependant on ne peut absolument pas y voir autre
chose, si la volition n'est ni cause matérielle ni cause formelle,
ce qui est évident, -
et si elle n'est pas cause efficiente, comme
-
l'affirme l'auteur; car à la causalité finale il n'y a pas lieu de
s'arrêter.
Mais les deux affirmations que nous venons de critiquer
semblent si étranges, si opposées à tout ce qu'affirment et la
philosophie thomiste, et le sens intime et le sens commun, qu'on
pourrait bien se trouver ici en présence d'une inexactitude
d'expression, plutôt que d'une erreur de pensée. En effet, l'auteur
exclut à plusieurs reprises la causalité efficiente transitive par la
raison que la volition est immanente ; et il en déduit immédiate-
ment que cette causalité est-formelle. Veut-il dire que la causalité
de la volition est formellement immanente, et n'est transitive que vir-
tuellement? C'est possible, c'est même assez probable ; mais qu'il
me soit permis de faire remarquer qu'une cause immanente no
cesse pas pour cela d'être cause véritablement efficiente, et même
efficiente d'êtres extérieurs à sa propre réalité. Toutes les actions
de Dieu sont formellement immanentes. En est-Il moins la cause
incontestablement efficiente de tout ce qui est, vit et comprend? Il
ne m'appartient pas de prouver ici celle vérité ; mais elle doit pa-
raître incontestable à Mgr Mercier, puisque je l'emprunte aux
sources où il prétend trouver les éléments de sa théorie (1).
En outre, si la volonté n'a pas d'influx physique sur la puissance
locomotrice, à qui ou à quoi est due l'actualion de cette puissance?
Ce n'est pas elle-même qui le fait,
oppose. Ce ne sont pas les agents
-
le principe de la causalité s'y
extérieurs, -
car alors toute

(1) Cf. S. Tiiom. Summacontra Gent., II, c. 16; et Ferraji. in II. L. - Iliid., III, c. 23
discussion avec Ips déterminisles cesserait, puisque leur théorie
serait admise dans toute son intégrité. Mais alors quel être, quel
agent ou quelle puissance sera la cause de cette incontestable
réalité qu'est l'actuation du pouvoir locomoteur ? Lisons-le nette-
ment, la volonté détermine le mouvement local. Par un influx,
qui ne peut être que physique, elle réduit en acte la puissance loco-
motrice, principe élicitif et immédiat du mouvement. Elle est la
cause principale et véritablement efficiente de ce mouvement ; et
c'est ainsi que l'atteste le sens intime, et c'est ainsi que Je procla-
ment et la raison et le sens commun. Influx physique on harmo-
nie préétablie, il faut admettre l'un ou l'autre. Et puisque
Mgr Mercier refuse si onergiquement d'accepter cette dernière, il
ne lui reste que la doctrine de l'influx physique.
Il est évident que l'acte de la volonté n'est pas le principe direct
delà locomotion, la puissance locomotrice étant interposée entre
lui et le mouvement. Mais ce n'est certes pas une raison pour ne
pas reconnaître la volonté comme cause efficiente proprement dite.
Mgr Mercier lui-même, avec tous les philosophes et tous les théo-
logiens, parle des actes commandés par la volonté, et cette expres-
sion est absolument correcte. Cependant il ne peut pas ignorer,
lui si compétent en philosophie scolastique, que dans la pensée de
saint Thomas ce n'est pas la volonté, mais l'intelligence, qui est
le principe élicitif de ce « commandement ».
Après ces considérations, quelle est la valeur de l'idée du savant
philosophe ? A mon sens, elle est plutôt incomplète qu'erronée; et
jo crois pouvoir la considérer comme la plus sérieuse tentative de
conciliation entre la liberté morale et la constance de l'énergie,
qui ait jamais été publiée.
II est très exact que l'activité extérieure de nos organes n'est que
l'énergie potentielle réduite en acte par la volonté. Il est tout aussi
incontestable que le « branle » doit venir de la volonté, et ne peut
impliquer la création d'aucun travail. La solution de Mgr Mercier
a en outre le très sérieux avantage de ne contenir-aucun élément
hypothétique gratuitement affirmé. Une fois l'imagination éveillée,
u n'y a aucune raison pour qu'elle s'arrête, et l'on pourrait multi-
plier presque à l'infini les «arguments ex machina », dont le
moindre défaut est d'être dépures conceptions a priori. Mgr Mercier
3- vu l'inconvénient de cette tendance, et a pu se défendre de cette
174 REVUE THOMISTE

tournure d'esprit qui, dans la question qui nous occupe, menaçait


de devenir traditionnelle.
Mais il reste toujours un mystère : Comment se fait-il que l'éner-
gie potentielle, emmagasinée dans la substance nerveuse, s'actua-
lise sans l'intervention d'un travail quelconque? Lanature ne nous
offre aucun autre exemple d'un fait semblable, et il nous faut
l'indiscutable réalité du libre-arbitre pour pouvoir l'affirmer. Aussi,
l'argument du déterminisme mécanique ne sera complètement
détruit que quand on aura projeté une lumière complète sur cette
question. Pour la plupart des intelligences, il aura toujours sur
les théories des défenseurs de Ja liberté l'avantage de la précision
et de la clarté sur le vague et l'inconnu. Pour beaucoup d'esprits
d'ailleurs, malgré les plus catégoriques affirmations du libre-
arbitre, l'argument déterministe reste toujours, à tort ou à raison,
une cause d'inquiétude et d'un insurmontable malaise intellectuel.
C'est donc sur ce « branle », cette « cause excitatrice », celte
« force décrochante » que doit se concentrer toute notre attention.
Il me reste à exposer ce que je crois pouvoir dire pour élucider
le mystère.

III

L'examen des solutions qui ont été successivement proposées,


a nettement précisé le point en litige. Tout le monde est d'accord
à reconnaître que l'énergie manifestée dans nos actions comman-
dées par la volonté, se trouve déjà au préalable dans l'organisme
à l'état potentiel. Le seul travail que semble requérir la méca-
nique, et que les défenseurs du libre-arbitre semblent forcés de
mettre sur le compte de la volonté, est le travail nécessaire pour
actualiser ce potentiel; et c'est précisément le point incompatible
avec la constance de l'énergie totale. La volonté, en effet, pour
être une entité libre, doit être une force extérieure à l'univers, qui
ne ressortit nullement aux lois fatales des phénomènes méca-
niques. Tout travail, introduit par elle dans un système matériel,
modifierait par conséquent la somme de l'énergie totale. Montrer
que la volonté possède une force décrochante, dont l'exercice
n'implique aucun travail, c'est résoudre le problème.
Avant tout il est d'une importance capitale de se faire une idée
exacte de la nature des forces potentielles qu'il s'agit d'actualiser.
Personne n'ignore que notre activité physiologique se réduit à un
phénomène de désassimilation, de décomposition du protoplasme
en espèces chimiques plus simples et plus stables. C'est donc
l'énergie, emmagasinée chimiquement dans les tissus, qu'il s'agit
d'actualiser, et nous pouvons comparer le travail nécessaire pour
ce changement à celui que requiert la déflagration du chlorure
d'azote ou de la nitroglycérine. Dans les deux cas nous nous trou-
vons devant des systèmes moléculaires dont les atomes possèdent
de l'énergie potentielle, retenue dans cet état précisément à cause
de la nature du composé (1).
Mais les expressions : nature du composé, structure moléculaire,
n'ont pas une portée mécanique déterminée ; et puisqu'il s'agit ici
de résoudre une difficulté mécanique, il est important de trouver
leur équivalent mécanique, afin de préciser le rôle de ces causes si
vaguement désignées dans le langage de la chimie.
Que faul-il pour qu'un système mobile quelconque reste en
position d'équilibre instable, de manière à conserver en soi de
l'énergie potentielle? Il ne suffit évidemment pas de l'éloigner de
sa position d'équilibre stable; les forces qui le sollicitent l'y feraient
immédiatement retourner, si une force antagoniste ne s'y opposait
pas. Supposons, par exemple, qu'on élève une masse quelconque
le long d'une rampe. Dès qu'on l'abandonne à elle-même, elle
dévalera évidemment de la hauteur. Mais si au sommet de l'élé-

(1) Le lecteur remarquera que je me sers ici du langage des atomistes les plus con-
vaincus. Qu'il veuille bien remarquer que ce n'est pas une raison pour rien préjuger sur
met opinions à ce sujet. Les termes employés ne sonl ici que l'image de faits incon-
testables; et si on ne leur attribue pas une plus grande portée, ils ne présentent pas le
moindre inconvénient. - Deux circonstances m'obligent d'ailleurs à parler ce langage :
lout d'abord, il est universellement usité et l'on s'exposerait à ne plus être entendu si
ion s'efforçait de s'en affranchir; et ensuite, il faut bien l'avouer, la terminologie du
système hylémorpliiste est déplorabloment incomplète. Les philosophes se sont trop
exclusivement préoccupés du fait central de l'unité substantielle, et ont perdu de vue
'lue la théorie atomique est le point de dépari d'une foule d'interprétations, d'hypothèses
°u de théories subsidiaires, explicatives de faits que les scolastiques ont négligé de ratta-
cher à leur théorie.
- Tels sont, par exemple, les phénomènes thermiques accompa-
gnant les réactions. Quelles sont les expressions scolastiques équivalentes à ces termes
«un usage journalier : composés endothermiquos, composés exothermiques? Il est cer-
tain que ces mots, transportés comme tels dans la théorie hylémorpliiste, ne signifieraient
Pas tout ce que l'irypothése atomique nous permet d'y comprendre.
convaincu qu'il y aurait quelque chose à faire sur ce terrain.
- Aussi je suis
176 REVUE THOMISTE

vation se trouve une surface plane, la masse s'y arrêtera dès qu'elle
y sera parvenue. Car alors la réaction de la surface est exactement
opposée et égale à la force qui sollicite le mobile à descendre.
Quelque chose de semblable doit évidemment se trouver dans
tous les composés, dont la destruction provoque l'apparition
d'énergie actuelle, telle que la chaleur. Cette énergie calorifique
n'est évidemment pas créée par la décomposition, et il faut
admettre - ce qu'on peut d'ailleurs vérifier- qu'elle s'est amon-
celée dans le produit, lors de la combinaison des éléments. Si, par
exemple, la combustion de l'acétylène C2 H, donne un excédent
d'environ soixante calories sur la chaleur de combustion de ses
éléments, c'est évidemment parce que, lors de la combinaison du
carbone et de l'hydrogène, celte chaleur y a été accumulée; et si
elle ne se manifeste pas aussi longtemps que la combinaison sub-
siste, c'est-à-dire aussi longtemps que le carbone et l'hydrogène
restent associés par les liens qui les unissent dans l'acétylène, c'est
incontestablement parce qu'il est de la nature de l'acétylène de
s'opposer à son actualisation, c'est parce que ce produit comporte
essentiellement une force antagoniste à celle qui sollicite le mobile
au mouvement calorifique.
L'existence de cette force me paraît si évidente que je m'étonne
qu'au moins les théoriciens de la chimie ne l'aient pas précisée
davantage. Ils parlent de ligatures, de soudures, et d'une façon
générale d'affinité; mais ces expressions s'appliquent tout aussi
bien aux composés exothermiques, et ne désignent d'ailleurs que
le fait général de la combinaison. Ce qu'il s'agit de constater, c'est
que pour l'énergie potentielle chimique comme pour le mouve-
ment potentiel cinétique, il faut de toute nécessité admettre une
force antagoniste s'opposanl à leur actualisation. En raison de sa
fonction et de sa généralité, il me paraît opportun de donner un
nom. générique à cette force et je crois que celui de forée prohibante
ne serait pas trop mal choisi. Comme nous venons de le dire, cetle
force prohibante s'identifie avec la nature chimique du composé,
ou, en langage scolastique, avec sa forme substantielle, quand il
s'agit d'énergie chimique.
11 me semble que l'énergie potentielle, qu'elle soit d'ailleurs de

l'énergie de position ou qu'elle soit de nature chimique, coïncide


avec ce que les anciens appelaient le motus natttralis entravé par un
obstacle. Dès lors, on comprend la portée de cet axiome scolastique :
«
Corpora moventur motu naturali ab auctore naturae et a remo-
ven'e prohibent. » Il faut en effet qu'ne cause vienne enlever la
force prohibante, c'est-à-dire le corps qui en est le siège, ou
qu'elle soustraie le mobile à son action. Et c'est évidemment là le
« branle », la « cause excitatrice », la « force décrochante » dont
il est question plus haut, et qui doit opérer, dans le cas qui nous
occupe, sans produire le moindre travail. Examinons maintenant
quelle est la force prohibante, sur laquelle doit opérer la volonté.
Nous avons répété à plusieurs reprises que l'énergie potentielle
actualisée par la volonté est de l'énergie chimique; que la force à
vaincre, lajforce prohibante à détruire n'est pas autre chose que la
forme substantielle de la matière nerveuse, dont le processus de
désassimilation est le mécanisme, en môme temps que la cause de
l'influx nerveux. Il est inutile de se le dissimuler; quelle que soit
l'instabilité d'une espèce chimique,soit organique, soit minérale, on
ne parviendra jamais à la détruire sans l'intervention d'un certain
travail. Mais la substance nerveuse vivante est-elle bien une simple
espèce chimique? Le protoplasme vivant de la cellule ganglion-
naire n'est-il pas aufre chose que les diverses substances pro-
téiques, les hydrates de carbone, etc., qu'y a signalés la chimie
physiologique? La réponse à cette question ne me paraît pas dou-
teuse : incontestablement, la substance nerveuse n'est pas que cela.
Elle est la matière vivante par excellence; plus que toute autre, elle
appartient à l'homme dans l'indivision de son unité substantielle.
Elle est partie intégrante de l'individu humain ; et ce qui la main-
tient dans sa nature, ce qui empêche son retour au règne chi-
mique, la force prohibante qui s'oppose à l'actualisation de son
énergie potentielle, accumulée à la façon chimique, ne peut être
que la force prohibante du corps humain tout entier, la forme
substantielle de la nature humaine, en un mot, l'âme humaine,
qui, en vertu de son essence spirituelle, ne peut être qu'une force
extérieure cl l'univers sensible.
Le problème est donc résolu. - Quelle difficulté mécanique
pourrait-on encore soulever, si l'on comprend que l'opération
libre de la volonté n'est que l'action d'une entité suprasensible sur
une force extracosmique, la réaction d'un être spirituel sur lui-
même?
178 REVUE THOMISTE

L'énergie totale de l'univers reste absolument intacte. J'admets


qu'aucun travail ne vient s'y ajouter du chef de l'activité volon-
taire; mais il est inexact que cette activité implique fatalement
-
soit la création soit la destruction d'une énergie quelconque. Au
début de la vie psychique et de l'exercice du libre-arbitre, la
volonté trouve déjà à sa disposition une somme considérable
d'énergie potentielle. Celle-ci a été accumulée selon les lois qui
régissent la simple nature matérielle; mais au bout de leur course,
qui les éloignait de leur position d'équilibre stable, les mobiles
ont rencontré, comme un plateau au sommet d'une colline, la
forme substantielle de la nature humaine pour s'opposer à l'actua-
lisation de leur énergie. Pas plus que le plateau par sa réaction,
l'âme humaine ne produit aucun travail par son information. Quand
l'homme s'éveille à la vie intellectuelle et morale, l'âme en tant
qu'intelligence et volonté n'a qu'à agir sur l'àme en tant que prin-
cipe formel de la matière pour actualiser une quantité déterminée
d'énergie potentielle. Celle-ci servira en partie à réparer les pertes
de l'organisme; mais elle servira surtout aux rapports de l'indi-
vidu avec la matière extérieure. ?- A son gré, selon son bon plai-
sir, l'homme accomplira tous les mouvements que lui permettent
la constitution anatomique de son organisme et les limites de l'é-
nergie chimique dont il dispose; et si quelque chose s'oppose à
l'exercice de la liberté, ce n'est certes pas la conservation de
l'énergie.- Quoi qu'en pense donc M. Fouillée, je crois pouvoir
affirmer que, du moins au point de vue mécanique, la liberté n'est
pas un « miracle ».
Je ne sais quel sera le sort de cette nouvelle solution ; mais,
comme je le disais au début de cette étude, il me semble qu'elle
est au moins exempte de tous les défauts qu'on objecte aux
autres. En effet, j'admets dans toute son intégrité et dans toutes
ses conséquences le théorème des forces-vives; je m'attache à
cette « force décrochante », et je ne la laisse en rien entamer la
conservation de l'énergie. Enfin, je ne crois pas qu'on puisse qua-
lifier cette idée d'argument « ex machina », puisque je puise
vraiment les éléments delà solution « ex visceribus roi ». Or ce
sont là les reproches qu'on fait aux théories publiées jusqu'à ce
jour.
Si jamais cette étude vient à la connaissance de M. Fouillée, il
agitera peut-être les « broussailles mécaniques et logiques, dans
lesquelles se blottit » ma solution; je ne sais si celle-ci s'envolera
« comme une nichée desophismes (1) ». Mais, je le répète, à mon
sens les secousses qui mettent on fuite les nichées couvées par
MM. Cournot de Saint-Venant, Boussinesq, Renouvier et Del-
boeuf perdent toute efficacité contre la mienne.
Je veux signaler moi-môme ce qui paraîtra à plusieurs un des
défauts de celte étude : les expressions sont peut-être trop emprun-
tées à la mécanique. Mais je puis dire pour ma justification qu'il
fallait forcément employer ce langage pour mettre la réponse sur
le terrain de la difficulté, afin de montrer leur parfaite adéqua-
tion. Et puis, je crois que le moindre effort suffira pour substi-
tuer aux termes mécaniques les expressions générales de la philo-
sophie.
Avant de clore ces pages, qu'il me soit permis d'attirer l'atten-
tion sur deux points. Cette étude suppose : 1° que l'âme humaine
est la forme substantielle du corps humain ; 2° qu'à part cette
forme iJ n'y a aucune autre qui puisse donner à la matière son
essence corporelle, au moins pour ce qui concerne les centres ner-
veux supérieurs.
f -
Ces deux théories, gui étaient très loin de ma
pensée quand entamais l'étude de ce problème, me sont même
venues à l'esprit comme simple hypothèse; et ce n'est qu'au
moment où je voulais passer de la matière brute au composé
humain que j'ai remarqué leur identité avec de très vieilles doc-
trines d'Aristote. -- Cependant elles ne sont pas admises par tous
les philosophes. Je voudrais bien savoir comment on pourrait
parvenir à se dégager sans elles de l'argument du déterminisme
mécanique. Unde ces philosophes qui les combattent, et qui néan-
moins prétendent défendre le libre-arbitre, devrait faire une étude
de ce point. Elle serait doublement intéressante.

Fr. M. P. De Mbnnynck, 0. P.
Professeur de philosophie au collège de Louvain.

(1)' Cf. la Liberté et le Déterminisme.


DEVONS-NOUS "TRAVERSER KANT"?

M. Boutroux conclut en ces termes :

« Il s'en faut d'ailleurs du tout au lout que cetLe philosophie


ait été inutile. Elle a instiLué une critique à laquelle il n'est plus
permis de se soustraire, et s'il est sans doute possible de la dépas-
ser, c'est à la condition de la traverser d'un bout à l'autre» (1).
Traverser Kant, dépasser Kant, tels sont donc les deux articles
de la charte philosophique nouvelle. 11 convient de nous rendre
compte de ce qu'ils demandent de nous et de ce qu'ils promet-
tent. Est-il vrai que nous devions traverser Kant pour le dépas-
ser? Et M. Boutroux a-t-ildépassé Kant?

I. - Devons-nous traverser Kant ?

Il y a deux manières de traverser une doctrine: d'abord, comme


l'on traversé un lieu désagréable ou dangereux, un fourré d'épines,
une forêt hantée des voleurs. Ce que l'on apprend surtout dans
ce cas, c'est à n'y plus retourner. L'exploration est parfois néces-
saire, souvent utile. Il est utile de connaître les alentours des
positions où l'on s'installe.
De cette première manière, personne ne doutera qu'il ne soit
utile de traverser la Critique, comme du reste tant d'autres sys-
tèmes philosophiques. C'est d'ailleurs de bonne hygiène pour les
esprits assez robustes pour résister aux efforts violents qu'impose
l'apprentissage de la dialectique kantienne. Toujours aussi l'on
apprend quelque chose à entendre trancher d'une manière dif-
férente les problèmes que l'on s'est souvent posés et que l'on
avait cru résolus. Les dissonances n'aiguisent-elles pas le sens

(1) V. 3, p. HE.
DEVONS-NOUS « TRAVERSER KANT » ? 181

de l'harmonie? Enfin, il est nécessaire au philosophe moderne,


quel qu'il soit, de pouvoir montrer que, s'il résiste à l'envahisse-
ment des idées kantiennes, c'est après les avoir pesées et trouvées
trop légères. Oui, dans ce sens, et pour toutes ces utilités, il est
indispensable d'avoir traversé Kant tout enlier.
Mais ce n'est pas ainsi que l'entend M. Boutroux. Kant « a ins-
titué une critique à laquelle il n'est plus permis de se soustraire ».
Ne pas soustraire sa pensée à la critique kantienne, voilà ce que
c'est que traverser Kant. Que l'on remarque Lien le tour de la
phrase. M. Boutroux ne dit pas que les résultats positifs visés par
Kant sont acquis, par exemple l'idéalisme comme thèse. Ce serait
contredire ouvertement ses critiques antérieures et sa future
théorie. Non : il tient simplement, en dépit de la fragilité de la
bâtisse kantienne, que l'on ne peut se soustraire à sa Critique,
c'est-à-dire, à la partie destructive et négative de l'oeuvre.
Car M. Boutroux juge la métaphysique classique définitivement
ruinée par Kant. Cette métaphysique se plaçait comme la science
au point de vue de la connaissance. Elle prétendait être la science
adéquate de l'être. Or, pas de science sans immanence. La chose
extérieure, à supposer qu'elle soit, doit pour être connue devenir
intérieure. « Les choses ne fournissent que l'occasion, non le
modèle et l'exemple du travail de l'esprit. Voilà ce que nous rete-
nons de la doctrine kantienne (1). »

C'est peu; et sans doute Kant ne serait pas flatté de ce maigre


résultat. Mais est-ce môme un résultat do la critique kantienne ?
Je croyais avoir rencontré un peu partout dans l'histoire de la phi-
losophie, cette idée que les choses pour être connues devaient être
reçues dans l'être connaissant. Et si c'est le résultat de la critique
kantienne, d'où vient qu'une conséquence aussi solide sorte de
celte critique « factice » et « étroite » dans son point de vue,
controuvée dans son point de départ, « l'apparente rigueur des
-
mathématiques », - dont la base, les^principes* synthétiques
à priori, est de plus., en plus'ébranlée,- «artificielle» dans sa
-
méthode, *« paradoxale » enfin dans son terme, l'idéalisme?
En réalité, la méthode sinon la doctrine de l'immanence, est

(i) vr. 18, p.;i6.


182 REVUE THOMISTE

aussi vieille que la philosophie. Ce qui est nouveau c'est la for-


mule absolue qu'on lui donne : Les choses ne fournissent que
<<

l'occasion, non le modèle et l'exemple du travail de l'esprit. » Cette


formule contient deux parties : il y a des choses qui sont en rap-
portavec nous; ce rapportn'csL pas un rapport représentatif.
Sur le premier énoncé nous sommes d'accord, quoique nous
ne voyions pas bien comment l'existence de choses, au sens trans-
cendantal du mot, soit connue par les partisans de l'immanence
absolue. Nous reviendrons, avec plus de profit tout à l'heure, sur
celte chicane de procureur. La seconde partie de la formule
marque nettement la différence entre la doctrine de l'immanence
radicale qui s'impose à M. Boutroux et la méthode d'immanence
tempérée par les intuitions intellectuelles qui est celle de la méta-
physique classique. L'affirmation ou la négation des intuitions
intellectuelles traversant les données immanentes, tel est en réa-
lité le point de divergence de cette métaphysique et de la doc-
trine de l'immanence absolue. Pour que la ruine de la méta-
physique classique fût le résultat de la critique kantienne, il -
faudrait que celte critique eût démontré la fausseté de la doctrine
de l'intuition intellectuelle. Alors seulement, pour dépasser Kant,
il faudrait le traverser, au sens de M. Boutroux, et le traverser
d'un bout à l'autre.

M. Boutroux, hâlons-nous de le dire, s'est admirablement


rendu compte de ce point du débat ;
« Si nous disposions d'intuitions intellectuelles ou universelles,
alors nous obtiendrions des connaissances objectives portant sur
l'absolu», dit-il à propos des catégories, « mais cette intuition
nous fait défaut. Quelle preuve en donne Kant ? »
« Il semble le plus souvent qu'il se borne à une simple consta-
tation. Cependant il y a en maints endroits une sorte de démons-
tration. Kanl expose que nous avons beau nous travailler pour
tirer de nos concepts des connaissances positives, développer une
multiplicité analogue à celle de l'intuition sensible, nous n'y pou-
vons parvenir. Essayez de tirer du cogito de Descartes véhicule de
tous les concepts, une définition de l'âme, vous vous perdrez dans
"Tïï'"

DEVONS-NOUS « TRAVERSER KANT » ? 183

1'abslraction (1). «Et encore: « Kant nous refuse constamment


cette intuition supérieure, ce mode de connaissance qu'avait
admis Platon par lequel nous entrerions en rapport avec des
objets inétendus et intemporels. C'est, dit- il, un fait que nous
n'avons pas cette faculté. » Comment le prouve-t-il ? C'est qu'on
ne peut ]a déduire, comme on a déduit l'intuition sensible, d'une
science reconnue de fait comme apodictique. « La métaphysique
existante ne saurait être mise en parallèle quant à la certitude
avec la géométrie. » Ensuite, l'intuition intellectuelle passe des
existences empiriques (phénoménales) à des existences transcen-
dantales. C'est un passage de geiiere ad genus « que rien, ne garan-
tit (2). »
Tels sont les arguments que l'on peut tirer de Kant contre
l'intuition intellectuelle. M. JJoutroux les estime sans doute suffi-
sants puisqu'il déclare : « La métaphysique, pour atteindre l'être,
n'a pas à faire appel à quelque opération spéciale telle qu'une
intuition supérieure, sans rapport avec notre expérience. L'être
n'est pas loin de nous ; il nous pénètre. In Mo vivimus, movemur et
sumus (3). »
Cette thèse et ces arguments dénotent chez Kant une claire vue
de l'objection, mais ils ne manifestent pas au même degré la
compréhension de la position adverse. Comme le dit sur un
autre point M. Boutroux, « l'adversaire qu'il se donne est-il bien
celui que lui présente l'histoire ? » est-il, du moins, le seul ou le
principal ?
Les arguments rapportes atteignent l'intuition intellectuelle des
Platoniciens qui prétendait nous faire entrer directement en com-
merce avec les idées et nous en donner une contemplation immé-
diate analogue à la connaissance immédiate du sens. Ils visent,
sans peut-être l'atteindre, l'intuition cartésienne du cogito, qui
n'était sans doute pas pour Descartes un pur concept. Je veux
que de telles intuitions n'offrent pas le développement d'une
multiplicité analogue à celle de l'intuition sensible. Je concède
qu'on ne puisse rien tirer du concept du cogito, en lant que con-
cept. Il se peut qu'on ne puisse trouver l'intuition intellectuelle en

(1) XV, 14, p. 631.


(2) XV, 13, p. 723.
(3) IV, 22, p. 199.
184 REVUE THOMISTE

question dans une métaphysique existante comme certaine ni


partant l'en déduire. J'admets que rien ne garantit le saut dia-
lectique qui s'élève de nos idées « comme d'un tremplin » pour
aboutir aux réalités suprasensibles. Qu'avez-vous détruit par ces
raisons ? L'intuition des ontologisles, de ceux qui, directement et
immédiatement, tiennent que notre connaissance atteint l'être
transcendantal. Yous n'avez pas môme touché à l'intuition intel-
lectuelle d'Arislote et des scolasiiques, dont la matière indispen-
sable, l'intuition sensible, l'expérience,développe une multiplicité
ordonnée sous Faction et le regard de Yintellect, qui par abstraction
en dégage l'unité ordonnatrice que son intuition reflète et saisit.
Pourquoi donc, dans cette seizième leçon, où il détermine le
caractère intuitif des principales doctrines dogmatiques, M. Bou-
troux cite-t-il Platon, Descartes, Leibnitz, et passc-t-il sous
silence, je ne dis pas les scolastiques (on sait qu'ils ne comptent
pas), mais Arislole ? Pourquoi nous laisser penser qu'il enveloppe
la méthode du Slagirite et de ses disciples dans le reproche de
7:pwTov ^ooç dont l'intuition intellectuelle est frappée? S'ilsefùi
souvenu d'Arislote, n'aurait-il pas dû examiner, entre l'intuition
directe des êtres transcendantaux et la conscience de l'être imma-
nent, la possibilité d'une connaissance intuitive abslractive? Et
le rejet légitime de l'intuition platonicienne l'eût-il conduit avec
autant d'exclusivisme à l'excès de l'immanence absolue ? Il y a
dans toute cette réfutation de l'intuition intellectuelle par liant,
rapportée et semble-t-il admise par M. Boutroux, un exemple
remarquable d'ignoratio elenchi (1).

(1) Cette méconnaissance de la véritable place qu'occupe dans l'ensemble du système


la philosophie issue d'Aristote par saint Thomas vient, nous semblc-t-il, de l'idée
inexacte que M. Boutroux se fait de la scolastique. « La philosophie antique, dit-il,
s'appliquait directement aux choses; ce fut la philosophie scolastique qui substitua aux
choses des doctrines, des dogmes, et se donna pour tâche de rationaliser ces dogmes...
Fides quoerens intellectum. Kanl ne fait-il pas pour la science ce que les scolastiques fai-
saient pour la foi»? (31° et dernière leçon).
Non, car si l'accord du dogme et o'e la raison est le motif qui détermina les
recherches scolastiques, ainsi que l'histoire l'établit, la méthode employée pour effectuer
cet accord est une méthode à la fois rationnelle et de portée ontologique. Ce sont les
réalités ,dont les dogmes affirment la nature et les attributs, que considèrent ces philo-
sophes et qu'ils ont l'ambition de synthétiser avec les réalités ontologiques que perçoit
directement, selon eux, l'intuition intellectuelle. Ce n'est qu'indirectement que la sco-
lastique aboutit à rationaliser le dogme, Chez Kanl, au contraire, rationaliser les
sciences et la morale comme telles est le but de toute philosophie.
Concluons Une critique « factice » dans son point de vue,
:

a
ébranlée » dans ses fondements, « artificielle » dans sa méthode,
ne saurait avoir aucun résultat sérieux. Il n'est pas besoin de la
traverser pour la dépasser, mais peut-être pour n'être plus tenté
d'y revenir.
Quant au résultat qu'on lui attribue, il faut en rabattre. La
méthode d'immanence, au sens absolu qu'on lui donne, ne sau-
rait être qu'un résultat obtenu par surprise. C'est le résultat d'une
critique incomplète, ayant négligé de considérer le point de vue
dogmatique qui s'opposait, au sien pour ne considérer que les
excès des dogmatistes. Il y a un milieu au dilemme kantien :
Tant que l'on n'aura pas réfuté l'intuition intellectuelle telle
que l'entendent Aristote et l'Ecole, il ne sera pas avéré qu'il
soit nécessaire, pour être philosophe, de traverser la critique
d'un bout a l'autre.

II. M. BOUTROUX A-T-IL DÉPASSÉ KANT ?

Pour Kant, comme pour Locke et Descartes, « nous ne sommes


pas en contact avec nos idées, et c'est pourquoi nous devons
prendre pour matière de nos réflexions le monde de nos idées, de
notre connaissance » (1). Nos idées, nos connaissances sont inter-
posées entre les choses et l'esprit. Et c'est pourquoi la conscience
a pour terme non le réel transcendantal, mais le réel phénoménal
qui comme tel tire toute sa réalité de l'esprit, dont il est une
dépendance essentielle.
Cette doctrine est capitale selon Kant, « sa négation est la
principale pierre d'achoppement que la Critique ail à re-
douter (2). »
Cette doctrine, M. Boutroux la nie. Non pas qu'avec l'ancienne
métaphysique il veuille revenir à la connaissance directe de l'être
hansccndantal. N'a-t-il pas traversé Kant ? C'est dans Je phéno-
mène lui-même que M. Boutroux retrouve l'être. La distinction
('u phénomène et de l'être n'est donnée dans l'immanence.
pas
Ainsi, pour les anciens, l'être transcendantal conditionnait
(0 V, 3, p, 111.
(2) IV, 22, p. 199.
IlEVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. 13.
186 REVUE THOMISTE

objectivement la connaissance, qui n'était par le fait qu'une assi-


milation vitale à l'être. Pour Kant, c'est la connaissance qui con-
ditionne l'être et détermine ce qu'il vaut objectivement. M. Bou-
troux revient au premier point de vue, mais en tenant compte du
second. Pour lui, c'est bien l'être qui conditionne la connaissance,
mais cet être n'est pas, directement du moins, l'être transcendan-
tal que Kant a banni pour toujours, c'est l'être que Kant nous a
laissé en nous laissant le phénomène, c'est le phénomène-être
bien différent, selon M. Boulroux, de ce que Kant entend par
l'existence phénoménale.
C'est ce qu'il appelle : dépasser Kant.
Afin de n'être pas en danger de dénaturer la pensée du pro-
fesseur, nous la donnerons dans son texte même avant que
de l'apprécier. Nous avons dû en rechercher l'expression dans
toutes les parties de son cours où elle était disséminée. C'est une
mosaïque que nous offrons au lecteur. Elle a l'inconvénient de ne
pas présenter à l'oeil un dessin aussi fondu que résumé systé-
le
matique que nous aurions été tentés d'en faire. Du moins, l'auteur
de la théorie s'expliquera-t-il lui-môme.
1° Exposé.
Le bot de la méthode nouvelle est de « retrouver la nature
intime et absolue des choses dont la science ne nous donne qu'un
aspect et une partie. La science n'arrive pas à se les assimiler
complètement. Il reste quelque chose en dehors de ses prises.
C'est ce que la métaphysique essaierait de savoir. » (1) Elle con-
siste à ressaisir l'être dans sa totalité, comme la sensation, mais avec
lumière. » Elle part des concepts vivants et, « à l'inverse de la
science elle cherche à prendre conscience de ce qu'ils renferment
d'être et de réalité. » (2) « La science écarte le dedans des choses,
parce que cet élément ne correspond pas à sa manière de con-
naître. Il appartient à la métaphysique de revenir au vrai point de
vue de la nature, de reconstituer l'être que dissout la science. » (3).
Le moyen de « pénétrer jusqu'aux sources de l'être » (4) dont
nous disposons, est Je sentiment immédiat de l'être qui est en
(1J IV, 12, p. 536.
(2) IV, 18, p. 116.
(3) IV, 22, p. 199.
(4; V, 3, p. 113.
nous. In Mo vivimus, movemur et sutnus, répète à satiété M. Bou-
troux. Ce texte de saint Paul est vraiment l'épigraphe de sa doc-
trine. Déjà, dans son Idée de loi naturelle, il soutient que « la
conscience est le seul sentiment de l'être dont nous dispo-
sions. » (I) Il se reconnaît dans ce mot de Leibnitz : « Je voudrais
Lion savoir comment nous poumons avoir idée de l'être, si nous
n'étions nous-mêmes des êtres et ne trouvions ainsi l'idée de l'être
en nous. »
Cet être intérieur a, dans la conscience même, des aspects mul-
tiples. Car « nos idées naturelles et données, c'est l'être même tel
que nous l'apercevons » (2). C'est une conséquence du principe
posé plus haut, en opposition avec Kant, à savoir que « la sépara-
tion de l'idée et de l'être n'est pas donnée, elle est notre oeuvre ».
Pouvons-nous connaître quelques-uns de ces aspects? Dès 1840,
dans un article de la Revue des Deux Mondes du 1er novembre,
M. Ravaisson montrait « avec profondeur » « que la conscience en
rentrant en soi dépasse la sphère des phénomènes où l'on prétend
l'enfermer et trouve successivement l'effort, la tendance, la vo-
lonté, le désir et, finalement, l'amour (3) ». Tels sont les « con-
cepts vivants » qui doivent servir de point de départ à la méthode.
Par quel procédé? Le voici : la conscience de cet être intérieur,
aux aspects multiples, nous met en mesure de poser des questions
à la nature. Parlant de l'être qu'il trouve en lui, le philosophe
procédera dialectiquemerd, demandant à la nature, au monde exté-
rieur dans quelle mesure les suggestions de la conscience sont
recevables; (4) il cherchera à établir « les déterminations de l'être
qui, comme telles, méritent le nom d'êtres. » (5) Cette méthode « dit,
d'une manière générale, le mouvement de l'être, action et pensée,
vers la connaissance, et non de la connaissance vers l'être » (6).
La matière de ces investigations ne peut être la nature en elle-
même, puisqu'on s'est interdit tout commerce direct avec elle.
Elle ne peut être que « la résultante intérieure des choses exté-
rieures ». Cette impression liant la résumait dans la science. C'est

(1) P. 4i.
(2) IV, 18, p. 16.
(3) IV, 22, p. 199.
(4) IV, 12, p. 537.
(5) IV, 22, p. 19Ô.
(C) IV, 18,
p. 1C.
188 REVUE THOMISTE

là une conception étroite. La philosophie « prend son bien où elle


le trouve : dans la science certes en première ligne, mais partout
aussi où elle peut trouver des éléments de réflexion et des indica-
tions sur la nature des choses. » (1) « Elle doit avoir les yeux fixés
à la fois sur le connaître et sur l'être, sur la théorie et la pratique,
sur les choses et les manifestations diverses du rapport de
l'homme avec les choses. » (2) « Nos intuitions sont exprimées
dans les religions, dans la poésie, l'art, la littérature. Nous nous
appuierons sur ces données réelles, encore qu'extra-scienti-
fiques. » (3) 11 ne faut même pas « faire fi des idées confuses qui
contiennent, disait Leibnitz, souvent plus de réalité que les idées
claires ».
Le fonctionnement delà méthode ressort de tous ces éléments.
Armé du questionnaire que lui livre l'être diversifié qu'il trouve
en soi, nanti des documents que dépose en lui un noumône
inaccessible, le métaphysicien met, suivant le mot de Bacon, « la
nature à la question ». Il confronte « les données de la conscience »
avec « les lois de la nature » telles qu'elles résultent en particulier
« des sciences positives et des lois générales de l'esprit ». Il retient
ce qui résiste à cet examen et tient le reste pour de simples phé-
nomènes subjectifs et relatifs (4). Il interprète ainsi les résultais
de la science et de l'observation extérieure au moyen de ce que
nous trouvons en nous et parvient à se faire une idée aussi claire
et profonde que possible de ce qui constitue l'intérieur des
choses » (5).
Le résultat de ce travail de collaboration des choses et de l'es-
prit est marqué de trois caractères : Il est conjectural en ce qui
concerne les lois réelles de la nature. « Nous pouvons conjec-
turer qu'il y a au fond des choses des lois de volonté (6). » « En
quoi consiste, en réalité, Faction des choses de la nature, c'est ce
que nous ne pouvons que conjecturer par analogie avec ce que nous
trouvons en nous (7). »

(1) V, 3, p. 112.
(2) V, 3, p. 112.
(3) IV, 12, p. 537.
(4) TV, 18, p. 16.
(5) V, 3, p. 114.
(6) III, 34, p. S28.
(7) Cf. De Vidée delà loi naturelle, p. 44.
DEVONS-NOUS « TRAVERSER KANT )) ? 189

Il ne sera jamais achevé à l'endroit des concepts métaphysiques;


« pour former des idées telles que l'idée du moi, du monde et de
Dieu, l'esprit humain ne se suffit pas. Ces idées sont le fruit d'une
collaboration de l'esprit humain et des choses, où l'esprit apporte
ses lois mais aussi sa souplesse, sa faculté d'adaptation, au besoin
l'abnégation, l'humilité indispensable dans la vie intellectuelle
comme dans la vie morale. Cette participation des choses s'imposera
toujours à l'homme et ainsi ses concepts ne serontjamais achevés (1). »
Ce progrès indéfini permettra peut-être à la pensée de créer, grâce
à la permanence de sa fonction, la substance pensante que l'on ne
peut plus déduire d'elle, après Kant (2)!
Ce résultat a enfin un caractère éclectique, tenant le juste mi-
lieu entre l'intellectualisme kantien et le sensualisme. « Entre
les deux extrêmes construire la nature et se borner à observer et
généraliser, il est une recherche possible... C'est en définitive,
selon l'esprit de Descartes, l'effort pour ajuster les choses au niveau
de la raison, afin de voir plus clair dans nos idées et de marcher
avec assurance dans la vie (3). » Ce dernier mot trahit toute l'en-
treprise qui n'est au fond qu'un retour à l'esprit sinon à la lettre de
Descartes.
Nous savons maintenant explicitement ce que M. Boutroux
entend par cette expression-programme : Dépasser Kant. L'a-t-il
vraiment dépassé ou est-il resté son prisonnier?

2° Critique.
Les données centrales de cette théorie sont assurément celles du
phénomène-être d'une part, et de l'autre, celle de résultante inté-
rieure des choses extérieures. Tout le travail de l'esprit pour ressaisir
l'être et ses déterminations est situé dans les limites de ces deux
.
données. L'esprit part de l'être qu'il trouve au plus profond de la
conscience pour questionner la résultante intérieure des choses
extérieures, et aboutit par la confrontation de ces deux sortes de
données aux lois de la nature et aux concepts métaphysiques.
Mais M. Boutroux est-il bien sûr qu'il y ait deux sortes de don-
nées ? Comment, après avoir traversé la critique, parler encore de
la résultante intérieure des choses extérieures? que savons-nous de
(1) IV, 18, p. 46.
(2) IV, 22, p. 200.
(3) III, 34, p. S29.
190 REVnE THOMISTE

ce monde extérieur? Ne pouvons-nous pas retourner à M. Bou-


troux ce qu'il dit lui-môme de l'être nouménal kantien: «...cet
être, il le suppose: Cet être lui fournit le divers primitif sans
lequel il ne peut concevoir l'intuition ni la pensée. D'où vient-il ?
Son point de vue lui interdit de poser une telle question. Or, c'est
là peut-être un point de vue factice » (1). M. Boutroux n'a pas le
droit de nous parler de nature et de monde extérieur. Il ne saurait
y avoir pour lui en fait d'extériorité que des états intérieurs,
quoique peut-être donnant l'illusion de l'extériorité. S'il est logique,
il doit souscrire à cette formule que donnait l'autre jour M. Payot
en tête de la Revue philosophique : « Nous ne connaissons que
nos états de conscience et les rapports entre nos états de cons-
cience. C'est de ces deux éléments que sont constitués exclusi-
vement les aspects infiniment riches et variés du monde extérieur.
Jamais l'unité n'a été plus près de se faire sur ce point essen-
tiel (2). »
La prétendue résultante des choses extérieures est donc simple-
ment constituée par des états de conscience, d'un caractère spécial
cependant, qui les distingue pour la conscience des données qui n'ont
pas de rapport avec la notion d'extériorité. Ce caractère ne leur
confère aucunement laréalité quiressortirait de leurnature de résul-
tante de l'action des choses extérieures, si l'on pouvait connaître
ces choses extérieures comme réelles. Les lois de la nature et les
concepts métaphysiques, fruit du travail de l'esprit sur ces maté-
riaux, n'emprunteront par conséquent rien à la réalité extérieure
et transcendanfale. Car nous ignorons toujours quelle est l'action
des choses extérieures sur l'esprit et môme s'il y a des choses
extérieures, et si elles ont une action sur notre intérieur. La
discipline de Kant est sur ce point inexorable. Elle réduit l'uni-
vers aux ombres variées qui circulent et se meuvent sur la paroi
intérieure qui ferme le monde de notre conscience.
Mais ce monde des ombres ne va-t-il pas laisser échapper sur
les questions dont l'accable le philosophe la parcelle d'être qu'il
recèle? C'est la pensée de M. Boutroux. Les concepts ne sont pas
pour lui « vidés de contenu ontologique ». Nos idées mêmes sont
de l'être, le seul, hélas ! qui nous soit donné, mais du moins celui-
(!) III, 10, p. 303.
(2) Iievtiephil., nov. 1896, p. 449.
là nous l'avons, nous le possédons. Il n'est pas séparé de nous,
comme le prétendu monde extérieur : In ipso vimmus, movemur et
sumus. La conscience n'a qu'à s'appliquer à lui, à exprimer ce jus
ontologique qui l'imbibe, et la voilà ressaisissant l'èlre, avec
l'intimité, la plénitude, l'immédiation de la sensation, mais sans
la spontanéité aveugle et inconsciente de la sensation, en un mot
« avec lumière ».

Examinons de près cette argumentation. Lorsque je réfléchis sur


l'être de mes états de conscience, est-ce que j'étreins et touche
l'être, comme vous le prétendez ? N'y a-t-il pas un intermédiaire
fatal, imposé par la nature même de l'acte par lequel je cherche à
me saisir? Cet intermédiaire s'impose si bien que vous vous en
servez pour formuler les négations même que vous en faites. N'est-
il pas dans ce mot de Leibnitz qui résume d'ailleurs on ne peut
mieux votre doctrine: « Je voudrais bien savoir comment nous
poumons avoir l'idée de l'être, si nous n'étions nous-mêmes des
êtres et ne trouvions ainsi Vidée de l'être en nous »?
Que l'on m'entende bien ! Je ne nie pas que l'objet de la cons-
cience intime n'offre un caractère de présence (1) qu'aucune autre
perception ne possède au même degré. Si je pense au Cogito, je le
vois s'affirmer comme être avec une vigueur d'évidence objec-
tive irrésistible. Si la vérité se manifeste quelque part, c'est
là. Dans ces concepts vivants, ma pensée, mon amour, ma volonté,
je saisis sur le vif un contenu ontologique. Et je comprends que
M. Boutroux, frappé par ce caractère de présentialité de l'être au
sein du phénomène kantien, ait cru trouver dans le phénoménisme
Diême un point d'appui pour sortir du phénoménisme.
Mais cela est illusoire. La Conscience n'est qu'un mot qui
exprime un fait, et non pas une faculté spéciale. Ce fait, c'est qu'il
est certains objets,nos phénomènes intimes, que nous portons tou-
jours avec nous et dont, par suite, la science est sans cesse à notre
disposition; cum scientia. Mais quand il s'agit d'expliquer ce fait,
nous le voyons se décomposer en deux parties. L'acte ou « l'état
de conscience qui est l'objet de ma conscience actuelle est né-
»
cessairement appréhendé comme distinct de l'acte par lequelj'en
(I) « Non velut absentem se quoerat mens cernere, sed proesenlem se caret discernere. » Saint
-Augustin,c/IP. q. lxxxvii.
192 REVUE THOMISTE

prends connaissance. Pourrait-il être l'objet de ma réflexion s'il


n'était distinct ? Donc la conscience ne m'introduit pas au coeur de
la réalité de mon état de conscience. Celle réalité reste toujours
dans l'opposition d'objet à sujet à l'égard de l'acle par lequel je ré-
fléchis sur elle. La conscience, si intime qu'elle soil, ne saurait
détruire ce qui constitue toute connaissance. Il reste donc, dans
l'aperception directe du sens intime lui-même, un intermédiaire
entre l'esprit et l'être. Je ne suis pas sorti du phénomène. Celui-
ci n'a acquis à mes yeux la consistance de l'être qu'en donnanl
naissance à une nouvelle réalité, purement phénoménale,- à une
idée dans laquelle je ne pourrai rechercher l'êlrc à son tour que
grâce à un nouveau phénomène, et ainsi de suite (1).
Dans la conscience de nos états intérieurs, tendance, sentiment,
volonté, etc., qui sont nous-même aussi bien que dans la connais-
sance de l'extérieur, celui qui a traversé la critique pour de bon
voit toujours s'intercaler entre son esprit et l'être un monde
fermé, le seul qu'il puisse connaître, le monde des idées en
dehors duquel, fût-ce ce qu'il y a de plus intime en nous,
rien n'est connu. Kant a raison ici contre Descartes. Le Cogito
pour nous se résout en un concept.

M. Boutroux, qui a traversé Kant, n'a donc pas pu le dépasser. Il


est bel et bien son prisonnier.

Et cependant, la certitude intime que nous atteignons l'être


dans nos états de conscience est indéniable. « La séparation de
l'être et du phénomène de conscience n'est pas donnée; elle est
notre oeuvre. » Oui, mais cette oeuvre s'impose dès que nous
voulons saisir l'être, fût-ce dans le phénomène. Cette séparation
est donnée pour la connaissance.
C'est d'un autre côté qu'il faut chercher la solution. L'idée
qui nous séparera toujours de l'être, n'esl-elle qu'un obstacle?
Devons-nous la concevoir comme une cloison étanche ou
comme un intermédiaire ? Il serait étrange qu'elle ne nous fût
donnée que pour nous enfermer dans l'illusion. Et, si elle est un
moyen de parvenir à l'être, devons-nous la concevoir comme un

(1)1 P. q. 87, a. 3, ad 2"m.


viirage peint qui laisse transparaître l'être confusément ou comme
une pure lumière qui le transmette loyalement, avec son véritable
relief, jusqu'à nous? Que Kant,n'ayant jamais vu la lumière qu'à
travers les glauques reflets des vitraux de sa maison de Koenigs-
berg ait choisi la première alternative, nous le trouvons na-
turel. Mais pour nous qui, comme M. Boutroux, ne pouvons nous
détacher du sentiment de l'être qui est en nous, nous ressentons
en face de ce système de cerveau malade l'impression que Goethe
fait éprouver à Faust.
« Malheur! dois-je languir encore dans ce cachot! damné trou
de muraille ténébreux où la douce lumière ne pénètre elle-même
que plombée, à travers des vitrages peints!... Et cela est un monde!
cela s'appelle un monde --Et lu demandes encore pourquoi ton
!

coeur se serre avec angoisse dans ta poitrine... Fuis! courage!


alerte ! dans le libre espace. »

Mais où fuir! Vers la métaphysique antique? N'est-ce pas un


parti aussi désespéré que celui de Faust lorsqu'il prend en main le
livre de Nostradamus?
Oui, sans doute, s'il s'agit de l'intuition ontologiste. Mais est-ce
une alchimie ou un mysticisme que ce réalisme aristotélicien et
thomiste, conçu par des intelligences nées dans la lumière sans
reproche du ciel d'Athènes ou de Naples, grandies en face des
reliefs si accusés et pourtant si réalistes que l'on découvre des
hauteurs du cap Sunium et du mont Cassin?
Ne serait-il pas possible que le phénomène intellectuel, au lieu
de représenter le réel comme un tableau du Salon des artistes indé-
pendants, comme une vue de kaléidoscope, fût destiné par sa
nature même et sa constitution à voir affluer en lui, comme dans
une lentille de cristal, des l'ayons de pure lumière qui reconsti-
tueraient en nous à l'état intelligible l'objet qu'une légitime envie
d'objectiver nous ferait reporter vers l'être transcendanlal qui en
est la source et la cause ?
Est-il nécessaire que l'explication scientifique de la connais-
sance soit au rebours de ce qu'elle apparaît au vulgaire; que la
science pour exister soit un pur phénomène, la vérité une erreur
possible, les affirmations du jugement une illusion, etlaphilosophie,
en définitive, une mystification?
194 REVUE THOMISTE

La question se pose donc à nouveau dans les termes où saint


Thomas la posait.
UTRDM SPECIES INTELL1G1B1LIS SE IIA1ÎEAT L'T QUOD VEL DT QUO INTEL-

LIGITUR ?

Le Lion de la philosophie moderne est décidément malade. On


s'en aperçoit aux avances, mélangées de sommations, que font aux
philosophes indépendants ses partisans jurés. Ne craignez rien du
phénoménisme, nous dit-on, la méthode de l'immanence poussée
jusqu'au bout a retrouvé, dans le phénomène, l'être et la vérité
autant qu'il est possible.
Mais

De par le roi des animaux


Qui dans son antre était malade,
Fut fait savoir à ses vassaux
Que chaque espèce en'ambassade
Envoyât gens le visiter,
Sous promesse de bien traiter
Les députés, eux et leur suite,
Foi de Lion très bien écrite :
Bon passeport contre la dent,
Contre la griffe tout autant.
L'édit du prince s'exécute :
De chaque espèce on lui députe.

Les renards gardant la maison,


Un d'eux en dit cette raison
Les pas empreints sur la poussière
Par ceux qui s'en vont faire au malade leur cour,
Tous, sans exception, regardent sa tanière ;
Pas un ne marque de retour :
Cela nous met en défiance.
Que Sa Majesté nous dispense:
Grand merci de son passeport!
JE LE CHOIS BON \ MAIS DANS CET ANTRE
JE VOIS FORT RIEN COMME L'ON ENTRE
ET NE VOIS PAS COMME ON EN SORT.

Fr. A. Gardeil, 0. P.
LA PROVIDENCE

[Suite)

Lé mal en général. -
La présence du mal dans le monde oblige
à une étude plus approfondie de la Providence. Ce n'est qu'en
voyant mieux ce qui appartient à Dieu et ce qui est le fait des
créatures, qu'on peut justifier la cause première de toute solida-
rité avec le mal.
Le mal est Je contraire du bien; il en est l'absence, comme
l'obscurité est l'absence de la lumière. On ne peut connaître le mal
que par Je bien dont il est l'opposé, comme on ne connaît la mala-
die que par la santé qu'elle détruit ; le repos, que par le mouvement
dont il est la cessation. N'étant pas une réalité, le mal n'existe pas
par lui-même, mais par le sujet qu'il défigure. La surdité n'est
possible que dans une oreille. De cause efficiente du mal, il n'y en
a pas. « Que personne, dit saint Augustin, ne cherche la cause
efficiente d'une mauvaise volonté, une mauvaise volonté n'a pas
de cause efficiente, elle n'a qu'une cause déficiente (d). Il en est
»
do même de tout défaut. Le défaut est réversible
aux causes qui
ont produit l'être où il se trouve; parce que ces causes ne lui ont
pas donné tout ce qu'il doit avuir. ')
Le mal n'existe pas en Dieu, puisque Dieu est acte pur et par-
fait; il n'est possible que dans la créature. Quand le mal apparaît-
û* ? Comparée à Dieu toute
créature, si parfaite qu'elle soit, ren-
ferme toujours de l'imperfection, car une créature n'a qu'un être
dérivé et fini. Cependant,, tout être dérivé n'est pas mauvais
en

0) Nemo igitur quoerat efficientem causam mal» voluntatis : non onim est efficiens
sed deficiens. Civ., lib. XII, c. vu.
196 REVUE THOMISTE

soi; il est bon dans la mesure où il a de l'être; parfait, si rien ne


lui manque. On ne peut l'appeler mauvais que si quelque chose
qu'il doit avoir lui fait défaut. Un homme n'est pas mauvais
parce qu'il n'a pas d'ailes pour voler, sa nature ne le comporte
pas; tandis qu'il est véritablement imparfait de corps s'il n'a pas
de pieds pour marcher, et mauvais moralement, s'il ne fait pas ce
qu'il doit faire. Ce qu'il possède, malgré cela, n'est pas mauvais,
mais lui, comme être personnel, ne peut pas être appelé bon,
parce qu'on n'appelle pas bon un être qui n'a pas ce qu'il doit
avoir (1). ' '

Puisque le mal est impossible en Dieu, principe et fin de tout co


qui existe, on doit comprendre que le mal ne se trouve pas à l'ori-
gine du monde; s'il existe, ce n'est qu'au cours des choses, quand
les causes secondes interviennent. La raison donne une preuve
directe de cette vérité. « Partout où il y a règle et mesure, dit saint
Thomas, le bien de ce qui est réglé et mesuré consiste dans la con-
formité à la règle et le mal dans la non-conformité. » Tous les êtres
créés deviennent donc mauvais en s'écartant de leur règle qui est
dans le premier principe ; et bons à mesure qu'ils se conforment à
cette règle. « Le bien créé, par le fait même qu'il est créé, continue
sainl Thomas, relève d'autrui, comme de sa règle et de sa mesure.
S'il était sa règle et sa mesure, il ne quitterait pas sa règle en
agissant; c'est pourquoi Dieu ne peut pas se tromper, comme
aucun ouvrier ne se tromperait en exécutant un trait de scie, si sa
main était la règle qu'il doit suivre (2). » L'ouvrier ne se trompe,
en effet, que s'il prend mal ses mesures, ou ne suit pas exactement
celles qu'il a prises. Sans rendre compte en détail des causes du
mal, nous savons par avance que le défaut ne peut venir que de la
créature. « Je sais une chose, dit saint Augustin, c'est que jamais,
nulle part, ni d'aucune manière, la nature de Dieu ne peut avoir

(1; S. Thom. de Malo, q. iv, a. 1, ad 13m.


(2) In omnibus enim quorum unum débet esse régula et mensura allerius, bonum in
regulato et mensurato est ex hoc quod regulatur et conformatur regulae et mensura; ;
malum vero ex hoc quod est non regulari vel mensurari... Bonum ex hoc ipso quod est
creatum, sequitur quod ipsum sit subjeclum alteri, sicut regulae et mensurse. Si autein
ipsuni esset sua régula et mensura, non posset sine régula ad opus procedere. ProplW'
quod Deus, qui est sua régula, peccare non potest; sicut nec artifex peccare posset m
incisione ligni si sua manus regulaesset incisionis. De Malo, q. i, a. 3, c. et ad 9m.
LA PROVIDENCE 197

de défaut; tandis que les êtres tirés du néant en sont suscep-


tibles (1). »
Saint Denis touche à une vérité non moins évidente quand il dit
que le mal ne peut être voulu, dans la mesure où il est voulu,
qu'en vue du bien (2). Si donc Dieu tolère le mal dans ses oeuvres,
ce n'est que pour arriver à un plus grand bien et en cela il fait
preuve de sagesse. « Il est d'un prudent administrateur, dit saint
Thomas, de passer sur quelque défaut particulier, pour augmenter
le bien du tout (3). » La providence divine se partage donc en
providence d'approbation, quand il s'agit du bien, et en provi-
dence de permission, lorsqu'il est question du mal, La première
s'applique à ce qui est directement voulu de Dieu, à ce qui fait la
trame de ses desseins; la seconde s'étend à ce qu'il ne peut empê-
cher sans nuire au bien de l'ensemble. Les êtres bons, appartiennent
à la providence d'approbation, les mauvais sont objet de tolé-
rance ; n'étant voulus que pour autrui, ils ont leur raison d'être
clans le bien qu'ils procurent à autrui.
On divise le mal en mal physique, moral et métaphysique, selon
que le défaut, qui le constitue appartient à la nature, à la volonté
humaine ou à l'être abstractivement pris. Mais le mal méta-
physique n'a de réalité que par le mal de la nature ou de la
volonté, comme l'être généralement pris n'a de réalité que dans
les êtres particuliers d'où nous l'abstrayons : il est donc inutile de
nous occuper du mal métaphysique dans une justification de la
providence, bien que les lois qui gouvernent le mal en général
s'appliquent aux maux particuliers.

Mal physique. -
Salomon nous paraît bien rendre ce qui se passe
dans le monde quand il dit : Contre le mal, le bien ; contre la
mort, la vie ; semblablemr.nt contre le juste, le pécheur. Regardez
toutes les oeuvres du Très-Haut, vous verrez deux et deux, un

(1) Hoc scio, naturam Dei nunquam, nusquam, nulla ex parte posse deficere; et ea
posse dcficere, quao ex niliilo facta sunt. Civ., lib. XII, c. vin.
(2) ïïàvrav v.cù tûv v.axôiv àçyji v.oà téXoç éo-u xb cq-aOàv '
zov yàp àyuQov êvsxa Ttâvra
v-cù ciaa àyaBà -/ai ôaa àvavTÔc. De div. Nom., c. iv, § 31.
(3) Ad prudentem gubernalorem pertinet negligere aliquem defectum bonitatis in
parte, ut faoiat augmentum bonitatis in tolo. O. G., lib. II, c. lxxi.
198 REVUE THOMISTE

contre un (1). » L'opposition de l'être et du néant est inévitable,


quand il s'agit d'une créature, puisque toute créature vient du
néant et subsiste sur le néant. Salomon ne parle donc pas de cette
opposition, mais de celle qui suit la création, quand l'être produit
n'a pas ce qu'il doit avoir. Plus les créatures se rapprochent de
leur principe, plus elles sont parfaites; la providence a de moins
en moins à compter avec leurs défauts. Il ya môme des êtres incor-
ruptibles que la mort ne peut pas atteindre; telle est la substance
de ce monde qui demeure quand les représentants de la nature
périssent, telles sont les âmes humaines qui survivent au corps
gisant dans la tombe. Dieu n'a mis dans ces êtres aucun germe
de corruption. Les forces créées n'ont pas le pouvoir d'annihiler,
et, quant à la providence, elle gouverne en respectant la nature
de ses sujets. ,

A un niveau moins élevé que les âmes humaines et la substance


du monde, s'agite l'immense variété des êtres composés de matière.
C'est la partie de l'univers qui nous est la mieux connue. Ces êtres
sont corruptibles dans leur être et dans leurs manières d'être. Leur
matière comme leurs formes n'existent que concrétées ; mais il est
indifférent à la matière d'être concrétée sous une forme ou sous
une autre; d'où l'instabilité des composés naturels. Un homme
naît mortel par le fait même qu'il naît, il en est ainsi de tous les
êtres où entre la matière. Corruptibles dans leur être, ils le sont
plus encore dans leurs manières d'être. Que de changements at-
tendent le même homme entre le berceau et la tombe Change- !

ments tous possibles, puisqu'ils sont dans la nature humaine.


Cependant le mal n'existe pas par cela seul qu'il existe des êtres
périssables. Il n'est point dans leur nature de durer toujours, et
ils ne sont pas imparfaits en suivant les lois de leur nature. La
mort naturelle, la destruction de leur activité par une activité plus
haute, ne constituent pas de désordre. Le mal naît si la mort n'est
pas conforme à leur nature, si leur activité n'a pas son cours
naturel.
Le mal existe dans l'univers, pourquoi le méconnaître ? La fra-
gilité des créatures ne l'explique que trop. Pour bannir le mal, il
(1) 'AxÉvavri toO xaxoO to àyaOôv, koCi cwrévavTt toO Oavâxou i) Çwiî- ovtwç à7tévavr'
ïûo-sëoOç àjjiapTwXoi;. Kcà oûtu; Ij/.ëXeiJ'ov ii îiâvra Ta spya toO 'ÏVJ/ïffrov, Mo Mo, êv
waTevovTi toO ivbt;. Les Septante, XXXVI, 15, Vulgate, X2LXII, 15.
LA PROVIDENCE 199

faudrait que Dieu n'eût créé que des êtres incapables de défaillir;
ou qu'il les rendît tels par les soins de sa providence. La raison
peut-elle demander qu'il soit ainsi ? Non, ce serait une erreur pire
que celle des optimistes : car les optimistes n'excluent pas tout
mal de ce qu'ils appellent le meilleur des mondes. La vérité est que
Dieu a le droit de créer tous les mondes possibles, c'est-à-dire tous
ceux qui n'impliquent pas de contradiction. Dieu ne pourrait pas
vouloir un monde où le mal dominât, ce monde serait irréalisable,
attendu que pour le choisir il faudrait vouloir le mal pour le mal,
ce qui est une contradiction, la volonté ne pouvant se porter que
sur le bien.
Les défauts de la créature proclament à leur manière la perfection
du Créateur. La raisonne peut qu'admirer comment Dieu, avec des
êtres périssables, a su construire un monde qui dure et comment,
dans les rapports échangés, il remédie à l'imperfection des activités
secondes. Sitoutmouvementestimpossiblesans un premier moteur,
l'impossibilité augmente quand, à la contingence du mouvement,
s'ajoutent l'inlermittence et l'irrégularité qu'il rencontre dans son
existence. Si la science nous dit qu'il n'y a pas de mouvement
spontané dans la nature, nous sommes mis en demeure de cher-
cher plus haut son origine première : nous le sommes bien davan-
tage quand elle nous montre qu'il n'y a pas de mouvement véri-
tablement continu et régulier. Il faut un sage et puissant modéra-
teur. Combien de fois la croûte terrestre ne s'est-elle pas déchirée
sous de violentes contractions? Les tremblements de terre nous en
donnent encore de terribles exemples ; c'est cependant grâce à ces
mouvements, que tant de ruines accompagnent, que les continents
ont acquis et gardent leur relief. Annibal a imité cette sagesse à la
bataille de Cannes, en mettant dans son centre des troupes qui
devaient fléchir et attirer -les Romains sous les coups des ailes.
C'est surtout dans le monde de la vie que le défaut devient l'oc-
casion du bien. Non seulementDieu sait combler par les naissances
les vides que produit la mort, et perpétuer les espèces malgré la
fragilité de leurs représentants;,mais il sait encore produire des es-
pèces qui vivent sur les restes et les débris des autres êtres. Tels
sont les champignons qui végètent sur la pourriture, les vers qui
pullulent dans les cadavres. Ces êtres ont la double mission d'é-
tendre la vie à de nouvelles régions et de faire disparaître des sub-
200 REVUE THOMISTE

stances, non seulement inutiles, mais qui ne tarderaient pas à


devenir nuisibles. Les savants sont pleins d'admiration pour une
telle sagesse. La raison est moins éclairée pour comprendre le pa-
rasitisme des plantes et des animaux, et le pourquoi des êtres qui
vivent de proie. Le lion, par exemple, n'est possible que par le
meurtre d'autres animaux : pourquoi existe-t-il? Tuer pour vivre a
quelque chose qui répugne. Mais la raison peut arriver à l'explica-
tion si elle considère que le bien de l'ensemble résulte du nombre
et de la subordination des parties. L'univers n'est possible que par
la pondération des êtres qui le composent; il n'est parfait que
parce qu'il en renferme de plusieurs espèces. Or le parasitisme et
les êtres qui vivent de proie, ont pour rôle de tempérer le déve-
loppement de certaines espèces et d'apporter à l'ensemble le lustre
de leur propre beauté. Le lion empêche la trop grande multiplica-
tion des herbivores et la beauté qu'il ajoute à la faune compense
les sacrifices qu'exige sa nourriture. Et quand même il resterait
quelque obscurité, le philosophe ne s'en inquiète pas; il sait qu'il
y a une réponse au pourquoi. Trop de preuves lui révèlent la sa-
gesse de la nature sur les autres points, pour qu'il puisse en dou-
ter sur celui-ci. Au besoin, il s'en remet à l'intelligence première
qu'il sait plus sage que toutes celles qui en dérivent.
On ne peut pas faire à Dieu le reproche d'avoir créé des êtres
périssables, ils ont leur valeur; ni de les avoir mis en société, soit
entre eux, soit avec ceux qui ne périssent pas ; puisqu'ils acquièrent
une perfection plus grande que celle qui leur est propre : les
perles bien assorties gagnent en beauté. Il y a plus, leur société
permet l'existence d'êtres impossibles sans elle. La plante n'existe
pas sans le minéral, l'animal sans la plante, ni l'homme sans les
êtres qui lui sont inférieurs. Les moins grands servent de base à
ceux qui le sont davantage et reçoivent de ceux-ci une perfection
qu'ils n'ont point par eux-mêmes. Le minéral dans la plante est
associé à la vie, à la sensibilité chez l'animal, à la pensée chez
l'homme. L'ensemble ne peut que gagner en perfection, car la
perfection du tout résulte de la variété et de l'arrangement des
parties. « Le corps, dit saint Paul, n'est pas un seul membre, mais
beaucoup de membres » (1).

(1) Nam et corpus non est unum membrum, sed multa. I Cor. xn, 14.
LA PROVIDENCE 201

Divers par leur nature, les représentants de l'univers sont encore


périssables par leur fond. Tout ce qui naît est sujet à la mort; il
faut la main du Tout-Puissant pour créer des oeuvres immortelles.
Des êtres périssables ne peuvent pas toujours durer. Leur mort,
contraire au voeu particulier de chacun, ne l'est pas an voeu
général de la nature : elle est même demandée pourfaire place aux
autres et amener la perfection du tout. Les mots d'un discours ne
peuvent pas toujours durer; or un monde composé d'êtres péris-
sables est un discours que le créateur prononce au dehors. Il en
connaît l'étendue, il en a réglé l'ordonnance et la suite.
Le mal apparaît quand la douleur, la maladie, la mort, accablent
sans raison l'homme et les représentants de la nature. Ces maux
sont inévitables, ils tiennent à l'imperfection des êtres; il suffit,
pour justifier Dieu de les permettre, que sa providence les empêche
de prévaloir sur le bien. C'est ce qu'elle fait en multipliant contre
la mort les germes de la vie et en ne permettant pas que la souf-
france ni la mort accidentelle soient la règle, mais seulement
l'exception. Saint Augustin va jusqu'à dire que les défauts, loin de
nuire à la beauté de l'ensemble, y ajoutent un relief, comme les
ombres aux couleurs d'un tableau, comme les silences à l'harmonie
d'un chant (1).

Mal moral. -
L'homme est sujet aux calamités de ce monde :
à la douleur, à la maladie, à la mort. AccusjerJDieu de ne pas nous
avoir préservés de ces maux, c'est ne pas considérer l'homme dans
ce qui lui est propre, c'est le confondre avec les êtres périssables.
Il y a quelque chose en nous qui ne meurt pas, l'âme raisonnable;
et quelque chose qui dépasse toute force créée, la volonlé libre.
C'est à cette partie de notre être que s'applique la providence qui
nous est spéciale.
On ne peut pas dire que la volonté humaine est supérieure à la
cause première d'où elle émane, mais elle est incontestablement
au-dessus de toute autre puissance et le champ d'action que Dieu
lui donne est pour elle sans limite. La limite ne vient pas de notre
vouloir qui jouit de tou te liberté, mais de notre pouvoir qui n'est

{i) D, Gen. imper, liber, c. 23.


KEVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 14.
202 REVUE THOMISTE

jamais que celui d'une créature. L'homme, par la liberté, esl,


maître de ses actions, l'usage qu'il en fait, le rend bon moralement,
ou mauvais : bon quand il s'en sert pour accomplir son devoir;
mauvais quand il en abuse pour le transgresser.
Mais l'homme a-t-il des devoirs? Oui, puisqu'il se doit à sa fia,
comme tout être dérivé se doit au principe d'où il émane. Mécon-
naître la fin et les moyens, c'est transgresser son devoir. Dieu n'a
pas de fin puisqu'il n'a pas de principe, et il ne se trompe pas dans
celle qu'il assigne aux créatures, puisque cette iin, c'est lui-même.
L'homme peut se tromper en ne choisissant pas la fin véritable;
s'il se croit, par exemple, le terme de son activité, et complètement
indépendant. Dieu ne se trompe pas davantage en prenant les
moyens propres à la fin qu'il s'est proposée. Une erreur de ce genre
supposerait ignorance ou mauvais vouloir, chose in^ossible quand
il s'agit de Dieu. L'homme, en second lieu, se trompe dans le
choix des moyens par manque de connaissance ou par mauvaise
volonté; car ces moyens sont multiples et relèvent de son choix.
11 faut une erreur volontaire pour que le défaut soit imputable. Si
la volonté n'a point de part, il y a vice naturel, idiotisme ou folie,
mais non mal moral. L'erreur devient imputable quand l'homme
ne suit pas la lumière de sa conscience.
Le mal moral vient de la liberté humaine, qui ne fait pas ce
qu'elle devrait faire. Pourquoi ne le fait-elle pas? C'est à ceux qui
pèchent de nous le dire. S'ils répondent que c'est par ignorance ou
par entraînement, ils ne donnent que des raisons secondaires ': car
l'ignorance doit être dissipée et l'entraînement ne nécessite jamais
la volonté humaine. Si elle cesse d'être-libre, il n'y aj3âs_péché.
C'est donc par mauvais vouloir, et de ce mauvais vouloir ils ne
peuvent donner d'autre explication que leur faiblesse. Un défaut
de la volonté est comme tout défaut : il n'a pas de cause efficiente,
mais seulement une cause déficiente.
Si l'on demande, en second lieu, pourquoi Dieu permet tant
d'imperfections, de désordres et de crimes dans le monde moral, la
raison pourrait n'avoir rien à répondre, sans que sa croyance à la
sagesse et à la bonté divine ait lieu d'en être ébranlée. Il n'appar-
tient pas en effet aux dérivés de connaître le pourquoi de leur
existence : s'ils sont, c'est qu'ils ont raison d'exister; la présomp-
tion est du côté de leur principe. L'argument pris du fait, nul
LA PROVIDENCE 203

quand l'autour est responsable, a ici toute sa valeur. Si Dieu fait


quelque chose, cela est bien; car si cela n'était pas bien, Dieu ne
le ferait pas.
Mais la raison n'est pas dans une ignorance si absolue des
motifs qui portent Dieu à tolérer le mal. Elle comprend, par
exemple, que la liberté est un bien si grand qu'elle ne doit pas être
refusée aux hommes, lors môme que l'abus est pour eux insépa-
rable de l'usage. Créer des êtres indéfectibles, Dieu ne le peut pas;
il reste donc, pour éviter tout mal, qu'il les unisse à lui en les
tirant du néant ; mais ces êtres, n'ayant point le mérite de l'é-
preuve, n'auront pas la récompense de leur vertu. Cette perfection
manquera à l'ensemble des êtres. Pourquoi obliger Dieu à ne point
la donner? La raison n'en a pas le droit.
On peut dire, il est vrai, que le mérile n'emporte pas nécessai-
rement la faculté dépêcher. Dieu pourrait créer des êtres d'une
volonté si parfaite, qu'il leur fût impossible de vouloir le mal.
Voici comment saint Augustin répond .: « Nous accordons, dit-il,
qu'une nature qui ne veut absolument pas pécher, est meilleure;
mais que nos adversaires nous accordent aussi qu'une nature
créée de telle sorte qu'elle peut ne pas pécher, si elle le veut, n'est
pas une nature mauvaise, et que si elle pèche volontairement et
sans y être nécessitée, il est juste qu'elle soit punie. Si donc la
saine raison proclame l'excellence d'une nature que rien d'illicite
ne peut émouvoir, elle proclame en même temps la bonté d'une
nature qui a le pouvoir de résister à toute séduction mauvaise...
Puisque l'une de ces natures est bonne, et l'autre meilleure, pour-
quoi ne les créerait-il pas toutes les deux, au lieu de se limiter à la
meilleure » (1)?
Dans quelle mesure Dieu permet-il le mélange des bons et des
Mauvais, du vice et de la vertu, du repentir et de l'impénitence
Jinale? Jusqu'à quèTpoînf laissera-t-il le péché déformer la créa-
ture raisonnable? La raison n'en a qu'une imparfaite connaissance.

(1) Iicce nos concedimusmeliorem esso naluram quse omnino pooearc nolit, concédant
cl ipsi non osse nialain naluram- qua> sic facta est, ut posscl non peccarc si nollol, et
jufjtam esse sententiam qua punita est, quoe volimtale non necessilato poccavil. Sicut
ei'go ratio vera docet jueliorem esse naluram quam prorsus niliil délectai illicitum; ila
''alio vera nihilominus docel etiam illam bonam esse quai habcl in potestate illicitam
deleclalionem, si extiterit, colnbere... Cum orgo lioec natura bona sit, illa melior,
cur
dlam solain, et non utramque polius i'acerot Deus? De Gen., ad lit. lib. XI,
c. ix.
?
204 REVUE THOMISTE

Elle ne peut le savoir que par les fails et les faits de cette nature
lui échappent, parce qu'elie ne pénètre pas les volontés humaines.
Ce que la raison sait, c'est que le mal ne prévaudra jamais contre
le bien. De même que l'auteur de la nature a fait une oeuvre
bonne, malgré les désordes partiels qui s'y rencontrent,. de même
l'auteur du genre humain n'a pas fait une oeuvre mauvaise, malgré
les vices qui s'y rencontrent. Dieu a prévu tous les ravages que le
mal peut faire et sa providence y apporte le remède convenable.
« Dieu, continue saint Augustin, ne créerait pas non seulement un
ange, mais même un homme, dont il prévoit la méchanceté, s'il ne
voyait en même temps de quelle utilité ils seront pour les bons, et
comment la suite des siècles, semblable à un beau chant, sera
honorée parleur contraste » (1).
C'est par le châtiment que Dieu réprime le mal et l'ordonne au
bien. La peine infligée à la faute a le double avantage de provo-
quer le coupable au repentir et d'empêcher l'innocent de préva-
riquer. Le premier effet est un bien pour celui qui a commis le
mal; le second, pour ceux qu'il empêche de tomber. Aux maux
physiques Dieu remédie d'autre façon. Il ne peut pas châtier des
créatures incapables de prévariquer, ni disposer au delà do la mort
d'êtres qui périssent tout entiers. La matière seule demeure sous
le va-et-vient des composés naturels, comme toute substance
demeure sous la succession des phénomènes qui la modifient.
L'homme, au contraire, se survit dans son âme,et il est complète-
ment libre dans ses actions, de là sa culpabilité. L'homme est
responsable de ses oeuvres envers celui qui lui donne d'être et
d'agir, comme tout dérivé est tributaire de sa source. Il est donc
juste que l'homme rende compte à Dieu de sa conduite, et qu'il en
reçoive récompense ou punition. Tout législateur doit à ses lois
une sanction, sans laquelle il n'induirait pas suffisamment à leur
observance et ne détournerait pas de leur transgression; Dieu n'a
pas oublié la sanction et il charge sa providence de l'appliquer.
La raison comprend qu'il doit en être ainsi, c'est pourquoi elle

(1) Neque enim Deus ullum, non dico Angelorum, sed vel hominum crearet, quem
malum futurum esse praescisset, nisi pariter nosset quibus eos bonorura usibus comrao-
daret, atquc ita ordinem soeculorum tanquam pulcherrimum carmen ex quibusdam quasi
antithésis honestaret. Civ. lib. XI, c. xvm.
LA PROVIDENCE 20o

s'étonne et se scandalise de ne pas voir le châtiment réprimer le


crime, ni la récompense encourager la vertu. Elle s'en fait une
objection contre la providence. « Notre plus douloureux étonne-
ment, dit lîoèce, est peut-être de voir qu'il puisse exister des maux
sous un gouverneur bon de l'univers ou que ces maux passent
impunis. Mais à cette douleur s'en ajoute une bien plus grande :
car pendant que l'iniquité règne et prospère, non seulement la
vertu n'a pas sa récompense ; mais elle est encore foulée aux
pieds par les scélérats, et c'est elle qui expie leurs forfaits. Que de
tels désordres puissent se produire sous le gouvernement d'un
Dieu qui connaît tout, qui peut tout et qui ne veut que le bien,
c'est ce dont personne ne peut assez s'étonner, ni assez se
lamenter (!') ». « Mes pieds, s'écrie David, ont presque chancelé,
mes pas ont failli glisser, en voyant la paix des pécheurs. » Et
ailleurs: « Pourquoi, â Seigneur, vous êtes-vous retiré au loin
pendant que Vimpie triomphe et que Vhumble est sur les charbons? »
« Vous êtes juste, ô Seigneur, dit à son tour Jérémie, pourquoi la vie
des méchants est-elle prospère, pourquoi tous les prévaricateurs et les
impies sont-ils heureux? » « Tu souffres, disaient les amis de Job,
donc tu es coupable. » Ils n'admettaient pas qu'un Dieu juste et
bon pût laisser l'innocence souffrir. El Job : « Le seul souvenir
m'épouvante, dit-il. et la terreur secoue toute ma chair. Pourquoi les
impies vivent-ils, pourquoi dominent-ils et deviennent-ils puissants
par les richesses? (2) »
Nous accordons que le vice n'a pas ici-bas tout le châtiment
qu'il mérite : la justice humaine est impuissante à le réprimer et la
justice divine lui laisse son cours. La vertu également n'a pas sa

(1) Sed ea ipsa est vcl maxima nostri causa inoeroris, quod cum rerum bonus rector
existât, vel esse omnino mala possint, vel impuiiita proetereunt. At huic alquid majus
adjungitur. Nam imperante, ftorentequenoquitia, virtus non solum praemiis caret, verum
etiam sceleratorum pedibus subjecta calcatur, et in locum facinorum supplicia luit. Qua;
fien in regno scientis omnia, potenlis omnia, sed bona tantum volentis Dei, nemo satis
potest nec admirari, nec conquori. De Consol., lib. IV, pros. 2.
(2) Mei pêne motisunt pedes : pêne effusisunt gressus mei, quia zelavi super ini-
quos, pacem peccatorum videns. Psa. lxxii, 2 et 3.
Ut quid, Domine, recessisli ionge, despicis in opportunitalibus, in tribulatione; ditm
superbit impius, ineenditur pauper. Psa. x, 1, selon l'hébreu.
Justus quidem es, Domine... quare via impiorumprosperatur : bene est omnibus, qui
prssvaricanlur, et inique agunt ? Jei\, xn, \.
Et ego quando recordatus fuero, pertimesco, et concul.it earnem meam tremor.
Quare impii vivunt, sublevati sunt, confortalique divitiis ? Job., xxi, 6.
206 RKVDE THOMISTE

pleine récompense : les hommes sont incapables de la lui donner et


le ciel paraît indifférent à son mérite. Cela prouve qu'il y a une
autre vie où Dieu rend à chacun ce qui lui est dû. Mais nous
n'accordons pas que le vice, même en ce monde, soil sans puni-
tion, et la vertu sans récompense. Tout acte a son fruit puisqu'il
modifie notre être : l'acte passe, le fruit demeure par la modifica-
tion produite. Si l'acte est bon, c'est-à-dire conforme à la loi qui
nous gouverne, il nous rend bons nous-mêmes. Ce n'est pas encore
tout le bien qui jaillira de la fin obtenue, c'en est la préparation et
l'avant-goût. Avant la perfection que donne le terme, nous ne
pouvons pas en trouver une plus grande que celle procurée par les
moyens.
L'accomplissement du devoir est la plus haute' dignité de
l'homme en ce monde, les stoïciens avaient raison de placer la
perfection dans la pratique deja-vertu. Elle n'est pas ailleurs tout
le temps que dure l'épreuve. Mais ce n'est qu'une partie de la
vérité. La vertu ne suffit pas à rendre l'homme complètement
heureux, il faut de plus la récompense méritée par la vertu et que
donne la possession indéfectible du bien auquel elle prépare. Ce
n'est pas qu'il y ait pour l'homme deux sortes de bonheurs : l'un
pour la terre, l'autre pour la vie future ; il n'y en a que d'une sorte.
Celui qui doit s'achever dans un monde meilleur ne peut pas
différer de celui qui commence ici-bas ; car l'être soumis à
l'épreuve est le même que celui qui doit jouir de la récompense.
La vertu est donc la véritable béatitude de l'homme ; mais à son
commencement, non dans sa perfection. Quant aux fausses béati-
tudes, elles sont sans nombre et nous n'avons pas à en parier ici.
Si l'acte est mauvais et en contradiction avec la loi morale, si
l'homme,au lieu de tendre à sa fin et d'en prendre les moyens, s'en
détourne volontairement, sa conduite a des conséquences inévi-
tables. Se détourner de la fin prive nécessairement de la perfection
inhérente à la tendance vers la fin.Do la dignité du devoir accompli,
l'homme tombe dans le déshonneur de la transgression. Il n'est
plus l'enfant de la" providence, l'objet premier des soins du l'ère,
il s'est mis par sa faute au rang des esclaves et des bêtes de
somme que la force conduit. Il y a donc une sanction inséparable
de l'accomplissement comme de la transgression de la loi morale.
Comment en serait-il autrement ? Une cause seconde ne peut agir
LA PROVIDENCE 207

que sous l'influence de celle qui lui donne l'être et l'action. La


cause morale se dislingue des causes physiques, non par l'indé-
pendance de la cause première, mais parce qu'elle a la disposition
de ses actes. Elle peut à son choix donner ou refuser son activité.
Si elle la donne, elle a sa part dans le hien accompli,elle en devient
meilleure cL mérite récompense. Si elle la refuse, le hien ne se fait
pas, le mal en prend la place, et ce mal est dû à la cause seconde.
L'homme est lihre, Dieu lui donne de choisir entre le bien et le
mal ; de sorte qu'il est à lui-même sa providence, l'artisan de son
bonheur ou de son malheur.
Celle sanction, inséparable de l'acte moraJ, n'aura toute sa va-
leur qu'au sortir de cette vie pour nos actions personnelles, qu'à
la fin du genre humain pour le retentissement social de ces mêmes
actions. Les raisons de ce retard sont compréhensibles. On ne peut
pas faire à Dieu le reproche d'avoir soumis sa créature à l'épreuve,
c'est un honneur pour elle ; ni d'avoir étendu et limité à cette vie
le temps de la probation. En l'étendant à toute la vie, il donne
lieu au retour s'il y a chute ; à l'accroissement des mérites, s'il y a
persévérance dans le bien. En terminant l'épreuve à la vie, Dieu
se conforme au désir de notre nature : un bonheur qui ne dure-
rait pas toujours ne saurait contenter le coeur, et une punition qui
ne serait pas définitive ne correspondrait pas à une malice qui
s'obstine. Le bien ne pourrait triompher du mal, Dieu serait
vaincu par le pécheur. Ces vérités sont écrites dans la conscience
humaine, personne ne les ignore complètement.
A cette sanction qui emporte la possession ou la perte du sou-
verain bien, s'ajoutent toutes les sanctions qui disposent des
biens particuliers : de la richesse, des honneurs, de la puissance ;
des avantages de l'éducation et de la naissance. Ces biens ne sont
pas comparables au souverain bien d'où ils émanent, mais ils ont
pour mission de nous y conduire. L'homme n'est qu'un être par-
ticulier, en contact avec des êtres particuliers qu'il doit traverser
par son intelligence et son coeur, pour arriver à Celui qui est le
bien et l'être infini.
Le sentiment qui voudrait ne donner qu'aux bons les biens de ce
monde et réserver les maux aux seuls coupables,.n'est pas raison-
nable, en ce qu'il méconnaîtla ^raie grandeur de l'homme, change
les conditions de l'épreuve et ôte à Dieu un moyen puissant de
208 REVUE TUOMISTK

conduire au bien. Les créatures, bonnes en elles-mêmes, au


degré où elles ont de l'être, ne sont bonnes pour l'homme que par
l'usage qu'il en fait. Elles concourent à son bonheur, elles ne le
font pas. Supposons l'homme le plus déshérité des biens de ce
monde, il n'est pas malheureux pour autant, comme il ne serait
pas heureuxlorsmême qu'il posséderait tout ce qui est créé. « Celui
qui a Dieu, dit saint Augustin, a tout, ne possédât-il pas autre
chose, et celui qui n'a pas Dieu n'a rieu, quand même il aurait
tous les autres biens. »
Ce serait, disons-nous, changer les conditions de l'épreuve et
priver Dieu d'un puissant moyen de gouvernement. La séparation
absolue des biens et des maux relatifs ne peut que suivre la pos-
session ou la perte définitive du souverain bien ; en attendant, il est
utile qu'ils soientmèlés. La richesse, les honneurs, la force et la santé
du corps, les talents de l'esprit ont égaré bien des hommes ; tan-
dis que la pauvreté, l'humiliation, l'épreuve physique ou morale,
en ont beaucoup maintenu dans le droit chemin et beaucoup
ramenée la vertu. L'homme n'aurait pas le courage de s'arracher
à la jouissance des biens créés et de se jeter dans l'affliction, il faut
que la providence intervienne, et elle le fait avec une grande
sagesse. « La manière de se conduire dans ce qu'on appelle le succès
ou les revers, dit saint Augustin (1), est d'une grande importance.
L'homme vertueux ne s'enorgueillit pas des biens temporels et les
maux ne peuvent l'abattre : le vicieux au contraire trouve son
châtiment dans l'infortune, parce que la prospérité l'a gâté. Cepen-
dant la main de Dieu se montre parfois très clairement dans la
distribution des biens et des maux. S'il infligeait maintenant une
peine à toute offense, on pourrait croire que rien n'est réservé au
jugement dernier; comme si aucune transgression ne recevait de
châtiment, on penserait qu'iln y a pas de providence. De même, si

(i) Interest autem plurimum, qualis sit usns vel earum rerum quoe prospéras, vel
earum quoe dicuntur adversoe. Nam bonus temporalibus nec bonis extollitur nec malis
frangitur ; malus autom ideo hujuscemodi infelicitate punitur, quia felicitate corrumpitur.
Ostendit tamen Dcus ssepe etiam in his distribuendis evidentius operationem suam. Nam si
mine omne peccatum manifesta plecteret poena, nihil ultimo judicio servari putaretur :
ruisus, si nullum peccatum nunc puniret aperte divinitas, nulla esse providentia divini
crederctur. Similiter in rébus secundis, si non eas Deus quibusdam petentibus evidentis-
sima largitate concederet, non ad eum ista pertinere diceremus : itemque si omnibus eas
petentibus daret, nonnisi propter talia praemia serviendum illi esse arbitraremur ; nec pios
nos faceret talis servitus, sed potius cupidos et avaros. Civ., lib. I, c. vm-2.
LA. PROVIDENCE 209

Dieu n'accordait parfois les biens temporels à ceux qui les deman-
dent, on dirait qu'il n'en est pas le maître, et s'il les accordait tou-
jours, on croirait qu'il faut le servir uniquement pour les avoir :
son culte ne rendrait pas les hommes pieux, mais plutôt cupides et
avares. » Toujours le bonheur ou le malheur de l'homme dépen-
dront de la possession ou de la perle du souverain bien.
Satisfaite sur ce point, l'objection s'adresse à l'éternité des
peines qui attendent le pécheur au sortir de cette vie. 11 n'y a pas
de proportion, dit-elle, entre la faute d'un instant, mettons qu'elle
dure toute la vie, et un châtiment qui ne doit pas finir. Ne valait-
il pas mieux laisser ce malheureux dans l'oubli du néant que de
l'appeler à un éternel supplice? Dieu prévoyait sa faute et son
obstination, cependant,il n'a pas hésité à le créer : comment n'est-
il pas responsable de sa perte?
Il n'y a que ceux qui méconnaissent la grandeur de l'homme et
ignorent ce qu'est une épreuve, pour s'étonner que la punition
comme la récompense doivent être définitives. Une épreuve est
forcément un état transitoire, préparant l'état définitif. L'épreuve
ne fait pas la durée de l'être, elle prend une partie de cette durée
ponr fixer l'autre partie. La créature raisonnable sera pour tou-
jours ce qu'elle aura choisi d'être pendant son épreuve, car la
créature raisonnable ne périt pas, elle en a le témoignage au plus
profond de son être.
Quant à ne pas créer ceux qui se perdent, déjà nous avons vu
que Dieu n'y est pas tenu. Pour eux, peut-être, eût-il été mieux de
ne pas être, bien que l'excellence de leur nature l'emporte toujours
sur le mal de la faute et du châtiment ; mais l'esprit n'hésite pas à
confesser la sagesse et la bonté divine, quand il considère que les
peines éternelles sont nécessaires pour maintenir les bons dans la
vertu et ramener les pécheurs au repentir. Quelle effroyable licence,
si les prévaricateurs n'avaient à redouter que des peines tempo-
relles, et quel désespoir pour les justes s'ils n'avaient à compter
que sur des biens périssables? Le mal de la partie est largement
compensé par le bien du tout. Incontestablement, si Dieu ne créait
qu'un seul homme et si cet homme se perdait, on pourrait croire
que le Créateur a manqué de prudence et de bonté. Il ne pourrait
le faire sans un bien plus grand que la raison n'a pas à connaître
et qui viendrait compenser ce malheur. Si Dieu crée deux hommes
210 REVUE THOMISTE

et que l'un ne puisse se sauver sans la perte de l'autre, tant la


nature humaine a de faiblesse et demande de moyens, la perte de
l'un a sa raison d'être dans le salut de l'autre : Dieu ne la veut pas,
mais la tolère pour le bien qu'elle procure.
Combien y a-l-il d'élus et combien de rejetés ? La raison l'ignore
et rien ne peut le lui indiquer. Ce qu'elle sait pertinemment, c'est
que le nombre des bons compense largement le; nombre des
mauvais.
/ Saint Augustin se fait cette objection : « Si Dieu voulait, dit-il,
même ces méchants seraient-bons. » Il répond : «"Combien n'est-il
pas préférable, que Dieu laisse à chacun la facilité d'être ce qu'il
voudra; à la condition toutefois que loe bons ne seront pas sans
rëconïpense, ni les mauvais sans châtiment et que ce châtiment
serve aux autres. Mais Dieu prévoyait que leur volonté serait mau-
vaise. Sans doute il le prévoyait, et parce que sa prévoyance est
infaillible, c'est une preuve que la mauvaise volonté ne vient pas
de lui, mais est le fait des pécheurs. Pourquoi donc~a4-il créé des
hommes qu'il prévoyait devenir mauvjos_?__Parce que derrière le
mal qu'il les voyait commettre, il considéraitJe.bien qu'il en tire-
rait. Il leur a donné d'être et d'agir, mais de telle sorte que, tissent-
ils le mal, ils trouvassent la conduite de Dieu toujours irrépro-
chable à leur égard. D'eux procède le mauvais vouloir; de Dieu
la nature qui est bonne et le châtiment que mérite la faute. Ce
ehâtiment, Dieu le doit et il devient pour les autres un avertisse-
ment et un salutaire exemple » (1).
Le péché, comme tout défaut, n'existe que parce qu'il existe
quelque chose d'imparfait. C'est un acte qui n'a pas ce qu'il doit
avoir. Cet acte a de l'être, sans quoi il n'existerait pas; il n'a pas

(1) At enim si Deus vcllct. etiaro isli boni essent. Quanto melius hoc Deus voluit, ut
quod vellent essent; sed boni infructuose, mali autem împimè non essent, et in eo ipso
aliis utiles essent? Sed praîseiebat quod eorum futura essel voluntas mala. Praesciebat
sanè, et quia falli non potest ejus proeseientia, ideo non ipsius, sed eorum est voluntas
mala. Cur ergo eos creavit, quos taies futuros esse praesciebat? Quia sicut prsevidil
quid mali essent facturi, sic etiam praevidit de malis factis eorum quid boni esset ipse
facturas. Sic enim eos fecit, ut eis relinqueret unde et ipsi aliquid facerent, quo quid-
quid etiam culpabiliter eligerent, illum de se laudabiliter operanlem invenirent. A se
quippe habent voluntatem malam, ab illo autem et naturam bonam et justam poenam;
sibi debitum locum, aliis exercitationis adminiculum et timoris exemplum. De Gen. ad
lit., lib. XI, c. xn.
LA PROVIDENCE 211

tout son être, sans quoi il ne sérail pas mauvais. « On a soutenu,


dit saint Thomas, que l'acte où se trouve le péché ne vient pas de
Dieu, à cause du défaut qui ne peut venir de Dieu. Mais on a éga-
lement soutenu que cet acte devait être attribué à Dieu à cause de
l'être qui s'y trouve, et cela pour deux raisons : l'une générale,
parce que tout être dérivé procède de l'être qui est par soi, l'autre
spéciale, parce que le péché étant l'acte d'une créature, toute
activilé seconde relève de l'activité première. »
Dieu cependant n'est pas l'auteur du mal. Quand en effet il
agit seul, ce qu'il fait est bien, car il le fait sans erreur possible,
sans faiblesse, sans mauvais vouloir. Mais quand les causes secondes
interviennent, plusieurs cas sont possibles ; si l'agent créé ne donne
point de concours, rien ne se produit, c'est dans la supposition;
s'il donne tout le concours dont il est capable, l'oeuvre est parfaite,
rien ne lui manque, ni du côlé de Dieu, ni du côlé de la cause
seconde ; si enfin l'agent créé ne donne qu'un concours imparfait,
l'oeuvre elle-même est imparfaite dans la mesure où la cause se-
conde a fait défaut.
« L'action du premier moteur, continue saint Thomas, n'est
pas reçue de la même manière dans tous les mobiles ; mais en
chacun selon le mode qui lui est propre » (1). C'est-à-dire que
les agents créés divisent et diversifient l'influx de la cause pre-
mière, comme le prisme décompose la lumière. Il y a plus,
chacun dans le genre d'action qui lui est propre, reçoit plus
ou moins l'activité première, selon qu'il est dans une bonne
disposition, ou présente des obstacles à la réception. « Quand la
cause seconde est dans la disposition favorable pour recevoir la
motion du premier moteur, l'action produite est parfaite et con-
forme à l'intention du premier moteur. Si, au contraire, la cause
seconde manque de disposition et d'aptitude pour recevoir la mo-
tion du premier moteur, l'action qui suit est imparfaite. Ce qu'elle
contient d'être est réversible aupremiermoteur, comme àsacause;
mais ce qui lui manque ne peut être attribué au premier moteur
comme à sa cause ; car ce défaut vient, comme nous l'avons dit,
de ce que la cause seconde ne se conforme pasà l'ordre que le pre-

Puisqu'ils sont divers et multiples, aucun des agents crées n'est le premier agent,
(1)
comme aucun des êtres particuliers n'est le premier être.
212 REVUE THOMISTE

mier moteur lui imprime. Toute l'activité que fournit une jambe
boiteuse vient de laforce motrice de l'animal ; mais le vice de cette
activité n'envient pas, il est dû à la conformation de la jambe qui ne
lui permet pas de suivre l'impulsion donnée par la force motrice. »
On démontre de la môme manière que Dieu n'est pas l'auteur du
mal moral.
« Il faut dire, continue saint Thomas, que Dieu étant le premier
principe de tout ce qui se meut, il meut, certains êtres de telle
sorte que ces êtres meuvent à leur tour : tels sont les agents libres.
Si donc ces agents sont dans la bonne disposition et dans l'ordre
requis pour recevoir la motion divine, les actions qu'ils produiseiil
sont bonnes et remontent totalement à Dieu comme à leur cause.
Mais si les agents blessent l'ordre voulu, l'action est désordonnée,
c'est un péché. Dans cette action, ce qu'il y a d'être est réversible
à Dieu comme à sa cause ; mais ce qu'il y a de désordonné et de dif-
forme ne peut appartenir qu'au libre arbitre et non à Dieu. C'est
pourquoi on dit que l'acte est de Dieu et que le péché n'en est
pas. » (1)
La raison doit remonter jusqu'au néant pour trouver la source
de tous les maux, comme elle remonte à Dieu pour contempler la
cause de tous les biens.
Fr. A. Villard 0. P.,
(1) Quidam enîm dixerunt antiquitus, actionem peccati non esse a Deo, attendentes
ad ipsam peccati deformilatem, quoe a Deo non est. Quidam vero dixerunt actionem
peccati esse a Deo, attendentes ad ipsam essentiam actus quam oportet ponere a Deo
duplici ratione esse... Sed tamen atlendendum est quod motus primi moventis non reci-
pitur uniformités in omnibus mobilitms, sed in unoquoque secundum modum pro-
prium... Cum enim aliquid est in débita dispositione ad recipiendum motionem primi
moventis, consequitur actio perfecta secundum intentionem primi moventis; sed si non
sit in débita dispositione et aptitudine ad recipiendum actionem primi moventis, sequitur
actio imperfecta, et tune ibi quod est actionis, reducitur ad primum movens sicut in
causam, quod autem est ibi de defectu, non reducitur in primum movens sicut in cau=
sam, quia talis det'ectus consequitur in actione ex hoc quod agens déficit ab ordine primi
moventis, ut dictum est; sicut quidquid est de motuin claudicatione, est ex virtute motiva
animalis ; sed quidquid est ibi de defectu, non est a virtute motiva, sed a tibia secundum
quod déficit ab opportunitate mobilitatis a virtute motiva. Sic ergo dicendum quod cum
Deus sit primum principium motionis omnium, quaedam sic moventur ab ipso quod etiam
ipsa movent, sicut quoe habent liberum arbitrium : quaj si fuerint in débita dispositione
et ordine debito ad recipiendum motionem qua moventur a Deo, sequentur bonss actionem
quoe totaliter reducuntur in Deum sicut in causam; si autem defleiant a debito ordine,
sequetur actio inordinata, qusc est actio peccati : et sic ibi quod est de actione, reducitui-
in Deum sicut in causam : quod autem est ibi de inordinatione vel deformitate, non habet
Deum causam, sed solum liberum arbitrium. Et propter hoc dicitur, quod actio peccali
est'a Deo, sed peccatum non est a Deo. De Malo, 9, m, a. 2, c.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

DANS LES AMES JUSTES

D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

CINQUIEME ARTICLE

L'iNHABITATION DIVINE PAR LA GRACE EST-ELLE PROPRE AU SAINT-ESPRIT

OU

COMMUNE AUX TROIS PERSONNES?

Nous avons jusqu'ici parlé indifféremment de l'habitation du


Saint-Esprit ou de la Sainte Trinité dans les âmes en état de
grâce, nous conformant en cela au langage de l'Ecriture elle-même,
qui attribue tantôt à l'une, tantôt à l'autre des personnes divines,
le séjour que Dieu daigne faire dans les justes. Ainsi, le même
apôtre qui avait écrit aux fidèles de Corinthe : « Ne savez-vous
« pas que vous êtes le temple de Dieu et l'habitacle de l'Esprit-
«f
Saint? (1) » enseignait aux Ephésiens «que le Christ habite en
« nous par la foi (2) ». Et Notre-Seigneur lui-même disait à ses
disciples : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon
« Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous établirons en lui
'< notre demeure (3). »

(1) « Nescitis quia templum Dei estis, et Spiritus Dei habitat in vobis ?» I Cor., ni,
16.
Christum habitare per fidem in cordibus vestris. » Eph., m, 17.
(2) o
(3) « Si quis diligit me, sermonem meum servabit, et Pater meus diliget eum, et ad
eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus. » Joan., xiv, 23.
214 REVUE THOMISTE

L'on ne saurait toutefois méconnaître que c'est le Saint-Esprit


qui est le plus souvent désigné comme l'hôte de nos âmes. Tandis
que, une fois à peine, le texte sacré fait mention de la. présence en
nous du Père el du Fils, il parle fréquemment de la venue el de
l'habitation de l'Esprit-Saint dans nos coeurs. L'Ecriture le repré-
sente comme le don de.Dieu par excellence, donum Dei (1), le don
principe de tous les dons, la source de la vie surnaturelle (2),
l'auteur de notre sanctification, le gage de la béatitude céleste (3).
C'est lui qui répand dans nos coeurs la grâce et la charité (4), lui
qui nous fait enfants de Dieu (5), et qui distribue à son gré les dons
divins (6). Maître intérieur, il éclaire les intelligences, leur ensei-
gnant toute vérité (7); il touche et amollit les coeurs, les inclinant
suavement et fortement à l'observance fidèle des commandements
divins (8). C'est lui qui nous console dans nos peines, nous con-
seille dans nos incertitudes, nous apprend à prier, à demander ce
qui est expédient pour le salut, formulant lui-même nos demandes
avec des gémissements inénarrables (9); lui encore qui nous
réveille de notre assoupissement, nous pousse au bien (10), nous
dirige dans nos voies, el nous introduit finalement dans la véri-
table terre promise, où règne la parfaite rectitude (11).
Les saints Pères ne tiennent pas un autre langage. Pour eux
également, l'Esprit-Saint est le grand don de Dieu, l'hôte intérieur

(1) Act., vin, 20.


(2) « Qui crédit in me, sicul dicit Scriptura, flumina de ventre cjus fluent aquoe vivse.
Hoc autera dixit de Spiritu, quem acceptui'i erant credentes in eum. » Joan., vu, 38-30.
(3) « Unxit nos Deus, qui et signav'it nos, et dedil pignus Spiritus in cordibus nostris. »
il Cor., I, 21-22.
(-!.) <i Oharitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctura qui datus est
nobis. » Rom., V, 5.
(5) « Accepistis Spiritum adoptionis lïliorum, in quo clamamus : Abba, Pater.» Rom.,
vin, 15. ' -
(6) « Hicc autem omnia operatur unuf atque idem Spiritus, dividens singulis prout
vult. i> I Cor., xn, 11.
(1) « Cum autem venerit ille Spiritus veritatis, docebit vos omnem veritatem. » Joan.,
xvi, 13.
(8) Spiritum meum ponam in medio vestri, et faciam ut in prasceptis meis ambuletis,
et judicia mea custodiatis, et operemini. » Ezech., xxxvi, 27.
(9) a Spiritus adjuvat infirmitatem nostram : nam quid oremus, sicut oportet, nesci-
mus ; sed ipse Spiritus postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus. j> Rom., vin, 26.
(10) « Quicumque Spiritu Dei aguntur, il sunt filii Dei. » Rom., vin, 14.
(11) « Spinlus tuus bonus deducetmein terrain rectam. » Ps. cxlh, 10.
qui, en se dormant lui-mômc, nous communique en môme temps
une parlicipaiion de la nature divine, et fait de nous des enfants
de Dieu, des ôlres divins (1), des hommes spirituels et des
saints (2). Aussi se plaisent-ils à le désigner comme l'Esprit sanc-
tificateur, le principe de la vie céleste el divine (3). Quelques-uns
vont même jusqu'à l'appeler la forme de notre sainteté (4), l'âme
de notre âme, le lien qui nous unit au Père et au Fils, celui par
qui ces divines personnes habitent en nous.
Une telle insistance à attribuer l'inhabilation par la grâce ainsi
que l'oeuvre de notre sanctification et de notre filiation adoptiveà
la troisième personne de l'auguste Trinité, ne serait-elle pas un
indice, un signe, une preuve que le Saint-Esprit a, avec nos
âmes, des rapports spéciaux, un mode d'union qui lui est propre
et qu'il ne partage point avec les autres personnes? Car enfin, s'il
réside en nous au même litre absolument, et de la même manière
que le Père et le Fils, pourquoi le représenter sans cesse, de pré-
férence aux autres personnes, comme l'hôte de nos âmes, et lui
attribuer constamment une présence et une action qui seraient,
en réalité, communes à la Trinité tout entière? De là est né le
système de l'inhabitation propre au Saint-Esprit.
D'après quelques théologiens, l'état de grâce aurait pour résultat
d'établir une union directe et immédiate de nos âmes avec ce
divin Esprit, et, par lui, avec le Père et le Fils, en vertu de l'insé-
parabilité des personnes divines. Telle est la célèbre théorie qui
a eu, sinon pour auteur, du moins pour principal patron et défen-
seur, un homme de grande érudition, l'un dos plus illustres

(1) « Per hune (Spiritum) quilibet sanctorum deus est; dictum esl enim ad eos a Deo :
Kgo dixi, dii ostis et filii Excelsi omnes. Necesse est aulem eum qui diis causa est ut dii
sint, Spiritum esse divinum et ex Deo. Ut enim quod cremantibus causa est ut sin! cre-
mantia, id cremans esse necesse est, et quod sanclis causa est ut sint sancti, id necessa-
rio sanctum est; ita et eum qui diis causa est ut dii sint, Deum esse necesse est. » S. Ba-
sil., Contr. Eunom., 1. V.
(2) « Spiritus eum anima conjunolio non fit appropinquando secundum locum... Hic eis
qui ab omni sorde purgati sunt illucescens, per communionem eum ipso spirituales red-
dit. » S. Basil., de Spir. Sanct., cap. ix.
(3) « Sicut ignis calor alius est qui ipsi inest, alius quem aquse aut alteri hujusmodi
rei impertit, ita etiam Spiritus et in se habet ipsam vitam ; et qui ejus sunt participes,
divine vivunt, vitam divinam et coelestem habentes. » S. Basil., Contr. Eunom., 1. V.
(4) « Quatenus Spiritus sanctus vim habet perficiendi rationales creaturas absolvens
lastigium earum perfectionis, formw rationem habet. » S. Basil., de Spir. Sanct.,
cap. xxvi.
216 REVUE THOMISTE

représentants de Ja théologie positive au xvii0 siècle, Denys Petau,


de la compagnie de Jésus. Mais l'immense majorité des Docteurs,
à quelque école qu'ils aient appartenu, s'est toujours montrée
réfractaire et hostile à cet enseignement; et convaincue, à bon
droit, que la loi d'appropriation suffit pleinement à expliquer
les textes de l'Ecriture et des Pères qui semblent faire de la pré-
sence spéciale de Dieu dans les justes l'apanage de l'Esprit-Sainl,
elle a constamment soutenu que la Trinité tout entière habite en
nous par la grâce, et qu'il n'y a pas d'union plus réelle ou plus
immédiate avec la troisième personne qu'avec le Père et le Fils ;
toutefois, quoique commune aù-x trois personnes, l'inhabitation
divine par la grâce est appropriée au Saint-Esprit à raison de son
caractère personnel et de la nature même de l'union entre Dieu et
l'homme, qui est le fruit de la sainte charité.
La question semblait donc vidée, lorsque des tentatives nou-
velles faites à notre époque, dans le but de ressusciter une opinion
qui paraissait définivement jugée et condamnée, sont venues tout
remettre en cause et réveiller un litige que l'on pouvait croire
apaisé. Devant cette levée de boucliers, il nous a paru que les
intérêts de la saine doctrine demandaient que la question fût
reprise et traitée à fond ; c'est ce que nous allons faire avec l'aide
de Dieu.

Le problème à résoudre est donc celui-ci : Quand l'Écriture cl


les Pères nous parlent de l'habitation du Saint-Esprit dans nos
coeurs, sans faire mention des autres personnes, faut-il prendre
cette formule au pied de la lettre, et croire que l'Esprit-Saint
s'unit à nos âmes d'une union qui lui est propre et lui appartient
à un titre particulier; ou bien, au contraire, faut-il considérer
cette union comme commune aux trois personnes de l'adorable
Trinité et simplement appropriée à l'une d'entre elles? Petau,
Ramière, Scheeben, d'autres encore, tiennent pour la première
interprétation ; les théologiens scolastiques, saint Thomas, saint
))E l/HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 217

Bonaventure, Albert le Grand, Suarez, les théologiens de Sala-


manque, de nos jours les EEm. Cardinaux Franzelin et Mazzella,
les RR. PP. Kleulgen, Pesch, Tepe S. J., etc., etc., adoptent la
seconde. Quel que soit le sentiment que l'on embrasse sur la
manière dont le SainL-Esprit est uni à l'âme juste, le dogme
catholique exige qu'on admette aussi en elle une présence véri-
table du Père et du Fils.
Les personnes divines, en effet, n'ayant qu'une seule et même
nature individuelle, sont nécessairement inséparables. « L'Esprit-
« Saint, dit saint Jean Chrysostome, ne saurait être présent
« quelque part sans que le Christ y soit aussi ; car partout où

« se trouve une personne divine, la Trinité y est tout entière (1) ».


Saint Augustin parle dans le môme sens : « Qui oserait penser, à
« moins d'ignorer complètement l'inséparabililé des personnes
« divines, que le Père et le Fils puissent habiter où "le Saint-
ce
Esprit n'habite pas, et que le Saint-Esprit habite quelque part
<>sans le Père et le Fils ? (2) » Aussi les théologiens s'accordent-
ils à reconnaître, avec saint Thomas, que les deux personnes
divines qui, à raison de leur procession éternelle, peuvent être
envoyées et données à la créature raisonnable pour la sanctifier,
ne le sont jamais l'une sans l'autre ; jamais le Fils ne vient éclairer
l'intelligence sans que FEsprit-Saint ne vienne enflammer la
volonté ; leurs missions invisibles, quoique distinctes, si l'on
considère les effets particuliers suivant lesquels elles s'opèrent et
le mode d'origine des personnes, se trouvent cependant unies dans
une racine commune, la grâce sanctifiante, qui ne permet pas que
l'une ait lieu sans l'autre (3). Quant au Père, il est présent, lui

Non potest Spiritu sancto pi'oesenle non adesse Cliristus. Ubi enim iraa Trinita-
(1) «
tis hjpostasis adest, Iota adest Trimlas. » S. Jovv Ciirys., in Epht. ad liom... vm, 9.
(2) « Quis poi'ro andeal opinari, nisi quisquis inseparabilitatem ponilus Trinilalis igno-
l'al, quod in aliquo habitai'e possit Paler aul, Filius, in quo non habitet Spiritus sanetus,
aut m aliquo Spiritus sanetus, in quo non et Pater et Filius !» S. Auo., lib. de Prsssen-
tia Dcit cap. v, n. 10.
(?i) « Cum missio importe! origincm
personoe missoe, ot inhabitationem per gratiara, si
loquamur de missione quantum ad originem, sic missio Filii distinguitur a missione Spi-
ntus sancti, sicut et generalio a processione. Si aulem quantum ad elïectum gratiaj, sic
communicant dure missiones in radice gratioe, sud distinguuntur in efl'ectibus gratioe, qui
sunt illuminatio intelleclus et inflammatio alïeclus. Et sic manifcslum est quod una non
potest esse sine alia, quia neutra est sine gratia gratum faciente, nec una persona sopa-
ratur ab alia. » S. Tu., Summ. Theol., I, q. xliii, a. 5, ad 3.
REVUE THOMISTE. - 5° ANNKE. 15.
218 REVUE THOMISTE

aussi, en vertu de la circumincession ; et, s'il n'est pas envoyé,


parce qu'il ne procède de personne, il vient néanmoins de lui-
môme, se donne à l'âme juste et habite en elle avec le Fils et le
Saint-Esprit, pour la sanctifier de concert avec eux.
Tout en admettant cette présence vraie et substantielle des trois
personnes divines, qu'il n'aurait pu du reste contester sans se
mettre en opposition manifeste avec l'enseignement unanime des
Pères et des docteurs, et sans détruire l'économie du mystère de la
Trinité, Petau prétend que le Saint-Esprit habite dans l'âme juste
d'une manière spéciale, qu'il possède avec elle un mode d'union
qui lui est personnel et qu'il ne partage point avec le Père et le Fils.
A l'en croire, la troisième personne résiderait en nous par elle-
même, directement et immédiatement, les deux autres n'y seraient
que d'une manière indirecte, par concomitance, en vertu de la
communauté de nature qui les rend inséparables. Et, pour bien
expliquer sa pensée, il apporte en exemple ce qui se passe dans le
mystère de l'Incarnation. « Le Père et le Saint-Esprit, dit-il, ne
« demeurent pas moins dans le Christ que le Verbe lui-môme;
« mais le mode d'union est différent. Car, en outre de l'union qui
((
lui est commune avec les autres personnes, le Verbe en possède
« une spéciale qui lui appartient en propre, attendu qu'il est
« comme la forme qui fait du Christ un homme divin, ou plutôt
« un Dieu, et le Fils de Dieu. C'est ainsi que les trois personnes
« habitent, il est vrai, toutes dans le juste ; mais l'Esprit-Saint est
« seul comme la forme qui le sanctifie et le rend fils adoptif de
« Dieu par la communication de sa propre substance.
« Qu'on relise, ajoute-t-il,tous les témoignages des anciens Pères
« que nous avons exposés plus haut, ou, ce qui vaut mieux
<( encore, qu'on parcoure les passages de l'Ecriture qui parlent ou
« bien simplement de l'union de Dieu avec les justes, ou en parti-
« culier de l'habitation du Fils en eux, et l'on trouvera que la
« plupart attestent que c'est par l'Esprit-Saint qu'elle s'opère,
« comme par sa cause prochaine, et, pour ainsi parler, for-
ce
nielle (1). »

(1) « Pater ecoe, atque Spirilus sanclus in homine Chrislo non minus manet, quam Ver-
bum; sed dissimilis est c5k èvimâplcioç modus. Verbum enim, proeter communem illum,
quem cum reliquis eumdom habet, peculiarem alterum obtinet, ut sil formoe instar, divi-
num, vel Deum potius faoientis, et hune Pilium. Sic in homine justo très utique person*
>-

DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 219


-m.
Le Saint-Esprit est donc, d'après Pet au, uni aux justes d'une
union qui lui est propre, et qui, sans Être hypostatique, est néan-
moins analogue à celle du Verbe avec la nature humaine en Jésus-
Christ. Dans le Verbe fait chair, la nature humaine est unie direc-
tement à la personne du Fils, et, par elle, à la divinité et aux
deux autres personnes de la Trinité sainte. La personne du Verbe
est ainsi le point de jonction des deux natures divine et humaine,
comme elle est Je lien qui unit l'humanité du Christ aux personnes
du Père et du Saint-Esprit. De même, dans l'oeuvre de notre déifi-
cation par la grâce, c'est la personne du Saint-Esprit qui est le
terme direct et immédiat de notre union avec Dieu, c'est elle qui
nous met en relation avec le Père et le Fils et sert en quelque sorte
de trait d'union entre eux et nous.
Attribuant aux anciens Pères son propre sentiment, le docte
jésuite leur fait dire que ce n'est point par l'intermédiaire d'un
don créé, mais par l'application de sa propre substance que le
-m
Saint-Esprit nous rend justes et saints ; il serait donc, par rapport .

à notre âme, ce qu'est pour le bronze ou le bois la couche d'or qui


les informe et les embellit (1).

II

Pelau n'a pas été le premier à formuler cette doctrine. Déjà, au


xue siècle, Pierre Lombard, appelé le Maître des Sentences,
croyant lui aussi pouvoir s'appuyer sur l'autorité des Pères, avait
enseigné une union spéciale de l'Esprit-Saint avec nos âmes, sous

habitant. Sed solus Spiritus sanctus quasi forma est sanctificans, et adoptivum reddens
sui communicatione filium... Relegantur omnia veterum Pairum testiraonia, queo superius
exposita sunt : et quod iis proestantius est, Scripturoe loca illa recenseantur, quai cum
justis conjungi, vel in iis hobitare atit Ueum simpliciter, aut privatiin Filium docent;
inveniemus eorum pleraquc testari, per Spiritum sanclum hoc fieri, velut proximam cau-
sam, et, ut ita dixerim, formalem. » Petav., de Trin., I. VIII, cap. vi, n. 8.
(t) « Ut cum deauratur oes, aut lignum, ipsa auri substantia per sese cum materia
copulatur... His enim et aliis similitudinibus, veteres theologi Spiritus sancti cum justo
lum animis conjunctionem, atque Ëvuxnv déclarant. » Petav., de Trin., 1. VIII, cap. vi,
n. 2.

Ml.
220 REVUE THOMISTE

le prétexte que la charité par laquelle nous aimons Dieu et le pro-


chain n'est pas quelque chose de créé, mais la personne même
de ce divin Esprit habitant, au fond de nos coeurs (i). Voici en quels
termes il proposait son opinion sur ce point : « Nous avons dit
« plus haut, et montré par l'autorité des saints, que le Saint-Es-
« prit est l'amour du Père et du Fils, l'amour par lequel ils
« s'aiment mutuellement, et nous avec eux. Il faut ajouter que ce
« même Esprit est aussi l'amour, ou la charité par laquelle nous
« aimons Dieu et le prochain (2). » Et pour qu'on ne se méprît pas
sur sa pensée, le Maître des Sentences avait soin de déclarer que
ce n'est point par métonymie, en mettant la cause pour l'effet, que
l'Esprit-Sainl est appelé notre charité, comme lorsque nous
disons de Dieu qu'il est notre patience ou notre espérance, c'est-
à-dire l'auteur de ces vertus, mais dans le sens propre et réel, en
sorte que nous aimons Dieu avec le coeur même de Dieu (3).
Il ne prétend pas assurément que l'acte de charité émis par la
créature, soit la personne de l'Espril-Saint; mais il soutient que
ce divin Esprit, habitant au fond de nos coeurs, nous fait produire
cet acte directement et par lui-même, sans l'intermédiaire d'au-
cune habitude créée, tandis que les actes dos autres vertus, de la
foi, par exemple, ou de l'espérance, s'accomplissent bien aussi
sous la motion du Saint-Esprit, mais par le moyen de ces
vertus (4). C'est l'excellence de la charité qui portait le Maître des
Sentences à faire celte exception en sa faveur (5); et il ne s'aper-

(1) « Magister ponit quod chantas non est aliquid creatum in anima, sed est ipse Spi-
ritus sanctus mentem inhabitans. » H. Tir., ÏÏ-II, q. xxiii, a. 2.
(2) « Dictum est supra (dist. X), et sacris auctoritatibus ostensum, quod Spiritus
sanctus araor est Palris-et Filii, quo se invicem amant et nos. Ilis autem addendum est,
quod ipse idem Spiritus sanctus est araor, sive charitas, qua nos diligimus Deum et
proximum. » P. Lomis., 1. I Sent., dist. :.vn.
(3) « Sed ne forte aliquis dicat, illud dictum esse per expressionem causoe, Deus chari-
tas est, eo scilicet quod charitas sit ex Deo et non sit ipse Deus, sicut dicitur Deus nos-
tra palicntia et spes, non quod ipse sit ista, sed quia ista ex eo sunt; occurril Augusti-
nus oslendens non esse hoc dictum per causam sicut illa... Ex pra:dictis clarescit quod
Spiritus sanctus charitas est, qua diligimus Deum et proximum. » Ibid.
(4) « Alios actus atque motus virlutnm operatur charitas, id est Spiritus sanctus, me-
diantibus virtutibus, quarumaclus sunt, uipote actum iidei, id est credere, fide média; et
actum spei, id est sperare, média spo. Per fldem enim et spem proediclos operatur actus ;
diligendi vero actum per se lanlum sine alicujus virlutis medio operatur, id est, diligere.
Ailler ergo hune actum operatur quam alios virtutum actus. » Ibid.
(5) a Et hoc dicebat propter excellenliam charitalis. » S. Th., II-II, q. xxnr, a. 2.
cevail pas que sa doctrine tournait, en réalité, au détriment de la
plus éminente des vertus théologales; car, pour produire un acte
d'amour d'une manière parfaite, promptemcnt, facilement, avec
plaisir, et d'une façon connaturelle, la volonté humaine a besoin,
en outre de la motion divine, d'une vertu surnaturelle et infuse
qui perfectionne sa puissance opérative (1).
Des disciples de Pierre Lombard, théologiens sans notoriété,
dont les théories sont parvenues jusqu'à nous grâce aux commen-
tateurs des Sentences, mais dont le nom n'a point échappé à l'oubli,
voulant mettre en lumière l'opinion singulière de leur maître sur
la nature de la charité, disaient, au rapport de saint Bonaventure,
que « le Saint-Esprit peut être considéré sous un triple aspect :
« en lui-même d'abord, et, à ce point de vue, il est l'amour du
« Père et du Fils ;
puis, en tant qu'il habite en nous, et comme tel
« il est désigné sous le nom grâce ; enfin, en tant qu'il est uni
de
« à notre volonté, et, dans ce cas, il est la charité par laquelle nous
« aimons Dieu. Ainsi, disaient-ils, l'Espril-Saint est notre charité,
« non par appropriation, mais par son union avec notre volonté.
« Car de même que le Fils seul s'est incarné, s'est fait homme, et
« s'est uni à l'humaine nature, quoique toute la Trinité ait opéré le
« mystère de l'Incarnation; ainsi toute la Trinité opère l'union de
« l'Esprit-Saint avec notre volonté, mais ce divin Esprit est seul
« uni à elle; et c'est pourquoi lui seul est charité » (2). Ce qui
avait déterminé ces théologiens à proposer cette hypothèse, c'était
la parole de l'Apôtre : Celui qui est uni à Dieu ne forme qu'un même
esprit avec lui (3)

(1) « NuIIus autem aclus perfeele producitur ab aliqua potentia acciva, nisi sit ei con-
laturalis per aliquam formam, quoe sil principium actionis... Unde maxime necesse est
quod ad actum charitatis in nobis existât aliqua liabifualis forma superaddita potentioo
naturali, inclinans ipsam ad charitatis actum, et facions eam prompte et delectabiliter
operari. » S. Th., ibid.
(2) « Spiritus sanctus potest considerari in se, cl sic est amor Patris et Fi'ii; potest
rursum considerari ut in hurnana anima inhabitans, et sic Spiritus sanctus dicitur gratia;
potest etiam considerari ut unitus voluntati, et sic est charitas, qua nos diligimus Deum.
Unde dicunt quod Spiritus sanctus est nostra charitas, non per appropriationem, sed
per unionem. Quemadmodum enim solus Filius est homo vel incarnatus, et tamen tota
Trinitas est incarnationem operata, sed tamen soins Filius unitus ; sic quamvis tota
Trinitas faciat unionem Spiritus sancti cum voluntate, solus tamen Spiritus sanctus uni-
tur voluntati, et ideo solus est charitas. Ratio autem movens ad ponendum hoc, est auc-
toritas apostoli : Qui adhxret Deo, mms spiritus est. » S. Bonav., in I Sent., dist. xvn,
q. 1, a. 1, q. I.
(3) I Cor., vi 17.
,
222 REVUE THOMISTE

Telle est bien, en substance, l'opinion ressuscitée par Petau. Si


le docte jésuite se sépare sur un poinl du Maître des Sentences et
de ses partisans, en admettant une grâce et une charité créées, il
est d'accord avec eux pour reconnaître une union spéciale de
l'Esprit-Saint avec les justes, union qui lui est propre et person-
nelle, et où la substance de ce divin Esprit est directement et sans
intermédiaire non pas la cause efficiente immédiate de nos actes
d'amour, comme le voulait Pierre Lombard, mais, ce qui est plus
grave, le principe formel de notre sanctification. Dans l'ordre
actuel, dit-il, undouble élément intervient dans l'oeuvre de notre
justification : l'Esprit-Saint, qui nous rend justes et enfants de
Dieu par l'application de sa propre substance; et la charité ou la
grâce, qui est le lien par lequel nous sommes unis à lui. Mais, lors
même qu'aucune qualité créée ne serait versée dans notre âme, la
seule présence de l'Esprit sanctificateur et son union avec elle
suffiraient pour la rendre sainte (1). Proposition dangereuse et
difficilement conciliable avec la doctrine du concile de Trente,
lequel a défini confre les Novateurs que l'unique cause formelle de
la justification n'est autre que la justice de Dieu, non pas cette
justice substantielle et incréée par laquelle Dieu est juste, mais
une justice accidentelle et créée, inhérente à notre âme, la grâce
sanctifiante en un mot, qui, en renouvelant l'homme intérieur et
en nous purifiant de nos péchés, nous rend vraiment justes et
saints, agréables à Dieu et héritiers de la vie éternelle (2). Si la

(1) « Quamobrcra jure Patres eosdem asseveranles audivimus, cum nullo inferjecto
medio sanctos nos iîeri per ipsam Spiritus substantiam, lum nullam id creaturam possc
perlîcere; tametsi substanlios Dei, qua sanctificamur, cornes sit infusa qualitas, quam vel
graiiam, vel charitatem dicimus... Quamobrem catenus ille (Magister sententiarum)
nobis audiendus est, quoad Spiritum sanctum doceat, ipsum per sese < ommunicari
infundique justis, ac veluti formam esse, qua tanctï Deoque grati, et adoptivi Jilii smit; quo
fit, ut « Dco nos Deum diligere, » Fulgentius affirmet; quod autem nullum prrcter (pive-
terea) charitatis habitum inesse putat, vehementer errât, et communi tbeologorum, imo
vero fidei decreto nofatur. Utrumque enim ir,tervenit : et Spiritus ipse sanctus, qui lîlios
facit, adeo ut, si nulla infunderelur creata qualitas, sua nos ipse substantia adoptivos
filios efficeret; et charitatis habitus ipse, sive gratia;, quae est vinculum quoddam, sive
nexus, quo cum animis nostris illa Spiritus sancti tubstantia copulatur. » Petav., de
Trin., 1. VIII, cap. vi, n. 3.
(2) Ju'stilîeationis causa? sunl : finalis quidem, gloria Dei, et Christi, ac vita osterna;
efficiens vero, misericors Deus; meritoria autem, dilectissimus unigenitus suus, Dominus
poster Jésus Ohristus..: demum unica formalis causa est justitia Dei; non qua ipse justus
est, sed qua nos juslos facit ; qua videlicet ab eo donati, renovamur spiritu mentis nos-
trse; et non modo reputamur, sed vere jusli nominamur, et sumus, justitiam in nobis
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 223

cause formelle de notre justification consiste dans un don créé,


comment la confondre avec la personne de l'Esprit-Saint? Et si, au
jugement du concile, elle est unique, de quel droit un simple
théologien peut il se permettre d'en assigner une seconde ? Le
Saint Esprit ne saurait donc être considéré, à aucun titre, comme
la cause formelle de notre justification et de notre adoption divine,
il en est simplement, de concert avec le Père et le Fils, la cause
efficiente.

III

En laissant de côlé, dans la théorie de Petau, ce qui est relatif


au principe formel de notre sainteté et de notre filiation adoplive,
ne pourrait-on pas du moins admettre avec lui que l'inhabitation
divine par la grâce est propre au Saint Esprit, et qu'il existe con-
séquemmenl entre la troisième personne de la Trinité et les âmes
justes des rapports spéciaux, une union particulière, analogue à
celle du Verbe avec l'humanité dans la personne de Jésus-Christ?
Le célèbre jésuite soutient que tel est le sentiment de l'antiquité,
et il en appelle également aux Livres saints pour établir et corro-
borerson opinion. Que faut-il penser de ces prétentions?
Si nous nous en rapportons à un juge compétent, loin d'être
l'expression fidèle de la vérité révélée, la doctrine de l'inhabita-
tion personnelle de l'Esprit-Saint dans les justes est, au contraire
en opposition manifeste avec l'enseignement traditionnel, et ne
repose que sur une interprétation erronée de l'Ecriture et des
Pères. Ce juge, dont on ne peut ni suspecter l'impartialité ni
récuser la sentence, c'est l'immense armée des Docteurs qui,
nonobstant la diversité de leurs tendances et leur antagonisme
d'écoles, se sont néanmoins trouvés d'accord sur ce point. Les
théologiens les plus éminents de la compagnie de Jésus, anciens
et modernes, se rencontrent ici avec les frères et disciples du Doc-
teur Angélique; et bien qu'un des leurs fût en cause, ils n'ont été

recipientes, unusquisque suam secundum mensuram, quam Spiritus sanctus partitur sin-
gulis prout vult, et secundum propriam cujusque dispositionem, et cooperationem. »
Trid., sess. VI, cap. vu.
22-4 REVUE THOMISTE

- nous sommes heureux de leur rendre ce témoignage ni des


derniers, ni des moins ardents à le combattre.
-
C'est que vraiment la lutte s'imposait. En effet, attribuer à la
personne du Saint-Esprit, dans l'oeuvre de notre sanctification, le
rôle du Verbe dans l'Incarnation, c'était se mettre en contradic-
tion avec les principes théologiques les plus incontestables, intro-
duire une nouveauté, et affirmer, bon gré mal gré, entre l'Espril-
Saint et chacune des âmes justes, une sorte d'union hypostatique
contraire à toutes les données de la foi. Il suffit, pour s'en con-
vaincre, de se rappeler que, en Dieu, tout est commun aux trois
personnes, la nature, les attributs, les opérations extérieures, les
rapports qui en résultent, tout, hormis les relations opposées
d'origine qui constituent et. distinguent les personnes, et ce qui au
dehors peut être qualifié de fonction hypostatique (1).
Aussi, quand les partisans du Maître des Sentences voulant
expliquer comment, à leur avis, l'Esprit-Saint était personnelle-
ment, à l'exclusion du Père et du Fils, notre charité, ou le prin-
cipe de nos actes d'amour, en appelaient au mystère de l'Incarna-
tion, et disaient que l'union de notre volonté avec Dieu, quoique
effectuée par la Trinité entière, est néanmoins l'apanage exclusif
de la troisième personne, de môme que, en Jésus-Christ, l'union
des deux natures, divine et humaine, quoique accomplie par toute
la Trinité, s'est faite cependant dans la seule personne du Verbe,
saint Thomas leur répondait sans hésitation qu'une pareille théorie
était insoutenable. Sed hoc non potest stare. Et il en administrait
immédiatement la preuve. « En Jésus-Christ, disait-il, l'union de
la nature humaine s'est terminée en l'unité de la « personne
divine... Mais la volonté des justes n'est pas élevée à l'unité de
personne avec le Saint-Esprit (2). » C'était dire équivalemment :
Si, en Notre-Seigneur, la nature humaine avec ses puissances, ses
actes, ses mérites, ses satisfactions, appartient uniquement à la
seconde personne de la Trinité, c'est que le Verbe seul s'est

(1) «Omnia surit unum, ubi non obviât relationis oppositio. » Ex Conc. Florent. De-
cretum pro Jacobitis.
(2) « Dicunt quod sicut Filius univit sibi naturam lmmanam solus, quamvis ibi sit ope-
ratio totius Trinitatis ; ila Spiritus sanctus solus unit sibi voluntatem, quamvis ibi sit
operatio totius Trinitalis. Sed hoc non potest stare ; quia unio humanso naturoe in Christo
terminata est ad unum esse personoe divinae... Sed voluntas alioujus sancti non assumi-
tur in unitatem suppositi Spiritus sancti. » S. Tu., lib. I Sent., dist. 17, q. i, a. 1.
incarné et fait homme. Or l'EsprU-Saint n'a poinl assumé la
volonté humaine, il ne s'est point uni hypostatiquement à elle ;
comment dès lors lui attribuer en propre les actes de cette faculté
sans violer le dogme catholique, d'après lequel toutes les oeuvres
produites en dehors de la Trinité sont communes aux trois per-
sonnes? On ne peut donc admettre une présence spéciale de l'Es-
pril-Sainl, pas plus qu'on ne peut regarder comme son oeuvre per-
sonnelle la motion divine exercée sur notre volonté en vue de lui
faire produire des actes d'amour ; le même dogme de l'unité
d'opération ad extra s'oppose à cette double prétention. Tout ce
qu'une saine doctrine autorise ici, c'est l'appropriation faite à la
troisième personne d'une oeuvre qui lui est commune avec le Père
et le Fils.
Dans un autre passage, l'Angélique Docteur se montre l'adver-
saire sinon plus résolu, du moins plus formel encore, de l'habitation
personnelle du Saint-Esprit; car il y déclare en propres termes que
la venue ou l'inhabitation divine par la grâce convient à toute la
Trinité : Et ideo adventus vel inkabitatio convertit toti Trinitati (1).
Si elle est commune aux trois personnes, elle n'est donc pas la
propriété, l'apanage exclusif de l'Esprit-Saint. Cette conclusion
dont la clarté ne laisse rien à désirer, est formulée par le saint
Docteur à propos de la question suivante : Toutes les personnes
ilivines sont-elles susceptibles démission? Utrum missio conve-
niat omnibus personis. La réponse de saint Thomas est néga-
tive, el la raison qu'il donne péremptoire. Voici comment nous
pouvons proposer son raisonnement. La mission d'une personne
divine suppose deux choses ; en premier lieu, son origine éter-
nelle d'une autre personne; puis, un nouveau mode de présence
au terme de sa mission, et, comme fondement de celte présence,
un effet produit, un don conféré à la créature à laquelle elle est
envoyée (2). Cet effet n'est autre que la grâce sanctifiante; car

(1) S. Th., lib. I Sent., dist. 15, q. h; a. 1, ad i.


(2) « In missione non tantum est effectua doni creati creaturoe collati, sed etiam poni-
tur auctoritas alicujus principii'respectai ipsius missi.
« In omni missione oportet quod ponatur aliqua auctoritas alicujus ad ipsum missum.
In divinis autem personis non est auctoritas nisi secundum originem; et ideo nulli per-
sonne divinoe convenit mittij nisi ei qui estab alio, respectu cujus potest in alio designari
p-uctoritas; et ideo Spiritus sanctus et Filius dicuntur mitti, et non Pater vel ïrinitas
»psa. » S. Th., lib. I Sent., dist. lo, q. n, a. I.
226 REVUE THOMISTE

seule, avec les dons qui l'accompagnent, elle est capable de nous
unir immédiatement à Dieu comme à l'objet de notre connaissance
et de notre amour.
La mission d'une personne divine est donc le signe authentique,
la preuve irrécusable que cette personne procède d'une autre.
Aussi le Fils et le Saint-Esprit peuvent bien être envoyés, mais
non le Père, ni la Sainte Trinité (1). Il en va autrement de
l'inhabitation qui convient à toutes et à chacune des personnes
divines, voire à la Trinité elle-même; car si elle suppose un nou-
veau mode de présence, elle n'implique pas nécessairement
mission.

IV

Mais, objecte ici saint Thomas, puisque le Père se trouve par-


tout où est le Fils ou le Saint-Esprit, et qu'on dit de ceux-ci
qu'ils sont envoyés à cause du nouveau mode de présence qu'ils
ont dans la créature, il semble que le Père est envoyé avec eux et
comme eux, et que la mission convient ainsi à toute la Trinité.
A quoi il répond : Il est très vrai que le Père est partout où se
trouvent le Fils et le Saint-Esprit; car, à cause de la mutuelle exis-
tence des personnes divines les unes dans les autres, chaque fois
que le Fils est envoyé, qu'il s'agisse de son avènement dans la chair
ou de sa venue spirituelle dans les âmes, le Père vient également,
ainsi que l'Esprit-Saint. Et par conséquent la venue, ou l'inhabi-
tation convient à la Trinité tout entière : Et ideo adve/itus vel inha-
bitio convenit toti Trinitati. Mais comme la mission ajoute à cette pré-
sence particulière quelque chose de plus, savoir la procession de la
personne envoyée, elle ne peut convenir qu'à celles des personnes
divines qui tirent d'une autre leur origine. La mission n'appartient
donc qu'au Fils et au Saint-Esprit et ne convient point au Père ni
à la sainte Trinité; l'inhabitation, par contre, est commune aux
trois personnes (2). '

(1) « Unde in missione persoiue cognoscitur persona ab alia esse. Et quia hoc non
convenit toti Trinitati nec ipsi Patri, ideo non potest dici Pater vel Trinitas mitti. »
Ibid., ad 2.
(2) « Cum Pater sit in Filio, et Filius in Pâtre, et uterque in Spiritu sancto, quanrlo
Et pour qu'on ne soit pas tenté de dire avec Petau que, si la
grâce nous vaut la présence effective des trois personnes, seul pour-
tant le Saint-Esprit est le terme direct et immédiat de l'union, le
Père et le Fils n'étant en nous que par concomitance et indirecte-
ment, saint Thomas se hâte de faire observer que la venue et la
présence en nous de l'hôte divin se produisent en raison d'un effet
qui nous unit non pas au Saint-Esprit, ou h telle autre personne
en particulier, mais à la Trinité elle-même. Et ideo adventu* vel
inhabitatio convertit toti Trinitai : quoe non dicuntur nisi ratione effectua
conjungevtis ipsi Trinitati (i).
ï*our bien comprendre le sens de ces paroles, il faut se rappeler
que, d'après la doctrine de saint Thomas, la présence de Dieu dans
les choses créées est fondée sur son opération, et suppose par
conséquent dans la créature un effet qui requiert pour sa produc-
tion et sa conservation l'action immédiate du Créateur, l'applica-
tion do son activité, et partant le contact de sa substance. Et s'il
s'agit non pas simplement de la présence ordinaire de Dieu à
titre d'agent, mais de sa présence spéciale comme objet de connais-
sance et d'amour, en d'autres termes, de son inhabitation dans une
âme, aucune perfection créée antre que la grâce sanctifiante avec
les dons qui l'accompagnent n'est capable de produire en elle un
si précieux résultat. Or la grâce, comme toute oeuvre extérieure,
procède de la Trinité tout entière, de Dieu en tant qu'un, et c'est
à Dieu un et trine, à Dieu en tant que souverain bien et fin der-
nière de tout être qu'elle nous unit : qux non dicuntur nisi ratione
ejfectus conjungentis ipsi Trinitati. Que conclure de là, sinon que
l'union de Dieu avec nos âmes qui est le fruit de la grâce, l'inha-
bitation divine en un mot, appartient indistinctement aux trois
personnes, à la différence de l'union opérée en Jésus-Christ entre
l'humanité et la divinité, union qui est propre à la personne
du Verbe?

Filins mitlitur, simul et venit Pater et Spiritus sanctus, sive intelligatur de adventu Filii
"i carnem, cum ipse dicat [Jean, vm, 16) : Solus non sum, sed ego, et qui misit me Pater ;
&ive intelligatur de adventu in mentem, cum ipse dicat (Joan. xiv, 23) : Ad etim venie-
"»'», et mansionem apud eut» faciemus. Et ideo adventus vel inhabitatio convenit toti Tri-
nitati... Sed missio super hoc addit auctoritatem alicujus respectu personoe quac mitti
Oicitur; et ideo non potest convenire nisi personoe quaî est ab alio principio.
» Ibid.
ad i.
(1) Ibid., ad i.
228 REVUE THOMISTE

S'il en est ainsi, pourquoi attribuer à une personne plutôt qu'à


une autre certains effets de la grâce et la présence de la divinité
qui en est la conséquence? Pourquoi, par exemple, attribuer au
Fils la collation des dons qui perfectionnent l'intelligence et dire
qu'il vient en nous quand nous recevons le don de sagesse? Pour-
quoi répéter, à la suite de l'apôtre, que la charité a été répandue
dans nos coeurs par le Saint-Esprit, et que le donateur accompagne
lui-même ses dons?(l) Saint Thomas nous en donne la raison.
C'est, dit-il, parce que en vertu de la loi d'appropriation ces diffé-
rents effets sont de nature à nous amener à la connaissance d'une
personne plutôt que d'une autre, par suite des rapports de simi-
litude qui existent entre tel don créé et les propriétés de telle per-
sonne : quajnvis illeeffectus (conjungens iolïTv'mil&lï) rationeappro-
priationis possit ducere magis in unam ptersonam quant in aliam (2),
Ces paroles demandent une explication que nous allons donner en
exposant brièvement ce que l'on entend en théologie par appro-
priation.

L'appropriation est l'attribution faite à une personne divine


d'une perfection ou d'une opération commune aux trois per-
sonnes. Nous en avons un exemple dans les paroles suivantes du
Symbole : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du
ciel et de la terre », où nous attribuons à la première personne de
la sainte Trinité la toute-puissance et la création qui appartiennent
cependant à toutes les trois. C'est encore par appropriation que
nous attribuons au Saint-Esprit la conception de Jésus-Christ
dans le sein de la bienheureuse Vierge Marie, en disant : « Je crois
en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, notre Seigneur, qui a été
conçu du Saint-Esprit. »
Pourquoi ces sortes d'attiibution que l'on rencontre fréquent
(1) « Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui dalus est
nobis. » Jiom., v, 5.
(2) S. Th., I Sent., dist. 15, q. ir, a., 1, ad. 4.
ment dans l'Écriture, dans les Pères, dans les symboles, dans la
liturgie ? Pour la manifestation de la foi : Ad mamfestalionem
fidei (1), répond saint Thomas. Il est, en effet, convenable, ajoute
le saint Docteur, d'approprier aux personnes divines les attributs
essentiels, afin d'instruire par là les fidèles et de les amener, au
moyen de ces vérités naturellement accessibles à la raison, à la
connaissance de ce que l'Apôtre appelle les profondeurs de Dieu,
profunda Dei (2), c'est-à-dire du mystère de sa vie intime et des
caractères disfinctifs des personnes. Sans doute, la Trinité est une
vérité tellement au-dessus de noire portée qu'il est impossible de
l'atteindre et de la démontrer par les seules forces de notre esprit;
et môme après que Dieu a daigné nous la révéler, elle demeure
encore couverte d'un voile impénétrable et enveloppée d'obscu-
rité, tant que nous cheminons loin du Seigneur. Nous pouvons
cependant, en nous servant des vérités déjà acquises, projeter sur
les données de la foi comme un faisceau lumineux qui, en les
éclairant davantage, nous met en état d'en obtenir une plus
grande compréhension et une intelligence très fructueuse. Pour
obtenir ce résultat, rien de mieux que de recourir soit aux simili-
tudes lointaines de la Trinité sainte que le Créateur a imprimées
dans ses oeuvres sous forme de vestiges ou d'images, soit à l'ana-
logie qui existe entre les propriétés particulières de telle ou telle
personne et les attributs essentiels qui lui sont appropriés (3).
C'est ainsi que, pour faire connaître le Père, nous lui attribuons
(1) « Ad manifestationora fidei conveniens fuit essentialia altribula personis appro-
priai-]. Licel enim Irinitas personarum demonstratione probari non possit, convenit tamen
ut per aliqua magis manifesta declaretur. Essentialia vero allributa sunt nobis magis
manifesta secundum rationem quam propria personarum ; quia ex creaturis, ex quibus
cognûionem accipimus, possumus per certitudinem devenire in cognitionem essentialium
altnbutorum, non autern. in cognitionem personalium proprietatum. Sicut igitur similitu- '
dine vestigii vel imaginis in crealuris inventa utimur ad manifeslalionem personarum, ita
et essentialibus attributis. Et btec manifestatio personarum per essentialia attributa
approprialio nominatur. » S. Tu., I, q. xxxiv, a. 7.
(2) ICor. ii, 10.
(3) « Ratio, iide illustrata, cum sedulo, pic ot sobrie quaorit, aliquam, Deo dante, mys-
teriorum intelligentiam eamque frnetuosissimam, assequitur, tuni ex eorum, qua3 natura-
lifcer cognoscit, analogia ; tum
e mjsteriorum ipsorum nexu, inter se et cum fine hominis
nltimo; nunquam tamen idonea redditur ad ea perspicienda, instar vorilatum, quas pro-
prium ipsius objectum constituunt. Divina enim mystoria, suapte natura, intellectum
fi'ealum sic excedunt, ut eliam revelatione tradila et fide suscepta, ipsius tamen fidei
velamine contecta, et quadam quasi caligine obvoluta manoant, quamdiu in hac mortali
vita peregrinamur a Domino : per fîdem enim ambulamus, et non per speciera. » Conc.
Vatic, Const. Dei Filius, cap. iv.
230 REVUE THOMISTE

la puissance, Yéternité, l'unité (1), parce que ces perfections,


quoique communes aux Irois personnes, offrent une certaine res-
semblance avec les propriétés personnelles du Père. La puissance,
en effet, étant un principe, une source d'opération, convient à la
première personne de la Trinité, qui est elle-même le prin-
cipe, l'origine, la source de l'être divin. Elle lui convient encore
sous un autre rapport, c'est-à-dire pour nous faire bien com-
prendre que, à la différence de ce qui se passe ici-bas où nos pères
de la terre perdent leurs forces en avançant en âge, le Père céleste
demeure éternellement tout-puissant. L'éternité est de même jus-
tement appropriée au Père, parce qu'elle est comme lui sans prin-
cipe. Quant à l'unité, qui désigne une entité absolue et ne pré-
supposant rien, elle convient pareillement à celle des personnes
divines qui ne présuppose rien, parce qu'elle ne procède d'aucune
autre.
La sagesse, la beauté, Y égalité sont appropriées au Fils (2) : la
.
sagesse, parce que procédant par voie d'intelligence comme terme
delà connaissance paternelle, il est lui-même la sagesse engen-
drée ; la beauté, parce que par sa procession il est la parfaite
image du Père et l'éclat de sa substance (3) : l'égalité enfin, parce
que, comme Verbe, il est consubstantiel au Père, étant l'expres-
sion adéquate de sa science.
Au Saint-Esprit nous attribuons Yamour, la bonté, la jouissance :
l'amour, parce que l'Esprit-Saint procède du Père et du Fils par
voie d'amour, comme le terme subsistant de leur mutuelle dilec-
tion; la bonté, parce que cette perfection, étant la raison et l'objet
de l'amour, offre une analogie frappante avec le caractère propre
de la troisième personne ; la jouissance, parce que, étant, en vertu
même de sa procession, le fruit de l'amour unique et infini que se
portent mutuellement le Père et le Fils en qualité de souverain
bien, il est leur joie et leur félicité.
Ce que nous venons de dire des attributs essentiels s'applique

comme dit l'école, - -


également aux oeuvres extérieures de Dieu operibus ad extra,
lesquelles, bien qu'appartenant au même
titre aux trois personnes, puisqu'elles procèdent d'une puissance
(1) S. Tu., I, q. xxxix, a. 8.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
qui leur est commune comme la nature, sont cependant attribuées
tantôt à l'une, tantôt à l'autre d'entre elles, dans le but de la faire
mieux connaître, grâce à Ja similitude qui existe entre telle opé-
opération et le caractère distinctif de telle personne. Ainsi nous
approprions au Père la création, et tout ce qui porte l'empreinte
de la puissance ou le cacbet de premier principe ; au Fils l'illu-
mination des intelligences et tout ce qui est du ressort de la sa-
gesse; au Saint-Esprit les couvres de la bonté et de l'amour, les
inspirations, les bons mouvements, la vie de la grâce, les dons
spirituels, la rémission des péchés, la sanctification des âmes, la
filiation adoptive, l'inhabitation de Dieu en nous.

VI

On serait donc mal venu à prétendre qu'une perfection, une


fonction, une opération est propre à telle ou telle des personnes
divines, sous le spécieux prétexte qu'elle lui est constamment
attribuée dans les saintes Lettres ou les écrits des Pères. C'est aux
théologiens qu'il appartient de discerner ce qui est vraiment
propre et personnel et ce qui est simplement approprié, en se
basant sur les enseignements de la foi et les principes théologiques
afférents à l'unité de l'essence divine et à la distinction des per-
sonnes. Or, à quelques exceptions près, l'ensemble des Docteurs
s'accorde à voir dans l'inhabitation parla grâce et l'union spéciale
de Dieu avec les justes comme objet de leur connaissance et de
leur amour, non point une propriété de l'Esprit-Saint, mais une
oeuvre commune aux trois personnes, et appropriée pour de justes
motifs à l'une d'entre elles (4). Il faudrait, pour qu'elle appartînt
en propre à la troisième personne, que celle-ci fût, à l'exclusion
des deux autres, ou la cause efficiente de la grâce et de la charité,
ou du moins le terme direct et immédiat de la connaissance expé-
rimentale et de l'amour de jouissance dont sont gratifiés les saints,

(1) « Tota Trinitas in nobis habitat per gratiam, sed specialiter alicui personoe appro-
pi'iari potest inbabitatio per aliquod aliud donum, quod habet similitudinem cum ipsa
porsona, ratione cujus persona mitti dioitur. » S. Th., De verit., q. xxvn, a. 2, ad 3.
232 REVUE THOMISTE

d'une manière parfaite dans le ciel, et inchoativement ici-bas.


C'est ce qu'il est facile d'établir.
La présence de Dieu dans les êtres créés étant fondée, comme
nous l'avons prouvé précédemment (1), sur son opération, on
conçoit que, si l'Esprit-Saint exerçait quelque part une action
indépendante et personnelle ; si, par exemple, les actes de charité
produits par les justes étaient son oeuvre particulière, il existerait
en eux, à titre d'agent, d'une façon qui lui appartiendrait en
propre. Il en serait de même si la grâce et la charité, quoique
produites par la Trinité tout entière, avaient pour résullat de nous
unir d'une manière spéciale à la personne de l'Esprit-Saint, comme
à notre fin dernière, à l'objet particulier de notre connaissance et
de notre amour. Mais ni l'une ni l'autre de ces hypothèses ne se
peut soutenir : la première, parce qu'elle va directement contre
un principe universellement admis en théologie et plusieurs fois
cité par les conciles, savoir que les oeuvres extérieures sont com-
munes aux trois personnes : Opéra ad extra sunt tribus personis
commvMia (2); la seconde, parce que l'état de grâce ici-bas, non
plus que la gloire dans le ciel, n'a point pour effet de nous unir
particulièrement à telle ou telle des personnes divines, mais à
Dieu considéré dans l'unité de son essence el la trinité de ses
personnes. Ce n'est pas l'Esprit-Saint comme personne distincte,
c'est l'essence divine qui est notre fin dernière, l'objet dont la
possession réelle, mais obscure, constitue en cette vie l'avanl-goûl,
de notre félicité, el dont la claire vue doit faire un jour noire
béatitude parfaite et consommée.
Soit donc qu'on la considère dans sa cause efficiente, soit qu'on
l'envisage dans ses effets, c'est-à-dire dans les rapports d'intime

(1) Cf. art. 1.


(2) a Tria ergo ista (supposila nempe. divina) unum sunt, natura scilioet, non persona :
nec tamen très istoe persoiioî separabiles asstimandse sunt ; cnm nulla ante aliara, nulUi
posl aham, nulla sine alla vel extitisse, vel quiëpiam opérasse aliquando credatur : insepa-
rabiles enim inoeniuntur et in eo, quod sunt, et in eo, quod faciunl » - Et infra : « Incar-
nationem Filii Dei tota Trinitas opérasse crodenda est ; quia inseparabilia sunt opéra
Trinilalis. Solus tamen Filius formam servi accepit in singularitate persona; j>. Ex Si/mb.
fidei Gonc. Tolet. xi.
Et iterum : « lias 1res personoe sunt unus Dcus, et non très dii : quia trium est van
substanlia, una essentia, iraa natura... omniaque sunt, unum, ubi non obviât rclatioms
opposilio. » Hinc « Pater et Filius non duo principia Spirilus sancti, sed unum priuoi-
pium : sicut Pater et Filius et Spiritus sanctus non tria principia creaturae, sed unum
principiura ». Ex Conc. Later. iv. Cap. Firmiter.
union qu'elle établit, en qualité d'amitié parfaite, entre Dieu et
l'âme, la grâce ou la charité ne fonde pas de relations spéciales
entre l'Esprit-Sainl et nous; et l'union dont elle est le principe
appartient au môme titre aux trois personnes. Toutefois, quoique
commune à toute la Trinité, l'inhabilalion divine étant une oeuvre
d'amour, une conséquence et un fruit de l'amour, est tout natu-
rellement attribuée à celle des personnes qui est en Dieu l'Amour
subsistant, comme l'explique très bien le catéchisme du concile
de Trente. « Quoique toutes les oeuvres extérieures, dit il, soient
« communes aux trois personnes, nombre d'entre elles sont attri-
« buées comme en propre au Saint-Esprit, pour nous faire com-
« prendre qu'elles proviennent de l'immense charité de Dieu à
« notre égard. Défait, comme l'Esprit-Sainl procède de la volonté
« divine embrasée d'amour, on peut reconnaître par là que les
« effets qui lui sont appropriés, ont leur source clans l'amour
« souverain de Dieu envers nous » (1).
Lors donc que l'Ecriture ou les Pères nous représentent l'Espril-
Saint comme l'auteur de la grâce et de la charité, et l'hôte de nos
âmes, au lieu de vouloir trouver dans ces expressions le signe
manifeste d'une causalité particulière à ce divin Esprit, ou l'in-
dice d'une union directe et immédiate avec nos âmes qui lui serait
personnelle, il n'y faut voir qu'une appropriation fondée sur le
rapport d'analogie qui existe entre les dons de la grâce et la carac-
téristique de l'Esprit-Sainl. 11 est, en effet, tout naturel d'attribuer
les effets de l'amour, comme la grâce, la charité, l'inhabitation
divine, à celle des personnes divines qui procède en qualité
d'amour. Sans doute, c'est de la Trinité entière que provient,
comme de sa cause efficiente, la vertu de charité ; sans doute,
l'exemplaire primordial auquel elle nous assimile, c'est, avant tout,
l'amour essentiel commun aux trois personnes, en d'autres termes,
c'est Dieu en tant que charité absolue; cependant, si l'on considère
le caractère propre de chacune des personnes divines, il est incon-
testable que la charité offre une plus grande analogie, une simili-

(1) « Quamvis sanctissimoe Triniialis opéra, quoe extrinsecus iîunt, tribus peraonis
communia sint, ex iis tamen multa Spirilui sancto propria tribuuntur, ut intelligamus
''la in nos a Dei immensa charitate proficisci : uam, cum Spirilus sanctus a riivina vo-
'untate, velufi amorc inflammata, procédât, perspici potcsl. eos effecitus, qui proprie ad
Spiritum sanctum rcferunlur, a summo erga nos Dei amore oriri. » Ex Catech. Rom.,
P. I, art. vm, n. 8. '

REVUE THOMISTE. - Se A\NÉEi - 16.


,
234 REYUE THOMISTE

tude plus frappante avec le Saint-Esprit qu'avec le Père et le Fils.


Qu'est-ce, en effet, que la charité, sinon un lien doux et fort qui
nous unit à Dieu, une inclination habituelle qui nous porte vers
lui, et partant une imitation expressive de celle des personnes
divines qui est, en vertu môme de sa procession, l'amour du Père
et du Fils, le noeud qui les rapproche? Voilà ce que voulait donner
à entendre l'apôtre saint Paul, quand il disait que « la charité est
répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été
donné » : Charitas Dei diffusa est in cordibus noslris per Spiritum
sanctum, quidatus est nobis (1).
Toute celte doctrine a été admirablement résumée par saint Tho-
mas en quelques phrases substantielles qui méritent d'être
citées : « Il faut savoir, dit-il, que les biens qui nous viennent de
« Dieu se rapportent à lui comme à leur cause efficiente et exem-
« plaire : comme à leur cause efficiente en tant qu'ils sont les
« effets de la puissance divine ; comme à leur cause exeni-
« plaire, en tant qu'ils imitent, dans une certaine mesure, les per-
« fections qui sont en Dieu. Puis donc que le Père, le Fils et le
« Saint-Esprit n'ont qu'une seule et même puissance, ainsi qu'une
« seule essence, il en résulte que tout ce que Dieu opero en nous,
« provient en réalité des trois personnes comme de sa cause
« efficiente; néanmoins la connaissance que Dieu nous donne de
« lui-môme par le don de sagesse, est une représentation propre
« du Fils; de même, l'amour par lequel nous aimons Dieu, repré-
<i sente tout particulièrement le Saint-Esprit. Ainsi, quoique la
« charité qui est en nous, soit l'oeuvre du Père, du Fils et du Saint-
« Esprit, elle est dite néanmoins spécialement répandue dans nos
« coeurs par l'Esprit-Saint. » (2)
Tel est l'enseignement de tous les scolastiques, telle l'interpré-
(1) Rom. v, 5.
(2) « Sciendum est quod ea quoe a Dec in nobis sunl, reducuntur in Deum siout in cau-
.sam eïïîcientem et exemplarcm : in causam quidem efficienlem, in quantum virtuto ope-
rativa divina aliquid in nobis efficitur; in causam vero exemplarem, secundum quod id
quod in nobis a Deo est aliquo modo Deum imitât ur. Cum ergo cadem virlus sit Patris
et Filii et Spiritus sancti, sicut et eadem essentia, oporlct quod omne id quod Deus in
nobis efficit sit, sicut a causa efficiente, simul a Patrc et Filioct Spiritu sancto; verbum
tamen sapientioe, quo Deum cognoscimus nobis a Deo immissum, est propric reprassen-
tativum Filii, et similiter araor, quo Deum diligimus, est proprium reproesentativum Spi-
ritus sancti. Et sic charitas quai in noljis est, licet sit effectus Patris et Filii et Spiritus
sancti tamen quadam speciali ratione dicitur esse in nobis per Spiritum sanctum. »
S. Th., ). IV, Contr. Genl., cap. xn.
tation qu'ils ont constamment donnée aux textes mis en avant par
les tenants de l'habitation propre au Saint-Esprit. Tous enseignent
formellement qu'il n'y a pas d'union plus réelle, plus immédiate
avec la troisième personne de la sainte Trinité qu'avec le Père
et le Fils.

VII

Cette considération n'a point arrêté Pctau. A. l'encontre de


saint Thomas, à l'encontre des représentants les plus autorisés de
l'exégèse scripturaire et de la science théologique, il prétend que
la loi d'appropriation est insuffisante à expliquer les paroles de
l'Ecriture et des Pères, et que, pour conserver leur enseignement
dans toute son intégrité, il est nécessaire d'admettre un mode de
présence divine dans les justes qui soit vi'aiment personnel au
Saint-Esprit.
Ne lui demandez pas en quoi consiste cette présence particulière,
il vous répondrait que sa pensée sur ce point n'est pas encore défi-
nitivement arrêtée, que la nature de cette union n'a pas été suffi-
samment explorée et mise en lumière, et que les saints Pères n'en
ont pas déterminé clairement les conditions (1). Ce n'est pas, en
tout cas, une union substantielle, nihypostatique, aboutissant à une
unité de nature ou de personne (2). Mais ce qui lui paraît certain,
c'est que la présence de la divinité et son habitation dans les âmes
justes n'appartiennent pas également, et au même titre, ex oequo,
aux trois personnes ; et que l'union se faisant non pas directement
avec la nature divine, mais avec la personne du Saint-Esprit,
(0 Patrum iila testimoma, quso in antecedenti capito descripta sunt..., peculiarem esse
sancto Spiritui modum illum nescio quem ostendere videntur ; quo justificatido formatur
a Veojusti mens, ut loquilur Augustinus (I. III, de Trln., cap. vin), et quo cum illis copu-
Jalur in iisque versatur, alque habitat, non commnni iila ratione, qua creata oirmia im-
niensitate sua permeat, sed propria, needum satis explorata; qualem esse a-liquain tanta
'lia sacrorum volumiiium, ac sanclorum Patrum auctoritas evincit; non tamen liquido
nobis, et aperle vim ejus, et conditionemedisserunt. » Peïav., de Trin,\ I. VIII, cap. vi,
a. 6.
(2) Ostendimus non semel, conjunctionera illam Spiritus sancti, neque çycrixriv, neque
ûirocrTxtixrjv esse, hoc est, neque naturalem, neque personalem : quasi una fiât ex ambo-
bus natura vel persona. » Ibid, cap. vnr, n. 12.
£36 REVUE THOMISTE

est en réalité l'apanage de ce divin Esprit, auquel elle appartient


en propre, tandis qu'elle ne convient au Père et au Fils que d'une
manière indirecte et par concomitance (1). Et pour donner une
certaine idée de ce qu'est, à son avis, ce mode particulier d'union,
il déclare que l'Esprit-Saint informe en quelque sorte les âmes des
fidèles, les rendant justes, saints, enfants de Dieu, par l'applica-
tion de sa substance.
Le docte jésuite n'ignore pas que, en parlant de la sorte, il
s'écarte du sentiment commun, il en fait même l'aveu très loyal.
« Les théologiens, dit-il, enseignent généralement que cette union
a ou habitation de Dieu dans les justes est attribuée au Saint-
ce
Esprit par une sorte d'accommodation, mais qu'elle convient en
« réalité aux trois personnes, de même que la puissance est
« attribuée au Père, la sagesse au Fils, la sainteté et la charité à
«
l'Esprit-Saint, bien que ces attributs appartiennent indistincte-
« ment aux trois personnes. Mais, ajoute-t-il, les témoignages dos
« Pères indiquent quelque chose de plus, plus aliquid signifieant, et
« désignent je ne sais quel mode de présence personnel au Saint-
« Esprit, et distinct de la présence d'immensité » (2).
Qu'est-ce qui a pu entraîner un homme aussi éminent en
dehors des sentiers battus, et lui persuader qu'il ne faisait pas
fausse route en abandonnant sur un point de cette importance la
doctrine traditionnelle? Serait-ce une étude plus approfondie des
divines Ecritures, ou une connaissance plus ample, plus sérieuse,
plus complète des enseignements des saints Pères? Nous ne le pen-
sons pas. Saint Thomas avait étudié et scruté, lui aussi, nos saints
Livres; il avait compulsé les écrits des Pères. Il suffit de jeter un
coup d'oeil sur sa Chaîne d'or pour se faire une idée de l'immense
érudition qu'il s'était acquise; et cependant, loin de trouver insuf-
(1) Quodex antiquorum... tostimoniis sequi videtur, id est ejusmodi : Illam cum justo-
«
rura animis conjunciionem Spiritus sancti, sive statum adoptivorum flliorum, commun]
quidem personis tribus convenire diviniiali, sed quatenus in hypostasi, sive persona inesi
Spiritus sancti adeo, ut cerla qusedam ratio sit, qua se Spiritus sanoli persona sancto-
rum justonimque meiitibus applicat, quss ceteris personis eodem modo non competit. »
Ibid., cap. vij n. 6.
(2) « Vulgo ferc thcologi quadam accommodatione putant illam evuo-iv, et habitationem
in justis assignari Spiritui sanoto, cum refera in omnes personas competat, sicut potentiu
Patri, Filio sapientia, Spiritui sancto sanctilas et charitas attributtur, cum haie omnia
promiscue ad très personas applicentur. Sed enim Patrum illa testimonia, quse in anté-
cédent! capitc descripta sunt, plus aliquid significant. » Pbtav. , de ÏVîk.,1. VIII, cap. vi,
n. 5.
lisante l'interprétation commune, il l'avait non seulement adoptée
pour son propre compte, mais encore défendue, avec les lumières
de son génie, contre les innovations du Maître des sentences et de
ses partisans. Quelle est donc alors l'origine véritable, la vraie
cause de l'opinion singulière de Petau? Voici, sauf meilleur avis,
ce qui nous paraît ressortir de ses propres paroles.
Petau avait doctement établi le fait de la présence substantielle
de l'Espril-Saint dans l'âme juste, il avait prouvé, avec une érudi-
tion de bon aloi, que ce n'est point seulement par son opération
et par ses dons que ce divin Esprit réside en ceux qui ont la grâce,
mais qu'il habite réellement et substantiellement en eux, et qu'il y
possède un mode de présence spéciale, absolument distincte de
celle par laquelle il est en toutes choses. 11 pouvait donc, sans
crainte d'être démenti, déclarer que ceux-là seuls refusent d'ad-
mettre cette vérité qui sont moins versés dans l'étude et la con-
naissance de l'antiquité. Jusque là il était dans Je vrai. Mais quand
il est question d'expliquer ce mode particulier de présence, et
d'en bien préciser la nature, il hésite, il se trouble, et, ne compre-
nant pas ce que peut bien être l'inhabitation divine par la grâce,
si c'est par cette même substance qui remplit tout, que Dieu se
trouve dans les justes (1), il est amené, en désespoir de cause,
à préconiser une union qui se ferait non plus dans la nature com-
mune aux trois personnes de l'adorable Trinité, mais dans la
subsistance même, dans J'hypostase du Saint-Esprit; une union qui
appartiendrait par conséquent d'une manière spéciale à ce divin
Esprit et constituerait une propriété personnelle (2). Nous osons
croire que, si Petau avait connu et compris l'enseignement de
saint Thomas sur les différents modes de présence divine, il ne se
serait pas jeté, sous le vain prétexte de revenir à l'antiquité, dans
d'aussi malencontreuses innovations. Mais nous avons eu beau
parcourir les différents chapitres relatifs à l'habitation du Saint-

(1) «Kxplicari non potest, quse sit illa tandem oùtK'àoyjç proesentia, vel existentia pro-
pria justorum, el ab naturali, communique diversa. Nain si justos istos eadem jam qui
creatas res omnes occupât, substantif sua Deus implet, quoe potest esse nova illa prsesen-
tioe allci'ius accessio ? » Petav., de Tria., ]. VIII, cap. v, n. 21.
(2) Proprie ergo, et singulari modo Spiritus sanctus cum iis quos sanctos facit, con-
jungitur, etinest ipsis. Proinde secundum hypostasim, non secundum essentiam dumtaxat
hoc illi convenit. Nam quidquid proprium est personoe cujuspiam, hoc rationem hypo-
stasis, non essentiae sequitur. » Jbid., cap. vi, n. 6.
238 REVUE THOMISTE

Esprit dans les justes, nous n'y avons pas trouvé la moindre allu-
sion aux doctrines de l'Angélique Docteur sur celle question;
partout il se contente d'opposer son opinion personnelle, qu'il
attribue aux anciens Pères, au sentiment commun de l'Ecole. Nous
exposerons, dans un autre article, les raisons sur lesquelles le
célèbre jésuite cherche à établir sa théorie de l'union personnelle
de l'Esprit-Saint avec les justes, il nous sera de la sorte plus facile
d'en apprécier la valeur.

Fr. Barthélémy JFroget 0. P.


LA CRISE DE L'APOLOGÉTIQUE

I
OU EST LE MALENTENDU ?

Rien ne s'établit, rien ne progresse, rien ne se renouvelle sans


crise : c'est une loi des sciences théologiques, non moins qu'une
nécessité des choses et des sciences naturelles. Le devoir est de
virilement l'accepter pour le bien qu'on en tire.
La question du renouveau nécessaire à l'apologétique contem-
poraine devait donc susciter une crise. C'est ce que veut expliquer
le R. P. Laberthonnière dans sa récente étude sur le problème
remgiedx, à propos de la question apologétique (1). « Comment
« peut-on adhérer à des vérités qui, en elles-mêmes, sont inac-
« cessibles à la raison? En quoi consiste la rationabilité de la foi?
« C'est un problème sans cesse repris et qui semble sans cesse à
« reprendre, comme si nous étions condamnés à osciller entre le
« rationalisme et le fidéisme, sans pouvoir jamais nous mettre en
« équilibre stable, » II y aurait ainsi, à l'origine de la crise
actuelle, deux tendances adverses, entraînant à la lutte deux
groupes opposés de croyants et d'apologistes. D'un côté les Intel-
lectualistes, ceux qui professent le réalisme métaphysique d'Aris-
tote et des scolastiques. Dans leurs naïves illusions sur la portée <i

ontologique » de la raison spéculative, « ils ne sont préoccupés


« que de l'objet de la foi et de la manière d'en faire la science : ils
« ne peuvent accepter qu'on parle du rôle de la volonté. Ils
« s'imaginent que par là on signifie nécessairement que l'objet de

(1) Annales de philosophie chrétienne. Nos de février et de mars 1897.


240 REVUE THOMISTE

« la foi est inconnaissable, el qu'on doit croire sans connaître, à


« l'aveugle, comme par un coup de désespoir ». Et puis, un excès
« en provoquant toujours un autre, les Fidéistes, « ceux
qui ne
a voient que l'acte de foi dans sa subjectivité singulière, et qui
« sentent ce qu'il y a là de personnel, de libre et d'incommuni-
.
« cable par la dialectique, ne peuvent à leur tour accepter qu'on
« leur parJe du rôle de la raison. Ils s'imaginent que par là on
« signifie que la foi est la conclusion d'un raisonnement et se
« confond avec la science ». N'y aurait-il point de part el d'autre
« une confusion qui empêcherait de voir quel est le vrai rôle de la
« raison dans la foi (1) ». Et telle serait l'origine de la crise où se
débat maintenant l'apologétique.
C'était déjà grave et, j)ourtant, le mal s'est encore aggravé.
« Une âme chrétienne, et où a passé à la fois comme un souffle
« de Pascal et de saint Bernard », M. Maurice Blondel a lenlé de
donner une rigoureuse satisfaction aux exigences apparemment
contradictoires de la pensée philosophique et de la foi orthodoxe.
Il a voulu dissiper les confusions réciproques des Fidéisles et des
Intellectualistes. « Avec une science large et accueillante comme
« la charité, intégrant pour ainsi dire en lui des courants de vie
« el de pensée les plus divers en apparence, il a fait surgir une
« merveilleuse synthèse, où s'organisent des vérités jusque-là
« fragmentaires pour nous ou même antinomiques. Aussi nous
« comprenons très bien qu'un critique allemand, M. Lasson,
« n'ait pas craint pour caractériser son oeuvre, d'employer le mot
« de conception géniale. Avec lui, l'apologétique qui allait à
« l'aventure, dont les essais multiples en notre siècle se sont
« accumulés comme des ruines, se précise enfin et prend nette-
« ment conscience de son rôle et de sa portée ». Mais, par mal-
heur, un Intellectualiste « qui semble être de cette catégorie
« d'esprits qui, fixés dans une manière de voir et de poser les
« questions, sont incapables de comprendre qu'on puisse envi-
ce sager tes choses d'un autre point de vue, et s'exprimer autre-
« ment qu'eux sans commettre des hérésies », le P. Schwalm
survient, prenant à contresens cette merveilleuse synthèse. « Le
a P. Schwalm se serait exercé sciemment et volontairement à

()) P. 497, 309.


LA CRISE DE L'APOLOGÉTIQUE 241

« accentuer le malentendu qu'il n'aurail pas mieux réussi ».


Grâce à cette intervention, le malentendu intellectualiste sur le
problème religieux est aujourd'hui pire que jamais (1).
Le P. Laberthonnière s'est proposé d'y remédier. Cette critique
intellectualiste et scolastique, « préoccupée de découvrir des
« hérésies », a beau « porter à faux » ; elle a « fait du mal à plu-
« sieurs ». Il faut donc lui répondre du point de vue théologique
où elle a prétendu se placer. L'auteur de l'Action avait résolu le
problème du surnaturel en pur philosophe. Il considérait l'homme,
sans plus. Il analysait, sans apport de la moindre notion extrin-
sèque, les postulats immanents de sa volonté. Et, de postulat en
postulat, il amenait nécessairement l'homme, par 1 irrésistible
logique de sa vie et de sa volonté de vivre, à la requête du surna-
turel, librement consentie. Le P. Laberthonnière s'est dit, au
contraire, qu'on pouvait « procéder inversement, partir de l'ordre
« surnaturel, supposer le problème résolu et le christianisme
« admis ». Au lieu de l'homme réduit aux seuls postulats de sa
volonté, il prend le chrétien vivant de la grâce. « El peut-être
« sera-t-on frappé de voir comment, en regardant ainsi les choses
« de haut en bas, on retrouve encore spontanément, par une
« régression analytique, les conclusions auxquelles M. Blondel est
« arrivé par sa libre investigation (2) ».
Il est vraiment heureux qu'une critique à contresens et sans
portée ait occasionné ce vigoureux effort d'une prise de position
franchement théologique de la méthode d'immanence. C'est une
nouvelle phase de la crise, et qui devait arriver. Le P. Laberthon-
nière semble partager l'état d'esprit de cette fraction des ecclésias-
tiques français que leur culture philosophique, d'origine univer-
sitaire, et leur devoir professionnel dans l'enseignement, ont mieux
initiés aux « auteurs du programme » et aux systèmes philoso-
phiques modernes qu'aux doctrines de la Somme de Théologie.
L'étude sur le problème religieux nous présente ainsi le double
essai d'un croyant qui veut être apôtre, et d'un philosophe qui ne
veut pas être intellectualiste; c'est une contribution à cette somme
des temps modei-nes que la philosophie, rajeunie par la méthode

(1) P. 497, 498 ; n» de mars, \>. 631, 632.


(2) P. 499.
242 REVUE THOMISTE

d'immanence, doit fournir un jour ou l'autre aux apologistes,


enfin libérés de toute routine scolastique. C'est un témoignage,
dont aucune affirmation n'est à négliger, en ce qu'elle a de scien-
tifique et de justiciable d'une critique sérieuse : on verra de mieux
en mieux, sur les dires môme des plus dévoués champions de la
nouvelle méthode, où elle va nécessairement.
Dans cette reprise de la lutte avec de nouvelles armes, nous ne
devons point reculer. Le combat intéresse, comme le disait naguère
une note de la Revue de métaphysique et de morale, « quiconque parti-
cipe à la vie spirituelle de l'humanité ». Croyants ou non, les philo-
sophes d'aujourd'hui sentent combien ces questions du naturel et
du surnaturel sont irrévocablement vivantes et vitales. Et, parmi
elles toutes, la plus vivante et la plus vitale n'est-elle point la
recherche du premier jaillissement, en l'âme humaine, de cette
source d'eau vive, partie de Dieu et rebondissant jusqu'à lui pour
entraîner notre vie même en l'océan de sa vie éternelle : « Fons
aquoe salientis in vitam oeternam (1). »

Pour le P. Laberthonnière la tâche est double: 1° « Faire cons-


« tater ce malentendu qui peut avoir et qui a en réalité les plus
« graves inconvénients. » Il doit en ressortir la manifestation
de l'erreur intellectualiste sur la position et sur la solution du pro-
blème religieux.
« du problème à
-
II" « Indiquer, étant donnée la vraie nature
résoudre, quelle méthode il faut suivre pour le
« résoudre » en théologien. C'est la méthode de « tous les médi-
« tatifs, de tous les vrais mystiques chrétiens, saint Augustin
« sainte Thérèse, l'Auteur de l'Imitation »; de « tous ceux,en un
« mot, pour qui penser n'est pas se repaître d'abstractions et de
« formules vides suspendues en l'air », la méthode d'immanence,
aussi orthodoxe en théologie qu'inattaquable en philosophie (2).
Pour nous aussi, la tâche sera double. On nous parle de notre
malentendu, nous examinerons si ce qu'on nous en dit est vrai;
on nous oppose ensuite une solution, nous examinerons ce qu'elle
vaut. Dans ce double examen, nous suivrons pas à pas la marche
du P. Laberthonnière. Si parfois, néanmoins, nous anticipons de
(1) .Toann. IV, 14.
(2) P. 499, p. 616.
quelques pages la citation d'un de ses textes et la critique d'une de
ses conclusions,nous y aurons été obligés par les retours môme où
sa pensée s'arrête de temps à autre.On y verra noire essai conscien-
cieux d'enlrer le mieux possible dans ses points de vue, avec le
seul parti pris, qu'il le sache, de les comprendre et de les appré-
cier en toute justice.
Il y a malentendu de la part des intellectualistes, nous dit-on
d'abord. Voyons donc en premier lieu ce que le P. Laberlhonnière
entend par cet Intellectualisme si peu intelligent de la vraie posi-
tion du problème religieux.

I. - Un Rationalisme oiplicite.

L'Intellectualiste débute avec d'excellentes intentions. Il veut,


comme tout apologiste, « faire la synthèse » des vérités de l'ordre
surnaturel et des vérités de l'ordre naturel. Malheureusement son
point de vue exclusivement objectif gâte tout ce qu'il fait. 11 pose
mal le problème religieux et il le résout mal.
Il le pose mal, d'abord parce qu'il le pose objectivement.
« Sans nous arrêter ensuite à ce qu'il peut y avoir de trop artifi-

« ciel à considérer ainsi les deux ordres de Arérités comme


« suspendues en l'air sans lien avec la réalité vivante, nous
« pouvons, etc
.. -». Et le P. Laberlhonnière ne s'arrête pas: il
constate et il passe. Mais la critique reste : à l'Intellectualiste averti
de ne point se confondre avec « ceux pour qui penser n'est point
« se repaître d'abslraclions et de formules vides, suspendues en
« l'air (1). »
Celle position artificiellement objective est équivoque. « On se
« trouve en face d'une difficulté dont en général on ne semble pas
« tenir compte. On répète chaque jour des propositions comme
>>

celle-ci: « La raison conduit l'homme & la foi. » Sans doute


^'Intellectualiste voulant rester orthodoxe ne veut pas dire que
l'ordre naturel connu par la science mène nécessairement à
connaître l'ordre surnaturel par la foi ; il veut simplement donner
(1) P. SOB, p. 616.
244 REVUE THOMISTE

à entendre « que, par la raison, l'homme peut arriver à connaître,


« au moins d'une certaine manière, la vérité de la Religion chré-
« tienne. Néanmoins, même en ce sens, de telles propositions sont
« encore inquiétantes par leur manque de précision ». La foi
« n'est pas une conclusion abstraite, mais une action vivante »,
dont le caractère est d'être « subjective, personnelle, singulière ».
11 n'en faut point parler comme si le surnaturel se rattachait au
naturel « par une solidarité logique et nécessaire... La vérité sur-
« naturelle peut-elle donc découler de la vérité naturelle comme
« les propriétés d'une notion géométrique, découlent l'une de
« l'autre ?(1). »

Cette équivoque est dangereuse; car elle met en péril de ratio-


nalisme l'Intellectualiste qui est sa dupe. « Considérés objeclive-
« ment et abstraitement, indépendamment de nous, les deux
« ordres sont essentiellement hétérogènes; autrement il n'y en
« aurait pas deux. Par conséquent,à les considérer ainsi,on ne peut
« arriver à les relier l'un à l'autre ; on ne peut que les juxtaposer,
« comme si le surnaturel n'était qu'une superfétation. El en aspi-
« rant quand même et malgré tout à les relier de ce point de vue
« objectif et abstrait, on aspire, bien qu'inconsciemment, à
« trouver entre eux une solidarité logique, un lien de nécessité
« analogue au lien de nécessité qui unit les différentes propriétés
« d'une notion géométrique. Et ainsi on tend à faire disparaître la
« notion des deux ordres que d'autre part on pose comme irréduc-
« tibles. Voilà le vice radical de toute apologétique objective et
« abstraite (2). »
Il y a donc, finalement, contradiction à vouloir demeurer à la
fois Intellectualiste et Chrétien. Cela ne se peut, nous assure le
P. Laberthonnière, « que par un compromis, en vertu duquel
« parce qu'on veut admettre en même temps des contraires, on
« est comme forcé de vivre en partie double, et de séparer la
« spéculation de la pratique » Mais ce compromis est intenable.
« Ces contraires qu'on veut admettre et qui, au point de vue intcl-
« lectualiste, restent irréductiblement contraires, peuvent se

(1) P. SOI, 507, 508.


(2) P. 616, 617.
« ramener à deux couples de propositions antinomiques: 1°Le
« surnaturel
naturel
et
doivent
le naturel
former
sont
un
hétérogènes.
système
-
rationnel
Le surnaturel et
et pouvoir être
le
«
a
«
objet
croire
de science.
est toujours
- II
une
0 La foi
solution
est libre dans
personnnelle
son
et
principe,
singulière.
et
-
« La science amène à des conclusions qui s'imposent nécessaire-
ment selon un déterminisme logique et rigoureux, et ces con-
ci

« clusions sont impersonnelles et universelles.


« Que ceux qui veulent être à la fois intellectualistes et chré-
« tiens nous disent comment ils résolvent ces antinomies (1). »
Et c'est ainsi que la position faussement objective du problème
religieux les met, par son équivoque môme, en péril de rationa-
lisme.

Le même danger, naturellement, se retrouve dans la solution;


mais aggravé encore, elle supprime l'objet de la foi. L'Intellectua-
liste s'imagine, par sa connaissance spéculative, transporter en soi
la plénitude de l'être qu'il connaît. Donc, selon lui, la connais-
sance spéculative de la synthèse du naturel et du surnaturel les
fait entrer pleinement en lui. C'est irréfragable: « Il est impos-
« sible, si l'on veut maintenir la distinction du connaître et du
;<
croire, d'accorder à la pensée spéculative comme telle et par elle-
« même une portée ontologique. Si la pensée spéculative, en effet,
« nous mettait en possession de la vérité au sens plein du mot,
« c'est-à-dire de la réalité substantielle, comment la foi pourrait-
« elle encore avoir un objet, une raison d'être ? » On voit de suite
à quelle extrémité se réduit l'Intellectualiste obstiné : « Si le

« P. Schwalm prétend jusqu'au bout que la connaissance spécu-


« lative suffit à nous donner la vérité substantielle, qu'il nous dise
« alors pourquoi il fait des actes de foi et ce que ces actes appor-
« tent en lui qui ne s'y trouvait déjà (2). »
Qu'il dise, en conséquence, ce que devient pour lui le surnaturel
de la charité et des autres vertus. Socrate disait qu'on devient bon
par la connaissance du bien, l'Intellectualiste professe qu'on devient
surnaturel par la connaissance du surnaturel, comme si la foi
(1) P. 630.
(2) P. 508, S09.
246 REVUE TIIOMISTE

môme sortait du raisonnement. « Et si la foi n'était que la conclu-


sion d'un raisonnement, il en serait de môme de la charité. 1J
«
« nous
«
semble
d'insister sur
inutile
les
- puissions-nous
conséquences d'une
ne pas nous tromper!
pareille doctrine qui nous
-
« ramènerait au déterminisme socratique. Mais il est cependant
« nécessaire de les signaler, afin qu'on voie bien ce qu'on fait en
« ne considérant le problème religieux que d'un point de vue spé-
« culatif et objectif. On se comporte comme si on admettait que la
« pensée suffit à tout et supplée à la vie et à l'action. Voilà ce que
« M. Blondel appelle l'Intellectualisme. Et il est d'autant plus
« urgent de le combattre qu'il est inconscient et qu'avec de bonnes
« intentions il confirme le préjugé rationaliste (1). »

En somme, les Intellectualistes se donnent, à l'égard du pro-


blème religieux, le double tort d'une position artificiellement
objective et implicitement rationaliste, et le double tort d'une
solution destructive de l'objet de la foi et du surnaturel de la vie
morale. Ce serait à croire qu'ils ont ressuscité le Pélagianisme !

Les voilà, sous ce quadruple chef d'accusation, vivement descen-


dus de leurs sièges usurpés de juges et d'accusateurs de l'apologé-
tique moderne; les voilà, par ce vigoureux retour d'offensive, mis
en demeure de défendre, s'ils le peuvent, leurs formules vides et
leurs abstrations en l'air; les voilà sur le banc des accusés, au tri-
bunal de la théologie môme, pour fait de rationalisme tendanciel,
de déterminisme socratique, hélas! insconscient et d'autant plus
dangereux !
Cette façon de réquisitoire ne manque pas de crânerie. Cela vaut
mieux qu'une défensive inerte et ambiguë : nous sommes heureux
de rencontrer l'occasion d'un exposé sincère et complet des pre-
miers principes et des ultimes conséquences de notre Intellectua-
lisme chrétien. Il est vrai que le P. Laberthonniôre s'excuse, en
concluant, de ne point nous avoir donné « une critique méthodique
de l'Intellectualisme ». D'accord; et, si quelque jour il veut bien
la mettre sur pied, la contre-critique ne tardera sans doute point.
En attendant, nous prenons son oeuvre telle quelle. A l'Intellec-
tualisme fantaisiste dont on nous prête gratuitement les erreurs,

(1) P. 506, p, 629.


nous allons, preuves en main, opposer le vrai qui est le nôtre. Il
n'est point rationaliste, mais raisonnable et chrétien. 11 montrera
qui nous sommes, nous scolasliques, clans la Philosophie et dans
l'Eglise. Suivons donc, pas à pas, les développements de l'accu-
sation.

II. - L'Objectivisme en l'air.

Le premier chef d'accusation porte que nous considérons les


deux ordres, naturel et surnaturel, d'une manière exclusivement
objective, « comme suspendus en l'air, sans lien avec la réalité
« vivante ».
C'est absolument faux. Pour toute l'École, le sujet et l'objet de
toute connaissance sont, comme tels, deux corrélatifs inconce-
vables l'un sans l'autre : Objectum dicitvr adpotentiam. L'objet, c'est
le connaissable et le sujet c'est le connaissant. Le connaissable
n'est tel que s'il est saisissable parle connaissant, et le connaissant
n'est tel que s'il peut saisir le connaissable. Aussi, dans la philo-
sophie de saint Thomas, l'étude d'un objet quelconque de connais-
sance, si objective qu'elle soit, nécessite toujours, sur un plan
secondaire et en ligne oblique, la notion précise du sujet qui le
connaît. Il nous est impossible de parler d'objet de connaissance,
au sens formel, sans connoter de suite le rapport spécial de la
réalité connue avec la faculté mentale ou la science particulière qui
le connaît. « Proprie illudassignatur objectum potentieu ne.l habit'is, sub
cujus ratione omnia referuntur ad potentiam vel habitum{i). » Il faut
méconnaître complètement cette théorie si explicite de l'objet for-
mel, pour nous imputer d'avoir jamais considéré quelque objet
que ce soit comme suspendu en l'air, sans lien avec la réalité
vivante. Tout au contraire, nous ne considérons jamais l'objet sans
avoir vu le sujet; il est objet pour nous sous l'angle visuel d'un
regard éclairé, parti de nous pour s'adapter à lui, et nous rendre,
une fois adapté, l'objet présent et connu par le moyen d'une
image sensible ou d'une idée qui est un acte immanent de notre
vie.
(1) I» Pars, qutest. i, art. 7. - II" IIa0, quoest. i, arl. 3.
248 REVUE THOMISTE

On devrait cependant y prendre garde. Ceux-là seuls isolent


artificiellement l'objet du sujet pour les suspendre tous deux en
l'air, qui prétendent refusera la pensée spéculative comme telle et
par elle-mêmeune portée ontologique. Ils ne peuvent plus atteindre
en soi ce qui est. L'être objectif des choses et l'être subjectif de
leur propre pensée sont, en soi, au delà de leurs prises. Ce sont
eux qui se repaissent d'apparences aériennes ! Tout comme le di-
lettante dont la sophistique leur fait horreur, ils vivent de l'ombre
d'une ombre.
Us sont donc les derniers à pouvoir nous reprocher d'avoir
réduit à l'état de mirage flottant le problème des rapports du
naturel et du surnaturel. Le P. Laberlhonnière me rappelle deux
ou trois lignes détachées du chapitre jx du Ier livre de la Summa
contra Gentiles. Qu'il veuille bien, s'il lui plaît, reprendre sa lec-
ture à partir du chapitre m, il verra dans quel étroit rapport avec
la réalité vivante de notre esprit saint Thomas détermine sa dis-
tinction objective du naturel et du surnaturel.

Est naturel, selon saint Thomas, dans le champ objectif de la con-


naissance humaine, tout aspect de Dieu manifestable par quelque
effet de l'ordre sensible, offrant matière aux pi*océdés abstractifs
par où notre science parvient à certaines intuitions des êtres. C'est
le sens philosophique du texte de saint Paul : « L'invisible divinité
« se voit intellectuellement en ce qu'elle a fait depuis la création
« du monde: Invisibilia enim ipsius a crealura mundi per ea, quai
« facta sunt intellecta, conspiciuntur ». Est donc naturel, comme
objet de notre connaissance, tout aspect de Dieu qui se découvre
par les traces sensibles du faire divin dans les choses. Or, dans la
nature, saint Thomas relève cinq traces principales de la suprême
causalité. Les êtres se meuvent ou sont mus; ils sont engendrés
ou produits par voie d'efficience; à l'origine de ces mouvements
comme au terme de cette efficience, ils ont leur type spécifique,
principe formel de tout ce qu ils sont et cause finale de tout ce
qu'ils font ; et, en ces divers ordres 'de causalité, les nécessités
diverses qui dominent ou accompagnent leur existence, leur nature,
leur action, est toujours hypothétique et trahit Je fond inaltérable
de leur contingence primitive. Et ainsi, tous ces ordres de causalité
remontent de nécessité absolue à un aspect distinct de la cause
première : les mouvements au premier moteur, les efficiences au
premier efficient qui produit ,1'être; les types gradués au premier
être exemplaire de tous ; les finalités immanentes à l'intention pre-
mière des Liens et des buts, les nécessités contingentes de partout
au premier et unique nécessaire. Est donc naturel pour nous, selon
saint Thomas, tout aspect objectif de Dieu qui se découvre et se
démontre par voie de causalité (1).
Est-il vraiment possible, à qui connaît cette doctrine, de soute-
nir que l'intellectualisme scolastique considère Tordre naturel
comme suspendu en l'air, sans aucun lien avec la réalité vivante
et subjective de notre esprit ?

Et l'ordre surnaturel ? nous dit-on. Saint Thomas ne l'isole pas


davantage. Est surnaturel, pour lui, tout aspect de Dieu en l'es-
sence même de sa déité ; car, rien au monde, si grand soit-il,
n'épuise en sa perfection la vertu créatrice de Dieu, et, par suite,
ne peut, comme tel effet naturel, égal en nature à sa cause propre
et immédiate, nous donner de Dieu une parfaite expression.
a Sensibilia ad hoc ducere intellectum nostrum non possunt ut in eis
divina substantia videaiur quid sit quum sint effectus causas virtutem
non adssquantes ». Et telle est la traduction philosophique de cette
parole de saint Jean : « Deum nemo vidit unquam, unigenitus Filius
« qui est in sinu Patris ipse enarravit » C'est assez, n'est-ce pas,
pour ne point avoir à nous justifier désormais d'une considération
en l'air de l'ordre surnaturel (2).
Inutile, par conséquent, de nous attardera expliquer comment
nous avons compris le problème objectif des rapports entre ce sur-
naturel et la nature. Le texte de saint Thomas que veut bien me
rappeler le P. Laberthonnière, pourra, s'il le médite, lui rappeler
que ce n'est pas nous qui parlons en l'air : « Dico autem dupliceih
« veritatem divinorum non ex part*; ipsius Dei qui est u?ia et simplex
veritas, sed ex parte cognitionis nostr.e qusi ad divina cogno&cenda
diversimode se habet. » Kl ceci n'est pas un texte isolé, un tour de
langage insolite. Jamais saint Thomas ne nous parle des rapports
objectifs du naturel et du surnaturel, sans avoir expressément
(1) Rom. i, 20.
--
(2) Joann. i, 18.
Conlra Gentiles I, cap. m.
Contra Gentiles, ]oc. cit.
- I" Pars, qutest. 11, art. 2 et 3.

REVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 17.


250 REVUE THOMISTE

marqué leurs relations diverses avec nos procédés de connaissance.


Ce point de vue est fondamental dans cette apologétique intellec-
tualiste dont la tradition remonte à la Sumtna contra Gentiles. C'est
là que nous trouvons, à maintes reprises, ce terme &'Intelligibilia
divina si heureusement inspiré de YInmsihilia Dei de saint Paul.
Peut-on exprimer avec plus de clarté et de force les relations des
choses divines à notre intelligence, dans le fait même de leur con-
naissance objective ? Si c'est là de l'objectivisme en l'air, nous
sommes heureux de l'avoir reçu de pareils maîtres.
Je passe au second chef d'accusation.

III. - Le Surnaturel logiquement tiré du Naturel.

C'est une erreur encore de ramener notre position objective du


problème apologétique à cette formule ; « La raison conduit
l'homme à la foi. » Elle n'a rien à faire ici, puisqu'elle se rapporte
directement àl'aspcct subjectif du problème. Voici donc, au point
de vue objectif, notre vraie posilion, où nous mène la distinction
même des deux degrés d'intelligible divin expliquée à l'instant.
L'Intelligible divin de Tordre surnaturel est lui-même à deux
degrés : car il est surnaturel, soit par essence, soit par analogie et
participation.
Le surnaturel par essence, c'est l'essence divine elle-même. Ce
sont, toujours en elle, les libres opérations divines dont l'effet au
dehors est de nous surélever au partage de la vision et de la béa-
titude divines. Tout ce surnaturel immanent à Dieu dépasse
toute compréhension adéquate, hormis la sienne. Impossible de
l'éclairer totalement sous la courte projection de nos principes ra-
tionnels. Nulle science purement humaine ne peut le découvrir
ni le prouver. Impossible de le faire dériver d'aucune vérité natu-
relle, comme d'une vérité mathématique définissant le triangle
ou la sphère, on fait dériver leurs propriétés respectives. C'est là
uneimpossibilitéque saint Thomas seplaît à faire constater, comme
s'il prévoyait certaines interprétations erronées de son intel-
lectualisme. A la suite même du texte que me cite le P. Laber-
thonnière, nous lisons que l'Intelligible divin d'ordre naturel se
connaît par raisons démonstratives, mais que celui de l'ordre sur-
naturel se connaît par révélation, et s'illustre seulement en soi de
probabilités plus ou moins fortes: « Ad primas igitur veritatis ma-
« nifestationem per rationes demonstrativas, quibus adversarius con-
« vinci p)Ossit,procedendumest. Sed quia taies rationes adsecundam ve-
« ritatem haberi non possunt, non, débet esse ad hoc intentio utadver-
« sarius rationibusconvincatur ».
Et voilà ce que nos critiques appellent « des propositions inquié-
tantes par leur manque de précision ».

Au-dessous du surnaturel par essence, qui est Dieu, il y a le


surnaturel participé, qui est en nous la grâce de Dieu et qui sera
un jour la vision de Dieu. C'est aussi, à un certain point de vue, le
miracle, intervention extraordinaire en ce monde de Celui qui
lient, sous l'absolue domination de son infinie liberté, toute et
chacune des nécessités hypothétiques et des contingences de fond
dont l'univers entier est fait.Le miracle et la grâce offrent, à l'ob-
servation physique et à l'observation morale, des signes sensibles
diversement certains ou probables de l'action vivante du surna-
turel par essence sur la nature des choses et sur la nature de
l'homme. Nous disons « probables » à côté de « certains », parce
que l'observation morale est rarement assez évidente pour arriver
à faire constater, en un homme ou en un groupe d'hommes, l'évi-
dence d'une impulsion surnaturelle. Elle ne saisit aisément cette
pleine lumière que dans la vie singulière du Christ et dans la vie
de son Église et de ses plus grands saints. Nous disons donc avec
l'Apologiste de la Summa contra Gentiles : « Hoec enim Divinoe Sa-
« pientioe sécréta, ipsa Divina Sapientia, quai omnia plenissime novit,
« dignata est kominibus revelare quse sui preesentiam et doctrines et
« inspirationis veritatem convenientibus argumentis ostendit, dum ad
« confirmandum ea quse naturalem cognitionem excedunt, opéra visi-
« biliterostendit qux totius naturoe superantfacultatem (i). » Ce sont
là, vraiment, des propositions bien inquiétantes par leur manque
de précision !
(1) Contra Gentiles, I, cap. vi.
252 KKVUti THOMISTE

Il est vrai que saint Thomas met ici une solidarité logique et
nécessaire entre la constatation du miracle et la conclusion à la
présenceet à l'action surnaturelle deDieu. Et alors :«La vérité sur-
ce
naturelle peut-elle donc découler de la vérité naturelle, comme
« les propriétés d'une notion géométrique découlent l'une de
« l'autre? »
Que le lecteur se rassure, si toutefois il en a besoin. Nous affir-
mons l'existence de certains faits extraordinaires, comme consé-
quente à une libre opération de la volonté divine. Nous suspen-
dons ainsi logiquement toute la série de nos conclusions apologé-
tiques-sur le miracle et sur la grâce,et toute la nécessité de ces con-
clusions,à un premier principe qui n'est point,pournous,nécessaire
à priori et dont aucune détermination nécessaire ne peut assigner
les causes. Miracle et grâce nous manifestent logiquement par ma-
nière de signes et d'effets, le bon jjlaisir de Dieu, comme dit saint
Paul. Nous n'aspirons donc point, même inconsciemment, à trou-
ver entre le naturel et le surnaturel « un lien de nécessité analo-
gue à celui qui unit les différentes propriétés d'une notion géomé-
trique » ; bien au contraire. Admettons, si l'on veut, que les pro-
priétés du triangle se déduisent de sa notion essentielle par une
nécessité immanente et absolue de leur être et du sien. Il y aurait là
cette nécessité de déterminisme a priori que les scolastiques ont si
justement nommée : nécessitas consequentis. En tout cas, peut-on en
trouver trace dans la thèse Ihéologique des manifestations néces-
saires de la présence du surnaturel, par le miracle? On ne le peut
pas : l'examen critique des signes de L'action divine nous fait re-
monter par voie de conséquence nécessaire à l'affirmation d'une
intervention souverainement libre. Il v a là une nécessité de con-
séquence, nécessitas consequentioe; nécessité logique, nécessité méta-
physique analogue à celle qui relie infailliblement tout effet réalisé
d'une cause libre à la liberté même de sa cause. Nous sommes en
plein contraire de l'espèce de solidarité logique et nécessaire qu'on
nous attribue l'illusion de chercher entre le naturel et le surnatu-
rel. Nous arrivons à une nécessité hypothétique, en laquelle nous
apercevons les signes nécessaires du libre décret de bon plaisir
d'où procède ici-bas toute participation de notre vie au surna-
turel.
On. peut donc se rassurer sur le péril où
nous serions de rendre
les deux ordres solidaires, comme le sont deux prémisses éviden-
tes et une conclusion démontrée.

Ne tomberions-nous pas dans le péril contraire, qui esl de les


« juxtaposer » ; le surnaturel devenant ainsi « une superfétation »
ajoutée sans motif à un homme et à un univers complets et satis-
faits sans lui ?
Pas davantage ; et, ici encore, saint Thomas s'explique assez
clairement pour prévenir toute méprise de quiconque l'a étudié.
S'il ne fait point sortir le surnaturel de la nature, comme le fruit
sort de la tige et la conséquence du principe, il ne le surajoute
pas non plus arbitrairement; mais il le reconnaît pour une greffe
bien prise, quoique librement insérée. Au sein même de ce bon
plaisir divin, dont l'ordre naturel lui-même nous présente d'incon-
testables signes, il retrouve la loi souveraine de cette élévation au
surnaturel, dont la révélation seule peut fournir l'idée.
Que prouve, en effel, à la philosophie pure cette vraie et forte
thèse de la contingence foncière et de la nécessité hypolhétiquedes
lois de la nature, si clairement élucidée par saint Thomas ? (1) Elle
démontre que, naturellement, toute nécessité réelle des choses en
rattache l'unité d'essence ou de rapports à une première volonté
nécessairement libre d'établir les types d'êtres et les modes d'ac-
tion qui lui conviennent. Elle montre en ce suprême nécessaire dont
l'art divin a fixé ces types et ces modes, le souverain libre vouloir,
dont toute forme créée émane comme un don tout gracieux de
l'infinie bonté. La Bonté, l'être qui donne et qui se donne, voilà
l'axiome premier d'où sort tout ce qui est : Ipsa natura. Dei est es-
sentiel bonitatis, dit saint Thomas, s'inspirant encore de l'Ecriture :
Deus charitas est (2).
Or, c'est précisément dans cette infinie et essentielle bonté,
partout librement décidée et librement active à se donner, que
saint Thomas reconnaît la libre loi de bon plaisir par où se fait
l'union du divin et de l'humain dans l'Incarnation du Christ et
dans l'incorporation de l'humanité au Christ. C'est à celte loi de
bonification surnaturelle que se rattache noire ascension, même

(1) Pliysicorum
niatur »
lib. II, lec. xv. - « Quomodo nécessitas in rébus naturalibus inve-

(2) 111" Pars, quoest. i, arl. 1.


254 REVUE THOMISTE

corporelle, à la suite et àl'exemple du Christ glorieux etressuscité,


comme se rattache à une loi de bonification naturelle, très infé-
rieure, mais analogue, l'ascension du minéral dans la vie orga-
nique, l'ascension de la vie organique dans la vie sensitivc, et la
participation de la vie sensitive aux actes mêmes d'où émerge et
par où s'exerce la vie intellectuelle de l'homme (1). Et cette loi
encore est indiquée par l'Écriture; et nous avons le droit de l'ins-
crire avec saint Thomas en tète de notre synthèse rationnelle,
objective et intellectualiste, du naturel et du surnaturel : « In
Bonitate super nos in Ckristo Jesu » (2).
Que ne pouvons-nous ici nous arrêter à loisir dans la contem-
plation de cette magistrale synthèse rendue si une et si forte par
ces raisons du coeur que saint Thomas sait reconnaître en Dieu. Il
serait bon de rester là. Mais quittons ce Thabor, on nous attend
dans la plaine où il faut évangéliser. On nous somme d'y venir
rendre compte des « antinomies » où nous entraîne, malgré
nous, notre Arolonlé de faire la synthèse objective et scientifique du
naturel et du surnaturel.

IV. ?- Les Prétendues antinomies de l'Intellectualisme


chrétien.

Il ne faut point rester, même en apparence, sous la décharge de


ce « double couple de propositions antinomiques» quenous serions
forcés d'admettre à la fois pour demeurer intellectualistes et chré-
tiens, et dont on a l'air de nous foudroyer. « Que ceux qui veulent
être à la fois intellectualistes et chrétiens, nous disent comment
ils résolvent ces antimonies. » -
Eh bien, nous allons le dire.
Première antinomie : « Le surnaturel et le naturel sont hété-
rogènes. -Le surnaturel et le naturel doivent former un système
rationnel et pouvoir être objet de science. »
Oui, le surnaturel par essence et le naturel sont hétérogènes ; il
y a longtemps que les Scolastiques l'ont reconnu, de leur point
de vue intellectualiste et objectif. Ils ne se sont jamais imaginé

(4) II» II», Quoest. n, art. 3.


(2) Ephee., n, 7.
que, dans l'essence divine et dans l'essence de l'homme et des
autres créatures, il y eût un fond générique d'être, identiquement
pareil ici et là, comme d'un minéral à un autre minéral il y
a pareille matière inorganique. Ils ne se sont jamais imaginé
qu'il pût se greffer, sur ce prétendu genre commun de l'être
surnaturel et de l'être naturel, ici, la différence spécifique d'acte
mêlé de potentiel ou de fini, là, celle d'acte pur et d'infini. Ils ont
toujours tenu l'Être divin pour impossible à renfermer dans au-
cune des catégories où se classent les êtres de la nature. Selon
eux, Dieu est et la créature est, en deux genres d'être, analogues
sans doute, puisqu'ils sont de l'être, mais infiniment divers,
puisque Dieu seul convient, en sa plénitude, le qualificatif d'être :
Ipsum Esse. Nous ne faisons donc aucune difficulté à reconnaître
que le surnaturel par essence et le naturel sont hétérogènes.
Et nous ne voyons pas en quoi cela nous empêche d'admettre
que, sous un certain aspect, ils puissent former un système ra-
tionnel, et donner un objet de science. Car il y a science et
science. Il n'y a pas pour nous de science directe et positive de
l'être divin, si nous nous en tenons aux seules données des mé-
thodes philosophiques qui nous Je font connaître. Car elles nous
font connaître son existence sous l'aspect relatif de cause et de
principe des êtres ; et, de cette affirmation toute relative sur
l'absolu divin, nous procédons à sa connaissance plutôt négative,
en éliminant de son concept toute imperfection, toute limite de
l'être créé. L'essence divine demeure, en soi, au delà des prises
de cette méthode. Nous la tenons donc formellement pour incon-
naissable par voie de science, dans l'ordre naturel ; nous ne pou-
vons donc pas avoir un seul instant, dans l'ordre philosophique,
la prétention de faire la synthèse rationnelle du naturel et du
surnaturel. Nous admettons, avec toutes ses conséquences, cette
hétérogénéité des deux ordres dont on veut se servir pour nous
acculer à une mortelle antinomie.

On nous demandera, sans doute, pourquoi alors nous sommes


si continuellement préoccupés de la synthèse rationnelle du
dogme. Saint Thomas, d'accord avec saint Augustin,
va répondre
pour nous. La révélation de l'Absolu divin une fois posée, dans
"affirmation expresse du Père qui engendre le Vei'be, et du Père
286 REVUE THOMISTE

et du Verbe qui respirent l'Esprit, nous pouvons rationnellement


justifier cette affirmation par légitimes et probables analogies.
Par des analogies, parce que, de l'être même de Dieu, tout esprit
créé procède comme une sorte d'image diminuée et pâlie sans
doute, mais toujours comme une image en qui procèdent la pen-
sée qui est verbe, et le vouloir qui est amour ; et ces analogies
sont légitimes, puisque la loi même de la causalité, en ce qu'elle a
de plus formel, nous mène à reconnaître dans l'artiste le proto-
type de ce qui est dans l'image ; et ces analogies sont probables,
puisqu'elles nous expriment intelligiblement la plus haute appli-
cation possible du principe de causalité. Et ces analogies, modes-
tement ajoutées par manière d'illustration aux mystérieux énon-
cés de la Révélation, constituent la science théologique du surna-
turel par essence (1). Voilà, du moins, l'avis de saint Augustin et
-
de saint Thomas.
Nous disons science théologique ?- Doctrina sacra ?- et l'idée
très précise qu'exprime ce terme, ne permet en rien qu'on nous
impute ici de vouloir unifier comme objet de science naturelle ce
qui ne peut l'être comme réalité. La théologie du surnaturel divin
est une science, parce que les affirmations de la Trinité qui en
sont les principes sont choses vues de Dieu et de ses élus, de Dieu
à qui et par qui nous croyons, de ses élus que nous espérons re-
joindre un jour. -
Notre science théologique ressemble ainsi à
la science de l'enfant ou du jeune homme qui suit bien les expli-
cations du maître, mais qui croit, sur sa parole et à la faveur
même de ses explications, à certains principes, pour lui trop hauts
et trop profonds encore. C'est une science à l'état imparfait et
subalterne, que notre science rationnelle du surnaturel divin. Elle
tend si peu à méconnaître son irréductible hétérogénéité avec le
naturel, qu'elle repose, au contraire, sur des principes non d'intui-
tion et de science, mais de pure foi ; et qu'elle est contente de pou-
voir demander à la raison de simples vraisemblances, suffisantes à
justifier rationnellement sa foi (2). En ce qui concerne le surnatu-
rel par essence, c'en est fait, n'est-ce pas? de la prétendue anti-
nomie où nous acculerait notre prétention d'en faire la science.

(1) S. Augustinus, De Trinitate,


I* Pars,- quoest. xxxu, arf. 1.
lib.'IX, cap. iv et seqq.; lib. X, cap. xr et xn. -
(2) I* Pars, quasst. i, art. 8.
Quant au surnaturel participé, nous ferons observer au P. La-
berthonnière que tout théologien est tenu de le regarder comme
homogène, sous de certains rapports, avec le naturel. La grâce
qui s'ajoute à notre nature n'est pas l'essence divine, mais une
disposition, une qualité, une force active, une impulsion, quelque
chose de fini et de créé. La grâce, réserve faite de ses analogies
plus hautes et plus distinctes avec l'être divin, rentre ainsi dans
les catégories ordinaires de l'être ; elle est, comme les forces mo-
rales de la nature, reconnaissante à des signes extérieurs et sen-
sibles, à des paroles, à des actes, à dos oeuvres. Et ces signes nous
la disent certainement, en la plénitude de sa supériorité, par
rapport à tout agent naturel. Le miracle, lui aussi, réserve faite
de l'intervention extraordinaire qui est sa cause, nous apparaît
sous les formes ordinaires de faits physiques : un malade guéri,
Lazare l'essuscilé, cela se voit, se palpe, s'ausculte et se constate.
Mais, dans le miracle comme dans la grâce, l'effet sensible exté-
rieur, accessible à l'observation, manifeste une cause impossible à
réduire aux causes naturelles. Il est le vestige certain du surna-
turel dans la nature, comme la grâce en est l'image et la partici-
pation formelle.
Il y a donc, ici, à éviter la confusion où tombe le P. Laber-
thonnière, avec sa manière vague et indistincte d'affirmer l'hété-
rogénéité du naturel et du surnaturel. Le surnaturel participé et
le naturel sont homogènes, en tant que le miracle et la grâce
peuvent, comme les faits et forces de la nature, se manifester aux
sens et à l'observation; ils sont hétérogènes, parce que la nature
mène à l'idée de Dieu comme cause de son ordre constant et né-
cessaire ; tandis que le miracle et la grâce mènent à l'idée de Dieu
comme cause d'un ordre supérieur, librement greffé sur la nature.

Le surnaturel participé est donc l'objet d'une sorte de science


uposteriori, qui, par critique rationnelle de ses manifestations
sensibles, en reconnaît la cause transcendante. Mais c'est la révé-
lation seule qui nous dit et la foi seule qui nous certifie l'essence
intime de cette cause : ce bon plaisir divin tout occupé à nous
acheminer vers sa propre béatitude. Donc, notre science a poste-
riori du fait surnaturel est, comme la théologie môme où elle
rentre, une science à l'état imparfait et subalterne. Elle ne le
2S8 REVUE THOMISTE

confond donc pas indûment avec ces faits naturels dont nous
pouvons acquérir la science achevée ; elle le constate scientifique-
ment, ce qui en somme est aussi légitime que nécessaire. Décidé-
ment, la première antinomie dont on nous accablait, s'en est
allée en fumée !

Le second couple antinomique n'est pas plus terrible, comme


on va le voir très vite. 1° La foi est libre dans son principe, et
«
«
croire
2° La
est toujours
science amène à
«
une
des
solution personnelle
conclusions qui
el
s'imposent
singulière. -
nécessai-
« rement, selon un déterminisme logique et rigoureux, et ces
« conclusions sont impersonnelles et universelles. »
La première proposition nous paraît incontestable, en ce qu'elle
affirme la liberté essentielle de notre adhésion à la foi. Nous
faisons cependant les plus expresses réserves sur le terme de
« solution personnelle et singulière », qui est à critiquer au point
de vue d'une exacte et sûre théologie.
Pour la seconde proposition, nous l'admettons, sans parvenir
à trouver aucune trace de contrariété entre elle et la première.
La science a posteriori du fait surnaturel nous certifie son exis-
tence ; cette conclusion s'impose nécessairement selon un déter-
minisme logique, rigoureux, universel. Mais celte certitude du
fait ne nous donne pas l'évidence de sa cause et de sa nature en
leur essence même. Pour assuré que soit un miracle, pour évi-
dente que soit la sainteté d'un homme ou la sainteté de l'Eglise,
elles ne nous font pas voir en soi le Dieu, auteur de ce miracle et
pi'incipe de cette sainteté. Il nous reste toujours inévident et objet
de foi en sa nature môme. Et alors, le déterminisme logique, ri-
goureux, universel des conclusions apologétiques ne détermine
pas l'acte de foi, mais seulement l'acte scientifique de notre re-
connaissance du fait divin. Et c'est là qu'on voit trace de « con-
traires, irréductiblement contraires ! »
Allons, ce n'était pas la peine de nous jeter le gant avec un si
fier geste : « Que ceux qui veulent être à la fois intellectualistes
et chrétiens, nous disent comment ils résolvent ces antinomies. »
JNous l'avons dit : ces antinomies n'existent point, sinon dans
l'imagination de qui nous les prête*
Je passe donc au troisième grief de l'accusation.
V. - La Suppression de l'objet de la Foi par le Réalisme
INTELLECTUALISTE.

Quand donc un seul scolastique a-i-il soutenu que la réalité


substantielle entre physiquement en nous par la connaissance?
L'allégation du P. Laberthonnière rappelle certain chapitre de la
Recherche de la vérité, où Malebranche attribue aux péripatéliciens
celte imagination grossière « de petits corps « -les
espèces im-
presses- semblables aux choses, etplus que semblables, de même
nature, par où nous les connaîtrions. Il viendrait ainsi en nous de
petits soleils, de petites étoiles, etc. (i). Saint Thomas, qu'on ne
lisait déjà plus guère au temps de Malebranche, avait pourtant
signalé comme absolument irrationnelle la théorie toute pareille
de quelques philosophes antérieurs à Aristote. Il soutenait, au con-
traire, que l'impression sensible et l'idée qui, progressivement, en
est abstraite, sont en nous comme de pures similitudes actuant
les puissances vides de notre âme, tenant de l'âme, de la raison ou
des sens leur nature, mais tenant de l'objet qu'elles représentent
tout leur contenu original et distinct et, par suite, nous reportant
d'un premier bond, où nous les oublions en quelque sorte, vers
l'être même dont elles sont de purs décalques. Voilà, très résumé,
ce que dit saint Thomas sur la « portée ontologique » de la pensée
spéculative. Par elle, l'intelligence devient formellement semblable
à ce qu'elle conçoit, mais non point identique en substance ; et,
par cette similitude vivante en elle de sa propre vie, elle connaît
sans sortir de soi, par un acte de vitalité immanente, ce qui est,
en sa réalité physique, hors de soi. Omnis cognitioperficitur in actu
per assimilationem cognoscentis ad rem cognitam, ita quod assimilatio
dicta sit causa, cognitionis. C'est en ce sens que l'Ecole a toujours
professé YIntellectusfitquodammoda om?iia. Jamais scolastique n'a
dit que l'être physique des choses entrât en nous, mais simple-
ment que de toutes choses la similitude se réalise en nous par
l'idée: « Intellectusfit in actu per hoc quod res intellecta est in intel-
« lectu per suam similitudinem. » (2)
(1) De la Recherche delà vérité, 11° partie, ch. n.
(2) Il est donc impossible de se méprendre plus profondement
sur notre doctrine que
le P. Laberthonnière ne l'a fait en nous attribuant de vouloir mettre en
nous, par la
pensée spéculative, la réalité substantielle de l'être!
260 REVUE THOMISTE

Et qu'a-t-elle donc notre idée,si vigoureusement affirmée par un


théologien comme saint Thomas; qu'a-t-elle de contraire à l'exis-
tence pour nous d'un objet propre de la foi ?
La spéculation apologétique objective met en nous, par la con-
naissance du fait divin, miracle ou grâce, une certaine représen-
tation formelle des objets de la foi, sous un aspect très général.
Nous voyons qu'ils existent et qu'ils sont dignes de créance. Et
c'est tout. Est-ce que, pour cela, la substance du surnaturel a passé
visiblement en notre intelligence. Est-ce que l'objet de la foi est
supprimé? Non, puisque lui, il n'est pas vu; la vision de son exis-
tence ou de sa crédibilité ne l'empêche donc point d'être objet de
foi: « Eaquge subsunt fidei duplicité?' considerari jjossunt: uno modo
« in speciali et sic non jiossunt esse simulvisa et crédita ; alio modo in
« generali, sub cornmuni ratione credibilis et sic sukt visa au eo qui
« CREDIT » (1).
Le P. Laberthonnière veut bien, là-dessus, me demander que
je lui dise pourquoi, admettant la portée ontologique de la raison
spéculative, je fais encore des actes de foi, etc. Laissons là ces
vaines personnalités. Elevons le débat. Nos personnes n'y sont
rien. L'universelle vérité, que tous deux nous aimons et que tous
deux nous voulons faire luire pour les âmes, importe seule ici.

Que si l'on désire néanmoins quelque raison ad /tominem, mais


valable endoctrine, on voudra bien examiner le cas, intéressant
pour l'Eglise universelle, de saint Thomas d'Àquin. C'était un in-
tellectualiste, notre maître à tous; c'était aussi un croyant, et
Dieu sait de quelle foi il croyait et quels dons extraordinaires de
science et de sagesse, quelles grâces de contemplation allant de
l'extase des sens à la vision intellectuelle, faisaient, de lui cet
« homme spirituel » qui, selon saint Paul, « juge tout ». Nous
pouvons, sans crainte, lui appliquer éminemment la parole du
P. Laberthonnière sur cette synthèsepuissantede la raison et delà
foi, sur cette apologétique vivante qu'estla vie des saints: « L'apolo-
giste aurait à penser explicitement et méthodiquement ce que les

(l) II" II*e, quoest. i, art. 4, ad 2».


LA CRISE DE L APOLOGÉTIQUE 261

saints ont vécu » (1). Or, il a vécu, saint Thomas,de son intellectua-
lisme péripatélicien etdesafoi catholique ;il enavécu.seservanlde
ses données et de sa méthode intellectualistes, pour justifier ration-
nellement la crédibilité de sa foi ; il a vécu de celle synthèse, tou-
jours plus nette et plus lumineuse à ses yeux, car il travaillait
plus encore auxpieds du Christ en croix qu'au milieu de ses livres.
.
Et il savait néanmoins laisser Arisloto à sa place d'auxiliaire
humain et du dehors, bien loin au-dessous de saint Augustin et de
saint Paul, de la Tradition et de l'Ecriture. Mais, au point de vue
même de la théologie la plus orthodoxe, il jugeait le Philosophe
un auxiliaire de premier rang en sa place secondaire. Et telle est
la tradition d'Intellectualisme qu'il a laissée à son Ordre et à ses
disciples. Depuis longtemps noire foi et notre raison s'y meuvent
à l'aise et sans heurt; et comme Ecole théologique el philosophique
accréditée dans l'Eglise, nous auh'es scolastiques, nous vivons sur
cette grâce d'état « de penser méthodiquement et explicitement »
et de vivre, pour notre petite part, une synthèse d'intellectualisme
philosophique et de foi orthodoxe, que saint Thomas a pensée et
vécue. Et c'est pourquoi héritiers d'un tel ancêtre, nous pouvons,
sans présomption ni injure, traiter de «jeunes » certaines tenta-
tives de destruction de notre intellectualisme et d'organisation
d'une « Ecole nouvelle », en apologétique el en théologie.

Il ne faudrait pas d'ailleurs que l'on poussât trop loin, puisqu'on


est catholique, cette singulière campagne contre le prétendu ratio-
nalisme des scolastiques. C'est précisément sur la question des
rapports réciproques de la raison et de la foi que le Pape nous a
présenté saint Thomas, non seulement comme le Théologien qui
commente le dogme dans l'assemblée des Docteurs, en plein sanc-
tuaire; mais comme l'Apologiste et le Philosophe chrétien par
excellence qui, sortant sur le parvis et pénétrant dans les écoles,
justifie la foi devant ceux qui ne croient point. Est-ce donc que,
pour certains, l'Encyclique udEterni Patris serait encore, après
seize ans, lettre close ou lettre morte ?
En lout cas, la recommandation que le Pape y fait de la Philo-
sophie scolastique et de son usage apologétique moderne, suffi-

(11 P. 628.
262 REVUE THOMISTE

rait, aux yeux de tout théologien sûr, à nous laver de tout soupçon
de supprimer, par notre Intellectualisme, l'objet de la foi.

Il n'y a plus à s'arrêter longtemps sur le quatrième et dernier


chef d'accusation. L'on y raisonne par hypothèse : « Si la foi
« n'était en nous que la conclusion d'un raisonnement, il en serait
« de même de la charité. » Or, nul d'entre nous n'a jamais admis
cette détestable hypothèse. Ne sait-on pas que souvent saint
Thomas a réfuté le paradoxe socratique de la vertu sortant du
raisonnement, comme il a réfuté l'erreur naturaliste de la foi
obtenue par conclusion de science? Les conséquences dont on nous
menace restent suspendues en l'air ; ce n'est pas sur nous qu'elles
retomberont.
Les quatre chefs d'accusation dirigés contre l'Intellectualisme
scoJastique sont donc tombés, nous osons le croire, devant cet
exposé franc et net de principes philosophiques et Ihéologiques qui
le justifient. 1° Nous n'avons point artificiellement isolé de tout
point de vue subjectif la question des rapports du naturel et du
surnaturel; II" nous n'avons point fait sortir ni tenu à faire sortir
le surnaturel du naturel, pas plus qu'à les juxtaposer; et, de ce
chef, les antinomies auxquelles on a prétendu nous acculer n'exis-
tent point; IIP nous n'avons pas supprimé l'objet de la foi;
IV° nous n'avons pas détruit le surnaturel de la charité.
El puis, tout en poursuivant celle tâche négative de la réfutation
nécessaire, nous n'avons pu ne point dire et prouver qui nous
sommes, à la suite de saint Thomas. On a dû reconnaître que
certain intellectualisme étroit, réduisant l'homme à la pensée
pure, n'est point le nôtre, n'a rien de commun avec lui, rien qu'un
nom usurpé. Notre Intellectualisme met l'intelligence à sa vraie
place dans l'homme et dans le chrétien, dans l'acte de science et
dans l'acte de foi. Car il ne s'oppose pas à ce qu'on peut appeler
(d'un nom barbare sans doute, mais frère légitime d'Intellectua-
lisme et le valant bien) le Volontarisme de la Croyance. Expli-
quons-le pour finir, cela nous reposera des fatigues de la polé-
mique.
LA CRISE de l'apologétique 263

VI. - In Cognitione Fidei, Principalitatem habet Voluntas (]).

Dans la science pure, lorsqu'elle n'est ni subalterne ni impar-


faite, l'intelligence et la volonté priment tour à tour l'une sur
l'autre, mais, en définitive,, l'intelligence domine; dans là foi,
c'est la volonté qui commande, toujours et partout.
Savoir, c'est adhérer à une conclusion nécessairement déduite
de principes évidents, définitions ou axiomes. Et comme l'évi-
dence ou la démonstration fondée sur l'évidence niellent sous le
regard de l'intelligence la pleine lumière de son objet qui est l'être
et le vrai, les assentiments de la science s'imposent avec force, de
nécessité. L'essence même de l'intelligence s'y trouve entraînée,
comme vers la plénitude de son bien le plus naturel. L'intelligence
se suffit donc à elle-même, sans autre secours que son entraîne-
ment propre, pour faire acte de science ; elle prime dans l'adhésion
certaine qui caractérise cet acte.
.Néanmoins, si la science est le bien naturel de l'intelligence,
elle n'est pas le seul bien de l'homme, ni toujours le plus passion-
nant. C'est un bien dont il nous est loisible de nous désintéresser.
Survient alors la volonté pour appliquer librement l'intelligence à
la recherche du savoir, pour faire aimer à tout l'homme ce bien
exquis et pur qui est la vue et la joie de la vérité. Donc, si l'intelli-
gence sait par elle-même, la volonté, puissant moteur, la pousse,
l'exerce à savoir. En cette impulsion elle prime : le caractère de
l'homme commande au génie du savanl. Mais, en dernière analyse,
il commande du dehors; il pousse à l'étude; le génie seul voit ou
devine. C'est, en dernier ressort, l'intelligence qui est souveraine
dans la science (2).

Dans la foi cet ordre se renverse. L'intelligence du croyant adhère


à un objet, intelligible sans doute, mais dont elle ne peut avoir la
pleine vue, ni par évidence immédiate de sa nature, ni par démons-
tration résultant d'une telle évidence. Il lui manque donc la pleine
lumière qui, dans la science, nécessite l'adhésion et assure la pri-

(1) Contra Gentiles, III, ch. xl.


-
(2) II" II»e, queest. i, art. i. Cf. !? Pars, qusest. lxxxii, art. 3 ot 4.
264 REVUE THOMISTE

mauté de l'esprit. Celui-ci doit alors considérer que cette adhésion


est avantageuse, soit pour les notions nouvelles qu'elle parvient à
fixer, soit pour les biens qu'elle promet; il doit se dire qu'elle est
raisonnable, à cause des témoignages compétents et sincères qui
la garantissent; et, sur ces considérations où il voit on définitive
qu'il est bon de croire, la volonté survient qui le décide au libre
choix de ce bien, Intellectus assentit jier quamdam electionem,
ce

« vohtntarie declinans itiunampartemmagisquaminaliam. » L'intel-


ligence adhère, poussée et fixée par la volonté, toujours souveraine
dans la foi. De là l'énergique formule de saint Thomas : a In cogni-
tione fidei principalitatem habet voluntas. »
Preuve suprême, n'est-ce pas? que l'Intellectualiste scolastique
ne peut pas souffrir qu'on lui parle du rôle de la volonté dans la foi,
et qu'il parle toujours de celle-ci comme de la conclusion d'un rai-
sonnement.
Toutefois cette primauté du vouloir dans la connaissance surna-
turelle de Dieu, n'est que viagère. Saint Thomas enseigne que la
vision de l'Essence divine, remplissant d'infini le regard de l'in-
telligence, effacera les ombres à demi lumineuses de la foi, et ren-
dra inutile la poussée de volonté qui nous engage dans leurs ténè-
bres mystérieuses. La volonté, éternellement remise au second rang,
n'aura qu'à suivre, dans le rayonnement de sa pleine splendeur, le
bien absolu, dont l'attrait infini, présent cette fois tout entier
devant elle, la ravira, sans que jamais plus elle s'en puisse déta-
cher. Ce sera une éternelle et nécessaire obstination dans le bien;
nous ne serons plus des croyants, mais des voyants; non des
voyants qui sont tout oeil et n'ont point de coeur, mais des voyants
de cette « lumière intellectuelle pleine d'amour », que chante un
vers un sublime de Dante :

« Luce intellettual pieiia d'amore »;

L'intelligence primera au ciel (1).


Et pourtant, elle n'y sera pas tout, même dans l'intensité de la
vision. Qui aime mieux désire mieux, et qui désire mieux s'absorbe
d'autant mieux en la contemplation de ce qu'il aime. Quiconque
aura mieux aimé Dieu sur terre se trouvera ainsi mieux prêt à le
(1) I" IIao, quoest. ni, art. 4 et 8. - Paradiso, canto XXX.
fixer de tout son regard, et à plonger en lui toute la puissance de
sa vision. En môme temps que nous verrons tous le même Dieu,
tel qu'il est en soi,d'aucuns le contempleront d'un regard plus pro-
fond, et, partant, leur coeur sera plus heureux. Mais, dans cette
vision suprême, comme dans les visions abstraites et fragmen-
taires de la contemplation scientifique, la volonté ne sera, somme
toute, qu'un auxiliaire et un stimulant de la vision. « Tune cognos-
cam, sicut et cognitus sum, » dit saint Paul. C'est le cri instinctif de
la foi cherchant le ciel : « Alors, je verrai (1). »
Et je verrai « comme je suis vu ». Lieu donc est, lui aussi, un
voyant. Ensanature, disaittout àl'heure saint Thomas, il est honte,
mais bonté intelligente dont l'expansion généreuse mesure,
nombre, pondère tout ce qu'elle donne, selon une norme de par-
faite sagesse; ce n'est donc point, sans fondement que, dans l'indi-
visible unité de ses attributs essentiels, nous mettons la sagesse
avant l'amour, l'intelligence avant la volonté : celle-ci est en lui,
dit saint Thomas, comme une règle réglée : «Régula recta ». En ses
personnes mêmes, il est Père, Verbe, Esprit; mais l'Esprit, qui pro-
cède comme un souffle d'amour réciproque entre le Père et le Fils,
sort du Fils qui procède le premier par manière de parole intellec-
tuelle, parfaitement expressive, le Verbe suprême, en qui Dieu se
dit à Dieu. L'Intellectualisme de la science et du ciel n'est ainsi,
selon saint Thomas, qu'un dérivé et un analogue de l'Intellectua-
lisme divin ; l'Intellectualisme régnera dans le ciel (2).

Il lutte sur terre, en attendant. Le P. Laberthonnière le sus-


pecte à ce point qu'il finit par le nommer une idolâtrie. C'est
beaucoup dire; et, malgré la crudité du terme, Intellectualistes
nous resterons, comme l'était saint Thomas : sans idolâtrer pour
cela notre intelligence ; sans méconnaître la primauté relative de
notre volonté dans l'application de notre esprit aux recherches de
la science, dans la détermination spécifique de notre acte de foi,
dans notre préparation subjective à mieux jouir de la vision
béatilique. Intellectualistes nous resterons, et Volontaristes aussi,

(1) Ia Pars, quaest. xn, art. 1.


(2) la Pars, quoest. xii, art. 7.
- I* II"6, quoest. m, ai 4.
-
.
REVUE THOMISTE. 5e ANNÉE. - 18.
266 REVUE THOMISTE

dans la conviction évidente où nous sommes que saint Thomas,


sous ce rapport, a Lien vu toutes choses à leur place.
Et ceci admis, une conclusion s'impose, à l'encontre des allé-
gations du P. Laberthonnière :

VII. - Il n'y a point de malentendu intellectualiste sur


RATIONABIL1TÉ DE LA FOI
la

Ce malentendu es( un mythe. Tout ce qu'on nous en prête si


gratuitement se dissipe, comme brume au soleil, devant la doc-
trine et la conclusion de saint Thomas qu'on vient d'entendre : In
COGNITIONE FIDEI PR1NCIPALITATEM HABET VOLUNTAS. Loin de nOUS
opposer, comme l'avance le P. Laberthonnière, à l'entrée de la
volonté dans la foi, nous la lui faisons princière. Nous y saluons,
tout comme le faisait Pascal, « la dernière démarche de la
raison », Fhumble et très noble attitude de l'intelligence en cette
vie, sous Féblouissement du mystère divin. De malentendu intel-
lectualiste sur le problème apologétique, il n'y en a point.
Il y en a un autre : c'est celui de ces critiques qui se méprennent
avec une si tranquille bonne foi sur notre Intellectualisme. Le
voilà, le vrai malentendu ! On s'imagine notre Intellectualisme de
philosophes et de théologiens comme exclusif et rationaliste.
C'est faux; il est humain et catholique.

.N'insistons pas, maintenant, sur le malentendu fidéiste : le


P. Laberthonnière en parle très peu ; imitons donc sa discrétion.
Nous sommes avec lui, d'ailleurs, pour opposer à ce fidéisme
irrationnel que, « si la foi était affaire d'instinct ou de sentiment,
elle ne serait pas plus une vertu que si elle était la conclusion d'un
raisonnement ». Dans l'ordre surnaturel, l'intelligible divin n'est
pas de l'irrationnel ; il serait alors inintelligible et inadmissible
pour la raison. Il est supra-rationnel, c'est-à-dire à la fois indé-
couvrable et indémontrable par la seule raison, mais partiellement
intelligible une fois révélé : car, en son infini, il est être. Voilà pour
l'objet de la foi. Et, pour son acte, il est rationnel dans sa prépa-
ration intelligente, lorsque l'esprit reconnaît la valeur des motifs
de crédibilité. Et il est rationnel dans le volontaire même de son
adhésion : tout en croyant sans voir ce que nous croyons, nous
croyons en celui dont la science voit tout.
C'est assez parlé du fidéisme, pour le moment. Mais observons,
du moins, qu'on est très mal armé contre son malentendu, lors-
qu'on dénie toute portée ontologique aux affirmations de la raison
spéculative. Il ne reste plus qu'à faire un acte de foi en la vertu,
naturelle" ou surnaturelle, soit de la raison pratique, soit de Faction
volontaire. Sinon, il est absolument impossible de porter la
moindre affirmation objective sur la réalité de ce qu'on pense. Cela
revient, en somme, à remplacer le fidéisme sentimental et impulsif
que l'on combat, par un fidéisme pratique et moral: On croit à
l'appétit et au contenu de sa, volonté, comme d'autres croient à leur sen-
timent. C'est aussi fragile, aussi hasardeux, aussi peu justifiable.
Par suite, on vient,à son tour, compliquer le malentendu où soi-
raème on est tombé. Pour avoir méconnu la vérité de l'Intellec-
tualisme thomiste on est tombé dans un voluntarisme excessif; et
dès lors,on ne peut plus réfuter efficacement le voluntarisme senti-
mental de ceux qu'on nomme les fidéisles. Le malentendu est là,
point ailleurs : on méconnaît l'Intellectualisme vrai.
Y aurait-il moyen de mettre fin à cette méconnaissance? C'est
ce que je dois finalement examiner, bien convaincu, tout autant
que le P. Laberthonnière, des très graves inconvénients de ce
malentendu, pour la cause de la philosophie comme pour celle de
l'apologétique et de la foi. On me permettra donc de dire, en toute
franchise, le tort d'un certain groupe de philosophes, français
surtout, lorsqu'ils parlent d'intellectualisme et de scolastique.
Mais, qu'on ne nous accuse point, à cette occasion encore, de
vouloir manquer de respect ou de charité envers personne ; nous
ne critiquons point les personnes, mais les doctrines et les écoles.
On se donne communément envers nous un grand tort que voici,
et dont les preuves viennent d'être faites.
268 REVUE THOMISTE

VIII. JUGER LA SCOLASTIQUE SAKS LA CONNAITRE.

On nous reproche de ne pas vouloir entendre parler du rôle de


la volonté dans la foi. -
Est-ce nous connaître ?
On nous reproche de parler de la foi comme si elle était la con-
clusion d'un raisonnement scientifique. -
Est-ce nous connaître ?
On nous reproche de nous préoccuper exclusivement de faire la
science en l'air de l'objet de la foi, sans nous occuper de l'âme
vivante qui en est le sujet. -
Est-ce nous connaître ?
On nous reproche de prétendre mettre en nous la réalité même
des choses par notre théorie de la connaissance spéculative. .-
Est-ce nous connaître ?
Et on nous reproche bien d'autres erreurs auxquelles nous
sommes totalement étrangers, comme ce travail a pu le montrer.
- Est-ce nous connaître ?

Si du moins on nous jugeait ainsi sur quelque conclusion de


détail, nous serions heureux de dire qu'en ses principes on connaît
notre doctrine; nous relèverions avec sympathie et indulgence
ces moindres erreurs qui échappent aux plus attentifs et aux plus
justes des critiques, par manière de distractions. Mais, hélas! ces
thèses qu'on ignore sont les thèses fondamentales de notre philo-
sophie. On se condamne, en ne les connaissant point, à prêter
toutes sortes de sens fantaisistes et terrifiants aux plus simples de
nos affirmations sur les rapports de la nature et du surnaturel. Ou
bien, on nous cite deux ou trois, textes découpés au petit bonheur
dans l'immense édifice qu'est la Somme de Théologie ou la Somme
contre Us Païens, justifiant ainsi la plainte déjà ancienne du
P. Gratry: « Il manque à saint Thomas d'Aquin d'être compris!
« Il y a en lui des hauteurs, des profondeurs, des précisions que
« l'intelligence contemporaine est loin de pouvoir soupçonner, et
« que l'on comprendra peut-être, dans quelques générations, si
« la philosophie se relève, si la sagesse reparaît parmi nous
« Nous lisons les anciens monuments sans les comprendre, nous
n'en connaissons pas la langue, nous n'en pénétrons pas le
a
ce sens (1). » -
Vérité en 1850, vérité en 1897, hélas, encore !
Et cependant, les mêmes hommes qui passent ainsi condam-
nation sur nos thèses les plus importantes et les plus soigneuse-
ment expliquées par saint Thomas lui-même, ont d'infinis scru-
pules de prohité intellectuelle et de nohles délicatesses de coeur,
lorsqu'il s'agit de toute autre philosophie que la sienne. Ils ne
voudraient, pour rien au monde, défigurer sans le savoir une
doctrine moderne ou antique quelconque, et méconnaître l'effort
laborieux ou la sincérité intellectuelle de son auteur ou de ses
adeptes. Nous leur demandons, pour nous, la même justice bien-
veillante : elle est due à notre maître et à nos doctrines, non
moins qu'à nos vivantes convictions.

Quand on nous l'aura rendue, cette justice, on cessera tout


naturellement de le prendre, en certains milieux philosophiques,
d'un ton dédaigneux à l'égard des théologiens. On cessera de dire
que, jusqu'ici, « l'apologétique est allée et va encore à l'aventure » ;
qu'elle est « poussée par le rationalisme » ; qu'elle « a tant à
coeur de le satisfaire par peur du fidéisme », que « ses essais en
notre siècle se sont accumulés comme des ruines » ; que le « com-
promis » intellectualiste en apologétique force « d'admettre en
même temps les contraires » et « de vivre en partie double, et de
séparer la spéculation de la pratique » ; et que tout ce détour
vicieux de la méthode « est inconscient et, avec de bonnes raisons,
confirme le préjugé rationaliste ».
Ces témérités écartées, on n'applaudira plus sans réserve les
novateurs qui nous accusent de « refouler le cours des esprits » et
de nous « en irriter en l'ignorant » ; qui accusent la tradition
intellectualiste d'avoir « en France et dans les pays catholiques
soustrait le problème du surnaturel, le tout de l'homme, à l'étude
franche, à la pensée vivante » ; qui nous imputent « une incons-
ciente perfidie souvent efficace » dans la discussion ; qui, saluant
l'aurore d'une « Ecole nouvelle », la « seule que suscite el qu'ap-
pelle la Religion », enfin débarrassée de toute compromission
intellectualiste, s'écrient avec Descaries : « Ante omnia hoec Sco-
« lastica exterminanda est ».

\\) JJ* la connatsiance de Dieu, l, chap. v.


270 REVUE THOMISTE

Et quand ces façons de dédaigner ou d'exterminer des gens


qu'on ne connaît point auront enfin disparu, nous serons heureux
de n'avoir plus à faire oeuvre de légitime défense, en les qualifiant
avec la sévérité dont le P. Laberlhonnière s'étonne un peu trop.
Croil-il donc que nous soyons de ces ruines dont il parle? Le
premier passant venu les jette à terre de ce coup de pied qui ne
manque jamais les grandes choses tombées! Nous vivons, nous,
d'une tradition à la fois antique et jeune, conservatrice et réno-
vatrice; notre intellectualisme possède l'inaltérable jeunesse d'une
doctrine philosophique el théologique assumée par l'Eglise
comme la plus haute expression de la raison humaine combattant
pour la foi, et qui a ses entrées dans les Conciles. Et, dans ce
mélange unique d'antiquité et de jeunesse, nous avons le droit de
qualifier certaines illusions trop jeunes, certaines présomptions,
certain orgueil d'école, sans méconnaître pour cela l'accent per-
sonnel d'aucune âme convaincue, ni la sincérité de sa conviction,
jusque dans les pires erreurs dont elle est victime. Nous respectons
trop nos contradicteurs et nous-mêmes pour nous livrer à ce
puéz'il travail de critique dissimulée sous de fades compliments,
qu'on décore du nom de largeur ou de charité. La charité, c'est la
vérité.
Et maintenant, qu'on nous pardonne d'avoir dit en public ce
fond de nos âmes auquel le regard de Dieu, tout seul, suffit dans
notre oeuvre d'apologétique et d'apostolat. Nous l'avons dit forcé-
ment, car il le fallait pour réclamer justice au nom des scolas-
tiques et des théologiens ; on ne se méprend pas seulement sur
notre intellectualisme : on se méprend parce qu'on l'ignore. La
justice sera de l'étudier, mais sans parti pris d'extermination.
C'est dans cet esprit de justice el aussi de charité que nous
achèverons prochainement cette étude de la crise apologétique à
l'heure présente. Après avoir vu où est le malentendu, il nous reste
à débattre ou est la solution- la solution orthodoxe, également
satisfaisante pour le philosophe el pour le théologien.

Fr. M.-B. Schwalm,


des Frères Prêcheurs.

(A suivre.)
REVUE CRITIQUE DES REVUES

Mars-avril 1897

I. - EPISTEMOLOGIE.
J. Ticeh : De la méthode cartésienne. Aristote et Descartes.
- Nous sommes heureux de féliciter sans réserve l'auteur de ce travail clair
et synthétique.
M. l'abbé J. Tiger établit le caractère essentiel de l'oeuvre de Des-
cartes : c'est la recherche des natures simples. Il examine à la lumière de
ce principe les quatre règles de la Méthode. Cet exposé est une véritable
résurrection de ces règles: sèches et sans originalité lorsqu'elles sont con-
sidérées isolément, elles sont mises en pleine valeur par ce retour vers
leur principe. Mais l'auteur ne fait valoir ainsi la méthode cartésienne que
pour mieux en montrer le vice. C'est une exagération de vouloir tout
reconstituer avec des idées claires « sans demander à l'expérience autre
chose que des vérifications trop sommaires et trop vite arrêtés. » (H. Jolyj
M. Tiger trouve Aristote plus complet et plus vrai. Il définit sa méthode :
l'observation de l'expérience interprétée par l'intelligence. Nous ferons
une observation sur le mot : interprète. On interprète des signes; et la
nature nous livre dans l'expérience autre chose que des signes : elle se livre elle-
même. Ainsi du moins l'entendait Aristote. Le rôle de l'esprit est selon lui, non
pas d'interpréter, mais de reproduire, de généraliser et de combiner.
{Annales de PMI. chrét., avril.)
J. Segond : Essai sur l'identité. -? La logique ruine le principe
d'identité : l'amour le sauve et le restaure, telle est la thèse de M. Segond.
Suivons pas à pas à pas cette thèse en intercalant nos observations.
I. La logique ne justifie pas le principe d'identité À=A, parce que A
prédicat ne saurait être la répétition de A sujet. Preuves :
1° Parce que A est dédoublé dans le principe A=A. Qui dit dédouble-
ment dit rupture de l'identité. Donc. - Réponse : rupture matérielle des
termes, je le concède : rupture formelle du concept, je le nie.
272 EEVUE THOMISTE

2° Parce que A prédicat est opposé à A sujet. Or qui dit opposition nie
-
identité. Réponse : opposition formelle, je le concède : opposition
logique, je le nie.
3° Parce que A prédicat (représentant le possible) est supérieur en exten-
sion à A sujet (représentant le réel). -Réponse: en extension logique je
le concède; en extension réelle, je le nie.
-4° Parce que A prédicat équivaut à nonnon A. Donc il est supérieur en
compréhension à A sujet. - Réponse : en compréhension logique, je le
concède, mais j3as en compréhension réelle.
5° Parce que A sujet devant être posé avant A prédicat, est essentiel-
lement premier. Et ainsi pas de réversibilité, donc pas d'identité.
Réponse : pas de réversibilité entre les termes logiques une fois posés, C.
-
entre les idées, N.
Le vice de toute cette argumentation est donc de conclure de la différence
des propriétés logiques des termes comme tels, à la non-identité des con-
cepts signifiés par les termes. C'est juger du contenu par le contenant, de la
qualité de la liqueur par la grandeur du vase. Toute preuve pour être efficace
doit en effet procéder ex propriis et non ex communibus. La question présente
est : que sont les termes pour l'esprit dans tel jugement, A=A par exemple :
et non pas : que sont les termes en général ? L'identité n'est donc pas rompue
par les arguments de M. Segond : 1 opposition qu'il relève est d'un attire ordre
que celui ou s'agite la question.
II. Maisil faut que le jn'incipe d'identité soit. Autrement c'est le scepti-
cisme. Et M. Segond n'en veut j3as. Comment le justifier ?
1° Ce n'est pas par la nature des termes qui auraient un élément sem-
blable, car, si quelque chose de commun aux deux existe, nous voilà en
présence de trois êtres et la difficulté d'opérer la transition augmente.
M. Segond prévoit qu'on lui dira : ce troisième élément est une idée.
- Cette idée est-elle perçue ou créée par l'esprit? répond-il. Nous n'admet-
-
tons pas qu'elle soit perçue, dit-il (p. 14). Mais pourquoi ? parce que ce
qui existe n'existe que dans la pensée. Et l'idéalisme apparaît enfin
comme Vidée de derrière la tète de l'article.
Par quel argument nouveau et vainqueur M. Segond appuiera-t-il ce
vieux chef de file ? Par ce paralogisme éclatant : II est absurde d'admettre
des existences non perçues par la pensée. Admettre leur existence c'est,
en effet, les penser. Donc tout ce qui existe est intelligible. Donc rien
n'existe en dehors de la pensée (p. 15-10). L'identité, si elle existe, ne
saurait être qu'un produit de l'esprit/
Inconséquence étrange. M. Segond ne veut pas que A=A. Et il veut qu'exis-
tence -- connaissance ! Et c'est pour prouver le néant de la première équiva-
lence qu'il allègue la deuxième ! Il est cependant facile de voir que le concept de
REVUE CRITIQUE DES REVUES 273

connaissance n'entraîne pas celui d'existence, mais d'existence perçue. C'est ce

ment et par nous, je le nie; - -


que signifie le mot: intelligibilité. Tout ce qui existe est intelligible actuelle-
en puissance par nous; ou actuellement par une
pensée parfaite, je le concède.
2° Si lapensée orée l'identité, ce ne peut être par elle-même, car notre
pensée est série de pensées et une série est essentiellement hétérogène et
synthétique. Il faudra donc recourir à une pensée j>remière, Unité de nos
pensées. Mais l'union se fait par VAmour. Donc c'est l'amour de Dieu
agissant sur nos esprits qui produit l'identité. Et ainsi l'identité est rendue
au réel par nos pensées devenues les instruments de l'Amour divin.
On reconnaîtra la contrefaçon idéaliste de la doctrine de l'émanation des choses
posée par le réalisme. Soulignons la hardiesse de cette conception sans l'ad-
mirer plus que l'Idéalisme, dont elle n'est que la conséquence logique.
Quant à la Sainte-Trinité M. Scgond fera bien de la laisser aux théolo-
giens. Le Verbe procède par voie de génération intellectuelle : il n'est pas
premièrement ce qui est aimé (p. 20), maist;« qui est pensé. Les termes dont
se sert M. Segond feraient procéder le Verbe du Saint-Esprit, ce qui est,
bien contre son intention certainement, une hérésie.
[Annales dePh. chrét., avril 1857.)

L. Wediïr Le principe de non-contradiction comme principe


:

-
dialectique. Soit le principe d'identité A est A, l'être est l'être. Dans
cet énoncé je répèle deux fois A et être ; je ne puis donc pas prouver que
le premier A et le pz-emier être soient identiques à A prédicat et à être
prédicat. L'énoncé du principe d'identité est, semble-l-il, en contradiction
avec son contenu.
Si celle contradiction était réelle, c'en serait fait de la pensée et de la
vérité. Nous aurions une dialectique sans repos. C'est à tort que Hegel,
parti de celte supposition, s'est arrêté à l'Idée comme principe concilia-
teur suprême. Il devait logiquement aller jusqu'au scej>ticisme absolu.
Donc la contradiction n'est qu'apparente. - On l'explique en remar-
quant que le jugement est un acte premier. Il ne dépend, en soi, d'aucun
autre jugement. D'où, « quand on nie l'identité exprimée par le jugement
A est A, cette identité subsiste en réalité sous sa négation. » La contra-
diction ne saurait être que dans les termes qui sont la matière du juge-
ment. La pensée qui joint A et A est d'accord avec elle-même, et cela
suffit pour assurer la réalité logique de l'identité affirmée. Dédié à M. Se-
gond!
Mais les termes, matière d'un jugement, sont eux-mêmes définis dans
d'autres jugements. Par ses termes, un jugement entre en relation "avec
d autres jugements. L'affirmation : la terre est immobile, n'a en soi rien
274 REVUPI THOMISTE

d'absurde. Elle le devient quand on la met en relation avec d'autres pré-


misses. Le rôle formel du principe de non-contradiction est précisément
de signaler ces contradictions. C'est un réactif universel et infiniment sen-
sible de l'absurdité.
Le principe de non-contradiction n'est donc pas le principe générateur
de la dialectique, mais son principe régulateur.
Étude subtile mais vigoureusement conduite. Elle a le mérite de réfuter le
principe générateur de la dialectique d'Hegel d'un point de vue très solide, la
jouissance synthétique de l'acte déjuger. [Judicium actus intellectus componentis.)
Le rôle du principe de contradiction comme principe régulateur de la dialec-
tique est l)ien saisi. Une seule chose nous arrête : c'est la fonction purement
logique que M. V. prête au jugement. Le jugement n'atteint-il pas le réel
immédiatement lorsqu'il a pour objet les premiers principes, mèdiatement dans
le§ conclusions dérivées"? Abstraire de l'affirmation réelle une forme vide qui
serait le jugement logique est artificiel : c'est sans doute au vide de cette
abstraction que M. Weber doit de déclarer valide ce jugement : un cercle est
carré.
[Revue philos., mars.)

Ciuton : Cinquième dialogue philosophique entre Eudoxe et


Ariste.
logue. - -C'est un petit chef-d'oeuvre de pénétration philosophique que ce dia-
Le but est de faire sortir de la raison les principes des sciences :
l'être, le principe de contradiction, l'unité de l'être, la substance, l'espace,
le mouvement, les lois de la nature, lois géométriques, mécaniques,
physiques. Encore une élucubration néokanlienne ! direz-vous.
Il ne le semble pas. Eudoxe n'est pas kantien. Il jDense que la déduc-
-
tion des catégories « s'impose plutôt par sa beauté que par sa vérité, »
et « n'est nullement démontrée » (p. 182). Eudoxe est réaliste. La
raison est pour lui la puissance d'affirmer quelque chose. Autrement il
n'y aurait pas de vérité et le scepticisme régnerait. Au risque de dépister
une fois encore une idée thomiste, je ne puis m'empêcher de reconnaître
dans ce droit à l'affirmation de quoique chose la conception du jugement
comme composition de renonciation intérieure avec la chose objective.
(I. P. q. xvi, a. 2.
art. 3, n° 24.)
- Cf. Joann. a S. Thoma. In Iam partem, Disp. IL

Mais je ne résiste pas au plaisir de citer un extrait du dialogue.


Eudoxe : La pensée affirme; mais s'il n'existe pas autre chose que la
pensée, la pensée ne pourra que s'affirmer elle-même éternellement.
Ahiste : Cela est vrai.
Eudoxe.
-- Il faut donc poser qu'un objet est donné à la pensée.
Ahiste. Il le faut.
REVUE CRITIQUE DES REVUES 275

Eudoxe. -El un objet différent d'elle.


Ariste.
ment...
- Oui, sans quoi la pensée se penserait elle-même éternelle-

Eudoxe.-Et comme tout objet est multiple et changeant, ...un objet


multiple et changeant est donné à la pensée.
Ajuste.
Eudoxe.
-?- Oui.
C'est-à-dire que l'expérience existe.
Ainsi marche le dialogue, et Eudoxe reconnaît successivement les prin-
cipes doués de valeur objective de la métaphysique, de la géométrie, etc.
Nous contesterons sans doute certaines conclusions, celle qui regarde la négation
delà Providence par exemple. G'est déjà beaucoup d'être d'accord sur un point
capital et cet accord nous paraît exister, en ce qui concerne la légitimité du'pou-
voir d'affirmer, impliqué dans le jugement. Ce n'estpas par l'Action en général
que s'opère la transition du sujet à l'objet, mais par une espèce déterminée
d'action, le jugement; sachons gré à Criton d'avoir dépisté une des idéesfonda-
mentales de la Gritériologie thomiste. Dédié à M. L. Veber.
[Bev. de Mètaph. et de Mor., mars 1897.)

II. - PHYSIQUE.
G. Miehaud : L'infini mathématique d'après M. Couturat.
Critique de la thèse de M. Couturat faite d'un point de vue qui se
-
rapproche des théories aristotéliciennes et scolastiques sur le même
sujet.
M. Coutuiiat substitue aux deux premières antinomies cosmologiques
de Kanl les conclusions suivantes : 1° L'espace et le temps sont infinis;
donc le monde peut être infini dans le temps et l'espace. 2° L'espace est
continu et divisible à l'infini; donc la matière étendue peut être continue
et divisible à l'infini. Il croit nécessaire, pour maintenir ces thèses, (con-
tradictoires des thèses finitistes des ncocriticistes,) de dégager le nombre
et la grandeur de l'intuition sensible. Dans ce but : 1° il recourt à une
définition nouvelle de la raison : faculté du réel rationnel, et donc du réel
indépendant de l'expérience ; 2" il donne une nouvelle définition du
nombre entier comme nombre-collection, constitué par le simple fait qu'un
Hen synthétique existe entre les unités rien dans
: cette définition ne rap-
pelle l'intuition sensible; 3° il fait de même pour la grandeur : c'est
une
idée rationnelle pure, parce que les notions essentiellement impliquées
dans celle de grandeur, divisibilité et infini du continu n'appartiennent
pas à l'intuition sensible. En effet, on ne peut ni opérer la divisibilité des
continus concrets, ni leur désigner de limites expérimentales.
M. Milhaud n'admet
pas non plus l'opinion des néocriticistes touchant
276 REVUE THOMISTE

l'infini concret el la loi du nombre. Les antithèses kantiennes ne sont,


selon lui, contradictoires aux thèses que si l'on fait entrer le temjis dans
l'idée du nombre et si l'on assimile la grandeur au nombre. C'est l'imagi-
nation qui refuse de s'accommoder aux antithèses.
Mais M. Milhaud ne croit pas qu'il soit nécessaire pour assurer ces
conclusions de donner une nouvelle définition de la raison et de dégager
le nombre et la grandeur de l'intuition sensible.
1° Il montre l'inconséquence de cette nouvelle définition. Si le réel n'a
pas son explication dans l'intuition sensible, comment distinguer des
méthodes plus ou moins rigoureuses pour l'atteindre? Cela est facile au
contraire si l'on admet que ces méthodes représentent des degrés diffé-
rents d'abstraction des données sensibles. Nous voilà livrés au hasard de
l'instinct, du flair du savant pour l'appréciation du réel scientifique. Cette
difficulté n'existait pas pour Kant, qui ne connaissait qu'une géométrie et
une méthode mathématique.
2° Au sujet du nombre entier, M. Milhaud concède que les définitions
mathématiques j>rocèdcnl d'éléments abstraits, qui,comme tels, ne peuvenl
provenir directement de l'intuition sensible. Ils en proviennent cependant
par une élaboration continue dont le principal facteur est la discrimination
(Bain), c'est-à-dire la constatation de différences entre des collections
inégales, deux troupeaux de moutons par exemj^le.
3° Pour la grandeur, M. Milhaud fait remarquer que la divisibilité à
l'infini du continu est une propriété des grandeurs abstraites. Reste à
savoir si le continu s'abstrait par lui-même de la grandeur sensible : peut-
être n'esl-il qu'une propriété de la grandeur sensible. Quant à l'infini, la
généralisation mathématique ne vicie-t-elle p>as l'idée première du nombre?
M. Coulural définit le nombre rationnellement : la suite naturelle des
nombres entiers. Il est donc infini comme cette suite. Mais cette suite
exisle-t-elle ? répond M. Milhaud. Non. Elle n'est donc que possible.
Mais comment former simultanément tous les nombres possibles. L'infi-
nité du nombre est donc une infinité potentielle.
Nous pensons que M. Milhaud soutient avec raison que le nombre et la
grandeur dérivent de l'intuition sensible par voie d'abstraction. La thèse flni-
tisteest vraiepour le réel concret; la thèse infinitiste est vraie pour le réel abs-
trait. Aucune contradiction entre ces deux thèses. La forme, de soi, n'admet
pas de limite dans sa communicabiliiè ; le nombre et la grandeur, réduits far
V abstraction à l'état dépures formes, sont naturellement aptes à se communi-

quer à une matière indéfinie ; la matière concrète limite, de fait, cette commu-
nicabilité de la forme. L'existence, du moins l'existence matérielle, est donc
finie comme nombre et comme grandeur. L'infinité est la propriété des abstraits
de la matière. [Revue philos,, mars.)
J. M. Ghosjkan: Science et Métaphysique. IV. Les résultats.
Le but extrinsèque de ce dernier article est de présenter au jeune clergé un
-
modèle à suivre dans l'élude des questions philosophiques (p. 06). Ce
modèle est M. Mannequin, kantien à j>eu près intact (p. 660). Les jeunes
clercs répondront par là aux intentions de Léon XIII, louchant la restau-
ration des études philosophiques (p. 667). On leur permet d'ailleurs de
poursuivre la touchante exhumation d'ouvrages scolastiqucs dont il y a à
profiler comme de toute pensée humaine (p. 667).
Le but direct est de situer la thèse de AI. Ilannequin. Intelligente conci-
liation du leibnizianisme el du kantisme (p. 661-663), sa théorie des atomes
a pour origine immédiate la notion de liberté, entendue comme qualité
pure (13ergon) avec les modifications de M. Fouillée (j>. 662). Elle est en
Physique le pendant de Y Action de M. Blondel (p. 664). M. Blondel
trouve dans l'action le fil conducteur pour résoudre le problème pratique :
M. Ilannequin trouve, dans la pure qualité contingente qu'est la réalité, la
raison de son expression dans la quantité sous forme symbolique (p. 665).
Et dès lors la connaissance de la chose en soi, telle que la pratique la
science, n'est pas une illusion absolue (p. 666).
En rendant hommage aux qualités intellectuelles de l'auteur de cet article, on
no peut s'empêclier de regretter l'absence complète de données philosophifues
traditionnelles chez un prêtre philosophe.
Oui, certes, monsieur l'abbé, il y a pour le clergé une question philosophi-
que comme il y a une question biblique. Mais, sérieusement, pensez-vous que
ce soit une solution de cette question, que de se mettre à la remorque de
professeurs qui, ignorant notre théologie, soutiennent des doctrines phi-
losophiques en opposition avec elle?
Je vous signalerai une autre question, puisque, aussi bien, vous êtes en
quête de directions pour le jeune clergé. C'est celle des clercs candidats à la
licence et à l'agrégation en philosophie dans l'Université. Ces jeunes gens,
pourvus d'études de philosophie traditionnelle souvent fort élémentaires,
sont mis sous la dépendance de professeurs d'une supériorité intellec-
tuelle incontestable, et qui se présentent à eux avec l'ascendant qu'a néces-
sairement pour l'aspirant la position officielle du maître. Si vous désirez
savoir ce que pense Léon XIII de cette question, lisez un document émané
le 21 juillet 1896 de la Sacrée Congrégation des Évéques
et Réguliers.
Seule une éducation théologique et scolastique supérieure peut permettre
.i nos jeunes clercs d'aborder, avec dignité et sans danger, l'enseignement
supérieur des philosophes de l'Université. Le clerc en état déjuger l'ensei-
gnement qu'il reçoit, voilà le modèle du jeune clergé.
(Annales de philosophie chrétienne, mars 1897.)
278 REVUE THOMISTE

L. Coutukat: Sur l'hypothèse des atomes. - Ce n'est plus un clerc


candidat à Vagrégation qui parle; c'est un laïque^ savant et philosophe déjà
réputé. II examine, comme M. Grosjean, le livre de M. Hannequin et, loin
d'entamer un dithyrambe,il se voit obligé de le contredire sur presque tous
les points.
-
Conclusion de M. Couturat: 1° Le postulat de M. Hannequin est celui-
ci : nous n'avons j)as d'intuition intellectuelle. El l'on en déduit les deux
corollaires suivants: i°) Il existe des choses en soi comme causes transcen-
dantes de nos sensations. 2°) Les données des sens possèdent par elles-
-
mêmes quelques déterminations. Ces corollaires sont inconciliables avec
le criticisme, car ces déterminations étant indépendantes des détermina-
tions à priori que l'esprit leur superpose, on ne peut établir leur accord.
On ne complète jms le criticisme en poussant jusqu'au bout ses inconsé-
quences réalistes pour rétablir les choses en soi.
11°
- II faut donc ne pas cherchera dépasser la conscience en s'adrcssanl
à l'expérience mais revenir à l'intuition rationnelle (non jaas psycholo-
gique). Qu'est-ce à dire ? « En affirmant mon existence et celle des choses.
je n'affirme pas la réalité de mon étal de conscience, mais la réalité de l'acte
par lequel je pense et, dans cet acte, des choses que je pense. »
Sans doute nous n'adoptons point les principes de M. Couturat, qui
reflètent la période de retour du kantisme au cartésianisme que traverse
la philosophie universitaire. 11 a du moins ce mérite de montrer que te
réalisme de M. Hannequin est inconciliable avec le Criticisme dont cet
auteur fait profession. C'est ce dont M. Grosjean semble ne pas s'être
suffisamment rendu compte.
(Mèlaph. etMor., mars 1897.)

III. - PSYCHOLOGIE.
R. P. Bhkmond: M. Brunetière et la Psychologie de la foi.
M. Brunetière a dit que la base de la croyance est l'irrationnel. Peut-on
-
entendre dans un bon sens ce mot d'irrationnel, devenu une pierre de
scandale : M. Brunetière est-il nécessairement catalogué sceptique ou
rationaliste ?
Le R. P. Brémond pense qu'il n'en est rien. Très agréablement il nous
initie à la connaissance d'une logique naturelle et de sentiment, bien diffé-
rente de l'aride logique A =
B, B = Direz-vous jamais que vous
C.
sentez l'égalité A = C. Eh non ! Eh bien, il y a des égalités que l'on sent.
Telle l'analogie de Virgile et de Racine. Tout le monde est d'accord à son
sujet: j>ersoime ne l'a démontrée. Cela se sent. Essayez de justifier à votre
classe de rhétoriciens, par raison démonstrative, la faute de goût que vous
avez marquée du crayon rouge.
De tels actes, dit Fauteur, sont à la fois des actes d'intelligence et des
actes irrationnels. D'eux, un vieux magistrat disait à un juge novice et
ignorant, mais d'un grand bon sens : « Donnez vos décisions avec con-
fiance, mais n'avancez pas vos raisons. »
Le R. P. Brémond conclut que,si M. Brunetière a voulu parler de l'irra-
tionnel total, il n'est pas avec lui. Mais il n'a probablement voulu exclure
que la logique savante, non la logique naturelle. Et donc, dit le révérend
Père, il est des nôtres! (P. 762.)
J'avoue, mon révérend Père, que l'analogie entre Virgile et Racine, votre
crayon rouge ei surtout le bon sens de votre juge novice et ignorant ne me rassu-
rent qu'à demi sur les bases de nos croyances.
[Etudes, mars 1896.)

F. Rauii De l'usage scientifique des théories psycholo-


-
:
giques. Critique des ouvrages de M. Paulhan sur les Types intel-
lectuels, et de M. Th. Biboi sur la Psychologie des Sentiments.
Si l'idée finaliste est exagérée .chez M. Paulhan au point de lui faire
assimiler « des types qui devaient être d'abord pratiquement et scientifi-
quement distingués » (p. 118), M. Ribot exagère l'influence de la vie orga-
nique et des causes physiologiques.
La Psychologie des sentiments dénote cependant un souci constant et
souvent exprimé de limiter les théories : le ton du livre est changé ; il y a
comme des sourdines à l'affirmation... La pensée, complexe et souvent
comme inquiète dans le courant du livre, apparaît dans la préface et la
conclusion comme lumineusement simple et sûre d'elle-même. « M. Ribot
doute dans le délail et croit dans l'ensemble. Comme celle des croyants,sa
devise est : Quand même! » Heureusement la théorie qui semble le fond
du livre n'en est que l'écorce, p. 315.
Critique pénétrante, fine, non sans un grain de malice. Çà et là quelques
portraits brossés, celui par exemple qui débute par ces mots : « M. Ribot est un
homme heureux » (p. 201). Mais n'est-ce pas une bien grave accusation pour un
psychologue de l'école expérimentale que celle de « douter dans le détail et de
croire dans l'ensemble? » N'est-elle pas cependant quelque peu méritée'?
[Rev. demètaph. et de mor., janv.-mars 1896.)

R. P. Pacheu, S. J. : Paul Verlaine et la mystique chrétienne.


- René Doumic : La poésie d'Henri Heine. -Du rapprochement
de ces deux articles parus simultanément dans la Quinzaine et dans la Revue
des Deux Mondes du 15 mars, ressort une antinomie morale curieuse à cons-
tater. Sentimentalité et ironie, telle est la note caractéristique de Heine.
Faiblesse morale poussée jusqu'à la turpitude, voilà pour Verlaine. Et
280 REVUE THOMISTE

cependant ce n'esl pas chez le sentimental, c'est dans le « gibier de


potence, d'estaminets et d'hôpitaux » que retentira « l'écho ému d'une
âme où passa la grâce » : c'est, au contraire, l'ironie qui s'alliera avec la
sentimentalité alors que « l'ironie îa plupart du temps ne trahit que la
sécheresse du coeur ». N'est-ce pas là un signe de l'indépendance de l'opé-
ration divine vis-à-vis des causes naturelles, spécialement des tempé-
raments ?
IV. - PHILOSOPHIE MORALE.

-
J. J. Gourd : La dialectique pratique. Le but de la dialectique
pratique est de diriger l'action. Elle passe par trois phases : la morale
du bonheur, la inorale du bien, la morale de l'obligation. Ces phases
correspondent aux trois moments de la dialectique spéculative ; empi-
risme, rationalisme, idéalisme. (Voir notre précédente Revue critique.) La
première est aussi subjective que l'empirisme est réaliste; la troisième
est aussi objective que l'idéalisme est subjectif; la seconde est mélangée
comme le rationalisme de subjectif et d'objectif. Selon M. Gourd, la
morale de l'obligation embrasse les deux premières, comme l'idéalisme
réunissait l'empirisme et le rationalisme.
Nous Vavons déjà dit, le rationalisme aristotélicien embrasse bien plus avan-
tageusement Vempirisme et l'idéalisme bien entendu. De même la morale du
Bien résume et comprend la morale du bonlieur et la morale de l'obligation. En
effet, le bien n'est pas seulement une idée, cause exemplaire de notre activité
volontaire : comme être il est aussi sa fin. Or, il est de la nature de la fin de
commander les moyens propres à l'obtenir et par suite toide notre activité volon-
taire est sous l'empire du Bien. L'impératif catégorique se déduit donc du Bien.
Et, d'autre part, en cherchant son bonheur dans le Bien, le sujet se trouve
transformé et comme converti en Lui.
Lies scolastiques, spécialement saint Thomas, ont exploré à fond ce double
aspect de lafinalité et en ont fait la pierre angulaire de leur Morale. (Cf. Ia IIac,
q. i, a. 5.)
Notons quelques bonnes observations de M. Gourd. Lia nature de la raison
pratique, jugement sous l'influence de la volonté est bien saisie (p. 157).
M. Gourd eut cependantgagné à lire dans saint Thomas les questions des Actes
humains, de la Syndèrèse, de la Prudence. La difficulté, pour la morale de
l'obligation, de rejoindre le réel individuel est avouée sans détour (p. 164). Cette
difficulté est précisément abordée et, croyons-nous, résolue dans les questions
que nous venons d'indiquer. Nous sommes heureux de relever de bonnes pages
sur la nécessité et le caractère de la Casuistique, si décriée par ceux qui n'ont
jamais eu à aborder deprès les cotés pratiques de la Morale (p. 161).
[Revue de Mélaph. et de Mor., mars 1896.)
De Gryse : les Socialistes et les citations des Pères de
l'Église. - L'auteur établit d'après les Pères le droit de propriété pri-
vée, mais en faisant ressortir les limites de ce droit. Dans sa détermi-
nation générale la propriété est de droit natui'el : puisque les biens infé-
rieurs sont faits pour subvenir aux besoins de l'homme. Mais c'est le
droit positif qui applique ce droit et détermine les titres à la propriété
privée. Or, le droit positif ne saurait détruire le droit naturel. L'admi-
nistration de la propriété privée étant dévolue à l'individu, l'usage ne
saurait lui appartenir exclusivement. Voilà pourquoi, dans le cas d'ex-
trême nécessité, l'homme ne vole pas, il use d'un droit en prenant ce qui
lui est nécessaire (p. 31).
Dans le cas d'indigence ou de nécessité commune, ce droit subsiste-t-il?
Les Pères,dit M. de Gryse, apportent à l'usage de la propriété un tempé-
rament : le devoir strict de l'aumône pour les riches (p. 131). Quel est le
caractère de ce devoir? C'est un devoir de pure charité, répond l'auteur
(p. 131-132).
M. de Gryse, qui est généralement d'accord avec saint Thotnas dans l'inter~
prétation des Pères, ne nous semble pas avoir connaissance d'un passage
capital pour l'intelligence des textes de saint Basile qui sont surtout en question.
Saint Thomas appelle le devoir qu'a le riche de donner son superflu au pauvre
ujsiiiTUM légale. (II" II"8, q. cxvHi, art. 3, ad 2nm. - Cf. art. Zad 2Bm.)
Certains commentateurs, frappés des conséquences d'un tel mot, ont voulu y voir
une interpolation. Sylvius,après avoir confronté un grand nombre d'éditions,
n'a trouvé aucune variante et déclare qu'il faut s'en tenir au mot légale. (Syl-
vius in IIam II"0, q. xxxii, quoeretur 3°.
Or, la justice légale réside essentiellement dans l'Etat, exécutivementdans les
particuliers. (IIa IIae, q. lviii, a. 4 et 5). Dans le second cas elle porte le nom
plus parlant de devoir social. Ce serait donc un devoir social que rempliraient
les riches en venant au secours des pauvres. L'acte d'aumône reste en lui-même
un acte de charité, mais il est dominé par une ordination supérieure au bien
commun de la société, ce qui lui donne son caractère d'acte de justice légale.
L'obligation de justice légale ne crée d'ailleurs pas chez le pauvre un droit
strict de justice au superflu du riche, comme contre-partie du devoir social de '
celui-ci. La justice commutative connaît, en effet,cette réciprocité absolue du droit
et du, devoir. Les prétentions des socialistes sont ainsi écartées. Le droit de distri-
bution du superflu reste également une attribution du riche; cette distribution
°st, en effet, un acte de gestion et la gestion de son bien appartient sans res-
triction au propriétaire (IIa lla0, q. lxvi, a.7). Il faut dire cependant que si
h classe riche ne remplissait pas son devoir social et s'il en résultait un danger
pour le bien commun de la société, la notion du devoir social telle que nous la
comprenons avec saint Thomas, permettrait à l'autorité publique d'intervenir
REVUE THOMISTE. - Se ANNÉE. - 19.
282 REVUE THOMISTE

pour obliger les riches à faire leur devoir, soit par la force dans les cas extrêmes
[famine, paupérisme exaspère, etc.), soit, plus ordinairement, par des mesures
administratives, des prélèvements sur les Mens des riches en vue de l'assistance
publique, impôts, souscriptions obligatoires, etc.
Cette explication de saint Thomas nous semble plus conforme que celle où
se tient M. de Gryse, à la rigueur des paroles des Pères, particulièrement de
celles de saint Basile qu'elle a pour but d'interpréter.
plus équitable.
-
Elle nous semble aussi

(Revue sociale catholique, janv.-mars 1896.)

A. Lehmkuhl, S. J. : le Droit au secours. - L'éminent moraliste


essaie de dépasser le point de vue de M. de Gryse. Il affirme que l'Etat a
une mission sociale vis-à-vis des indigents, puisque leur situation est
affaire de bien commun. Avec raison, il restreint l'exercice ordinaire de ce
droit. L'Etat n'a pas à prendre en main directement les institutions do
bienfaisance, mais à les susciter (p. 16G). « L'assistance de l'Elatne devient
une obligation qu'en toute dernière instance. L'Etat ne peut être le père
nourricier universel » (p. 1G8). Ces observations sont très justes et nous nous
y associons volontiers, bien que nous soyons disposés à augmenter le rôle de
l'Etat, dans les sociétés non chrétiennes, où la charité ne prévient pas l'inter-
vention du pouvoir. -
Une autre proposition de l'auteur nous laisse plus pmplexe : « Les ciu^ens
ont le droit que l'autorité publique pourvoie à des moyens pour réaliser le
concours nécessaire [des riches). » De quel droit s'agit-il? Ce droit ne saurait
appartenir à la justice commutative que dans le cas d'extrême nécessité. Est-ce un
droit à la distribution? mais le propriétaire est le distributeur né de son superflu.
Ge serait donc un droit de justice légale, mais le devoir de justice légale ne crée
aucun droit pour les citoyens comme tels. Reste l'équité générale, supérieure
aux diverses espèces de droit. Et c'estpeut-être ce droit à l'équité sociale, droit
tout moral et très large, que le Rév. Père reconnaît chez les citoyens.
[Revue sociale catholique, avril 1896.)

La Crise de l'Université. - M. Chalamet constate la réalité de la


crise. Ilavoue le relâchement de la discipline dans les lycées, les fautes de
l'Association des maîtres répétiteurs. Il trouve démodée la conception de
l'enseignement moderne, nouvelle fabrique de mandarins. Il combat ceux
qui accusent l'Université de manquer de principes, et, détournant la ques-
tion fait une charge à fond contre les Jésuites. -
Jean Jaurès : « ha
bourgeoisie ayant changé de peur, ses enfants doivent changer de maîlrcr.
Là est le secret de la faveur croissante de l'enseignement religieu.\. '
- Parodi : Dans I'Aveyron « envoyer un enfant au lycée, c'est risquei'
REVUE CRITIQUE DES REVUES 283

son âme, et voilà sans doute le plus redoutable obstacle que rencontre ici
l'Université ». Malgré cela le professeur de Rodez conclut par un
superbe : Moriamur in simplicitate nostra. « On ne fonde rien sur l'hypo-
crisie. La question est celle-ci : le catholicisme qui se prétend la vérité
est-il la vérité ? » Voilà une franchise qui ne fera pas cesser la crise de
l'Université, à Rodez. - M. Fonseckive, dans la Quinzaine, met en cause
le caractère indécis du mouvement de réforme inauguré il y a vingt ans
dans l'Université. Parmi les facteurs secondaires il signale justement l'hé-
rédité, « les pères confiantplus volontiers leurs fils aux maîtres qui les ont
élevés eux-mêmes ». Si l'on ajoute que dans les classes aisées, les familles
nombreuses n'existent guère, et pour cause, que chez les chrétiens prati-
quants, on donnera toute sa valeur à ce facteur de l'hérédité, qui suit les
lois non d'une simple substitution, mais d'une proportion géométrique,
ainsi qu'en témoignent les palmarès et les annuaires.
De ce chef, et des autres, la crise de l'Université ne semble pas devoir bientôt
toucher à sa fin.
(Revue Bleue et Quinzaine, mars-avril 1896.) '

V. - SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES.

G. Séailles : les Philosophies de la liberté. - Prendre l'idée


«
de liberté comme centre de perspective, considérer l'esprit et le monde de
ce point de vue... pour cela limiter en les interprétant les lois de la pensée
et les lois de la nature, voilà en termes généraux ce qui caractérise « une
philosophie de la liberté ».
Le problème des rapports de la contingence et de la nécessité ont été
aperçus par l'antiquité ; mais la liberté a été regardée comme un obstacle
à des vérités antérieurement établies, non comme un point de départ.
Kant juxtapose les deux points de vue : le déterminisme est la condition
de la science, la liberté est la condition de la morale, lis sont vrais
l'un et l'autre à des plans diiFérents. Kant ne résout l'antinomie qu'en ce
sens qu'il en maintient les deux termes, sans contradiction.
Les philosophies de la liberté, prenant pour principe premier l'idée de la
liberté, cherchent à établir que la science et la nature n'en sont la négation
que quand on dépasse et fausse leurs données. Elles forment une anti-
thèse hardie. Elles universalisent la liberté comme les savants le
déterminisme. Elles ne tranchent pas le débat par un appel à la conscience
mais, acceptant le débat comme les adversaires le posent, montrent que le
réel et l'intelligible, au lieu de s'identifier avec le nécessaire, s'expliquent
plus pleinement dans l'hypothèse d'une contingence radicale.
»
284 REVUE TUOMISÏE

Secrétan retourne en preuve l'objection thèologique contre la liberté. Il


met la contingence en Dieu pour être sûr de la retrouver dans le reste.
Lequier, Renouvier retournent l'objection logique, tirée de la nécessité
connaissance scientifique. La pensée est pour eux un produit de la liberté
et toute science est croyance libre.
Boutroux achève de lever l'obstacle en constatant l'indélerminisme de la
science.
Bergson remet dans un jour nouveau la jjreuve de la liberté jiar le sen-
timent en dégageant cette donnée immédiate de la conscience des con-
cepts parasites qui lui sont étrangers.
L'article de M. SéailUs met bien en lumière la tactique des philosophies de
la liberté. - « Elles prennent leur point de départ dans les objections
leur oppose (p. 178) ». A la nécessité elles répondent par sa négation, la con-
qu'on

tingence. Mais faut-il ériger unk tactique apologétiquiî en système,


définitif? M. Séailles ne se prononce pas ; il montre cependant d'un mot les
difficultés d'une telle entreprise. Si la nécessité quantitative... réduit tout à
une sorte d'inertie et d'immobilité, il est à craindre que sa pure négation
ne rende bien difficile ce qu'il ya de défini, d'intelligible, de légal dans le
devenir. »
Un mot de plus, et la Providence apparaissait comme la conciliation
entre le déterminisme et la liberté.
[Revue de mètaph. et de mor., mars 1897.)

Pillon : La philosophie de Secrétan.


Métaphysique et Thèodicée. La philosophie de Secrétan est, dit M. Pillon,
une conciliation du panthéisme et de la doctrine de la création. Dieu est es-
sentiellement une liberté. S'il est toute substance, c'est librement. Libre-
ment il limite sa prescience absolue pour ne pas gêner la liberté humaine.
D'où peut provenir une doctrine qui n'a même pas l'excuse d'être « une doc-
trine des contradictoires dissimulés? » Elle vient de ce que la doctrine
de Secrétan « se rapporte tout entière à l'éthique » ' (Morale 2e article)
(p. 359).
1° Laforme de sa mor-ale est l'obligation contenue dans l'idée de liberté.
Ou bien la liberté est dominée par une obligation, celle au moins de se
réaliser, ou bien elle peut s'anéantir, se suicider. Or elle ne peut se sui-
cider. Donc l'obligatipn de se réaliser est immanente à la liberté. « La
liberté est affectée d'une loi » (p. 361). Mais il n'y a d'obligation qu'en-
vers quelqu'un (p. 362). Donc Dieu est. Dans ce sens la morale est reli-
gieuse (p. 304). Qu'est-ce que Dieu ? Il est la volonté libre qui commande à
nos libertés. Cette liberté divine est absolue : elle n'est pas dominée par
la différence du bien et du mal. Ce que Dieu veut et fait est bien parce
qu'il le veut et le fait (p. 3G5).
2° La matière ou contenu de la morale est la charité. La démonstration
qu'en donne Secretan comprend deux phases. Dans la première, tout
aprioristique (p. 366), il déduit de la croyance inéluctable au devoir le
devoir de croire à tout ce qui se déduit ou s'induit du devoir (p. 371), en
particulier la réalité du monde extérieur. « Si le doute sur la réalité des
objets de la perception sensible était possible, il serait condamné par la
loi du devoir » (p. 372). Dans la seconde, il détermine les postulats du
devoir. Le premier c'est notre existence. « Je dois, donc j'existe » (p. 372).
Puis la loi : Cherche ton devoir, et pour cela, connais ta nature, réalise ta,
nature, ta liberté. Mais ma liberté fait partie d'un tout ; réalise-la donc
comme faisant partie d'un tout. C'est la loi de solidarité (p. 37-i). Mais
comment concilier la liberté individuelle et la solidarité ? Par VAmour, par
la charité, entendue dans le sens de bienveillance et de bonté.
3° Mais, d'autre part, la volonté est la véritable essence des choses.
C'est l'avis de tous les philosophes qui comptent. Unis par la volonté
entre nous et avec Dieu, nous sommes essentiellement unis (p. 381-
382). Dieu est le fonds commun où nous sommes tous enracinés (p. 382).
La création est l'émission d'un germe appelé à développer à son tour la
vie morale. Sans l'unité de substance, pas de Dieu. « Tu dois aimer Dieu...
c csl-à-dire remonter à la source de l'être, sans quoi tu marches dans une
direction tangentielle à la source de l'être, qui aboutira à ton anéantisse-
ment. Toi et ton prochain, vous n'êtes divisés qu'en apparence : on ne
vous a séparés que pour que votre unité soit votre oeuvre et votre joie »
(p. 388).
La cohérence dans Tétroitesse et Vartificiel, voilà ce qui ressort de l'exposé de
la philosophie de Secretan par M. Pillon. Nous ne contestons à son auteur
ni d'être une belle âme ni d'avoir de beaux cris. Mais il s'agit d'un système de
philosophie première. Un point de départ exclusivement moral est étroit quand il
s'agit d'un tel système : et de là vient sans doute l'étrange nouveauté des notions
qui s'en déduisent. Il ne suffitpas d'ailleurs pour prouver l'existence du devoir
de dire: u Je l'affirme et je passe » (p. 369). Enfin, quand bien même la
substance serait volonté, il ne s'ensuivraitpas que l'union des hommes entre eux
et avec Dieu par l'amour dût être une union substantielle. L'unité dans la pour-
suite d'un même but respecte la distinction des forces qui tendent à ce but, et il
semble bien que l'unité des volontés que fait ressortir et qu'exige la morale soit
simplement une unité de but.
(Rev. philos., mars-avril 1897.)

Le Testament philosophique de Broussais. - M. Ary Renan


286 REVUE THOMISTE

adresse à la Revue bleue cette pièce retrouvée dans les papiers. d'Àry
Scheffer.
Ce testament, d'un accent indiscutable de sincérité, met à nu l'insuffi-
sance philosophique de Broussais. Broussais croit à une intelligence
ordonnatrice de l'univers. « Je sens comme beaucoup d'autres qu'une
intelligence a tout coordonné. » Mais cette intelligence n'est pas créatrice.
« Dès que je sus par la chirurgie que du pus accumulé à la surface du cer-
veau détruisait nos facultés et que l'évacuation de ce pus leur permettait
de reparaître, je ne fus plus maître de les concevoir que comme les actes
d'un cerveau vivant. » Donc l'intelligence divine, sorte d'intelligence
humaine multipliée, ne saurait être séparée de la matière [sorte de pus uni-
versel, sans doute !)
De tels raisonnements sont sans conséquence et n'ajoutent rien à la valeur
intellectuelle du matérialisme.
[Revue bleue, 6 mars).

A. G.
LA VIE SCIENTIFIQUE

-
I, Le comité d'organisation du prochain Congrès international des
savants catholiques à Fribourg déploie une grande activité. Des négocia-
lions vont être ou ont été déjà entamées avec les principales Compagnies
de chemin de fer afin d'obtenir, s'il est possible, quelques réductions en
faveur des congressistes.
un des vastes pavillons
-
qui
Le gouvernement de Fribourg, ayant acheté
se voyaient à l'exposition de Genève, le met à
la disposition du Congrès pour les réunions plénières et les séances
solennelles du soir. - Des commissaires parcourent la ville pour
s'assurer du nombre et de la qualité des logements que peuvent offrir
les propriétaires et les bourgeois. - Pendant ce temps, les dissertations
arrivent ou s'annoncent : le nombre de 200 est bien dépassé maintenant.
J'en cite, au hasard, quelques-unes :
Dr Biginelli, professeur de théologie, Turin : De l'influence exercée par
Vliérèsie deBèrenger sur le mouvement des esprits dans le moyen âge; Maurice
de AVulf, professeur à l'Université de Louvain : L'art et la morale devant
l'histoire de la pJdlosophie; Dr Adam Miodonski, prof. Universitatis
Krakau : Quo jurefldesHier?onymianilibelli«.de virisillustribus »impugnetur?
Mariano Amador, professeur à l'Université de Salamanque : La concepeion
ftlosofica en India; Lauro Clariana-Ricart, professeur de mathématiques à
l'Université de Barcelone : Sur la variabilité; Matthoeus Merchich, paro-
chus in Horvat-Kirnle, in Hungaria : Utriim in dialectica arisiotelica recte
distinguanturfigurée modique syllogismi? Charles Huit, professeur à l'Uni-
versité catholique de Paris : Le Platonisme en France au xvn" siècle;
P. Sertillanges, O. P. : Preuve» de l'existence de Dieu en dehors de l'idée de
commencement; Abbé Vacant : Pourquoi Dans Scot conçoit-il la volonté autre-
ment que saint Thomas d'Aquin? Lescoeur : De la protection de lafemme et des
enfants dans le droit romain; Edward Me Sweeny, Mont Sainte-Marie,
Maryland, Etals-Unis d'Amérique : La science sociale, la religion et le bien-
être despeuples; P. A. Bolsius S. J., Ondenbosch, Holland : Le mesurage
rationnel des solides et l'indication absolue de détails microscopiques dans les
préparations; Dr Rich. von Kralik, Wien : Der Nachlass des Sohrates; Abbé
Duchesne, membre de l'Institut : De quelques dossiers justificatifs au iv° et
au ve siècle; P. Batiffol : La morale encratite et la discipline pènitentielle;
288 HEVUE THOMISTE

DrAlbrecht von Notthaft, Miinchen : Spiden und Turnen, eine Parallèle


ihrer Leistungenfiir die Korperliche und geistige Ausbildung des menschen ;
P. Peillaube, S. M. prof, à l'Institut catholique de Paris : La sensation et
la conscience.

II. - Une question que le Congrès de Fribourg devra reprendre, c'est


celle du critérium de vérité. Après les travaux du P. Liberatore, du car-
dinal Zigliara, etc. la discussion du Congrès de Bruxelles el plusieurs
#
études remarquables publiées depuis, l'entente ne semblait pas loin de se
faire entre les philosophes catholiques ; et « l'évidence objective » allait
bientôt devenir le critérium admis de tous ; mais l'on fera bien de ne point
prendre définitivement parti avant d'avoir lu la thèse à tout le moins fort
habile que soutient sur ce sujet Son Exe. Mgr Lorenzelli, dans la 2G édition
de ses PhilosopMse theoreticoe institutiones secundurn doclrinam Aristotelis et
gancti Thomie Aquinatis (2 vol. in-8°p. x-329 et yi-528, Rome, librairie de
la Propagande, Paris, Lelhielleux). Voici, dans ses grands traits, la doc-
trine de l'éminent philosophe : - Si l'on veut éviter les confusions sans
nombre qui obscurcissent le problème du critérium, il faut d'abord nette-
ment définir ce que nous entendons par ce mol, el à quelle sorte de vérités
l'application du critérium peut être faite. - Par critérium de vérité nous
entendons : «.le moyen logique de s'assurer de la vérité de nos connaissances ».
A quelles connaissances le critérium, ainsi entendu, peut-il être appliqué ?
Sans doute, aux connaissances dont la vérité ou la fausseté ne sont pas
de soi manifestes, qui peuvent être vraies ou fausses. Donc le critérium
ne s'applique pas aux données des sens ou de l'intelligence évidentes par
elles-mêmes, existence des corps, premiers principes, conscience de
notre activité volontaire. Donc, le critérium n'a d'application que pour les
connaissances qui, n'étant pas d'évidence immédiate, demandent à être
démontrées. ?- Ce critérium, quel est-il? Les facultés, sens ou raison?
Non, puisqu'il s'agit, au contraire, de trouver le moyen, dans les cas où
-
les facultés peuvent aussi bien avoir tort qu'avoir raison, de discerner
sûrement ce qu'il en est. - -
Sera-ce l'évidence ? Non : car ce devrait
être ou l'évidence subjective ou l'évidence objective. Or, avec l'évidence
subjective nous retombons dans le cartésianisme, dont personne ne veut :
et, quant à l'évidence objective, qui donc nous la fera clairement distin-
guer d'avec l'autre ? Puis, l'évidence objective est Veffet du critérium ; le
critérium est justement le moyen qu'on emploie pour l'obtenir. Les parti-
sans de l'évidence objective - critérium confondent donc l'effet ou le terme
avec le moyen. Et comment se défendront-ils de l'accusation de rationa-
lisme? L'évidence objective, intrinsèque, ne saurait servir de critérium
quand il s'agit de vérités surnaturelles, pas même s'il n'est question que
IA VIE SCIENTIFIQUE \ 289

-
de conclusions théologiques. « Le critérium de toutes les propositions qui
sont objet de preuve, c'est la résolution ou rédaction qu'on en tait à leurs
principes ». L'expérience le prouve : que nous voulions nous convaincre,
ou convaincre les autres de la vérité d'une proposition, nous n'employons
jamais d'autre moyen que celui de montrer qu'elle se rattache à des prin-
cipes sûrs et préalablement accordés... Telle est la doctrine constante
d'Aristote et de saint Thomas... (I, p. 134-149.)
On le voit, la question du critérium reste ouverte et se recommande à
l'attention des philosophes du Congrès. -Caractéristique de l'ouvrage de
Mgr Lorenzelli : procédé scientifique très personnel et en même temps
scrupuleuse fidélité à suivre Aristote et saint Thomas. Son livre est une
initiation, non pas seulement à la doctrine, mais aux ouvrages mêmes des
deux grands maîtres de la philosophie. L'auteur va aux sources, et il les
fail connaître et aimer.
- A ciler, comme particulièrement remarquables :
la théorie du syllogisme et celle de l'induction; la thèse sur la distinction
réelle entre l'essence et l'existence dans les choses créées ; l'exposé de la
notion de personnalité ; la preuve de l'existence du premier moteur ; la
défense de l'hylémorphisme; l'explication de ce fameux argument d'Aris-
tote : l'âme humaine est immatérielle, par cela seul qu'elle peut connaître
toute nature corporelle; l'origine de l'âme humaine et le temps où elle
vient informer le corps.
III.- M. le chanoine J. B. Rohm, professeur à la faculté de théologie
de l'Université de Passau, avait publié en allemand, il y a moins de deux
années, la réfutation d'un livre de M. le Rev. von Mallzew, docteur en
théologie, prévôt fle l'Église orthodoxe à l'ambassade impériale russe de
Berlin et de Potsdam. M. R. M. Ommer vient de traduire cette réfutation,
sous le titre : « L'Eglise orthodoxe gréco-russe, controverse d'un théologien
catholique romain avec un théologien orthodoxe schistnatïque, in-12, p. ix-198,
Société belge de librairie, Bruxelles. - Cette étude est divisée en
24 chapitres qui traitent brièvement des doctrines communes à l'Eglise
catholique et à l'Eglise orthodoxe, ainsi que des points sur lesquels ces
deux Églises diffèrent. -Un chapitre intéressant sur l'origine du schisme.-
Détails peu connus sur le saint-synode, l'Eglise d'État et les persécutions
religieuses, la liberté de conscience, le piétisme russe, la vie monastique.
- La discussion de M. le chanoine Rohm est courtoise et serrée ; la tra-
duction de M. Ommer, claire et de lecture agréable.

IV. - M. le Dr Ernest Commer, l'éminent professeur de théologie à


l'Université de Breslau, ayant offert à Léon XIII les quatre derniers
volumes de la Revue qu'il dirige avec tant de distinction, le Pape lui a
adressé un bref où il le félicite de son zèle et de ses succès dans l'ensei-
290 REVUE THOMISTE

gnement de la philosophie de saint Thomas. Tous les amis de la bonne


doctrine se réjouiront de l'honneur que vient de recevoir M. le Dr Com-
rner. Mais nul ne saurait être plus heureux que la Revue Thomiste de cet
hommage, aussi glorieux que mérité, rendu au dévouement et à la science
du Directeur et des rédacteurs de l'excellent Jalirlucli fur die Philosophie
unddie Théologie.

V. - Le livre récent de M. Auguste Sabatier, Esquisse d'une philosophie


de la religion d'après la psychologis et l'histoire, obtient uii grand succès dans
le monde protestant. - Trois éditions en quelques mois. C'est un nou-
veau signe de la décomposition doctrinale qui se consomme dans l'égljse
séparée. A ce titre, et parce qu'il fait bien comprendre sur quel terrain
doit se placer l'apologétique aujourd'hui, l'ouvrage écrit par le doyen de
la Faculté de théologie de Paris mérite une attention spéciale. En voici la
substance :
M. A. Sabatier, comme tant d'autres, a subi le tourment du problème
religieux. Après un long et douloureux effort, il est enfin arrivé à la lu-
mière et à la paix. Comment ? Il va le dire, dans la pensée que peut-être
son expérience pourra aider quelques âmes (préface). - Origine et nature
de la religion : L'homme « est incurablement religieux » ; la religion naît
du fond même de son âme." « C'est un commerce, un rapport conscient et
voulu, dans lequel l'âme en détresse entre avec la puissance mystérieuse
dont elle sent qu'elle dépend et que dépend sa destinée. Le commerce
avec, Dieu se réalise par la prière. La prière, voilà donc la religion en acte,
c'est-à-dire la religion réelle... Partout où cette prière surgit et remue
l'âme, même dans l'absence de toute forme et de toute doctrine arrêtée,
la religion est vivante » (p. 0-32). - Religion et Révélation : « Si la religion
est la prière de l'homme, la révélation est la réponse de Dieu, mais à la
condition d'ajouter que cette réponse est toujours, au moins en germe.
dans la prière elle-même ». A tout homme qui prie, par le fait même qu'il
prie, Dieu se révèle... « La révélation n'est donc jjoint une communication
une fois faite de doctrines immuables et qu'il n'y aurait qu'à retenir ».
C'est Dieu se rendant sensible à l'âme qui le prie. « De ce point je com-
prends encore très clairement que la révélation de Dieu n'a jamais besoin
d'être prouvée à personne ». - L'idée de la révélation a traversé trois
phases dans l'histoire : la phase mythologique, la phase dogmatique et la
phase critique. Les récits que nous offrent les anciens livres de la Bible
sur les prétendus rapjjorts que Moi se et les projDhètes auraient eus avec
Dieu, appartiennent à la phase mythologique, tout comme les récils ana-
logues sur « Minos en Crète, Lycurgue à Sparte, Zoroastre en Perse,
Numa Pompilius à Rome ». Dans la phase dogmatique, la révélation de-
LA VIE SCIENTIFIQDE 291

vient : « une doctrine divine légitimée par des signes divins et des mi-
racles ». Le catholicisme et le protestantisme primitif ont élevé d'accord
«cette construction si légère et si artificielle qu'elle s'écroule dès
« qu'on y touche ». Dans la phase critique,où nous sommes, la révélation,
au sens dogmatique de tout à l'heure est tenue et démontrée : comme
« toute païenne », puisqu'elle pourrait éclairer et ne pas être sanctifiante ;

« antipsychologique », puisque, dans la même âme, elle introduirait une


science naturelle et une science surnaturelle, c'est-à-dire deux ordres de
sciences qui se combattent et se contredisent ; antihistorique, puisque
l'histoire et l'exégèse mettent en pièces les recueils canoniques de l'An-
cien et du Nouveau Testament, et démenlent l'inspiration verbale de l'E-
criture « Ainsi la révélation divine qiù ne se réalise pas en nous et n'y
devient pas immédiate, n'existe point jiour nous » (p. 32-02).
-
racle et de Vinspiration : Dans l'antiquité, le miracle est un événement
Du mi-

« amené, contre le cours naturel des choses, par l'intervention d'une vo-
lonté divine particulière », Au moyen âge, le miracle est un événement
« qui esl au-dessus et au delà de l'ordre de toute la nature créée ». Pour
la science de nos jours, le miracle n'existe pas. Il serait, par définition,
« une intervention positive de Dieu dans l'ordre phénoménal et sur un
point particulier. Or la science ne connaît que les causes secondes ». A
quoi servirait le miracle ? Il ne peut rien prouver, puisqu'on ne peut l'é-
tablir . la science ne connaissant pas toutes les énergies de la nature, et
devant expliquer demain peut-être ce qui lui est encore inexplicable
aujourd'hui. « Le prodige proprement dit reste étranger à la conduite
toute morale de la vie du Christ et à la conception strictement religieuse
de son oeuvre. II n'a point fondé sa religion sur le miracle, mais sur la lu-
mière, la consolation, le pardon. » - La prophétie et l'inspiration, n'étant
qu'un miracle d'ordre psychologique, tombent avec le miracle en général.
« Les voyants hébreux n'ont pas eu plus que les sibylles ou que le devin
Tirésias le don miraculeux de lire dans l'avenir ». Prophétie, inspiration,
glossolalie, « toutes ces manifestations, tenues pour surnaturelles, autre-
fois, sont reconnues comme des phénomènes morbides, dont la pathologie
mentale décrit les causes physiologiques, le cours naturel et l'issue fatale ».
L'inspiration religieuse « n'est pas psychologiquement différente de l'ins-
piration poétique » [p. 66-102J. - Développement religieux de l'humanité. La
conscience religieuse de l'humanité a réalisé d'étonnants progrès à travers
d'étranges aventures. La religion est d'abord domestique; puis elle devient
nationale : « les cultes primitifs sont tous des cultes de clan et de tribu...
Trois seulement finissent par être franchement universalistes : le boud-
dhisme, le mahométisme et le christianisme ». Au commencement la reli-
gion est « un animisme fétichiste » ; ensuite vient l'idolâtrie et le poly-
292 REVUE THOMISTE

théisme : le monothéisme arrive enfin. La prière et le sacrifice suivent un


progrès analogue. Telle est l'histoire de toutes les religions, de la religion
des Hébreux comme des autres. Seulement le terme de l'évolution reli-
gieuse, chez les Hébreux, est plus noble. Car « ou bien l'évolution reli-
gieuse n'a ni sens ni but, ou bien il faut reconnaître qu'elle vient aboutir
à l'Evangile du Christ comme à son terme suprême » (p. 104-134).
L'Hèhraïsme ou les origines de VÉvangile. Les livres qui nous racontent
son histoire sont moins anciens et moins authentiques que beaucoup d'au-
tres. Cette histoire a des erreurs et des crimes à enregistrer tout
comme les autres. « Israël est le frère ou le cousin de Moab, d'Edom,
d'Amalec, et leur ressemble »... Le prophétisme, en tant que phénomène
religieux et historique, n'a rien d'exceptionnel ». Toutefois il annonce et
prépare Jésus. Jésus est bien celui en « qui s'achève, au profit de l'huma-
nité tout entière, le développement religieux d'Israël » (p. 140-172).
De l'essence du christianisme. Elle n'est pas dans la révélation de vérités
-
naturelles ou de dogmes surnaturels. « Le sentiment filial à l'égard de
Dieu, fraternel à l'égard des hommes, est ce qui fait le chrétien et, par
suite, le trait commun de tous les chrétiens. » L'essence du christianisme,
nous la trouvons « dans une expérience religieuse, dans une révélation
intime de Dieu qui s'est faite pour la première fois dans Jésus de Nazareth,
mais qui se vérifie et se répète, moins lumineuse sans doute, mais non
méconnaissable,.dans l'âme de tous ses vrais disciples », Se sentir avec
Dieu dans une relation filiale, et sentir Dieu dans une relation paternelle
avec soi, n'est-ce pas l'évolution religieuse arrivée à son terme et à sa
perfection ? « Il suit de là que le principe chrétien n'est pas un souvenir
du passé ou une doctrine morte et enfermée dans un document. » -. Il suit
de là, en particulier, qu'être chrétien, ce n'est pas croire à la divinité de
Jésus. « En faisant du Christ la seconde personne de la Trinité éternelle,
le Fils consubstantiel et égal au Père, l'orthodoxie, catholique ou protes-
tante, l'arrache à l'histoire pour le transporter dans la métaphysique... Le
dogme annule le caractère limité, contingent et humain de l'apparition de
Jésus de Nazareth. Sa vie perd toute réalité... Un individu, quelque grand
qu'il soil, ne saurait épuiser la vie ou le travail de l'espèce au point de
rendre l'évolution inutile ». Si Jésus est Dieu, « il me reste essentiellement
étranger.. il n'est pas mon frère ; sa vie intérieure n'est pas ma vie, saprière
ne jieut devenir ma prière. Le dogme de sa divinité métaphysique, outre
qu'il réduit sa vie humaine à une apparence mensongère, le sépare à
jamais de l'humanité » (p. 172-212). - Les grandes formes historiques du
christianisme. Dans son essence, qui est la pleine union avec Dieu, « le
christianisme ne saurait être perfectible. Mais, envisagé dans son évolu-
tion historique, non seulement il est perfectible, mais il doit progresser

) -
LA VIE SCIENTIFIQUE 293

sans cesse, puisque progresser, pour lui, c'est se réaliser ». Il y a donc eu


le christianisme juif ou messianique, avec ses éléments hétérogènes et môme
hostiles, son organisation rudimenlaire, ses rêves apocalyptiques. Le
christianisme catholique lui a succédé. « Absorbant tout le christianisme
et détenant toutes les grâces de Dieu, l'Eglise se présente comme la
médiatrice permanente et la grande magicienne. » C'est l'autorité exté-
rieure et tyranniqu'e qui s'impose à chaque chrétien. Son évolution au
cours des siècles a eu pour terme « la transformation du christianisme en
une théocratie sacerdotale. » Le protestantisme lui a succédé, comme cela
devait être. « Sa tâche est de faire des chrétiens adultes et des hommes
libres ; non des hommes sans règle, mais des chrétiens ayant en eux-mêmes,
dans leur conscience et dans leur vie intérieure, la règle suprême de leur
pensée et de leur conduite. Cet âge nouveau d'autonomie, de ferme posses-
sion de soi et de self-government intérieur est celui que représente le pro-
testantisme, et il devait nécessairement commencer avec les temps
modernes. » Et ainsi il nous ramène à la conscience du Christ, où nous
n'avons trouvé « rien d'autre que le repentir moral, la confiance en
l'amour du Père et le sentiment filial de sa présence immédiate et agissante
dans le coeur » (p. 216-254).
Le dogme. A l'origine, le mot dogme, signifie commandement, précepte,
et non pas vérité. Ce n'est que plus lard qu'il demeure réservé aux déci-
sions doctrinales des Pères, des Conciles et des Papes. -
notion catholique du dogme, et une notion protestante. Dans l'Eglise
Il y a une

catholique, qui se croit infaillible, le dogme est une vérité élevée au-dessus
de toute discussion et immuable. C'est l'asservissement des esprits, et
l'antithèse du progrès etde la science. Dans le protestantisme, le dogme
est « contingent et mobile ». Les églises protestantes « ne s'attribuent
jamais qu'une autorité pédagogique et relative... Les confessions de foi
qu'elles promulguent sont toutes révisables en principe. » -
essayé de déterminer un certain nombre de dogmes immuables et absolus
« L'on a bien

dans l'une ou l'autre des églises protestantes. Les théologiens les plus
subtils s'y sont employés ; tous ont échoué. Cet échec a été aussi éclatant
et inévitable dans l'église anglicane et le luthérianisme allemand, très voi-
sins du catholicisme, que dans les églises de France, de Suisse, d'Ecosse
ou d'Amérique. C'est que partout la tentative implique contradiction »...
« C'est le procédé superficiel d'une orthodoxie infidèle à son principe, qui
prétend séparer les dogmes ecclésiastiques et les classer en articles fon-
damentaux et en articles accessoires ou même superflus. Au nom de quelle
autorité se fait cette séparation? » (p(. 404). Les dogmes, quels qu'ils
soient, ne peuvent donc avoir, d'après le principe protestant, « qu'une
valeur disciplinaire et pédagogique » [\>. 203-296). - De la vie des dogmes
294 REVUE THOMISTE

et de leur évolution. Il esl nécessaire que les dogmes se modifient et chan-


gent. Dans le dogme, il faut distinguer deux éléments essentiels : « au
fond un élément mystique et pratique, l'élément proprement religieux qui
vient de l'expérience ou de la piété de l'Eglise : c'est le principe vivant et
fécond du dogme ; puis un élément intellectuel ou ihéoi'ique, un jugement
de l'esprit, une proposition philosophique servant tout à la fois d'enve-
loppe et d'expression au premier. » De ces deux éléments « l'expérience
religieuse créatrice et féconde » qui est « le contact » de l'âme avec Dieu,
est immuable. Mais l'expression qui traduit celle exjsérience, qui en csl
comme le symbole, change nécessairement. Est-ce qu'un savant et un
ignorant, un sauvage et un civilisé peuvent se former la même idée de
Dieu, et entendent les mêmes choses par les mêmes mois ? L'histoire du
reste est là pour attester de tels changements. Sous le nom de cieux,
terre, enfer, démons, création, nous n'entendons plus ce qu'entendaient
Moïse et saint Paul : comme du dogme de la messe au dogme primitif
de la cène. ?- Il est loisible à l'Eglise catholique de diviniser le dogme, en
le pétrifiant, de l'élever au-dessus de la discussion et de ne plus permettre
qu'on y touche de nouveau « que pour l'emmailloter scrupuleusement
dans des manuels de séminaire », le protestantisme a mieux à faire : il
faut qu'usant d'une sainte liberté, il travaille sans cesse à promouvoir la
science et l'évolution des dogmes, et marche toujours de concert avec
l'histoire et la critique, la philosophie et les sciences. Les dogmes, en
tant que symboles, peuvent passer : une seule chose esl essentielle et
demeure toujours intacte, la vie intérieure de l'Eglise et de sa piété.
« Nous sommes sauvés par la foi indépendamment des croyances »
(p. 406).
Tel esl le résumé du livre de M. le doyen de la Faculté de théologie
protestante de Paris : telles sont les pensées qui ont donné la paix reli-
gieuse à son âme et qu'il propose, en toute franchise et charité, à ceux qui
traversent la crise douloureuse d'où elles l'ont fait sortir. La religion,
c'est-à-dire l'expérience, le contact, le sentiment de Dieu, esl naturelle à
l'âme del'homme : par ailleurs leprotestantisme orthodoxe etle catholicisme
sont inacceptables pour la raison. Embrassez donc cette religion naturelle
d'expérience et de contact divins, et, comme au Christ, le type religieux
le plus parfait, qu'il vous suffise d'être uni à Dieu comme à voire père,
aux hommes comme à vos frères.
M. A. Sabatier a démontré d'une façon irréfutable que le protestantisme
orthodoxe ne peut pas plus tenir debout qu'une maison sans fondements.
Quant à son argumentation contre la religion révélée en général et le catho-
licisme en particulier, l'on esl surpris de la trouver si faible et si vieillie.
Il parle du miracle, de la prophétie, de l'opposition prétendue entre la
M' '
-

LA VIE SCIENTIFIQUE 295

science et la révélation, des dogmes immobiles el figés, comme un ratio-


naliste d'il y a cent ans, comme si la théologie catholique n'avait jeté sur
ces difficultés et ces notions aucune lumière. Contre la divinité de Jésus il
en est encore à Strauss, qu'il ne fait que reproduire. -
Un dogme, un peu
enveloppé el voilé d'abord, mais qui se dévelojDpe et s'éclaire constam-
ment de nouvelles lumières, comme l'orthodoxie l'enseigne, comme Vincent
de Lérins, Bossuet, Newman l'ont entendu, voilà qui satisfait la raison et
réjouit l'âme. Mais quel repos de l'esprit, quelle paix est-il possible d'es-
pérer d'une évolution qui n'exclut ni les retours ni les recommencements,
ni l'erreur et la contradiction, quand par ailleurs on ne nous donne ni
règle de croyance, ni critère pour fixer nos convictions. -
Comment, si
l'évolution règle tout, un Christ qui n'est pas Dieu mais simplement un
homme comme nous, se trouve-t-il, au milieu des temps, réaliser la vie
religieuse jîarfaite, si bien que notre progrès consiste à revenir vers lui ?
- Enfin, cette religion dont il faudrait se contenter, qui assure qu'elle
n'est pas sans objet, une simple illusion ? L'homme, dit-on, se considérant
lui-même et le monde et prenant conscience anxieusement de sa faiblesse
et de son imperfection, fait appel à un être suprême dont il sent qu'il
dépend ainsi que tout le reste, el du même coup la religion, la prière et la
paix entrent dans son âme. Quelle preuve me donne-l-on que ce sentiment
n'est pas le simple produit de mon imagination et de ma détresse ? Aucune.
Ainsi la doctrine religieuse que l'on m'offre comme suprême refuge repose
tout entière sur une affirmation gratuite et qui échappe au contrôle... Mais
je ne dois j>oinl ici relever le côté faible des thèses de M. A. Sabatier. Ces
thèses, la Revue Thomiste aura fréquemment l'occasion d'y revenir et les
traitera avec le développement que mérite leur importance. Je n'ai voulu
que signaler un bon exposé de la phase actuelle du problème religieux, et
constater l'effondrement doctrinal dont l'Esquisse d'une philosophie de la
Religion nous est un nouveau signe, et dont elle nous fait pénétrer les cau-
ses profondes.

VI. -A Paris, sous la direction des RR. Pères Maristes, 104, rue de
Vaugirard, s'est fondée une réunion d'Étudiants (1), oeuvre remarquable
par la largeur qui préside à son organisation et l'opportunité du but
qu'elle poursuit.
Le dimanche à neuf heures, messe suivie d'un cours de théologie,
dont la matière est distribuée de façon à durer quatre ans. Forme didac-
tique et scientifique, On peut y prendre des notes. Les jeunes gens ont

(1) Ceux qui désirent faire partie de la Réunion sont priés de se présenter, dès leur
arrivée à Paris, au R. P. Peillaude, directeur, 104, rue de Vaugirard. Il leur donnera
tous les renseignements utiles concernant leur installation et leurs inscriptions.
296 REVUE THOMISTE

ainsi le moyen de se former des convictions chrétiennes raisonnées.


L'année dernière les conférences avaient pour objet le traité de Dieu. On a
traité cette année de Dieu créateur : les Anges, le Monde, l'Homme. C'est
l'ordre de la Somme théologique.
?-?
La conférence Saint-Paul a pour but de faciliter aux jeunes gens
l'étude des questions actuelles et l'exercice de la parole publique. Le
R. P. Galy en est directeur. - La conférence Pasteur réunit les élè-
ves de sciences. Le Père Bulliot prend part à leurs travaux, et à l'occasion
cherche à les élever au-dessus des faits. On y trouve à côté des candidats à
la licence des élèves de nos principales écoles scientifiques.
La conférence Saint-Thomas présente un intérêt particulier. On y
étudie les rapports de la philosophie avec chacune des spécialités de
l'étudiant, principalement avec la Médecine et le Droit. Le nom du direc-
teur, le R. P. Peillaube, est une garantie de l'esprit thomiste qui anime
ces conférences. Voici le programme de celte année :
1. Distinction des faits physiologiques et des faits psychologiques.
2. De la connaissance en général.
3. Nature de la sensation.
-4. Types imaginatifs.
5. Nature de l'image.
6. Doctrine des localisations cérébrales.
7. Nature des concepts.
8. Nature de l'âme.
9. Immortalité.
10. Nature du composé humain.

VII. - S. Minocchi : Le Lamentazioni di Geremia. Roma, Deselée-


Lefebvre. Cet élégant jtetil volume qui ne compte pas 150 pages, nous dit
dans une préface savante quelle est la nature de l'élégie, son rôle dans
l'antique Orient, sa place dans la Bible; ce que l'on sait des divers titres
donnés aux « Lamentations » du prophète, leur objet, leur auteur, leur im-
portance historique, l'usage qu'en a fait l'Eglise; - puis vient la traduc-
tion du poème sacré qui a su retrouver le mètre et la coupure des vers du
texte original, et enfin une série de notes critiques.- M. le Dr Minocchi
se montre également familier avec l'histoire, la j>bilologie, l'exégèse et la
belle langue de son pays. Son travail est tout ensemble d'un érudil et d'un
littérateur.

VIII. -Question résolue par le Saint-Office :


Utrum tuto neffari, aut sallem in dubium revocari possit esse authentkum
textum S. Joannis, in Epistola prima, cap. v, vers. 7, quod sic se habet : -
LA VIE SCIENTIFIQUE 291

Quoniam très sunt, qui testimonium étant in coelo : Pater, Verbum, etSpiri-
«
tus sanctus : et hi très unum sunt. » -
Respons. -Négative.
Cette réponse donnée le 13 janvier dernier fut confirmée par Sa Sain-
teté Léon XIII, le 15 du même mois.

IX. - Les Pères Dominicains d'Irlande viennent de fonder une nou-


velle Revue. Cette publication visera plus sans doute à la piété qu'à la
science. Cependant la façon large et intelligente dont elle est conçue nous
permet d'espérer des études de valeur sur la doctrine et l'histoire reli-
gieuse. Le premier fascicule a paru en avril dernier, sous le tilrc : The
Irish Rosary, grand in-8° de 52 p. Dublin, Bro-wne et Nolan.

X. - Ketteler et la question ouvrière, avec une introduction historique sur le


mouvement social catholique, par E. de Girard, in-8°, p. vi-354. - Étude
consciencieuse, intéressante, pouvant très utilemenl servir d'initiation à
la connaissance de la question sociale de notre temps, considérée particu-
lièrement au point de vue catholique. -
Dans une belle introduction de
120 pages, richement documentée et habilement conduite, l'auteur nous
montre la genèse du mouvement social catholique, et nous en fait suivre
le développement jusqu'à l'heure présente, dans les princijjaux pays d'Eu-
rope et en Amérique. - Le corps de l'ouvrage est consacré à nous
exposer : les principes politiques du grand évêque ; l'attitude qu'il avait
cru devoir prendre à l'égard de la question ouvrière ; ce qu'il pensait de la
situation actuelle des ouvriers, et du redoutable problème qu'elle pose et
impose ; comment il jugeait la solution des théories libérales ; la solution
socialiste ; enfin comment il entendait lui-même porter remède au mal et
constituer au mieux l'ordre social, à l'aide des doctrines et des modes
d'action'du catholicisme. - Voici la conclusion de M. de Girard : « Anti-
socialiste autant qu'anti-libéral, à prendre ce dernier terme dans son sens
usuel d'aujourd'hui, Mgr de Ketteler marque le point de départ du mou-
vement social catholique. Nous croyons avoir démontré que ceux-là seuls
sont en droit de se réclamer de cet initiateur qui marchent à sa suite dans
le sillon séculaire tracé par l'Eglise catholique depuis ses origines ».
(p. 344).
- Pour composer son livre, l'auteur a réuni et analysé soixante
et onze opuscules de Ketteler.

XI. -Depuis longtemps les hommes les plus autorisés en pédagogie


assuraient qu'il serait possible et très utile d'établir comme couronnement
des études primaires quelques leçons de philosophie. Les Frères des
Ecoles chrétiennes ont voulu en faire l'essai; et deux d'entre eux ont com-
posé un Cours de philosophie à l'usage de la jeunesse catholique des écoles
REVUE THOMISTE> - S0 ANNÉE. - 20.
?298 REVUE THOMISTE

(Manie et Poussielgue). Ce n'est pas, comme quelques-uns pourraient le


penser, un maigre abécédaire, mais un beau volume de 900 pages in-8°,
qui suppose beaucoup de recherches, beaucoup de réflexion, un esprit
philosophique de bonne trempe, et le don très rare d'exprimer dans un
langage clair, sobre, et non dépourvu d'élégance, les idées scientifiques
les plus abstraites. Le Couhs embrasse la philosophie entière : toutes les
.questions de quelque importance dont se préoccupent les philosophes con-
temporains, il les aborde : il renferme des citations nombreuses, et bien
choisies, empruntées aux penseurs et aux écrivains les plus illustres, des
aperçus d'histoire, des noies complémentaires fort intéressantes
(v. g. « Exemples de fausses associations d'idées » p. 211. - « Part
nécessité et de la liberté dans la vie de l'homme » p. 290) des tableaux
de la

analytiques à la fin de chaque leçon, où rien n'est omis d'essentiel, et où


tout se trouve formulé avec une précision remarquable. Le fonds de la
doctrine est emprunté à la grande philosophie chrétienne. - Le défaut
principal de l'ouvrage est une sorte d'éclectisme apparent. La philoso-
phie de saint Thomas, dont les auteurs n'ont garde de vouloir s'écarter,
n'est pas mise assez en relief comme doctrine centrale à laquelle le reste se
rapporte et se subordonne. Il en résulte que les belles synthèses thomistes
restent cachées, que l'organisme scientifique n'offre plus un dessin parfai-
tement net et correct, que parfois l'on hésite en se demandant s'il faut
préférer les notions, les formules, les divisions anciennes aux modernes...
(v. g. A propos des sensations, de la sensibilité, de la volonté, et des
diverses preuves de l'existence de Dieu.] Mais c'estlà surtout une question
d'ordre et de disposition. En remédiant à ce défaut, ce qui sera facile, et
en faisant disparatoe quelques inexactitudes de détail (v. g. ce qui est dit
de la classification des sciences par Aristote, p. 20) le Couhs de philoso-
phie des deux Frères delà Doctrine chrétienne pourra soutenir la comjDarai-
son avec les meilleurs manuels. Nul doute d'ailleurs que ce travail de per-
fection ne s'accomplisse, sous la direction si éclairée et si sage du nouveau
supérieur général que le célèbre Institut vient de se donner, et que le
Cours n'assure ainsi à des milliers d'enfants celle formation de l'esprit et
ces convictions solides qui font des hommes et des chrétiens dignes de ce
nom.

Fr. M.-Th. Coconnier, O. P.


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

F. Picavet, Roscelin, philosophe et théologien d'après la légende et l'histoire.


Paris, Imprimerie nationale, 1896, 26 p. in-8°.

Dans cette étude courte, mais substantielle et consciencieuse, M. P. a


essayé de déterminer avec précision la biographie et la position doctrinale
de Roscelin. On ne saurait trop louer l'auteur d'avoir abordé son sujet
avec un esprit positif, tel que le requiert l'histoire, et d'avoir relégué à
leur place les jugements sans portée qui faisaient de Roscelin un ratio-
naliste et un libre-penseur, et témoignaient en réalité, chez les écrivains
qui les ont émis, l'absence de la connaissance élémentaire des choses du
moyen âge, touchant la condition des personnes et l'état des doctrines. A
ce point de vue l'étude de M. P. marque un véritable progrès et nous
sommes heureux de le constater.
Quant à la monographie prise en elle-même, elle donne dans son en-
semble, avec exactitude, les éléments qui constituent la physionomie de
Roscelin, quant à sa personne et à sa doctrine. On peut regretter toutefois
que M. P. n'ait pas adopté une autre méthode d'exposition, en séparant
nettement la partie biographique de l'exposition doctrinale, et en ne reve-
nant pas à plusieurs reprises en arrière au point de vue chronologique,'de
façon que la biographie de Roscelin semble recommencer deux ou
trois fois. Ce procédé nuit à la clarté et à l'intérêt.
M. P. a apporté dans son travail quelques rectifications heureuses.
Celle, par exemple, relative au texte tiré de l'Introduction à la théologie
d'AbéIard,que l'on appliquait à tort à Roscelin (p. 11). M. P. n'a cepen-
dant pas cherché à déterminer quel est ce maître hérétique, aux yeux d'A-
bélard, qui enseigne les doctrines par lui visées, en Bourgogne. Il n'y a
cependant presque pas à hésiter. D'après les indications de lieu et de
doctrine, il s'agit de saint Bernard ; la doctrine trinitaire, qui paraît hété-
rodoxe à Abélard, n'est autre que la formule catholique, telle que la main-
tenait contre lui et avec raison l'abbé de Clairvaux.
Nous ferons encore quelques critiques de détail.
M. P. pense que saint Anselme n'a commencé à connaître la doctrine
de Roscelin que par la lettre de son moine Jean (p. 3). Cela n'est pas
vraisemblable, puisque Jean dans cette même lettre rapporte à son abbé
que Roscelin prétend qu'Anselme lui a concédé ses conclusions dans une
300 REVUE THOMISTE

dispute : vos coneedere se disputante. Si Anselme a assisté à une dispute de


Roscelin et lui a concédé, comme celui-ci le prétend, à tort ou à raison,
ses conclusions, Anselme était donc initié aux idées spéciales du dialec-
ticien de Gornpiègne.
M. P. rejette l'assimilation que l'on a faite de Jean le Sophiste, men-
tionné dans YHisioria francica, avec Scot Erigène (p. 17). Il n'admet pas
davantage l'assimilation de ce même Jean avec Jean le Sourd, comme l'a
proposé récemment M. Glerval. Nous sommes de l'avis de'M. P. eh ce
dernier point. Mais nous croyons avec Hauréau et Prantl que Jean le So-
phiste de VHistoria est Lien Jean Scot Erigène. Ces auteurs, il est vrai,
n'ont pas donné une démonstration rigoureuse de leur opinion, mais nous
pourrions introduire dans le débat un nouveau texte qui dirirne, croyons-
nous, la question en faveur d'Erigène. Nous traiterons ce point dans un
des prochains numéros de la Revue.
M. P. pense que « la publication de Stôlzle, Abwlard's verloren geglaui-

vons pas ici à discuter- -


ter Trdlctat de unitate et trinitate divina, en admettant ce que nous n'a-
l'authenticité du texte, ne nous apprend rien
sur Roscelin » (p. 26). Nous sommes étonnés de cette déclaration, qui,
jointe à la façon dont M. P. indique le titre du travail de Stôlzle, nous
porte à croire que l'ouvrage n'a pas été consulté directement. Nous ne
pensons pas que l'on puisse discuter l'authenticité de cet écrit d'Abélard
qui se trouve justement dirigé contre Roscelin et forme, avec la lettre
apologétique de ce dernier, la partie la plus importante du dossier relatif
à leurs démêlés. Ce traité est même de la plus haute importance si l'on
veut comparer avec précision les doctrines des deux adversaires.
Cette observation nous amène à dire un mot final sur la manière dont
M. P. a exposé les doctrines de Roscelin. Il est visible que M. P. a touché
avec une prudente réserve la partie doctrinale de son étude. L'absence de
précision rigoureuse qu'on remarque en quelques endroits et la sobriété
de l'exposition font pressentir que M. P. n'a pas voulu s'aventurer trop
avant sur le terrain de la théologie. Nous aimons mieux cette méthode, un
peu négative, que celle de M. Hauréau, qui sabrait quelquefois sans re-
tenue les questions philosophiques et lhéo!ogiques,au risque de mettre en
évidence qu'il n'en avait pas même la connaissance élémentaire, tant il est
vrai qu'il est difficile, même à des érudits consciencieux, de traiter ces ma-
tières, dès qu'ils ne sont pas notablement versés dans la connaissance
technique de la philosophie et de la théologie du moyen âge.
P. M.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 301

Paul Allard, Le Christianisme et VEmpire romain de Néron à Théodase.


Paris, Lecoffre, 1897, 1 vol. in-12, 307 p.

Ce volume es) le premier de ceux qui doivent constituer la « Biblio-


thèque de l'enseignement de l'Histoire ecclésiastique. » La Revue Thomiste
a déjà signalé plus avant la nature de cette importante entreprise. S'il
faut augurer de l'ensemble de l'oeuvre par ce premier travail, on est en
droit de concevoir les meilleures espérances. La publication entière est
destinée k aider puissamment à relever en France l'étude d'une grande
science presque tombée dans le néant depuis la fin du siècle dernier, du
moins en ce qui concerne son enseignement dans le monde ecclésias-
tique et religieux, et l'absence de travaux a2Jtes à initier les jeunes gens
à cette grave mais difficile étude.
Personne ne pouvait être plus qualifié pour traiter du Christianisme et
de l'Empire romain que le savant historien des persécutions. Les impor-
tants travaux de M. Allard l'avaient préparé à la composition de ce tra-
vail résumé, clair, précis, méthodique et sûr. On peut y suivre, avec prpfit
et intérêt à la fois, le développement des événements généraux qui consti-
tuent la question fondamentale de l'établissement, du développement et
du triomphe de la religion chrétienne et de l'Eglise dans le milieu poli-
tique de l'ancien monde. Cette évolution historique embrasse une période
normale de quatre siècles. Pendant les trois premiers le christianisme tra-
vaille à compénétrer la masse sociale de l'Empire, passant successivement
de la tranquillité primitive due à la condition latente et diffuse de son action
et de sa vie, à l'étal de lutte et de compression violente, au furet à mesure
que ses progrès en font une puissance de plus en plus redoutable aux
yeux de l'Empire. Phases et développement chronologique des persécu-
tions, état de la législation romaine touchant la répression du christia-
nisme, progrès des idées chrétiennes, défense de la religion nouvelle par
ses apologistes, situation légale des Eglises au point de vue économique
et de leur droit de posséder, tels sont les points fondamentaux entre les-
quels se distribue la matière historique des trois premiers siècles. A cette
période ascensionnelle pendant laquelle le christianisme fait la conquête
morale de l'Empire, succèdent le triomphe et le fruit de la victoire. L'Em-
pire met au service de l'Eglise sa puissance si longtemps tournée contre
elle. Celle-ci profite pour s'organiser, s'affermir et se développer de la
situation nouvelle qui lui est faite comme religion d'Etat. L'ceuvre de poli-
tique ecclésiastique de Constantin et de ses fils n'est pas tout profit pour
1 Eglise, néanmoins c'est à
ce moment que le christianisme se constitue en
véritable puissance sociale. Le paganisme vaincu cherche à se ressaisir
302 REVUE THOMISTE

avec l'empereur Julien, et pour mieux y réussir travaille à se réformer, à


s'adapter à des conditions nouvelles. Ses efforts sont vains. Après une
période de transition marquée par les règnes de Valentinien, Valens et
Gratien, l'Eglise achève le cycle de son triomphe avec Théodose. L'Etat
chrétien est constitué et le paganisme expire.
Telle est, indiquée en quelques mots, la substance du présent volume. Il
fr ne demande pas seulement à être lu, il demande à être étudié.
P. M.
Dr Paul Frebeiucq, Corpus Inquisitionis hoereticae praviicttis Neerlandwse,
t. II, Gent, 1896, 1 vol. in-8°, 411 pages.
Le présent volume achève la publication des documents recueillis par le
Dr P. Fredericq pour servir à l'histoire de l'inquisition dans les Pays-
Bas. Il est composé selon la même méthode que le précédent, auquel il
sert de supplément. II contient des pièces qui sont réparties entre les
années 1077-1518. Les éloges adressés à l'auteur à l'occasion des débuts
de la publication peuvent être renouvelés pour ce nouveau volume. Il ren-
ferme, en effet, une riche collection de pièces originales, dispersées un peu
partout ou inédites encore, qui facilitent heureusement l'étude de l'histoire
des hérésies dans les Pays-Bas et même dans les fiays adjacents. Le texte
des documents est édité avec soin et dans les conditions exigées par la
critique historique. Plusieurs tables,spécialement celle des noms, rendent
l'usage de ces sources pratique et facile. Nous regrettons seulement que
le Dr Fredericq, qui a déjà à son actif un nombre considérable de publica-
tions en français, se soit avisé d'écrire en flamand les notes et tout l'appa-
reil critique de celle-ci, quoique constituée dans sa presque totalité de
documents latins et destinée à des spécialistes qui seront, selon toute
apparence, pour la plupart étrangers. Cette observation ne diminue d'ail-
leurs en rien la valeur du travail, bien qu'elle constate la difficulté de se
servir facilement des annotations dont l'auteur a parsemé son oeuvre.
Telle qu'elle est,elle rendra d'importants services aujourd'hui où l'histoire
générale fait, ajuste titre, une part de plus en plus large à l'histoire des
idées et des institutions. P. M.
P. J. Bertiiier, La Divina Commedia con eommenti secondo la scolastica.
-
I/'Tnferno, Friburgo (Sviz,zera), libreria dell' Università, 1 vol. in-fol.
txx-659 p.
-
Aujourd'hui, plus que jamais, les études dantesques forment une véri-
table section dans le domaine de la philosophie et de la littérature. Les
travaux suscités par le divin poète sont innombrables, et peu de mémoires
humaines ont maintenu un culte plus universel et des fidèles plus pieuse-
ment passionnés. Après tant de commentaires et d'études critiques de
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 303

toute sorte, on pourrait croire que les problèmes, grands et petits, sou-
levés par la Divine Comédie et son auteur, sont à peu près épuisés. Il n'en
est rien cependant. Dante en effet, par le cycle intellectuel dans lequel se
meut la hardiesse de sa pensée, est un homme du moyen âge. Pour cela
même il a subi auprès de nos contemporains cette mauvaise fortune,
attachée à tous les grands penseurs d'alors : celle d'être insuffisamment
compris. Dante n'est pas qu'un poète; il est philosophe et théologien dans
le mode de son temps; et la philosophie et la théologie du xni" siècle sont
presque des énigmes pour la plupart des lettrés de nos jours. Il restait
donc à aborder l'étude de la Divine Comédie à la lumière de la philosophie
et de la théologie scolastique, pour faire rendre à cette oeuvre tout ce
qu'elle contient, pour en entendre le plan original, suivre la distribution et
la signification de ses parties. C'est ce travail énorme, mais fécond, qu'a
entrepris le R. P. Berthier.
Le commentaire de l'Enfer ainsi qu'une préface générale à l'oeuvre et une
inli'oduclion spéciale à cette partie contiennent les vues personnelles de
l'auteur sur la Divine Comédie et leur application aux chants de l'Inferno.
On peut dire sans exagération qu'elles introduisent une révolution dans
l'intelligence du poème dantesque. Le poème avec sa mise en scène dra-
matique, avec ses nombreux et incomparables épisodes, avait voilé cette
vérité fondamentale, à savoir qu'il est une allégorie recouvrant un ensei-
gnement moral, ainsi que Dante lui-même et de nombreux commentateurs
l'avaient affirmé. Le voyage de Dante en compagnie de Virgile et de
Béatrix n'est autre que l'itinéraire de l'âme pécheresse en compagnie de
la Raison et de la Foi, prise aux trois étapes du péché, de la régénération
et de l'état de grâce, représentées par l'enfer, le purgatoire et le paradis.
L'auteur n'a pas de peine à montrer jusqu'à l'évidence l'application de ce
point de vue en retrouvant dans tout le détail du poème les éléments
méthodiques qui témoignent que Dante était un théologien consommé, et
que son poème recouvre avec une exactitude rigoureuse un plan théolo-
gique préconçu et admirablement exécuté. C'est là incontestablement
l'élément le plus nouveau et le plus important de l'oeuvre du P. Berthier.
Elle ne se borne cependant pas à cela.
Le texte de la Divine Comédie est accompagné incessamment de nombreux
et riches commentaires philologiques, historiques, critiques, qui four-
nissent toutes les données nécessaires à l'intelligence du texte. Une illus-
tration abondante et soignée faite surtout au point de vue archéologique
et historique complète l'ensemble du travail. L'auteur a écrit son ouvrage
dans la langue même de Dante. Cette publication, sortie des presses de
l'OEuvre de Saint-Paul, ne laisse rien à désirer quant à la qualité du
papier et à la beauté des caractères.
304 REVUE THOMISTE

Nous ne pouvons que faire des voeux pour que le public lettré fasse à
cette oeuvre l'accueil qu'elle mérite. P. M.

Atomismus, ITylemorphismm und Natunvisssenschaft. Naturwissenschaft-


Iich-philosophische Untersuchung ueber das Wesen der Kôrper, von
Dr Anton Michelitsch. Graz, 1897. Une brochure in-8°, p. 104 :
1 fr. S0.
Les découvertes des sciences naturelles s'étendent de jour en jour
davantage. Malheureusement ce qu'elles gagnent en extension, elles le
perdent en profondeur. Les sciences s'attachent trop exclusivement à la
constatation des changements extérieurs. Elles ne s'appliquent pas à la
recherche des causes de ces changements. Celte science purement expéri-
mentale ne pourra jamais satisfaire complètement l'esprit humain, qui ne
s'arrête qu'aj>rès avoir trouvé la constitution inlime, l'essence même des
corps.- Le présent opuscule a pour but de montrer que l'atomisme
n'explique pas et ne peut pas expliquer l'essence des corps. Une seule
théorie est vraiment capable de contenter l'intelligence, c'est la vieille
théorie péripatéticienne de la matière et de la forme (Hylémorphisme).
Ce travail est divisé en quatre, parties. La première, base de tout le
traité, étudie les changements des corps non seulement accidentels, mais
substantiels. Dans la deuxième partie, notre auteur conclut à un caractère
commun àtous les corps. Ce.caractère consiste en ce que loulcorps est com-
posé de matière et de forme. Dans la troisième partie on nous montre que
Yhylémorphisme non seulement n'est pas en contradiction avec les décou-
vertes modernes, mais est seul capable d'en donner une explication
scientifique. C'est la partie la plus importante. -Enfin, dans une
quatrième partie, présentée sous forme d'appendice, nous trouvons un
aperçu historique de l'atomisme et de l'hylémorphisme.
Nous sommes loin du temps où on disait : « Ne nous parlez pas de
cette vieille théorie : elle est inintelligible et contradictoire ; elle est la
négation des faits les mieux constates de la science. » Nous ajoutons, avec
notre auteur, que c'est une gloire pour les thomistes d'avoir osé défendre
dans des temps de trouble, pendant qu'on les tournait en ridicule, cette
vieille philosophie, réaliste et rationnelle à la fois.
Le livre du Dr Michelitsch contribuera à mettre en lumière l'ordre
harmonieux qui doit régner entre les sciences naturelles et la métaphy-
sique, séparées l'une de l'autre par un trop long divorce.
C. D.

Le Gérant : P. SERTILLANGES.
PARIS - IMPRIMERIE F. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17
REVUE THOMISTE

L'ENCYCLIQUE "DIVINCM ILLUD MUNUS"

Jésus, le divin Rédempteur, était venu apporter le salut et la vie


à tous les'hommes. El cependant, guidé par des conseils impéné-
trables, on le vit, alors que le nombre des fidèles était encore bien
humble, quitter la terre eL remonter au ciel. Il devait envoyer son
Esprit, qui est aussi celui du Père, achever l'oeuvre commencée
dans sa vie mortelle, consoler, instruire et combler les âmes des
dons célestes. Le Pontife, héritier de la mission et des pouvoirs
apostoliques, qui depuis de longues années déjà gouverne l'Eglise,
a toujours voulu s'inspirer et veut s'inspirer jusqu'à la fin des
exemples du Maître. Un double but a été surtout l'objet constant
de ses efforts : rétablir la vie chrétienne dans la société civile et
dans la famille, dans l'âme des princes et dans l'âme des peuples;
réconcilier avec l'Eglise catholique ceux qui ont renié sa foi ou
son autorité. A l'heure où il voit approcher le terme de toute exis-
tence humaine, il se sent pressé de recommander à l'Esprit-Saint,
vivifiant Amour, pour qu'il la féconde et la conduise à maturité,
cette oeuvre principale de son apostolat. Et pour que ses voeux se
réalisent plus sûrement, le Pontife parlera de ce divin Esprit et
des merveilles qu'il opère dans les âmes, avec le désir et l'espoir
d'aviver la foi et la piété à l'égard de l'auguste Trinité, mais spé-
cialement envers l'Esprit-Saint.
IlEVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 21.
306 REVUE THOMISTE

-I. Il convient de faire entendre d'abord quelques paroles à


l'honneur de la Trinité sacro-sainte. Les docteurs l'appellent : « la
substance du Testament nouveau ; c'est le plus grand des mys-
>>

tères, car il est la source et le principe de tous les autres ; c'est


m~.
pour le connaître et le contempler que les anges ont été créés au
ciel, et les hommes sur la teiTe; si le Verbe est descendu parmi
nous, c'est afin de nous en donner la révélation lumineuse. Il esl
si relevé, une erreur commise à son sujet entraînerait de si fatales
conséquences, qu'il n'en faut parler qu'avec une prudence extrême.
L'erreur particulièrement à redouter consisterait, ou à confondre
les personnes, ou à diviser la nature. « Un seul Dion en trois
II.- personnes, et trois personnes en un seul Dieu », telle est la
foi catholique. C'est pour ne pas exposer les fidèles à diviser et à
multiplier ainsi la nature, en Dieu, que l'Eglise n'a pas autorisé
M..
.
l'institution d'une fête spéciale en l'honneur, soit du Père, soit du
Verbe, soit de l'Es prit-Saint, considérés selon la divinité seule. El
c'est pour maintenir l'intégrité de la foi au mystère que l'Eglise
encore a établi la fête de la Très Sainte Trinité, et permis à son
honneur la fondation d'un ordre religieux et l'érection de nom-
breux temples et autels. C'est par le même motif que tous les
honneurs rendus aux saints, aux anges, à la Vierge-Mère, au
Christ, sont rapportés à la Trinité sainte ; que, dans les prières
adressées à une personne, il est fait mention des deux autres ; que
dans les psaumes et dans les hymnes la même louange est pré-
sentée au Père, au Fils et à l'Esprit-Saint; que les bénédictions et
les sacrements se confèrent au nom de l'adorable Trinité.
Il est bien vrai que l'Eglise attribue au Père les oeuvres divines
où éclate davantage la puissance, au Fils celles qui révèlent une
plus grande sagesse, au Saint-Esprit ce que l'amour paraît surtout
inspirer. Mais cela ne veut pas dire que toutes les oeuvres de Dieu
au dehors ne sont pas communes aux divines Personnes. « Les
oeuvres de la Trinité sont indivises comme indivise est l'essence de
la Trinité : de même que les trois Personnes divines sont insépa-
rables, ainsi elles opèrent inséparablement ». Quand donc l'Église
rapporte, ou approprie à une personne, une oeuvre, ou un attribut
appartenant à la nature ou à l'essence divine, elle veut simple-
ment, au moyen de cette oeuvre ou de cet attribut que l'on suppose
avoir une convenance particulière avec ce qui distingue, soit le
l'encyclique "divinum illud munus" 307

Pore, soit le Fils, soit l'Esprit-Saint, nous aider à mieux con-


naître la personne à laquelle est faite l'appropriation; car de même
qu'on peut rechercher dans les créatures quelques vestiges des
divines personnes, ainsi l'on peut recourir aux attributs essentiels
de la divinité pour se former d'elles une idée plus précise

-
II. Le Christ, notre Rédempteur, est la merveille où il nous
faut admirer d'abord la vertu de l'Esprit-Saint. Bien que tout y
soit l'oeuvre de la Trinité entière, cependant c'est à l'Esprit qu'est
attribuée la conception de Jésus au sein de la Vierge. L'Incarna-
tion n'est-elle pas en effet, par excellence, oeuvre d'amour? Cette
union du Verbe avec la nature humaine, n'est-elle pas un pur
effet de la grâce ?- A FEspril divin est attribuée de même la
sanctification de l'âme du Christ, où il a répandu tous les trésors
de la sagesse et de la science, toutes les vertus, tous les dons. C'est
lui encore qui, au jour de la Pentecôte, descendit sur les apôtres
sous forme de langues de feu, et suivant la promesse faite par le
Christ, leur enseigna toute vérité. La vérité, il l'enseigne à l'Eglise
et l'enseignera jusqu'à la lin, demeurant toujours avec elle pour la
préserver de toute erreur et lui faire développer les germes delà
doctrine qui féconde et sauve les âmes. C'est l'Esprit-Saint qui
établit les évoques et, par eux, les prêtres, chargés de nourrir
l'Église du sang du Rédempteur et de remettre les péchés des
hommes. C'est l'Esprit-Saint toujours qui couvre l'Église de tant
de gloire et de splendeur qu'elle apparaît oeuvre vraiment divine...
Ce que l'Esprit-Saint opère dajis les âmes justes n'est pas
moins admirable. Si les hommes, suivant le langage des Saintes
Lettres et des Pères, engendrés à la vie de la grâce, deviennent
des créatures nouvelles, sont rendus participant? de la nature
divine et élevés à la dignité de fils de Dieu, c'est à l'Esprit qu'ils
le doivent ; c'est lui qui rend témoignage à notre propre esprit
que nous sommes enfants du Père céleste; de même que par lui
le Christ a été conçu dans la sainteté pour être le fils de Dieu par
nature, ainsi les autres sont sanctifiés par lui pour être les fils de
Dieu par adoption.
Cette génération toute spirituelle a lieu dans le baptême. C'est
là que le Saint-Esprit commence son oeuvre. Il la parfait dans la
308 REVUE THOMISTE

confirmation, où il donne la constance et la force qui assurent le


triomphe des martyrs et des vierges, où il se donne lui-même, lui,
qui procédant du mutuel amour du Père et du Fils, est en toute
vérité et s'appelle « le don du Dieu très haut ». - Les Saintes
Lettres et les Docteurs nous font entendre sur ce sujet les plus
beaux enseignements. Dieu, disent-ils, est en toute chose par
puissance, car tout lui est soumis ; par présence, car rien n'échappe
à son regard; par essence, car il est cause de tout ce qui existe.
Mais Dieu est dans l'homme d'une façon plus haute que dans les
choses, car il y est comme objet de connaissance et d'amour. Bien
plus, par la grâce et la charité, Dieu est dans l'âme juste comme
dans un temple, et s'unit à elle d'une façon si intime qu'il résulte
entre eux deux un commerce plus assidu, plus tendre, plus suave
que ne l'a jamais connu l'amitié la plus vive. Cette union, cette
inhabitation, encore qu'elle soit commune aux trois divines Per-
sonnes, est cependant attribuée d'une façon spéciale à l'Esprit-
Saint. C'est qu'en effet, si la puissance et la sagesse de Dieu
apparaissent encore même dans le pécheur, la charité, qui est
comme la marque de l'Esprit, n'existe que dans le juste. C'est
l'Esprit-Saint, premier et souverain amour, qui pousse les âmes
à la sainteté, dont l'amour de Dieu est l'essence. Et c'est pourquoi
l'Apôtre, parlant aux justes, dit que « leurs membres sont les
temples du Saint-Esprit ». - Habitant en eux, il les comble de
ses largesses : il éclaire, il sollicite et attire, fait entendre des
paroles que l'Ecriture compare, pour la douceur, à une brise
légère; anime secrètement toutes les puissances, comme le coeur
répand en silence la vie dans les organes. Aux vertus, il ajoute ses
sept dons qui rendent l'âme sensible aux touches les plus délicates
qu'il lui imprime et l'élèvent jusqu'aux béatitudes évangéliques
qui, comme fleurs de printemps céleste, présagent la félicité éter-
nelle et sont suivies de ces fruits merveilleux dont l'énumération
a été faite par l'Apôtre. Ainsi l'Esprit divin, qui était dissimulé
sous le voile des figures dans le Testament Ancien, épanche ouver-
tement sur l'Eglise du Christ la plénitude de ses dons et fait, par
sa grâce, que les hommes vivant sur terre aiment et recherchent,
non plus ce qui est de la terre, mais ce qui est du ciel.
Tout ce qui vient d'être dit engendre évidemment pour nous des
devoirs à l'égard de l'Esprit-Saint. Il ne convient pas que les
'divinT illijij munus" 309

« fils de lumière » soient des fils d'ingratitude. Que tous apprennent


donc d'abord à connaître le divin Esprit et ses bienfaits. Qu'ils
l'aiment ensuite, mais d'un amour qui s'affirme par les oeuvres :
par la fuite du péché et par la pratique généreuse des vertus.
Enfin que tous le prient, en s'inspirant des prières si belles de la
-
sainte liturgie. Afin d'assurer plus efficacement la réalisation de
ce voeu, le Pape établit que tous les ans, à perpétuité, neuf jours
avant la Pentecôte, des supplications solennelles seront adressées
à l'Esprit-ïiaint dans toute l'Eglise, pour implorer et hâter l'union
de tous les chrétiens; et il ouvre le trésor des indulgences en
faveur des catholiques fervents qui répondront à son appel.

Telle est, dans ses grands traits, cette Encyclique, « Divinumillud


munus, » dont l'accent de piété profonde et de zèle apostolique a
touché et édifié les âmes les plus simples, dont la doctrine a été
une jouissance pour les théologiens, dont l'exposé magistral a
charmé tout ce qui goûte les hautes idées exprimées dans un beau
langage.
La Revue thomiste en a ress.cnli une joie particulière, parce que,
étudiant depuis plusieurs mois la question de « l'habitation du
Saint-Esprit dans les âmes justes », la nouvelle Encyclique lui a
montré : premièrement qu'elle avait abordé un sujet éminemment
opportun, el, en second lieu, qu'elle l'avait traité jusqu'ici selon
les vrais principes.

F«. M.-Tu. Coconniek,


0. P.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

DANS LES AMES JUSTES


.

D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

SIXIEME ARTICLE

! INHABITATION DIVINE PAR LA GRACE EST-ELLE PROPRE AU SAINT-ESPRIT

OU

COMMUNE AUX TROIS PERSONNES ? (suite)

Avant'd'exposer sa théorie sur l'habitation du Saint-Esprit dans


les justes, Petau commence parfaire observer qu'il faut sur ce
point user de prudence et de circonspection, pour ne pas res-
treindre à l'excès ou étendre outre mesure la grandeur de ce bien-
fait (1). Puis, tout en déclarant qu'il ne veut pas faire connaître
son propre sentiment, ou du moins qu'il en remet à plus tard la
manifestation, parce que, avoue-t-il modestement, sa pensée n'est
pas encore assez fixée (2), il se laisse néanmoins peu à peu

(1) « Itaque conjectura et interpretatione est opus, cauta illa quidem et circumspecta,
ne aut anguste nimium de tanio iJIo bénéficie- sentiamus, aut ultra modum illud effera-
mus. » Petav., de Trm , 1. VIII, cap. vr, n. 6.
(2) « Nostram igitur, quoe privatim sit opinio, vel non dico, quia rem nondum comper-
tam satis liabeo ; vel hoc loco non dico. » Ibid.
entraîner à exposer son opinion en l'attribuant aux Pères de
l'Eglise. Il pense donc que la personne du Saint-Esprit s'unit aux
âmes saintes d'une union directe et immédiate qui lui est propre,
et qui ne convient pas de la même manière aux autres personnes ;
quse eseteris personis eodem modo non cotnpetit (1).
Son argument fondamental, c'est que l'Esprit-Saint est person-
nellement le don de Dieu, la puissance sanctificatrice, le lien entre la
Trinité et nos âmes. Voici comment il raisonne.
C'est une propriété personnelle du Saint-Esprit d'être Don,
c'est-à-dire, suivant l'explication de saint Augustin, de pouvoir
être donné. Si lui seul, à l'exclusion des autres personnes, est
susceptible de pouvoir être donné, lui seul aussi sera effectivement
donné. Or, en quoi consiste cette donation, sinon à venir dans Jes
âmes par suite de la mission invisible reçue du Père et du Fils, à
habiter en elles, à les informer en quelque sorte par l'application
de sa propre substance et à les rendre par là justes et saintes?
Donc ce mode de présence est propre à l'Esprit-'Saint, et ne sau-
rait être attribué à une autre personne (2).
Même conclusion est tirée des paroles de quelques Pères attri-
buant à l'Esprit-Saint la vertu sanctificatrice des âmes. Ce qui
donne, dit Petau, à nos conjectures sur le sentiment des anciens
un appui très solide, c'est qu'un certain nombre de Pères grecs, et
les plus recommandables par l'autorité et le savoir, saint Basile,
saint Cyrille, Euloge, saint Jean Damascène, considèrent comme
une propriété personnelle du Saint-Esprit la puissance qu'il a de
sanctifier les créatures. Au jugement de saint Basile, cette vertu
sanctificatrice serait un des caractères distinctifs de la troisième

(1) « Certa qusedam ratio est, qua se Spiritus sancti persona aanctorum justorumque
mentibus applicat, quoe ceteris personis eodem modo non competit. » Ibid.
(2) « Donum cssc, personalis est Spiritus sancti proprietas, id est, ut Augustimis es-
paçât donabile esse... Si donari posse, singulare est Spiritui sancto, neque alteri perso-
na; congruat ; erît actu donari proprium ejusdem. Hoc autem est informare veluti fide-
lium animos, et sanctos justosque facere. Proprius estergo sancti Spiritus iste ipse mo-
<lus; neque personae alteri potest adscribi. Nam si eodem modo dari potest saltem Filius,
ut omittam modo Patrem; période donabilis est Filius, ac Spiritus sanctus, et ideirco
non minus, quam hic, erit ille Spiritus sanctus, quoniam idem est donabile esse, quod
est esse Spiritum sanctum. Hoc vero falsum est, et impium dictu. Igitur non est solum
donabile, sed etiam donum, vel potius datum, eo modo, quo non est Pater, aut Filius.
Porro datum esse, nihil aliud est, quam missum et applicatum esse, et in justis habitare.
Proprie ergo et singulari modo Spiritus sanctus cum iis quos sanctos facit, conjungitur,
etinest ipsis. » Petav., de Trin., 1. VIII, cap. vi, n. 6.
312' REVUE THOMISTE

personne el lui appartiendrait aussi spécialement que la paternité


au Père, et la filiation au Fils. S'il en est ainsi, ajoute-l-il, que
conclure sinon que, d'après la pensée de ces Pères, le Saint-Esprit
doit avoir, dans l'oeuvre de notre sanctification, un rôle particulier,
une part spéciale, que l'on ne saurait attribuer aux deux autres
personnes? Et comme l'état de grâce et d'union à Dieu est cons-
titué non par une simple opération, mais par une sorte d'applica-
tion de la substance môme de l'Esprit-Saint aux âmes justifiées, il
est évident que ce divin Esprit leur est uni non seulement parla
nature divine qui lui est commune avec le Père et le Fils, mais
encore par ce qui lui appartient en propre, par son hypostase (1).
Un dernier argument apporté par Petau, et sur lequel certains
théologiens modernes, Scheeben entre autres, insistent de préfé-
rence pour établir que l'inhabitation divine par la grâce est
propre au Saint-Esprit, c'est que, au témoignage d'un certain
nombre de Pères, l'union de nos âmes avec Dieu se fait par
l'intermédiaire de ce divin Esprit. Ecoutons saint Cyrille d'Alexan-
drie, celui de tous les Pères qui, au dire de Petau, a été le plus
particulièrement suscité de Dieu pour développer ce grand mys-
tère : « Jésus-Christ, dit-il, nous a envoyé du Ciel le Paraclet par
« lequel et dans lequel il est avec nous et il habite en nous (2). »
« Et encore : « Comme le Sauveur habite en nous par l'Esprit-
« Saint, le Père ne peut manquer d'être lui aussi avec nous ; car
« l'Esprit du Christ est en môme temps celui du Père... Je poserai
« donc à ceux qui après avoir, dans leur profonde ignorance,

(1) « Proelera validissime ex eo nosti'a de veterum sensu conjectura fulcitur, quod...


Grseci aliquot Patres, iique auctoritate, ac doctrina primarii, ut Basilius, Cyrillus, Eu-
logius, Joannos Damascenus, personalem Spirilus sancti proprietatem..., qua videlicet
ab duabus reliquis discernitur, constituunt in sanctificatione, sive sanctificatrice ac perfec-
trice vi et virtute..., qua angeli bominesque sancti fiunt ac justi. Basilius enim 26«o|xa
TÎjç àymçTfiwi; Suvàiicw; ; proprietatem virtutis sanctifica.tricis, tain peculiarem personoe
dicit esse Spiritus sancti, quam est paternitas Patris, filietas Filii... Quod si verum est.
quid aliud concludi potest, nisi id, quod suspicione nostra perslrinximus, ex illorum, qui
ita locuti sunt, mente, Spiritum sanctum proprias quasdam habere partes in sanctificandi,
et adoptivi formandi status negotio, qu<e reliquis duabus personis neutiquam tribuuntur,
utpote quam illi personalem esse notair, existimant ? Cum autem applicatione quadam
Spiritus sancti, id est substantioe ipsius, non autem efficientioe solius constare statum
illum justitioe, ac propinquitatis cum Deo sanctorum... ; evidens est non naturae solum
divinoe Spiritus sancti, sed etiam personaî, vel natura1, ut est (ali affecta personali proprie-
tate, conjunctionem illam imputari ab antiquis Patribus. » Ibid., n. 7.
(2) S. Cyhil., Dialoff., vu.
« embrassé l'hérésie, aiguisentleurslangues contrel'Esprit-Saint,
« la question suivante. Si le Saint-Esprit est une créature,
« comment se fait-il que ce soit par lui que Dieu habite en nous?
« Quomodo habitat in nobisper ipsum Deus (1) »?
Ces paroles et une multitude d'autres semblables qu'il serait
facile d'apporter, n'indiquent-elles pas clairement que l'Esprit-
Saint est, suivant une expression significative employée par l'anti-
quité, le lien qui relie nos âmes à la Trinité sainte, et que notre
union à Dieu s'opère directement et immédiatement avec la
troisième personne et, par elle, en vertu de l'identité de nature,
avec les deux autres? Toute la Trinité habite donc en nous, grâce
à la présence de l'Esprit-Saint, de même qu'en Jésus-Christ
habitent le Père et le Saint-Esprit. Mais de même que, dans le
mystère de l'Incarnation, il y a une union propre au Verbe qui
seul s'est incarné; ainsi, dans l'oeuvre de notre sanctification,
il y a une union exclusivement propre au Saint-Esprit, car c'est
lui qui est la cause prochaine et pour ainsi dire formelle de l'habi-
tation des deux autres personnes (2).
Voilà brièvement, mais fidèlement résumées, les preuves sur
lesquelles les tenants de l'inhabitation personnelle du Saint-Esprit
ont tenté.délayer leur opinion. Voyons quelle en est la valeur.

II

Et d'abord, de ce que le Saint-Esprit est, en vertu même de son


mode de procession, le Don de Dieu,
comme chante l'Église,
- -
Altissimi donum Dei,
faut-iJ conclure avec Petau qu'il soit
seul donné et qu'il ait avec nos âmes un mode d'union, de pré-
sence, d'habitation qui lui soit vraiment personnel? Nullement.

(1) « Habitante in nobis Servatore nostro Christo per Spiritum sanctum, erit quoque
omnino nobiscum et Genitor; nara Spiritus Christi idem est et Patris... Libenter autem
interrogaverim eos, qui prrc multa inscitia hoercsim complexi adversus gloriam Spiritus
lmguam armant... Si creatus est Spiritus et a Dci substantia, ut vultis, alienus, quomodo
habitat in nobis per ipsum Deus? » S. Cyril., in Joan., xiv, 23.
(2) « Relegantur omnia veterum Patrum testimonia, quae superius exposita sunt...,
mveniemus eorum pleraque testari, per Spiritum sanctum hoc fieri, velut proximam
causam, et ut ita dixerim, formalem. » Pet.vv., de Trin., ]. VIII, cap. vi, n. 8.
314 REVUE THOMISTE

Ce nom de don est du genre de ceux qui ont une double signi-
fication : l'une, absolue et essentielle, par laquelle il convient aux
trois personnes; l'autre, relative et notionelle, par laquelle il
désigne une personne en particulier comme ayant un titre spécial
à cette dénomination. Pris dans son acception absolue, il convient
à Dieu considéré dans sa nature et sans distinction de personnes;
car, suivant la remarque de saint Thomas, « le don est, à propre-
« ment parler, une donation faite par pure libéralité et sans
« espérance de retour, par conséquent, une donation gratuite.
« Et comme la raison d'une donation gratuite n'est autre que
« l'amour, car, si nous donnons quelque chose à quelqu'un, c'est
« que nous lui voulons du bien, il en résulte que l'amour par
« lequel nous voulons du bien est la première chose que nous
« donnons (1). » Don et amour sont donc deux expressions corré-
latives et en quelque sorte synonymes. Or, Dieu est amour, Deus
ckaritas est (2), c'est le fond de sa nature; est-il étonnant qu'il
nous aime et que, non content de déverser en nous, comme autant
de témoignages de dilcction, des bienfaits sans nombre, il veuille
être lui-même notre bien, le don par excellence, dont la pleine
possession doit faire un jour notre béatitude, ego merces tua magna-
nimis (3), et dont la communication réelle, quoique imparfaite,
constitue dès ici-bas comme un avant-goût de la félicité future?
Le Père, lui aussi, est amour et, comme tel, susceptible d'être
donné; et, de fait, en venant dans les âmes justes, il se donne à
elles comme, objet de connaissance et de fruilion commencée.
Le Fils est amour comme le Père, et, après avoir été donné aux
hommes dans l'Incarnation, suivant cette parole de saint Jean :
« Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique (4) »,
il leur est donné encore chaque jour dans la mission invisible qui
a pour but l'illumination et la sanctification des âmes. Le Saint-
Esprit, ayant une seule et même nature avec le Père et le Fils,

(1) « Sciendum est quod donum proprie est datio irredibilis, id est, quod non datur
intenlione retributionis, et sic importât gratuitam donationem. Ratio autem donationis
gratuit» est amor; ideo enim damus gratis alicui aliquid, quia volumus ei bonum. Pri-
mum ergo quod damus ei, est amor quo volumus ei bonum. » S. Th., Stanma theolog.,
J, q. xxxvm, a. 2.
(2) Uvan., iv, J 6.
(3) Gen., xv, 1.
(i) « Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum unigenilum daret. » Joan., m, 16.
est conjointement avec eux amour et don : il est donné et il sc-
donne aux justes.
Mais, en outre de cet amour essentiel et de cette aptitude à être
donne, qui lui sont communs avec les deux autres personnes,
l'Esprit-Saint est don à un titre spécial, qu'il ne partage ni avec
le Père ni avec le Fils. La raison en est que, procédant par amour,
il procède en qualité de premier don : Cum Spiritus Sanctus pro-
cédât ut amor, procedit in ratione primi dont (1); c'est là son carac-
tère personnel et distinctif. Si le Père peut être donné, non par
un autre, il est vrai, car il ne procède de personne, mais par
lui-même, ce n'est point parce qu'il est don à un titre personnel,
mais parce qu'il s'appartient et peut, en conséquence, librement
disposer de soi. Quant au Fils, il peut être donné par le Père,
parce qu'il lire de lui son origine, et il est effectivement donné
aussi réellement que le Saint-Esprit; mais, comme il procède non
par amour, à l'instar de la troisième personne, mais par voie d'in-
telligence et de génération, il est, en vertu de son mode d'origine,
Verbe et Fils, et non amour ou don.
Seule la troisième personne, procédant des deux autres par voie
de volonté et comme terme de leur amour, procède en qualité de
don, c'est-à-dire comme apte à être donnée. De là cette parole de
saint Augustin : « l'Esprit-Saint procède non comme né, mais
comme donné, c'est pourquoi il n'est pas Fils » : Exiit non quomodo
natus, sed quomodo datus; et ideo non est Filius (2). Cette aptitude
à être donné constitue la propriété particulière de l'Esprit-Saint,
sa note caractéristique. Mais, si celle propriété est une raison qui
autorise les représentants de la science théologique à lui attribuer,
par une sorte d'accommodation, le grand don de Dieu aux hommes
el le principal effet de son amour, c'est-à-dire le don de lui-même
qui accompagne la grâce et qui en est comme le couronnement,
elle n'est point un motif suffisant pour affirmer l'existence d'une
union spéciale de ce divin Esprit avec les justes, laquelle n'appar-
tiendrait ni au Père ni au Fils; car, si la donabilité implique un
mode de procession qui est l'apanage exclusif de la troisième per-
sonne, elle n'entraîne aucune relation spéciale, aucun rapport d&

(1) S. Th., I, q. xxxviii, a. 2.


(2) S. Aug., de Trin., 1. V, cap. xt\.
316 BEVUE THOMISTE

particulière appartenance de l'Espiïl-Saint aux créatures. Quand


ce divin Esprit nous est donné avec la grâce et la charité, le Fils
nous est également donné, et le Père se donne lui-même; les trois
personnes viennent en nous, habitent en nous el nous appar-
tiennent au même titre.

III

Ce n'est pareillement que par appropriation que les Pères


donnent à l'Esprit-Saint le nom de vertu sanctificatrice, et l'Eglise
celui d'Esprit vivificaLeur : Credo in Spiritum sanctum, Dominum et
vivificantem (1). Vouloir faire de la puissance de sanctifier et de
vivifier les âmes une propriété personnelle de l'Esprit-Saint, ce
serait s'écarter manifestement de l'enseignement catholique qui
ne reconnaît dans les trois personnes de l'adorable Trinité qu'une
seule nature, une seule puissance, une seule opération (2).
En vain, pour échapper à cetle conséquence, Petau a-l-il soin
de déclarer que le Saint-Esprit est en nous non pas la cause
efficiente, mais la cause formelle de notre sainteté et de notre
filiation adoptive (3); en vain pour donner une idée de ce qu'est,
suivant lui, l'union particulière de ce divin Esprit avec les justes,
tente-t-il de l'assimiler à celle du Verbe avec l'humanité en Jésus-
Christ (4); en vain fait-il appel à l'antiquité pour établir que, si

(i) Ex. Symb. Nicaeno-Constant.


(2) « Si ([uis secundum sanctos Patres non coniîtetur... unura Deimi in tribus subsis-
tentiis consubstantialibus et oequalis glorioe, unam eamdemque trium deitatem, naturam,
substantiam, virtutem, potentiam..., operationem, condemnatus sit. » Kx Conc. Ijatei'.,
an. 649, sub Martino I, can. 1.
(3) « Persoepe Deus cum in nobis manere, et babitare dicitur, peculiaris intelligenda
est persona Spiritus sancti, tanquam citima, ut sic loquar, adoptionis causa, et forma
sanctificans. » Petav., de Trin., 1. VIII, cap. vi, n. 9.
(4) « Pater ecce, atque Spiritus sanctus in horaine Christo non minus manet, quam
Verbum ; sed dissimilis est -rijs èvurcàpïeoc modus. Verbum enim, proeter communem illum,
quem cum reliquis eumdem babet, peculiarem alterum obtinot, ul sit formas instar, divi-
num, vol Deum potius i'acientis, et bunc Filium. Sic in liomine justo très utique personae
habitant, sed solus Spiritus sanctus quasi forma est sanctificans, et adoptivum reddens
sui communicatione filium. » Ibid., n. 8.
'-! '1

DE L'HABITATION DU SAIiVJ'-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 317

l'Esprit-Sainl ne vient pas seul dans nos coeurs, seul du moins il


est le terme direct et immédiat de l'union (1); l'antiquité lui
répond, par l'organe du concile de Trente, que la cause formelle
de notre justice et de notre sainteté n'est point le Saint-Esprit,
mais la grâce sanctifiante (2) ; elle lui déclare par la voix do saint
Thomas que, contrairement à ce qui se passe dans le mystère de
l'incarnation, où le rapprochement des deux natures, divine et
humaine, quoique effectué par la Trinité entière, se termine à la
seule personne du Verbe, l'union établie par la grâce entre Dieu
et l'homme est commune aux trois personnes, non seulement
dans son principe effectif, mais encore dans son terme (3); et
l'École tout entière ajoute, par la bouche de ses plus grands
docteurs, qu'aucune union réelle de la divinité avec les créatures
ne saurait appartenir en propre à une personne divine sans être
par le fait une union hypostatique.
Car de deux choses l'une : ou l'union se fait directement avec
l'essence commune, et dans ce cas elle appartient également aux

(1) « Quod ex antiquorum... lesliiuuniis sequi videtur, id cstejusmodi : Illam cmnjus-


lorum animis conjunctionem Spiritus sancti..., communi quidem personis tribus conve-
nire divinilati, sed quatenus in hyposlasi, sive persona inest Spiritus sancti adeo, ut
certa qurodam ratio sit, qua se Spiritus sancti persona sanctormn justorumque mentibus
applicat, quoe ceteris personis codera modo non convenit. » Ibid. n. 6.
(2) « Justifieationis causa? sunl : fmalis quidem, gloriaDei, etOhristi, ac vita oelerna:
efliciens vero misericors Deus... Dcmum unica causa formalu est justitia Dei, non qua
ipse Justusest, sed quanoa justos facit', qua videlicet abeodonati, renovamur spiritu mentis
nostree; et non modo reputamur, sed vere justi nominamur, et sumus, justitiam in nobis
recipientes, unusquisque suara secundum mensuram, quam Spiritus sanctus partitur sin-
içulis prout vult, et secundum propi'ïam cujusque dispositionem, et cooperationem. »
Conc. Trid., sess. VI, cap. vu.- Cf. etiam can. xi.
Trois siècles avant le Concile de Trente, saint Thomas avait formulé cotte même doc-
trine avec sa netteté ordinaire. A l'objection tirée des saints Pères, d'après un certain
nombre desquels Dieu serait spirituellement la vie de notre âme, comme l'âme elle-
même est la vie du corps, le saint Docteur répondait que Dieu est, en effet, le principe
île notre vie surnaturelle, la source de notre perfection, comme l'âme est la source de la
vie naturelle du corps, avec cette différence toutefois, que l'âme est directement el par
elle-même la vie du corps en qualité de cause formelle, tandis que Dieu est la cause
efficiente de la vie surnaturelle dont la grâce et la charité sont le principe formel. « Deus
est vita effective et animoe per ebaritatem, et corporis per animam; sed formaliter cha-
ritas est vila3 animas, sicut et anima vita corporis Unde per hoc polest concludi quod
sicul anima immédiate unitur corpori, ita charitas anima'. » U>-ïïu', q. x\m, a. 2,
ad 2.
(3) « Assumptio quoe fit per içratiam adoptionis..., communis est tribus personis et ex
parte principii, et ex parte lermini. Sed assumptio qua. est per gratiam unionis (hypos-
1

laticai), est communis ex parte principii, non autem ex parte lermini. » III, q. m; a. 4,
ad 3.
318 BEVUE THOMISTE

trois personnes; ou elle se fait dans ce qui est propre à l'une


d'entre elles, dans son hypostase, et alors elle est hyposlatique.
Or la doctrine catholique ne connaît, en fait, d'autre union
hypostatique entre Dieu et la créature que celle du Verbe avec
I
l'humanité dans la personne de Jésus-Christ. Sans doute, l'Esprit-
Saint aurait pu s'incarner, lui aussi, il aurait pu s'unir personnel-
lement à toutes les âmes ornées de la grâce, mais alors les justes
ne seraient pas seulement des hommes spiritualisés et divinisés,
ils seraient Dieu, ils seraient le Saint-Esprit. Concluons donc que
l'usage adopté par les Pères d'attribuer à la troisième personne
»,- de la Trinité la vertu sanctificatrice est uniquement basé sur la
loi d'appropriation et ne suppose ni propriété d'opération, ni
propriété d'habitation, appartenant exclusivement à l'Esprit-
Saint.
Le P. Ramière n'est pourtant pas de cet avis. A l'entendre, le
Saint-Esprit aurait une part spéciale dans l'oeuvre de notre sancti-
fication, il posséderait avec notre âme un mode d'union qui serait
son apanage exclusif. « Il n'est, dit-il, dans cette grande question
« qu'un seul point sur lequel plane encore quelque obscurité.
« C'est la part spéciale du Saint-Esprit dans cette oeuvre dé sanc-
« tification qui lui est partout attribuée dans les saintes Ecritures...
« Ce n'est certainement pas sans motif que la mission qui a pour
« objet la sanctification des âmes est attribuée au Saint-Esprit et
« non au Fils. Si, dans cette mission, il n'y avait rien de propre au
« Saint-Esprit, s'il ne faisait rien que le Père et le Fils ne fissent
« également, il ne serait donc pas réellement envoyé parte Père
« et le Fils, et les assurances si positives que Jésus-Christ nous
« donne dans le discours après la Cène, qu'il nous enverra ce divin
« Esprit..., ne seraient que de vaines paroles. Il faut donc admettre
« nécessairement qu'il y a entre l'âme juste et l'Esprit-Saint une
« union qui ne s'étend pas de la même manière aux autres
« personnes (1) ».
Ce n'est effectivement pas sans motif que la mission invisible
qui a pour objet la sanctification des âmes et l'union à Dieu par la
charité est attribuée au Saint-Esprit. La raison de cette attribu-
tion, c'est de nous faire connaître ce qu'on pourrait appeler la

(1) Ramière, Les espérances de l'Eglise. Append., n. xii.


caractéristique de la troisième personne, sa notion distinctive, au
moyen de l'analogie qui existe entre ses propriétés personnelles et
les noms, les effets ou les oeuvres qui lui sont appropriés. Or la
sanctification étant par excellence l'oeuvre de l'amour et une éma-
nation de la sainteté substantielle, comment s'étonner de la voir
attribuée à celle des personnes divines qui, procédant par mode
d'amour, est, en vertu môme de son origine, la charité subsis-
tante ; à celle que l'usage de l'Écriture et de la Tradition désigne
le
sous nom d'Esprit-Saint?
Mais partir de là pour affirmer une union spéciale entre ce divin
Esprit et nos âmes, et surtout pour lui attribuer en propre la
production d'un effet quelconque dans les créatures, ,'c'est se
méprendre étrangement sur le sens et la portée des paroles de
l'Écriture et des Pères, c'est scinder l'unité d'opération en Dieu,
contrairement au dogme catholique qui attribue toutes les oeuvres
extérieures à la Trinité entière (1). En subordonnant la mission du
Saint-Esprit à la production d'un effet dont il serait personnelle-
ment la cause, en prétendant que, « s'il ne faisait rien que le Père
« et le Fils ne fissent également, il ne serait pas réellement
« envoyé », le P. Ramière s'est laissé entraîner, à son insu, au
delà des limites de l'orthodoxie. On ne peut, en effet, sans s'écarter
de la vérité catholique et sans aller contre les définitions des con-
ciles, attribuer une action extérieure quelconque à l'une des
personnes divines, sinon par appropriation ; car, suivant l'expres-
sion du XIe concile de Tolède, dans son symbole de la foi, les
oeuvres de la Trinité sont inséparables : quia inseparabilia sunt

opéra Trinitatis ('À). Quoique réellement distincts, le Père, le Fils


et le Saint-Esprit ne constituent pas trois principes différents,

(1) « Cum eadem virtus sit Patris et Filii et Spiritus sancti, sicut et eadem essentia,
oportet quod omne id quod Deus in, nobis efficit sit, sicut a causa efficiente, simul a Pâtre et
Fïlio et Spiritui sancto. » S. Tu., I. IV. Contra Gentes, cap. xxr. - Et iterum : « Facere
quemeumque effectum in creaturis est commune toti Trinitati propter vmitatem naturai,
quia ubi est una natura, oportet quod sit una virtus et una operatio. Unde Dominus dicit
(Joan., v, 19): Qu:ecumque Pater facit, hoec et Filius similiter iacit. » S. Th., III, q.
xxiii, a. 2.
(2) « Incarhationem quoque hujus Filii Dei tota Trinitas opérasse credenda est, quia
inseparabilia sunlopera Trinitatis. Solus tamen Filius formam servi acoepit insingularitate
personoe, non in unitate divinse natures, in id quod est proprium Filii, non quod com-
mune Trinitati. » Ex symbolo fîdei Conc. Tolet. vi, an. 675.-
320 REVUE THOMISTE

mais un seul et unique principe de toutes choses, unum univer-


sorum principium (1), à cause de l'unité de leur nature (2). Et, de
même qu'ils n'ont qu'une seule déité et une seule substance, ils
n'ont également qu'une seule vertu, une seule puissance, une
seule volonté, une seule opération : unam eamdemque triumdeitatem,
naturam, substantiam, virtutem, poteniiam..., voluntatern, opera-
tionem (3).
Ce qui a sans doute trompé le P. Ramière et induit en erreur
les autres partisans de l'habilation personnelle du Saint-Esprit,
c'est qu'ils n'ont pas pris en son véritable sens la loi de l'appro-
priation. Ils se sont imaginé qu'elle est opposée à la présence vraie,
réelle, substantielle de Dieu en nous, telle que l'enseignent l'Ecri-
ture et la Tradition ; qu'elle réduit l'effet de la mission invisible à
des dons créés, et détruit par conséquent le principal titre de
gloire du chrétien justifié, la possession véritable et la fruition
commencée du bien souverain. Or rien n'est moins exact, comme
il est facile au lecteur de s'en convaincre en se reportant aux
preuves que nous avons données plus haut (4) pour établir la pré-
sence substantielle de Dieu dans les justes.

IV

Il est un dernier argument, tiré de certaines locutions employées


par les Pères, sur lequel quelques théologiens modernes paraissent
faire grand fonds pour étayer leur système d'une union propre à la
troisième personne de la sainte Trinité.

(1) Firmiter credimus et feimphcil.er coufitemur, quod unus solus est verus Deus...,
«
Pater etFilius et Spiritus sanctus : très quidem porsonee, sed una essentia... unum uni-
vorsorum principium. » Conc. Lalcr., iv cap. Firmiter.
(2) Hee 1res persona? sunt unus Deus ei non très dii. quia trium est una substantia, una
essenlia..., Omniaque sunt unum, ubi noiiobviat reîationis oppositio. Propter banc unitatcm...
Pater et Filius et Spiritus sanctus non Iria principia creaturoe, sed unum principium. »
Conc. Florent., Ei decreto pro Jacobitis.
(3) Ex Gonc. Laler.. an. 649, sub Martino I, can. 1.
(4) Art. 2.
Jl n'est pas rare, nous dit-on, de rencontrer dans les écrits des
anciens les expressions suivantes : C'est par l'Esprit-Saint que Je
Père et le Fils habitent en nous ; ce divin Esprit est le lien qui
nous unit aux deux autres personnes. Or, de telles expressions
n'indiquent-elles pas ouvertement que l'habitation de Dieu en
nous se fait par l'intermédiaire du Saint-Esprit, en qui et par qui
nous possédons le Père et le Fils? Si l'on refuse de voir dans ces
paroles la preuve d'une union contractée directement avec la troi-
sième personne, et, par elle, avec les deux autres, quel autre sens
peut-on légitimement leur donner ?
Le sens que tout le monde s'accorde à attribuer à des formules
analogues employées fréquemment par l'Ecriture ou les Pères.
Ainsi, quand saint Jean nous dit dans son Evangile que tout a été
fait par le Verbe, Omnia per iiisum facta sunt (l), nul ne songe à
voir dans cette expression l'indice d'une opération ou d'un mode
d'agir exclusivement propre au Verbe ; nul ne prétend que Je
Verbe soit ou l'instrument du Père dans la production du monde,
ou la cause formelle par laquelle il agit, ou le principe direct et
immédiat des choses à l'exclusion des autres personnes; chacun
comprend que la préposition dont se sert l'apôtre désigne simple-
ment l'ordre des personnes divines et la pz*ocession du Fils ,. chacun
se rend facilement compte que cette façon de parler a été
employée pour nous faire entendre que la puissance active par
laquelle tout a été fait, quoique commune aux trois personnes,
leur appai'tient cependant, comme la nature divine elle-même,
dans un certain ordre : au Père, comme à sa source primordiale,
au Fils par communication du Père, au Saint-Esprit comme à
celui qui la tient des deux autres personnes. L'unité d'opération
n'est donc pas détruite par cette formule qui semble rattacher le
monde à Dieu par l'intermédiaire du Verbe; il n'y a là qu'une
appropriation fondée sur la procession de la seconde personne et
sur la propriété qui lui appartient, en qualité de Verbe, d'être
l'expression, la cause, et, d'une manière spéciale, le type et l'exem-
plaire de toutes choses (2).
(1) Jban., i, 3.
(2) « Verbura Dei, cjus quod in Deo Pâtre est, est expressivum tantum , creaturarum

vero est expressivum et operalivum ». S. Tn.,I,'q. xxxiv, a. 3, Verbura Dei com-
paratur ad res alias intelleclas a Deo sicut cxemplar, (et) ad ipsum Deum, oujus est
Verbum, sicul cjus imago, » H. Th., I. IV. Contra Gentes, cap. xi.
BEVUE THOMISTE. - Se ANNÉE. - 22.
322 REVUE THOMISTE

De même, quand nous lisons dans les écrits des docteurs, que
le Père et le Fils aiment par l'Esprit-Saint, nous nous écarterions
manifestement de la vérité en faisant du Saint-Esprit le principe
formel de l'amour du Père et du Fils, et en lui attribuant en propre
un acte qui est en réalité commun aux trois personnes. A parler
rigoureusement, le Père et le Fils aiment formellement par la
nature divine, ou parla volonté qui s'identifie avec cette nature; on
peut dire néanmoins qu'ils aiment par l'Esprit-Saint, comme par
le terme intrinsèque de leur amour, parce que, en s'aimant l'un
l'autre, ils produisent le Saint-Esprit, et que, de leur mutuelle
dilection, jaillit la charité personnelle, comme la fleur de sa tige.
Pater et Filius dicuntur diligentes Spiritu sancto, vel amore proce-
dente, et se, et nos (\).
C'est dans le même sens qu'ils habitent en nous par l'Esprit-
Saint. Sans doute, l'inhabitafion par la grâce appartient propre-
ment à la Trinité entière: Inhabitatio convenit toti Trinitati (2); mais
parce que,en nous aimant, en nous voulant ce bien infiniment pré-
cieux qui est la possession de Dieu même, le Père et le Fils
produisent l'Esprit-Saint, on peut dire qu'ils habitent en nous par
le Saint-Esprit, comme parle terme intrinsèque de leur dilection.
liecte Pater et Filius dicuntur inhabitare nos Spiritu sancto (3).
Mais, ajoute-t-on, l'Esprit-Saint est encoi'e appelé le lien qui

(1) « Seiendum est qûod cum res communiter denominetur a suis formis..., omne iJlud
a quo aliquid denominalur, quantum ad hoc habet habitudinom formée... Contingit
autem aliquid denominari per id quod ab ipso procedil, non solum sicut agens actione,
sed etiam sicut ipso termino actlonis, qui est effectus, quando ipse effectus in intelleclu
aclionis includitur. Dicimus enim quod ignis est calefaciens calefactione, quamvis cale-
factio non sit calor, qui est forma ignis, sed actio ab igné procedens : et dicimus quod
arbor est ilorens floribus, quamvis flores non sint forma arboris, sed quidam effectus
ab ipsa procedentes. Secundum hoc ergo dicendum quod cum diligere in divinis dupli-
uiler sumalur, essenlialiter scilicet, et notionaliter : secundum quod essentialiler sumitur,
sic Pater et Filius non diligunt se Spiritu sancto, sed essentia sua...; secundum vero
quod notionaliter sumitur, sic diligere nihil estaliud quam spirare amorem, sicut dicere
est producere verbum et fJorere est producere flores. Sicut ergo dicitur arbor florens
floribus, ita dicitur Pater dicens Verbo vel Filio, se et creaturam; et Paler et Filius
dicuntur diligentes Spiritu sancto, vel amore procedente, et se, et nos. » S. Th., I,
q. xxxmi, a. 2.
(2) S. Th. in I Sent., dist. xv, q. n, a. 1, ad i.
(3) « Pater et Filius... diligendo necessario producunt Spiritum sanctum. Recte igilur
dicuntur... diligere Spiritu sancto. Cum autem inhabitatio sit opus dilectionis, ergo
reste Pater et Filius dicuntur inhabitare nos Spiritu sancto... Hoc tamen non significat Spi-
ritum sanctum speciali modo nos inhabitare prse ceteris porsonis. n R. P. Pëscu. S. J.
Prselect dogmat., de Deo trino, sect, v, n. 689.
nous unit au Père et au Fils ; n'est-ce pas une preuve manifeste
que, dans la pensée de ceux qui parlent ainsi, notre union à Dieu
se fait d'abord avec la personne du Saint-Esprit, et, par elle, avec
les deux autres? Nullement. Car il est appelé aussi le noeud qui
rapproche le Père et le Fils, nexus Pairis et Filii (1), leur baiser
mutuel, leur indivisible unité (2); ce qui semblerait, à première
vue, indiquer qu'il tient le milieu entre Je Père et le Fils; el cepen-
dant, nul ne se base sur ces expressions pour soutenir que le Saint-
Esprit est la seconde personne de la sainte Trinité, mais chacun
comprend qu'il est ainsi nommé parce que, étant le terme de la
dilection mutuelle du Père et du Fils, il procède des deux
comme d'un seul principe et d'un spirateur unique, et qu'il les
unit par l'amour (3). De même, quand les Pères le représentent
comme le lien entre les deux premières personnes et les âmes
justes, leur but n'est autre que d'indiquer sa subordination
d'origine vis-à-vis du Père et du Fils et son mode de procession
par voie d'amour.
Tel est J'enseignement de toute la scolastique, telle l'interpré-
tation qu'elle a toujours donnée des textes de l'Écriture et des
Pères mis en avant par les tenants de l'habitation personnelle du
Saint-Esprit. La conséquence qui en découle, c'est que la grâce
n'établit pas de rapports spéciaux, d'union particulière avec ce
divin Esprit, et que l'habitation, dont parlent si fréquemment les
Livres saints, appartient à toute la Trinité et n'est attribuée à la
troisième personne que par appropriation.

(d) S. Th., I, q. xxxvu, a. i, ad 3.


(2) « Insufi'lavit Jésus apostolis et dixit(Joan. xx, 22) : Àccipite Spiritum sanctum... qui
propterea in illo dominico flatu datas est, ut per hoc intelligeretur et ab ipso pariter tan-
<{uam a Pâtre procedere, tanquam vere osculum, quod Ôsculanti osculatoque commune
est... Si recte Pater osculans, Filius osculatus, non erit abs re osculum Spiritum sanclum
inlelligi, utpote qui Patris Filiique imperturbabilis pax sit, gluten firmum, individuus
amor, indivisibilis unitas. » S. Behn., in Cant. serai, vm, n. 3.
(3) Spiritus sanctus dicituresse nexus Patris et Filii, in quantum est amor, quia cum
Pater ametunica dilectione se, et Filium, et e converso. imporlatur in Spiritu sancto,
prout est amor, habitudo Patris ad Filium, et e converso, ut amantis ad amatum. Sed
ex hoc ipso quod Pater et Filius se mutuo amant, oportet quod mutuus amor, qui est
Spiritus sanctus, ab utroque procédât. Secundum igitur originem Spiritus sanctus non
est médius, sed tertia in Trinitatc persona; secundum vero proedictam habiludinem est
médius nexus ab utroque procedens. » S. Th., I, q. xxxvu, a. i, ad 3.
324 REVUE THOMISTE

Mais cette union de nos âmes avec Dieu est-elle la dot commune
de tous les justes, ou, au contraire, l'apanage exclusif des saints de
la nouvelle alliance?
Ici encore, nous nous heurtons à une opinion singulière de
Petau qui voyait, dans l'habitation du Saint-Esprit par la grâce,
un privilège de la loi évangélique. Ce n'était là, du reste, qu'une
conséquence et un corollaire de sa doctrine sur la cause formelle
de notre adoption en qualité d'enfants de Dieu. Distinguant, à la
suite de Lessius, la sainteté ou la justification par la grâce de la
filiation adoptive, au point que, d'après lui, l'une peut se séparer
de l'autre, et que l'homme peut être juste, 'd'une justice surnatu-
relle, sans être enfant de Dieu, Petau prétend que la véritable
cause, la raison formelle de notre adoption divine, n'est point la
grâce sanctifiante, mais la substance même de l'Esprit-Saint appli-
quée à notre âme. Car, de même que la cause formelle de la filia-
tion naturelle n'est autre que la communication, par voie de géné-
ration, d'une nature semblable à celle du générateur; de même, la
vraie cause de la filiation surnaturelle et adoptive, c'est la nature
divine elle-même, s'identifiant avec la personne de l'Esprit-Saint,
librement communiquée à l'homme.
Ainsi, d'après Féminent jésuite, la participation à la nature
divine qui fait de nous des justes et des enfants de Dieu, ne
consiste point, comme l'ont toujours cru et enseigné les théolo-
giens catholiques, dans le don créé de la grâce sanctifiante, mais
dans la personne même de l'Esprit-Saint, s'unissant directement
et Sans intermédiaire à nos âmes, et les divinisant par l'applica-
tion de sa propre substance (1). A l'entendre, la grâce et la charité
(1) « Patres eosdcrn asseverantes audivimus, cum nullo interjecto medio sanctos nos
fîeri per ipsam Spirilus substantiam, tum nullam îd creahiram posse periicere: tametsi
substantiae Dei, qua sanctifieamur, cornés sit infusa qualitas, quam vel gratiam, vel cha-
ritatem dicimus. » Petav., de Trin., ]. VIII, cap. vi, n. y. - « Neque vero, cum hoc
asserunt Patres, ipsam, qua justi sumus, sanctitalem, ac velut sanctificantem formam
esse Spiritum sanctum, eamque &pc;<i>ç, nullo interposito medio, sanctos ac Dei iilios nos
facere, quod per crealuram eflici posse Cyrillus negat ; ideirco gratiam et charitatem...
exoludi putandum est, quod in sola charitate Magister senlentiarum perperam existima-
vit. » Ibid.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 325

accompagnent, il est vrai, dans l'économie présente, le don


incréé, comme une sorte de lien entre la divinité et nous,
comme une disposition préalable et un moyen d'union ; mais
elles ne sont en définitive qu'un magnifique accessoire, nullement
nécessaire pour notre régénération spirituelle, à telles enseignes
que, lors même qu'aucune qualité créée ne serait versée dans
nos âmes, la seule présence de l'Esprit-Saint suffirait pleinement
pour nous diviniser el faire de nous des saints et des enfants
de Dieu (i).
Par contre, sous la loi ancienne, appelée par l'Apôtre une loi de
crainte et de servitude, ne produisant que des esclaves, in servi-
tutem penerans [2), l'Esprit-Saint, qui est un esprit d'adoption
et d'amour, n'avait pas encore été donné. Les hommes étaient
alors justifiés par un don créé qui les purifiait de leurs péchés, les
rendait agréables à Dieu et dignes de la vie éternelle; ils possé-
daient, comme nous, une justice inhérente, la grâce sancti-
fiante qui faisait d'eux des justes et des saints, mais ne leur
conférait ni le titre, ni la qualité d'enfants de Dieu ; car l'Esprit-
Saint n'était en eux que par son opératiou et ses effets et
nullement par sa substance, ce don de Dieu par excellence étant
réservé pour une économie meilleure et plus parfaite.
« Si quelqu'un, dit Petau, veut se donner la peine de considérer
« attentivement les passages des anciens que nous avons cités, il
« se convaincra, je n'en doute pas, que, de l'avis des Pères, il y
« eut, après l'avènement et la mort du Christ, une communication
« particulière de l'Esprit-Saint, telle qu'elle n'avait pas encore eu
« lieu jusqu'alors. D'après eux, ce nouveau mode de communica-
« tion date du jour où le Saint-Esprit descendit sur les apôtres
« sous forme de langues de feu. Jusqu'à cette époque, ce divin
« Esprit n'était dans les saints que par son opération ; operatione
a tenus; à partir de ce jour, il y vint en personne, substantia-
« liter (3) ».

(1) « Utrumque enim intervenil: cl Spirilus ipse sanctus, qui filios facit, adeo ut, si
nulla infunderetur creata qualitas, sua nos ipse substantia adoptivos filios efficeret ; et
charitatis habitas ipse, sive gratioa, quoe est vinculum quoddam, sive nexus, quo cura
auimis nostris ïlla Spiritus sancti substantia copulatur. » Ibid.
(2) Gai., iv, 23.
(3) « Non dubito quin, si quis ista ipsa loca veterum accurate considerare velit, ita
sonsisse illos existimet, propriam quamdam, post adventum Christi, atque obitum, com-
326 REVUE THOMISTE

Parlani, dans un autre passage, de la présence substantielle de


l'Esprit-Saint dans les âmes, le même auteur ajoute : « D'après un
« certain nombre de Pères, ce n'est qu'après l'accomplissement
«?
du mystère de l'Incarnation, après la descente du Fils de Dieu
« sur la terre pour le salut du monde, qu'un si grand et si
« étonnant bienfait, fruit de l'avènement, des mérites et du
« sang de Jésus-Christ, a été accordé aux hommes. Les justes de
« l'ancienne Alliance n'avaient pas été honorés d'une telle faveur,
« car suivant la parole de saint Jean l'Evangélisto (vu, 39) :
« L'Esprit-Saint ne leur avait pas encore été donné, parce que
« Jésus n'avait pas encore été glorifié : Nondum erat Spiritus
« datus, quia Jésus nondumfueratglorificatus (1) ».

En niant la présence substantielle du Saint-Esprit dans les


patriarches, de même qu'en lui attribuant une présence propre et
personnelle dans les saints de la nouvelle loi, le docte jésuite a
beau faire appel à l'antiquité et à l'autorité des Ecritures pour
établir son sentiment, il se met en opposition manifeste avec
elles. En effet, si l'on excepte saint Cyrille d'Alexandrie, dont la
pensée véritable peut être sujette à contestation, les saints Pères
enseignent d'un commun accord que, s'il y eût, relativement à
l'inhabitation divine par la grâce, une différence entre les saints

municationem coepisse esse Spiritus sancti, qualis antea non erat; cujus etiam ab eo lem-
pore iactum initium docent, quo in aposlolos sub ignis specie descendit, tanquam liac-
tenus, >kxt' èvlp'yeiav, id est operatione tenus, in sanctis fucrit; deinceps autem ovïuùoûc,
id est iv.hstantiali.ter. » Petav., de Trin., 1. VIII, cap. vu, n. 1.
(1) « Quos (Patres) qui attente pervestigare voluerit, intelliget occultum quemdam, el
inusitatum missionis commumeationisque modum apud illos celebrari, quo Spiritus ille
divinus in justorum sese animos insinuans, cum illis copulatur..., ita, ut substantia ipsa
Spiritus sancti nobiscum jungatur, nosque sanctos, ac justes, ac Dei denique filios effi-
ciat. Ac nonnullos eliam antiquorum illorum dicentes audiet, tantum istud tamque stu-
pendum Dei beneficium tune primum homimbus esse concessum, postquam Dei Filius
homo factus ad usum hominum, salutemque descendit, ut fructus iste sit adventus, ac
mentorum, et sanguinis ipsius, veteris testamenli justis bomnibus nondum attributus ;
quibus nondum erat Spiritus datits, quia Jésus nondum fuerat glorificatus, ut evangelista Joan-
nes scribit. » Petav., de Trin.,\. VIII, cap. vi, n. 5.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 327

de l'Ancien et du Nouveau Testament, ce fut une simple différence


de degré, de mesure, et de manifestation extérieure.
Écoutons saint Léon le Grand : « Lorsque, au jour de la
« Pentecôte, l'Esprit-Saint remplit les disciples du Seigneur, ce
« ne fut pas la première communication d'un tel bienfait, mais
« une effusion plus abondante: non fuit inchoatio muneris, sed
« adjectio largitatis, attendu que les patriarches, les prophètes, les
« prêtres et tous les saints des temps antérieurs avaient été vivifiés
« et sanctifiés par ce même Esprit. La vertu des dons divins
« avait toujours été la même, seule la nature de leur collation
« avait varié (1) ». Saint Athanase dit de son côté: « C'est un
« seul et même Esprit qui, aujourd'hui comme alors (sous
« l'ancienne loi), sanctifie et console ceux qui le reçoivent; de
« même que, c'est un seul et même Verbe qui, même alors, appe-
« lait à l'adoption divine ceux qui en étaient dignes. Car il y avait
« sous l'ancienne Alliance des fils adoptifs qui étaient redevables
« de leur adoption au Fils et non unà autre (2). »
Non moins explicite que les Pères, l'Écriture nous parle le
saints personnages appartenant au Testament ancien et remplis
néanmoins du Saint-Esprit. Ainsi il est dit de saint Jean-Baptiste
qu'il serait grand devant Dieu et rempli de l'Esprit-Saint dès le
sein de sa mère: Erit magnus coram Domino..., et Spiritu sancto
replebitur adhue ex utero matris suse (3). Le jour où elle reçut la visite
de Marie, Elisabeth fut, elle aussi, remplie du Saint-Esprit : Et
repleta est Spiritu sancto Elisabeth (4). Enfin, l'évangéliste saint
Luc rapporte également du vieillard Siméon que l'Esprit-Saint
.
était en lui: Et Spiritus sanctus erat in eo (3). Et tout cela se passait
longtemps avant la Pentecôte.

(1) « Cum in die Pentecostes discipulos Domini Spiritus sanctus implovit, non fuit in-
choatio muneris sed adjectio largitatis; quoniiim et patriarche et prophetse et sacerdotes
omnesque sancti, qui prioribus fuerc temporibus, ejusdem sunt Spiritus sancti sanctifica-
tione vegetati..., ut eadeni semper fuerit virtus charhmalum, quamvis non eadem «eniper fuerit
mensura denorum ». S. Léo M., de Pentec, serm. il, c. 3.
(2) « Unus idemque Spiritus est, qui tune (in veteri Test.) et qui nunc sanctificat et
consolatur eos, qui eum recipiunt; quemadmodum unum est et idem Verbum Filius ad
adoptionem promovens etiam tune eos, qui digni erant. Nam erant et in veteri Testa-
Jiiento filii, non per alium quam per Filium adopli. » S. Atiian., Orat. S5, contr. Arian.,
n. 25-26.
(3) Lac, i, 13.
(i)Luç, i, il.
(5) Luc, n, 25.
328 REVUE THOMISTE

Que signifie alors la parole de saint Jean affirmant que, avant


la glorification de Jésus-Christ, le Saint-Esprit n'avait pas encore
été donné ? Nondum, erat Spiritus datus, quia Jésus nondum erat
gloriftcatus (1). Elle signifie, au jugement de saint Augustin, de
saint Jérôme, de saint Athanase, que, « après la glorification du
« Christ, il devait y avoir une certaine donation de l'Esprit-Sainl
« telle qu'elle n'avait pas encore eu lieu jusqu'alors. Non pas que
« ce divin Esprit n'eût pas été réellement donné avant cette
« époque, mais il ne l'avait pas été de la même manière, Kn effet,
« s'il n'avait pas été donné, de quel Esprit étaient donc remplis les
« prophètes quand ils parlaient? Car l'Ecriture dit ouvertement
« et montre en bien des endroits que c'est par le Saint-Esprit
« qu'ils ont parlé (2) ». Saint Thomas explique dans le même
sens le texte évangélique : Quand il est dit que l'Esprit-Saint
<(

« n'avait pas encore été donné, il ne faut pas entendre ces paroles
« dans ce sens que nul, avant la résurrection du Christ, n'avait
« reçu l'Esprit sanctificateur, mais bien dans ce sens que, à
« partir de cette époque, la donation de ce divin Esprit fut plus
« abondante et plus commune (3) » ; il ajoute ailleurs : « et

« accompagnée de signes visibles, comme cela eut lieu le jour de


« la Pentecôte (4) ».
Petau a beau distinguer un double mode suivant lequel ce divin
Esprit peut être présent aux âmes saintes : par son opération
d'abord, et par ses effets, y.a-c'èvepY=iav, ce qu'il accorde aux anciens
justes; puis par sa substance, ojsiwScùç, ce qui, d'après lui, serait le

(1) Joan, vu, 39.


(2) « Quod dicit TCvangelisla: Spiritus nondum erat datus, quia Jésus nondum eratglori-
iîcatns, quomodo intelligitur, nisi quia eerta illa Spiritus sancti datio vel missio post cla-
rificationem Christi futura erat, qualis nunquam antea fueral. Neque enim anlea nulla
erat, sed talis non fuerat. Si enim antea Spiritus sanctus non dabatur, quo impleti Pro-
phète locuti sunt? Cum aperte Scriptura dical, et multis locis ostendat, Spiritu sancto
eos locutos fuisse. » S. Auo., de Tria., 1. IV, cap. xx, n. 29.
(3)" « Nondum erat Spiritus datus, qvia nondum Jésus fuerat glorificatus : quod non est
sic intelligendum quod nullus ante Christi resurrectionem Spiritum sanclificantem acce-
perit; sed quia ex illo tempore quo Ghristus surrexit, incepit copiosius et communius
Spiritus sanctificationis dari. » S. Tu., in Rom., cap. i, lect. 3.
(4) « Quod dicitur : Nondum erat Spiritus datus..., intelligendum (est) de abundanti
datione, et visibilibus stgnis; sicut datus fuit eis post resurrectionem, et ascensionem in
linguis igneis. » S. Tu. in Joan. vu, 39, lect. S. - « Missio invisibilis est facta ad Pa-
tres veteris Testamenti... Cum ergo dicitur : Nondum erat datus Spiritus, intelligimuij
de illa datione cum signo visibili quac facta est in die Pentecostes. » Summ. Theol.,1,
q. xliii, a. 6, ad 1.
privilège de la loi nouvelle, saint Augustin ne connaît pas cette
distinction; il enseigne, au contraire, très explicitement, que le
Saint-Esprit avait été donné avant l'Incarnation, aussi réellement
qu'il le fut depuis; toutefois, sous la loi de grâce, la mission de
l'Esprit-Saint devait avoir une propriété qui lui avait fait défaut
sous l'économie mosaïque; elle devait être accompagnée d'une
mission visible, signe et indice de celle qui s'accomplissait invisi-
Mement au fond des âmes. Nulle part, en effet, comme l'observe
le grand évêque d'IIippone, nous ne lisons, à propos des person-
nages de l'Ancien Testament, que, par suite de la visite de l'Esprit-
Saint, ils se soient mis à parler un idiome nouveau et inconnu
pour eux ; (1) nulle part, il n'est question d'une mission visible,
les théophanies de l'ancienne loi n'ayant pas, au jugement de saint
Thomas, les caractères d'une véritable mission (2).

Vil

Aussi, quand traitant ex professo la question des missions


divines, l'Angélique Docteur se demande si la mission invisible
de l'Esprit-Saint est le partage de tous ceux qui sont en état de
grâce, et conséquemment de tous les justes sans exception, à
quelque époque qu'ils aient vécu : Utrum. missio invisibilisfiât ad
omnes qui sunt participes graliee, la réponse est résolument affirma-

(1) « Quomodo ergo Spiritus nondum oral datus, quia Jésus nondum eral clarificatus,
rûsi quia illa datio, vel donatio, vel missio Spiritus sancti habitura erat quamdam pro-
prietatem suam in ipso advenlu, qualisantea nunquam iuit? Xusquam enim legimus, lin-
guis quas non noverant homines locutos, venienle in se Spirilu sancto, sicut tunefactum
est, cum oporteret ejus adventum signis sensibilius demonsirari (Act., n, 4), ut ostende-
retur totum orbem terrarum atque omnes gentes in linguis variis constitutas, credituras
in Christum perdonum Spiritus sancti. » S. Aug.., de. Trhi., ]. IV, cap. xx, n. 29.
(2) « Ad patres autem veteris Teslamcnli missio visibilis Spiritus sancti fieri non
debnit; quia prius debuil perfici nifsrdo visibilis Filii quam Spiritus sancti, cum Spiritus
sanctus manifestet Filium, sicut Filius Palrcm. Fuorunt autem factaa visibiles appariiio-
nes divinarnm personarum patribus veteris Teslamenli ; quoe quidem missioaes visibi-
les dici non possunt; quia non fuorunt factoc, secundum Augustinum (lib. II, de Trin.,
cap. xvn), ad designandam inbabirationem divinoe personae per gratiam, sed ad aliquid
aliud manifestandum. » Summ. Theol., I. q. xliii, a 7, ad 6.
330 REVUE THOMISTE

tive (1). Donc, conclut-il, les patriarches de l'Ancien Testament


furent favorisés, eux aussi, d'une mission invisible de ce divin
Esprit. Ergo dicendum quod missio invisibilis estfaeta ad patres
veteris Testamenti (2). Un raisonnement facile va nous montrer la
légitimité de cette conclusion.
La mission invisible est ordonnée à la sanctification des créa-
tures raisonnables, et elle a lieu à chaque collation ou accroisse-
ment de la grâce sanctifiante, toutes les fois, en un mot, que la
charité, compagne inséparable de la grâce, fait de quelqu'un l'ami
de Dieu, et que, unie au don de sagesse, elle le rend capable
d'atteindre et de posséder le souverain bien par la connaissance et
l'amour. Or les anciens justes étaient, comme nous, les amis de
Dieu ; l'Ecriture le dit formellement d'Abraham : Credidit Abraham
JDeo, et reputatum est Mi ad justitiam, et amicus Dei appellatus
est (3); comme nous, ils étaient capables de s'unir à la divinité
par les opérations de leur intelligence et de leur volonté. Rien ne
leur manquait donc pour qu'ils fussent véritablement le temple et
l'habitacle de l'Esprit-Saint.
Cette conclusion n'étonnera point si l'on réfléchit que les
patriarches de l'antiquité possédaient le même genre de sainteté
que le chrétien; la grâce qui les justifiait, les rendait comme lui
saints, enfants de Dieu, et héritiers de la vie éternelle. Car, suivant
l'enseignement du concile de Trente, « la justification ne consiste
« pas uniquement dans la rémission des péchés, mais encore
« dans la sanctification et le renouvellement de l'homme intérieur
« par la réception volontaire de la grâce et des dons, en sorte que
« l'homme devient juste, d'injuste qu'il était ; d'ennemi, il
« devient ami et héritier en espérance de la vie éternelle (4) ».
Ils recevaient donc, au moment de leur justification, le pardon de

(1) «Jlissio invisibilis fit ad sanclificandara creaturam. Oninis autem crealura habens
gratiam sanotificatur. Ergo ad omnem creaturam hujusmodi fît missio invisibilis. »
Summ. Theol , I, q. xljii, a. fi.
(2) Uid., ad 1.
(3) Jac, II, 23.
(4) « Justificalio non est sola peccalorum remissio, sed et sanctiflcatio, et renovatio
inlerioris hominis per voluntariam SHseeptionem gratise, et donorum; unde homo ex in-
juste* fit justus, et ex inimico amicus, ut sit hasres secuudum spem vitoe alternée Unde
..
in ipsa justifieatione cum remissione peccatorum hsec omnia simul infusa accipit homo
per Jesum Christum, cui inseritur, fiderri, spem, ol cliai'ilatem. » Trid., sess. VI,
cap. vu.
DE L'jJABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 331

leurs péchés, la grâce sanctifiante et tout cet admirable cortège de


vertus infuses et de dons surnaturels qui l'accompagnent, et, avec
la grâce, le Saint-Esprit. Mais, suivant la remarque des saints
docteurs, cette donation réelle et invisible de l'Esprit-Saint ne
devait pas alors être accompagnée d'une mission visible, inoppor-
tune à pareille époque ; car la mission visible du Fils devait pré-
céder celle, du Saint-Esprit (1). Il convenait effectivement, avant
que la troisième personne de la sainte Trinité se manifestât exté-
rieurement et se fît distinctement connaître, que la plénitude des
temps, marquée dans les conseils divins pour l'Incarnation du
Vei'be et son apparition au milieu des hommes, fût arrivée.
Au reste, avant de proposer à un peuple enclin à l'idolâtrie,
comme était le peuple juif, le dogme de la Trinité, il était néces-
saire de lui inculquer au préalable et de graver avec force dans son
esprit la vérité fondamentale de l'unité de Dieu. L'unité de Dieu,
opposée au polythéisme, voilà le dogme partout rappelé dans
l'Ancien Testament. « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est
un ». Audi, Israël, Dominus Deus noster, Dominus unus est (2). A
peine quelques allusions voilées à la trinité des personnes; si par-
fois il est question du Verbe de Dieu et de son Esprit, il en est
lait mention en termes si vagues que c'est pour nous un problème
difficile à résoudre, de savoir si les docteurs juifs les connurent
comme personnes distinctes. Sous la loi nouvelle, au contraire,
après que le Verbe fait chair eut daigné se montrer aux hommes
el habiter au milieu d'eux, le mystère de la sainte Trinité leur est
révélé et annoncé ouvertement, c'est une vérité que tous doivent
connaître et professer. A la lumière discrète du Testament ancien,
proportionnée à la faiblesse d'un peuple encore enfant, a succédé
le plein jour de la révélation chrétienne ; le moment est donc
propice pour une manifestation extérieure et distincte des per-
sonnes divines. De là cette judicieuse observation de saint Gré-
goire de Nazianze : « Après l'apparition du Fils de Dieu dans la
chair, il était convenable que le Saint-Esprit se montrât égale-

(1) « Ad patres veteris Testamenti missio visibilis Spiritus sancti fieri non debuit
?luia prius debuil, perfici missio visibilis Filii quam Spiritus sancti. » S. Th., Summ.
Theol., I, q. xliii, a. 7, ad 6.
(2) Dent., vi, 4.
-M

332 REVUE THOMISTE

ment d'une manière « sensible. » Decebat enim, postquam Filius


corporaliter nobiscum versatus est, etiam illum [Spiritum sanctum)
apparere corporaliter (1).

VIII

Ce qui ressort de tout ce que nous avons dit jusqu'ici, ce qui


découle de l'étude des Livres saints et de celle des Pères faite sans
esprit de parti et en dehors de toute préoccupation systématique, ce
que les docteurs les plus autorisés s'accordent à enseigner, c'est
que toute âme juste, à quelque âge du monde qu'elle ait vécu, à
quelque degré de sainteté qu'elle se trouve, qu'elle ait déjà atteint
les sommets de la perfection ou qu'elle en soit encore à ses premiers
pas dans la carrière de la justice, qu'elle soit l'âme d'un adulte ou
celle d'un enfant, toute âme en état de grâce possède en elle l'Hôte
divin: Quilibet sanclus Deo unitur per gratiam(2). L'union, il est
vrai, peut être plus ou moins parfaite; ses degrés peuvent varier
à l'infini, mais le fond du mystère est partout le môme.
Le lecteur est maintenant à môme d'apprécier l'opinion de Petau
réservant aux saints de la loi nouvelle la qualité d'enfants de Dieu
et de temples de l'Esprit-Saint, qu'il refusait.aux justes du Testa-
ment ancien, et établissant ainsi une sorte de dualisme dans
l'oeuvre de la sanctification humaine. Sans doute, ici comme précé-
demment, quand il était question de l'habitation personnelle du
Saint-Esprit, le docte jésuite en appelle à l'autorité des Pères;
mais pas n'est besoin, pour expliquer leur langage, de recourir à
cette étrange théorie, il suffit de se rappeler la double différence
qu'ils établissent entre la mission de l'Esprit-Saint avant et après
II,;- l'Incarnation. Avant l'apparition sur la terre du Verbe fait chair,
le Saint-Esprit avait été réellement envoyé et donné aux âmes
saintes; mais cette mission invisible n'avait jamais été accompa-
gnée de la mission extérieure et visible si fréquente plus tard, sur-
l :??? tout dans les premiers siècles de l'Eglise, où les fidèles avaient

(1) S. Greg. Naï., orat. 41 (al. 44), n. H.


(2) .S. Th., Summ. T/ieol., III. q. n, a. 10, ad I!.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 333

besoin d'être affermis dans la foi au mystère, de la sainte Trinité.


De plus, si l'Esprit-Saint était présent dans les anciens justes non
seulement par son opération, mais encore par sa substance, ce
n'était cependant pas avec cette plénitude, cette abondance, cette
sorte de profusion, qui forment le caractère distinctif de la loi
évangélique.
Ce que Ton peut concéder à Petau, c'est que l'inhabitation divine
par la grâce et la filiation adoptive,quoique réelles sous l'économie
sinaïtique (1), n'appartenaient cependant pas aux fils d'Israël,
comme maintenant aux chrétiens, en vertu même de leur loi, vi
legis, mais par la foi au Messie à venir et par une application anti-
cipée de ses mérites futurs.
La nature des deux lois explique suffisamment cette différence.
La loi mosaïque était une loi essentiellement figurative et provi-
soire (2); une loi imparfaite et inefficace par elle-même, ne con-
duisant rien à la perfection (3) ; elle préfigurait, elle annonçait la
grâce future, mais ne la donnait pas ; elle formulait des préceptes,
imposait des prohibitions, faisait connaître le péché (4), mais elle
était impuissante à l'effacer (S). La sanctification qu'elle opérait
était une sanctification extérieure et charnelle, emundatio carnis (6),
qui rendait l'homme apte à prendre part au culte divin, sans toute-
fois le changer et le renouveler intérieurement. Il y avait bien
alors, il est vrai, en outre de la justice légale, une justice véritable
et intérieure qui purifiait l'homme de ses fautes et le rendait
agréable aux yeux de Dieu; mais cette justice surnaturelle ne
provenait pas de la loi elle-même, elle était accordée non aux
oeuvres de la loi, mais à la foi en Jésus-Christ (7). La vraie sainteté,
celle qui efface le péché, et transforme un homme en une créature
divine, devait être l'effet et la propriété de la loi évangélique,
appelée pour cela la loi de grâce. Aussi saint Thomas ne fait-il pas

(1) L'Apôtre dit formellement des anciens patriarches qu'ils étaient enfants de Dieu ;
« Qui sunt Israelitse, quorum adoptio estfiliorum. » Rom., ix, 4.
(2) « Hcec omnia in figura contingebant illis. « I Cor., x, H.
(3) « Adnihil perfectum adducit lex. » Hebr., vu, 19.
(5) «Per legem cognitio peccati. » Rom., .m, 20.
(5) « Impossibile est sanguine taurorum et liircorum aul'erri peecata. » Hehr., x, 4.
(6) Ibid., ix, 13.
0) « Non justificatur homo ex operibus logis, nisi per fidem Jesu Cliristi. » Gai., n,
16.
334 REVUE THOMISTE

difficulté de [dire que les justes de l'Ancien Testament qui possé-


daient la charité et la grâce de l'Esprit-Saint, et .qui, non contents
des promesses terrestres attachées à la pratique fidèle des obser-
vances légales, attendaient principalement les promesses spiri-
tuelles et éternelles, appartenaient, sous ce rapport, à la loi nou-
velle (1).
Toutefois, bien qu'ils possédassent une justice et une sainteté de
même nature que la nôtre, bien qu'ils fussent, au même titre que
nous, fils adoptifs de Dieu par la grâce, ils ne vivaient cependant
pas dans la condition et l'état de fils, mais plutôt comme des servi-
teurs: semblables en cela, suivant la comparaison de l'Apôtre, à
ces enfants de noble extraction qui, tout en étant les héritiers
véritables de la fortune paternelle et les vrais maîtres de tout, ne
diffèrent pas des serviteurs, et sont soumis à des tuteurs et des
curateurs jusqu'au temps fixé par leur père (2). Incapables d'entrer
en possession de l'héritage céleste, ils étaient asservis aux mille
pratiques matérielles que saint Paul appelle les éléments de ce
monde, et la loi leur servait de précepteur pour les conduire au
Christ (3). Mais, quand vint la plénitude des temps, quand sonna
l'heure marquée par les décrets éternels, Dieu envoya son Fils pour
nous délivrer du joug et de la servitude de la loi, et nous commu-
niquer d'une manière parfaite la qualité et l'état de fils adoptifs (4).
Et parce que nous sommes ses enfants, il a envoyé dans nos coeurs
l'Esprit de son Fils qui crie : Père, Père (S). La plénitude de la
mission divine devait donc être le privilège de la loi évangélique.

(1) « Fuemnt tamen aliqui ia statu veteris Testamenti habentes charitatem et graliam
Spiu'tus sancti, qui principaliter expectabant promissiones spiritualeS et teternas; el
secundum hoc pertinebant ad legem novam. » Summ. Thecl., I«-II», q. cvii, a. 1, ad. 2.
(2) « Quanto tempore hoeres parvulus est, nihil differt a servo cum sit dominus om-
nium. Sed sub tutoribus et actoribus est nsque ad proefinitum tempus a pâtre : ita et
nos, cum essemus parvuli, sub elementis mundi eramus servientes. » Gai., iv, 1-3.
(3) « Lex poedagogus nosterfuit in Christo. » Gai., ni, 24.
(4) «At ubi venit plenitudo lemporis, misit Deus Pilium suum..., ut eos qui sub lege
eiant, redimeret, ut adoptionem filiorum reciperemus. » Gai., iv, AS.
(5) « Quoniam autem estis filii, misit Deus Spiritum Filii sui in corda vestra claman-
tem : Abba, Pater. » /èid., 6.
DE L HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 33S

IX

Est-ce à dire que les justes de l'ancienne Alliance, Abraham,


Isaac et Jacob, Moïse et Josué, David et Jérémie, el tant d'autres
dont l'Ecriture célèbre en termes si magnifiques la foi, le zèle, la
fidélité, la douceur et les autres vertus, fussent inférieurs en sain-
teté aux justes de la loi nouvelle, et n'aient possédé au même degré
ni la grâce, ni l'Esprit-Saint?
A parler en général, il semble bien qu'il en ait été ainsi ; car
les moyens de sanctification mis à la disposition du genre humain
avant l'incarnation du Verbe, étaient incomparablement moins
puissants que les nôtres. Purement figuratifs, les sacrifices anciens
se réitéraient perpétuellement, parce qu'ils n'avaient par eux-
mêmes aucune vpriu capable de perfectionner ceux en faveur
de qui ils étaient offerts, et de purifier leur conscience (1), tandis
que Jésus-Christ, par une oblation unique, a rendu parfaits pour
toujours ceux qu'il a sanctifiés (2). Les sacrements de la loi
mosaïque, au lieu d'être comme ceux de la loi nouvelle des causes
efficaces de la grâce, n'étaient également que des signes et des
symboles ; ils préfiguraient la grâce qui devait être produite par la
passion du Christ, mais ne la produisaient pas (3). C'est pourquoi
l'Apôtre les appelle « des éléments impuissants et vides » ; infirma
et egena elementa (4) ; « impuissants, dit saint Thomas, parce
qu'ils étaient vides et ne contenaient pas la grâce (5) ».
Une autre considération de l'angélique Docteur, que devait

(1) «Umbram habens les futurorum bonorum, non ipsam imaginera rerum:per singu-
los annos eiadem ipsis hostiis, quas offerunt indesinenter, nunquam potest accedentes
perfcclos facere ; alioqum cessassent offerri, ifieo quod nullam haberent ultra conscien-
liam peccati, cultores semel muudati. » Hebr., x, 1-2.
(2) h Una enim oblatione consummavit in sempiternûm sanctiiîcatos, » Ibid., 14.
(3) « Novaslegis septem sunt sacramenta... Qurc multum asacramentis différant antiques
legis. Illa enim non causabant gratiam, sed eam solum per passionem Christi dandam.
esso fîgurabant; hoec vero nostra et continent gratiam, et ipsam digne suscipientibus
conférant. » Conc. Florent., ex decreto pro Armenis.
(4) Gai., iv, 9.
(5) « Infirma quidem, quia non possunl a peccato mundare; sed hoec inflrmitas prove-
nu ex eo quod sunt egena, id est, eo quod non continent in se gratiam. » Summ. Tkeol.
Ml"», q. cm, a. 2.
336 REVUE THOMISTE

s'approprier plus lard Je concile de Trente (1), nous aide à com-


prendre pourquoi, sous la loi évangéiique, le niveau de la sainteté
est généralement plus élevé que sous la loi ancienne, c'est que qui
est mieux préparé à la grâce la reçoit avec plus d'abondance. JIM
qui magis sunt parati ad perceptiotiem gratioe, pleniorem gratiam
consequwntur (2). Or, depuis l'avènement du Sauveur, et par suite
de cet avènement, le genre humain tout entier était mieux disposé
et plus apte qu'auparavant à recevoir les dons divins: soit parce
que le prix de notre rançon avait été payé et le diable vaincu, soit
parce que, grâce à la doctrine du Christ, les choses divines nous
sont mieux connues (3). Le saint Docteur ajoute, dans un autre
passage, que, avant l'Incarnation, les mérites et les satisfactions
du Rédempteur n'existant pas encore réellement, la grâce était
départie avec moins d'abondance qu'après l'accomplissement de
ce mystère (4). El comme la mission invisible de l'Esprit-Saint est
un effet et une conséquence de la grâce, on peut donc affirmer que
cette mission s'est faite, en règle générale, après l'Incarnation,
avec une plus grande plénitude qu'auparavant. Et ideo, loquendo
communite?\ pleniorfacta est missio post incarnationem quam ante (5).
Mais si, au lieu de considérer l'état général du genre humain,
on réfléchit sur les conditions particulières dans lesquelles se
trouvèrent certains personnages antiques, pris individuellement,
rien n'empêche de croire qu'ils reçurent la mission de l'Esprit-
Saint avec une telle plénitude qu'ils s'élevèrent jusqu'à la perfec -
tion de la vertu (6). Et si l'on met en parallèle la grâce person-
nelle des saints de l'Ancien et du Nouveau Testament, on doit
reconnaître avec saint Thomas que, par la foi au Médiateur, beau-

(i) « Justi nominamur et sumus, justitiam in nobis recipientes, unusquisque suam


secundum mensuram, quam Spiritus sanctus partitur siugulis prout vult, et secundum
propriam cujusque dispo&itionem, et cooperationem. » Trid., sess. vi, cap. vu.
(2) S. Th., inl. Sent., dist. xv, q. V, a. 2.
(3) « Quia per adventum Christi remotum est obslaculum antiquoe damnationis, totum
humanum genus efi'ectum est paratius ad perceptionem gratioe quam ante : tum propter
solutionem pretii, et victoriam diaboli ; tum etiam propter doctrinam Ohristi, per quam
clarius nobis innotescunt divina. » Ibid.
(4) Quia nondum erat raeritum Christi in actu, nec satisfactio ante Incarnationem;
ideo non erat tanta gratioe plenitudo sicut et post. » De verit., q. xxix, a. 4. ad 10.
(5) S. Th. in I Sent., dist. xv, q. v. a. 2.
(6)
ce
Sed verum est quod ad aliquas spéciales personas est in veteri Testamento ple-
nissima facta missio secundum perfectionem virtutis. » lbid.
coup d'anciens justes furent aussi bien pourvus, quelquesruns
même mieux partagés que nombre de chrétiens (1). Il est cependant
une grâce après laquelle les patriarches antérieurs au Messie
devaient longtemps soupirer sans pouvoir l'obtenir sous l'éco-
nomie mosaïque; il est une mission invisible de l'Esprit-Saint qui
était réservée pour l'époque de la nouvelle Alliance : c'était la
grâce d'Être admis à la vision de Dieu, c'était la mission pleine et
consommée qui se fait à l'entrée des justes dans la gloire.

F. Barthélémy Froket. -0. P.


(A suivre.)

(1) « Sancti veteris Testamenti dupliciter possunfc considerari : vel quantum ad gra-
tiam personalem, et sic per fidem Mediatoris consecuti sunt gratiam aoque plenam his
lui sunt in novo Testamento, et multis plus et multis minus; vel seoundum statum natu-
''se illius temporis, et sic cum adhuc continerentur obnoxii divinse sententias pro peccato
pnmi parentis, nondum soJuto pretio, eral in eis aliquod impedimentum, ut non ad eos
''a plena missio fîeret, sicut fîtinnovo Testamento etiam per traductionem in gloriam, in
qua omnis imperfectio naturoe amovetur. » Ibid., ad 2.
REVUE THOMISTE, - 5° ANNÉE. - 23.
LA CRISE DE L'APOLOGÉTIQUE

II
OU EST LA SOLUTION?

Dans ce groupe de catholiques et de philosophes dont le


R. P. Laberlhonnière exprime les idées, on a cru pouvoir accuser
l'Intellectualisme scolastique d'un malentendu rationaliste sur la
position du problème apologétique. Nous avons voulu montrer,
dans notre dernière étude, l'inanité de cette accusation. Ce n'est
!k->< point chez nous qu'est le malentendu. Il est tout entier dans l'esprit
de nos critiques. Faute des informations que leur eût seule
données la connaissance exacte et complète du thomisme, ils se
méprennent radicalement sur le sens de nos thèses apologétiques
et sur la valeur des principes de philosophie dont nous nous
servons pour les établir rationnellement. Ils se méprennent jusque
sur la thèse fondamentale de notre traité de la Foi et de notre
traité de la Crédibilité de la foi ; ils ne se doutent pas que nous les
basons l'un et l'autre sur l'idée du volontarisme de la croyance :
In cognitione fidei principalitatem habet voluntas. Ils se doutent
moins encore, s'il est possible, de la double consécration théolo-
gique donnée à ces thèses par l'autorité de saint Thomas et par la
recommandation expresse du Souverain Pontife.
Nous sommes donc, à ces divers titres, pleinement justifiés de
toute connivence rationaliste dans notre position objective du
problème apologétique et dans la solution qui s'en dégage.
Mais on nous oppose une solution subjective, totalement con-
traire à la nôtre. On nous l'oppose au nom même de la théologie.
De toutes les autorités théologiques on choisit, fort habilement,
celle qui partage avec saint Thomas l'universelle maîtrise du
savoir divin : saint Augustin. On lui adjoint deux autorités
mystiques du plus grand poids, que certaines études et cer-
taines tendances contemporaines rendent particulièrement sym-
pathiques aux incroyants eux-mêmes : l'auteur de l'Imita-
tion et sainte Thérèse. De ce triple patronage, on couvre la
méthode d'immanence, jusque dans son application à l'analyse de
la rationabilité de la foi, expérimentalement saisie sur le vif et
dans l'intime de l'âme chrétienne. Comme nous voilà loin des secs
ahstracteurs de la scolaslique, bien ramenés cette fois à l'école
de ces vrais maîtres, aussi humains que divins, pour qui la vérité
se saisit au fond même de l'âme, dans le à
coeur coeur de la médi-
dation vivante (1).
Et, du coup, quelle justification inattendue de l'usage chrétien
de la méthode d'immanence! Elle a pour elle les mystiques et les
Pères de l'Eglise : si on la blâme on les blâme. Sans doute, Fauteur
de l'Action a mis beaucoup du sien et beaucoup de neuf dans son
usage personnel de la méthode. Mais « s'il a innové sur ce point,
« c'est parce qu'il a su user de celte méthode comme personne ne
« l'avait su faire a van l lui » ; non, personne : ni l'auteur de l'Imi-
tation, ni sainte Thérèse, ni saint Augustin. « lia ainsi renouvelé
« les perspectives de la pensée religieuse et de la pensée philoso-
« phique » (2).
Nous allons voir ce qu'il en est, au juste, de cette rénovation. Et
puisqu'on lui attribue le double bienfait d'une nouvelle solution et
d'une nouvelle méthode de solution pour le problème religieux,
nous allons examiner l'un et l'autre.
Voici d'abord, telle que la formule le P. Laberlhonnière, la
solution du problème.

I. La Solution pratique et subjective par l'Acte de Foi.


L'apologétique n'a-t-elle pas un but évident, qu'il est pour ainsi
dire oiseux de mettre en question? « Si l'on démontre la vérité

(1)P. 616.
(2) P. 616, cf. p. 307.
340 KKVUiS THOMISTE

« religieuse, n'est-il pas évident que c'est pour arriver soi-même


« à croire ou pour y amener les autres ? Et si cette intention
« n'animait pas l'apologétique, que serait-elle autre chose qu'un
« dilettantisme d'un nouveau genre? Ce que l'apologiste veut,
« n'est-ce pas, au terme de son argumentation, faire éclater la
« vérité pour ainsi dire, de manière qu'elle s'empare irrésistible-
« ment des esprits? » Ce n'est donc pas simplement à une conclu-
sion spéculative sur la vérité de la foi que tend la dialectique de
l'apologiste; elle vise à « ce but suprême : croire » ; en sorte que
« la foi, c'est la solution pratique elle-même ». Il n'y en a pas
d'autre. « Il faut bien que ce soit cette possession de la vérité qui
« constitue la solution complète et définitive du problème, puisque
« même à travers la solution spéculative, c'est toujours là qu'on
« tend (1) ».
Il n'y a donc point en réalité de solution spéculative ; bien qu'on
puisse « systématiser en un tout rationnel l'ensemble des vérités
« naturelles et l'ensemble des vérités surnaturelles » : ce serait
un système, ce ne serait pas la foi. « Et comme avoir résolu,
« réellement résolu le problème religieux, c'est avoir la foi, et
« non pas seulement la foi, mais la charité, puisque la foi sans la
« charité est comme on dit une foi morte, nous avons le droit de
« dire et il est nécessaire de dire qu'aucune forme d'apologétique
« spéculative, si rigoureuse qu'on la suppose, ne résout le pro-
« blême religieux. Et si elle ne le résout pas, c'est justement
« parce qu'elle n'est qu'une science. En effet, scientifiquement on
« ne peut aboutir qu'à une solution scientifique. Or le caractère
« d'une solution scientifique c'est d'être objective, c'est-à-dire
« impersonnelle, universelle : car l'universel seul est objet de
« science; -n'est-ce pas Aristote qui l'a dit? » (2).
Il n'y a donc point, non plus, de solution générale du problème
religieux : « Le caractère de la solution pratique par la foi, c'est
« d'être subjective, personnelle, singulière. A ce point de vue il
« n'y a pas une solution du problème, mais des solutions. Les
« autres ont beau avoir résolu le problème, ils ne l'ont résolu que
« chacun pour leur compte, et il me reste à moi à le résoudre
« aussi pour mon compte. On vit seul et on meurt seul, les autres
(1) P. S04-50S.
(2) P. S06, S07.
LA CRISE DELAPOLOGÉTIOUE 341

((
n'y font rien. Si en un sens penser c'est vivre pour tout le
« monde, croire ce n'est toujours que croire pour soi, parce que
« croire c'est vivre et que personne ne peut vivre à la place de
personne. »

«
«
« Voilà,
position
j'espère,
que l'on
-conclut
ne contestera
le P.
pas.
Laberthonnière,
On dira plutôt que
-
une pro-
c'est une-
« banalilé. Oui assurément, une banalité. Néanmoins cette bana-
« lité pourquoi la méconnaît-on? Pourquoi parle-t-on sans cesse
« de la foi comme si elle était la conclusion d'un raisonne-
« ment? » (1).
C'est ce que nous demandons, nous aussi, mais en nous adres-
sant au P. Laberthonnière. Pourquoi parle-t-il de la foi comme si
elle était la conclusion d'un raisonnement? Car c'est en parler
ainsi que de l'appeler « la solution d'un problème »; c'est con-
fondre à tort deux questions distinctes, qu'il est cependant d'usage
de bien distinguer, entre théologiens. Ramenons donc ici cette
banale mais utile distinction, dont le Concile du Vatican lui-même
n'a point dédaigné de faire usage.

11.
- Les motifs de crédibilité et le motif formel de l'acte de foi.

« Le problème religieux » : ce terme est bien Il


vague. peut
s'appliquer à ton Le question controvei'sée sur nos rapports
avec Dieu : foi, moeurs, culte, discipline ecclésiastique. Toute
question d'ordre religieux est un problème religieux. Aussi le
P. Laberthonnière est-il obligé de restreindre l'expression à
signifier le problème religieux initial, celui de l'adhésion raison-
nable aux vérités de la foi. C'est un sens bien particulier sous un
terme bien général.
Je ne reconnais pas ici le parler formel de nos vieux maîtres
scolastiques. Qu'est devenue cette « celsa, clara,firma sententia »
concise et nette, dont la liturgie fait honneur à saint Thomas ? Où
est ce style, toujours inspiré de l'Ecriture et des Pères et vigou-
reusement frappé, selon la méthode aristotélicienne, à l'empreinte

(1) P. 508.
342 BEVUE THOMISTE

exacte de l'idée, comme une belle médaille sans bavure? « Le


problème religieux », pour signifier la « question apologétique »,
!' c'est de l'a peu près; ce n'est ni un titre ni une idée pour le travail
? /. d'un théologien. Mais ne fallait-il pas ce parler confus pour
recouvrir l'idée ambiguë qu'on s'est faite du problème ?
Voici l'idée, telle que l'exprime le P. Laberthonnière : « Com-
« ment peut-on adhérer raisonnablement à des vérités surnatu-
« relies, c'est-à-dire à des vérités qui, en elles-mêmes, sont inac-
cessibles à la raison? En quoi consiste la rationabilité de la foi,
c'est un problème, etc.. » Et voilà le « problème religieux » ;
m-' c'est « le problème du rapport de la raison et de la foi » ; non point
considéré objectivement, on sait que cet, aspect de la question est
« artificiel » et dangereux; mais subjectivement et dans l'imma-
nence de notre vie intime : « Subjectivement, la foi est l'adhé-
» « sion aux vérités révélées : avoir résolu le problème à ce point de
a vue, c'est croire;., la foi est la solution pratique elle-même » (1).
'II!'
mi Les théologiens qui lisent ces formules y auront vite distingué
m les deux idées qu'elles confondent, et partant, les deux questions
qu'elles brouillent ensemble.
Ils savent tous que, selon la définition augustinienne et tho-
miste de l'acte de foi, il y a, dans l'essence même du croire, un
principe intellectuel pur et un principe intellectuel volontaire.
?
lift On ne croit pas quand on voit par intuition des principes ou par
||| démonstration des conclusions, à partir des principes vus. 11 y a,
: en tout acte de foi, une notion inévidente; et, par suite, une
recherche intellectuelle jamais terminée : Cogitatio. Et pourtant, la
foi est foi parce qu'elle convainc; sinon elle serait opinion flottante.

ilî '
Il y a, en elle, à la différence de l'opinion, et à l'opposé du doute
une ferme adhésion consentie par la volonté et acceptée par
,

l'intelligence : Assensio. Et c'est ce que dit saint Augustin.


« Ipsum credere nihil aliud est quam cum assensione cogitare. » Et
cette définition de l'acte de foi c'est ce qu'il y a de plus incontes-
table au point de vue catholique. Nous l'admettons comme théo-
logiens, sur l'autorité explicite des deux suprêmes témoins de la
Tradition des Pères et de la Doctrine sacrée; et nous la retrou-

(1) P. 497, 499, 500, SOS.


vons perpétuellement sous-entendue dans les chapitres et canons
du Concile du Vatican sur la foi (1).
En conséquence, nous tenons cette définition du croire comme
le principe premier de toute recherche sérieusement théologique
sur le rapport réciproque de la raison et de la foi. Et c'est pré-
cisément ce principe que le P. Laberthonnière nous paraît avoir
oublié.
En effet, si, par rapport à la foi, la raison a deux actes, la cogitatio
et Vassensus, tous deux concourant essentiellement à l'acte propre
et intégra] de croire, la question des rapports de la raison et de la
foi est, elle-même, essentiellement double : Comment la raison
conçoit-elle l'objet de la foi ? Comment la raison adhère-l-elle à
l'objet de la foi?
Et voilà les deux idées et les deux problèmes que confond indû-
ment le P. Laberthonnière et que nous allons l'aider à dégager,
s'il le veut bien, de ses formules équivoques.
Première idée : « Comment la raison conçoit-elle l'objet de la
foi ? » C'est l'idée de la « rationabilité de la foi » qui, selon le
Concile du Vatican, n'est ni évidente, par intuition des principes
de la foi, ni démontrée par syllogisme démonstratif basé sur de
telles intuitions, mais démontrée par syllogisme a posteriori basé
sur les signes miraculeux de la présence et de l'action du surna-
turel (2).
Deuxième idée : « Comment peut-on adhérer raisonnablement »?
C'est l'idée de ce qui opère en nous l'adhésion effective à ces
vérités inévidentes et indémontrables ex propriis et prioribus.
C'est l'idée de cette aptitude surnaturelle « incommunicable par
la dialectique », mais communiquée par « don de Dieu », comme
dit saint Paul : « Gratta estis salvati per fidem et hoc non ex vobis :
Dei enim donum est. » C'est l'idée du motifformel et efficace de la
foi, par où se détermine notre acte d'adhésion; tandis que la pre-
mière idée n'a rapport qu'aux seules raisons par où la foi se
démontre croyable, c'est-à-dire à ses motifs de crédibilité (3).
De ces deux idées dérivent deux problèmes. Premier problème :

(1) S. Augustinus, Lïber de Proedestîatone Sanctorum, cap. n,


art. i. De Veritate, quoest. xiv, art. 1 ; Ad Mebr,, cap. xi, Lee. I.
- II» 11»°, quoest, h

(2) Cencilium Vaticanum, Constitutio Dei Filius, cap. m.


(3) Ephes. n, 8.
344 HEVUE THOMISTE

Quels sont les signes manifestatifs de la crédibilité de la foi?


Deuxième problème : Quel est le motif efficace de notre adhésion
surnaturelle à la foi? Le premier problème est particulièrement
propre à l'apologétique, dont l'objet est d'établir la rationabilité
de Ja foi. Le second appartient plutôt à l'analyse théologique de
l'acte de foi, où saint Thomas se le pose en ces termes : « Utrum
fides sit homini a Deo infusa (1) ». Il est cependant indirectement
posé et résolu, en toute étude apologétique complète de la question
de crédibilité. Car, si l'on démontre que la vérité de la foi est
croyable, bien qu'inévidente, indémontrable et supra-rationnelle,
on en vient forcément à reconnaître que la croyance est un acte
de libre et surnaturelle adhésion. Mais le problème apologétique
par excellence n'en demeure pas moins le problème de la cré-
dibilité.
Il s'ensuit que sa solution n'est pas l'acte de foi comme l'avance
Je P. Laberthonnière, mais la démonstration de la rationabilité de
l'acte de foi.

Il est, en conséquence, singulièrement inexact et dangereux,


dans un travail qui vise à la précision théologique, d'affirmer que
1' « adhésion aux vérités révélées », que l'acte de foi soit une

« solution ».
« Solution » c'est dénouement logique, par voie de science, de
ce lien de la pensée spéculative qu'est un problème non résolu;
c'est l'élimination certaine des inconnues primitives de l'équation,
dans une dernière formule ramenée à l'évidence. Et le P. Laber-
thonnière, si prompt à blâmer ceux qui, selon lui, parlent sans
cesse de la foi comme si elle était la conclusion d'un raisonnement,
emploie sans scrupule ce terme de mathématiques. Il oublie ce
qu'il a dit lui-même : « La vérité surnaturelle peut-elle donc
« découler de la vérité naturelle comme les propriétés d'une
« notion géométrique découlent l'une de l'autre? (2) » Il est le
premier, il est le seul à user des expressions qu'il condamne.
Et, à ce propos, faisons-lui observer que, nous autres Intellec-
tualistes, nous avons toujours soigneusement exclu de l'analyse

(1) II" II», quanl. vi, art. 1.


(2) P. 501.
subjective de l'acte de foi ces termes de solution et de conclusion.
Ils désignent des actes discursifs de l'intelligence; tandis que Fade
de foi est une adhésion immédiate au témoignage de la vérité
première, préparée de loin seulement par les arguments apologé-
tiques qui établissent la crédibilité de la révélation (1). Ce n'est
donc pas nous qui parlons sans cesse de la foi comme si elle était
la conclusion d'une série de raisonnements, c'est le P. Laber-
thonnière.
II pense, sans doute, sauver l'équivoque du terme « solulion »
en lui accolant l'épithète « pratique ». Cela n'indique-t-il pas
clairement le caractère individuel et libre de l'acte de foi à Ren-
contre de la conclusion scientifique, toujours spéculative, univer-
selle et nécessaire?
Non, cela ne l'indique pas. Au contraire, cela fait assimiler
l'adhésion du croyant à la solution d'une affaire ou d'un cas de
conscience. Et pourtant, entre l'acte de foi et ces sortes de solu-
tions, il y a toujours l'essentielle différence de ce qui est discursif
à ce qui ne l'est point.
Une solution pratique consiste dans l'application de quelque
principe universel de morale ou d'art à un cas particulier, par voie
de syllogisme; l'acte de foi, au contraire, n'est efficacement motivé
par aucune inférence. Acte de foi et solulion, même pratique, sont
deux termes contradictoires.

Ne laissons pas, néanmoins, de dégager de ce monceau d'équi-


l'oques sur l'objet et la solution du « problème religieux », la
parcelle de vérité qui s'y trouve enfouie. Le P. Laberthonnière
resterait, en effet, dans la vraie mesure, s'il disait simplement et
sans forcer les conclusions que l'acte de foi est « le bot suprême »
de tout raisonnement apologétique. But suprême et objet immé-
diat sont deux choses que le terme de solution avait l'inconvénient
de confondre. Et il est juste de condamner du chef de dilettantisme
toute apologétique dont l'acte de foi ne serait pas le but suprême.
L'apologiste, philosophe et théologien par vocation surnaturelle,
doit être plus et mieux qu'un curieux du vrai, se délectant
aux
jouissances de la contemplation pure. Il lui faut une âme de

(I) Joannes a s. Thoma. Cursus theolcgicus, tom. VII, disput. art. 2, a° 8 et


i, seq.
docteur et d'apôtre. Il lui faut cette lumière des dons intellectuels,
intelligence, science et sagesse, qui procède de l'amour de Dieu et
des âmes; il lui faut aussi un don de parole pour exprimer supé-
rieurement ces clartés et ces convictions supérieures. Et alors, il
réalisera le programme de saint Paul : « In captivitatem redigentes
omnem intellectum in obsequium Christi ». Le croyant tenté de doute
ou l'incroyant qui cherche ne seront pas alors simplement vaincus
en leur pure intelligence par la nécessité impérieuse du raison-
nement; ils seront émus en leur coeur par des accents plus
qu'humains, et Dieu se servira de cette émotion surhumaine
pour les assouplir à la docilité de la foi. « Oh, ce discours me
transporte, me ravit... », avoue l'interlocuteur de Pascal. Et
Pascal répond : ce Si ce discours vous plaît et vous ravit et vous
« semble fort, sachez qu'il est fait par un homme qui s'est mis à
« genoux auparavant et après pour prier cet Être infini et sans
« parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le
« vôtre, pour votre propre bien et pour sa gloire, et qu'ainsi la
« force s'accorde avec cette bassesse. »

Mais, quoi qu'il en soit de ce « but suprême », l'objet propre et


immédiat de l'apologétique se réduira scientifiquement à l'établis-
sement de conclusions universelles sur la crédibilité de la foi. Elle
n'a pas à déterminer un « je crois », mais à lui rendre l'homme
intellectuellement favorable, par un jugement éclairé sur la crédi-
bilité de la foi. Et ceci nous fait toucher à une nouvelle confusion
du P. Laberthonnière, où il tombe nécessairement en conséquence
de sa mauvaise entente du problème religieux. Dissipons cette
confusion.

III. La Solution scientifique nu problème apologétique


ET SES SOLUTIONS PERSONNELLES.

C'est une grave erreur où tombe le P. Laberthonnière lorsqu'il


affirme qu'au point de vue subjectif de l'adhésion aux vérités de
la foi, la solution du problème religieux est toujours singulière;
qu'il n'y a pas « une solution », mais « des solutions ».
Rien de plus risqué, au point de vue théologique, que cette
V\~

LA CRISE DE L'APOLOGÉTIQUE 347

affirmation. Soit que l'on considère l'acte de foi sous le rapport


de l'adhésion volontaire et surnaturelle, soit qu'on le considère
sous le rapport de l'examen rationnel de sa rationabilité, il y a
un type universel de cette adhésion et un type universel de cet
examen. Il y a réellement, en tous el chacun des croyants, le
phénomène subjectif d'une adhésion librement donnée, sous l'in-
fluence de la grâce, à des vérités inévidentes en leurs termes
propres, et indémontrables en ces termes. Et c'est là le type uni-
versel de l'adhésion, ce que nous appellerions, avec le P. Laber-
thonnière, la « solution du problème religieux » à la fois pratique,
subjective et universelle. H y a aussi, en tous et chacun des
croyants, une certaine démonstration de la rationabilité de la foi ;
et c'est là, au point de vue subjectif encore, Je type universel de la
solution du problème apologétique.
Et comment en serait-il autrement? Dans l'acte de foi de tous et
de chacun des chrétiens, il y a toujours le même objet surnaturel,
- -
inévident et indémontrable Unus Domines proposé à la même
raison humaine; il y a toujours le même rapport de cet objet à ce
sujet, et réciproquement, dans la préparation rationnelle et dans
l'adhésion effective de l'acte de foi : Un a fides. Le procédé subjectif
de Yassensus et de la cogitatio a donc nécessairement, en tous et
chacun, ses conditions universelles.
Et c'est pourquoi il est très dangereux de nous affirmer qu'au
point de vue subjectif il n'y a que des solutions individuelles du
problème apologétique; et des manières individuelles d'opérer
l'acte de foi. Cet individualisme sera toujours suspect aux théolo-
giens qui ont trouvé dans l'Ecriture même leur commune idée du
même Dieu unique, révélé et révélateur, donnant à tous, en son
église, la même foi, sous la même forme d'adhésion raisonnée et
libre.

Nous ne nions point cependant, pour cela, qu'à côté de la« solu-
tion » apologétique universelle et typique, il y ait « des solu-
tions ». Selon le tempérament, le caractère moral, le degré
de culture intellectuelle, les circonstances de milieu propres à
chaque individu, l'impersonnelle démonstration de la crédibilité
du dogme, par les miracles ou par les vertus, reçoit en chacun de
nous les développements accidentels les plus variés. Il n'est pas
348 REVUE THOMISTE

nécessaire
« d'avoir
- et nous le concédons au P. Laberlhonnière
appliqué les facultés logiques de son esprit à la vérité
-
surnaturelle en vue de l'organiser méthodiquement à partir de
certains principes ou de certaines données » (1). 11 n'est pas
nécessaire d'avoir « méthodiquement » suivi un cours complet
d'apologétique. Il suffit d'un motif évident de crédibilité, conçu
et admis en la forme accessible à celui qui croit (2). Et ainsi, cha-
cun, en face du même objet croyable et dans la même disposition
de foi, peut s'attacher de préférence aux aspects de la crédibilité
qui lui sont les plus intelligibles et les plus sympathiques. Il peut
les grouper dans un ordre qui est à lui : celui-ci, à partir des
faits extérieurs ; celui-là à partir de son expérience intime et de
i-r ses aspirations secrètes au surnaturel. Chacun choisira encore
dans son expérience personnelle ou autour de soi, quelque fait
préféré dont la valeur probante lui est plus sensible. Le chemin
de Damas change d'aspect pour chacun de ceux qui s'y engagent ;
et le même Christ qui y terrasse l'âme récalcitrante ou y éclaire
l'àme docile, sait varier pour chacun la touche de sa main et le
rayon de sa lumière.
Que l'on n'exagère pas, néanmoins, cette individualisation de
l'apologétique et de l'adhésion à la foi. En notre temps deréaction,
assurément souhaitable, contre les idées et les pratiques admises
toutes faites, par entraînement en masse, il ne faut pas oublier que
la vie humaine complète, que la vie normalement chrétienne
doivent intimement harmoniser ces deux choses : la personnalité
propre et la nature commune. La personne, elle aussi, c'est la
nature, et la nature à son état parfait, en lequel elle subsiste
' comme un tout indivis et complet, maître de ses actes (3). De
même donc qu'une solution scientifique admise par un savant,
doit être à la fois l'universelle vérité, et la vérité devenue à force
d'assimilation personnelle la vérité de cet homme ; de même les
solutions apologétiques doivent-elles participer en chacun de nous,
et à l'impersonnelle vérité des principes de la raison et de la foi,
et à la vie personnelle de notre esprit. Bien mieux, les solution?

(1) P. 307.
(2) Joannhs a s. TiiomA. Curus theologicas, tom. VII : De IHin, Quscsst. I, Disp. n,
art. 3, nos 4 et S.
-De
(3) Ia Pars, Qusest. xxix, art. 1. Potentla, Quteçt. ix, art 3 ; Of. art. 1, ad 3'"-
><,v?$???-
?

LA CUISE DE L'APOLOGÉTIQUE 349

individuelles du problème de la ralionabilité de la Révélation,


n'auraient point de vraie force convaincante, si elles ne saisissaient
en chacun de nous cette puissance d'universalisation, cette capa-
cité d'infini par où l'individu humain domine la bête, égale l'ange
et ressemble à Dieu. Il y a de ces échappées personnelles sur l'uni-
versel, jusque dans le plus inculte et le plus impulsif des ignorants,
pourvu que, croyant et vivant de sa foi, il ait réfléchi sur elle. Cet
homme possède en même temps, à sa mesure, « la solution » du
problème apologétique et « sa solution ». Telle est, en sa teneur
spéculative et en sa portée pratique, la « solution du problème
religieux ». Ce n'est point l'adhésion constitutive de l'acte de foi,
« c'est le jugement de crédibilité, préliminaire rationnel de cet
acte et qui, l'acte posé, demeure inclus en lui.
Nous rejetons donc, en vertu^de la notion augustinienne et
catholique de l'acte de foi, cette singulière idée que cet acte même
soit la solution pratique du problème religieux. Nous la rejetons
comme formulée en des termes vaguement rationalistes ; nous
nions que l'acte de foi puisse être, à aucun titre, dénommé une
solution. Nous admettons que le jugement rationnel de la crédi-
bilité de la foi, soit la solution du problème apologétique, et que
cette solution participe au double caractère universel et personnel
de toute vie raisonnable et chrétienne. Telle est, à l'encontre de
ce qu'avance le P. Laberthonnière, la vraie position « du problème
religieux ».
On prévoit que nous ne nous entendrons guère avec lui sur la
solution. Passons donc à ce second point de notre critique, en
exposant tout d'abord la solution qu'on nous propose.

IV. - La Solution volontariste du Problème religieux, par la


.méthode d'Immanence.

Le problème de la foi, selon le P. Laberthonnière, doit être


« ramené au problème du libre arbitre et de la grâce ». Pourquoi?
Parce que « relativement à la spéculation, la foi est d'un autre
« ordre ». Croire n'est pas la conclusion d'un raisonnement;
c'est un acte de libre adhésion à la vérité révélée. « La spéculation
« est affaire d'intelligence pure, tandis que la foi est affaire de
« volonté ». Non point de volonté naturelle; mais de volonté qui
350 REVUE THOMISTE

a reçu le don de la grâce : de la part de Dieu el de la nôtre il y a


échange de bonne volonté. Et c'est toute la foi, qui « apparaît
ainsi comme la rencontre de deux amours et non comme la
liaison de deux idées ». Le problème de la foi se ramène donc, en
réalité, au problème du libre ai'bitre et de la grâce (1).
Il faut, en conséquence, - ajoute le P. Laberthonnière
l'étudier au point de vue de l'immanence : « C'est dans l'action
-
vivante, au plus intime de nous-mêmes, à la racine de notre être,
que s'accomplit la synthèse du naturel et du surnaturel ». Ainsi
« malgré l'hétérogénéité des deux ordres, il y a en nous unité de
« vie, et les deux ordres se trouvent par le fait même solidaires
« pour nous. Yoilà pourquoi, si l'on veut trouver leur unité, c'est
« en nous qu'il faut la chercher par la méthode d'immanence » (2).
u C'est en nous qu'il faut chercher l'unité des deux ordres, par
la méthode d'immanence » : cette affirmation est capitale dans la
thèse du P. Laberthonnière. Aussi ne se contente-t-il pas de l'ap-
puyer d'une preuve toute générale, donnée en quelques mots ;
il développe cette preuve, au double point de vue des autorités qui
en usent, et des analyses de conscience qui la constituent.

Voici d'abord les autorités. « Est-ce que tous les méditatifs,


« tous les vrais mystiques chrétiens, saint Augustin, sainte
« Thérèse, l'auteur de l'Imitation, tous ceux en un mot pour qui
« penser n'est pas se repaître d'abstractions et de formules vides
« suspendues en l'air, n'ont pas répété sur tous les tons que c'est
« en nous que nous trouvons Dieu?... Ce que tous constatent en
« eux par la méditation vivante, c'est le désir, l'appétit du divin.
«, Et pour eux c'est Dieu, Dieu présent qui agit en eux... Et n'est-
« ce point là pratiquer la méthode d'immanence » (3).
Justice est donc faite, par de telles autorités, des prétendus dan-
gers théologiques de la méthode. « Le P. Schwalm se scandalise
«
qu'on ose parler de méthode d'immanence. Tout naïvement et
« sans y regarder de près, il flaire le Kantisme et avec le Kan-
« tisme je ne sais quoi de monstrueux. On dirait vraiment quand
« il raisonne qu'il perd le sens chrétien » (4).
(1) P. 508, S09, 510.
(2) P. 509, G15.
(3) P. 616.
(4) P. 615, 016.
Le sens chrétien
thonnière - nous fait
-
et c'est ici la seconde preuve du P. Laber-
constater en nous deux faits révélateurs de
la présence du surnaturel en notre nature. Le premier fait, c'est
le désir de posséder Dieu, d'être Dieu il est supérieur de soi

«
«
à tout appétit naturel, mais il
que pénétrée par la grâce ». Et
« -
ainsi,
» ;
appartient
l'analyse
à la nature en tank
scientifique de
noire action vivante nous manifeste l'action surnaturelle de Dieu,
« puisque l'action humaine est en môme temps notre action et
l'action de Dieu ». -Un second fait, c'est la correspondance de
notre « bonne volonté » à l'action de Dieu. Sans elle « ni révéla-
« lions, ni miracles, ni raisonnements d'aucune sorte ne produi-
« ront la lumière dans l'esprit et n'amèneront à la foi explicite ».
C'est elle qui « ratifie librement ce que la grâce met en nous » ;
« c'est par elle que « le surnaturel devient raisonnable pour nous
« dans notre vie voulue et réfléchie, c'est-à-dire qu'avec la bonne
« volonté le surnaturel prend un sens pour nous qu'il n'aurait
u pas sans elle ». Et ainsi l'analyse intégrale du fait immanent de
la vie surnaturelle nous fait découvrir en nous la synthèse réelle
de l'action de Dieu et de la nôtre, librement faite de part et d'autre.
Et, comme le problème de la foi se ramène au problème du libre
arbitre et de la grâce, une telle analyse résout le problème de la
foi. « Puisque c'est par la bonté qu'on possède la vérité, et puisque
« c'est par la volonté qu'on est bon, c'est donc du point de vue de
« de la volonté qu'on doit envisager la vérité, c'est-à-dire d'un
« point de vue subjectif et immanent » (1).

Cette position volontariste doit être franchement prise, sans


compromis intellectualiste. Puisque c'est la bonne volonté qui met
en nous la lumière de la foi, il faut, dit le P. Laberthonnière,
transformer Varna et fac quod vis de saint Augustin, en un ama et
cogita quod vis. « Puisqu'en effet notre pensée est comme le reflet
« et le prolongement de ce que nous sommes, si nous sommes ce
« que nous devons être, nous penserons ce qui doit être pensé ».
Car, « à strictement parler, la bonne volonté contient en elle la
« vérité » ; non certes à l'état explicite, « mais en son principe ».
Jadis « c'était un axiome dans l'Ecole que le bien et le vrai sont
« une même chose. Cet axiome, nous le transposons de l'objet au

(1) P. 617. 618, 622, 623, 630, etc., passim.


352 REVUE THOMISTE

« sujet, en disant que c'est aussi la même chose qu'être bon et


« avoir la vérité (1) ». El ainsi, de même que le problème de la foi
se ramène au problème subjectif de la grâce et du libre arbitre, la
solution s'en ramène à l'analyse rigoureuse du contenu naturel et
surnaturel de notre bonne volonté répondant à Dieu.
Est-ce vrai?

V. Le Problème de la foi peut-il se ramener au seul


Problème du Libre Arbitre et de la Grâce?

Non, il ne le peut pas. C'est un caractère essentiel de l'acte de


foi, assurément, d'être un acte libre surnaturel; mais ce n'est pas
le seul, ce caracfère lui est commun avec les actes de toutes les
autres vertus, espérance, charité, force, tempérance, etc.. Tout
acte de vertu est « affaire de volonté », comme dit en son langage à
m peu près le P. Laberthonnière. Réduire le problème de l'acte de
foi au problème du libre arbitre et de la grâce, c'est sortir des
!?>; termes propres de la question et s'étendre en généralités, c'est
expliquer propria per communia. Or, ne sait-on pas que la science,
apologétique ou autre, doit toujours procéder ex propriis. « Aris-
totc l'a dit » ; et personne depuis n'a jamais montré qu'il eut tort.

il: Il y a une autre faute à dire, sans explication, que « la foi est
affaire de volonté». Non seulement on renonce à la distinguer même
en gros d'avec n'importe quelle autre vertu ; mais on méconnaît
positivement sa différence spécifique. L'acte de foi est volontaire,
c'est entendu ; la foi réside donc de quelque manière en la volonté,
c'est encore entendu ; et saint Thomas en tombe d'accord avec saint
Augustin dont il cite la parole : « Fides consista in credentium
« voluntate ». Mais, toujours avec saint Augustin, il se souvient
que la foi est assentimentfixe et pensée obscure; et qu'elle l'est immé-
diatement, par sa propre nature de foi, puisqu'elle conçoit et
admet des vérités, objet d'intelligence avant d'être objet d'amour :
« Credere est actus immediatus intellectus, quia objectum hujus actus
« est verum, quodproprie pertinet ad intellectum. » Et quand saint

(i). P. 628, 629.


LA CRISE DE ^APOLOGÉTIQUE 353

Augustin nous dit que la foi prend consistance par la volonté du


croyant, il nous parle simplement de ce commandement de croire
qui fixe la pensée obscure du croyant dans la fermeté de son assen-
timent : « AugustinusJidem accipit pro actu fîdei, qui dicitur consis-
ta tere in credentium voluntate, in quantum ex imperio voluntatis, intel-
« lectus credibilibus assentit (1) ».
Au-dessus de saint Thomas et de saint Augustin, n'avons-nous
point l'autorité même de saint Paul? Il ne définit point la foi « une
afFaire de volonté », mais « la conviction de l'invisible : argu-
« mentum non apparentium »; il en oppose les visions obscures et
l'éfléchies dans un miroir, à la vision face à face du ciel : « Videmus
« nunc per spéculum et in senigmate, tune autem facie ad faciem » ;
il la ramène, en dernière analyse, à une connaissance partielle,
toute provisoire : « Cognoscimus ex parte (2) ». La foi est immédia-
tement affaire d'intelligence ; la volonté y intervient comme un
moteur principal, à coup sûr, mais comme un moteur de l'intelli-
gence qui croit.
Il y a plus, la foi est immédiatement afFaire d'intelligence spécu-
lative. Son objet forme], c'est la vérité divine nous témoignant
elle-même de ce qu'elle est. Ce qu'elle est, elle l'est sans nous ; et,
par là il esl évident que la foi réside avant tout en l'intelligence
spéculative : « ûdes est in intelleetu speculativo siaut in subjeeto ut
« manifestepatet ex Hdei objecte- ». Sans aucun doute, les principes
de la foi s'étendent à la conduite de la vie en toute âme qui aime
Dieu : « fides per charitaiem operatur ». De môme donc que la raison
spéculative devient éminemment pratique par extension de ses
idées au bien qui attire )a volonté, de même la foi, totalement fixée
dans une adhésion à la vérité première qui est aussi le souverain
bien, et la fin de tout désir surnaturel et de toute action, devient
éminemment active (3).
Il conviendrait d'avoir médité attentivement cette analyse
théologique de l'acte de foi; et l'on ne viendrait plus alors
pro-
noncer aussi péremptoirement que la foi est afFaire de volonté,
comme la spéculation est afFaire d'intelligence pure. Ces vagues
analogies n'ont rien de scientifique.

(1)
(2)
August. De Proei Sanctorum., cap. v.
I Cor. XIII, 9, 12. Hebr xi, 1.
- lia IIae'qUoes(. iV] art. 2, corp. et ad lm.

(3) II* II", qusest. iv, art. 2, ad IT.


BEVUE THOMISTE. - 3° ANNÉE. - 24.
334 REVUE THOMISTE

Ce n'est donc point en Ja volonté seule que se fait, par la foi, la


synthèse vivante du naturel et du surnaturel: bien que la volonté,
prévenue par la grâce et mouvant l'intelligence, soit au principe
de l'acte de foi. Elle le commande, comme un agent moteur et
déterminatif ; mais c'est l'intelligence elle-même qui, donnant son
adhésion, opère immédiatement l'acte de foi. Le P. Laberthon-
nière méconnaît donc la vraie nature de notre croyance en affir-
mant qu'il faut envisager la vérité de la foi du point de vue de la
volonté; ce point de vue exclusif est faux. C'est, au contraire, du
point de vue de l'intelligence qu'il faut examiner en première
ligne le contact de notre âme avec la vérité première ; et nous ne
tombons point pour cela en un excès d'intellectualisme, comme
le P. Laberthonnière tombe en un excès de volontarisme. Car, ce
contact même, partiel et obscur, ne s'opère, avons-nous dit, que
sous une poussée de volonté et de grâce. Notre analyse intellectua-
liste de l'acte de foi est une analyse vraie : « Credere est actus intel-
« lectus, secundum quod movelur a voluntate ad assentiendum ».

Cette notion catholique de l'acte de foi nous oblige à opposer


aux exagérations volontaristes de Varna et cogita quod vis, une déné-
gation radicale. La foi, en tant que connaissance, n'est pas le
reflet de ce que nous sommes : c'est Dieu môme et non point nous
qu'elle connaît, « ex parte, per spéculum et in oeiiigmate ». En tant
qu'elle dépend de la volonté elle est encore un reflet de Dieu : l'acte
de désir surnaturel qui nous meut à croire et nous tient dans la
foi, n'est pas à la mesure de nos forces propres ; mais à la mesure
de celui qui le suscite en nous, se faisant, du même coup, obscuré-
ment entrevoir et aimer avec force. Les conditions volontaires et
subjectives de notre foi sont un « reflet » de Dieu en nous. Et,
quand la vie supérieure des dons du Saint-Esprit accoutume l'âme
à de très hautes et très intimes impulsions de la grâce, c'est par
sympathie aux choses divines reflétées et copiées en elle, per
quamdam connaturalitatem ; - que le don de sagesse
-
nous fait
juger le surnaturel selon les plus élevés de ses principes. Mais, au
point de départ de ces divinations sympathiques et inspirées, il y a
toujours la double empreinte de la Vérité première en la pensée du
croyant, et de la Bonté infinie en sa volonté d'adhérer. Voilà ce
que le P. Laberthonnière omet de distinguer en se permettant de
corriger les axiomes de l'École et les maximes de saint Augustin.
Sa position exclusivement volontariste du problème de l'acte de
foi n'est donc pas seulement une position trop générale ; c'est,
dans le cas particulier de l'acte en question, une position fausse,
qui a contre elle la théologie de saint Thomas et de saint Augustin,
et l'Écriture môme.
C'est une erreur, et non moins grave, de prétendre arriver à
l'analyse exacte de la synthèse du naturel et du surnaturel dans
la croyance, par la méthode d'immanence. On se heurte au
démenti formel des faits et des autorités théologiques.

VI. - La Transcendance du Surnaturel présent en nous.

« C'est en nous », affirme-t-on, « par une méthode d'imma-


nence », qu'il faut trouver l'unité des deux ordres de la nature et
de la grâce. Et il le faut d'un point de vue « subjectif » aussi
rigoureux, en son analyse de la vie chrétienne que celui de
M. Blondel en son analyse de la volonté humaine. En soi-même,
on trouve Dieu...
Ne nous laissons point abuser par ces nobles et belles affirma-
tions de la mystique chrétienne, si étrangement détournées ici de
leur sens vrai. La synthèse de la nature et de la grâce s'opère en
nous tout d'abord par l'acte de foi, c'est vrai; et par l'acte de foi
Dieu est doublement en nous : comme inspirateur de ce consen-

tatem in consentiendo et credendo veritati, - -


tement si suave et si fort qui nous fait croire, Dat omnibus suavi-
et comme objet propre
de notre croyance, en ses mystères divins (4). Par la foi, son
Christ, abrégé et révélateur de tous ces mystères, habite en nos
coeurs, où l'Esprit môme de Dieu l'a mis : « Ut det vobis secundum
« divitias glorioe sux% virtute corroborari per Spiritum ejus in inte-

« riorem hominem, Christum habitare per fidem in cordibus ves-

« tris (2) ». Mais alors, si le Christ et l'Esprit sont en nous,


connus de nous et nous mouvant à les connaître, il y a en nous

(1) Concilium Vaticanum, Const. de Fide, cap. m et iv.


(2) Ephes, m, 16, 17.
356 REVUE THOMISTE

quelque chose, une connaissance, une bonne volonté qui ne sont


point totalement de nous. Elles sont immanentes par leur inhé-
rence à notre âme et leur influence sur notre vie ; elles sont trans-
cendantes par le contenu de ce que la foi révèle et par l'inspiration
première d'où procède son adhésion. L'objet de la foi est en nous
par le moyen des propositions qui le formulent à noire esprit;
mais cet objet même est autre chose que nous, c'est Dieu en qui
et auquel nous croyons : « lies ipsa de quafides habetur (1). »
Il y a donc erreur à venir nous alléguer le témoignage des
« vrais mystiques chrétiens » en faveur de la méthode d'imma-
nence. C'est leur attribuer le procédé fautif dont on s'est engoué.
Sainte Thérèse raconte qu'elle a pris de saint Augustin sa méthode
de chercher son Dieu en son âme où il opère ; mais c'est pour
s'élever ensuite de son âme à son Dieu, c'est pour contempler
l'Humanité et la Passion du Christ; c'est pour atteindre, par les
vues d'une oraison supérieure, la Trinité elle-même, et pour juger
par ces suprêmes raisons divines et de la Rédemption et de son
âme. Sainte Catherine de Sienne rapporte avoir entendu en son
Dialogue extatique avec Dieu des paroles comme celles-ci : « La
sainte oraison se fait en la cellule de la connaissance de soi et de
la connaissance de moi » ; il faut ainsi passer de la connaissance
de ses misères et des secours de la grâce à la connaissance du Dieu
même qui secourt : « Cela doit t'amener à la considération de tes
défauts, à la cojinaissance de ma bonté en soi... L'âme doit ainsi
mêler la connaissance de soi à la connaissance de ma bonté et la
connaissance de moi à la connaissance de soi. » La méthode
mystique pour connaître Dieu est donc une méthode de transcen-
dance (2).
Elle ne pouvait ne point l'être pour les vrais mystiques du
catholicisme. Sainte Catherine de Sienne l'observe avec la pré-
cision théologique d'une soeur de saint Thomas d'Aquin. L'oraison,
dit l'Angélique docteur, est un acte de cette forme supérieure de
justice, la Religion, par où nous rendons hommage à Dieu; mais

art. 2, ad 2m. 2!1 2», quoest. i, art. 2. Cf. ad 2T : « Actus credentis


(1) 2a 2», quoest. iv,
non terminatur ad enuntiabile sed ad rem. Non enim formamus enuntiabilia, nisi ut
per ca de rébus cognitionem habearaus, sicut et in scientia, ita et in fide. »
(2) Traltato secondo, Délia Orazione, cap. n. Cf. Traltato primo, délia Discrezione,
cap. i et IX.
c'est un acte intellectuel, soit que nous y contemplions Dieu même
ou ses opérations en nous, soit que nous lui exposions nos désirs
de lui. Le coeur, la dévotion stimulent cet acte; mais il est, en son
essence, un acte de l'esprit. Mais de quel esprit? Esprit de philo-
sophe vivant en la religion naturelle ou esprit de croyant?
L'oraison procède donc de la foi, comme du principe premier de
ses contemplations et de ses demandes; ce qu'elle contemple ou
ce qu'elle demande n'est autre que la réalité divine, le surnaturel,
objet de la foi. Ainsi parle saint Thomas. Et sainte Catherine lui
réplique : « C'est en ouvrant l'oeil de l'intelligence, avec la lumière
« de la foi et avec l'amour, dans l'abondance de la charité », que
l'âme prie. Et Dieu lui dit : « Plus ton âme s'ingénie à délier
« les liens de ton coeur pour le lier à Moi sous la lumière qui
« éclaire ton intellect, plus elle connaît; et plus elle connaît, plus
« elle aime; et plus elle aime, plus elle goûte (1). » Les théolo-
giens et les mystiques sont donc unanimes à reconnaître qu'il nous
faut, pour connaître Dieu, une méthode de transcendance.

Le P. Laberthonnière lui-même est forcé de le reconnaître, au


fond, pour échapper au juste soupçon de naturalisme qui frappe
théologiquement la méthode d'immanence appliquée en sa rigueur
à l'étude du surnaturel. Il dit que la synthèse de la nature et de la
grâce ne peut s'opérer « par la nature en tant que nature » ;
qu'elle ne peut même, en ces conditions, être désirée. Mais alors,
il sacrifie l'immanence! 11 pose en principe, tout comme nous, que
la nature, purement prise en soi, dans l'intégrité de son détermi-
nisme intime, sans aucun apport extrinsèque, ne postule ni
n'atteint le surnaturel. Tout comme nous il se place, à la lumière
de la Révélation, lui éclairant les mystèz*es de sa conscience, dans
l'hypothèse admise d'un don surnaturel et d'aspirations intimes,
transcendantes à tout effort de la pure nature humaine.
Il est impossible à qui veut à la fois rester catholique et philo-
sophe, de découvrir l'aspiration au surnaturel et sa présence
intime, dans la pure immanence de phénomènes naturels. La
synthèse de la nature et de la grâce par l'acte de foi ne s'explique

(1) Trattato II, loc. cit. Cf 2» 2" quacst lxxxiii, art. 1 et 3.


358 BEVUE THOMISTE

point sans les causes transcendantes que nous manifeste la révéla-


tion.
Il y a donc lieu, malgré les essais d'explications tentés par le
P. Laberthonnière, de maintenir certaines notes contre l'usage
philosophique ou théologique de la méthode d'immanence. Mais,
en les maintenant, notre devoir est de prolester contre ces imputa-
tions de « jeter l'anathcme » et « de foudroyer » qu'on a cru
,
pouvoir se permettre à notre égard. Nous sommes étonnés et
peines que des hommes sérieux n'aient point su reconnaître la
distinction pourtant bien claire et bien tranchée que nous avions
mise, non sans insister avec force, entre les intentions ortho-
doxes, loyales et louables des auteurs, et la teneur formelle de
leurs propositions doctrinales. Nous sommes étonnés et peines
que des hommes, initiés sans doute à la théologie, ne se soient
point souvenus que, ces réserves faites sur les auteurs, un
théologien ait le droit de qualifier les doctrines selon le degré
d'opposition où elles lui semblent être avec la vérité révélée.
De même que le philosophe use de certaines notes: indémontré,
improbable, douteux, faux, etc., le théologien use de notes ana-
logues par rapport à la vérité suprême de ce qui est révélé. Et
c'est vraiment paraître user d'un mauvais procédé et se permettre
un jugement téméraire, que de supposer l'anathème sur un
homme, là où il ne se trouve que la simple- qualification
doctrinale d'une théorie. Il est à souhaiter que ces confusions
ne se reproduisent plus.
Confiants donc au sang-froid et à la justice de nos contradic-
teurs, nous maintenons formellement les trois notes qui suivent
contre l'usage théologique de la méthode d'immanence.

I" Le soupçon de naturalisée. Ou bien on reste, pour analyser


la synthèse de la nature et de la grâce, dans la stricte méthode
d'immanence ; et alors, le soupçon est fondé; ou bien on détruit le
soupçon, en réservant formellement que la nature en tant que
nature n'aspire pas au surnaturel, et alors on sort de l'immanence
pour admettre l'hypothèse d'un surnaturel transcendant. La
méthode n'est fidèle à son principe qu'au détriment de son ortho-
doxie. Et malgré ses défiances de ce naturalisme intellectuel
qui se nomme le rationalisme, elle penche de tout son poids
vers le naturalisme de la volonté.

II0 La note de fidéisme philosophique, assurément très grave,


depuis que le Concile du Vatican a enseigné la « portée onto-
logique » de la raison spéculative, par rapport au monde sen-
sible, à la substance des choses et à Dieu (1).
Immanence ne signifie point seulement, pour le P. Laber-
thonnière et pour M. Blondel, l'inclusion de la pensée et de
l'action dans le déterminisme de leurs exigences nécessaires ;
mais son inclusion rigoureuse dans le pur phénomênisme de leurs
?exigences. A mesure que nous avons personnellement avancé dans
l'analyse la plus attentive de l'Action, nous avons vu l'auteur
même prendre, d'étape en étape, le plus grand soin de nous
avertir que tout ce dont il parle n'est que pur phénomène, dont
il n'affirme en rien la consistance entitative. II dénie à toute la
pensée spéculative, toute portée ontologique. En sorte que c'est
par volonté d'agir et par adhésion aux exigences de cette
volonté, qu'il pose sa première affirmation réfléchie et voulue
sur la réalité de ce qu'il pense. Qu'est-ce donc que cette adhé-
sion volontaire aux postulats nécessaires de l'action, sinon .un
pur fidéisme ?
Je maintiens donc ici la note de fidéisme philosophique. Et si
le P. Labertlionnière me dit qu'il y a contradiction à taxer en
même temps une doctrine de naturalisme et de fidéisme, je me
permets de lui faire remarquer que la contradiction est dans la
doctrine qui aboutit à ces deux erreurs, mais non dans la critique
qui les constate.

111°. En conséquence de ce fidéisme volontariste, nous main-


tenons la note de sdbjectivisme ; et, en cela, quoi qu'on dise,
la méthode djmmanence est et demeure imprégnée d'esprit
kantien. Je sais bien qu'on est traité de naïf, quand on se risque à
le dire. Eh bien, naïf aussi M. Brunschwicg qui loue très expressé-
ment l'inspiration criticisîe de la méthode d'immanence; naïf
aussi M. Fonsegrive, qui reconnaît en elle « l'attitude philoso-

(I) Canones de J?eo I et III; de Jievelalione I.


360 REVUE THOMISTE

phique des disciples de Kanl » ; naïf enfin M. Blondel lui-même,


qui nous avertit si minutieusement de la valeur purement phéno-
ménale des concepts spéculatifs et des étapes successives de
l'Action. Naïf tout le monde, excepté ceux qui, justement effrayés
de cette accointance doctrinale suspecte à Rome,
logue de l'Index, - -
voir le Cata-
ne peuvent que nier l'inspiration suibjectiviste
de la méthode. Mais comment le peuvent-ils, ayant eux-mêmes
dénié toute « portée ontologique » à la raison spéculative ?

Voilà les [trois notes qu'en toute loyauté nous croyons devoir
maintenir devant le tribunal de l'opinion théologique,
-
devant lui seul, on entend bien.
et -
Nous ne refusons point, cependant, de reconnaître une « âme
de vérité », égarée parmi tant d'erreurs. A mesure que nous
lisions le travail du P. Laberthonnière et que nous le comparions
!
à d'autres, pareillement inspirés de préoccupations criticistes,
morales, apologétiques, nous nous rappelions celle remarque
déjà ancienne de M. Ollé-Laprune: « Dans la pensée et dans le
« style, je ne sais quoi de hardi et de profond, de subtil et
« d'éblouissant, avec une hardiesse engageante, de belles obscu-
rites et de poétiques enchantements qui rappellent les Platoni-
«
« ciens d'Alexandrie ({) ï>. Quel -
est donc ce je ne sais quoi
hardi et.de profond ? Tout simplement, comme je l'ai déjà indiqué,
de
;'l^. une vieille idée chrétienne dont saint Augustin et saint Thomas
ont rendu depuis longtemps familière aux théologiens la hardiesse
et la profondeur. Expliquons cette idée, elle ne vient pas d'Alexan-
drie, et encore moins de Koenigsberg.

VII. - L'Appétit dd Divin et ses signes dans


Conscience 'chrétienne.
la

Il est profondément vrai de dire que l'humanité telle qu'elle


est, en sa vie réelle, en la nôtre, aspire au divin. Si nous obéis-
i i
sons à notre destinée qui est surnaturelle, nous désirons un secours
(I) De la Certitude morale, p. 333.

-1
moral qui nous relève de nos faiblesses innées ou volontaires, et
qui nous surélève à un certain idéal de vie pure et forte. Si nous
résistons à ces attraits, le remords nous avertit ; et si le remords
ne nous amende, il nous châtie. Si nous sommes dociles à ces
attraits, notre idéal s'élève et prend consistance, en raison même
de notre docilité. Nous concluons donc avec le P. Laberthonnière :
« N'est-ce pas Dieu qui agit en nous tous par cette inquiétude, par
« cet inassouvissement, par ce besoin d'infini qui nous empêche
c partout de trouver le repos, et qui nous donne toujours du mou-
« vement pour aller plus loin et plus haut » (1) ?
Mais nous tenons qu'il soit fait à qui de droil honneur de ces
idées.
A saint Augustin d'abord. On connaît, entre cent autres, l'admi-
rable apostrophe des Soliloques : « Je le confesse, je le sais,
« Seigneur mon Dieu, partout où je suis sans vous, je suis mal,
« soit hors de moi, soit en moi : toute richesse qui n'est point mon
« Dieu m'est pauvreté. Je ne serai rassasié qu'à l'apparition de votre
gloire » (2).- Et il y a plus grand encore que saint Augustin, pour
nous apprendre cette faim de Dieu. Paul, « debout au milieu de
l'Aréopage », disent les actes des Apôtres, prêchait aux Athéniens
« ce Dieu inconnu » qui n'habitait point le Parlhénon, ni la cellule
d'aucun autre temple, mais leurs âmes. « Il veut, ce Dieu, que
« tous les hommes le cherchent, qu'ils s'efforcent de le trouver à
« tâtons, bien qu'il soit tout près de chacun de nous ; car en lui
« nous avons le mouvement, la vie et l'être. Un de vos poètes l'a
« dit : « De Dieu même nous sommes la race » (3). Idée géniale
donc, si Ton veut, que l'idée de l'appétit du divin dans le vouloir
humain ; mais due à ce génie tout surnaturel qui vient à l'homme
des dons infus d'intelligence et de sagesse, lui donnant de pénétrer
et de juger, sur les données encore énigmatiques de la foi, les
raisons divines du sens de la vie humaine. Idée géniale que devine
et saisit le coeur même des enfants et des simples, refait par la
grâce sanctifiante à une image plus parfaite de Dieu, et, dès lors,
capable de le comprendre et de comprendre sa parenté avec lui,

(1) P. 616.
(2) Boliloquiorum Liber, cap. xm.
(3) Act. xvii, 21 et 45.
362 BEVUE THOMISTE

en cet élan de sympathie qui est le propre de la connaissance


divine par les dons du Saint-Esprit. Idée géniale, qui ne vient du
génie d'aucun homme, mais du génie de la foi. Disons-le bien,
pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu.

Nous trouvons donc en nous les signes d'un appétit du divin.


Mais quelle est, rationnellement et au point de vue apologétique,
la valeur de ces signes ? La question est très grave; pour l'honneur
de notre foi devant ceux que nous voulons lui gagner, pour sa
valeur même devant noire conscience, il ne faut point traiter une
telle question à la légère. Or, il esta craindre que le P. Laberthon-
nière ne l'ait fait ; car c'est traiter à la légère ane question théo-
logique, que de la traiter sans la garantie précise des autorités
compétentes, et par des procédés d'analyse incomplets.

C'est par expérience personnelle ?- nous dit le P. Laberthon-


-
nière, que nous constatons la synthèse réelle de la nature et de
la grâce.
D'accord, en ce sens que tout chrétien vivant selon sa foi peut
constater en soi-même les signes d'une force qui l'élève au-dessus
de ses inclinations naturelles, bonnes ou mauvaises, et que sa
libre volonté a pourtant faite sienne. Nous nous savons faibles
jusqu'à ce point, bien connu de nous; et, par delà voici que nous
nous avançons vers un sacrifice qui répugne, qui humilie, qui
nous brise : cela est surhumain. Nous prions ; et voici, au travers
des ténèbres de notre conscience angoissée, une percée de lumière
qui nous montre le devoir et nous met le coeur en paix. Tous ces
signes, immédiatement présents à notre conscience chrétienne,
nous disent la présence d'un Autre que nous en nous; et cet Autre
qui nous appuie, nous éclaire, nous pacifie, ne peut être lui-même
que la force, la lumière, la paix. Nous portons en nous les signes
vivants d'un appétit du divin excité par Dieu même. Il est bon, il
est légitime, il esl vrai que les apologistes constatent ces signes.
Mais, si la constatation et l'analyse sont exactes, ils devront
relever, en face de ces signes, des signes contraires : les manifes-
tations de l'humain. Et de là, en toute âme, même très sainte,
d'inévitables reprises de doutes, non sur Dieu certes, mais sur
l'état de sa conscience par rapport à Dieu. Puis, surviennent les
LA CRISE DE L'APOLOGÉTIQUE 363

involontaires oublis des rpéchés commis, et saint Paul tour-


menté s'écrie : « Nihil nihi conscius sum ; sed non in hoc justificatus
« sum ». Et David, effrayé de si mal connaître les péchés mêmes
dont il se souvient, s'exclame : « Delicta quis intelligit ? Aboccultis
mets mandante, Domine » (1). Et le Concile de Trente résume en
quelques mots terribles cetle incertitude perpétuelle du juste sur
sa propre justice; et cet état de conjectures simplement probables,
auquel, sauf révélation personnelle extraordinaire, les saints
eux-mêmes sont réduits : « Sic quilibet dum seipsum, suamque
« propriam infirmitatem et indispositionem respicit. de sua, gratia
« fermidare et timere potest, cum nullus scire valeat certitudine jîdei
« cui non potest subesse falsum, se gratiam Dei esse consecutum » (2).

Ce n'est pas seulement le mélange de noire humain misérable


au divin qui nous retient en ce douloureux étal de conjectures,
c'est encore l'obscurité même du divin dans la vie de la foi. Il y a
une très grande erreur à confondre la connaissance expérimentale
des faits de conscience surnaturels avec la connaissance expéri-
mentale des faits de conscience naturels. Ceux-ci, sensalions,
pensées, volitions, nous disent adéquatement et nécessairement
leur cause propre; nous arrivons, par exemple, en analysant les
données immédiates et évidentes de notre conscience sur nos
actes volontaires, à définir l'infinie capacité de notre volonté natu-
relle, comme appétit du bien en général et de la béatitude. L'expé-
rience intime rationnellement exprimée nous donne de pleines
évidences. Or, c'est ce que ne fait jamais l'expérience intime du
surnaturel, par rapport à la présence de Dieu en nous. « La cer-
«
«
titude
sance de
dit
la
-saint Thomas
cause propre de la
ne peut
chose
-
s'obtenir
certifiée :
que
c'est
par connais-
ainsi que la
« certitude des conclusions démontrées s'obtient par des principes
« universels évidents. Nul ne pourrait se savoir en possession de
'<
la science d'une conclusion s'il en ignorait le principe. Or le
« principe et l'objet de Ja grâce, c'est Dieu même que son excel-
« lence nous rend inconnu en son essence. Il est dit au livre de
« Job : « Le voici, le grand Dieu qui vainc toute notre science. » Sa

« présence et son absence en nous ne peuvent donc être connues

(1) ICor. iv, 3.


^2) Sessio VI, cap. ix.
- Ps. xvm, 13.
.
364 REVUE THOMISTE

« avec cette certitude que donne la connaissance évidente des


« principes; et le livre de Job dit encore : « S'il vient à moi, je ne
« le verrai point; s'il me quitte, je ne le saurai pas. » Kt, pour
« cela, l'homme ne peut se juger en certitude pourvu de la grâce.
« Saint Paul le dit : « Je ne me juge point moi-même; celui qui
« me juge, c'est Je Seigneur (1). »
Ainsi, la preuve apologétique de la synthèse du naturel et du
surnaturel, par l'expérience intime de la vie chrétienne, se réduit,
en rigoureuse analyse, à une conjecture très probable qui n'atteint
jamais la certitude. Nous avons beau expérimenter Dieu en nous;
c'est un Dieu caché, connu par la foi, et dont la présence nous est
encore obscurcie par les mouvements humains qui contrarient en
nous la grâce. Voilà ce que le P. Laberthonnière a totalement
oublié dans ses analyses si peu complètes.

Ne serait-ce point parce qu'il a oublié aussi de faire appel à ces


autorités théologiques et scripturaires qui nous ont guidé nous-
même dans le redressement de son erreur? Il cite bien les noms
de saint Augustin, de l'auteur de l'Imitation, de sainte Thérèse et,
en général, « tous les vrais mystiques chrétiens ». Mieux eût valu
citer quelque texte de saint Augustin, bien complet et bien com-
pris. Quant aux mystiques proprement dits, leur autorité est
grande en mystique, sur les matières d'oraison et d'union à Dieu
dont ils traitent ; mais l'apologétique n'est point le lien propre de
leur juridiction. Je m'étonne d'une pareille erreur de méthode,
sous une plume que devrait guider la main sûre d'un théologien.
Cette erreur est d'autant plus grande que, sur le terrain mystique,
les mystiques eux-mêmes ont besoin d'être jugés par les théolo-
giens. Sainte Thérèse, en particulier, l'a toujours affirmé : elle
savait que son expérience personnelle des dons de l'Esprit et des
formes supérieures de l'oraison était une expérience demi obscure,
comme l'expérience de toute la vie de la foi. Et pour cela elle
demandait à Dieu et conseillait à ses filles des directeurs savants
plus encore que saints; et, pour cela, l'intellectualisme scolas-
tique du jésuite Alvarez et des dominicains Baflès et Ybanôz a
marqué sa forte empreinte doctrinale dans l'âme, la vie et les

(1) Jou, ix, 26. - I Con. iv, i. - 1a 2oe, qusest. cxn, art. 5.
LA CRISE DE L'APOLOGÉTIQUE 363

écrits mêmes de l'extatique d'Avila. Le P. Laberthonnière n'est


pas recevable à venir ainsi nous citer en gros les mystiques sur
des questions qui ne sont point de leur compétence propre et sans
avoir déterminé, selon la norme théologique, la mesure de leur
autorité.

Faisons-le pour lui ; car nous avons à coeur, en tant même que
théologiens, de donner à l'autorité des mystiques la place qui lui
est due. Cette place, avons-nous dit, n'est point, à proprement
parler, en apologétique; nous pouvons cependant les y amener,
mais, à ce qu'il nous semble, non au titre magistral où viennent
des docteurs comme saint Augustin et saint Thomas, mais au titre
inférieur de témoins par expérience personnelle des manifestations
de la grâce en l'âme chrétienne. Ils onl vécu en grand ce que
nous vivons en petit :
leur expérience corrobore la nôtre, comme
l'expérience consommée du vieillard corrobore l'expérience com-
mencée de l'homme jeune encore, et déjà suffisamment mûri pour
consulter sérieusement la sagesse d'autrui. L'expérience des saints
est sûre, car leur témoignage est loyal et clairvoyant, et leur
foi était admirablement pure; mais nous ne la comprendrons
sûrement bien que par l'interprétation des docteurs et de la
théologie, qui jugent de leurs expériences mystérieuses par la
certitude des principes révélés. Si donc on veut nous citer des
mystiques, on fera bien d'être avant tout théologien ; et de même
que les vrais mystiques ne voulaient point de confesseurs et de
directeurs qui ne fussent théologiens, ils ne voudraient point non
plus d'interprètes qui ne le fussent aussi. Et ces interprètes en
devront toujours revenir à l'inexorable maxime de saint Thomas :
« Cognoscitur aliquid conjecturariter per aliqua signa et hoc modo
« coqnoscere potest quis se habere gratiam(l). »
On ne saurait donc, sans danger, réduire toute l'apologétique à
cet argument conjectural, et cela, sous couleur de précision et de
rigueur philosophique ! Aussi le Concile du Vatican a-t-il con-
damné, comme ébranlant les fondements de la foi, ceux qui vou-
draient ne l'établir que sur l'expérience immanente et sur les
aspirations personnelles des âmes à la vie divine : « Si quis diocerit

(1) 1» 2oe, quoest. cxii, art. 5.


366 REVUE THOMISTE

« revelationem divinam signis externis credibilem fieri non posse,


« ideoque sola interna cujusque experientia aut inspiratione privata
« hommes adfidem moveri debere, anathema sit (1) ».
Aussi ne sommes-nous point étonnés que, dans YAnnée Philoso-
phique, un critique visiblement favorable à toute doctrine qui se
rapproche de l'Individualisme protestant, M. Pillon, ait dit de
celle apologétique que défend le P. Laberthonnière : « Elle con-
« vient, selon nous, beaucoup moins au catholicisme qu'à un
« christianisme intérieur et mystique, entièrement affranchi de
« la tradition orthodoxe (2) ».
Je sais bien que les tenants de la méthode d'immanence, catho-
liques sincères et dociles, se défendent énergiquement de cet
exclusivisme subjectivisle ; je sais que le P. Laberthonnière croit
reconnaître « un spécimen de ma manière de découvrir les héré-
sies », dans les critiques que j'ai formulées à ce sujet. Réta-
blissons donc la vérité, qui est celle-ci :

VIII. - La Négation formelle du Miracle par la Méthode


d'Immanence.

Oui ou non, la méthode d'immanence n'admet-elle pour philo-


sophiquement démontrable, pour scientifiquement philosophique,
que notre seul dynamisme interne, connu comme série de phéno-
mènes? Oui ou non refuse-t-elle toute portée ontologique à la
pensée spéculative ?
Elle la refuse ; et donc, oui ou non tient-elle l'idée de loi natu-
relle, objectivement conçue pour une idole, comme dit M. Blondel?
Et alors, qu'est-ce que le miracle, sinon le fantôme d'une déroga-
tion au fantôme d'une loi ?
Le P. Laberthonnière dit à ce propos que je me « scandalise »
de la doctrine de M. Blondel; et pour montrer l'inanité de ce
scandale, voici ce qu'il cite : « Comme pour la philosophie aucun
« des faits contingents n'est impossible,., il n'y a sans doute, si
« l'on va au fond des choses, rien de plus dans le miracle que

(1) Canones de Fide III, n° 3.


(2) L'Année Philosophique, 1897, p. 239, 240.
LA CRISE DE l'APOLOGÉTIQUE 367

« dans le moindre des faits ordinaires. Mais aussi il n'y a rien de


« moins dans le plus ordinaire des faits que dans le miracle ». Et
le P. Laberthonnière, citant à la suite un autre texte de M. Blondel,
ajoute qu'il marque « avec une très grande précision le rôle du
« miracle. » Voici ce texte : « Le sens de ces coups d'État qui
« provoquent la réflexion à des conclusions plus générales, en
« rompant l'assoupissement de la routine, c'est de révéler que le
« divin est non pas seulement dans ce qui semble dépasser le
« pouvoir accoutumé de l'homme et de la nature, mais partout, la
? même où nous estimerions volontiers que l'homme et la nature
« se suffisent (1) ».
Je demanderai au P. Laberthonnière pourquoi, voulant dégager
« avec une très grande précision le rôle du miracle », tel que
l'entend M. Blondel, il a cru pouvoir remplacer par plusieurs
points des affirmations capitales dans la doctrine de l'auteur de
l'Action. Rétablissons donc ici le texte intégral de M. Blondel.
J'ai déjà cité intégralement ce texte,qui se trouve dans les Annales
de Philosophie chrétienne (janvier 1897, p. 345) et dans l'Action
(p. 396) : « Parlons a la rigueur des termes, comme pour la philo-
« sophie aucun des faits contingents n'est impossible ; comme
« l'idée de lois générales et fixes dans la nature et l'idée de nature
« elle-même n'est qu'une idole ; comme chaque phénomène est un cas
a singulier et une solution unique, il
reste est cité intégralement par le P. Laberthonnière.
-
n'y a sans doute, etc. ». Le

On se trompe en affirmant que cette doctrine me <r scandalise »


chez l'auteur de VAction : j'ai toujours trop cru à la droiture d'in-
tention et de foi personnelle à l'auteur, pour éprouver autre chose
que de l'élonnement douloureux en face de ses erreurs, sans perdre
jamais de ma sympathie pour lui. Mais, de ceci le public n'est point
juge... -
Voilà donc une doctrine qui, sans me scandaliser par
rapport à son auteur, me paraît aujourd'hui, comme il y a six mois,
la négation formelle, immédiate de ce qu'enseigne le Concile du
Vatican sur la certitude objective et universelle des miracles comme
signes de la Révélation. Et depuis six mois trop de théologiens
compétents et sûrs m'ont dit: « Vous avez raison », pour que je

(1) P. 622, 623, note 2.


368 REVUE THOMISTE

puisse douter un seul instant, sous le poids des dénégations et des


textes mutilés qu'on m'oppose. Il n'y a qu'une seule note pour
qualifier théologiquement de telles assertions.
Il est vrai aussi qu'on nous oppose un texte de saint Augustin,
et très complet. Là, paraît-il, saint Augustin reconnaîtrait lui-
même que dans la nature tout est miracle, et nous condamnerait,
nous, qui pour sauver notre fausse notion du miracle, n'accep-
tons môme pas qu'il y ait du divin partout dans la nature ! (1).
Voici le texte : « Ipseest enim Deus qui quotidiana miraculafaeit,
« quse hominibus nonfacilitate sed assiduitate viluerunt : rara autem
« quoe factasmt ab eodem Domino idest a Verbo propter nos incar-
« nato, majorent stuporem hominibus attulerunt, non quia majora
« erant quam sunt ea quoe quotidie in creatura facit ;. sed quia ista
« quoe quotidie Jiunt tanquam naturali cursu peraguntur ; illa vero
« efficacia potentioe, tanquam pressentis exkibita videntur oculis homi-
« num. Diximus, sicut meministis, resurrexit unus mortuus,
« obstupuerunt komines, cum quotidie nasci qui non erant, nemo mire-
« tur. Sic aquam in vinum conversam quis non miretur, cum hoc annis
« omnibus Deus in vitibusfaciat » (2).
Qu'en pensent les théologiens ? Saint Augustin parle ici tout à la
fois en orateur populaire et en docteur. Il parle en orateur, car les
Traités sur l'Évangile de saint Jean d'où sont tirées ces lignes ne
sont que des homélies transcrites après avoir été prôchées aux
"
?..':
fft
jji' I;
mariniers et aux marchands d'Hippone. Ges gens que la routine de
':H'
la pêche ou du cabotage, ou n'importe quelle autre routine vul-
.I
?i;
gaire dominait dans leur vie, devaient bien comprendre Vassiduitate
viluerunt. Et le prédicateur leur rappelle d'une manière tout à fait
topique que dans la création universelle tout est miracle, c'est-à-
SI dire chose étonnante, admirable, parce que tout révèle Dieu, le
bourgeonnement d'une vigne non moins que le miracle de Cana,
la naissance d'un enfant non moins que Lazare ressuscité. Et
l'analogie est vraie : car, miracles ou faits naturels, tous ces
événements sont de l'opération et de l'être qui, nécessairement
viennent de Dieu. Et nul scoJastique ne l'a jamais nié. Si le
P. Laberthonnière doute de ma pensée à ce sujet, je prie de lire :

(1) P. 623.
(2) In Joannis, Év., Tract. IX. nD 1.
LA CRISE DE L'APOLOGÉTIQUE 369

I" Pars Summse Theologicae, Quasst. V, art. S ; Utrum Deus ope-


retur in omni opérante. -
Je pei)se là-dessus ce que pensait saint
Thomas. Mais, cette analogie posô"e, saint Augustin ne l'exagère
pas.
Le Docteur se retrouve sous l'orateur. N'est-ce pas le Docteur
qui, dans son ouvrage contre Fmistus, a défini le miracle : « Deus
« contra, solitum cursum naturm facit; sed contra summam legem,
« tam nullo modo facit, quam contra seipsum non 'facit (1) ». Et cette
idée du Docteur est visible dans le discours de Fhoméliste. Il dis-
tingue, en effet, ce qui se fait, selon le cours naturel des choses,
quotidiennement quse -
quotidia fiunt tanquam naturali cursu
peraguntur; et ce qui se fait rarement, comme signe spécial d'une
présence extraordinaire de la vertu divine : efficacia potentise tan-
quam preesentis, exkibita videntur oculis hominum. Il y a donc en
saint Augustin, comme en saint Thomas, distinction réelle du
cours naturel des choses et des exceptions miraculeuses qui lui
sont contraires; départ et d'autre on arrive à reconnaître l'in-
tervention du même Dieu; mais ici, par le moyen des causes
naturelles, et là par l'action exclusive de Dieu. Il est vraiment
plaisant à un thomiste de s'entendre alléguer, comme le con-
damnant, un texte tout imprégné de la doctrine que saint Thomas
lui-même a reçue de saint Augustin !
11 faut apprendre à lire saint Augustin, comme il faut apprendre
à lire sainte Thérèse et les mystiques. Et où se trouve l'alphabet?
Dans une bonne, forte et sûre théologie scolastique, préparée par
une philosophie de même trempe. Ce fut la méthode de Bossuet.
Malebranche, pour y avoir sans doute manqué, est devenu, au ju-
gement de l'Eglise, le philosophe suspect de la Recherche de la
vérité, et le théologien suspect du Système de la nature et de la
grâce (2). L'apologétique mutilée de la méthode d'immanence a
formellement contre elle l'autorité et la méthode de saint Augustin
dont on prétend indûment la couvrir. Par son analyse objective
des aspirations de l'âme au divin, par sa notion objective du mi-
racle, saint Augustin est, pour notre apologétique intellectualiste,
un maître et un modèle.

(1) Contra Fanstum, xxvi. Cf. I' Pars, qusest.


iv, art. 6,
(2). Décret. S. Congregationis indieis, sut die 29 maii J690, et A martn 1709.
REVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - 25.
370 REVUE THOMISTE

Et donc, la méthode d'immanence n'aura pas de sitôt ses entrées


en la théologie; et si elle voulait persister à forcer la porte, ce
serai t vraiment une tentative désespérée Nous ne disons rien
de plus, mais en notre âme, nous nous attristons de ce qui arrive-
rait, et nous espérons que, grâce à l'esprit de foi des nouveaux
apologistes, cela n'arrivera jamais. Nous espérons que le Maître
intérieur et suprême de toute vérité leur fera voir combien ils
errent, et qu'eux ils n'auront point honte de l'avouer; ils recon-
naîtront alors, sur les documents authentiques des Docteurs de
l'Eglise,- comme saint Augustin et saint Thomas, -
et sur les
documents conciliaires de l'Eglise elle-même, que le réalisme
OBJECTIF DE LA PENSÉE SPÉCULATIVE EST UNE DES BASES RATIONNELLES DE LA
CRÉDIBILITÉ DE LA FOI.
Ce jour-là, ils auront expulsé le vieux virus kantien ; ils seront
des hommes nouveaux, dans la vérité réintégrée de leur nature.
Et ils pourront reprendre, en toute sûreté, du côté de l'Eglise et de
ses théologiens, l'idée géniale de l'apologétique par la constata-
tion et l'analyse de l'appétit du divin. Ils seront pleinement dans
le génie de leur foi, seul auteur de l'idée. Là est la solution de la
crise actuelle de l'apologétique.
Dieu veuille que ce travail, en sa rude franchise, rendue néces-
saire par le ton impertinent de l'attaque, concoure, pour son
humble part, à cette paix des esprits dans le triomphe de la seule
vérité. Nous l'en supplions de toute notre âme.

Fr. M.-Ii. Schwaku


des Frères Prêcheurs.
LE SYLLOGISME.

STUART M1LL ET M. RABIER

Sluarl Mill entreprend de défendre'le syllogisme et il commence


par le combattre. Il ne prétend pas substituer au syllogisme ancien,
usé, inutile, illégitime, un syllogisme d'une facture nouvelle, un
novum organum. Gardien de la formule traditionnelle, encore veut-
il qu'on la comprenne, qu'on l'interprète, qu'on se garde surtout
de croire, avec tous les défenseurs du syllogisme, que la conclu-
sion s'infère de la proposition générale, dite majeure. Pourquoi?
Prenez l'exemple : Tous les hommes sont mortels ; Socrate est
homme; donc Socrate est mortel. La majeure, pour être complète et
prouvée, suppose la conclusion. Aucun raisonnement du général
au particulier ne peut rien prouver, puisque d'un principe général
on ne peut inférer d'autres faits particuliers que ceux mômes que
le principe suppose.
Ce qu'il importe donc de préciser, continue Sluart Mill, c'est le
caractère et le rôle de la majeure. Elle provient de l'observation
et de cas particuliers. Une vérité générale est un agrégat de vérités
particulières. De faits observés on infère pour tous les cas
semblables. La majeure générale est une condensation d'observa-
tions et d'inférences.
L'inférence n'est donc pas entre Tous les hommes et Socrate, mais
entre Jean, Thomas, etc. et Tous les hommes. La seule preuve du
cas particulier de la conclusion, ce sont les cas particuliers de
l'observation. Passer par le détour de la majeure est licite, mais
inutile; l'intercalation d'une proposition générale n'ajoute pas un
iota à la preuve. Cela est si vrai que les majeures peuvent être
quelquefois omises, comme le remarque Stewart. Le syllogisme
déductif n'est donc, au fond, qu'une induction du particulier au
Particulier (1).

(1) Stuaut Mill, Logique, trad. Peisse, p. 205, 208, 214, 230.
372 REVUE THOMISTE

Il faut faire deux paris dans la critique de M. Rabier: excellent


dans l'attaque du syllogisme de Mill et dans la négation d'une in-
férence scientifique du particulier au particulier, des cas observés
aux cas inférés dont le total composerait la proposition générale,
- faible dans la défense du syllogisme ancien qui ne saurait con-
tenir de pétition de principe. S'il prouve que le syllogisme de
Stuart Mill esL invalide, il ne restaure pas le syllogisme classique.
Son unique justification est celle-ci: « La conclusion n'est pas
formellement dans la majeure, car la conclusion et la majeure
n'ont pas le même sujet (1). C'est tomber en plein sous l'attaque de
Stuart Mill: « Ma conclusion n'a fait que mettre sous une autre
forme une connaissance que j'avais déjà. Elle n'est point fruc-
il h*.
tueuse; elle est purement verbale... J'ai transformé des mots en
$\ d'autres mots, j'ai piétiné sur place (2) ».
Mais, répond M. Rabier, dans le syllogisme : Tous les Athéniens
?î sont Grecs; Socrate est Athénien; Socrate est Grec, « la majeure a
un sujet: Athénien, absolument distinct de Socrate, puisque, à ce
'-*** moment, Socrate n'est pas encore pensé en tant qu'Athénien. »
;
Encore un argument prévu et d'avance rétorqué par Mill. « Il est
i "iii '
/ à peine besoin de dire que je n'entends pas soutenir cette absur-
dité, que nous « devrions avoir connu » actuellement et eu en vue
(pensé) chaque homme individuel... Je ne dis pas qu'une personne
qui, avant la naissance de Socrate, affirmait que tous les Athéniens
'Il sont Grecs, savait que Socrate était Grec, mais je dis qu'elle l'affir-
.
'"-' mait; et je demande qu'on explique ce paralogisme évident
d'apporter en preuve de la qualité d'Athénien attribuée à Socrate
une assertion générale qui la présuppose. »
M. Rabier se défend, mais impuissamment, contre cette riposte.
Si vous ne pensez pas à Socrate en disant tous les Athéniens,
pourquoi affirmer que toits les Athéniens
Socrate -sont Grecs, pourquoi affirmer - -
totalité où rentre
sans y penser et sans
le savoir- que Socrate est Grec ? La raison ultime se fait impé-
.y rieusement réclamer.
Ce qui torture M. Rabier, c'est le comment du syllogisme, sa
nature de preuve. « Une chose étant posée, l'esprit, un esprit qui

(1) Radier, Logique, p. 81.


[2) Taine, Lia. aiiffl., t. V, p. 353.

! ',4
LE SYLLOGISME : STUART MILL ET M. RABIER 373

pense, un esprit actif, ne peut pas s'empêcher d'accorder aussi telle


autre chose. Au fond, toute preuve est faite non par la proposition
alléguée comme preuve, mais par Vesprit lui-même (1) ».
Mais que sont les propositions, sinon l'expression même du
mouvement de l'esprit, d'un esprit actif, qui pense, et si l'esprit
avait besoin d'autre chose, pourquoi ne l'exprimer pas? M. Rabier
est bien obligé de faire appel à un facteur étranger. Sa conclusion
le brûle. Inquiet d'éviter à tout prix les pétitions de principe dont
le menace S tu art Mill, il ne veut à aucun prix que la conclusion
soit anticipée. Elle n'est ni dans la majeure, ni dans la mineure, ni
dans les deux prémisses ; elle est un acte de synthèse mentale. La
formule de Port-Royal : la majeure contient la conclusion et la
mineure la fait voir, est irrecevable.
Une solution, proposée par M. Renouvier, n'est pas admise par
M. Rabier : « Dira-t-on qu'on peut, par la raison et par l'induc-
tion, affirmer des propositions générales sans les avoir vérifiées
par l'examen de tous les cas particuliers qu'elles comprennent?
C'est exact, mais on ne s'explique pas alors comment on peut
-
douter d'un des cas particuliers (et l'on en doute, puisqu'on veut"
le prouver), alors qu'on possède la vérité générale (majeure) oii,
rlit-on, il est inclus (2). »
Et cependant cette solution coïncide avec la théorie aristotéli-
cienne du syllogisme, inébranlable par les arguments de Mill.
De môme celle de M. Fonsegrive : si l'on se borne aux rapports
d'extension entre termes, l'objection de Mill subsiste. Si, par
derrière, on touche les rapports de compréhension, fondement des
premiers, si l'on remplace Tous les hommes sont mortels par l'huma-
nité est mortelle, la légitimité du syllogisme apparaît (3).
La seule réponse à Stuart Mill est la théorie aristotélicienne...
bien comprise. « L'ancienne théorie du syllogisme avait le mérite
de faire comprendre, quoique par une comparaison grossière, de
quelle façon la conclusion était démontrée. Elle était démontrée
parce qu'elle était contenue dans une vérité plus générale, par un
phénomène analogue à l'emboîtement des germes, et tout l'effort
de l'esprit, en raisonnant, était de tirer, de faire sortir, d'extraire

(1) Raiiiisb, op. cit., p. 81.


(2) Radier. Psychol., p. 327, 328, 332.
(3) Fonsegbive. Logique, p, 61.
374 REVUE THOMISTE

ces conclusions des prémisses qui les enfermaient comme de


grandes boîtes (1). » Ainsi en juge M. Binet. On pourrait en
appeler du critique mal informé au critique mieux informé. La
vraie information est le retour à la pensée d'Àristote, fondateur
du syllogisme.

II

« Le syllogisme est un discours où, certaines choses étant


posées, quelque autre chose, suit nécessairement, de la seule posi-
tion des premières (2). »
Il ne s'agit pas, dans la discussion avec Stuarl Mil], de syllo-
gismes probables, vraisemblables, reçus (consentaneo, signo, enthy-
memate), mais de syllogismes scientifiques ; car, le dit avec raison
M. Fonsegrive, « il est parfaitement possible que, dans beaucoup
de cas, nous raisonnions comme dit Stuart Mill, c'est-à-dire que
nous passions du petit au grand terme en vertu d'associations
expérimentales... Cette sorte de raisonnement est un discours
psychologique, elle n'a rien de logique (3) ». Au contraire, le
syllogisme scientifique est rigoureux : certaines choses posées,
une autre suit, avec une nécessité, une invariabilité qui fondent
la certitude.

Le sujet de la majeure syllogistique est abstrait, « universel ».


Cette notion importante exige un certain relief. Lï universel
joue un rôle prépondérant dans la philosophie péripatéticienne;
ici, sa lumière éclaire toute la question. L'homme est double :
corps et âme, sens et intellect. Ces deux puissances cognoscitives,
différentes,, mais hiérarchisées, s'exercent, non point séparément
- car elles sont unies dans l'être un auquel elles appartiennent
mais concurremment et dans un champ commun : les êtres réels.
-
Ceux-ci se prêtent à leur double activité. Les sens, externes et
internes, sont faits pour le sensible, le singulier : ils le trouvent
(1) Binet. Psychologie du raisonnement, p. 9.
(2) Premiers analyt., c. 1.
(3) P'onsegrive. Op. cit., p. 60.
LE SYLLOGISME .' STUART MILL ET M. RABrER 375

dans la multiplicité môme des êtres sensibles cl singuliers. L'in-


tellect est fait pour l'unité, la synthèse; les principes d'unité qui
disciplinent et organisent les êtres s'offrant à son instinct de
classification.
Ces principes d'unité, d'ailleurs, ne sont point des étiquettes
superficielles, collées par l'esprit sur les choses en vertu de res-
semblances quelconques; ils jaillissent de leurs profondeurs
intimes, c'est la nature même qui apparaît
parfois - au regard de l'intellect.
-
vague et lointaine

Cette oeuvre de dégagement, d'unification, issue du travail


intellectuel sur les multiples informations et images sensibles,
c'est l'abstraction. « Abstraire, dit saint Thomas, l'universel du
particulier, l'idée des images, c'est considérer (comprendre, saisir
intellectuellement) la nature spécifique à part des éléments de
singularité représentés parles images (i). » « Toutes- choses,
dit Albert le Grand, dans leur constitution naturelle, dans leur
apparition sensible, sont singulières ; leur principe d'unité &6
révèle à l'intellect. Aristole et Boèce disent donc avec raison qu'à
l'intellect répond l'universel, au sens, le singulier (2). »
Ainsi se rédige d'elle-même la formule, sinon oeuvre d'Àristote,
du moins fidèle traductrice de sa pensée : « Rien n'est dans l'es-
prit que par l'entremise du sens. »
Ce résultat intellectuel, la langue aristotélicienne et scolastique
le définit : l'universel, c'est-à-dire une nature abstraite d'un
groupe, d'une pluralité où elle se retrouve et dont elle est le
principe d'unité (unitm ex multis et de multis).
A leur tour ces natures abstraites ont des points communs qui
permettent de les unir dans des idées de plus en plus simples, pyra-
mide géante construite par l'esprit ; les dernières assises sont
noyées dans les grains de sable, la pierre terminale découpe son
angle sur le ciel fluide et comme spiritualisé.
Et lorsque l'esprit considère une idée, les singuliers, les idées
plus complexes, dont elle est le résumé et l'essence, n'existent pas
pour lui. Il les ignore et cependant il les connaît, car dans l'uni-
versel, qui est comme leur centre et leur noyau, ils ne sont pas et
ils sont : ils ne sont pas dans leur multiplicité, leur bigarrure,
(1) Somme lliêol., I" p., q. 85, a 1, ad lT,
(2) Alb. Magn. Prasdic, te I, c. 5.
376 REVUE THOMISTE

leurs particularités; ils sont dans leur unité, leur ressemblance,


leur fond.
Voilà quel est le sujet delà majeure, non point un tout collectif,

il
m
vaste filet où se trouvent pris tous et chacun des singuliers, comme
tels, mais un « universel ».

Mais la majeure syllogistique n'esl point seulement un sujet,


wk c'est une proposition : un sujet duquel est affirmé un attribut.
L'universel n'existe comme tel, à cet état pur, que dans l'esprit.
Dans la réalité, il est multiplié et modifié par tous les êtres singu-
mm
>i
* :i., liers dont il est le type et forme comme la note fondamentale.
Deux sortes d'attributs se distinguent alors. Les uns, accidentels,

m
m
passagers, appartiennent à l'être particulier, et par son intermé-
diaire seulement, se trouvent en union insolite avec la nature.
D'autres, au contraire, appartiennent d'abord à la nature, ils sont
m ses caractères inaliénables, ils découlent d'elle, ils lui conviennent
?Il i >
1ÏM de soi, de parce qu'elle est, per se ; par elle, ils se propagent dans
le groupe entier dont elle est le prototype et dont ils deviennent les
^'?'Si'"- « canons », les lois.
vf S-' -*- C'est ici qu'intervient l'induction. « L'acquisition des principes,
tes-
m
m
dit saint Thomas, débute par la sensation. » Et il répète le
fameux exemple d'Àristote, « comme dans une déroute, un fuyard
s'arrête, puis un autre, et bientôt le combat recommence (1) ».
m- Induire, c'est chercher dans quelques singuliers les attributs
m nécessaires du type commun.
?If Le résultat de cette opération -
sur laquelle insister
hors d'oeuvre- est une proposition abstraite, essentielle, univer-
serait

selle, causale. La majeure a ces caractères.


fcff Elle est proposition abstraite, car l'attribution se fait non pas
aux êtres singuliers, ni à leur collectivité, mais à la nature abs-
.?SPJ*ï traite à laquelle l'attribut convient d'abord, et par laquelle il
dm convient à la pluralité dont elle est l'unité.
"Wfca M. Rabier - soit dit en passant -
distingue deux manières
d'entendre l'attribution d'un prédicat à un sujet universel, un
genre par exemple. L'attribut est vrai du genre, c'est-à-dire des
espèces A, B, C, etc. L'attribut est vrai du genre, et par suite des
?!£P
m (1) Comment, in II Post. Anal. 1. 20.

I
*
i
espèces A, B, C, etc. La première manière, ajoute-t-il, paraît Être
celle d'Aristote (1). La timidité de l'affirmation en excuse la
fausseté. C'est si peu l'opinion d'Aristote qu'il range parmi les
fautes de logique « l'attribution d'un prédicat à toutes les espèces,
sans passer par le genre primitif universel » (2).
Elle est proposition essentielle, car l'attribut ne convient pas au
sujet, à raison des êtres singuliers et subordonnés. Ces derniers
n'ont servi que de matière d'expérience, et Je but de celle-ci dépas-
sant ceux-là, a été la découverte des caractères propres de l'uni-
versel. Aussi, dans l'attribution, les singuliers ont disparu, incon-
nus et inutiles; le prédicat bourgeonne, pour ainsi dire, sur le su-
jet.
Elle est proposition universelle, car le sujet est un universel,
un abstrait, dont le prédicat est un caractère inaliénable. A
priori, le prédicat suivra donc le sujet dans la multitude où celui-
ci s'imprimera comme un sceau, et à laquelle le prédicat convient
ainsi d'avance par l'entremise du sujet abstrait, de même
comparaison est rigoureuse - - et la
que les lignes et les proportions
artistiques d'une statue grecque se retrouveront, immuablement
identiques, dans toutes les copies fidèles. Connaître l'original,
c'est les connaître toutes.
Elle est proposition causale, non sans doute qu'il existe
une relation de causalité de prédicat à sujet. Mais la majeure
mérite ce nom parce qu'elle est une proposition abstraite qui,
dans l'ordre de la connaissance, expressif de l'ordre des réa-
lités, exerce une influence de causalité sur les propositions
concrètes qu'elle domine. Savoir, dit Arislole, c'est connaître la
cause, et la démonstration, c'est le syllogisme qui fait savoir (3).
Mais ici intervient une importante distinction dont s'éclaire la
nature du syllogisme. Savoir, c'est connaître et la cause et la
causalité de cette cause. Deux conditions qui à un regard su-
perficiel pourraient; se confondre. Mais non. On peut connaître
une cause en elle-même, dans sa nature, dans sa vertu, et, en
elle on connaît d'une certaine manière générale et éloignée les
effets qu'elle peut produire. On peut connaître cette cause en

(1) Rabier. Logigue, p. 52, note.


(2) Derniers Analytiques, 1. I. C. 5.
(3) Derniers Analyt., C. 2.
378 REVUE THOMISTE

oeuvre; on connaît alors d'une connaissance propre et présente


l'effet particulier qu'elle produit. La majeure, voilà la cause
en elle-même; la mineure, voilà la cause en exercice. Et de
môme qu'être en exercice de cause et produire l'effet ne supposent
entre eux aucun intervalle, de même, dit Aristote, la conclusion
est contemporaine de la mineure, connue en même temps.

il
ut: S*Vj
Mm
III
Celte analyse de la majeure syllogistique nous permet de
répondre à Stuart Mill et de combler les desiderata laissés par la
Mm
'?# réponse de M. Rabier.

m
1

m
La majeure n'est point un total des cas observés et des cas
inférés; elle est une loi abstraite des cas observés et qui vaut
'T'f'» $'?
pour tous les cas observés ou non, car, loin de se prouver par les
lï'Viilr premiers, elle est Tunique preuve des uns et des autres. « Selon
Mill, on ne prouve pas que le prince Albert mourra en posant que
tous les hommes sont mortels, car ce serait dire deux fois la
même chose, mais en posant que Jean, Pierre et compagnie, bref,
tous les hommes dont nous avons entendu parler, sont morts. -
Je réponds que la vraie preuve n'est ni dans la mortalité de Jean,
Pierre et compagnie, ni dans la mortalité de tous les hommes,
, -, .
r mais ailleurs. On prouve un fait, dit Aristote, en montrant sa
cause. On prouvera donc la mortalité du prince Albert, en mon-
trant la cause qu'il fait qu'il mourra. Et pourquoi mourra-1-il,
sinon parce que le corps humain, étant un composé chimique
instable, doit se dissoudre au bout d'un temps; en d'autres termes,
parce que la mortalité est jointe à la qualité d'homme. Voilà la
cause et voilà la preuve. C'est cette loi abstraite, qui, présente
dans la nature, amènera Ja mort du prince, et qui, présente dans
mon esprit, me montre la mort du prince. C'est cette proposition
abstraite qui est probante ; ce n'est ni la proposition particulière,
ni la proposition générale.. Elle est si bien la preuve qu'elle
prouve les deux autres... Ici, une fois de plus, le rôle de l'abs-
traction a été oublié... Le syllogisme ne va pas du particulier au
particulier, comme dit Mill, ni du général au particulier, comme
disent les logiciens ordinaires, mais de l'abstrait au concret,
c'est-à-dire de la cause à l'clfct. C'est à ce titre qu'il fait partie
de la science... (1). »
L'inférence serait terminée à la majeure, proposition collective,
résumé et généralisation de l'expérience. Elle commence à la
majeure, proposition abstraite et causale.
On omet parfois la majeure. Dans le langage, sur le papier, peut-
être, dans l'esprit, jamais.Exprimée ou sous-entendue, elle est ton-
jours présente par sa nature de causalité. Aussi jamais Aristote
n'a-t-il défini l'enthymème : un syllogisme tronqué, un syllogisme
de deux propositions -
il y en a toujours trois pour l'esprit
mais bien : syllogisme formé de propositions seulement pro-
-
bables (2).
D'ailleurs sur quel principe baser cette inférence de quelques
cas observés à tous les cas ? Sur quoi repose la possibilité d'at-
tribuer à tous ce qui n'a été reconnu vrai que de quelques-uns?
Sur l'induction « qui semble le triomphe de la pure expérience.
Et c'est justement l'induction qui est le triomphe de l'abstraction.
J'ai l'air de considérer vingt cas différents, et dans le fond, je n'en
considère qu'un seul; j'ai l'air de procéder par addition, et, en
somme, je n'opère que par soustraction (3). »

- -
Cette loi abstraite, but de l'induction, mais preuve évidem-
ment perçue ou forcément supposée de tous les cas singuliers,
est formulée dans la majeure. Celle-ci est comme le lourd balan-
cier qui frappe à son effigie toutes les médailles présentées à son
choc.
Que Stuart Mill rejette et traite de «simple échappatoire» la
distinction d'explicite et implicite, proposée par Whately, entendue
en ce sens qu'admettre la majeure, c'est admettre en gros ce
qu'on admettra en détail dans la conclusion, celle-ci faisant bien
sentir et connaître à une personne toute la portée de ce qu'elle
a admis (4), soit! Mais cette distinction est susceptible d'une
meilleure interprétation. L'exposé de la théorie aristotélicienne
nous a déjà mis sur la voie. Le sujet de la majeure est un abstrait,
un universel; en lui est comme ramassée et réduite à l'unité la
multitude dont il est le type. L'attribution du prédicat tombe
(1) Taîne, Litt. angl,. t. V, p. 402, 403.
(2) Premiers Analyt., 1. II, c. 29.
(3) T.uîie, op. cit., p. 407.
(4) Stuart Mill, cp. cit., p. 206.
380 REVUE THOMISTE

donc el sur lui directement, et implicitement sur la multitude dont


il est représentant.
Et, lorsque Stuart Mill énonce ce qui lui semble « la difficulté
réelle de la question, qui est de savoir comment il se fait qu'une
science telle que la géométrie peut être enveloppée tout entière
dans quelques définitions et axiomes »,-la
réponse est que les
sujets de ces axiomes sont des termes très universels, comprenant
implicitement une foule de termes moins universels, en sorte qu'une
science comme la géométrie consiste à traduire, au moyen de
mineures faisant office d'interprètes, la majeure en une foule de
propositions moins universelles, qui seront autant de conclusions.
« Que la rénovation et les progrès scientifiques ne se puissent faire
que par l'accroissement de mineures (1) », comme le dit M. Fon-
scgrive, cela est très vrai ; mais ces mineures ne font que traduire
les majeures en conclusions, celles-ci devenant majeures à leur
tour et liant, de la base au sommet, les fortes assises de la pyra-
mide scientifique.

M. Rabier qui, dans l'exemple : Tous les Athéniens sont Grecs, etc.,
a raison de tenir que le sujet de la conclusion est différent du
sujet de la majeure, et aussi que Socrate est ignoré comme Athé-
nien, alors que la majeure est connue, a torl de prendre ces
distinctions pour la preuve; elles ne sont que des conséquences.
La vraie et seule justification du syllogisme est la nature de la
majeure, telle que nous l'avons établie, dont la vérité subsiste
par elle-même, en dehors et au-dessus des singuliers, qui peuvent
être ignorés, ne pas exister, sans infirmer ni sa connaissance, ni
sa vérité.
« La conclusion, dit M. Rabier, qui n'est pas enfermée même
dans les prémisses, à plus forte raison n'est pas enfermée dans
la majeure... Les prémisses sont les raisons de la conclusion,
raisons nécessaires seulement, pas suffisantes. En d'autres termes,
supposez qu'un esprit pense les prémisses et dès lors demeure
inerte, il ignorera éternellement la conclusion. La conclusion est
un acte de synthèse mentale. Deux rapports sont présents à la
pensée; au moyen de ces deux rapports et à travers ces deux
rapports, en apercevoir un troisième, différent des deux premiers,
(1) Quinzaine, 1er févr. 1897, p. 412.
LE SYLLOGISME : STUART MILL ET M. RABIER 381

voilà l'acte du raisonnement (1). » JNon. La conclusion est dans


les prémisses. Il est impossible qu'un esprit pense les prémisses et
ignore la conclusion ; car, au moment même où il pense la
mineure, il est nécessaire qu'il pense la conclusion : la mineure a
pour rôle de faire lire à l'esprit la conclusion dans la majeure
abstraite et universelle dont elle n'est qu'un cas concret et par-
ticulier. D'ailleurs, parler de rapports est insuffisant, il reste à
s'expliquer sur la nature de ces rapports. Le seul rapport fon-
damental du syllogisme est exprimé dans la mineure : c'est un
rapport d'abstrait à concret, d'universel à particulier, établi
entre le sujet de la majeure et le sujet de la conclusion.
El voilà formulée par avance la justification d'une assertion
inadmissible pour M. Rabier: la conclusion est contenue dans la
majeure. « Comment concevoir qu'une proposition enferme aussi
une autre proposition. On ne voit qu'un cas où cela soit possible :
c'est le cas où une proposition est une partie d'une autre propo-
sition (ex. : tous les hommes sont mortels, quelques hommes sont
mortels (2). » Sans doute, c'est là une inclusion, mais> pour ainsi
dire, physique et matérielle. Il en est une autre plus philoso-

- -
phique nous y avons fait d'assez fréquentes et claires allusions
et à laquelle Arislote consacre la iin du chapitre premier du
Ier livre des Derniers Analytiques, et saint Thomas toute une leçon
de son commentaire. La conclusion, avant d'être énoncée, est-elle
préalablement connue, dès lors qu'on est en possession du principe?
« Avant l'induction et le syllogisme, la conclusion, qui en sera
le fruit, est déjà connue d'une certaine manière, mais, d'une autz*e
manière, ignorée. Celui qui ignore l'existence de ce triangle, com-
ment saurait-il que ses trois angles sont égaux à deux droits? Et
cependant il le sait d'une manière générale, mais non point par-
faite et déterminée. Refuser d'admettre cette distinction, c'est
s'engager dans l'impasse du Ménon : ne rien apprendre ou
apprendre ce qu'on sait déjà. En effet, une certaine solution pro-
posée n'est pas sérieuse. Ses fauteurs vous tentent : « Savez-vous
par avance que tout nombi'e binaire est pair? » Si vous l'affirmez,
ils vous montrent deux objets dont vous ignoriez l'existence; et
croyant votre opinion suffisamment éliminée, proposent la leur:
(1) Rabier, Psychologie, p. 332, 329.
(2) Rabier, Psych., p. 326.
382 REVUE THOMISTE

la majeure ne vaut que pour son contenu à votes connu. Mais au


contraire, vous entendez bien connaître dans le principe tout le
contenu de ce principe. D'ailleurs il n'y a pas contradiction à
admettre qu'on connaît d'une manière ce qu'on ignore d'une
autre (1). »
Ainsi donc la conclusion est connue par avance dans la majeure;
et pourquoi, sinon parce qu'elle est contenue là comme un parti-
culier est en raccourci dans l'abstrait universel, comme un être
est contenu dans son germe.
Et, en effet, dit saint Thomas, « apprendre c'est faire germer la
science. Ce qui vient d'un germe n'était d'abord ni parfaitement
être, ni absolument non être, mais être en puissance, et la germi-
nation, c'est le passage de l'état imparfait de puissance à l'état
parfait d'acte. Ce qu'on apprend n'était donc ni totalement connu,
comme le voulait Platon, ni totalement inconnu, mais connu dans
les principes universels, d'une connaissance potentielle et impar-
faite, inconnu en soi-même, d'une connaissance actuelle et par-
faite. Apprendre, c'est donc ceci : passer de la connaissance poten-
tielle, universelle, à la connaissance actuelle, particulière (2). »
N'est-ce pas cette même idée que burine un auteur moderne en
une définition, renouvelée, dirait-on, de saint Vincent de Lérins :
« Le progrès, c'est l'accroissement dans l'identité (3) ».

Le fort de Stuart Mill est d'avoir condensé son système dans


cette petite phrase qui en est l'abrégé : « Tout l'effort de notre
science sera d'ajouter des faits l'un à l'autre, ou de lier un fait à un
fait (4). » Aussi relate-t-il lui-même, avec cependant un air d'incré-
dulité, cette parole d'un de ses plus habiles et sincères critiques :
« que sa doctrine du syllogisme fut un des caractères constants de
ce qu'on appelle la philosophie empirique ».
C'est trop oublier la double nature de l'homme, sens et intellect,
et le rôle supérieur de celui-ci : faire rayonner sur la multitude
des faits contingents la lumière de l'unité, de l'universel, du
nécessaire.
Fr. J.-D. Folgjiera.
des Fr. Pr.
(1) Derniers Analyt., I. I, c. I.
(2) Gomment in Post. Anahj., 1. I, lect. 3.
(3) Kécéjac, Essai sur les fondements de la connaissance mystique, p. 103.
(4) Tainb, op. cit., p. 345.
JEAN SCOT ÉMGÈNE ET JEAN LE SOUliD

Depuis que Du Boulay a publié deux ou trois lignes d'une chro-


nique inédite et relative aux premiers dialecticiens de la fin du
xi° siècle, une question d'histoire littéraire relativement impor-
tante se trouve ouverte sans qu'on soit encore unanimement
arrivé à la clore. La citation de Du Boulay consistait en ces
quelques mots : In dialectica hi potentes extitere sophistée : Joa?i?ies,
qui eamdem artem sophisticam vocalem esse disseruit, Roèertus Pari-
siensis, lioscelinus Compendiensis, Arnulphus Laudunensis. Hi
Joannisfuerunt sectatores (1). Quel était ce Jean qui avait prétendu
que l'art sophistique était une science nominale et avait joué
un rôle assez important pour que les autres célébrités du temps
fussent considérées comme ses disciples ? Telle était la question.
Elle était d'une certaine importance, car si l'on accordait une
autorité sérieuse au texte, il allait à déterminer le philosophe qui
devait être considéré comme le chef de file de ce mouvement
philosophique qui marque dans la vie intellectuelle du xue siècle
la trajectoire la plus large et la plus profonde. Du Boulay avait
pensé qu'il pouvait s'agir d'un maître de Chartres, médecin de
Henri Ier, Jean le Sourd, lequel aurait vécu dans la seconde moitié
du xie siècle et aurait pu être effectivement le maître de Roscelin
et des autres personnages mentionnés par la chronique (2),
L'opinion de Du Boulay a trouvé plus de contradicteurs que
d'adhérents. On a généralement voulu voir dans le Jean désigné
le célèbre Jean Scot Erigène, le philosophe-théologien le plus mar-
quant en Occident depuis le ixe siècle, temps auquel il avait vécu.
Si les auteurs qui ont agité cette question s'étaient reportés au
contexte de la chronique, comme l'a fait pour la première fois, à

(1) Historia Universitatis Parisïensis, I, H3.


(2) I
Eum esse susjyicor Joanncm illum qui fuit Henrici archialrv.s et medicorum omnium
s ko lempore peritissimus. h erat palria Çarnoiensii, I, 443.
384 REVUE THOMISTE

notre connaissance, M. Picavct(l), on eût évité quelques-uns des


éléments d'erreur qui se sont introduits dans le débat. Ce texte en
effet, que l'on croit d'ordinaire n'exister que dans Du Boulay, fait
partie de Y Ilistoria Francica, dont Duchesne a publié des frag-
ments (2) réédités par dom Bousquet (3). C'est là qu'on peut le lire
dans son milieu naturel, et il est constitué comme suit : Hoc
tempore, tain in divina quàm in humana philosophia Jloruerunt Lan-
francus Cantuariorum Episcopus, Guido Langobardus, Maingaudus
Teutonieus, Bruno liemensis, qui postea, vitam duxit heremiticam. lu
dialectica quoque M potentes extiterunt Sophistoe; Joannes, qui
eamdem artem Sophisticam vocalem esse disseruit, Rotbertus Pari-
siacencis, Roscelinus Compendiensis, Arnulfus Laudunensis. Ili
Joannis fuerunt sectatores, qui etiam quam plures habuerunt audi-
tores (4). Or ce texte est précédé d'une courte notice relative à la
mort de Guillaume le Conquérant, arrivée en 1087 et le mode de
succession de ses iils. Pareillement le texte est suivi d'un événe-
ment arrivé en 1096. Si nous considérons rigoureusement l'ex-
pression hoc tempore, nous sommes placés entre les années 1087-
1096. Mais il est aussi cependant visible que l'expression n'a pas
une signification déterminée. A prendre en effet les dates biogra-
phiques relatives àLanfranc elRoscelin, les deux personnalités les
plus marquantes de rénumération, nous voyons qu'il faut élargir
l'espace de temps indiqué par la date antecD&àailepost. Lanfranc a
été moine au Bec à partir de 1042, et archevêque de Cantorbéry, de
1070 à 1089, année de sa mort. Quant à Roscelin, il vivait encore
vers 1120 et n'a pu mourir que peu après; il est vrai que sa célé-
brité était déjà établie pendant les dix dernières années du
xic siècle. En tout cas,il n'est pas douteux que l'auteur de YIlistoria
Francica entende nous nommer une suite de personnages qui sont
des illustrations de la seconde moitié du xie siècle. Le mot quoque
qui relie le groupe des dialecticiens à celui qui précède, les place
dans une condition similaire.
Faute d'avoir connu le texte en discussion autrement que sous
la forme que lui a donnée Du Boulay, Hauréau a tenté d'établir
(1) Roscelin philosophe et théologien, Paris, 1896, p. 17.
(2) Script, hist. franc, t. IV., p. f8.
(3) Recueil des historiens des Gaules et de France. Les fragments sont aux tomes X, XI.
Celui dans lequel est incorporé le texte discuté est au t. XI, p. 1, etc.
(I) Recueil des hist., XI, p. 3.
que le sophiste Jean pouvait, dans la pensée de l'auteur, n'être
pas désigné comme contemporain des autres, mais leur avoir été
notablement antérieur, le seul lion indiqué étant celui d'une filia-
tion doctrinale et non celui d'une concomitance chronologique :
« le mot sectatores ne signilie pas nécessairement que Roscelin,
Arnulfe et Robert aient suivi les cours d'un docteur nommé Jean.
Sectatores, sequaces, sont des termes que l'on emploie fréquemment
au moyen âge pour désigner même les derniers disciples de la plus
ancienne école; et le chroniqueur anonyme a simplement voulu dire,
il nous semble, que Robert, Arnulfe et Roscelin ont été sophistes
comme Jean, mais après lui (1) ». Cette exégèse du texte en ques-
tion était possible lorsqu'on ne le connaissait que sous la forme
transmise par Du Boulay, mais elle ne l'est plus quand le texte
est replacé dans son milieu, parce que son ambiance établit claire-
ment que, dans l'esprit de l'auteur, Jean est un contemporain des
autres personnages cités.
Ce n'est donc plus sur la glose du texte qu'il faut faire porter la
question, mais sur la valeur des informations de l'auteur anonyme,
el par là sur l'autorité des affirmations alléguées.
Déjà Meiners, voyant l'invraisemblance qu'il y avait de placer à
la fin du xic siècle un personnage jouant Je rôle fondamental de
Jean le Sophiste, personnage absolument inconnu d'ailleurs, con-
sidère comme une donnée ,sans autorité celle que nous fournit
l'auteur anonyme (2).
Casimir Oudin fut mieux inspiré en cherchant à découvrir une
donnée historique dans le texte de Yllistoria francica. Il pensa
qn'on pouvait voir dans le célèbre sophiste Jean, Jean Scot Érigène
dont la renommée avait été si universelle depuis le ixe siècle.
Oudin croyait voir une confirmation de son opinion dans Pépilaphe
que nous a laissée Guillaume de Malmesbury, au xnc siècle, et dans
laquelle est nommé un sanctus sophista Joannes (3). Cette identifi-
cation est ordinairement abandonnée (4). Mais elle fait voir que le
qualificatif de sophiste employé dans le texte de Y Historien, fran-

(1)Ilist. de la Philosophie scolastique, Paris, 1879, t. I, 244.


(2) De Nontin. et real. initiis (Gomment, societat. Goetting. t, XII).
(3) Patr. Lot., t. 122, XXV.
(4) J, Hubert, Johannes Scotm Brigena, Mûnchen, 1861, 112, etc.

REVUE THOMISTE. - 3 e ANNÉE. - 26.


386 REVUE THOMISTE

cica, ne signifie pas autre chose que la profession de philosophe,


comme l'observe Ilauréau après Crevier (1).
Prantl et à sa suite Ilauréau ont maintenu l'idée deOudin. Le
Jean de la chronique anonyme ne peut-être que Jean Scot Ëri-
gènc, aucun nom connu du xi° siècle ne correspondant à la ca-
ractéristique donnée par les mots de la chronique, tandis qu'ils
qualifient exactement la doctrine de Scot Erigène, ainsi que le
montre Hauréau dans un texo que nous retrouverons plus loin (2).
M. A. Clerval, dans son important ouvrage, Les écoles de
Chartres au moyen ûge (3) a cherché à rétablir l'opinion de Du
Boulay et à montrer que le sophiste Jean doit vraisemblablement-
être identifié avec Jean le Sourd. Il part de ce principe que le
texte de la chronique détermine la date de la vie du personnage
qu'il désigne le chef du nominalisme, que Chartres semble être
le premier foyer du nominalisme, et que l'on ne voit pas d'autre
personnage que le médecin Jean le Sourd, pouvant jouer le rôle de
chef du nominalisme (4).
Même en accordant la plupart de ces données, ce que nous ne
pouvons faire, rien n'autorise à affirmer que Jean le Sourd ait un
titre quelconque à être identifié avec un chef d'école. On nous
dit sans doute qu'on l'appelle le plus habile des médecins et que
« étudiée après les autres branches du Trwium, la médecine les
supposait toutes, et spécialement la dialectique » (5).
Mais quiconque étudiait au moyen âge la théologie, le droit
et la médecine, commençait par Fétude des arts libéraux qui
étaient la faculté introduisant aux trois autres. Conclure de ce
qu'un médecin a été célèbre dans son art, qu'il a pu l'être dans
les arts libéraux, c'est ne rien dire. Nous savons au contraire que
les célébrités philosophiques d'alors sont des hommes qui ont
passé leur vie dans les écoles, et y ont eu un enseignement conti-
nue, enseignement qui a aussi laissé des produits littéraires im-
portants. Au lieu de cela, aucun contemporain ne nomme Jean le
Sourd comme ayant un titre quelconque à être non seulement
chef d'école, mais même à être un dialecticien de profession.
(1) Hist. de la Phil. scolast. t. I, 244.
(2) Hist. de la Philos, scolast. I, 247.
(3) Paris, 189S.
(4) Ibid., 122.
(5) lbid., 123.
Nous sommes pourtant largement renseignés sur cette période,
ctllauréau a raison de dire : « Anselme, Abélard, Jean de Salis-
bury, Othon de Frcisingen, Vincent de Beauvais, auraient donc
ignoré môme le nom d'un personnage aussi considérable, d'un
chef de seele aussi fameux ! Cela ne paraît guère vraisem-
blable » (1). A cette objection fondamentale, il ne suffit pas de
dire avec M. Clerval : « Nous répondrons que ce Jean n'est pas
absolument inconnu » (2), car cela se tourne contre son opinion.
De ce que Jean le Sourd se trouve connu, et même nettement
qualifié comme le plus habile des médecins, et aucunement
comme philosophe, l'opinion de M. Clerval est d'autant moins
probable, car étant connu, Jean le Sourd devrait être qualifié de
philosophe s'il l'avait été réellement, si surtout il avait été en
cet ordre de choses la première célébrité de son temps.
On ne peut pas dire davantage que « le silence des historiens
postérieurs s'explique facilement par le bruit que fit Roscclin : le
disciple éclipsa le maître » (3). Si les écrivains versés dans la
connaissance des choses scolaires, ne savent rien de Jean le Sourd,
pourquoi un simple chroniqueur en aurait-il connaissance, lui
qui écrit aussi après le bruit que fit Roscelin. D'ailleurs ni Lan-
franc, ni Anselme, ni Roscelin, ni les premiers écrits polémiques
d'Abélard, ni beaucoup d'autres sources ne sont postérieures ù
Y'Ilistoria francica, dont la rédaction s'étend au moins dans les
seuls fragments connus jusqu'en 1110.
Aussi sommes-nous étonnés de voir le Dr Baeumker déclarer
grandement vraisemblable l'opinion de M. Clerval (4). Nous com-
prenons mieux le jugement de M. Picavet affirmant d'une part
que la chonologie du texte de la chronique s'oppose à l'identi-
fication de Jean avec Scot Erigone, et de l'autre que l'hypothèse
de Du Boulay et de Clerval est purement gratuite (5).
En réalité, nous croyons qu'il faut poser la question autrement,
et partir d'une critique-objective du texte.
Quelques auteurs nous paraissent se faire illusion, en accep-
tant le texte de la chronique anonyme comme une autorité in-
(1) Ilist. delà Philos, scolast., I, 245.
(2) Les écoles de Chartres, 123.
(3) Ibhh, 123.
(i) Archw.fùr Geschichte der Philosophie, X (1897), p. 2"i8.
(5) Roscelin, il.
388 REVUE THOMISTE

discutable. Des chroniques qui, au moyen âge, se trompent en


parlant par approximation des personnes et des choses, est un
fait courant ordinaire. Et il n'y a pas lieu le moins du monde à
faire exception à priori pour Yffistoria francica, surtout si l'on
considère la singularité de son renseignement, qui ne coïncide
avec aucune des données historiques que l'on possède. Les
fragments importants que l'on connaît de cette chronique, nous
montrent qu'elle est une rédaction très brève et très fruste, re-
produisant chronologiquement quelques événements principaux
du temps. Rien n'établit en particulier que l'auteur ait eu une
connaissance spéciale des événements scolaires d'alors. C'est
même un fait que la presque totalité des chroniqueurs du xne et
du xme siècle, appartenant d'ordinaire à des religieux vivant dans
leurs abbayes et placés en dehors du mouvement intellectuel
des grandes écoles, ont fréquemment de graves inexactitudes
quand ils louchent à ces sujets. Mathieu Paris lui-même, dont
les chroniques sont si importantes à raison de leur développement
et de la masse de précieux renseignements qu'elles renferment,
n'échappe pas à cette loi. Dès lors, nous ne devons pas avoir
une confiance aveugle dans une source qui est d'une valeur au
moins médiocre.
Le premier point à dégager dans le texte allégué à propos des
dialecticiens de la fin du xn° siècle, c'est celui de la place occupée
par le sophiste Jean dans l'esprit du chroniqueur. Il voit ce per-
sonnage comme le chef de file du mouvement philosophique, car
la philosophie est réduite en ce temps à l'étude de la logique ou
dialectique. Il est moins facile en effet de se méprendre sur le fait
de la célébrité d'un personnage important que sur celui du temps
de sa vie, pour qui n'a que des vues sommaires et approximatives.
Or, y a-t-il, au temps où écrit l'auteur de VIiistoria francica, un
dialecticien Jean dont la réputation le place hors pair, de façon
qu'on puisse le regarder comme le véritable promoteur des études
logiques? Oui, ce personnage existe, c'est Scot Erigène et le seul
ScotErigène. Ici nous avons pour garant, non plus un chroniqueur
plus ou moins bien informé, mais un des hommes qui occujjent le
premier rang dans le mouvement intellectuel et scolaire du temps,
Hugues de Saint-Victor dont l'écrit Eruditio didascalica est une des
sources les plus importantes pour connaître l'état des idées et de
renseignement dans la première moitié du xne siècle. Or, au com-
mencement de son troisième livre, Hugues nous fait rémunéra-
tion des auteurs qui ont traité, depuis la plus haute antiquité, des
arts libéraux, en entendant ce mot dans son acception la plus
large, c'est-à-dire comme embrassant toutes les branches de la
philosophie. Il fait même précéder sa liste de cette observation :
Auctores harum scientiarum diversi leguntur (1), comme s'il donnait,
à entendre que sa liste est celle des auteurs qu'on enseigne de son
temps.
En tout cas, au chapitre n, sous le titre De auctoribus artium, il
cite immédiatement, en première place, les auteurs classiques
pour la théodicée ou la théologie : Theologus apud Groecos Linus
fuit, apud Latinos Varro, et nostri temporis Joannes Scotus, de
deeem categoriis in Deum (2).
Ainsi pour Hugues de Saint-Victor, Jean Scot est le grand
représentant de la théologie chez les modernes, c'est-à-dire depuis
la rénovation des lettres en Occident, au temps de Charlemagne.
De tous les auteurs cités subséquemment par Hugues, comme
formant la constellation connue des sciences philosophiques, il n'en
est aucun qui appartienne à celle période; c'est Jean Scot, qui
possède à lui seul et officiellement le litre de philosophe dans l'âge
nouveau. Cette donnée jette évidemment une grande lumière sur
la position occupée par Scol Erigène dans la première moitié du
xuc siècle; il est, nous dit Hugues, le grand philosophe de notre
temps.
On aura déjà en effet observé l'expression nostri temporis, qui
accompagne le nom de Jean Scol, et on l'aura rapproché du hoc
tempore de YHistoria franciea. Hugues appartient par son activité
littéraire à la première moitié du xne siècle, puisqu'il est mort
en 1141. Il ne viendra cependant à l'idée de personne de prétendre
qu'un spécialiste comme Hugues s'imaginait que Jean Scot fût son
contemporain. L'idée et l'expression de notre auteur sont d'ail-

(1) Patr. Lat. t. 176, 765.


(2) 765. Le texte est mal ponctué; la phrase liait avec le mot Deum. Ilauréau semble
avoir connu au moins indirectement ce texte, car il [ne le cite, ni ne renvoie à la source.
Mais, combien il se trompe quand il écrit
: « Hugues de Saint-Victor recueille d'une tra-
dition confuse qu'un certain Jean Scot avait autrefois écrit quelque chose
sur les dix
catégories (!!!), 1. c. p. 173. La confusion, comme on le verra par ce qui suit, n'est pas
chez Hugues de Saint-Victor.
MllO REVUE THOMISTE

leurs très claires : ce qu'il appelle son temps c'est l'âge occidental,
l'opposant à l'antiquité grecque et latine. Il est donc constant que
dans le monde scolaire, dont Hugues est une des sommités, c'est-
à-dire dans les quarante premières années du xn° siècle, Jean Scot
était considéré comme un maître moderne, nostri temporis; les
gens un peu au courant ne se méprenaient pas sur la portée de
l'expression. L'auteur de la chronique anonyme est un contempo-
rain de Hugues, mais n'étant vraisemblablement pas versé person-
nellement dans la connaissance du mouvement nouveau qui se pro-
duit dans les écoles, et entendant nommer Jean le Sophiste comme
le chef, l'initiateur du mouvement philosophique, le voyant qualifier
d'auteur nostri temporis, le chroniqueur l'a rapproché matérielle-
ment des hommes qui, les premiers, ont remis en honneur la phi-
losophie à la fin du xi° siècle. L'auteur de Y Historia-Jrancica a
commis la bévue d'un homme parlant de choses qu'il ne connaît
pas assez, rien de plus.
La question chronologique soulevée par le texte si longtemps et
si diversement discuté depuis Du Boulay nous paraît donc à peu
près liquidée. Mais le texte de la chronique et celui de Hugues de
Saint-Victor nous fournissent encore divers renseignements qu'il
est bon d'utiliser.
A côté du nom de Jean Scot, Hugues de Saint-Victor place les
mots : de clecem categoriis in Deum, voulant indiquer, comme il le
faii pour les autres auteurs, son titre littéraire principal. On ne
connaît pas d'ouvrage de Jean Scot portant ce titre; mais il n'est
pas difficile de l'etrouver ce que Hugues a prétendu désigner. Il
s'agit de l'écrit qui résume sa célébrité et qui a troublé tout le
moyen âge, De divisions naturoe, Hep\ <Ï>Û(jsg>ç [-tepiq-ioo (i). C'est là en
effet, au livre premier (2), que Scot Erigène parle de la division des
choses en catégories établie par Aristote, et qu'il en fait succes-
sivement l'étude pour voir ce qu'elles permettent de dire en les
appliquant à la cause première, à Dieu ; c'est bien, comme le dit
Hugues, de decern categoriis in Deum. Mais laissons parler Scot lui-
même : Aristoteles acutissinius apud Grsecos, ut aiunt, naturalium,
rerum discretionis repertor, omnmm rerum qux p>ost Deum sunt, et ab
eo creatse, innumerabiles varietates in decern, universalibus generïbus
(i) Pair. Int. p. 122, 139.
(2) A partir de la fin du n» 15, col. 462.
concluait, quoe clecem categorias, id est prxdicamenta vocavit. Nihil
enim, ut ei visum, in multitudine creatarum rerum, variisque animo-
rum motibus inveniri potest, quod in aliquo prsedictorum generum
includi non possit (462-3). - Quemadmodum fere omnia quse de
natura conditarum rerumjoroprie prsedicantur, de Conditore rerumper
metaphoram, signiftcandi gratia, dicuntur : ita etiam categoriarum.
significationes, quse proprie in rébus conduis dignoscuntur, de Causa
omnium non absurde possunt proferri, non ut proprie significent quid
ipsa sit, sed ut translative, quid de ea, nobis quodammodo eam inqui-
rentibus probabilité?- cogitandwn est (463). - Quid dicendum est de
kis decem generibus prsedictis... Numquid credibile est, ut vere ac pro-
prie de divina atque ineffabili naturaprsedicentur ? C'esl toute la ques-
tion que se pose Scot Erigène et qu'il examine ensuite très au
long.
On pourrait se demander pourquoi Hugues de Saint-Victor a
désigné sous le titre en apparence étrange de De decem categoriis
in Deum, le De divisione naturoe. La raison en paraît simple.
Hugues veut indiquer le titre que possède Jean Scot à prendre
place permis les autours classiques qui ont écrit sur les arts libé-
raux. Or c'est précisément par cette partie que l'ouvrage entre
spécifiquement dans cette catégorie. L'indication de Hugues nous
fournit indirectement une preuve que Scot n'avait pas écrit ex pro-
fessa sur les arts, sans quoi Hugues eût vraisemblablement men-
tionné ses écrits. En tout cas, Hugues n'en avait pas connaissance.
Le texte de YHistoria francica a été l'objet d'une autre discus-
sion. Elle écrit en effet : In dialectica quoque Ai potentes extiterwnt
sophistoe Joannes : qui eamdem artem sophisticam vocalem esse disseruit.
Que pouvaient bien signifier ces paroles au point de vue des doc-
trines attribuées à Jean Scot? Là encore nous sommes dans le
domaine des confusions. Les mots eamdem artem sophisticam se
rapportent à dialectica, comme l'implique le mot eamdem, et en
sont l'équivalent. Les personnes qui traitent de l'histoire de la
philosophie scolastique devraient d'ailleurs savoir qu'au xnR siècle
on emploie comme mots équivalents les termes de Logique, Dia-
lectique et Sophistique, bien que se rapportant strictement à des
conceptions spécifiques diverses et à des traités particuliers de
YOrganon d'Aristote. La traduction littérale est donc que Jean a
enseigné que la cophistique ou la Dialectique n'est qu'une science
392 REVUE TUOMISTE

verbale. Hauréau, guidé par la formule du chroniqueur, l'a par-


faitement traduit : Se docteur professa, dit-on, que la dialectique
est un art, une science qui a des mots pour objet » (1). Malheu-
reusement il ne semble pas avoir bien compris ce que cela signi-
fiait, ni M. CJerval après lui (2). Cousin (3), que cite Hauréau, avait
cru y voir l'indication que Jean était un nominaliste qui prétendait
que les universaux n'ont pas de valeur objective réelle en dehors
du mot ou du concept. « Mais, ajoute Hauréau, les mots de la
chronique ont encore cet autre sens : Jean le Sophiste fut un réa-
liste passionné, qui ne voulut pas interroger sur la nature des
choses une autre science que la métaphysique, méprisant la
logique comme une science, disait-il, subalterne, une science de
mots ». L'erreur de Hauréau est de croire que soutenir
que la logique est une science purement verbale est la consé-
quence du réalisme. Il n'en est absolument rien. C'est une opi-
nion commune aux réalistes et aux nominalisles d'affirmer que la
logique, comme la grammaire et la rhétorique, sont des sciences
purement verbales. Pareillement, quand M. Clerval, croyant rap-
porter l'opinion de Hauréau, écrit : « Celte formule : eamdem artem
sopkisticam vocalem esse disseruit ne signifierait pas, comme on l'a
pensé jusqu'ici, que Jean, et Roscclin après lui, faisaient de la
Dialectique une science purement verbale, mais plutôt qu'ils la
laissaient tous deux parmi les sciences ayant pour objet les
règles du langage », il n'oppose pas l'opinion de Cousin à celle de
Hauréau, mais celle de ce dernier à elle-même. Dire de la Dialec-
tique, en effet, qu'elle est « une science purement verbale » ou
qu'elle a « pour objet les règles du langage», c'est dire la même chose.
La véritable question est de savoir si, effectivement, comme le
croyait Cousin, la chronique veut dire que Jean était un nomina-
liste, ou, comme le soupçonne Hauréau sans bien voir en quoi cela
consiste, qu'il a professé que la logique est purement une science
verbale. 11 y a là en effet deux questions fort dissemblables, si
bien que l'opinion nominaliste est l'antithèse de l'opinion réaliste,
tandis que l'affirmation de l'objet verbal de la logique est une
à l'opinion commune à l'une et à l'autre.

(1) Jtist. de la Phi/os. scolast. I, 246.


(2) Les écoles de Chartres, 122.
(3) Introduction awc ouvrages inédits d'Aàélard, p. 87.
La logique, en effet, maintenue dans ses limites naturelles,traite
du raisonnement, lequel se décompose en propositions, lesquelles
se décomposent en termes comme éléments primordiaux. Elle fait
abstraction de la valeur représentative des termes qui sont
classifiés comme les choses qu'ils représentent en dix groupes ou
catégories. Il suffit à la logique qu'elle ait le terme ou le mot,indé-
pendamment de la question ultérieure qui consiste à savoir si le
terme, universel de sa nature, désigne comme tel une réalité
objective universelle, ou n'est qu'un simple symbole représentant
un concept général, c'est-à-dire le travail d'abstraction de notre
esprit.La logique comme l'a constituée Arislote est un instrument
scientifique accepté par les nominalistes et les réalistes, car elle
est établie indépendamment de la solution qu'on peut donner au
problème de l'universel qui relève exclusivement de la méta-
physique. J) est bien vrai qu'au xn° siècle, les dialecticiens ont
agité la question de l'universel à l'occasion de la logique,ou plutôt
à l'occasion de l'Introduction aux catégories, de Porphyre, car, ne
possédant pas la métaphysique d'Aristote, ils ne lui trouvaient pas
d'autre point d'attache (1) ;maisils ne se sont pas d'ordinaire mépris
sur ce qui constituait l'objet formel de la logique, et ils ont pensé
que, malgré les solutions opposées qu'on peut donner au problème
de l'universel, cette science demeurait une science purement ver-
bale de sa nature.
Si quelqu'un avait pu s'inscrire en faux contre cette manière de
voir,c'eût été incontestablement les Réalistes ou Platoniciens qui,
posant dans l'ordre réel des entités correspondantes aux concepts,
auraient été impatients d'atteindre au plus tôt le fond de leur doc-
trine. Or, même parmi ceux-là, il est manifeste qu'il n'en est
rien.
Scot Erigène est le néo-platonisant le plus caractéristique du
moyen âge. Sur la question de l'universel il est, comme il faut s'y
attendre, un réaliste absolu (2). Cependant, ainsi que l'a reconnu
ilauréau, pour lui, la dialectique n'est qu'une science, ou mieux
un art verbal, comme la Grammaire et la Rhétorique. Quia non de
reruin naturel tractare vidnnlur, sed vel de regidis humanse vocis,

(1) Rev. Thom. 1896, p. 25.


(2) Ilauréau,/. c, I, 170, etc.
394 REVUE THOMISTE

quam non secundum naturam,sed secmidwm consuetudinem loquentium,


subsistere Aristoteles, cum suis sectatoribus, approbat (1). Dialectica
est communium animi conccptionum rationabilium diligens investi-
gatrixque disciplina. Ainsi pour Scot Erigène, après Aristote, la
dialectique n'a pas pour objet les réalités représentées par les mots
et les concepts de l'esprit, mais bien ces mots et ces concepts eux-
mêmes.
C'est la même doctrine qui est exposée par Hugues de Saint-
Victor dans son ouvrage déjà cité « ErudilioDidascalica ».I1 qualifie
ainsi la logique : logica (interpretatur) sermotionalis, quia de vocibus
i?-actat(2).
Il n'y a donc pas lieu de se méprendre sur la signification litté-
rale du texte de 1''Historiafrancica quand elle écrit: Joannes qui
eamdem artem sophisticam, lisez la logique, vocalem esse disseruit ;
nous sommes en effet en présence des expressions de Jean Scot lui-
même et de Hugues de Saint-Victor.
Il y a lieu cependant de se demander si le chroniquenr anonyme
a bien vu la portée des paroles qu'il a transcrites et si sapensée
était conforme à sa formule.Nous ne le croyons pas.Nous sommes
persuadé qu'à raison Je la première confusion chronologique
relative à Jean Scot et mentionnée plus haut, il a été induit à
croire que les expressions qu'il a employées signifiaient la théorie
du nominalisme. Croyant Jean le Sophiste l'initiateur des autres
nominalisles de son temps, il a cru trouver dans la formule qu'il
rapporte, mais qui ne lui est vraisemblablement pas personnelle,
l'expression du nominalisme de Jean Scot, comme il a cru trouver
dans l'expression nostri temporis la preuve que Jean était un
maître contemporain.
En somme, le texte si souvent torturé de Y Historia francica
contient deux grosses méprises qui témoignent que l'auteur était
très insuffisamment renseigné sur les choses des écoles, sur les
personnes et les doctrines. Elle n'autorise surtout aucunement la
création d'un personnage fictif ayant joué le rôle que Du lîoulay
et M. Clerval lui ont gratuitement prêté.
R. P. Mandonnet.

(1) De divis. nat., lib. V, il. 4.


(2) Liber II, cap. II.
M ' ',

LA VIE SCIENTIFIQUE

LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES

Si la Revue des questions scientifiques souvent cilée dans ce recueil, n'esl


point une inconnue pour les lecteurs de la Revue thomiste, il en est peut-
être autrement de la Société savante dont elle est l'organe, ou plutôt l'un
des organes.
La Société scientifique de Bruxelles, malgré son lieu d'origine, n'esl point
spéciale à la Belgique ; elle est consliluliveinent internationale. Fondée
par des Belges, ayant son siège et ses réunions en Belgique, rien d'éton-
nant que les savants belges y figurent en plus grand nombre que ceux
des autres pays ; ils sont loin cependant d'être seuls à en faire partie.
Elle compte ou a compté des membres en Hollande, en Allemagne, en
Angleterre, en Espagne, en Amérique; cl, pour ne parler que de la
France, l'illusire Pasteur, le vénérable Daubrée, mort doyen de tous les
géologues du monde, le non moins vénérable d'Abbadie, le géomètre
triangulateur de l'Abyssinie, comptant parmi ceux de ses membres dont la
Société scientifique pleure la perte récente. Parmi les vivants, mention-
nons, un peu au hasard, MM. Albert de Lapparent I'éminenl géologue,
Wolf, du Bureau des Longitudes et de l'Institut, Camille Jordan, Insjîec-
teur général des mines, professeur au Collège de France et à l'Ecole poly-
technique, M. Haton de la Goupillière l'éminent directeur de l'Ecole des
mines, Vicaire, ingénieur en chef des mines, professeur à la même Ecole.
J'en passe et non des moindres.
Honorée, dès les premières années de sa fondation, de la haute appro-
bation du Pape Léon XIII glorieusement régnant, la Société scientifique
s'est formée, à Bruxelles, sous l'inspiration de cette définition du Concile
du Vatican :Nuïïa unquam inter /idem et mtionem vera dissensio esse potest,
qu'elle a prise pour exergue ou épigraphe do toutes ses publications. Et
ces publications consistent principalement : 1° dans la trimestrielle Revue
des questions scientifiques, recueil de haute vulgarisation formant chaque
année deux forts volumes in~8°: et, 2* dans un volume annuel A'An-
nedes, ouvrage plus spécialement technique, comprenant les procès-
verbaux des séances de la Société, les mémoires et travaux originaux de
ses membres et les discours ou conférences qu'ils y ont donnés.
396 REVUE THOMISTE

Ces séances sont, chaque année, réparties en trois sessions ; deux d'entre
elles, en janvier et en octobre, n'occupent chacune qu'une seule journée;
la principale, fixée à la semaine qui suit le dimanche de Quasimodo, dure
trois jours.
Chargé, en avril dernier, de représenter, à la session principale de celle
année, une Société savante, soeur de la Société scientifique et son aînée
dans l'ordre chronologique, la Société bibliographique de Paris, nous
voudrions esquisser ici, en traits rapides, les travaux de celte session.
Elle a occupé les journées des mardi, mercredi et jeudi, 27,28 et 29 avril,
les matinées étant remplies par les travaux des sections, les après-midi
par les séances générales, Enfin, sur les trois soirées, la première a été
occupée par une conférence avec projections, dont il sera parlé plus loin,
la seconde par le banquet qui, chaque année, à pareille époque, réunit,
dans de fraternelles agapes, les membres de la Société présents.

ASSEMBLÉES GlÏNÉllALIÏS

Occupons-nous d'abord des Assemblées générales, qui représentent


mieux la physionomie d'ensemble de la Société. Elles ont été présidées
par M. Aimé Wilz, ingénieur civil, agrégé et docteur es sciences physi-
ques et mathématiques, professeur aux Facultés catholiques de Lille, en sa
qualité de président annuel.
1. --Assemblée générale bu mahdt 27 avu il. '-La
séance s'est ou-
verte par la lecture du Rapport de M. Mansion (1), secrétaire général, sur
les travaux de la Société durant l'année écoulée. Deux points, dans ce
Rajqjort, nous paraissent plus particulièrement dignes d'attention. En
rappelant les principaux sujets traités dans la Revue, notamment ceux qui
touchent aux confins de la science et de la j>hilosophie, l'éminenl secré-
taire général estime que, nonobstant quelques dissidences de langage,
quelques malentendus passagers entre physiciens et métaphysiciens, bon
nombre de ces pages sont une démonstration pratique « de celle vue géné-
rale que la philosophie thomiste sainement entendue a des affinités natu-
relles avec la science contemporaine. »
Plus loin, le savanl rapporteur, faisant allusion à l'ornementation du
tombeau de Pasteur où l'on voit quatre anges aux ailes dé2)loyécs repré-
sentant la Foi, l'Esjiérance, la Charité et la Science, observe que c'est la

(1) Professeur de mathématiques supérieures à l'Université de Gand.


LA VIE SCIENTIFIQUR 397

première fois que, dans le symbolisme chrétien, dans l'art religieux, la


science est ainsi associée aux vertus théologales. Association bien justifiée
en notre siècle si scientifique, ajoule-l-il, et qui correspond admirablement
à cette grande pensée du Concile du Vatican que la science conduit à Dieu,
sa grâce aidant, ?-? pensée-mère de la fondation et de la direction de la
Société scientifique elle-même.
La lecture de ce rapport a été suivie d'une conférence du président, dont
le sujet était : Le halage des bedeaux sur les canaux par Vélectricité. Pour que
les canaux puissent se relever du coup presque mortel que leur a causé au
moins en France,la concurrence des chemins de fer, il faut que les bateaux
puissent y circuler jjlus rapidement et à moindres frais qu'ils ne l'ont fail
jusqu'ici avec le halage par êtres humains,voire par chevaux. M. Aimé Witz
trace,à cette occasion,l'historique des tentatives faites depuis longtemps déjà,
pour substituer la traction mécanique à la traction animale Ou humaine ;
mais les procédés employés exigeaient des mises de fonds trojs considé-
rables pour donner des résultats rémunérateurs. De récentes exjjériences
sur l'emploi de l'électricité à cet usage semblent résoudre définitivement le
problème. En Amérique, MM. Mawley et Lamb y ont réussi sur le canal
Erié; en France, MM. Denèfle cl Gie sur le canal de Bourgogne. Il s'agit
d'un trolley roulant sur conducteurs aériens, au moyen duquel le courant
actionne soit une sorte de char à trois roues avec cabine pour le conduc-
teur, circulant sur le chemin de halage,
ment dit, .-
- on a alors le halage propre-
soit une hélice montée sur le gouverneuil (ou plutôt clans son
intérieur) qui devient aussi propulseur en même tenrps qu'il gouverne ; le
halage proprement dit cède ici la place au halage par propulsion. M. Witz
s'est livré personnellement à des expériences à ce sujet, et il a pu, par
3,430 watts, haler,à une vitesse de deux kilomètres à l'heure, deux bateaux
portant un chargement de près de 400 tonnes.
La grande difficulté à la mise en pratique de ces procédés éminemment
avantageux paraît devoir être la résistance routinière des mariniers.
La soirée du même jour a été remplie par une brillante conférence avec
projections, faite par M. Gaston l'Serstevens, fils d'un ancien membre du
Parlement de Belgique et revenu tout récemment d'un voyag'e d'explo-
ration en Egypte. Du Caire à la seconde cataracte du A7»?, tel était le titre de
cette conférence. Artiste et homme de science, M. Gaston l'Serstevens a
conduit son auditoire successivement dans l'Egypte contemporaine dont il
a décrit avec nombreuses projections à l'appui, les habitants, leurs moeurs,
leurs usages, leur genre dévie, leurs habitations,- el dans l'Egypte anti-
que, nous montrant dans l'ensemble el dans leurs détails, ses vieux monu-
ments,pyramides, sphinx, obélisques, inscriptions hiéroglyphiques, restes,
398 REVUE THOMISTE

retrouvés par les égyplologues, d'anciens j>alais, d'anciens temples, de


statues, etc. Le tout accompagné de l'indication des grands faits histo-
riques ou du moins des dynasties auxquelles l'archéologie et l'érudition
contemporaine croient pouvoir les rattacher.

2. -? Assemblée générale do 28 aviîil. - Une confraternité, une


sorte de fédération internationale qu'il serait fort désirable de voir s'éten-
dre à toutes les Sociétés savantes catholiques, existe entre la Société scien-
tifique belge, la Société bibliographique française et la Goeires-Gesellschaft
allemande; et chacune des trois se fait régulièrement représenter à la
session jïi'incipale annuelle des deux autres. Chargé, comme il a été dit
plus haut, de représenter à Bruxelles la Société bibliographique, nous
avons dû rendre compte des travaux de celte dernière pendant l'année
écoulée. Ce que la Société scientifique réalise dans l'ordre des sciences pro-
prement dites, la Société bibliographique le fait dans le champ de l'his-
toire, de l'érudition, de la critique et des lettres; elle s'occupe aussi, à
côté de la publication d'écrits savants et d'ouvrages puisés aux sources, de
la propagation des saines lectures par des distributions de livres choisis
aux bibliothèques privées et aux écoles libres,par l'organisation de biblio-
thèques populaires circulantes, la tenue à jour d'un catalogue de livres à
l'usage des gens du monde et répartis dans les diverses branches du sa-
voir humain. Elle a aussi sa revue mensuelle, le Polybiblion, divisé en
deux parties distinctes, l'une « technique » donnant chaque mois la liste
de tous les ouvrages parus en France et à l'étranger, l'autre « littéraire »,
contenant le compte rendu analytique et critique des ouvrages qui, dans
chaque spécialité, méritent l'attention.

Une très intéressante conférence de M. le Dr Lamelle sur La peste dans-


l'état actuel de la science a suivi la lecture nécessairement un peu aride de ce
rapport. A l'occasion de l'épidémie pestilentielle récemment apparue à
Bombay et qui a causé en Europe un si naturel émoi, le savant confé-
rencier trace un rapide historique de cette redoutable maladie dans les
temps anciens, au moyen âge, et plus particulièrement à partir du
xvne siècle.
Quant à l'épidémie actuelle, elle a débuté en Chine en 1894 et a éclaté
en septembre 1896 dans la présidence de Bombay où elle a exercé d'incal-
culables ravages; de janvier à mars dernier, elle ne faisait pas moins, cha-
que jour, de 230 victimes. C'est un médecin français, le Dr Yersin, qui a
découvert, en 189-i, le microbe de la peste, un bacille très court et fort
peu résistant aux agents physiques comme la chaleur, et aux désinfec-
tants, agents chimiques, mais à qui, en revanche, tout organisme vivant
MF 7

LA VIE SCIENTIFIQUE 399

est bon pour se développer. Les animaux domestiques, les rats, les souris,
les mouches elles-mêmes sont aisément atteints j>ar le fléau et en devien-
nent aussitôt agents de transmission. Nul être humain n'en est à l'abri, et
les seuls chez qui l'on puisse constater une immunité relalive sont les pes-
tiférés guéris, lesquels forment malheureusement une très faible minorité
parmi les personnes atteintes, car la mortalité de la peste, rarement infé-
rieure à 80 p. cent ! monte parfois à 95 p. cenl!
Cette maladie revêt du reste des formes variables, pouvant être pneumo-
nique, hémorragique, typhoïdique, maligne (c'est-à-dire foudroyante), ou
bien encore relativement bénigne mais d'une durée plus grande. Les
lésions les plus apparentes - -
non les seules produites par la maladie,
sont des gonflements ganglionnaires ou bubons, et des sortes d'anthrax
charbonneux.
Il n'y a pas, jusqu'ici, de traitement médical capable de guérir de la
jjcsle, sauf, peut-être celui du Dr Yersin dont il sera dit un mot plus bas ;
on n'a guère contre elle que des traitements préventifs, consistant soit à
l'empêcher de pénétrer en Europe au moyen d'une police internationale
qui s'exerce sur les navires partant des ports infectés ou arrivant dans les
nôtres, soit à la circonscrire si elle est parvenue dans nos contrées et à
l'empêcher de s'étendre, soit enfin à inoculer aux personnes saines un
sérum anlipcstilcntiel.
D'une manière générale, une bonne hygiène tant publique que privée,
est la meilleure garantie.
Haffkinc cl Yersin sont entrés dans cette voie. Le premier vaccine ses
sujets avec des cultures du bacille pestilentiel chauffées pendant une heure
à 70 degrés, de manière à tuer les germes sans enlever au liquide sa pro-
priété antimorbide ; sur 2,000 personnes ainsi vaccinées par lui, quatre
seulement auraient été atteintes par le fléau.
Le Dr Yersin suit une autre voie. En immunisant des chevaux par
iujection de cultures du bacille de la peste, il obtient un sérum qui a, sur
les rongeurs, un effet préventif et curatif. Sur 26 pestiférés soignés par lui
à l'aide de ce sérum, il en a guéri 24. Il continue ses essais au centre
même de l'épidémie actuelle, à Bombay. On verra par la suite si ces pre
miers succès seront confirmés. Mais le Dr Lamelle estime que, dans tous
les cas, c'est dans cette voie qu'il faut chercher le remède à la peste, voie
où l'on trouvera peut-être encore le remède à toutes les maladies tropi-
cales.

3.- Assemblée générale bu jeudi, 29 avril. .- C'est sous la prési-


dence du vice-président, M. le chanoine Delvigne, curé de Saint-Josse
(dans la banlieue de Bruxelles), qu'a eu lieu celle séance. Après le rapport
400 REVUE THOMISTE

du trésorier sur les comptes de recettes et de dépenses de la Société pen-


dant l'année écoulée, rapport d'où il appert que l'exercice se clôt par un
léger excédent des premières sur les secondes, la parole est donnée à un
savanl-orientalisle belge le R. P. Delattre, S. J. qui nous donne, sous ce
titre : Une promenade en Baoylonie sotis le roi JVabonide, vers l'an 545 avant
Jésus-Christ, un récit aussi curieux qu'attrayant.
Rassemblant et vivifiant dans une charmante synthèse les données com-
posées qui ont permis aux assyriologues déchiffreurs des documents cunéi-
formes de reconstituer l'histoire des antiques empires d'Assyrie et de
Babylonie, l'ingénieux conférencier transporte son auditoire dans la
région qu'arrosent le Tigre et l'Euphrale telle qu'elle était au vie siècle
avant notre ère. Hôte momentané du roi babylonien Nabonide, ce contem-
porain de Cyrus et troisième successeur du grand Nabuchodonosor, le
R. P. Delattre va nous servir de cicérone dans les Etals de ce souverain.
Vaste plaine légèrement inclinée vers le golfe Persique, la Babylonie de
Nabonide est couverte de villes opulentes possédant chacune une Ziggurat,
sorte de tour quadrangulairc à large base, en forme de pyramide, dont on
gravit le sommet par un escalier extérieur, ainsi que de nombreux temples,
palais et autres édifices. La double ceinture de remparts qui environne
Babylone semble enceindre une province entière plutôt qu'une ville. Mais
ce qui captive bien davantage l'attention, c'est le réseau subdivisé à l'infini
des dérivations du Tigre et de l'Euphrale : canaux principaux dont l'un,
le Pallacotas, pris sur l'Euphrale, est un véritable Ueuve creusé de main
d'homme sur un parcours de 800 kilomètres, canaux secondaires, vraies
rivières artificielles, fossés de conduite, canivaux, rigoles. C'est un
immense système d'irrigations savamment aménagées qui envoient l'eau
fertilisante jusque dans les plus minimes parcelles de terre, et font de celte
vaste vallée une plaine d'une fécondité inouïe. Fécondité créée par l'homme
il y a 3,500 ans, nous disent les savants du pays (n'oublions pas que nous
sommes sous le règne de Nabonide) et qui ne se maintient que par un
entretien et une direction de tous les instanls dans le règlement et la
répartition des eaux. Agents de fertilisation, les canaux mésopolamiens
sont aussi, surtout à l'époque des récolles, des voies commerciales el de
transport ; et même, il y a trente siècles, disent toujours les sujets de
Nabonide, le roi de Ninive, Sennacherib, put, grâce à eux, faire passer
du Tigre dans l'Euphrate, toule une flotte de navires de guerre construits
el montés par des prisonniers phéniciens. Tous les rois babyloniens el ni-
nivites ont été grands terrassiers, grands hydrauliciens, autant que
grands bâtisseurs : à cet égard, Nabonide, en suivant les traces de son
glorieux prédécesseur Nabuchodonosor, ne fait que se conformer comme
lui aux traditions trente ou quarante fois séculaires des souverains des
deux grands Etats de la Mésopotamie.
LA VIE SCIENTIFIQUE 401

Si, d'une exploration à travers les canalisations chaldéennes nous pas-


sons à l'examen des documents écrits sur prismes, cylindres, stèles,
tablettes de pierre ou d'argile qui abondent en Babylonie, nous rencon-
trons, en outre des actes officiels relatant l'histoire politique et adminis-
trative de l'empire, une foule d'autres documents de diverses natures qui
nous renseignent sur les moeurs, les usages, les coutumes, les traditions
de ces peuples naguère encore perdus dans le lointain des âges : ici ce
sont des incantations contre la lièvre paludéenne et autres maladies ; là,
sont consignées les observations faites par les astronomes babyloniens du
haut des ziggurat, ailleurs ce sont des chants liturgiques en l'honneur des
divinités du pays, offrant, comme forme et allures, une grande analogie
avec les psaumes hébraïques, niais que les Juifs captifs, adorateurs du vrai
Dieu, refusent, malgré toutes instances, de chanter ; c'est enfin le grand
poème épique retraçant les exploits de Gilgamès (1), l'hercule chaldéen,
et racontant, à la façon polhythéisle, les deux grands faits de la création
et du déluge, et aussi l'histoire des dieux locaux. Sans nombre sont d'ail-
leurs les vieilles écritures de toute espèce : effets de banque et de com-
merce, documents administratifs, acles de procédure, correspondances
officielles et privées, reflétant l'étal de la Babylonie à toutes les époques,
sans parler des écritures analogues qui se j>i"alic|ueiït encore journelle-
ment et dénote l'exubérance de vie et d'activité de cette civilisation bril-
lante dont on vient d'esquisser un léger croquis, mais dont l'actualité, ne
l'oublions pas, remonte à vingt cinq siècles en arrière !

II

SEANCES DES SECTIONS

Les réunions de la Société en ses diverses sections présentent un carac-


tère plus spécial et surtout plus technique que les assemblées générales,
et plus d'une des questions qui y ont été traitées ne saurait trouver jjlace
dans ce compte rendu.
Ainsi, dans la première seclion, le mémoire de M. de Salverl sur l'at-
traction du jMrallèlipipède ellipsoïdal et la discussion à laquelle l'a soumise
son rapporteur, M. Humbert; un autre mémoire, celui-là de M. Eugène
Perron, intitulé Contribution à la théorie de la flexion et de la torsion des tiges

(1) Nouvelle lecture, et la seule admise aujourd'hui, du nom propre qu'on avait
d'abord formulé Izdubar.
BEVUE THOMISTE. 5e ANNÉE. 27.
402 REVUE THOMISTE

élastiques et son application aux constructions métalliques, et la discussion


dont il a été l'objet, sont choses qui ne s'adressent qu'aux professionnels
des hautes mathématiques. De même les considérations présentées par
M. le capitaine Gocdsecls sur les prismes lopographiques et leurs applica-
tions à la télémétrie militaire, supposent des connaissances spéciales aux
officiers du génie ou aux ingénieurs-arpenteurs. L'exposé, par M. Marion,
d'une méthode élémentaire d'exposition des principes de géométrie non eucli-
dienne, serait peut-être moins malaisément abordable et offrirait un
curieux intérêl en permettant d'iudiquer les principes de la géométrie
de Riemann et de celle de Lobalchefsky, l'une et l'autre si différentes de
celle d'Euclide que nous avons tous apjjrise ; mais l'on ne pourrait suivre
dans cette voie sans s'exposer à entrer dans des développements hors de
proportion avec les limites de cet aperçu.
A plus forte raison devons-nous passer sous silence une note du même
M. Marion dans laquelle il donne, à l'aide du calcul intégral, Vexpression
analytique du volume d'un corps en géométrie lobatchefshienne, et ne men-
tionner que pour mémoire une communication de M. de Salverl sur « deux
formules très simples provenant de l'intégration des fonctions elliptiques
par rapport à leur module ». L'explication de ces deux formules « très
simjjles » ne comprend pas moins de six pages d'équations! Tout est
relatif.
Au surplus, les savants compétents qui aimeraient à suivre ces exposés
de mathématiques supérieures, n'auront qu'à se reporter au premier fas-
cicule du volume annuel des Annales qui vient d'être publié.

Après la section des mathématiques pures, prend rang la section des


sciences physiques. C'est celle des ingénieurs, des physiciens, des électri-
ciens et des chimistes. Plusieurs des questions que ces sciences agitent revê-
tent aussi un caractère trop technique pour être aisément analysées dans un
recueil non spécial. Il ne sera pas sans intérêt cependant de jeter un
rapide coup d'oeil sur les sujets qui y ont été abordés, ne serait-ce que
pour montrer le niveau des connaissances au sein desquelles se meuvent
les savants attitrés dont s'honore la Société scientifique de Bruxelles.
M. Félix Leeomie a entrelei'U la section d'un procédé nouveau de renver-
sement des cheminées d'usine, par l'emploi d'un fil d'acier à triple torsion
comme ceux qui servent au sciage mécanique des blocs de granit. On scie-
rait obliquement le tronçon de cheminée à abattre, lequel viendrait tomber
à côté du tronçon resté debout.
M. Thiry a présenté deux modèles réduits d'appareils de son invention.
L'un est un système de support du câble dans les chemins de fer aériens,
l'autre une torpille actionnée deux fois par le courant électrique. Retenue
LA VIE SCIENTIFIQUE 403

au fond de l'eau, la torpille, dégagée par le premier contact, remonte


s'accrocher aux flancs du navire, contre lequel elle éclate au second con-
tact.
D'un assez long mémoire intitulé : Etudes sur l'influence exercée par un
champ électrique sur un min cejet d'eau, l'auteur, M. Van der Mensbrugghe,
tire celte conclusion que l'on ne peut étudier utilement les mouvements des
liquides qu'à la condition de ne pas regarder à priori ces derniers comme
incompressibles. Si faible que soit la compressibilité des liquides, elle
n'est cependant pas nulle; les très petites, les presque insensibles dimi-
nutions de volumes produites par des pressions considérables dévelop-
pent des réactions élastiques dont il n'est pas permis de ne pas tenir
compte. C'est pour les avoir négligées que les j>hysiciens ont été si long-
temps embarrassés, dit l'auteur, « quand il s'agissait de faire découler des
actions moléculaires à force contractile d'un liquide quelconque ».
Une autre conséquence du même travail, c'est que la résistance de l'air
n'est pas la seule cause qui empêche un jet d'eau ascendant d'atteindre la
hauteur théorique, la tension superficielle constituant une force retarda-
trice très suffisante pour atteindre ce but.
Après une communication de M. Louis Henry, professeur à l'Université
de Louvain, sur les alcools fiitrés, le R. P. Lucas entretient la section de
récentes modifications apportées dans la construction des interrupteurs
des bobines de Ruhmkorff ; puis il invite les membres à se rendre dans
une salle transformée en chambre obscure, et les fait assister à une série
d'expériences par application des fameux rayons Rontgen.

La troisième section englobe tout ce qui, en dehors des sciences phy-


siques proprement dites, se rattache aux sciences naturelles.
M. J.-H. Fabre y a donné lecture d'un mémoire sur les Nècropliores qui
sera, de même au surplus que la publication précitée du R. P. Lucas,
publié dans la Revue des questions scientifiques.
Puis M. Meunier, un autre entomologiste, donne la suite d'un travail
commencé précédemment sur ce qu'il appelle Les chasses diptériologiques
aux environs de Bruxelles. C'en est la seconde partie, dans laquelle l'au-
teur entretient la section des St/rphides, des Eptides et des Bombylides. 11
est ensuite amené à parler des hyménoptères de Rulgarie dont les
espèces ?- non de simples variétés - sont en nombre considérable et se
sont répandues et acclimatées en Roumanie, dans le Nord et jusqu'aux
Indes.
M. Van Ortroy, capitaine de cavalerie dans l'armée belge, s'est fait
dans les études géographiques, une spécialité remarquée. Sa communi-
cation à la troisième section a eu pour objet le partage politique de
404 REVUE THOMISTE

l'Afrique, ce vaste continent dont la carte, naguère presque toute blanche


à l'intérieur, est aujourd'hui surchargée de détails et ne laisse plus, rela-
tivement, que peu de limites de possessions européennes ou d'Etats auto-
nomes incertaines ou inachevées. La Belgique, avec son Etat indépendant
du Congo, y figure pour une pari importante ; le Portugal,aux Açores, aux
Canaries, aux îles du Cap Vert, ajoute, sur le Continent, quelques posses-
sions en Guinée et au nord du Congo, mais surtout les deux vastes pro-
vinces du Mozambique au Sud-Est, et de l'Angola au Sud-Ouest; au sud de
celle-ci et au nord de celle-là, l'Allemagne a su se tailler deux provinces
de non moindre importance, auxquelles elle joint des possessions moins
bien délimitées au Cameroun et au Togo. Peu importantes sont les colo-
nies africaines de l'Espagne et de l'Italie : depuis ses revers dans sa
guerre avec l'Abyssinie, l'Italie ne possède plus guère que quelques lieues
de côtes en Erythrée et le long de l'océan Indien, au nord du fleuve
Djouba; et l'Espagne, en dehors de quelques îlots, de quelques postes au
nord du Maroc et d'une bande de terrain sur l'Atlantique à l'ouest du
Sahara, est à peu près étrangère en Afrique.
L'empire Ottoman est l'un des plus anciens Etats européens possesseurs
de terres africaines :1a Tripolilaine en droit et en fait, l'Egypte en droit, lui
sont vassales et tributaires; mais les Anglais, ajouterai-je, ont en Egypte
une prépondérance de fait, et l'expérience prouve que l'Anglais, là où il a
une fois pris pied, ne se retire jamais,au moins volontairement; c'est comme
une loi de l'histoire.
La France aurait en Afrique, à ne considérer que l'étendue des terri-
toires, et toutetois après l'Angleterre, une part prépondérante : L'Algérie
et la Tunisie lui donnent accès dans tout le Sahara Occidental et jusqu'au
lac Tchad, tandis que, le long de l'Atlantique et du golfe de Guinée, elle
compte au Sénégal, au Soudan, en Guinée, à la côte d'Ivoire et au Daho-
mey, des possessions non sans importance, plus, au Sud-Est, la grande
île de Madagascar.
Mais c'est surtout la Grande-Bretagne qui a su, là comme partout du
reste, -qu'on me permette cette appréciation personnelle, - se faire la
part du lion. À l'Ouest, elle possède la Gambie, Sierra-Leone, la Côte-
d'Or. le Lagos et les autres territoires qui l'entourent entre le Dahomey et
le Cameroun ; au Sud, la colonie du Cap avec d'immenses espaces s'éten-
danl jusqu'au lac Tanganika, par 36" de latitude australe, jusqu'à 8° au
sud de l'Equateur; à l'Est, l'île de Zanzibar, un territoire qui partant des
côtes de l'océan Indien, du Virtorin Nyanza et du Congo belge, remonte
vers le Nord jusqu'à Kordofan et à Khartoum sur les bords du haut Nil,
Y>lus la côte somalienne du golfe d'Aden. Si l'on ajoute à cela la main-
mise de l'Angleterre sur l'Egypte, on voit que le rêve d'Albion de pos-
~-ir

LA VIE SCIENTIFIQUE 405

séder un empire africain s'étendant sans lacune des bouches du Nil au Cap
semble n'être pas irréalisable.
Quant aux Etats constitués et autonomes, en dehors des peuplades indi-
gènes sans gouvernement bien défini.il n'y a guère à citer que le Maroc au
Nord-Ouest, la république de Libéria à l'Ouest, au Sud l'État libre
d'Orange et le Transvaal, et enfin à l'Est l'empire Ethiopien.
M. le capitaine Van Ortroy conclut que, la région Nord-Est exceptée,
le partage politique du Continent noir est presque achevé, et que, bientôt,
il ne restera plus qu'à faire succéder, à la conquête matérielle, la conquête
méthodique du sol et de ses habitants.
Fort bien. Mais cette seconde conquête ne sera-t-elle pas incompara-
blement plus longue et plus difficile que l'autre ?
A la séance du 28 avril, le R. P. Bolsius, professeur au collège d'Ou-
denbosch en Hollande et particulièrement versé dans l'anatomie et l'histo-
logie zoologiques, a présenté, avec mémoire à l'appui, un petit mécanisme
de son invention destiné à apporter un grand perfectionnement à l'usage
du microscope. C'est une espèce de chariot pouvant s'adapter à tout
exemplaire de cet instrument et permettant à l'observateur de parcourir
le porte-objet d'un bout à l'autre. Il l'appelle chariot universel. Le R. P.
Hahn, naturaliste belge éminemment compétent en pareille matière, est
chargé par la section d'examiner le mémoire de son confrère hollan-
dais.
Puis, un autre naturaliste, M. Proost, directeur général au ministère
de l'agriculture de Belgique, qui a eu occasion de se livrer à des analyses
optiques du sang, expose que soit chez des enfants, soit chez des adultes
présentant les caractères du tempérament lymphatique, la proportion des
globules rouges du sang est inférienre à la proportion normale, et qu'il a
pu constater sur les mêmes sujets, par l'analyse optique, qu'après un
séjour suffisamment prolongé au grand air de la campagne avec un exer-
cice approprié, la proportion des globules rouges était notablement
augmentée. D'où il conclut qu'il doit être facile, au moyen d'une hygiène
rationnelle, de rétablir le rapport normal entre les globules rouges, élé-
ment respiratoire du sang, et les leucocytes ou globules blancs, la vitalité
des personnes diminuant avec le ralentissement de la combustion orga-
nique.
Messieurs Briart, l'un membre de l'Académie royale de Belgique, l'autre
ingénieur, avec son confrère M. Maury, aux charbonnages de Bascoup, à
Chapelle-lez-Herlaimont. ont découvert un nouveau banc houiller à troncs
debout ; cette découverte, venant à la suite de plusieurs autres du même
genre, est d'un grand intérêt dans la discussion entre les partisans de la
houillification sur place et ceux de la houillification par transport. Le
406 REVUE THOMISTE

gisement signalé a été étudié par le R. P. Schmitz, directeur du Musée


géologique des bassins houillers belges et par M. le chanoine de Dorlodot,
aune profondeur de 243 mètres; ils ont constaté que la galerie creusée tra-
verse un véritable amas de calamités. L'administration de la mine a fait de
nouvelles recherches que le P. Schmitz visitera ; elles feront l'objet d'un
mémoire qui sera présenté à l'Académie.
La communication du P. Schmitz a pour objet de donner à la Société
scientifique la primeur de cette nouvelle géologique.
La séance s'est terminée par la présentation d'un manuscrit baita faite à
la section par le R. P. Van den Gheyn, bollandiste et conservateur des
manuscrits à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Le P. Van den Gheyn,
pour qui la philologie et la linguistique n'ont plus de secrets, a découvert
ce manuscrit dans un fonds de réserve de la Bibliothèque qui n'avait pas
encore été dépouillé.
Les Battas ou Batacks sont une peuplade du nord de l'île de Sumatra,
dont la civilisation semble indiquer une origine hindoue. Ce manuscrit
-
offre cette particularité, à l'encontre de la plupart de ceux de l'Inde, de
la Malaisie et même des Batacks contemporains, manuscrits qui sont
tracés à la pointe sur des feuilles détachées de palmier ou de latanier,
d'être écrit à l'encre, et à une encre très noire et très épaisse, sur une
-
longue lanière d'écorce de bambou repliée dans le sens de sa largeur, de
manière à se partager en petits comjsartiments carrés de 10 centim. 1/2
sur 12 1/2, et représentant chacun une manière de page. Déployée, cette
lanière donne une longueur de 2mC0. Le R. P. Van den Gheyn croit ce
manuscrit incomplet : il en cite d'autres, de forme et consistance analogues,
beaucoup plus longs, un entre autres, conservé à l'Université de Kiew et
qui n'a pas moins de G mètres de longueur. En tout cas, il a été lacéré : car
il lui manque les deux planchettes de la couverture. Le sujet paraît en être
une collection de recettes médicales contre les morsures, blessures, etc.
L'écriture s'en lit de gauche à droite, et l'alphabet semble se rattacher au
type pâli, l'indication des voyelles étant d'ailleurs presque identique à
celle qui a cours en sanscrit.
Les travaux de la troisième section se sont clos, le jeudi 29 avril, par
les élections en vue du renouvellement du bureau pour l'année 1897-1898
et par la lecture d'une note de M. l'abbé Bourgeat, du diocèse de Saint-
Claude (France), sur les formations glaciaires du Jura, dans la région
comprise entre Saint-Claude et Salins. Renvoyée à l'examen de MM. J.
de la Vallée-Poussin et le chanoine de Dorlodot, professeur à l'université
de Louvain, cette note demande à être accompagnée de dessins ou au
moins d'une esquisse permettant de se rendre compte de la disposition
des lieux. Cette esquisse sera réclamée à l'auteur.
LA VIU SCIENTIFIQUE 407

Pour une l'aison analogue ;ï relie qui nous a obligé à passer très rapi-
dement sur les travaux de la première section, nous serons non moins
bref sur ceux de la quatrième : ils sont tous consacrés à des questions
médicales exclusivement techniques, On y discute sur le cas d'un malade
atteint de paralysie faciale double à la suite d'un tamponnement de la
tête entre deux wagons de chemin de fer; MM. Glorieux et le Dr De Buck
croient à une nécrose traumatique, M. Guylits y voit une lésion anato-
mique pouvant impliquer des conséquences graves. Suit une discussion
beaucoup plus étendue, exjiosée par M, le Dr De Buck, sur un cas
d'héinatomyélie spontanée chez un homme atteint de dégénérescence
athéromasique profonde de toutes les artères, et qui, à la suite d'un effort
violent, s'était fait un mal intense dans la région dorso-lombaire, princi-
palement à gauche de la colonne vertébrale. La discussion d'un tel cas est
exclusivement du ressort des hommes de l'art, qui pourront du reste la
lire in extenso dans le prochain volume des Annales.

La cinquième section, vouée aux études d'économie politique et sociale,


a été moins féconde que les précédentes en travaux variés. Cependant une
discussion aussi vive et animée que d'ailleurs courtoise s'y est élevée au
sujet des conclusions d'une étude de M. Hector Lambrechts, attaché au
Ministère du travail de Belgique, sur le travail des ouvrières en chambre.
L'auteur estime que l'organisation actuelle du travail en chambre doit être
modifiée; il veut qu'elle le soit avec le concours de l'autorité publique
procédant non point par mesures générales, mais en entrant dans le
détail pour chaque industrie, et même pour chaque abus dans chacune
d'elles.
Naturellement, cet appel à une ingérence excessive de l'autorité ne
pouvait pas ne pas rencontrer de contradiction de la part de ceux qui
attendent plus de l'initiative particulière et individuelle que de l'intrusion
de l'Etat dans les moindres détails de la vie privée. Aussi, tout en félici-
tant sincèrement l'auteur pour son travail remarquable d'ailleurs, plu-
sieurs membres ont pris la parole pour en combattre les conclusions.

Ne terminons pas ce rapide aperçu de la session sans dire quelques


mots du banquet qui a réuni les membres présents à Bruxelles autour
d'une table confraternelle.
Le président de la Société, M. Aimée Witz, occupait le milieu de la
lable, ayant en face de lui le vice-président, M. le chanoine Delvigne,
et, à ses côtés, M. le comte Van der Straeten-Ponthos, président de la
cinquième section, et le R. P. Thirion, le dévoué secrétaire adjoint de la
Société qui joint, aux travaux du professorat dans le collège que les reli-
408 REVUE THOMISTE

gieux de son ordre possèdent à Louvain, tout le fardeau de la besogne


courante, aussi bien de l'organisation des trois sessions annuelles et de
la publication des Annales, que de la direction matérielle et de la publi-
cation de la Revue. Pas un mémoire, pas un article, pas un travail quel-
conque, soit de la Revue, soit des Annales, qu'il n'ait d'avance lu, examine,
classé, et dont il n'ait, plutôt deux fois qu'une, corrigé et revu les
épreuves.
Figurait aussi au banquet M. le capitaine Goedseels qui assume une
autre tâche non moins méritoire, celle de la gestion financière, labeur
aussi nécessaire qu'ardu et ingrat.
Il va sans dire que plusieurs toasts ont été portés ; un repas de corps
sans toasts serait comme un corps sans tête. Le président, en quelques
paroles chaleureuses, a d'abord rendu hommage au Pontife auguste, ami
de la philosophie et des sciences, qui gouverne aujourj^hui l'Eglise et qui
daigne honorer la Société scientifique de Bruxelles de sa bienveillante
protection; puis il a salué le souverain du catholique et libre pays, de
Belgique, et a levé son verre tout ensemble à Sa Sainteté Léon XIII et à Sa
Majesté Léopold II. - Le vice-président belge, chanoine Delvigne, a
répondu comme il convenait au président français, Aimé Wilz, s'associant
aux sentiments, exprimés par lui, de respect et de reconnaissance envers
Léon XIII, et répondant à son salut à la Belgique par un salut réciproque
à la France et aux catholiques français.
Parmi divers autres toasts échangés entre d'autres convives, signalons
celui du directeur d'un des principaux organes catholiques de la Belgique :
Le Patriote de Bruxelles. En souhaitant prospérité et succès à la société
scientifique, il a exprimé le regret qu'elle ne fît pas assez parler d'elle
dans la presse, n'étant pas, ainsi, suffisamment connue ; il a offert gra-
cieusement son concours pour contribuer à lui donner une publicité fort
désirable, demandant, pour cela, que les membres de la Société lui
envoyassent de la copie.
Arrêtons-nous sur cette pensée. Souvent les oeuvres ne font pas tout
le bien qu'elles pourraient faire, en dépit du zèle et du dévouement de
leurs membres, parce qu'elles ne sont pas suffisamment connues, et c'est
un peu le cas delà Société scientifique. Par suite sans doute d'un excès de
modestie de la part des savants qui la dirigent avec tant de compétence et
d'autorité, elle est un peu trop restée dans l'ombre. Il est souverainement
désirable qu'elle soit connue davantage. Puissions-nous avoir contribué,
suivant nos faibles moyens à ce résultat. C'est dans ce but que nous avons
rédigé la présente notice.
G. nu Kihwax
LA VIE SCIENTIFIQUE 409

DISCUSSION

LETTRE DE M. J. SEGOND
au R. P. directeur de la Revue Thomiste
Mont-de-Marsan, 30 mai 1897.
Mon Révérend Père,
La Revue Thomiste de mai présente quelques observations sur un article
que j'ai publié dans les Annales de philosophie chrétienne d'avril sous ce
titre : Essai sur Videntité. La lecture de ce compte rendu très critique m'a
convaincu d'une chose : c'est qu'il y a malentendu entre mon contradicteur
et moi. Il faut croire que ce malentendu m'est imputable; c'est de ma faute
si je n'ai pas été compris. Je m'adresse donc à votre courtoisie pour pré-
senter aux lecteurs de votre Revueles explications nécessaires.
Cette thèse est fort mal posée par mon contradicteur. « La logique,
dit-il, ruine le principe d'identité. » Encore faudrait-il indiquer, ce qui est
la fin de ma démonstration, qu'elle le ruine en le prenant pour un principe
analytique, alors qu'il est synthétique par nature. Quels sont les argu-
ments que l'on oppose à cette démonstration ?
J'ai dit, en premier lieu, que le sujet A n'est pas identique à lui-même,
en second lieu que cette identité n'existe pas non plus que le prédicat A.
On résume ainsi ces deux preuves : « A est dédoublé dans le principe
A = A. Qui dit dédoublement dit rupture de l'identité. » Je défie qui-
conque n'aura pas lu mon article de retrouver dans ce compte rendu
l'argumentation que je viens de résumer. Or, pour une question si déli-
cate, il me semble indispensable d'être intelligible. On me répond :
« Rupture matérielle des termes, je le concède : rupture formelle du con-
cept, je le nie. » J'ignorais, je l'avoue, que l'on pût séparer ainsi les
termes des concepts. Et c'est bien le dédoublement du concept que j'ai pré-
tendu prouver. Je ne me suis pas borné, en effet, comme mon contradic-
teur, à concéder ou à nier sans preuves.
De même, lorsque je montre que A prédicat est opposé à A sujet, on me
répond: « Opposition formelle, je le concède; opposition logique, je le
nie ». Ici encore je demanderai qu'on me démontre que cette opposition
n'est pas logique (1). Oui ou non,pen.se-t-on ta même chose quand on pose le
(1) M. Segond prend ici à contresens les termesJde notre distinction. (Cf. Rev. th.
p. 272, no 2). N. A. Q.
.410 REVUE THOMISTE

sujet et quand on pose le prédicat? Et la proposition n'est-elle qu'un


assemblage de mots et non de concepts? Ce nominalisine irait loin.
On m'accorde que A prédicat est supérieur à A sujet en extension et en
compréhension. Mais on ajoute qu'il s'agit ici de supériorité logique et non
réelle. Je demande qu'on m'explique le sens de cette opposition. Oui ou
non, les concepts s'appliquent-ils à un objet?
Enfin on m'accorde qu'il n'y a pas de réversibilité entre les termes logi-
ques une fois posés, mais on affirme cette réversibilité entre les idées. Ici
encore, je demande à mon contradicteur si la logique est une affaire de
mots.
Il paraît que « j'ai jugé de la qualité de la liqueur j>ar la grandeur du
vase », et que j'ai procédé ex communibus et non expropria. Examinant
une formule qui exprime l'identité en général, j'ai cru, en effet, devoir
donner à A la valeur générale qui appartient à tout symbole. Procéder
autrement m'eût paru peu logique.
Mon contradicteur ajoute : « Mais il faut que le principe d'identité soit.
Autrement c'est le scepticisme. Et M. Segond n'en veut pas. Comment le
justifier? »
Je ferai observer que supprimer les intermédiaires dans une argumen-
tation serrée, c'est rendre inévitable un malentendu entre le lecteur et
l'auteur critiqué. Si les démonstrations que j'ai crues valables aboutissent
en apparence au scepticisme, c'est parce qu'elles réduisent l'identité à une
illusion, et que la connaissance suppose l'identité. Ceci valait la peine
d'être dit. De plus, je ne repousse pas le scepticisme parce qu'il me déplaît,
mais parce qu'il est irrationnel selon moi.

Je relèverai aussi l'étrange façon suivant laquelle mon contradicteur


arrive à ma profession d'idéalisme. Ici encore la suppression des inter-
médiaires paraît être son plus grand souci. Il est vrai qu'il rend par là
ma thèse inintelligible. Mais que lui importe ? Ne faut-il pas courir au
plus pressé, c'est-à-dire pourfendre une fois de plus l'idéalisme : « L'i-
déalisme, dit-il, apparaît enfin comme l'idée de derrière la tête de l'ar-
ticle. » Je pourrais demander que l'on fît usage ici de ces « distinguo »
dont on m'accablait tout à l'heure. L'idéalisme, sans doute, mais lequel ?
car il y en a plusieurs ? Le mien est-il celui de Berkeley, celui de Kant ou
celui de Hegel? Il y aurait quelque intérêt pour la question présente, et je
dirai même quelque loyauté, à se le demander. Et ne pouvais-je dire avec
apparence que Vidée de derrière la tête de mon contradicteur est la haine en
bloc de tout idéalisme ? Est-ce là une manière sérieuse de philosopher?
Mais il paraît que j'ai usé d'un paralogisme pour établir mon idéalisme.
Il est vrai que mon argument, suivant le procédé habituel, est résumé de
LA VIE SCIENTIFIQUE 411

la façon la plus inexacte. J'avais cru, avec Berkeley, que l'existence était
une notion de la pensée, et qu'affirmer l'existence là où l'on supprime la
pensée, c'est à la fois poser la pensée et s'imaginer qu'on la supprime.
On me répond « qu'il est facile de voir que le concept de connaissance
n'entraîne pas celui d'existence, mais d'existence perçue ». Je vois dans
cette réponse une ignorantia elenchi manifeste. Ai-je dit que le concept
de connaissance entraîne celui d'existence? Et j'attends encore que l'on
m'explique ce que peut être une existence nonperçue : « Tout ce qui existe est
intelligible actuellement et par nous, je le nie ; en puissance par nous,
ou actuellement par une pensée parfaite, je le concède». Faire dire aux
gens ce qu'ils n'ont pas dit, c'est le plus sûr moyen de les trouver en
faute. Où a-t-on vu que j'aie affirmé l'intelligibilité actuelle et par nous de tous
les phénomènes? J'ai dit seulement : Tout ce qui existe ri'existe donc que
dans la pensée. Cette pensée est-elle une pensée jwfaite? Ceci n'importe
guère pour l'instant ; il suffit que ce ne soit nécessairement ni la vôtre, ni
la mienne.
Par une nouvelle suppression des intermédiaires, aussi peu justifiable
que les précédentes, mon contradicteur passe à la solution que je donne
du problème : L'identité est créée par l'amour. Ici encore même confusion
entre la pensée et notre pensée. J'ai cru que l'identité s'expliquait par
l'attrait exercé par la pensée première sur les pensées dérivées, attrait qui
explique en même temps l'existence de ces pensées. On traduit cette thèse
de la sorte : « C'est l'amour de Dieu agissant sur nos esprits qui produit
l'identité. » Nouvelle ignorantia elencM. Où a-t-on vu que je parlais de nos
esprits? Il me serait difficile de le faire et de professer en même temps le
phénoménisme, comme je le fais à plusieurs reprises dans mon étude. Et si
toute identité est l'oeuvre de l'attrait divin, comment pourrais-je poser jwant
cet attrait, l'identité des éléments de ce prétendu esprit? Il ne faudrait
pas
prêter à ceux que l'on réfute des absurdités gratuites. Je dis : que Von
réfute, bien qu'à vrai dire j'attende encore la réfutation. On
se borne à me
dire que ma thèse est une contrefaçon idéaliste de la doctrine réaliste de
l'émanation des choses. Apparemment prononcer le mot : Idéalisme, cela
suffit pour réfuter une doctrine ! Descartes et Kanl ne m'ont point habitué
à des procédés aussi sommaires. Ajouterai-je qu'il n'y
a pas trace d'éma-
nation dans ma thèse? Ici encore, de quel coté est le paralogisme?
On m'exhorte, en terminant, à laisser la Trinité aux théologiens. Que
ne donnait-on ce conseil à Leibnitz ! J'ignore si mon contradicteur est
théologien; mais il est certainement distrait dans
ses lectures. On me fait
dire que « le Verbe est premièrement ce' qui est aimé
». Or j'ai dit qu'il
était ce qui aime. Commencez par établir que la pensée diffère de l'amour
en son fond, et l'on pourra m'opposer alors cette définition. Le Verbe est ce
412 REVUE THOMISTE

qui est pensé. Je fais procéder le Verbe du Saint-Esprit? J'ignorais que le


rapport qui unit deux termes les engendrât.
J'avais quelque raison de me plaindre,en commençant,de n'avoir pas été
compris. Je demanderai à mon contradicteur de ne pas se borner une
autre fois à me traiter d'idéaliste. Ne va-t-il pas, en effet, me ranger par
là dans l'école d'Aristote, le plus grand des idéalistes antiques ?
Je vous, prie, mon Révérend Père, de vouloir bien agréer l'expression
de mon profond respect.
J. Second.
Professeur agrégé de philosophie au lycée de Mont-de-Marsan.

REPONSE DU R. P. GARDEIL

Mon tbès révéhend Pèue,

Les lecteurs de la Revue Thomiste comprendront que, sous peine d'être


obligé d'opposer un article à chacun des articles dont je rends compte
dans notre Revue critique des Revues, je ne puis ni reproduire tous « les in-
termédiaires » de la pensée des auteurs, ni prouver toutes les distinctions
que je crois devoir avancer et qui, d'ailleurs, leur sont familières. Mon
but est d'offrir un guide analytique et critique qui serve d'introduction à
la lecture de ces articles, mais ne saurait remplacer celle lecture. Aussi
aï-je soin de citer la page où j'ai puisé mes renseignements afin de provo-
quer la vérification de mes dires.
Démontrer l'évidence n'est pas chose facile. J'aurais voulu éviter à nos
lecteurs une discussion qui leur paraîtra singulière par la disproportion
existant entre l'exiguïté des résultats el l'appareil ardu qu'il faut déployer
pour l'atteindre. Mon excuse est que je ne suis pas maître de choisir le
terrain. Que ceux donc pour qui il est évident que A est identique à A se
gardent bien de me suivre. J'écris moins pour les éclairer que pour
rendre à mon contradicteur la justice qu'il réclame et à laquelle il a
droit.
J'ai résumé l'article de M. Segond en deux propositions : « la logique
ruine le principe d'identité, l'amour le sauve. » J'ai bien entendu parler du
principe d'identité comme principe analytique. Cela va de soi entre tho-
mistes qui n'admettent que deux sortes de principes : les principes analy-
tiques à priori et les principes synthétiques à posteriori.
En ce qui concerne la première proposition, j'ai dit et je maintiens que
-T

LA VIE SCIENTIFIQUE 413

les contradictions relevées par M. Segond dans l'axiome A = A sont d'or-


dre logique, qu'elles procèdent ex eommunibus, c'est-à-dire de propriétés
qui conviennent aux termes, quels qu'ils soient, faisant partie d'une
proposition, et non ex propriis, c'est-à-dire de propriétés spéciales aux
=
termes intégrant le jugement spécial A A. Je n'ai donc pas voulu dire que
M. Segond, en prenant comme exemple de sa démonstration les termes A
et A, avait choisi des termes trop généraux: ces termes sont, au contraire,
pour moi des termes spéciaux, ceux qui intègrent le jugement A=A,
jugement très spécial pour l'esprit, puisqu'il a ce caractère sui generis
d'offrir dans le prédicat la répétition du sujet.
Avant de justifier les « distinctions » alléguées, je ferai ressortir, en
faveur de ma thèse, un argument très simple et en quelque sorte à priori.
Qu'est-ce que A, futur sujet, avant rde faire partie du jugement A A?=
C'est le concept de A purement et simplement. Qu'est-ce que A, futur pré-
dicat? C'est, de même, le concept de A purement et simplement. C'est, de
part et d'autre, un concept identique. Il est donc à prévoir que si quelque
contradiction est reconnue plus tard dans l'identité du concept A, à la suite
de sa mise en proposition, cette contradiction ne proviendra pas du con-
cept lui-même mais de certaines propriétés qui s'adjoindront à lui par le
fait de sa mise en proposition. C'est nommer les propriétés logiques.
Venons, maintenant, au point du débat. El, d'abord, définissons-en les
termes. Qu'entend-on par propriétés logiques ? Je viens de le dire. Ce sont
les propriétés qui conviennent aux concepts en vertu de leur entrée dans
les énonciations et les raisonnements. Soient les deux termes : homme et
animal. Au point de vue des concepts ou des réalités (c'est tout un), il est
clair que animal dépasse liomme en extension. Formons renonciation :
l'animal est homme : c'est une proposition fausse et violente au point de
vue de sa vérité conceptuelle ; au point de vue logique, c'est, au con-
traire, une proposition régulière et dans laquelle le terme homme, étant
prédicat, dépasse en exension le terme animal.
Cela étant, je demande si les propriétés de A qui consistent : i" à être
dédoublé dans la proposition A=A ; 2° à être opposé à soi-même ; 3° et 4°
à être supérieur en extension et en compréhension comme prédicat à soi-
même sujet ; 5° à être, comme sujet, irréversiblement premier (1) ; je
demande, dis-je, si ces propriétés conviennent à A en tant qu'il est le
concept A, la réalité A, ou en tant qu'il entre dans renonciation A A.
Poser la question, c'est la résoudre.
=
De peur, cependant, de paraître trancher la question sans preuves,
j'emprunte à M. Segond une courte citation, celle qui a trait à la troisième

(1) Cf. Jïev. Th., mai 1897, p. 271-272.


414 HEVUE THOMISTE

des propriétés visées, l'extension du prédicat. Je préfère cet exemple uni-


quement parce qu'il est court, et renseignera plus vite le lecteur sur la
manière de l'auteur : « Considérons maintenant, dit-il, A' et A" au point de
vue de l'extension. Il semble, qu'à ce point de vue, le prédicat soitsupérieur
au sujet. Que signifie, en effet, la formule au point de vue extensif? Elle
exprime ceci, que le sujet A' rentre dans le prédicat A". A" est considéré
comme formant une classe, et A' comme formant une division de cette
classe. Mais le tout est plus grand que sa partie ; donc A" est plus étendu
que A1 (p. 10) ».- Oui ou non,la propriété qu'a le sujet A' de rentrer dans
le prédicat A" est-elle affirmée comme une conséquence de la position de
A" dans làformule A' = A"? Oui ou non, une semblable propriété est-elle
une propriété logique ?
J'ai une explication à fournir en ce qui concerne la première de ces pro-
priétés. Aussi bien M. Segond n'a pas entendu prouver directement la
contradiction entre A et A, en vertu du dédoublement inhérent à la propo-
=
sition A A> mais en cherchant à établir que le sujet A n'étant pas iden-
tique à lui-même, ne pouvait donner lieu au principe d'identité. Mais je
vais montrer que c'est tout comme...
En effet, comment M. Segond prouve-t-il que le sujet A (il en dit autant
de A prédicat) n'est pas identique à lui-même. Il fait remarquer que se
poser la question de cette identité du sujet A à lui-même suppose le sujet
A dédoublé, et il nomme A' et A" les composantes de ce dédoublement.
Arrivé là, il dit (je vais de suite au centre de sa démonstration, p. 8,
haut.) : « Mais la logique est inflexible : Tout rapport suppose deux termes.
II faut donc que le sujet A' soit posé indépendamment du prédicat A" ». Et
ainsi le sujet est posé sans retour sur soi; chaque fois qu'il sera posé nous
aurons affaire à un terme nouveau, le sujet n'est pas identique à lui-même,
et toute question ajrant trait à l'identité primitive de A et de A devient un
non-sens. » [Ibid.)
Il faut. Pourquoi faut-il ? Ne serait-ce pas, comme je l'ai dit dans ma
critique (Rev. Th., mai, p. 271, bas), parce que « Qui dit dédoublement, dit
rupture de Videntité ». Que l'on relise la citation entre guillemets ci-dessus
et que l'on en juge. M. Segond dira-t-il qu'il n'a pas appliqué celte ma-
= =
jeure au principe A A, mais à renonciation A' A", qui exprime le
dédoublement de A sujet et non simplement de A. Qu'importe puisque A
=
simple n'est pas moins dédoublé dans A A que A sujet dans l'identité
de lui-même à lui-même, puisque (p. 7 bas) M. Segond dit lui-même : « A1
est le sujet, A" est le prédicat ». J'avais voulu délivrer le lecteur de toutes
ces entournures inutiles, et démêlant directement le principe caché au fond
de ce pénible et obscur argument, distinguer entre la rupture matérielle
des termes, nécessaire pour énoncer l'identité conceptuelle, rupture donc
LA VIE SCIENTIFIQUE -ilo

d'ordre logique, et l'identité formelle du concept, laquelle demeure sous la


rupture des termes.

Je passe à la seconde partie de la thèse : l'amour sauve le principe


d'identité.
J'ai dit que M. Segond ne veut pas du scepticisme. Ai-je eu tort? M. Se-
gond lient à ce que l'on sache qu'il n'en veut pas, parce qu'il réduit l'iden-
tité à une illusion et que la connaissance suppose l'identité. Le scepticisme
et l'illusion ne sont-ils j>as les deux ménechmes ? Et qui doute que la con-
naissance suppose l'identité ? Ai-je dit que M. Segond ne veut pas du scep-
ticisme jwzrae qu'il lui déplaît ?
Je ne me suis pas soucié d'épingler l'idéalisme de M. Segond à la place
qui lui est due entre tant de brillants lépidoptères de même famille. Qu'il
se rassure,je ne le range pas dans la famille des Aristote, «leplus grand
des idéalistes antiques », non pas même dans la même classe ! J'ai entendu
!

parler de l'idéalisme dont M. Segond emprunte à Berkeley le principe fon-


damental et dont la plupart des idéalismes modernes ne sont que des va-
riétés. Gel idéalisme, oui,je le hais; j'ai hâte de dire que c'est d'une haine
toute intellectuelle et qui n'atteint nullement ceux qui le professent. Je le
hais comme une perversion de la raison employant toute sa puissance à
rebours de la recherche du vrai et du réel. Véritable tonneau des Danaïdes,
plus il absorbe d'intelligence, moins il offre de quoi désaltérer qui est
assoiffé de vérité et de réel.
Ce que c'est qu'une existence non perçue ? » --Mais c'est tout simple-
«
ment une existence.
sance. » - - «Le concept d'existence entraîne celui de connais-
Non ! la connaissance est seulement la condition de la percep-
tion de l'existence. - L'existence est une «notion de pensée».
encore : c'est une notion pensée.
- Non,

Et, dire qu'une existence pour être doit être perçue, que le concept
d'existence entraîne celui de connaissance, que l'existence est une notion
de pensée, comme je l'ai dite, insinué, - équivaut à prétendre comme le
dit M. Segond que tout ce qui existe est intelligible actuellement.
- Ce
n'est pas nous qui avons cette connaissance toujours actuelle, ai-je dit.
Cette réserve ne préjugeait en rien l'opinion de M. Segond. Elle indi-
quait seulement la [mienne.
Et je suis heureux de donner ce témoignage à M. Segond qu'il la par-
lage et ne prétend pas à l'intelligibilité par nous, de toute existence. Mais
quelle est cette pensée en général, qui n'estpas nôtre, dans laquelle existe
tout ce qui existe ? D'où vient que les idéalistes en parlent comme d'une
raison impersonnelle et que, cependant, quand ils veulent l'étudier, c'est
en eux-mêmes, dans les formes de leur propre pensée qu'ils la rencontrent?
416 BEVUE THOMISTE

Mystère qu'il est bon de ne pas approfondir, car il cache peut-être la


plus formidable illusion qui ait jamais trompé philosophe !
Je veux être juste et laisser à M. Segond dans toute son intégrité la
qualité de phènomèniste qu'il revendique avec tant de vivacité. Je retire
donc ce « Nos esprits » qui a effarouché son puritanisme. J'avais, il est
vrai, en l'écrivant, cédé à un certain sentiment de compassion pour quel-
ques-uns de mes lecteurs qui, peut-être, n'étant pas grands clercs en phé-
noménisme, avaient besoin qu'on leur en transposât les expressions. Il est
donc entendu que nos désigne l'ensemble de notre phénoménisme : je me
trompe ! il faut dire : du phénomisme ou des phénomènes. A qui sont ces
phénomènes, direz-vous. A personne Ils flottent... à l'aventure, et cons-
!

tituent la pensée... en général. Ne nous étonnons pas que pour rassem-


bler des nuées aussi légères, il suffise du souffle d'un attrait !
J'avais cru faire l'éloge de l'article de M. Segond en le soulignant comme
une hardie contrefaçon idéaliste de la grande doctrine de l'émanation des
choses. M. Segond assure qu'il n'y a pas trace d'émanation dans sa thèse.
Encore une fois ai-je prétendu le contraire? C'est saint Thomas qui se sert
de ce mot pour désigner de son nom le plus général, sa belle explication
de la Création, un morceau de maître. Donc : ce que la doctrine de l'Ema-
nation de saint Thomas est pour le réalisme, la synthèse de M. Segond
l'est pour l'idéalisme. Voilà tout ce que j'ai voulu dire. Et le mol « contre-
façon », dans ce qu'il a de déplaisant, ne s'adresse pas à M. Segond, mais
à l'idéalisme, qu'à la vérité cet écrivain jirofesse.
Suis-je théologien, ne le suis-je pas ? Peu imjîortc à la question. Je le
suis peut-être et en bonne position pour qualifier les opinions phénomé-
m- nistes de M. Segond. Mais j'aurais garde d'user de ces procédés avec un
écrivain auquel, même en le redressant, je veux plus de bien et plus pro-
fondément qu'il ne se l'imagine sans doute. Que M. Segond veuille bien
se relire. Il a écrit : « La pensée primordiale (Dieu) s'aime donc elle-
même, et cet amour qu'elle se porte est la raison de son existence. Ainsi,
il y a trois termes en elle : ce qui aime, ce qui est aimé et l'Amour qui les
unit tous deux. La doctrine chrétienne de la Trinité es,t l'expression de
cette métaphysique » (p. 20). Que M. Segond se mette à ma place : La
Trinité c'est, si je ne me trompe, le mystère d'un seul Dieu en trois per-
sonnes. Il me fallait donc identifier ces trois personnes :1e Père, le Verbe
et l'Esprit, aux trois termes que M. Segond leur déclare assimilables. L'A-
mour est certainement le Saint-Esprit. Reste : cequi aime et ce qui est aimé.
Tous les théologiens attribuent au Père le rôle de principe actif et pre-
mier des processions divines : il est le Père, c'est-à-dire l'engendrant.
Etre aimé indique une passivité. De plus, le Père est toujours nommé le
premier, et M. Segond cite en premier ce qui aime. J'ai donc été conduit à
LA VIE SCIENTIFIQUE 417

penser que le terme, ce qui aime répondait au Père, el le terme, ce qui est
aimé au Verbe. D'où il suivait que l'Amour étant intermédiaire entre ce
qui aime et ce qui est aimé, dans la Trinité de M. Segond, le Verbe (ce qui
est aimé) procédait du Saint-Esprit.
M. Segond me demande de prouver que l'amour diffère de la 2>ensée en
son fond. Ce n'est pas à moi de le prouver. La Sainte Écriture, les Con-
ciles, les Saints Pères, les théologiens el le plus grand d'entre eux, saint
Thomas, ont tous admis que le Verbe procédait du Père par voie de géné-
ration purement intellectuelle, et que l'amour suivait la conception et l'ex-
pression du Verbe. Cela suffit pour une question tbéologique.Les dogmes
sont faits, el ce ne sont pas « nos preuves » qui les referont.
M. Segond, en finissant, déclare ignorer que le rapport qui unit deux
termes les engendre. Je nie fais un plaisir de lui apprendre qu'il en est
ainsi dans la théologie des relations de la Sainte Trinité.
En voilà assez, je pense, mon très révérend Père, sur une question
aussi abstruse. Je crois avoir élucidé toutes les difficultés soulevées
par M. Segond au sujet de mon compte rendu. Je ne m'engage
pas à répondre aussi prolixcmenl à tous les auteurs qui se trouveront
visés : il est bien difficile de dire ce qu'on croit être la vérité sans atteindre
l'homme, j'allais dire lepère. Si M. Segond, au lieu de réclamer l'insertion
de sa lettre, avait bien voulu me demander directement des éclaircisse-
ments, je me serais fait un devoir de les lui donner, sans avoir recours à
la Revue. Une lettre ouverte manque souvent le but que l'on se propose,
lequel, dans l'espèce, serait certainement, en ce qui me regarde, moins de
f
réfuter, ce que espère avoir fait, que de convertir.
A. G.

REVUE CRITIQUE DES REVUES

I. -
PHYSIQUE.
-
Delboeuf : Notes sur la Mécanique. Article posthume. Dans l'in-
troduction, l'illustre auteur avoue n'avoir jamais vu clair dans les éléments
annotions fondamentales de la Mécanique. Aussi il qualifie son travail
d' « excursions d'un ignorant aux abords delà Mécanique »,el il constate
avec joie que des spécialistes, des professeurs de Mécanique se trouvent
dans le même état d'esprit. Il attribue l'obscurité qui enveloppe les notions
de k force, de travail, d'énergie, etc. » à l'ordre défectueux dans lequel
sont présentées « les catégories fondamentales
**e les présenter dans l'ordre naturel.
». -
L'auteur se propose

BEVUE THOMISTE. 5e ANNÉE. - 28*


- !H/.

418 KEVUE THOMISTE

Suivent des noies et fragments sur l'énergie et le travail, la vitesse et le


temps, le levier, la mécanique moléculaire, la pesanteur, la composition
des forces. - Ce sont quelques notions élémentaires présentées d'une
façon parfois très originale, dans lesquelles l'auteur semble s'ajtpesantir
avec prédilection sur certains prétendus paradoxes et sur les incohérences
qu'entraîne fatalement l'introduction de l'infini dans le calcul. Il est impos-
sible de résumer. Notons :
1° Il est incontestable qu'une incroyable confusion règne dans certaines
notions fondamentales ; il est tout aussi exact qu'elle est probablement due à un
défaut de méthode et qu'il y aurait lieu d'examiner la genèse de ces « catégories
fondamentales ». 3Iais n'est-il "pas essentiel, unefois le rôle du sens musculaire,
de Im mémoire et de la sensation en général dûment constaté, de séparer nette-
ment l'ordre abstrait des mathématiques pures de l'ordre vlkrj. de la cosmo-
logie? Le plaisir de constater des conséquences paradoxales ne compense pas les
inconvénients de la confusion. - L'auteur sembleVavoir oublié quand il prétend
établir, par exemple, qu'un levier parfait absolument en équilibre est impossible,
qu'un ressort tendu oscille encore, que l'équilibre, c'est-à-dire en définitive le
repos, est le mouvement, etc. Le levier parfait en parfait équilibre sur un point
mathématique n'existe pas, c'est évident; mais cette existence n'intéresse pas le
géomètre. Dans l'équilibre toutes lesforces agissent, et chacune produirait un
travail, si elles agissaient successivement ; ce travail ainsi que les oscillations
autour de l'équilibre idéal seront d'autantplus petits que les actions des forces
se succèdent plus rapidement. Mais dans leur action simultanée il n'y a plus
de succession ; la variable atteint sa limite, et le travail ne peut plus être que
zéro.
2° La définition de la science, donnèepar Delboeuf est passablement arbitraire,
et j'aime à croire qu'il aurait essayé de la justifier clans sa rédaction définitive.
Prétendre que seules les connaissances qui ont pris une e-xpression mathéma-
tique ont droit au nom de science, c'est exclure du coup
cette conséquence - -
et l'auteur admet
toutes les sciences biologiques, et même, quoiqu'on en dise,
les scknces physiques proprement dites. Il n'est pas opportun de changer la

i -
signification de termes aussi usuels que celui de « science », ni surtout d'exa-
gérer encore le culte du chiffre, pour la plus grande gloire de Pythagore.
3° L'auteur parle de substitution et de compensation entre les différents fac-
teurs dont le produit mesure l'énergie et le travail. Il trouve notamment que
le temps est assimilable à une source d'énergie. »-Ceci rappelle immédiatement
«
-
la solution inadmissible à notre avis (1) - qu'a donnée Delboeuf de l'argu-

-
Cfr. Rev. Thomiste, mai 1897.
(1) - La conservation de l'énergie et la liberté morale.

i
É
Je saisis cette occasion pour faire remarquer que dans cet article (pp. 163 et 164) il
m'est arrivé -je ne sais par quelle distraction - de supposer à la terre une orbite
circulaire, seule hypothèse dans laquelle le travail du soleil sur notre globe serait nul.
?\\ ?

LA VIE SCIENTIFIQUE 419

ment du déterminisme mécanique. Au point de vue abstrait, si l'énergie est


nulle, le temps capable de la remplacer est infini. C'est assez dire qu'il ne
faut pas songer à appliquer cette considération à l'ardre iubel.
En somme, il est fort difficile d'apprécier ce qu'aurait été le travail, si l'auteur
avait pu l'achever; mais l'originalité n'aurait pas fait défaut. Ces quelques
fragments portent nettement l'empreinte personnelle de Delboeuf, et cela suffit
pour les rendre très intéressants. On ne peut que regretter que la mort ait
empêcliè le philosophe-mathématicien de les compléter.

[Eev. de Métaph. et de Mor., mai 1897.)


M. P. De Munnynck.

Georges Moubet : La notion mathématique de quantité


mathématiques fournissent un excellent sujet d'analyse philoso23hique :
.
Les -
elles nous entraînent fatalement et dès le début aux « nombres infinis »,
c'est-à-dire à l'inconnaissable.
La quantité (en faisant abstraction du prèfini =
0 et du transfini ?= <x>)
doit se définir : une grandeur susceptible d'addition et de subdivision. L'addi-
tion, opération fondamentale et unique des mathématiques, a sa base dans
l'expérience; celle-ci doit nous révéler tous les caractères de l'addition
avant qu'on puisse ériger cette dernière en opération mathématique
abstraite. L'auteur constate tous ces caractères dans la masse.
L'addition en général, ou « relation additive », considérée au point de
vue des termes, offre trois choses à noter :
1° L'homogénéité des parties entre elles et avec la somme.
2° Les parties doivent être susceptibles de grandeur.
3° Elles doivent pouvoir se substituer l'une à l'autre selon leur seule
équivalence de grandeur.
Au point de vue de la forme :
1° La relation additive suppose un groupe ou système, ce qui implique :
ci) génériquement : 1° un nombre ; 2° une association réelle des objets
;
b) spécifiquement comme groupe additif 1° l'uniformité du lien entre
:
toutes les parties d'une même addition (quoique ce lien puisse être très
différent dans différentes additions) ; 2° la symétrie des parties, c'est-à-
dire leur indépendance de tout ordre déterminé'; 3° l'indétermination du
nombre des parties.
2° La dissymétrie entre la somme et chaque partie.
-
Cette dissymétric
est le caractère fondamental de l'addition. -Elle donne lieu à deux opé-
II va sans dire que ces considérations doivent être entendues d'une orbite circulaire
«3'pothélique. Ma méprise n'a absolument aucune influence sur la marche du raisonne-
ment. Il suffit d'admettre la possibilité Ae forces normales à la trajectoire, ce qui ne peut
faire l'ombre d'un doute.
420 KEVUE TI10MISTE

rations : l'addition et la soustraction. En se plaçant au point de vue


objectif et réel, la première opération est toujours possible, comme le
démontre la série continue des valeurs de la masse. La possibilité de la
soustraction n'est jias évidente à priori; elle suppose que a -xest une
fonction continue de x, ce qui n'est démontré que par l'expérience.
L'article se rattache à des travaux antérieurs du même auteur. Celui-ci com-
prend sous le nom de grandeur toute la catégorie aristotélicienne : quantitas,
et en outre Vintensité relative des qualités, bisn connue des scolastiques. Cette
confusion n'est certes 'pas favorable à la clarté. La définition de la quantité
mathématique est admissible, et l'analyse de l'addition qui la justifie est très
minutieuse et très soignée. Mais l'auteur semble exagérer l'intervention de l'ex-
périence dans le domaine des mathèmathiques, etje comprends que M. Poincaré
lui ait reproché de compromettre leur certitude. Les premières données sont
incontestablement puisées dans l'expérience : xihil in intellectu quin euerit
prius in sensu; mais unefois ces données nettement définies, elles peuvent nous
faire aboutir à des axiomes et à des conséquences qui n'ont aucunement besoin
d'un rapprochement avec les données expérimentales pour être dune certitude
absolue. M. Mouret prétend que. la possibilité de toute soustraction ne résulte
que de l'expérience; mais, comme il le remarque lui-même, « ces opérations
concrètes ne comportent qu'une solution approximative» {p. 466); il s'ensuit
donc qu'il n'est pas absolument certain mais tout au plus probable que toute
soustraction soit possible. D'ailleurs, le raisonnement de M. Mouret n'établit
i
m
pas ce qu'il prétend en déduire. C'est dans Tordre abstrait seul qu'il est tou-
jours possible d'augmenter progressivement une quantité jusqu'à la faire coïn-
cider exactement avec une autre quantité plus grande. Dans l'exemple cité par
M. Mouret, c'est dans l'ordre abstrait qu'il est possible de rendre \j. assez
petit pour que M -j- \j. finisse toujours par être égal à M' ; la seule limite est 0.
Mais clans Tordre réel, dans les ce opérations concrètes », il n'en est point ainsi.
La limite de la divisibilité concrète et réelle n'est nullement 0, mais le poids
moléculaire du corps en expérimentation. Il est vrai que c'est là une limite qui
pratiquement, expérimentalement, est égale à zéro, mais nous savons avec
certitude qu'elle rne l'est pas ahsolument, et si les opérations ne sont certaines
pour M. Mouret que dans la limite de ces opérations expérimentales, c'est
M. Poincaré qui a raison.
[Rev. philos., mai 1897.)
D. M.
II
EPISTEMOLOGIE ET PSYCHOLOGIE
Mgr Mercier : Pourquoi le doute méthodique ne peut être uni-
versel. -Conclusions annoncées : au point de vue critique, un doute
méthodique universel implique contradiction ; au point de vue exégélique,
?'
o\

LA VIE SCIENTIFIQUE 421

le doute cartésien, fictif dans la pensée de son auteur, est réel jiarce qu'il
est universel.
I. Dans la jjensée de Descaries, son doute n'est pas réel. (Preuve par
les internions, les aveux du philosophe; par le caractère de ce doute : il
n'est ni négatif comme celui de Jouffroy, ni positif comme celui de Sexlus
Empiricus ; c'est un étal de vide imaginé, bien différent d'un état de vide
constaté).
II. Différence d'un doute réel et d'un doute méthodique. (Celui qui
doute réellement juge que ce dont il doute est douteux. Celui qui doute
méthodiquement se comporte à l'égard d'une proposition donnée, comme
si elle était douteuse. - Cette distinction, moins claire en réalité qu'en
apparence, demande exj3licalion. Première explication possible. De même
qu'il y a distinction entre ce qui est et ce qui pourrait être et les jugements
correspondants, il y a distinction entre le doute réel et le doute métho-
dique : celui-ci est placé sous la dépendance de la volonté ; l'autre s'impose
à la volonté. Mgr Mercier n'admet pas celte explication, la volonté étant
extrinsèque à l'intelligence. Deuxième explication possible. Dans le doute
réel, l'étal intellectuel est simple : absence d'adhésion déterminée.Dans le
doute méthodique, l'état intellectuel est complexe, l'adhésion est appuyée
sur un premier motif, autorité, foi, etc., le doute est appuyé sur l'absence
d'un deuxième motif, évidence, raisonnement, etc., qu'on cherche à établir.
Au fond il y a toujours certitude, puisqu'il reste toujours un metif d'adhé-
sion.)
III. Le doute cartésien est universel. (De concession en concession au
doute, il ne reste plus que le doute lui-même.) Donc il est réel. (Le doute
méthodique, pour demeurer tel, dans la seconde exjDlicalion, doit toujours
laisser un motif à la certitude ; du moment qu'il est universel, aucun motif
ne subsiste, et le doute méthodique dégénère falalemenl en doute réel.)
Les conclusions suivent aux principes avec ordonnance et clarté parfaite.
Mais Vèminent auteur nous permettra deux observations. 1°) Que la volonté soit
extrinsèque à Vintelligence en ce sens qu'elle soit incapahle d'empêcher l'adhé-
sion de l'intelligence à un objet évident, rien déplus vrai. Mais ne pourrait-elle
pas intervenir pour donner lieu « ce que j'appellerais un doute intellectuel
pratique .- on est certain, mais on agit intellectuellement comme si l'on dou-
tait. Etat d'espritfort commun et que traduit la locution : si, par impossible ;
par exemple, passant outre volontairement à une raison certaine, on en cherche
volontairement une autre ; délaissant volontairement un moyen certain, on se
demande volontairement s'il en existe un autre. Et n'est-ce pas la position très
simple où s'est placé Descartes, si simple qu'elle tient dans quelques lignes du
Discours : « Je résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais
entrées dans l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes
422 REYUE THOMISTE

songes. Mais aussitôt après je pris garde que pendant que je voulais ainsi
penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais
fusse quelque chose, et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis,
était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions
des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler... » Descartes agit volon-
tairement, lui qui se défend d'être sceptique, comme un sceptique. Il se dit : si,
par impossible, tout était douteux,... reste mon doute dont je ne puis douter;
et sur ce point de roc, inexpugnable au scepticisme le plus subversif, ilfonde une
philosophie, en dépit du scepticisme lui-même.
2°) Comment le doute méthodique, défini 'par un état complexe d'intelligence
qui suppose à la même connaissance en question deux criteria ?- la présence
de l'un fondant la certitude, l'absence de Vautrefondant le doute méthodique -
est-ilpossible dans le cas de Descartes qui se place devant ses connaissances et
les envisage successivement à la lumière d'un seul critérium ?
TJ71 dernier coup de pic dans un filon riche et neuf aurait découvert quelques

nouvelles pépites.
[Revue néo-scolastique, mai 1897.)
J.-D.-F.
Lechalas : Matière et mémoire d'après le livre de M. Berg-
son. -
Delhos : Matière et mémoire par M. Bergson. (1).
L'ouvrage de M. Bergson commence à défrayer la critique pour le plus
-
grand avantage de l'auteur et du lecteur. Ainsi, on ne saurait plus douter
de l'intention qu'a l'auteur d'être réaliste. M. Delbos le constate
(pp. 355-356). M. Lechalas fait mieux : il a interviewé M. Bergson lui-
même sur la signification du mot image qui revient d'un bout à l'autre du
1 livre, et il a obtenu celte réponse : « les images telles que je les entends
sont véritablement des choses, c'est-à-dire des réalités indépendantes de
m toute connaissance. »
Au point de vue de la doctrine elle-même, cette déclaration nous laisse
assez froids. Nous regardons moins à la conclusion qu'aux motifs sur les-
quels elle s'appuie. Les matérialistes sont plus réalistes que M. Bergson
et leur réalisme n'a rien qui nous tente. Un réaliste de plus en philoso-
phie ne nous étonne point. Mais, ce qui donne quelque importance à la
position prise par M. Bergson c'est la sorte de conversion qu'elle mani-
feste. Rien n'autorisait à penser que M. Bergson ne fût pas idéaliste. S'il
avait appliqué aux données immédiates de la conscience sa méthode d'épura-
tion, l'on pouvait croire (ce travail s'opérant sur des données intérieures)
qu'il acceptait la donnée commune de l'immanence. Aujourd'hui, il
applique la même méthode à la perception, et le premier résultat qu'il

(1) Alcan, 1897, S fr.


":\\

LA VIE SCIENTIFIQUE 423

affiche est l'existence des images comme réalités indépendantes de la


conscience! Bien plus, dans une seconde communication à M. Lechalas
(p. 330) il reproche aux sciences l'objectivisme étroit qui leur fait repré-
senter arbitrairement les perceptions des sens en symboles empruntés au
seul sens du toucher (vibrations, atomes) alors que les images sont aussi
bien auditives, visuelles, etc. Nous l'avions dit dans cette Revue
(lrc année, p. 632), et cette doctrine n'est pas autre chose qu'un retour à
la doctrine de l'objet formel représenté dans les species scolastiques.
Ajoutons que M. Bergson permet à l'esjîril de « reconstituer avec les
éléments infiniment petits que nous apercevons de la courbe réelle
(perceptions sensibles) la forme de la courbe même (essence des choses)
qui s'étend dans I'obscui'ilé derrière eux. » (Delbos, p. 375.)
Il y loin cependant de cette coïncidence à l'identité. Pour M. Bergson,
la garantie de la connaissance n'est pas l'évidence, mais l'intérêt pratique
que nous avons à connaître. Nos sens sont des instruments d'utilité. La
science n'est pas spéculative, et la vérité ne saurait être que relative et
symbolique. Elle repose sur une hypothétique adaptation de la réalité-
image aux besoins de l'action. Notons aussi la singulière théorie qui sup-
prime l'idée subjective et imagine que nous sommes là où nous perce-
vons. C'est trop de réalisme après trop peu !
Deux résultats à noter : la distinction de la mémoire habitude et de la
mémoire pure. On s'accorde à trouver celte découverte importante
(Lechalas, Fonsegrive). Cependant la mémoire pure ne serait-elle pas la
mémoire habitude engendrée par un seul acte ? (Cf. s. Th. Ia IIae q. LI, a. 3.).
- Plus imjDorlante nous semble la coïncidence générale entre l'analyse du
mouvement faite du point de vue de la méthode épurative de M. Bergson
(Lechalas, p. 318-321. Delbos, 375-377. Bergson, cap. 4) et la même ana-
lyse par Arislote expliquée par saint Thomas dans les Physiques.
Mais que signifient des expressions comme celles-ci : l'esprit est un
progrès dynamique; la réalité et l'esprit forment un circuit et sont en tension
réciproque. M. Bergson nous semble avoir encore à épurer fortement ses
aperceplions des images empruntées aux sciences étrangères à la psycho-
logie, spécialement à la mécanique.
Moyennant cela, comme il est en possession d'une méthode nette et qui
n'est pas loin d'être la vraie, comme il est indépendant et ne craint pas
de rompre avec les préjugés,'nous ne doutons pas qu'il ne donne une
impulsion profitable à la philosophie. Et s'il n'arrive pas jusqu'à s'iden-
tifier avec les scolastiques, comme M. Fonsegrive le lui a déjà prêté, il
s'écartera, croyons-nous, déplus en'plus, quoi qu'en ait M. Delbos
(p. 389) des stérilités idéalistes. Le grand pas est déjà fait.
{Revue de mètaph. et de mm-., mai 1897. Annales depliil. chrèt. mai-juinl897.)
A. G.
REVUE THOMISTE

M. beWulf : Dissertatio historico-critica de speciebus in-


tentionalibus. ?-?
L'auteur estime que cette conclusion historique se
dégagera d'elle-même : « Ceux qui sont partis en guerre contre les
species intentionales n'en avaient qu'une notion fausse. La doctrine d'Aris-
lote et de saint Thomas
entière. »
- la vraie, à notre sens -- n'en reste pas moins

M. de Wulf propose d'abord la vraie théorie et l'applique :


1) Aux espèces sensibles. Etant données des puissances originelles, mais
vides et passives, le phénomène de connaissance est un mouvement, ter-
miné du côté de l'objet par l'action de celui-ci sur la puissance, du côté de
celle-ci par une passion. Cette passion, détermination, information de la
puissance est la species impressa. Elle provoque une réaction qui est l'acte
de connaissance, et dont le fruit est la species expressa.
2) Aux espèces infeUigibles.hu connaissance intellectuelle procède de deux
principes : l'image sensible, l'intellect agent. La difficulté réside dans le
passage du matériel à l'immatériel. Saint Thomas la résout par l'abstrac-
tion : l'intellect agent appliqué à l'image prépare l'abstraction qui se ter-
mine et consiste en une détermination immatérielle de l'intellect possible.
L'espèce impresse n'est autre chose que cette détermination même. Une
espèce expresse lui correspond aussi.
M. de Wulf expose la fausse théorie qui traitait l'espèce comme « ante
et extrafacultat&m ». Cette conception, que l'auteur montre spécialement
chez'Henri de Gand (qui l'admet pour les sens, la rejette pour l'inlclligence)
a été confondue d'abord par. Occam, Biel, puis par Arnaud, Malcbranche,

1
Reid, avec la théorie scolastique ci-dessus exjjosée. Celle-ci
de la confusion - - par suite
est devenue justiciable de la vindicte 2~>hilosoj>hique...
la plus légitime !!
m-
f- L'auteur semble admettre une espèce expresse dans la perception sensible :
« Secundus autem hic processus [reactionis ad actionem objecti sensibilis)
vocatur species expressa; unde fit, ut duabus appcllalionibus speciei
impressoe et expressa? duo aspectus unius et ejusdem phoenomeni melius
designentur. »
Cette donnée est an moins discutable. (Cf. Jean de saint Thomas PMI. Nat.
III. P. Q. VI gui discute la question et expose Vopinion de saint Thomas
absolument rèfractaire à toute espèce expresse dans l'acte de perception sensible.)
Léger nuage dans uneparfaite clarté^ léger oubli dans une abondante et sûre
information.
(Divus TJwmas. vol. vi. fasc. 1 et 2).
.f.-D.-F.
LA VIE SCIENTIFIQUE 425

III
QUESTIONS SOCIALES ET RELIGIEUSES
11. P. Soiîtais : Les fonctions de l'État dans la Société civile.

- L'homme est naturellement Tait pour vivre en société : le contrat social


est un mythe. Or « l'homme entre en société pour obtenir un bien qui
doit suppléer à l'insuffisance des activités particulières » dans la poursuite
du bonheur temporel : le bien commun. Or, l'homme n'obtient le bien
commun que par le moyen de l'Autorité publique; et comme le moyen
doit se proportionner à la fin, l'Autorité publique aura pour acte propre de
« garantir à chacun ses droits et de favoriser les intérêts de tous ». La
première de ces fonctions est la « fonction primaire de l'Etat »; il est,
« comme dirait l'Ucolc le removensprohibons » de tout ce qui nuirait aux
droits individuels des citoyens : il écarte jiar sa police, sa magistrature,
son armée, tout ce qui léserait la propriété privée, la liberté individuelle,
la sécurité des routes, la moralité des rues, la liberté des associations
privées. La seconde fonction de l'Etat est d'aider à l'avancement de la
prospérité nationale : là où l'initiative privée est insuffisante, il la com-
plète ; là où elle est absente il la supplée; là où elle est languissante, il la
stimule; là où elle est suffisante, il la laisse agir et l'encourage... «La
détermination pratique de ce droit est mobile et changeante » ; il y faut
appliquer « la distinction fameuse entre la thèse el l'hypothèse ». ?- Doc-
trines très sages, réserves très prudentes, inspiration très fidèlement reçue
des Encycliques pontificales, désirs charitables d'entente et de conciliation
entre ceux des catholiques qui se divisent, en France, sur la question des
droits de l'Etal, tels sont les mérites de cette élude. Le 11. P. Sortais
nous permellra-i-il, néanmoins, de le trouver en sa charité même, trop
prudent? C'est ainsi qu'après avoir posé dans son article les principes
d'intervention indirecte de l'État en matière de vie privée, il pose la ques-
tion de son intervention dans le régime du travail. C'est la question capi-
tale de l'article, son occasion et sa fin. Et le R. P. confiant au sens éclairé
cl droit de ses lecteurs, se refuse à trancher le débat: il lui suffit d'avoir
posé les principes. Nous pensons, au contraire, qu'avec sa modération
d'esprit et de langage, il eût pu heureusement faire à cette question si
actuelle une application qui ne va pas sans de grandes difficultés. Qu'il
veuille bien le faire un jour et il fera du bien.
[Études. 20 juin 1897.)
M.-B. S.
Th. Funck-Biiejvtano : L'Individualisme et le socialisme.
Chapitre détaché d'un ouvrage qui va paraître : La science, sociale^ morale,
-
politique. ;
L'expérience et l'abstraction fournissent, la première le sujet, et la
426 REVUE THOMISTE

seconde le prédicat de tous nos jugements ; de même l'individualisme et le


socialisme sont les deux termes d'un même phénomène, l'existence
humaine. Et, de même que pour bien juger, selon la règle de Port-Royal,
il faut prendre le sujet selon son extension, et l'attribut selon sa compré-
hension, pour bien résoudre le problème des rapports réciproques de
l'individu et de la société, il faut le soumettre à la règle de Port-Royal.
Prenant donc, comme sujet l'indépendance individuelle en toute son
extension, nous arrivons à cet individualisme, à peine esquissé par Kant,
Fichte, Schelling, etc., et dont Max Stirner « un excellent petit employé
du gouvernement hanovrien » donna la formule en 1 843, dans son ouvrage :
« L'Unique et sa propriété ». Voici la formule : « Vos chemins de fer me
gênent, je fais dérailler les trains, votre électricité m'aveugle, je coupe les
-
fils, etc. » Voir pour la mise à exécution Bakounine et les nihilistes:
l'expérience entre leurs mains démontre l'impossibilité de prendre le
sujet « individualisme » en toute son extension. De même pour le sujet
« société ». Je n'ai pu travailler, me marier et faire fortune que parla
société, est-elle donc tout ? Faut-il comme les Trappistes abolir l'individu
par le mémento mori? Eh non ! certes ; car il n'y a pas plus de société sans
vie individuelles que dévies individuelles sans société. Et ainsi, l'individu
réel agit dans et par la société.- Qu'a voulu dire le savant directeur de
l'Ecole libre des sciences politiques, par cette très discutable et prétendue
règle du jugement, et par sa non moins discutable application au problème
qu'il agite ? Pourquoi cet appareil de logique, pompeux et fantaisiste ?
Pour arriver à résoudre en des termes aussi clairs que peu profonds
le problème posé : « Tout acte individuel a pour base une action sociale;
toute action sociale a pour origine des initiatives individuelles. » Sans
doute; mais, il reste à savoir si la société est un auxiliaire el un moyen
pour l'individu, ou si elle est un moteur principal cl une fin. Et c'est là
tout le problème que la dialectique de M. Funk Brentano laisse en sus-
pens.
{Annales de Philosophie chrétienne, juin 1897.)
M.-B. S.
Tournebize S.-J. : Le dogme de l'expiation. - Dans cet article
écrit à l'occasion de la catastrophe du Bazar de la Charité, le R. P. Tour-
nebize, avec autant de sens théologique que de délicatesse, dégage le
dogme de l'expiation des interprétations haineuses et blasphématoires des
sectaires, des inintelligences de certains journalistes. Le R. P. met en
lumière la conception chréLienne de la mort, conception pleine d'espé-
rance et qui rachète par les récompenses dont elle l'entoure, le sacrifice,
si terrible àlanature soit-il, qu'elle peutexiger.il montre clans l'expiation
la forme la plus efficace de cette solidarité si préconisée par les enne-
LA VIE SCIENTIFIQUE 427

mis du catholicisme. II en fait voir laplus haute expression dans le sacrifice


du Christ qui a appelé à sa suite et suscité des légions de rédempteurs.
Car la peine accompagne le péché; elle est comme la réaction de l'ordre
violé. Et les âmes généreuses sont tout spécialement choisies pour expier
les fautes des j>écheurs qu'elles ne connaissaient même pas.
Peut-être aurions-nous à faire quelques réserves sur la manière dont
Dieu, selon le R. P., laisse accomplir leur rôle aux causes secondes agis-
sant en vue de I'exjjialion. Son explication nous a paru ne pas atteindre les
desiderata jjrofonds de la question philosophique soulevée : elle ne nous
semble pas davantage en harmonie avec le reste de sa thèse. En ce qui
concerne l'application de la doctrine au fait qui est l'occasion de son expo-
sition, nous partageons sans doute l'avis de l'auteur, à savoir « qu'aucun
indice infaillible n'autorise à supposer que Dieu ait laissé succomber
132 victimes, précisément pour leur faire expier des crimes nationaux »
(p. 752), mais il ne s'ensuit pas nécessairement, selon nous, qu'une telle
application soit « hasardée » (p. 743). Lorsque Dieu voulut commencer
l'oeuvre de rénovation du monde, il ne se servit pas seulement des apô-
tres conciliants, de ceux qui comme saint Pierre disaient aux bourreaux
du Christ: « nous savons que vous avez agi par ignorance comme vos
chefs eux-mêmes, » et convertissaient des foules. Il se ménageait dans
saint Etienne un instrument de vérité, qui à l'heure voulue, fut préparé
pour tenir aux sanhédrites le seul langage peut-être qui répondît à ses
desseins sur eux. On sait le reste : Dissecabantur corâibus suis et stridebant
dentibus in eum.
Certes, il n'entre pas dans notre dessein de comparer les inspirations
qui formaient comme l'atmosphère des j>remiers temps chrétiens avec la
conduite de Dieu dans les temps actuels. Ce que nous savons c'est qu'une
même Providence veille sur nous, nations et individus, c'est qu'un événe-
ment capital dans l'histoire d'un pays qui s'appelle la France, comme
celui qui a rassemblé toute la nation à Notre-Dame, ne peut être un évé-
nement livré au hasard, et c'est donc, que du point de vue de la Provi-
dence le discours du P. Ollivier pourrait avoir une toute autre et oppor-
tune influence que celle qu'on lui dénie de par les courtes vues humaines.
Dire la parole de conciliation qui rallie les masses : c'est bien. Et Pierre
en la disant a converti cinq mille hommes. Mais la parole de saint
Jitienne provocante dans sa vérité, donne peut-être plus encore à réflé-
chir, lorsqu'en l'envisageant au point de vue providentiel on observe que,
par des détours que Dieu esi toujours capable de ménager, elle a abouti à
nous donner saint Paul ! '

(Ehcd.es des RR. PP. Jèsuites^O juin 1897.)


A. G.
428 REVUE THOMISTE

J.-J. Gounn:Les trois dialectiques. III. La dialectique reli-


gieuse. ?-- Après une entrée en matière destinée à/définir l'objet religieux
qui n'est autre que l'incoordonné ou l'incoordonnable, le résidu abandonné
par la science et la morale, M. Gourd parcourt les trois moments delà
dialectique religieuse : le Dieu immanent, le Dieu transcendant, le Dieu
personnel, parallèles aux trois moments de sa dialectique spéculative :
empirisme, rationalisme, idéalisme, et aux trois de sa dialectique morale :
le bonheur, le bien, l'obligation. Toute cette ingénieuse symétrie est-elle plus
que de la symétrie ?
« Vers un nouveau point de départ » telle est la conclusion des
trois dialectiques. Les trois dialectiques nous montrent partout l'artificiel,
l'hétérogène. Il faut les dépasser pour rétablir l'unité dans la conscience.
Cette unité, le désir la commence ; l'amour la consomme. « C'est par l'a-
mour, a dit Platon, que l'unification s'accomplit «.Aimer la réalité, c'est
aimer l'absolu, c'est aimer Dieu.
L'amour de la réalité, malgré tous les démentis des dialectiques, de la
science, de la morale, de la religion, voilà le point de vue final. Et cet
amour de la réalité nous maintient en pleine atmosphère religieuse.
Une religiosité vague et vide, tel nous semble bien plutôt l'aboutissant des
trois dialectiques de M. Gourd. Ne plaignons pas les dialecticiens. Ils ont
l'Orphée qu'ils méritent; un charmeur! mais...
[Revue de Met. et Mor mai 1897.)
a. a.
G. Fonsegrive : Les révélations de la conscience moderne.
M. Fonsegrive analyse el critique la conférence faite par M. G. Séailles,
-
professeur à la Sorbonne, à la séance du Jeudi saint de l'Union pour l'ac-
tion morale. {Revue Bleue, 1" et 8 mai). La morale du catholicisme y est
nettement désignée sous le nom de pharisaïsme. « En se servant de cet
épithète, dit M. Fonsegrive, il est visible que M. Séailles oublie la moitié
du sens. Car le pharisien est sans doute celui qui a foi dans l'efficacité
exclusive des pratiques, mais il est aussi celui qui monte très haut dans le
temple et qui, debout, dit à Dieu : « Mon Dieu, je te remercie de ne pus
ressemblera ce publicain, là-bas, qui t'adore avec crainte el tremblement. «
Et il semble à M. Fonsegrive que la conscience moderne, en proclamant si
haut sa valeur el l'excellence de sa pure moralité, a quelque peu les allu-
-
res mêmes de ce pharisien. On ne saurait relever avec plus de justesse
le ton général du discours de M. Séailles.
M. Fonsegrive examine ensuite en détail les griefs de la Conscience
moderne contre le dogme chrétien : l'enfer, la matérialisation de la religion
et de la vie morale par le culte et la pratique, l'absence de conscience per-
sonnelle, etc. On s'étonne presque de la simplicité des explications qu'il
t
LA VIE SCIENTIFIQUE 429

est obligé de fournir, et de la prodigieuse ignorance du catholicisme


qu'elles supposent chez son collègue dans l'Université qu'il est mieux à
même de connaître qu'aucun autre, Remarqué : « C'est pour ne pas laisser
l'homme « faire la bête » que le catholicisme n'a pas voulu le traiter en
« ange ». Et ici le catholicisme a pour lui toute la psychologie la plus
savante et la plus moderne. Car, à quoi ont abouti les travaux des Wundt,
des William James, des Taine, des Ribot, sinon à montrer que l'esprit de
l'homme ne pouvait j>as être traité comme indé23endant du corps, qu'il lui
était très étroitement lié et qu'en toute chose pratique, en pédagogie
comme en morale, on ne peut compter sur le corps qu'en comptant davan-
tage avec lui » (p. 275]. Sur l'enfer ; noté cetle frappante assimilation : « Il
est la fructification éternelle du mal commis, de la justice lésée, une sim-
ple application du principe de contradiction. L'injuste n'est pas le juste. Il
n'y a pas de raison, il ne saurait y en avoir pour que, à un moment quel-
conque, l'injuste devienne le juste. » (p. 278).
M. Fonsegrive critique ensuite les affirmations de la conscience moderne
résumées par M. Séailles dans ces trois mois pris en dehors de toute mé-
taphysique et de toute religion : liberté, égalité, fraternité ïoul n'est pas
faux sans doute dans ce programme, estime M. Fonsegrive, « mais le
malheur a voulu que, à VUnion même au lieu de rechercher le minimum
indispensable, on a jirétendu faire de ce minimum le tout à fait suffisant.
Du coup, l'union n'était plus possible non seulement avec les catholiques
mais avec tous les vrais chrétiens. Dans sa conférence M. Séailles a pris
soin de creuser encore le fossé » (p. 281).
M. Fonsegrive a rendu l'impression qu'éprouveront à la lecture de la confé-
rence de M. Séailles, les catholiques qui d'ailleurs ne demanderaient pas mieux
que d'entrer totalement dans cette ligue « des gens de bien de tous les partis »
qu accepte et conseille Léon XIII,
(Quinzaine, 15 mai.)
A. G.
IV
MÉLANGES
L'année philosophique, publiée sous la direction de F. Pillon, an-
cien rédacteur de la critique philosophique (Bibliothèque de Philosophie
contemporaine, un vol. in-8°, Alcan, Paris), le septième volume de Tannée
philosophique débute par trois études importantes dont nous reparlerons :
1° Les Catégories de la raison et la Métaphysique de l'Absolu, par M. Renou-
vier ; 2° La doctrine et la méthode de M. J. Lachelier, par M. L. Dauriac;
3° L'Evolution de l'Idéalisme au xvin0 siècle : la critique de Bayle, par M. F.
Pillon. -Vient ensuite, comme d'habitude, la Bibliographie philosophique
française de l'année 1896. M. Pillon y résume et y apprécie les diverses
430 REVUE THOMISTE

publications de nos philosophes : 1° Métaphysique, psychologie et philo-


sophie des sciences; II0 Morale, histoire el philosophie religieuses;
III" Philosophie de l'histoire, sociologie et pédagogie ; IV0 Histoire de la
-
philosophie, critique et esthétique. Ces résumés sont en général exacts
et sérieux, sauf en un point que notre devoir est de dire. Nous aimerions,
pour le renom scientifique de M. Pillon et pour l'honneur de son oeuvre,
qu'en touchant aux doctrines métaphysiques, morales, sociales du catholi-
cisme, il prît à coeur et à conscience de garder le ton de sérénité philoso-
phique et de sincère impartialité qui, partout ailleurs, donne confiance à
ses dires. Pourquoi, par exemple à propos du Cours d'Economie sociale du
R. P. Antoine, ou de VEloge du P. Oratry par M. Ollé-Laprune (p. 271,
255), ces appréciations malveillantes et fausses sur ceux qu'on nomme
« socialistes catholiques » ; sur l'infaillibilité de Léon XIII en matière de
salaire et de Benoit XIV en matière d'usure ; sur « les mensonges et les
« falsifications historiques mis au service du romanisme ». On dirait de
vieux échos du Kulturkampf genevois et des campagnes anticléricales d'il
ya vingt ans. Cela date comme ton, et c'est indigne d'un philosophe.
M.-B. S.
Commer : Jarbiich fur Philosophie und spek. Théologie.
Le quatrième fascicule du onzième volume de celle revue mérite une
-
mention à part. Il débute par la lettre d'éloges déjà signalée du Sou-
verain Pontife à M. le Dr Commer. Suit la lettre si importante du Pape
Léon XIII qui confirme les constitutions de la Société de Jésus de doctrinâ
S- Thomoe Aquinatis prqfitendâ, texte latin et traduction allemande. Le
m Père Thomas Vehofer O. P. professeur à la Minerve, commente ensuite la
un ?

lettre susdite d'une plume un peu aiguisée parfois, mais avec le souci
constant et couronné de succès de rendre la pensée du texte. Mentionnons
une biographie du Père Barberis par le chanoine Glossner, une étude sur
le Probabilisme du Professeur Jansen rédemptoriste, enfin une mono-
graphie sur les enfants dans les prisons, du Père Zastiéra O. P.
A. G.
L'Ami du clergé : F. Pkriuot, directeur.-- C'est vraiment l'Ami du
clergé que cette excellente revue. Le prêtre y trouve sous une forme sou-
vent attrayante, jamais banale tous les renseignements dont il a besoin.
Dogme, morale, liturgie, droit canon, écriture sainte, patrologie, histoire
sacrée- législation civile ecclésiastique-pastorale, prédication, caté-
chisme, tout est tenu au courant, apprécié avec compétence, esprit pra-
tique et sens théologique. Nous signalerons les Revues mensuelles des
Livres et des Revues où les questions actuelles sont traitées d'une plume
alerte, par un critique bien informé autant que judicieux théologien.
LA VIE SCIENTIFIQUE 431

Noussommes heureux de constater l'accord régnant entre cette savante et


sûre revue et la Revue thomiste sur des questions importantes récemment
débattues. (Cf. Ami, n° du 17 juin 1897, p. 490, note.)
A. G.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

A. Fouillée. - Le mouvement positiviste et la conception sociologique


-
du monde. Alcan, 1896.
Ce livre est la contre-partie de l'étude sur le Mouvement idéaliste, et la
réaction contre la science indique le parallélisme des titres.
Le courant idéaliste de Descartes à Cousin et le courant positiviste de
Gassendi à Claude Bernard semblent, dit l'auteur, devoir confluer de nos
jours en une représentation plus large de l'humanité et du monde qui
sera sociologique. Taine et Renan ont été les artisans de cette fusion
(p. 3). M. Fouillée cherche à en déterminer le sens précis.
« La philosophie première » doit être l'unité du point de vue subjectif
et objectif (p. 3). La synthèse mécanique, qui n'est qu'abstraction, ne sau-
rait y prétendre. La synthèse biologique renouvelée d'Aristote (?) fait de
l'univers un organisme vivant où tout est en corrélation fonctionnelle
(p. -4). Mais l'idée de la vie se résout en deux autres, mouvement et
appétit. La biologie est donc mi-partie mécanique, mi-partie psychologie.
La synthèse psychologique, dans son stade suprême, sociologique
fournirait « le meilleur type et les lois importantes de la synthèse uni-
verselle » (p. 4). C'est ce qu'Auguste Comte a entrevu. Il réclame dans
la science « le point de vue humain » (p. 5). Mais il ne l'a vu qu'au point
de vue pratique. « La raison finale pour laquelle il soutient le primat de la
sociologie, c'est la nécessité d'organiser toutes nos connaissances en vue
des besoins matériels et moraux de l'humanité » (p. 6). II faut, dit
M. Fouillée, en venir à une méthode théorique qui dans l'être social et
dans la société entière voie la clef de l'explication universelle ». Mais,
dira-t-on,cela ne semble plus guère le point de vue de Comte, et dès lors,
à quoi peut-il servir d'analyser son système pour le remplacer par des
données contre lesquels il eût protesté ? M. Fouillée l'avoue : « Il ne sem»-
ble pas que le fondateur du positivisme ait eu cette pensée; car la coor-
dination subjective des sciences reste pour lui une simple subordination
à nos fins » (p. 6).
Quelle sera donc la coordination subjective des sciences pour
M. Fouillée ? Nous connaissons déjà ses prétentions spéculatives. Com-
ment le§ justifie-t-il ? En remarquant avec justesse que si les positivistes
no sont pas sortis du point de vue utilitaire, c'est qu'ils méconnaissaient la
432 REVUE THOMISTE

valeur spéculative de l'intelligence : « Vous voulez entièrement expliquer


l'expérience, dit-il en s'adressant à eux, par ce qui est inintelligible sinon
comme produit d'une fonction mentale... Or, on peut vous montrer que les
choses par vous assumées sont elles-mêmes, en tant qu'objets intelli-
gibles, des constructions mentales et défcndeni de l'action de cette pensée
que vous prétendez expliquer entièrement par cette seule voie. Les phé-
nomènes dits physiques ne vous sont connus eux-mêmes que sous forme de
représentations, conséquemment comme processus psychiques... L'intelli-
gence a donc le droit de ne j>as être exclue des principes du inonde con-
naissable puisqu'elle est un des termes essentiels du problème, le terme
sans lequel l'autre ne serait pas posé » (p. 9). C'est parfait contre Comte,
mais suit-il de là que, spéculativemenl parlant, l'élément concret ultime
soit unélémenlpsychologiqueimmanent ? Il est intelligible,.c'est vrai, mais
celle intelligibilité ne serait-elle pas dérivée? Qu'elle le soit, c'est ce que
démontre la forme sous laquelle se réalise celle intelligibilité, à savoir la
finalité, laquelle, nous allons le voir, ne s'explique que par un ordre à un
but extrinsèque.
M. Fouillée limite le champ de ses propres recherches dans ce mol pro-
gramme : « L'explication de la nature doil se trouver dans les éléments
supérieurs et plus concrets qui expliquent l'humanité et qui viennent s'y
révéler sous une forme consciente ». Nous sommes de celavis; mais pour-
quoi ajoule-l-il ? « Il n'en résulte jDas que l'humanité soit ni cause exem-
plaire au sens de Platon, ni même proprement cause finale au sens d'Aris-
lole... Croire que toute causalité dans le monde esl de nature foncière-
ment psychique, ce n'est pas ramener Yillusion tèlèologique d'une finalité
extérieure, ce n'est pas faire du monde le produit d'une idée; c'est n'ad-
mettre qu'une finalité interne sous forme de besoin et d'appélilion, seule
explication possible de l'agitation universelle » (p. 7). El comment, objec-
terons-nous, une finalité interne s'explique-t-elle, sinon par un ordre
interne à une raison distincte i' comment y aura-l-il besoin et appétilion
déterminés sinon par rapport à une fin qui les détermine et les fait tendre
infailliblement vers un but donné ? M. Fouillée, une fois de plus, nous
donne la chose et nous refuse le mol.
Qu'il veuille bien le remarquer, en effet, les finalistes ne prétendent
nullement introduire dans les choses « l'intelligence plus ou moins
réfléchie ou ratiocinante de l'homme » (p. 12), comme parle Montaigne.
M. Fouillée semble croire que la prévision est de l'essence de la finalité,
en sorte que tout être qui marcherait à une fin en aurait conscience, et
cela lui permet d'en triompher à son aise. Mais ce n'est pas cela que disent
les spiritualistes (Leibnitz mis à part). Ils conçoivent la finalité comme un
ordre immanent à une fin déterminée. Mais de plus ils se demandent
LA VIE SCIENTIFIQUE 433

.pourquoicelle ordination déterminée. Répondre par « l'effort immanent de


l'être pour conserver le bien-être et pour repousser la dculeur » est une
réponse bonne, mais insuffisante : elle donne le comment; elle ne donne pas
le pourquoi. Il reste à justifier cet ordre fondamental de l'être à un bien
conaturel qui se traduit (et n'est pas constitué) par la connaissance dans
le bien-être et la fuite de la douleur.
Nous ne nous méprenons pas sur la raison que porte M. Fouillée à
fermer les yeux à l'évidence. Si l'on admet que la finalité interne est hypo-
thétique, c'est-à-dire qu'elle dérive d'une raison antérieure et extrinsèque
à elle, c'en est fait de l'immanence. La totalité des choses individuelles
n'est pas le tout de l'Être. Le transcendant existe au moins sous le con-
cept de fin de l'Univers. Or, M. Fouillée est voué au Dieu de l'immanence
et il n'est pas probable qu'on le fasse jamais démordre de la jsosition
invraisemblable où il se trouve acculé. Il n'y apas à choisir en effet : ou tout
exjjliquer par la matière comme le font les positivistes, ou pousser la thèse
de la raison suffisante jusqu'à son extrémité logique : la transcendance.
Mais vouloir rester positiviste dans le résultat, et se servir d'une méthode
au fond intellectualiste qui dépasse nécessairement la totalité de l'expé-
rience, c'est une entreprise instable et sans avenir.
El c'est sans doute j>our répondre à cette objection tirée de la finalité
extrinsèque indispensable si l'on veut expliquer la finalité immanente de
l'-appélition, que M. Fouillée nous demande d'ajouter au terme mental qui
constitue dans le monde les rapports sociologiques. A l'idée de conditionnement
extrinsèque à partir d'une cause première, M. Fouillée entend substituer
une sorte de conditionnement réciproque des jJarlies du monde agissant
mutuellement les unes sur les autres. Il a ainsi l'avantage de justifier la
finalité immanente et de ne pas sortir du total des choses expérimenlables.
El Dieu reste à nouveau éconduil du domaine du connaissable. Car c'est
bien ainsi, je crois, qu'il faut entendre des paroles comme celles-ci : l'exis-
tence même est sociale et l'univers est une société infime ayant pour loi
essentielle la réciprocité d'action et de vouloir, c'esl-à-dirc la solidarité,
premier degré de l'amour (p. 10)... Le monisme est pour nous le jîoint de
vue final dont l'atomisme physique et le monadisme psychique ne sont
que la préparation (p. 11).
t>

On voit que M. Fouillée donne la plus large extension au mol social.


Mais quelle est au juste sa signification d'après lui? Le chapitre vu livreII
semblait destiné à nous édifier sur ce sujet avec son litre : Synthèse philoso-
phique et lois sociologiques du monde. Nous n'en avons retiré aucune lumière.
Tantôt M. Fouillée entend par lois sociologiques les habitudes d'esprit
qui résultent du contact de la société humaine et il dit par exemple que la
logique doit s'interpréter sociologiquement (p. 30) ; tantôt les lois sociolo-
REVUE THOMISTE. 5° ANNÉE. 29.
434 REVUE THOMISTE

giques sont les lois qui règlent les colonies animales (p. 30), etc., etc.
D'un amasdiffus de notions entremêlées nous voyons sortir tout à coup
cette trouvaille : « En somme, on aboutit de toutes parts à concevoir le
monde entier sous la catégorie de société. Restera à élucider le grand pro-
blème qui est celui de l'individuation dans son rapport avec la socialisa-
tion » (p. 320).
M. Fouillée aime à instruire en amusant. Dans son précédent ouvrage,
en voyait l'inconnaissable surgir tout à coup du fond de l'immanence et
s'écrier : « Me voilà, à tous présents et avenir salut! » (p. 16G). Et c'était
une manière de le ridiculiser. La Catégorie de société émerge ici d'une
manière tout.aussi désidante. C'est un échantillon de ce que M. Brunetière
appelait l'autre jour « de petites drôleries ». En somme, la science nou-
velle «dont M. Fouillée prophétise l'avenir n'est pas près d'être tirée au
clair.
3e crains, à vrai dire, qu'elle ne le soit jamais. Car enfin la comparaison
de l'ensemble des êtres avec les touts sociaux, pour réelle qu'elle soit,
n'«st qu'analogique. Admettons qu'une certaine appétition soit à la base et
un certain objet de celte appétition au sommet, il restera toujours que le
monde n'est pas une colonie animale, ni la loi d'attraction une loi sociolo-
gique. Et dès lors, pourquoi nous cantonner dans la sociologie, pourquoi
expliquer le général par un cas particulier ? Disons finalité et appliquons
cette notion générale proportionnellement aux touts physiques et aux
touts sociaux. C'est mettre les esprits sur une piste étroite sinon absolu-
ment fansse que de ramener la cosmologie à la sociologie. La vérité est
que toutes deux reposent sur des appétitions, là naturelles, ici volontaires,
et que toutes deux sont commandées par l'Idée qui est la raison de leur
ordre, par le but qui assure leur unité. Le primat de la sociologie est une
chimère. Le véritable primai c'est le primat de la Cause finale.
Fr. A. Gahdeil.
Ludovicus Coutdhat. - Deplaionicis mytfiis. Alcan, 1896.
Quel est le rôle du Mythe dans la doctrine platonicienne ? Un dogma-
tisme intransigeant, un dilettantisme littéraire manqueraient également le
point. Le premier prendrait tout au sérieux, le second serait enclin à ne
voir dans le mythe qu'un artifice de rhétoricien. La vérité est entre les
deux. Telle -est la thèse de M. Couturat.
Nous trouvons dans YIntrodmtion la définition du Mythe. On entend par
là une histoire pour les enfants, une légende ancienne, d'un caractère poé-
tique et religieux. Un mythe se raconte : il ne se prouve pas. C'est l'op-
posé d'une thèse dogmatique.
La première section du présent ouvrage passe en revue avec un appa-
IA VIE SCIENTIFIQUE 435

reil scientifique considérable, les divers mythes platoniciens. Les uns, les
plus importants, occupent des dialogues entiers. Tels les mythes de
l'amour dans Phèdre et le Banquet, les mythes infernaux dans Gorgias,
Phédon, la République, les mythes de la nature et sociaux dans Protagoras,
la Politique, Gritias, le Timèe, les Lois. D'autres mythes sont répandus
au hasard des Dialogues.
M. Couturat distingue avec finesse les parties mythiques des Dialogues
de celles qui ne le sont pas. Le chapitre cinquième sera lu avec un profit
particulier. Il résume et recense les différents mythes : il met en présence
et compare leurs caractères principaux.
La seconde section est consacrée à l'interprétation des mythes. Ques-
tion brûlante et dont l'intérêt n'est pas purement historique. Témoins ces
en-tête des chapitres : Doctrina de Deis mythim est; mundifabrica mytkka
esti reminiscentia mythica est; immortalitas animai mythica est; vila futura
mythica est. Qu'est-ce à dire et les thèses des platoniciens contemporains
seraient-ils ainsi controuvés dès leur origine ? M. Couturat nous répond
dans ce chapitre : Quanta fides, secundum Platonem ipsum, mythis habenda
sit ?- En voici le résumé :
Respect- -
en paroles très profond de Platon pour l'autorité des
prêtres, sages, poètes auxquels les mythes sont empruntés. Mais ils ont
parlé métaphoriquement : Platon n'en doute pas, car sans cesse il les plie
à ses idées. C'est donc qu'il faut lire dans le sérieux avec lequel il les
cite une intention ironique. « Plus grande même est la gravité de l'auteur
plus le sens mythique doit être accusé ».- Cependant le mythe n'est pas
absolument faux : il contient une part de vérité. Dans quelle mesure ?
M. Couturat cherche à le préciser. Les dieux, par exemple, semblent bien
n'être que des Types de la nature humaine (p. 73); - la production du
monde est conçue comme un travail humain avec ses trois éléments : un
plan, un ouvrier, une oeuvre. L'âme est l'ouvrier. Elle permet aux idées
-
d'actionner la matière ; le mythe de la réminiscence serait l'expression
de ce fait que nous ne recevons les idées ni de l'expérience ni de l'ensei-
gnement (p. 89) ; l'immortalité de l'àme est présentée dans le Phédon
comme une opinion louable, qu'il faut admettre « comme on s'engage sur
un radeau à ses risques et périls ».
interprétation ;- - Phèdre et les Lois confirment cette
enfin, la vie future, fond commun de tous les mythes se-
lon Zeller, n'est pas plus dogmatique que ie reste. Tout a une saveur my-
thique d'un bout à l'autre de l'oeuvre de Platon.
M. Couturat justifie par cette thèse l'impression que l'on ressent à la
lecture de Platon. Ce charmeur sait éveiller le feu de la curiosité dogma-
tique : et voilà que semblable à une pluie froide et fine, l'ironie fait
son
H'1' ?.?'?

436 REVUE THOMISTE

i oeuvre : sans cesse alléchés, nous sommes au fur el à mesure déçus. Nous
1
croyions à un prophète et nous ne trouvons qu'un charmeur.
Il a fallu le sérieux d'Arislote pour transformer en thèses les ironiques
envoyées de Platon. Celui-ci a agité les problèmes ; il a multiplié les
points d'interrogation autour de l'esprit de son puissant disciple. C'est
par là qu'il demeure son maître. Lui-même semble n'avoir été qu'un
sublime dilettante. C'esl l'impression que laisse la lecture de M. Coutural.
Qui sait cependant si son athénien sourire ne cacha jamais celte honte
des larmes, qu'éveille dans les âmes assez mélancoliques pour sentir, trop
affinées pour avouer, la conscience des tragiques problèmes qu'elles se
sentent impuissantes à résoudre. Tous ne sont pas des Pascal, et Platon
fut peut-être l'ancêtre de sir Arthur Balfour !

Chépieux-Jamin. - L'écriture et le Caractère, 4" édition. - Alcan, 1890.

Il faut féliciter M. Crépieux-Jamin d'avoir travaillé à faire de la gra-


phologie une science, C'esl un titre que les graphologues tiennent beau-
coup qu'on donne à leurs recherches, el ce livre VEcriture et le Caractère
nous montre d'heureux efforts lentes pour légitimer cette préten-
tion. .
A. - 1° M. Crépieux-Jamin a senti le besoin de justifier l'interpré-
tation des signes qui souvent semblent n'avoir aucun rapport avec ce
qu'on veut leur faire dire, en cherchant leur origine physiologique. lia
abandonné avec raison les métaphores, explications fort peu scienti-
fiques : « M. Michon disait que le crochet signifie l'égoïsme, parce
que la personne rentre dans son moi comme le colimaçon dans son
hélice ».
2° M. Créjneux-Jamin a abandonné les signes particuliers qu'on
multipliait à plaisir et où l'on prétendait trouver les moindres nuances du
caractère, pour considérer principalement l'allure générale du gra-
phisme et ses modes principaux, ce qui diminue beaucoup les chances
d'erreur, étant donné que le trait dominant d'un caractère est ce qui
paraît le j>lus clairement et ne se manifeste point dans de petits signes
qu'il faut aller chercher à la loupe au coin d'une ligne.
3° L'essai de classification des écritures et de définition.
4° Un commencement de critique de la valeur des conclusions grapho-
-
logiques.
B. - On désirerait que celte critique fûl poussée plus loin, car c'est en
la faisant sincèrement sans réclamer pour la graphologie une certitude à
laquelle elle ne peut prétendre, qu'on la fera accepter comme science.
LA VIE SCIENTIFIQUE 437

Donc, nomenclature aussi complète que possible des chances d'erreurs qui
limite laporlée des inductions.
2° Le défaut de cet ouvrage, et il est grave, c'est une psychologie défec-
tueuse. El pourtant c'est de toute nécessité pour un graphologue. Car ce
qu'on reproche le plus souvent au faiseur de portraits, c'est le vague des
termes. Qu'est-ce que cette sensibilité, celte activité, « ce mode d'action ni
anguleux, ni très doux » ? Il a des définitions qui sont d'un matérialisme
grossier, celle de la morale par exemple (p. 191).
B.

Logïlc, aïs Lehrbuch clargesUïlt von Dr Ehnst Comme», o, oe. Professor an


der Kgl. Universitiil Breslau. Paderborn Ferdinand Schoeningh, 1897;
un vol. in-8°, p. 345.
En parcourant ce volume on se demande comment les écrivains d'Alle-
magne ont pu mériter la réputation d'être obscurs, diffus et d'employer
souvent beaucoup de phrases pour exjjrimer peu d'idées. Le savant et
infatigable Dr Gommer, qui. dirige depuis onze ans la Revue de Philosophie
et de Théologie spéculative, livre aujourd'hui au public un ouvrage de Lo-
gique bien digne d'attirer l'attention. C'est un travail d'un genre nouveau
et pour ainsi dire inconnu jusqu'à ce jour. Son bul est d'exposer dans un...
manuel clair et succinct la Logique d'Aristole d'après l'cxjjlication qu'en".
donnent Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin. Les manuels de philo-
sophie suivant les principes du Docteur Angélique ne manquenlcertes pas,
mais un manuel ayant pour base unique la doctrine aristotélicienne, "c'est
précisément ce que l'on ne possédait pas encore. Aussi c'est avec un vrai
bonheur que nous saluons l'apparition de cet ouvrage.
Dans le compte rendu de l'opuscule : « La forme substantielle et le con-
cept de l'âme chez Arislole » on a cité ces paroles du Dr Rolfes : « Nous
avons laissé échapper le fil de la tradition scientifique : on méconnaît
l'importance du secours que peuvent nous fournir les sources scolastiques
el spécialement les commentaires de saint Thomas d'Aquin... », et on a
vu là « une revendication et un programme : Arislole comme texte, saint
Thomas comme guide » : voilà la marche à suivre. Ce programme, sans
aucun doute, ne manque ni de beauté ni d'attrait, mais l'exécution n'en est
peut-être pas aussi facile. La difficulté vient de ce que nous n'avions pas
de manuel à mettre entre les mains des étudiants. Et l'esprit du
comme
débutant en philosophie n'est pas encore suffisamment apte à comprendre
"n texte parfois obscur el à suivre un commentaire très étendu, il était
difficile de donner suite à
ce beau programme. Le professeur qui, malgré
celte grande difficulté, voulait enseigner Aristote, devait s'astreindre à un
438 REVUE THOMISTK

double travail, qui consistait à se tracer d'abord un plan et à résumer


ensuite la doctrine pour la mettre ainsi à la portée de ses élèves. A ceux-
ci incombait d'un autre côté le devoir, souvent pénible, de noter avec soin
l'explication du maître pour ne pas se perdre ensuite dans le texte et le
commentaire. Dorénavant cette difficulté ne subsistera plus pour la Lo-
gique. Le Manuel du Dr Commera comblé un vide très regrettable jusqu'à
présent. Le professeur y trouvera une base sûre et un plan tracé de son
cours. Les nombreux renvois très précieux en tête des chapitres lui per-
mettront d'expliquer en la développant cette doctrine, résumée dans le
Manuel. L'élève, de son côté, cherchera à le comprendre et à l'étudier, et
il pourra ensuite lire avec fruit le texte et le commentaire et suivre sans-
difficulté la leçon du maître.
L'auteur, ayant pour unique but l'exposition simple et claire de la doc-
trine d'Aristote, a exclu de son traité toute question métaphysique et psy-
chologique. Il a fait également abstraction des discussions tant anciennes
que modernes qui ont trait à la Logique. Le livre se borne à nous donner
une doctrine tout à la fois positive et complète.
Dans l'Introduction nous ne voyons apparaître aucune de ces questions
trop ardues pour les esprits non préparés des commençants ; par exemple :
la philosophie est-elle une science: quel est l'objet de la Logique, etc., etc.
Toutes ces questions sont renvoyées d'une manière pratique à la fin du
Volume, allant ainsi graduellement des choses faciles aux choses plus dif-
ficiles. Un mot de la philosophie en général, de la logique, de la méthode
forme toute l'Introduction.
L'ouvrage lui-même comprend trois parties. La première traite du
concept et se partage en six chapitres : 1° la nature du concept; 2°sa divi-
sion ; 3° la parole ou le terme parlé ; 4° les concepts généraux ; 5° les
universaux; 6° les prédicaments. -La deuxième partie traite du juge-
ment et se partage en quatre chapitres : 1° le jugement en soi; 2° la
parole logique [Oratw] ; 3° renonciation ; 4° la proposition. - Enfin la
troisième partie traite de l'argumentation et se partage en huit chapitres :
1° l'argumentation ; 2° le syllogisme ; 3° l'induction ; 4° la démonstration
apodictique ; S0 la démonstration probable ; 6° les topiques ; 7° la science ;
8" la Logique (en tant que science).
L'ordre suivi est parfaitement conforme à la nature même du sujet. Le
défaut le plus commun dans les manuels de Logique, c'est le manque de
logique, et sous ce rapport le livre du Dr Gommer nous paraît bien supé-
rieur aux autres du même genre tant anciens que modernes. Le manuel de
philosophie de M. Goudin a certainement une valeur incontestable, mais
son premier volume commence par une série de définitions sans montrer
suffisamment au jeune étudiant leur raison d'être. C'est avec un véritable
LA VIE SCIENTIFIQUE 43$

plaisir qu'on lit les premières pages de notre manuel dans lequel tout se
déroule et s'enchaîne avec ordre.
La première partie est intitulée « Du concept » et non pas « De l'ap-
préhension ou de la première opération de l'intelligence » comme les
autres ouvrages de Logique, parce que le logicien s'occupe surtout du
concept qui est le résultat de l'appréhension. « La première forme de la
pensée, dit notre auteur, qui est l'objet de la recherche logique, s'appelle
« concept ». Or, continue-t-il, pour connaître la nature du concept il
faut avant tout savoir ce qu'on entend par signe en Logique, car le con-
cept n'est pas autre chose que le signe logique par lequel s'exprime l'idée
de l'objet qui se trouve dans notre intelligence. Pour cette raison il nous
explique en premier lieu la nature et les différentes espèces de signes.
Seulement ensuite il nous parle du concept : de sa formation et de son
objet, du concept comme image et comme signe ; de sa compréhension et
de son extension, du concept objectif et formel. Et ainsi il achève la ques-
tion « quid sit? »
La question « quoluplex sit? » est divisée à son tour en quatre
paragraphes :
1° Objet du concept : a) par rapport à sa compréhension, il est concret
ou abstrait, simple ou composé; [1) par rapport à son extension, il est sin-
gulier ou universel. L'universel est collectif ou distributif; le dislributif est
univoque ou analogue.
2° Perfection du concept : de ce côté nous trouvons le concept adéquat
ou inadéquat, clair ou obscur, distinct ou confus, complet ou incomplet.
3° Relation du concept : ici nous avons le concept identique ou non
identique, associé ou non associé, compatible ou incompatible.
A" Origine du concept. Et à cet égard il y a celui qui s'obtient par
intuition ou par abstraction, le concept direct ou réfléchi, ultime ou non
ultime.
Au chapitre troisième de la première partie, l'auteur passe au signe par
lequel nous pouvons manifester à nos semblables le concept interne, signe
qui n'est autre que la parole, ou, si l'on veut, le terme parlé. Et dans un
premier paragraphe il signale la différence qui existe entre la parole et le
son et dans un deuxième il donne la division du terme parlé.
Le terme parlé ou le mot se divise :
1° Par rapport à son contenu en univoque, équivoque ou analogue;
2° Par rapport à la désignation en catégorématique ou syncatégoréma-
tique. Le mot catégorématique est complexe ou incomplexe.
3° Par rapport au mode de la désignation en commun, singulier, col-
lectif, transcendental, non transcendental, abstrait, concret, absolu,
440 REVUE THOMISTE

connotatif, fini, infini, en terme de première ou de seconde inten-


tion.
Je m'arrête, ce petit aperçu suffisant à montrer le procédé de notre
auteur. Les divisions ne plairont pas à tous, mais tous du moins seront
obligés de reconnaître qu'elles sont fondées sur la nature même de la
Logique. La doctrine exposée est bien celle d'Aristole, et par conséquent ce
manuel peut être regardé comme un guide sûr 23»ur tous ceux qui veulent
étudier la doctrine péripatéticienne et thomiste.
.
Dans l'espérance que le savant professeur de Breslau complétera bien-
tôt son oeuvre par la publication des traités de « Physique et Métaphy-
sique », nous faisons des voeux pour que ce premier volume soit mis entre
les mains des étudiants d'Allemagne et d'Autriche et qu'une traduction
française le rende accessible aux jeunes philosophes de notre pays.
Fr. G. Duat, 0. P.

Éléments d'Ontoloffie aristotélicienne, en tenant compte des développements


qu'y ont apportés saint Thomas et les Aristotéliciens récents (1). « Gel ouvrage
fruit de vingt-cinq ans d'études péripatéticiennes et de vingt ans d'ensei-
gnement philosophique » est dû à la plume de M. le Dr Nicolas Kaufmann,
professeur au lycée de Lucerne et chanoine du chapitre de Saint-
Léger.

?
C'est avec plaisir que nous en saluons l'apparition, et que nous le
signalons aux lecteurs de la Revue Thomiste.
Il est, dans la pensée de son auteur, appelé à combler un vide : car il
.#
n'existait pas jusqu'à présent, nous dit-il, pour l'Ontologie d'Aristole, de
compendium de ce genre en langue allemande.
La préoccupation évidente de l'auteur est de faire un travail qui soit à la
fois un manuel et une source où la pensée du maître soit reproduite, con-
densée, mais exposée en faisant la part des notions complémentaires intro-
duites par saint Thomas cl les scolastiques de son école.
Le grand souci du Dr Kaufmann est donc d'être concis, clair, fidèle ;
laisser parler le maître, exprimer sa pensée sans la commenter ni l'am-
plifier, être simjslemenl son porte-voix, son interprète en langue alle-
mande.
La doctrine qui y est reproduite n'occupe pas plus de cent cinquante
pages, et cependant toutes les notions qui appartiennent à la substance de
la métaphysique aristotélicienne y sont analysées avec clarté.
Le traité se divise en trois parties.

(1) Ehmente der arislotelischen Ontologie, etc. tyâber und Cie. Luzern.
LA VIE SCIENTIFIQUE 441

I. Le concept et les lois suprêmes de l'être.


,11. Les déterminations premières ou les modes primitifs de l'être.
III. Les principes ou les causes de l'être.
Dans la première partie, l'auteur analyse le concept de l'être en général
.(FT section] et ses lois ou principes suprêmes : le principe de contradic-
tion auquel se ramène le principe d'identité, le principe de l'impossibilité
.«Tun intermédiaire quelconque entre les contradictoires, et le principe de
la raison suffisante.
Dans la seconde partie (section I) nous sont d'abord exposées les diffé-
nrentes acceptions de l'être, être réel, être de raison, et être accidentel; ces
?deux derniers sonl exclus de la considération métaphysique, qui ne s'oc-
cupe que de F « Ens per se » et non de 1' « Ens per accident; »; l'être de
oraison, lui, relève de la logique.
La section II, dans son premier chapitre, traite des déterminations ou
anodes transcendantaux de l'être [modigénéralité? conséquentes omne Ens).
Les attributs ou propriétés transcendantales de l'être sont successivement
.analysées : l'Unité, la Vérité, la Bonté à laquelle est concomitante l'idée
de mal, la beauté enfin dont le concept est connexe à celui de bonté.
Les concepts d'essence, de nature, d'existence sont ensuite examinés et
exposés : par la même occasion est agitée la question de la distinction
wéelle entre l'essence cl l'existence, que l'auteur n'hésite pas à résoudre
dans un sens strictement thomiste, malgré Suarez et son école. « L'en-
semble de la doctrine métaphysique de saint Thomas est tout entier dans
Je sens d'une distinction réelle » (p. 56).
L'individualité (aliquid) est la dernière des propriétés transcendantales
de l'être.
Le second chapitre traite des modes spéciaux de l'être [modi spéciales
eniis)etde ses degrés [gradus enlitaiis). II comprend deux subdivisions :
la première exposant les modes intermédiaires entre les modes transcen-
dantaux et les catégories, à savoir : l'acte et la puissance, l'être sujet à la
jwulalion, mélange d'acte et de puissance, et par opposition, l'immuable,
Kiea, acte pur; le contingent et le nécessaire, le simple el le composé, le
fini et l'infini.
La seconde subdivision expose la théorie classique des catégories ou
prédicaments, leur notion générique et la raison d'être de cette division:
la substance avec ses compléments (hyposlase et personne) les accidents :
«{uanlité, qualité, relation, temps, lieux, action el passion sonl étudiés en
détail.
La troisième partie nous met en présence du célèbre traité des
causes.
Dans une première section, l'auteur y étudie le concept de la causa-
442 REVUE THOMISTE

lité en général, puis en particulier chacune des quatre causes reconnues


par le philosophe de Stagire : efficiente, formelle, matérielle et
finale.
Enfin, dans une seconde section qui est comme une sorte d'appendice
à tout l'ouvrage, et qui est en même temps la justification et la vérification
de la métaphysique tout entière, par laquelle elle prouve et établit son
droit à l'existence, il analyse et venge le principe de causalité, en regard
des erreurs modernes de Bacon, Loke, Stume, Stuart Mill, Auguste.
Comte.
Tel est dans ses grandes lignes l'ouvrage du Dr Kaufmann. On peut
voir par ce court résumé combien substantiel dans sa brièveté est le travail
que nous venons d'analyser. La clarté de la langue et la logique des déduc-
tions lui donnent la valeur d'un vrai manuel d'initiation, en même temps,
que la fidélité et l'exactitude de l'exposition en font véritablement une
source et une référence : la pensée d'Aristote et de saint Thomas est là,
brève, nette, condensée, mais claire et authentique.
L'ouvrage du Dr Kaufmann est une clef pour l'intelligence et la lecture
d'Aristote; à ce titre, nous ne saurions trop le recommander à ceux qui
désirent se faire une idée nette et adéquate des concepts fondamentaux de
sa Métaphysique. Il est utile à la fois aux commençants pour les initier, et
aux initiés eux-mêmes, auxquels il présente sous une forme abrégée les
concepts essentiels de l'Ontologie et les arguments fondamentaux sur
lesquels ils reposent.
Nous espérons qu'il contribuera à vulgariser les notions péripatéticiennes
et scolastiques dans les pays de langue allemande, et activera pour sa part
le renouveau et la reviviscence victorieuse de la philosophie de l'Ecole :
tous ceux qui ont à coeur le progrès de l'esprit humain ne peuvent que s'y
employer, conformément au voeu de Sa Sainteté Léon XIII.
Fr. L. van Becelaere.

La Politique de saint Thomas d'Aquin, par Edouard Ghahay, avocat à la


Cour d'appel de Bruxelles, in-8° p. xxiv-153. Louvain, Institut supé-
rieur de Philosophie.
L'auteur avait quatre choses à faire, semble-t-il, pour bien traiter son
sujet : exposer exactement la doctrine de saint Thomas ; mettre en regard
les doctrines politiques opposées qui ont eu le plus de retentissement ;
formuler une juste appréciation des unes et des autres ; enfin découvrir et
placer en évidence le principe générateur de la politique thomiste.
M. Edouard Crahay satisfait à toutes ces conditions.
Il exprime la vraie pensée de saint Thomas sur l'origine et la nature de
LA VIE SCIENTIFIQUE 443

l'Etat, la nécessité de l'autorité, l'origine du pouvoir, les formes du gou-


vernement, la mission de l'Etat. 11 expose avec compétence les théories de
Rousseau, du socialisme, de l'anarchisme, soit simpliste et métaphysique,
soit évolutionniste, et établit victorieusement comment l'observation et
les principes donnent raison à saint Thomas contre tous ces systèmes.
Enfin, pénétrant jusqu'à l'idée première qui a servi de point de départ au
grand Docteur, il nous montre la politique thomiste reposant tout entière
sur la conception de la double destinée de l'individu humain, terrestre et
ultra-terrestre, naturelle et surnaturelle, et conclut par ces paroles, qui
témoignent, à elles seules, de la profondeur de son étude :
« En dehors de la croyance à la fin personnelle des individualités, il
semble qu'il ne puisse y avoir de vraie politique, fournissant une garantie
quelconque contre la plus désastreuse violation du Droit. C'est pour avoir
affirmé cette vérité profonde, que la politique médiévale de saint Thomas
d'Aquin reste empreinte, encore aujourd'hui, d'une impérissable gran-
deur. »
Livre intéressant, solide et judicieux, écrit dans une langue qui n'est pas-
toujours-scrupuleusement soucieuse des règles, mais qui n'est jamais non
plus dépourvue de précision et de saveur.
R. P. GoCONNIER.

OBSERVATION

SUIl UNE NOTE DE M. FoNSEGRIVE.

Dans le n° du 15 février de la Quinzaine, M. Fonsegrive mentionne


un passage de notre dernier Bulletin sur les Livres : « Ce qu'il y a d'ana-
lytique dans la causalité est très bien mis en lumière, dit-il, mais n'y a-t-il
rien de synthétique ? Et de ce qu'un principe est analytique s'ensuit-il
qu'il a une valeur objective ? Ne pourrait-on pas aussi bien tirer la consé-
quence contraire? »
Je remercie M. Fonsegrive de son bienveillant suffrage. Mais j'avoue
je
que ne puis m'expliquer ses questions.
1° Je n'ai j>as fait reposer l'objectivité de nos principes premiers sur
leur caractère analytique, comme en témoigne explicitement ma première
conclusion {R. î%., janv. 1897, p. 813), et tout le conteste. La preuve de
l'objectivité est la valeur transcendante Au jugement.
2° J'ai admis que tout jugement (et par suite le principe de causalité) est
une synthèse. Mais je n'admets pas que dans cette synthèse l'esprit
apporte le bien nécessaire, la catégorie. La nécessité est dans l'apparte-
444 REVUE THOMISTE

nance objective du prédicat au sujet. L'esprit ne la produit pas, il la


reproduit. Active dans sa nature générale d'opération vitale, la synthèse de
l'esprit est passive dans sa nature propre du jugement; en tant que
syn-
thèse du nécessaire, elle n'est pas a priori mais a posteriori (R. Th.. p. 808
et 815).
3° « Ce qu'il y a d'analytique dans la causalité ? Dans le principe pur
»
de causalité, tout est analytique {R. Th.,p. 810). Dans le principe appliqué,
il faut distinguer, selon qu'entre l'agent et le patient il y a ou il n'y a pas
convenance essentielle nettement perçue. Si celte convenance existe, le
principe dérivé est encore entièremenlanalylique ; ex.: acte inoral et inten-
tion de cet acte dans la conscience, nature humaine de l'enfant et nature
humaine des parents, être participé et être par essence (R. 7TA.,p. 817). Si
non, le principe en question est synthétique pour nous, encore que les lois
qu'il reflète contiennent souvent une proportion ignorée de nécessité cor-
respondant à la constance des expérimentations. Telles sont les lois phy-
siques de la science moderne (R. Th., p. 818-819).
TT ".'..i JS-4-,. .7"..J," ,....'.,.,.. /

INFORMATIONS

I. - Prochain Congres scientifique international des catholiques,


16-20 août 1897, Fribourg-Suisse. -Le
numéro du Bulletin de la com-
mission d'organisation paru le mois dernier annonçait que le nombre des
adhérents inscrits s'élevait à 1900. Aujourd'hui, il dépasse 2000. Il y a
près de 300 travaux scientifiques annoncés : un chiffre si considérable non
seulement n'avait pas été atteint par les congrès précédents, mais n'avait
pas même été espéré pour celui-ci. Les négociations entamées avec les
compagnies de chemin de fer de la Suisse et d'autres pays pour obtenir
une réduction du prix des billets ne sont pas demeurées sans résultats.
Déjà les compagnies françaises, à la demande du Comité de Paris, ont
accordé la réduction de la moitié du tarif pour tous les congressistes de
France et ceux qui passeront sur le territoire français. (S'adresser, pour rece-
voir le bon de réduction, à M. le prof. J. Schobert, trésorier du Comité de
Paris, rue de Vaugirard, 74, Paris). -
Le Comité d'organisation prie
instamment tous les membres adhérents qui ont l'intention d'assister per-
sonnellement à la réunion du Congrès de s'annoncer, avant la fin du mois
de juillet, par carte postale, âM. le prof. D Kirsch, secrétaire général du
-
1'

Comité. L'assistance au Congrès paraît devoir être nombreuse, et le


-=v

LA VIE SCIENTIFIQUE

sera d'autant plus, sans cloute, que beaucoup cle savants catholiques seront
heureux d'avoir ainsi l'occasion de visiter le tombeau du Bienheureux
Pierre Canisius, dont Fribourg célébrera cette année, par de grandes
fêtes, le troisième centenaire.
II. - Un homme n'assistera point à notre Congrès, dont la présence
pourtant eût été vivement appréciée : je veux parler de Mgr Duilhé de
Saint-Projet. C'est lui qui le premier avait eu l'idée de ces assemblées
solennelles des savants catholiques de tous pays, et il n'avait cessé de
demeurer, avec le regretté Mgr d'Hulsl, l'âme de celte grande oeuvre. Le
15 mai dernier, après de longues et horribles souffrances supportées avec
une foi et une patience admirables, le pieux el savant ecclésiastique quit-
tait le rude combat de la vie, pour entrer dans le repos et la gloire qui ne
finissent point. -Mgr Duilhé de Saint-Projet s'est assuté une belle page
dans l'histoire religieuse du xix° siècle. Esprit vif el brillant, nature entre-
prenante et généreuse, les oeuvres et la science l'attirèrent également, et
2>artagèrcnt toute sa vie. - Son Apologie scientifique de la foi chrétienne, qui
a été traduite dans toutes les langues littéraires, et fut, le résumé de
quinze années d'éludés assidues et obstinées, demeurera comme le glorieux
témoignage de son talent, de son savoir, de son attachement et de son
dévouement sans réserve à la vérité religieuse.
Que l'Institut catholique de Toulouse, qui depuis deux ans possédait en
Mgr Duilhé de Saint-Projet un recteur digne des hommes éminents qui
composent son collège professoral, veuille bien recevoir ici, avec cet
humble hommage rendu aux mérites de son illustre chef, l'expression de
nos jilus sincères et de nos plus sympathiques condoléances.
III. - La collection des « Sirassburger Theologischc Studieii » vient cle
s'enrichir d'un nouveau fascicule : Die Wunder Jesu in ihren innern Zusam-
menhange betrachtet, von Florenz ChcMe weilancl Doctor cler Théologie, Pries-
ter der Dioecese Strasshurg, in-8° p. xn-lOG. Frciburg im Br. llerder.
La mort a empêché l'auteur de donner à son travail les développements el
-
toute la perfection qu'on pouvait espérer de son talent. Les éditeurs ont
pensé quandmème qu'il valait la peine d'être imprimé ; et ils ont eu raison.
M. Chable se place résolument sur le terrain des maîtres du rationalisme
moderne el, en faisant ressortir le but et la portée morale des miracles de
Jésus, il résout avec succès plusieurs cle leurs objections. Cette élude
complète heureusement l'ouvrage plus étendu, et remarquable, publié en
1892, par M. le Dr Eugène Mùller, sous ce titre : Natur und Wunder, ihr
Gegensatz muiihre Harmonie.

IV. -L'Université de Fribourg (Suisse) possède actuellement quatre


Facultés : Théologie, Droit, Lettres, Sciences.
446 REVUE THOMISTE

Elle compte 43 professeurs ordinaires, 12 professeurs extraordinaires,


3 privat-docent.
Les cours du Semestre d'été ont été suivis par 301 étudiants immatri-
culés, dont 127 Suisses, 112 Allemands, 62 d'autres pays étrangers, et par
47 auditeurs.
Outre de nombreux articles parus en différentes Revues, Françaises,
Allemandes, Italiennes, Hollandaises, Polonaises, Tchèques, les Profes-
seurs ont publié, pendant cette année scolaire 1896-1897, les livres sui-
vants :
Aiithus, Professeur de physiologie et de chimie physiologique :
Éléments de chimie physiologique,^ édition revue et corrigée. In-16
diamant, p. ix-352, avec lîg. dans le texte, Paris, Masson etCie.
Leçons de chimie biologique normale et pathologique par Armand Gau-
tier, publiées avec la collaboration de Maurice Arthus, 2e édition revue et
mise au courant des travaux les plus récents. In-8°, p. xvi-826, avec
110 figures dans le texte.
Berthieii (O.-P.), Professeur de théologie dogmatique positive :
La divina Commedia con commenli secondo la scolastica. L'Inferno. Fri-
burgo (Svizzera) libreria dell'Universitâ. In-fol., p. jlxx-689.
Le triomphe de saint Thomas, patron et protecteur des écoles catholiques,
peint par Taddeo Gaddidans lachapelle des Espagnols à Florence. - Étude
d'histoire et d'art. In-8°, p. xvi-13G. Fribourg (Suisse). OEuvre de Saint-
Paul.
Buchi, Professeur d'histoire suisse :
Freiburgs Bruch mit OEsterreich, sein Ubergang an Savoyen und An-
schluss an die EidgenossenscJiaft nach den Quellen dargestellt, mit XXVI
urkundliôhen Beilagen und einer Karte der Herrschaft Freiburg. In-4°,
p. xiu-268, Friburgi Helvetiorum apud Biblioj)olam Universitatis.
Coconnier (O.-P.), Professeur de théologie dogmatique spéculative :
L'Hypnotismefranc. In-12, p. xn-436, Paris, Victor Lecoffre.
Gkemaud. Professeur de critique historique :
Livre des anciennes donations faites à l'Abbaye de Haulerive de l'Ordre de
Ctteaux. In-8", p. vi-168, Fribourg.
Kallenbach, Professeur de langue et littérature slaves :
Adam Miclcievicz (en polonais), 2 vol. in-8°, p. xiv-301 et 430, avec
3 gravures et 1 fac-similé. Cracovie, librairie de la Société anonyme.
Michaut, Professeur de langue et littérature latines :
Les Pensées de Pascal disposées suivant l'ordre du cahier des autographes.
- Texte critique établi d'après le manuscrit original et les deux copies de la
Bibliothèque nationale, avec les variantes des principales éditions, précédé
d'une introduction, d'un tableau chronologique et de notes bibliographiques
LA VIE SCIENTIFIQUE 447

(travail couronné par l'Académie française). In-4°, p. lxxxix-469, Fri-


irurgi Helv. apud bibliopolam Universitatis.
Abrège de la vie de Jésus-Christ, par Biaise Pascal. Texte critique.
1 vol, in-12, p. 39, Fribourg (Suisse). Librairie de l'Université.
Streitberg, Professeur de grammaire comparée des langues indogermani-
ques, et de sanskrit : Gotisches Elementarbwh. In-8°, p. xn-200, Hei-
delberg.
Urgermanische GrarnmatiJc. In-8°, p. xx-272, Ileidelberg.
Thomas-Mamert, Professeur de chimie organique :
Thèses présentées à la Faculté des sciences de Paris, pour obtenir le grade
de docteur es sciences physiques. In-8°, p. 77.
Weiss (O.-P.), Professeur de droit ecclésiastique et d'encj^clopédie théo-
logique :
Apologie des Christenthums. IIITheïl: Natur und Ubematur. 3 Aufl.
2 Bande 8°, p. xn-656, ix-627, Freiburg Br. Herder.
Lebensweisheit in der Tasche, 6 Aufl. In-12, p. xvm-499, Freiburg
Br. Herder.
Herrlichlceiten der gottlichen Gnade, von Dr M. J. Scheeben, 6 Aufl.,
neu bearbeitet von P. Weiss, p. xvi-521, 8", Freiburg Br. Herder.
Zapletal (O.-P), Professeur d'exégèse pour l'Ancien Testament :
Hermeneutica Biblica. In-8°, p. vm-175, Friburgi Helvet., sumptibus
B. Veith, Bibliopoloe Universitatis.
V. - La librairie Roger et Ghernoviz (Pai'is, rue des Grands-
Auguslins) vient de publier, à l'usage des séminaires, un ouvrage de
Droit canonique, lequel au point de vue de l'orthodoxie et de la clarté,
comptera parmi les meilleurs manuels : Tnsiituiiones Juris Ecclesiastici tum
publici tum privati, ad usumseminariorum, etingratiam Glericorum qui Ro-
mam se conferunt àdgradus Academicos consequendos exaratoe, auctore L. Gh.
Ch. Makèe, Juris Ganonkiex Universitate S. Apollinaris, necnon et theologise,
ex Universitate Collegii Romani, doctore. 2 vol. in-12, p. 11-500 et 505.
VI. - La jeune Revue sociale catholique (Louvain, Institut supérieur de
Philosophie) réalise avec succès le programme que nous exposait son nu-
méro de fondation, en novembre dernier. Les questions de principe, les
lois concernant la chose sociale présentées au Parlement belge ou aux
Chambres étrangères, sont étudiées et disculées avec soin. La part faite à
la chronique, aux documents, faits et statistiques, est importante C'é-
tait plaisir, dans un des derniers numéros, par exemple, de se voir si
exactement renseigné sur la verrerie d'Albi, le secrétariat communal des
socialistes belges, le Congrès des socialistes hollandais, l'oeuvre des
missionnaires du travail en France fondée à Tarbes par M. l'abbé Fontan,
la journée de 9 heures dans les imprimeries autrichiennes, la participation
448 REVUE THOMISTE

'aux bénéfices dans l'imprimerie de Zurich, la loi des pauvres à Londres


la fortune mobilière en France, etc..
Nos meilleurs voeux aux hommes de talent et de savoir qui travaillent à
,
résoudre, au double point de vue scientifique et catholique, l'un des pro-
blèmes les plus ardus, et peut-être le plus inéluctable, de l'heure
présente.

VII. - Le troisième volume de l'Année psychologique publiée par


M. Alfred Binet, a paru (Schlcichcr, Paris). Plus encore que les deux,
précédents, ce volume se recommande à l'attention des philosophes et
leur fournira des renseignements précieux. II comprend trois parties :.
1° Mémoires originaux, p. 1-332; 2° Analyses d'ouvrages, p. 335-68K:
3° Table bibliographique, p. 691-800. Parmi les titres des mémoires ori-
.gïnaux, l'on remarque : L'abstraction des émotions (Th. Ribol). Les change-
ments déforme du pouls capillaire aux différentes heures de la journée (A. Bi-
nei et J. Courtier). Les effets du travail intellectuel sur la circulation capil-
laire. - Influence de la vie émotionnelle sur le coeur, la respiration et la circu-
lation capillaire (par les mêmes). Influence du travail intellectuel, des émotions
et du travail physique sur la pression du sang (A. Binct et N. Vaschide).
Nouvelles recherches sur la localisation des sensations tactiles. -L'expérience
d'Aristote. V. Henri Les analyses et la table bibliographique rensei-
gnent sur le mouvement des études psychologiques, en France et à l'é-
tranger, pendant l'année 1890.
VIII. - L'on se souvient que, il y a quelques mois, l'institut alle-

S mand du Campo Santo à Rome, d'où sont sortis tant d'hommes remar-
quables, célébrait son onzième anniversaire séculaire. A cette occasion,
m fut publiée une superbe Feslschrifi, composée de U travaux originaux,
parmi lesquels se trouvent une étude de Mgr Kirsch ; Die christlkhen cul-
tusgeliaude in der vorlconslantinischen Zeil, et deux autres écrites par deux
Dominicains, le P. Dr Prof. Wehofer : Dus K1TIE EAEHZON bei EpMeî.;
le P. Reichert : Bas Itinerar des Ziveiten Dominikancrgenerals J'ordanis von
Sachsen :
La Revue littéraire protestante « Lilerarisches Gentralblatt » de Leipzig-,
(n° 9 de l'année courante) après avoir parlé du « contenu si riche de cette
Festschrift » du Campo Santo, ajoute : « Le jugement d'ensemble sur laj
publication ne peut être que favorable. Les travaux y sont, en grande
partie, appuyés sur des documents nouveaux et inconnus jusqu'ici, tirés
principalement des Archives Romaines. »
IX. - L'on parle encore, à l'étranger, du courageux article que
publiait, il y a trois mois, dans la Revue générale des sciences, M. Haller,
directeur de l'Instilut chimique de Nancy, sur l'enseignement de la chimie
LA VIE SCIENTIFIQUE 449

en Allemagne, en Angleterre et en France. D'où vient que, en France,


l'enseignement de la chimie industrielle est si inférieur à celui qui se
donne en Angleterre et surtout en Allemagne ? Les uns disent : « La faute
est au gouvernement français, qui a gaspillé follemcnl les millions du pays
à bâtir les petits palais des écoles primaires, et se trouve ainsi manquer
des fonds indispensables pour élever renseignement supérieur au niveau
que nous lui voyons atteindre chez les Allemands et chez les Anglais. Le
gouvernement français n'a pas compris que c'est l'enseignement supérieur
qui, dans l'ordre économique tout comme dans l'ordre intellectuel, assure
la prépondérance... » D'autres répondent : « La responsabilité, ici n'in-
combe £>as au gouvernement, mais aux grands industriels français. Pour-
quoi se désintéressent-ils du haut enseignement ? Pourquoi ne savent-ils
pas lui demander les immenses services qu'il peut leur rendre, et s'impo-
ser au besoin des sacrifices dont ils seraient vite récompensés au centuple?
Les industriels anglais et allemands leur donnent l'exemple : que ne le
suivent-ils?... » Et l'on discute.
Quoi qu'il en soit, voici les fails :
En Angleterre, un superbe laboratoire a été annexé à l'Institut Royal de
Londres; et d'autres ont été créés, par l'initiative privée, à Liverpool et à
Penh... La Faculté des sciences de Berlin compte 20 enseignements de
chimie, dont 6 de chimie appliquée ; la Sorbonne n'en a que 10, parmi
lesquels il n'en est pas un seul qui soit consacré à la chimie industrielle...
Voilà ce qui se dit à l'étranger, et dont on ferait bien de se préoccuper
quelque peu en France.
-
X. Vient de paraître : Le Clergé el la question sociale. Etude de mo-
rale sociale par le Dv Jos. Scheicher, professeur de morale au séminaire de
Saint-Poelteti, député au Reichsrath d'Autriche el au Landtag de Basse-Au-
triche, traduit de l'allemand sur la seconde édition par G. Jlorel, chancelier de
l'Université de Fribourg (Suisse) avec une préface de G. Decurtins, député au
Conseil national suisse.
1 vol. in-12, p. xviii-339. Bruxelles, société belge de librairie. La Revue
Thomiste reviendra sur ce livre, dont chacun saisit l'importance et l'aclua-
lilé.
R. P. COCONNIEII.

REVUE THOMISTE - 5e ANNÉE. - 30.


SOMMAIRES DES REVUES

REVUE BIBLIQUE

1" juillet 1897.

R. P. Lagrange.
Mgr Lamy. - -
L'innocence et le péché.
Les commentaires de saint Ephrem sur le prophète Za-
charie.
R. P. Condamin.
M. Bourlier,
-
-Les
Le texte de .Térémie xxxi, 22, est-il messianique?
paroles de Jésus à Cana.
Mélanges. -Baïiffol. -
Les origines du Nouveau Testament d'après un livre
Les psaumes de la captivité. R. P. Dom Pa-
récent. M.
-
rîsot. L'âge de pierre en Palestine. R. P. Germer Durand. Jéru-
salem d'après la mosaïque de Mâdaba. R. P. Lagrange. - -
La prise de
Jérusalem par les Perses à propos d'un document nouveau. R. P. RnÉ-
TORÉ.
Chronique de Jérusalem. - Recensions. - Bulletin.

REVUE PHILOSOPHIQUE

Juin 1897.

Majldidier.
F. Pillon.
--
Le hasard.
La philosophie de Secrétan.
III. Observations historiques et critiques.
Notes et documents : Recherches expérimentales sur l'excitation et la
dépression.
Analyses et comptes rendus.
Revue des périodiques étrangers.
Livres nouveaux.

Juillet 1897.
Dunan.
G. Le Bon.
--
L'âme et la liberté.
Le socialisme suivant les races.
F. Pillon. -La philosophie de Secrétan.
IV. Observations historiques et critiques (fin).
Analyses et comptes rendus.
SOMMAIRES DES REVUES 451

Revue des périodiques étrangers.


L. Arnoult. - Correspondance.
L'oplique physiologique et l'esthétique visuelle.
Livres nouveaux.

REVUE DES DEUX MONDES

1er juin 1897.

Comte d'Haussonville, de l'Académie française.


Bourgogne à la Cour. Le mariage. -
La duchesse de
M. Rémy Saint-Maurice. -
Temple d'amour, première partie.
Comte E. Lefebvre de Béiiaiïve. Léon XIII et le prince de Bismarck.
-.
La mission de M. de M. Schloezer à Rome, de 1883 à 188o.
M. George Perrot, de l'Académie des Inscriptions.
- Les sikèles. -
Un peuple oublié»

M. Maurice Talmeyr.
- Les femmes qui enseignent.
M. Georges Lafekestre, de l'Académie des Beaux-Arts.
-
Les salons
de 1897. La peinture aux Champs-Elysées.
M. Gabriel Vicaire.
M. H. Valbert. - - Poésie. Le Lit clos.
M. Lombroso et sa théorie de l'homme de génie.
M. Jules Lemaitre, de l'Académie française.
-
Revue dramatique.
Frédégonde à la Comédie-Française. Dégénérés à la Bodinière.
M. Francis Charmes.
tique. - Chronique de la Quin/.aine. -
Histoire poli-
Bulletin bibliographique.

1er juillet 1897.

M. Rémy Saint-Maurice.- Temple d'amour, dernière partie.


Comte E. Lefebvre de Béhaine. -Léon XIII et le prince de Bismarck.
L'arbitrage des Carolines. La fin du Kulturkampf.
M. Paul Girard.
niens - Les orateurs et l'opinion publique chez les Athé-

M. Ian Maclaren.
M. Jean Cruppi.
-- Cas de conscience, dernière partie.
La cour d'assises de la Seine. Les assises correc-
tionnelles.- L'échevinage. Conclusion.
Mme Isabelle Massieu.
- Une Française au Ladak.
M. Georges Lafenestre, de l'Académie des Beaux-Arts.
-
Les salons
de 1897. La sculpture aux deux Salons. La peinture au Champ de
Mars.
M. G. Valbert.
- Pierre le Grand et son dernier biographe.
M. Jules Lemaitre, de l'Académie française.
-
Revue dramatique.
Mme Eléonora Duse. Rosine au Gymnase.
452 REVUE THOMISTE

M. Francis Charmes.
tique. -
Chronique de la quinzaine. Histoire poli-
Bulletin bibliographique.

LA QUINZAINE

1er juillet 1897.


Le Sens catholique et son importance sociale.
Pierre Clésio. - La Philosophie d'Alfred de Vigny à l'occasion du
centenaire de ce poète.
Max Tdrmann. --
Charles Dupuis.
Après l'école. Pour les jeunes filles.
L'Entente franco-russe.
André Pirati. --
Léon de Seilhac.
Les Salons de Londres.
Tactique socialiste. La Conquête du paysan.
Georges Fonsegrive. -
Les Idées et les Faits. Le sens et la portée des
directions pontificales. A l'occasion d'une note de YOsservatore ro-
mane
Nouvelles scientifiques et littéraires. Bibliographie. Revue des
Revues.

Le Géiîant : P. SEPtTILLANGES.
PARIS - IMPRIMERIE F. LEVK, EUE CASSETTE, 17
REVUE THOMISTE

LA

PREUVE DE L'EXISTENCE DE DIEU


ET L'ÉTERNITÉ DU MONDE (l)

Il n'est pas besoin d'éveiller l'attention sur l'importance de


la question posée. La preuve de l'existence de Dieu, premier
préambule de la foi, première démarche de la raison à la re-
cherche du bien supérieur où doit tendre la vie humaine,
cette preuve, dis-je, ne sera jamais assez sûre, assez dégagée de
tout élément parasite et de toute hypothèse discutable.
Or une hypothèse essentiellement discutable, à notre avis,
si l'on s'en tient à la pure raison, c'est celle d'un commence-
ment du monde dans le temps. Nous sommes convaincu, et
nous allons dire pourquoi, qu'aucune démonstration rationnelle
ne saurait être donnée de ce fait. Nous l'avons reçu par ré-
vélation ; l'Ecriture et la tradition des apôtres nous l'enseignent,
cela doit suffire, et à ceux qui prétendent apporter le secours
de la raison, sous forme de démonstration rigoureuse, à l'appui
de cette vérité de la foi, saint Thomas d'Aquin répond par ces
fières paroles : « qu'ils se reposent donc, ceux-là, en des raisons
qui leur semblent suffire; quant à moi, une seule chose me suffit :
la foi du Christ (2). »
(1) La substance de ce travail a fait l'obtet d'une communication au congrès scientifi-
que international de Fribourg, le 20 aoûtl8S7.
(2) Maneant igitur ipsi in rationibus quas putant sufficere... mihi autein solummodo
suffieit fides Christi. »
REVUE THOMISTE. - 3° ANNÉE.
- 31.
454 REVUE THOMISTE

II importe donc grandement, nous semblo-I-il, de dégager


la preuve de l'exislence de Dieu de celte donnée qui ne peut
lui fournir de base solide. -
Or, il faut bien l'avouer, beau-
coup de philosophes catholiques en sont encore à la preuve
qu'on a voulu appeler traditionnelle, et qui s'incarne dans
l'exemple fameux de l'oeuf et de la pmle : D'où vient l'oeuf?
De la poule. -
Et la poule? D'un oeuf. -
Et le premier oeuf ?
Apparemment de la première poule. -Mais alors celte première
poule elle-même?... Ici l'interlocuteur s'embrouille et l'orateur
triomphe. Il nous semble que ce triomphe est trop aisé; que
l'argument ainsi présenté a une valeur rigousement nulle; que
la série des engendrants et des engendrés peut parfaitement
s'élendre jusqu'à l'infini, et que faire dépendre de sa prélcnduc
impossibilité la preuve de l'existence de Dieu, c'est l'exposer aux
railleries des philosophes, ainsi que le disait gravement saint
Thomas d'Aquin,
On a grand tort, en effet, d'appeler l'argument en question
argument traditionnel ou catholique. En fait, il est Je fruit
d'une décadence de la philosophie chrétienne, el l'on n'en trouve
point de trace dans les grands maîtres qui ont fondé celle phi-
losophie. M Aristote qui en est le père, ni saint Augustin qui
en est le juge, ni saint Thomas d'Aquin qui lui a donné sa
dernière formule, ni Albert le Grand, quoi qu'on en ait dit (1),
ni les premiers parmi les commentateurs ne l'admellenl.
Ont-ils raison ? Voilà ce qui nous importe, et nous allons en
dire notre avis.

On donne dans les écoles cinq preuves principales de l'exis-


tence de Dieu. Toutes les preuves possibles peuvent certaine-
ment y être ramenées, et quelques-unes d 'entre elles, même, se
ramèneraient facilement aux autres. Si donc aucune de ces
cinq preuves ne s'appuie nécessairement sur l'idée d'un com-
mencement du monde, nous aurons le droit de conclure que
cette idée est parasite et qu'elle doit être rejetée de la théodi-
K cée naturelle.
Et d'abord, il est clair que la preuve dite par la contingence

(1) Cf. JïlPhys. tr. I, cap. xui.


ne dépend aucunement d'une telle hypothèse. Les êtres qui
nous entourent ou bien naissent et périssent, ou bien n'ont
pas en eux, quoique permanents, la raison suffisante de leur
permanence. Leur nature, limitée, ne participant qu'une des
modalilés de l'êlre, ne le possède pas en propre et doit le re-
cevoir d'aulrui. Cet autrui ou bien est dans le même cas el
nous oblige à remonter encore, ou bien est tel qu'il porte en
soi la cause de sa nécessité et de son cire, et c'est Dieu.
J'abrège, mais l'on voit sans peine que le raisonnement en
question est valable en toute hypothèse. Il ne s'occupe que du
jour présent, et le passé, infini ou non, ne le trouble en ri<n.
Il en est de même de la preuve dite par les degrés des
êtres. De ce qu'il y a en ce monde du vrai, du bon, du par-
fait, et du plus ou du moins dans ces choses, on cherche à en
conclure qu'il y a une suprême vérité, une suprême bonté,
une perfection suprême. Quelle que soit la durée du monde,
l'argument est de même valeur.
Enfin la preuve par la finalité manifeste, à l'égard de l'ori-
gine des temps, une égale indépendance. L'ordre du monde
réclame un ordonnateur ; la loi de progrès qu'on y constate
ne peut être le fruit que d'une intention qui, incarnée dans
les choses mêmes, sous la forme des propriétés et des lois,
conduit l'univers au terme qu'une souveraine sagesse lui assigne.
Que le progrès soit en ligne droite ou en cercle ; que le
monde ait commencé et doive finir, ou que son déroulement
doive s'étendre, par vastes périodes toujours reprises, à tra-
vers l'infini des temps, il n'importe : la période que nous tra-
versons suffit à l'argument ; car elle fournit matière à une
induction suffisante
pour rien.
- l'idée d'un commencement n'y est donc

Peut être, ici, devrions-nous placer la preuve de saint An-


selme ; mais, malgré legénie de son auteur el tout ce qu'on a
pu dire pour sa défense, nous ne pouvons y voir autre chose
qu'un paralogisme. Et du reste, ceux qui se disent ses défen-
seurs n'auront aucune peine à accorder que moins que toute
autre elle suppose la durée limitée du monde. Il ne reste
donc que deux preuves, la preuve par le mouvement et la
preuve
par la cause efficiente, el la première pouvant être considérée
456 REVUE THOMISTE

comme un cas particulier de la seconde, il suffira d'examiner


cette dernière et de mettre en lumière ses vrais fondements.

La preuve par l'efficience est ainsi établie par les maîtres de


la philosophie chrétienne. Nous constatons en ce monde des
actions, des mouvements, des échanges de force et d'activité
d'où résultent certains effets que nous attribuons à certaines
causes. Et il y a un ordre entre ces causes, de sorte que tel
effet devient à son tour une cause à l'égard d'un autre effet. Mais
ce qui ne se rencontre point et ce qui est impossible, c'est qu'un
être soit à lui-même sa cause; car il faudrait pour cela qu'il se
précédât lui-même, je ne dis pas dans le temps, mais dans la
possession de ce qui lui manque. Etre causé, en effet, c'est re-
cevoir ; causer, au contraire, c'est fournir; et il y a contradiction
dans les termes à ce qu'un être qui doit recevoir soit en même
temps et sous le même rapport en état de fournir. Et donc, tout
être ou tout phénomène qui ne porte pas en soi la raison suffi-
sante de son existence doit recevoir celte existence d'autrui. Cet
autrui, s'il est dans le même cas, doit la recevoir d'un troisième
et ainsi de suite. C'est la chaîne des êtres, qui se passent l'un à
l'autre le bienfait de l'être et de l'activité.
Cette chaîne peut-elle être infinie ? En d'autres termes, l'exis-
tence d'un effet peut elle dépendre actuellement d'une infinité de
causes ? Non. Car dans une série de causes, ordonnées et dépen-
dantes l'une de l'autre dans leur exercice, c'est de la première que
tout dépend ; les intermédiaires ne sont que ses ministres. Quel
que soit le nombre de ces intermédiaires, au point de vue où nous
sommes, je puis les considérer comme ne faisant qu'un, et il n'y a
au fond, dans ma série, que trois termes : A, la source de l'acti-
vité; B, l'intermédiaire, unique ou multiple; C, le résultat que
produit cette activité. Multipliez B par l'infini : vous compliquez
l'instrument, vous ne fabriquez pas une cause ; vous allongez le
canal, vous ne faites pas une source. Si A n'existe pas, B demeure
impuissant et C ne saurait se produire, ou plutôt il n'y aura ni
B ni C, c'est-à-dire que tout disparaît. Il faut donc supposer à la
source de toute causalité une cause efficiente première, d'où dé-
coule l'efficacilé de toutes les autres. Cette cause première, nous
l'appelons Dieu.
11 est facile de voir que la preuve ainsi construite ne s'appuie
en aucune façon sur l'idée du commencement du monde. Que le
monde ait commencé ou non, il s'y rencontre des effets qui dé-
pendent de certaines causes, lesquelles, étant elles-mêmes dépen-
dantes dans leur exercice même de cause, supposent l'interven-
tion d'une cause nouvelle d'où leur influence dérive. Et, chose
essentielle à remarquer, cette nouvelle cause, nous ne la recher-
chons pas dans le passé, nous la requérons dans le présent, ou
plutôt nous ne nous occupons ni du passé ni du présent, nous ne
considérons que la dépendance. Tel effet dépend de telle cause;
cette cause à son tour, considérée comme telle, dépend d'une
autre, et ainsi de suite. Et comme, pour la raison que nous venons
de dire, on ne peut remonter ainsi à l'infini dans les causes qui
dépendent l'une de l'autre, il faut arriver à une première cause
qui est Dieu. Dieu est ainsi atteint non pas en remontant le cours
des temps jusqu'au premier jour du monde, mais en interrogeant
chacune des causes qui interviennent dans un effet donné, à partir
de la cause prochaine jusqu'à la source première de toute causa-
lité.
Prenons un exemple. Voici un animal. Qu'est-ce qui est cause
de l'existence de cet animal ? La question ainsi posée peut avoir
un double sens. Ou bien il s'agît d'expliquer la venue dans l'être
de l'animal en question, ou bien il s'agit d'expliquer son existence
actuelle, autrement dit, sa permanence. Dans ce dernier cas, nous
allons attribuer l'effet dont nous parlons à la constitution môme
de l'animal, à l'équilibre spécial et stable des susblances qui le
composent, sous la domination ou plutôt l'absorption complète de
la forme vivante, l'âme. Telle est la cause prochaine du phéno-
mène. Mais cette cause est elle-même un effet : car l'équilibre des
substances qui composent l'animal et le jeu complexe de sa vie dé-
pendent d'une foule de conditions extérieures : chaleur, pression,
affinités, et une myriade d'autres difficiles à analyser, dont beau-
coup sans doute sont inconnues, mais qui peuvent s'exprimer d'un
mot : les influences cosmiques. Or, si vous prenez à part chacune
de ces influences, vous trouverez qu'elle est elle-même le résultat
d'une série de causes ordonnées, et dépendant actuellement l'une
de l'autre dans leur exercice, et cette série vous permettra de re-
monter, d'anneau en anneau, non pas dans le passé, mais dans le
488. REVUE THOMISTE

présent même, jusqu'à une source première de toute activité sans


laquelle ni l'animal considéré, ni aucune des causes qui condition-
nent son être ne sauraient subsister.
Parlez-vous maintenant non plus de la permanence, mais de
la venue au monde de notre animal ? Le procédé est le môme.
Qu'est-ce qui est cause de ce devenir? - C'est le générateur.
Qu'est-ce qui est cause du générateur considéré comme tel, ou,
en ternies plus simples, qu'est-ce qui est cause de la généra-
tion par cet être? C'est, d'une part, l'acli n propre de cet être ;
c'est, d'autre part, la série d'influences que nous requérions
tout à 1 heure et qui est l'indispensable accompagnement de
toute génération. Et, de nouveau, vous voilà mis en demeure, pour
expliquer suffisamment soit l'action propre de l'animal, soit les
influences extérieures qui se combinent avec elle, de remonler de
cause en cause jusqu'à une première cause, actuellement en exer-
cice, et dont l'influence explique foui.
Vous le voyez donc, la question des origines du monde n'est
pour rien dans cetle façon de présenter la preuve.
Pour montrer Dieu, nous ne racontons pas l'histoire du passé,
nous conslatons le présent. Nous ne l'appelons pas comme un
acteur destiné à ouvrir la scène du monde, nous le requérons
comme l'anneau suprême auquel, aujourd'hui même, le monde
est supendu ; comme l'être premier, l'activité première d'où dérive,
à toute heure, tout être et toute activité. Et, par conséquent, si
l'on vient me dire : Le monde a toujours existé, j'en conclurai
simplement : Dieu a toujours donné l'être au monde. Si l'on me
dit : L'activité des êtres se déroule dans l'infini du temps, j'en con-
clurai : Dieu éternel communique dès toujours l'énergie dont il
est la source. Et ma preuve de Dieu subsiste tout entière; car ne
prenant point son appui sur la nécessité d'un premier jour, elle
n'a point à souffrir de ce qu'on recule jusqu'à l'infini ce point de
départ prétendu des choses. Ce n'est pas dans le vide des temps
qui ont précédé le monde que nous cherchons Dieu, c'est dans
le jour présent, tout plein de sa richesse et des manifestations de
sa vie.
La démonstration que nous venons de fournir est-elle con-
cluante ? Personne ne Je nie, parmi les catholiques. J'omets à des-
sein unfl jeune école, qui, plus généreuse dans ses tendances que
bien informée pcut-ôlreen théologie, croit pouvoir faire peu de cas
des démonstrations à base objective. On en reviendra, lorsque
l'analyse troublante et peu sérieuse d'un Kanl aura cessé de peser
sur la pensée humaine. Quoi qu'il en soit, en lout rcspict je crois
pouvoir dire que tout catholique sage et bien informé admet telle
quelle la preuve de Dieu par l'efficience. Pourquoi donc ne pas la
donner telle quelle ? La compliquer d'une idée dont la valeur est
disculée, même entre catholiques, c'est l'affaiblir aux yeux de
l'adversaire. Que sera-ce si cette idée est fausse, et si, par consé-
quent elle est de nature non seulement à énerver, mais à détruire
absolument la preuve?
Or, c'est là ce que nous prétendons, et nous allons essayer de
1'élablir.
Reprenons l'exemple classique des générations successives. Le
fils dépend du père, le père du grand-père, le grand-père de l'aïeul,
et ainsi de suite. Or, dit-on, l'on ne peut ainsi remonter à l'infini,
donc il faut un premier, et pour expliquer ce premier, il faut faire
appel à une cause supérieure. Le point central de l'argument est
bien toujours, ici, l'impossibilité de remonter à l'infini dans les
causes; mais veuillez remarquer que le cas est très différent de
celui que nous examinions lout à l'heure. Nous disions : Il est
impossible de remonter à l'infini dans les causes qui dépendent
l'une de Vautre dans leur exercice; parce que l'influx dépensé par la
dernière, n'ayant sa source ni en elle ni dans aucun des intermé-
diaires, il faut en chercher l'origine dans une cause première et
indépendante. Mais ici le raisonnement ne s'appplique plus. L';n-
flux dépensé par le dernier générateur ne dépend, pas du précédent
considéré comme tel. Le fils dépend de son père dans son propre
devenir; il n'en dépend déjà plus dans sa permanence, à plus forte
raison n'en dépend-il pas dans les actes générateurs qu'à son
tour il pourra produire. L'existence qu'il a reçue de son père est
bien, en fait, la condition de sa paternité; elle'n'en est pas le prin-
cipe. Il est acidenlel au père d'être fils, de sorle que la série ainsi
construite : le fils, le père, le grand-père, l'aïeul, n'est pas, à pro-
prement parler, une série de causes. C'est une série d'êtres dont
chacun est ou plutôt fut cause par rapportai! suivant ; mais dont
l'ensemble ne concourt pas à un même effet par la communica-
460 REVUE THOMISTE

tion l'un à l'autre d'un môme influx. Et ainsi l'on ne peut plus
dire : Si la série des pères et des fils va h l'infini, la paternité n'a
plus de source; caria source delà paternité du fils est en lui et
dans les influences extérieures, elle n'est pas dans le père. On ne
peut plus dire : Il faut un premier parent pour communiquer l'in-
flux générateur à tous les autres, puisque cet influx ne passe pas,
en réalité, de l'un à l'autre. Et quand on demande la raison de
l'existence actuelle de Pierre ou de la production actuelle de Paul,
ce n'est pas la chaîne des ascendants qu'il faut remonter, c'est la
chaîne .des causes directement cl actuellement nécessaires à la
production de cet effet. Homo et sol ganertmt hominem, disaient les
scolastiques. Au-dessus du soleil, c'est-à-dire, pour nous, de la
machine universelle qui concourt à toutes nos oeuvres, placez la
cause première, où toute efficience puise son aliment, et vous
aurez une explication suffisante de chacune des générations hu-
maines. Toutes, à ce point de vue, sont dans le même cas; la der-
nière est aussi près de la source commune que le fut la première,
s'il en existe. Qu'importe, dès lors, le nombre de ces générations,
et qu'importe leur infinitude ? Chacune suffit à l'explication de la
suivante et n'a de rapport de causalité qu'avec elle. .N'est il pas
clair qu'il peut y en avoir autant qu'on voudra, et que leur dérou-
lement, peut remplir l'infini des siècles ? Si, en tout cas, un tel
infini est impossible, vous devrez en chercher ailleurs la raison ;
elle ne découle en aucune façon des nécessités de l'efficience. La
preuve de Dieu par la causalité se ruine donc elle-même à emprun-
ter celte notion (1).
Du moins se relèvera-t-elle par le secours d'un principe nouveau
introduit subrepticement dans la preuve? Et s'il n'est pas néces-
saire de trouver un terme au passé pour expliquer l'existence et
les activités des êtres, cet arrêt du temps ne sera-t-il pas rendu
nécessaire par d'autres motifs ?

(1) « Causse agentis in infinitum procedere est impossibile, secundum philosophos, in


causis simul agentibus; quia opoi'tetefïectum dependere ex actionibus infinitis, simul
existentibus, et hujusmodi s uni causa) per se infinilfo ; quia earum infinitas ad causatum
requiritur. In causis autem non simul agentibus, hoc non ost impossibile, secundum eos
qui ponunt generationem perpétuant; !oec autem infinitas accidit causis. Accidit enim
patri Socratis quod sil allerius filins vol non filius; non autem accidit baculo, in quantum
movet lapidem, quod sit motum a manu : movet enim in quantum motus. » (S Tn.,
Cont. Gent. Liv. II, ch. 38.)
Si cela était, la preuve cle Dieu y trouverait évidemment son
compte. Ce ne serait plus la preuve parla causalité; mais elle
n'en serait pas pour cela moins bonne.
Qu'on démontre en effet l'existence d'un premier jour, d'un
point de départ des activités et des êtres que l'expérience révèle,
et l'on aura démontré par là même la nécessité d'une intervention
transcendante. Si un seul instant rien n'est, éternellement rien ne
sera, dit Bossuet. Le néant ne peut pas engendrer l'être; ce qui
n'est pas ne peut pas soi-même se créer. Nous aboutirions donc,
par celte nouvelle voie, à constituer une preuve légitime et frap-
pante.
Mais le tout est d'en établir le principe. Or quelle preuve peut-
on donner de l'existence d'un premier jour, d'un arrêt dans la série
des générations passées, en prenant ce mot génération dans le sens
universel que la philosophie lui assigne ?
Aucune, à notre avis.
Nous n'ignorons pas les prétendues démonstrations qu'on a voulu
en donner; comme l'impossibilité du nombre infini en général;
l'impossibilité spéciale d'un infini actuel; l'impossibilité pour le
monde de traverser un passé infini pour arriver au jour présent;
l'inconvénient de donner au monde successif l'éternité pour
mesure; l'absurdité d'un passé infini auquel on ajoute tous les
jours, d'un indéterminé cependant réel, etc., etc., sans parler des
prétendues démonstrations scientifiques, qui sont si incertaines et
en tout cas si particulières qu'on ne comprend point qu'on ait pu
les introduire, si ce n'est ad hominem, dans une question où il s'agit
delà production primordiale des choses. Nous n'ignorons rien de
tout cela ; mais nous uous souvenons aussi de ce qu'en pensait le
grand esprit que nous nommions tout à l'heure: « Débile est; nihil
est; vanumest; tepidum est». Telles sont les réflexions qu'inspi-
raient à saint Thomas d'Aquin les objections soi-disant formida-
bles qu'on nous oppose. Après avoir affirmé que la création du
monde dans le temps est aussi indémontrable que la Trinité, il
ajoutait : « Et ce qui le montre bien, c'est la faiblesse des raisons
qu'on apporte ici et qu'on voudrait faire prendre pour des démons-
trations véritables. Toutes ces raisons ont été exposées et résolues
parles philosophes qui tiennent pour l'éternité du monde, et c'est
pourquoi elles tournent plutôt à la honte qu'à la confirmation de
462 RKVUK THOMISTE

la foi, lorsque appuyé sur elles, on prétend établir contre ces


philosophes la nouveauté de l'univers, [ILSent. Dist. I". Qua?st. I",
art. S (1).] »
(1) Ailleurs, plus énergiquemenl encore, sainl Thomas écrit : La diversité des raisons
qu'on apporte ici montre qu'aucune d'elles n'et-t suffisante ni démonstrative. D'où il
arrive que i'un apportant une raison, l'autre une autre, et, par suite, le premier répu-
gnant à celle-ci et l'autre à l'autre, la fatuité de ces diseurs provoque le rire cliez les
infidèles. (Opusc. LXV. Dz Concordan'iis.)
En dépit de ces textes, un doute s'est élevé, au congrès de Fribourg, sur la véritable
pensée de saint Thomas en cette matière. Il est de fait que certains scolastiques, ne pou-
vant arriver à s'assimiler la doctrine du Maître, oui cherché à éluder son autorité par
des subterfuges. Mais quiconque voudra lire les nombreux articles que le grand Docteur
a consacrés à cette question, se convaincra sans peine de ce qu'il y a de peu sérieux dans
de telles chicanes. On a dit: saint Thomas n'a ainsi parlé qu'en considération d'Aristote.
Cette remarque a bien peu de portée, si elle ne veut pas devenir injurieuse. A moins de
faire passer Aristote avant la vérité, saint Thomas n'a pu parler comme il l'a fait sans
exprimer une conviction personnelle. En une question qui touche do si près aux choses
do foi, et dont la solution, si elle était d,ms le sens des objectants, favoriserait si fort nos
croyances, il est indubitable qu'un tel théologien ne pouvait être qu'en défiance à l'égard
d'un philosophe du paganisme. S'il a cru devoir admettre, en dépit des protestations qui
s'élevaient autour de lui, la thèse philosophique du Stagyrite, c'est qu'il yétait forcé par
une évidence. On voit même par le texte précité et par plusieurs autres semblables que
saint Thomas prétendait ainsi défendre la dignité de la foi en face des incrédules de son
époque, et qu'il considérait comme un péril cette tendance de certains apologistes à
donner comme prouvé par la raison ce que nous ne tenons que de la foi.
Un autre subterfuge consiste à dire : saint Thomas n'avait en vue que celte question
très générale : Une créature peut-elle être éternelle. Ulrum aligna erraiura poluerit
fieri ab oeterno. » Il n'affirmait nullement cette possibilité à l'égard du monde réel tel
que nous le connaissons. Cola dit, on concède la possibilité d'une création « ab o)terno »
à l'égard d'une « certaine » créature, à savoir un ange, une âme, et, en général, une
substance immuable, qui ne serait point mesurée par le temps, et l'on nie cette possibi-
lité à l'égard des êtres soumis au mouvement, c'est-à-dire, en somme, de l'univers, qui
seul est en cause. Un pareil procédé d'exégèse est subtil; mais il ne peut satisfaire que
ceux qui ignorent les textes. Nous demandons ce que pautsignifier ce titre d'article (Sunun.
thêol. q. xlvj, art. 2.) : « Ulrum mundum incoepisse sit articulum fidei » s'il ne s'agit pas
dumonde réel, mais d'une créature hypothétique. Saint Thomas détermine danscet article
ce que la raison peut prouver au sujet des origines du inonde et ce qu'elle est impuis-
sante à découvrir. Elle peut prouver que le monde est de Dieu ; mais la mesure de sa
durée ne dépendant que de la volonté divine ne peut nous être connue que par elle. Le
commencement du monde est donc uniquement une donnée de la foi : « Sola fide

nous avons sous les yeux ?


-
tenetur ». N'est-il pas clair qu'il s'agit là comme ailleurs du reslc - de l'univers que

Il est vrai qu'en ce même article, Ja solution des objections donne lieu à une difficulté
apparente. L'auteur s'objecte que si le monde a toujours dure, et que l'homme ait tou-
jours habité le monde, il s'ensuit qu'il existe actuellement un nombre infini d'âmes, ce
qui est impossible. A quoi il répond simplement que cette difficulté est particulière, et
qu'elle ne peut Imposer une solution a l'égard de l'ensemble des choses. Plus tard,
reprenant cette question, il ajoute que la concession insinuée dans sa première réponse
dépasse même ce que l'objection est en droit d'attendre, et qu'à la rigueur on pourrait
admettre l'homme « ab oeterno », à condition de tupposcr qu'il n'ait engendré que dans
le temps Cette réponse est évidemment de celles qu'on fa.it en souriant, et elle montre
même combien sainl Thomas considérait les objections de ses adversaires comme peu
Nous verrons plus loin à résoudre ces objections après leur
avoir donné toute leur force; m.iis nous tenons à présenter dès
maintenant quelques observations qui nous semblent de nature à
diminuer la répugnance qu éprouvent certains esprits à admettre
notre thèse.
On semble craindre, en premier lieu, que le monde n'échappe à
Dieu, si on lui accorde une durée sans limites. A quoi bon un
Créateur, si à aucun moment l'univers n'a manqué d'être? Et
comme,en vertu de l'inertie de la matière et delà conservation de
l'énergie, aujourd'hui trouve son explication dans hier, hier dans
avant-hier et ainsi de suite, s'il y a eu toujours des jours, il y a eu
toujours une explication suffisante des choses, et une cause pre-
mière ne sert de rien.
Nous venons de voir combien ce raisonnement eslcnfnntin, et
comme il résiste peu à l'analyse. Aujourd'hui ne s'explique point
suffisamment par hier; bien que les événements d'hier aient sur
ceux d'aujourd'hui une influence déterminante. Le temps est une
mesure, ce n'est pas un principe; l'évolution est un procédé, ce
n'est pas une cause : or nous cherchons la cause de ce qui est.
Nous demandons pourquoi l'univers se développe ainsi d'âge en
âge. Dire qu'un véhicule vient du bout du monde, ce n'est pas
rendre compte de sa force de propulsion, à plus forte raison expli-
quer son existence. Le monde est, le monde se meut ; il faut à cela
une raison, et qui plus est une raison actuelle, car la permanence
des êtres a besoin de raison comme leur devenir. Répondre qu'il en
fut toujours ainsi, c'est spécifier un comment, ce n'est pas fournir
un pourquoi. Un effet éternel postule une cause éternelle el, d'au-
tant plus haute, bien loin que celte éternité le dispense do toute
raison.
Autre motif de crainte de la part de certains esprits en face de

sérieuses. On a voulu cependant y voir une « indication » dans le sens que nous no-
tions tout à l'heure. Saint Thomas admettrait comme possible l'existem e étemelle
d'ime créature, non celle de perpétuelles générations. Nous avouons ici ne pas com-
prendre. Loin que saint Thomas veuille faire ici une conect-sion, il en relire une qu'il
semblait avoir faite, et ce qui ressort de l'ensemble de sa discussion, c'e>l qu'à ses
veux l'univers peut avoir existé « ab seterno » aussi bien que d'une existence temporelle,
et que, s'il faut en excepter l'homme, ce n'est pas même sans discussion. Remarquons
d'ailleurs que cette difficulté spéciale est aujourd'hui complètement hors de cause.
Chacun sait aujourd'hui que l'homme n'a pas toujours foulé le sol, et ainsi la thèse du
grand Docteur se débarrasse d'une objection, bien loin de perdre un atome d'évidence.
464 REVUE THOMISTE

notre thèse : on a peur d'égaler le monde à Dieu, du moins en


durée, si l'on fait remonter son âge à l'infini. Là encore il faut
dissiper l'équivoque. Il y a infini et infini, et l'infinie durée du
monde, à supposer qu'on veuille l'admettre, serait aussi différente
que possible de l'infinie durée de Dieu. Infini -
signifie privé
limite; or on peut être privé de limite de deux façons : soit que
de

l'on manque des limites qui conviennent à votre nature, comme


la ligne que trace le mathématicien sans s'occuper de lui assigner
une dimension fixe ; soit que l'on ait une nature telle que l'idée
même d'une limite lui répugne.
En ce dernier sens, l'infinité est une perfection ; mais,dans le pre-
mier, elle est une imperfection, au contraire (1). Or c'est le cas de
la vie du monde, dans l'hypothèse que nous exposons. Son infinie
durée serait tellement peu une perfection que l'indétei'mination
d'une telle durée est précisément un des arguments qu'on lui
oppose. Comment réaliser l'indéterminé, dit-on; or une durée
sans limites est l'indétermination. -
Cet argument est loin de
prouver tout ce qu'il voudrait; mais sa mineure n'en est pas
moins exacte. L'infini de quantité, qu'il s'agisse de l'étendue,
du nombre ou de la durée, c'esL l'indéterminé, et par conséquent
l'imperfection môme. Saint Thomas d'Aquin trouvait peu digne de
Dieu de n'assigner ainsi aucune mesure fixe à son oeuvre et il en
prenait argument pour conclure à la création dans le temps, bien
qu'il n'accordât pas à cette preuve la valeur d'une démonstration.
L'éternité de Dieu, au contraire, réalise la durée parfaite. Elle
est infinie non pas en ce sens qu'elle s'étende au delà de toute
mesure; mais en ce sens qu'elle est indivisible, et qu'aucune
mesure ne lui convient. L'être de Dieu, en efl'et, n'est pas suc-
cessif à la manière humaine. Sa vie ne se répand point dans le
temps, pas plus que sa substance ne s'étend, fût-ce à l'infini, dans
l'espace. L'idée de Newton, que l'espace infini est la taille de
Dieu et le temps infini sa durée, n'est qu'une belle imagination;
la réalité est au-dessus de ces images. Dieu est partout, et en un
sens il n'est nulle part, puisque sa substance est indivisible et
d'un ordre supérieur à l'espace; il est toujours, et cependant il

(1) « Esse infinilum non est actus vel perfeclio, sed imperfeotio ». (Albert le Grand,
IIIPhys., tr. II, c. x.)
n'est pas dans le temps, puisque sa durée est inétendue comme son
ôtre et d'un ordre supérieur au temps.
La possession absolue de sa vie, dans une plénitude que ni le
passé, ni le présent, ni l'avenir ne divisent, telle esl en Dieu
l'Eternité. Le recommencement sans fin et comme sans but des
mêmes chemins, dans une multiplicité inutile et informe, telle
serait pour la vie du monde l'infinité. Qu'on ne se laisse donc pas
tromper par les mots, et qu'on ne voie pas dans cette expression
fatidique, l'infini, une vertu capable d'égaler à Dieu tout ce qu'elle
touche. Infini signifie parfait ; mais il signifie aussi indéterminé,
et c'est en ce dernier sens seulement qu'il est applicable à la vie
du monde. On peut lui accorder donc sans crainte l'immensité, si
l'on n'a pas pour la lui refuser des raisons plus fortes; cette im-
mensité, telle qu'il la peut revêtir, ne sera jamais que le voile
splendide de sa misère. Le temps, ainsi étiré hors de toute limite,
ne sera encore, selon la belle expression du philosophe, que
l'image mobile de l'immobile éternité.
Enfin la raison principale, croyons-nous, qui rebute les esprits
en face de notre hypothèse, c'est l'obscurité de cette notion d'in-
fini, éternel scandale de la raison humaine. Il faut bien avouer en
effet qu'il y a quelque chose de troublant et comme d'aveuglant
pour l'esprit dans cette supposition d'une succession infinie de jours
et de siècles. Tous les changements que nous observons partent
d'un terme pour aboutir à un autre terme. Un univers qui marche
et qui ne vient de nulle part; une durée qui s'écoule et qui ne
s'approche ni ne s'éloigne d'un point de départ ou d'un but, il y a
là quelque chose qui confond. Mais qu'on veuille bien remarquer
d'autre part, et cette observation, à notre sens, est capitale, que
la création du monde dans le temps estime notion tout aussi diffi-
cile à comprendre. Comment se représenter, en effet, le passage
du néant absolu à l'être? Que se passe-t-il, à ce premier instant?
Dirons-nous que le monde devient? Mais alors il n'est pas. car ce
qui est n'a pas besoin de devenir. Dirons-nous qu'il est? Mais alors
il ne devient pas. Et ainsi nous devrons concevoir à l'origine un
double instant: l'un où le monde devient et n'est pas; l'autre où
son devenir aboutit à l'être. Mais ce premier devenir, comment le
concevoir? Que peut-il se passer là où il n'y a rien ? Peut on se
représenter un devenir sans sujet? Et n'est-il pas impossible par
466 REVUE THOMISTE

conséquent de concevoir le devenir du monde, puisque aucun


sujet ne préexiste à la naissance de loul?
On le voit, la difficulté est grande, et elle a scandalisé bien des
philosophes.
Or que répond-on à celle difficulté? C'est que la création n'es
pas une action ordinaire ; c'est qu'appliquer aux origines du
monde les lois de sa marche ultérieure, c'est raisonner à peu près
comme le jeune sauvage qui refusait de croire aux explications
qu'on lui donnait surla génération humaine, sous prétexte qu'un
homme ne saurait vivre neuf mois sans respirer et sans manger.
La création n'est pas à proprement parler un changement, bien
qu'il eu résulte une chose nouvelle. Le monde est, et il est après
n'avoir pas été, c'est tout ce qu'on peut dire, si même cette
expression après ne renferme pas une idée fausse. Or la distinc-
tion du devenir et de l'être, au premier instant, est une nécessité
du changement, du mouvement; elle ne peut donc point s'appli-
quer à l'origine première des êtres. Mais alors que reste-1-11 ? Une
action et une passion sans mouvement, que peuvent-ils bien être?
Une simple relation de cause à effet et d'effet à cause comme le dit
saint Thomas après Aristote (1). Et ainsi la difficulté qui s'oppose à
l'idée de création devient un argument pour l'hypothèse d'une
durée éternelle. Car, je vous le demande, qu'est-ce qui peut bien
empêcher la relation de créature à créateur d'être éternelle,
puisque son fondement, c'est-à-dire l'action créatrice, est éter-
nel {2)2
L'action de Dieu, en effet, ne se distingue pas de sa substance.
Tout est un, en Celui qui est essentiellemenl un; l'acte pur ne
souffre pas de mélange de potentialité, et le changement autant
que le néant lui répugne. Ce qu'il veut, il l'a toujours voulu; ce
qu'il fait, il l'a toujours fait; son intelligence et sa volonté, cause
universelle de tout, sont dès l'éternité dans l'état ultime qui pose
l'effet dans l'être. Si donc l'on regarde la question à ce point de vue,

(1) « Deus, creando producit res sine motu. Substraclo autem motu ab actione el pas-
sione nihil remanet nisi relatio, ut diotum est. Unde relinquilur quod creatio, in crea-
tura, non sit nisi relatio quoedam ad Creatorem, sicut ad principium sui esse. » (I» Pars,
q. xlv, art. 3.)
(2; Creatio, active significata, significat actionem divinam, quse est ejus essentia, cum
relatione ad creaturam. (Ibid., ad lm.)
la difficulté se déplace, el passe do noire thèse à la Ihèse adverse.
11 est infiniment plus facile de concevoir un monde coéternel à
l'action élernelle qui le cause qu'un monde temporel résullal d'une
action posée dès l'éternité (I).
Concluons et résumons-nous en quelques mots. La preuve de
l'existence de Dieu n'a nul besoin de supposer un commencement
du monde. Elle s'établit indépendamment de celte notion et se
compromet, loin de se fortifier, quand elle veut l'appeler à son
aide (2). La supposition d'un monde éternel ne supprime pas la
nécessilé d'une Cause Première. Elle n'égale pas la créature au
Créateur en durée, et si elle écrase notre esprit par sa grandeur,
c'esl le cas de tant de choses qu'il n'y a pas lieu de s'en émouvoir.
Placés comme un néant au milieu de tout, nous serions mal venus
à exiger ici des clartés parfaites. L'étincelle de vie qui est la nôtre
et la portion infime du temps qui la mesure ne peuvent pas nous
donner une idée assez large de la durée pour que nous ne soyons
pas eiï'rayés à la supposer sans mesure. Le silence éternel de ces

(1) Qu'on veuille bien prendre garde au sens exact de cetle affirmation. Nous n'avons
nullement entendu dire comme on nous l'a prêté, que de toute manière l'hypothèse de
l'éternité du monde fût plus facile à concevoir que la thèse adverse, mais seulement
eu égard à la causalité divine. Nous ne serions pas éloigné de prétendre, toutefois, que,
tout compte fait, les difficultés soulevées par l'idée de création dans le temps sont aux
yeux du philosophe du même ordre et presque du même degré que celles que provoque
l'idée d'une succession infinie. Ce qui fait la différence pour le peuple
sophie beaucoup sont peuple - - et en philo-
c'est que l'infini déroute l'expérience et que l'idée de com-
mencement est vulgaire. Par là l'hypothèse d'une durée infinie nous effraie et celle du
commencement de tout nous paraît simple. Mais si, dépassant la sphère de l'expérience,
qui ne nous présente que des changements, nous envisageons, comme nous le faisions
tout à l'heure, l'idée d'un commencement absolu, elle nous jettera dans le trouble, tout
comme celle d'une durée éternelle. Quelqu'un nous disait à Fribourg : Nous n'avons
nul intérêt, comme apologistes, à aggraver ainsi les difficultés de nos thèses. Nous avons
dû répondre qu'il ne s'agit pas ici d'intérêt, mais de vérité; que l'idée de création dans
le temps, que nous recevons de la foi, n'en reste pas moins pour nous, comme philoso-
phes, extrêmement obscure, et que, si nous avions à choisir librement entre ces deux
hypothèses : ou le monde temporel, creé de Dieu par une action en quelque sorte nou-
velle, ou le monde éternel, dépendant éternellement de Dieu, c'est vers cette dernière,
peut-être, que nous inclinerions
(2) Encore, ici, une rectification à faire : on nous a objecté que, d'après saint Thomas,
la nécessité d'un Dieu est beaucoup plus manifeste, dans la supposition de la durée limitée
du monde. Cette remarque du saint Docteur est l'évidence même. A qui admet le commen-
cement de toutes choses, rien n'est plus facile que de démontrer Dieu, mais encore faut-
il établir cette hypothèse. Il n'est pas fréquent qu'elle soit admise par les athées dont
l'éternité de la matière est au contraire le grand refuge, et s'il est vrai que la raison â
elle seule soit impuissante à l'établir, il importe grandement de séparer sa cause de
celle de l'existence de Dieu.
468 REVUE THOMISTE

espaces infinis m'effraie, disait Pascal. Mais de cette affirmation


que le temps infini offre une idée obscure à cette autre que le con-
traire est démontré, il y a un abîme. Ne le franchissons pas lors de
toute raison.
En face des matérialistes et des panthéistes qui affirment l'éter-
nité du monde, il nous convient d'avoir une attitude nette et
loyale. Nous avons pour nous des principes supérieurs, c'est bien ;
la foi nous révèle plus d'un fait, el parmi eux la nouveauté relative
du monde ; mais ce n'est pas un motif pour prétendre imposer au
nom de la raison ce que nous ne tenons pas d'elle ni n'en pouvons
tenir.
Avant de traiter d'ignorants ou de mauvais philosophes ceux
qui nient l'un de nos dogmes, il faut y regarder de bien près; car
les revanches d'une critique ennemie, autorisées en partie par nos
imprudences, tourneraient, il faut nous en souvenir, au détriment
de la vérité que nous voulons défendre. « El cela est utile à consi-
dérer, dit saint Thomas en concluant son exposé de doctrine en
cette matière, de peur que quelqu'un,essayant présomptueusemenl
de démontrer ce qui est de la foi, n'apporte des raisons infirmes
qui prêtent à rire aux infidèles, en leur faisant croire que nous
adhérons pour de telles raisons aux choses de foi (1). »

(A suivre.)
Fr. A.-D. Sertillanges,
des Frères Prêcheurs.

(1) « Et hoc utile est ut consideretur ne forte aliquis quod fldei est demonslrare proesu-
mens, raliones non necessarias inoucat, quae Jpraebeant materiam irridendi infidelibus,
existimanlibus nos propter hujusmodi ratîones credere quoe fldei sunt. »
LA LUMIÈRE DANS LES OEUVRES DE DIEU

Dieu est lumière par nature; sa première action est une parole
et une lumière. Sa première parole dans l'éternité, c'est son Verbe,
splendeur de la lumière, splendeur de la gloire, lumière de
lumière. Candor lucis alternée (1), splendor glorise (2), lumen de
lumine (3). Sa première parole dans le temps est le sublime fiât lux,
dont la beauté ravissait le païen Longin. La dernière parole qui
terminera les temps sera celle qui invitera les élus à cette Jéru-
salem céleste t^ont il est dit : Claritas Dei illuminavit eam (4). Du
Ciel au Ciel, de l'éternité à l'éternité, voilà l'étendue et le royaume
de la lumière. Chaque fois que Dieu produit une créature, il dit
de nouveau : Fiat lux! que la lumière soit! Et le nouvel être sort
radieux du foyer divin, il montre à la terre et au Ciel son éclat
virginal; c'est une lumière qui est faite. Et facta est lux.
INous voulons essayer de montrer que, en effet, tout être est
lumière par nature ; il y a en lui comme une triple splendeur :
l'éclat de l'essence créée, le reflet de l'essence divine, et même un
cerLai» reflet du Dieu-Trinité. Nous étudierons ensuite la lumière
spéciale qui se trouve dans les créatures raisonnables, soit dans
l'ordre naturel, soit dans l'ordre surnaturel.

La meilleure définition de la lumière est celle qu'en a donnée


saint Paul : Omne quod manifestatur lumen est (5). Tout ce qui
manifeste un objet est lumière. On a d'abord appliqué ce nom à.
ce qui manifeste les objets au regard, et, de même qu'on a trans-
porté le mot vision, qui signifiait proprement l'acte de la vue, à
toute connaissance, ainsi en a-t-il été du mot lumière. Toute
connaissance est une vision, toute faculté qui connaît est un
(1) Sap., vu, 26.
(2) Kebr., i, 3.
(3)Symb. Nie.
(4) Apoc, ix:, 23.
(a) Eph., v, d3. Le participe grec <I>av£pou[/.evov, à la voix moyenne, peut se prendre
dans un sens actif et signifier, non : ce qui est manifesté, mais : ce qui manifeste.
REVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - 32.
470 REVUE THOMISTE

regard, tout objet connaissablc est un ciel, tout ce qui manifeste


ce ciel est une lumière. Aux yeux du corps il faut le ciel visible,
aux yeux de l'âme il faut le ciel spirituel. Dans l'âme chrétienne
il y a un double regard : le regard surnaturel et celui de la raison.
Le regard surnaturel se repose dans le ciel des cieux, c'est-à-dire
dans la vérité divine contemplée en elle-même; le regard de la
raison se repose dans le ciel inférieur, qui est la vérité naturelle,
dans les régions sereines du vrai, du bien, du beau. De la sorte se
vérifiera la parole du poète Ovide :
Os liomini sublime dédit. C'oelumcjue lueri
Jiissit
Dieu a commandé à l'homme t'de regarder les cieux. L'oeil du
corps regardera le ciel matériel, l'oeil de la raison regardera le
ciel spirituel de la vérité naturelle, l'oeil de la grâce regardera le
ciel des cieux, qui est Dieu lui-même. Dans les trois cas il y aura
vision et lumière.
Si l'on considère l'origine du mot, la lumière convient d'abord
aux choses de l'ordre matériel ; mais, prise dans le sens de mani-
festation, elle se trouve, à proprement parler, dans l'ordre spiri-
tuel : c'est uniquement dans la connaissance intellectuelle que la
manifestation est complète, c'est là seulement que l'être se révèle
tout entier avec les profondeurs de son essence. Sic propriè [lux)
in spiritualibus dicitur(l).
La lumière a, de tout temps, été chantée par les poètes. On
connaît les beaux vers de Mil ton, au troisième livre de son
Paradis perdu. Les Grecs, habitués au ravissant spectacle de leur
ciel si limpide, faisaient, consister la beauté dans la proportion et
la lumière; et l'école néo-platonicienne d'Alexandrie alla même
jusqu'à confondre la lumière et la beauté. Il est certain, du moins,
qu'un des principaux éléments de la beauté, c'est la lumière.
C'est pourquoi Dieu l'a semée avec tant de libéralité sur tous les
champs de la création, même jusqu'au fond des mers. Les rayons
solaires ne peuvent pénétrer dans l'Océan au delà de quelques
centaines de mètres, et cependant les profondeurs sous-marines
sont illuminées : certains poissons et cétacés ont des plaques
phosphorescentes autour des yeux; tels sont les flambeaux qui
éclairent les abîmes.
(1) Summa Theolog., I", q. 57, art. i.
Si agréable que soit l'étude de la lumière matérielle, nous
n'avons pas l'intention de nous y arrêter; nous considérerons seu-
lement la lumière spirituelle ou métaphysique, sujet plus aride,
mais non moins fécond. Ce modeste travail n'a pas la prétention
d'ouvrir des aperçus nouveaux; il nous permettra de faire une
excursion rapide à travers les oeuvres de saint Thomas, et de
toucher en passant à quelques-unes do ses doctrines.

La première splendeur d'un être, c'est l'éclat de la forme,


resplendentia formae, selon le mot de saint Thomas (Opicsc. de
Pulchro).
La forme est ce qui place l'être dans une espèce déterminée, ce
qui fait que l'être est lui-même; en un mot ce qui constitue
l'essence ou nature. La splendeur de la forme est donc, en défini-
tive, la splendeur de l'essence. La forme est comme le ciel, le
soleil de chaque chose; c'est elle qui éclaire l'être, qui le montre,
qui en donne la connaissance, car nous connaissons l'être par son
idée, et la forme correspond à l'idée. Dès que nous avons trouvé
la forme d'un être, nous avons sa définition ; cet être nous est
révélé dans sa constitution intime : nous avons son essence, son
idée, sa manifestation. Nous avons une lumière. Omne quod mctni-
festatur lumen est. La forme est donc bien le soleil de chaque
chose ; tout ce qu'il y a d'éclat et de beauté dans l'être dérive
d'elle. Les créatures occupent dans la hiérarchie de la splendeur
et de la beauté la place qu'elles occupent dans la hiérarchie des
essences et des formes ; et dans le même être il y aura autant de
beautés différentes qu'il y aura de reflets différents de la même
essence. L'éclat de la forme sur les diverses parties de la matière-
donne le beau sensible ; l'éclat de la forme sur les propriétés
intellectuelles, sur les actions morales, constitue la beauté spiri-
tuelle. Dans l'homme la forme, c'est l'âme. La splendeur de l'âme
reflétée sur les parties du corps bien proportionnées fait la beauté
physique ; la splendeur de l'âme reflétée sur nos facultés spiri-
tuelles, sur les oeuvres de notre esprit fait notre beauté intellec-
472 REVUE THOMISTE

iuelle ; la splendeur de l'âme reflétée sur les actes humains fait la


beauté morale. Dans un beau poème, c'est l'éclat de l'âme qui se
reflète par l'intelligence; dans une belle action, c'est l'éclat de
l'âme qui se reflète par la volonté.
Resplendentiaformée, la splendeur de l'essence, tel est l'idéal du
beau; le but de l'art consiste à exprimer d'une manière sensible
cet idéal intérieur et à faire rayonner sur des formes visibles cet
invisible soleil.
Mais la splendeur de l'essence d'où vient-elle? Est-ce la première
source de la lumière, ou bien n'est-ce qu'un rayon? Elle est un
rayon. Si l'éclat de l'être vient de sa forme, l'éclat de la forme
vient de Dieu. Que sont, en effet, les essences? Des imitations
lointaines do l'essence inci'éée. Dieu connaît d'un seul regard
toutes les imitations j)ossibles de sa fécondité infinie; ces exem-
plaires, ces archétypes éternels sont les idées divines. Or les
essences des choses correspondent à ces idées. Elles dépendent
directement de l'intelligence de Dieu, elles s'éclairent à cette
lumière, source de toute splendeur, et deviennent, pour ainsi
dire, des soleils qui reflètent d'une manière finie l'infinie clarté.
Voilà déjà un double idéal proposé au génie de l'artiste : la splen-
deur des essences, la splendeur de Dieu.
Il y a plus. Saint Thomas découvre dans tous les êtres un cer-
tain éclat de l'adorable Trinité. Dans toute créature nous remar-
quons trois choses : la substance ou base première de tout ce qui
est en elle ; la forme, qui la constitue dans une espèce déterminée,
enfin l'ordre ou inclination, car tout être est incliné et comme porté
vers une fin proportionnée à sa nature. La substance, principe
radical qui soutient tout ce qui est dans l'être, représente le Père,
Principe sans principe. La forme, l'espèce d'un être, c'est son idée ;
elle représente donc le Fils, qui est l'idée du Père. L'ordre, l'incli-
nation signifient l'amour, cette impulsion suave qui nous emporte
vers notre fin ;
ils représentent l'Esprit-Saint, amour du. Père et
du Fils. La substance, l'espèce, l'inclination ne font qu'un seul
être; cela nous aide à comprendre comment en Dieu le Principe,
le Verbe, l'Amour, ne sont qu'une seule nature. On peut dire dans
les deux cas, quoique dans un sens différent: Et hi très unum sunt.
Ces trois n'en font qu'un seul. Voilà donc le soleil de la Trinité
reflété, en quelque manière, dans la création.
C'est à cette idée profonde que saint Thomas ramène les mysté-
rieuses paroles du Livre de la Sagesse, xi, 21 : Omnia in mensura
et tinmero et pondère disposuisli.
La mesure désigne la substance. Toute créature est limitée;
Dieu lui mesure l'être, il lui assigne des degrés et des frontières
qu'elle ne dépassei'a jamais ; ces bornes sont les principes consti-
tutifs ; en un mot, tout être est mesuré par sa substance. Le nombre
désigne l'espèce. Aristote et saint Thomas se plaisent à répéter
cette sorte d'axiome : Species sunt sicut numeri. Les espèces sont
comme les nombres. Ajouter ou retrancher à un nombre, c'est le
changer ; ajouter ou retrancher à une espèce, c'est la détruire ;
ajouter à la brute l'élément raisonnable, retrancher à l'homme
l'élément sensitif, c'est les détruire l'un et l'autre. Le poids, c'est
l'inclination et l'amour. Amor meus, po?idus meum, dit saint
Augustin. L'amour est pour les êtres doués de connaissance ce
qu'est la pesanteur pour les corps ; il est leur attraction, c'est lui
qui les fait tomber vers leur centre. Eoferor quoeumqueferor'.
Ailleurs saint Augustin trouve dans chaque créature un triple
élément : quo constat, quo discernitur, quo congruit. Un élément qui
la constitue, un élément qui la différencie, un élément qui lui
donne la convenance et l'harmonie. Ce qui la constitue c'est la
substance, ce qui la différencie c'est la forme, ce qui lui donne la
convenance c'est l'ordre. Ainsi, tous les divers points de vue sous
lesquels nous considérons la créature nous font découvrir en elle
une trinité : la substance, la forme ou espèce, l'ordre. Le Père, le
Fils, le Saint-Esprit ont donc leur représentation dans le moindre
atome, toute la création est marquée de leur ineffaçable empreinte
et inondée de leur clarlé. Oui, puisque la Trinité est lumière, tout
vestige qui la représente doit être lumineux.
Telle est donc la triple splendeur qui éclaire les êtres : splendeur
de l'essence créée, splendeur de l'essence divine, splendeur de la
Trinité.
Ce n'est pas là un éclat monotone, les rayons en sont variés
jusqu'à l'infini. Variété dans le gracieux: c'est la verdure, ce sont
les fleurs, et tout cet ensemble qui forme le domaine de l'idylle.
Variété dans le sublime : c'est le vaste Océan,ce sont les montagnes
gigantesques, c'est l'immensité des cieux. Variété dans le terrible :
c'est la grande tempête, c'est la voix du tonnerre, ce sont les
47 A BEVUE THOMISTE

volcans formidables, les tremblements et tes secousses profondes


qui font chanceler la terre, et dans lesquels l'oeil de la foi recon-
naît la marche de Dieu. Variété dans lés infiniment grands : ce
sont les gigantesques planètes, les innombrables soleils, qui pour-
suivent, sans jamais l'achever, leur voyage autour du firmament.
C'est ici que les nombres sont inépuisables. L'étoile qui nous
paraît unique se dédouble parfois en plusieurs soleils séparés par
la distance énorme de dix-sept cent millions de licites, comme les
deux soleils qui forment la soixante et unième du Cygne. Sirius
met vingt-deux ans pour nous envoyer sa lumière, la Polaire
trente et un, la Chèvre soixante-douze. Pour traverser la voie
lactée de part en part, dans le sens de sa largeur, la lumière
emploie de trois mille à quatre mille ans, pour le moins; et
d'autres nébuleuses sont tellement reculées que leurs rayons, pour
venir jusqu'à nous, doivent mettre plus d'un million d'années.
Variété dans les infiniment petits : il faut mille millions de
microphytes pour égaler la grosseur d'une goutte d'eau ; les glo-
bules rouges du sang de l'homme mis en ligne feraient presque
cinq fois le tour de la terre.
Ainsi, depuis les dernières frontières de l'être jusqu'aux plus
hauts sommets de la création, les essences forment une échelle
radieuse, infiniment variée, qui nous fait monter de clarté en clarté,
a elaritate in claritatem. Un ordre souverain préside à cette variété ;
la lumière des essences, comme la lumière physique, a aussi ses
lois. La gradation se fait de telle manière que la fin du premier
touche le commencement du second, que ce qui est divisé en bas
est uni en haut, que les êtres les plus parfaits sont les plus multi-
pliés. Telles sont les trois lois principales de la lumière méta-
physique : Principia secundorum junguntur finibus pritnonim.
-
Quai sunt divisa in inforioribus sunt unita in superioribus.
- Quanto
aliqua sunt magis 2^erfecta tanto in majori exeessu sunt creata a
Deo.

II

Expliquons brièvement ces trois principes. La fin du premier


touche le commencement du second.

»..
::V

LA LUMIÈRE DANS LES OEUVRES DE DIEU 475

Ces paroles, sous leur apparente simplicité, cachent d'éton-


nantes profondeurs ; elles nous révèlent la merveilleuse sagesse
du Tout-Puissant, qui fait que des êtres, séparés par des abîmes,
s'ajustent avec harmonie, sans qu'il y ait jamais entre eux ni vide
ni hiatus. Entre la matière brute et le règne de la vie la distance
est infinie; cependant l'abîme ne reste pas béant: les commen-
cements de la vie, ces degrés imperceptibles, sorte de moisissures
végétales, ont avec le règne minéral de si grandes ressemblances,
que l'abîme jeté entre ces deux mondes est couvert, l'hiatus est
comblé. De même, entre ces plantes parfaites, qui semblent douées
de sentiment, et les derniers représentants de la vie sensitive les
points de contact sont nombreux ; le passage d'un règne à l'autre
est préparé ; ici encore l'abîme, sans être supprimé est couvert ; le
sommet de la vie végétative touche le commencement de la vie
animale. Y aura-t-il aussi un contact entre l'esprit et les sens?
- Le commencement du monde spirituel, c'est le raisonnement,
le sommet, c'est l'intelligence. Le raisonnement n'arrive à la
vérité que par des mouvements multiples, et comme par bonds
successifs : il faut d'abord combiner deux idées entre elles, c'est
le jugement ; ensuite combiner deux jugements pour en faire
sortir un troisième. L'intelligence ne connaît ni ces relards, ni ces
efforts : d'un seul et paisible regard elle a lu toute la vérité dans
ses plus intimes profondeurs, intus légère. Quel est maintenant le
sommet dans le royaume des sens ? C'est l'estimative ou instinct.
L'estimative est la plus noble de nos facultés internes. D'abord
son objet, les qualités non sensibles, est plus élevé, plus abstrait,
et, parla, se l'approche davantage de l'ordre intellectuel; l'acte
aussi est plus parfait : l'instinct opère parfois des merveilles qui
sont une imitation lointaine du jugement. Mais, chez l'homme,
l'estimative est portée plus haut. Toutes nos facultés plongeant
leurs racines dans une seule essence, l'instinct et la raison
s'appuient sur le même support, comme deux rameaux de nature
différente vivent sur le même tronc. Ce voisinage, cette sève
commune donnent à l'estimative de l'homme une vertu supé-
rieure. Dans l'animal, elle n'agit que par impulsion naturelle ; ici
c'est une sorte d'enquête, de discernement. C'est pourquoi on
l'appelle raison particulière ou cogitative. De même que la raison
proprement dite recueille et combine les concepts universels, de
474 BEVUE THOMISTE

volcans formidables, les tremblements et les secousses profondes


qui font chanceler la terre, el dans lesquels l'oeil de la foi recon-
naît la marche de Dieu. Variété dans lés infiniment grands : ce
sont les gigantesques planètes, les innombrables soleils, qui pour-
suivent, sans jamais l'achever, leur voyage autour du firmament.
C'est ici que les nombres sont inépuisables. L'étoile qui nous
paraît unique se dédouble parfois en plusieurs soleils séparés par
la distance énorme de dix-sept cent millions de lieues, comme les
deux soleils qui forment la soixante et unième du Cygne. Sirius
met vingt-deux ans pour nous envoyer sa lumière, la Polaire
trente et un, la Chèvre soixante-douze. Pour traverser la voie
lactée de part en part, dans le sens de sa largeur, la lumière
emploie de trois mille à quatre mille ans, pour le moins; et
d'autres nébuleuses sont tellement reculées que leurs rayons, pour
venir jusqu'à nous, doivent mettre plus d'un million d'années.
Variété dans les infiniment petits : il faut mille millions do
microphytes pour égaler la grosseur d'une goutte d'eau; les glo-
bules rouges du sang de l'homme mis en ligne feraient presque
cinq fois le tour de la terre.
Ainsi, depuis les dernières frontières de l'ôtre jusqu'aux plus
hauts sommets de la création, les essences forment une échelle
radieuse, infiniment variée, qui nous fait monter de clarté en clarté,
a clarîtate in claritatem. Un ordre souverain préside à cette variété ;
la lumière des essences, comme la lumière physique, a aussi ses
lois. La gradation se fait de telle manière que la fin du premier
touche le commencement du second, que ce qui est divisé en bas
est uni en haut, que les êtres les plus parfaits sont les plus multi-
pliés. Telles sont les trois lois principales de la lumière méta-
physique : Principia secundorum junguntur finibus primorum.
Quae sunt divisa ininferioribus sunt unita in superioribus. - - Quanto
aliqua sunt magis perfecta tanto in majori excessu sunt creata a
Deo.

II

Expliquons brièvement ces trois principes. La fin du premier


touche le commencement du second.
Ces paroles, sous Jour apparente simplicité, cachent d'éton-
nantes profondeurs ; elles nous révèlent la merveilleuse sagesse
du Tout-Puissant, qui fait que des êtres, séparés par des abîmes,
s'ajustent avec harmonie, sans qu'il y ail jamais entre eux ni vide
ni hiatus. Entre la matière brute et le règne de la vie la distance
est inlinie; cependant l'abîme ne reste pas béant: les commen-
cements de la vie, ces degrés imperceptibles, sorte de moisissures
végétales, ont avec le règne minéral de si grandes ressemblances,
que l'abîme jeté entre ces deux mondes est couvert, l'hiatus est
comblé. De même, entre ces plantes parfaites, qui semblent douées
de sentiment, et les derniers représentants de la vie sensitive les
points de contact sont nombreux; le passage d'un règne à l'autre
est préparé ; ici encore l'abîme, sans être supprimé est couvert ; le
sommet de la vie végétative touche le commencement de la vie
animale. Y aura-t-il aussi un contact entre J'esprit et les sens?
- Le commencement du monde spirituel, c'est le raisonnement,
le sommet, c'est l'intelligence. Le raisonnement n'arrive à la
vérité que par des mouvements multiples, et comme par bonds
successifs: il faut d'abord combiner deux idées entre elles, c'est
le jugement ; ensuite combiner deux jugements pour en faire
sortir un troisième. L'intelligence ne connaît ni ces retards, ni ces
efforts : d'un seul et paisible regard elle a lu toute la vérité dans
ses plus intimes profondeurs, intus légère. Quel est maintenant le
sommet dans le royaume des sens? C'est l'estimative ou instinct.
L'estimative est la plus noble de nos facultés internes. D'abord
son objet, les qualités non sensibles, est plus élevé, plus abstrait,
et, parla, se rapproche davantage de l'ordre intellectuel; l'acte
aussi est. plus parfait : l'instinct opère parfois des merveilles qui
sont une imitation lointaine du jugement. Mais, chez l'homme,
l'estimative est portée plus haut. Toutes nos facultés plongeant
leurs racines dans une seule essence, l'instinct et la raison
s'appuient sur le même support, comme deux rameaux de nature
différente vivent sur le même tronc. Ce voisinage, cette sève
commune donnent à l'estimative de l'homme une vertu supé-
rieure. Dans l'animal, elle n'agit que par impulsion naturelle ; ici
c'est une sorte d'enquête, de discernement. C'est pourquoi on
l'appelle raison particulière ou cogitative. De même que la raison
proprement dite recueille et combine les concepts universels, de
476 REVUE THOMISTE

môme l'estimative recueille et assemble les notions particulières ;


si elle n'arrive pas au jugement et au raisonnement, elle les imite
d'assez près. Voilà comment, grâce à l'estimative, le sommet du
monde sensible et le commencement du monde spirituel se
touchent et s'unissent.
Par les sommets de l'âme, par les actes de l'intelligence, par ces
intuitions soudaines et brillantes, si remarquables dans le génie,
l'homme touche, en quelque manière, au commencement du
monde angélique. Entre la fin de ce monde et Dieu, nous trouvons
encore un certain point de contact; le terme de la Trinité est
l'Esprit-Saint, qui est flamme, lumière et amour; le commence-
ment delà création, se sont les séraphins, dont le nom signifie
flamme et amour. De la sorte la flamme louche la flamme, l'amour
touche l'amour, la lumière touche la lumière, dans la mesure où
la créature peut toucher Dieu.
Mais c'est surtout dans le Christ que tous les êtres s'unissent.
Le monde corporel est résumé dans le corps immaculé de Jésus ;
le monde humain et le monde angélique sont résumés dans
l'âme sainte du Verbe Incarné. Et tous ces mondes, qui se
touchent dans le Christ, touchent aussi à la divinité par les liens
de l'union hypostatique, liens indissolubles, plus forts que le
temps, plus forts que la mort, car ils sont forts comme l'éternité.

Venons au second principe : Qnoe sunt divisa in inferioribus sunt


unita in superioribus. Ce qui est divisé en bas est uni en haut.
Au premier échelon de l'être, nous rencontrons la matière,
principe de multiplicité et de division. Elle est soumise à la multi-
plicité dans sa nature, dont les éléments contraires peuvent se
séparer l'un de l'autre. De plus, le ferme de son opération ne
reste pas en elle, mais passe en dehors. Le terme de l'action du
feu n'est pas dans le feu, il est dans le combustible. La molécule
matérielle a bien une activité interne; ce n'est pas elle cependant
qui en profite; à mesure qu'elle agit, elle subil une déperdition
de forces, ses énergies s'en vont avec son opération. Dans la
plante plus d'unité : ici nous remarquons une tendance interne
qui régit les diverses parties, les coordonne, les fait contribuer au
bien du tout. Le terme de l'action demeure dans la plante même ;
c'est la plante qui bénéficie de son travail ; en agissant, elle évo-
lue, se parfait, el le dernier terme de cette évolution devient sa
parure et sa couronne.
Chez l'animal plus d'unité encore. Le terme de la vie végétative
demeure bien dans la plante, mais non pas dans la faculté
môme dont procède l'opération : le terme de la nutrition, par
exemple, n'est pas dans la puissance nutritive, il passe dans
l'être entier. Ceci est encore plus manifeste dans la génération,
dont le terme finit par se détacher. Il n'en est pas ainsi dans la vie
animale. La sensation reste et dans le sujet sentant, et dans la
faculté même qui la produit; c'est la même puissance qui est le
principe et le terme de la vision. Cependant la sensation se passe
dans un organe matériel, étendu, dont elle doit subir les condi-
tions et qui la rend sujette à une véritable division, incompa-
tible avec la parfaite unité. Chez les èli'es raisonnables ou intellec-
tuels, l'opération a son terme dans le même sujet, dans la même
faculté, dans un principe tout à fait simple et immatériel. A ce
point de vue, elle échappe à la multiplicité ; mais, d'un autre côté,
elle y retombe ; l'opération n'est pas la faculté, celle-ci n'est pas
l'essence, l'essence n'est pas l'existence.
Au sommet de l'être enfin, en Dieu, opération, puissance qui
opère, essence, existence, sont une seule el indivisible unité.
Notre principe se vérifie également dans l'ordre de la connais-
sance. Ce qui est divisé en bas, dans les sens externes, est uni en
haut, dans les sens intérieurs, car le sens commun recueille et
synthétise en lui seul toutes les connaissances de cinq sens diffé-
rents.
Plus haut, l'intelligence humaine embrasse d'un seul regard les
objets des sens internes et d'autres encore que ni les sens exté-
rieurs ni les sens intérieurs ne pourront jamais atteindre. Notre
esprit cependant ne peut, dans une seule idée, connaître qu'un
seul objet; une idée au contraire, suffit à l'ange pour comprendre
des objets multiples. Au dire de saint Thomas, le dernier même
de ces esprits célestes voit dans une seule idée tous les individus
de la même espèce avec toutes leurs différences, et tous leurs points
de vue particuliers (1). Selon que l'es anges sont plus élevés, leurs
idées sont plus vastes et moins nombreuses: moins nombreuses
dans les Archanges que dans le dernier choeur, moins nombreuses

(1) Quodlib. VII. art. in.


478 REVUE THOMISTE
-

encore dans les Séraphins. Les Anges supérieurs sont par rapport
aux inférieurs ce qu'est le maître par rapport aux élèves. Un génie
puissant comme saint Thomas verra dans ce seul principe : Quid-
quidmovetur ab alio movetur-, une foule de vérités qui, pour être
saisies de l'esprit novice, ont besoin d'être divisées en propositions
particulières et expliquées successivement. De même, les concepts
de l'ange supérieur sont plus vastes, plus universels que ceux de
l'ange inférieur, ils dépassent le diamètre de celui-ci ; et c'est
pourquoi l'ange supérieur doit diviser, multiplier ses idées, les
ajuster à la mesure de l'intelligence plus faible qu'il veut éclairer.
C'est dans ce sens que les anges d'en bas sonl illuminés par ceux
*
d'en haut.
Quoique les idées des séraphins soient ramenées à un petit
nombre, une seule ne suffit pas. En Dieu, il n'y en a qu'une :
l'essence infinie-représente le réel, l'idéal, le possible avec tous
leurs multiples détails. L'éternité embrasse dans son orbe immense
les temps et toutes les modifications des temps; comme tous les
points de la circonférence sont présents au centre, tous les points
du temps sont présents à l'éternité.
Dans le séraphin, l'idée n'est pas l'intelligence, celle-ci n'est
pas la nature, et la nature se distingue de l'existence; en Dieu,
comme nous l'avons déjà dit, idée, intelligence, existence et
nature sont une même et immobile réalité. C'est ici que notre
principe se vérifie dans toute sa plénitude : ce qui est divisé en
bas est uni en haut.
Le troisième principe est ainsi exposé par saint Thomas : « Ce
que Dieu cherche avant tout dans la création des choses, c'est la
perfection de l'univers; il faut, pour obtenir cette fin, que les
êtres les plus parfaits soient créés avec une sorte d'excès sur les
autres. Dans les corps, cet excès consiste dans l'immensité de
l'étendue; dans les substances spirituelles, qui n'ont pas d'étendue,
il faut y suppléer par l'immensité du nombre. De même donc que
les corps célestes l'emportent incomparablement par l'étendue sur
les corps terrestres, de même il est raisonnable de penser que les
substances immatérielles l'emportent incomparablement par leur
multitude sur les substances matérielles (1). »
Cette doctrine paraît contredire l'expérience. Il est évident que

(1) I, q. BO, art. 3.


l'or n'est pas plus multiplié que le fer, ni les perles plus que les
grains de sable; mais, au contraire, la nature semble se mon-
trer plus avare de ce qui est plus précieux. Noire principe, bien
entendu, est cependant incontestable. Saint Thomas parle ici des
êtres qui sont requis pour la perfection de l'univers; il s'agit donc
seulement des parties principales de la création, de ces degrés
qui forment l'échelle harmonieuse du monde et sans lesquels la
perfection totale n'existerait pas. Ces degrés sont : esse, vïcere,
sentire, intelligere. L'être simple dans les corps, la vie végétative
dans les plantes, la vie sensitive dans l'animal, la vie raisonnable
dans l'homme, la vie intellectuelle dans l'ange. Remarquons aussi
que ces créatures doivent être assez nobles pour que Dieu puisse
les rechercher par elles-mêmes, autrement elles ne contribueraient
pas par elles-mêmes à la perfection de l'ensemble. II faut donc
qu'elles soient douées de'perpétuité et d'éternité. Les individus,
qui passent et disparaissent, ne sont pas recherchés pour eux-
mêmes, mais pour l'espèce; tandis que les espèces, qui ont une
sorte de perpétuité, sont voulues pour elles-mêmes. Le principe
de saint Thomas se ramène donc à ceci : à mesure que l'on
monte dans les degrés de l'être, les espèces doivent cire plus
nombreuses : ainsi les espèces de plantes doivent dépasser celles
des corps, et celles des animaux dépasser celles des plantes. Les
faits donnent à ces assertions de saint Thomas une éclalante
confirmation. Les espèces des corps simples vont à peine à
soixante-dix, les corps composés ne sont que quelques centaines,
tandis que nous pouvons admettre, en chiffres ronds, vingt mille
espèces de plantes. Quant aux espèces animales, des auteurs en
comptent trois cent mille; d'autres même les portent jusqu'à sept
cent mille. Chaque homme équivaut à une espèce, à raison de son
âme, qui est incorruptible, éternelle et voulue pour elle-même.
Aussi bien Dieu a donné un ange à chaque homme, de même
que chaque espèce, au dire de saint Thomas, est gardée par un
ange. Il faut donc que le nombre des hommes dépasse celui des
espèces animales ; et l'on sait qu'il les dépasse environ quatorze
cent millions de fois. Chaque ange forme une espèce. D'après
notre principe, la multitude des anges dépasse le nombre des
hommes, la multitude des archanges celle des anges, la multitude
des séraphins celle des chérubins. Bossuet avait présente à l'esprit
480 REVUE THOMISTE

cette doctrine de saint Thomas, lorsqu'il s'écriait : « Compte/ si


vous pouvez ou le sable de la mer ou les étoiles du ciel, tant celles
que l'on voit que celles que l'on ne voit pas, et croyez que vous
n'avez pas atteint le nombre des anges. » Il ne coûte rien à Dieu
de multiplier les choses excellentes; et ce qu'il y a de plus beau,
c'est, pour ainsi dire, ce qu'il prodigue le plus (1).
Telle est la gradation de la lumière, telle est l'admirable variété
des essences. Et toutes ces créatures, les plus obscures comme
les plus radieuses, élèvent leurs voix éloquente, cette grande voix
qu'entendait jadis Augustin, clamaverunt voce grandi, et elles nous
crient : Nous sommes belles, mais nous ne sommes pas la beauté ;
nous sommes lumineuses, mais notre lumière est mêlée de
ténèbres. Plus haut! plus haut! Allez jusqu'à Celui qui nous a
créées : Ipse fecit nos. Il est la lumière et en lui il n'y a pas de
ténèbres. Dens lux est, et in eo tenebrse non sunt ullae (2).
Nous avons, jusqu'ici, considéré la lumière d'une manière
générale, dans l'ensemble de la création ; il nous faut l'étudier
spécialement dans l'âme humaine.

III

SPLENDEUR NATURELLE DE L AME. ILLUMINATION DE L INTELLECT AGENT.

Habet autem anima hominis duplicem nitorem : unum quidem ex


refulgentia luminis naturalis rationis (3). « Notre âme, dit saint
Thomas, a une double splendeur : la première, c'est l'éclat de la
lumière naturelle de la raison. »
L'intelligence est ce soleil que le Verbe éternel allume dans
tout homme qui vient en ce monde; tout acte intellectuel est un
jet de lumière. Cet éclat naturel de l'âme dépasse, comme à
l'infini, la splendeur de la forme qui éclaire les êtres matériels.
Dans le monde des corps, il n'y a qu'un vestige du Dieu-Trinité;
dans notre âme, c'est une image ressemblante : ad imaginent, et

(1) Élévations sur les mystères, 4' semaine, première élévation.


(2) I Joan., i, 5.
(3) i"2», q. 86, art. 1.
similitiidinem. Le vestige ne donne qu'une idée lointaine de la
cause; l'image en représente la nature spécifique ou du moins
un signe qui la caractérise. Or noire âme représente la nature de
Dieu, parce qu'elle est, comme Lui, de l'ordre intellectuel; elle
représente aussi la distinclion des Personnes, c'est-à-dire la
procession du Verbe et celle de l'Amour. Par le fait que l'esprit
connaît, il se produit en lui une conception intellectuelle de
l'objet connu; c'est ce que nous appelons le verbe intérieur.
De même, quand nous aimons, il se produit dans notre affection
comme une empreinte de l'objet, par laquelle la chose aimée est
dans Je sujet qui aime, comme le connu est dans le connaissant.
Il y a donc en nous trois choses : l'esprit qui connaît, le verbe
produit par la connaissance, l'amour qui procède. C'est bien
l'image du Dieu-Trinité, dans lequel la foi nous montre un Prin-
cipe connaissant qui engendre un Verbe, le Verbe engendré,
l'Amour qui procède de l'un et de l'autre. Notre Verbe intérieur
n'esl produit que dans l'acte de la connaissance; c'est donc prin-
cipalement dans les actes de l'âme qu'il faut considérer l'image
de la Trinité. Mais, comme les principes de nos actes sont les
puissances cl les habitudes, on peut secondairement considérer
l'image de la Trinité dans les puissances de l'âme et surtout dans
ces habitudes qui perfectionnent et contiennent l'acte comme en
germe. Puisque nous sommes l'image divine, Dieu se reconnaît
en nous. Mais Dieu est lumière, et la lumière ne peut se contem-
pler que dans la lumière. Notre âme, de sa nature, est donc
lumière et beauté. Lorsqu'elle vient à pécher, elle ternit son
éclat : loule faute est une privation de lumière, detrimentum
nitoris (l), tout péché est une tache : reatus maculée.
Quoique l'essence de l'âme soit toute lumineuse, il y a cepen-
dant à son sommet un flambeau qui éclaire sa connaissance :
c'est l'intellect agent. Pour faire apprécier le rôle de la lumière
dans l'esprit humain, il nous faut donner un exposé succinct de la
connaissance intellectuelle.
Toute connaissance, étant une manifestation, requiert au moins
deux éléments : un élémenl qui est manifesté, un autre qui reçoit
la manifestation. Le premier, c'est l'objet ; le second, c'est la

(1) 1» 2»=, q. 88, art. 1.


482 REVUE THOMISTE

faculté ou puissance cognoscitive. De là cet axiome emprunté à


saint Augustin : ex objecto et potentiaparitur notifia. D'un objet et
d'une faculté naît la connaissance.
Pourqu'elle naisse des deux, il faut évidemment que les deux
s'unissent, et, comme l'union physique n'est pas possible, les sco-
lastiques concluent que l'objet est présent dans la faculté par
quelque chose qui sera sa représentation et son vicaire. Cette
représentation, c'est l'image ou espèce intentionnelle. Dans l'ima-
gination on l'appelle fantôme, pkantasma; dans l'esprit, espèce
intelligible, idée.
Comment cette représentation idéale est-elle imprimée dans
l'intelligence? Nous n'avons pas à exposer ici les divers systèmes
qui ont trait à l'origine des idées. C'est une question intimement
liée avec le problème délicat des rapports de l'âme avec le corps.
Les philosophes qui nient l'existence ou la spiritualité de l'âme ne
reconnaissent pas d'autre cause de nos idées que les sens ; ceux
pour qui l'homme est seulement une intelligence servie par des
organes veulent que les idées soient en nous indépendamment du
corps; ceux enfin pour qui l'homme n'est ni un corps ni une âme,
mais un composé des deux, soutiennent que la cause totale de nos
idées ce ne sont ni les sens tout seuls, ni l'esprit tout seul, mais
les sens et l'esprit : les sens comme instrument, l'esprit comme
agent principal.
Tels sont donc les trois grands systèmes auxquels se ramènent
toutes les opinions touchant l'origine de nos connaissances : ou

- -
les idées sont l'oeuvre totale des sens Matérialisme, Empirisme,
Sensualisme, ou elles sont en nous indépendamment du corps,
soit que l'intelligence les crée d'elle-même, soit qu'elles soient
innées, soit enfin que nous voyions toutes choses dans l'essence

- -
divine Subjectivisme transcendantal, Innéisme, Ontologisme,
ou bien elles viennent à la fois et des sens comme cause instru-
mentale et de l'esprit comme facteur principal. C'est le système
aristotélicien et scolastique.
Nous ne nous attarderons pas à combattre la première opinion,
puisqu'elle nie la supériorité de l'âme sur le corps, de l'esprit sur
les sens. La seconde exigerait de longues considérations; mais,
comme nous ne faisons pas ici une thèse sur l'origine des idées, il
nous suffira de signaler un raisonnement de saint Thomas qui
réfute ce système et prouve en même temps la doctrine scolas-
tique. Si les idées sont eh nous indépendamment des sens, l'union
de l'âme avec le corps n'a pas sa raison d'être. Il est évident que
cette union doit tourner au profit de la partie la plus noble, c'est-à-
diro que le corps doit servir à perfectionner l'âme ou dans son
être ou dans son opération. Mais le corps n'est pas nécessaire à
l'âme pour son être qui vient directement de Dieu : ce sera donc
pour l'opération, c'est-à-dire la connaissance qui se fait au moyen
des idées. Donc, le corps est nécessaire à l'âme pour l'acquisition
des.idées. Donc, si les idées sont en nous indépendamment des
sens, l'union de lame avec corps n'a pas sa raison d'être.
le
Une fois admis que le phénomène empirique est la base des
idées, comment expliquer le voyage de l'objet jusqu'à l'esprit ?
Des sens externes, l'objet arrive à l'imagination, où il est conservé
à l'aide de l'espèce intentionnelle. Ici va se produire un travail
mystérieux. Il est clair qu'il ne saurait y avoir de passage matériel
du cerveau à l'intelligence, et que ces images de l'ordre sensible
sont incapables d'agir directement sur notre esprit. C'est plutôt
l'intelligence qui doit agir sur elles, leur faire subir un véritable
changement. Cela suppose dans l'esprit une activité énergique
capable de dégager l'universel, d'abstraire le concret et de trans-
former le sensible. D'autre part, nous savons que l'intelligence
humaine est passive, dépendante : ce n'est pas elle qui est le prin-
cipe et la mesure des choses, mais, au contraire, les choses sont la
mesure de notre esprit, et, pour être vraie, notre connaissance
doit s'ajuster et se. rendre conforme à son objet. « Ce ne sont pas
nos connaissances qui font leurs objets, dit Bossuet, elles les sup-
posent. » Nous sommes ainsi amenés à distinguer dans la partie
intellectuelle de notre âme deux vertus distinctes : l'une active qui
élève et transforme l'objet de l'imagination, intellect agent ; l'autre
passive, à qui appartient l'acte de la connaissance, intellect pos-
sible.
Le rôle de l'intellect agent est d'abstraire et d'illuminer. L'uni-
versel existe dans le phénomène empirique, comme la nature
humaine existe dans l'individu humain. De même que dans un
fruit, dit saint Thomas, la vue se porte sur la couleur, le goût sur
la saveur, sans s'arrêter aux autres détails, ainsi dans le phéno-
mène de l'imagination l'intellect ne regarde que la nature de
I 484 REVUE THOMISTE

l'objet en elle-même, en négligeant les conditions particulières


qu'elle revêt dans l'individu. Atteindre ainsi la nature toute seule,
K- la faire resplendir toute seule au milieu des principes individuels
qui l'enveloppent, telle est l'oeuvre de l'intellect agent. Par cet
acte puissant, la nature est dégagée de ses enveloppes concrètes,
dépouillée de ses conditions singulières ; elle appartient désormais
au royaume de l'abstrait, de l'universel, de l'idéal : l'espèce intel-
ligible est formée.
L'idée vient d'être formée par l'activité de l'âme; l'objet est
devenu intelligible, il n'est pas encore compris. La connaissance
exige que l'objet soit présent dans l'esprit, non seulement comme
chose intelligible, mais aussi comme'terme actuellement connu.
Outre l'idée, il faut encore une autre image spirituelle, plus par-
faite, plus actuelle, plus vive: c'est le verbe mental. Le verbe
n'est plus, comme l'espèce intelligible, une représentation à l'état
habituel; c'est une actualité mentale, l'image de l'objet, en tant
que connu. On l'appelle aussi concept, parce qu'il est l'enfante-
ment lumineux et immaculé de l'esprit fécondé par l'idée, et qu'il
reproduit le visage de l'objet comme le fils reproduit le visage du
père. L'espèce intelligible n'est que l'objet imprimé dans l'âme :
le verbe est l'objet parlé, exprimé; c'est pourquoi nous nommons
l'idée espèce impresse, et le verbe espèce expresse. La première est
le produit de l'intellect agent, la seconde, le produit de l'intellect
passif. L'espèce impresse est, avec l'esprit, le générateur du verbe
mental et le principe de la connaissance ; le verbe en est le terme.
Il y a donc entre l'une et l'autre la différence qui sépare l'effet de
la cause, le terme de son principe. Il faul reconnaître une sem-
blable distinction entre l'acte de la connaissance et le verbe
mental. La connaissance se termine directement au verbe ; si donc
elle ne s'en distinguait pas, elle se terminerait directement à
elle-même, et dès lors toute connaissance serait nécessairement
réflexe.
Ainsi chaque fois que nous comprenons, il y a en nous quatre
choses réellement distinctes : la faculté intellectuelle, l'espèce
impresse qui représente l'objet à l'état habituel ou en acte pre-
mier, l'acte propre de l'esprit : enfin le terme de cet acte ou verbe
mental. C'est là que la manifestation s'achève, c'est là que la
lumière est faite.
La production du verbe s'appelle diction, parce que l'esprit dit,
parle son objet; l'acte de la connaissance est Xintellection. Sont-ce
là deux opérations distinctes? Quelques auteurs l'ont pensé; saint
Thomas et son école soutiennent le contraire. « Omne intelligere in
nobis proprie est dieere (1). Pour nous, comprendre, c'est parler
intérieurement l'objet. » En effet, le verbe étant l'image de l'objet
en tant que connu actuellement, l'opération qui produit le verbe
doit être celle qui rend l'objet connu en acte. L'objet n'est connu
en acte que par la connaissance : la production du verbe et la con-
naissance sont donc une seule et même opération. Il y a pourtant
une distinction logique. Dans la connaissance nous ne trouvons
que le rapport du connu au connaissant, dans la production du
verbe, c'est le rapport de la parole à celui qui parle. L'objet connu
ne tire pas nécessairement son origine du sujet connaissant, tandis
que la parole tire la sienne du sujet qui parle. Ainsi, dans la pro-
duction du verbe ou diction, il y a un ordre d'origine qui n'est
pas nécessairement dans le concept de connaissance.
Ce que nous avons dit du verbe mental nous montre comment
il est le dernier jet de la flamme intellectuelle. En lui la lumière
esL plus vive que dans l'espèce intelligible, produit de l'intellect
agent. Cependant même ici l'intellect agent exerce son influence :
c'est encore lui, dit saint Thomas, qui éclaire les premiers prin-
cipes, et, sans son secoui's, Fintellect passif ne peut avoir la con-
naissance actuelle de son objet (2). Il y a donc aussi une illumi-
nation de l'intellect agent sur l'intellect passif. Elle ne consiste
pas en une sorte de lumière habituelle qui jaillirait de l'un sur
l'autre, car toute lumière habituelle est acquise ou infuse : acquise,
elle est engendrée par les actes multipliés ; infuse, elle dérive de
Dieu seul.
L'illumination est donc médiate, elle se fait par l'intermédiaire
des espèces intelligibles : l'intellect agent projette sur elles son
éclat; de là cette splendeur se reflète sur tous les actes et toutes
les connaissances de l'intellect passif.
L'intellect agent est donc bien ce soleil qui est allumé au
sommet de notre âme et qui en éclaire deux versants : par son

(1) Q. IV de Verit., art. II, ad 5.


(2) Q. De Anima., art. IV, ad 6. Q. X de Verit., art. 6.
REVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 33.
.480 liiivuii; tuomisti;

action sur les phénomènes obscurs de l'imagination, il éclaire lo


versant qui touche au inonde sensible; par son influence sur
l'intellect passif, il éclaire le versant qui touche aux rivages
spirituels et à l'éternité.

IV

CUM1ÈKE DANS ï/oHDRE SUKWATCREL

Il y a dans notre âme une autre splendeur qui provient de la


lumière divine : c'est l'éclat de la sagesse et de la grâce. Alium
vero niturem ex refalgentia divini luminis, scîlicet sapientioe et gratis?.
Ce n'est pas ici l'occasion de faire une ékide sur la grâce ; nous
nous contenterons d'effleurer quelques considérations qui con-
viennent à notre sujet. Une des métaphores dont se sert le plus
fréquemment la sainte Ecriture pour désigner l'état de grâce, c'est
sans contredit celle de la lumière. Dieu, qui a commandé à la
lumière de jaillir des ténèbres, a lui dans nos coeurs (I). Vous
étiez autrefois ténèbres; maintenant vous êtes lumière dans le
Seigneur (2). Fils de la lumière, marchés comme des enfants de
minière. Dieu nous a transportés dans sa lumière admirable (3). EL
bien longtemps auparavant, Isaïe avait dit dans le même sons :
Lève-toi, Jérusalem, voici venir la lumière; la gloire de Dieu
s'est levée sur Loi (4).
Ce soleil de Dieu qui se lève sur l'âme, c'est la grâce sanctifiante.
La grâce est le reflet du visage divin; c'est, pour ainsi dire, la
face de Dieu imprimée en nous. Si nous avions le regard spirituel
assez puissant, nous apercevrions dans l'âme juste quelque chose
des traits divins, et, pour ainsi dire, le visage du Chris!.
En saluant l'âme en élat de grâce, saluons donc la figure de
Dieu !
C'est que, en effet, la grâce est une naissance à la vie divine,
ex Deo nati nunt. Or, toute naissance suppose une nature : en

(l)HOw. iv, U.
(2) Eph. v, 8.
(3) 1 Petr. u, 9.
(4) Is. j.-x, i.
naissant de l'homme, nous avons reçu la nature humaine; pour
naître de Dieu, il nous faut une nature divine. Par la naissance
corporelle nous reproduisons la figure de nos parents ; par la grâce
nous devons reproduire le visage deDieu. Aussi, d'après les saints
Pères, la grâce est le miroir brillant dans lequel Dieu se contemple
et se reconnaît. Mais Dieu ne peut se reconnaître que dans un
dieu, la lumière ne peut se contempler que dans la lumière.
La grâce nous donne donc les propriétés de Dieu. Quand on
plonge l'or dans la fournaise, il devient feu, il prend la couleur,
la chaleur, la lumière du feu. La grâce nous plonge dans l'èlre
divin, et l'homme, sans perdre sa propre nature, esl tout pénétré
de Dieu : il est flamme comme Dieu, il esl amour comme Dieu, il
est lumière comme Dieu.
Nous avons déjà une participation de la lumière incréée, mais
ce n'est pas encore Dieu en personne. Eh Lien! l'amour a Irouvé
le moyen de nous donner la personne même de Dieu : c'est le suave
mystère que les théologiens appellent l'habitation de la sainte
Trinité dans l'âme du juste. Comme le calice contient véritable-
ment le sang de Jésus, ainsi nos âmes contiennent véritable ment
l'Esprit-Sainl. Calice de l'autel, calice de l'âme juste, l'un et l'autre
vou^ êtes sacrés, l'un et l'autre vous abritez un Dieu !
Nous ne nous arrêterons pas à parler de ce mystère: une plume
compétente l'a expliqué dans la Revue Thomiste avec autant de
clarté que de profondeur. Faisons seulement observer que cette
présence de (a Trinité, communique à notre âme un merveilleux
éclat. Le Père est la source de la lumière, Forts teri luminis; le Fils
est la lumière qui procède de la lumière, Lumen de lumvne; l'Espril-
Saint est la lumière qui chasse les ténèbres de nos coeurs, Veni
lumen cordïuru. Et ces trois splendeurs ne sont qu'une splendeur,
ces trois lumières ne sont qu'une lumière, Et M très unum sunt.
Cette lumière de l'auguste Trinité ne demeure pas inactive dans
notre âme: elle transfigure notre intelligence, et nous fait voir
toutes choses avec les couleurs de l'éternité. Les savants du siècle
ne voient dans les événements de ce monde que le hasard ou que
de simples lois physiques ou morales ; l'humble ignorant qui a la
grâce y aperçoit la marche de Dieu. D'une part, en effet, la Trinité
esl dans l'âme du juste ; d'autre part Elle est dans l'événement qui
s'accomplit : c'est le Seigneur, pour ainsi dire, qui esl en présence
488 REVUE THOMISTE

ile Lui-même, c'est lui qui se reconnaît dans les événements, c'est
Lui qui dit par la Louche du juste : Ecce Dominus transit! Voici le
Seigneur qui passe !
Elle transfigure même notre corps. Il y a, en effet, dans le corps
des Saints une beauté secrète, une sorte de majesté cachée qui se
révèle parfois à l'heure de la mort. Du moment que nous sommes
les temples du Saint-Esprit, nous sommes marqués d'une onction
sainte : la lumière du visage divin s est projetée sur notre visage :
nous sommes sacrés pour l'éternité. La mort, tout en nous frap-
pant, respectera le signe que nous portons. Jusque dans la corrup-
i: tion, il y aura dans nos membres comme une inscription invisible
qui dira : Respectez cette poussière, c'est un immortel qui som-
meille! les membres furent jadis le temple de la Trinité; ils sont
destinés au royaume de la lumière, ils sont sacrés pour la résur-
rection de la gloire.
Cette transfiguration radieuse s'achève dans l'éternité. Au ciel,
tout est lumière. La Jérusalem céleste est toute resplendissante de
clarté, elle n'a pas besoin que le soleil luise sur elle : Dieu lui-
même l'éclairé, l'Agneau est sa splendeur.
La vision héatifique, c'est la lumière dans la lumière. Nous
pouvons considérer ici l'objet qui est vu, la faculté qui voit,
l'espèce ou idée qui le fait voir, le verbe mental qui l'exprime.
L'objet contemplé, c'est la divinité elle-même, face à face, sans
voile, sans nuage ; par conséquent c'est l'infinie clarté. La faculté
m
qui voit, c'est, l'intelligence, mais élevée- par une vertu surnatu-
relle toute faite de clarté, la lumière de gloire. Cette lumière est
une qualité habituelle et permanente qui transforme l'esprit et le
met au niveau de la Vérité Première, comme la charité met notre
volonté au niveau du Souverain Bien ; c'est, pour ainsi dire, le
regard de l'aigle qui nous est donné pour fêter l'éternel soleil.
L'espèce intelligible, c'est encore l'infinie clarté. Aucune image
créée n'est assez vaste pour représenter l'infini, ni assez immaté-
rielle pour représenter l'acte pur: l'essence divine s'unit donc
immédiatement à notre esprit, elle devient notre idée; nous
voyons Dieu par Dieu lui-même.
Enfin, d'après l'opinion de beaucoup de Thomistes, il n'y a pas
dans la vision béatifique d'autre verbe mental que l'essence
divine: Ja Parole par laquelle Dieu dit sa connaissance devient, en
I.

ut-
quelque manière, la parole des Bienheureux, le terme ineffable
qui exprime leur vision. Voici la raison de ces auteurs. Le verbe
mental est l'image de Fobjet en l'absence de celui-ci, et il doit
représenter la chose d'une manière plus vive, plus actuelle que ne
le fait l'espèce intelligible. Or il est inconcevable qu'une chose
créée soit l'image de l'infini ; d'autre part,l'essence divine est inti-
mement présente à l'esprit des Bienheureux; il n'y a pas de verbe
qui puisse la rendre plus vive, plus actuelle qu'elle ne l'est en elle-
même. Le verbe créé est donc superflu et même impossible. Et, si
l'on objecte qu'il ne peut pas y avoir d'action sans terme, les
Thomistes répondent: Gela est vrai seulement de l'action prédica-
mentale, qui est toute transitoire et tend essentiellement vers un
terme extérieur. Or la connaissance intellectuelle n'appartient pas
au prédicament de l'action, qui suppose un mobile et un patient;
elle se ramène plutôt au prédicament cie la qualité ; son rôle, en
effet, n'est pas de tendre vers un terme, mais seulement de perfec-
tionner le sujet qui opère.
Ceux qui admettent un verbe créé conviennent, du moins, qu'il
exprime admirablement la splendeur divine. Ainsi, à tous les
points de vue, la vision béatifique est la lumière dans la lumière.

Nous pouvons nous arrêter ici, dans ces magnificences de la


patrie. Nous comprenons maintenant comment la lumière résume
les oeuvres de Dieu : lumière de l'essence, lumière du Dieu créa-
teur, lumière du Dieu-Trinité, dans la nature, dans la grâce, dans
la gloire.
Fr. Edouard Hugon.
O.P.
ONT-ILS VRAIMENT "DÉPASSÉ KANT"?

Dépassons Kant! » c'est le mol d'ordre donné par les maîtres


«
les plus en vue de l'enseignement universitaire à toute une jeune
école philosophique.
Dépasser Kant, c'est lout à la fois adhérer aux résultats négatifs
delà Critique cl, rejoindre le réel et le nécessaire avec plus de
bonheur que ne l'a fait son auteur.
La consigne a ses résultats. Témoin ces trois thèses récemment
soutenues devant les Urriversilés de Paris et de Lyon : le Réalisme
métaphysique par M. Thouvebez; l'Immanence de la Raison dans la
Connaissance sensible par M. Gory ; la Modalité du Jugement par
M. JBrukschvicgh (4).

Ils ont certainement bonne envie de dépasser Kant, nos jeunes


maîtres. Qui les a suivis dans toutes les péripéties de leurs
pensées sait ce que renferme d'émouvant à l'aurore du xxe siècle,
pour des intelligences sincères et vigoureuses comme la jeu-
nesse, le drame antique de la recherche des certitudes.
11 n'est
pas douteux cependant qu'ayant accepté ce qu'ils
nomment le résultai négatif et ce que je me permettrai d'appeler
le postulatum gratuit de la Critique, je veux dire la rupture entre
l'idée et l'être (2), ils ne soient restés les prisonniers de Kant.
La diversité de leurs solutions en est un témoignage : s'ils avaient

(1) Bibliothèque de phil contemp. Alcan, 1896 et 1897, 5 francs.


(2) M. Brunsohvicgh formule très nettement ce postulatum en ces termes :
Laspécu-
«
lation philosophique, étant un genre de connaissance, ne peut décider que de l'être en
tant que connu... elle juge la connaissance en tant qu'être. De copoinl de vue, auquel il
faut que Vesprit s'accoutume lentement et laborieusement, la connaissance n'est plus un
accident qui s'ajoute du dehors à l'être, sans l'altérer... la connaissance constitue un
monde qui eft pour nous le monde. Au delà, il n'y a rien... » (p. 2). On trouve de sem-
blables déclarations dans chacune des thèses indiquées.
OMT-ILS VRAIMENT 1)13PASSÉ KANT '< 491

définitivement dépasse Kanl, il y en aurait un au moins qui, sur la


crête ébréchée, agiterait un drapeau vainqueur et bientôt suivi de
tous. Je les vois, au contraire, s'obstiner à saper qui un contre-fort,
qui une paroi delà muraille fatidique, s'enfoncer dans leurs galeries
souterraines, chacun naturellement prétendant que c'est là le vrai
chemin et qu'il n'en est pas d'autre.
Trois remparts, en effet, forment l'enceinte où Kant nourrit ses
prisonniers : YEsthétique transcendanlale, ou théorie de la sensi-
bilité; Y Analytique dont le principal morceau est la doctrine du
jugement; la Dialectique avec sa théorie des idées de la Raison.
Dépasser Kant, sera pour M. Gory s'enfermer dans la connais-
sance sensible ; là, les idées de Raison elles-mêmes viennent se
révéler avec le relief du fait d'expérience. Pour M. Thouverez, au
conlraire, la Raison jette par elle-même le pont: le réalisme est
essentiellement métaphysique. Entre les deux, M. lîrunschvicgh
fait sa trouée dans la théorie du jugement : ce sont les modalités
de celui -ci qui dosent le réalisme de la connaissance.
On voit à quelle entente aboutit la consigne kantienne : « 11 n'y
a plus d'idée commune en philosophie », s'exclamait douloureuse-
ment M. Paul Janet à la dernière soutenance. « Ni môme de langue
commune », fit écho M. Ilimly, qui. en tant qu'historien géographe,
évoquait sans doute l'heureux temps où la terre tout entière
n'avait qu'un seul langage :labii' unius et sermonum eorum'/.em, et la
terrible expérience que l'humanité fit à Babel. Si l'unité était
encore un critère de la vérité philosophique, cette cacophonie des
systèmes néo-kantiens donnerait à îvflechir. Mais pn a changé tout
cela. Prenez un point de vue fécond et surtout n,euf, peu importe
qu'il soit vrai... Quid est veritas? poussez hardiment votre pointe ;
disputez le pour et le contre; vous voilà philosophe, car la philo-
sophie est moins une science faite qu'une dialectique qui se cons-
truit et se construira toujours. Et cela suffit à tranquilliser nos
jeunes maîtres.

Nous l'avouons, en face de cette gymnastique dialectique, nous


sommes tentés de nous ranger dans le parti des Cassandre, des
Paul Janet et des /Jimly. A forde de dépasser Kant, n'aurait-on
pas dépassé la puissance expressive du langage des mortels? Et ne
revenons-nous pas aux beaux jours de l'Université parisienne, où
492 BEVUE THOMISTE

l'anglais Thaumastes, ne trouvant plus dans le langage humain


assez de ressources pour rendre la subtilité de ses conceptions,
provoqua Pantagruel à une discussion par signes et par gestes,
devant toutes les facultés assemblées?

C'est ce que nous dira l'examen des trois thèses, si remarquables


d'ailleurs, que nous avons citées. Nous nous placerons d'abord en
présence des deux solutions extrêmes: l'empirisme néocriticisme de
M. Gory et le rationalisme criticiste et fidéiste de M. ïhouverez.
Nous passerons ensuite au Griticisme pur, dans lequel M. Bruns-
chwicgha tenté d'englober les deux positions adverses, en les con-
ciliant.

L IMMANENCE DE LA RAISON DANS LA CONNAISSANCE SENSIBLE.

Voici la thèse de M. Gory : Le grand obstacle à la connaissance


c'est le noumène inaccessible et, de l'autre côté de l'expérience,
l'esprit, irréductible à la connaissance sensible. Supprimons donc
ce noumène mystérieux autant qu'inutile ; supprimons cet esprit
encombrant et qui divise la connaissance. Tout est devenu clair,
clair comme un fait expérimental, puisqu'il n'y a plus que cela.
Unité du sujet et de l'objet, la connaissance sensible assure le com-
merce parfait avec la réalité. C'est par elle et en elle que l'on re-
joint le réel et le nécessaire. Ou plutôt, elle est elle-même tout le
réel.
Mais il ne suffit pas d'affirmer : il faut prouver. C'est Kant qui a
séparé la Raison de l'expérience : on lui montrera que. le contenu
attribué par lui à la Raison, se dégage de l'expérience. D'où deux
parties dans la preuve de la thèse :
I.
II.
--
Le procès de la méthode kantienne ou de régression ;
L'examen analytique de l'expérience,
1° On connaît le point de départ de Kant : admettant les yeux
fermés la valeur nécessaire de la synthèse scientifique, il en
recherche les conditions. Le mot condition n'a pas dans sa langue
le sens ontologique et irréversible de cause, mais le sens d'élément
requis pour, l'intelligence du donné, pour la synthèse de la
connaissance. La vérité est dès lors, pour Kant, « l'accord de
l'expérience avec les règles logiques de la pensée (p. 5) », c'est-à-
dire une unité intellectuelle d'ordre phénoménal. La méthode
qui consiste à remonter de l'expérience scientifique à ses con-
ditions idéales se nomme la méthode de régression.
M. Gory lui fait trois principaux reproches :
a) Si l'on définit la synlhôse empirique comme une unité
intellectuelle à laquelle manque l'unité rationnelle, il n'y a pas
plus de raison de chercher ses éléments dans le sens des con-
ditions que dans le sens des conséquences (p. 10), dans le sens
des causes et des substances que dans le sens des effets et des
modes (p. 13), dans le sens du passé que dans le sens de l'avenir
(p. 11). En face des idées de la Raison, cause et substance
premières, nous aurons ainsi une idée d'effet et une idée de
mode purs.
b) De plus, ces deux séries empiriques, régressives et progres-
sives, ne seront jamais terminées par des idées comme les
conçoit Kant. Les idées sont, en effet, au delà de toute expé-
rience possible, c'est-à-dire transcendantes. L'expérience ne
saurait donc les rejoindre, ni elles, l'expérience. « La méthode
trompe inévitablement l'entendement en le contraignant de
poursuivre une unité qu'il ne peut atteindre, une vérité qu'il
est absolument incapable de connaître ».
c) Et c'est la cause de .la contradiction avouée et érigée en
principe par les purs dialecticiens. « L'ordre d'éviter tous les
jugements transcendants de la raison pure et l'ordre de nous
élever jusqu'aux concepts qui sont en dehors de l'usage immanent,
c'est-à-dire aux idées, sont contradictoires (p. 16) ». « Autant
dire que la multiplication du quotient par le diviseur ne repro-
duit pas le dividende. » « Si donc il est possible à l'esprit
d'arriver par une régression jusqu'à une idée, il doit être possible
de concevoir cette idée comme la condition première de la série...
et réciproquement (p. 17). »
Duplicité, illusion trompeuse, contradiction, tel est selon
M. Gory, le bilan de la méthode de régression. M. Hannequin a
reproché au candidat d'avoir appelé Idées de Raison ce que Kant
appelait Catégories, et d'avoir cherché, dans la Dialectique trans-
cendantalc, la solution d'un problème donnée dans l'Analytique.
4M- REVUE THOMISTE

Il faut au contraire féliciter M. Gory d'avoir enveloppé Catégo-


ries et Idées de Raison dans le même reproche de contradiction:
toutes deux devant sortir de l'expérience par la méthode de
régression d'une part et, toutes deux étant en soi Iranscendantes,
d'autre part. Les catégories ne relèvent en eflet que d'elles-
mêmes dans leur origine, les modes du jugement. Et rien
n'empêche, selon Kanl. l'entendement de faire un usage transcen-
dant des catégories, pourvu que cet usage ne soit pas considéré
comme scientifique.
L'hiatus est donc constaté et la méthode de régression est
impuissante à le combler. Pour que les catégories et les idées
rejoignent l'expérience, il faut qu'elles soient tirées de l'expé-
rience et la méthode de régression ne les en tire pas. L'unifi-
cation du savoir n'est pas constituée par la méthode kantienne.

11° Puisqu'il n'y a pas d'antécédent à l'expérience du côté de


l'esprit, puisque le noumène est un mythe, il faut conclure que
l'expérience n'est pas un intermédiaire entre l'esprit et l'être,
mais l'être lui-même (p. 23) La sensation, voilà donc l'unique
réalité selon M. Gory (p. 24 et 25). La pensée elle-même s'y
ramène. Elle doit contenir sujet et objet. Voyons comment
M. Gory les y découvre:
a) La sensation existe à trois états: le fait brut, le fail
abstrait, le fait analysé. Le fait brut est la donnée primitive.
Grâce à une sorte de mécanique automatique (renouvelée de
T:ine), la sensation s'appauvrit et se généralise par une sorte
d'abstraction L'analyse distingue dans le fait abstrait les
.
éléments qui le composent : le raisonnement les réunit en-
suite. Le raisonnement n'est ainsi dans son fond qu'un déve-
loppement analytique de la représentation.
La sensation s'appauvrissant, devenue ainsi abstraite, puis
distinguée en ses éléments, reconstituée enfin, voilà la pensée,
voilà ce qu'est devenu chez M. Gory le sujet pensant.
b) L'objet pensé, fruit de ce travail, ne sera donc pas conçu

comme une liaison entre des données empiriques, venues du


dehors, effectuée par un moyen terme: forme pure, habitude,
intuition, faculté de lame, unité de la conscience. La synthèse
aune unité immanente résultant des termes en présence dans la
représentation, tels que les dégage l'analyse, par exemple :
cause et effet, substance et mode : « On ne perçoit pas une causa-
lité en rapprochant deux représentations diverses, mais quand
on saisit la cause et l'effet dans une seule et même représenta-
lion », laquelle consiste dans les sensations ou les images de
chose,* qui arrivent (p 32). « Cette unité synthétique, l'abstraction
est donc tout aussi incapable que la division de la dissoudre ;
ces termes rationnels, elle est tout aussi incapable de les isoler;
mais elle les dégage à la fois l'un et l'autre de toules les déter-
minations restrictives du concret et ies offre en relation l'un avec
l'autre dans toute leur pureté (p. 35) ». Les termes principaux
ainsi dégagés par M. Gory, sont les suivants: être et non-être,
esprit et matière, connaissant connu, action et passion, interne
externe, sujet objet, etc., cl. la relation suprême: déterminant
et déterminé. Toutes ces abstractions ne laissent pas d'être de
l'ordre sensible. Ce sont des connaissances concrètes. La repré-
sentation de causalité, par exemple, contient les images d'effica-
cité, d'effort, d'action en mouvement (p. 48). Elle est illustrée
dans ces représentations et ces images; et si elle s'applique à
plusieurs représentations concrètes, c'est qu'elle est ces représen-
tations mêmes, appauvries (p. 47).

Que devons-nous penser d'un empirisme criticiste aussi


radical? Deux choses: 1° M. <ïory a Je mérite rare d'allirer
l'attenlion des Kantiens sur l'immanence dans l'expérience de ces
catégories do liaison que Kant concevait à priori. 2" Mais il n'a pas
dépassé les résultats kantiens ; il n'est pas sorti du phénomène.
lu Ni/'il est in intellectu quod non prius fuerit in .sensu. M. Gory
nous donne de ce principe aristotélicien un énergique commen-
taire. Oui, la causalité est contenue dans l'image des choses qui
arrivent, comme la subslantialité dans l'image des choses qui
demeurent. Oui, le procédé le plus simple pour expliquer l'exten-
sion des idées générales et leur applicabilité au concret, c'est
l'abstraction. Oui, c'est bien l'analyse qui distingue dans l'objet
abstrait et met en regard les termes de cause et d'effet, de
substance et de mode. Et la synthèse du jugement et du raisonne-
ment n'est que la contrepartie de cette analyse. C'est de cette
496 REVUE THOMISTE

manière qu'Aristote avait trouvé dans l'expérience les prédica-


ments,et il nous plaît de voir un Kantien, doué d'un tempérament
empirique peu commun, renoncer avec cette résolution aux
catégories si singulièrement déduites par Kant, pour revenir
franchement au point de vue de faristotélisme.
Nisi ipse intellectus, ajoutait Leibnitz à l'adage aristotéli-
cien. Tout ce qui est dans l'intellect vient des sens, sauf l'intellect
lui-môme. Nous ne saurions admettre, en effet, la conception de
l'abstraction comme appauvrissement spontané de la sensation.
Nous ne saurions davantage admettre que la liaison du principe ne
soit qu'une simple liaison expérimentale. L'appauvrissement de
la sensation ne saurait aboutir qu'à une sensation ou à une
image plus simple, à un résidu commun à plusieurs représenta-
tions. M. Gory revendique ouvertement cette homogénéité de
l'idée abstraite et de la sensation. Tout dépend de ce que l'on
entend par la généralité d'extension de l'idée abstraite. Si l'idée
abstraite ou ±e principe qui est formé par son analyse ne s'élenueni
qu'à la somme des sensations dont ils sont le résidu, la théorie
serait soutenable. Mais, si idées et principes sont capables de
s'étendre au delà des limites de l'expérience effectuée, il faut
admettre pour eux une autre nature que la nature de la sensation.
Et l'abstraction n'est plus un simple appauvrissement, mais le
dégagement d'une idée capable d'être universalisée, préexistante
dans la sensation, d'où l'a tirée, pour l'universaliser, l'action de
l'intellect.
Or, cette propriété d'être universalisée absolument est la
propriété des concepts abstraits. Nul ne peut nier que nos idées
générales et nos jugements analytiques n'aient des prétentions
universelles, et que ces prétentions ne s'imposent avec une telle
évidence, comme faits de conscience, qu'on ne saurait les déclarer
non avenues, comme Mill, que d'un point de vue prévenu en
faveur d'un empirisme exclusif, qu'en faisant violence à la cons-
cience.
Nous retenons donc de M. Gory la lucide analyse par laquelle il
fait descendre de YEmpyrée les Catégories et les idées de Raison
non moins que les vigoureuses paroles dans lesquelles il marque
la nécessité de tirer de l'expérience ce que l'on veut appliquer à
l'expérience. Oui, l'unification du savoirsuppose une homogénéité
d'origine de toutes ses données. Une thèse aussi radicalement
anti-kantienne a pu émouvoir le jury de la faculté de Lyon : elle
nous rassure pleinement car elle est un retour sans phrase à la
saine philosophie d'Aristote.
Mais nous tenons pour l'universalité et la nécessité des principes
abstraits, idées et jugements, si fortement diagnostiqués par Kant.
Il faut donc revenir au point de vue de l'esprit mais renoncer à le
concevoir comme une faculté créatrice, imposant à l'expérience
des catégories et des idées étrangères, déduites qu'elles sont de la
constitution de l'entendement et de la raison. L'intellect d'Aris-
tote, actif et passif à la fois, répond à ces exigences. Il est actif et
doublement actif : l°en ce qu'il abstrait, des sensations et des
images, non pas un résidu (ïaine), mais un contenu capable
d'être généralisé; 2° en ce qu'il universalise expressément ce
contenu et les principes qui le formulent. II est passif, parce qu'il
n'apporte aucune forme intellectuelle objective ; qu'il est pure
puissance réceptive vis-à-vis des abstraits de l'expérience : tabula
rasa.
Ainsi l'intellectualisme aristotélicien se trouve au point de
jonction des revendications légitimes de l'empirisme contre le
Kantisme, du Kantisme contre l'empirisme. Nous remercions
M. Gorydenous avoir fortement épaulé dans la reconnaissance
que nous venons de faire de cette position intermédiaire et conci-
liatrice, tout en faisant les plus expresses réserves sur les allures
criticistes de son empirisme.
2° M. Gory en est resté au point de vue du phénoménisme ; il
n'a pas dépassé Kant mais l'a plutôt aggravé. Ce qui lui donne
l'illusion d'avoir dépassé Kant, c'est la suppression par lui effectuée
du noumène. Il croit avoir rendu ainsi à la connaissance sensible
la réalité dont le noumène la dépouillait : c'est aussi la présence
au sein de l'expérience des idées de raison. Il croit ainsi les avoir
rendues participantes au réalisme de l'expérience. Double illusion.
Si le noumène était réellement supprimé, si l'être était essentiel-
lement connaissance sensible, tout serait clair dans la sensation.
Or,les sensations sont, de l'aveu de tous, extrêmement complexes et
obscures. El cette obscurité est un fait d'expérience très clair. Si la
raison était identifiée avec la connaissance sensible, il faudrait re-
noncer au caractère absolu des idées déraison, à la nécessité, sise en
4t)8 KEVini TJiOMisrn

dehors de l'espace et du temps des principes premiers. Car l'expé-


rience est relative et changeante, après comme avant la suppression
dunoumène. Elle ne devrait pas l'être, selon M. Gory étant devenue
l'absolu, mais elle l'est. Du phénomène elle a perdu le nom ; elle
n'est plus le noumène apparaissant, puisqu'il n'y a plus de noumène,
elle a gardé la chose: les sciences, dans l'immanence de la connais-
sance sensible, restent des dialectiques hallollées entre la néces-
sité des lois et la relativité des faits. Privées de leurs deux condi-
tions : la réalité nonménale et l'esprit, elles flottent au gré des
expériences, « comme des oiseaux dans l'air ».
Le noumène aristotélicien avait précisément celte portée ; il
expliquait, par ce qu'il avait d'inconnaissable, le caractère réel
quoique obscur de l'expérience : il justifiait, par les déterminations
formelles que son choc imprimait dans la sensation la stabilité des
idées et des principes immanents que l'abstraction dégage de
l'expérience, dontl'analyse distingue les termes, que l'entendement
formule en lois. La raison d'être de ces lois n'était pas, comme
chez M. Gory, une simple unité de fait et de constatation expéri-
mentale, mais l'unité ontologique dunoumène venant s'expliquer
à travers les intermédiaires loyaux de l'expérience, de l'abstraction
et de l'analyse, dans les synthèses rationnelles.

N'élaii-ce pas, avec autrement de réalité, que M. Gory, avec


autant de nécessité que Kanl, affirmer l'existence de la vérité
scientifique?

LE R1SAL1SMK METAPHYSIQUE

Au rebours de M. Gory, c'est dans la Raison et par la Raison


que M. Thouverez tente de retrouver le Réel. La seule réalité
dont il s'occupe est, par suite, la réalité suprascnsible (p. 3). Il a
l'ambition de la reconnaître comme réalité en soi et d'opposer
ainsi au nominalisme nihiliste des sceptiques, des positivistes el
des crilicistes, un Réalisme métaphysique.
Le problème est posé par M. Thouverez en ces termes: Ou bien
la raison est une résultante accidentelle du sensible ; ou bien le
sensible n'est que « la broderie » sans cesse renouvelée sur Je
thème durable des principes de la raison, qu'on retrouve au fond
des choses comme au fond de la pensée
On croirait entendre un scolaslique. El,, de fait, M. Thouverez,
clans ses conclusions, nous avoue que la métaphysique a oscille
entre les deux solutions thomiste et scotiste » (p. 266) et que,
selon lui, maigre le regain d'actualité et de vague qui renouvelle
aujourd'hui le Scotisme, l'intellectualisme de saint Thomas, qui
identifie Dieu et l'idée, est le plus capable de rendre compte à la
Ibis du vrai et du bien (p. 278). Mais ce n'est là qu'une apparence
et, en combattant M. Thouverez, nous ne tirerons pas sur nos
propres troupes. Car le réalisme des scolastiques est, à l'en-
tendre, une « doctrine outrée « (p 6). Les scolastiques ont trop
cru ou semblé trop croire à l'existence fie petits lutins, doublure
inutile de tous les objets sensibles... les docteurs séraphiques ont
trop imaginé le monde de là haut sur le modèle de celui que nous
voyons ou touchons (p. 3). Ils ont supposé un monde métaphysique
qui seraii ia doublure du nôtre (p. 58). Le faux Aristote du
moyen âge supposait des substances idoles pouvant réaliser de
certains buts sans employer les moyens qui y conduisent (p. 4 89).
« Comme les substances sont séparées les unes des autres, ils
imaginent des espèces qui se promènent en dehors d'elles, pour
porter, par exemple, le mouvement, de la queue de billard, d'où il
sort, dans la bille où il entre. Ces entités sont trop choquantes,
.personne ne les soutient plus » (p. 168).
Je tenais à citer cette queue de billard. Elle vaut comme comique
Vhypocrm du jésuite des Provinciales. Seulement, je crains que ce
ne soit pas les scolastiques qui prêtent à rire, mais celui qui leur
attribue de pareilles billevesées (1), renouvelées de Malebranche.
« Ignorance et paresse », c'est en ces termes que M. Thouverez
résume l'état d'esprit des scolastiques. Je demande de quel côte
est l'ignorance ou la paresse.
Mais il est temps d'examiner les principes de la méthode de
M. Thouverez et ses procédés.

1° Principes de
la Méthode.
En apparence, M. Thouverez, attaque énergiquement le Criti-

(1) La doctrine de la genèse du mouvement dans le mobile par action transitive est
précisément combattuepar tous scolastiques anciens et modernes.
les
m*

h"
800 REVUE THOMISTE

cisme. En fait, il lui emprunte son principe fondamental, les


éléments qu'il met en oeuvre, sa notion de la vérité.
Son principe fondamental, à savoir l'irrémédiable immanence
de la connaissance. « Gela seul existe pour nous qui nous est un
objet de perception sensible, esse nobis est percipi, et nous définis-
sons l'être quel qu'il soit par analogie comme une possibilité de
perception » (p. 152). Que l'on ne se trompe pas sur la nature
objective de cette possibilité ! «Cette existence que nous attribuons
aux objets des sens, au moment où ils sont perçus, nous la leur
donnons par une sorte de communication ou d'attribution. Ce qui
n'est que parce qu'il est un objet de perception n'existe qu'autant
qu'il est perçu, c'est-à-dire dépend dans son existence d'un autre
être, n'est pas par soi-même mais par autrui, est une manière d'être
d'autrui, et non pas en soi-même un être » (p. 153).
Les éléments constitutifs de l'organisme métaphysique sont
soigneusement subjectivisés. « L'étude des lois de la raison est la
seule garantie légitime du réalisme métaphysique » (p. 8). Et
c'est bien de la raison kantienne, unité suprême de notre monde
phénoménal, qu'il s'agit : « La raison se manifeste tour à tour
dans la pensée purement abstraite, par la série de ses actes intelli-
gibles, concepts, jugements, raisonnements; soit dans le monde
concret (?) externe (??) ou interne par l'ensemble des principes qui
sont les formes de la sensibilité et les catégories de l'entende-
ment » (p. 10). M. ïhouverez ne voit rien de subjectif dans tout
I cet appareil purement intérieur, simple arrangement de phéno-
mènes. C'est là pour lui le monde concret. Il nous permettra de
n'en rien croire.
La vérité, enfin, a chez M. Thouverez une saveur subjective,
elle consiste dans l'unification de la connaissance. « Nous pré-
senterons, dit-il, un tableau des lois de la raison qui sont les lois
de la nature ; et si l'on trouve dans leur coexistence, dans leur con-
nexion réciproque et systématique, un air d'harmonie et de per-
fection qui n'est pas dû à l'apparition isolée d'un phénomène ou
d'un autre, mais à Funité de l'ensemble, on jugera que le tout pos-
sède une réalité qui lui est propre, qui ne lui vient pas de la partie
et qui sert plutôt à rendre compte de ce qu'il y a de réel dans
chaque partie » (p. 9).
Je crois avoir suffisamment prouvé par ces citations typiques le
caractère essentiellement criticiste de la thèse de M. Thouverez.
L'Analyse transposée à l'usage des scolastiques et des spiritualistes
cartésiens que l'auteur a donné de son oeuvre dans les Annales de
Philosophie chrétienne pourrait faire illusion. Il faut remettre les
choses au point et dire avec M. Paul Janet : J'attendais un dogma-
tique etje ne trouve qu'un criticiste. M. Janet ajoutait : qui trahit la
métaphysique. C'est ce qu'il nous reste à établir par l'examen des
procédés de méthode employés.
2° Procédés de Méthode.
On en comple deux principaux : le premier, spéculatif, consiste
à faire remarquer d'un bout à l'autre de la phénoménologie l'an-
tériorité de la loi sur le fait; le second, pratique, consiste dans
les interventions de la croyance.
a) Procédé spéculoÀif :
«
Les divers actes rationnels qui constituent la connaissance
sont liés par des rapports si étroits qu'aucun d'eux ne se suffit à
soi-même : ils s'enveloppent tous comme des conditionnés et des
conditions réciproques et tous ensemble se suffisent. Par exemple,
il est également impossible d'affirmer l'identité sans la raison
suffisante ou la raison suffisante sans l'identité ; de penser le
nombre sans l'appliquer à J'espace ou au temps et de penser l'es-
pace ouïe temps sans le nombre; d'isoler la finalité inconsciente
de la causalité mécanique qui lui sert de base ou de la moralité
inconsciente où elle aboutit. La raison est un «tout autonome : un
en-soi métaphysique qui ne s'explique par rien de sensible et qui
explique le sensible » (Analyse des Annales).
Ainsi, la solidarité des actes rationnels est, pour M. Thouverez,
la preuve de l'existence en soi de la raison. Nous ne pouvons com-
prendre la valeur de cette preuve. Car, ou bien chaque acte rationnel
est par lui-même un en-soi métaphysique, et alors ce n'est pas leur
solidarité qui prouve l'existence de la raison; ou bien les actes
rationnels ne sont, comme le voulait Kant, que les conditions
idéales de la synthèse intellectuelle des phénomènes, et alors je
ne
vois pas que la solidarité des actes rationnels donne à ces actes l'exis-
tence. M. Thouverez dira qu'il a démontré l'antériorité delà condi-
tion rationnelle sur le fait, de l'intelligible sur le sensible etnon
pas
seulement leur coexistence. L'a-t-il, en effet, démontrée? Un bon
REVUE THOMISTE. - 8e .WNÉE, - 34.
?m

502 REVUE THOMISTE

juge, M. Boutroux, lui a contesté cette démonstration (1). Mais,


lors même qu'il l'aurait démontrée, il resterait que cette antério-
rité n'est pas l'antériorité delà cause qui produit l'existence, mais
delà condition idéale qui explique l'intelligibilité. Sans doute le
réalisme marque « avec force » cette antériorité logique ;
mais est-il nécessaire de l'accentuer ainsi? Quelle prouve donne-
t-on qui légitime cette transformation des conditions d'intelligibi-
lité kantiennes en conditions d'existence? Aucune, semble-t-il ?
Je me trompe : il y a la Croyance.
b) Procédé pratique.
La croyance joue, en effet, un rôle capital dans Je rationalisme
de M. Thouverez. Tout d'abord, au début, « quand le principe de
contradiction est enjeu, c'est par un acte de foi morale que l'esprit
acquiesce à l'ordre contre le désordre, et cet acquiescement moral
ou esthétique est le seul argument à invoquer contre le scepti-
cisme ». [Annales loc. cit.) An dernier moment, c'est elle encore
qui résout les objections insolubles, celle lirée de l'existence du
mal par exemple. Mais c'est surtout dans l'établissement des syn-
thèses, d'un hout à l'autre de la dialectique rationnelle que la
croyance joue un rôle important. « A chaque démarche nouvelle
un intervalle se présente qu'il faut franchir : la raison justifie après
coup par des rapports d'analogie, les liaisons supposées entre les
termes distincts. Mais la croyance a posé ces termes, préparé ces
rapports, anticipé sur ces conséquences; et quand on arrive au
point le plus haut du développement rationne] cl. que toute certi-
tude humaine s'évanouit ou chancelle, c'est par un acte do
croyance qu'on peut essayer la dernière synthèse qui lie le réel à
l'idéal (p. 65). »
Ce passage nous livre le ressort même de la démonstration du
Réalisme Métaphysique. Selon M. Thouverez la foi a pour fonc-
tion de lancer des hypothèses ; ces hypothèses la raison les
B< vérifie ; cette vérification a pour critère l'esthétique, c'est-à-
dire la beauté et les proportions harmonieuses de l'ensemble
intellectuel engendré par l'hypothèse risquée par la foi ; l'effi-
cacité de cette méthode, à la fois fidéisle et rationaliste, se-
rait telle qu'elle permettrait de passer de l'harmonieux tableau
que présente la Raison à l'existence en soi de la Raison cl de liei'
(1) Rev. de Met. et Moi-., supplément de mars 1896, p. 16.
ainsi le Réel à l'Idéal. « Toutes les philosophies concourent pour
l'existence et il est naturel de penser selon la raison, que la plus
belle et la plus harmonieuse, la plus parfaite en soi doive
triompher (p. 9).>»

C'est ici que, définitivement, M. Thouverez nous semble trahir la


Métaphysique. Il livre à la croyance le passage de l'idéal au réel :
c'est dire que le Réalisme n'est pour lui qu'un postulat, non un
(ait ni le résultat d'une inférence nécessaire, car, du chef de la
croyance,le réel ne saurait être atteint. Le sera-t-il davantage parla
vérification rationnelle? Le critérium de cette vérification est l'har-
monie intime des diverses pièces de la Raison. Mais l'être est-il
l'une de ces pièces? Non, car elles sont toutes de simples conditions
logiques d'intelligibilité, hétérogènes à l'existence. Elles n'ont
donc pas le pouvoir de relier l'être que suppose la foi à l'ordre
vérifié dans la raison. L'hiatus demeure.
Dans la thèse de M. Thouverez, a-t-on dit, la certitude décroît
a mesure que l'on monte. On faisait allusion au rôle prépondérant!
de la croyance anticipant sur la raison pour avancer des synthèses
dont la vérification rationnelle, comme tout jugement esthétique,
était forcément reLitive. 11 faut dire : il est un moment où la cerli-
lude cesse totalement. C'est lorsque M. Thouverez passe des syn-
thèses rationnelles où il s'était maintenu à la synthèse suprême du
Réalisme. Rien n'autorise à passer, avec quelque fondement, d'une
harmonie, soigneusement caractérisée comme idéale et logique, à
l'existence. L'existence est d'un autre ordre que l'unification intel-
lectuelle. Il n'y a pas de beauté qui puisse captiver l'Être : la Méta-
physique est, hélas! étrangère à la Religion de la Beauté.
Celte thèse est pour nous un exemple topique de l'impossibilité
où l'on est de dépasser Kanl une fois admis le principe du Kan-
tisme : ce qui est perçu dépend dans son existence de l'être qui le
perçoit: paralogisme d'ailleurs si évident qu'on s'étonne qu'il puisse
retenir des inlclligences aussi fermes, des volontés aussi décidées
à regagner le Réel que le sont l'intelligence et la volonté de M. Thou-
verez. L'auteur n'a pu que manifester « sa croyance très ferme dans
la cohérence des choses, dans la primauté de la pensée, dans la
réalité efficace du Dieu Idéal (p! 277). » Il n'a pas prouvé cette
réalité. Il n'a pas abouti à un Réalisme métaphysique, mais à un
rationalisme fidéiste.
504- HEVU15 THOMISTE

Nous avons assez critiqué M. Thouverez pour qu'il nous soit


permis de le féliciter de ses aperçus originaux, de ses mots heu-
reux, dont on nous permettra de citer quelques traits. Voici, par
exemple, une définition du scepticisme. Dès le premier éveil de la
pensée l'alternative n'est plus intacte. Le scepticisme est la pensée
endormie; toute affirmation, toute action est un argument contre
elle (p. 63). La comparaison du positiviste et du sceptique est une
trouvaille. Le sceptique est un positiviste pour lequel les lois de
la nature se modifient d'instant en instant; le positiviste est un
sceptique, pour qui les contradicions de la pensée se succèdent de
siècle en siècle (p. 135). Encore le positivisme. Le positivisme est
une équivoque qui consiste à proclamer relatifs certains termes qui
le sont en effet, et à leur demander de remplir certaines conditions
que l'absolu seul peut remplir (p. 436). Ailleurs, à propos du spi-
ritualisme de M. Vacherol, cette remarque: la preuve ontolo-
gique de saint Anselme devient, entre les mains des modernes,
une preuve ontologique de la non-existence de Dieu (p. 245).
Ceci encore : Dieu est le principe de contradiction lui-même,
parce qu'il est l'ordre (p. 256). Parce qu'il est l'être, serait plus
vrai. Ces traits abondent : et je ne sais en vérité où le le Rédacteur
du supplément de la Revue Métaphysique et de Morale a vu ce stvle
hâtif et indigeste qu'il attribue à cette thèse.
Scolastique de but sinon d'intention, criticiste de méthode,
M. Thouverez est resté en route; et il ne pouvait en être autrement.
Je mettrais volontiers sur sa thèse en épigraphe : Fides quoerens
intelleeium. Quairens!

La modalité nu juu-is-ukxt.

Entre le criticisme empiriste de M. Gory et le criticisme ratio-


naliste de M. Thouverez, M. Brunschvicgh insère un criticisme
sans épithète, un criticisme pur, puisqu'il consiste uniquement à
.juger le jugemeut, c'est-à-dire à critiquer notre faculté critique.
C'est par la Raison, synthèse suprême du sensible et de l'intelli-
gible, que M. Thouverez entreprend de rejoindre Je Réel; c'est
dans l'expérience que M. Gory le place, et c'est pour donner de la
réalité aux idées de raison qu'il les fait descendre dans la connais-
sance sensible. Expérience et raison, ces deux facultés extrêmes,
M. Brunschvicgh les considère comme centralisées dans le juge-
ment. Il n'y a pas trois facultés : il n'y en a qu'une mais qui passe
par trois phases : réalité, possibilité, nécessité. Le jugement con-
tient donc à lui seul toutes les données du problème de la connais-
sance scientifique : nécessité et réalité. Si la solution est quelque
part, elle est dans l'étude du jugement.
Toutes réserves faites sur la confusion de la sensibilité et de
l'entendement, on ne peut nier que la position prise par M. Bruns-
chvicgh ne soil excellente. C'est dans le jugement que l'affirmation
de la réalité atteint son maximum, que la nécessité s'exprime avec
le plus de vigueur. C'est, partant, dans le jugement que le redou-
table problème du réalisme scientifique se pose avec toute l'acuité
de sa lancinante alternative : « to be or nol to bc. » Ce nécessaire, ce
possible sont-ils des réalités que l'esprit reconnaisse ou des fan-
tômes qu'il crée ?
Et M. Brunschvicgh se prononce pour les fantômes !

Oh ! il le fait savamment. Sa thèse est, sans contredit, la plus


considérable de celles que nous étudions : et c'est celle dont il
restera davantage... comme objection bien posée et puissamment
liée contre le Réalisme aristotélicien que nous ne désespérons
pas de voir triompher.

La thèse aristotélicienne admet deux degrés de nécessité dans


les vérités scientifiques. Le premier a lieu toutes les fois que l'in-
duction n'est pas arrivée à suffisamment simplifier les termes du
rapport qui constitue ces vérités, pour que l'un apparaisse comme
contenu dans l'autre. Le principe ou la loi ainsi obtenus repré-
sentent le général et non pas l'universel leur constance est le
signe de la nécessité latente; elle n'en est pas l'évidence. Ils sont
pour nous synthétiques et à posteriori. Le second degré a lieu
lorsque l'un des termes se dégage de l'autre par analyse. Nous
obtenons ainsi les premiers principes. Le premier degré laisse une
place à la contingence : le second est absolu. La nécessité soit
absolue, soit relative, correspond donc dans cette thèse aune ana-
lyse objective ; de même, la contingence ou possibilité ; le mode
est, pour nous, une qualité de l'objet. M. Brunschvicgh en fait une
qualité du jugement lui-même.
506 REVUK THOMISTE

En ce qui concerne la réalité, la thèse aristotélicienne considère


le jugement comme la synthèse vivante de renonciation intérieure
avec un en soi extérieur. M. Brunschvicgh fait de la réalité une
troisième modalité du jugement.
La thèse d'Aristote et de M Brunschvicgh sont d'accord pour
l'imporlance accordée à l'acte même de juger. Mais, tandis qu'Aris-
tote le décompose en deux rapports : le premier purement logique,
qui est Yênonciation de la vérité perçue (avec son mode) ; le second
d'ordre métaphysique, qui est la synthèse de renonciation avec le
réel, M. Brunschvicgh considère l'acte déjuger comme affecté de
trois modes, réalité, possibilité, nécessité, c'est-à-dire comme une
synthèse à l'intérieur, produisant les effets du réalisme et de la
science, sans que réalité ou nécessité doivent exister pour
cela.
J'ai donc bien dit que celte thèse était le contre-pied de celle
d'Aristote. Et d'ailleurs l'auteur ne le dissimule pas. Voyons main-
tenant comment il la justifie. Voici ce me semble la marche de sa
pensée :

I. - Exposé :

1° Il est impossible de trouver par l'analyse des termes un crité-


rium positif de la possibilité, de la nécessité, du simple réel dans
le jugement (p. 29-33). Tel jugement, signalé par Lolze, exprime
« la réalité de la nécessité d'une possibilité » (p. 32).
2° Si les formes verbales ne renferment pas la justification des
modalités, c'est le jugement, lui-même, en tant qu'acte, qui en
rendra compte.
3° Conséquemment, l'être est fonction du jugement, non du con-
cept. Le jugement ne doit pas être vidé de son contenu, au point
du concept et réduit à une simple relation (p. 27). II est un acte
autonome et indépendant.
4° Les lois constitutives du jugement sont la forme d'intériorité
et la forme d'extériorité. Lorsque l'esprit se replie sur lui-même
pour porter des jugements où il vise à la nécessité sans réalité, il
jxige selon la forme d'intériorité. Lorsque, au contraire, il affirme
des existences sans prétention aux liaisons rigoureuses, il juge
selon la forme d'extériorité.
ONT-ILS VRAIMENT DÉPASSÉ h'ANT ? o07

5° On définira donc l'être en fonction du jugement par les for-


mes d'intériorité et d'extériorité.
6° Or ni l'une ni l'autre de ces deux formes prise isolément ne
suffit à définir l'être. Le jugement qui a un objet positif (comme
nos jugements humains) et qui peut prétendre à l'affirmation du
réel est un jugement mixte dû à la synthèse des deux formes primi-
tives de la mod&ïilé.
7° Le jugement de pure extériorité ne suffit pas à définir l'être.
Car, ce qui est en dehors de la pensée étant la négation de la pen-
sée, ne peut être qu'un néant pour la pensée, et donc ne peut être
matière à jugement. Le rapport d'extériorité à la pensée n'est
donc qu'une forme d'affirmation (pp. 112-H5).
8U Le jugement de pure intériorité est l'affirmation pure,

sans termes qui l'extériorisent. C'est la copule est sans détermina-


tion. Il est infini. C'est peut-être un jugement divin, ce n'est pas
un jugement humain (142 145).
9° Les jugements humains sont des jugements mixtes, mê-
lant l'intériorité à l'extériorité, partant la nécessité à la simple
constatation de fait. Ce mélange est la possibilité.
10" M. Brunschvicgh entreprend de doser la part de nécessité
et de positif contenu dans nos jugements théoriques et pratiques.
Les jugements spéculatifs vont s'étageant du jugement : ce
rideau est -maximum d'extériorité, minimum de nécessité
au jugement d'analyse mathématique -maximum
-
d'intériorité,
minimum de réalité, - suivant une progression continue. Même
écheLe pour les jugements pratiques.
11° Conclusion : La Doctrine de la Modalité du Jugement
aboutit à un probibilisme savant, ce qui est une manière d'igno-
rance savante. L'objet donné à la connaissance est le possible,
s'approchant de la réalité dans la mesure où il s'éloigne de la
nécessité, et réciproquement. Cet objet est purement relatif à un
acte de l'esprit.
12° On ne peut arriver à la réalité ni par la conception d'un
être antérieur à l'activité du jugement, ni par une régression
savante vers la synthèse intelligible suprême. Les deux pôles de
l'activité du jugement sont en dehors de notre portée. lin bas la
confusion, en haut le vide. Ainsi sont mises hors de cause les
508 «EVUE THOMISTE

tentatives de l'empirisme brutal et les prétentions du rationa-


lisme idéaliste.
Il ne reste plus debout que le jugement, lequel ne peut être
distingué de ses actes particuliers, ni conséquemment hypostatisé
dans une faculté ; mais c'est beaucoup au point de vue de la raison
ratique, car nous savons ainsi de quel côté est le progrès de
notre nature, « de même qu'entre amis la parole la plus insigni-
fiante paraît infiniment précieuse par le sentiment qu'elle mani-
feste, de même il y a dans un jugement qui est compris quelque
chose qui le dépasse infiniment et c'est le principe de l'intelligi-
bilité » (p. 244).

II. - Critique :

Toute la thèse de M. Brunschvicgh repose sur deux propositions :


l'une affirmative, l'autre négative: ce sont celles que nous avons
désignées sous les numéros 1 et 7. La première affirme que les
modalités du jugement ne peuvent pas s'expliquer par une analyse
des énonciations objectives qui formulent le jugement. D'où la
nécessité de les considérer comme affectant l'acte même de juger.
La seconde nie que l'affirmation d'extériorité puisse à elle seule
définir l'être.
Dans celte critique: 1° nous réfuterons, ces deux propositions;
2° nous opposerons à la théorie de M. Brunschvicgh la doctrine
thomiste et aristotélicienne du jugement ; 3° nous caractériserons
les deux doctrines au point de vue de leurs résultats.
1° Première proposition.-
objectif dans la proposition.
Les modalités n'ont pas de critérium

Nous n'attachons pas d'importance à la première preuve tirée


de l'identité de la copule est dans les propositions modales. En
conclure que l'esprit doit ajouter quelque chose et conférer la
modalité (p. 29) serait se prononcer bien légèrement. Que le mode
soit exprimé ou implicitement contenu dans les termes, qu'im-
porte. La proposition: Toute chose est identique avec elle-même,
est une proposition implicitement nécessaire. Pour qu'elle le
soit explicitement, l'esprit n'a rien à ajouter; il suffit qu'il recon-
naisse la contenance d'un des termes.dansl'autre.M.Brunschvicgh
reconnaît lui-même que l'obstacle n'est pas insurmontable.
Pourquoi, dès lors, cette demi-page consacrée à une preuve qui
ne prouve pas ?
Il n'y a pas de critérium objectif sûr de la nécessité, de la possi-
bilité, de la simple affirmation, tel est le second argument.
M. Brunschvicgh donne à l'appui un certain nombre d'exemples
tirés des sciences. En ce qui concerne la nécessité, il réfute le cri-
térium que l'on tirerait de l'inconcevabilité du contraire, ce cri-
térium n'étant pas universel, ni clair, reposant sur le témoignage
individuel, enfin étant allégué par tous les systèmes (p. 30-31). En
ce qui concerne la possibilité, il essaie de montrer que la sphère
du possible n'est pas rigoureusement circonscrite par le principe
de contradiction et que le fait lui-même n'est pas une preuve de
la possibilité du fait (p. 31).
Il serait trop long de suivre M. Brunschvicgh dans tous les
exemples qu'il donne et interprète avec un dédain superbe de
leurs conditions objectives (1). Disons, en ce qui concerne la
nécessité, que M. Brunschvicgh est allé la chercher là où elle n'est
pas absolument, là où elle est mélangée, pour nous du moins, de
possibilité, je veux dire dans les propositions non analytiques des
sciences ou même de l'expérience. Remarque analogue pour la
possibilité. M. Brunschvicgh juge possible ce jugement : un cercle
est carré parce qu'il n'offre rien d'immédiatement incompatible
avec le principe de contradiction. Une fois définis les termes
cercle et carré, il appert au contraire que le principe de contra-
diction s'applique immédiatement à ce jugement pour le mani-
fester impossible. Rien de plus contestable, de moins solide, que
toute cette prétendue démonstration qui est cependant le fonde-
ment de toute la thèse. C'est en effet parce que M. Brunschvicgh
n'a pas trouvé de critère des modalités dans l'analyse de la
proposition, qu'il les cherchera dans l'acte subjectif de juger.
Nous maintenons, en face de cette artificielle et trop sommaire
réfutation, le double critérium objectif de la nécessité et de la
possibilité. Est nécessaire toute proposition dont les termes sont
inclus l'un dans l'autre suivant les trois modes d'inclusion notés

(1) M. Taine a douné d'avance la réfutation de la thèse de l'auteur. Cf. De l'intelli-


gence, h, cap. 2. § II.
:!?/?

510 1ÎEVUE THOMISTE

dans le premier livre des Seconds Analytiques. Est possible


absolument et en soi toute proposition qui ne répugne pas au
-
principe de contradiction, qu'elle se présente sous la forme modale
de possibilité ou la forme catégorique de l'affirmation d'une
réalité. Ce n'est donc pas un effort subjectif de l'esprit, comme
l'inconcevabililé individuelle,qui crée les prétendues nécessités ou
possibililés. Elles ont leur fondement objectif dans les termes
dont l'esprit qui a pour acte de composer ce qui est un, de diviser
ce qui est incompatible, reconnaît et formule explicitement
l'inclusion ou l'exclusion, la convenance nécessaire, ou seulement
lui '
possible et l'incompatibilité (J).

Seconde proposition. -
J'en emprunte la teneur à ce passage
caractérislique: a Tout ce qui est en dehors de la pensée, étant la
négation de la pensée, n'est qu'un néant pour la pensée. »
Cela est-il logique? N'y a-t-il pas entre la négation de la pensée
et l'affirmation de la pensée un intermédiaire? Qu'est-ce que
l'affirmation de la pensée : c'est la pensée en exercice, en acte.
Entre la pensée en acte qui est l'affirma (ion de la pensée et le
néant de la pensée, n'y a-t il pas encore une fois un intermédiaire,
la possibilité de la pensée? Je ne me demande pas ce que peut
être cette possibilité. Je me place au point de vue purement
logique : entre un fait et sa négation, n'y a-l-il pas la possibilité
du fait ?
Cette possibilité est-elle une possibilité réelle et réellement
distincte de la pensée. N'est-elle pas au contraire, comme possibi-
lité de pensée, essentiellement relative à la pensée? Je demande la
permission de distinguer. Elle est essentiellement relative à la

(1) « Avec Kanl nous constatons une liaison invincible entre les deux idées. Mai.-,,
entre les deux données que ces idées ont pour objet et auxquelles i! refuse toute liai-
son intrinsèque, nouis avons démêlé une liaison intrinsèque; car la première d'une façon
latente contient la seconde et... avec Stuart Mill, nous admettons que à l'origine et dans
beaucoup d'esprits, les deux données ne sont liées que par induction, mais nous avons
prouvé qu'elles peuvent l'être encore autrement. ... De cette construction on extrait les
propriétés incluses et l'on forme ainsi par analyse la proposition qu'on a formée d'a-
bord par induction. Grâce à ce second procédé, la portée de notre esprit s'accroît à
l'infini. Nous ne sommes plus capables seulement de connaissances relatives et bor-
nées ; nous sommes aussi capables de connaissances absolues et sans limites. » (Taine.
De l'Jnlcllig. Il, p. 383.)
pensée; à une pensée toujours actuelle, soit à une pensée inter-
mittente comme sont nos jugements, je distingue de nouveau:
d'une référence toujours actuelle, je nie; d'une référence po-
tentielle, je concède. C'est l'équivoque de la thèse de con-
fondre Ja pensée et nos jugements, et de vouloir englober toute
réalité dans nos jugements, parce que toute réalité est dépendante
d'une pensée.
On a conçu diversement celte possibilité de penser. Les uns y
ont vu les pensées de Dieu même, d'autres des Idées séparées,
subsistantes, d'autres les essences des choses sensibles. C'est à
cette dernière conception que nous nous rallions avec Aristote. Ce
n'est pas, dans une réfutation nécessairement limitée, le lieu d'en
établir les preuves. Il suffit de rappeler que la possibilité de
pensée extérieure à nos jugements, que la logique nous invite à
poser comme intermédiaire entre les deux allernatives du dilemme
de M.Brunschvicgh n'est pas une chose en l'air. La vérité objective,
a dit saint Thomas (il entend parler des essences), est à la fois
mesurée et mesurante, mesurée par la pensée de Dieu, mesure des
jugements intermittents de l'homme.
Donc, il peut y avoir un milieu entre la négation de la pensée
et la fonction actuelle de la pensée. L'en dehors de Ja pensée
n'implique pas une opposition négative à la pensée.

2° Thèse seo1astique.
Le premier point sur lequel il faut qu'on s'entende est celui-ci :
quand j'examine les jugements humains, les seuls qui soient à
notre portée, ai je conscience de quelque chose de réel : si non, et
si le jugement par lequel j'examine mes jugements est affecté par
rapport à eux de « la forme d'intériorité », il faut cesser au plus
vite ce jeu puéril. Il est donc entendu que nos jugements sont
réels; donc, quelque chose en dehors de mon acte de jugement est
réel, purement et simplement, il n'y a pas pour ce premier jugement,
le jugement critique, de modalité qui tienne.
a son objet en lui-même ! dira-t-on.- - Mais ce jugement
Pardon ! l'acte que j'examine
elle jugement par lequel je l'examine sont deux actes. Comme
connaissance et .comme objet connus ils s'opposent. Mais peu
importe, pourvu que le'jugement spontané, que j'examine, soit consi-
déré comm- une réaidé.
512 REVUE THOMISTE

Mais qu'est-ce que ce jugement spontané ? Tout le inonde


s'accorde pour le définir : une affirmation de l'être. M. Bruns-
chvicgh, après coup, complète ainsi cette définition. C'est une affir-
mation de l'être dosée par les trois modalités : réalité, possibilité,
nécessité, de telle sorte cependant que le seul mode utilisé par nos
jugements humains soit la possibilité. Ainsi quand j'affirme une
réalité, il est simplement possible que cette réalité soit ; quand
j'affirme une nécessité, cette nécessité n'est, dans son fond, qu'une
possibilité.
Cette définition est une conséquence des deux propositions que
nous avons plus haut réfutées. A ce titre elle est dénuée de tout
fondement. Nous allons montrer qu'elle est de plus contredite par
l'examen intime de nos jugements spontanés.
A juger c'est affirmer l'ôlre. Il n'y a pas jugement lorsque
l'esprit reste en lui-même, agissant « selon la pure forme d'inté-
riorité » comme dilM.Brunschvicgh.Mais il y a jugement lorsqu'un
objet est avec l'intelligence dans un état .d'opposition et que l'intel-
ligence dit que cet objet est ou n'est pas, est tel ou n'est pastel.
i ¥" Le jugement est donc essentiellement une relation entre deux
termes, et ces deux termes sont : l'affirmation et l'être.
On ne saurait douter que l'affirmation ne soit réelle. C'est un
acte de l'esprit dont la conscience a la connaissance la plus intime,
et, dans un certain sens, immédiate (1). Voilà donc une réalité qui
est essentiellement en relation avec un terme déterminé : l'être.
Peut-on dire que ce terme ne soit pas distinct de l'affirmation? Il
l'est certainement, puisque l'affirmation n'est quelque chose que
par son opposition à ce terme. Peut-on dire que ce terme, l'être,
ne soit pas réel. Nous aurions une relation réelle entre deux
termes dont l'un serait une non-réalité, un néant. L'être est donc,
de par le jugement, affirmé comme un réel distinct de la réalité de
l'affirmation.
Toute limitation de la portée dujugement entendu comme affir-
mation réelle ne peut se faire que par une ignorance du fait ou par
unie idée préconçue. On dira par exemple: une existence non
perçue, une existence en soi n'est pas, du moins pour nous. Nous
le concédons,et, en parlant de l'être comme réalité distincte, nous

(l)Cf. B. th. mai 1897, p. 191.


n'entendons pas lui donner une existence en soi : nous entendons
seulement lui donner une réalité distincte de l'affirmation. Que
cette réalité existe ; c'est une autre affaire. On dira encore :
mais cette réalité distincte du jugement est partie intégrante
du jugement. Je n'ai garde de le nier; pas d'acte de jugement
sans objet. Donc, ajoutera-t-on, ce n'est pas un en dehors du
jugement. Je réponds : prouvez-le.
ment c'est la négation du jugement.
-- Un en dehors du juge-
Nous avons précisément
montré tout à l'heure que ce pouvait être simplement une possi-
bilité de jugement.- - -
Une possibilité n'existe pas !
quiète pas si elle existe.
Je ne m'in-
Donc elle n'est pas réelle. Elle est
réelle comme une possibilité, elle n'est pas actuellement pensée :
elle peut le devenir.
Ainsi, d'une part, j'affirme la réalité d'un être distinct de mon
affirmation : d'autre part, en dehors de mon affirmation certaines
réalités sont possibles, les essences. Que reste-t-il à faire sinon de
réunir les résultats de notre double enquête logique et psycho-
logico-métaphysique, objective et subjective. Et donc nos juge-
ments spontanés affirment quelque chose de réel et de distinct de
leur affirmation.C'est la définition même des jugements intellectuels
des scolastiques, lesquels ne portent pas directement sur les exis-
tences concrètes, mais sur les essences.
B. Mais que devient la modalité?
1° L'analyse que l'on vient délire a mis en lumière Ja nature
foncière du jugement.
Tout jugement est dans son fond l'affirmation d'une réalité.
La réalité n'est donc pas une modalité du jugement. Elle est son
objet et son terme. M. Krunschvicgh a cru trouver dans un
passage des Premiers Analytiques (I, "2) une indication de trois
modalités. Aristoto a dit simplement : « Tout jugement est une
affirmation ou de l'être, ou de la nécessité, ou de la possibilité. »
L'affirmation de l'être est constitutive des jugements de nécessité
ou de possibilité aussi bien que de ceux de réalité. 11 ne s'agit, en
effet, chez Aristoto, que de l'être d'essence. L'existence concrète
n'est pas affirmée, selon Aristole, par les jugements intellectuels,
mais par les jugements de la raison particulière (cogitativa) qui
résume les renseignements des sens, et sous l'intimation et
pour le bénéfice de l'intellect (à qui elle fournit Jes mineures des
314 REVUE THOMISTE

syllogismes inductifs et des syllogismes prudenliels), en prend


une connaissance expérimentale. La science est chez lui la science
des essences réelles, et les jugements qui l'engendrent sont aussi
des jugements de réalité. C'est Kant qui, avec sa prétention
d'embrasser dans la science l'être concret lui-même, a érigé la
réalité, sous le nom à'exùtence, en catégorie delà modalité. 11 n'y
«Il donc que deux modes du jugement : la nécessité et la possibilité.
2" La nécessité et la possibilité ne sont pas des affections de
l'acte de juger antécédentes à la position de l'objet : ce sont des
"V-,
modalités objectives.
En eflet, ces essences réelles sans lesquelles nos jugements ne
seraient pas (n'ayant pas d'objet), je puis les analyser, je puis les

I' comparer entre elles, je puis comparer entre eux les éléments que
j'en ai extraits Si ces essences ou éléments d'essences apparais-
sent parties les unes des autres, le jugement par lequel je déclarerai
cette appartenance sera un jugement analytique et nécessaire. Si
je trouve au contraire un rapport d'exclusion entre elles, le juge-
ment sera négatif et nécessaire dans son genre : ce sera un juge-
ment d'impossibilité ; si, enfin, je ne découvre ni inclusion ni
exclusion, j'aurai des jugements de possibilités lesquels seroni
absolus si l'analyse des termes a été poussée jusqu'au bout, d'une
possibilité éventuelle dans le cas contraire. Comme vérification,
l'expérience pourra intervenir, et prouver à posteriori la possibi-
lité déduite, abactu adposse valet consecutio. L'induction pourra
même s'élever jusqu'à des liaisons constantes, des lois, --simple-
ment possibles au point, de vue analytique, quoique relativement
nécessaires du point de vue synthétique à posteriori.
Ainsi, le contenu des propositions modales précède les juge-
ment modaux. L'esprit ne les fait pas, ces propositions ; il lof-
reconnaît par une sorte de lecture dans les liaisons objectives que
manifestent les essences réelles qui posent devant lui. Les juge-
ments ne sont modaux qu'objectivement. Et partant, la réalité et
la nécessité ne sont pas opposées comme deux pôles intérieurs enlrr-
lesquels oscille le jugement.
M. Brunschvicgh a bien dit : Nos jugements sont enfermés dans
la sphère des possibles. Mais cela ne veut pas dire qu'il est possible
qu'il y ait des réalités, des nécessités, des possibilités ; cela veut
dire que les réalités distinctes avec lesquelles nos jugements
sont en relation, ne sont pas (de par leur relation avec le juge-
ment du moins) des existences concrètes, mais seulement des
essences réelles (1) impliquant des rapports nécessaires, possibles
ou de simple fait.
3° Les résultats au point de vue de la vérité scientifique. Ce
qui fait la force de la doctrine de M. Brunschvicgh, ce sont les
adversaires qu'il combat : matérialistes hypostatisant naïvement
jusqu'à des existences concrètes, prêtant aux lois scientifiques une
nécessité absolue; idéalistes rationalistes, retrouvant la réalité en
arrière du sujet, dans fine «ynlhêse abstraite et vidée. Elle est sans
efficacité en face d'une doctrine qui ne prétend pas directement à
des existences en soi : qui se contente d'essences, pourvu qu'on les
lui concède réelles et distinctes (dans leur être d'essences), du ju-
gement lui-même.
Au point de vue de la vérité scientifique, la doctrine de M. Brun-
schvicgh est un leurre. C'est une systématisation de l'illusion. Le
jugement est dominé par les modalités qui l'affectent. Ou, s'il en
est maître, si, selon le docte langage, on le postule comme liberté,
il est une liberté aveugle qui n'a pas de raison de choisir entre les
modalités qu'elle met en oeuvre. Que peut devenir la science livrée
à un semblable arbitraire" La philosophie elle-même n'est-elle
pas réduite à enregistrer les résultats des caprices de la liberté
déclenchant et entremêlant, comme les jeux d'un orgue étrange,
ses modalités à travers les actes du jugement spontané.
Tout autrement positive, et solidenous apparaît la doctrine aris-
totélicienne du jugement. Sans trancher la question de la science
concrète, rien qu'en posant le jugement comme une synthèse vi-
vante entre l'esprit et des essences sans lesquelles le jugement ne
serait pas, elle invite à la recherche positive du mode d'existence
des essences. Les essences sont, on n'en peut douter : comment
sont-elles? Quelle est la signification de ce travail de l'esprit, per-
ception sensible, induction, abstraction, qui semble bien précéder
leur acquisition ? La chose sensible serait-elle avec l'objet du juge-
ment, comme le veut Taine, dans le rapport du contenant aucon-

(I) Je me suis constamment inspiré, mais en retournant la thèse en vue du criticismo,


es deux articles de saint Thomas de la fciomme et des Questions disputées : Utrum
orilas sifc propriein intsllcctu coinpoucnlo ot dividente.
oi6 HBVUE THOMISTE

tenu. Et dans ce cas peut-on donner une théorie explicative de la


transition de l'un à l'autre? Toutes ces questions acquièrent un
point d'appui solide une fois le jugement défini comme affirmation
de quelque chose de réel. On ne saurait douter ni qu'ily ait une
solution, ni du sens où doivent se faire les recherches, ni du
caractère réaliste, de l'objectivité des résultats.
Que si l'on considère maintenant l'alliance de la science positive
et de la métaphysique, l'une conçue comme systématisation par
induction et hypothèses du réel sensible, l'autre comme une ana-
lyse des essences réelles objet du jugement, on doit s'attendre à ce
que, s'occupant toutes deux de la réalité objective, elles se ren-
dront de mutuels services. Et peut-être échappera-t-on ainsi à
ces excursions scientifiques, sans guide et sans lignes directrices,
comme celles où se perd la science actuelle. M. Delboeuf s'en plai-
gnait dans des notes posthumes récemment publiées. M. Duhcm
a fait mieux : il est allé demander à saint Thomas ses idées sur
l'augmentation des qualités, idées que saint Thomas avait for-
mulées grâce à cette méthode analytique que nous avons décrite.
C'est un commencement. Pour s'orienter dans la multiplicité qui
est l'objet de la science, on finira peut-être par s'apercevoir qu'il
faut avant tout, par une analyse objective, tirer tout ce que l'on
peut des essences, mouvement, quantité, qualité, relation, etc.,etc.,
qu'il y a dans les Physiques d'Aristote par exemple, des analyses
toutes faites, et qui ne demandent qu'à être utilisées. Ce jour-là,
on s'apercevra combien il étaitnon seulement véritable, mais utile
de maintenir la relation du jugement au réel et combien recelait,
au fond, de scepticisme et de désespérance prématurée, une théo-
rie de la réalité et de la nécessité qui systématisait et érigeait en
principe les errements du passé.
A. Gardeil, 0. P.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

DANS LES AMES JUSTES

D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

SEPTIEME ARTICLE

EFFETS DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

Après avoir établi le fait d'une présence à la fois substantielle


et spéciale de Dieu dans les âmes justes et expliqué, à la suite de
saint Thomas, le mode de cette présence, qui, pour être fréquem-
ment désignée dans l'Ecriture sous le nom d'habitation du Saint-
Esprit, ne saurait cependant être considérée comme appartenant
en propre à la' troisième personne, mais lui est simplement attri-
buée par appropriation, il nous reste à étudier, à la lumière de la
révélation, les multiples effets qui sont la suite ordinaire, le résul-
tat constant, on pourrait presque dire la conséquence obligée de
cette divine présence. Si un sujet doit nous intéresser, c'est assu-
rément celui-là ; rien ne nous est plus personnel, rien n'a pour
nous un si grand prix, rien ne nous importe davantage. Néces-
saire en tout temps aux chrétiens qui ont la légitime ambition de
ne point demeurer étrangers aux choses de l'ordre surnaturel,
plus indispensable encore à notre époque de naturalisme effréné,
où l'on ne semble apprécier que les biens matériels et les dons de
la nature, pour réagir contre cette tendance funeste, élever les
esprits et les coeurs, donner une haute idée de la grâce et en
inspirer une estime profonde, cette étude non seulement n'offre
rien de rebutant et d'aride, mais elle est pour nous jeter dans de
BEVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 35.
518 HEVUE THOMISTE

vrais abîmes de gratitude, d'admiration, de confiance et d'amour.


L'apôtre saint Paul souhaitait vivement aux premiers fidèles cette
connaissance des biens spirituels. « Je ne cesse, écrivait-il aux
« Ephésiens, de rendre grâces pour vous et de faire mémoire de
« vous dans mes prières, afin que Dieu, père de Notre-Seigneur
«
Jésus-Christ, vous donne l'esprit de sagesse et de révélation,
« qu'il éclaire et
vos coeurs vous fasse connaître quelle est l'espé-
« rance
attachée à votre vocation et quels trésors de gloire for-
etment l'héritage des saints (1). »
Présenter un tableau sommaire mais suffisamment complet des
dons qui se rattachent à la venue de l'Esprit-Saint dans nos âmes,
tracer une esquisse des secrètes opérations de cet hôte intérieur
et des espérances dont il est le gage et les prémices, telle est la
tâche ardue mais souverainement douce qui s'impose maintenant
à nous comme couronnement de l'oeuvre que nons avons entre-
prise.

Que l'Esprit-Saint soit envoyé et donné aux justes avec la grâce,


qu'il daigne faire de leur âme sa demeure, son temple, son trône,
c'est une vérité aussi incontestable qu'elle est consolante, sur la-
quelle nous n'avons pas à revenir. La question qui se pose pré-
sentement à nous est celle-ci : Pourquoi celte mission ? Où tend
cette donation ? Quel est le but, la fin, le résultat de cette habita-
tion? Si, même parmi les hommes, les personnages éminenls,
les princes du sang, les grands dignitaires d'un État, ne sonl
point envoyés pour des sujets de médiocre importance; si les mis-
sions qu'on leur confie revêtent, en vertu même de leur condition
ou de leur office, un cachet de grandeur tout particulier, quelle
doit donc être l'importance d'une mission confiée à une personne
divine ?

Non cesso, gratias agens pro vobis, memoriam vestfi faciens in orationibus meis,
(1) «
ut Deus, Domini nostri Jesu Chrisli pater glorias, det vobis spirilum sapientise el revela-
tionis in agnitione ejus: illuminâtes oculos cordis vestri, ut sciatis quEP sit spes voca-
tionis ejus, et quse divitioe gloriïe lioereditatis ejus in sanctis ». £phes., i, (6-18.
Quand Dieu, voulant sauver le genre humain perdu par la faute
de notre premier père, daigna, dans sa miséricorde, envoyer son
propre Fils pour opérer notre rédemption, ce témoignage d'infinie
bonté arrachait à l'évangéliste saint Jean ce cri d'admiration :
« Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour
que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie
éternelle (1) ». Toutefois, si étonnante que puisse paraître cette
mission, elle s'explique, dans une certaine mesure, par l'impor-
tance du but à atteindre et la grandeur du résultat qu'il s'agissait
d'obtenir.
Mais, quand il est question d'un enfant qu'on baptise, d'un pé-
cheur qui se convertit, d'un juste qui croît en sainteté, où sont
les grandes choses pour l'accomplissement desquelles il faille
envoyer l'Esprit-Saint ? Où les intérêts majeurs qui réclament sa
présence? D'autant plus qu'il ne s'agit point ici d'une mission
passagère, d'une visite de courte durée, non pas môme d'un sé-
jour temporaire plus ou moins prolongé. Quand le Saint-Esprit
vient dans un coeur, c'est pour s'y établir à demeure et n'en plus
sortir, à moins qu'on ne l'y contraigne par le péché. Ad eum venie-
mus, et mansionem apud eum Jaciemus (2). Qu'est-ce donc, encore
un coup, qui l'amène ? et pourquoi vient-il? Serait-ce uniquement
pour recevoir dans ce temple vivajit et saint nos adorations et nos
louanges, nos prières et nos actions de grâces ? Serait-ce pour
nous encourager par sa présence dans nos luttes et nos combats
de chaque jour, un peu à la façon d'un aïeul vénérable qui suit
d'un regard sympathique et rajeuni par l'amour les ébats de ses
petits-fils, sans toutefois y prendre une part active? Non. S'il
vient, c'est pour agir, car Dieu est essentiellement actif; il est,
disent les théologiens, un acte pur.
Aussi, loin d'être stérile et infructueuse, la présence en nous de
l'Esprit sanctificateur, son union avec nos âmes est, au contraire,
souverainement féconde. Nous arracher à l'empire des ténèbres et
nous transférer dans le royaume de la lumière; créer en nous
l'homme nouveau et renouveler la face de notre âme en la revè-

(1) « Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suuni unigenitura daret, ut omnis'qui crédit
in eum, non pereal, sed habeat vitam coternam ». Joan., ni, 16.
(2) Joan, xiv, 23.
520 REVUE THOMISTE

tant de justice et de sainteté; nous infuser avec la grâce une vie


infiniment supérieure à celle de la nature, nous rendre partici-
pants de la nature divine, faire de nous des enfants de Dieu et des
héritiers de son royaume; dilater nos puissances en ajoutant à
leurs forces natives des énergies de surcroît, nous emplir de ses
dons et nous rendre capables d'accomplir des oeuvres méritoires
de la vie éternelle ; bref, travailler efficacement, incessamment,
amoureusement, à notre sanctification, ad sanctifieandam créa-
turam, voilà le but de sa mission, voilà le grand oeuvre qu'il vient
entreprendre et qu'il mènera à bonne lin si nous savons ne pas
résister à ses inspirations et lui prêter le concours qu'il réclame
et sans lequel rien ne peut aboutir. Mais il importe de descendre
ici dans le détail et d'étudier séparément chacun des bienfaits que
nous vaut sa divine présence; c'est l'unique moyen de les bien
connaître.

II

Le premier effet de la mission invisible de l'Esprit-Saint, le


premier fruit de son entrée dans une âme où il ne résidait pas
encore, le premier don qu'il lui accorde, c'est un enlicr et géné-
reux pardon ; car, depuis la déchéance originelle, partout où il
pénètre pour la première fois, fût-ce dans le coeur d'un enfant qui
vient de naître et sur le front duquel coule l'eau sainte du bap-
tême, il trouve un pécheur, c'est-à-dire un enfant de colère :
Eramus naturafilii iroe (l).
Pour apprécier à sa juste valeurcette grâce de pardon, il fau-
drait avoir la parfaite intelligence du péché, en comprendre toute
la malice, se rendre un compte exact des effroyables conséquences
qu'il entraîne pour le coupable, en cette vie d'abord, et surtout
dans l'éternité. Mais comment sonder cet abîme avec nos faibles
lumières ? Qui dit péché, dit offense de Dieu, mépris de Dieu, ré-
volte contre Dieu. Or, qu'est-ce qu'unDieuoffensé, méprisé, irrité?
Quelles peuvent bien être les suites de sa colère, quels les effets

(1) Ephes., n, %.
de sa vengeance? Sans doute nous ne devons point trans-
porter en Dieu nos passions ; et, quand nous parlons de colère et
de vengeance divines, il est manifeste qu'il en faut écarter tout ce
qui sent le trouble, l'émotion, le désordre; mais aussi que de
vraies, de saintes, de terribles réalités se cachent sous ces mots
qui reviennent si fréquemment dans l'Ecriture !
C'est que, en effet, Dieu ne serait pas la bonté absolue s'il ne se
montrait l'ennemi implacable du mal ; il ne serait pas la justice et la
sainteté mêmes, s'il laissait impuni un acte dont la malice est à cer-
tains égardsinfmie (1). S'il est grand dans les oeuvres de sa miséri-
corde, il ne l'est pas moins dans les manifestations de sa justice;
s'il récompense magnifiquement tout ce qui est fait pour sa gloire,
il tire une vengeance éclatante des outrages commis contre sa
Majesté sainte. Toujours il agit en Dieu, quand il rémunère la
vertu, comme lorsqu'il châtie le crime. Quelle perspective cette
simple considération ouvre devant un regard attentif! Aussi le
saint homme Job, pénétré du sentiment profond de la justice divine
se déclarait-il « incapable d'en supporter le poids, comme s'il avait
sur sa tète les flots d'une mer en furie » : semper quasi tumentes
super mejluctus timui Deum, et pondus ejusforre nonpotui (2). Et le
grand apôtre disait de son côté que c'est une chose épouvantable
de tomber entre les mains du Dieu vivant : Ttorrendum est incidere
in manus Dei viventis (3).
Tomber entre les mains des hommes, d'un ennemi puissant et
cruel, paraît une chose déjà singulièrement effrayante. Et pour-
tant, que peut un faible mortel en comparaison de celui
qui porte le monde et auquel nul pécheur ne saurait échapper?
Aussi, Notre-Seigneur disait-il à ses disciples : « Ne craignez
« pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent ensuite plus
« rien contre Je
vous. vous dirai, moi, qui vous devez craindre :

« c'est celui qui, après vous avoir ôté la vie du corps, peut encore

(1) « Peccatum contra Deum commissum quamdara infinitatem habet ex infinitate di-
vin» Majestatis » S. Th., III, 9. i, a. 2, ad. 3.
(2) Job., xxxr, 23.
(3) Heit., x, 32.
h"

MM 522 REVUE THOMISTE


WBÊK

« envoyer votre âme dans les flammes éternelles. En vérité, je


« vous le dis : c'est celui-là qu'il faut craindre (1). »
Mais Dieu n'attend pas l'autre vie pour exercer ses vengeances
contre les transgresseurs de sa loi sainte et les contempteurs de
son adorable Majesté ; dès ici-bas le châtiment du pécheur com-
mence, et pour être, ordinairement du moins, purement intérieur
et partant invisible, il n'en est pour cela ni moins réel, ni moins
terrible. Ecoutez.
Aussitôt que l'homme a consommé son iniquité et commis une
faute grave, Dieu lui retire son amitié; au lieu de le considérer et
de le traiter comme un enfant très aimé que l'on entoure de soins
et de tendresse, il le regarde d'un oeil irrité (2) et le traite en en-
m nemi; car k Dieu hait l'impieetson impiété» : Odiosunt Dec inipius
et impietas ejus (3). Comme première manifestation de cette haine,
il lui ôte tous les biens surnaturels donL il l'avait comblé : la grâce
sanctifiante d'abord, cette perle évangélique que Notre-Seigneur
nous a acquise au prix de son sang, et pour la conservation de la-
quelle nous devrions être prêts atout sacrifier ; puis la sainte cha-
rité qui faisait de l'homme l'objet des divines complaisances et
donnait à ses actions tout leur prix. Dieu relire encore au pécheur
les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit, qu'il avait répandus
m- ' dans son âme comme autant de germes divins ne demandant qu'à
SSïi s'épanouir en fleurs et en fruits de sanctification et de salut, et ne
? lui laisse que la foi et l'espérance comme une dernière planche de
salut, comme un dernier témoignage de miséricorde.
Le voilà cet infortuné dépouillé de tout ! D'enfant de Dieu qu'il
IP était, il est devenu l'esclave de Satan ; le vase d'honneur s'est
changé en vase d'ignominie; l'héritier du ciel n'a plus à attendre
de Celui qui a cessé d'être son père et qui demeure son juge, qu'une
effroyable vengeance et des supplices éternels.
Avez-vous jamais assisté à la dégradation d'un soldat, d'un
officier félon ? On amène le coupable sur la place publique, et là,
en présence de ses camarades, on lui enlève successivement tous

(1) Ne terreamini ab his qui occiuunt corpus, et post hoec non habent amplius quid
faciant. Ostendam auteni vobis quem timealis." timele eum qui, postquam occident, h.i-
bet potestatem mittere in gehennam : ita, dico vobis : hune timete ». Luc. xn, 4-5.
(2) Vultus autem Domini super facientes mala ». Ps., xxxm, 17.
(3) Sap., xiv, 9.-

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les insignes de son grade : ses décorations d'abord, s'il en a, car
ayant forfait à l'honneur, il est indigne de porter le signe de l'hon-
neur; puis son épée : cette épée, dont il était si fier et qui lui avait
été confiée pour la défense de la patrie, est brisée sous ses yeux,
et on en jette au loin les tronçons déshonorés, car c'est Fépée d'un
traître. On lui arrache ses épaulettes, ses galons, tout ce qui rap-
pelle l'uniforme, et on le livre ainsi dépouillé et couvert d'igno-
minie au peloton d'exécution. Faible image de la dégradation spi-
rituelle infligée dès cette vie au pécheur.
Extérieurement, il est vrai, rien ne trahit l'affreux changement
qui vient de s'opérer dans son âme ; il va, il vient, il vaque à ses
affaires, et peut-être qu'en voyant sa santé aussi florissante qu'au-
paravant, sa fortune intacte, sa réputation sauve, il serait tenté de
croire dans son aveuglement que, après tout, le péché n'est pas
un si grand mal ; peut-être que, nonobstant l'avertissement de
l'Esprit-Saint, il aurait la témérité de dire : « J'ai péché, et que
m'est-il arrivé de fâcheux (1) ? » Ce qu'il lui est arrivé de fâcheux?
Ah ! s'il pouvait contempler les ravages épouvantables opérés
dans son âme par un seul péché mortel, bien autre serait son
langage ! Cette âme, auparavant si belle aux yeux de Dieu et de
ses anges, a perdu soudain tout son éclat (2) et ne présente plus
maintenant que l'aspect hideux et repoussant d'un visage rongé
par la lèpre. Cette âme, naguère encore toute resplendissante des
clartés de la grâce, tout imprégnée du parfum des vertus (3), s'est
couverte tout à coup d'affreuses ténèbres et répand autour d'elle
l'infection d'un cadavre; car elle est morte devant Dieu, morte et
corrompue comme les cadavres des tombeaux; morte, non pas
sans doute à la vie de la nature
telle- -
dans cet ordre elle est immor-
mais à la vie plus haute et incomparablement plus pré-
cieuse de la grâce.
En perdant la grâce, le pécheur a tout perdu : l'amitié de Dieu,
le droit à l'héritage éternel, les mérites précédemment acquis, et
jusqu'à la possibilité d'en acquérir de nouveaux, tant qu'il n'aura
pas recouvré la divine charité. Tout a péri, tout a sombré dans le
naufrage.
(1) « Ne dixeris : Peecavi, et quid mihi accidit triste ? » Eccli., v, 4.
(2) « Egressus esta filia Sion omnis décor ejus. » Threii., i, 6.
(3) a. Christi bonus odor suraus Deo. » 7/ Cor., n, 1S.
524 REVUE THOMISTE

Mais ce qui achève surtout de faire du péché le plus


grand des malheurs, c'est qu'il est en même temps la perte de
Dieu. L'âme en état de grâce est le temple de l'Espril-Saint, la
demeure des trois personnes divines qui se donnent à elle pour
être, d'unemanière initiale, dès cetexil, l'objet de sa jouissance et
comme un avant-goût du paradis. Mais à peine le péché mortel
est-il consommé, que ces hôtes divins se retirent, en redisant cette
parole effrayante dont retentit l'ancien temple de Jérusalem aux
approches de sa ruine : « Sortons d'ici, sortons d'ici » ; et l'âme
ainsi abandonnée devient l'asile des démons, le repaire des rep-
tiles et des bêtes venimeuses qui sont les passions déchaînées.
Comprenez-vous maintenant la grandeur du bienfait que Dieu
daigne accorder à une créature pécheresse en lui octroyant le par-
don de ses offenses ? Laissée à elle-même, abandonnée à ses seules
ressources, jamais elle n'aurait pu sortir du triste élat où elle
s'était jetée par sa faute ; mais Dieu, dont, suivant la belle parole
de l'Eglise, a le propre est de faire toujours miséricorde et de par-
donner » (1), lui tend une main secourable pour le retirer de
l'abîme. Bien qu'il soit l'offensé, c'est lui qui prend l'initiative de
la réconciliation et fait les premières avances. Il l'invite au repen-
tir par de secrètes terreurs, l'éclairé sur les conséquences de ses
crimes, l'attire par les attraits de sa grâce; il lui présente de
saintes amorces, lui tend de salutaires embûches, frappe sans se
lasser à la porte de son coeur ; et sitôt que l'âme, cédant aux pres-
santes sollicitations de son amour, se jette repentante à ses pieds
en disant comme le prodigue : « Père, j'ai péché, je ne suis pas
digne d'être appelée votre enfant », il se penche miséricordieuse-
menl vers elle, s'empresse de la relever, la serre dans ses bras, lui
rend son Esprit-Saint qui reprend aussitôt possession de son sanc-
tuaire, apportant avec lui, comme don de joyeux avènement, la
grâce et la paix. Tout est pardonné, tout est effacé, tout est oublié;
les anciennes relations sont reprises, et, dans son bonheur d'avoir
retrouvé la brebis perdue, le bon Pasteur se dédommage des jours
mauvais par un redoublement de tendresse.

(1) « Deus, cui proprium est misereri semper, et parcere. » Ex Breviar. Ord. Prsed.
de l'habitation du SAINT-ESPRIT DANS LKS AMES JUSTES 525

III

La venue de l'Esprit-Saint, ou sa rentrée dans une âme, n'au-


rait d'autre résultat que de lui apporter la rémission de ses péchés
et une grâce de pardon, qui ne voit qu'elle serait déjà un bien
inestimable ? Mais là ne se bornent pas les largesses de l'Hôte divin.
Non content d'oublier les offenses de cette âme et de lui faire
l'émise de la dette contractée envers la justice divine, il s'em-
presse de la purifier de ses souillures, de la guérir de ses plaies,
de la revêtir d'une robe d'innocence ; il abat le mur de séparation
que le péché avait dressé entre elle et Dieu (1), ilbrise ses chaînes,
il l'arrache à l'empire des ténèbres pour la transférer dans le
royaume de la lumière (2), et, se réconciliant pleinement avec
elle, il lui rend, avec les autres biens qu'elle avait perdus, son
amour et la grâce qui justifie. Pardon, justification, c'est une
seule et même chose, ou, si l'on aime mieux, c'est le double
aspect, le double effet d'une grâce unique, d'un don surnaturel et
permanent versé dans notre âme et connu sous le nom de grâce
sanctifiante, qui efface nos fautes et nous rend vraiment justes,
saints, e( agréables à Dieu.
L'hérésie protestante ne l'entend point ainsi. Pour elle, la grâce
divine n'est qu'une dénomination extrinsèque, une simple faveur
extérieure de Dieu, laquelle ne met en nous rien de réel, rien de
positif, aucun élément de sanctification véritable ; elle n'implique
ni mutation, ni rénovation intérieure, en sorte que la justification
du pécheur consiste exclusivement dans la rémission des péchés,
sorte d'amnistie qui, sans rien changer dans la personne et les dis-
positions morales du coupable, le dispense de subir la peine encou-
rue, l'autorise à reprendre sa place dans la société avec tous ses
droits antérieurs et fait disparaître jusqu'au souvenirde son crime.
Au jugement des pseudo-réformateurs, le péché pardonné n'est

(1) « Iniquilates veslra; diviserunt inter vos et Deum vestrum. » /*., lix, 2.
(2) « Eripuit nos de potestate tenebrarum, et transtulit in regnum Filii dilectionis
-
surc. » Col. i, *3. /
Cf. etiam Petr., n, 9.
REVUE THOMISTE

« envoyer votre âme dans les flammes éternelles. En vérité, je


« vous le dis : c'est celui-là qu'il faut craindre (1). »
Mais Dieu n'attend pas l'autre vie pour exercer ses vengeances
contre les transgresseurs de sa loi sainte et les contempteurs de
son adorable Majesté ; dès ici-bas le châtiment du pécheur com-
mence, et pour être, ordinairement du moins, purement intérieur
et partant invisible, il n'en est pour cela ni moins réel, ni moins
terrible. Ecoutez.
Aussitôt que l'homme a consommé son iniquité et commis une
faute grave, Dieu lui retire son amitié; au lieu de le considérer et
de le traiter comme un enfant très aimé que l'on entoure de soins
et de tendresse, il le regarde d'un oeil irrité (2) et le traite en en-
nemi; car « Dieu hait l'impie et son impiété» : Odio sunt Deo impius
et impietas ejus (3). Comme première manifestation de cette haine,
il lui ôte tous les biens surnaturels dont il l'avait comblé : la grâce
sanctifiante d'abord, cette perle évangélique que Notre-Seigneur
nous a acquise au prix de son sang, et pour la conservation de la-
quelle nous devrions être prêts atout sacrifier ; puis la sainte cha-
rité qui faisait de l'homme l'objet des divines complaisances et
donnait à ses actions tout leur prix. Dieu relire encore au pécheur
les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit, qu'il avait répandus
dans son âme comme autant de germes divins ne demandant qu'à
s'épanouir en fleurs et en fruits de sanctification et de salut, et ne
lui laisse que la foi et l'espérance comme une dernière planche de
salut, comme un dernier témoignage de miséricorde.
Le voilà cet infortuné dépouillé de tout ! D'enfant de Dieu qu'il
était, il est devenu l'esclave de Satan ; le vase d'honneur s'est
changé en vase d'ignominie; l'héritier du ciel n'a plus à attendre
de Celui qui a cessé d'être son père et qui demeure son juge, qu'une
effroyable vengeance et des supplices éternels.
Avez-vous jamais assisté à la dégradation d'un soldat, d'un
officier félon ? On amène le coupable sur la place publique, et là,
en présence de ses camarades, on lui enlève successivement tous

(1) Ne terreamini ab his qui occidunt corpus, et post hoec non habent amplius quid
faciant. Ostendam autem vobis quem timeatis: limete eum qui, postquam occiderit, ha-
bet potestatem mittere in gehennam : ita, dico vobis': hune timete ». Luc. xn, 4-5.
(2) Vultus autem Domini super facienles mala ». Ps., xxxni, 17.
(3) Sap" xiv, 9.-
les insignes de son grade : ses décorations d'abord, s'il en a, car
ayant forfait à l'honneur3 il est indigne de porterie signe de l'hon-
neur; puis son épée : cette épée, dont il était si fier et qui lui avait
été confiée pour la défense de la patrie, est brisée sous ses Yeux,
et on en jette au loin les tronçons déshonorés, car c'est l'épée d'un
traître. On lui arrache ses épaulettes, ses galons, tout ce qui z*ap-
pelle l'uniforme, et on le livre ainsi dépouillé et couvert d'igno-
minie au peloton d'exécution. Faible image de la dégradation spi-
rituelle infligée dès cette vie au pécheur.
Extérieurement, il est vrai, rien ne trahit l'affreux changement
qui vient de s'opérer dans son âme ; il va, il vient, il vaque à ses
affaires, et peut-être qu'en voyant sa santé aussi florissante qu'au-
paravant, sa fortune intacte, sa réputation sauve, il serait tenté de
croire dans son aveuglement que, après tout, le péché n'est pas
un si grand mal ; peut-être que, nonobstant l'avertissement de
l'Esprit-Saint, il aurait la témérité de dire : « J'ai péché, et que
m'est-il arrivé de fâcheux (1) ? » Ce qu'il lui est arrivé de fâcheux?.
Ah ! s'il pouvait contempler les ravages épouvantables opérés
dans son âme par un seul péché mortel, bien autre serait son
langage ! Cette âme, auparavant si belle aux yeux de Dieu et de
ses anges, a perdu soudain tout son éclat (2) et ne présente plus
maintenant que l'aspect hideux et repoussant d'un visage rongé
par la lèpre. Cette âme, naguère encore toute resplendissante des
clartés de la grâce, tout imprégnée du parfum des vertus (3), s'est
couverte tout à coup d'affreuses ténèbres et répand autour d'elle
l'infection d'un cadavre; car elle est morte devant Dieu, morte et
corrompue comme les cadavres des tombeaux; morte, non pas
sans
telle -
doute à la vie de la nature -
dans cet ordre elle est immor-
mais à la vie plus haute et incomparablement plus pré-
cieuse de la grâce.
En perdant la grâce, le pécheur a tout perdu : l'amitié de Dieu,
le droit à l'héritage éternel, les mérites précédemment acquis, et
jusqu'à la possibilité d'en acquérir de nouveaux, tant qu'il n'aura
pas recouvré la divine charité. Tout a péri, tout a sombré dans le
naufrage.
(1) « Ne dixeris : Peccavi, et quid mihi accidit triste ? » Eccli., v, i.
(2) « Egressus est a fîlia Sion omnis décor ejus. » Thren., i, 6.
(3) « Christi bonus odor sumus Deo. » 77 Cor., n, 15.
524 EEVDE THOMISTE

Mais ce qui achève surtout de faire du péché le plus


grand des malheurs, c'est qu'il est en même temps la perte de
Dieu. L'âme en état de grâce est le temple de l'Esprit-Saint, la
demeure des trois personnes divines qui se donnent à elle pour
être, d'une manière initiale, dès cet exil, l'objet de sa jouissance et
comme un avant-goût du paradis. Mais à peine le péché mortel
est-il consommé, que ces hôtes divins se retirent, en redisant cette
parole effrayante dont retentit l'ancien temple de Jérusalem aux
approches de sa ruine : « Sortons d'ici, sortons d'ici » ; et l'âme
ainsi abandonnée devient l'asile des démons, le repaire des rep-
tiles et des bêtes venimeuses qui sont les passions déchaînées.
Comprenez-vous maintenant la grandeur du bienfait que Dieu
daigne accorder à une créature pécheresse en lui octroyant le par-
don de ses offenses ? Laissée à elle-même, abandonnée à ses seules
ressources, jamais elle n'aurait pu sortir du triste état où elle
s'était jetée par sa faute; mais Dieu, dont, suivant la belle parole
de l'Eglise, « le propre est de faire toujours miséricorde et de par-
donner » (1), lui tend une main secourable pour le retirer de
l'abîme. Bien qu'il soit l'offensé, c'est lui qui prend l'initiative de
la réconciliation et fait les premières avances. Il l'invite au repen-
tir par de secrètes terreurs, l'éclairé sur les conséquences de ses
crimes, l'attire par les attraits de sa grâce; il lui présente de
saintes amorces, lui tend de salutaires embûches, frappe sans se
lasser à la porte de son coeur ; et sitôt que l'âme, cédant aux pres-
santes sollicitations de son amour, se jette repentante à ses pieds
en disant comme le prodigue : « Père, j'ai péché, je ne suis pas
digne d'être appelée votre enfant », il se penche miséricordicuse-
ment vers elle, s'empresse de la relever, la serre dans ses bras, lui
rend son Esprit-Saint qui reprend aussitôt possession de son sanc-
tuaire, apportant avec lui, comme don de joyeux avènement, la
grâce et la paix. Tout est pardonné, tout est effacé, toulest oublié;
les anciennes relations sont reprises, et, dans son bonheur d'avoir
retrouvé la brebis perdue, le bon Pasteur se dédommage des jours
mauvais par un redoublement de tendresse.

(1) « Deus, cui proprium est misereri semper, et parcere. » Ex Brcviar. Ord. Proed.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 525

III

La venue de l'Esprit-Saint, ou sa rentrée dans une âme, n'au-


rait d'autre résultat que de lui apporter la rémission de ses péchés
et une grâce de pardon, qui ne voit qu'elle serait déjà un Lien
inestimable ? Mais là ne sebornentpasles largesses de Filète divin.
Non content d'oublier les offenses de cette âme et de lui faire
remise de la dette contractée envers la justice divine, il s'em-
presse de la purifier de ses souillures, de la guérir de ses plaies,
de la revêtir d'une robe d'innocence ; il abat le mur de séparation
que le péché avait dressé entre elle et Dieu (1), il brise ses chaînes,
il l'arrache à l'empire des ténèbres pour la transférer dans le
royaume de la lumière (2), et, se réconciliant pleinement avec
elle, il lui rend, avec les autres biens qu'elle avait perdus, son
amour et la grâce qui justifie. Pardon, justification, c'est une
seule et même chose, ou, si l'on aime mieux, c'est le double
aspect, le double effet d'une grâce unique, d'un don surnaturel et
permanent versé dans notre âme et connu sous le nom de grâce
sanctifiante, qui efface nos fautes et nous rend vraiment justes,
saints, et agréables à Dieu.
L'hérésie protestante ne l'entend point ainsi. Pour elle, la grâce
divine n'est qu'une dénomination extrinsèque, une simple faveur
extérieure de Dieu, laquelle ne met en nous rien de réel, rien de
positif, aucun élément de sanctification véritable ; elle n'implique
ni mutation, ni rénovation intérieure, en sorte que la justification
du pécheur consiste exclusivement dans la rémission des péchés,
sorte d'amnistie qui, sans rien changer dans la personne et les dis-
positions morales du coupable, le dispense de subir la peine encou-
rue, l'autorise à reprendre sa place dans la société avec tous ses
droits antérieurs et fait disparaître jusqu'au souvenir de son crime.
Au jugement des pseudo-réformateurs, le péché pardonné n'est

inter vos et Deum vestrum. » Is., lix, 2.


(1) « Iniquitates vestrac diviserunt
(2) « Kripuit nos de potostate tenebrarum, et transtulit in regnum Filii dileotionis
-
suas. » Col. i, 13. /
Cf. etiam Petr., n, 9.
V ?vu.

526 REVUE THOMISTE

pas réellement effacé, mais simplement couvert ; en saisissant par


la foi la justice de Jésus-Christ, le pécheur s'en fait comme un
riche manteau qui dissimule, en les recouvrant, les plaies hideuses
de son âme, et les soustrait en quelque sorte aux regards divins.
Satisfait de l'oblation volontaire de son Fils et du prix de notre
rançon, Dieu se résout à ne point tirer vengeance des outrages
commis contre son adorable Majesté ; et le coupable, quoique non
amendé, est déclaré juste et renvoyé absous.
Tout autre est le concept catholique delà justification. Au lieu
d'y voir une simple condonation de la peine et une non-imputation
de la faute, l'Eglise enseigne que la justification du pécheur im-
plique la réelle disparition du péché, sa destruction, son anéantis-
sement, ainsi que la sanctification, la rénovation de l'homme in-
térieur par lasusception volontaire de la grâce et dos dons. C'est ce
que le Concile de Trente a solennellement défini dans sa sixième
session (1).
El, de vrai, l'on ne conçoit pas qu'il en puisse être autrement.
Qu'un juge humain qui ne voit pas le fond des consciences et doit
s'en rapporter aux témoignages extérieurs, renvoie absous un
accusé dont la culpabilité n'est pas clairement établie, c'est une
nécessité qui s'impose, s'il ne veut pas s'exposera condamner un
innocent. Qu'un souverain, désireux de ramener la paix dans ses
Etats et d'effacer jusqu'aux dernières traces des discordes civiles,
ou obligé de compter avec des adversaires redoutables et voulant
leur enlever tout motif d'agitation, consente par politique à par-
donner à des coupables justement condamnés et nullement repen-
tants, cela se comprend encore. Mais que Dieu qui, suivant la
parole de l'Écriture, « scrute les reins et les coeurs » (2), et
« devant qui tout est à nu et à découvert (3} » ; que Dieu, le

(1) « Justificatio non est-sola peccatorum remissio, sed et sanctificatio, et renovatio


interioris hominis per voluntariam susceplionem gratioe et donorum. Unde homo ex
injuste fit justus, et ex inimico amicus, utsithoeres secundum spem vitae oeternoe. » Trid.,
sess. VI, cap. vu.
<. Si
quis dixerit, homines justificari vel sola imputatione justitïao Christi, vel sola pec-
catorum remissione, exclusa gratia et carilate, quas in cordibus eorum per Spiritum sane-
tum diffundattir atque illis inhsereat ; aut etiam gratiam, qua justificamur, esse tantum
favorem Dei, anathema sit. » Ibid., can. 11.
(2) « Scrutans corda et renés Deus. » Ps., vu, 10.
(3) « Omnia nuda et aperta sunt oculis ejus. » Mebr., iv, 13.
défenseur par essence de l'ordre et du droit, puisse laisser le crime
impuni, le désordre invengé, la justice violée; qu'il consente à
pardonner au pécheur non repentant et à fermer les yeux sur des
iniquités toujours vivantes ; qu'il déclare juste et tienne pour tel
quelqu'un qui serait en réalité souillé de crimes, c'est ce que la
raison et le bon sens, non moins que la foi, se refusent à admettre ;
c'est une hypothèse contre laquelle protestent tous les attributs
divins : la souveraineté réclame, la sainteté réclame, la justice
réclame : il y a une dette à payer, une offense à réparer, un tort à
redresser; tant que Dieu sera Dieu, il devra exiger du coupable une
satisfaction qui s'impose, jamais il ne pourra le renvoyer absous et
non amendé. S'il en était autrement, notre justice ressemblerait à
celle des Scribes et des Pharisiens, que Nôtre-Seigneur ' con-
damnait en termes si énergiques, quand il disait : « Malheur à
« vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous êtes
« semblables à des sépulcres blanchis qui extérieurement semblent
« beaux, mais au dedans sont remplis d'immondices ; ainsi de
« vous, au dehors vous paraissez justes aux yeux des hommes,
« mais au dedans vous êtes pleins de fourberie et d'iniquité (1). »
Si donc le pécheur aspire au pardon divin, il n'a pour y par-
venir qu'une seule voie, le repentir; s'il veut que ses iniquités ne
lui soient pas imputées, l'indispensable condition c'est qu'elles
soient vraiment effacées par l'infusion de la grâce. Voilà la vraie
notion de la justification, telle que l'Église l'a toujours comprise
et enseignée, telle qu'elle résulte de l'étude attentive des Livres
saints et des documents de la Tradition.
Ce n'est pas, en effet, une fois en passant, ou en termes vagues
et obscurs, que l'Ecriture énonce ce dogme ; c'est en une mul-
titude de passages et par des expressions aussi claires que variées.
Ainsi elle dit que les péchés sont ôtés (2), effacés (3), lavés (4),
purifiés (5). Saint Paul, rappelant aux Corinthiens leurs anciennes
(1) « Voe vobis, Scriboe et Pharisoei hypocritoe, quia similes estis sepulcris dealbatis,
quas a foris parent hominibus speciosa, intus vero plena sunt ossibus mortuorum et
omni spurcitia : sic et vos a foris quideni paretis hominibus justi, intus autem pleni
estis hypocrisi et iniquitatc. » Matth., xxm, 27-28.
(2) « Ecce Agnus Dei, ecce qui tollit peccatum mundi. » Joan., i, 29.
(3) « Poenitemini igitur et.convertimini, ut deleantur peccata vestra. » Act., m, 19.
(4) « Effundam super vos aquam mundam, et mundabimini ab omnibus inquinamentis
vestris. » Ezech., xxxvi, 25.
(5) « Purgationem peccatorum faciens. » Hebr., i, 3.
528 REVUE THOMISTE

souillures effacées par le baptême, leur disait : « Vous fûtes tout


cela, mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais
vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et
par l'Esprit de Dieu (1). » Et si parfaite est cette purification que
le pécheur justifié est plus blanc que la neige (2).
Si, au lieu de s'en tenir exclusivement à un ou deux passages
de l'Écriture qui nous représentent les péchés comme couverts et
non imputés, nos adversaires avaient considéré l'ensemble des
textes se rapportant à la vérité qui nous occupe, ils auraient ren-
contré une foule de témoignages attestant que les péchés pardon-
nés n'existent réellement plus, qu'ils ont disparu comme la neige
fondue au soleil (3) ; ils auraient entendu le même psalmiste qu'ils
exaltent à l'envi quand il dit : « Heureux ceux dont les iniquités
« sont remises et les péchés couverts ; heureux l'homme à qui
« Dieu n'a point imputé de péché » (4), traduire sa pensée sous
une autre forme non moins expressive et affirmer que « autant
« l'orient est distant de l'occident, aulanl Dieu éloigne de nous
« nos iniquités (S); » ils auraient appris d'un autre prophète que
« Dieu jette nos péchés au fond de la mer (6), » l'Esprit-Saint
voulant par cette figure de langage significative nous bien faire
entendre que les péchés pardonnes sont chose disparue et dont il
n'est plus question; enfin, ils auraient pu lire dans Jsaïe ces
paroles que le Seigneur adressait à son peuple : « C'est moi, moi-
«r mémo, qui efface vos péchés à cause de moi (7). »
Or, comme l'observe Bossuet, ne serait-ce pas faire injure à
Dieu de penser que ce qu'il a éloigné de nous, y demeure encore;
que ce qu'il a effacé, détruit, anéanti, subsiste toujours ; que les
souillures qu'il a lavées et purifiées, n'ont point disparu? Dans le

(1) « Et hase quidem fuistis : sed abluti estis, sed sanctificati estis, sed justificati estis,
in nomine Domini nostri Jesu Christi, et in Spiritu Dei nostri. » I. Cor., vi, 11.
(2) « Lavabis me, et super nivem dealbabor. » Ps., L, 9.
ut coccinum, quasi nix dealbabuntur. » Is., i, 18.
-« Si fuerint peccata vestra

(3) « Sicut in sereno glacies, solventur peccata tua. » Eccli., m, 17.


(4) « Beati, quorum remissce sunt iniquitates, et quorum tecta sunt peccata. Beatus vir,
cuinon imputavit Dominus peccatum. » Ps. xxxi, J-2.
(5) « Quantum distat ortus ab occidente, longe fecit a nobis iniquitates nostras. »
Ps., en, 12.
(?6) a Deponet iniquitates nostras, et projiciet in profundum maris omnia peccata
nostra. » Midi., vu, 19.
(7) « Ego sum, ego sum ipse, qui deleo iniquitates tuas propter me, et peccatorum
tuorum non recordabor. » Js., xliii, 25.
sens ordinaire du mot, laver ne veut pas dire couvrir, mais rendre
pur; sa signification sera-t-elle amoindrie, si c'est Dieu même qui
nous lave, non avec sang le des taureaux et des boucs, mais avec
le sang de son propre Fils? Si jadis le sang des animaux pouvait
conférer la pureté légale, le sang précieux de Jésus-Christ sera-
t-il moins efficace pour purifier nos consciences des oeuvres de
mort (1)? Concluons donc que, pour Dieu, justifier quelqu'un, ce
n'est pas seulement le déclarer juste et le tenir pour tel, c'est faire
qu'il le soit effectivement; pardonner les péchés, ce n'est pas seu-
lement exempter de la peine, c'est effacer la faute; les couvrir,
c'est faire qu'ils ne soient plus.
Il y a, en effet, suivant la judicieuse remarque de saint Augus-
tin, deux manières de couvrir une plaie : l'une pour la guérir,
l'autre pour la cacher. Le médecin couvre la blessure afin de la
soustraire au contact de l'air et aux influences pernicieuses, le
malade la couvre par fausse honte ou par crainte d'une opération
douloureuse; le premier la couvre d'une substance bienfaisante
qui la fait disparaître, le second la couvre et l'entretient, a Que
« ce soit Dieu, dit le saint Docteur, qui couvre vos plaies, et non
«c pas vous; car, voussi les couvrez parce que vous en rougissez, le
« médecin ne les guérira pas. Que le médecin les couvre et les
«
guérisse; car il les couvre d'une substance salutaire. Quand le
« médecin a lui-même couvert une plaie, elle se guérit : quand
.( c'est le malade qui la couvre, elle est seulement dissimulée (2). »
A l'appui de la doctrine que nous venons d'exposer touchant
la justification, saint Thomas apporte une raison théologique aussi
belle que profonde. Il fait observer d'abord que, en justifiant le
pécheur, Dieu lui rend ses bonnes grâces et son amitié; ce qui
suppose la collation d'un don fait à Ja créature et la rendant digne
d'être aimée. Comme preuve de cette assertion, il suffit de rappe-
ler la différence capitale qui existe entre l'amour de Dieu et celui
de la créature, entre la grâce de Dieu et la faveur de l'homme.
Notre amour à nous suppose le bien, il est ordinairement provo-

(1) « Si sanguis hircorum et taurorum, et cinis vitulte aspersus inquinatos sanctificat


ad emundationem carms : quanto magis sanguis Cliristi... emundabit conscientiani nos-
tram ab operibus mortuis, ad serviendum Deo viventi. » Hebr., ix, 14.
(2) « Deus tegat vulnera; noli tu. Nam si tegere volueris embescens, medicus non
curabit. Medicus tegat, et curet; emplastro enim tegit. Sub tegmine raedici sanatur vul-
nus, sub tegmine vulnerali celatur vulnus. » S. Auo., Enarrat. 2» in Ps. xxxi, n. d2.
530 REVUE THOMISTE

que par les bonnes qualités et les perfections que l'on a remar-
quées dans l'objet aimé; plus tard, il pourra se traduire par des
bienfaits, mais dans le principe, il est causé par le bien préexis-
tant. « L'amour de Dieu, au contraire, crée et verse dans les
choses le bien qui les lui rend aimables : » Amor Dei est infundens
et creans bonitatem in rébus (1). Et suivant la nature du bien con-
féré, on distingue en Dieu un double amour : l'un commun et
général, s'étendant à tout ce qui existe et ayant pour effet l'être
nature] des choses ; l'autre spécial et d'un ordre plus sublime, par
lequel Dieu élève la créature raisonnable au-dessus de sa condi-
tion naturelle et l'appelle à la participation de sa propre félicité.
C'est ce dernier genre de dilection qui est en cause quand on
affirme simplement de quelqu'un qu'il est aimé de Dieu, parce
qu'alors Dieu lui veut le bien souverain et éternel qui est lui-
même. Lors donc qu'on dit d'un homme qu'il a la grâce et l'ami-
tié de Dieu, le mot grâce n'indique point ici un simple sentiment
de bienveillance, une faveur extrinsèque provoquée par le bien qui
se trouve en lui, mais il désigne un don surnaturel, provenant de
Dieu, et transformant d'une façon merveillleuse celui qui le reçoit
et qui devient parla l'objet des divines complaisances (2).
C'est quelque chose d'ineffable que le changement opéré dans
l'âme par la grâce. Le. péché lui avait donné la mort, la grâce lui
rend la vie. Le péché avait fait d'elle une criminelle, une esclave
de Satan, un sarment destiné au feu ; la grâce lui confère, avec la
justice et la sainteté, le titre d'enfant de Dieu et le droit à l'héri-
tage éternel. Le péché l'avait enlaidie, souillée, enténébrée; avec
(1)8. Tn.,I, q. xx, a. 2.
(2) « Quantum ad primum (sumendo scilioct gratiam pro dileclione) est diflerentia
attendenda circa gratiam Dei et gratiam hominis : quia enim bonum creatura) provenit
ex volunlate divina, ideo ex dileclione Dei, qua vult créatures bonum, profluit aliquod
bonum in creatura. Voluntas autem hominis movetur ex bono praexistente in rébus ; et
inde est quod dilectio hominis non causât totaliter rei bonitatem, sed proesupponit ipsam
vel in parte vel in toto. Patet igitur quod quamlibet Dei dilectionem sequitur aliquod
bonum in creatura causatum quandoque, non tamen dilectioni oelernas cosBlernum. Et
secundum hujusmodi boni différaitiam differens consideratur dilectio Dei ad creaturam :
una quidem communis, secundum quam diligit omnia quoe sunt, ul dicitur Sap. xi, 25, se-
cundum quam esse naturale rébus creatis largitur ; alia autem dilectio est specialis,
secundum quam trahit creaturam rationalem supra conditionem naturso ad participa-
tionem divini boni ; et secundum liane dilectionem dicitur aliquem diligere simpiiciter,
quia secundum hanc dilectionem vult Deus simpiiciter creaturée bonum coternum, quod
est ipse. Sic igitur per hoc quod dicitur homo gratiam Dei habere, significatur quiddam
supernaturale in homme a Deo proveniens. » S. Th., I» IIa0, q. ex, a. 1.
la grâce elle est belle, elle est pure, elle est lumineuse. Oh ! s'il
nous était donné de pouvoir contempler une âme en état de grâce !

C'est un spectacle à ravir les anges, à réjouir le coeur même de


Dieu qui est la joie personnifiée.

IY

Un autre effet de la présence de l'Esprit-Saint en nous, c'est


notre déification par la grâce.'« Vous serez comme des dieux: »
Eritis sicut dit, avait dit l'antique serpent, le tentateur infernal
à nos premiers parents pour Jes amener à cueillir le fruit défem u.
« Du jour où vous mangerez de ce fruit, vos yeux s'ouvriront et
vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (1). » Et
cédant à un orgueil insensé, ils portèrent à leurs lèvres le fruit
fatal, et leurs yeux s'ouvrirent effectivement, mais ce fut pour
contempler avec épouvante l'abîme où leur désobéissance venait
de les précipiter. Au lieu de la science universelle et de la divini-
sation promises, ils perdirent pour eux-mêmes et pour toute leur
postérité la justice originelle dans laquelle ils avaient été créés,
ainsi que les magnifiques prérogatives qui en étaient la suite.
Depuis cette terrible déchéance, l'homme naît pécheur ; avant
même d'avoir pu commettre une faute personnelle, il est, par le
fait de sa descendance d'Adam, un ennemi de Dieu et un enfant de
colère, en sorte que qui nous engendre nous donne la mort ; car il
ne nous transmet qu'une nature découronnée, amoindrie, privée
de la grâce sanctifiante qui est la vie de notre âme. Ajoutez à cela
Jes autres conséquences du péché d'origine, l'ignorance, la concu-
piscence, la douleur et la nécessité de mourir, et vous aurez une
idée du triste héritage que nous trouvons à notre entrée dans ce
monde.
Mais, ô merveille de la bonté divine, cette déification, dont la
promesse n'était qu'un leurre sur les lèvres de Satan, nous est de
nouveau proposée, et cette fois par Dieu lui-même, non seulement
comme une chose à laquelle nous pouvons légitimement pré-
Lendre, mais encore comme un but que nous devons atteindre.

(1) Gen., m, S.
532 REVUE THOMISTE

C'est pour nous rendre possible cette suprême exaltation, c'est


pour nous mériter cet insigne bienfait, que le Fils de Dieu a dai-
gné s'abaisser jusqu'à nous el se revêtir de notre humanité. « Il
« s'est fait homme, dit saint Athanase, pour faire de nous des
« dieux (1). »c<
Il est descendu, ajoule saint Augustin, pour nous
«
faire monter; et, tout en conservant sa nature, il a voulu pren-
« dre la nôtre, afin que, tout en restant nous-mêmes dans notre
«r propre nature, nous puissions participer à la sienne : avec
« cette différence toutefois, que la participation à notre nature ne
« l'a point fait déchoir, tandis que la communication de la sienne
« nous élève singulièrement (2). »
Que si, ébloui par tant de grandeur, quelqu'un ne peut se faire
à la pensée qu'une simple créature puisse être appelée de Dieu à
de si hautes destinées, nous lui dirons avec saint Jean Chrysos-
tome : « Vous hésitez à croire que de tels honneurs puissent être
« votre partage? Apprenez de l'abaissement du Verbe incarné à
« admettre ce que l'on vous enseigne de votre sublime dignité.
« Car enfin, autant que la raison humaiue peut être arbitre de
« ces choses, il y a beaucoup plus de difficulté à ce qu'un Dieu
« devienne homme, qu'à ce que l'homme soit constitué fils de
« Dieu. Lors donc que vous entendez dire que le Fils de Dieu
« s'est fait fils de David et d'Abraham, ne doutez plus que vous,
« le fils d'Adam, vous ne deviez être fils de Dieu. Car ce n'est pas
« en vain et sans résultat que le Verbe est descendu si bas, mais
« c'a été pour nous élever à sa hauteur. Il est né selon la chair
« pour vous faire naître selon l'esprit; il est né de la femme afin
« que vous ne fussiez plus simplement le fils de la femme (3). »
(1) " Ut Dominus induto corpore factus est homo, ita et nos homines ex Verbo Dei dei-
ficamur. » S. Athanas., serin, iv, contra An'anos.
(2) « Descendit ergo ille (Filius Dei) ut nos ascenderemns, et maliens in natura sua
factus est parliceps natura; nostrse, ut nos manentes in natura nostra efficeremur parti-
cipes natura; ipsius. Non taraen sic : nam illum naturoe nostra; participatio non fecit
détériorera; nos autem facit natui"e illius participatio meliores. » S. Aiïi;., fipisl. cxl ad
Honoratum, cap. îv, n. 10.
(3) " Quod si ambigis de iis qua; ad tuum spectant honorera, de illius (Verbi se. rîivini)
humilitate disce credere etiam qua; super tuam dignitatem dicuntur. Quantum enim ad
cogitationes hominum spécial, multo est difficilius Deum hominem fieri, quam hominem
Dei fllium consecrari. Cum ergo audieris quod Filius Dei fîlius sit et David et Abrahoe,
dubitare jam desine quod et tu, qui f.lius es Ada;, futurus sis fîlius Dei. Non enim frustra
nec vane ad tantam humilitatem ipse descendit, sed ut nos ex humili sublimaret. Natus
est enim secundum carnem, ut tu nascereris spiritu; natus est ex muliere, ut lu desineres
filius esse mulieris. » S. Joan. Ciirys., Ilomil. n in Malth., n. 2.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 533

Si surprenante que puisse paraître cette doctrine de notre exal-


tation surnaturelle, elle n'en est pas moins une vérité de foi,
enseignée par le prince des apôtres en termes si clairs, si formels,
si explicites, qu'ils ne laissent pas lieu au plus léger doute. « Par
«
Jésus-Christ, dit-il, Dieu nous a communiqué les grandes et
« précieuses grâces qu'il avait promises, vous rendant par là par-
« ticipants de la nature divine : Ut }jer haie efficiamini divinse
consortes naturoe (1). » Celle participation de la nature et de la vie
de Dieu n'est autre que la grâce sanctifiante,en sorte que le don qui
nous justifie, nous déifie en même temps, et que la justification est
une vraie déification.
C'est ce que déclare sans ambages le grand évêque d'ïïippone.
Commentant ces paroles du psalmiste : « J'ai dit : vous êtes des
« dieux et des fils du Très-Haut », il s'exprime de la manière
suivante : « Celui qui nous justifie est le même qui nous déifie :
« Qui autem justifïcat, ipse deificat, parce qu'en nous justifiant,
« il nous fait enfants de Dieu... Or, si nous sommes enfants de
« Dieu, nous sommes par là même des dieux, non sans doute par
« le fait d'une génération naturelle, mais par une grâce d'adoption.
« Unique, en effet, est le Fils de Dieu, un seul Dieu avec le Père,
« Moire-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ... Les autres qui
« deviennent dieux le deviennent par sa grâce; ils ne naissent pas
« de sa substance pour être ce qu'il est, mais ils arrivent jusqu'à
« lui par un bienfait de sa libéralité (2). »
Nul ne s'étonnera dès lors d'entendre les saints Docteurs déclarer
que la justification est le chef-d'oeuvre de la puissance divine.
Saint Thomas, toujours si exact dans ses appréciations, ne craint
pas d'affirmer qu'elle est supérieure à la création elle-même, sinon
quant au mode d'agir, au moins quant à l'effet produit ; car l'acte
(1) II. Petr.,i, 4.
(2) « Videte in eodem psalmo quibus dicat : Ego dix!, dii eslis, et filii Mxcelsi omnes.
Maniicslum est ei'go, quia hommes dixit deos, ex gratia sua deifîcatos, non de substantia
sua natos. 111e enim justifïcat, qui per semetipsum non ex alio justus est; et ille deificat,
qui per seipsum non allerius participatione Deus est. Qui autem justifïcat, ipse deificat,
quia justificando lîlios Dei i'acit. Dédit enimpotestatem filios Dei fîeri (Joan., i, 12). Si lîlii
Dei facti sumus, et dii facti surnus : sed hoc gratioe est adoptantis, non naturoe
trene-
rantis. Unicus enim Dei Filius Deus et cum Pâtre unus Deus, Dominus et Saivator nos-
ler Jésus Christus, in principio Vei'bum et Verbum apud Deum, Verbum Deus. Ceteri
qui fiunt dii, gratia ipsius ûunt, non de substantia ejus nascuntur ut hoc sint quod ille,.
sed ut per beneficium perveniant ad cum, et sint cohasredes Christi. » S. Aug., in P*.
*lix, n. 2.
REVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - 35.
534 REVUE THOMISTE

créateur, quoique exclusivement divin par sa nature, n'aboutit en


définitive qu'à la production d'une substance sujette à change-
ment, tandis que la justification a pour terme la participation à la
nature divine, et qu'elle fait d'un pécheur un être divin, un fils de
Dieu, un héritier de la béatitude éternelle (1). En parlant de la
sorte, l'Angélique Docteur ne faisait que reproduire la pensée de
saint Augustin qui avait dit lui-môme huit siècles auparavant :
« Justifier un pécheur est une plus grande chose que de créer le
ciel et la terre; car le ciel et la terre passeront, mais la justifi-
cation et le salut des prédestinés ne passeront pas (2). »

Essayons de pénétrer plus avant dans l'intelligence de ces


magnifiques secrets et de scruter, autant du moins que la chose
est possible ici-bas, le mystère de notre déification par Ja
grâce.
Et d'abord, comment s'opère cette déification ? Par quel pro-
cédé merveilleux se fait l'inoculation de la vie de Dieu à la créa-
ture raisonnable ? Elle s'accomplit régulièrement par le baptême
et constitue une génération véritable ayant pour terme une vraie
naissance. C'est cette nouvelle génération dont il est si souvent
fait mention dans les saintes Lettres, cette seconde naissance tant
célébrée par les Pères et rappelée pour ainsi dire sans cesse dans
la sainte Liturgie : génération incomparablement supérieure à la
première, puisque, au lieu d'une vie naturelle et humaine, elle
nous transmet une vie surnaturelle et divine; naissance admirable
qui fait de chacun de nous « cet homme nouveau dont parle
l'Apôtre, créé selon Dieu dans la justice et la sainteté véri-
(1) « Opus aliquod potest dici nagnum dupliciler : uno modo ex parte modi agendi, et
sic maximum opus est opus creationis, in f|iio ex iiihilo fît aliquid ; alio modo polest dici
opus magnum proptei- magnitudiuem ejus quod fit, et secundum hoc majus opus est jus-
tifîcatio impii, quae terminalur ad Ijonum oetornum divinse participations, quam creatio
coeli et terra, quae terminatur ad bonum naturoe mulabilis. » S. Th., ]>, II»6, q. cxm
a. 9.
(2) « Prorsus majus hoc esse dixerim (nempe ut ex iujusto justus fiât), quam est coelum
et terra, et quaecumque cernuntur in coelo et in terra. Coelum enim et terra transibit,
proedeslinatorum autem... salus et justificatio permanebit. » S. Aug., in Joan. tract,
lxxii, n. 3.
table (1) » : génération toute spirituelle et pourtant véritable, dont
le principe n'est ni la chair, ni le sang, ni la volonté de
l'homme (2), mais le libre vouloir de Dieu : voluntarie genuit nos
verbo veritatis (3) ; naissance mystérieuse qui provient non d'une
semence sujette à corruption, mais d'une semence incorruptible
par la parole de Dieu : Menait non ex semine corruptibili, sed
incorruptibili per verbum Dei (4) ; génération et naissance aussi
indispensables pour vivre de la vie de la grâce que la génération
et la naissance charnelles pour vivre de la vie de la nature. Car
c'est la Vérité même qui a dit : « Quiconque ne renaît de l'eau et
« de l'Esprit-Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui
« est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est
« esprit (S). » Et le concile de Trente dit de son côté : « Ce n'est
« qu'à la condition de renaître en Jésus-Christ que l'on peut être
« justifié, puisque cette seconde naissance est le fruit de la grâce
« qui justifie (6). »
Mais quelle est au fond la nature de cet élément divin et régé- j

nérateur que le baptême dépose dans nos âmes et qui fait de nous
des êtres déiformes ? En quoi consiste ce principe radical de vie
surnaturelle qu'un sacrement nous communique et que d'autres
signes sacrés sont destinés à entretenir, à développer et à ressus-
citer si nous avons le malheur de le perdre ? Et puisque ce don
précieux, cause formelle de notre justification et de notre déifi-
cation, n'est autre que la grâce sanctifiante, qu'est-ce que la grâce
qui nous sanctifie ?
Notre Seigneur et Rédempteur Jésus-Christ daigna s'en expli-
quer lui-même un jour en faveur d'une pécheresse qu'il voulait
convertir. Nous avons nommé la Samaritaine. Seulement, au lieu

(1) «Induite novum hominem, qui secundum Deum creatus est in justitia et sanctitate
veritatis. » JTphes., IV, 24.
(2) « Qui non ex sanguinihus, neque ex voluntate camis, neque ex voluntate viri, sed
ex Deo nati sunt. » Joan. i, 13.
(3) Jac, i, 18.
(i) I.Petr., i, 23.
(5) o Nisi quis renatus fuerit ex aquaet Spiritu saneto, non potest introire in regnum
Bei. Quod natum est ex came, caro est, et quod natum est ex Spiritu, spiritus est. »
Joan., m, 5-6.
(6) «Nisi in Ghristo renascerentur (homines), nunquam justificarentur ; cumearenas-
centia per merifum passionis ejus gratia, qua justi fiunt, illis tribuatur. » Trid., sess.
vi, cap. 3.
536 REVUE THOMISTE

d'une définition savante qui serait restée forcément incomprise, le


bon Maître profita de la circonstance où se trouvait cette femme,
qui venait faire sa provision d'eau matérielle au puits de Jacob,
pour lui parler de la grâce sous l'emblème d'une eau mystérieuse
possédant d'admirables propriétés. Il commença par lui demander
à boire, car, dit le texte sacré, il était fatigué de la marche et
c'était l'heure où la chaleur du jour est plus accablante; puis,
voyant cette femme étonnée d'une pareille demande, parce que
les Juifs n'avaient pas de rapports avec les Samaritains, il ajouta :
« Si vous connaissiez le don de Dieu ! Si scires donam Dei ! Si

« vous connaissiez le don de Dieu, et si vous saviez qui est celui


« qui vous demande à boire, peut-être l'auriez-vous prié vous-
«. même, et il vous aurait donné une eau vive (1). »
DonumDei, le don de Dieu. Voilà bien, en effet, la vraie notion
de la grâce. C'est un don, par conséquent quelque chose de gra-
tuit, quelque chose qui nous est accordé sans aucun droit ni
mérite de notre part. 11 est vrai que toutcc que nous avons, tout ce
que nous sommes, notre corps, notre âme, nos facultés, nos actes,
nos biens extérieurs, tout, en un mot, nous vient de Dieu et peut
être appelée un don de sa libéralité, suivant la parole de l'Apôtre :
« Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? Quid habes quod non
accepisti? (2) » Mais si toute chose, toute perfection est, dans un
sens vrai, un don de Dieu, ce n'est pas le don de Dieu. Le don de
Dieu par excellence, celui devant lequel tous les autres s'effacent,
c'est la grâce. La grâce, en effet, est le plus précieux, le plus
magnifique, le plus nécessaire, le plus gratuit de tous les dons.
Mais pourquoi la grâce est-elle comparée à l'eau ? Parce qu'elle
produit spirituellement tous les effets de l'élément liquide dans
l'ordre matériel. L'eau purifie, rafraîchit, désaltère et féconde.
Elle purifie ce qui est souillé, et lui rend sa netteté, son lustre, sa
beauté première : symbole de la purification intime opérée par la
grâce, qui non seulement fait disparaître les souillures produites
par le péché et rend à l'âme son éclat naturel, mais ajoute encore
à sa beauté native un charme incomparable qui ravit le coeur de
Dieu et lui arrache ces paroles: « Vous êtes toute belle, ô ma bien-

(1) « Si scires donum Dei, et quis est qui dicit tibi : da mihi bibere ; tu forsitan petisses
ab eo, et dedisset tibi aquam vivara. » Joan., iv. 10.
(2)1. Cor., iv, 7.
aimée, il n'y a point de tache en vous (1). » L'eau tempère la cha-
leur, elle rafraîchit l'atmosphère qu'un soleil brûlant avait con-
vertie en fournaise, elle soulage nos membres fatigués : symbole
de la grâce, celle rosée céleste qui amortit l'ardeur des passions et
diminue peu à peu, sans toutefois parvenir à l'éteindre complète-
ment ici-bas, la fièvre de la concupiscence. L'eau désaltère et calme
la soif: image de la grâce, qui étanche la soif inextinguible du
coeur humain. Créé pour le bonheur, l'homme y tend sans cesse
avec une avidité insatiable, et il n'est rien qu'il ne mette en oeuvre
parvenir. Mais trop souvent, hélas ! il cherche le bonheur
pour y
dans les biens terrestres et périssables, dans les jouissances sen-
sibles, qui ne font qu'irriter sa soif, au lieu do l'apaiser. C'est ce
que Notre-Seigneur voulait donner à entendre à la Samaritaine
quand, lui montrant l'eau matérielle, figure des biens fugitifs de
ce monde, il lui disait : « Quiconque boit de cette eau aura encore
<v
soif; mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura
« plus jamais soif (2). » <

Mais que signifie cette expression d'eau vive, aquam vivam (3),j
employée par le Sauveur pour désigner la grâce ?
On donne ordinairement, dit saint Augustin, le nom d'eau vive,
par opposition à l'eau stagnante des citernes ou des marais, à
celle qui jaillit de terre, qui coule, qui se meut, tout en demeurant
en communication avec sa source, et qui offre ainsi l'apparence de
la vie. Si cette eau, quoique provenant d'une fontaine, est
recueillie dans un réservoir, si son cours est interrompu, si elle
est séparée de sa source, elle ne peut plus porter le nom d'eau
vive (4). Or, quelle est la source de la grâce sinon l'Esprit-Sainl ?
Si donc elle est appelée une eau vive, c'est, suivant la réflexion de
saint Thomas, parce qu'elle ne se sépare pas de son principe, c'est-

(1) « Tota pulchra es, arnica, mea, et macula non est in te. » Gant., iv, 7.
(2) iOmnis qui bibit ex aqua hac, sitiet iterum : qui autera biberit ex aqua quam
ego riabo ei, non sitiet in aeternum. » Joan., jv, 13.
(3) Joan., iv, 10.
(4) « Viva aqua dicitur vuigo illa quoe de fonte exit. Illa enim quoe colligiturde pluvia
in lacunas aut cisternas, aqua viva non dicitur. Et si de fonte manaverit, et in loco alïquo
collecta steterit, nec ad se illud unde manabat admiserit, sed interrupto meatu, lanquam
a fontis transite separata fueril; non dicitur aqua viva : sed illa aqua viva dicitur, qurc
manans excipitur. » S. Ane, In Joan , tract, xv, n. 12.
538 REVUE THOMISTE

à-dire dire de l'Esprit-Saint, qui habite dans le coeur des vrais


fidèles (1).
Une dernière propriété de l'eau que nous ne pouvons passer
sous silence, c'est sa merveilleuse fécondité. Où l'eau abonde, la
terre se couvre d'un riche manteau de verdure, les germes se
développent, les fleurs éclosent comme par enchantement, les
fruits se multiplient, les récolles se succèdent nombreuses et
variées; là où elle est absente, tout se dessèche, tout languit, tout
meurt ; c'est le désert avec ses sables arides, avec sa triste mono-
tonie. Elément indispensable de toule vie physique, l'eau est une
admirable figure de la grâce, avec laquelle notre âme produit une
riche moisson de vertus et de mérites, mais sans laquelle la nature
laissée à ses seules ressources est radicalement incapable de pro-
duire aucun fruit de salut, et demeure à jamais stérile pour le ciel.
Ce n'est pas que la nature même déchue ne puisse, par ses propres
forces, produire quelque bien de l'ordre naturel; mais ces actions
humaines, ces vertus d'un ordre inférieur, semblables aux eaux
de la vallée, n'ont pas en elles-mêmes la puissance de s'élever
jusqu'au ciel. Seules les oeuvres et les vertus chrétiennes, qui pro-
cèdent de la grâce et reçoivent leur impulsion de l'Esprit-Saint,
peuvent porter l'âme jusqu'à la hauteur de la céleste Jérusalem;
descendues des montagnes éternelles, elles remontent comme
d'elles-mêmes à leur point de départ. Voilà pourquoi Noire-
Seigneur disait en parlant de la grâce : « L'eau que je donnerai,
deviendra dans celui qui la recevra une fontaine d'eau vive rejail-
lissant jusque dans l'éternité (2). »
« Que j'aime, disait sainte Thérèse, cet endroit de l'Evangile! Dès
ma plus tendre enfance, sans comprendre comme maintenant le
prix de ce que je demandais, je suppliais très souvent le divin
Maître de me donner de cette eau admirable; et partout où j'étais,
j'avais toujours un tableau qui me représentait ce mystère, avec
ces paroles écrites au bas : Domine, cla mihi hanc aquam : Seigneur,
donnez-moi de cette eau (3). »

(1) « Hujusmodi autem fiumina (de quibus mentio fit in Joanne vu, 38) sunl aqurc
vivoe, quia sunt continuât!» suo principio, scilicet Spiritui sancto inhabitanti. » S. Th.,
In Joan., vu, lect. 5.
(2) « Aqua, quam ego dabo ei, fiet in eo fons aquse salientis in vitam selernam. >>

Joan., iv, 14.


(3) Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, chap. xxx.
Purifier, rafraîchir, désaltérer, c'est le propre de la grâce médi-
cinale : gratise naturam sanantis (1), comme l'appelle saint Thomas;
élever nos facultés et nos actes au-dessus des exigences et des
forces delà nature, rendre nos oeuvres méritoires de la vie éter-
nelle, devenir en nous le principe d'une vie supérieure eL divine
est le fruit de la grâce proprement surnaturelle, gratioe elevantis*
Dans l'état de justice originelle, la grâce n'avait pas à produire la
première sorte d'effets; car la purification suppose la souillure, le
besoin de rafraîchissement est l'indice d'un excès de chaleur, et la
soif, quand elle est ardente, esL une souffrance qui peut devenir
très vive. Or, dans l'état d'innocence, il n'y avait ni souillure, ni
désordre, ni peine. La grâce n'avait donc pas alors à guérir une
nature qui n'était point malade, à rétablir un équilibre qui
n'avait pas été rompu, à réparer des ruines qui n'existaient pas
encore; son rôle dans cet ordre de choses se bornait à prévenir..
Mais, après la chute, la grâce est d'abord un remède destiné
à guérir nos blessures, un bain salutaire où nous devons nous
plonger pour nous purifier, un tonique puissant dont la vertu doit,
rendre à notre âme les forces morales que le péché lui avait
enlevées. Dans les deux états, l'état présent de déchéance comme
dans celui d'innocence, la grâce sanctifiante est la vraie forme de
la sainteté, la cause de notre déification, le principe de la vie sur-
naturelle et divine, bref, elle est cette source d'eau vive qui
rejaillit jusque dans l'éternité : fons aquoe salientis in vitam oeter-
nam{2).

VI

Expliquer la nature de la grâce par ses effets est le procédé,


sinon le plus profond, du moins le plus populaire, disons, le seul
vraiment populaire, parce qu'il est à la portée de toutes les intel-
ligences ; voilà pourquoi Notre-Seigneur y eut recours dans la
circonstance que nous venons de rappeler. Nul pourtant ne trou-
vera mauvais que des chrétiens d'élite, des hommes instruits, des

(1) S. Th., I" I»°,


(2) Joan., iv, 14.
q. cix, a. 3. - Cf. etiam, aa. 2 et 9.
540 REVUE THOMISTE

théologiens, cherchent à pénétrer plus avant dans l'intime des


choses. A ceux donc qui, mus non par une vaine curiosité, mais
par le désir louable de mieux connaître les bienfaits de Dieu, nous
demanderaient ce qu'est, en elle-même, la grâce sanctiiîante, nous
répondrons avec l'École, que c'est un don surnaturel el permanent,
inhérent à notre âme, une participation de la nature et de la
vie divine qui fait de l'homme un juste et un enfant de Dieu.
C'est un don surnaturel, c'est-à-dire tellement en dehors et au-
dessus des exigences et des aspirations de la nature, qu'il ne sau-
rait appartenir à aucun être créé ni comme constitutif ou portion
intégrante de son essence, ni comme développement normal de
ses facultés, et ne lui est dû à aucun titre (1). La grâce est donc
quelque chose d'essentiellement gratuit, un surcroît divin par le-
quel la nature se trouve non seulement fortifiée et perfectionnée
dans sa propre sphère, mais encore agrandie, et élevée à une
sphère supérieure.
De plus, c'est un don permanent. A l'inverse de la grâce actuelle
qui est un secours qui passe, une illumination de l'intelligence,
une impulsion donnée à la volonté, bref, une motion transitoire
destinée à nous faire produire un acte supérieur aux forces de la
nature, la grâce proprement dite ou sanctifiante est un don stable
et permanent qui, reçu dans l'essence même de l'âme, devient en
elle comme une seconde nature d'un ordre transcendant, un prin-
cipe de vie surnaturelle, la racine fixe d'actes méritoires. Il ne
convenait pas, en effet, comme l'observe l'Angélique Docteur, que
nous fussions moins bien pourvus dans l'ordre de la grâce que
dans celui de la nature, qu'il y eût ici un principe stable d'opéra-
tion, des formes, des puissances toujours présentes et prêtes pour
l'action, tandis que là tout se boi'nerait à un secours actuel élevant
nos facultés el les appliquant à une action déterminée pour dispa-
raître avec elle (2).

(1) « Donum gratioe excedit omnem facultatem naturte creatso, cum nihil aliud sit
quam quoedam participatif) nalurae divinoe, quoe excedit omnem aliam naturam ». S. Th.,
-
IaIIa0, q. cxn, a. 1. Ilinc prop. 21 damnala in Baio : « Humanao natui'tc sublimatio
et exaltatio in consortium divin» naturoe débita fuit integritati prima? conditionis, el
proinde naturalis dicenda est, et non supernaturalis. »
(2) « Non est conveniens quod Deus minus provideat lus quos diligit ad supernaturale
bonum habendum, quam creaturis quas diligit ad bonum naturaie habendum. Creaturis
autem naturalibus sic providet, ut non solum moveat eas ad actus naturales, sed etiam
Mais, bien que la grâce joue dans l'ordre surnaturel le rôle de
l'âme dans celui de la nature, bien qu'elle soit un principe de vie,
une semence divine (1), suivant l'expression de saint Jean, la-
quelle demeure en nous pour nous préserver du péché et nous
faire porter des fruits de sanctification et de salut; ce serait se
tromper que de la considérer comme un être subsistant en lui-
même, une sorte de substance ou du moins d'élément substantiel
que Dieu surajouterait à notre âme. Car, suivant la remarque de
sainL Thomas, la substance d'un être se confond avec sa nature (2).
Or la grâce est quelque chose d'essentiellement supérieur non
seulement à la nature humaine, mais à toute nature créée ou
oréable. Elle ne saurait donc être ni une substance, ni une forme
substantielle (3). Resle qu'elle soit un accident surnaturel, une
forme non snbsislante (4), une qualité d'ordre divin inhérente à
notre âme, suivant la notion que nous en donne le catéchisme du
concile de Trente, une sorte de lumière, de splendeur, comme un
reflet de la beauté de Dieu tombant sur les âmes et les rendant
toutes belles el toutes resplendissantes (y). De là cette parole de
saint Thomas : « Ce qui est en Dieu substantiellement existe sous
forme d'accident dans l'âme qui participe à la bonté divine : M
quod aubsta/ntialiter est in Deo, accidentu.liter fit in anima partici-
jiante divinam bonitatem (6).» C'était exprimer en d'autres termes ce
qu'avait déjà dit le chef du collège apostolique, quand il appelait
la grâce une participation de la nature divine (7).

largiatur eis formas et virtul.es quasdam, quae sunt principia actuum, ut secundum
seipsas inclinontur ad hujusmodi motus ; et sic motus quibus a Dco moventur, fîunt
creaturis connaturales et faciles, secundum illud Sap. vin, I : Et disponit omnia suaviter.
Multo igitur magis illis quos movet ad consequendum bonum supcrnaturale eeternum,
infundit aliquas formas, seu qualitates supernaturales, secundum quas suaviter et
prompte ab ipso moveantur ad bonum oetermim consequendum ; et sic donum gratioe
qualitas quaedam est. » S. Tn., I" II"0, q. ex, a. 2.
(1) Jean., I m, q.
(2) « Omnis substantia vel est ipsa natura rei, cujus est substantia, vel est pars na-
turre; secundum quem modum materia vel forma substantia dicitur. » Ibid., ad 2.
(,'î) « Et quia gralia est supra naturam humanam, non potest esse quod sit substantia
aut forma substanlialis; sed est forma acciclentalis ipsius animoe. » Ibld.
(4) u Gratia est forma accidentalis, animam vere informans. » S. Th., I, q. xlv, a. 4.
...
(5) « Gralia est qualitas divina in anima inhoerens, veluti splendor quidam et lux,
quaj animas puIcUrioros et splendidiores reddit. ?» Catech. Rom., part. 2, cap. 2, n. 50.
(G) S. Th., I» II'% q. ex, a. 2, ad 2.
(7) « Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per \ioec efficiamini clivincc con-
sortes natura!. » //. Pelr., i, ï.
5-Ï2 REVUE THOMISTE

Mais en quoi consiste cette participation ? Serait-ce, comme le


veulent certains théologiens, une simple participation morale
consistant dans une rectitude de volonté, en vertu de laquelle
l'homme se détourne du mal, accomplit fidèlement les comman-
dements divins, et mène une conduite droite, juste et sainte, de
même que Dieu est saint dans toutes ses voies ? S'il en était ainsi,
notre déification serait purement nominale, et nous ne serions les
P enfants de Dieu que d'une manière métaphorique, comme on
appelle fils d'Abraham ceux qui imitent la foi de ce patriarche
sans cependant descendre de lui, et fils de Satan, les imitateurs de
sa malice. Aussi d'autres théologiens -
et ce sont tout à la ibis
les plus nombreux et les plus recommandablcs par le savoir et la
-
vertu considérant d'une part que, loin de surfaire ses dons et
d'employer, quand il en parle, un langage hyperbolique, à l'instar
des hommes qui exaltent en termes magnifiques des présents sou-
vent chétifs, Dieu reste toujours au-dessous de la réalité; et se
rappelant d'autre part les témoignages si formels par lesquels
l'Espril-Saint déclare, ici, par la bouche de saint Pierre, que la
grâce est un don très grand et très précieux, maxima et pretiosa
nobispromissa, qui nous rend participants de la nature divine, ut
per hsec ejjiciamini divinse consortes naturse (1); là, par l'organe de
saint Jean, que nous sommes les enfants de Dieu, non pas seule-
ment de nom, mais en réalité : jilii Dei nominamur et summ (2),
étant nés de lui : ex Deo nati sunt (3), croient à une communica-
tion réelle, physique, formelle de la nature divine : non pas sans
doute à une communication semblable à celle par laquelle Dieu le
Père transmet à son Fils unique sa propre substance, mais à une
communication analogique de la nature divine par une certaine
participation de ressemblance, qui consiste dans un don créé, dis-
tinct de cette nature, dont il est cependant la vivante image (4).
Telle est également la doctrine des Pères. « 11 est. faux, dit saint
« Cyrille d'Alexandrie, que nous ne puissions être un avec Dieu
« sinon par un accord de volonté. Car, au-dessus de cette union,

(1) 77. Petr.ti, i.


(2) I. Joan., ni, 1.
(S)Joan., i, 13.
(4) « Gi'atia quoe est accidens,est quaedam similitude* divinitatis participata in ho-
mine ». S. Tu, III.,q. n, a. 10, ad 1.- Cf. etiam I»II«e, q. cxn, a. 1.
« il en est une autre plus sublime et de beaucoup supérieure qui
« s'opère par une communication de la divinité à l'homme,lequel,
» tout en conservant sa propre nature, est transformé pour ainsi
« dire en Dieu; de même que le fer plongé dans le feu devient
« igniforme, et, tout en demeurant du fer, semble changé en feu.
« Voilà Je mode d'union à Dieu par la réception en eux et la par-
licipalion de la divinité que Notre-Seigneur demande pour ses
te

«
«
disciples.
même les
» -
âmes
« Par là
humaines,
Dieu
en
transforme
imprimant,
en quelque sorte en
en gravant en elles
lui-

« une image et une ressemblance de sa substance (1). »


Cette comparaison du fer incandescent revêtu des propriétés du
feu, celle également du cristal éclairé par un rayon de soleil et
changé soudain en un foyer lumineux dont on a peine à soutenir
l'éclat, se retrouvent fréquemment sur les lèvres des Pères, lors-
qu'ils exposent aux fidèles le mystère de notre déification surna-
turelle. Ce qu'ils se proposent en recourant à ces analogies, c'est
de donner à entendre que la grâce nous rend vraiment déiformes,
qu'elle embellit et transforme les âmes d'une façon non moin s mer^
veilleuse et non moins profonde que ne le font la lumière et le
feu pour les corps sur lesquels s'exerce leur activité; mais ils ne
prétendent point que le mode d'opération soit identique de part
et d'autre. Car il y a un rayonnement véritable du feu au fer; le
premier communique réellement au second une partie de sa cha-
leur et de son éclat, tandis que Dieu ne communique rien de lui-
même, de sa substance ou de ses perfections aux créatures, pas
plus dans l'ordre surnaturel que dans celui de la nature.

(1) « Falsum est discipulos non posse esse unum cum Deo, nisi voluntatis concordia.
Nam supra illa, est unitas illorum cum Deo per quandam .Deitatis conformitatem, quac
participations divinitatis eis communicata, in Deum (ut ita dixerim) transeunt atque
transferuntur, servata suoe naturas veritale : periude atque ferrum ignitum et caudens,
per ignis comraunionem fit igniforme, videturque, sublata ferri substantia, omnino esse
ignis. Et hujusmodi unione, petit Dominus noster discipulos esse unum in Deo, ut
scilicet ei inserantur et intime conjungantur, per Deitatis in se susceptionem atque
participationem. » « Unio cum Deo non aliter in quoquam esse potest quam per spiritus
sancti participationem, propriam, nobis sanctificationem inserentis... Ideirco transfor-
mans in seipsum quodammodo hominum animas, divinam eis similitudinem imprimit,
et supremas omnium substantias effigiem insculpit. » S. Cyril. Alex., in Joan., lib. xi.
544 REVUE THOMISTE
.

VII

Mais alors en quoi consiste donc cette participation à la nature


divine, ce consortium naturse divinoe qui est la grâce ? Pour saisir
parfaitement notre réponse, que le lecteur veuille bien se reporter
par la pensée à ce qui a été dit dans un article précédent (1) pour
montrer comment tout être créé est une participation de
l'être incréc, toute perfection créée une participation de la perfec-
tion infinie, non pas une émanation, non pas un écoulement d'une
réalité existant en Dieu et qui passerait partiellement au dehors,
mais une reproduction par mode de similitude ou d'image de ce
qui est en Dieu. Puis donc que la grâce est une enlité réelle el
physique, et non une simple dénomination extérieure ou une
faveur extrinsèque de Dieu, comme le prétendaient les protestants,
dont l'assertion a été frappée d'anathème par le concile de Trente,
il en résulte qu'elle est, comme toute autre perfection véritable
une participation réelle, disons pour plus de clarté, une imitation
physique mais finie d'une perfection qui se trouve en Dieu à l'étal
infini.
Elle en est mêmeuneparticipation formelle.Pourbiencomprendre
le sens de cette expression, il faut se rappeler la manière dont les
perfections créées existent en Dieu. Comme il ne peut rien y avoir
de bon dans un effet qui ne se retrouve dans sa cause, et que Dieu
est la cause efficiente universelle de tout ce qui existe, il est mani-
feste que les perfections des créatures doivent toutes préexister en
lui. Mais toutes ne s'y trouvent pas de la même façon. Il est,
en effet, certaines perfections dont le concept n'implique aucun
défaut : telle la science qui est une connaissance des choses
par leurs causes, la justice qui rend à chacun ce qui lui est
dû, etc., etc.; il en est d'autres, au contraire, comme la vie orga-
nique, la faculté déraisonner, etc., qui sont essentiellement mêlées
d'imperfection : car, si c'est chose excellente de posséder en soi le
principe de ses mouvements, en revanche, dépendre nécessaire-

(1) Art. 1.
rement de la matière dans l'exercice de son activité est une grave
défectuosité; de même, si c'est le privilège fort appréciable de
l'ôtre raisonnable de pouvoir atteindre la vérité, par contre, n'y
arriver que par de longs circuits, à l'aide de déductions pénibles et
multipliées, est un signe d'imperfection. Aussi l'ange, plus par-
fait que nous, ne raisonne pas, il voit, il lit dans le principe toutes
les conclusions qui y sont contenues. Ainsi en est-il, à plus forte
raison, de Dieu.
Les perfections de cette seconde catégorie, appelées mixtes par
les philosophes, ne sauraient exister formellement en Dieu, c'est-
à-dire suivant leur raison spécifique, mais seulement d'une façon
plus éminente. Ainsi la raison n'existe pas en Dieu comme faculté
discursive, elle ne s'y rencontre qu'à l'état plus parfait
de pure intelligence. Quant aux perfections proprement et stricte-
ment dites, rien ne s'oppose à ce qu'elles soient formellement en
Dieu. Or la grâce est de ce nombre, car elle n'implique aucune
imperfection : nullam in sut ratione imperfectionem importât (4).
Donc la grâce est une participation d'une perfection qui se trouve 1

formellement en Dieu ; non pas de quelqu'une de ces perfections


qui peuvent être naturellement communiquées aux créatures,
comme l'être, la vie, l'intelligence, mais d'une perfection surna-
turelle et propre à Dieu en tant qu'élevé au-dessus de toute créa-
ture existante ou possible ; non pas même d'une perfection surna-
turelle quelconque, par exemple, de la connaissance que Dieu a de
lui-même et de l'amour qu'il se porte,
et de la charité, - -
c'est le propre de la foi
mais une participation, une imitation de cette
perfection primordiale et foncière qui, suivant notre manière de
concevoir, est la racine, la source, le principe des opéralions et des
attributs divins ; bref, elle est une participation formelle de la
nature divine elle-même (2).
Et il faut bien qu'il en soit ainsi; car, dit saint Thomas en s'ap-
puyant sur l'autorité de saint Denys, si, pour être en état de pro-
duire des opérations spirituelles, il est nécessaire d'avoir une
(1) S. Tn.,1 » IIT, q. cxi, a. 3, ad 3.
participât cognitionem diviuam per vir-
(2) « Sicut per potentiam intellectivam homo
tutem fidei, et secundum potentiam voluntatis amorem divinum per virtutcm chari-
tatis ; ita etiam per naturam animas participât secundum quamdam similitudinem
naturam divinam per quamdam regenerationem, sive recreationem. » S. Th., I», II",
q. ex, a. 4.
>46 KEVUË THOMISTE

nature spirituelle; et, à parler universellement, si l'on ne peut


exercer les opérations d'une nature, sans participer à celle nature,
comment agir divinement sinon à la condition de posséder, au
moins par participation, la nature divine (1)? Or la grâce a préci-
sément pour effet d'élever noire âme à un être divin qui la rend
apte aux opérations propres à Dieu (2) : opérations qui consistent
à se connaître, à se voir tel qu'il est en lui-môme, à s'aimer d'un
amour béatifique. Si donc Dieu veut, dans sa bonté infinie, nous
mettre en état d'exercer d'une matière connaturelle de semblables
opérations, s'il veut que nous puissions un jour le voir, l'aimer,
comme il se voit et s'aime lui-même, le posséder, jouir de lui, et
trouver dans cette possession et cette jouissance notre suprême
félicité, il faut qu'il nous communique une participation de sa
propre nature. De là ces paroles de saint Cyrille : « Puisque nous
avons une môme opération avec Dieu, c'est une nécessité que
nous participions à sa nature : Eamdem operationem connatura-
liter habentes, necesse est ejusdem esse naturoe (3).
Voilà ce qu'est en elle-même ]a grâce qui nous sanctifie, une
participation réelle, physique, formelle, à la nature de Dieu ;
c'est sa vie intime gratuitement communiquée aux créatures rai-
sonnables; c'est le commencement, l'ébauche, l'aurore de la vie
éternelle : quoedam inckoatio glorix in nobis (4). En parlant de la
sorte, saint Thomas n'était que l'écho du grand Apôtre, qui avait
dit depuis longtemps : « la grâce de Dieu, c'est la vie éternelle,
ici-bas dans son germe, là-haut dans son plein épanouissement :
Gratta Dei vita alterna (5). » Ce germe peut sembler petit, cette
ébauche imparfaite, celle aurore bien peu lumineuse; cependant,
c'est la vérité que la grâce de la voie contient virtuellement tout
le bonheur du ciel, qu'elle nous communique la substance des
biens que nous espérons, qu'avec elle, en un mot, et par elle, le
ciel est déjà dans nos coeurs. La gloire, en effet, ne sera pas un

(1) « Non potest aliquis habere spiritualem operationem, nisi prias esse spirituale
acoipiat; sicut nec operationem alicujus naturoe nisi piïus habeat esse in natura illa. »
S. Th., De Verit., q. xxvi, a. 2.
(2) « Ipsam essontiam anima? in quoddam divinum esse elevaus, ut idoaea sit ad
divinas operationcs. » S. Th., II. Sent., dist. xxvi, q. i, a. 5.
(3) S. Cïhill., lib. II, in cap. n, Isaiaî.
' (4) S. Tu., II' IIae, q. xxiv, a. 3. ad. 2
(5) Rom., vr, 23.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 547

état substantiellement différent de celui de la grâce ; il n'en sera


que l'apogée, la consommation, le plein développement. « Ce sera
le chêne au lieu du gland, la moisson au lieu de la semence, le
plein midi au lieu de l'aube (1) »; mais, dès cette vie, l'oeuvre de
notre déification est commencée, et nous possédons avec l'Esprit-
Saint les arrhes de notre béatitude.
Ah! si nous savions le don de Dieu! Si nous comprenions le prix
de la grâce! Avec quelles ardentes supplications nous redirions,
nous aussi, la parole de la Samaritaine : « Seigneur, donnez-moi
de cette eau! Domine, da miJii hanc aquam (2). » Et parce que
nous portons ce trésor dans des vases fragiles (3) et qu'il suffit
d'un faux pas pour tout compromettre, avec quelle sollicitude
nous éviterions tout ce qui pourrait nous exposer à le perdre !
Avec quel empressement nous nous hâterions de le recouvrer
après l'avoir perdu ! Comme nous nous efforcerions de l'aug-
menter par nos mérites! Comme elle nous paraîtrait simple, évi-
dente, lumineuse, la parole de l'Angélique Docteur affirmant que
le plus petit alome de grâce vaut plus que l'univers entier (4) ! i

VIII

Et pourtant nous n'avons pas encore dit complètement ?-? qui


-
pourrait le l'aire? à peine avons-nous effleuré ce que l'Apôtre
appelle les insondables richesses du Christ : investigabiles divitias
Christi (5). Cette grâce qui paraît une fin si précieuse, n'est qu'un
moyen; ce but n'est qu'un point de départ. En versant dans
l'âme du chrétien ce don merveilleux qui le purifie, le justifie, le
change en une nouvelle créature, en un être déiforme objet des
divines complaisances, Dieu ne fait que le préparer à un don plus
sublime encore, à une déification plus complète. Si grand, en effet,
si suréminent que soit en lui-même le bien de la grâce, il n'est

(1) Mgr Gay, Sermons d'Avent.


(2) Joan., iv, Jï>.
(3) « Ilaberaus thesaurum istum in vasis ilctilibus. »
II. Cor., iv, 7.
(i) « Bonum gratiae unius raajus esl quam bonum naturoe lolius universi. » S. Tu.
[" II'", q. cxin, a, 9. ad 2.
(.:i) liphes., m, 8.
548 REVUE THOMISTE

cependant pas le dernier terme de l'amour divin ici-bas, ni la plus


haute effusion du coeur de Dieu; ce n'est qu'une préparation au
bien suprême, un acheminement au don par excellence, une dis-
position préalable à la communication de l'Esprit-Saint venant en
personne dans l'âme juste en compagnie du Père et du Fils, et
s'unissant à elle d'une manière ineffable comme objet de sa con-
naissance et de son amour. Nous mettre en possession de Dieu,
ici-bas d'une manière réelle quoique obscure, en attendant l'heure
où nous pourrons le contempler face à face, voilà le dernier fond
de la grâce et ce qui en fait en définitive tout l'e prix.
L'oeuvre de notre déification comprend donc un double élément :
l'un créé, servant en quelque sorte de lien, de trait d'union entre
Dieu et l'âme, et disposant celle-ci à la possession des personnes
divines, c'est le rôle de la grâce (1); l'autre in créé, constituant
comme le couronnement de notre perfection, le terme de nos aspi-
rations, le bien dont la jouissance même initiale est déjà un avant-
goût du ciel : et c'est Dieu lui-même se donnant à nous, s'unissanl
à nous, venant habiter dans nos coeurs suivant la parole du divin
Maître : « Si quelqu'un m'aime mon Père l'aimera, et nous
..,
viendrons à lui, et nous établirons en lui notre séjour (2). » Aussi
les théologiens distinguent-ils deux sortes de participation à la
-
nature divine duplex naturoe divins; consortium : -
l'une, for-
melle et analogique, par laquelle Dieu nous fait communier à sa
nature par une certaine participation de ressemblance avec lui,
per quamdam similitudinisparticipationem (3); l'autre, terme et but
de la première, consistant dans une intimeunion de nos âmes avec
Dieu. Saint Denys a résumé cet enseignement dans une formule
aussi brève qu'expressive : « Notre déification, dit-il, consiste
dans une assimilation et une union à Dieu aussi parfaite que
possible : Est autem hase deifteatio, ad Deum, quanta ftari potest,
assimilatio et unio (4). »
Cette union, comparée dans la Sainte Ecriture à celle de l'époux

(t) « Gratia gratum faciens disponit animam ad habendam divinam personam. »


S. Th., I, q. xliii, a. 3, ad 2.
(2) Jean., xiv, 23.
(3) « Necesse est quod solus Deus deificet, communicando consortium divinas naturoe
per quamdam similitudinis participationem, sicut impossibile est quod aliquid igniat nisi
solus ignis. » 8. Th., Ia IIae, q. cxn, a. i.
(i) S. Dionys., Ilierarch. eccles., c. i, n. 3.
et de l'épouse, est désignée par les mystiques sous Je nom de
mariage spirituel. C'est dire combien elle est étroite, douce et
féconde. Union étroite, intime, profonde, dépassant inexprima-
blemcnt celle qui existe entre l'homme et la femme, car la nature
n'est que l'ombre de la grâce. D'une part, en effet, il n'y a que
rapprochement des corps; de l'autre, il y a compénétration de
l'âme par Dieu. Et s'il est vrai de dire des époux humains qu'ils
sont deux dans une même chair, eruntduo in carne una (1), l'Apôtre
déclare qu'en adhérant à Dieu par l'amour, l'âme juste devient un
môme esprit avec lui : Qui adkoeret Domino, unus spiritus effi-
citur (2).
Union pleine de douceur et de suavité. Comparée à cette union
sainte, l'union matrimoniale n'est que froideur et amertume. Ici,
le contentement est court, le plaisir bas et grossier; là, tout est
grand, élevé, durable : c'est la gloire, c'est la pureté, c'est la ten-
dresse, ce sont d'ineffables délices que la langue humaine est
incapable d'exprimer, et le coeur de l'homme trop étroit pour les
contenir.
Enfin union féconde, d'où naissent les saintes pensées, les affec-
tions généreuses, les entreprises hardies, et tout cet ensemble
d'oeuvres parfaites désignées sous le nom de béatitudes et de fruits
du Saint-Esprit.
Commencée sur la terre, cette union bénie ne se consommera
qu'au ciel. Déjà sans doute, suivant la parole de l'Apôtre, l'âme
sainte est fiancée au Christ (3) ; déjà elle est l'épouse de l'Esprit-
Saint, qui lui a donné la foi comme un anneau symbole de leur
alliance (4), l'a revêtue de la grâce et delà charité comme d'une
robe brochée d'or (5), l'a ornée de ses dons et des vertus infuses en
guise de pierres précieuses (6), et s'est donné lui-même, quoique
d'une manière obscure, comme gage de l'éternelle félicité. Reste
maintenant que l'Epoux divin achève son oeuvre et concède à son
épouse cette dot ineffablementriche qui s'appelle la vision, iacom-

(1) Gen., il, 24.


(2) /. Cor., vi, 17.
(3) « Despondi vos univiro virgiuem castam exhibere Christo. » II. Cor., xi, 2.
(4) « Annulo suo subarrhavit me. » Ex ofjîc. S. Agnetis.
(5) « Induit me Dominus cyclade auro contexla. Ibid.
(6) « Circumdedit me vernantibus et coruscantibus gemmis. » Ibid.

BEVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - !)7.


550 REVUE THOMISTE

préhension, la fruition : la vision qui doit succéder à la foi, la


compréhension qui lui fera saisir ce bien souverain qu'elle pour-
suivait ici-bas avec de si ardents désirs, la fruition enfin qui con-
sommera sa béatitude (1).
Alors prendra fin ce travail de transformation surnaturelle qui
constitue comriie la trame de la vie du chrétien en ce monde,
l'assimilation divine étant désormais parfaite. Déifiée dans son
essence par la grâce, dans son intelligence par la lumière de
gloire, dans sa volonté par la charité consommée, l'àme contem-
plera sans voiles, et possédera dans la plénitude de la joie celui
qui est la vérité subsistante et le bien souverain. C'est au moment
où Dieu nous apparaîtra ainsi dans tout l'éclat de sa gloire que
nous lui serons pleinement semblables, parce que nous le verrons
tel qu'il est: Scimus quoniam, cum apparuerit, similes ei erimus: quo-
niam videbimus eumsicuti est (2). Nous vivrons de sa vie, nous par-
tagerons sa béatitude, car la vie de Dieu consiste à se connaître
et à s'aimer, sa béatitude à jouir de lui-même. Alors sera réalisé
le souhait que formait l'Apôtre, quand il écrivait aux Ephésiens :
« Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-
« Christ..., afin que vous soyez remplis de toute la plénitude de
« Dieu » : Ut itnpleamini in omnem plenitudinem Dei (3).

Fr. Barthélémy Froget, 0. P.


(A suivre.)

(1) S. Th., I. q. xii,


(2) I. Joati., m,2.
a. 7, ad 1. - Supplem., q. xcv, a. S.

(3) Ephes., ni, 19.


LA VIE SCIENTIFIQUE

LES SCIENCES PHILOSOPHIQUES


AU CONGRÈS CATHOLIQUE DE FRIBOURG

Nos lecteurs ont appris par la presse des différents pays les principales
phases du IVe Congrès scientifique international des catholiques tenu à
Fribourg pendant le mois d'août. Il a dépasse, semble-t-il, les esjîérances
qu'on en avait conçues, du moins en ce qui concerne le nombre des adhé-
rents qui a pu atteindre le chiffre de trois mille et au delà : adhérente
honoraires, si l'on peut ainsi parler, mais dont 680 sont venus prendre une
part active à ces savantes assises. Disons tout de suite que, pour notre part,
nous avons regretté l'absence forcée de plusieurs sommités du monde
catholique. Evidemment on ne peut ici donner le compte rendu des dix
sections scientifiques du Congrès : c'est là le but d'une jaublication offi-
cielle où nos lecteurs pourront non seulement compléter par la lecture
des travaux imprimés leurs renseignements, mais suppléer à ce que ces
notes un peu rapides ont nécessairement d'inachevé ou à ce qu'elles
peuvent même contenir d'inexact : elles n'ont de prétention que
celle d'être rédigées avec sincérité et on les présente très disposé
d'avance à réparer toute blessure involontairement faite à la vérité ou
à la justice. Au surplus ce carnet de notes ne peul-il être qu'un pal-
marès de distribution des prix. Il suffira donc d'apporter à nos lecteurs
un écho de la IIIe section, celle des sciences philosophiques, où, de 51 tra-
vaux annoncés, plus de 20 ont été lus au cours des séances. Faut-il dire
que beaucoup ont été discutés, et quelques-uns même assez vivement? II
est telle après-midi où le public a manifesté une véritable effervescence
et,en goût de joutes d'idées, ne s'est pas fait scrupule de résister à l'hono-
rable président qui, invoquant les statuts, voulait que le combat finît, faute
de temps : il est vrai qu'en pays démocratique, les catholiques étrangers
?'i la Suisse ont voulu s'offrir tour à tour le luxe d'un référendum
et du
-
droit d'initiative en petit. Ajoutons toutefois qu'il faut regretter, malgré
d'incontestables bonnes volontés, une certaine prodigalité dans l'emploi
552 REVUE THOMISTE

du temps dépense en des lectures trop longues parfois et dont l'effet le


plus évident a été d'écourter des discussions 'qui, au lieu d'apporter quel-
que fécond résultat, ont semblé se perdre, comme des ruisseaux, dans le
sable. L'objection libre, formulée avec clarté sans doute, mais trop vaga-
bonde, n'a pas non plus l'avantage de celle qu'on enserre dans les digues
du syllogisme. Leibniz serait encore de cet avis. A ce point de vue, rien ne
ressemble moins aux assemblées quodlibètales des vieilles Universités,
qu'un Congrès moderne. Nous déplorons, non pas que le temps nous
presse, mais que l'art nous fasse défaut : c'est un de ses caractères,
comme de toute habitude, de faire agir facilement et promptement, et le
plaisir n'en est que plus vif.

La première séance s'ouvre par la lecture du travail de M. Anl.


Marzocco de Vinlimille " D*> srirnifinnim.. PneMinatoloflixi nrxsfirtim nr
Theoloffix, complexu partitione et ordine. L'auteur s'est employé à compléter
l'enseignement philosophique et à indiquer les questions qui s'y devraienl
traiter : c'est donc une lacune qu'il s'agit de combler. De plus, M. Mar-
zocco propose une nouvelle division, un ordre perfectionné des diverses
sciences, en s'appuyanl sur celle base fondamentale que les êtres peuvent
se classifier ainsi : corps, esprits, Dieu. Mais qui ne voit que cette répar-
tition des sciences, outre qu'elle a l'inconvénient de reposer sur une
distinction matérielle de leurs objets, ne peut logiquement la supposer
comme appui ; elle est bien plutôt un résultai et un terme d'arrivée qu'un
point de départ. Ensuite, selon le même auteur, la philosophie est la
science de l'être et des opérations des corps, des esprits, de Dieu, consi-
dérés au point de vue naturel : c'esl cet objet formel qui la différencie des
sciences mystagogiques. Envisage-l-on les objets res2aectifs de celles-ci el
de celles-là par rapport à leur origine,ces sciences sont alors protologiques.
Elles sont « eschatologiques » si c'est la fin que l'on y considère. Ainsi, par
exemple, on étudiera en philosophie la résurrection des corps... Une autre
subdivision en traite au point de vue soit « nomologique », soit « thauma-
tologique », selon que l'existence et l'activité des êtres suit un coui'i-
régulier ordinaire ou quelquefois s'en écarte en préférant un mode extraor-
dinaire et merveilleux. Certains effets prélernaturels assortissent donc à
la philosophie, par exemple les oeuvres de la grâce dans la nature, la répa-
ration des blessures du péché, etc.. Tel est, résumé dans ses grande-
lignes, lre tableau synoptique de la hiérarchie des sciences : il reste à voir
ce que nos pères appelaient l'ordre de discipline ou l'ordre jjédagogique.
Le voici, d'après M. Marzocco : d'abord la logique, puis la physique, l'as-
tronomie, la botanique, la zoologie, les sciences anthropologiques les
LA VIE SCIENTIFIQUE 353

mathématiques. On les étudiera seorsim et collective. Nous faisons grâce du


reste : ce beau désordre pèche par la base, et l'essai personnel du cha-
noine Marzocco n'est pas appelé à remplacer l'opuscule de saint Thomas
sur Boéce : de Trinitate. L'auteur a néanmoins eu le mérite de vouloir syn-
thétiser l'ensemble de ses connaissances jjhilosophiques : c'est une vraie
tentation à laquelle, dit-on, succombera j>Ius d'un jeune philosophe. Il
faudrait être bien sévère pour leur refuser 1 absolution avant la récidive.
Le R. P. Poulain, de la Compagnie de Jésus, demande à M. Marzocco
quelle idée neuve il a voulu mettre en évidence. Il est répondu, avec plus
de précision cette fois, que les traités de philosophie sont tronqués., et
que certaines thèses réservées de fait à la théologie ont droit de cité dans
le domaine propre de la raison.
Cette réponse provoque de la pari d'un autre congressiste la crainte
exprimée qu'on ne confonde ces deux sciences, et cette autre observation
que, touchant la vie future et la résurrection des corps, qui dépend de
la libre volonté de Dieu et de ses décrets, il vaut mieux s'en remettre à la
révélation qu'au raisonnement. M. de Margerie est d'un avis contraire :
la philosophie étudie l'homme ; il lui appartient donc de rechercher la fin
du composé humain, le corps n'étant pas accidentel mais essentiel. Et cette
pensée se faisait jour, quand le président vient à signaler le péril d'en-
gager la question sur le terrain théologique : cette incursion est formelle-
ment prohibée par les statuts. Nous n'ajoutons ici qu'une réflexion : peut-
être la question était-elle mal posée. Il n'y a pas de doute que la
philosophie rationnelle ait le droit de s'occuper de la résurrection ou
mieux de la destinée du corps humain, non certes dans les conditions où, de
fait, nous savons par la révélation qu'elle se fera, mais dans ce qu'elle a
d'essentiel, en tenant compte des naturelles exigences du composé. Saint
Thomas, dans sa « Somme contre les Païens » (lib. IV, c. 79 in fine), en
donne des raisons de convenance indépendantes de la foi. Ce qui fait diffi-
culté, c'est, au point de vue logique, la valeur probante
démonstrative - - dialectique ou
que peut revêtir, à priori, toute espèce de raisonnement
en cette matière.
Vient le tour du travail de M. Marchich : « Utnim in dialectica Aristotelea
recte distinguanturfigura et modi syllogismi?'La solution est négative, et l'in-
tention du philosophe hongrois est de simplifier Aristote et de mettre
autre chose à sa j>laee. L'idée générale de cette contribution est que le
contenu intégral de la pensée doit être transcrit et exprimé dans la propo-
sition, notamment par la quantité du sujet et du prédicat. Cette vue esl-
elle neuve? M. le Dr Bacuinke, professeur à l'Université de Breslau, fait
remarquer que l'auteur n'ayant pas cité ses sources, les congressistes
pourraient se mettre au même point de départ que lui, en consultant la
554 REVUE THOMISTE

logique d'Hamilton, de Beneke (?) ou autres logiciens d'Allemagne. C'est


au fond la fameuse théorie établie sur la quantification du prédicat. M. Mar-
chich porte sa critique dans les trois parties classiques de la logique
aristotélicienne et scolastique. C'est une démolition où sautent d'abord
comme tels, les termes dits indéfinis, car ils sont définis : non homo est
aussi déterminé que homo. Les propositions, elles aussi, ont affaire à l'in-
trépide M. Marchich : en qualité, pas de négatives, et la raison en est
simplette, puisque le jugement ne se fait pas sans le rapprochement de
deux idées : donc toute proposition est affirmative. Pour la quantité, on
est plus radical encore : plus d'universelles, de particuliers, etc., et c'est
vraiment dommage pour les fervents de la vieille logique du moyen âge,
- de la bonne s'entend. Ils doivent renoncer à A, E, I, O, et même aux
indéfinies qui n'avaient pu mériter l'honneur de la cinquième voyelle ma-
juscule ! Et voici pourquoi : l'extension d'une proposition doit se prendre,
non plus conséquemmenl à celle du sujet, mais de la relation entre le
sujet et le prédicat, de la quantité de la convenance entre l'un et l'autre.
Cette sape en règle a pour résultat immédiat de réduire à rien l'oppo-
sition, l'équipollence et la conversion des propositions. S'attaquanl désor-
mais au syllogisme aristotélicien, M. Marchich ne veut plus de majeure, de
mineure, ni de termes, grand, petit ou moyen : ils sont égaux ; ni sujet ni
prédicat, car, à quantités égales, la copule [est) ne peut être qu'un signe
d'équation, quelque chose comme =. Et c'est plaisir à voir comme
enfin s'évanouissent les figures et comment tombent les modes. Au moins
nous voilà débarrassés - -
et ijui s'en plaindrait ? de la prose versifiée
de la basse scolastique. Le R. P. Folghera, des Frères Prêcheurs, qui a
bien voulu lire les parties saillantes de cette étude est invité, le premier,
à donner son avis. Cette logique n'est pas celle des opérations réelles de
l'intellect, ni des procédés mentaux comme ils ont lieu, dans l'homme tel
qu'il est. Nos jugements, la conscience l'atteste, ne sont pas des équa-
tions, au sens strict du mot. El quant à la simplification, il faut avoir
assisté à cette séance de congrès, pour la juger adéquatement. Les
exemples proposés ont provoqué une douce hilarité, pourtant sympa-
thique. Si nous ne craignions la jeu des mots, nous dirions que c'est une
simplification compliquée. Le R. P. Poulain ayant demandé si, au point de
vue pédagogique,il n'y aurait pas à tirer de cet essai quelque utilité tout
comme d'un livre de géométrie récemment publié dans le même esprit à
la librairie Gauthier-Villars, le célèbre professeur à l'Université de Gand,
M. Mausion, qui, comme l'a dit M. Domel des Vosges, jouit d'une si
grande compétence, émet un avis négatif. Décidément, en mathématiques
au moins, comme en logique, le vieux jeu a du bon.
La parole est donnée au R. P. de Muimynek, des Frères Prêcheurs,
LA VIE SCIENTIFIQUE

professeur à Louvain. L'auteur va lire ses Notes sur Vatomisme et l'hylè-


morphisme. Avant de les analyser, on nous pardonnera d'intercaler ici une
historiette : elle a sa morale. Les membres du IVe congrès qui ont assisté
au premier, réuni à Paris en 1888, se souviennent qu'à propos d'une com-
munication du R. P. Bulliot sur l'unité des forces physiques, il y eut des
débats animés louchant le système de la matière et de la forme.

-
Mgr dTïuîst - sa mémoire n'a cessé de planer sur notre dernier congrès
et le R. P. Poulain firent successivement de très brillants assauts
d'armes : celui-ci, avec beaucoup de compétence en chimie sur les archi-
tectures d'atomes et l'équilibre des forces des combinants, par où se rui-
nait la distinction vieillotte du rémanent virtute ; celui-là avec beaucoup
d'esprit, puisqu'à l'en croire, Ja matière et la forme devaient désormais
être reléguées au musée des curiosités enfantines de la pensée humaine,
en conrpagnie du mouvement j>erpétuel, et de la quadrature du cercle.
L'hylémorphisme répugnait en ce temps-là à la science, à ses hypothèses
le mot de Mgr d'Hulsl fut relevé prestement et le coup paré
- -
ou à ses
quasi-certitudes placées sous le patronage autorisé du R. P. Poulain. Le
R. P. de Munnynck a repris le procès : on avait proclamé la répugnance,
l'antipathie entre l'hylémorj)hisme et l'atomismc ; que dire s'il y avait com-
patibilité, si bonne entente était possible ? Notre jeune confrère a tenté cet
accord ou mieux, sans vouloir reprendre les preuves métaphysiques de
l'hyléniorphisme, il a cherché à combler des lacunes, à redresser des
inexactitudes préjudiciables au tenace système, et dont la seule présence,
dans les manuels scolastiques ou autres livres, autorisait pour ainsi dire
les hommes de vraie science à le disqualifier. II est indispensable, a-t-il
dit, d'asseoir sur des bases expérimentales sérieuses un système philoso-
phique qui prétend expliquer la nature intime des substances corporelles.
Il est donc d'une souveraine importance de soumettre à un examen minu-
tieux les faits observés par les chimistes pour choisir, en connaissance
de cause, un système sur la constitution des corjîs. Or certaines propriétés
de quelques corps ne s'expliquent nullement dans la théorie atomique :
cette affirmation résulte de l'examen comparatif du butane normal C4 H10,
de l'acétone méthyl-éthylique, et du diacétyle; de la comparaison entre
les deux atomes de chlore de l'oxyde de méthyl-élhyle bichloré bÏ23rimaire,
du caractère acide de CH2 Br OH, etc. D'où : 1" il faut admettre l'unité
substantielle et individuelle, non seulement dans les molécules composées,
2° mais encore dans les molécules simples ^polyatomiques : les faits qui
l'établissent pour les premières, s'appliquent de tout point aux secondes.
3° Cependant l'unité substantielle n'implique pas l'unification complète,
l'homogénéité, soit dans les propriétés soit dans les distinctions quantita-
tives. Des faits dûment expérimentés nous obligent à admettre, dans les
0S6 REVUE THOMISTE

molécules, une distinction analogue à celle qu'on tient entre les différents
membres du corps humain, distinction secondaire qui ne s'oppose en
aucune façon à l'unité substantielle de l'individu humain. Le R. P. de
Munnynck insiste sur la nécessité d'accorder l'unité substantielle et indi-
viduelle, même à la molécule simple polyatomique, à l'atome non pas, et
contre la thèse du professeur Nys de Louvain, il serre de près la définition
de l'individu, utilise la loi d'Avogadro comme celle des chaleurs spéci-
fiques, et résout l'objection qu'on peut tirer de la décomposition de l'acide
chlorhydrique où il semblerait que l'hydrogène ne pût renaître qu'à l'état
d'atome. Signalons aussi la brillante manière dont l'auteur a dégagé, cla-
rifié la notion scolastique de la permanence virtuelle appliquée à l'atome
dans la molécule. Entendre par cette virtualité que les atomes ne sont plus
aucunement distincts dans la molécule, mais qu'ils le seront si la forme
substantielle disparaît, c'est là une solution inadmissible. Qu'ils ne soient
plus essentiellement distincts, le P. de Munnynck l'accorde ; mais il nie
qu'à côté de l'union substantielle, il n'y ait pas des distinctions acciden-
telles, la quantitative par exemple, dont les atomes sont affectés. Cette
explication, doublée d'une subtile exégèse d'un texte de saint Thomas
d'Aquin(l), est véritablement originale : elle nous débarrasse une fois pour
toutes du vague odieux d'un terme scolastique, et il faut féliciter le R. P.
de Munnynck de l'art qu'il possède d'ouvrir les mots. Dira-l-on encore
que les tenants de l'hylémorphisme - je parle de. ceux qui se rallient au
jeune professeur de Louvain .-- contestent « aux savants les résultats una-
nimement admis » ? Nous pensons que cette fois il y a progrès : et nous
aimons à le dire, c'est Yesprit des grands j>enseurs du xmc siècle qui en
est le secret principe. Il est passé de mode de chicaner toujours la science
contemporaine, on fait mieux en l'interprétant, et c'est une bonne poli-
tique en môme temps qu'une bonne fortune d'agréer pour le compte de la
philosophie la dot de vérités qu'elle apporte avec soi. Le succès du R. P.
de Munnynck n'a pas empêché les difficultés, ni les objections, ni les
demandes d'éclaircissement. De la part du R. P. Serlillanges, des Frères
Prêcheurs, l'attaque a porté sur les transformations substantielles : les
chimistes les entendent-ils comme les philosophes ; et les démonstrations
de l'auteur, valables aux yeux des premiers, trouveraient-elles les seconds
aussi dociles ? Substantiel et accidentel sont des termes relatifs, en science.
Or, au point de vue envisagé ici, le mot substantiel se rapporte à la pre-
mière division de l'être et revêt un caractère absolu. Cela étant, les
remarques du rapporteur sont-elles suffisantes pour imposer la notion de
transformations substantielles?- On en peut douter. - L'auteur répond

(1) I. q. 76, a. 4 ad 4.
LA VIE SCIENTIFIQUE 557

qu'il n'entrait pas dans son intention de porter le débat sur ce j>oint, et
qu'il lui suffit d'avoir établi celle proposition : s'il y a des transformations
substantielles, il faut en voir dans les cas indiques.
Le problème cosmologique est à l'ordre du jour, et l'étude de M. Miellé
sur « la matière première et l'étendue » lui apporte de nouveaux dévelop-
pements. Quelle est la relation du premier substrat matériel el delà quan-
tité ? On répond : Tilciienci prima est tûUu, rudix quu/tililuîùi. i_<'est là le
sclième commenté par le savant professeur du séminaire de Langres. Il
prend position très franchement entre ceux des philosophes du moyen
âge qui ont exagéré la connexion indiquée, nominalistes ou averroïstes,
et ceux qui l'ont amoindrie jusqu'à l'exténuer peut-être, comme Scot et
d'autres seolasliques postérieurs à Suarez : cette situation intermédiaire
est celle de saint Thomas, etprend pour base la doctrine du principe d'indi-
viduation. La matière reçoit la forme, mais elle la resserre, la contracte, la
fait incommunicable : on doit trouver là l'origine rationnelle de l'étendue,
car, si une nature spécifique est apte à exister en plusieurs sujets-indivi-
dus, c'est qu'elle est, de soi, communicable, et comme après l'immersion
de la forme se fait l'incommunicabilité, et logiquement la division
ou la
pluralité ou bien la divisibilité qui caractérise l'étendue, si la matière pre-
mière est le principe d'individuation, elle est aussi la raison de l'étendue.
Nulle opposition n'est faite aux conclusions de l'auteur
peut-être - - il en viendra
et M. le professeur Kaufmann, de Lucerne, donne aussitôt
lecture de sa dissertation sur le « Monisme » (1) : on trouvera
y une cri-
tique de la méthode suivie dans ce sj^stème réductible au panthéisme
matérialiste. Si Dieu et le monde sont identiques et unifiés, si Dieu
est immanent à la matière pour la mouvoir et être l'âme du monde, le
monisme, qu'est-ce autre chose qu'un panthéisme codifié? Pour les
monistes, cette conception du monde est un postulat de la raison, et
une
donnée scientifique fournie par l'induction des faits. M. Kaufmann,
pour
montrer qu'un certain dogmatisme joue un grand rôle dans le système
- puisqu'il repose sur une certaine foi à d'indémontrables hypothèses
matérialistes, et sur les déductions qu'on en tire
.- prend ses sources dans
le livre de Haeckel : « le Monisme, accord entre la Religion la Science
et »,
et dans celui du professeur Forel, de Zurich : « Cerveau el Ame ». Après
quelques notions historiques, l'auteur, relativement à la doctrine du
monisme, institue une méthode de critique. Pour conclure il revient à
l'étude des faits dûment constatés, et d'une/lfiahière apologétique, il s'ap-
plique à signaler le confirmatur qu'ils donnent
aux doctrines théistes et
chrétiennes, au détriment du monisme. On applaudit le
savant professeur

(1) Die Méthode des mechanischen Mbnismus.


sla.
558 REVUE THOMISTE

du lycée de Lucerne : ce n'est pas pour déplaire à ses amis les thomistes
du Congrès.
Après les études de cosmologie, le programme annonce des questions
psychologiques. Nous ne saurions dire pourquoi il y a si peu de produc-
tions dans cette partie : serait-ce que, parmi les catholiques, on se lasse de
faire des conciliations hâtives avec les conclusions trop changeantes de
la psycho-physiologie, ou bien que ce qui est dans l'air le porte davantage
vers la métaphysique, la météorologie et l'apologétique ? La liste des tra-
vaux présentés au Congrès avait pourtant annoncé j>lusieurs sujets inté-
ressants : beaucoujj de participants ont regretté les motifs divers qui ont
enrpêché nos psychologues les plus réputés de satisfaire leur curiosité et
leur attente. Ils en ont écouté avec d'autant plus d'intérêt le R. P. Peillaube
sur « la Conscience des sensations », dont nous reproduisons les conclu-
sions aussi fidèlement que possible. Le sens prend une certaine cons-
cience de son acte dans l'expérience de son activité. Il est incapable de se
réfléchir sur son acte, et de le percevoir comme objet de connaissance, par
un acte nouveau distinct. La conscience sensible est un sens distinct des
sens propres en tant que pouvoir de saisir et de comparer les sensations.
Et enfin, la conscience des sensations est une faculté dont l'organe prin-
cipal situé dans le cerveau est étendu et différencié. Aucune discussion :
quiconque a ouï ainsi parler le jeune professeur de l'Institut catholique de
Paris, supposé l'initiation aux doctrines psychologiques d'Arislotc et de
saint Thomas d'Aquin, n'a pu qu'approuver cette interprétation philoso-
phique du « sensorium commune » : elle n'est peut-être pas nouvelle, sauf
au point de vue physiologique, mais elle est « neuve ». N'oublions pas
que le psychologue explorateur qu'est le R. P. Peillaube a voulu établir
ses conclusions « dans l'état actuel de la science » : notre remarque n'est
pas qu'une banale formule.
Voici, dans une autre manière, « le concept thomiste de l'instinct des
animaux » j>ar le R. P. de Langen-Wendels, des Frères prêcheurs. Com-
munication intéressante à des points de vue divers. On a là tout ensemble
un travail d'érudition thomiste et albertine, d'analyse si l'on entend par ce
mot le développement d'une idée primordiale sur la nature de l'animal, et
de synthèse si l'on y voit l'application d'un principe simple à la multiple
variabilité des faits. L'auteur a répondu au voeu autrefois émis par
Mgr d'Hulst de voir produire une étude approfondie de l'instinct, afin d'en
manifester lanature et les limites. Les lecteurs du compte rendu officiel vou-

-
tifiques !
-
dront bien à quelles équivoques ne prêtent pas les formules même scien-
se placer au point de vue de l'auteur : sa méthode n'est pas
a posteriori, d'après les faits.- qu'on ne se récrie pas - mais a priori,
et, sans déprécier l'autre, nous la croyons bonne, n'eût-elle d'autre résultat
LA VIE SCIENTIFIQUE 539

que d'éviter des transpositions psychologiques et des prêts gratuits qu'on


fait parfois aux animaux. L'illustre Cajelan était de cet avis. Evidemment,
pour comprendre cette position, il faut renoncer à celle où l'on se trouve
d'ordinaire : il n'est pas question cette fois de différencier l'homme de la
bêle par l'instinct, c'est chose sue, mais de fouiller cette faculté complexe
et de la surprendre non sur le fait, mais dans ses causes et en deçà de sa
nature spécifique.
« La Logique de l'enfant (4) » : c'est un professeur de l'Université de
Munich, le Dr Bach, qui entrelient les congressistes philosophes de cette
question. Au fond, ce qui est visé c'est de distinguer l'enfant du jeune
animal; celui-ci n'a pas de logique, celui-là en a déjà. La preuve? C'est
que l'enfant qui jouit, a-t-on dit, de l'intellect potentiel
été dits en grec jio-ur citer Arislote - - et ces mots ont
jouit ainsi de l'intellect actif (en
grec, également) : il le manifeste par ses actes « d'attention ». Le jeune
animal, lui, n'est pas attentif (Keinc auf vers am Keil). Et c'est, d'après
M. le Dr Bach, une souveraine différence. Maint congressiste, pensons-
nous, aurait aimé à discuter l'inattention étourdie des jeunes animaux. A-
l-on évité par sentiment de gravité scientifique de faire montre de ses
connaissances en La Fontaine et Buflbii? ou bien était-ce orgueil de race
humaine et légitime fierté d'avoir eu, si jeune, de la logique spontanée?
Une autre visée du Dr Bach est la réfutation de l'évolulionisme qui sup-
pose que la raison et la logique de l'enfant sont postérieures aux premiers
essais de langage, c'est le contraire que soutient le Dr Bach : la vraie
expérience montre une logique spontanée qui devance et prévient les pre-
miers mots articulés 2iar l'enfant. M. l'abbé Denis fait à cette théorie un
reproche et une objection. Pourquoi l'auteur n'a-t-il pas parlé des mouve-
ments naturels spontanés de l'enfant vers un être supérieur
qu'il cherche instinctivement ? L'opposant admet cette tendance quasi
.- Dieu -
native : le Dr Bach n'y répugne pas trop, car il accorde à l'enfant en bas
Age des éléments de logique spontanée.
Un membre du bureau s'est levé : Mgr Kiss,directeur de la Société hon-
groise de Saint-Etienne, prend la parole : « Anàlysis àbstractionis intellec-
iualis. » On est charmé d'écouter le sympathique prélat, autant que de le
voir : type magyar, visage émacié, physionomie expressive avec des yeux
d'un noir ardent au regard fixe et tendre. Avec une extraordinaire facilité
de parole et une diction latine aussi vivante que nette, Mgr'Kiss donne
''impression qu'il est un maître : sa langue est claire, sa phrase est élégante
cl concise, et sa pensée, scolastique dans le procédé, a une grande pré-
cision. Ce qu'il dit est dense et paraît distillé ; mais, à la fin, les gouttes

(1) Die Logih des Kindes.


560 REVUE THOMISTE

f\ tombent si rapides, si perlées, qu'il faut une attention prodigieuse pour les
recueillir et apprécier leur valeur. En quoi consiste l'abstraction intellec-
tuelle? L'intellect, se fondant sur ce qu'il reçoit des sens, remonte de
l'accident un sujet substantiel, de la propriété transitoire, passante, à l'es-
sence, de l'opération à la nature, des phénomènes à leurs causes, du tem-
porel à l'éternel, du contingent au nécessaire, du fini à l'infini, bref de ce

cause et à la raison éloignée.

Preuves 1° Nulle
: connaissance humaine n'est indépendante de la sen-
sation : donc tous les objets connaissables se manifestent à l'intellect par
la sensation ; c'est pourquoi ils doivent être triés, séparés de la sensation
et des conditions sensibles. 2° Tout ce qui existe est individuel; indivi-
duels, par conséquent, les éléments constitutifs de chaque chose et en
définitive, nul besoin pour l'intellect de les dépouiller des principes d'indivi-
duation. Aussi l'intelligence humaine est-elle à la fois possible et active.
Si nous avons bien compris l'éminent prélat, toute sa thèse, où il veut
apporter une modification aux doctrines scolastiques,revient à ces deux chefs
d'idées : l'essence singulière des choses est intelligible par elle-même,
car l'auteur n'admet pas le principe d'individuation des thomistes ; l'uni-
versel n'est que le possible en Dieu, point réel, d'où suit la suppression
radicale de l'intellect agent : l'auteur en conserve bien le nom et l'étiquette,
mais non la réalité. M. Marzocco demande à l'auleur jDourquoi il n'a pas
fait mention du procédé intellectuel tel que l'entendent les philosophes
écossais. Un autre congressiste qui ne veut pas être nommé veut s'assu-
rer de la doctrine de Mgr Kiss sur l'intellect agent : connaîL-il ? (L'auteur
avait dit : intuetur: examinât). S'identifie-l-il avec l'intellect possible? Or
cela ne peut être. Une faculté unique ne peut être dans deux genres divers :
y a-t-il pour les puissances une distinction plus large que celle qui les
;place dans des genres opposés, irréductibles, bien avant la distinction
spécifique? Etre actif, au sens thomiste, c'est-à-dire modifier et en quel-
que sorte faire son objet, est-ce conciliable avec la passivité qui suppose
l'objet tout fait et en subit une modification? Mgr Kiss réj>ond qu'il
n'admet pas deux intellects dans l'homme : un même intellect est « pos-
sible » en tant qu'imparfait et agent en tant qu'il regarde, qu'il perçoit la
substance sous l'accident, le nécessaire sous le contingent, etc.. D'ail-
leurs il n'est pas impossible qu'une faculté appartienne à deux genres de
puissances, les sens externes par exemple. Celte réponse appelait une
instance qui n'a pas été faite : agissant et actif n'ont pas la même signifi-
cation. Jamais saint Thomas n'a nié que les puissances j>assives telles que
les sens, puissent agir et opérer. Mais cette réaction vitale ne les fait
LA VIE SCIENTIFIQUE 561

point passer dans le genre des (acuités actives (1). Le R. P. Léo Michel,
S. .T., professeur de philosophie à l'Université de Fribourg, engage avec
son compatriote Mgr Kiss une subtile discussion sur deux sortes
d'abstractions qu'il faut se garder de confondre : faute de temps, elle n'a-
boutit pas, et c'est partie remise. Nous espérons bien que la Revue Tho-
miste y reviendra : l'escrime est attirante avec un adversaire tel que
Mgr Kiss.
M. le Dr Schiitz, professeur à Trêves, présente son étude : Sur le mo-
ment où l'âme humaine entre dans son corps, et la vraie doctrine de saint
Thomas à ce sujet. Question toujours reprise, jamais définitivement résolue.
Est-ce bien la vraie doctrine de saint Thomas qu'a exposée le Dr Schiitz?
Ce n'a pas été l'avis du R. P. Michel (2).
Quoi qu'il en soit, il esl bien difficile d'avoir une opinion de préférence
sur des motifs sérieux : le sujet esl d'ailleurs d'une importance secondaire.
M. le président a donné la parole au R. P. de la Barre, de la Compagnie
de Jésus, professeur de dogmatique à l'Institut calholique de Paris,
licencié es sciences. L'orateur se conquiert les sympathie comme il gagne
les intelligences, par la lecture de son mémoire intitulé : « Points de
départs scientifiques et connexions logiques en physique et en métaphy-
sique. » Nous voilà montés beaucoup plus haut que la vulgarisation, et,
pour comprendre l'auteur, il faut n'être cantonné ni dans la métaphysique,
ni dans la science positive : nul n'entre ici s'il n'est physicien et philo-
sophe. A-t-on cette double compétence, on saisira la portée des conclu-
sions suivantes : 1° lorsqu'on transforme la simple connaissance physique
en connaissance mathématique, on passe par voie d'analogie d'une caté-
gorie à une autre catégorie, d'une certitude à une autre certitude, ou plus
exactement, on recourt à un procédé mixte où coexistent, pour ainsi dire,
les certitudes et les objets formels divers. Lorsqu'on opère ce passage en
partant de certaines lois physiques très simples, familières à l'observation
vulgaire, on passe d'une connaissance vulgaire
commun - - donnée de sens
à un mode de connaissance scientifique plus parfait quant à la
précision, moins parfait en tant qu'il n'est pas « immédiat », mais «. ana-
logique ». 2° De même, lorsque partant de la simple connaissance méta-
physique, c'est-à-dire de conceptions très générales très peu compréhen-
sives et très extensives, on passe par voie d'analogie aux concepts caté-
goriques des sciences spéciales, on transpose les notions communes par
voie d'analogie. Seulement le passage ne se fait plus de catégorie à caté-
gorie, il se fait de l'être commun à l'être limité. De même, encore, ce pas-
(1) Voir Q. Disput. de Verit., q. xxvi, de passionibus, art. 3. ad 4.
(2) « Ueber den Zeitpunkt in Welchom die menschliche Seele in ihren Korper eintritt,
und die Walire Lehre des hl. Thomas darùber. »
562 RKVUE THOMISTE

sage aboutit à une connaissance scientifique plus parfaite par la précision


moins parfaite suivant que l'analogie, étant plus ou moins éloignée, ternit
plus ou moins la pureté primitive de la conception. -
C'est ainsi que
l'unité, la grandeur, la mesure, existent analogiquement dans l'être et
dans ses catégories limitées. Mais il semble que cette unité, cette gran-
deur, cette mesure nous offrent dans l'infime catégorie de la quantité une
analogie imparfaite de l'unité, de la grandeur, de la mesure qui sont dans
la qualité, ou encore dans l'Etre. -On retrouve dans ces idées, fruit
d'un labeur tourmenté, approfondi, une belle réponse philosophique aux
appels retentissants cdes articles de M. Duhem dans la Revue des Deux
Ifondes. Celte lecture a suscité une difficulté de la part du R. P. Gardeil,
des Frères Prêcheurs, pareillement expert en telles matières
conviction des initiés -encore était-ce plutôt une demande d'éclaircisse-
-
c'est la

ment. L'auteur pour le bien-fondé de sa thèse, ayant dû rappeler l'ensei-


gnement de la haute logique sur la subordination des sciences, l'avait
identifiée avec ce que les savants modernes nomment la substitution : c'est
sur ce point qu'a porté la discussion très attachante, très courtoise, qui
s'est terminée par un accord très franc.
Puisque nous voilà en quelque sorte revenus à la logique, le moment est
venu de parler du travail du Rev. O'Mahony, en réponse auR. P. Fuzier,
dernière phase d'une controverse commencée au Congrès de Bruxelles.
Voici le titre : « Le fond de la question : si ou non il faut admettre des juge-
ments qui doiventêtre appelés « synthétiques à priori ». L'auteur répond :
oui.Hâtons-nous de dire qu'après une courte discussion, les congressistes,
en leur for personnel, ont répondu : non. Le R. P. Fuzier absent, c'est
Mgr Kiss qui a porté le coup, ou si l'on préfère, donné la piqûre. Il a été
facile de se convaincre que le Rev. O'Mahonyinterprète les jugements syn-
thétiques à priori d'une façon tout à fait différente de celle à laquelle nous
sommes habitués depuis Kant. D'après l'auteur, cet énoncé : aliqiwd
est substantiel est un jugement synthétique à priori, car, s'il est en matière
nécessaire, il est dû à l'exjDérience et par conséquent il ne peut être ana-
lytique. Erreur, nous paraît-il, qui pareillement repose sur une fausse
interprétation du jugement analytique, où l'on doit en effet distinguer au
moins deux choses, l'inclusion du prédicat dans le sujet et le mode de con-
naissance que nous avons de celle inclusion : car il importe peu que nous
la connaissions en connaissant d'abord le prédicat et ensuite le sujet ; il
n'y a aucune obligation que le sujet soit le premier connu. Cette explica-
tion n'exclut pas une seconde espèce de jugement analytique ignorée de
Kant, et qui, chez saint Thomas, appartient au second mode de proposi-
tion « per se » (1), et qui élargit le canton, pour ainsi dire, où Kant avail
(1) Cf. de Anima, lib. II, lect. 14. D. Vivèa. Voir aussi in I Post. Analytic., lect. 9.
LA VIE SCIENTIFIQUE 563

-
enfermé l'analyse. A la fin de cette séance, c'est le président du bureau,
M. le comte Domet de Vorges, qui fait part aux congressistes de ce qu'il
pense sur Les certitudes de l'expérience. La certitude expérimentale et la
réalité du monde extérieur est une vérité primitive : de fait personne n'y
échappe. Mais la certitude des sens est discutable, à cause de leurs mé-
prises. Pourquoi la première certitude est-elle inébranlable, alors que les
sensations sont plus ou moins l'objet de contestations ? M. Cornet de
Vorges en apporte pour raison qu'il est un acte intellectuel soudé à la
sensation, par où se révèlent au moins les éléments génériques de la subs-
tance corporelle, pendant que les sens saisissent les accidents. L'auteur
développe sa manière de voir sur la fonction de l'intelligence ; elle avoi-
sine celle de Mgr Kiss. Par essence l'intellect est le pouvoir de saisir
l'être intime des choses, mais il n'agit que déterminé par un caractère
précis emprunté aux données sensibles. C'est encore lui qui rend l'intel-
-
ligible actuel en cela M. D. de V. sous-entend l'intellect agent -
trouvant ainsi assimilé à l'objet connaissable, il exerce son acte propre.
et,se

Comment s'approprie-t-il ces caractères intelligibles en puissance ? Par un


acte vital inconscient en vertu d'un rapport transcendantal ou, comme dit
l'auteur, d'une correspondance de nature. Mais il ne les connaît d'abord
ni dans la sensation, ni par son intermédiaire même, dans les choses.
L'acte intellectuel dépend donc des sens, par la détermination qu'il en
reçoit et vis-à-vis de laquelle son indigence est native, sans laquelle aussi
il ne peut s'exercer : il les dépasse d'autre part, puisqu'il est un acte dis-
tinct, ayant un objet propre, atteint par lui-même. Cet acte a donc une
valeur, une certitude propre, fruit de l'assimilation à l'objet, indépendante
aussi du mode selon lequel se fait celte assimilation. Cette théorie implique
loulefois qu'il y ait dans la sensation certains caractères conformes à la
réalité : il n'est pas requis que ces caractères soient l'objet formel de la
perception sensible, il suffît qu'ils l'accompagnent secundum esse, fussent-
ils de nul usage secundumpere.ipi. Les sens peuvent donc se méprendre à
loisir : il reste que l'intellect perçoit avec une légitime certitude la subs-
tance des corps. Voilà aussi fidèlement que possible la pensée de M. D.
de V. vivement attaquée, et avec beaucoup de dégagement par un jeune
congressiste à voix slentoriale, nous allions craindre pour M. le Prési-
dent, quand nous apprenons que l'objectant est l'un des vénérables
membres d'un chapitre de Belgique. Si les sens n'assurent point de certi-
tude comment l'intellect, qui est leur obligé en quelque sorte et leur men-
die sa matière première, offrirait-il des garanties ? M. D. de V. répond
qu'il explique autrement le rôle de l'intelligence : son acte est concomi-
tant à celui des sens et transcendant.
L'incident est clos.
564 REVUE THOMISTE

«La philosophie de Spinoza jugèè d'après la logiqueformelle (1) » est le


sujel qu'a choisi le R. P. Léo Michel, 0. P. Contentons-nous de résumer
dans un court aperçu cette originale réfutation de Spinoza : nos lecteurs
la trouveront bientôt dans la Revue Thomiste. Le système de Spinoza est
lié : mais s'il pèche par la base, il doit crouler. Or, c'est au nom de la

sique - -
logique même sans entrer dans les réfutations tirées de la métaphy-
que le R. P. M. lui fait son procès. Spinoza veut bâtir l'édifice
philosophique par la seule méthode mathématique : et de fait, avec ce fil
d'archal, on devient sensible aux moindres nuances de sa pensée. En eifet.
Spinoza, procurant des démonstrations par la cause formelle, doit négli-
ger la cause efficiente et la cause finale, car, en mathématiques, ces causes
ont-elles jamais eu cours ? El par voie de conséquence, comme la cause
formelle ne laisse aucun jeu à la contingence ni à la liberté, il suit que le
fatalisme et le panthéisme doivent imprégner tout le système de Spinoza
et le vicier. Le malheur est qu'une pétition de principe commande toute-
cette création philosophique : il incombait au penseur Israélite de faire la
preuve, impossible d'ailleurs, que sa méthode était légitime. Et, comme dit
Aristote, « invoquer tacitement un principe dès le début, comme s'il était
démontré, c'est commettre un sophisme ».-Beau succès pour le R. P. Mi-
chel. Pour nous reposer des questions abstraites, voici l'oeuvre de M. le
Dr Baeumker, professeur à l'Université de Breslau : « Dominions Gundis-
salvus traducteuret philosophe » (2), qui paraîtra également en article dans
la Revue Thomiste. Recherche fort curieuse et très documentée sur un
point d'histoire demeuré obscur. Cette lecture est suivie d'une autre sur
« la manière d'être de Dieu d'après saint Thomas d'Aquin (3) », de M. le
Dr von Sclimid, professeur à l'Université de Munich. Lucide commentaire
de la doctrine du théologien angélique. Comment Dieu est-il dans les
choses, comment les choses sont-elles en Dieu ? Idées, style, diction,
tout a été pour charmer les étrangers même : ils auraient volontiers lon-
guement savouré leur bien-être s'il n'avait fallu passer. Pour clore
la séance, une communication du P. Magnus : 0. Cap. « Esthétique ci
éthique » (4), titre peu harmonieux d'une étude qui a néanmoins eu le mé-
rite d'être assez instamment discutée par le R. P. Michel.

Le temps est à l'orage ; les salles du lycée s'assombrissent, les vitres


sont blafardes, l'assistance est serrée, les arrivants envahissent le peu

(1) Die Philosophie Spinozas vom Slandpunkte der formalen Logik.


(2) Dominions Gundissalvus als Uebersetzer und PkUosopli.
(3) Veber die Seinsioeise cottes nach Thomas von Aguin.
(4) Aesthetik und EtMk.
LA VIE SCIENTIFIQUE 865

d'espace qui entoure la porte d'entrée du local où le R. P. Schwalm, des


Frères Prêcheurs, doit improviser l'oeuvre promise sur la croyance.
Nous sommes à l'aise pour en i>arler, ou mieux pour n'en presque rien
dire : l'improvisation est devenue article écrit, j>romis à la rédaction de
la Revue thomiste. Disons cependant un mot de l'attaque : c'est d'abord
leR. P. Poulain, S. J., qui émet un doute sur l'emprunt fait aux sciences
subalternantes par leurs subalternes : il est bien vite satisfait. Sur ce,
Mgr l'évoque de Nancy se lève pour parler humblement en qualité de
congressiste; mais, comme Sa Grandeur l'a elle-même avoué, mettant « un
pied sur le terrain de la théologie », le R. P. Schwalm se tient dans une
resj)ectueuse situation négative, quand le R. P. Gaudeau, S. J., demande
au vibrant commentateur de saint Thomas comment l'intelligence, qui
vise l'être, sous la raison de vrai, pourrait être rassassiée de l'objet pré-
senté par la volonté sous la raison de bon et d'utile ? II y a 1* une confu-
sion des objets formels. Le R. P. Schwalm répond négativement : il n'y
a pas compénétralion d'objets propres, ni il n'est question de spécification :
on veut simplement parler de l'exercice qui provient de la volonté. Le
P. Schwalm n'est pas au bout : l'auditoire se passionne, les intelligences
s'aiguisent, les yeux semblent avides comme à une lutte épique d'Horaces
et de Curiaccs de la pensée. Le R. P. Portalié, S. J., vient à son tour
offrir le combat : nettement, fermement, et ?- ce qui ne déplaît
point .- avec une certaine autorité de maître assuré de son dire, le
R. P. Porlalié fait préciser au R. P. Schwalm ses idées sur le doute,
l'opinion et la foi. Il estime dangereux de j>arler de croyance, de foi
humaine, à cause .- si nous avons bien compris - des difficultés faites à
celle-ci qui peuvent léser la foi surnaturelle. Ceci n'est pas pour embar-
rasser un disciple de saint Thomas :avec lui on est en compagnie sûre, sans
péril, et puisque le saint Docteur a une théorie générale de la foi et de la
croyance « Utrum credere sit cum assensione cogitare » pourquoi, s'ef-
frayer? Alors le R. P. Portalié avec une nouvelle vigueur
par conséquent dans son rôle décidément très beau
-- sans faiblir
harcèle le
R. P. Schwalm et le serre de très près sur l'assentiment de la foi, en
dehors du témoignage : peut-il être ferme, assuré, et si l'objet n'est ~pvè-
senté que revêtu de la formalité d'utile et de bon, la foi se différenciera-t-
elle de l'opinion, et sera-t-elle « absque formidinc erroris » ? Une der-
nière réponse du R. P Schwalm coïncide avec le temps de finir ; au fond
les adversaires sont du même avis ; leur courtoisie à l'égal de leur science
a fait le régal des congressistes à ce beau' w[>,x6aiov. Nous négligeons un
autre incident qui ne mérite pas d'être signalé.
M. Charles Huit, professeur à l'Institut catholique de Paris, lit son très
érudii mémoire sur le Platonisme en France au xvnc siècle. C'est presque
HEVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 38.
566 REVUE THOMISTE

un parallèle- de la bonne manière .-? entre Descartes et Platon


fort instructif de rapprocher ces deux hommes, et M. Charles Huit montra
: il est

leurs ressemblances, d'une façon tout objective, s'appliquant toutefois à


faire ressortir l'originalité de Descartes et jusqu'à quel point il a voulu
être solipsiste. Nul n'était mieux préparé à faire ce rapprochement que le
consciencieux auteur de la Philosophie Platonicienne : et il faut lui
rendre cette justice qu'il n'a pas pris la responsabilité des audaces et des
mépris de Descartes vis-à-vis de l'École. Le collaborateur des Annales de
Philosophie chrètiemie a l'esprit trop catholique pour rompre en visière à
l'encyclique « xEterni Patris ». Et ce nous est un devoir d'ajouter que la
langue qu'il parle n'est pas un mince ornement de sa parole. Un esprit
tant soit peu exigeant serait peut-être tenté de vouloir rectifier quelques
assertions de détail, sur l'autorité de Platon au moyen âge, par exemple,
mais il n'est personne qui eût voulu gâter sa bonne impression par une
chicane de cette espèce
Il nous reste à parler, pour cette séance presque rassérénée, d'une
autre étude qui se rattache à l'histoire de la Philosophie. M. Giraud,
professeur à l'Université de Fribourg, aborde une question délicate :
« Taine et le Pessimisme, d'après les autres et d'après lui-même. » Taine
a-t-il été pessimiste? On l'a dit : Paul Bourget, M. de Marge rie
omettons les autres - - nous
ont, par leur autorité, accrédité cette réponse que
M. Giraud. ne se reconnaît pas le droit de projjager à son tour. Sans
doute, le grave historien sociologue a eu des boutades qu'a citées
M. Giraud : fugitifs accès de mauvaise humeur ou bien crises d'une âme
par moments désolée. Peut-être encore pourrait-on distinguer deux
hommes en Taine : l'homme tout simplement et le penseur. Celui-ci esl
évidemment, M. Giraud en a fait la preuve intrinsèque, extrinsèque, opti-
miste, ou, plus parfaitement, « mélioristc »,le mot esl du jeune professeur de
Fribourg. La preuve intrinsèque se rencontre dans les oeuvres de Taine,
aussi dans Graindorge où sa thèse n'est que le contrepied d'un optimisme
outré et romanesque, et la preuve extrinsèque dans une lettre où Taine
lui-même « remercie » M. Giraud de ne i' « avoir pas rangé... parmi les
pessimistes ». Est-ce que Taine, par hasard, ne se serait pas connu ? ci
d'ailleurs, comment penser qu'un homme sain, dont les préférences mar-
quées et les tendances peu dissimulées allaient plutôt à l'ogre anglo-saxon
qu'à tout autre type social, pût être pessimiste ? Nous osons bien recom-
mander cette attachante monographie : oeuvre de sagace analyse, de
personnelle investigation, soignée, limée, choyée même, et au surplus, s'il
était besoin de le redire, convaincante. Encore ne serions-nous Tp&t
éloigné de lui concilier l'objection faite par M. de Margerie, selon qui la
vie de Taine aurait obéi à deux courants : c'est celui de la fin, ou si on
LA VIE SCIENTIFIQUE 567

l'exige, de la seconde moitié, quia été le bon, vraiment digne de ce grand


esprit malheureusement échoué devant le port de la vérité totale.
Dernier jour du Congrès. Le R. P. Sertillanges inaugure la première
séance : « Les preuves de Vexistence de Dieu doivent être rendues indépen-
dantes de l'idée de commencement. » La Revue de ce mois offre à ses lecteurs
ce beau travail thomiste : il a été qualifié de a superbe » au Congrès même.
Rappelons les objections : celle de M. le chanoine van den Gîieyiï se
résout pas une explication sur ce qu'a voulu dire le R. P. Sertillanges. La
difficulté du R. P. Portalié est plus grave. Saint Thomas a-t-il absolument
réprouvé toute démonstration par le nombre infini, par exemple celle qui
réduit à l'absurde la création ab leterno d'une espèce comportant un élé-
ment permanent tel] que l'âme. L'auteur répond que ce cas particulier est
aujourd'hui d'une importance nulle,la science ayant démontré l'apparition
relativement récente de l'homme sur la terre ; que, de plus, la difficulté
étant particulière, elle ne saurait imposer une solution relativement à l'en-
semble des êtres,lequel est seul en cause dansles démonstrations de Dieu.
Puis vient le tour de M. Vinati.de Plaisance : « Etude critique sur le prin-
cipe de causalité ». Ce principe est-il analytique, analytico-synthétique?
On reprend ici les débats du Congrès de Bruxelles,on rappelle les thèses du
P. Fuzier et de M. de Margerie : c'est à ce point de vue que porte la cri-
tique, et l'auteur apporte sa solution déjà connue puisqu'elle a été publiée
dans le Divus Thomas où il succède à M. Barberis. Nos félicitations au
savant confrère thomiste. La séance se termine par la lecture d'une note
résumée d'un travail : « de Veritate fundamentali philosophiaî chrislianse
juxta Ang. Doct. Thomam »,fait par le R. P. del Prado, des Frères Prê-
cheurs, professeur à l'Université de Fribourg. En deux mots :d° S. Thomas
enseigne, preuves à l'appui,la distinction dite réelle de l'essence et de l'exis-
lence dans les êtres créés ; 2° cette vérité est fondamentale dans sa doc-
trine, elle en est la pierre angulaire. M. l'abbé Camp admet la première
cl la seconde conclusion : il vise une troisième thèse implicite, savoir la
distinction réelle elle-même, et l'attaque après que le P. del Prado a bien
clairement posé la question, car il ne s'agit pas de l'essence possible, mais
de l'cssence-réalité. « Montrez-nous, dit M. Camp, ces deux formalités ».
« C'est difficile », repart le P. del Prado. Involontairement, nous nous

sommes rappelés la demande de l'apôtre Philippe à Nôtre-Seigneur tou-


chant son Père, et la réplique. Mgr Kiss nie les deux conclusions du
R. P. del Prado et développe abondamment sa pensée : pour notre part,
nous avons déploré qu'autant de temps précieux fût laissé - bien invo-
lontairement-? à l'objection, si peu à la réplique. Partie remise, encore
.
une fois.
(1) Cf. I, q, 46, a. 2, ad S.
S68 REVUE THOMISTE

Dernière séance, M. le Dr Parkinson fait, en français, une conférence


sur Les pliases de la philosophie catholique au xix° siècle. M. le Président est
applaudi bruyamment quand il félicite l'auteur de son heureuse hardiesse
à parler publiquement une langue étrangère. Mais y a-l-il aujourd'hui,
comme l'a dit M. le Dr Parkinson « trois thomisrnes » ? A celle quasi-
liberté du culte intellectuel, un vénérable prêtre séculier s'est chargé de
faire la réponse. Nous la reproduisons sans crainte comme sans morgue :
il n'y a que deux thomisrnes, encore l'un est-il le vrai, l'autre le faux.
Il est lacile à chacun d'avoir les écrits de saint Thomas et de les lire :
au-dessus de cela et en plus, il y a la tradition. Ces paroles sont applau-
dies spontanément et vivement : on ne nous reprochera pas de les avoir
sollicitées, nous gardant aujourd'hui de toute explication comme ce jour-
là de tout battement de mains. M. le marquis Mac Swiney lit, au nom du
R. P. Hickey, des Frères Prêcheurs, « Le Principe du « laissez-faire » devant
l'histoire et devant saint Thomas ». Plusieurs fois l'auditoire souligne de
bravos interrupteurs deux passages oratoires de ce travail, et M. de
Pascal, qui n'a pas peur des mots, accepte pour son compte les protesta-
tions de ce que l'auteur avait appelé « le socialisme chrétien ». Point de
discussion : peut-être y en aurait-il eu à la IVe section. Pour finir, signa-
lons les mémoires de M. Desdouils (1), de M. Grafé (2), du R. P. Bul-
liot (3), tous les trois absents, dont l'oeuvre par conséquent a dû de-
meurer sans critique comme sans défense. Le R. P. de la Barre, S. J.,
fait cependant quelques observations à la thèse de M. Desdouits : « Toute
cause est substance, toute substance est cause. » On peut l'admettre à
deux conditions, d'abord, de ne pas réduire tout à l'unique catégorie de
substance, et ensuite de faire de la cause un concept analogiquement dis-
tribué à la substance et à la catégorie d'action. M. l'abbé Denis veut
qu'on garde le mol « phénoménisme » et la chose même, car, dit-il, ni le
philosophe ni l'expérimentateur ne saisissent la cause : ils voient des phé-
nomènes, par exemple « dans la virulence » : quoi de plus i' En effet, s'il
n'est question que de « voir ».
Le Congrès est terminé, du moins en ce qui a trait aux productions
scientifiques. Nous laissons à nos lecteurs la tâche de dégager au inoins
une appréciation générale sur l'activité de la IIIe section ; la lecture du
fascicule officiel où seront imprimés les travaux, achèvera leurs rensei-
gnements, et les convaincra que nous avons eu à coeur de les aviser
promplement et, croyons-nous, fidèlement.
Fr. Rl'iCINALD SciILINCKEB,
clos Frères Prêcheurs.
(1) Substance et Causalité.
(2) Examen critique de la théorie des catégories chez Aristote et les Scolastiaues,
(3) Défense du libre arbitre contre certains arguments tirés de l'hypnotisme.
LA VIE SCIENTIFIQUE 569

CON&RÈS INTERNATIONAL DE ZURICH

POUR LA PROTECTION OUVRIÈRE


(23-28 août)

En avril 1893, l'Union ouvrière suisse réunissait à Bienne un Congrès


général des sociétés qui la constituent et qui n'ont de commun ni la
langue, ni la couleur politique, ni les croyances religieuses ou irréli-
gieuses, mais seulement la préoccupation d'améliorer le sort des
ouvriers.
Dans cette assemblée si mêlée, où les catholiques n'étaient qu'une
petite minoi'ité, M. le conseiller national Decurtins parvint à faire voter à
une grande majorité la proposition suivante : « Le Congrès exprime le
« voeu que le prochain Congrès ouvrier international à Zurich s'occupe de
« la question de la législation internationale sur la jiroteclion des
« ouvriers. On compte également que les sociétés catholiques ouvrières
« défendront avec énergie les postulats concernant la protection ouvrière,
« énoncés dans l'encyclique de Léon XIII. »
Au mois d'août suivant, M. Decurtins recevait de Léon XIII une lettre
où il importe de remarquer les passages suivants : « Nous avons appris
« avec satisfaction, cher fils, qu'au récent Congrès de Bienne, en Suisse,
«
des délégués représentant des milliers d'ouvriers, et venus de divers
« pays, séparés par leurs opinions et leurs croyances, ont approuvé et
« acclamé Nos Lettres encycliques... Nous estimons aussi heureux et
« pratique que louable le projet que vous avez conçu de profiter des
« Congrès pour faire pénétrer dans l'câme du peuple, de la classe ouvrière
« en particulier, les principes développés dans Nos Lettres encycliques
Rerum Novarum... Nous avons appris également avec satisfaction que
<

« le Congrès de Bienne a avisé aux moyeus de réunir bientôt un nou-


<. veau congrès d'ouvriers plus important encore; son but est d'attirer
« l'attention des autorités civiles sur la nécessité de faire 23artout des lois

i( égales, protectrices de la faiblesse des enfants et des femmes, contre

« les excès du travail et d'appliquer les conseils que Nous avons donnés

'<
dans Notre Encyclique... Il est bien évident que les ouvriers ne trou-
« veront jamais une protection efficace dans des lois qui varieraient avec

« les différentes villes... »


Après plusieurs tentatives infructueuses, que nous n'avons pas à rap-
peler ici, le voeu émis 23ar le Congrès de Bienne vient de trouver sa réali-
sation à Zurich. L'invitation du Comité central de l'Union ouvrière suisse
a été acceptée aussi bien par les socialistes et les chrétiens sociaux de
570 REVUE THOMISTE

Suisse que par ceux de l'étranger ; 386 délégués d'associations ouvrières


et 103 invités ont participé au Congrès de Zurich, les premiers y ayant
seuls voix délibérative. Les leaders socialistes suisses étaient naturelle-
ment au grand complet et à côte d'eux les représentants les plus autorisés
du mouvement social catholique en Suisse. Licbknecht, Bcbcl, Vollmar
se trouvaient j)armi les délégués d'Allemagne et, du même pays, bon nom-
bre de prêtres et de laïcs du groupe désigné par l'cpilhète de chrétien
social. L'Autriche était également représentée dans toute sa variété de
partis sociaux; citons parmi les catholiques MgrScheider et la baronne de
Vogelsang, fille du célèbre sociologue. L'Italie, la Hollande, l'Espagne, la
Belgique, l'Angleterre avaient aussi leurs représentants. De France quel-
ques ecclésiastiques, mais pas de délégués officiels des partis socialistes,
à l'exception de Mme Bonnevial, de Paris, représentante de la Ligue pour
le droit des femmes. Celte abstention des socialistes français avait une
double cause, à en juger par les déclarations envoyées par MM. Vaillant
et Pelloutier. Le premier a donné à entendre qu'il lui déplairait de prendre
part à un Congrès « où seraient des prêtres et des religieux d'opinion ou
d'habit ». Le second, secrétaire général de la Fédération des Bourses du
Travail, avait écrit qu' « aucun syndicat sérieux » ne prendrait part au
Congrès de Zurich, parce que lesdils syndicats « ne comptent plus assez
sur l'État pour espérer de lui quelque chose de bon ». L'intervention de
l'Étal est, en effet, le dogme sur lequel le Congrès avait édifié ses délibé-
rations ; elle a été déclarée « justifiée, nécessaire et urgente » par tous leb
participants de qui on avait préalablement réclamé celle profession de
foi.
Les catholiques disposaient d'un tiers à peu près des voix au Congrès.
Ce fut l'un d'eux, M. le Dr Beck, professeur de théologie pastorale à l'Uni-
versité catholique de Fribourg, qui présenta dès le premier jour les
thèses du Comité d'organisation en vue d'une législation internationale
sur le repos dominical. Dans son rapport très applaudi, M. Beck passa en
revue la législation âctueile ues uinérents jiitats, puis déveioppa lC6
motifs qui militent en faveur du repos du dimanche. Ce repos est néces-
saire à l'ouvrier au quadruple point de vue de l'hygiène, de la justice
sociale, de l'éducation intellectuelle et de la liberté religieuse. Malgré
quelques réserves des socialistes sur la portée religieuse et morale du
dimanche telle que venait de l'exposer M. Beck, les conclusions sui-
vantes de son rapport furent adojatées à une majorité écrasante :
1° Interdiction sous sanction pénale efficace du travail du dimanche
pour toutes les catégories d'ouvriers et d'employés.
2° Les exceptions ne seront accordées que : pour des travaux néces-
saires à la reprise d'une pleine exploitation dès le lundi; pour les indus-
LA VIE SCIENTIFIQUE 571

tries ne souffrant pas d'interruption en l'état présent de la technique de


leur exploitation ; enfin pour les travaux et exploitations nécessaires à
procurer au peuple un dimanche utile à son développement intellectuel.
En aucun cas il ne peut être accordé d'exception sous prétexte de couvrir
un déficil de production.
3° La dispensation des exceptions au repos dominical ne doit pas être
laissée au jugement discrétionnaire des autorités et des fonctionnaires sur
la base de prescriptions vagues de la loi, mais être expressément déter-
minée par la loi.
4° Les ouvriers et employés qui, en vertu des exceptions prévues, sont
occupés le dimanche devront être libres un dimanche sur deux et avoir un
jour de repos dans la semaine en compensation du dimanche qu'ils auront
perdu.
o° Sous le terme de repos dominical ou de jour de repos en compen-
sation du dimanche jaerdu il faut entendre un repos ininterrompu de
30 heures.
La seconde question abordée par le Congrès a été celle du travail des
enfants et des jeunes gens. Après une préconsultation assez orageuse en
séance de section, les thèses présentées par le Comité d'organisation
furent amendées et proposées à l'Assemblée générale sous la forme que
voici :
1° Aux enfants âgés de moins de 15 ans, tout travail productif est
défendu. Jusqu'à l'âge de 13 ans, tous les enfants sont astreints à fré-
quenter l'école obligatoire. [Le Comité avait proposé l'âge de 14 ans.)
2° Les jeunes gens et apprentis âgés de 1S ans à 18 ans ne pourront
être occ^iés plus de 8 heures j)ar jour. Après 4 heures de travail consé-
cutif, une pause d'au moins une demi-heure sera intercalée. (La seconde
jîhrase fut ajoutée en section.)
3° Le temps nécessaire pour la fréquentation d'écoles complémentaires
tant générales que professionnelles est compris dans ces heures de
<.* a. V CLLl.
4° Les dimanches et jours fériés, tout travail productif est défendu aux
jeunes gens et apprentis.
Dans la discussion de ces thèses l'accord existait entre tous les orateurs
sur le principe, celui de la protection due par l'Etal à l'enfance, principe
que l'on retrouve d'ailleurs dans l'Encyclique Rerum Novarwm : « S'il
arrive... que les patrons... attentent à la santé des travailleurs par un
iravail excessif et hors de proportion ayee leur âge et leur sexe, il faut
iibsolumenl appliquer, dans de certaines limites, la force et l'autorité des
'ois. » Mais les divergences s'accusèrent nettement entre socialistes et
catholiques dans l'appréciation de ces « certaines limites ». L'abbé Daëns,
belge, proposait de fixer la limite d'âge à 14 ans; l'abbé Christ, allemand,
demandait une distinction entre le travail industriel et le travail agricole.
Les catholiques en général luttaient contre la tendance des socialistes à
étendre au delà du strict nécessaire l'intervention de l'Etat. Par 132 voix
contre 75, le Congrès adopta en principe l'ensemble des résolutions arrê-
tées en section, jJuis chacune des thèses en re]~>oussant tous les amende-
ments contraires.
La troisième journée du Congrès, consacrée au Travail des adultes,
affirme mieux encore les divergences entre cnlholiques et socialistes, les
premiers se montrant toujours moins absolus, moins épris d'uniformité,
plus souples.
Les thèses de la Commission présentées par M. Lang et le célèbre
Dr Sourbeck, organisateur de la grève des chemins de fer du Nord-Est
suisse, étaient au nombre de cinq :
1e Le Congrès déclare absolument nécessaire l'introduction d'une jour-
née de travail légale el de durée maximum pour tous les travailleurs et
employés dans l'industrie, les métiers, le commerce, les entreprises de
transports, ainsi que la grande exploitation agricole, aussi bien que dans
les entreprises de l'Etat et des communes. Dans l'agriculture, des excep-
tions sont admises pour le lemps de la moisson.
2° Vu la situation actuelle de la technique ; el en suite des expériences
faites dans divers pays el dans nombre de professions, avec la journée de
9 heures et celle de 8 heures, le Congrès demande aux gouvernements el
aux législations de tendre à l'introduction de la journée de 8 heures.
3° Là où l'introduction de cette journée de 8 heures ne semble pas pos-
sible pour le moment, il y aura lieu de décréter une journée maximum s'en
rapprochant le jidus possible, et qui soit introduite au fur e1 à mesure des
progrès de la technique.
-4° La législation doit, autant que possible, là où les circonstances le

permettent, instituer le même temps maximum de travail pour toutes les


industries.
5° Là où la législation admet des exceptions à|l'applicalion de la journée
maximum, la loi doit spécifier très catégoriquement tout ce qui concerne
le travail supplémentaire, par jour el par année.
Les deux rapporteurs ayant motivé les propositions susdites et exprimé
le voeu que la journée de 8 heures devienne la règle universelle et uni-
forme pour tous les travailleurs, plusieurs contre-propositions furent
faites par MM. Kulernann, conseiller à la Cour d'appel de Brunswick,
l'abbé Oberdoerffer,représentant catholique de Rheinau, el Axman, déjmté
au Reichsrath, délégué des catholiques autrichiens. Ils demandaient :
1° que la journée de travail fût réduite seulement dans l'industrie, mais
LA VIE SCIENTIFIQUE S73

non pas dans l'agriculture; 2° que le Congrès réclamât la réduction gra-


duelle de la journée de travail, mais non la journée de 8 heures; 3° que la
journée maximum ne fui jaas la même dans toutes les industries, mais diffé-
rente suivant les catégories diverses. Au vote, la proposition Kulemann
(journée maximum différente suivant les diverses industries) a été
repoussée par 174 voix contre 81. Les propositions Oberdoerffer le furent
également par 170 voix contre 80.
La journée suivante, la quatrième du Congrès, amena la discussion sur
un terrain différent de celui sur lequel clic s'était mue les jours précé-
dents. L'ordre du jour portait la question du travail des femmes \ cinq thè-
ses étaient j>roposées à la discussion :
1" Le congrès demande une législation protectrice efficace pour toutes
les ouvrières et employées clans la grande cl la petite industrie, les petits
métiers, le commerce, les entreprises de transport, les postes, télégraphes
et téléphones, ainsi que dans l'industrie à domicile.
2° Comme hase de celle législation prolectrice, le congrès demande la
journée de travail maximum de huit, heures et la semaine de quarante-
quatre heures pour toutes les ouvrières et employées. Le travail cessera
le samedi à midi, de manière qu'un repos ininterrompu de quarante-deux
heures au moins soit assuré jusqu'au lundi.
3° Le congrès demande pour les ouvrières agricoles et les domestiques
a gage la suppression de toutes les lois et prescriptions qui leur créent
une situation exceptionnelle vis-à-vis des autres catégories d'ouvrières.
4° Le congrès reconnaît la nécessité absolue de limiter et même de faire
disparaître définitivement l'industrie à domicile sous toutes ses formes,
dans l'intérêt de l'hygiène publique, de la civilisation et dans l'intérêt de
l'organisation professionnelle. Mais, vu l'impossibilité de discuter cette
question aujourd'hui, il la met à l'ordre du jour du prochain congrès, ainsi
que la question des logements ouvriers.
S" Le congrès demande qu'à travail égal la femme reçoive un salaire
égal. 11 invite en conséquence ses membres à engager- immédiatement les
pouvoirs publics à consacrer vigoureusement ce principe dès que l'occa-
sion se présentera de le faire.
La discussion de ces thèses dans les sections avait été très vive pen-
dant les deux jours précédents ; les socialistes qui veulent faire de la
femme l'égale de l'homme, ne la trouvent nullement déplacée dans les
fabriques : les catholiques du congrès considéraient au contraire comme
dernier but à atteindre la suppression du travail des femmes, afin de
mieux conserver la femme à la famille. Les deux écoles étant d'accord
d'ailleurs sur la nécessité présente de mesures protectrices? spéciales en
faveur des femmes employées dans l'industrie, la section avait fini par
574 REVUE THOMISTE

adopter les thèses intermédiaires citées plus haut.


- Mais, à la séance
générale, la discussion de principe fut reprise aussitôt après que le rappor-
teur, M. Sigg de Genève eut achevé son discours par cette déclaration que,
pour lui, toutes les lois protectrices de l'ouvrière n'étaient que des étapes
sur la route de l'émancipation complète de la femme. Un délégué démo-
crate-chrétien de Belgique, M. Carton de Wiart, déclare que l'on ne sau-
rait concilier le rôle de mère de famille avec celui d'ouvrière de la grande
industrie et dès lors formula une proposition en ce sens, que le congrès
demande la suppression du travail des femmes dans les mines, les car-
rières et la grande industrie.
L'opposition la plus énergique se dessina aussitôt chez les féministes
et les socialistes de toute nuance contre une telle proposition et, après
trois heures de discussions contradictoires, quinze orateurs étaient encore
inscrits. L'assemblée, pour en finir avec la question de principe, décide de
ne plus accorder la parole qu'à un champion de chaque opinion, MM. De-
curtins et Bebel. Ce fut un régal oratoire pour l'assistance et un succès
pour les deux protagonistes, le premier ayant exposé avec une superbe élo-
quence la conception chrétienne de la famille, le second, sans répondre à
M. Decurtins, la nécessité actuelle de ne pas exclure la femme de la
fabrique, mais de l'y protéger par une législation spéciale.
Au sein même de ces discussions passionnantes, la courtoisie n'a jamais
cessé de régner entre les adversaires, et M. Bebel, tout en constatant qu'il
y avait un abîme infranchissable entre les deux teudances représentées au
Congrès, parce qu'elles poursuivent des buts absolument opposés, s'est
félicité néanmoins que ces deux tendances aient pu se mettre d'accord
sur un certain nombre de points et travailler pacifiquement ensemble.
Au vole la proposition de Wiart fut rejjoussée par 165 voix contre 98.
Quant aux thèses, elles furent adoptées après une laborieuse discussion
dont l'interdiction de l'industrie domestique fit surtout les frais.
Le lendemain, par contre, la séance générale a présenté le spectacle de
l'unanimité la plus parfaite. Les thèses tendant à la restriction sévère du
travail de nuitet à l'emploi de mesures rigoureuses pour la. surveillance des
industries dangereuses ou insalubres ont été votées sans opposition.
Le Congrès demande l'interdiction complète du travail de nuit (entre
8 heures du soir et 6 heures du matin) pour les ouvriers de tout âge et
des deux sexes. Les exceptions doivent être réduites au minimum et pré-
cisées par la loi. Les heures supplémentaires de nuit ne doivent être
autorisées ni pour les femmes, ni pour les jeunes gens au-dessous de
18 ans. Dans aucun cas les ouvriers ne doivent être contraints au travail
de nuit.
Quant aux industries dangereuses, les conclusions demandent qu'elles
LA VIE SCIENTIFIQUE 575

soient spécifiées dans chaque pays sur une liste dressée par voie d'or-
donnance. L'autorité ne permettra la mise en exploitation d'une industrie
dangereuse que lorsque toutes les mesures prescrites auront été prises
pour écarter ou diminuer les dangers autant que possible. Les jeunes gens
au-dessous de 18 ans et les femmes ne doivent en aucun cas être em-
ployés dans les industries dangereuses. Dans ces industries, la journée
de travail devra être inférieure à la durée légale de la journée de travail
normale. Les patrons seront absolument responsables de toute atteinte à
la santé et à la vie des ouvriers travaillant dans des industries malsaines.
La dernière séance générale offrit un spectacle particulièrement im-
pressionnant par la satisfaction qui se lisait sur toutes les ligures et par
l'intensité avec laquelle les résolutions finales se pressaient les unes sur
les autres, accusant de tous côtés la volonté d'agir et de ne laisser aucune
décision à l'état de lettre morte. Les sections avaient adopté les propo-
sitions suivantes sur les voies et moyens de réaliser la protection ouvrière :
1° Inspection sur une base uniforme embrassant la grande et la petite
industrie, les mines, les entreprises de transport, l'industrie domestique et
les exploitations agricoles qui emploient des machines, par des fonction-
naires indépendants choisis plus que par le passé parmi les experts. Ces
inspecteurs auront comme aides des ouvriers, et seront assez nombreux
pour pouvoir inspecter chaque établissement tous les six mois. On devra
instituer pour l'agriculture des inspecteurs spéciaux. Le contrôle de l'exé-
cution des prescriptions relatives au travail des femmes sera exercé par des
insjDectrices salariées par l'Etal et choisies en partie parmi les ouvrières.
2° Droit absolu de coalition pour tous les ouvriers et employés des deux
sexes ; notamment reconnaissance officielle de tous les secrétariats, com-
missions et chambres institués par les ouvriers pour le contrôle de la pro-
tection ouvrière, reconnaissance également des syndicats et de leur droit
de contrôle. La violation du droit de coalition est punissable.
3° Introduction du suffrage universel égal, direct et secret pour les élec-
tions à tous les corps représentatifs, afin d'assurer l'influence que la classe
ouvrière peut revendiquer sur tous les parlements.
4° Propagande active pour la protection, par les organisations syndi-
dicales etpolitiques, au moyen de conférences, d'écrits, de journaux, de
réunions, et avant tout de l'action parlementaire.
5° Organisation de Congrès internationaux périodiques ; présentation en
même temps dans les divers Parlements de projets des lois identiques.
Outre ces propositions, l'assemblée décide que, si trois Étals se décla"
raient prêts à collaborer à la création d'un office international pour la pro-
tection ouvrière, il serait immédiatement fondé. Elle chargea le bureau du
Congrès de prier le Conseil fédéral suisse de renouveler à bref délai ses
576 REVUE THOMISTE

efforts en vue d'une législation internationale protectrice du travail. Sur la


proposition de M. Maes, de Bruxelles, elle décida la communication aux
Gouvernements des résolutions prises et l'obligation pour les congres-
sistes de travailler à la réalisation des résolutions votées par eux. M. Beck,
de Fribourg, avait d'ailleurs réservé, en faveur de la minorité, le droit de
garder toute liberté d'action vis-à-vis des résolutions qui n'ont pas réuni
l'unanimité du Congrès. Ces dernières peuvent se résumer ainsi :
La législation sur la protection ouvrière comprendra surtout la fixation
d'un âge minimum pour l'emploi des enfants et des jeunes gens dans les
fabriques; l'interdiction du travail de nuit pour les femmes el les jeunes
gens occupés dans les usines ; l'interdiction de l'emploi de la femme dans
les industries ; l'interdiction du travail du dimanche ; la fixation de la durée
maximum de la journée du travail.
Telles ont été ces premières grandes assises du monde du travail où
l'on ail vu réunis les représentants des diverses opinions. Nous n'avons
en ce moment ni la place, ni la volonté d'apprécier les résolutions de ce
Congrès au point de vue des doctrines sociales catholiques non plus qu'à
celui de leur opportunité. Mais, en terminant ce couple rendu, qu'il nous
soit encore permis de citer les paroles qu'adressait M. Python, conseiller
d'Etal de Fribourg, dans une réunion des congressistes catholiques pré-
sents à Zurich et où quelques-uns s'effrayaient de voir la couleur nette-
ment socialiste de certains votes dans les sections ou les assemblées gé-
nérales du Congrès : « C'est se tromper étrangement, dit-il, que de don-
ner aux volalions une importance qu'elles n'ont pas et ne peuvent pas
avoir, car, en somme, est-ce qu'il y a quelqu'un qui soit venu ici, sa-
chant que les socialistes ont la majorité
trement - - il ne pouvait pas en être au-
et croyant qu'ils n'en feraient pas usage ? Est-ce que nous,
catholiques, à la place des socialisles, aurions agi autrement ? L'intérêt
du Congrès n'est pas là, il est dans ce fait que les chefs socialistes recon-
naissent qu'en dehors du mouvement socialiste, il y a un autre mouve-
ment social, il y a l'action de l'Église, et qu'ils admettent ce que l'on
n'admeitait pas jusqu'ici, surtout dans le camjD radical et libéral, que les
catholiques aussi s'occupent sncèrement de l'amélioration des conditions
sociales des classes laborieuses. Celte considération doit primer toute
autre, et il serait un peu puéril de faire une manifestation quelconque
parce que les socialistes ont voté selon leurs principes. »
C. M.
LA VIE SCIENTIFIQUE 377

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Le socialisme et la science sociale,par Gaston Richard, agrégé de


philosophie, docteur es lettres (1 vol. in-12 de la bibliothèque de philoso-
phie contemporaine, Félix Alcan, Paris). - L'auteur avertit qu'il ne se
r>roT)f>se point de faire oeuvre de polémique, mais oeuvre de pur examen.
Le socialisme n'est point, pour lui, un parti à servir ou à combattre, mais
un étal d'esprit confus qu'il importe d'élucider. C'est l'étal d'esprit de
tous ceux qui poussent à l'extrême la réaction contre l'individualisme de
la concurrence illimitée. Us veulent la destruction de toute entreprise et
propriété privées, et du capital et de l'épargne qui les constituent ou les
subventionnent. M. Richard démêle dans cet état d'esprit une critique de
l'état social actuel et une prévision de l'étal social futur, dont les socia-
listes prétendent avoir scientifiquement découvert les symptômes précur-
seurs. Sur ces données, M. Richard édifie le plan de son ouvrage.
Ire partie : Les Origines du Socialisme, c'est-à-dire sa formation et son unité
comme état d'esprit. -? IPparlie : La Sociologieetla Théorie du Capital, c'est-
à-dire la critique socialiste du capitalisme el la critique de cette critique.
?-IIIe partie : Le Socialisme et la Prévision sociologique, c'esl-à-diretles'pré-
dictions des socialistes et leur examen scientifique. - Ce plan est excel-
lent ; mais suffit-il de 200 petites pages in-12 pour le remplir solidement ?
Peut-être, si M. Richard s'en était tenu, comme il l'annonçait, à la cri-
tique d'un étal d'esprit ; s'il se fût contenté d'être philosophe, el de dégager
des thèses et prévisions socialistes, les confusions qu'elles enveloppent
et les contradictions où elles s'acculent. Il l'a fait quelquefois. Là, il sait
être en même temps précis et concis. (Par exemple : critique de la théorie
marxiste du surlravail, p. 89. - Théorie du développement de l'entre-
prise et du salariat, p. 107, etc.) Mais le philosophe a voulu, imitant cer-
tains procédés socialistes, user de la mélhode comparative et historique
qui pour appuyer ses thèses va, ramassant des faits, au travers de toutes
les civilisations et de toutes les époques, des Romains aux Sioux, Il nous
semble tomber à son tour dans le procédé de groupement arbitraire qu'il
reproche (p. 22) à Emile de Laveleye : « l'auteur qui distingue minutieu-
sement l'Allmend Suisse de l'AUmend Wurlembergeois, étudie dans le
même chapitre la propriété en Angleterre et en Chine ». C'est insuffisant
comme histoire, el ce n'est plus, au lieu de la critique d'un étal d'esprit,
que la relation trop abrégée de ses origines, de ses variations, de ses
analogies avec d'autres états différents. Et la relation est souvent inexacte.
- Pour que M. Richard ne trouve point cette appréciation injustement
sévère, nous lui citerons sa définition si incomplète de l'Économie chré-
tienne : « la charité appliquée à l'ordre économique », application qui se
serait faite, selon lui, en vertu de trois principes : 1° l'interdiction du prêt
à intérêt par Jésus lui-même : « Mutuurn date, nilinde sperantes » (Luc vi,
35); 2° le commandement du travail comme seul moyen d'existence, qui
est de saint Paul: « Qui non vultoperarinec manducet » (II Thess. III 10);
3° le commandement fait aux riches par les Pères de l'Eglise, de se regar-
-
der comme les économes des pauvres. M. Richard semble oublier ici que
la morale économique du christianisme repose sur la justice comme sur
son premier fondement, et que la charité y intervient comme un principe
de perfectionnement : la justice regarde autrui, et mesure ses oeuvres au
droit strict d'autrui ; la charité fait d'autrui le prochain, un frère, un autre
nous-mêmes, un avec nous dans le Christ. Elle ajoute aux dettes maté-
rielles de la justice, basées sur l'échange et régies par la loi de récipro-
cité, les dettes morales d'un amour généreux, délicat et religieux.Comme
la justice elle n'attend pas le service pour reconnaître son dû, elle est dé-
bitrice née de tout homme racheté par le Christ. El, par suite, les trois
principes que relate M. Richard se fondent strictement sur la justice et
sur le droit naturel avant de recevoir de la charité une application plus
parfaite. En veut-il un exemple ? Qu'il observe le sens du Mutuurn date, nil
inde sperantes, tel que conciles, théologiens et papes l'ont toujours unani-
mement compris. Cela ne signifie pas, comme traduit M. Richard « jJrêlez
sans stipuler d'intérêts », et cela n'est pas un précepte de pure charité.
Cela signifie prêtez sans vouloir que le prêt même vous rapporte : nilinde
sperantes ; et celte défense est de stricte justice. L'argenl n'est pas de soi
comme un chainp qui fructifie ou un lrouj>eau qui croît ; il est un signe
d'échange mort et inerte, el un instrument de consommation. Sa fructifi-
cation intrinsèque n'est qu'une fiction; et, par suite, la revendication de
ses fruits, une injustice. Mais l'Eglise a toujours admis la fructification
des richesses naturelles, - terres ou troupeaux, ou industries, -
loppés par le travail ou subventionnés par l'argent qui pourvoit aux frais
déve-

de l'entreprise. Elle a ainsi toujours admis l'association de l'argent au


travail et, par suite, la parlicij>alion du bailleur de fonds aux risques cl
profils de l'entreprise. Il n'y a donc jjas contradiction entre les place-
ments industriels et commerciaux d'aujourd'hui et le Mutuurn date;
M. Richard pense à tort que cette doctrine du prêt charitable venait à
l'encontre des transformations économiques opérées par les grandes
entreprises du machinisme. Le moyen âge, par la bouche de ses théolo-
giens les plus sévères contre l'usure, déclarait légitime le bénéfice du
capital associé au travail : « Ille qui committit pecuniam suam vel merca-
tori vel artifici per modum societatis eujusdam, non transfert dominium
pecunioe suoe in illum, sed remanel ejus, ita quod cum periculo ipsius
LA VIE SCIENTIFIQUE 579

mercator de ea negocialur vel artifex operatur, et ideo sic licite potest


partem lucri inde provenientis expelere, tanquam de re sua » (II" II00,
lxxviii. Art. II, ad 5m). -On ne connaît pas mieux la philosophie morale
cl sociale du moyen âge que sa philosophie spéculative -
en France,
du moins. -C'est aux philosophes sociologues comme M. Richard, de tra-
vailler sérieusement à faire disparaître cette ignorance.
M.-B. S.

Saint Thomas et la question juive, in-8n, 50 p., Louvain, Institut


supérieur de Philosophie.
L'auteur est M. Simon Deploige, l'un des sujets les plus distingués de
celte jeune et brillante école de philosophes chrétiens formes par
Mgr Mercier, connu déjà par plusieurs publications : Le Référendum en
Suisse ; La théorie thomiste de la propriété, etc., professeur à l'Université
catholique de Louvain.
« Il existe une
-
question
Résumé :
juive, parce que, disséminés par le monde, les
Juifs ont en tout pays un caractère religieux, national et économique qui
les isole. » Question éminemment complexe. - But de l'auteur : préciser
la solution donnée par saint Thomas d'Aquin, et apprécier son antisémi-
tisme. Deux mots résument l'attitude recommandée aux chrétiens par saint
Thomas à l'égard des Juifs de religion : « Point d'hostilités. Rien que des
mesures défensives. Liberté pour les Juifs. Protection pour les Chrétiens ».
- « Liberté pour les Juifs! » Donc, 1° il rie faut point employer
lence pour les convertir au christianisme : croire est un acte de volonté
la vio-

libre; la violence fait des hypocrites, non des chrétiens ; donc, 2° l'on ne
doit point baptiser les enfants des Juifs si leurs parents s'y opposent : tant
qu'ils n'ont pas l'usage du libre arbitre, les enfants, de par le droit naturel,
dont à la garde des parents ; l'on ne peut, sans injustice, disposer d'eux
contre leur bon plaisir. Quels périls, du reste, n'aurait pas à courir plus
lard la foi de tels baptisés ? Donc, 3° laissons les Juifs libres d'exercer
leur culte ; d'autant plus que leurs rites rendent témoignage à notre foi.
- Mais il faut protéger les Chrétiens contre les Juifs. Donc, 1° l'on doit
régler et restreindre les rapports entre les uns et les autres de telle sorte
qu'ils soient réduits au strict nécessaire, et que la foi des simples soit
mise à l'abri de toute séduction. Donc, 2° l'on, ne doit pas permettre que
les Juifs exercent une autorité ou une supériorité quelconque dans la
société chrétienne, qu'ils feraient « fonctionner en mode subversif», puis-
que l'idéal, la devise de la société chrétienne est : de Lieu, à Lieu, par le
Christ, et que les Juifs blasphèment le Christ.
se garder, dans l'application des lois édictées
- Par exemple, il faut bien
contre les Juifs par les États
chrétiens, de blesser les prescriptions supérieures de la loi naturelle, con-
580 REVUE TJ10MISÏE

tre laquelle les lois civiles ne peuvent jamais prévaloir, et d'aller jusqu'à
une sévérité extrême. Ainsi, la loi civile portant que les Juifs sont serfs el
comme tels taillables à merci, il faut user de ménagements, ne point les
exaspérer ni les aigrir, ne point leur imposer de charges nouvelles sans
nécessité, et leur laisser toujours, pour eux el leurs familles, ce que
réclame une honnête subsistance. - L'État doit empêcher qu'ils se livrent
à l'usure : et s'ils se sont enrichis' par leurs prêts usuraires, il doit les
faire restituer, non pas pour bénéficier, lui Etat, de celte restitution, ce
qui serait substituer sirerplement un voleur à un autre, mais afin de faire
rentrer en j>ossession de leur bien les victimes de l'usure : ou, à leur défaut,
employer les sommes recouvrées en oeuvres pies et en établissements d'uti-
lité publique. Que si les princes trouvent dur d'avoir ainsi à faire rendre
gorge aux Juifs, ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes : car, jsour
s'éviler un tel ennui, il leur eût suffi d'obliger les Juifs à vivre comme les
autres, d'un travail honnête... El qu'ils n'oublient pas que ce qu'ils ont pu
recevoir des Juifs usuriers, impôts, amendes, présents, ne leur appartient
pas : les princes ne peuvent garder ce qui est le fruit de l'usure ; il faul
rendre...
Tel est l'antisémitisme que professe saint Thomas, dans la. Somme thèolo-
gique, le De regimimprincipum, la Lettre à la duchesse de Bràbant. M. Dc-
ploige sait en faire ressortir le bien-fondé et la grande modération. II ne
manque pas non plus, quand il parle des droits du Juif père de famille à
l'égard de ses enfants, droits si hautement proclamés jJar saint Thomas au
nom de la loi naturelle, d'opposer ce vrai libéralisme thomiste au libéra-
lisme menteur de la philosophie séparée, et démontrer comment ces droils
sacrés ont été méconnus par Rousseau, el sont indignement violés par
l'État sans Dieu imposant l'École sans Dieu aux parents catholiques. Il re-
lève aussi, à l'occasion, certaines idées fausses imputées à saint Thomas par
des écrivains modernes qui ne l'ont pas compris, et établit une compa-
raison intéressante entre la doctrine de saint Thomas et celle des antisé-
mites les plus en vue de nos jours. - Il termine en exprimant le désir que
ces derniers étudient la solution du grand docteur el en souhaitant aux
Juifs « de ne pas voir le iriomphe de solutions plus sévères ».
voeux j'en ajouterai
- A ces
un autre : c'est que l'étude de M. Deploige trouve un
nombre de lecteurs proportionné à son importance el à son mérite.

-
Du même auteur : Le Boerenbond. Le Boerenbond -Ligue des paysans
est la Fédération nationale des Boerengïlden. La Boerengilden -
cor-
poration de paysans - est : Une confrérie religieuse en même temps
qu'une association d'intérêts matériels, formée par les familles agricoles
d'une paroisse. La présente brochure raconte l'histoire du Boerenbond
LA VIE SCIENTIFIQUE 581

belge et signale ses principaux résultats.


double point de vue religieux et économique
- Exjiosé très suggestif, au
Le Boerenbond, fondé il
y a six ans, par le curé Mellaerts, au mépris du sol et perfide principe
libéral : « le curé à la sacristie », compte en ce moment 300 gildes locales
réunissant dans un groupe admirablement organisé et administré
19,000 familles!
R. P. CoCONNIER.
Le Pjsre Heckeiî, fondateur des Paulistes américains (1819-1888), par le
Père W. Elliott, de la même compagnie. (Traduit et adapté de l'anglais
avec autorisation de l'auteur. Introduction par Mgr Ireland, préface par
l'abbé Félix Klein. Paris, LecofTre, 1 vol. in-12.) La presse catholique
parle beaucoup de ce livre et il y a beaucoup à en dire. La vie et la doc-
trine spirituelle du P. Hecker sont- une leçon pour les gens des vieux
pays comme pour les catholiques de la jeune et libre Amérique.
Voici pour la jeune Amérique où, trop souvent, dit-on, les personna-
lités s'isolent dans la plus parfaite indifférence à l'endroit de la commu-
nauté : « Le siècle a une tendance à tomber dans l'extrême individua-
lisme, dans l'excentricité, la licence, la révolution. Mais la vie typique
montre l'alliance possible entre l'individualité et la vie de communauté.
C'est l'idéal des Etats-Unis dans l'ordre politique; c'est un but et une
tendance qu'il nous faut chercher à guider, non à arrêter ou à sacrifier »
(p. 283). Cette leçon n'a-t-elle pas son contre-coup efficace sur certaines
méthodes éducatives de compression absolue de l'individu, par un régime
de communauté strictement uniforme et hostile à toute initiative person-
nelle ? El c'est la leçon pour les gens des vieux pays. Le P. Hecker a vu
juste, là; et s'il y paraît un novateur, il ne fait que revenir par voie d'ex-
périence aux antiques doctrines de la philosophie catholique ; il redit aux
hommes de son temps ce que saint Thomas enseignait à ceux du xme siè-
cle. C'est la plénitude de sa vie que l'homme cherche en société, -
suffîcienliam perfectam ; pour y arriver, l'homme se subordonne à sa com-
vitse

munauté domestique, politique, religieuse, comme la partie au tout; mais


comme une partie existant, pensant et voulant par soi, et toujours pour y
arriver à la plénitude de sa vie ; en sorte que la personnalité même, en
qui saint Thomas reconnaît le complément de toute perfection humaine,
devient la iin principale de la société, et comme la plus divine partie du
bien commun. - Pourquoi, cependant, le biographe du P. Hecker sem-
ble-t-il nous présenter la suppression des voeux religieux comme la con-
séquence directe de ce régime de libre et légitime personnalité ? Qu'il y
ait, dans la compagnie des Paulistes, comme en quelques autres commu-
nautés de prêtres séculiers, un avantage réel, pour leur but particulier
et pour leurs membres, à ne point s'engager par la profession religieuse,
REVUE THOMISTE. 5e ANNÉE. 39.
582 REVUE THOMISTE

nul ne le conteste. Nul ne blâme ce que l'Église accepte dans sa science


supérieure et son estimation maternelle des besoins et des forces de ses
enfants. Mais, que signifie ceci : « En fait de stabilité, les hommes d'un
caractère ferme n'ont besoin d'aucun voeu pour garantir leur fidélité à une
vocation divine. Quant aux hommes d'un caractère faible, ils peuvent bien
faire voeu de garder une fidélité extérieure ; mais, outre qu'elle est de peu
de fruit pour eux-mêmes, elle devient souvent une charge pour leurs su-
périeurs et pour leurs frères » (p. 289). Nous sommes convaincus que le
P. Hecker a dû avoir de meilleures raisons que celles-là jiour fonder une
congrégation sans voeux. En fait de stabilité, les hommes d'un caractère
ferme ont besoin de faire des voeux pour exprimer à eux-mêmes et à Dieu
leur totale confiance en la force de la grâce divine : un grand coeur, s'il
aime pleinement, répond de soi pour toujours. Quant aux hommes d'un
caractère faible, ils se sentent raffermis dans leur bonne volonté fragile,
par la prévenance et par la réciprocité de grâces supérieures que leur
apporte et garantit la profession religieuse. Voilà FexjDérience vraie, et
des forts et des faibles. Les voeux ne sont jDoinl, d'ailleurs, comme le fe-
raient croire les allégations du P. Elliotl, une institution temporaire et
accidentelle de la vieille Europe communautaire et autoritaire. La libre
Amérique, avec sa facilité au divorce et son formidable appétit du confort,
n'a que trop besoin d'hommes généreux et forts, qui répondent d'eux-
mêmes à Dieu, pour la vie : ceux-là, plus que d'autres, auront le droit
de prêcher et de rappeler à leurs pénitents les servitudes perpétuelles et
volontaires du lien conjugal et les imprescriptibles obligations de la
pénitence.
Et, si le dilemme du P.Elliottportait contre toute promesse de stabilité,ne
porterait-il pas aussi contre celui des trois voeux auquel participent tous les
clercs séculiers, en Occident: la promesse de chasteté? Elle aussi, elle
-
devrait ne servir de rien ni aux forts, ni aux faibles. On peut donc légi-
timement opter avec le P. Hecker pour « la communauté libre », mais en
se refusant d'y voir le type même des religieux de l'avenir : les voeux sont
une institution catholique, fondée sur le droit et l'instinct naturels de
l'homme; ce ne sera pas l'Amérique qui les fera disparaître, pas plus que
l'Europe ne les a inventés. Leur inventeur c'est le Saint-Esprit. Ils se
perpétueront dans l'Eglise, comme les plus sûrs appuis d'une âme qui,
forte ou faible, s'exerce à la perfection. Nous tenions à rappeler cette doc-
trine unanime des théologiens sûrs, en face de l'argumentation spécieuse
du P. Elliott. M.-B. S.
SOMMAIRES DES REVUES

REVUE NEO-SGOLAST1QUE
Août 1897.

M. D. Nys.
M. H. Hallez.
--
La notion du temps d'après saint Thomas d'Aquin (suite).
La vue et les couleurs (suite et fin).
M. AiiM. Thiéuy. -La vue et les couleurs.
réponse à M. Hallez.
-
Quelques observations en

M. EiiN. Pasquieiî. - -
M. Lkon de Lantsheehe.
Sur les Irypothèses cosmogoniques.
L'évolution moderne du droit naturel.
M. V.-A. Thiéuy.
M. D. Nys. - - Notes psychologiques.
Bulletin cosmologique.

DIVUS THOMAS
Fascicules xvii-xvm.

M. A.-M. Vespigna.ni.
.-
In Liberalismum universum Doctore Angelico
duce et Pontiflce summo Leone XIII Trutina.
M. G. Ramkllini. - Gommentaria in quajstiones xxvii-lix. III P.
Summoe théologie» De Mysterbis Ghristi in lectiones distributa.
Schol. Theol. Moral.
Docloris. Gasus morales.
-
De genuino systemate S. Alphonsi Ecclesi»

Rr M.
- DoctrinaS. Thomoe de natura Theologias speculativa;.
Lïibliographia.

REVUE PHILOSOPHIQUE
Septembre 1897.

.'. Martin. - La démonstration philosophique.


R. de la Gkasserie.
- Des causes efficientes et téléologiques dans les
faits linguistiques et juridiques.
Kevue critique.

t
.
Analyses et comptes rendus.
Correspondance.
Revue des périodiques étrangers.
Nécrologie.

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


Septembre 1897.

M. P. Lapiiî. -- -
M. L. Brunschvicg. Spiritualisme et sens commun.
Morale déductive.
M. P. Lacombe. Du comique et du spirituel.
M. G. Remacle.
M. G. Lechalas.
- La mélaphysique de « Scotus novanlicus ».
De l'infini mathématique, par M. Louis Gouturat
(suil.e et fin).
M. Gh. Andler. -
M. Antonio Labriola.
La conception matérialiste de l'histoire, d'après

REVUE DES DEUX MONDES


13 septembre 1897.

MM. Paul et Victor Margueritte.


M. Edouard Rod. -Essais sur Goethe.
--
Le désastre, deuxième partie.
VI. Le grand oeuvre.
M. René Pinon. -Qui exploitera la Chine ?
M. Albert Sokel, de l'Académie française. -
L'Europe elle Directoire.
- III. La seconde coalition.
M. Raphaël-Georges Lévy. - -La République napolitaine.
La hausse du blé et la baissa du métal
argent.
M. Emile Michel, de l'Académie des Beaux-Arts.
matiques de P.-P. Rubens (1627-1630).
-
Les missions diplo-

M. T. de Wyzewa. -- Revues étrangères.


M. Peter Nansen.
-
Un romancier danois :

M. René Doumic. -Revue littéraire.


l'usage des classes.
-
La préface de « Cromwell », à

M. Francis Charmes. -
Bulletin bibliographique.
Chronique de la Quinzaine, histoire politique.

Le Gérant : P. SERTILLANGES.
PARIS. IMPRIMERIE F. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
REVUE THOMISTE

NOTES
SUR

L'ATOMISME ET L'HYLÉMORPHISME (1)

Rien n'est déconcertant comme la manière dont certains manuels


de philosophie -
justement eslimés d'ailleurs -
prétendent éta-
blir l'hylémorphisme. Pour résoudre ce problème cosmologique,
les données de l'observation sont manifestement indispensables :
on ne synthétise pas avant d'avoir rassemblé les éléments de la
synthèse ; on ne conclut pas avant d'avoir établi les prémisses ; et
l'on ne fait pas la philosophie des essences corporelles sans en
avoir soigneusement examiné les propriétés. La base naturelle,
obligée de tout système de cette nature ne peut donc être que la
constatation rigoureusement exacte des faits d'observation.
Or il n'est pas possible de le dissimuler, tout cela fait presque
entièrement défaut dans les traités classiques ; et, ce qui est plus
regrettable encore, il n'est pas rare d'y rencontrer des erreurs et
des méprises tellement grossières, que toutes les magnifiques

(I) Ce polit travail a éfé lu en partie au congrès scientifique de Fribourg. Comme on


ii-e l'a fait observer alors, il suppose la diversité essentielle de quelques-unes dos subs-
'.inecs élémenlaircs, telles que les admet la chimiemodcrne.il est impossible d'aborder
ni cette question délicate, mais il esl intéressant d'observer que les principaux défen-
deurs do l'unité essentielle des corps sont des physiciens et des mathématiciens, c'esl-à-
'iue dos savants qui, par la nature même de leur spécialité, bornent leurs considéra-
lions sur la matière à ce qu'il y a de plus accidentel en elle. Les chimistes, qui pénètrent
plus avant dans la natuir mlime des corps, n'accordent guère de valeur à cette idée,
'lepuis que les travaux do Stas ont anéanti l'hypothèse de Proul
- Aucun argument
décisif on faveur de l'unité essentielle dos corps simples n'a jamais été donné. L'incorpo-
i-Uion des olémenls dans les molécules composées^ leur récurrence après la decomposi-
ion, tous les faits de la thermochimie qu'on allègue pour justifier colle théorie ne suffisent
-
1

l'as pour l'établir. Un jour peut-cire nous aurons l'occasion do traiter la question ex
profuso.
BEVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - 40.
586 REVUE THOMISTE

déductions qui s'y appuient ne sauraient inspirer la moindre


confiance.
Il y a des exceptions, Dieu merci ! Il y a, pour ne citer qu'un
exemple, la belle thèse inaugurale du professeur Nys de Louvain ({).
Mais il faut reconnaître que les travaux de ce genre sont extrê-
mement rares, et que notamment la plupart des manuels pré-
sentent ici de bien regrettables lacunes.
Les arguments d'expérience ne font pas défaut cependant. Il est
des faits dûment observés, enregistrés dans les travaux des spécia-
-
listes qui c'est mon intime conviction -
ne se concilient abso-
lument pas avec la conservation des essences élémentaires.

Je passe sous silence la difficulté extrême de donner à l'affinité


une signification claire et solide, se conservant à travers ses mul-
tiples applications, si on la réduit à ce qu'elle doit fatalement deve-
nir pour l'atomisle : une force attractive de juxtaposition. M. le
chanoine Nys a mis ce point en pleine lumière (2). Je ne m'arrête-
rai pas davantage à celle, notion de « radical » que les travaux de
Liebig ont introduite dans la science. La stabilité de ces préten-
dus agrégats el leur incontestable unité relative sont bien embar-
rassantes pour qui n'accepte pas l'unité substantielle du corps com-
posé.
coup
- Une notion plus claire, plus décisive et, je crois, beau-
moins connue, mérite une attention spéciale. C'est ce qu'un
chimiste de grand renom, mon illustre et bien-aimé maître le pro-
fesseur Louis Henry, de Louvain, a appelé la « solidarité fonction-
nelle » des composants.
qu'une définition abstraite :
-
Quelques exemples seront plus utiles

I. - Le butane Cj. II10, dans sa forme normale, bout à 1°. J'y

(1) 1). Nys. Le Problème cosinologique. -


Ces pages étaient écrites, lorsque je reçus l'o-
puscule du Dr Antoine Michelitsch, de Graz : « Atomismm, Hylemorjyhimus wiid Natur-
wissenschaft- ». Bien qu'il me soit impossible do souscrire à toutes les assertions de
l'auteur, je liens cependant à signaler sou travail ; il constitue un très louable effort
pour placer l'hylcmorphisme sur sa base naturelle : la constatation des phénomèno
d'ordre physique et chimique.
(2) D. Nys. Op. cit.
remplace II2 par 0 dans un des deux chaînons CH2 ; on obtient
ainsi l'acétone méthyl-éthylique :

Le point d'ébullition de ce corps est 78°. J'en conclus, en me


plaçant au point de vue purement atomiste, que le remplacement
dans une molécule de 2 II par 0 élève le point d'ébullition de 77".
Mais la même substitution peut se faire dans le chaînon voisin. On
obtient ainsi le diacétyle :

Si les atomes conservent leur essence propre, si la substitution


de 0 à H2 dans le premier chaînon n'a pas entamé la nature du
chaînon voisin, si là se trouve encore vraiment de l'hydrogène
fixé sur du carbone, en un mol, si l'atomisme chimique représente
la réalité des choses et possède une véritable valeur philosophique,
la seconde substitution doit encore une fois élever le point d'ébul-
lition de 77°. Or, il n'en est rien : le diacétyle bout à 88°; l'éléva-
tion n'est que de 4 0°. Je crois que jamais un atomiste logique ne
donnera une explication acceptable de ce fait. Et j'ajoute que je
pourrais multiplier presque indéfiniment les exemples de cette
nature (i).
II. -L'oxyde de méthyl-éthyle bichloré biprimaire contient
deux fois le radical IL-C-Cl :

Il est impossible pour un atomiste de montrer sans se contre-


dire la moindre différence entre les deux atomes de chlore que ce
(1) L. Henry. Eludes Mu- la volatilité dans composés carbones. Composes poly-
le%
oxygéncK(Bulletin de l'Académie royale de Belgique! 3a série, lome XV, n° J, 1888). Le Père
Poulain m'a fait remarquer au congrès de Fribourg que l'cbiillilion osl un fait purement
physique ,c'est-à-dire accidentel.
c'csi lout autre ebose.
-
L'obullition, oui ; le point d'ébullition d'un corps,
588 REVUE THOMISTE

composé contient. Or au point de vue fonctionnel il y a des diffé-


rences radicales. Le premier Cl agit énergiquement sur les com-
posés hydrogénés, tels que l'eau, l'alcool, etc., ainsi que sur les
composés métalliques. Le second Cl ne fait rien de semblable (I).
- Quelle peut être la raison de cette différence si marquée? Pour
l'atomiste il n'y a pas de cause possible. Dire qu'elle se trouve
dans le voisinage de l'oxygène, c'est avouer que 0 a modifié essen-
tiellement le carbone sur lequel il se trouve fixé, que le carbone
essentiellement modifié a modifié essentiellement le chlore ; en un
mot, c'est répudier l'atomisme comme concept philosophique et
accepter l'hylémorphisme dans sa thèse fondamentale.

III. -. On sait que le radical hydroxyle -OII des alcools ne subit


aucune action de la part de l'acide cyanhydriquc. Or si dans l'al-
cool méthylique on remplace II par les fragments des aminés
-NHGTLj ou -N(CH3)2, l'hydroxyle, qui dans le concept atomiste n'a
subi aucune modification, est violemment attaqué par IÏCN (2).

IV. - Dans les exemples précédents on voit que les propriétés


essentielles des éléments en combinaison sont totalement modi-
fiées, et que les opérations de chaque atome sont solidaires de
tous les autres atomes réunis dans la molécule. Il n'en faut certes
pas davantage pour conclure à une transformation essentielle des
composants. Mais il est un fait, dont la découverte est due à
M. L. Henry, qui semble plus décisif encore.
que les caractères acide et basique sont essentiellement
-
Personne n'ignore
opposés.
Or, -c'est là l'expérience propre d'Henry, -les mêmes éléments
jouent successivement le rôle basique et acide, à cause d'une mo-
dification moléculaire qui ne les intéresse pas directement, mais
affecte un autre atome dans la molécule. -Personne n'ignore que
les alcools sont de toutpooit assimilables aux bases alcalines. Le
radical hydroxyle qui les caractérise est l'équivalent du même
radical en KOII, NaOIF, jNIL, OH, etc. ; le radical alcoolique repré-
sente le métal. Ces caractères se manifestent très nettement dans

(1) Annales d?la Sociale scientifique de Bruxelles, (. XIX, 1895.


(2) L. Ui:xny clans IqsBuU. del'Jcad. de Belgique, 3" série, t. XXVIII, n» 10, 1S9J.
le type de tous les alcools primaires : l'alcool méthylique. Henry
substitue donc un atome de brome à un atome d'hydrogène en
respectant le radical 011 :

Or ce dérivé est nettement acide et éthérifîe les alcools. Je crois


qu'il serait extrêmement intéressant de voir comment un atomiste
essaierait de se dégager de ces difficultés.
D'ailleurs, nous avons déjà pu observer un atomiste de grande
valeur, le célèbre Wurtz, aux prises avec une objection de ce
genre. Dans son livre universellement connu : « La théorie ato-
mique », il expose d'une façon assez détaillée la notion de
« valence ». Par rapport à l'hydrogène, l'azote csl tri valent.
C'est là un caractère essentiel, ou il n'y en a pas. Or, bien que
l'azote soit saturé dans le gaz ammoniac, on peut encore intro-
duire dans cette molécule, et cela avec une extrême facilité, un
atome de chlore; el, dès que celui-ci s'y trouve combiné, un qua-
trième atome d'hydrogène se fixe sur l'azote. C'est un spectacle
très suggestif et parfois amusant de voir l'esprit ordinairement si
clair d'Adolphe Wurtz se débattre pour se dépêtrer de l'inextri-
cable fouillis d'objections que ce fait évoque dans sa propre intel-
ligence. Au milieu des « peut-être » et des « qui sait? » il finit
par formuler une nouvelle hypothèse, qui, si elle signifie quelque
chose, implique le rejet de Fatomisme (1).
Au fond, c'est le professeur L. Henry qui a raison. Il n'est pas
philosophe et il se défend bien de l'être, parce qu'il croit avoir à
se plaindre des philosophes. Mais,par une longue suite de travaux
importants, il amis en lumière cette loi générale: Les atomes du
composé sontfonctionnellement solidaires. En chimiste, il ne va pas

(1) Le R. P. Scrtillanges, d'après la Revue Thomiste, le R. P- de la Barre d'après le


uimtc de Vorges dans la Quinzaine, m'auraient objecté, au Congrès de Fribourg, qu'on
.>e sauraiI se baser sur les expressions et les explications des chimistes, parce qu'elles
n'onl pas le sens nue nous leur prêtons en philosophie. - llien n'est plus exact, mais je
"o rois pas Gomment cette difficulté me concerne. ,ïo ne me suis basé sur les expressions
"u les explication? des cbimistos dans aucun de mes arguments. Je n'ai apporlé que des
foils incontestables, qui sont le langage de la nature; et je me suis efforcé d'en décou-
vrir le sens, indépendamment de toute hypothèse .scientifique.
590 REVUE THOMISTE

au delà de cette constatation; à son point de vue toute recherche


ultérieure sérail stérile, mais pour nous elle fournit une hase
solide à l'affirmation fondamentale do l'hylémorphisme. Dans la
limite de nos certitudes, les aclions chimiques sont des propriétés
essentielles, c'est évident. Mais, si les opérations de chaque atome
dépendent essentiellement de tons les atomes avec lesquels le
premier se trouve chimiquement associé, nous sommes en droit de
conclure que les atomes ne jouissent ni d'une individualité, ni
d'une essence propre. Le principe d'opératio?i, substantiellement un,
le véritable individu-matière, c'est toute la molécule.

Je voudrais m'arrêter quelques instants à cette dernière conclu-


sion.
M. le chanoine Nys, professeur à l'Institut supérieur de philoso-
phie à Louvain, établit (1) que la molécule est vraiment l'individu
quand il s'agit de corps composés ; mais, dans les corps simples, il
préfère reconnaître l'individualité, non à la molécule, mais à
l'atome. J'avoue que la raison de cette différence m'échappe et que
cette distinction me paraît une inconséquence. J'ai examiné ses
preuves; elles ne m'ont pas convaincu. Pourquoi, si l'atome des
corps polyatomiques Cl, 11,0, etc., jouit d'une véritable individua-
lité, n'existe-t-il pas à l'état isolé? Car l'individu est bien « l'indi-
visum in se et divisum a quoeumque alio ». En outre, il y a des
faits très généraux et incontestables qui démontrent certainement
que les molécules, tant simples que composées, sont des êtres du
même ordre. Il y a, par exemple, la loi d'Avogadro. Je me
demande en vain pourquoi elle s'appliquerait dans un cas aux
individus chimiques, et dans un autre à des agrégats d'individus.
Bref toutes les propriétés, qui n'ont pas trait à la nature spécilique
des corps, sont absolument identiques pour les molécules simples
et pour les composées. Même la loi des chaleurs spécifiques, que le

(1) Ze problème cosinologigue, p. 89.


professeur Nys cite à l'appui de son idée, est absolument générale.
Il faut remarquer que la loi de Dulong et Petit PA X CS
n'est qu'un cas particulier de la loi de Kopp et Woestyn,
6,4 =
PM X CS = n X 6,4 et que celle-ci s'applique aux corps simples
comme aux corps composés. C'est même là une des plus sérieuses
difficultés qu'il soit possible d'opposer à Phylémorphisme. Si la loi
de Dulong et Petit prouve l'individualité des atomes dans la molé-
cule simple, il nous faut fatalement admettre que les atomes sont
les vrais individus dans la molécule composée. De part et d'autre,
les mêmes phénomènes se réalisent; il faudrait donc des raisons
bien sérieuses pour ne pas les attribuer à des causes identiques.
Je crois que la plus sérieuse difficulté qu'on puisse opposer à
l'idée que je défends est celle que signale très bien M. Nys. Dans
la décomposition de l'acide chlorhydrique, « comment l'hydro-
gène pourrait-il renaître autrement qu'à l'état d'atome (1) » ? Mais,
tout d'abord, il est extraordinairement difficile de savoir ce qui se
passe réellement entre les molécules lors de la décomposition de
JïCl; et n'eût-on aucune explication plausible à faire valoir, il me
semble que, devant les preuves en sens contraire, on ne pourrait
pas encore abandonner logiquement l'individualité de la molécule
simple. Mais il y a plus. Je partage entièrement les vues du pro-
fesseur Nys au sujet de la décomposition de IIC1. Je crois que le
chlore apparaît vraiment en particules du poids de 33,S, et
l'hydrogène avec un poids représenté par l'unité; mais je suis
convaincu que ce sont là de vraies molécules, des molécules
monoatomiques (2), dont la forme substantielle, de nature essen-
tiellement instable et transitoire, est différente de celle de l'hydro-
gène et du chlore dans leur état normal. Rappelons-nous, en eflet,
les caractères de virulence particulière et d'énergique activité que
possèdent plusieurs corps « à l'état naissant ». Le chlore est du
nombre. Ne faut-il pas voir dans ce fait l'indice d'une nature par-
ticulière, d'une forme substantielle transitoire? On pourrait peut-

(1) Nys, op cit., p. 89.


,
(2) Je donne toujours aux expressions monoatomiques, poiyatomiques, etc., le sens
'le « contenant un seul atome»,« contenant plusieurs atomes ». C'est là le sens naturel
fie ces mois ; mais encore faut-il le déterminer puisque tant d'auteurs voient dans
ces
termes des synonymes do monovalent, polyvalent, etc.
être m'opposer l'extrême analogie, pour ne pas dire l'identité de
celle forme avec la forme, définitive du chlore et. de l'hydrogène;
mais, dans l'idée que je défends, il faut précisément s'attendre à ce
résultat. La forme du composé dépend, en dernière analyse, de la
forme des composants. Plus ceux-ci sont éloignés entre eux par
leurs propriétés, moins le composé aura d'analogie avec l'un ou
l'autre de ses générateurs. Or, dans le cas présent, les générateurs
ne sont pas très analogues, ils sont identiques. Rien d'étonnant,
dès lors, à ce que la forme du composé se rapproche beaucoup de
celle de ses composants.
Bien d'autres considérations me font aboutir à la même conclu-
sion; bien d'autres motifs me font admettre que les atomes isolés
sont des individus, mais qu'ils perdent leur forme et leur indivi-
dualité par leur incorporation dans la molécule simple comme
dans la molécule composée. Il y a tout d'abord à noter l'énorme
différence des atomes à l'état isolé d'une part, et d'autre part à
l'état d'association avec d'autres atomes de même nature. Je
n'ignore pas l'état d'incertitude et d'obscurité où se trouvent
encore les lois générales de la thermochimie; mais cependant
quelques faits semblent définitivement acquis. Or, s'il faut leur
accorder la moindre confiance, il faut reconnaître que l'atome
isolé du carbone, par exemple, présente des allures essentielle-
ment différentes de celles observées dans une des variétés connues
du carbone.
D'ailleurs, si les deux atomes réunis dans la molécule Cl2
jouissent chacun d'une véritable individualité, le lien qui les unit
ne peut être qu'accidentel. Mais quel est ce lien accidentel qui
semble s'opposer si puissamment à l'exercice des affinités les plus
énergiques de Cl, et qui se rompt sous l'influence du premier rayon
de lumière ? N'est-il pas plus logique d'admettre que les molé-
cules tant de l'hydrogène que du chlore possèdent une forme
unique; que le mélange de ces deux éléments est inactif, mais
qu'un rayon de lumière fait succéder à leur forme propre la forme
subordonnée de Cl et II1? Alors ces deux nouvelles molécules, ces
1

deux nouveaux individus, au lieu de se porter sur eux-mêmes


comme ils le font quand ils sont isolés, se combinent en vertu de
leur affinité élective, avec un atome hétérogène pour former la
molécule IIC1.
Un dernier fait me semble singulièrement confirmer l'unité
substantielle de la molécule simple. On peut scinder certaines
molécules en atomes ; mais, dès que ceux-ci se trouvent en liberté,
et jouissent par conséquent d'une incontestable individualité, ils
se comportent absolument comme de vraies molécules et obéissent
y la loi d'Avogadro. Crafts et Meyer ont établi ce fait pour l'iode.
A la température d'environ 1300° et sous des pressions réduites,
on arrive à une densité de vapeur de 4,6, ce qui nous force
d'admettre un poids moléculaire d'environ 127, chiffre qui repré-
sente également le poids atomique de l'iode (1).
Toutes ces raisons me déterminent à considérer comme des êtres
de même ordre la molécule polyatomique simple et la molécuie
composée. De part et d'autre nous trouvons des réalités com-
plexes, dont l'essentielle unité résulte d'arguments identiques.
C'est comme pour achever l'analogie complète que la nature nous
offre les exemples de polymérisation. De même que pour les corps
simples des molécules monoatomiques identiques se combinent
entre elles pour constituer la molécule ordinaire et stable; ainsi
pour les corps composés, et notamment pour les aldéhydes et les
oxydes métalliques, les molécules identiques se réunissent en
molécules plus considérables, jouissant d'une incontestable unité.
Notons en passant
notes - -
tout ce petit travail n'est qu'une suite de
que ces phénomènes démontrent avec quelle réserve
nous devons admettre la définition classique : Li affinité est l'attrac-
1

tion des contraires. Je la rapprocherais volontiers de ces lois, qu'on


appelle les lois-limites, ce qui veut dire qu'elles ne sont absolu-
ment pas exactes, si on les prend au pied de la lettre. La science
ne s'est-elle pas contentée parfois de définitions-limites ? Il importe
aux philosophes de ne point l'oublier.

III

Tout ce qui précède m'autorise à considérer la thèse fondamen-


tale de l'hylémorphisme comme la cpnelusion nécessaire d'un
examen attentif des phénomènes chimiques. L'atome simple, in-

(1 ) Cfr Ostwald. Chimie Générale.


594 REVUE THOMISTE

troduit dans la molécule, perd son essence et son individualité, la


molécule se présente avec sa forme unique, comprenant sous elle
la matière de tous les atomes qui ont concouru à sa constitution.
Mais faul-il conclure que, dans la molécule composée, plus rien ne
nous permet de distinguer les différents atomes ? Faut-il admettre
que si la molécule était assez volumineuse pour tomber directe-
ment sous nos sens, nous n'y apercevrions qu'une masse complè-
tement unifiée, où rien de déterminé ne correspondrait plus aux
différents atomes qui l'ont bâtie de leur matière ?
On sait qu'à certaines objections présentées par les atomistes,
tous les tenants delà doctrine scolasliquerépondent d'un commun
accord que les atomes se trouvent dans la molécule à l'état « vir-
tuel », virtute (1). C'est là un terme très exact mais très prudent,
un peu vague, n'engageant à rien. Rien ne m'empêche d'y sous-
crire. Mais je crains que, pour certains auteurs, la chose aussi ne
reste dans le vague, et parfois peut-être dans l'erroné. Le mol
« virtuel », en effet, semble signifier que de fait les atomes n'y
sont plus aucunement distincts, mais qu'ils le seront si la forme
substantielle vient à disparaître. A mon sens, c'est là une thèse
qui n'est plus soutenable. Les atomes ne sont plus essentiellement
distincts, c'est entendu. Mais il y a des distinctions qui n'intéres-
sent nullement la substance, et je crois qu'il nous faut en admettre
de semblables dans la molécule, distinctions correspondant exac-
tement aux divers atomes qui ont contribué à bâtir la substance
totale. Pour plus de clarté, prenons par exemple la distinction
quantitative. La molécule a sa quantité propre ; nous l'apprécions
par son poids. Dans celte quantité, chaque partie est évidemment
distincte de la partie voisine; mais, outre cette distinction fonda-
mentale, il faut en admettre d'autres, des séparations actuelles
indiquant par leur nombre celui des atomes constitutifs.
Celte conclusion me semble nettement imposée par les faits.
Personne n'ignore la magnifique idée synthétique que nous de-
vons à Mendéléeff et Lothar Meyer. On range les éléments d'après
les valeurs croissantes de leurs poids atomiques, et l'on remarqua
que cette même série représente les propriétés fondamentales

(1) Cfr. D. Nys. Op. cit., p. 195.


des corps en progression périodique. Il y a, sans doule, des la-
cunes, des imperfections, des incertitudes; mais, dans l'état actuel
de nos connaissances, il fallait s'y attendre, et d'une manière gé-
nérale, la relation entre les propriétés d'ordre expérimental et les
poids atomiques est indéniable. Remarquons qu'on aboutit ainsi
aux poids atomiques d'une manière totalement indépendante de
celle qui sert généralement à la détermination de ces quantités.
Une pareille coïncidence n'est cerlainement pas un effet du ha-
sard. Les quantités représentant les poids atomiques sont donc
une réalité de la nature, et c'est avec raison que Mendéléeff a pu
écrire : « Nos conceptions sur les poids atomiques ont acquis dans
ces derniers temps une telle solidité... que l'on peut affirmer avec
confiance que l'idée de poids atomique se maintiendra sans alté-
ration, à travers les variations que pourront subir les théories
chimiques (4). Or, si la molécule était une masse complètement
unifiée, sans autre distinction entre les parties que la distinction
essentielle à toute quantité, le poids atomique n'aurait aucune
réalité. Les atomes sont donc réellement distincts dans la masse
moléculaire.
Les chaleurs spécifiques nous conduisent à la mémo conclusion.
La chaleur spécifique des corps solides, multipliée par le poids
moléculaire, est égale à autant de fois 6,4 qu'il y a d'atomes dans
la molécule; l'introduction de chaque atome, quel que soit son poids
propre, élève brusquement la chaleur moléculaire de 6,4. C'est là
un fait inexplicable si l'on suppose que, dans la molécule, l'atome
ne conserve aucune réalité, aucune distinction. La chaleur absor-
bée est évidemment fonction de la quantité; mais si l'atome
n'était pas une quantité à part, et par conséquent un être à part,
même dans la molécule, pourquoi tous les atomes, dont les poids
s'échelonnent depuis l'unité jusqu'à 240 (Uranium), ont-ils la
même chaleur atomique (2) ? Deux atomes de chlore combinés
avec le plomb ont ensemble une chaleur représentée par 2 X
?),4 =12,8 ; ils pèsent 71 ; mais l'atome de plomb qui pèse 206,

(1) D. Mendéléeff, cité par Wuiîtz, Théorie Atomique, p. 126.


(2) Il va sans dire que je fais ici complètement abstraction des chaleurs moléculaires
et atomiques anormales que présentent certains corps. Les dernières recherches semblent
d'ailleurs démontrer que ces exceptions ne sont qu'apparentes et sont attribuables à des
circonstances secondaires.
396 REVUE THOMISTE

n'a pour toute chaleur que les 6,4 réglementaires. Il est donc
manifeste que la quantité en rapport avec la chaleur spécifique
n'est autre que la quantité numériquedes alomes. Je conclus donc
derechef que les atomes existent dans la molécule.
Cette thèse, défendue devant des hylémorphistes, a paru en con-
tradiction avec la théorie scolastique. Il n'en est rien cependant.
CeJie-ci n'affirme que l'unité essentielle de la substance compo-
-
sée. Or, -
je l'ai établi plus haut une distinction essentielle
entre les différents atomes d'une même molécule est inadmissible.
Contre l'opinion d'auteurs hylémorphistes de très grande valeur,
j'ai refusé de reconnaître l'individualité des atomes, même dans
la molécule simple. Mais, je le répète, l'unité substantielle n'exclut
pas l'existence réelle de parties quantitatives ou potestatives ; et
je puis parfaitement défendre la première, tout en reconnaissant
dans les atomes des parties de cette nature.
Rappelons-nous que l'argument classique, fondamental, de
rhylémorphisme est l'unité substantielle de l'homme. S'il est vrai
que, dans l'ordre logique comme dans l'ordre réel, l'etTet ne peut
pas surpasser la perfection de la cause, nous ne devons admettre
dans la molécule qu'une unité comparable à celle de l'homme. Ce-
pendant la diversité entre les différentes parties du corps, tant au
point de vue numérique qu'au point de vue fonctionnel, la diver-
sité entre les puissances de l'âme sautent aux yeux. Il est donc
évident que l'unité substantielle du composé matériel, proclamé
par le concept hylémorphiste, ne saurait exclure une diversité
analogue de la molécule composée.
Je crois donc pouvoir me représenter celle-ci comme une masse
corporelle, d'une quantité essentiellement fixe, d'une étendue
déterminée, et dont les différentes parties comparées entre elles ne
sont probablement pas plus homogènes que le bras et l'oeil dans
le corps humain. L'ensemble ne forme qu'une essence et qu'un
suppôt {suppositum) ; mais, de même que les différentes facultés
sensitives s'exercent par des organes différents, ainsi les fonctions
de cette substance corporelle s'exercent parles différentes parties
-
moléculaires, parties qui correspondent parleur nombre el cer-
taines de leurs propriétés aux atomes constitutifs.
Pour qui d'ailleurs a réfléchi aux faits chimiques, il est bien
difficile de se dégager de cette conclusion. Il y a certains corps
dont il est impossible d'expliquer les propriétés, dans l'hypothèse
- car ce n'est là qu'une hypothèse - dans l'irypothèse, dis-je,
d'une unification complète de la molécule. Si, au contraire, on
admet une vraie distinction de quantité et de puissance, on com-
prend pourquoi certaines dispositions d'atomes produisent toujours
des propriétés déterminées; on comprend la merveilleuse coïnci-
dence, signalée par van't Hoiï, entre l'asymétrie moléculaire et
J'activité optique des corps organiques en solution. Or ce sont là
des faits dont les partisans de l'homogénéité ne sauraient, à mon
sens, fournir la moindre explication.

Je résume tout ce petil travail en trois conclusions :

1° Les molécules composées jouissent d'une véritable unité subs-


tantielle.
2° Jl n'y a pas lieu d'admettre l'individualité des alomes dans
les molécules simples polyatomiques.
3° Cette unité substantielle n'implique pas l'homogénéité com-
plète soit dans les propriétés, soit dans ies distinctions quanti-
tutives. Certains faits semblent au contraire imposer de vraies
différences essentielles entre les différentes parties.

Fr. P. M. de Munnynck, 0. P.,


Professeur de philosophie au collège
dominicain de Louvain.
NOUVEL ESSAI

SUR LB

CARACTÈRE ANALYTIQUE DU PRINCIPE

DE CAUSALITÉ

Dans tous les Congrès scientifiques, surtout dans le Congrès de


Paris en 1888 et celui de Bruxelles en 1891,1a section des Sciences
philosophiques s'est vivement préoccupée du Principe de Causa-
lité, de son caractère analytique et de sa réduction au principe de
contradiction.
La question, malgré sa subtilité, peut-être à cause de sa subti-
lité même, a provoqué le plus vif intérêt, suscité des mémoires de
grande valeur, et donné lieu aux débats les plus intéressants. ]J
suffit de rappeler les mémoires de MM. de Margerie, le comte de
Vorges, O'Mahony et du ft. P. Fuzier, ainsi que les discussions
où prirent une part brillante : Mgr d'Hulst, Mgr Mercier, le
P. Auriault, le P. Caslelein, MM. de Iiroglie, Ermoni, Vacant,
Gardair et bien d'autres encore.
Il serait sans doute utile de rappeler aujourd'hui les divers
points de vue qui ont été exposés, de les comparer, de les concilier
dans la mesure du possible, et de résumer les débats. Malheureu-
sement les débats ne sont pas encore clos. Loin de là. D'aucuns
prétendent même qu'ils dureront jusqu'à la fin du monde, jusqu'au
jugement dernier. Et je vais moi-même, bien à regret, fournir de
nouveaux prétextes à ces prédictions pessimistes, en risquant un
nouvel essai de démonstration.
Je voudrais, en effet, bien moins clore le débat, qu'y apporter un
nouvel élément, en montrant que les arguments invoqués dans les
derniers Congrès pour ramener le Principe de Causalité à celui de

dédaigner, - -
contradiction, quelle que soit leur valeur, que je suis loin de
ne sont pas les seuls arguments possibles.
La queslion est trop haute et trop abstraite, pour qu'il ne soit
pas possible de l'aborder par plusieurs côtés ou par un grand
nombre de procédés différents. Aussi est-il permis de croire qu'ils
n'ont pas encore été épuisés.
L'important sera de choisir ensuite parmi ces procédés le plus
simple, le plus clair et le plus saisissant, car c'est lui qui aura
chance de rallier un plus grand nombre d'esprits.
Le procédé que je vais exposer m'a paru réunir ces qualités à un
degré tel, qu'il m'a toutd'abord
en défiance et m'a
-je -
l'avouerai sans détour mis
paru suspect. Sa simplicité môme et sa subti-
lité me donnaient lieu de soupçonner en lui quelque sophisme
caché.
Mais je suis peu à peu revenu de ces premières craintes, et une
étude plus approfondie des notions fondamentales de l'ontologie,
a fini par me donner la confiance qu'il n'a rien de sophis-
tique.
Le lecteur lui-même en jugera.

Voici d'abord l'argument sous sa forme métaphysique la plus


simple.
Tout être a un mode d'être. C'est là un principe premier et
incontestable. L'être abstrait, indéterminé, pourrait-il être conçu
saus aucune manière d'être, il n'en est plus de même de l'être
concret et déterminé. L'être se détermine et se distingue par
sa manière d'être, en sorte qu'un être concret, sans aucune
manière d'être serait une conception contradictoire.
Tout être concret a donc une manière d'être.
De ce principe général vont découler deux principes particu-
liers ou moins généraux.
Puisque dans l'être concret, de l'aveu unanime de tous les phi-
600 REVUE THOMISTE

losophes, il y a deux éléments, Yessence et l'existence, tout être


devra avoir à la fois un mode d'essence et un mode d'existence,
sous peine d'être un être sans manière d'être.
Quelques exemples des plus élémentaires rendront notre pensée
saisissante.
Tout être doit avoir une essence quelconque ; il est par exemple
organique ou inorganique, vivant ou non vivant, sensible ou
insensible, intelligent ou non intelligent. En un mot, tout être
-
doit répondre à la question : Quid sit? Répondre qu'il n'a aucune
essence, ou que son essence est le néant, ce serait dire que cet
être n'est rien ou que cet être n'est pas un être ; ce qui est ouver-
tement contradictoire.
De même pour la deuxième question : celle de son existence. S'il
existe, il doit avoir nécessairement quelque mode d'existence. I]
sera, par exemple, produit ou non produit, contingent ou néces-
saire, par soi ou par un autre : esse a se, esse ab alto. Ainsi le fils
reçoit de son père l'existence, il est ab alio. La Cause Première au
contraire ne saurait recevoir l'existence, elle est par elle-même :
a se.
Donc tout être concret doit avoir un mode d'être, c'est-à-dire
un mode d'essence et un mode d'existence, sous peine d'être 'une
conception contradictoire.
Ajoutons une remarque impoz'tante pour l'intelligence de la ter-
minologie contemporaine : c'est ce mode d'essence et ce mode
d'existence de chaque être, qui les distinguent à nos yeux et nous
les rendent intelligibles. Lorsque nous savons que te] être a telle
essence et telle existence, alors seulement nous le connaissons,
nous savons sa raison d'être. Jusque-là il demeure comme vide ei
inconnu. La raison d'être d'un objet quelconque n'est donc pas
autre chose que la manière d'être de cet objet, en tant qu'elle nous
le fait connaître et nous en donne Ja liaison ou l'explication.
Nous pouvons donc transformer la première formule : tout être
a un mode d'être, en la formule suivante : tout être a une raison
d'être. C'est le principe de raison ou d'inlelligibililé de l'être, qui
s'applique à tous les êtres sans exception, même à ceux qui n'ont
pas de cause et qui sonl nécessaires. Us ont eux aussi une manière
d'être qui nous les rend intelligibles, ou une raison d'être.
Laissant de côté la raison d'être ou le mode d'être quant à Yes-
senee, revenons au mode d'ôtrc quant à Y existence ; c'est à ce
second point de vue que nous allons découvrir l'origine et la
genèse du principe de causalité.
Si toute existence doit avoir un mode d'existence, celte exis-
tence , avons-nous dil, est par soi, ou par un autre, à moins de
dire qu'elle soit par rien. Ainsi trois hypothèses : esse a se, ad alio,
a nihilo. Mais de suite écartons la troisième hypothèse : a nihilo.
Le néant ne saurait être un mode d'existence, ni un mode d'ori-
gine, car il n'est un mode de rien. Être et néant sont contradic-
Loires.
Restent donc les deux premières hypothèses : l'existence doit
être ou par soi, ou par un autre, nécessaire ou contingente, sinon
l'existence serait sans mode d'existence.
El que Tonne dise pas que notre énumération d'hypothèses est
incomplète; qu'on pourrait en découvrir peut-être une quatrième.
Notre énumération a été complète : l'Être et le non-ôlre épuisent
toutes les conceptions possibles, et la catégorie des êtres est
épuisée par cette division : soi ou un autre. L'être est donc ou par
soi, ou par un autre, ou par rien. Impossible d'imaginer une
quatrième hypothèse.
Appliquons maintenant ce principe général à un cas particulier,
le cas où l'existence d'une chose a commencé. Il nous sera facile de
voir que ce qui commence ne peut pas commencer par soi-même.
On ne se fait pas, on ne se produit pas soi-même. Ce serait contra-
dictoire, puisqu'on donnerait à la fois et on recevrait l'existence,
on serait moteur et mobile, en acte et en puissance, au
même point de vue. Donc ce qui commence à exister ne peut
commencer par lui-même, mais par un autre. Il n'a pas le mode
d'existence a se, mais d'existence ab alio. Quidquid incipit ad alio
iucipit. Vous avez reconnu là la formule classique du Principe
Je Causalité : «tout ce qui commence, commence par un autre,
c'est-à-dire a une cause. »
En même temps vous avez suivi sa genèse dans le développe-
ment logique de l'esprit humain. Le Principe de Causalité n'est
fjue l'application du Principe de Raison ou d'intelligibilité à un
cas particulier, le cas où l'existence a un commencement : impos-
able que ce qui commence commence par lui-même. Tandis
que
Je Principe de Raison, plus général, s'applique à toutes les exis-

BEVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 41.


602 REVUE TnOMISXE

tences, même éternelles el nécessaires, qui ont leur raison


d'être en elles-mêmes.
Le Principe de Causalité est donc analytique, il est fondé sur le
principe de raison, et parlant sur le principe de contradiction,
quoi qu'en disent les kantistes, puisqu'il ne peut être nié sans une
contradiction véritable.

Nous allons maintenant traduire cette démonstration un peu


abstraite en langage mathématique, et lui donner ainsi une forme
plus saisissante pour certains esprits.
Les trois hypothèses dont nous avons parlé, ou les trois modes
d'existence dans un être qui commence : a se, ab alio, a nihilo,
peuvent en effet s'exprimer par trois équations mathématiques
dont deux sont fausses et une seule vraie.
Il suffit de nous rappeler que le principe d'identité, le seul du
reste dont on se sert en mathématiques, nous assure que l'être est
égal à lui-même :
1 =4; 0=0
Impossible qu'à un moment donné l'être par lui seul et sans
aucune addition ou soustraction étrangère puisse cesser d'être
égal à lui-même. Impossible que jamais un puisse égaler deux, ou
zéro égaler un, sinon toutes les mathématiques croulent.
Or, si nous exprimons par .zm> le non-être qui a précédé le
commencement de tel être, et Dar un l'être réel qui lui a succédé.
nous verrons que ce changement n'a pu se faire tout seul. En effel.
au moment précis du changement, ou du %c fieri, lorsque par
hypothèse zéro deviendrait un, l'égalité de l'être avec lui-même
cesserait au même instant, et nous aurions alors l'équation
impossible :
0 = 1
L'équation demeure encore fausse, si l'on ne fait intervenir que
le néant pour expliquer ce changement, ce passage du non-être à
l'être. Nous aurions en effet :
0 + 0= 1
Il faut donc faire intervenir, au moment précis du changement,
quelque réalité étrangère, équivalente au résultat produit, pour
rétablir la vérité de l'équation et dire :
0 + X=l
C'est la seule équation possible et légitime. Or cette intervention
d'un élément étranger X, pour produire un changement, est
précisément ce que nous avons appelé la causalité.
Et l'on ne gagnerait rien à soutenir qu'il n'y a pas de chan-
gement véritable du premier terme dans le second, mais seulement
succession du second au premier.
Ce n'est pas, nous dit-on. A qui se transforme en B, ni zéro qui
devient égal à un, cela est reconnu impossible, mais c'est B qui
succède au premier terme disparu A; c'est un qui succède à zéro.
Il n'y a donc jamais, à aucun instant, cessation de l'égalité de
l'être avec lui-même ; il y a seulement disparition du premier
terme et apparition du second.
A cette objection, nous ferons deux réponses. La première, c'est
que nier tout changement, même accidentel, pour n'admettre que
de simples successions, serait contraire à l'observation interne et
externe la plus élémentaire. La seconde, c'est que l'explication
proposée n'est qu'un vain subterfuge, qui, bien loin d'éviter la dif-
ficulté, l'aggrave au contraire, car si elle supprime un change-
ment, elle en ajoute tacitement deux autres.
En effet, si l'on suppose que ce n'est plus A qui se transforme
en B, du moins est-on obligé de supposer que B, pour succéder
à A, passe delà puissance à l'acte, tandis que A disparaît en pas-
sant de l'acte à la puissance. Or supposer que A et B passent tout
seuls de l'acte à la puissance ou de la puissance à l'acte, c'est
violer, deux fois au lieu d'une, le principe d'identité ou d'égalité de
l'êlro avec lui-même. Au moment précis où l'un des deux termes,
puissance et acte, deviendrait l'autre, nous aurions encore l'équa-
lion impossible :
0=1, ou Lien 1 0
=
Equation qui demeure fausse, tant qu'on refuse d'y ajouter un
Nouvel élément, l'élément causal. Dès qu'on l'ajoute au contraire,
la contradiction et tout s'explique
cesse :
0 + X=l, ou bienl- X=0
C'est-à-dire qu'au moment précis du changement, zéro peut
604 REVUE THOMISTE

devenir égal à un par l'addition de X; et un peut devenir égal à


zéro par sa soustraction.
Donc, sans contredire au principe de l'égalité de l'être avec lui-
même, rien ne peut changer tout seul, et sans l'influence d'une
causalité (externe ou interne, peu nous, importe ici). Ainsi, pour
m prendre un exemple vulgaire, une bourse de 10 francs ne saurait à
aucun moment devenir égale à onze francs ou à neuf francs, par
elle-même, et sans une addition ou une soustraction étran-
gère (1).
Ce qui change ou ce qui commence, commence donc par un
autre : Quidquid incipit ab alto incipit. Et c'est le principe même
d'identité ou de contradiction qui nous a conduit à cette conclu-
sion rigoureuse, par un procédé mathématique.
Ou, pour mieux dire, le principe de causalité nous apparaît
désormais comme un nouveau point de vue nécessaire de la rela-
tion de l'être avec lui-même.
Au point de vue statique : quod est, est. Ce qui est, est. L'être
est identique à lui-même ; c'est le principe d'identité.
Au point de vue dynamique ou actif, l'être ne peut changer tout
seul, ou devenir autre par lui-môme ; sinon il cesserait par lui-
même d'être identique à lui-même. S'il change, c'est donc par un
autre (ou par une autre partie de lui-même). Donc, tout change-
ment a une cause: c'est le principe de causalité.
Nous élevant encore plus haut, nous pouvons conclure avec
Aristote et saint Thomas :
Donc tout commencement, tout changement, tout devenir, est
un signe de non-nécessité, de contingence :estabalio.
Seul, l'acte pur, éternel et immuable est nécessaire : est a se.
Et c'est là le double fondement de toute la Théodicée catholique:
fondement aussi profond que solide.
Le principe de causalité est donc bien, encore une fois, un prin-
cipe analytique, puisqu'il ne peut être nié sans une contradiction
manifeste, quoi qu'en aient pu dire Kant et les néo-kantistes.

(1) Les mathématiques, ne s'ocoupant que de la quantité, n'appliquent le principe


d'identil'} au'à la quantité; mais il doit s'appliquer aussi à la qualité. Ainsi ce qui est
blanc, en tant que blanc, ne peut à aucun instant devenir noir. S'il le devient, ce serapa''
autre choseque le blanc. A plus forte raison pour les qualités essentielles.
CARACTÈRE ANALYTIQUE DU PRINCIPE DE CAUSALITÉ 605

Et cependant, nous le reconnaissons loyalement et bien volon-


tiers, les kanlisles n'ont pas eu complètement tort en affirmant
que ce principe premier, comme bien d'autres principes, était
affirmé le plus souvent par l'esprit humain en vertu d'une habi-
tude innée, et de cet instinct naturel, que saint Thomas lui-même
a proclamé sous le nom d' « habitus primorum principiorum ».
Avant d'avoir connu les savantes analyses de la métaphysique,
qui a ramené par divers procédés le principe de causalité à celui
de contradiction, et avant d'avoir suivi patiemment tous les
méandres de l'argumentation, l'esprit humain affirme déjà la
nécessité absolue du principe de causalité. Savants et ignorants
ont déjà recherché partout et toujours la cause des phénomènes, et
ne se sont déclarés satisfaits qu'après l'avoir découverte. Voilà
qui est certain. Il y a donc des habitudes innées, qui nous font
juger ou raisonner juste, avant d'avoir connu les règles du juge-
ment ou du raisonnement.
Appelez ces habitudes des instincts naturels, des.instincts acquis
et transmis par hérédité, ou l'un et l'autre à la fois, j'y consens
très volontiers. Mais de quel droit mettre en suspicion la valeur de
ces instincts intellectuels? De quel droit supposer qu'ils nous trom-
pent et nous égarent?
Le petit poulet qui sort de la coquille est-il trompé par l'instinct
qui le porte à becqueter Je grain qu'il n'a jamais vu? Ou le
petit enfant, par sa tendance invincible à sucer le lait maternel?
Pourquoi les lois de l'esprit ne seraient-elles pas d'accord avec
les lois des choses? Et de quel droit supposer un désaccord qui
serait une monstruosité, non pas seulement accidentelle, mais
légale et universelle dans la nature ?
De fait, un peu de réflexion, jointe à une simple analyse, que
Kant et les kanlisles n'ont jamais pris la peine de faire ou de dis-
cuter, nous ont montré avec évidence que le principe de causalité,
bien loin de n'être qu'un objet de foi aveugle, peut être objet d'in
.
606 REVUE THOMISTE

tuition; qu'il est en lui-même très raisonnable, puisqu'il ne peut


être nié sans une contradiction véritable. Ainsi la raison du
savant a justifie et éclairé la foi du vulgaire en ce premier principe.
La science, par ses patientes recherches, a rendu une fois de plus
hommage à la bonté et à la sagesse du Créateur.

Qu'on nous permette une dernière remarque sur la nouveauté


plus ou moins apparente de celle fameuse controverse. On a dil et
répété que les anciens philosophes n'avaient jamais analysé le
principe de causalité, et que la philosophie était arrivée jusqu'à
Kant, sans avoir eu l'idée de poser un si grave problème. Kanl
aurait donc l'honneur d'avoir le premier attiré l'attention de l'es-
prit humain sur la valeur de ce principe fondement de la connais-
sance intellectuelle.
Une telle assertion nous a toujours paru assez invraisemblable,
et l'élude assidue des anciens textes, surtout de saint Thomas et
d'Aristole, nous a plus d'une fois prouvé qu'elle est une grave
exagération, pour ne pas dire une erreur historique.
Si l'on veut avoir une analyse profonde et une théorie com-
plète de l'habitude en général, et en particulier de ces habitudes
intellectuelles des premiers principes, appelées par les scolastiques
habitus primorum principiorum, et par Kantformes à priori de la
raison, c'est à sâinl Thomas qu'il faut les demander. Il en a parle
ou traité, non pas une fois par hasard, mais dans plusieurs cen-
taines de passages, ce qui démontre mieux que toute autre preuve
l'importance qu'il attachait àla question (1).
Quant à l'analyse du principe même de causalité, nos mo-

(1) Voici comment saint Thomas parle de ces habitudes intellectuelles : Sunt cognitio

a. 2, c) ; - -
naturalitor indita (I" II"0, q. xci, a. 3, c) ; impressio divini Juminis (Ia Iae, q. xci,
-
semina scientiarum ; raliones séminales (De Verit., q. xi, a. d, o) ; certiludo
principiorum... est ex lumine rationis divinitus inlcrius indito, quo nobis loquitur Dous :
-
(Ilid. ad d3, et ad 17). Inlellectuf. primorum principiorum consequitur ipsam naluram
humanam qua3 oequaliter in omnibus invenitur (2a II»0, q. v, a. 4, ad 3, -q. vin, a. d,
ad d, - -
q, XLVO, a. 6, c). Cf. Aiustot. Pkysiq. VII, c. ], fin.- Voir le beau U-.ulù
« De Hdbitibus » que vient do faire paraître S. Em. le Gard. Satolli, 1 vol. in-8°, Rome,
typog. do la Propagande.
dci'nes ne semblent pas se douter que les Anciens, depuis Aristote,
l'exprimaient le plus souvent dans une formule d'apparence très
différente, quoique an fond identique à la formule moderne.
N'ayant pas su reconnaître l'antique formule, ils ont dû se tromper
dans leur jugement sur l'ignorance apparente des anciens.
Aristote, le premier, a employé le plus souvent la formule
devenue célèbre dans l'Ecole : « quidquid movetur ab alto movetur» ;
tout ce qui est mû l'est par un autre, ou par une autre partie de
lui-même.
La raison de cette préférence du Stagirite est facile à com-
prendre, dès qu'on se place à son point de vue. Le mouvement
étant le fait universel et fondamental de la Nature, son étude est
le point de départ et le fondement de cette philosophie toute expé-
rimentale et scientifique qui est celle d'Aristole. Or l'analyse du
mouvement donne aussitôt les notions fondamentales d'acte et de
puissance, de passage de la puissance à l'acte, et le principe
fameux : « quidquid movetur ab alio movetur ».
Ce principe, Aristote l'analyse et le prouve non seulement par
l'expérience, soit l'expérience des corps inorganiques qui sont
inertes, soit l'expérience des vivants où chaque organe est tou-
jours mis en mouvement par un autre organe, une faculté par une
-
autre faculté; mais encore et surtout par la raison qui ne sau-
rait admettre que le même être ou la même partie d'un être soit à la
fois, sous le même rapport, moteur et mobile, en acte et en puis-
sance (1), ce qui serait la contradiction même : zéro égale-
rait un.
Le principe « quidquid movetur... » est donc facilement ramené
par Aristote à celui de contradiction. Mais ce principe « quidquid
movetur... » n'est qu'une des nombreuses formules du principe de
causalité, comme il est facile de s'en convaincre.
En effet, pour Aristote, « tout ce qui est mû » signifie : tout ce
passe delà puissance à l'acte, tout ce qui change et qui par consé-
quent commence, au moins à un certain point de vue. Donc tout
ce qui commence est mû par un autre, c'est-à-dire a une cause.
L'identité fondamentale de l'antique formule avec la formule

(1) Nihil idem est simul in aclu et in polcnlia, respecta ejusdom. » S. Tiiom., Contra
«

-
a"nt., 1. I, c. 13, 3°. AmsT., Phys., 1. VIII, c. 5.
608 REVUE THOMISTE

moderne devient ainsi manifeste, en même temps que son carac-


tère analytique.
L'esprit humain n'a donc pas attendu à Kant pour poser et
résoudre une question si grave et si élémentaire de la Philosophie
première. Le Sage avait bien raison de dire qu'il n'y a rien d'abso-
lument nouveau sous le soleil, nikil nom sue sole, et c'est ce que con-
firme l'étude plus attentive de l'histoire. Renouons donc les tradi-
tions antiques : la sagesse des siècles nouveaux ne peut que gagner
à s'éciairer à la sagesse des siècles passés. La pensée des grands
génies qui ont honoré l'humanité, en philosophie comme dans
toutes les sciences, bien loin d'être une barrière importune, est
un point d'appui nécessaire à l'essor nouveau de l'esprit hu-
main.

A. Farges.
LA

PREUVE DE L'EXISTENCE DE DTEU


ET L'ÉTERNITÉ DU MONDE
(suite ïsr-.r'iN)

Nous avons essayé, dans un précédent article, de dégager la


preuve de l'existence de Dieu de l'idée de création dans le temps,
qui semble à beaucoup faire corps avec elle. Tout ce qu'atteint
cette preuve, disions-nous, c'est la dépendance absolue de tous les
ôLres à l'égard du Premier Etre ; .quant à la durée qui les mesure,
comme elle n'en est qu'un pur accident, venu du dehors, et qu'elle
dépend exclusivement de Faction divine, nous ne la pouvons con-
naître que par communication à nous faite des vouloirs divins.
Nous savons fort bien être en contradiction, ici, avec un grand
nombre de philosophes; mais en philosophie le nombre n'est rien,
ce sont les raisons qui importent, et nous croyons avoir pour nous
de bonnes raisons, sans parler des imposantes autorités, les plus
hautes qu'on puisse fournir en pareille matière, d'Aristote (1), Pla-
ton (2), saint Augustin (3), Albert le Grand (4), et saint Thomas
d'Aquin (5).

(1) Pkys., liv. VIII.


(2) Il semble dire le contraire dans le Timée; mais il a été généralement commenté
on notre sens par ses disciples soil contemporains (AmsroTE, Du Ciel, liv. III), soit pos-
îérieurs (S. Augustin Cité de Dieu, liv. X, cli. 31). Boècc, De Consolations.
(3) Cf. Cité de Dieu, livr. X, c. 31 et livr. XI, c. i. Dans ces passages, saint Augustin
lie défend pas d'hypothèse du monde éternel, ce n'était pas son rôle dans une apologie de
la foi chrétienne; mais il la cite sans la reprendre si ce n'est en ce qui touche l'âme
humaine, à qui les Platoniciens attribuaient des migrations perpétuelles. Il s'élève égale-
ment, comme tout philosophe chrétien doit le faire, contre la prétention de démontrer
l'éternité du monde et par conséquent de taxer d'erreur notre foi.
(-4) On a parfois voulu faire passer Albert le Grand, pour un adversaire de notre thèse
et on a cherché à opposer son autorité à celle de saint Thomas. Nous demandons qu'on
veuille bien lire sa thèse VIII Phys., Tr. I, cap., xm, où, après avoir donné une raison
probable en faveur de la nouveauté du monde, il ajoute : « Ncc tamen dicimus quod sit
demonstratio, nec putamus demonstrabile esse unum vel alterum. » La raison probable
qu'il donne là est du. reste réfutée par saint Thomas et par Booce.
(5) Il est inutile d'indiquer ici des références. Nous
avons cité et citerons encore assez
610 REVUE THOMISTE

Cen'est pas à dire qu'aucune difficulté ne s'élève contre notre


thèse ; là où les difficultés sont nulles l'accord se fait ; or tel n'est
point le cas, on le sait de reste. Nous croyons toutefois pouvoir
répondre, d'une manière satisfaisante et claire, autant que la
matière le comporte, aux objections qui ont été failes. Nous ne
relèverons d'ailleurs que les principales, laissant au lecteur le soin
d'appliquer aux diverses formes d'arguments, toujours semblables,
les principes que nous lui fournirons.

Première objection : Le nombre infini est impossible : or, si le


monde a toujours été, sa vie comporte une infinité de jours; elle
constitue donc une absurdité véritable, absurdité qu'on ne peut
fuir qu'en supposant un premier jour, et par conséquent une
première cause.
Démontrer Dieu par cette voie est le fait, nous l'avons dit, de
plus d'un philosophe, et Dieu sait pourtant à quel point l'argu-
ment est faible ! Pris en ces termes généraux, il mérite à peine une
réponse, à moins qu'on ne demande d'établir à son sujet toute une
philosophie.

il Que prétend dire celui qui repousse ainsi, en bloc, le nombre


infini? Veut-il poser des bornes à la série des nombres, des bornes
à la division de la grandeur, du mouvement, du temps ? S'insurge-
rait-il contre les démonstrations d'Aristote et de Pascal, établis-
sant que toute grandeur se compose de grandeurs, dans tous les
ordres d'étendue possible; qu'il n'y a pas de première partie d'une
ligne, pas de première partie d'un mouvement, pas de première
partie d'un temps donné, et que, par conséquent, chacun de ces
ordres, qui embrassant tout, fournissant une puissance de division

de textes du grand docteur pour qu'on soit édifié sur sa pensée. Notons seulement ce pas-
sage où saint Thomas montre sur quel meilleur terrain s'établit la preuve de l'exis-
tence de Dieu quand elle abstraie de la notion de durée ou suppose même, au bénéfice
de l'objectant, l'éternelle durée du monde : « Hase enim via (scilicet ex oeternitate motus)
est efficacissima, cui resisti non potest. Si enim mundo et motu existente sempi-
terno, necesse est ponere unurn primum principium, multo magis sempiternitale
eorum sublata : quia manifestum est quod omne novum indiget aliquo principio inno-
vante. Hoc ergo solo modo poterat videri quod non est necessarium ponere primum prin-
cipium si res sunt ab oeterno. Unde etiamsi hoc posito, sequitur primum principium esse,
ostenditur omnino necessarium primum principium esse. » (Pkys., liv. VII, lect. I)
inépuisable et par là môme une puissance égale de multiplication,
l'infini est partout dans la nature?
Si l'on s'inscrit en faux contre ces thèses, nous n'avons ici plus
rien à dire. Nous ne pouvons pas reconstituer la notion de l'éten-
due, analyser l'idée de nombre, défendre l'une et l'autre contre
les attaques des subjeclivistes d'une part, des dynamistes ou des
idéalistes de l'autre. Qu'il nous suffise de dire à ceux qui com-
prennent comme nous la quantité : l'infini existe.
Comment existe-t-il, c'est une autre question, et c'est ici que la
plupart des adversaires nous attendent. L'infini susnommé,
disent-ils, n'est pas un infini réel, un infini en acte. L'étendue, le
mouvement, le temps sont divisibles à l'infini, et pour autant mul-
tipliables, c'est vrai ; mais précisément parce que la division ne
s'épuise jamais, l'infini n'est jamais dans les choses mêmes. Il n'y
a ici d'infini que la jniissmice à la division; or une telle puissance
ne répugne guère, Mais, dans le cas du passé infini, il en va autre-
ment. Il s'agit bien, ici, d'un infini en acte. Le passé est actuellement
écoulé, le passé est réel; il n'y a même, en un sens, rien de réel
que cela ; car le présent n'est qu'une limite et le futur n'est pas
encore. Le passé c'est l'acquis, l'irréformable, l'intangible même à
Dieu, et par conséquent le réel et l'actuel par excellence. C'est la
récolte faite par la faux du temps pour les greniers de l'éternité, et
rien, jamais ne prévaudra contre elle. Par conséquent, si l'on sup-
pose le passé infini, c'est un infini actuel qu'on suppose. Il est
actuellement vrai que le monde a vécu un infini de jours, et qu'un
infini d'événements s'y déroulèrent. Une créature permanente,
comme un ange, qui aurait été créée elle aussi aboeterno (1), aurait
pu les compter au passage, et elle aurait actuellement en tête un
nombre bel et bien infini. Or l'infini actuel répugne, soit qu'on le
suppose réalisé en nature, soit qu'on le suppose réalisé dans un
esprit.
Voilà l'objection dans toute sa force, nous le pensons du moins.

()) Qu'il soit entendu uno fois pour toutes qu'en parlant de création ab oeterno, d'uni-
nivers éternel, il ne s'agit point de donner à l'être créé l'éternité de Dieu pour mesure.
W s agit du temps infini, nullement de la durée indivisible de l'Absolu. Nous nous sommes
('u reste longuement expliqué
sur ce point.
612 REVUE THOMISTE

Seulement, hélas! cette force n'est pas grande. Le vieil Aristote en


aurait souri et n'aurait pas pour si peu laissé crouler dans sa
tête son univers éternel.
Un infini actuel! aurait-il dit; qu'appelez-vous donc un infini
actuel? J'appelle actuel, moi, ce qui existe, d'abord ; car l'acte et la
puissance sont une division de l'être, et ensuite ce qui, existant,
possède la perfection qui est due à son être, selon sa nature. Un
être qui existe et qui n'a pas sa perfection est pour autant en
puissance, non en acte ; dans la mesure où cette perfection lui
échoit, il s'actualise; dans la mesure où elle lui est échue, il est
en acte. Mais un être qui n'existe pas !... Or le passé existe-t-il?
MI, Non, mille fois non. « L'être n'a de rapport qu'au présent, dit jus-
tement Balmès; ni le passé ni l'avenir ne sont être. »
C'est une naïveté de le remarquer, mais il le faut bien puisqu'on
s'y laisse prendre : le passé a été, mais il n'est pas; s'il était, il ne
serait plus le passé, il serait le présent, et la succession ne serait
qu'une chimère. L'essence d'un être successif, comme le temps,
est précisément d'être pièce à pièce, partie après partie, sans que
jamais deux parties existent ensemble. Comme les hautes lames
s'élèvent, s'abaissent et se succèdent sur la mer sans laisser de
MM trace, ainsi les jours, les siècles, et les événements qui les remplis-
sent naissent et disparaissent tour à tour sans autre trace que
celle qu'ils laissent en nos mémoires, et, s'il est vrai en un certain
sens que le passé se survit dans le présent, comme le présent est
gros de l'avenir, c'est une raison de plus pour affirmer que le
passé en lui-même n'est rien, et que lui conférer une existence
acquise et permanente est un pur jeu d'imagination.
Ce qui trompe, ici, à ce qu'il semble, c'est la forme de phrase
employée par les objectants. 11 est actuellement vrai, disent-ils, que
le monde a vécu tant de siècles. Et forts de cette constatation, ils
s'empressent de conclure que, si le passé est infini, c'est un infini
actuel que celui des jours qui le composent. Ils ne voient point
qu'une proposition actuellement vraie n'a pas nécessairement pour
objet une chose actuellement existante. Il ne faut pas confondre le
mode d'être de la proposition avec le mode d'être de son contenu.
Tout ce qui est actuel, ici, c'est la vérité de la proposition, ce n'esl
pas l'infini qu'elle veut qualifier. Et ne serait-il pas étrange, vrai-
ment, qu'une proposition concernant le passé eût le pouvoir de le
rendre présent et d'en faire une chose actuelle (1) !
On le voit donc, l'instance que voulaient faire les objectants
n'arrive pas même à la hauteur de leur objection première. Ils
avaient peur de l'infini actuel, et ils accordent l'infini du continu
qui est plus actuel que celui qu'ils repoussent. Car dans le continu
l'infini se réalise, par la division, d'une façon de plus en plus
ample. Les,parties créées ne périssent point, elles s'ajoutent; elles
peuvent croître en nombre jusqu'au delà de toute quantité donnée,
tandis que, dans la succession, il n'y a jamais deux parties ensemble.
Toujours autre, toujours divers, toujours fuyant, toujours mourant
sans jamais revivre que dans un autre, tel est le temps. Qu'on y
suppose une succession infinie, il n'y aura jamais de réel, dans
cette succession, qu'un seul moment, le présent, lequel n'est pas
même partie de la durée éternelle (2), et la considération de
l'infini en acte n'y sera pour rien (3).
Une difficulté toutefois se présente : l'infini du passé n'est pas
un infini en acte, c'est certain ; mais ne pourrait-on pas l'y

ramener par le
diverses façons.
secours d'une hypothèse? On -l'a essayé de

Si Dieu, dit-on, créait chaque jour un ange, ou une étoile, ou


un être permanent quelconque, il y en aurait actuellement un
nombre infini. Or, d'une part un tel infini est impossible; d'autre

(1) « Non invenitur in rébus materialibus infinitum in actu, sed solum in potentia,
secundum quod unum succedit alteri ». In Phye. Lib. III, lect. x.)
(2) Le présent n'est pas une partie du temps, c'en est un moment, une limite; les
parties du temps sont les heures, les jours, les minutes, etc., et ces parties, si petites
soient-elles, n'ont jamais une existence d'ensemble, une existence actuelle; elles n'exis-
tent Cfue successivement. C'est le mystère du temps.
(3) Nihil est temporis in actu nisi nunc, neque aliquid motûs est in actu nisi quoddam
indivisibile. Sed intellectus apprehendit continuitatem temporis et motus, accipiendo
ordinem prions et posterions: ita tamen quod id quod primo fuit acceptum de tempore
vel motu non perrranet sic : Unde non oportet dicere quod totus motus iniînitus sit in
actu, vel quod totum tempus sit infinitum. » {In Phys. lib. III, lec. xm.)
Est-il besoin de remarquer que si l'on parle non plus du temps, mais des phénomènes
qu'il mesure, le cas est identiquement le môme? La naissance et la destruction des choses
vont en cercle. Toute destruction est une génération, toute génération une destruction;
la matière contient en puissance une infinité d'êtres, ils en sortent successivement, puis
fournissent à la nature, en périssant, la matière d'autres oeuvres, et ainsi sans terme. Il
n'y a donc que dans l'esprit que les choses passées forment un tout, en elles-mêmes
elles se succèdent et ne s'ajoutent pas. Comment formeraient-elles un infini en acte?
614 KËVUE THOMISTE

pari, on no saurait refuser à Dieu le pouvoir de créer ainsi. Donc,


c'est à l'impossibilité du temps iniini qu'il faut attribuer l'impossi-
bilité de la conséquence : deux hypothèses possibles, en effet, ne
conduiraient point à un résultat absurde (1).
Nous ferons remarquer d'abord que dans un travail sur les
preuves de Dieu, nous serions en droit d'écarter une objection qui
préjuge son existence. Mais peut-être, ici, serait-ce de mauvaise
guerre, car cette forme n'est adoptée que pour faire toucher du
doigt une difficulté applicable en toute occurrence. Nous la recevons
donc et nous disons ceci : Dieu peut créer un ange, une étoile, à
un jour quelconque de la durée, et il n'est point de jour où une
telle action ne lui soit possible, voilà qui est certain. S'ensuit-il
qu'il puisse doter d'une pareille création tous les jours de la durée
infinie pris ensemble ? C'est une question toute différente. Un tout
el ses parties ne suivent pas toujours les mêmes lois, parce qu'ils
n'ont pas toujours la même nature. Ici les parties sont finies et
l'ensemble au conlraire infini : rien d'étonnant à ce que chaque
chose, prise à part, soit possible et l'ensemble au contraire impos-
sible. Ayez une ligne devant vous, el demandez-vous s'il se peut
qu'on pose le doigl sur chaque point de cette ligne. En un sens,
oui, si l'on parie de chaque point pris à part; en un autre sens,
non, si l'on parle de tous les points pris ensemble; car on en
peut trouver toujours plus. Ainsi pour Dieu, dans le cas d'une
durée éternelle.
Ce quipeut tromper, au premier abord, c'est le caractère succes-
sif de ces créations dont chacune n'offre point de difficulté, et
dont l'ensemble, par conséquent, semble devoir se réaliser de lui-
même, sans nouvel obstacle. Cette façon de voir est une illusion.
La succession n'exisle pas pour Dieu; son action est une, elle esi
éternelle ; l'armée de ses créatures est là, sous son regard, comme
une immense ligne de bataille ; de sorte que demander : Dieu peut-
il créer chaque jour un être, pendant une durée éternelle, cela
revient à dire : Dieu peu (-il créer un infini ? Et alors la réponse se
prendra non du côté de la puissance de Dieu, qui est évidemment

(1)Le R. P. Poulain, S. S., dans un article fort intéressant (Eludes du 5 août 1897), a
repris à son compte cet argument. Nous lui dédions la réponse suivante.
sans limites; mais du côté de la nature de l'objet, qui est ou qui
n'est pas réalisable.
Une infinité successive d'êtres périssables est-elle possible? Oui,
car elle ne constitue qu'un infini en puissance et aucune contra-
diction ne s'y relève : Dieu pourra la faire.
Une infinité successive d'êtres permanents est-elle possible ?
Non ; car elle aboutit à un infini en acte et par là à une impossibi-
lité véritable. Dieu ne pourra pas la faire.
IJ en est ici à peu près comme en morale lorsqu'on demande :
Est-il possible d'éviter tous les péchés? Oui assurément, s'il s'agit
de l'un d'eux quel qu'il soit; non, s'il s'agit de l'ensemble. Il est
question, ici, d'impossibilité morale, là d'impossibilité métaphy-
sique; mais le cas est le môme, et les objectants tombent dans ce
que l'école appelle le sophisme a sensu cliviso adcompositum (1).

Une autre forme d'objection est celle que nous notions plus haut
et qui a pour but de ramener l'infini du passé à un infini en acte
non plus en nature, mais dans un esprit Un ange qui aurait été
créé « ab aeterno » ce -
qui
compté les jours au passage
est possible
ce qui-ne
:
et
l'est
qui
pas
-
aurait
moins
toujours
aurait -
actuellement en tète un nombre positivement infini, c'est-à-dire
un indéterminé déterminé, ce qui est une contradiction dans les
termes.
Môme réponse à peu près que ci-devant : Un groupe quelconque
de jours peut être compté, si grand qu'il soit; l'ensemble, à sup-
poser le temps infini, n'est pas nombrable. Pour nombrer, en
effet, il faut partir d'une unité qui sert de base au calcul et dont la
répétition plus ou moins fréquente produit le nombre.
Dans l'hypothèse d'un infini, cette unité première n'existe point:
donc pas de total possible. Tout ce qui se peut faire, c'est de nom-
brer une série de jours, d'années, de siècles, à partir d'un point de
départ arbitrairement choisi, ce point de départ pouvant remonter
dans le passé plus loin que toute distance assignable. Mais compter

(1) Saint Thomas oppose à cette forme d'argument un autre exemple : «Sciendum etiam
quod forma arguendi non valet. Potest enim Dous quamlibct creaturam facere meliorem,
non tamon potest facere infiniltc bonitatis creaturam : infinita enim bonitas rationî crea-
tuca; répugnât, non autem determinala bonitas quantacumque. »
616 REVUE THOMISTE

à partir du commencement est ici un non-sens, puisque par hypo-


thèse il n'y a pas de commencement.
Au cas de l'ange calculateur, il faut donc répondre : Il lui a tou-
jours été possible de compter; il a même pu, si l'on veut, toujours
compter; mais dire qu'il a toujours compté, c'est dire, dans l'hypo-
thèse, qu'il n'a jamais commencé de compter ; que par suite il n'a
pas d'unité fondamentale lui permettant de relier tous ses calculs
en un seul nombre, et de faire une addition complète comprenant
l'ensemble des jours.
L'illusion foncière de cette objection, comme de plusieurs
autres, est de sous-entendre l'existence d'un premier jour, qu'on
veut bien situer à l'infini, pour entrer dans les vues de l'adversaire;
mais auquel on laisse sa réalité. Comme si ce n'était pas préjuger
la question entière, et comme si cette question : le passé peut-il
être infini, n'équivalait pas très exactement à celle-ci : peut-il n'y
avoir pas de premier jour?
Dans une page d'un savant distingué, le R. P. Garbonnelle, cette
pétition de principe éclate d'une façon tout à fait curieuse (1).
L'auteur s'engage à donner une « démonstration à la fois claire et
rigoureuse de cette proposition que le monde matériel a eu un
commencement ». Il énumère avec complaisance les qualités que
sa démonstration devra revêtir et annonce qu'elles s'y rencontre-
ront « surabondamment ». Or, voici ce qu'il trouve :
Un événement passé, un phénomène matériel, par exemple, ne
peut être réel qu'à la condition de s'être produit à une époque
déterminée dans le passé. Dire qu'il s'est produit à un instant in-
déterminé, c'est lui enlever toute réalité, c'est déclarer qu'il ne
s'est jamais produit. Or nous avons vu que deux instants détermi-
nés ne peuvent être séparés que par un intervalle fini. Donc, entre
le moment actuel et l'instant où s'est produit dans le passé un évé-
nement réel, il ne peut y avoir un intervalle infini... Le plus an-
cien des événements réels s'est donc produit il y a un certain
temps fini et déterminé, et par conséquent le monde matériel a eu
un commencement. »
Nous savons tous que la scolastique a du bon ; mais on s'en sou-

(1) Cf. les Confins de la Science et de la Philosophie, par le R. P. Cabbonkblms,


S. J., t. Ie>, ch. iv.
vient avec un nouveau plaisir en face d'un tel argument, quand
on songe surtout qu'il est présente par un esprit remarquable. Si
l'auteur avait essayé de le mettre en forme, comme on dit dans
l'Ecole, l'inanité en fut devenue si manifeste qu'il ne fût point
allé jusqu'au bout, sa plume eût refusé le service. Comment ne
voit-il pas, en effet, que «le plus ancien des événements réels »
n'est qu'un mythe à qui suppose l'éternité du monde ; que sous-en-
tendre comme évident le mélange intime, en son cerveau, de ces
deux idées : un .passé infini cl « un plus ancien des événements »,
c'est le supposer plus distrait que même un philosophe ne peut
l'être.
Or, supprimez le sous-entendu, que devient l'argument ? Il n'en
reste plus pierre sur pierre. -
«Le plus ancien des événements
réels s'est produit il y a un temps fini», c'est fort bien; mais s'il
n'y a pas de « plus ancien des événements réels » ? Si l'on en peut
trouver toujours plus, en remontant la série des êtres? Or c'est le
premier mol de l'hypothèse. Le «plus ancien des événements »,
s'il existe, étant le terme du passé, comme son dernier point est le
terme d'une droite, comme sa dernière unité est le terme d'un
nombre, on ne peut supposer un passé in-fini, en vertu de l'éty-
mologie même, qu'en supprimant ce « plus ancien des événe-
ments ». Nous avouons donc parfaitement que tout événement
assignable s'est produit à une époque déterminée ; qu'il se trouve
par conséquent à une distance finie par rapport à nous ; mais il ne
s'ensuit pas que derrière cet événement quel qu'il soit, on n'en
puisse trouver un autre, et ainsi sans fin.

Mais voici l'objection de fond, le grand cheval de bataille des


adversaires. Plusieurs triomphent en l'exposant : c'est la preuve
irréfragable; la preuve idéale, scientifique s'il en fut, et cependant
populaire, toutes les vertus réunies, sous le haut patronage des
Mathématiques (1). La voici en deux mots : Si le passé du monde
Rsl infini, il est impossible absolument que le monde soit parvenu

(I) Voici pourtant ce qu'en disait Albert le Grand, un connaisseur en fait de preuves:
« Oorie nihil valet quamvis a mullis pro fortissima habeatur, et est in
ea peccatum mul-
lil'iex. (VIII. Phys., tr. I.)
»

REVUE THOMISTE. - B\ANNÉE. - 42.


618 REVUE THOMISTE

jusqu'à l'heure présente. Il aurait fallu pour cela traverser un


infini de jours; or l'infini ne traverse pas, et de môme que l'ave-
nir, qu'on admet infini, ne sera jamais épuisé, ainsi le passé,
supposé sans mesure, ne le saurait être. Il est donc impossible
que le monde, parti de l'infini, soil arrivé jusqu'ici, et puisqu'il
y est, c'est que le passé infini n'est qu'une chimère.
Je passe les démonstrations mathématiques de cet axiome : on
ne traverse pas l'infini, elles sont nombreuses et toutes meilleures
les unes que les autres. Le seul malheur est qu'elles portent à
faux, et que le démonstrateur perd sa peine.
Comment ne voit-il pas, en effet, qu'il est victime d'une illusion
énorme ? 11 essaie de se mettre à notre point devue
bien, s'il veut nous mettre en contradiction avec nous-mème
-
cl, il le faut

-
et il commence par supposer que le monde se met en route pour tra-
verser un infini Il est inouï qu'on puisse se laisser prendre à un
!

tel sophisme. C'est le cas des Leibniziens discutant contre Euler


à propos de la division de la matière. «Si les corps sont divisibles
à l'infini, disaient-ils, ils sont composés de parties ultimes infini-
ment petites, toutes égales, par conséquent, et en même nombre
dans tous les corps, grands ou petits. » Euler répondait très sim-
plement : «Je n'admets pas de parties ultimes ; mon système
consiste précisément à n'en point admettre. De même ici. Nous ne
supposons en aucune façon un point de départ des êtres, fût-il à
l'infini; nous affirmons ?-c'est l'hypothèse
départ n'existe pas.
que ce -point de

Et dès lors, que parle-t-on de passage, de traversée, au regard


de la durée éternelle? Qu'est-ce qu'une traversée sans point de
départ? Comment concevoir un passage sans deux extrêmes (I) '!
Nous passons bien d'un jour à l'autre ; nous traversons des séries
sans cesse renouvelées ; mais Vensemble ne se traverse pas, pour
la bonne raison qu'il n'y a pas à!ensemble. Concevoir l'infini comme
un ensemble, comme un tout, est une illusion. L'infini, par défini-
tion même, est un indéterminé, et la notion de tout comporte au

(1) « Quamlibet circulationum proecedentium transiri potuit, quia finila fuit; in omnibus
autem simul, si mimdus semper fuiisset, non esset accipere pi'imam et ita noc Iransilum,
qui semper exigit duo ex tréma ». [2. C. Gent. c. xxxyiii.) - «' Transitus semper inlel-
ligitur a termino in lerminum. Quoecumque autem proeterita dies signotur, ab illa us>(|ue
ad islam surit fîniti dies, qui pertransiri poterunt. Objectio autem procedit ac si posilis
extremis sint média inlinita. » (Summ. TAeol., q. xlvi, art. 2.)
contraire la détermination. « Totum habct rationem formse », dit
saint Thomas d'Aquin ; « iniinitum autem est sicut materia non
habens formam. »
Quand donc on parle de traverser le passé, cela ne peut s'enten-
dre que de deux manières : ou en suivant le cours du temps, à
partir d'un point quelconque jusqu'ici, ou à partir du jour présent,
en rétrogradant dans Je passé. Dans le premier cas, on a devant
soi un espace fini, qui peut être traversé, si grand soit-il. Dans
le second cas, on a un infini intransible; mais il n'y a là d'incon-
vénient d'aucune sorte (1).
Quant à parler de l'éloignement infini du point de départ des
choses, point de départ d'où le monde n'aurait pu venir, c'est une
pétition de principe et une illusion manifeste. Puisqu'un tel point
de départ n'existe pas, nous n'en pouvons Être ni près ni loin, il
n'y a pas de terme de comparaison possible. Le point où nous
sommes est quelconque par rapport au tout ; il en est de lui comme
du point qu'on pose sur une ligne infinie, en mathématiques. Tout
géomètre sait qu'un tel point n'a pas déposition. Pour Jui en créer
une, il faut le mettre en relation avec un autre point de la droite ;
jusque là il est quelconque et il n'est en réalité ni ici ni là. C'est
pourquoi certains géomètres contemporains ont avancé ce para-
doxe que toute droite infinie est un cercle ; car, dans le cercle,
chaque point, qui est antérieur ou postérieur par rapport à un
autre point, est quelconque et n'a pas de position, par rapport à
l'ensemble. Or, tel est le présent dans notre hypothèse. Si vous
le comparez à une date du passé ou de l'avenir, vous pourrez dire
qu'il en est près ou loin, qu'il s'en éloigne ou qu'il s'en rapproche ;

(1) Tempus prretentum est ex parte anlei'iori infinitum et ex posteriori finilum; tempus
autem fulurum e contrario. Unicuique autem ex parte iila qua finitum est, est ponere
erminum et principiuin vel iinem. Unde ex hoc quod infinitum est tempus preoteritum
ex parte anteriori, secundum eos, sequitur quod non habeat principium, sed finem. Et
idoo sequitur quod si liomo incipiat numerare a die islo, non poterit numerando pervenire
ad priraum diem, et e contrario sequitur de future (// Sent. dist. i, q. i, art. H ad !Sm,
arg. contr.)
On voit par ce dernier texte qu'un passé intransible n'effraie pas plus saint Thomas
que l'avenir de môme sorte que tous admettent. Et si on lui objecte que le passé ne doit
pas se compter à partir d'aujourd'hui, mais à partir du cnmmencemenl, il répondra
(
qu'il n'y a de commencement que du bout où nous sommes ; que par conséquent il
laut commencer là ou nulle part, à moins qu'on ne prenne pour point de départ un
terme quelconque de la série, aussi éloigné qu'on voudra, mais qui sera toujours séparé
'lu présent par un intervalle fini.
620 REVUE TEOMISTE

mais si vous ne désignez aucun point et que vous parliez de l'en-


semble, le présent, perdu entre deux infinis, n'a plus de relation
d'aucunec sorte. Il ne s'éloigne pas d'un commencement; il ne se
rapproche pas d'une fin ; le commencement et la fin sont partout,
chaque instant étant un début et un terme.
Reportez-vous vers le passé, un infini est devanl vous ; tournez
vos regards vers l'avenir, un autre infini recommence. Et il en fut
toujours ainsi ; et il en sera toujours ainsi : nous ne sommes, au
regard de la durée éternelle, ni plus avancés ni plus en retard qu'il
ya dix mille siècles ou que dans dix mille siècles.
Et si l'on trouve que cette conception est étrange, et qu'elle
réduit le mouvement des êtres à l'immobilité, qu'on veuille bien
remarquer qu'à l'égard de l'avenir du moins, elle s'impose. Les
temps ne doivent pas finir, chacun est tenu de l'admettre; c'est
donc un infini qui est devant nous. Il n'y aura pas de dernier jour;
on ne peut donc pas dire que l'univers marche vers un terme, et
cependant il marche. Ainsi, dans l'hypothèse du passé infini, l'uni-
vers ne vient pas d'un point de départ, et cependant il marche. 11
y a succession réelle entre les années, les jours, les heures ;
mais
succession dit simplement une partie après une autre partie; il ne
'm met enjeu que des termes voisins, sans rien dire de leur relation
m à l'ensemble. 11 se peut que cette relation soit finie; il se peut
i
-
qu'elle soit incommensurable. Et alors cette idée écrase par sa
-
grandeur on devrait concevoir la vie universelle comme un flux
incessant de parties qui se succèdent, toujours mobiles, au sein
d'une sorte d'immobilité éternelle. Mobilité de partie à partie;
immobilité à l'égard de l'infini sans termes : telle serait la loi de la
durée ainsi comprise. Le même présent, toujours changeant,
demeurerait, en dépit de sa course vertigineuse, dans un perpétuel
milieu, et c'est alors que s'appliquerait dans toute sa ligueur le
mot déjà cité du philosophe, et qu'il faudrait définir le temps qui
nous mesure «.l'image mobile de l'immobile éternité
:
Dira-t-on: c'est cela même qui est impossible?
est facile: c'est cela même qu'il faut démontrer.
- ».
La réponse

Jusqu'ici, cette démonstration n'est point faite. Va-t-on la four-


nir dans la suite? C'est ce que nous allons voir. Abordons une
nouvelle objection dont la discussion pourra être brève, après ce
que nous avons dit.
LA PREUVE DE L'EXISTENCE DE DIED ET L'ÉTERNITÉ DU MONDE 621

Si le passé est infini, rien ne peut lui être ajouté ; car lui ajouter
c'est le grandir, et l'on ne grandit pas l'infini. Or le monde a
aujourd'hui un jour de plus qu'hier, donc, conséquence absurde,
un jour de plus que l'infini.
Cette objection, très prônée par quelques-uns, est assurément
des plus faibles. « Débile est », dit saint Thomas d'Aquin. Et en
effet, raisonner ainsi, c'est montrer qu'on n'a pas la première
idée de cet infini qu'on repousse. L'infini n'est pas une substance,
c'est un attribut, et comme tout attribut, il suit la loi du sujet
auquel il s'applique. Or qu'apporte avec soi l'attribut d'infinité ?
-11 apporte simplement la privation de limite ; par suite, un
sujet pourra être dit infini d'autant de manières qu'il peut être dit
limité. L'être, universellement conçu, peut être limité par une
nature spécifique : il pourra être dit infini par la privation d'une
telle limite ; c'est l'infini d'essence, c'est Dieu. La qualité peut
être limitée par un certain degré qu'elle ne dépassera point : elle
pourra être dite infinie en intensité, par la privation de cette
limite. Le nombre a pour limite sa dernière unité : il sera infini
si on la supprime. L'étendue à son tour pouvant être limitée de
diverses manières : soit dans toutes les directions, comme le
solide est limité par sa surface ; soit dans un plan seulement,
comme le polygone est limité par son périmètre ; soit dans une
seule ligne, comme la droite est limitée par les deux points qui la
terminent,il y aura autant de façons d'être infini quantitativement
qu'il y a de ces limites quantitatives. On pourra supposer un solide
infini, qui restera limité néanmoins par sa nature spécifique. On
pourra supposer une surface infinie, qui sera limitée à un plan ;
mais ce plan ne comportera pas de bornes. On pourra supposer
une ligne infinie, qui sera limitée à une dimension unique, mais
qui dans cette dimension ne sera point bornée. Enfin, comme
une ligne est susceptible de deux fermes, il y aura encore pour
elle deux façons d'être infinie : ou par la suppression de l'un de
ces termes, ou par la suppression des deux, et ainsi elle pourra
être infinie dans les deux sens ou seulement dans une direction.
C'est ce dernier cas qui s'applique le plus directement à notre
problème.
622 REVUE THOMISTE

Le temps comporte deux étendues, le passé et l'avenir, séparées


et réunies à la fois par une limite commune, le présent. Chacune
de ces étendues, qu'on peut se représenter sous la forme d'une
droite, est susceptible de deux limites : d'abord la limite com-
mune, puis une limite arbitraire, vers le passé ou vers l'avenir.
Supprimez cette dernière limite, il reste toujours la première.
Dites que le passé et l'avenir s'étendent sans ternie, en sens op-
posés, ils n'en sont pas moins limités, c'est-à-dire finis, par le
côte où ils touchent au présent, et de ce côté une addition peut se
faire. On ajoute à l'avenir infini en remontant en, esprit le cours
des âges ; on ajouterait de même au passé infini en se reportant
vers l'avenir.
Mais ici l'adversaire nous arrête et nous dit : le cas du passé et
le cas de l'avenir n'est pas le même. L'addition qu'on fait à ce
dernier, en prenant sur le domaine du passé, est de l'ordre idéal ;
l'addition qui se fait tous les jours au passé est de l'ordre réel. Le
présent s'ajoute réellement au passé, et si ce dernier est infini, on
a un infini qui grandit, un infini plus grand qu'un autre.
Voilà bien toujours l'illusion indéracinable ! L'objectant se
figure que le jour qui vient s'ajoute au passé infini considéré dans
son ensemble. Comme si cet ensemble existait ! comme si le passé
était une chose permanente ! Ah ! s'il en était ainsi, nous en con-
venons, l'argument de nos adversaires serait impeccable. A qui
supposerait un infini réalisé dans son ensemble, un infini en acte,
on pourrait l'opposer sans réplique possible. C'est ainsi qu'à ceux
qui croient le monde infini en étendue, les astres infinis en
nombre, on objecte avec juste raison la possibilité d'une création
nouvelle et par là d'un infini plus grand qu'un autre. Mais ici il
n'en va pas de même.
Répétons-le à satiété pour ceux qui ne veulent pas l'entendre r
le passé n'existe pas ; on ne peut donc rien lui ajouter ni lui
retrancher réellement. C'est au présent et rien qu'au présent que
l'avenir s'ajoute. C'est la nature de l'être successif de ne posséder
jamais qu'un seul état de son être, de ne se réaliser qu'en périssant,
de ne grandir d'une part qu'en se diminuant de l'autre, de ne
vivre, si je puis dire, que d'une perpétuelle mort. Et par suite
c'est une fausse imagination que de se représenter le passé comme-
un ensemble réalisé auquel le présent fait une addition réelle. Le
passé fut réel, mais pièce à pièce. Comme ensemble, il n'existe
que dans notre esprit qui perçoit la continuité du mouvement,
en relie en un seul nombre les diverses étapes et ajoute perpétuel-
lement à ce nombre l'unité nouvelle que fournit le présent.
Quand donc les objectants nous disent que dansnotre hypothèse
on ne peut point ajouter au passé, nous sommes en droit de leur
demander de quel passé ils parlent. Ce n'est pas du passé réel;
car le passé réel n'étant plus, on ne peut lui faire une addition
quelconque. C'est donc d'un passé conçu par leur esprit, et alors
nous demandons de quelle manière ils le conçoivent. S'ils en-
tendent par là le jour qui vient de s'écouler, ou l'année, ou le
siècle, ou une quantité déterminée quelconque, quelque grande
que soit cette quantité, on peut y ajouter encore. Si au contraire
ils veulent parler du passé intini comme d'un tout, ils font une
pétition de principe ; carie passé ne peut être pris comme un
tout qu'à la condition d'être déterminé, donc fini, et ainsi l'on
commence par supposer fausse, antérieurement à toute preuve,
l'hypothèse même qu'on veut prendre en défaut.
11 nous semble que tout cela est clair ; citons cependant un texte
de saint Thomas qui illustrera notre réponse et ajoutera à sa
valeur intrinsèque l'autorité d'un grand maître.
Répondant à celte même objection, le saint docteur s'exprime
ainsi : « L'addition qui se fait au passé (dans l'hypothèse du passé
infini) ne se fait point à ce passé infini considéré selon sa succes-
sion totale ; car il n'existe ainsi qu'en puissance de notre esprit,
qui peut le remonter sans terme. L'addition se fait à une partie
finie qu'on prend en acte, et alors rien ne s'oppose à ce qu'il y ait
quelque chose de plus ou de plus grand que cette partie.
que cette raison soit sophistique,
- Et
c'est chose évidente ; car elle
supprimerait du même coup l'infini du nombre. On pourrait dire
en effet : certaines espèces de nombre excèdent la dizaine qui
n'excèdent pas la centaine. Donc plus d'espèces excèdent la
dizaine que la centaine, et ainsi, comme il y a une infinité de
nombres qui excèdent la centaine, il y aura quelque chose de plus
grand que l'infini. 11 est donc clair qu'il n'y a excès, addition, pas-
sage (ceci se rapporte à l'objection précédente) que par rapport à
quelque chose factuel, soit existant en nature, soit conçu comme
tel par l'intelligence ou l'imagination. D'où il résulte que par de
624 REVUE THOMISTE

telles raisons on ne peut prouver qu'une chose : l'impossibilité de


l'infini en acle ; mais cela n'est pas nécessaire à l'éternité du
monde. »

Ces principes posés, on peut répondre sans effort à certaines


arguties du genre de la suivante : Le passé renferme vingt-quatre
fois plus d'heures que de jours; donc, s'il est infini, il y aura un
infini vingt-quatre fois plus grand qu'un autre. L'erreur consiste
toujours à traiter le passé comme un tout réel, comme un nombre
qui serait actuellement infini. Or nous venons de voir que rien
n'est plus faux. Tout ce qu'on peut dire dans le cas présent, c'est
qu'à tout nombre donné de jours écoulés correspond un nombre
d'heures vingt-quatre fois pins grand, et en ce sens on peut con-
céder sans peine qu'un infini est plus grand que l'autre; car la
comparaison ne se fait point entre ces infinis considérés comme
tels, mais entre des parties correspondantes, toujours finies.
Même réponse à cet argument, qui semble au premier abord
d'allure plus sérieuse : L'indéterminé ne peut pas être réalisé ; or
si le passé est infini, c'est un indéterminé, donc... Il n'est pas diffi-
cile d'écarter ce nuage. L'indéterminé répugne à la réalisation
dans la mesure de cette indétermination même, et si quelque
chose de lui est déterminé, ce quelque chose pourra se réaliser,
dans la mesure et dans la forme que comporte sa détermination.
Or il en est ainsi du passé infini. Il est indéterminé dans son
ensemble et déterminé dans chacune de ses parties successives : il
sera irréalisable dans son ensemble et réalisable successivement
dans ses parties. Mais qui donc a envie de faire subsister le temps
à l'état d'ensemble! 11 existe selon sa nature, successivement, et
ce qui en existe est toujours fini, déterminé, délimité de toute
manière. L'ensemble n'ayant pas d'être propre n'a pas besoin de
spécification propre; il existe par ses parties successives et il est
spécifié par elles, c'est tout ce qu'on peut demander.
Il n'y a que dans notre esprit que le passé infini peut essayer de
prendre une existence permanente; mais alors de deux choses
l'une : ou bien nous le concevons d'une façon purement négative,
en enlevant au passé sa limite, ou bien nous essayons de le réa-
liser en nous, par la représentation successive de ses parties. Dans
le premier cas, point de problème ; dans le second, nous sommes,
par hypothèse, dans l'impossibilité d'aboutir. Et ainsi, d'aucune
manière, pas plus dans notre esprit que dans la réalité, l'infini,
comme tel, n'a d'existence propre. Dans la réalité, il n'existe pas,
mais quelque chose de lui, toujours fini. Dans notre esprit, il
existe en puissance, « in potentia accipientis », dit ^saint Thomas
d'Aquin, en ce sens qu'après tout ce qu'on en fait revivre, on peut
toujours en supposer encore. D'une façon comme de l'autre nulle
difficulté, toutes celles qu'onprétend y relever ne sont qu'illusion.

Faut-il encore s'arrêter à cette objection que nous avons lue


dans un auteur, non sans surprise : Une série de mouvements
<*

dont chaque terme a un commencement et dont la totalité serait


sans commencement est une contradiction manifeste. Si chacun
a commencé, tous ont commencé. » Voilà un raisonnement bien
étrange! C'est tout comme si l'on disait: chaque minute d'une
journée a soixante secondes; donc toutes ont soixante secondes.
Assurément toutes sont ainsi; mais le tout n'est pas ainsi; car entre
toutes et le tout, la différence est grosse comme une montagne. 11
en est de même en notre hypothèse. Chacun des mouvements qui
composent la vie du monde a commencé : tous par conséquent
ont commencé; mais le tout, c'est-à-dire la succession même, n'a
pas commencé, et l'objection repose sur une équivoque.
Il y a bien des cas où l'on peut conclure de chacun à tous et à
la totalité; c'est lorsque l'attribut en question est tel que la multi-
plication matérielle n'y ajoute rien, comme si l'on dit : chaque
homme est raisonnable, donc l'humanité est raisonnable (1). Mais

(J) C'est ainsi que le raisonnement suivant de noire auteur renferme


un grand fond de
vérité, bien qu'il soit équivoque et par là rendu inutile : « Il est inadmissible que tous
les êtres do la série prétendue infinie soient à la fois causés et
non causés; chacun aurait
une cause et leur ensemble n'en aurait point : ce qui est contradictoire, car l'addition ne
saurait changer la nature des êtres additionnés et faire avec des êtres produits un total
d'êtres non produit. » L'argument ainsi présenté ne prouve rien contre personne; car
l'athée répondra : Tous les êtres de ma série infinie sont causés, puisque chacun dépend
de celui qui le précède. Ce qui est « non causé c'est leur succession, et leur fond
» com-
mun, la matière. Il n'y a donc pas de contradiction dans ma thèse, puisque « causé » et
« non causé d ne se rapportent pas au même objet.
Quant au théiste qui admet l'éternité du monde, il répondra: Tous les êtres de ma
série sont causés; l'ensemble qu'ils forment est lui-même causé; mais chaque être est
Illt . -

624 REVUE THOMISTE

telles raisons on ne peut prouver qu'une chose : l'impossibilité de


l'infini en acte ; mais cela n'est pas nécessaire à l'éternité du
monde. »

Ces principes posés, on peut répondre sans effort à certaines


arguties du genre de la suivante : Le passé renferme vingt-quatre
fois plus d'heures que de jours; donc, s'il est infini, il y aura un
infini vingt-quatre fois plus grand qu'un autre. L'erreur consiste
toujours à traiter le passé comme un tout réel, comme un nombre
qui serait actuellement infini. Or nous venons de voir que rien
n'est plus faux. Tout ce qu'on peut dire dans le cas présent, c'est
qu'à tout nombre donné de jours écoulés correspond un nombre
d'heures vingt-quatre fois plus grand, et en ce sens on peut con-
céder sans peine qu'un infini est plus grand que l'autre; car la
comparaison ne se fait point entre ces infinis considérés comme
tels, mais entre des parties correspondantes, toujours finies.
Même réponse à cet argument, qui semble au premier abord
d'allure plus sérieuse : L'indéterminé ne peut pas être réalisé; or
si le passé est infini, c'est un indéterminé, donc... Il n'est pas diffi-
cile d'écarter ce nuage. L'indéterminé répugne à la réalisation
dans la mesure de celte indétermination môme, et si quelque
chose de lui est déterminé, ce quelque chose pourra se réaliser,
dans la mesure et dans la forme que comporte sa détermination.
Or il en est ainsi du passé infini. Il est indéterminé dans son
ensemble et déterminé dans chacune de ses parties successives : il
sera irréalisable dans son ensemble et réalisable successivement
dans ses parties. Mais qui donc a envie de faire subsister le temps
à l'état d'ensemble! Il existe selon sa nature, successivement, et
ce qui en existe est toujours fini, déterminé, délimité de toute
manière. L'ensemble n'ayant pas d'être propre n'a pas besoin de
spécification propre; il existe par ses parties successives et il est
spécifié par elles, c'est tout ce qu'on peut demander.
Il n'y a que dans notre esprit que le passé infini peut essayer de
prendre une existence permanente; mais alors de deux choses
l'une : ou bien nous le concevons d'une façon purement négative,
en enlevant au passé sa limite, ou bien nous essayons de le réa-
User en nous, par la représentation successive de ses parties. Dans
le premier cas, point de problème ; dans le second, nous sommes,
par hypothèse, dans l'impossibilité d'aboutir. Et ainsi, d'aucune
manière, pas plus dans notre esprit que dans la réalité, l'infini,
comme tel, n'a d'existence propre. Dans la réalité, il n'existe pas,
mais quelque chose de lui, toujours fini. Dans notre esprit, il
existe en puissance, « in potentia accipientis », dit ^saint Thomas
d'Aquin, en ce sens qu'après tout ce qu'on en fait revivre, on peut
toujours en supposer encore. D'une façon comme de l'autre nulle
difficulté, toutes celles qu'on prétend y relever ne sont qu'illusion.

Faut-il encore s'arrêter à celle objection que nous avons lue


dans un auteur, non sans surprise : Une série de mouvements
<.

dont chaque terme a un commencement et dont la totalité serait


sans commencement est une contradiction manifeste. Si chacun
a commencé, tous ont commencé. » Voilà un raisonnement bien
étrange! C'est tout comme si l'on disait: chaque minute d'une
journée a soixante secondes; donc toutes ont soixante secondes.
Assurément toutes sont ainsi ; mais le tout n'est pas ainsi; car entre
toutes et le tout, la différence est grosse comme une montagne. 11
en est de même en notre hypothèse. Chacun des mouvements qui
composent la vie du monde a commencé; tous par conséquent
ont commencé; mais le tout, c'est-à-dire la succession même, n'a
pas commence, et l'objection repose sur une équivoque.
Il y a bien des cas où l'on peut conclure de chacun à tous et à
la totalité; c'est lorsque l'attribut en question est tel que la multi-
plication matérielle n'y ajoute rien, comme si l'on dit: chaque
homme est raisonnable, donc l'humanité est raisonnable (1). Mais

(J) C'est ainsi que le raisonnement suivant de notre auteur renferme un grand fond de
vérité, bien qu'il soit équivoque et par là rendu inutile : « Il est inadmissible que tous
les êtres de la série prétendue infinie soient à la fois causés et non causes; chacun aurait
une cause et leur ensemble n'en aurait point : ce qui est contradictoire, car l'addition ne
saurait changer la nature des êlres additionnés et faire avec dos êtres produits un total
d'êtres non produit. » L'argument ainsi présenté ne prouve rien contre personne; car
l'athée répondra : Tous les êlres de ma série infinie sont causés, puisque chacun dépend
de celui qui le précède. Ce qui est « non causé » c'est leur succession, et leur fond com-
mun, la matière. Il n'y a donc pas de contradiction dans ma thèse, puisque « causé » et
« non causé » ne se rapportent pas au même objet.
Quant au theislo qui admet l'élcrnité du inonde, il répondra: Tous les êlres de ma
".ôrie sont causés; l'ensemble qu'ils forment est lui-même causé; mais chaque être est
626 REVUE THOMISTE

quand le débat porte sur un attribut qui relève de la quantité, il


est clair qu'on ne peut rien conclure. Quelque légère que soit une
paille, une charrette de paille sera toujours lourde ; parce que la
multiplication matérielle fait au poids. Mais ne fait-elle donc rien
à la durée? Deux mouvements ne prennent-ils pas plus de temps
qu'un seul? Et s'il y en a une infinité, ne leur faut-il pas une durée
éternelle, c'est-à-dire sans commencement?
Il ne faut donc pas conclure, ici, de chaque mouvement particu-
lier à la succession elle-même; ce sont là deux faits très différents
dont chacun a ses causes propres. Chaque mouvement étant un
fait particulier a sa cause particulière; la succession étant un fait
universel doit avoir une cause universelle. Trouvez cette eause
universelle, trouvez-la éternelle, et vous avez tout ce qu'il faul
pour donner l'éternité au monde, à condition hien entendu qu'il y
ait dans la nature une puissance passive à des recommencements
sans fin ; mais la matière est là pour la fournir.
Mais quittons ces régions mélaphysiques, où les imporlunités
de l'attaque nous ont retenus trop longtemps; un autre terrain
s'offre à nous, plus facile à parcourir, où notre marche par consé-
quent pourra se faire rapide. C'est du domaine scientifique qu'il
s'agit.
On prétend démontrer le commencement du monde par la
science, et de là partir pour démontrer Dieu. Nous l'avons dil,
cette conséquence est facile à déduire; mais c'est le point de
départ qui est en question. Peut-on démontrer, par la science, le
commencement du monde ?
(A suivre.) Fr. A.-D. Sertillanges, 0. P.,
Lecteur en Sacrée Théologie.

limité dans sa durée, comme dépendant d'une cause particulière et temporelle; l'en-
semble au contraire est infini en durée, comme dépendant d'une cause universelle et
éternelle. Il est parfaitement vrai que « l'addition no saurait changer la nature des êtres
additionnés »; mais la durée n'est pas une question de nature : « Quod quid est ab»lra-
hit ab hic et nunc. » (S. Tu. I» Pars, q. xlvi, art. 2.)
Mais si la durée n'est pas une question do nature, la nécessité ou la contingence en
est une, et c'est pourquoi 1 auteur a parfaitement raison de dire que si chacun est « dé-
rivé » dans le sens de dépendant, ùi contingent, tous le sont, et le tout de même, que ce
tout soit d'ailleurs fini ou infini. Par là on peut prouver,, Dieu invinciblement et c'est h-
1

troisième preuve de saint Thomas dans la Somme; mais on n'en peut rien tirer contre
nous.
LA CROYANCE NATURELLE
ET LA SCIENCE l"

C'est un sujet terriblement difficile en philosophie, Messieurs,


que celui de la croyance. Nous le savons tous; mais, si les diffi-
cultés, même terribles, devaient faire reculer les philosophes,
nous n'aurions, vous et moi, qu'à vider cette salle au plus
vite. Nous ne pouvons, en effet, parler de la croyance sans que
surgissent immédiatement devant nous les plus graves problèmes
de la vie humaine ; car la foi est partout dans la vie : elle est dans
les recherches du savant, d'aucuns disent en la science même ;
elle est dans la vie morale individuelle ; elle est dans la vie sociale;
elle est dans la vie religieuse. Les difficultés de mon sujet sont
donc immenses et innombrables. Vous m'excuserez, n'est-ce pas?
Messieurs, si je ne les aborde pas toutes en ces vingt minutes que
nous mesure si justement la sagesse de notre règlement. Mais,
puisque nous sommes à la Section de Philosophie, vous trouverez
bon que, m'abslenant avec la plus scrupuleuse rigueur de toute
discussion supérieure ou étrangère à la philosophie pure, je
vous entretienne uniquement des rapports naturels de la foi ou
croyance humaine, et de la science ou vérité démontrée.
Ici comme ailleurs, je suivrai fidèlement saint Thomas d'Aquin :
non que je croie, en philosophie, au Magister dixit, car les Maîtres
eux-mêmes nous avertissent, dans l'École, qu'entre philosophes,
l'argument d'autorité est de tous le plus faible (2). Je suivrai ici
saint Thomas en disciple qui a pesé ses raisons et qui les trouve
vraies ; et nous verrons, sur ces raisons, ce qu'il faut penser des
rapports de la foi naturelle et de la science.
(1) Communication présentée en substance à la Section de Philosophie du IV0 Con-
grès scientifique international des Catholiques, en la deuxième séance du 19 août 1897.
(2) « Philosophus argumentum assumit ex propriis rerum causis. » {Contra Gcntiles, II,.
cap. iv.) « Consuevimus dicere quod locus ab auctoritate est valde debilis et inflrmus.. Et
ni II0 Metaph. traditur quod impedimentum est ad scientiam credere testimoniis famaso~
nmi, » (jEgid. Rom. in II» Sentent,, dist. I, q. I, art. 2.)
<)28 REVUE THOMISTE

Réduite à ces termes, la question demeure vaste, et son intérêt


n'est pas amoindri.
Elle nous intéresse d'abord pour elle-même. Science et
croyance, ce sont les deux pôles qui limitent et qui situent l'axe
de nos connaissances. Dans nos voyages du connu à l'inconnu,
nous allons de la foi à la science ou de la science à la foi :
l'exacte exploration de ces deux pôles de notre monde intellectuel
est autrement nécessaire, et n'est pas moins courageuse parfois
en son genre, que celle des pôles de notre globe. La théorie de la
croyance et la théoiie de la science sont complémentaires l'une
de l'autre. Si, par hasard, quelqu'un d'entre vous ne connaissait
que l'une d'elles, il risquerait de donner un sens tronqué el faux
à cette magistrale critique de la connaissance humaine, dont
saint Thomas, en son lointain xmG siècle, a su poser les éter-
nelles bases, avec lanl de solidité et de profondeur.
La question des rapports de la foi naturelle et de la science a
aussi, pour nous, son intérêt actuel. Personne d'entre vous
n'ignore, Messieurs, que beaucoup de philosophes contemporains,
en France notamment, s'attachent à l'exacte délimitation des
frontières respectives de la vérité de croyance et de la vérité dé-
montrée. Personne d'entre vous n'ignore qu'après les engouements
quelque peu naïfs d'il y a quarante ans pour la vérité démontrée,
il y a, parmi nous, une réaction puissante en faveur des vérités
obscures que certifie la croyance. Beaucoup souscrivent à des
paroles comme celles-ci : « Toute la science humaine se suspend à
un premier acte de foi ; » ou encore à cette autre, plus mesurée :
« Il y a une part de croyance dans la science même. » .
Que penser de ces affirmations et de l'éternel problème qu'elles
visent à résoudre ?
Permettez-moi de vous l'indiquer sommairement, en essayant
de répondre à trois questions : 1° En quoi l'acte de science et l'acte
de foi se ressemblent-ils? 2° En quoi diffèrent-ils ? 3° Quels sont
leurs rapports ?

L'acte de science et l'acte de croyance ont cela de commun


qu'ils sont des actes de jugement. Je sais que les trois angles d'un
triangle sont égaux à deux droits ; je crois que Tombouctou
existe. 11 y a là autre chose que de simples concepts ; je me pro-
nonce formellement sur la vérité de plusieurs concepts, groupés
en énoncés ; je détermine mon intelligence à tenir que l'objet de
mes concepts est, ou, au cas d'un jugement négatif, à tenir que
cela n'est pas (1). L'acte de croyance et l'acte de science sont donc
lous deux des jugements.
A ce titre, remarquez-le bien, Messieurs, ils ont" une propriété
commune, découlant immédiatement de leur essence : ils
connaissent formellement l'être réel des choses, présent à notre
pensée. Je dis l'être réel, et non pas seulement le phénomène
de la pensée, ni le seul rapport logique de nos concepts, mais
l'être même des choses, selon l'axiome formulé par saint Thomas :
« OBJECTUM INTErXECTL'S EST KNS. »
Sans doute, nous n'avons pas cette naïve candeur d'avancer
que la pensée sortant pour ainsi dire de l'âme, comme la projec-
lion d'une lampe électrique, aille se plaquer sur les choses
pour en éclairer l'être. Nous reconnaissons avec saint Tho-
mas celte évidente vérité que voir, imaginer, comprendre, con^
naître par l'intelligence ou par les sens, n'est point une action
transitive, mais immanente (2). Toutefois sa forme, et son contenu
lui viennent du dehors : immanente dans son procédé, elle est
transcendante comme représentation. Ce sont les choses mêmes
qui par leur impression sur nos sens et par les intuitions abstrac-
tives dont elles déterminent l'élaboration par notre intelligence,
viennent projeter en nous, dans le réceptacle vide de nos puis-
sances, comme une empreinte formelle et un décalque exact de leur
êlr.e intime. La réalité vr,aie, objective, extérieure à nous, est donc
Lien l'objet de notre connaissance qui, par son procédé imma-
nent, trouve présent en soi l'être même qui est, tel qu'il est. Car
si l'être ne nous est connu que par sa sensation, son image
ou son
idée, présentes en nous, tout l'être de cette sensation, image ou
idée, se modèle sur l'être réel qui l'imprime et, s'y rapportant
formellement tout entier, il y reporte d'un premier bond notre

(1) « Judicat inlellectus de rc apprehensaquandodioit quodaliquid est vel non est. » Dt


l'eritate, quoessl. I, art. 3. Cf. /// Sentent., dist. xxm, q. n, art. 2, q I.
(2) I" Pars, q. lxxxv, art. 2.
630 REVUE THOMISTE

jugement. Nos concepts ne sont donc pas tout ce que nous con-
naissons, mais ce par quoi nous connaissons l'être. Tel est le sens
de cet axiome : « objectum intellectds est jsns (1). »
J'ai dit axiome. Il faut tenir, en effet, cette proposition comme
évidente de soi; ce que j'en ai dit à l'instant, ne la démontre pas ;
mais seulement la suppose et l'explique; car elle est nécessaire-
ment déterminalive de notre adhésion, dès que nous en avons
conçu les deux termes et, analytiquement, perçu l'identité. Quels
que soient, en effet, nos actes d'intelligence, tout ce que nous
concevons et affirmons ne se représente à nous que sous la forme
de l'être ; la privation et le néant eux-mêmes s'y réduisent, tant
il est vrai que le mouvement tout entier de notre intelligence
ne saurait être autre chose qu'une recherche de l'être. Etre el
intelligible sont synonymes, parce que être el pensée se recher-
chent el s'ajustent : c'est d'un côté le soleil qui se lève et de
l'autre le miroir, dans toute la pureté d'un poli achevé, mais le
miroir vivant.
Evidente, cette identité de l'intelligible et de l'être ne se
démontre pas; mais, sur quiconque en voudrait nier la vérité,
après en avoir rationnellement pesé les termes et constaté l'évi-
dence, comme nous venons de le faire, sur quiconque la nierait
après l'avoir comprise,'elle exercerait ces représailles de l'acculer
à une invincible contradiction. Si nos jugements sont impropres
à nous représenter l'être qu'ils affirment être, ils sont des signes
et ils n'en sont pas; nous les tenons pour vrais et ils ne le sont
pas; et, puisqu'ils sont substantiellement incapables de nous
informer si l'être est, il n'y a plus ni vrai ni faux. Nous ne pou-
vons même plus nous contenter de chercher la vérité dans
l'accord de notre pensée avec elle-même ; car, si nous affirmons
cet accord, nous le posons comme de l'être, et l'être est hors de
nos prises.
Tenons donc, comme s'imposant à nous par la force directe de
sa propre évidence, la représentation formelle de l'être par nos
jugements ; c'est, en effet, la propriété commune de nos jugements
scientifiques et de nos jugements de croyance. Que je croie ou que

(1) De Ver., quoest. xiv, art. S, ad 5m.


je sache, j'affirme l'être réellement représenté par mes concepts.
II est, peut-on me dire ici, une autre propriété commune de la
science et de la foi : toutes deux sont certaines. Et n'est-ce point
là une ressemblance plus proche, que celle de leur objectivité ? Ce
n'est plus seulement la rencontre de l'être ; c'est sa rencontre
arrêtée et sûre.
Je le reconnais. Mais, dussé-je risquer une apparence de para-
doxe, il faut avouer que la certitude de la foi et celle de la science
se fondent sur des principes tellement opposés, tellement propres
à chacune d'elles, que nous ne saurions en parler avant d'avoir
assigné leurs différences respectives. La certitude de la science
est nécessaire, la certitude de la foi est volontaire: il serait pré-
maturé de les comparer avant d'avoir établi leurs différences.

II

Passons donc maintenant, Messieurs, aux différences spécifiques,


de la science et de la croyance.
Deux attitudes de détermination sont possibles à l'intelligence
qui juge l'êti e. Il y a d'abord un état intellectuel où le jugement se
détermine de toute évidence par l'énoncé des propositions que
l'esprit se formule. Mais cet état lui-même se dédouble ; et l'étude
de ce dédoublement va nous donner l'idée de la science.
Il y a parfois, en notre vie intellectuelle, détermination immé-
diate de notre jugement au seul aspect d'une proposition. C'est Je
cas de notre adhésion à cet axiome des axiomes qui se nomme le
principe de contradiction. C'est encore le cas de ces définitions
essentielles que, parfois, nous arrivons à nous rendre manifestes,
au terme do ces inductions philosophiques dont saint Thomas a
si nettement défini le procédé et critiqué la valeur (4). C'est le cas

(1) Poster. Anal., Hb. II, lec. ultiin.


632 REVUE THOMISTE

de toutes les propositions immédiatement évidentes, sans qu'il y


ait besoin et possibilité de les démontrer.
Voici ensuite, Messieurs, le cas des propositions démontrées,
par où l'intelligence se trouve nécessairement conduite à une
adhésion nécessaire. Elles aussi, elles sont évidentes, mais par
réduction à des prémisses évidentes, où se posent lour à tour, par
exemple, l'affirmation de la définition essentielle attribuée au
sujet défini, et l'affirmation de quelque propriété immédiatement
conséquente à cette essence, et qu'on attribue à sa définition essen-
tielle. C'est ainsi que saint Thomas démontre la sociabilité humaine
par l'impuissance où l'animal raisonnable se trouve à l'état isolé,
de satisfaire aux multiples exigences physiques ou morales, que
l'immensité même de son premier vouloir rationnel, fait pour
tout bien, étend à l'infini (1). Je regrette que la brièveté du temps
m'empêche de vous exposer comme il conviendrait l'évidente ri-
gueur de ce procédé ; laissons ce soin à vos propres méditations,
et passons outre.
La vérité évidente de soi, voilà le principe de la science hu-
maine ; la vérité démontrée, voilà sa conclusion. L'acte de science
peut donc se définir un acte de jugement nécessairement déter-
miné par un intelligible ramené à l'évidence des principes.

Que sera maintenant l'acte de croyance? Les choses sont'com-


plexes et l'analyse achevée en est difficile pour nous. Il nous est
difficile de pleinement distinguer en beaucoup de cas les proprié-
tés communes des propriétés spécifiques ; les accidentelles des es-
sentielles. Et alors, nos inductions ne nous fournissent pas ces
termes pleinement compris et pleinement convertibles, dont se
forment les propositions évidentes de soi et les définitions achevées.
JNous n'avons de l'être des choses en toutes ces rencontres qu'une
image incomplète, trouble, entourée de pénombre. Nous disons
mélancoliquement avec saint Thomas, sur la fin de nos recherches
si peu satisfaites, et de nos méditations pourtant si laborieuses :
<<
Multae rerum differentise latent nos » ou encore : « Differentiss
essentielles in multis sunt nobisignotse. »

1) De Kegimine Principum, Iib. I, cap. i.


Prônons acle, Messieurs, de celte humililé intellectuelle des maî-
tres de la scolasliquc; c'est justice à leur rendre qu'ils ont égale-
ment reconnu l'essentielle perfection et l'essentielle faiblesse de
l'intelligence humaine, et que s'ils montrent colle-ci capable de
s'assimiler à l'être par ses définitions et par sa science, ils con-
fessent aussi que c'est un rude travail, souvent peu récompensé,
d'aile?', comme ils disent, à la chasse des définitions et des
preuves : « Des choses sensibles, avoue -
saint
ignorons un très grand nombre de propriétés; et de celles que
Thomas, nous-
nos sons perçoivent nous ne pouvons le plus souvent nous rendre
une pleine raison (t). »
Que va faire noire intelligence, attirée et déçue tout à la fois par
cette vision crépusculaire de l'être? Quatre altitudes lui sont pos-
sibles et naturelles en face de l'inévident : le cloute, le soupçon,
l'opinion el la foi. Ces quatre altitudes sont lellemenl voisines
l'une de l'autre et pourtant si distinctes, que je dois brièvement
les comparer, pour arriver à mieux dégager l'exacte notion de
l'acte de foi (2).
Yous avez des raisons, non point démonstratives, bien que
valables, en faveur d'une thèse ; mais vous en avez en môme temps
de non moins valables en faveur de la thèse opposée. A égale
force les deux poussées contraires se neutralisent. Votre jugement
demeure suspendu. Yous pensez alternativement le pour et le
contre sans pouvoir adhérer ni à l'un ni à l'autre : vous êtes en
étal de doute.
Voici cependant, à force de recherches, que vous découvrez de
ce côté-ci, elpas de l'autre, quelque raison nouvelle, légère encore,
mais réellement plausible. Attention : ce n'est plus le simple
doute. Yous vous inclinez un peu, vous tendez l'oreille, vous
observez de plus près : il y a chance que la vérité soit là. C'est la
suspicatio, l'indice positif de la vérité ou de la vraisemblance;
l'acheminement à une future adhésion.
Un pas encore, l'indice devient si probable, et les probabilités

(1) lîerum semibilium pîurimas proprietates ignora/nus, earumqueproprictatum guas sensu


"ppi'eheiidimus, rationem perfeete in pluribus invenire non possumus. {Contra GcntUes,
I, cap. 3.)
(2) II» II", quoesl.n, art. 1.
REVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE. - 43.
634 REVUE THOMISTE

affluent tellement en faveur de voire thèse, que sa contraire n'a


plus de raisons équivalentes, ni même relativement fortes à lui
opposer. Ici l'adhésion va se produire : que vous le vouliez ou non,
la vraisemblance vous attire et meut par elle-même votre intelli-
gence sans néanmoins suffire par elle-même, notons-le bien, à
nécessiter absolument votre adhésion. Que savez-vous, en effet,
si du fond obscur des choses ne sortira pas un jour quelque défini-
tion ou même quelque objection, victorieuse de votre thèse? La
probabilité attire donc l'esprit, sans le fixer. Et alors, qui le fixera?
Comment adhérons-nous à nos opinions ? Qui le fixera ! La
volonté, par une sorte d'élection ou, faute du vrai avéré, elle
s'attache à la vraisemblance comme à un bien relatif do l'intelli-
gence, et commande à celle-ci de s'y attacher. Une arrière-pensée
de crainte d'erreur n'en subsiste pas moins: aussi l'adhésion n'est-
elle ici qu'une demi-adhésion, sans fixité absolue, inévidente el
incertaine; un lointain analogue de l'assentiment vrai : Opinans
non assentit, -
dit quelquefois saint Thomas.

Telles sont les trois formes inévidentes de la connaissance intel-


lectuelle, voisines de la foi, mais inférieures à elle : 1° le doute,
suspension du jugement entre deux adhésions opposées; 2°l'in-
dice, faible attrait du jugement vers une adhésion déterminée;
3° l'opinion, adhésion incertaine.
La foi, au contraire, est certaine, tout en demeurant, comme le
doute, l'indice et l'opinion, privée de l'évidence intrinsèque de
son objet (1). Elle est donc supérieure au doute et à l'indice par la
réalité de son adhésion, et à l'opinion par sa plénitude el sa fer-
meté. D'où vient cette fermeté ? Du vouloir, répond saint Thomas:
« La volonté choisit l'assentiment à une thèse et non à son
opposée, précisément à cause d'un motif suffisant pour mouvoir
la volonté, bien qu'insuffisant à mouvoir l'intelligence. Par
exemple, il apparaît bon et convenable d'adhérer à celte thèse;
c'est l'état du croyant qui adhère à la parole d'un homme jtarce
que cela lui semble bon et utile (2). » Voici un motif nouveau qui
n'existait pas dans l'opinion : là, une probabilité attirait par ellc-

(1) II'' II">, quoest, ii, art. d.


(2) De Veritate, quoest. xiv, art. 1.
môme notre intelligence en lui découvrant partiellement l'être des
choses; elle offrait à notre volonté un sujet de la décider à une
demi-adhésion craintive. Ici, dans la foi, une parole, un témoi-
gnage, un signe qui ne nous découvre rien par lui-même sur
l'être essentiel des choses, nous certifie intellectuellement que la
vérité est là, parce que sans aucun doute le témoin a vu, parce
qu'il dit vraiment ce qu'il a vu. Nous sommes en présence d'une
évidence de crédibilité, et d'une chose croyable encore obscure :
voilà de l'inévident et du certain. Mais cela n'amène pas nécessaire-
ment une adhésion certaine : la pleine évidence de l'être intime des
choses nécessite seule une telle adhésion; ici donc, malgré l'évi-
dente crédibilité, il y a place encore pour une sorte d'élection. C'est
bon pour notre intelligence d'adhérer à la vérité obscure en soi,
dont un sûr témoin nous certifie l'existence, mais ce n'est plus un
bien de vraisemblance comme dans l'opinion, c'est le bien de la
certitude. Et ainsi, conclut saint Thomas, « la volonté attirée par
le bien qui est l'adhésion, propose de l'inévident à l'intelligence,
comme digne de son adhésion (1). »
Tel est l'acte de foi, état complexe, en même temps parfait
et imparfait. J'adhère fermement, parce qu'il est bon d'adhérer
fermement sur le vu d'une crédibilité démontrée évidente : voilà
le parfait; mais je ne vois pas ce à quoi j'adhère, si fort que je
voie les raisons d'adhérer : voilà l'imparfait. De là vient ce qu'on
doit appeler en toute rigueur la liberté métaphysique de l'adhé-
sion en tout acte de foi; de là procèdent les mouvements d'inquié-
rude et de doute toujours naturels à l'oeil et à l'intelligence qui
n'ont point vu. La vision manque et, pour parer aux oscillations
de L'esprit, la volonté, autoritaire, mais autoritaire à bon escient,
et approuvée par la raison même, la volonté captive la raison :
« Intellactus eredentis dicitur esse captivectus, quia tenetur terminis
alienis (2). »

L'acte de foi proprement dit est donc un acte d'adhésion cer-


taine à une vérité inévidente en soi, mais extrinsèquement
pourvue d'un témoignage ou signe certain. Ceci est l'acte de

(1) De Ver., q. xiv, art. 2.


(2) De Veiitmte, quoest. xiv, art. 1.
S'ta, P. II, quoest. x.vvi, art. i.
- Joannes a S. Tuoma, Curstisphilosophicus, I. Lo-
636 REVUE THOMISTE

foi proprement dil, ; mais je dois, Messieurs, vous signaler au-


dessous de lui, dans la catégorie de l'opinion, un acte analogue,
souvent désigné par Arislote, par Albert le Grand, par saint Tho-
mas, par toute l'École, et enfin par le langage usuel, sous le nom
de foi : « Credere dicimur quod tekementer opinamur (1). « 11 y a de
ces opinions si fortes que l'opinion contraire en est invraisem-
«, blable jusqu'au ridicule. On ne craint plus de se tromper en les
admettant ou, du moins, on le craint si peu ! Alors, celte adhésion
quasi certaine à l'inévident s'appelle couramment delà foi. Méta-
physiquement ci au regard d'une critique rigoureuse, ce ne sera
jamais de la foi : ce qui était probabilité sérieuse avec trois motifs
ne devient pas strictement certitude avec quatre, avec cent, le
centième, paruI-il réduire la thèse opposée à un millionième de
vraisemblance. Si l'on se dit certain en pareil cas, c'est au point de
vue tout approximatif du p>arum pro nihilo reputatur; c'est au
point de vue pratique des convenances et des nécessités de la vie :
Un robuste marcheur s'inquiète-l-il d'un grain do sable sous son
pied? C'est donc do la foi par analogie; de la foi imparfaite, et il
nous faut, bien nous en contenter, tant que nous sommes en pré-
sence de probabilités très hautes, ou de témoignages quasi
certains. Il y a bien des thèses en philosophie et certaines gens en
ce monde dont on est à peu près sur, sans l'être tout à fait. C'est
là, soit dil en passant, la radicale différence de la, foi humaine à la
foi divine. Celle-ci, qui croit à l'infaillible témoignage de la vérité
première, ne peut, qu'être absolument certaine, et s'entoure de
signes et de témoignages infailliblement certains; celle-là, la Foi
humaine, elle peu! s'élever à la certitude, elle en peut déchoir, elle
peut s'affermir et pleinement mériter le nom de croyance; elle
peut s'affaiblir cl descendre au rang de l'opinion, tout [en y rete-
nant encore une place supérieure et le nom de foi [2).
La foi s'entend donc, au sens rigoureux, d'une adhésion cer-
taine à une vérité inévidenlc en son essence, mais dont l'existence
se révèle] par des signes certains. Elle s'entend, au sens analo-
gique et sans impropriété de terme, d'une adhésion véhémentement

(1) De Veritate, quoo&l. iiv, art. 2.


(2)III Sentent., dis-L axjv, Expotitio texius.
?- De Vtrilalc, quoest. xiv, art. 2. «
Cre-
dere dicimur quod vehciucuter opinamur, sciJicet vel teslimonio alicujus hominis. »
probable, -
ojrinio vekemens, dit saint Thomas, dont le péril
d'erreur est réduit à un imperceptible minimum, à quelque frac-
-
lion infinitésimale tendant vers la limite zéro.
Que si de prudents théologiens craignaient là une extension
quelque peu dangereuse de l'emploi de ces termes, si pleins de
choses sacrées pour nous, foi et croyance, je me permettrais de
leur soumettre un emploi toui pareil et qui me rassure, sous la
plume d'un théologien aussi sûr que personne : saint Thomas lui-
même. Pardonnez-moi donc ici, Messieurs, quelques lignes de
citation; nous y trouverons, en ce style où la lumière s'avive à
.
mesure que la parole se condense, les deux définitions que je vous
annonçais en commençant.
Voici la science : i Notre intelligence peut se considérer sous
l'aspect rationnel, et comme allant à l'intuition des êtres, lorsque
résolvant des conclusions en des principes de soi évidents, elle
les rend certaines. Tel est l'assentiment de la science. »
Et voici la foi en matière de recherches scientifiques :
« L'intelligence peut se considérer par rapport à la volonté,
moteur universel des forces de l'àme en leur action; cette volonté
meut l'intelligence vers ces choses dont l'inévidence intrinsèque
ne peut se ramener à une évidence par voie de démonstration, elle
la meut par cette considération qu'il est a propos d'y adhérer, pour
QUELQUE MOTIF OU APPARAIT LA BONTÉ DE CETTE ADHÉSION bien que
ce motif ne puisse pleinement déterminer notre intelligence, à
cause de la débilité de celle-ci, qui ne voit ni par évidence immé-
diate, ni par démonstration intrinsèque, ce qu'elle admet. Et cet
ASSENTIMENT S'APPELLE PROPREMENT DE LA FOI (1). »

(d) III Sentent., dist. xxm, q. m, art. 2, Solutio. Polest considerari intellectus
«
noster secunrlum ordinem ad ralionem, quoe ad inlellectum torrainatur, dum resolvendo
conclusiones in principia per se nota, earum certitudinem efficit, et hoc est assensus
»cienti«. - Alio modo consideratur intellectus in ordinc ad volunlalein, quoe quidem
omne animte vires ad aclus suos movet; et hase quidem volunlas déterminât inLellectam
ad aliquid, quod neque per seipsum videtur, neque ad oa quco per se videnlur, resolvi
posse déterminât; ex lioc quod diguum reputat illis esse adhoercndum, propter aliquam
rationem, qua bonum videtur esseilli adhîerere, quamvis illa ratio ad intellectum termi-
nandum non sufficiat propter imbecillitatem intellectus, qui non videt per se hoc cui
assentiendum ratio judicat, neque ipsum ad principia per se nota resolvere valet, et hoc
assentire proprie vocatur credere. »
638 REVUE THOMISTE

III

Nous avons distingué la science et la foi dans Tordre des recher-


ches scientifiques ; voyons maintenant, Messieurs, quels sont
leurs rapports. Pour arriver à jeter rapidement quelque lumière
sur ce problème si complexe, voulez-vous me concéder l'usage
d'un de ces vieux distinguo de l'Ecole, dont on sourit parfois, et
qui se vengent de ces sourires en s'imposanl à l'usage de leurs
contempteurs redevenus sérieux. Je distinguerai donc l'entrée de
la croyance en la science in fieri, et celle de la croyance en la
science in facto esse. La science est antre, c'est évident, à l'âge des
découvertes - c'est sa jeunesse - et à l'âge des résultats acquis;
c'est l'âge mûr, le plein midi d'une éclatante vision.

La science qui se fait, c'est la science humaine en son ensemble;


nulle science n'est achevée, toute la science ne le sera jamais : le
dernier jour du monde nous surprendra sur une vision encore
trop incomplète des êtres, et dans cette recherche anxieuse, que
l'intuition de l'éternelle Essence et des suprêmes Idées satisfera
seule en surpassant tous nos désirs. Le travail des jours et des
siècles fait donc la science et ne l'achève point; et plaise à Dieu,
Messieurs, que nous, les philosophes, nous l'ayons, au dernier
jour, réellement fait avancer vers l'intangible limite dont l'ado-
rable Vérité Première fera seule sauter toutes les barrières.
Nous sommes donc tous les jours et à toutes les heures, ra-
menés au modeste aveu de saint Thomas : « Multx rerum dife-
rentiee latent nos » ; nous cherchons l'évidence et nous ne trou-
vons souvent la
que probabilité.
Il y a place là, pour cette foi largement dite et par analogie qui est
l'opinion quasi certaine. Les moralistes et les sociologues la ren-
contrent fréquemment dans leurs essais de détermination scienti-
fique des principes premiers ou dérivés du droit naturel. Telle est,
par exemple, la position de saint Thomas, lorsqu'il établit que le
divorce n'est pas contraire aux premiers principes du droit naturel,
mais seulement aux seconds, c'est-à-dire à une moralité supé-
rieure et plus parfaitement humaine, que la loi évangélique
fondée sur la grâce a seule inspirée au coeur de l'homme (1).
Les sciences naturelles, à leur tour, usent largement de ces opi-
-
nions affermies, pratiquement tenues comme certaines; et tel
savant, extasié sur l'accumulation de probabilités avérées en
faveur de sa découverte, tel philosophe critiquant les procédés de
cette découverte, s'écrieront: « Je crois à cette découverte; je
crois à cette opinion. »
Cette foi imparfaite est déjà un puissant outil de progrès
pour la science. Où en seraient les moralistes, les sociologues,
les physiciens et tant d'autres, s'ils ne pouvaient tabler que
sur des conclusions parfaitement démontrées ? De toutes ces
vraisemblances quasi certaines en spéculation et prises comme
certaines dans l'usage de la science, assortissent des systèmes de
conclusions et de lois.
Mais ne peut-on pas soutenir aussi que la foi, au sens strict, est,
elle aussi, un instrument de découverte ?
Nos théories les plus probables ne nous découvrent que partiel-
lement ce qui est. Elles laissent, au delà du rayonnement de leur
vraisemblance, un fond d'être principe ou cause nécessaire, obscur
et inexpliqué. Ce n'est plus le soleil de l'évidence illuminant toute
la profondeur du firmament, c'est seulement « cette obscure clarté
qui tombe des étoiles », et qui laisse le ciel plein d'ombre.
Là cependant, au fond de l'ombre, il y a quelque chose. Nos
théories ne sont pas des jeux d'esprit, des mécanismes de z*aison-
nements subjectifs, des systèmes d'abréviation mentale, com-
modes pour le résumé de l'expérience et pour le classement des
faits. Si elles se rencontrent avec l'expérience, si elles cadrent
avecla série naturelle des faits, c'est le signe qu'elles rencontrent
l'être, c'est le signe qu'elles cadrent avec l'être; c'est que sans
l'expliquer avec évidence, en son essence, elles en découvrent
pourtant des phénomènes, des actions, des qualités; c'est qu'elles
nous disent sûrement qu'il est, sans nous dire positivement ou
évidemment quel il est. Nos théories ont donc, à défaut d'évidence
positive intrinsèque, l'évidence extrinsèque de ce qu'on peut

(1) Supplem., qutest. txvn, art. 2.


640 REVUE THOMISTE

appeler leurs oeuvres de vérité, leurs témoignages vérificateurs,


empruntés à des constatations évidentes de faits. Les causes, les
essences, les choses quelconques, partiellement obscures, dont
elles nous parlent, nous sont ainsi objet de foi, au sens propre du
mot. Car, qu'est-ce que croire, sinon adhérer à la chose latente
dont on a un témoignage manifeste (1) ? Et ainsi la science
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savants leurs théories comme de purs jouets intellectuels, sans
réalité objective [correspondante. Pour ' approximatives que
demeurent nos théories, pour symboliques qu'elles soient, elles
nous font loucher certainement au fond partiellement obscur de
l'être, au nécessaire inévident dont nous dégageons quelques
termes, et ce fond partiellement obscur, ce nécessaire partielle-
ment inconnu, c'est l'objet propre de la foi scientifique. La Joi
scientifique - si j'ose ainsi parler, pour désigner la foi qui sert
à l'avancement de la science - c'est l'adhésion à ce nécessaire
inconnu en soi, dont on connaît seulement du dehors, par des
signes manifestes, Faction sur la réalité que l'on voit; cl, comme
au fond et en vérité, l'expression incomplète et obscure de ce
nécessaire par nos hypothèses et Json admission par notre
croyance, nous font toucher, bien qu'imparfaitement, à l'être des
choses, la foi scientifique ne doit pas se concevoir comme le
crépuscule d'une évidence mourante. Ce n'est pas un crépuscule,
c'est une aube : l'aube de la science de demain !
Il y a donc place pour la croyance dans l'oeuvre quotidienne et
sans fin de l'avancement de la science.
Et maintenant, la science faite, comme la science qui se fait,
admet-elle la croyance ?
Ici encore, distinguons. 11 y a, en lête de toute science philoso-
phique ou autre, la science des sciences, la « philosophie pre-
mière », la métaphysique. Elle sait l'Etre, en l'universalité de sa
nature, de ses attributs transcendants, -
unité, vérité, bonté,
elle le suit partout dans l'alternance rythmique de ses états
-
opposés et corrélatifs -
acte et puissance. Par la hauteur
même de ces vues, 1res difficiles à formellement abstraire mais
-
(1) De Veritate, q. xiv, art. 9.
toutes simples en leur hauteur, la métaphysique rattache de
nombreuses conclusions à nos primitives et manifestes intuitions
de l'Être.; elle nous donne, en cela, des parties de science à jamais
faites, où l'intelligence procède d'évidence en évidence, sous la
pleine lumière de son intelligible le plus épuré. Elle nous donne
la splendeur et la joie d'une contemplation que nulle splendeur
ci nulle joie intellectuelle ne surpasseraient sur terre, si noire foi
divine ne nous révélait un monde plus beau, en sa demi-lumière,
que ne le sont les plus belles évidences de la raison naturelle !
Je ne puis, malheureusement, Messieurs, vous développer
comme il le faudrait, cette preuve de l'achèvement de certaines
parties de notre métaphysique. Je ne puis vous développer non
plus les exemples qui l'illustreraient. Laissez-moi, brièvement,
vous suggérer d'en méditer deux principaux que saint Thomas lui-
môme me suggère, par l'importance qu'il leur donne.
C'est d'abord, la théorie du mouvement, en ce sens universel où
le mouvement s'entend aussi bien de l'immanente opération de
l'intelligence qui pense et de la volonté qui aime, que des trans-
mutations subies par la matière sensible. Celle théorie se rattache
tout entière, en pleine évidence, à l'évidente définition des deux
corrélatifs, acte el puissance. Elle y fonde la nécessaire conclusion
de notre raison à la réalité d'un Premier Moteur qui est acte pur.
Et sur ce point, la science humaine est faite (1).
Elle l'est encore, si, passant de la considération de la hiérarchie
descendante du moteur et du mobile, à celle, ascendante, du
moyen et de la fin, nous médilons les conséquences de l'axiome :
Bonum est quod omnia appetunt. Saint Thomas nous démontre clai-
rement par cette voie, la subordination actuelle de toutes les
activités et de toutes les fins, à une fin suprême, plénitude, en soi,
de tout bien. II pose ainsi, en pleine lumière le premier principe
de sa morale et de sa doctrine de l'obligation, comme la plus haute
ot la rationnelle expression du mouvement universel de la vie et
de l'être, même inanimé, vers le bien. Il complète le schème spécu-
latif de sa hiérarchie descendante des actes et des causes, par le
iableau de la poussée universelle et ordonnée des opérations et
des fins ; nous faisant suivre partout cette sève montante de l'aspi-

(1) I" Par*, quoBs!. II, art. 3.


642 REVUE THOMISTE

ration au bien, cette efflorescence de vie, qui part des plus


basses racines des choses, plongées dans l'humus de la matière, et
de branche enbranche, àmesure que la vie monte et queJesformes
de l'être s'épurent et se spirituaiisent, le rapproche lui-môme
de Dieu, le Suprême Désirable, vers qui tout l'univers gravite,
un en sa fin, comme l'est en son origine (1).
il
C'est là surtout. Messieurs, en ces grandes thèses métaphy-
siques d'ensemble, que nous pouvons, je crois, sans témérité,
parler, avec saint Thomas, de conclusions acquises et de science
faite.
Or, là, que trouvons-nous ? Des conclusions nécessairement
déduites de l'évidence; il n'y a plus de place en elles pour cette obs-
curité foncière des choses qui est l'objel propre de l'acte de foi.
La métaphysique, là où elle peut se dire achevée, exclut la
croyance.
« Là où elle peut se dire achevée » ; marquons bien cette
réserve, ne serait-ce que pour ne point nous interdire, à l'oc-
casion, même en métaphysique, les sages hardiesses d'une
hypothèse digne de foi. Je crois qu'ainsi nous travaillerons à réa-
liser, pour notre pari, cette progression continue de l'imparfait au
parfait que saint Thomas définit la loi de la raison et de la science
humaine ; et je dis, pour notre part individuelle : « Ad quemlibet
pertinet superaddere id quod déficit in consideratione proedeces-
sorumy> (2). De grâce, néanmoins, soyons modestes avant d'ac-
cuser nos prédécesseurs et même saint Thomas, d'avoir vu incom-
plètement ce que nous pensons mieux voir ; inquiétons-nous
encore de ce qu'ils ont vu.

J'ai dit que la métaphysique, science de l'Etre, était la science


suprême. Toute science, par rapport à elle, est une science subal-
terne, lui empruntant des données primitives, qu'elle en reçoit
toutes faites. Par exemple, les notions de cause et de substance,
de mouvement et de fin. Depuis la morale jusqu'aux sciences phy-
siques les plus particulières, toutes les sciences humaines vont
ainsi, l'inférieure empruntant à ses supérieures des données

(1) Ia IIa0, qusest. I, passim.


(2) I JEthic. lec. xi. Cf. III Polit, lec. vin. - I* II», q. xcvn, art. i, c.
qu'elle ne critique pas, mais qu'elle admet, comme nécessaires à
sa propre position. Elle les admet, de la même manière que la
science en train de se faire, admet la foi à une hypothèse : sans
démonstration intrinsèque, mais sur le motif extrinsèque et évi-
dent de leur nécessité pour la pleine connaissance de son
objet.
Et ainsi, nous dit saint Thomas, amenant un exemple qui n'a
pas vieilli, l'homme qui étudie l'acoustique croit aux données
numériques que lui fournit le mathématicien, sur les proportions
arithmétiques des intervalles de la gamme : aMusica crédit principia
sibi tradita ab arithmetica. » Car ce n'est pas en acoustique, c'est en
arithmétique, que se manifestent ou se démontrent les lois quanti-
tatives des proportions. Ce n'est pas en physique expérimentale
que se démontre ou se vérifie l'existence des corps, la distinction
de l'agent et du patient, de la qualité et de la substance; c'est
dans la physique entendue au sens d'Aristote, dans la philosophie
du mouvement; c'est en métaphysique aussi. Ce n'est pas en
sociologie que se démontrent le libre arbitre ou l'hérédité physio-
logique, ces postulats nécessaires de la science des groupements
humains. Il y a ainsi des propositions que toute science postule
comme strictement nécessaires à la position de son sujet et dont
elles vérifient la réalité de fait, sans en atteindre le pourquoi.
Dirons-nous alors que le sociologue s'en rapporte là-dessus
au témoignage du métaphysicien, et ainsi de suite pour tous les
autres spécialistes? Non, car il ne s'agit pas ici d'une subordina-
tion de disciple à maître, de relations humaines accidentelles aux
rapports des sciences, mais d'une subordination de science à
science. Le sociologue, comme strictement tel, ne va pas néces-
sairement à l'école ou en consultation chez le métaphysicien,
cela serait bon, pourtant, quelquefois, - -
il constate seulement
avec certitude, dans les groupes humains, des faits d'hérédité et
des faits de libre arbitre; mais il ne s'en explique pas, de par sa
science, les causes propres et immédiates. Elles lui demeurent
inévidentes et certifiées, et donc, objet de foi.
Toujours ainsi le savant sirictemenl spécialiste dans une
science inférieure croit aux données supérieures que postule sa
propre science; mais, s'il a comme plusieurs d'entre vous, Mes-
sieurs, le bonheur d'être à la fois spécialiste et philosophe, comme
6M REVUE THOMISTE

philosophe, il voit ou démontre ce que le seul étal spécial de


pur savant le réduirait à seulement croire (1). Je nous souhaite à
tous, Messieurs, tout au moins en une ou deux spécialités, cette
possession simultanée de la métaphysique et des sciences infé-
rieures. Le savant, sans parler du philosophe, y trouvera de
grands avantages.

Résumons-nous et concluons. Dans l'ordre de nos connais-


sances scientifiques naturelles, l'acte de science s'entend de notre
adhésion nécessaire à un intelligible l'amené à l'évidence des
premiers principes; l'acte de foi, de notre adhésion volontaire à
un intelligible demeuré inévident, mais dont l'utilité pour la
science nous est exlrinsôquement certifiée. Tous deux sont cer-
tains; mais l'acte de science l'est, avec évidence et par rapport à
l'être intime de ce qui est su; et l'acte de foi l'est, sans évidence
intrinsèque de ce qui est cru, mais par rapport à l'évidence
extrinsèque de sa crédibilité.
Quant à l'emploi respectif de ces deux espèces de connaissances,
« il y a une part de croyance dans la science môme » lorsque la
science non achevée marche à la découverte de l'être, à demi
entrevu sous les symboles et sous les formules approximatives de
ses hypothèses. « Il y aune part de croyance dans la science
même », lorsque la science faite est de nature subalterne et que le
savant demeure étroitement spécialiste. Mais, dans la métaphy-
sique, science première, immédiatement éclairée par les premiers
principes, cette foi même n'a plus de place, là où la métaphysique
peut, sans témérité, se dire faite. C'est donc l'intuition ; ce n'est
pas la foi qui est à la Joase de toutes les sciences. La foi n'y est
qu'une condition d'infériorité hiérarchique ou un instrument
provisoire de découverte.
Je ne prétends pas, Messieurs, en terminant cette communi-
cation, avoir mis en la pleine lumière de leur évidence objective
toutes nos données thomistes sur les rapports de la foi scientifique
et de la science. J'ai, plutôt, rapidement projeté quelques traînées
de lumière sur les principales dentelures d'une côte très accidentée.

(1) I* Pars, qusest. i, art. 2. Cf. De Veritate, quoest. xiv, art. 9, ad 3.


11le fallait et c'était suffisant pour suggérer aux amis de la philo-
sophie scolaslique ici présents, l'étude critique de ce sujet si
grave et si actuel. Vous savez tous contre quel courant de subjec-
livisme de la pensée spéculative se déballent nos philosophes
d'aujourd'hui, scolasLiques ou non. Tous nous voulons, quels que
soient notre point de départ et notre méthode, ne pas nous laisser
étouffer par la banquise de l'Idéalisme. Tous nous voulons que
notre pensée el notre acte de volonté, pour immanents qu'ils
soient, trouvent le vrai et Je réel, la substance de l'Etre et non
son fantôme. Tous donc nous pouvons suivre avec intérêt et sym-
pathie le travail critique de vérification rationnelle et scientifique
des titres objectifs el des légitimes procédés de la connaissance
humaine spéculative, qui s'impose aux néo-scolastiques d'aujour-
d'hui. Et nous particulièrement, qui voulons aider à promouvoir
celte oeuvre, nous qui lui avons donné et notre penses et toute
notre âme, nous nous souvenons en ce moment de l'héroïque
explorateur qui avait baptisé son vaisseau d'exploralion,lc<(Eram»,
YEn-Avant. Ce n'était pas FEn-Avant d'un téméraire, mais celui
d'un sage et d'un résolu. Nansen avait calculé la structure et la
résistance du « Fram », en prévision des assauts de la banquise;
la justesse de son calcul asservissail les forces colossales et vio-
lentes qui eussent dû briser son navire à le porLcr en le respec-
tant. Il raconte sa quiétude, dans ces longs mois de la nuit
polaire, où pas une cloison du bâtiment ne se fendait sous les
dislocations furieuses de la glace soulevée de toules parts; il cons-
tate, jour par jour, l'avancemenl de l'expédition vers le pôle où la
glace elle-même entraîne le vaisseau, toujours intact. Nous aussi
nous l'avons, cette quiétude clairvoyante el assurée; le navire
qui nous porte est bien construit. Que l'on y monte sans crainte;
qu'on expertise ce qu'il vaut : au travers de la banquise du Subjec-
tivisme, le « Fram » passera !
Fr. M..-B. Schwalm,
des Frères Prêcheurs.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT

D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

(huitième article)

EFFETS DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT (Suite)

L'adoption divine. - Le droit à l'héritage céleste.

Devenus par la grâce sanctifiante participants de la nature


divine, dininse consortes naturse (1), nous sommes, par le l'ait
même, élevés à la dignité incomparable de fils adoptifs de Dieu
avec droit à l'héritage paternel (2). Cette vérité, que tout chrétien
devrait avoir sans cesse devant les yeux cl qu'il ne saurait trop
approfondir, parce que là sont nos titres de noblesse dans le pré-
sent, et nos gages de félicité pour l'avenir, se trouve consignée à
toutes les pages du Nouveau Testament. « C'est pour nous
« racheter de la servitude de la loi, dit l'Apôtre, et pour nous
communiquer l'adoption des enfants, que Dieu a envoyé son
«
« Fils, né de la femme sous le règne de la loi (3). » « -
Et parce
(1) I Petr., i, 4.
(2) « Per gratiam liomo consors factus naturae divinae adoptalur in fllium Dei, eu
debetur haereditas ex ipso juru adoptionis, secundum ilJud (Rom., vm, 17) ; Si filiù
et hêeredet. » S. Th., Ia II"?«, q. exiv, a, 3.
(3) « Misit Deus Filium suum, factura ex muliere, factum sub lege, ut eos qui sub lege
erant redimeret, ut adoptionem filiorum reeiperemus. » Gai., iv, 4-5.
« que nous sommes ses enfants, il a envoyé dans nos coeurs l'Es-
« prit de son Fils pour nous inspirer des sentiments de filiale con-
« fiance envers le Père céleste (i) ». Aussi « ce divin Esprit rend-
« il lui-même témoignage à notre esprit que nous sommes enfants
«
de Dieu (2). »
Pour bien nous convaincre qu'il ne s'agit point ici d'une simple
dénomination extérieure, d'un titre purement honorifique, mais
d'une filiation très réelle, qui est une participation à la
filiation môme du Christ, l'apôtre saint Jean n'hésite pas à
dire : « Voyez quel amour le Père nous a témoigné en nous
« accordant non seulement le titre, mais encore la qualité véri-
« table d'enfants de Lieu, » Videte qualem ckaritate?n dédit nobis
« Pater, utfdii Dei nominemur et simus (3). Et comme ravi d'admi-
ration en présence de tant de grandeur : « Oui, mes bien-aimés,
« répète-t-il, nous sommes dès à présent les enfants de Dieu;
« mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous
« savons que quand Dieu se montrera, nous serons semblables à
« lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. Quiconque a celte
« espérance se sanctifie, comme il est saint lui-même (4). »
Les saints Pères célèbrent à l'envi ce glorieux titre d'enfants de
Dieu, ils en exaltent les prérogatives, ils en redisent avec foi et
amour les précieux avantages. Ecoutez le grand évoque d'Hip-
pone : « Quelle ne serait pas, dit-il, la joie d'un étranger, de quel-
« qu'un qui ne connaîtrait pas ses parents, et qui serait dans la
« misère, la peine et les labeurs, si on venait lui dire tout à coup :
« Vous êtes fils d'un sénateur, votre père jouit d'une immense
« fortune qui vous est destinée, et je viens vous ramener à lui?
« Quels transports d'allégresse n'éprouverait-il pas s'il pouvait
« croire à la réalité de ces promesses? Eh bien, voici qu'un

« apôtre de Jésus-Christ, dont la parole mérite toute créance, est


<? venu nous dire : Pourquoi vous désespérer? Pourquoi vous

(1) « Quoniam autom estis lim, misit JJeus bpiritum rmi sui m corda vestra ciaman-
lom : Abba, Pater. » Ibid., 6.
(2) « Ipae enim Spiritus testimonium reddit spiritui nostro, quod sumus filii Dei. »
lïom., vnr, 16.
I Joann,, m, 1.
(3)
(i) « Charissimi, nunc iilii Dei sumus, et nondum apparaît quid erimus. Scimus quo-
niam, cLim appartient, similes ei erimus : quoniam videbimus eum sicuti est. Et omnis,
qui habet banc spem in eo, sanctificat se, sicut et ille sanctus est. » Ibid., 2-3.
648 REVUE THOMISTE

« affliger et vous consumer de chagrin? Pourquoi vous aban-


« donner à vos convoitises et croupir dans l'indigence que produi-
« sent ces voluptés? Yous avez un père, vous avez une patrie,
« vous avez un patrimoine. Quel est ce père? Mes bien-aimés,
« nous sommes les enfants de Dieu (1). »
Aux yeux de saint Léon, tout autre bienfait s'éclipse devant la
grandeur de cette miaîion ûivine. ce Que i3iou, uit-ii, appelé
« l'homme son fils, que l'homme donne à Dieu le nom de Père, cl
.« que cette appellation réciproque soit l'expression de la réalité,
« voilà le don qui surpasse tous les dons (2). » Il faut entendre
saint Pierre Chrysologue exposant aux néophytes la suréminenlc
dignité du chrétien : « Si grande, dit-il, est pour nous la bonté
« divine, que la créature ne sait qu'admirer davantage : ou des
« abaissements d'un Dieu descendant jusqu'à notre servitude, ou.
« de la dignité, à laquelle il nous élève en nous faisant part de sa
« dignité. Notre Père qui êtes aux deux... 0 homme., jusqu'où t'a
« soudain élevé la grâce? Où t'a emporté ta céleste nature?
« Quoique vivant encore dans la chair et sur la terre, tu ne con-
« nais plus ni la terre ni la chair, quand tu dis :
Notre Père qui
« êtes aux deux. Que celui-là donc qui croit et confesse qu'il esl
« fils d'un tel Père, mène une vie en rapport avec son origine,
« conforme à celle de son Père ; qu'il affirme dans sa pensée cl
« dans ses actes ce qu'il a obtenu par son origine céleste (3). »

(1) « Quis non exsultel, si nescio cui peregrmanti et ignoranti genus suum, palienli
aliquam egestatem, el in oerunina eL laborc consLiluto diceielur : Films senatoris es;
pater tuus araplo palrimonio gaudet in re veslra : rovoco le ad patrem tuum? Quali
"gaudio cxsultarel, si hoc non fallax promissor ilicoret ? Venit ergo non fallax: aposlolus
Christi, et ait : Quid est quod de vobis desperalis? qmd est quod vos afl'ligitis, et
moerore conteritis? quid est quod concupiscenlias vestras sequendo, in egestate istai'um
voluptatum conter! Tultis? Jlabetis patrem, habetis patriaai, Labetis patrimonium. Quis
est iste pater? Dilectissimi, fllii Dei sumus. » S. Aug., JLnarrat. in Ps. u.un,
n. 9.
(2) « Omnia dona excedit hoc donum, ut Deus hominem vocet filium, et homo Deum
nominet Patrem. » S. Léo. M., serai. VI de Nativ.
(3) « Et quidam Deitatis erganos diguatio tanta est ut scire nequeai quid potissimum
mirari debeat creatura : utrum quod se Deus ad nostram deposuit servitutem, an quoi!
nos ad divinitatis sua? rapuit digaitalem. Pater- noetar qui es in ccelis... Quo te, homo,
repente provexit gratia? quo te rapuit coelestis natura? Ut in carne et in terra posilus
adhuc, et carnem jam nescias et terrain, dicondo : Pater noster, qui es in coelis. Qui
e.rgo se tanti Patris filium crédit et confitetur, respondeal vita goneri, moribus Patri et
mente atque actu asserat quod ccelestem consecutus est per naturam. » S. Pem.
Chrysol., serm. LXXII in Oral. Domin.
Pour Lien mettre en lumière la nature de notre adoption divine,
il ne sera pas hors de propos de la comparer avec l'adoption
humaine et d'en étudier successivement les analogies et les dis-
semblances.
Ici-bas, adopter un enfant, c'est le faire entrer dans sa famille,
c'est lui conférer librement, gratuitement, le titre et les préroga-
tives de fils qui ne lui appartiennent pas en vertu de sa naissance,
notamment le droit à l'héritage de son père adoptif. On peut
inférer de là qu'une triple condition est requise pour une véri-
table adoption : il faut tout d'abord que l'adopté soit étranger par
son origine à la famille qui l'introduit dans son sein, et n'en fasse
pas naturellement partie ; il faut, en second lieu, que son entrée
clans sa nouvelle famille soit le résultat d'un choix libre et gra-
init; enfin il est nécessaire qu'avec le titre de fils l'adopté reçoive
un droit strict et légal à l'héritage de qui l'adopte.
Ces diverses conditions sont faciles à établir. Ainsi, qu'un
étranger soit seul susceptible d'adoption, c'est une chose mani-
feste; il y aurait contradiction à adopter son propre fils. Comment,-
en effet, dire du fils légitime, du fils par nature, qu'il a élé intro-
duit gratuitement dans une famille à laquelle il n'appartenait
point par sa naissance, qu'il a reçu par libre choix le nom et le
droit à l'héritage de son père? Mais tout cela lui revient naturelle-
ment, en vertu même de son origine. Le fils légitime peut, il est
vrai, démériter; il peut être chassé du toit paternel pour son incon-
duile et à cause des désordres de sa vie ; il peut même, dans cer-
taines circonstances exceptionnelles, être légitimement déshérité;
mais quand, instruit par le malheur et repentant, ce nouveau
prodigue rentre à la maison paternelle, il reprend sa place au
loyer de la famille et n'est pas adopté. Le lien du sang est indes-
tructible, et il restera toujours une profonde différence entre le
fils par nature, quels que soient ses torts, et celui qui n'est entré
dans la famille que parle bon plaisir de son chef.
En outre, l'adoption est essentiellement volontaire et gratuite :
volontaire tant delà part de l'adoptant que de l'adopté; gratuite,
parce qu'elle n'est fondée sur aucun droil naturel ou acquis. C'est
11ncontrat par lequel deux personnes naturellement indépendantes
c^ libres de disposer l'une de son nom et de sa fortune, l'autre de
ha personne, s'engagent réciproquement : la première, à conférer

REVUE TnOMISTE. - Sc ANNÉE. - 44


650 REVUE THOMISTE

à la seconde tous les droitsd'un fils légitime, et celle-ci, à recon-


naître l'autorité du père adoplif dont elle accepte les libéralités.
Une dernière condition ae l'adoption, que les jurisconsultes s'ac-
cordent à regarder comme fondamentale, c'est le droit légal qui
en résulte pour l'adopté de recueillir un jour la succession do
l'adoptant.

II

Si donc notre adoption par la grâce n'est pas un vain mot, elle
doit réaliser cette triple condition qui, provenant de la nature
même des choses, se rencontre nécessairement dans toute adop-
tion véritable. Qu'il en soit réellement ainsi, c'est ce qu'il est
facile de prouver.
En effet, ce sont bien des étrangers que Dieu introduit dans sa
race, quand il daigne accorder à des êtres raisonnables la grâce
sanctifiante, et leur communiquer par là une participation de sa
nature et de sa vie. Sans doute, « considéré dans sa nature et
« quant aux biens de l'ordre naturel, l'homme n'est pas étranger
« a Dieu, puisqu'il tient de lui tout ce qu'il possède; mais quant
« aux biens de la grâce et de la gloire, il lui est étranger; et c'est
« en cela justement qu'il est adopté (1). » L'homme de la nature,
l'homme privé de la grâce ne saurait donc être considéré comme
étant du nombre de ceux auxquels il a été dit : « Vous êtes des
dieux et les fils du Très-Haut (2) ; » il ne fait point partie de Ja
famille divine, il n'a aucun droit à la possession des biens propres
à Dieu ; c'est vraiment un étranger. Les rapports qui l'unissent à
l'auteur de son être, ce sont les rapports de l'effet à la cause, de
l'ouvrage à l'ouvrier, et nullement ceux du fils au père, attendu
qu'il existe par voie de création et non par voie de génération,
qu'il procède du néant et non du sein de Dieu. S'il a, comme tout

(1) « Homo in sua natura comsideratus non est extraneus a Deo quantum ad boaa
naluralia quoe recepit; est tamen extraneus quantum ad bona gratioe et gloria; : et sc-
cundum hoc adoptatur. » S. Th., III, q. xxm, a. 1, ad 1. *

(2) « Ego dixi : Dii estis, et filii Excelsi omnes. » Pt, lxxxi, 6.
effet, une certaine ressemblance avec sa cause, il ne participe
cependant pas à la nature de son principe ; s'il a été fait à l'image
de Dieu, il ne vit pas de la vie divine; il n'a, dans ses éléments
constitutifs, rien de vraiment divin, ni par essence, ni par partici-
pation. Sans doute, dans ce sens large et très impropre, suivant
lequel tout ouvrier peut se dire, d'une certaine façon, Je père de
son couvre, Dieu peut être appelé notre Père dans i'orure naturel,
et toutes les créatures, surtout les créatures intelligentes qui por-
tent d'une manière plus saisissante l'empreinte de la divinité,
peuvent être dénommmées les filles de Dieu (1); mais, à parler
rigoureusement, elles ne le sont point par défaut de cette simi-
litude de nature qui doit exister entre le père et les enfants.
Aussi la tradition catholique a-t-elle toujours considéré l'adop-
tion divine comme un appel fait par Dieu à des êtres qui lui sont
étrangers par nature, et qui, par suite de leur condition native,
sont vis-à-vis de lui des serviteurs, non des enfants. Voici com-
ment s'en explique saint Cyrille d'Alexandrie : « Nous qui, par
« nature, sommes des créatures produites et de condition servile,
« nous obtenons par grâce et au-dessus des exigences de notre
« nature la dignité d'enfants de Dieu. » Nos qui natura censemur
effecta servaque creatura, iidem supra naturam et per gratiam nancis-
cimur prsestantiam Jiliorum Dei (2). Saint Athanase exprime la
même pensée dans les termes suivauts : « Les hommes étant, par
leur nature, des créatures, ne peuvent devenir fils de Dieu qu'en
recevant l'Esprit de celui qui est le vrai Fils de Dieu par nature. »
N~ec alio modo posaient filii fieri cum ex natura sua sint creati, nisi
bpiritum ejus, qui est naturalis et verus Films, acceperint (3).
Le Souverain Pontife Léon XIII n'était donc que l'écho de la
doctrine traditionnelle lorsque, dans sa belle encyclique sur le
';aint-Esprit, il disait : « La nature humaine est nécessairement
<< servante de Dieu : Par nature, noies sommes les serviteurs de
« Dieu {ii). En outre, à cause de la faute commune, notre nature

« est tombée dans un tel abîme de vice et de honte que nous

il) Numquid non ipse est pater tuus, qui posséda le, el fecit, et creavit le? » Deut.,
vvvn, 6.
«

-
« Quis est pluvioe paier? rel quis genuit slillas roris? » Job. xxxvui, 28.
{-) S. Cyn. Alex., in Joan. Iib. I.
'?'*) S. Aman., O/'at. 2 contr. Arian.

(ty S. Cvn. Alex., T/iesaur. I. V, c. i'i.


652 REVUE ïnOMISTE

« étions devenus les ennemis de Dieu. Nulle puissance n'était


« capable do nous arracher à cette ruine et de nous sauver de la
« perte éternelle. Cette lâche, Dieu, créateur de l'homme, l'a
« accomplie dans sa souveraine miséricorde par son Fils unique,
« grâce auquel nous avons été rétablis avec une plus grande
« abondance de dons dans la dignité et la noblesse que nous
« avions perdues. Dire qu'elle a été cette oeuvre accomplie par la
« grâce divine dans l'àme humaine est chose impossible; aussi les
« Livres saints et les Pères de l'Eglise nous appellent-ils des êtres
« régénérés, des créatures nouvelles admises à la participation de
« la nature divine, des fils de Dieu, des êtres déifiés et autres
« titres analogues (1). »
Ainsi, au moment môme où nous recevons la grâce, un change-
ment profond s'opère en nous; de serviteurs que nous étions en
vertu de notre création, nous devenons soudain les enfants de
Dieu ; de fils du premier Adam, héritiers de sa nature et de sa
faute, nous devenons les frères du second Adam, Jésus-Chris!
notre béni Sauveur, qui ne croit pas déroger en nous donnant
cette glorieuse qualification (2); et nous entendons l'Apôtre nous
adresser ces paroles significatives : « Vous n'êtes plus maintenant
« des étrangers et des hôtes, mais vous êtes les concitoyens des
« saints et de la maison de Dieu. » Jam non estis hospites et adveiur,
sed estis cives sanctorum et domestici Dei (3). iNon content de
détruire en nous le vice de notre première origine, Dieu nous
communique un nouvel être, une nouvelle vie, une nature nou-
velle; il nous engendre spirituellement, non pas sans doute de la
même manière, ni au même titre que le Verbe divin, mais à sa
ressemblance. Lui est consubstantiel au Père, qui lui commu-
(1) « Nalura humana necessario serva est Dei : Creatura serva est, servi nos D<n
sumus secunduni naturam quin etiam ob communem noxara natura nostra ornais in ni
vilium dedecusque prolapsa est, ut proelerea infensi Deo extiterimus : Eramus natm-i
filiiiroe (Eph. II, 3). Tali nos a ruina exitioque sempiterno nulla usquam vis tanta eiv!
qua) posset erigere el vindicare. Id vero Deus, humanoe naturoe conditor, summe miso-
ricors, proestitit per Unigenitum suum : cujus benoficio factum, ut homo in gradum nol)'-
litatcmque, unde exciderat, cura donorum locuplotiore ornalu sil restitutus. Eloqui neuio
potest, qualo sit opus islud divinoe gratias in animis hominum; qui propterea luculentei'
tum in sacris Litteristum apud Eeclcsice patres, ot regenerali et creaturoe novaj et cou-
sortes divinec naluroe etfilii Dei cl deifici similibusque laudibus appellantur. » Ex EpH"
Encycl. Lcon. Papal XIII. Divinnm illudmunus.
(2) « Propter quam causam non confimdilur fralres eos vocare. » Hebr., n, 11.
(3) Ephei., n, 19.
nique sa propre nature dans ioutc sa plénitude ; nous n'avons,
nous, qu'une participation finie, une imitation analogique de
cette même nature. Lui est Dieu, nous sommes simplement déi-
fiés. Sa génération est éternelle et nécessaire; notre régénération,
qui s'accomplit dans le temps, est gratuite et volontaire. Vol un-
tarie genuit nos verbo veritatis (1). Bref, le Verbe est fils par nature ;
nous ne ie sommes que par menveinanco et auoption, ayant été
déifiés par la grâce, sans être nés de la substance divine : Hommes
dixit deos, ex gratta, sua deifteatos, non de substantia sua nutos (2).
Mais pour n'être que des fils adoptifs, nous n'en avons pas
moins droit à l'héritage de notre Père céleste. « Si nous sommes
« enfants, dit saint Paul, nous sommes également héritiers : héri-
«
tiers de Dieu, et cohéritiers de Jésus-Christ. » Si autem filii, et
heeredes : hxredes quidem l)ei, cohoeredes autem Christi (3). Ce droit à
l'héritage paternel est ce qu'ily a de plus essentiel dans l'adoption;
c'en est le but et la fin, de même que l'amour en est le principe.
Aussi, « des là que, par un effet de sa bonté infinie, Dieu appelle
«
les hommes à hériter de sa propre béatitude, on dit qu'il les
«
adopte (4). » Grande et sublime vocation, bienfait inappréciable,
qui arrachait à l'apôtre saint Paul ce cri de reconnaissance et
d'amour : « Èéni soit Dieu et le Père de Noire-Seigneur Jésus-
« Christ, qui nous a comblés en Jésus-Christ de toutes sortes de
« bénédictions spirituelles et célestes, nous ayant élus en lui
« avant la constitution du monde, afin que nous fussions saints et
« immaculés devant lui dans la charité. Car, par une faveur toute
« gratuite, il nous a prédestinés à devenir ses fils adoptifs par
« Jésus-Christ, pour la gloire et le triomphe de sa grâce, par la-
« quelle il nous a rendus agréables à ses yeux en son Fils bien-
<
aimé (5). »

(1) Jac., i, 18.


S. Aug., in Ps. xlix, n. 2.
(2)
(3) Rom., ym, 17.
(4) « In quantum Deus ex sua bonitate admiltit hommes ad beatitudinis haorodilatcm
iîicitur eos adoptare. » S. Tu., III, q. xxiii, a. 1.
(5) « Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi, qui benedixit nos in omni
«?enedictiono spii'ituali in coelestibus in Christo. Sicut ehgit nos in ipso ante mundi cons-
ututionem, ut essemus sancti et itnmaculati in conspectu ejus in charitate. Qui prsedes-
îinavit nos in adoptionem flliorum per Jesum Chrislum in ipsum, secundum propositum
"oluntatis suoe : in laudom glorico gratioe sua?, in qua gratificavit nos in dilecto Filio
i-uo. » EpTi., i, 3-6.
654 REVUE THOMISTE

III

La grâce réalise donc toutes les conditions d'une véritable adop-


tion, puisque par elle des étrangers sont introduits gratuitement
dans la famille de Dieu, dont ils deviennent les héritiers. Mais que
cette adoption diffère des adoptions humaines ! S'il y a entre elles
certaines analogies, quelques traits de similitude, combien, par
ailleurs, les dissemblances en sont profondes et accusées !
Parmi les hommes, l'adoption n'a lieu que pour suppléer, dans
une certaine mesure, à l'absence d'enfants légitimes et peupler un
foyer que la nature avait laissé désert. Quand deux époux, privés
du bienfait de la fécondité, craignent de voir s'éteindre un grand
nom et se disperser une brillante fortune, ils font choix d'un étran-
ger, ils l'introduisent à titre de fils dans leur demeure, et, en lui
passant leur nom et leur héritage, ils se consolent dans la pensée
qu'ils ne mourront pas entièrement. Mais si les époux ont un fils,
ils se gardent bien d'amoindrir son patrimoine en lui donnant des
cohéritiers. « Voilà, dit saint Augustin, ce que font les hommes;
Dieu agit différemment. » Hoc faciunt homines... Non sic T)eus (1).
Ce n'est point par indigence, à défaut de fils, que Dieu nous
adopte; c'est uniquement par amour, dans le dessein de répandre
sur d'autres êtres l'abondance de ses perfections. En effet, il pos-
sède un Fils égal à lui-môme, souverainement parfait, immortel,
héritier de tousses biens (2); mais, pressé par sa bonté, il veut
élargir le cercle de la famille divine, admettre au partage de set
biens des créatures qui n'y avaient aucun droit, et leur conférer,
en les adoptant, une sorte de filiation qui est une image de cello
du A7erbe, de môme que, par l'acte créateur, il avait communique
à tous les êtres sortis de ses mains une similitude de sa perfec-

(1) « Multi homines cum fllios non habuei'int, peracta a?tate adoptant sibi; et voluntalf
faciunt quod natura non potuerunt : hoc faciunt homines. Si aulem aliquis haheat filiun
unicum, gaudet ad illum magis; quia soins omnia possessurus est, et non habebit qui
cum eo dividat haereditatem, ut panpei'ior remaneat. Non sic Deus. » S. AuG.,«n Joan.
tract. 2, n. 13.
(2) « Quem constituit hseredem universorum. Itebr., 1. 2.
>>
tion (J). De là ces paroles de l'Apôtre : « Ceux que Dieu a connus
«
dans sa prescience, il les a prédestinés à être conformes à l'i-
« mage de son Fils (2). »
Il fallait effectivement que, avant de nous adopter, Dieu com-
mençât par nous conférer une participation de sa nature en nous
engendrant spirituellement; car la conformité de nature entre
l'adoptant et l'adopte s'impose si manifestement qu'il ne vient
même pas à l'idée qu'un homme puisse prendre pour fils une créa-
ture autre qu'un être humain. Or, tandis que l'adoption humaine
suppose cette communauté de nature, l'adoption divine doit la
créer, car la divinité n'appartient naturellement qu'à Dieu. Aussi,
pendant que l'homme choisit à son gré parmi ses semblables celui
dont il veut faire son fils adoptif et son héritier, Dieu ne peut
adopter un être raisonnable qu'à la condition de le déifier au préa-
lable en lui faisant part de sa nature.
De plus, parmi les hommes, l'étranger que l'on adopte est apte
par lui-même à recueillir l'héritage qui lui est dévolu; s'il n'y peut
prétendre en vertu de sa naissance, une simple formalité juridique
suffit pour lui constituer un droit et l'envoyer en possession des
biens qui lui ont été légués. 11 n'en va point ainsi dans l'adoption
divine. Au lieu de se borner à désigner la personne appelée à
recueillir l'héritage céleste, Dieu doit d'abord créer, dans l'élu de
son choix, l'aptitude à entrer en possession et à jouir des biens
divins; car nul être créé, laissé à lui- même et abandonné à ses
seules forces, n'est capable d'atteindre à de telles hauteurs; il y
faut l'appoint de la grâce et de la gloire (3). Sans doute, dès là
qu'il a été fait à l'image de Dieu et qu'il possède une nature intel-
ligente, l'homme a la puissance radicale d'être élevé à la vision
béatifique et à la participation de la béatitude divine qui consiste

(1) « Ilominis est operari ad supplendam suam indigentiam; non autem Dei, cui con-
venit operari ad commuaicandam sus perfectionis abundantiam. Et ideo sicut per actum
creationis communicatur bonitas divina omnibus creaturis secundurn quamdam simili-
iudinem, ita per actum adoptionis communicatur similitudo naturalis filiationis homi-
nibus, secunduni illud (Rom., vin, 29) : Quos prxscivit conformes Jîeri imaginis Filiisui.»
S. Th., III, q. xxm, a. d, ad 2.
(2) « Quos praiscivil et prasdestinavit conformes fieri imaginis Filii sui. » Rom, vm, 29.
(3) «Hoc autem plus habet adoptatio divina quam humana, quia Deus hominemquem
adoptât, idoneum facit per gratiae munus ad hoereditatem coelestem percipiendam; homo
autem non facit idoneum eum quem adoptât, sed potius eum jam idoneum eligit adop-
lando. » S. Th., III, q. xxm, a. 1.
656 REVUE THOMISTE

à jouir de Dieu(l); mais, pour obtenir la jouissance effective de


cette félicité suprême, il a besoin de forces surnaturelles qui per-
fectionnent son intelligence et dilatent son coeur.
Comme on le voit, l'adoption humaine est un acte purement
extérieur, une fiction légale, qui peut bien changer la situation
sociale de l'adopté, lui inspirer des sentiments nouveaux, établir
entre lui et celui qui l'adopte des relations d'intimité et d'affection,
mais qui ne peut rien sur la nature. Le père adoptif a livré tout
-,
ce qu'il peut transmettre, quand il a.donné son nom, son héritage
et son coeur. « Celui qui prend désormais le nom n'appartient pas
« pour, cela à la race. S'il porte un coeur noble et reconnaissant, il
« épousera les sentiments, les pensées, les traditions de sa famille
« adoptive; il lui vouera amour et obéissance; mais à cette filia-

tion factice et conventionnelle il manquera toujours le lien
« d'origine, le cri du sang. Il n'en va pas ainsi dans l'ordre de
« notre filiation surnaturelle. Le jour où nous devenons chrétiens,
« notre initiation ne nous confère pas seulement le nom, elle ne
« nous agrège pas seulement ù la maison, elle ne nous engage pas
« seulement envers la doctrine de Jésus-Christ : elle imprime dans
« notre âme un sceau de ressemblance, un caractère indélébile;
« elle nous communique intérieurement « l'esprit d'adoption des
« enfants dans lequel nous crions : Père (2) » ; enfin par l'action
« sacramentelle du baptême et des autres signes, et mieux encore
« par la liqueur eucharistique, elle insinue au plus intime de
« notre être le sang de celui en qui nous sommes adoptés. Par là,
« nous entrons authentiquement dans sa race : ipsius enim genus
« sumus (3). Et parce que nous sommes de la race de Dieu : genus

« ergo cumsimus Dei (4), parce que notre filiation n'est pas pure-
« ment nominale, mais rigoureusement vraie et réelle, nous deve-
« nons héritiers de plein droit et à titre de stricte justice, héritiers
« du Père commun que nous avons avec Jésus-Christ, cohéritiers

Deus est infinitoe bonitatis : ex qua contingit quod ad participationem bonoruni


(1) «
suorum suas ereaturas admittit, et pra;cipue rationales creaturas, quoe in quantum sunl
ad imaginem Dei facto, sunt capaces beatitudinis divinse : quoe quidem consistit in
fruilione Dei. » lbid,
(2) Rom., vin, 15.
(3) .4c(.,xvii, 28.
(4) lbid., 29.
« par conséquent de l'aîné de notre race (1) : si filii, et hxredes:
« hseredes quidem Dei, cohseredes autem Christi (5). »
Que sont, à côté de cette qualité d'enfants de Dieu et de frères
de Jésus-Christ, les titres les plus fastueux dont la vanité humaine
aime à se parer comme d'une auréole ? Qu'est-ce qu'un prince de
la terre, un chef d'Etat, un monarque si puissant qu'on le sup-
pose, à côté d'un héritier de la couronne céleste? C'est ce qu'avait
parfaitement compris notre grand saint Louis ; aussi préférait-il
au nom si justement célèbre de roi de France l'humble dénomi-
nation de Louis de Poissy, du lieu où il avait reçu le sacrement
de la régénération. Que d'autres se glorifient, s'ils le veulent, de la
noblesse de leur origine, de l'étendue et de la profondeur de leur
savoir, de l'abondance de leurs richesses, de l'éclat de leurs hon-
neurs, aux yeux de la foi et par conséquent au jugement de Dieu
rien de tout cela n'est comparable à la dignité d'un chrétien en
état de grâce. Ce juste n'est peut-être qu'un pauvre artisan, vivant
péniblement du travail de ses mains, une humble femme sans
influence comme sans notoriété, moins encore, un mendiant
méconnu et méprisé, possédant à peine quelques haillons sor-
dides pour couvrir sa nudité. Mais pendant que les heureux de la
terre passent à ses côtés sans daigner lui jeter un regard, le ciel
entier a les yeux sur lui; Dieu le contemple avec amour, prêta
redire de lui les paroles qu'il laissa tomber un jour de ses lèvres
à la louange du Sauveur Jésus : « Celui-ci est mon fils bien-aimé
en qui j'ai mis toutes mes complaisances (3) » ; les anges l'entourent
d'un religieux respect et le couvrent de leur protection, car ils
voient en lui un frère et un cohéritier de la gloire céleste.
Voilà ce qu'il faut enseigner et redire fréquemment aux hommes
de la génération contemporaine si froidement indifférents pour les
choses du salut, si ingrats envers Dieu, si dédaigneux des biens de
!a grâce. A ces baptisés faisant si bon marché de leur titre de
chrétiens, quand ils ne s'en montrent pas ouvertement humiliés
devant les enfants du siècle, il faut rappeler l'éclat de leur nais-
sance spirituelle, la dignité de leur baptême, l'incomparable gran-
deur de leurs destinées; il faut leur apprendre à ne pas rougir de

(i) Rom., vin, 17.


(2) Card. Pie. 3" Initruct. Synod. sur les principales erreurs du temps présent, § xvi.
(3) « Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi bene complacui. » Mallh., xvn, 5.
658 REVUE THOMISTE

ce qui fait leur gloire. Est-ce qu'un fils de famille, un jeune homme
de noble extraction rougit du nom de ses ancêtres ? Est-ce qu'il
cache ou dissimule son blason? Il fait, au contraire, sonner l'un
bien haut et s'ingénie à mettre l'autre en évidence. Eh bien! nous
tous qui avons été baptisés, nous sommes de la plus grande race
du monde, nous sommes de race divine, nous sommes enfants de
Dieu.
« Apprenez, disait jadis saint Jérôme à la vierge Euslochium,
« en l'invitant à ne pas fréquenter les matrones superbes enflées
« de l'importance de leurs maris, apprenez à concevoir ici un
« saint orgueil ; sachez que vous valez mieux qu'elles. » Disce,
sanctam superbiam; scito se illis majorera (1). Si l'humilité chrétienne
nous sied en tant que créatures, et surtout en tant que pécheurs,
il ne nous convient pas d'avoir, touchant les choses de la grâce,
des pensées médiocres ou de bas sentiments. Une sainte fierté
paraît ici tout à fait de mise, celle qui respecte les dons de Dieu cl
refuse de déroger. Que des hommes étrangers à noire foi réservent
leur estime pour les biens et les avantages de l'ordre naturel,
qu'ils exaltent plus que de raison les conquêtes de la science, cela
se conçoit; car « l'homme animal, suivant l'énergique expression
«de saint Paul, ne connaît pas les choses qui sont de l'Esprit de
Dieu (2) » ; quant au chrétien, s'il ne le cède à personne dans
l'estime et la culture des sciences naturelles et humaines,
loin d'être une dépression de la nature, la grâce en est, au con-
car -
traire, la plus splendide exaltation - il fait par ailleurs profes-
sion de croire à une science plus haute et plus nécessaire, la
science du salut.
Aussi écoutez avec quels nobles accents saint Cyprien répond à
tous ces preneurs de la nature qui ont sans cesse à la bouche les
grands mois de progrès, de civilisation, de découvei'tes modernes,
et qui, non contents de s'extasier eux-mêmes devant ce qu'ils
appellent les chefs-d'oeuvre de la pensée et les conquêtes de la
science, semblent vouloir imposer leur admiration aux autres :
« Jamais il n'admirera les oeuvres humaines celui qui se sait fils
« de Dieu. C'est déchoir du faîte de la grandeur que d'admirer

(1) S. Hieron., Epist. IX,


(2) « Animalis homo non percipitea quas sunt Spiritus Dei. » I.Cor., n, 14.
((
quelque chose après Dieu. » Numquam humana opéra mirabitur,
quisquis se cognoverit jiliurn. Dei. Dejicit se de culmine generositatis,
qui admirari aliquid post Dominum potest (1). Et pour exciter le
chrétien à repousser courageusement la tentation, l'illustre évoque
de Carthage ne trouve pas de motif plus puissant que celui de sa
filiation divine. « Lors donc que la chair te sollicite à des plaisirs
« honteux, réponds : Je suis fils de Dieu, appelé à de trop hautes
«
destinées pour me faire l'esclave de viles passions. Quand le
« monde te tente, réponds-lui : Je suis fils de Dieu ; des richesses
« célestes me sont réservées, il est indigne de moi que je m'attache
« à une motte de terre. Quand le démon cherche à t'attaquer et te
promet des honneurs, dis-lui Je suis fils de Dieu, né pour un
«

«
«
royaume
hautes
éternel
pensées
;
qui
retire-toi,
siéent à
:
Satan.
des
-
enfants
Ne
de
déchois
Dieu
jamais
(2). » - «
des
0
« chrétien, ajoute saint Léon, reconnais la dignité et, devenu par-
« ticipanl de la nature divine, ne va pas retourner par une con-
« duite indigne de ta céleste origine à ton ancienne bassesse (3). »

IV

La grâce, qui fait de nous des enfants de Dieu, nous constitue


pareillement ses héritiers : si filii, et hoeredes. C'est le raisonne-
ment de l'Apôtre, c'est la conséquence nécessaire de notre adop-
Lion. Il n'y a pas, en effet, il ne peut pas y avoir d'adoption véri-
table sans un droit conféré au fils adoptif sur l'héritage de l'adop-
tant.
D'ordinaire, il est vrai, ce n'est qu'à défaut de fils légitime et

(1) S. Oypr., lib. de Spectac. n. ik.


(2) « Cum ergo te sollicitât caro ad turpia, responde : Filius Dei sum ; ad majora
Mtus sum, quam ut me ventris mancipium efficiam. Cum te mundus tentât, responde :
Hlius Dei sum, caîlestibus opibus destinatus; indignum est ut terreo punctum consecter.
Cum te dasmon invadit, cum honores promitlit, responde : Dei filius sum regno seterno
natus ; vade rétro, Satana. Ncli ergo degenerare a prsecelsis filiorum Dei cogitationi-
bus. »
(3) «Agnosce, o christiane, dignitatem tuam, et divina; consors factus naturoe, noli in
veterem vilitatem degeneri conversatione redire, n S. Lfo., serra, i. de Nativ. Domini.
660 REVUE THOMISTE

seulement à la mort du testateur, qu'un étranger est appelé à


recueillir sa succession en qualité de fils adoplif. Or, Dieu ne
meurt pas, et il possède un Fils unique qui est son légataire uni-
versel (1), un Fils auquel il a tout remis (2), auquel tout appartient
au ciel et sur la terre (3). Mais, observe saint Augustin, « si
« grande est la charité de cet héritier, qu'il a voulu avoir des
«cohéritiers. Quel homme avare voudrait avoir des cohéritiers?
« Si par hasard il s'en trouvait un, il devrait partager l'héritage e(
« se trouverait par là moins l'iche que s'il l'avait gardé intégrale-
« ment pour lui. Rien à craindre de semblable par rapport à l'hé-
« ritage pour lequel nous sommes les cohéritiers du Christ; il ne
« diminue point avec la multitude des coparlageants, il n'est point
« amoindri en proportion du nombre des héritiers; mais il est
« aussi considérable pour beaucoup que pour un petit nombre,
« pour chacun en particulier que pour tous ensemble (4). »
Il n'en est pas effectivement des biens spirituels comme des
biens matériels. Ceux-ci ne pouvant appartenir intégralement à
plusieurs à la fois, leur possesseur ne saurait, sans se dépouille)'
lui-même de tout ce qu'il donne, appeler quelqu'un à partager avec
lui son patrimoine. Les biens spirituels, au contraire, peuvent
être possédés simultanément par plusieurs. Est-ce que le docteur
se dépouille et se prive.de la science qu'il a acquise, quand il la
communique à la foule des disciples qui se pressent autour de sa
chaire? Le Christ peut donc, sans crainte de s'appauvrir lui-même,
et sans aucun détriment pour le Père céleste toujours vivant, nous
appeler à recueillir avec lui l'héritage de notre commun Père (5).
Quel est cet héritage ? Suivant la judicieuse observation du

(1) « Quem constituit hoeredem universorum. » Hebr., i, 2.


(2) « Omnia mihi tradita sunt a Pâtre meo. » Malth., xi, 27.
(3) « Omnia qurceumque habet Pater, mea sunt. d Joan., xvi, 15.
(i) « Tanta charitas est in illo lucrede, ut voluerit liabere cohoeredes. Quis hoc avaru^
homo velit, liabere cohaeredes ? Sed et qui inventeur velle, dividet cum eis htcreditalem,
minus habens ipse dividens quam si solus possideret. Haîreditas autem inquacohoerede-.
Christi sumus, non minuitur copia possessorum, nec fit angustior numerositale liajre-
dum; sed tanta estmultis quanta paucis, tanta singulis quanta omnibus. » S. Auo., »»
Ps. xlix, n. 2.
(o) « Bona spiritualia possunt simul a pluribus possideri, non autem bona corporalia;
et ideo haîreditatem corporalem nullus potest perciperc nisi succedens decedenti : liajre-
ditatem autem spiritualem simul omnes ex integro accipiunt sine detrimento patns
semper viventis. » S. Th., III, q. xxni, a. 1, ad 3.
DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 661

Docteur Angélique, l'héritage de quelqu'un, c'est ce qui constitue


sa fortune ou sa richesse. Hoc autem dicitur hcer.éditas alicujus, ex
quo ipse est dives (1). Il ne suffit donc pas, pour mériter ajuste titre
]e nom d'héritier, de recevoir un legs quelconque, un cadeau
même important, c'est la majeure partie sinon la totalité de l'avoir
du testateur, c'est-à-dire ce qui constitue substantiellement sa
richesse, fu'il faut être anoelé à toucher Ci). Or la richesse de Dieu
ne consiste pas, comme celle de l'homme, dans les biens exté-
rieurs : l'or, l'argent, les produits de la terre, les champs, les édi-
fices. Tout cela lui appartient manifestement, car il n'estrien dans
l'univers créé qui échappe à sa souveraineté, la terre dans toute
son étendue est à lui : Uomini est terra et plenitudo ejus (3) ; la mer
et tout ce qu'elle renferme est sa propriété, car c'est lui qui a tout
fait : Tpsius est mare, et ipse fecit illud (4). Mais tous ces biens
matériels, si ardemment convoités par la créature, parce qu'elle
y trouve le moyen de pourvoir à ses besoins, de satisfaire ses
plaisirs, de combler son indigence, ne sauraient être considérés
comme la fortune du Créateur. Aussi les abandonne-l-il indistinc-
tement aux bons et aux méchants, souvent même les pécheurs
semblent favorisés sur cepoint. Quant à ses biens proprementdits,
ils sont l'apanage exclusif des enfants d'adoption, et l'on peut
appliquer ici la parole de l'Ecriture : « Chassez l'esclave et son
« fils; car le fils de la servante ne sera point héritier avec celui
« de la femme libre. » Ejice ancillam etfilium ejus : non enim hceres
erit filius ancillse cwmfilio liberm (5). Les biens de Dieu, sa richesse,
c'est lui-même, c'est sa propre perfection ; étant le bien infini,
principe et exemplaire de tout bien, il se suffit pleinement et
trouve dans la possession et la jouissance de lui-même sa parfaite
félicité : In se et ex se beatissimus (6).
(1) S. Tu., III, q. xxih, a. 1.
(2) « Dicitur aliquis hceres alicujus existere qui principalia ejus bona porcipit seu
adipiscitur, non autem qui aliqua munuscula recipit ; sicut legilur (Gten. xxv, 5) : Quod
Abraham, dédit cuncta quse possedit, Isaac ; Jlliis antem concubinarum largitus est mimera.
Uonum autem principale quo Deus dives est, est ipsemet : est enim dives per seipsum,
et non per aliquid aliud : quia extrinsecorum bonorum non indiget, ut dicitur in Psal. xv.
Unde ipsum Deum adipiscuntur filii Dei pro hrcreditate. » S. Tir., in Rom. vin, 17,
lect. 3.
(3) Ps. xxiii, 1.
(4) Ps. xciv, S.
(5) Cal., i\, 30.
(6) Ex Conc. Varie, Oonst. Dei Filius, cap. I.
662 REVUE TIIOMISTE

Mais, dans sa bonté infinie, il n'a pas voulu être seul à jouir de
son bonheur ; et sans autre intérêt que celui de faire des heureux,
il a daigné appeler les créatures raisonnables à partager ces biens
divins qui surpassent absolument tout ce que l'intelligence
humaine et même angélique est capable de concevoir; car « l'oeil
« de l'homme n'a point vu, son oreille n'a point entendu, son
« coeur n'a pu même pressentir ce que Dieu tient en réserve pour
« ceux qui l'aiment (1) ». En nous appelant à l'ordre surnaturel,
il nous offre et nous confère les moyens de parvenir à cette béati-
tude; en nous adoptant par la grâce, il nous y donne un Aéritable
droit. Ainsi donc, la vision de la beauté infinie, l'amour et la jouis-
sance du souverain bien, la participation du bonheur même de
Dieu, voilà l'héritage souverainement jwécieux, le patrimoine
incomparable qui est destiné à ses enfants adoptifs (2). Gomment
ne pas chanter avec le Psalmiste ; «
L'héritage qui m'est échu est
« vraiment magnifique; splendide et enivrante est la part qui me
« revient. Funes ceciderunt mihi in proeclaris, etenim hoereditas mea
« prseelara est milti. Le Seigneur lui-même doit être mon partage :
« Dominus pars hsereditatis mess, et callcis mei. Aussi mon coeur est
« dans l'allégresse, et ma langue tressaille; ma chair elle-même
« reposera en paix, car vous ne m'abandonnerez pas dans le tom-
« beau, et vous ne laisserez pas votre saint la proie perpétuelle de
« la corruption. Vous m'avez fait connaître les voies de la vie,
vous me remplirez de joie en me montrant votre visage, et mes
«
«
«
délices n'auront point de fin » (3). -
« Qu'y a-t-il pour moi au
ciel, et que désiré-je sur la terre sinon vous, ô Dieu de mon
« coeur et mon partage pour l'éternité? Mon coeur et ma chair
« défaillent dans cette attente (4) ».

(1) « Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, qute proepara-
vit Deus iis qui diligunt illum. » I Cor., II. 9.
(2) « Ad participationem bonorum suorum creaturas admittit (Deus), et prascipue
rationales creaturas, quas in quantum sunt ad imaginent Dei factas, sunt capaces beati-
tudinis divinae: quse quidem consislit in fruitione Dei, per quam ipse Deus beatus est,
et per seipsum dives, in quantum scihcet seipso fruitur. » S. Tu., III, q. xnn.'a. 1.
(3) « Propter hoc lsetatum est cor meum, et exsultavit lingua mea: insuper et caro
mea requiescet in spe. Quoniam non derelinques animam meam in inferno: nec dabis
sanctum tuum videre corruptionem. Notas mihi fecfsti vias vitse, adimplebis nie loetitia
cum vultu tuo: delectationes in dextera tua usque in finem. » Ps., xv, 5-11.
(4) « Quid mihi est in ccelo, et a te quid volui super terram? Uefecit caro mea, et cor
meum : Deus cordis mei, et pars mea Deus in feternum. » Ps. lxxii, 25-26.
DE-L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT DANS LES AMES JUSTES 663

vue i apôtre stu.ntjra.ui avait ûonc raison ue nous parier « ues


«
richesses de gloire qui forment l'héritage des saints ! » Dimtine
gloriae hoereditatis ejus in sanctis (1). Les richesses de notre héri-
tage! Qui pourrait en concevoir l'étendue, puisque ce sont les "
biens mêmes de Dieu qui nous sont réservés? Credo videre bona
Domini in terra viventium (2).
Moïse, à qui le Seigneur parlait jadis comme à un ami, formula
un jour dans un élan de confiance la prière suivante : « Mon Dieu,
« si j'ai trouvé grâce en voire présence, montrez-moi votre face,
« afin que je vous connaisse : Si ego inveni gratiam in conspectu tuo
« ostende mi/ii faciem tuam, ut sciam te... Montrez-moi votre gloire.
« Ostende milii gloriam tuam. Et le Seigneur, exauçant en partie sa
« requête, lui répondit: Je te montrerai tout bien: Ego ostendam
« omne bonum tibi. Cependant lu ne pourras pas contempler mon
« visage,car nul ne peut me voir dans cette vie mortelle.Mais tu le
« tiendras sur le rocher et lorsque ma gloire passera, je te couvri-
« rai de ma main jusqu'à ce que je sois passé. J'ôterai ensuite ma
« main et tu me verras par derrière; mais, quant à mon visage, tu
« ne pourras le voir (3). »
Eh bien ! ce Dieu que Moïse désirait si ardemment de pouvoir
contempler, ce Dieu naturellement invisible « qui habite une
« lumière inaccessible, que nul n'a vu, que nul ne peut voir sans
« la lumière de gloire (4) », doit se montrer un jour à découvert;
car c'est dans cette connaissance, dans cette vision, que consiste
la vie éternelle promise à nos mérites : Hêec est vita oeterna: ut
cognoscant te solum Deum verum et quem misisti Jesum Christum (5).

(1) Ephes., i, 18.


(2) Ps. xxvj, 13.
(3) Exod., xxxiii, 13-24.
(4) « Qui lucem inhabitat inaccessibilem, quem nulius liominum vidit, sed nec videre
potest. » (/ Tim., vi, 16.)
(5) Joan., xvh, 3.
664 REVUE THOMISTE

Un jour les élus verront le Roi éternel des siècles dans tout l'éclat
de sa gloire et de sa majesté: Regem in décore
suo videbunt(i) ; ils le
verront, non plus seulement, par reflet, dans le miroir des créa-
tures, per spéculum, non plus au travers d'un voile et dans l'obs-
cur ité de la foi, in oenigmate, non plus par derrière comme Moïse,
mais face à face, facie adjaciem, directement, immédiatement, tel
qu'il est, sicuti est, comme il se voit et se connaît lui-même,
cognoscam sicutet cognitas sum (2) ; ils contempleront éternellement
d'un regard toujours avide quoique perpétuellement rassasié cette
beauté infinie, source féconde, idéal souverainement parfait de
toute beauté, de toute bonté, de toute perfection. Et comme Dieu
est un bien infini, le bien universel, bonum universale (3), suivant
l'expression de saint Thomas, le bien de tout bien, bonum omnis
boni (4), l'océan, la plénitude de la bonté,
en se faisant voir aux
bienheureux, il leur montrera véritablement tout bien: Kgo
osten-
dam omne bonum tibi (5).
Si les Apôtres, admis sur le Thabor à voir la gloire de la sainte
âme de Notre-Seigneur rayonnant à travers
son corps mortcJ,
s'écriaient, dans un saint transport mêlé de crainte et d'allégresse
et sans savoir ce qu'ils disaient (6) : « Seigneur, il fait bon ici
» :
Domine, bonum est nos hic esse (7) ; que sera-ce quand, fortifié
par la
lumière de gloire, notre esprit pourra contempler à loisir
non
seulement l'Humanité transfigurée du Verbe fait chair, mais la
divinité elle-même dans toute sa splendeur ; quand, embrassant
d'un seul coup d'oeil toutes et chacune des perfections divines
que
nous sommes obligés maintenant d'étudier séparément pour les
mieux connaître, il les verra se fondre dans une simple et unique
perfection infinie: spectacle enivrant et vraiment ineffable, dont
rien ici-bas ne peut nous donner une idée? Que sera-ce quand
son regard, devenu plus ferme et plus perçant que celui de l'aigle,
pourra scruter les mystères de la vie intime de Dieu, sonder les

(1) la. xxxih, 17.


(2) /Cor., Mil, 12.
(3) S. Tu., I" 11'°, q. II, a. «.
]
(4) S. Aug.. de Trin., I. vin, cap.
3.
(a) Exud., xxxni, 1!).
(6) « Non enim scicbat quid dicerel ; erant enim timoré exterriti. Marc,
» rx, 5.
(7) Matth. xvn, i.
abîmes de sa sagesse et de sa justice, considérer les richesses
incompréhensibles de son amour, les excès de sa miséricorde, la
profondeur de ses décrets, les merveilleuses opérations de sa
grâce, les voies secrètes et admirables par lesquelles il conduit
chacun de nous au terme de sa destinée ?
Là, notre intelligence, si avide de savoir, si affamée de vérité,
trouvera dans la claire vue du Verbe son nlein rassasiement :
Satiabor cum apparuerit gloria tua (1) ; car le Verbe, c'est la vérité:
non la vérité amoindrie, partielle, fragmentaire, mais la vérité
pleine, totale, substantielle. Et, comme le remarque saint Gré-
goire: « Que peut-on ignorer, quand on connaît celui qui sait
tout, qui a tout fait, par qui tout existe ? » Quid est quod ibi
nesciant, ubi scientem omnia sciunt (2) ? Là, notre volonté, que rien
ici-bas ne peut satisfaire, lors même que nous réaliserions l'irréa-
lisable conquête du monde, entier, trouvera dans la possession du
souverain bien la plus entière satisfaction de tous ses désirs : Qui
replet in bonis desiderium tuum (3). Là, notre coeur, toujours
inquiet durant cette vie, parce qu'en nous faisant pour lui-même
et en nous créant capables de le posséder, Dieu y a creusé des
abîmes que lui seul peut combler, trouvera son parfait repos (4).

VI

Tenterons-nous de faire connaître plus à fond l'héritage des


enfants de Dieu? Mais il faudrait pour cela dire ce qu'est le ciel.
Or, n'y aurait-il pas témérité de notre part à vouloir décrire ce que
l'apôtre saint Paul lui-même, quoique élevé au troisième ciel (5),
se déclare impuissant à exprimer? Assurément, ce serait une into-
lérable présomption, si, pour parler d'une chose si fort au-dessus
de nos conceptions, nous en étions réduit à nos seules lumières.
Mais « l'Esprit-Saint qui scrute tout, même Tes profondeurs de

(1) Ps" xvi, 15.


(2) S. Gbeo. M. Mal., 1. iv, n. 24.
(3) Ps. en., 5.
(4) « Capacem Dei, quidquid Deo minus esl, non implebil. » S. Bebn.
(h) II Cor., xii, 2.
REVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - 45.
666 REVUE THOMISTE

Dieu (1) », a daigné nous fournir sur ce point des données pré-
cieuses, qu'il importe de ne pas.laisser dans l'ombre. Afin de nous
aider à concevoir quelque peu les ineffables délices du ciel, il nous
l'a représenté sous des noms multiples et des figures variées:
tantôt comme un royaume, tantôt comme la maison du Père céleste
et la vraie patrie des âmes. Ici, c'est un banquet, un festin de
noces; un là torrent de délices; puis, c'est le repos, la paix, la vie,
la vie sans terme et sans limite, la vie éternelle. Parcourons briè-
vement ces diverses appellations, pour essayer d'en pénétrer
quelque peu la profonde signification.
Et d'abord, le ciel nous est représenté sous le nom et la figure
d'un royaume, le royaume de Dieu promis à ceux qui l'aiment (2).
«: Venez, dira un jour Notre-Seigneur aux élus, venez, les bénis
c<
de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été
'<
préparé dès le commencement du monde. » Venite, benedicti
Fatris mei, possideteparatum vobis regnum a constitutione mundi (3).
Qui dit royaume, dit richesses, puissance, honneurs, gloire,
affluence de tous les biens. Or. tel est précisément le ciel, cette
demeure opulente, kabitationem opulenta?n (4), comme parle le pro-
phète, où se trouvent réunis tous les biens désirables du corps ef
de l'esprit. « Quelle félicité, s'écrie saint Augustin, quand tout
« mal cessant, tout bien sortant de l'obscurité, on ne se livrera
« plus qu'aux louanges dé Dieu, qui sera tout en tous!... C'est là
« que résidera la vraie gloire, qui ne sera donnée ni par l'erreur
« ni par la flatterie, Là, le véritable honneur qui ne sera refusé à
« qui le mérite, ni déféré à l'indigne ; et il ne saurait y avoir de

a candidat indigne, là où nul ne saurait être, s'il n'est digne, Là


« enfin, la véritable paix où l'on ne souffrira rien de contraire ni
« de soi ni des autres. L'auteur môme de la vertu en sera la
« récompense, et cette récompense qu'il lui a promise, la plus
« grande et la meilleure de toutes, c'est lui-même. Et quel autre
« sens, en effet, peut avoir cette parole du Prophète : Je serai
<l leur Dieu, et ils seront monpeuple, sinon je serai ce dont ils pour-

(1) I Cor., n, 10.


(2) « Iloercdes regni quod repromisit dihgentibus se. n Jac, n, !i.
(3) Malth,, xxv, 34.
(4) 7s., xxxm, 20.
« ront se rassasier; je serai tout ce que les hommes peuvent
? légitimement désirer : vie, santé, nourriture, abondance et
« gloire, honneur et paix, tous biens en un mot ! Et tel est le
« sens véritable de ce mot de l'Apôtre: Afin que Dieu soit tout en
« tous (1) ».
Si déjà dans cette vallée de larmes et pour l'usage commun des
bons et des méchants Dieu fait non seulement luire son soleil,
mais produit des oeuvres vraiment admirables, semant avec une
sorte de profusion les fleurs et les fruits, donnant aux vallées lenr
fraîcheur, aux plaines leur fécondité, leur majesté aux montagnes,
aux cieux leur harmonie, quelles merveilles tient-il donc en
réserve pour le paradis, puisque, au dire du prophète, c'est là
seulement qu'il est vraiment magnifique ISolummodo ibi magnificus
est Dominus (2). Si, dans l'ordre purement naturel, il se montre si
large et si libéral, ouvrant sa main pour emplir de ses bienfaits
tout être vivant (3), que ne fera-t-il pas, au grand jour des rétri-
butions, en faveur de ceux qui l'auront fidèlement servi et persé-
véramment aimé ici-bas, de ces fils très chers qui, après avoir été
humiliés, méprisés, persécutés à cause de son nom, se présente-
ront enfin devant lui, les mains pleines de bonnes oeuvres, pour
recevoir leur récompense ? Avec quelle tendresse il les accueillera,
les comblant de caresses et de témoignages d'amour! Avec quelle
joie il les introduira dans son royaume, et les fera asseoir près de
lui sur des trônes où ils régneront éternellement ! Et regnabunt in
soecula soeculorum (4).
Qu'est-ce encore que le ciel ? C'est la patrie, la maison de famille,
le rendez-vous de tous les enfants de Dieu ! La patrie \ Quel doux
(1) « Quanta erit illa félicitas, ubi nullum erit malum, nullum latebit bonum, vacabilur
Dei laudibus, qui erit omnia in omnibus... Veraîibi gloria erit, ubi laudantis nec errore
quisquam, nec adulatione laudabitur. Verus honor, qui nulli negabitur digno, nulli
deferetur indigno: sed nec ad eum ambiet ullus indignus, ubi nullus permittetur esse
nisi dignus. Vera pax, ubi nihil adversi, nec a seipso, nec ab alio quisquam patietur.
Prsemium virlutis erit ipse qui virtutem dédit, eique se ipsum, quo melius et majus nihil
possit esse, promisit. Quid est enim aliud quod per Prophetam dixit (Levit., xxvi, 12) :
Ero illorum. Deus, et ipsi erunt mihi plebs ; nisi : Ego ero unde satientur ; TCgo ero quae-
cumque ab hominibus honeste desiderantur, et vita, et salus, et victus, et copia, et gloria,
et honor, el pax, et omnia bona ? Sic enim et illud recto intelligitur, quod ait Apostolus
fI Cor., xv, 28) : Ut sit Deus omnia in omnibus. » S. Aug De civit. Dei, I. XXII,
.,
cap. xxx, n. {. (Trad, Moreau).
(2) 1$., xxxiii, 21.
(3) « Aperis tu manum tuam, et impies omno animal benedictione. » Ps. cxliv, 16.
(4) Apoc, xxn, S.
G68 REVUE THOMISTE

quelle plus douce chose ! Comme son souvenir fait battre le


nom !

coeur! Comme on est heureux d'y revenir après une absence plus
moins longue ! C'est là que se trouve tout ce qu'on a aimé, tout
ou
ce qu'on aime encore : parents, amis, connaissances, le toit pater-
nel, la cendre des aïeux. Là, l'air est plus pur, le soleil plus
joyeux, la campagne plus riante, les fleurs plus belles, les fruits
plus savoureux. Là. au lieu d'être seul, inconnu, oublié, on se voit
entouré, on se sent aimé, on est heureux.
Et pourtant, ce que nous appelons présentement notre patrie,
n'est en réalité qu'un lieu de passage ; c'est l'hôtellerie où l'on va
demander un gîte pour la nuit et que l'on abandonne le lendemain;
c'est la tente du nomade qui se dresse le soir pour être repliée au
matin. La patrie véritable, c'est celle que les anciens patriarches
considéraient et saluaient de loin et qu'ils faisaient profession de
chercher, s'appelant volontiers des exilés et des voyageurs (1);
celle après laquelle nous devons soupirer nous-mêmes, car nous
n'avons pas ici-bas de demeure permanente: Non habemus hic
manentem civitatem, sed futuram inquirimus (2) ; « c'est la cité du
Dieu vivant, la Jérusalem céleste, l'innombrable société des
anges, l'assemblée des premiers-nés dont le nom est inscrit au
livre de vie (3) ». Quelle incomparable famille ! Quelle délicieuse
société !
Là, nous trouverons l'aîné de notre race, celui qui a daigné
nous adopter pour ses frères, et nous appeler à partager avec lui
son héritage, Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont les anges ne se
lassent pas de contempler la beauté : In quem desiderunt Angeli
prospicere (4). Nous pourrons, nous aussi, considérer à loisir cette
face adorable empreinte d'une si douce majesté, reposer notre tête
sur ce Coeur qui nous a tant aimés, coller nos lèvres émues sur ces
plaies trois fois saintes que nos péchés ont creusées dans les mains
et les pieds du Sauveur. Comme les apôtres sur le Thabor, nous
entendrons le divin Maître nous redire les excès auxquels il s'est

(1) « A longe aspicientes, et confitentes quia peregrini et hospites sunl super terram.
Qui enim haec dicunt, significant se patriam iuquirere. » Hebr., xi, 13-14.
(2; Hebr., xm, 14.
(3) « Accessistis ad Sion montem, et civitatem Dei viventis, Jérusalem coelestem, et
multorum millium Angelorum frequentiam, et Ecclesiam primitivorum, qui coiiserip'!
suntin coelis. » Hebr., xii, 22-23.
(i) I. Petr., i, 12.
livré pour nous (1) : excès d'humiliations et de souffrances,
endurés pour notre salut pendant sa sainte passion, ou plutôt pen-
dant sa vie tout entière; excès de miséricorde, pour pardonner des
fautes sans cesse renaissantes; excès de charité, que rien n'a pu
lasser : ni oublis, ni ingratitudes, ni trahisons. Et notre âme se
fondra de reconnaissance et d'amour en entendant ce très doux
Sauveur nous faire le récit des merveilles opérées en notre faveur,
nous raconter les saintes industries de sa tendresse pour nous
ramener à lui et nous conserver dans l'état de grâce.
Là, nous verrons, nous aimerons, nous bénirons la très douce,
très pure, très sainte Mère de Dieu, la bienheureuse Vierge Marie,
cette gracieuse souveraine dont la beauté virginale ravira les
saints, cette mère très aimante et si digne d'être aimée, dont la
tendresse se traduira par des témoignages capables d'enivrer le
coeur de ses enfants.
Là, nous jouirons de la société des anges, contemplant d'un oeil
ravi ces hiérarchies célestes qui forment un monde infiniment
supérieur en nombre et en beauté au monde matériel et sensible.
Là enfin, tout ce qu'il y a eu sur la terre de grandes âmes,
d'âmes saintes, d'âmes virginales, d'âmes héroïques, sera notre
société. Les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, les
confesseurs, les vierges ne formeront plus qu'une immense famille,
dont tous les membres s'aimeront, se féliciteront mutuellement de
leur bonheur, jouiront ensemble. Et point de voix discordante,
point de procédés pénibles ou indélicats, point de spectacle attris-
tant; une joie toujours jeune, une allégresse que rien ne trouble,
des cantiques sans fin. Les pécheurs, les indignes sont bannis de
ce royaume, où l'on ne voit que des saints, louant d'une commune
voix leur Créateur et leur Rédempteur. 0 beau ciel, éternelle
patrie, quand pourrons-nous te voir? On nous raconte de toi des
choses si glorieuses et si belles! Gloriosa dicta sunt de te, civitas
Dei (2).

(1) « Dicebant excessum cjus. » Luc. ix, 31.


(2) Ps., lxxxvi, 3.
670 REVUE THOMISTE

VII

Mais qu'est-ce encore que le ciel? C'est un banquet, un festin,


donné par le Père de famille à l'immense multitude de ses enfants
réunis autour de lui. « N'avez-vous jamais réfléchi à l'importance
« que les hommes ont toujours attachée aux repas pris en
« commun?... Point de traités, point d'accords, point de fêtes,
« point de cérémonies d'aucune espèce sans repas... Les hommes
« n'ont pu trouver de signe d'union et de joie plus expressif que
« de se rassembler pour prendre, ainsi rapprochés, une nourriture
« commune (1). » Aussi, quand, dans certaines circonstances
solennelles, tous les membres d'une môme famille, convoqués au
foyer paternel, peuvent s'asseoir à la même table et s'entretenir
quelques instants ensemble, on regarde ces réunions d'un jour
comme une des plus douces jouissances de la vie. Et que se dit-on,
que se communique-t-on mutuellement dans ces sortes de ren-
contres? Ses espérances et ses craintes, ses joies et ses peines, ses
peines surtout, car c'est là une plante qui abonde sur notre terre
d'exil. Mais il est rare qu'il ne se trouve pas là quelque membre
de la famille dont l'inconduite ou les malheurs font la désolation
des autres. Et puis, que de places vides! que d'absents qui ne
paraîtront plus ! Enfin, après de Irop courtes heures d'un bonheur
qui est loin d'être sans mélange, il faut se séparer de nouveau. Là-
haut se fera la grande réunion des enfants de Dieu. Nul des invités
ne manquera à l'appel, nul ne sera pour les autres une source ou
une occasion de tristesse, et la perspective d'une prochaine sépa-
ration ne viendra point assombrir la fête.
Mais de tous les festins, le plus splendide, le plus solennel, ei
en même temps le plus joyeux, c'est celui des noces. Or la béati-
tude céleste, c'est le festin des noces de l'Agneau. « Bienheureux,
est-il dit dans l'Apocalypse, ceux qui ont été invités au festin

(1) De Maistse., Soirées de St-Pétersi., 10° Entretien.


nuptial de l'Agneau. » Beati qui adcoenam nuptiarum Agni vocali
sunt (1). Déjà, sur cette terre, Notre-Seigneur a dressé pour ses
fidèles une table somptueuse, la table eucharistique, où il sert un
pain vivant et vivifiant, descendu des cieux et souverainement
délectable (2) ; mais s'il daigne se donner à nous présentement,
ce n'est que d'une manière imparfaite; s'il se fait l'aliment de nos
âmes, il ne les rassasie cependant pas j^leinement : Hic pascis, sed
non in saturitate (3). « Je possède le Verbe, dit saint Bernard, mais
« dans la chair; la vérité m'est servie, mais dans le sacrement.
« Pendant que l'ange se nourrit de la fleur du froment, je dois me
« contenter présentement de l'écorce du sacrement, du son de la

« chair, de la paille de la lettre, du voile de la foi (4). » Voilà


pourquoi, avant de monter au ciel, le Sauveur annonçait à ses
apôtres qu'il allait leur préparer un autre banquet dans son
royaume, où il les inviterait à sa table (S). Inutile de faire
observer que le divin Maître n'entendait point parler de mets gros-
siers destinés à l'entretien de la vie corporelle; cardans le ciel nos
corps n'auront plus besoin de nourriture. Lors donc qu'on dit des
élus qu'ils mangent et boivent à la table de Dieu, c'est pour signi-
fier qu'ils jouissent de la félicité même de Dieu, le voyant comme
il se voit lui-même (6). Voilà le grand banquet de Dieu, auquel
tous les élus sont invités. Venite, et congregamini ad coenam magtiam
Dei (7). Là, ce ne sera plus la chair et le sang du Christ qui nous
seront donnés en nourriture, mais la divinité elle-même se fera
notre aliment. Quelle fête que de voir Dieu, d'être avec Dieu, de
vivre de Dieu (8)! C'est alors que se consommera l'union très
sainte commencée ici-bas par la grâce entre Dieu et les âmes ; car

(1) Apocal., xix, 9.


(2) « Ego sum panis vivus, qui de coelo descendu » Joan., vi, 41.
(3) S. Beiw., in Cant. serm. xxxiii, n. 7.
(4) « Habeo et ego Verbum, sed in carne ; et mihi apponitur veritas, sed in sacra-
mento. Angélus ex adipe frumenti saginatur, et nudo saturatur grano ; me oportet
intérim quodam sacramenti cortice esse contentum, carms furfure, Iftteraî palea, velamine
fldei. » S. Bcrx., ilid., a. 3.
(5) « Et ego dispono vobis, sicut disposuit miln Pater meus, regnum, ut edatïs et
bibatis super mensam meam in regno meo. » Luc. xxn, 29-30.
(6) « Super mensam Dei manducant et bibimt, quia eadem felicitate fruuntur qua Deus
felix est, videntes eum illo modo quo ipse videt seipsum. » S. Th., Contr. Gent., 1. III,
cap. li.
(7) Apocal., xix, 17.
(8) « Prsemium nostrum est viderc Deum, esse eum Deo, vivere de Deo.
» S. Bern.
672 REVUE THOMISTE

le possédant parfaitement en tant que vérité plénière et bien sou-


verain, elles s'uniront à lui d'une manière ineffable et jouiront
pour toujours de ses chastes embrassements.
« Bienheureux donc ceux qui sont invités aux noces de
l'Agneau. » Beati, qui ad coenam nuptiarum Agni vocati sunt (1). A
tous l'Epoux céleste dira : « Mangez, mes amis, et buvez : buvez à
longs traits le vin de la sainte charité, et enivrez-vous, mes très
chers. » Gomedite, amici, et bibite, et inebriamini, charissimi (2). Il
n'en est pas de la béatitude comme d'une liqueur précieuse con-
tenue dans un vase et s'épuisant rapidement; c'est un fleuve
inépuisable et qui ne tarit jamais, c'est un torrent de délices, de
gloire et de paix, auquel les élus s'abreuveront éternellement
jusqu'au plein rassasiement, jusqu'à l'ivresse. Inebriabuntur ab
ubertate domus tuoe, ettorrente voluptatis tuce potabis eos (3) ». Et
qu'on ne s'offense pas de cette expression dictée par l'Esprit-Saint
lui-même. S'il est une ivresse honteuse et indigne d'un être
raisonnable, il en est une autre légitime et sainte : il y a l'ivresse
de la joie, l'ivresse de l'amour. N'était-eiie pas enivrée de l'amour
divin, cette bonne sainte Marie-Madeleine de Pazzi, quand elle s'en
allait jetant à tous les échos de son monastère ce cri passionné :
« L'amour n'est pas connu, l'amour n'est pas aimé » ? N'était-il pas,
lui aussi, enivré de délices, l'illustre saint François Xavier, quand,
au milieu de ses labeurs apostoliques, écrasé pour ainsi dire sous
le poids des consolations célestes qui inondaient son âme, il
s'écriait : « Assez, Seigneur, assez; épargnez mon pauvre coeur, je
n'en puis pas supporter davantage. » Si, au sein même de l'exil
l'homme est capable de goûter de pareilles joies, que sera-ce
dans la patrie?

VIII

Il est encore d'autres appellations riches de promesses, pleines


de mystères, qui achèveront de nous édifier sur la grandeur de la
félicité future, et partant de l'héritage réservé aux saints. Le ciel,

(1) Apocal., xix, 9.


(2) Cant., v, 1.
(3) /"s. xxxv, 9.
c'est le repos, c'est la paix, c'est la vie: le repos après le travail, la
paix succédant à la guerre, la vie sans fin. Qui n'aspire au repos?
qui ne souhaite la paix? qui ne désire la vie ? Mais le repos ne s'ac-
quiert régulièrement que par le travail; la guerre est souvent né-
cessaire pour arriver à la paix; et l'apôtre saint Paul nous invite
« à oorter constamment la mortification de -Jésus dans notre
« corps, si nous voulons que la vie divine se manifeste dans
« notre chair mortelle (1) ».
La vie présente est le temps du travail, des labeurs féconds, de
l'ensemencement spirituel (2). Comme le laboureur obligé de
porter le poids du jour et de la chaleur, de subir les intempéries
des saisons, de fatiguer ses' bras robustes à déchirer le sein de la
terre avant de lui confier la semence, espoir de la future récolte,
le chrétien doit, lui aussi, vaquer sans défaillance aux oeuvres qui
constituent sa tâche de chaque jour, il doit se livrer à la prière, se
plier à l'obéissance, courber ses épaules sous le joug de la croix,
supporter, sans se plaindre, les ennuis, les tristesses, les tribula-
tions qui sont le pain quotidien de l'exil. Ajoutez à cela les pri-
vations, les souffrances, la pauvreté, les contradictions, les frois-
sements douloureux, les ingratitudes, tant de blessures secrètes du
coeur, tant de douleurs intimes d'aulant plus amères et pénibles h
porter qu'elles sont souvent sans témoins et sans consolateurs.
Bref, suivant la parole de nos saints Livres, le chrétien doit
semer dans les larmes : Emîtes, ibant et flebant, mittentes semina
ma (3).
Et comme si tout cela n'était point assez pour sa faiblesse, d'au-
tres épreuves l'attendent encore : c'est la maladie qui le guette, la
mort qui fauche impitoyablement autour de lui des existences
souvent bien chères; c'est le spectacle de l'injustice triomphante,
la persécution organisée contre quiconque veut être fidèle à son
devoir; ce sont les tentations qui l'assiègent, les attaques inces-
santes des ennemis de son salut; c'est le combat toujours renais-
sant contre les mauvais instincts delà nature, la lutte de chaque

(i) « Semper mortificationem Jesu in corpore nostro circumferentes, ut et vita Jesu


//
manifestelur in corporibus nostris. » Cor., îv, 10.
(2) « Quoe seminaverit home, hase et metet. » Gai., vi, 8.- « Qui parce seminat,
parce et metet; et qui seminat in benedictionibus, de benedictionibus et metet. »
JI Cor., ix, 6.
(3) Ps.jcxxv, 6.
674 REVUE TnOMISTE

jour contre ses passions : combat si acharné, lutte parfois si ter-


rible que le grand Apôtre lui-même s'écriait : v Qui me délivrera
de ce corps de mort?... Quis me liberabit de corpore mortis hujus? (1)
Mais aussi quelle joie! quel bonheur! quels transports d'allé-
gresse! quand, délivrée de la prison du corps, soustraite pour
toujours aux attaques de ses ennemis et pleinement purifiée, son
âme sera introduite dans le ciel et verra Notre-Seigneur accourir
à sa rencontre avec un visage souriant et lui ouvrir ses bras;
quand elle entendra tomber de ses lèvres ces consolantes paroles :
« Lève-toi, ma bien-aimée, viens sans retard te reposer de tes
fatigues. Surge, propera, arnica mea...,et veni. Déjà l'hiver, cette
saison de tristesse et de souffrance, a disparu : Jam enim hiems
transiit ; le temps des larmes n'est plus, il est loin, c'est un passé
qui ne reviendra plus : imber abiit et récessif. Les fleurs, ces fleurs
du ciel qui ne se fanent jamais, se sont montrées dans notre terre :
flores apparuerunt in terra nostra. Plus douce que celle de la tour-
terelle, la voix de Marie s'unissant à celle des anges et des bien-
heureux va désormais résonner à ton oreille : vox turturis audita
est in terra nostra (2). Viens recevoir la couronne qui t'est destinée :
veni, coronaberis (3). »
Alors, suivant la parole de nos saints Livres, « Dieu lui-même
« essuiera toute larme sur le visage des élus, et il n'y aura plus
« ni mort, ni deuil, ni cri, ni douleur. » Absterget Deus omnem
lacrymam ab oculis eorum : et mors ultra non erit, neque luctus, neque
clamor, neque dolor erit ultra, quia prima abierunt (4). L'auteur
sacré ne dit pas simplement que toute larme sera séchée, ou que
les élus essuieront eux-mêmes leur visage; non, c'est Dieu, Dieu
en personne, qui se réserve cet office : Absterget Deus omnem
lacrymam. « C'est moi, dit-il ailleurs par son prophète, c'est moi-
même qui vous consolerai : Ego, ego ipse consolabor vos (5). Comme
une mère qui caresse son enfant, je vous consolerai, et vous serez
consolés : Quomodo si oui mater blandiatur, ita ego consolabor vos,
et in Jérusalem consolabimini (6). » S'il est doux pour un malade de
(1) Rom., vu, 24.
(2) Cant., h, 10-12.
(3) Cant., IV, 8.
(4) Apocal., xxi, 4.
(5) h., li, 12.
(6) /s., lxvi, J3.
sentir une main amie, la main d'une mère ou d'une épouse,
essuyer la sueur ou les larmes qui inondent son visage, que sera-ce
de sentir sur son front la main d'un Dieu, main plus douce et plus
caressante mille fois que celle d'une mère?
Voilà ce qui soutient les justes au milieu de leurs épreuves et
les réconforte dans leurs afflictions. Us savent, à n'en pouvoir
douter, que leurs peines n'auront qu'un temps, iandis que la
récompense sera éternelle; et, en entendant l'Apôtre leur dire
« qu'il n'y a aucune proportion entre les souffrances de la vie
présente et la gloire future qui doit un jour leur être révélée (!) »,
car « des tribulations légères et momentanées opéreront en eux un
poids immense et éternel de gloire (2) », ils se consolent dans
cette espérance; et, loin de se laisser abattre par les misères de
cette vie, ils s'en réjouissent plutôt, bien convaincus que, s'ils
souffrent ici-bas avec Jésus-Christ, ils seront un jour associés à
son triomphe (3), et qu'après avoir été avec lui à la peine, ils seront
admis à partager son repos.
Mais quel sera ce repos? L'inaction? l'immobilité? l'arrêt delà
vie? un sommeil éternel? Non, certes. Le repos qui nous est
promis est un repos animé, fécond, opulent, suivant la parole du
prophète : Sedebit populus meus... in requie opulenta (4). C'est un
repos plein d'opérations merveilleuses qu'aucune fatigue n'accom-
pagne, qu'aucune nécessité ne vient interrompre, et qui procurent
d'ineffablesjouissances. C'est l'activité généreuse, incessante, con-
tinuelle; l'activité, portée à sa plus haute puissance, d'une âme
arrivée à son terme, et se reposant en Dieu comme Dieu se repose
en lui-même (S). En cessant de créer, Dieu ne cesse pas pour cela
d'agir (6) ; mais c'est au dedans principalement que se déploie son
activité : il se contemple, il s'aime, il jouit de lui-même, il est

1) '<Existimo quod non sunt condignac passiones hujus temporis ad futuram gloriara,
qu£e revelabitur in nobis. » Boni., vm, 18.
(2) « Id enim quod iti prsesenti est momentaneum et levé tribulationis nostroe, supra
modum in sublimitate oeternum glorioe pondus operatur in nobis. » // Cor., iv, 17.
(3) « Si tamen compatimur, ut et conglorificemur. » Rom., viu, 17.
(4) Is., xxxn, 18.
(5J « Relinquitur sabbatismus populo Dei. Qui enim ingressus est in requiem éjus,
etiam ipse requievit ab operibus suis, sicut a suis Deus. » Hebr., iv, 9-10.
(6) « Pater meus usque modo operatur, et ego operor. » Jban., v, 17,
676 REVUE THOMISTE

heureux, il est la béatitude subsistante. Or, dans le ciel, nous lui


serons semblables, le voyant et l'aimant comme il se voit et s'aime
lui-même, nous partagerons sa félicité, nous vivrons de sa vie.
Et rien ne viendra troubler ou interrompre notre contempla-
tion : ni les occupations matérielles qui absorbent une si grande
partie de notre existence terrestre, ni les oeuvres de miséricorde
qui n'auront plus à s'exercer là où toute misère est absente, ni la
nécessité actuellement si impérieuse du sommeil. Plus de combats
au dedans, plus de luttes au dehors contre les ennemis de notre
salut; toutes nos frontières seront désormais à l'abri de leurs
incursions. La paix, une paix glorieuse, une paix inaltérable, sera
désormais notre partage. Le peuple entier des élus, n'ayant plus
rien à craindre, se reposera, suivant le mot du prophète, dans la
beauté de la paix. Sedebit populus meus inpulekritudine pacis..., et
in requie opulenta (1). Oh! le doux repos! Oh! les heureuses
vacances, consacrées tout entières au plus beau spectacle qui
puisse être offert à une créature raisonnable, puisqu'il constitue
le bonheur même de Dieu. Ibi mcabimus et videbimus.
L'intelligence, la plus noble de nos facultés, sera donc de la
fête; mais le coeur y aura, lui aussi, sa grande part, car la vision
engendrera l'amour. Videbimus, et amabimus. C'est même alors, et
alors seulement, que le précepte de la sainte charité sera pleine-
ment accompli, car nous aimerons Dieu de tout notre coeur, de
toute notre âme, de toutes nos forces, de tout notre esprit (2);
nous l'aimerons sans relâche, sans interruption, sans défaillance,
sans ces alternatives d'ardeur et de refroidissement si humiliantes
pour les âmes saintes dont elles font la désolation; nous l'aime-
rons, et l'amour débordant de notre coeur et montant jusqu'à nos
lèvres éclatera en actions de grâces et en louanges : Amabimus ei
laudabimus (3). Au lieu de se traduire comme ici-bas par des
désirs (4), des gémissements (5), des langueurs (6), il s'épanchera
(1) Ii., xxxii, 18.
(2) « Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo, et ex tota anima tua, et ex
omnibus viribus tuis, et ex omni merte tua. » (Luc. x, 27).
(3) S. Aug., De Civit. Dei, I. XXII, cap. xxx, n. 5.
(4) « Sitivit anima mea ad Deum fbrtem vivum. Quando veniam et apparebo ante
faciem Dei?Ps. ai, 3.
(5) o ]psi intra nos gemimus adoptionem flliorum Dei expectantes. » Boni, vin, 23.
(6) « Adjuro vos, lîlioe Jérusalem, si inveneritis dilectum meum, ut nuntietis ci quia
amora langueo. » Cant., v, 8.
sous forme de cantiques de joie et de chants d'allégresse (l). « Bien-
heureux, dit le Psalmiste, ceux qui habitent dans votre maison, ô
Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles. » Beati qui
habitant in domo tua, Domine : in soecula soeoulorum laudabunt te (2).
Mais n'est-il pas à craindre que le repos n'engendre l'ennui et
que la louange perpétuelle ne tourne en dégoûl? « Si vous cessez
« d'aimer, répond saint Augustin, vous cesserez de louer. Mais
« votre amour n'aura point de cesse, parce que celui que vous
« contemplerez est une beauté si grande, qu'elle est incapable de
« produire la satiété et le dégoût (3). » Si un simple rayon de la
beauté divine tombant sur le front d'une créature la rend tellement
aimable qu'elle entraîne et captive les coeurs; si plus on la con-
temple, plus on est épris, quel invincible attrait n'exercera pas sur
les élus la vue claire, la contemplation prolongée de la beauté
infinie? S'il est si doux d'aimer et d'être aimé par une simple
créature, pauvre et chétive comme nous, quelle joie, quel bon-
heur, quelle ivresse n'éprouvera pas une âme qui se sentira inces-
sament aimée de toute la puissance de la Trinité sainte? Que
pourrait-elle souhaiter encore, sinon la prolongation d'un tel
bonheur? et le sachant éternel, comment ne serait-elle pas pleine-
ment i*assasiée ? « Dieu sera sera donc la fin de nos désirs, lui qu'on
« verra sans fin, que l'on aimera sans dégoût, et qu'on glorifiera
« sans lassitude (4). »
Voilà, autant du moins qu'il nous a été possible de le balbutier,
en quoi consiste l'héritage des enfants de Dieu ; voilà ce que sera
la béatitude promise par Notre-Seigneur, sous le nom de vie éter-
nelle, à ceux qu'il appelle ses brebis (5) : la contemplation directe
et immédiate de la beauté infinie, une perpétuelle extase d'amour,
une louange incessante. « Voilà ce qui sera à la fin sans fin. »
Ecce quod erit in Jine sine fine (6). Si, au jugement du Psal-

(1) « Gaudium et Iaetitia invenietur in ea, gratiarum actio, et vox laudis. » It. li, 3.
(2) Ps. lxxxiii, 5.
(3) « Desines laudare, si desines amare. Non autem desines amare, quia talis est quem
vides, qui nullo te offendat fastidio. » S. Aug.j m Ps. liiv.
(4) « lpse finis erit desideriornm nostrornm, qui sine fine videbitur, sine fastidio
amabitur, sine fatigatione laudabifur. » S. Aue., De Civil. Dei, 1. XXII, cap. xxx, n. 1.
(5) « Oves mesevocem meam audiunt.., Et sequunlur me : et ego vitam aeternam do
eis. » Joan., x, 28.
(6) S. Aus., Loc. cit. n. 6.
678 REVUE THOMISTE

misle ou plutôt de l'Esprit-Saint qui l'a inspiré, « un seul jour


passé ici-bas dans la maison de Dieu vaul mieux que mille parmi
les plaisirs mondains (1), » que penser, que dire de la vie qui
nous attend au ciel, vie si pleine, si sainte, si débordante d'allé-
gresse, vie qui n'est plus sujette aux alternances du jour et de la
nuit, ni aux vicissitudes de la tristesse et de la joie, surtout quand
on réfléchit qu'elle n'aura point de ternie? Mais ce n'est pas assez
dire que de la proclamer interminable; comme l'éternité divine,
dont elle est une participation, elle ne connaît ni changement, ni
succession, ni passé, ni avenir, et consiste dans un indivisible et
immuable présent, dans la possession pleine, parfaite et immuable
du bien souverain (2).
Comment, en songeant à un pareil bonheur, l'âme sainte encore
exilée sur la terre, ne s'écrierait-elle pas avec l'épouse des Can-
tiques :
« 0 mon bien-aimé, apprenez-moi où vous menez paître
votre troupeau, où vous reposez à l'heure de midi. Indiea mihi,
«
«
«
quem
Midi !
diligit
c'est la
anima
vue,
mea,
c'est
ubipascas,
la
ubi
contemplation
cubes
de
in meridie
votre
(3).
visage.
»
Vultus
-
« tuus meridies est (4)... Ici-bas, hélas ! ni la lumière n'est limpide,

« ni la réfection complète, et la sécurité n'existe nulle part; c'est


(t
pourquoi je vous prie de m'indiquer le lieu où vous reposez à
« l'heure de midi... 0 midi véritable, ô plénitude d'ardeur et de
« lumière, où tout est stable, où le soleil ne décline jamais, où les
« ombres sont inconnues, l'eau bourbeuse de la terre desséchée,
« et les exhalaisons fétides du monde pleinement dissipées ! O lu-
« mière du midi, douceur du printemps, beauté de l'été, fécondité
« de l'automne, et, pour ne rien omettre, ô repos de l'hiver à
!

« moins que l'on ne préfère dire qu'il n'y aura point d'hiver. Indi-

(1) « iEternitas vere et proprie in solo Deo est, quia oeternitas immutabilitatem con-
se.quitur. Solus autem Deus est omriino iramutabilis. Secundum tamen quod aliqua alj
ipso immutabilitatem percipiunt, secundum hoc aliqua ejus aeternitatem participant...
Quoedam autem participant de rationc aîternitatis, in quantum habent intransmutabili-
tatem vel secundum esse, vel ulterius secundum operationem, sicut Angeli, et Beali,
qui Verbo fruuntur, quia quantum aotillant visionem Verbi,non mnt in tandis volubiles coyl-
tationes, ut dicit Augustinus (xv de Trin., cap. l(j). Unde et videntes Deum dicuntur
habere vitam aîternam. » S. Tu., Summ. Theol., I, q. x, a. 3.
(2) Cant., i, 6.
(3) S. Bern., in Cant. serm. xxxm, n. 7. ,i ... ?
..
« quez-moi, ô mon bicn-aimé, ce lieu de clarté, de paix, de plé-
« nitude, afin que, moi aussi, je mérite de vous y contempler
«
dans votre lumière et votre beauté (1). »
{La fin prochainement.)
Fr. Barthélémy Fkogeï, O. P.

(1) « Heu! necolara lux, nec plena rel'eclio, nec mansiq tuta : et ideo indica mihi n'A
jxiscaSjUbi cubes in meridie... Vultus tuus meridies est... Overe meridies.plenitudo fervoris
et lucis, solis statio, umbrarum exterminalio, desiccatio paludura, fetorum depulsio !
0 pereimesolstitium, quando jam non inclinabitur dies ! O lumen meridianum, o ver- ?
nalis temperies, o rcstiva venustas, o aulumnalis uburtas ; et, ne quid videar praHeriisse,
o quies et feriatio hiemalis ? aut certe, si hoc magis probas, sola tune hiems abiit et
lecessit. Hune locum, inquit, tante clarilatis et pacis et plenitudinis indica mihi, ut...
''go quoque te in lumine tuo et in décore tuo per mentis excessum m'erear contemplari. »
të. Bern., loc. cit., n. 6-7.
LA VIE SCIENTIFIQUE

REVUE CRITIQUE DES REVUES

i
APOLOGÉTIQUE
R. P. X.-M. Lb Bacitelet : De l'Apologétique « traditionnelle »
et de l'Apologétique « moderne ». - Nous ne saurions trop louer
la science théologique, l'imparlialité loyale et la charité délicate de
cet examen rétrospectif du débat où se sont rencontrés tour à tour
M. Blondel, M. Yves Le Querdec, le R. P. Laberlhonnière, etc.
Le R. P. Le Bachclet ramène son examen à deux points. lre Question :
Pourquoi les théologiens n'admettent-ils pas le verdict portant con-
damnation de l'apologétique doctrinale ? On méditera dans sa réponse
les deux pages 156 et 437 du numéro de juillet, où les théologiens
sont péremptoirement justifiés de certains reproches de dogmatisme
étroit, d'intellectualisme routinier et ignorant des besoins actuels. Leur
position, aux théologiens, c'est la position même de l'Eglise au concile du
Vatican : 1° L'apologiste catholique doit fonder en dernière anarysc le
caractère obligatoire de la foi sur l'autorité de Dieu, maître et vérité
suprême. - 2° L'apologiste qui n'aboutit pas au fait concret de la révéla-
tion reste en deçà du but à atteindre. - 3e L'apologiste ne doit pas
prendre comme hypothèse unique et nécessaire celle de la foi vive et agis-
sante, etc. - 2e Question : Y a-t-il lieu d'opposer à l'apologétique « tradi-
tionnelle » historiquement entendue et pleinement comprise l'apologétique
« moderne » ; soit celle qui s'en lient à l'exposition de la valeur et de la
vertu intrinsèques du christianisme, soit celle qui s'appuie sur la méthode
philosophique d'immanence ? D'accord avec un écrivain de la « Revue
Thomiste », et sous les mêmes réserves doctrinales, dont il veut bien lui
emprunter les termes, le R. P. Le Bachelet répond : non.- Mais, grâce à
Dieu et à de fraternels rapprochements, bien des circonstances ont changé.
Il y a un an, comme l'observe le Rév. Père, l'opposition à certains tours
de pensée des nouveaux apologistes était un devoir : « un devoir pour toul
«
théologien ou tout philosophe catholique qui veut resterlidèle à la direc-
« lion donnée officiellement par le chef de l'Eglise, à l'enseignement de la
« théologie » (n° du 20 août, p. 4.55) ; mais aujourd'hui la période agres-
sive et polémique semble finie d'un commun accord. Il est heureux qu'un
LA VIE SCIENTIFIQUE 681

théologien, sans faiblesse pour l'erreur et de doctrine sûre, vienne, d'une


main amie, dégager des thèses nouvelles leur âme de vérité latente et
prisonnière. El ici encore, nous lui sommes reconnaissants de s'être
aperçu que les polémistes de la j>i*emière heure ne l'avaient j:>as méconnue,
même dans le coup de feu de la riposte. Et comme le R. P. Le Bachelet,
nous souhaitons que des intelligences, des âmes, également éclairées sur
les éternelles -vérités de la théologie et sur les besoins du temps présent,
-? mais de celles-làseulemenl, -reprennent en un sens orthodoxe et mo-
derne tout à la fois celle analyse vivante et vécue de l'appétit de la fin sur-
naturelle dans la nature humaine telle qu'elle est ; nous demandons à Dieu
qu'il fasse la grâce de ce renouveau de l'apologétique « traditionnelle » à
un homme de ce temps-ci.
{Études, 20 juillet, S et 20 août 1897.)
M.-13. S.
.1. Segond, professeur agrégé de philosophie : Essai sur la grâce
au point de vue philosophique. - M. Scgond nous avertit au début
de cet Essai qu'il en rattache la doctrine à des vues générales sur l'iden-
tité de Dieu et de la Nature entière prise comme ensemble de phénomènes.
Ce n'est pas qu'il soit panthéiste à la manière de Spinoza : il reconnaît
sans ambages que la nature n'est pas un mode de Dieu, nécessairement
inclu dans le concept de l'Etre divin. Mais, très fermement aussi. M. Se-
gond maintient qu'il y a identité entre Dieu et tout, et que cette identité
permet seule de comprendre les phénomènes dérivés », c'est-à-dire tout.
11 l'avoue,
« celle affirmation a besoin d'être éclaircie ; elle pourrait don-
ner lieu à équivoque » ; il reprend donc le problème de l'identité sous
une forme à la fois plus particulière et plus élevée : Comment faut-il
concevoir l'identité entre Dieu et l'homme » - t<

Solution : comme l'effet


i1

de la Grâce Divine. La grâce permet de comprendre comment Dieu et


l'homme sont identiques, sans rien perdre de leur réalité respective. Elle
nous explique de quelle manière Dieu est le principe de l'homme et par là
même de l'ensemble des choses. Enfin elle nous montre que la nature pro-
prement dite est une illusion, mais que cette illusion est l'image du réel :
« La -
Nature, a dit Pascal, ?- est une figure ae la Grâce. »
Sur quelles preuves M. Segond appuie-t-il ces conclusions ? Dieu -
et l'homme sont identiques sans rien perdre de leur réalité respective,
puisqu'ils s'identifient par un acte libre d'amour réciproque. Dieu, tout
absolu qu'il soit, n'ayant besoin de rien hors de lui-même, est amour et il
.'lime librement ce qui n'est pas lui: la nalure et l'homme. Et l'homme
uussi aime Dieu, parce que cel amour est la condition même de sa dépen-
dance à l'égard de Dieu, de son existence; la raison de
son être. Cet
amour réciproque, c'est la grâce. Ce que Dieu, être parfait, aime, fût-ce
REVUE THOMISTE, «- 5e ANNÉE.
- 40.
.'. .11:
l

682 REVUE THOMISTE

hors de soi, c'est son amour ; c'est Lui ; ce qu'il veut donc produire, là ou
il aime,- car aimer c'est agir, .- c'est quelque chose de parfait et d'a-
gissant, identique à Lui : un acte d'amour, conscient et libre, ayant Dieu
pour terme ; un acte d'amour déifiant. Mais l'amour parfait est parfait
dans son action, et donc efficace par lui-môme. Cet amour efficace et déifi-
ealeur, allant de Dieu à l'homme, « nous ne saurions lui donner un nom
plus approprié que celui de grâce divine ». Dieu donc, par le don de la
grâce, s'identifie l'homme.
Et l'homme à son tour s'identifie à Dieu, par l'amour qu'il lui donne
en vertu de la grâce. Si l'homme ne peut exister que par son lien de
dépendance envers Dieu, et si ce lien de dépendance est l'effet de l'amour
de Dieu pour lui, toute son existence, toute son action, toute sa nature
est suspendue à la grâce. La grâce est le fond même de la nature divine
et l'explication suprême de l'homme, et « nous pouvons ainsi compléter
la fameuse doctrine d'Aristote sur l'existence de l'homme et du monde ».
M. Segond n'ignore pas la difficulté que va lui soulever cette explica-
tion totale de la nature et de l'homme par la grâce : si la surnature explique
tout, que devient la nature? Et, réduisant le problème à ses termes
humains, si la grâce efficace et prévenante explique tout l'homme, que
devient le fait capital de la nature : la liberté ?
Réponse : la grâce, essentiellement libre en son origine et parfaite en
son action, ne 23cul engendrer un amour contraint elle nous laisse libres
dans le for de notre être. - :
Quant à la nature, si l'on entend bien ce
mol, elle la détruit si peu, que la nature modifie l'aciion de la grâce en
nous. Qu'est-ce que la nature? C'est l'égoïsme par rapport à Dieu,
dit M. Segond avec une réminiscence de La Rochefoucauld : la
nature vil dans le temps, le temps engendre l'habitude, l'habitude se
résoud en déterminisme inconscient, c'est la coutume, la machine, de
Pascal. Ainsi s'habitue l'homme à ne plus se sentir en union adive avec
Dieu : il cesse de vivre cette union, il la raisonne, s'opposant intellectuel-
lement Dieu et l'homme, comme deux substances immobiles, séparées,
tandis que ce sonl deux actes, deux amours qui se rejoignent. La nature
existe ainsi plus ou moins en chacun de nous dans la mesure de son oubli
de l'immanence divine par la grâce. La nature c'est une illusion, l'illusion
de notre réalité séparée, c'est une interprétation logique et illusoire :
Timage logique de la grâce. - Ainsi comprise, la nature amoindrit la liberté
humaine : ce n'est plus cette liberté irrésistible d'un amour parfait, infail-
liblement décidé au bien ; c'est l'amour imparfail, amoindri par l'habitude
et qui fait effort pour aimer ; l'amour imparfail qui a besoin de faire choix
entre aller à Dieu et aller à soi, entre l'égoïsme, cause du péché, et le
bien. Il lui faut donc, en plus de la //race prévenante qui incline l'homme
LA VIE SCIENTIFIQUE 683

vers Dieu, la grâce justifiante, création d'un être nouveau dans l'être même
de l'homme.
Nous ne dirons rien de ces vues générales sur Tidcntité dont la thèse de
M. Segond vise à fournir une justification nouvelle. On ne peut cependant que
regretter Vemploi impropre d'un terme aussi absolu : cela donnera toujours lieu
aux équivoques, justement redoutées de l'auteur. L'amour réciproque ne fait
pas l'identité : il unit deux êtres restés distincts, bien que devenus un par leur
mutuelle sympathie; tous deux sont l'un à l'autre, sans que l'un devienne
totalement Vautre. Ces choses-là sont évidentes, et les plies enthousiastes mètha-
phores de la passion en extase ne trompent ici personne, pas même les philo-
sophes.
Mais, pour en venir au sujet de Z'Essai, il y faut reconnaître la commune
préoccupation des philosophes chrétiens contemporains, qui veulent étudier le
surnaturel, non plus seulement comme objet de connaissance, mais surtout
comme objet d'amour. Bien déplus légitime, en se souvenant toutefois rfesapere
ad sobrielalem. La Vérité Première auteur et objet, de la révélation et de la foi,
n'est-elle pas aussi, par essence, la Bonté Suprême et la Fin Dernière vers qui
gravitent la volonté et la vie humaines sous l'impulsion intime de la grâce ?
Nous avons dit ailleurs et nous tenons à redire ici la place nécessaire de ces
deux ordres de considérations dans une apologétique intégrale, scientifiquement
conçue (1). Nous sommes aussipersuadés que, les Iwmmes de ce temps ont éga-
lement besoin de l'un et de l'autre point de vue. C'est pourquoi nous rendons
volontiers hommage aux préoccupations qui inspirent TEssai^ M. Segond.
Mais pourquoi Essai au point de vue philosophique ? Je me demande ce
qu'en penseront les théologiens. M. Segond veid-il dire que la philosophie est
capable, par elle-même et toute seule, de nous amener à ses conclusions sur
''existence, la prévenance, l'efficacité de la grâce ? On le dirait, à le voir toul
amplement procéder de notions philosophiques sur l'homme, sur Dieu, sur
l'amour, sur la nature. Et alors, pense-t-il que la philosophie puisse découvrir
et démontrer la grâce ? La théologie catholique, d'un accord unanime, le lui
refusera : la grâce, don gratuit d'une libre volonté de Dieu, ne peut se ramener
'( aucune de ces causes nécessaires et évidentes qui fondent la certitude des
démonstrations philosophiques. Il est vrai qu'en fait, la grâce existe, divini-
sant la vie humaine, et se manifestant par des signes ; mais qu'est-ce que les
-ignés d'une réalité invisible, présente dans la nature, mais transcendante à
elle, et dont on ne détermine point nécessairement la cause adéquate ? Ce sont
'?'es probabilités et des conjectures; ce n'est pas rigoureusement et technique-

ment de la philosophie.
Mais, peut-être, 3/. Segond veut-il simplement dire, an fond, que les données

(i) Revua Thomiste, mars 1897: « I/Apologétique contemporaine. »


684 REVUE THOMISTE

de la révélation et de sa foi sur la grâce, se corroborent, se justifient de faute


impossibilité, se colorent de vraisemblancesphilosophiques, par l'analyse de
notre mouvement vital vers le Bien Suprême et par l'étude du mouvement de la
Suprême Bonté vers nous? Rien de mieux alors; c'est tout l'esprit et tout le
procédé de la théologie dans son emploi supérieur des notions philosopiïiiquc's.
Mais il eûtfallu le dire, pour ne point se donner V apparence de vouloir décou-
vrir et démontrer la grâce, comme on peut découvrir et démontrer la liberté.
C'est là une malheureuse équivoque.
?
Je ne puis m empêcher d'en suivra et d'en regretter les conséquences, dans
toute la thèse de 31. Segond. Que Vhomme,, comme il le dit, ne puisse exister
sans aimer Dieu, ni sans être aimé de lui; cela demande une distinction de
première importance dans la foi. L'acte créateur est un acte d'amour, librement
posé ; l'appétit de la volonté humaine pour le bien universel et absolu est impli-
citement, confiisèment, un acte d'amour de Dieu, puisque tout bien relatif n'est
bon que par sa ressemblance à la bonté divine. Mais ne confondons pas l'appel
de la création et de l'homme à l'existence avec l'appel de l'homme à la vie sur-
naturelle; ni l'amour naturel de la volonté pour le bien et pour Dieu en général
avec son amour surnaturel et précis du Dieu vivant, par la charité. La théolo-
gie catholique niera toujours que Dieu soif par sa grâce le principe créateur de
la nature et de l'homme, et que l'action créatrice puisse ainsi se confondre avec,
la grâce prévenante. Elle maintiendra toi jours sa traditionnelle distinction de.
la grâce et de la nature. Tout en reconnaissant le bien fondé de la constatation
d'un mouvement égoïste dans la volonté humaine s'isolant de Dieu, elle y verra
autre chose qu'un effet de l'habitude dans la vie surnaturelle. Car l'habitude
surnaturelle, forme supérieure de la vertu, domine de sa nature quasi divine
l'usure du temps : elle dure sans se lasser, elle vit sans automatisme. H auto-
matisme, c'est le fait de la nature désintégrée par la chute originelle, et c'est,
cette nature-là qui, est, le principe de nos illusions et de notre isolement à l'égard
de Dieu... Je ne puis, dans les limites de ce compte rendu, satisfaire à tous les
doutes que soulève la lecture de l'Essai (1). 31. Segond, voudra bien croire qi"'
cette lecture a été, de ma part, aussi attentive que sympathique. On est heuraiu
de voir ailleurs que dans le clergé, parmi les pldlosopihes qui croient et qv>
s'affirment clmèticns, cette inquiétude émue des problèmes théologiques; on ef
ému de ce mouvement des esprits qui procède d'un mouvement supérieur de-
âmes, d'une grâce. Mais, à cause même du prix qu'on attache et à cette grâce, e!
à ce travail des intelligences, et à cette vérité surnaturelle qui est vie, on prend fl

(1) Il semble aussi que, sous le terme d'amour de Dieu l'auteur désigne indifféremment
la grâce sanctifiante et la, charité. Nous aurions cneore à discuter celte autre conclusion :
« La liberté de choix e&i en somme l'acte combiné de la grâce prévenante et de la grâce
justifiante. »
LA VIE SCIENTIFIQUE 685

coeur de signaler sans rémission les équivoques dont ces généreux esprits ne
semblent pas assez se défier. C'est une tâche ingrate, mais salutaire et toute
fraternelle. Qui pourrait s'en blesser? Meliora sunt vulnera diligentis...
[Annales de PMI. chrét., sept. 1897.)
M.-B. S.

II

MORALE
P. Lapie : Morale déduetive. - Dans celte étude extrêmement
curieuse M. L^ie cherche à déduire d'un axiome premier, universel et
nécessaire, les « hypothèses » de la morale même matérielle. C'est « le
paradoxe » de la physique contemporaine que les déduclions d'une
science idéale, les mathématiques se rencontrent avec les inductions d'une
science positive. Pourquoi n'en serait-il pas de même en morale ?
La thèse comprend trois parties : 1° Les définitions, axiomes, théorèmes
fondamentaux d'une morale déduetive; 2° Examende Verreur intellectuelle, qui
fait de cette morale nécessaire en soi une morale irréelle. 3° De l'obli-
gation considérée comme effort pour rétablir l'ordre violé, le scandale
scientifique causé par les erreurs intellectuelles.
1° Le principe « A est A » est le principe premier. Appliqué à la quantité,
il devient l'axiome mathématique, par exemple : le tout est égal à la
somme de ses parties. A quels termes l'appliquerons-nous en morale? A
l'action d'abord el à l'action proprement humaine, car la morale étudie
les actions (p. 547). L'action proprement humaine est celle qui procède
d'un antécédent psychologique, la délibération. Les actions de l'homme
<|ui ont un antécédent physique, la faim par exemple, ne sont pas des
actions humaines. Elles ne le deviennent que lorsqu'elles sont modifiées
par la réflexion. Le corrélatif de l'action ainsi défini est l'agent libre. Peu
importe à la morale déduetive que cette liberté soit une illusion. « Quand
on s'est convaincu que l'homogène pur n'existe pas, croit-on moins aux
mathématiques!1» (p. 549). Admettons sa disparition, la morale sera-l-
ulle ruinée ? Pas plus que la géométrie n'est ruinée aux yeux du savant
qui nie le postulat d'Euclide. L'objet de la morale déduetive est donc fixé
par les ukfimtions des actions el des agents.
Quels sont leurs rapports ? Appliquons l'axiome d'identité. Il vient ;
« Une action identique a un antécédent identique el un conséquent iden-
tique, une action différente a un antécédent et un conséquent différents. »
Ce sont là les axiomes de la morale déduetive.
Ces axiomes, pour être fructueux, doivent être appliqués avec la lar-
geur que comportent les exigences de la matière où on les transporte.
686 REVUE THOMISTE

Ainsi, en physique, deux sources lumineuses sont égales lorsque placées à


égale distance d'un écran elles projettent sur cet écran deux taches qui se
confondent. De même, en morale, deux actions pourront être spécifique-
ment identiques mais numériquement distinctes; l'identité peut être par-
tielle ; elle pourra être une simple égalité. « Pour pouvoir se substituer les
uns aux autres, les agents doivent être également agissants et agir en vue
des mêmes fins... des êtres doués du même degré de réflexion peuvent
être inégaux s'ils proposent à leur aclivité des fins différentes. » (p. 551).
L'égalité de réflexion et de force volontaire dans l'accomjjlissemenl d'une
« même tâche », voilà le critère pratique de l'identité requise pour les
substitutions de la morale déductive appliquée.
Les théorèmes développeront l'axiome ainsi compris. Ils se formuleront
en trois énoncés dominant les trois préceptes de la justice individuelle, de
la justice sociale « commutative », et de la justice sociale distributive.
Exemple : « L'individu est juste envers lui-même lorsqu'il se considère
comme égal à soi, ne supporte aucune diminution de son être sans recon-
quérir ce qu'il a perdu..., met de la dignité dans sa vie... Soutenir sa
dignité d'agent contre ses propres instincts, les entreprises humaines el
les événements naturels, telle est en résumé la justice individuelle con-
forme aux théorèmes de la morale déductive ? » (p. 554). Préceptes de
même type pour la justice sociale.
2° Cette morale étant nécessaire devrait être réelle. Pourquoi n'est-elle
de fait qu'un idéal ? M. Lapie attribue ce résultat à une erreur intellec-
tuelle. Les hommes se trompent dans l'emploi des théorèmes moraux, ils
appliquent à faux les axiomes, ils errent dans les définitions des
termes, des agents et des actions, prenant la bête pour l'homme et les
passions pour des actes, « rejetant sur l'inconscient le mérite de l'homme
de génie et la responsabilité du criminel ». Conclusion : nul n'est
méchant volontairement; le vice est une erreur.
3° Ainsi par la faute de l'intelligence, le bien n'est pas réalisé, il devient
un idéal. Or, c'est là une contradiction pour l'intelligence. « Il me semble
que A n'est plus A, que les mêmes causes ne produisent plus les mêmes
effets (p. 564). L'esprit humain cherche à supprimer ce scandale. Cet
effort s'appelle l'obligation, Et de fait l'expérience répond à cette idée.
Tantôt c'est l'instinct, tantôt c'est la science spéculative qui causent le
désordre. A chaque forme, individuelle ou sociale du « scandale logique »
correspond une forme spéciale de l'obligation (p. 560). En face de l'instinct,
l'obligation de la dignité ; en présence d'une domination abusive de mon égal,
l'obligation de rétablir l'égalité... L'action conforme à cette obligation
est une action morale. Pourquoi ? c'est qu'elle est une application de
A=A, aussi complète que le comporte la matière morale. La satisfaction
LA VIE SCIENTIFIQUE 687

de la conscience, c'est l'absurdité disparue : que l'absurdité persiste,


c'est le repentir, ou, c'est le remords si nous sommes complice. Et ainsi,
toujours une action morale tend à rétablir l'équilibre logique violé.
« Ainsi, conclut M. Lapie, la déduction, partie de l'abstrait, aboutit aux
sentiments les plus vivants de l'âme humaine » (p. 869) :
Nous ne dirons rien de l'impression d'attirance que produit sur le lecteur
amoureux de lof/ique la thèse de M. Lapie. (7e serait une séduction si un léger
doute ne planait sur la solidité de sa base. M. Lapie rejette en Hoc la conception
Icantienne de l'obligation, parce que,, dit-il, Kant postule un principe finaliste
dont Vévidence est douteuse (p. S48). Et rien n'est plus exact. Mais M. Lapie
ne postulerait-il pas lui-même, sans s'en douter, un autre principe finaliste?
sans doute sa déduction des axiomes fins de la morale est très logique, liais,
dans le passage de l'axiome pur à Vaxiome applicable (p. 551), M. Lapie ne
reprend-il pas d'une main tout ce dont il s'est débarrassé de l'autre. Lorsqu'il
établit l'équivalence pratique des actions aux agents et des agents entre eux, ne
fait-il pas appel à la notion de fin pour égaliser les agents vis-à-vis de leurs
actions. Je cite : « Les agents pour pouvoir se substituer les uns aux autres
doivent être également agissants et agir en vue des mêmes fins. »
Et un peu plus bas : « Si deux hommes collaborent a une même
tache..., on peut dire qu'à ce point de vue ils sont égaux ». N'est-ce
pas introduire un élément finaliste dans une sorte de calcul tout formel?
Et que devient dès lors la nécessité de la déduction des axiomes moraux, soumis
dès leur origine à une condition objective de finalité ? Ce n'est plus une nécessité
catégorique et de simple conséquence, c'est une nécessité hypothétique. Les axio-
mes moraux ne dérivent pas dir'ectemenldev-AestA » appliqué à de purs efficients
et à leurs actions; il y a un axiome intermédiaire qui est le principe de finalité.
Et M. Lapie s'en rend si bien compte, que, passant aux ''résultats, il
nous montrera l'agent se prenant lui-même et son bien comme règle, c'est-à-
dire en dernière analyse, commefin de sa justice individuelle (p. 554).
Ainsi, au-dessus du domaine des actions et de leur relation à leurs agents,
apparaît le domaine des intentions, c'est-à-dire de la relation des agents à leurs
fins. Et le second conditionne le premier. C'est tout ce que nous voulons constater
pour le moment (1).
En résumé, réfutation de Kant par M. Lapie; puis imitation de Kant
par le même M. Lapie, et la causefinale s'imposant à tous deux comme le res-
sort premier de la moralité, telle est la leçon qui se dégage de cet article,
pour la plus grande satisfaction de ceux qui tiennent, avec Aristote et saint
Thomas, que la fin est le principe de toutes nos actions morales. Finis est prin-

(1) La définition du vice comme erreur logique demanderait, elle aussi, un éclaircisse-
ment que les limites de ce compte rendu ne nous permettent pas de donner aujourd'hui.
688 REVUE THOMISTE

cipium in operabilibus ab homine {II Phys. Cf. Ia II00, q. i, a. 1 : Sed


contra).
{Revue de Mètaph. et de Mor., septembre 1897.)
A. G.

Dugas : Analyse psychologique de l'idée du Devoir.


thèse déductive, la thèse inductive. - - Après k
Pour M. Dugas, le devoir et son
obligation ressortissenl à l'ensemble des sentiments naturels qui, ayant pris
conscience de leur valeur, de leur force et de leur direction, se sont trans-
formés en habitude et en règle (p. -410). Comment? Grâce à l'abstraction
intellectuelle. « C'est parce qu'il est doué de la faculté d'abstraire que
l'homme est un être moral » (p. 390). Et parcourant les différents sys-
tèmes, l'hédonisme, l'utilitarisme, l'altruisme, M. Dugas- nous montre
partout le sentiment spontané, se perfectionnant par l'expérience, par
l'abstraction devenant supérieur à lui-même et sa propre règle, laquelle
coïncide du reste avec sa conduite primitive.
Kant s'est donc trompé en posant le devoir pour en déduire la conduite
morale; il eût dû poser les sentiments pour en induire le devoir... La
morale relève de la psychologie plus que de la logique et de la méta-
physique.
Il y a certainement une part de vrai dans la thèse inductive de M. Du-
gas, comme d'ailleurs dans la théorie dêductive de M. Lapie que nous
examinions à l'instant. Et cette part de vérité contenue dans deux thèses
?contradictoires vient sans doute de ce qu'il y a deux questions bien dis-
tinctes dans le problème des hases de la moralité. Il y a la question de la base
.de la méthode à suivre pour fonder la morale et il y a la question de la base
de la moralité ou de l'obligation morale prise en elle-même.
La méthode, voilà le point de départ de M. Dugas. Il veut, et il a raison
,
puisqu'il s'agit de la règle de nos appèiitions, un point de départ psychologique.
Nous ne disposons, en effet, tout d'abord que de nos sentiments naturels. C'est
en eux et par eux qu ilfaut découvrir leur règle. M. Dugas est si pénétré de ce
principe qu'il fait dépendre de la psychologie telle qu'il la conçoit le caractère
impératif Au devoir : à l'impératif catégorique, il substitue un impératifpsycholo-
gique. L'obligation est l'empire du sentiment èduquè par l'abstraction sur le
sentiment fruste. Son absolutisme est l'absolutisme d'une nature progressive,
d'un stade supérieur de Vévolution psychologique sur le stade antérieur.
M. Lapie, au contraire, se préoccupe avant tout de justifier l'absolu du
devoir. C'est parce que A est A que la morale a son caractère impératif. S'il fait
intervenir des éléments psychologiques, les agents et les actions, c'est comme
matière de la moralité : ce n'est pas comme point de départ. Seule, l'intelligence
parmi les élémentspsychologiques est facteur de la moralité; mais facteur acci-
LA VIE SCIENTIFIQUE 689

?
dentel, et encore de la moralité réalisée, non de la science morale. Ella intervient
pour réparer ses bévues, pour faire cesser les absurdités logiques dont elle est la
cause. Ainsi, la cause de Vobligation est au fond toute logique chez M. Lapie,
chez il. Dugas toute psychologique. Et la raison de ces divergences est la con-
fusion entre lefondement ciel'obligation morale et le fondement de la méthode
morale.
De ces deux tfièses, à notre sens, on en ferait une bonne. La morale étant une
cl/ose humaine, elle doit prendre son point d'appui dans la psychologie de nos
appétitions. Cest ainsi que saint Thomas pose la question dans la Prima se-
cundac. C'est ckms les exigences de notre dynamisme appëtitif qu'il recherche le
principe de la moralité. Kant du reste semble avoir fait de même lorsqu'après
avoir réduit dans sa première critique toute réalité, et donc ce que nous entendons
par notre nature à la raisonpure, il s'est demandé si cette raison pouvait deve-
nir piratique. Son tort est d'avoir demandé à une idée qu'aucun lien ne rattache
nécessairement à la raison pure, à une idée de simple fait {et encore?) le Devoir,
la preuve justificative de ce pouvoir. A l'inverse, le tort de M. Dugas nous semble
être d'accorder la raison de moralité à la nature brute,aux causes psychologiques
efficientes prises dans leur totalité, et de ne donner aucun critère général pour
expliquer la supériorité qualitative de certains « sentiments » sur les autres.
« D'une manière générale, dit-il, une règle morale est toujours conçue
comme supérieure en un sens aux actes particuliers qu'elle est destinée
à produire quoiqu'elle n'ait d'autre but de produire ces actes. » Il eût
fallu dire pourquoi la règle morale devait être conçue avec cette « supériorité »,
trouver clans notre dynamisme psychologique sa raison d'être. L'abstraction J
voilà qui est bien comme condition de cette supériorité, mais n'explique nulle-
ment sa cause. Une idée abstraite n'est pas toujours ni nécessairement impè-
raiive. Aussi M. Dugas a-t-il senti comme M. Lapie le besoin délayer ses
inductions sur des principes étrangers certainement à ses idées. Ne définit-il
pas la moralité (p. 398) : la conformité des penchants aune lin qnelconque.
Il est vrai qu'il n'entend pas par fin « un idéal déQni ». Mais peu importe. Il
reste que l'idée de destination n'est pas étrangère au travail de il. Dugas ; et
justement, puisque faire reposer la moralité sur la nature, c'est la faire reposer
m dernière analyse sur la destination quifournit la seule explication rationnelle
clelanature. (Cf. Aiust. IIPhysic.)
La destination, voilà, ce nous semble, V élément psychologique qu il importait
de dégager de nos appélitions immanentes. Que peut faire l'abstraction si l'être
n'est pas destiné à prendre pour règle de sa conduite et de ses appétitions les
tdées abstraites de sa conduite et de ses appétitions ?
Et voilà, ajouterons-nous, retrouvé au sein même de notre psychologie imma-
nente cefondement du devoir qui nous apparaissait déjà tout à l'heure, dans la
thèse de M. Lapie, comme l'axiome dissimulé de sa morale dëductive.
690 REVUE THOMISTE

Car la destination a pour corrélatif nécessaire la destinée objective, le lut; en


particulier, chez l'homme,pas d'appètition sans un but conçu comme tel. Ainsi
aux exigences denotre dynamisme psychologique correspond un principe d'obliga-
tion qui n'est pas arbitraire, comme le devoir kantien, mais tiré de ces exigences
mêmes : ce principe, tout idéal qu'il est, puisque nos exigences ne le postulent
tout d'abord qu'à l'état de conception, n'en estpas moins objectif et agissant dans
son ordre d'action. A la fois tiré de notre immanence et commandant, par Tat-
trait qu'il exerce, notre activitépsychologique il synthétise les deux desiderata du
Problème de la Moralité: une base psychologiquepour la méthode; un fonde-
ment impératif'pour la moralité.
Ajoutons un mot ou plutôt 31. Dugas l'ajoutera lui-même. N'a-t-il p>as dit
page 395 : « Il ne manque à l'avare pour être vertueux que de diriger sa
volonté vers une fin meilleure. » Il y a donc desfins meilleures que d'autres
et quelles sont-elles sinon les fins qui correspondent aux meilleures parties de
notre organisme psychologique ? Ainsi notre dynamisme intime ne prouve pas
seulement l'existence d'une destination objective. De la qualité de nos appètitiom
nous extrayons, pour ainsi dire, la qualité des buts. Et si la raison, est finale-
ment la partie laplus avancée de notre psychologie, vivre selon la raison' pour
desfins que la raison approuve et dicte, sera le but suprême et la cause psycho-
logique et impèrative tout à la fois de la vrais moralité. Car, dit saint Thomas :
Sicut et omni gustui deleclabile estdulce; sed quibusdam maxime delec-
tabilis est dulcedo vini, quibusdam dulcedo mellis, aut alicujus talium.
Illud tamen dulce simpliciter oportetesse melius deleclabile in quomaxime
delectatur, qui habet optimum gustum ; et similiter illud bonum ojjorlel
esse completissimum quod, tanquam fînem ultimum, appétit habens affec-
tum bene dispositum. » (I" II"0, q. i, a. 7.)
[Revue philosophique, octobre 1897.)
A. G.

III
LOGIQUE
Abbé Martin : La démonstration philosophique. -
Elle peut se
définir : l'exposé doctrinal qui traduit et montre comme.intelligible une
conception totale de l'univers. - Toute doctrine est condensée dans un
principe ; celui-ci a l'air de s'appuyer sur des preuves, mais ces.dernière;;
ne valent que par leur rapport avec le principe, donc la démonstratioii
philosophique est un cercle.
Oui. Toute expression de notre pensée est une répétition : proposition,
syllogisme, série de propositions ou de syllogismes ne sont que l'expres-
sion plus.claire, plus forte d'une pensée unique.
LA VIE SCIENTIFIQUE 691

La raison fondamentale est l'unité de toutes nos pensées spéculatives,


de sorte qu'on pourrait définir l'intelligence : la force qui pense toujours
très confusément toute la science spéculative indivisible en son fond (!).
-
1. a) On enseigne l'enfant par deux manifestations simultanées de la
pensée : la manifestation -par le signe, ou manifestalion de la pensée en
son unité indivisible (!), et la manifestation par le langage, ou manifesta-
lion morcelée et déterminée,
b) L'enfant perçoit une pensée totale et réfléchit.
c) L'enseignement ne transmet pas une doctrine, il fournit l'excitation
nécessaire pour que l'enfant perçoive en lui-même la doctrine.
-
2. Tout homme, le sauvage le plus grossier, aussi bien que le plus
sublime philosophe, pense, par un acte très confus, la science spécula-
tive universelle.
On comprend que les auteurs de définitions soient condamnés à servir
des tautologies. Arislote, par exemple, définit la démonstration par la
science et la science par la démonstration.
L'auteur oublie de Sire qu'Aristote commence par définir inductivement le
savoir.
Toute une série de faits indiscutables témoigne qu'il existe en nous
simultanément une pensée confuse, illimitée, et un grand nombre de per-
ceptions claires qui nous re23i'ésentent, en la morcelant, la pensée confuse
indivisible en son fond.
-
3. Les philsophes, tous, ne font que penser diversement cette science
spéculative universelle. Celle-ci est possédée dès l'origine et indivisible-
ment, car on n'a jamais eu conscience de recevoir du dehors, de perce-
voir au dehors une perception doctrinale.
Dans les mathématiques il existe un ordre doctrinal rigoureux, en
philosophie, non pas ; nulle ordonnance, ni préséance.
Démonstration, au sens de passage à l'inconnu, n'existe nulle part:
mais il existe en mathématiques comme en philosophie une démonstra-
tion, au sens de procédé par lequel on perçoit dans un principe primitif
tout ce qu'il contient, c'est-à-dire tout ce qui était en nous et que nous
n'apercevions pas.
Comment? M ce que nous n'apercevions pas n'était pas inconnu?
L'auteur a laissé son expressionfavorite de pensée totale clans une confusion
et une obscurité totales. La distinction de subjectif'et d'objectif eût été un bien-
faisant rayon. Seulement, voilà... Au point de vue objectif qu'il y ait un objet
ou un total, l'être, d'accord, mais que nous en ayons une pensée totale, indivisible
en son fond et dont la conscience de plus en plus claire soit tout notre dévelop-
pement doctrinal, non. Cet objet total est un trop gros morceau pour notre intel-
ligence, elle se l'assimile par bouchées. Et nous trouvons dans cette nécessité
692 REVUE THOMISTE

une définition nette de nos facultés intellectuelles et de la principale, le juge-


ment : Inlellectus humanus non slatim in prima apprehensionc capit per-
fectam rci cognilioneni, sed primo apprehendil aliquid de ipsâ... Et
secundum hoc necesse habet unum apprehensum alii componere, et divi-
dere (quod est judicium); et ex unâ compositione et divisione adaliam pro-
cedere, quod est ratiocinari. (S. Tu. I P. q. lxxxv, art. S.)
Ce ne sera, « ni une critique fondamentale de l'intelligence humaine
dit l'auteur au début, ce ne sera guère qu'une histoire »... Plût à Dieu que
ce fût une histoire .'
{Revue philos., sept. 1897.)
J.-D. F.

G. Milhaud : Le raisonnement géométrique et le syllogisme.


I. - Dans le procédé euclidien la formule générale de toutthéorème est
celle-ci : Ces éléments sont dans des conditions telles qu'on peut affirmer
d'eux telle chose, - parce qu'on peut affirmer telle chose des
quelconques qui se trouvent dans ces conditions. La réduction en syllo-
éléments

gisme est donc facile.


A l'cnconlre de'Cournot et Lachelier déniant au procédé géométrique le
nom de syllogisme, parce qu'il ne s'y rencontre pas d'attributs affirmés
d'un sujet, ni genres, ni espèces, et avec Aristote dont la définition géné-
rale et l'opinion l'autorisent, M. Milhaud soutient que le raisonnement
géométrique est un vrai syllogisme.
II. - Le caractère propre de ce syllogisme est qu'il échappe le plus
qu'il est possible aux critiques de l'école anglaise : le point de départ esl
bien une formule générale, les cas particuliers antérieurs à celle-ci n'exis-
tent pas. Il a donc une valeur logique toute particulière.
Lïauteur a tort de séparer la cause du syllogisme en matière géométrique des
syllogismes en matière quelconque, a) L'acquisition des majeures premières esl
ailleurs comme ici d'un procédé identique et inductif (Aristote. Bern. Analyt.,
liv. I, c. ull.). b) Ici comme ailleurs, des cas particuliers précèdent la formule
générale, c) Valeur logique toute particulière doit s'interpréter : valeur logique
égale, mais à certains égards plus évidente.
III. - La géométrie ne serait-elle donc que le développement de quel-
ques données premières? Cette assertion, au premier abord étrange,
s'explique - non par le recours constant à l'intuition, nécessaire, d'après
-
Kant, dans la démonstration, non par la méthode de récurrence pro-
posée par Poincarré, - mais par ce fait que l'esprit dans le choix même
de deux propositions pose un acte sj'nthétique et proteste contre toute
idée d'inertie et d'immobilité.
IV. - Sur quoi se fonde cette sympathie de la géométrie pour le syl-
LA VIE SCIENTIFIQUE 693

logisme ? et sur quoi se fonde la vertu magique de celui-ci ?


sur le principe d'identité,
- Ce n'est ni
ni sur le principe de contradiction, ni sur aucun
autre plus conqilexe ; mais sur la nature même du syllogisme, forme la
plus simple du mouvement de la pensée qui veut comprendre et j)our qui
comprendre c'est faire disjjaraître le nouveau d'une chose en le faisant
rentrer dans le connu.
L'auteur répète la critique portée par M, Boutroiix contre le principe d'iden^
titè et réfutée ici même (cf. Revue Thomiste, janvier 1897). D'ailleurs h nou-
veau ne peut rentrer dans le connu que par le principe d'identité.
Ce mouvement de la pensée exprimé par le syllogisme est plus facile en
géométrie : la majeure est plus à la jsortée de l'esprit, puisqu'elle est
l'expression de ce que l'esprit lui-même a voulu et créé; la mineure est
le sujet universel réalisé avec un minimum de circonstances particulières,
et donc plus aisément perceptible.
[Revue philosophique, oct. 1897.)
J.-D. F.
IV
PHYSIQUE
Maldidiiïr : Le Hasard. .- Notion obscure pour l'homme, selon
Aristoïc, et, sur la foi de celui-ci, longtemps considérée comme à peu près
réfractaire à l'analyse...
Au risque de paraître « prêcher pour mon saint », car tout thomiste est dis-
ciple du Stagiritepar?? saint Thomas, l'auteur, le dirai-je, a mal compris
Âristote. Celui-ci, étudiant l'opinion qui faisait du hasard une cause ocadte,
dit que l'effet auquel nous accolons Tèpith'etc de « par hasard » provient de
causes tellementmultiples, infinies même, que V ordonnance et parlant la connais-
sance en est obscure, ?- au rebours des effets naturels procédant de causes
déterminées et connaissables. D'ailleurs Aristote a cru parfaitement analyser
cette notion réfractaire, et nous le croyons après lui, jusqu'à preuve du con-
traire.
-
I. Fausses conceptions relatives au hasard.
a) Un événement est dit produit par hasard quand il n'a pas de cause
ou que nous ne lui en attribuons pas.
V) Le hasard est une cause réelle, impénétrable, anarchique.
c) Le hasard est une cause réelle, mais inconnue de nous, « la cause
ignorée d'un effet connu. » (Voltaire.)
d) Le hasard est l'imprévisible.
c) Les faits de hasard sont ceux qui ont des causes, mais pas de loi,

-
II. Véritable contenu de l'idée de hasard.
a) L'événement fortuit doit être une coïncidence ; dû, non à une cause
694 REVUE THOMISTE

unique, mais à deux ou plusieurs causes ou séries de causes accidentel-


lement conjuguées qui déterminent un effet conqDlexe.
b) L'événement fortuit, ne doit pas être l'oeuvre d'une volonté agissant
d'une façon, consciente, prévoyante et suffisante ; celle-ci d'ailleurs se
trahit par la complexité ou la fréquence du fait.
L'auteur, à ce propos,, interprète peu justement une distinction d'Aristote.
Celui-ci, dit-il, avait deux expressions différentes pour désigner te hasard.
Tà'dTOtùjçrçç, c'est le hasard en général.
Tb aù-cô^aiov, c'est le hasard en tant qu'il s'oppose à la volonté humaine.
Non. La première désigne un résultai imprévu mais où la volonté humaine a
son rôle, insuffisant, cela va sans dire, pour expliquer ce résultat. Les versions
latines traduisent par le mot forluna, que saint Thomas définit : Fortuna est
intellectus, agens praeter intenlionem. La preuve est cette parole d'Aristote :
|

« La fortune n'a trait ni aux choses inanimées, ni aux bêtes, ni aux en-
fants, parce qu'ils n'ont pas d'intention. .- Le hasard se rencontre et dans
les animaux autres que l'homme et dans les êtres inanimés » (1). En
français, du reste, les mois fortuné, infortuné, s'appliquent surtout aux
hommes. La seconde expression, aùto^atov, casus, est un résultat de même
nature, mais ailleurs que dans les choses humaines.
c) Il doit y avoir mutuelle indépendance entre les causes dont dépend le
fait fortuit.
III.- Conséquences.
ci) Le Hasard n'est pas une essence métaphysique,
b) Ni une cause, énergie agissante, puissance créatrice,
c) Ni une cause, antécédent phénoménal, mais réel toujours, sous des
conditions définies, suivi d'un certain conséquent.
« Le hasard, dit à ce propos l'auteur, peut même, contrairement à une
affirmation très catégorique d'Aristote, être cause ou principe, non seule-
ment d'événements habituels et ordinaires, niais encore d'événements
constants. » Ainsi une condition de supériorité dans la lutte pour la vie,
due à un concours fortuit de circonstances, peut assurer la survivance
- constante - d'une espèce. Aristote ne parle pas ici du hasard comme
fait-cause, mais comme fait-effet. Il distingue trois classes d'effets : ceux qui
arrivent régulièrement, ceux nui arrivent ordinairement, ceux qui arrivent
extraordinairement. Les effets dus. cou hasard rentrent dans cette dernière classe.
L'auteur lui-même Va avoué plus liaut en déniant aux Jaits fortuits les carac-
tères de complexité et defréquence. Et voilà tout ce que dit Aristote dans le pas-
sage incriminé (2).

(î) Oijte c£^uX0V o'JÔàv oCrre ©Yjpiov oute jraiôtov oûSèv izoïzï cctzô t-uy^ç... To ô'aÛTOjxaxov
y.ai -coTç aXXotç Çwotç xa\ TtoXXoïç twv àfyiy&v. {Phys. liv. I, ch. vi, édit. Didot.)
(2) Phys. liv. II, ch. v, éd. Didot.
LA VIE SCIENTIFIQUE 695

cl) Le hasard est toutefois quelque chose de parfaitement réel et objectif.


II existerait pour une intelligence absolument lucide et omnisciente.
e) Il est au coeur des choses, suivant le mot d'Epicure, mais sans bannir
ni la science qui les connaît, ni Dieu qui les gouverne.
Aristote, au livre des Physiques, cite des philosophes qui ont parlé des choses
naturelles autrement qu'en « naturalistes » ; nous dirons que M.Mald'idier parle
ici de choses t/iéologiques (omniscience divine, Providence) autrement queri
tliéologien. Mais cette dernière petite querelle, ajoutée aux autres,
querelles d'école, n'est-ce pas ? - -
presque
ne nous empêche ni de reconnaître ni de
louer l'élégance du coup de plume et l'acuité du coup d'oeil.
(Revue Philos., juin 1897.)
J.-D. F.

PSYCHOLOGIE
Armand Thijîky : La vue et les couleurs.
Il nous est impossible dans ce court complu rendu de dire tout le bien que
nous pensons de la réponse jaile par M. A. Thièry à l'article de M. Hallez. Du
plus pur thomisme, l'étude du professeur de Louvain relève en même temps du
disciple distingué et du collaborateur de Wunclt. Les résultais certains de la psy-
chologie expérimentale s'entre-croisent avec les notions les plus rigoureusement
traditionnelles de la psychologie d'Aristote, de saint Thomas, de Gajetan, de Jean
de saint Thomas. L'Ecole de Louvain a bien mérité de la renaissance scolastique
en mettant en si limpide lumière l'une de nos plus importantes thèses, intimement
liée qu'elle est, à la doctrine delà i/ièse de la connaissance!ntellectuelle. Ce travail
restera comme un modèle de cette synthèse entre l'ancien et le nouveau, que la
Revue Néo-Scolaslique comme la Revue Thomiste se sont donné pour tâche
de présenter aux philosophes du temps présent. Nous le disons sans envie,
mais avec l'émulation que ne peut manquer de provoquer une oeuvre bien
faite, et dans un sujet aussi controversé, semble-t-il, définitive. M. A. Thièry a
montré par là que nos Universités et Collèges thomistes peuvent avec confiance
envoyer des disciples à son école pour acquérir un élément qui manque encore à
peu près généralement aux centres philosophiques, catholiques et aidres. Le
laboratoire de psycho-physique de ^'Institut philosophique de Louvain n'est
ilonc pas un ornement de luxe, un joujou coûteux comme on Ta dit. C'est un
instrument de travail sérieux, vraiment philosophique. La démonstration est
faite. L'aveu eu sera sans doute d'autant plus recevable qu'il vient sinon d'un
adversaire, du moins d'un opposant quijusqu'ici avait formellement réservé son
jugement.
- On me permettra de ne rien dire de l'article. Ce travail veut être lu.
690 1ÏEVUE THOMISTE

Le résumer serait l'amoindrir. Notre désir est qu'il soit tiré à part et répandu
dans tous les milieux philosophiques modernes et scolastiques.
{Revue nèo-scol., 1er août 1897.)
Fr. A. Gaudeil.

G. Lacomise : Du comique et du spirituel. -


I. L'auteur examine
une espèce du rire : celui qui a son entrée et son rôle dans la litté-
rature.
Un premier élément du rire, c'est la surprise. Dans le jeu : « Ah
coucou » l'enfant rit de surprise. « Mais voici un genre particulier de
!

surprise : celle que nous éprouvons en apercevant un objet, une action,


un sentiment, une expression hors de sa place... Un vieux monsieur
arrondit son bras et l'éloigne du corps avec lenteur pour porter à son nez
un mouchoir à carreaux bleus : on rit, parce qu'il y a dans ce geste une
sorte de majesté ou au moins de gravité déplacée. »
Le comique est fait soit avec du simple imprévu, soit avec de l'incon-
«

-
venance- au sens très large du mot soit avec du désappointement... »
On ne rit pas du vice en lui-môme, mais des mauvaises mesures qu'il
prend, du masque transparent derrière lequel il prétend se dérober. On
ne rit pas du malheur en lui-même ; le rire est alors du premier moment el
oublieux des conséquences pratiques, comme il l'était, pour le vice, des
conséquences morales.
Ne savent pas rire les esprits exclusivement préoccupés des consé-
quences pratiques ou morales el qui ne peuvent pas, môme pour un ins-
tant, d'en désintéresser.
Le burlesque consiste dans l'attribution d'un caractère el d'un lan-
gage ou trop bas ou trop haut à un type connu ou convenu; ex.: le Virgile
travesti.
Le grotesque aurait pour matière celle même du burlesque, mais arrangée
de façon à paraître un peu laide.
Le bouffon, c'est le comique mené à l'extrême par un trait d'inconve-
nance exagéré jusqu'au fabuleux, au merveilleux, à l'invraisemblable;
c'est une vérité poussée à l'impossible, mais en ligne droite..., dans le
genre d'une caricature à la fois exagérée et très ressemblante. « C'est
l'épique du rire. »
Le rôle du rire et de la littérature comique a pour formule cette vieille
devise : « Rien de trop ». II nous empêche de prendre l'homme appareilI
pour l'homme vrai. Le monde dépourvu du comique deviendrait trop sot.
Mais n'exagérons pas le rire jusqu'au point où la faculté de compatir et
de plaindre pourrait s'amoindrir.
II. Il est plusieurs manières d'avoir de ['esprit.
LA VIK SCIENTIFIQUE 097

a) Feindre un caractère comique et parler en conséquence. Ex. : le


monsieur qui feint la logique. « Un âne est, on ne sait comment, tombé
dans une cave. Des gens s'empressent pour le retirer et n'y voient pas
moyen. Un passant s'approche, regarde, comme les autres, par le soupi-
rail. « Mais c'est bien simple, dil-il, il n'y a qu'à le mettre en bou-
teilles. »
i) Relever dans autrui avec gaieté et malice une inconvenance. L'ingré-
dient capital ici, c'est la forme du langage. Ex. : la réplique au renard qui
prône les avantages de la queue coupée. « Votre avis est fort bon, mais
tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra. » -
La périphrase du
singe qui trouve l'ours mal bâti : « Jamais, s'il veut m'en croire, il ne se
fera peindre ».Ces façons de dire sont des pointes, il semble qu'on fait voir
loute une chose en la montrant rien que par un de ses angles ou par une
arête aiguë.
c) Produire de la surprise en jouant avec les mots.
cl) User de l'analogie en matière plaisante.
-
Le prince Napoléon,
pourvu d'une liste civile, se refuse à représenter officiellement. « Alors,
prince, dit Augier, rendez l'argent. » Analogie fournie par le mol :
représentation.
Tous ces genres se mêlent plus ou moins, la classification n'est peut-
être pas rigoureuse, ajoute l'auteur, mais les trois premiers pris en bloc
et le quatrième pris à part forment du moins deux groupes irréductibles. ~

[Revue de métaphysique'et de morale, sept. 1897.)


J.-D. F.
X. : La Philosophie universitaire est-elle la philosophie tout
court?- Critique pleine de verve et de bon sens à propos d'une saillie
d'Yves le Querdec...,je veux dire de Mgr Pechanval, Vévè que futur d'Yves
le Querdec. X. tient que l'expression philosophie universitaire ne répond à
rien. Il n'y a en effet que des philosojdiies universitaires. Dans VUniver-
sité, l'histoire de toutes les philosophies possibles et impossibles a pris la
place de la véritable philosophie qui est une science, cognilio cerla et evi-
densper causas. Cependant, sur plusieurs points et jusqu'à ces dernières
années, la philosophie des écoles de l'Etat a présenté une certaine cohé-
sion. La théorie des trois facultés, la théorie de la perception externe
par intervention de l'intelligence, la théorie de la sensation pure récep-
tivité, sans acte propre et sensilif de connaissance, etc., etc., sont autant
de principes encore aujourd'hui communs presque à toutes les philoso-
phies enseignées dans l'Université. « Il est vrai, remarque X.,que depuis
quelques années ce fonds commun, ce stock de vieilleries cartésiennes ou
autres qui a constitué assez uniformément la moelle de tous les Bènards du
REVUE THOMISTE. - !i° ANNÉE.
- 47.
698 REVUE THOMISTE

temps passé, tend à se disloquer et à faire place à une variété plus


grande. » Mais bien loin d'être un progrès, c'est là, selon X., une décom-
position fâcheuse prélude avant-coureur d'une parfaite anarchie dans les
idées avec au bout l'agnosticisme pour fatal dénouement. « Le jour où
chaque professeur, de Caro et Jannet à Berlhelot et Jaurès, pourra en toute
liberté inoculer à ses élèves le petit poison philosophique spécial de son
invention - ce jour-là <rui n'est pas loin *ïu on ^ré^are inconsciemment
peut-être dans l'Université sous le couvert du libéralisme dans les idées,
ce jour-là nous verrons le triomphe de la philosophie tout court... »
L'auteur conclut : « La philosojDhie qu'on trouve dans saint Thomas et
dans l'Ecole constituée par ses nombreux disciples est pour nous au moins
en substance... la philosophie tout court. Nous ne sommes point assez
sols pour l'accepter uniquement parce que saint Thomas ou tout autre
cerveau humain l'aurait de son propre fonds inventée. Elle s'est imposée
naturellement à l'intelligence de saint Thomas comme elle s'impose encore
aujourd'hui à la nôtre par son intelligibilité intrinsèque. Saint Thomas a
eu le mérite général de la formuler dans une exjDosilion doctrinale qui nous
dispense de recommencer le pénible labeur qu'il a dû s'imposer pour la
mettre en bonne lumière. »
Et puis, ajoute et conclut l'auteur, il y a les indications de l'Eglise. C'est
la philosophie de saint Thomas que Léon XIII a proposé au znonde catho-
lique comme étant la philosophie, tout court. Entre catholiques l'argument a
sa valeur!
[Amiduclergé, 23 septembre.)
A. G.

F. Budnetiiîke : Dans l'Est Américain.

« Tout est dit et l'on vient trop tard » depuis plus de quinze jours que
M. Brunelière a parlé. Hais, puisque le conférencier voyageur a touché la
question si vivante des Universités en France et en Amérique, on nous pardon-
nera quelques remarques émises dans la simple intention de dégager de leur
mâche impressionniste les résultais d'une aussi intéressante enquête, et de les
fixer pour ainsi dire dans un sclième qui en fera ressortir les /rails psycho-
logiques.
Les groupes des Universités américaines récentes iGornclI, Johns
Hopkins, Zeland Stanford et l'Université de Chicago) por.r lesquelles
M. Brunelière semble marquer une préférence ont sur nos Université-
?françaises trois avantages : elles sont maîtresses de leur budget, maîtresse-
de leur enseignement, et maîtresses du choix de leurs professeurs.
« Quelle raison aurais-je, dit l'auteur, de dissimuler qu'en appuyant sur ces
LA VIE SCIENTIFIQUE 699

trois points, je songe à nos Universités, qui seront tout ce <jue l'on vou-
dra, mais non pas, à mon sens, des Universités, vraiment dignes de ce
nom, aussi longtemps que les professeurs en [seront choisis, nommés,
appointés par l'Etat ; et surtout aussi longtemps que les examens qu'elles
feront passer seront des examens d'Etat, j'entends dont le programme sera
déterminé par l'État, et dont les diplômes constitueront, pour ainsi parler,
des titres d'Etat ».
Nous permettra-k-on de rapprocher de cette humiliante déclaration le souhait
que nous formions il y a tantôt quatre ans de voir les Universités libres fran-
çaises jouir de la liberté des programmes et des examens (1) ? Nous ajoutions :
« A quoi aboutit, en définitive, ce système renouvelé d'un autre âge? A humilier
devant les 'nombreux pays où la concurrence est reconnue comme la condition de
la supériorité réelle, des professeurs qui valent mieux souvent q ne Vinstitution à
laquelle ils appartiennent. » II est en effet plus qu'étrange (que non seule-
ment nos Universités libres n'aient pas la liberté comme en Amérique, mais
encore soientjusticiables de leur enseignement, qui est souvent celui de maîtres
comme MM. de Lapparent ou Merveilleux du Vignaux, devant les moindres
professeurs des Universités dites d'Etat, en réalité des Universités rivales.
II y a à cela un obstacle, c'est qu'en France les Universités « sont utili-
taires », elles confèrent des diplômes... et ces diplômes ont surtout et
d'abord une valeur d'Elal. « Ils sont à la fois,
vice,- -
et c'en est le grand
des sanctions d'études et le titre exigé pour entrer dans une car-
rière. » L'Etal ne saurait donc s'en désintéresser. En Amérique, c'est -
M. D. C. Gilmann, l'organisateur de l'Université Johns TTojîkins, qui parle
- la première fonction d'une Université est la conservation de la connais-
sance, « et, d'un mol, remarque M. Brunelière, on ne saurait faire plus
clairement entendre que la condition même du progrès scientifique est le
respect de la tradition. » La seconde fonction est d'étendre ou de reculer
les bornes de la connaissance humaine. El la troisième fonction est de
répandre la connaissance humaine. « Nous nous faisons en Franco une
idée plus pratique et plus mystique à la fois de la science », ajoute
M. Brunelière. Plus pratique, ce n'est que trop vrai : plus mystique, on ne
le saicrait dire, car est-il vrai que les savants français dédaignent et crai-
gnent, en répandant la science, de la « vulgariser » ? Mais M. Brunelière a
sans doute voulu insinuer que tels savants français qui gardent par la presse
« contact avec l'opinion », et qu'il a mille bonnes raisons de bien connaître,
ne sont que des vulgarisateurs, au double sens du mot. L'aveu n'est pas fait
pour nous déplaire.
Un détail d'organisation a vivement frappé M. Brunelière à Johns Hop
kins. C'est que l'enseignement d'une branche du savoir est confie à un
(1) Revue Thomiste, sept. 1893.

if
700 REVUE THOMISTE

seul professeur qui est le chef responsable de son « département », et qui


en répartit la tâche commune entre ses associés, assistants, « instruc-
teurs » et-« lecteurs ». « Je ne conçois pas de meilleur moyen, plus simple
ni plus sûr, d'imprimer aux études en tout genre une féconde unité de
direction. » - M. Brunetière estime que celte organisation a été em-
pruntée à notre Ecole pratique des hautes éludes. El cela est possible
faîl IV^aîa îl fanf T>dirimit/n' r\lna nnn1 nmiT p»n f\Ànr\ii \n^îv la
/-fimnl "
.j"«,.. «u ."... *."," ...u. ."."""".,» jl^vj ........
an r"".^,. """".
mière idée. C'est au xm° siècle que l'organisation de l'Université par col-
.- rl^-
vn»^

lèges avec maîtres-régents responsables, bacheliers, titulaires ou aspi-


rants, lecteurs publics et privés a eu son apogée. El celte organisation,
dont le principe s'est conservé dans certaines écoles catholiques el
spécialement dans nos collèges dominicains, ne demande qu'à revivre an
grand jour, si la liberté el les moj'ens d'existence lui sont donnés.
Il n'est ji>as jusqu'aux séries de lectures, que M. Brunetière trouve si
original d'avoir accomplies en Amérique, qui ne soienî représentées au
moyen âge dans ces séries de disputes solennelles que les Maîtres les plut
fameux s'en allaient soulever tantôt à Bologne, tantôt à Paris, à Cologne,
à Rome... sur les questions à l'ordre du jour.
Au fond, el il s'en félicite, c'est du vieux-neuf que M. Brunetière" nous a
rapporté de l'Est américain. Les Universités style moderne lui ont paru
faire exception. Peut-être faudrait-il en rabattre. Sur ce terrain comme sur
tant d'autres, la Tradition a possédé le meilleur du présent. « C'est ici
comme "ailleurs », écrivait un jour du fond du Zanguebar l'écrivain distin-
gué que la Congrégation du Saint-Esprit a mis à sa tête. Ce mol est bien
la morale qui ressort du premier récit de voyage de l'illustre critique.
Aujourd'hui comme autrefois, pourrait-on ajouter..., même en fait d'amé-
liorations universitaires.
{Revue des Deux Mondes, lor novembre.)
A. G.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Georges Goyau (Léon Grégoire). Autour du catholicisme social


In-12, 324 pages; librairie Perrin et Cle, 1897.
Du mai 1894 au 1er avril 1897, M. G. Goyau avait publié dans la
1er
revueLa Quinzaine de remarquables articles sous la rubrique Les
idées et les faits. Il vient de les réunir pour la plupart, sous le titre :
Autour du catholicisme social,en y ajoutant, non pas un, comme il le clii
LA VIE SCIENTIFIQUE 70i

par distraction, mai"s deux articles parus ailleurs : Anne de Xainctonge


(Revue du Clergé français, 15 déc. 189fi) et VElection de 31. de Mun
(Figaro, 2 avril 1897).
Ce n'est pas delà littérature, c'est de l'aclion.
M. Goyau est un de ces catholiques qui proclament « qu'il y a une ques-
tion sociale ». Il n'a guère de respect pour les doctrines classiques de
l'économie politique; il n'a pas la moindre vénération pour les principes
individualistes du libéralisme ; et il ne craint point de choquer les préjugés
égoïstes de ceux qui, s'intitulant « conservateurs », songent surtout à
« conserver » l'étal social dont ils profitent et les privilèges dont ils jouis-
sent. Les seuls dogmes qu'il accepte, ce sont les dogmes catholiques ; les
seuls principes qu'il prétende appliquer, ce sont ceux qu'il puise dans les
encycliques pontificales, et surtout dans l'encyclique Rerum novarum ; les
seuls conseils qu'il veuille suivre, ce sont ceux que Léon XIII a donnés
et donne aux catholiques français (cf. Le Pape, les catholiques et la
question sociale, publié sous le pseudonyme de Léon Grégoire].
M. Goyau veut élargir à la fois le sens des deux mots justice et charité.
,
La justice pour lui, ce n'est point la justice répressive, règle de fer qui
régit les rapports des hommes entre eux, loi aveugle et sourde qui permet
d'user égoïstement de ses droits, ou d'en abuser jusqu'à la férocité; c'est
«ne justice plus large qui ne dépend point des institutions mais les doit
dominer,qui s'indigne des misères imméritées et des inégalités injustifiées,
qui veut corriger les défauts de notre état social, et même les iniquités du
sort. La charité, ce n'est point l'aumône, palliatif humiliant pour le pauvre
et inefficace à guérir réellement les maux dont il souffre ; c'est, dans la
plénitude de son sens latin, la caritas, l'amour du prochain, amour actif,
effort sincère pour améliorer d'une façon durable le sort des humbles et
des malheureux.
Voilà les deux conceptions d'où découle tout le système des idées
sociales de M. Goyau ; et elles forment le fonds de tous ses articles. Aussi
ces pages écrites au jour le jour, selon la succession des événements et
tas caprices de l'actualité, forment cependant un tout harmonieux : ce
n'est pas un recueil factice, c'est un livre ; ce ne sont plus des articles
détachés, ce sont des chapitres cohérents.
M. Goyau pose d'abord des Définitions et des distinctions : à
propos de la Rome de M. Zola, il montre que le catholicisme social, forme
nouvelle de doctrines anciennes, n'a rien de commun avec le nco-calho-
iicisme, forme passagère de certaines 'tendances plus généreuses que
durables; à propos du beau livre de M. de Pressensé sur le cardinal Man-
nhiff, il montre que le catholicisme social fait partie intégrante du vrai, du
complet catholicisme ; à propos des ouvrages de MM. Yves Guyot et Léon
702 REVUE THOMISTE

Bourgeois il montre que l'altruisme du premier est un mythe, la solidarité


,
du second un postulat, et que la fraternité n'existe que dans et par le
catholicisme seul.
La définition du catholicisme social ainsi posée et rendue claire,
M. Goyau démontre l'accord intime, ou pour mieux dire l'unité de celle
doctrine et de la doctrine catholique, en étudiant les aspects sociaux
du catholicisme. Le phénomène de la communion des saints lui sert à
prouver que, jusque dans le domaine du surnaturel lui-même, la religion
établit une solidarité effective, une coopération perpétuelle entre les
hommes ; le Livre de VApôtre de Mme de la Girennerie, qu'en vertu de
cette solidarité, tout homme a le devoir d'agir pour le bien, l'obligation
d'être apôtre. Et pour ceux qui douteraient encore ou de la possibilité ou
de l'utilité d'agir, M. Goyau apporte des exemples. Il eût pu choisir celui
de Mme de la Girennerie elle-même, mais il a préféré en chercher un
- tout semblable d'ailleurs - dans l'histoire du passé, et nous raconte la
vie et l'oeuvre d'Anne de Xainctonge; plus près de nous enfin, il nous
désigne deux autres modèles à suivre, deux prêtres, le curé de la Vieiîle-
Loye et le curé de la Chapelle-Montligeon.
Faut-il d'ailleurs un supplément de preuves pour confirmer encore la
vérité de sa doctrine, M. Goyau la fournit en montrant que les disciples du
« pape social » ne restent point isolés dans leurs efforts, et que de toutes
parts se manifestent des Convergences vers le catholicisme social.
L'école saint-simonienne avait déjà commencé à poser la question sociale, et
même, elle n'avait point hésité à se tourner déjà vers l'Eglise; de nos
jours, en France, Yévolution, du parti modéré semble l'amener à deux pas du
parti catholique, tandis que le catliolicisme et le radicalisme en Italie sem-
blent sur le point, sinon de coopérer, du moins de s'unir. Que dis-je, il
n'y a pas seulement des promesses ou des espérances, il y a des faits :
la disgrâce de l'économie libérale que manifestent les délibérations de nos
Chambres, les progrès de l'idée d'organisation dont témoigne la création de
l'Office central des institutions charitables.
Enfin, comme encouragement à l'action, M. Goyau dresse le bilan du
catholicisme social en 1896-1897 : la colonne de l'actif est bien
remplie : ce sont les congrès catholiques de Padoue et de Fiesole, avec leurs-
études sur l'usine et l'impôt progressif, le congrès lyonnais de la démocratie
chrétienne avec ses travaux sur l'usine et la représentation professionnelle,
et Yélection de M. de Ifun triomphe de l'ouvrier de la première heure qui
semble promettre le succès à ceux qui sont venus après lui travailler dans
le même champ, et qui permet à M. Goyau, dans ses Conclusions, d'es-
pérer la victoire.
Tel est ce livre, livre de foi et de charité, livre de bonne foi et d'action
LA VIE SCIENTIFIQUE 703 '

surtout. L'auteur assurément fait bon marché de ses mérites littéraires,


et pourtant ils sont réels : la fermeté, la netteté, l'heureuse subtilité
de la pensée, l'ardeur de la conviction, s'y expriment dans un style
énergique et vivant, un peu téméraire parfois ?-. comme les idées
qu'il traduit le paraîtront sans doute à beaucoup.
ne fût-ce que pour le discuter : et il en vaut la
-
peine.
C'est un livre à lire,

Gamm.

La Sociologie, par Auguste Comte. (Résumé par Emile Rigolage,


agrégé de l'Université, ingénieur des arts et manufactures. 1 vol. in-8°
de la Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris. Félix Alcan.) Il
y a vingt et un ans que M. Rigolage a commencé ce résumé : voyageur
au pays de l'éducation, - comme il dit lui-même, .- il cherchait une
méthode éducative et scolaire. Comte seul la lui a donnée. Et, par recon-
naissance de ce don précieux, par intérêt pour « les deux principales
applications de la sociologie », l'éducation et la politique, M. Rigolage
ne veut pas mourir sans que ce résumé, pieusement élaboré, n'ait rendu
la doctrine du Maître plus compréhensible et plus facilement applicable.
« A présent, dit-il, j'ai terminé mon voyage, j'ai pris ma retraite; mais
mon but est resté le même et, si la maladie ou la mort m'empêche de
l'atteindre, du moins je le ferai apercevoir à d'autres qui, plus jeunes ou
plus heureux, y toucheront sans doute un jour». Le Résumé sera donc
un document pour l'histoire de la doctrine positiviste; mais nous doutons
beaucoup qu'il devienne jamais le livre de chevet des éducateurs et des
politiques de l'avenir. La méthode de Comte ne suffit plus ni aux savants, ni
aux philosophes : c'est une méthode bâtarde, hybride, qui postule indû-
ment d'imposer à la philosophie les abstentions de la science expérimen-
tale ; c'est l'interdiction a priori de tout a priori. Savants et philosophes
n'en veulent plus ; sous ce rapport les idées ont bien changé depuis cette
année 187(5 où M, Rigolage commençait de résumer Comte. Ecoutez
plutôt cette voix d'outre-tombe, Comte lui-même, disant de son oeuvre :
« J'ai osé la concevoir et l'exécuter pour compléter celle qui fut entre-
prise par Bacon et Descartes. Dégagée de la métaphysique autant que de
la théologie et parvenue à l'état pleinement positif, mon intelligence
s'efforce d'attirer au même point tous les penseurs énergiques » (p. 470).
Les « penseurs énergiques », bien convaincus du néant du positivisme,
s'engagent plus que jamais aujourd'hui dans la métaphysique, voire même
dans la théologie.
M. B. S:
704 REVUE THOMISTE

G. Tarde : La Graphologie.
L'article de M. Tarde à propos de la quatrième édition du livre de
M. Crépieux-Jamin : « l'Ecriture et le Caractère», contient des vues inlé-
ressanles et de fines remarques. Pourtant l'analyse n'est pas assez poussée
sur bien des points ; de là des erreurs, et des indications dont l'exactitude
laisse à désirer.
Dans une première partie, M. T. compare l'écriture au corps humain et
à ses mouvements, comme moyens d'expression, et note certaines condi-
tions qui influent sur le degré de signification de l'écriture. Les observa-
tions de M.T. sur ce dernier point sont une preuve de sa sagacité, mais les
raisons qu'il apporte j>our donner au graphisme la supériorité sur le visage
et sur le corps pour l'étude du caractère, ne semblent pas suffisamment
appuyées, ni prises d'un point de vue assez large. Je ne vois pas que
l'avantage reste à l'écriture, parce que les mouvements de la plume sont
plus libres vis-à-vis du type traditionnel que ceux du visage dont la direc-
tion et l'amplitude sont déterminées dans une certaine mesure par la
forme héréditaire. En effet plus l'être qu'on étudie offre de fixité, de
nécessité, plus il est facile d'en avoir la science ; et si les manifestations
libres ont une plus grande richesse d'expression, l'interprétation en est
aussi beaucoup plus difficile.
D'ailleurs la comparaison aurait dû être plus étendue ; il eût fallu
joindre les formes aux mouvements, car il y a un lien intime entre ces
deux espèces de signes. Dans l'écriture, le tracé propre à chaque lettre
qui est sa forme est effectué par le mouvement de la plume et des doigts.
Dans le corps humain, la forme est le résultat d'abord du mouvement qui
aboutit à la génération, puis de ceux d'augmentation et de diminution dont
l'origine n'est pas purement extérieure, et de môme qu'on ne peut quali-
fier les types humains de conventionnels, de môme ceux des écritures ne
le sont pas absolument, comme l'insinuent les faits apportés par M. Tarde
dans sa troisième partie.
Dans celte dernière partie, M. T. signale aux graphologues l'impor-
tance de la psychologie, comme nous l'avons fait nous-mêmes à propos du
livre de M. Crépieux-Jamin (cf. Revue Thomiste, juillet 1897), mais il y
aurait beaucoup à dire sur celle qu'il propose. Assez exacte dans sa divi-
sion de l'âme en « versant judiciaire » et « versant volontaire » elle mécon-
naît-la nature de l'intelligence, en faisant de la croyance et non de l'intui-
tion son acte principal et donne une idée très incomplète de la volonté en
y indiquant seulement le désir, sans parler ni des passions, ni des diffi-
cultés que crée la liberté pour la valeur des signes. M. T. n'a pas évité,
non plus,le défaut commun des graphologues de l'attacher une forme ou un
LA VIE SCIENTIFIQUE 705

mouvement graphique à un phénomène de l'âme par une simple analogie


ou même à raison d'une métaphore. Exemple : « 11 est remarquable que
l'écriture centripète est propre aux peuples subjectifs en quelque sorte,
se faisant le centre du monde... ne sortant jamais de soi. » Ce n'est là
qu'une explication tout à fait hasardée si c'en est une ; c'est à la physiolo-
gie, à une physiologie sérieusement, minutieusement faite, qu'il faut
demander si l'induction est valable, et comment telle inclination, telle
émotion, poussera l'organe scripteur à tracer telle forme ou telle autre,
à prendre tel ou tel mouvement ; alors seulement commencera la science.
{Revuei^iilosojihigue, octobre.)
B.

Aiîbk Dohallbï : Cours complet de Droit Canon et de Jurisprudence


canonico-civile, en français. (Librairie Oudin.J

Nous venons de lire attentivement le tome II du « Cours de Droit


canon » que publie en français et en 18 volumes g. in-8°M. l'abbé Duballet,
docteur en théologie et en droit canon, licencié en droit civil.
Notre impression est des plus favorables. C'est un travail de fond,
solide, complet, méthodique. Partout dans ces pages si pleines de doc-
trine, on rencontre une connaissance profonde de la théologie, du droit
civil et ecclésiastique, une clarté et une simplicité très grandes dans le
langage, un ordre parfait dans l'exposition des idées et dans le dévelop-
pement de la discussion, une grande habileté pour résumer les doctrines
qu'il examine, un tact sûr pour les juger.
Tout plein de son sujet, riche de vues personnelles, armé des argu-
ments les plus solides, l'auteur expose sa doctrine avec une précision et
une autorité qui la font pénétrer dans l'esprit du lecteur.
On voit qu'il connaît à fond son sujet sous tous ses aspects. Sûr de lui-
même, il ne se contente pas d'exposer fermement la thèse, il aime à des-
cendre dans l'hypothèse.
En juriste expérimenté, il se promène sur le terrain brûlant des ques-
tions passionnantes sans rien perdre de son calme et de son autorité.
L'analyse de cet ouvrage dépasserait les bornes d'un simple compte
rendu. Qu'il nous suffise de signaler quelques points. Les attributions
respectives des deux puissances sont traitées avec une ampleur de vues
Qu'on ne trouve nulle part ; la séparation de l'Eglise et de l'État forme une
élude intéressante et suggestive, les objections sont résolues victorieuse-
ment. Néanmoins la conclusion ne laisserait-elle pas enlrevoir que l'au-
Icur n'est pas éloigné d'admettre une « séparation à l'amiable » ; sépara-
70b REVUE THOMISTE

tion que redoutent désormais les parlementaires aussi bien que les ennemis
déclarés de la religion.
Citons encore les paragraphes qui ont trait au « libéralisme », à la
« civilisation », à la « question juive », aux « libertés » tant vantées de la
conscience », de la « presse » et des « cultes ». Quelques-uns pourront
peut-être ne pas partager de tous points la doctrine de l'auteur, mais tout
homme sérieux sera obligé de reconnaître la valeur réelle des raisons
alléguées.
Le livre se ferme sur un aperçu très intéressant et très pratique touchant
la et Mission des laïques dans l'Eglise ». A la veille de la grande lutte élec-
torale, on ne saurait trop s'inspirer des principes qu'émet M. l'abbé
Duballet sur la nécessité, pour les catholiques, de prendre part à la vie
administrative et politique. Ce qui frappe surtout en ces quelques pages,
c'est la parfaite harmonie de la doctrine avec les enseignements de
Léon XIII.
Disons en terminant que ce « Cours de Droit canon » est plus qu'un
ouvrage de valeur, c'est une oeuvre qui contribuera certainement à resti-
tuer à cette science si nécessaire et trop délaissée la place qui lui appar-
tient dans les études ecclésiastiques.
SOMMAIRES DES REVUES

REVUE NÉO-SCOLASTIQUE
Novembre 1897.
H. Lebrun. - Les Nucléoles nucléiniens.
M. P. De Munnynck. -La section de philosophie au Congrès scienti-
fique de Fribourg.

D. Nys. - - -
Een. Pasquijkk. Les hypothèses cosmogoniques (suite).
La notion du temps d'après saint Thomas d'Aquin (suite et fin).
M. De Whlf. Quelques formes contemporaines du panthéisme.
D. Mercier. -
lastique (suite).
La psychologie de Descartes et l'anthropologie sco-

D. Mercier. -Les suggestions criminelles.


Éd. Chahay.
- L'organisme social au Congrès de l'Institut interna-
tional de sociologie.
Notes philosophiques.

DIVUS THOMAS
Fascicules xix-xx.
M. A.-M. Vespignani. - In Liberalismum universum Doctore Angelico
duce et Pontifîce sunimo Leone XIII Trutina.
M. G. - Verbum orale seu vivens magisterium princeps et essentiale
organon revelationis christianoe.
M. J.-L. Jansen.
Dr M. - - De criterio Veritatis.
Doctrina S. Thomas de,natura Theologioe speculativa?.
M. J.-B. Vinati.
Bibliographia.
- De principio causalitatis Animadversiones criticoe.

REVUE BIBLIQUE
1" octobre 1897.
M. Batiffol.
R. P. Rose. -- Les logia du papyrus de Behnesa.
La question johannine : les aloges asiates et les aloges
romains.
708 REVUE THOMISTE

Mgr Lamy.
charie.
- Les commentaires de saint Ephrem sur le prophète Za-

M. Touzaed.
Mélanges,
-L'original hébreu de l'Ecclésiastique.
La voie romaine de Petra à Mâdaba. R. P. Germer Durand.
-?
- Inscriptions palmyréniennes. R. P. Jaussen. -- Un diplôme mili-
taire de l'armée de Judée. M. Héron »e Villefosse.
Chronique de Jérusalem.
cou ver***a
-Recensions. -Bulletin. -
Dernières dé-

ETUDES
S novembre 1897.

- -
P. Y. B. Un Russe calomnié.
P. S. Harent. La part de l'église dans la détermination du rite
sacramentel.
P. C.
P. L.
--
Antoine.
Méchineau.
La Banque de France pour ou contre le privilège
La Bible d'Ethiopie (troisième article).
?

P. E.
P. H.
--
Gapelle. L'éclairage à l'acétylène (suite).
Ciiérot. Revues : questions d'histoire.
Livres.
Evénements de la quinzaine.

ANNALES DE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE


Octobre 1897.
--
R. P. A. Potvix.
Dr Durand de Gros.
Kantisme et réalisme.
Des différents ordres taxinomiques. - |L'Ordrc
de hiérarchie, III.

récentes.
-
M. Camille Bos. Le pessimisme de Pascal d'après les études les plus

nisme. - -
Abbé Ch. Denis. Esquisse d'une apologie philosophique du Christia-
Le Christianisme en nous et le Christianisme en soi; l'acte
de foi ; le symbolisme ; le problème du doute et de l'irréligion, IV.
Comte Domet de Vohces.
gères.
- Revue des revus françaises et étran-

Chronique de l'enseignement de la philosophie.


tation.
- Plans de disser-

Variétés critiques.
A. Van Gehuchten,
-- 1. Anatomie du système nerveux de l'homme:
2. L'année philosophique : E. Pillon. - 3.
Précis de Philosophie : A. Penjon.
E. Rayot.
- 4. Leçons de morale pratique ;

Bulletin bibliographique.
SOMMAIRES DES REVUES 709

REVUE PHILOSOPHIQUE
Octobre 1897
M. G. Tarde.
M. G, Milhaud.
-- La graphologie.
Le raisonnement géométrique et le syllogisme.
M. Dugas. - -
M. B. Bourdon.
Analyse psychologique de l'idée de Devoir.
La sensibilité musculaire des yeux.
M. G. Dumas. - Gall et l'expression des émotions.
Analyses et comptes rendus.
Revue des périodiques étrangers.
Novembre 1897.
M. F. le Dantec.
M. Gorlot. -- - .

Les théories néo-Iamarckicnnes (1er article).


La vision droite.
M. Si'jehan'ski. Essai sur l'origine psychologique des métaphores
(lor article).

Revue critique.
-
M. J. Philippe. Un recensement d'images mentales.

Analyses et comptes rendus.


Livres nouveaux.

REVUE DES DEUX MONDES


lor novembre 1897.
MM. Paul et Victor Margueiutte. Le désastre, cinquième partie.
-.
M. le marquis de Gabriac. - -
Chateaubriand et la guerre d'Espagne,
d'après des documents inédits. II. Chateaubriand ministre des
affaires étrangères.
M. Ferdinand Brunetièhe, de l'Académie française.
ricain. - New-York. - Baltimore. - Bryn Mawr.
- Dans l'Est amé-

M. Ahvède Barine. -? Essais de littérature pathologique.


Gérard de Nerval, dernière partie.
- IV. La folie.

M. JuliîS Leclercq. -Java et le système colonial des Hollandais.


M. Henri de Régxier.
M. Edouard Rod. - - Poésie.- L'arbre de la route.
Le jubilé d'un artiste balois, M. Arnold Boecklin.
M. Jules Lemaithe, de l'Académie française. - Revue dramatique.
La « Mort de Hoche » à la Porte-Saint-Martin ; les « Trois filles de
-
M. Dupont » au Gymnase.
M. G. Valbert.
- -
M. Francis Charmes.
Une reine de Suède, soeur du grand Frédéric.
Chronique de la quinzaine, histoire politique.
Bulletin bibliographique.
710 REVUE THOMISTE

LA QUINZAINE
1er novembre 1897.
M. PaulAllard. .-L'Histoire à la campagne.
bles sous l'Ancien Régime.
-
Paysans et petits no-

M. Paul Dubost. -
La Socialiste, III.
M. An. Hatzfeld. ?- La Polémique antichrétienne au xix° siècle. -
A
propos d'une nouvelle vie de Jésus, par Albert Réville.
M. le Comte Alphonse de Calonne.
M. Charles Loiseau. - -
Mentanaet l'Osteria del Grillo.
Les précurseurs de l'Unité balkanique.
M. Emile Hinzelin. ?- Poésie : Les flots de pain.
M. George Fonsegrive.
serie amicale sur la Revue.
-
Les Idées et les Faits : A nos lecteurs. Cau-

Nouvelles scientifiques et littéraires.


vues.
-
Bibliographie. -
Revue des Re-

LA SCIENCE SOCIALE
Octobre 1897.
M. Paul de Rousiers.
en 1923.
- Questions du jour. -
Un évéque français

M. Edmond Demolins. -La Géographie sociale de la France.


La région de la Petite Culture issue de la communauté forestière.
XIII. - -
Les types Morvandeau, Franc-Comtois et Alsacien.
M. G. d'Azamijuja. -
Le quatrième centenaire de Vasco de Gama.
qui fit la grandeur du Portugal.
Ce -.
M. A. Lemée. - La crise de la marine marchande en France.
III. Situation actuelle de la marine marchandise française.
-
Le Mouvement social.
LE CANON1STE CONTEMPORAIN
Octobre-novembre 1897.
M. J. Hogan.
M. R. Pahayre.
-- Etudes cléricales. -
VII. Néologie morale.
Des chapelles domestiques [suite).

Brefs. - - -
Acta Sanctjj Sedis. -? I. Actes de Sa Sainteté. II. Secrétairerie des
III. S. C. de l'inquisition. S. C. du Concile. -
V. S, C.
des Évéques cl réguliers. - - -
VI. S. C. des Rites.
dulgences. .-VIII. S. C. de la Propagande.
VII. S. C. des In-
IX. S. C. de la Propa-
gande pour les rites orientaux.
tenecrie apostolique.
- X. S. C. de l'Index. -XI. S. Péni-

Bulletin bibliographique.
Le Gérant : P. SERTILLANGE S.
__
PARIS. IMPRIMERIE F. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17
REVUE THOMISTE

LE SYSTEME DE SPINOZA

AU POINT DE VUE DE LA LOGIQUE FORMELLE

LE SYSTÈME DE SPINOZA. ET LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE

Spinoza est du nombre de ces philosophes qui ont non seule-


ment exercé une influence profonde sur la pensée philosophique
proprement dite, mais encore, et en général, sur le développement
intellectuel des temps modernes. Cette influence s'est exercée sur.
tout en Allemagne. Schelling et Hegel, Lessing et Goethe, Novalis
elSchleiermacher, Herderet Auerbach se sont engoués de cette phi-
losophie, et nous n'avons pas lieu de nous étonner que Spinoza
compte, môme aujourd'hui, de si enthousiastes adeptes.M.Renan, il
n'y a pas si longtemps, écrivait encore : « Il n'est plus aujourd'hui
un esprit éclairé qui ne salue dans Spinoza l'homme qui eut à son
heure la plus haute conscience du divin (1). » « Il a été le voyant
de son âge, il a été.à son heure celui qui a vu le plus profond en
Dieu (2). » On rencontre même des savants catholiques qui ne
sauraient refuser à l'homme de génie et au philosophe de valeur
qu'est Spinoza leur profonde admiration, regrettant seulement de
ne pouvoir le suivre partout. Il n'y a que quelques années, le rec-
teur d'une Université connue provoquait un étonnement assez peu

(1) Nouvelles Études d'histoire religieuse (P'aris 1884), p. 502.


(2) Ibid., p. 310.
HBVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. 4S.
712 KEVUK THOMISTE

commun, en déclarant que, comme professeur de théologie, il ne


parlait de Spinoza à ses élèves, qu'avec piété et admiration.
Le culte de Spinoza ne se limite pas, loin de là, au monde des
savants. On l'a introduit dans le peuple par des écrits scientifiques
populaires. Il y a à ce sujet d'étranges phénomènes à observer. Je
ne veux citer ici qu'un seul de ces ouvrages : c'est un dialogue
intitulé : « Jésus-Christ et Benoît Spinoza (1). » L'auteur institue
une comparaison entre le Christ et Spinoza; elle n'est pas en
faveur de Jésus. Le Christ, appuyé sur le sein de Spinoza, lui déclare
en pleurant : « Ce que j'ai inconsciemment senti, ce dont vague-
« ment je m'étais douté, toi, tu l'as prouvé clairement et scientifi-
quement (2). Le Christ est devenu le fondateur d'une religion
«

-
» «
qui a conquis le monde. Spinoza a créé la philosophie la Welt-
anschauung (3) philosophie à laquelle rendent hommage pleine-
-
ment et ouvertement tous ceux qui n'édifient pas sur le sable
d'une infructueuse métaphysique, mais sur le rocher de l'expé-
rience (4), de la science, de l'exacte connaissance de la nature.
Auquel des deux la palme? au Christ ou à Spinoza? On peul
davantage aimer le Christ, parce qu'il s'adresse plutôt au coeur.
Tout ce qui est homme comprend le Christ, ressent à sa parole
une parenté touchante avec ce coeur si pur. Mais Spinoza est le
penseur des penseurs. Il ne veut pas nous toucher, il veut nous
convaincre. Spinoza n'exige pas la foi en sa parole, il enseigne
tout simplement la vérité. Autant la vérité est supérieure à la foi,
et la connaissance consciente à une sensation inconsciente, au tan I

Spinoza l'emporte sur le Christ! Le jour où une génération meil-


leure et plus mûre, aura accordé à Ja philosophie, à la pensée, la
place qu'occupent actuellement la religion et la foi, on ne prêchera
plus dans les temples la parole du Christ : on annoncera et on
expliquera la doctrine de Spinoza. Car tout comme il n'est qu'une
vérité, il n'est qu'une philosophie, et cette philosophie est celle de
Spinoza. »
Ici se pose naturellement une question. D'où vient cet en-
thousiasme pour Spinoza? D'où cette admiration exagérée, que

(1) Dr Peter Riït.av, Berlin 1893.


(2) Op. cit., pp. S, 6.
(3) « La vraie façon d'envisager le monde. »
(4) Nous ferons observer que l'expérience est exclue du système de Spinoza.
LE SYSTÈME DE SPINOZA 713

l'on prodigue habituellement aux artistes plutôt qu'aux philo-


sophes? Les uns admirent en lui le martyr de sa conviction, les
autres, la profondeur de son système. Il est vrai que nous sommes
forcés d'avouer que peu de philosophes ont aussi conséquemment
soutenu le panthéisme en philosophie, le rationalisme en théologie,
le libéralisme en politique, et le naturalisme pour la vie pratique.
Naturellement, ces considérations sont des plus séduisantes pour
certains esprits. D'autres encore se sentent attirés par les qualités
formelles et méthodiques de son système : Spinoza se sert de la
méthode mathématique pour le fonder. C'est précisément celte
méthode qui a une si grande force d'attraction pour le penseur, à
cause de sa clarté et de la certitude qu'elle procure; c'est celte
méthode mathématique et l'apparente conséquence avec laquelle
Spinoza l'a conduite qui ont fait croire à beaucoup que son système
et ses différentes thèses ont droit à une certitude mathématique.
E l de fait, Frédéric-Henri Jacobi a tenlé de prouver, dans ses lettres
à Mendelssohn (4) sur le Spinozisme, que le système est inatta-
quable au point de vue de l'usage logique de la raison, que la
doctrine de Spinoza « n'ect pas réfutablepar elle-même »,que, par
conséquent, la philosophie rationnelle, si on lui applique la
méthode mathématique strictement scientifique, mène au pan-
théisme, en d'autres termes à l'athéisme et au fatalisme.
La vie personnelle de Spinoza ne saurait être un critérium de
vérité. Certes, nous respectons une conviction subjective, mais
celle-ci ne peut présenter une preuve pour la vérité d'un système.
La somme d'un système ne pcul prétendi'e à la vérité, qu'autant
qu'il répond, et en première ligne, à l'usage logique de la raison.
C'est ce que Harms a justement exprimé en disant: « Pas de
science sans logique. Toutes les connaissances scientifiques ont
dans la raison pensante, dans ses formes et ses principes
- -
J'application et la connaissance est le fondement de toute science
dont

une condition de leur possibilité (2). » Si génial cl riche que soit


donc un système, si grande que soit la puissance qu'il exerce sur
les tendances humaines, s'il n'est pas conséquent, s'il est en opposi-
tion avec les règles de la logique.il n'est pas scientifique, il est

(1) Werke. Vol. IV, Einleil, p. ixxvn.


(2) Geschiohte lier Logik. Berlin, 1881, Kinl.,
p. 2.
I 714 REVUE THOMISTE

faux. Si géniale et séduisante que soit l'erreur, elle ne devient


pas, par là même, une vérité.
Au point de vue de la logique formelle le système de Spinoza
est insoutenable; il peut être réfuté au point de vue de l'usage
logique de la raison. Si les principes de la logique formelle, que
Spinoza reconnaît personnellement, sont appliqués avec justesse,
son système peut être réfuté par lui-même, et dès lors ne doit plus
être considéré comme scientifique et vrai. Avant d'établir toutefois
nos preuves, il nous faut remarquer d'abord, qu'ayant à parler du
système de Spinoza, c'est son Ethica ordinegeometricodemonstrata,
qui s'impose en premier lieu à notre étude : principale oeuvre de
Spinoza, elle est en même temps celle qui nous révèle le plus
complètement sa méthode. Lui-même, d'ailleurs, la nommait
d'ordinaire, « sa philosophie ».

Pour juger le système de Spinoza, nous nous plaçons donc au


point de vue de la logique formelle, « qui n'est régie que par l'ac-
« cord des formes des pensées entre elles, de la pensée guidée par
« ses propres principes (1). » Nous cherchons la vérité formelle,
nous voulons savoir si le système est formellement juste. Or, le
système ne peut remplir celte condition que par l'accord de l'acti-
vité intellectuelle avec les lois de la logique. La logique formelle
a pour objet adéquat le Modus sciendi, qui n'est autre chose que
l'outil pour rendre la pensée correcte et juste. Nous ne parlerons
pas ici de la vérité matérielle du système ; nous ne discute-
rons donc qu'autant que le demande le procédé d'argumen-
tation logique. La vérité formelle d'un système est toujours
d'une importance capitale, car « la vérité matérielle contient la
vérité formelle, en ce sens qu'il n'y a pas d'opposition foncière
entre l'une et l'autre; mais il peut y avoir vérité formelle sans
vérité matérielle (2). » En d'autres termes : un système peut être
formellement vrai et matériellement faux,mais le contraire nepeul
se dire : un système formellement faux, c'est-à-dire un système
qui ne répond pas aux lois logiques de la pensée, ne saurait être
vrai matériellement. Notre thèse est que le système de Spinoza

(1) Drobiscii, Nem Darstellung der Logik., S Aufl., p. v.


(2) Uebehweg, System der Logilt, v. Aufl., p. S,
LE SYSTÈME DE SPINOZA 71o

est formellement incorrect et faux, et qu'il est opposé aux lois


établies de la pensée.
Pour construire son système, Spinoza a pris comme point de
départ la somme de toutes les choses existantes. Spinoza est réa-
liste, non pas phénoméniste : les choses individuelles existent réel-
lement. Par une abstraction progressive et arbitraire, toutes les li-
mites, toutes les déterminations et toutes les différences de l'être
sont éliminées. C'est d'ailleurs de cette manière que Spinoza arrive
à l'ôlre commun et indéterminé, dont l'essence est aussi commune
et indéterminée. Ensuite, retournant son procédé, il met en avant
pour principe et prend pour point de départ ce qu'il a obtenu par
l'abstraction. L'être commun est la substance, et l'essence de la
substance, ce sont les attributs de l'être, surtout la pensée et
l'extension ; la substance commune avec sa commune essence est
déterminée par les modes ou choses individuelles. C'est ainsi
qu'est obtenue l'unité de l'être. En outre, Spinoza se sert de la mé-
thode mathématique, c'est-à-dire que, de la substance commune,
les différents êtres sont déduits avec une nécessité mathématique.
Mais pour le réaliste qu'est Spinoza, la méthode mathématique
n'est pas seulement la manière de connaître les choses, mais en
même temps la manière dont elles deviennent et dont elles sont.Le
procédé logique de la connaissance s'identifie, pour ainsi dire,
avec le procédé ontologique du devenir et de l'être. Comme les
choses sont mathématiquement déduites, ainsi elles existent. Tout
ce qui est, doit pouvoir être démontré mathématiquement; tout
ce qui ne peut être mathématiquement démontré, n'existe pas. Les
choses individuelles, nos conceptions, nos désirs et nos actions
sont des quantités mathématiques, des figures géométriques. « Je
<
considérerai les actions humaines et les désirs, tout comme s'il
« s'agissait de lignes, de surfaces et de corps (1). »
Mais ce procédé est purement arbitraire et illogique. Spinoza
commet une pétition de principe. Il suppose que la méthode
mathématique est une méthode universelle, l'unique méthode de
toute connaissance scientifique. Il croit en principe que les choses
individuelles, nos conceptions et nos affections, se comportent

(1) « Humanas aotiones afcque appetitus considerabo perindeac si quoeslio de lineis,


planis, aut do corporibus esset. » Ethica, P. III. Introd.
716 REVUE THOMISTE

comme des lignes et des surfaces, que la connexion réelle des con-
ceptions et des choses répond à la liaison mathématique : ce qui est
faux. S'agit-il d'une proportion de quantité, de nombres, de gran-
deurs et de figures géométriques, la méthode mathématique est à
; mais l'objet de la philosophie est beaucoup plus vaste, et
sa place
c'est pourquoi la méthode mathématique ne peut êlre employée
exclusivement. N'est-ce pas la nature et l'objet d'une science qui
en déterminent la méthode ? dire l'inverse est une erreur.
Nos conceptions et nos affections ne sont ni des lignes, ni des
surfaces, ni des figures géométriques. Leurs combinaisons et leurs
proportions réciproques diffèrent essentiellement de celles des
lignes ou des surfaces, et ne peuvent être formulées par le calcul.
Ce que Hontheim dit de l'algorithme logique, peut se dire aussi de
la méthode mathématique en philosophie. II ne faut pas oublier
« que le calcul reste à la superficie et ne pénètre nullement dans
l'essence des choses. L'algorithme ne connaît que des propriétés.
Il ne fait aucune différence entre les propriétés essentielles et les
accidentelles, entre le genre et la différence spécifique, entre le
propre et l'accident. Les cinq prédicables dans leur ensemble ne
sont pour le calcul autre chose qu'un total uniforme (1). » Nos
jugements et nos conclusions ne sont pas davantage des équations
mathématiques. L'emploi de la méthode mathématique a dû
restreindre arbitrairement le domaine de la philosophie. Aussi
Harms dit-il avec raison : « Vouloir introduire partout le procédé
mathématique, de façon à en faire la méthode universelle de
toutes les sciences, restera une entreprise sans espoir : en effet,
les conditions du calcul, de l'esprit mathématique, ne se trouvent-
pas dans les autres sciences, et toutes les sciences ne sont pas à
tel point uniformes,que l'on puisse y adopter la même manière
de penser. Une méthode universelle présuppose l'uniformité des
sciences, et vient échouer à leur diversité (2). »
La méthode mathématique a, en outre, chez Spinoza,
des conséquences qui lui sont tout à fait propres. Un gran1'
nombre de questions et de problèmes philosophiques, parmi lcf>

(1) D. Hontheim, Der logische Algorithmes. Berlin, 1895.


(2) Geschichte der Log'xk, p. 211.
LE SYSTÈME DE SPINOZA 717

plus importants qui aient jamais préoccupé l'esprit humain, sont


ou bien tout simplement éliminés par sa méthode, ou bien résolus,
à priori, dans un sens nécessairement déterminé. Saint Thomas
d'Aquin caractérise la démonstration mathématique, de la ma-
nière suivante. La méthode mathématique ne prouve que par
la cause formelle (J). Les mathématiques ne démontrent jamais
parla cause efficiente (2). Elles ne procèdent à aucune démonstra-
tion parla cause finale.La cause finale n'existe pas pour la démons-
tration mathématique (3). Pour Spinoza, l'ordre mathématique
delà démonstration et des conséquences est aussi l'ordre réel des
choses : la connexion mathématique dans la démonstration est
en même temps la connexion réelle des choses (4). Or, comme les
causes efficientes et finales n'existent pas pour la méthode et la
démonstration mathématiques, selon Spinoza elles n'existent pas
non plus dans la nature, ni dans l'ordre des choses : il doit les
éliminer et les exclure, à priori, de son système. On pourrait donc
dire dans le sens de Spinoza : « Quod in mathematicis non existit,
non existit in mundo. »
La démonstration mathématique n'a donc pas besoin de causes
efficientes: les vérités mathématiques n'ont que des raisons; des
causes,non pas. L'essence du triangle n'est point la cause efficiente
qui fait que les angles d'un triangle sont égaux à deux droits ;
elle n'en est que la raison, le principe. La conséquence de la
méthode mathématique est donc, chez Spinoza, que la notion de
la cause efficiente et de l'etTel ne peuvent pas entrer en ligne de
compte. Spinoza ne connaît que la raison logique,le principe, et ce
qui en découle. Cause et raison, « causa efficiens et causa logica,
»
effet et conséquent, sont, à la rigueur, synonymes dans sa doctrine.
Nous en avons les preuves les plus convaincantes.
Le IVe axiome de la Ire partie de l'Ethique dit : « Effectus cognitio

(1) « Mathematica non demonstrat nisi per causam formaient. »Phys., TÀb. T. Leci. I.
(2) « In scientiis mathematicis non demonstralur aliquid
per causam agentem. » S. Th.
P. I, quaist. 44, a. 1, ad 3.
(3) «In scientiis mathematicis, quai abstrahunt a'materiaet motu, nihil probatur perhanc
causam (finalem) In mathematicis nulla demonstratio fit hoc modo, quod hoc modo
sit, quia melius est sic esse, aut deterius, si ita non esset. » Metapliys., lib. III, lect. IV.
(4) « Ordo et connexio idoarum idem est ac ordo et connexio rerum.
» Eth. P. II,
l'rop. vu.
718 REVUE THOMISTE

a cognitione causse dependët et eamdem involvit. » Cet axiome n'a de


sens que si l'on entend la
par cause, non cause efficiente, mais la
cause logique, le principe de connaissance. Il y a donc là une
confusion entre effet et conséquent logique, entre cause et prin-
cipe de connaissance. En géométrie, l'on ne saurait comprendre
un théorème sans comprendre les définitions et les axiomes dont
découle le théorème. Les prémisses doivent être connues avant le
conséquent. Mais il en est bien autrement pour la cause et l'effet :
aussi peut-on d'abord connaître l'effet, et par lui, la cause.
Le même cas se répète dans l'axiome V : « Quoe nikil commune
cum invicem kabent, etia?n per se invicem intelligi non possunt, sive
conceptus unius alterius conceptum non involvit. » Cet axiome n'a de
sens que si « causa » est pris pour principe de connaissance, et
non comme cause efficiente. On trouve aussi la même chose daos
la première définition de la troisième partie de l'Ethique.
«
Causant adoequatam appello eam, cujus effectus potest clare et
distincte p>er eamdem percipi.Inadsequatam, seu partialem illam voco,
cujus effectus per ipsam solam intelligi nequit. » Un conséquent
découle-t-il d'un principe unique, ce principe est cause adéquate.
Plusieurs principes sont-ils indispensables, nous avons alors les
causes inadéquates. Voilà de nouveau la confusion entre cause et
principe de connaissance, entre effet et conséquent.
La négation de la cause efficiente a pour résultat que, dans le
système de Spinoza, il ne peut être question d'activité, de faculté,
de force. Ces notions n'y ont pas place. Un cercle, un triangle,
n'ont pas d'activité, pas de faculté, pas de force ; aussi les idées
d' « agere >; et de «sequi» sont-elles identiques pour Spinoza. L'ac-
tivité de la substance n'est autre que le conséquent logique du
principe de connaissance. Aussi bien Spinoza dira-t-il: « Nos
tune agere dico, cum aliquid in nobis aut extra nos fit, cujus
adoequata causa sumus, hoc est, cum ex nostra natura aliquid in nobis
aut extra nos sequitur, quodper eamdem solam potest clare et distincte
intelligi. At contra, nos pati dico, cum in nobis aliquid fit, aut ex
nostra natura aliquid sequitur, cujus nos non nisi partialis sumus
causa » (1). Quelque chose s'ensuit-il de notre seule nature, ou bien
le conséquent logique est-il adéquat, nous agissons alors, nous

(1) Mth. P. III, def.II.


LE SYSTÈME DE SPINOZA 719

sommes actifs. Au contraire, qu'une chose résulte, mais pas exclu-


sivement, de notre nature, ou bien, que le conséquent logique ne
soit pas adéquat, alors nous sommes passifs. Or, de la seule
nature du triangle, il résulte que les trois angles sont égaux à
deux droits : donc le triangle est actif... Il est clair qu'il y a ici
une confusion entre l'activité et le conséquent logique, et que, dans
le système de Spinoza, on ne peut pas plus parler d'une activité, en
tant que manifestation de force, que d'une cause efficiente.
Aristote rapporte que certains sophistes, Aristippe entre autres,
dédaignaient les causes finales, puisqu'on mathématiques on ne
s'en sert jamais pour aucune démonstration (1). Spinoza
doit être rangé parmi les ce sophistes », car il écrit : « Omîtes
causas finales ni/ni nisi kumana esse figmenta ». (2). Il a été
également entraîné par la méthode mathématique à rejeter les
causes finales. Comme le dit Kuno Fischer, « la notion de la
finalité ne convient pas à la conception mathématique » (3), Tren-
delenburg toutefois s'est fait, au sujet de cette conception, l'ad-
versaire de Kuno Fischer, en prétendant que la raison, pour
laquelle Spinoza a rayé de la nature les causes finales, « est fondée
sur la métaphysique, et non pas sur une façon de penser » (i).
Mais K. Fischer fait remarquer avec raison que « l'unité entre le
rationnel (pensée), et l'ontologique (l'être), fait partie des axiomes
de Spinoza » (5). Et M. Brunschvicg dit aussi justement : « L'unité
de la pensée et de l'être a pour conséquence l'unité de la méthode
et du système » (6). La méthode mathématique et l'ordre réel des
choses sont identiques pour Spinoza. Si donc la méthode mathé-
matique exclut les causes finales, celles-ci doivent conséquemment
être rejelées hors de l'ordre des choses, dans la nature.
En outre, Trendelenburg est d'avis que « la raison pour
laquelle la cause finale n'entre pas dans la manière de voir
mathématique, n'a pas été conçue dans le sens de la méthode

(1) Atô zai èv toïç (jaOïjpiao'tv


oùOsv êeixvuTca Sià TavTï)ç rijç a'raaç... " Qcrre Sià tâuta
TfiSv s-oqj'.GTMV Tivèç olov 'Apiarimtoç icpoein;Xdbi(Çev aùraç. Metaph. iih. H, cap. n, 2.
Ed. Didot.
(2) Elh. P. I, Appendix.
(3) Kuno Fischer. Geseh, d. neuer. Phil. 3. Aufl. 13. I. 2, Theil. pag. 311.
(4) Tiiendelenbuhu. Hist. Beitrâye. 13. III. p. 373-4.
(5) K. Fischer, Op. cit., p. 334.
(6) Spinoza, p. 48. Paris, 1894.
720 REVUE TnOMISïB

mathématique : car, loin d'excJure les causes finales, elle les


admet et les réalise. En mathématiques appliquées, en mécanique
par exemple, on aboutit d'ordinaire à des fins, par la mé-
thode mathématique » (1). A cela nous répondons : En mathé-
matiques, on ne démontre rien par les causes finales. Les
mathématiques ne prouvent pas qu'il n'y a pas, ou qu'il ne peut
pas y avoir do causes finales ; mais pour elles, les causes finales
n'existent pas. « Le caractère propre de la méthode mathématique,
c'est en effet l'exclusion des causes finales, la considération unique
des essences et de leurs propriétés » (2). JXous ne prétendons pas
non plus que les mathématiques ou la géométrie ne ten dent pas à une
finalité ou n'aboutissent pas à des fins; bien au contraire : car loul
ce qui existe a une cause efficiente et une cause finale; mais la
méthode mathématique n'emploie ni la cause efficiente, ni la cause
finale, comme source X arguments; ce ne sont pas, selon la manière
de voir mathématique, des éléments de preuve. C'est donc avec
raison que saint Thomas d'Aquin dit : « Licet igitur ea, quoe sunt
mathematica, habeant causant agentem (on peut dire la môme chose
la
pour cause finale);non tamen secundum habitudinem quam habent ad
causam agentem (vel finalem) cadunt sicb consideratione mathematici.
Et ideo in seientiis mathematici.s non demonstratur aliquidjjer causam
agentem (vel finalem) » (3). Or, si l'on se rappelle que pour Spinoza,
le rationnel et l'ontologique sonL identiques, que les éléments de
preuve, selon la conception mathématique, sont les choses elles-
mêmes, les choses réelles dans la nature, il est clair que les
causes finales ne peuvent pas plus exister dans le monde, qu'elles
ne servent à la démonstration mathématique.
L'emploi de cette méthode, chez Spinoza, rend la liberté impos-
sible, et a pour conséquence le fatalisme absolu. Les conséquences
mathématiques ont le caractère d'une stricte et incontestable
nécessité, elles découlent des données fondamentales, avec une
nécessité immuable. De sorte que (comme c'est le cas dans le
système de Spinoza), si la conséquence mathématique,nécessaire,
est en même temps le devenir et l'ordre des choses dans la nature,

(1) Op. cil., p. 373.


(2) Bbunsciivicg, op. cit., p. 51.
(3) S. Theol., P. I, q. 44, a 1, ad 3.
LE SYSTÈME DE SPINOZA 721

il ne peut être question, naturellement, de liberté. Aussi, selon


Spinoza, tout ce qui arrive est nécessaire, tout de même que
les angles du triangle sont nécessairement équivalents à deux
droits. Voici d'ailleurs ses propres expressions : « In rerum natura
nihil datur contingens, seci omnia ex necessitatè devinée naturse deter-
minata sunt adeerto modo existendum et operandum y (i). --
nonpotest vocari causa libéra, sed tantum necessaria » (2).
Voluntas
>c
Quid-
quid concipimus in Dei potestate esse, id necessario est » (3).
La conscience de laliberté n'est que le fruit de l'ignorance : « Eue
/ris enim sequitur, quod komines se liberos esse opinaniur, quando-
quidem suarum volitionum suique appetitus su?it conscii, et de causis,
a quibus disponuntur ad appetendum et volendum, quia earum sunt
ignari, ne per somnium cogitant » (4).
La notion de laliberté présuppose les notions de cause efficiente,
de cause finale, d'activité, de manifestation de force, et de dispo-
sition de soi; mais, par suite de la méthode mathématique, ces
notions sont en dehors du système de wSpinoza. Il n'existe que la
conséquence mathématique et nécessaire : ce qui exclut la liberté,
ce qui fonde le fatalisme. Les mathématiques ne connaissent que
la cause formelle ; par conséquent, les causes efficiente et for-
melle étant rejetées, Dieu devient la cause formelle: d'où le pan-
théisme. Donc, si l'on dit que Spinoza a appliqué la méthode
strictement mathématique à sa pensée philosophique, et qu'il est
arrivé par là au panthéisme el au fatalisme, nous répondons :
c'est là précisément qu'est la faute logique de ce philosophe ; il
n'est rien comme la méthode pour déterminer un système.
Il est vrai que si l'on fait de la méthode mathématique la
méthode universelle des sciences, si l'on identifie la conception
des mathématiques avec la pensée philosophique, alors la
connexion des conséquences de la méthode mathématique
devient la connexion et l'ordre des choses dans la nature;
alors aussi l'on aboutit à des résultats pareils à ceux de Spinoza.
Mais celle façon de procéder sous-entend un paralogisme logique,

(1) Eth. P. I. Prop. 29.


(2) Eth. P. I, Prop. 32.
(3) Eth. P. I, Prop. 35.
(4) Eth. P. I, Appendix.
722 REVUE THOMISTE

une pétition de principe. On suppose simplement ce qui serait à


prouver, et pompeusement, à l'aide de la méthode géométrique, on
en déduit des propositions déjà contenues dans les prémisses. C'est
pourquoi nous sommes d'avis que le système de Spinoza est
manqué, au point de vue de la logique formelle, et c'est bien le
cas de dire avec Bacon : « Error est in digestione prima ».
T ,a Giiprmflii nni»fï<i t\c* nrv+i'n +vnvaîl aura fppif h l*finnlipnfinn An
la méthode géométrique dans le système de Spinoza.

Fr. Léo Michel, 0. P.,


Professeur de Philosophie à l'Université de Fribourg.
LES ÉCRITS PHILOSOPHIQUES

DE DOMINICUS GUNDISSALINUS

Comme l'entrée en scène de Soorate divise l'histoire de la Philo-


sophie grecque, ainsi le fait de la connaissance de l'ensemble des
oeuvres d'Aristote et des philosophes arabes en Occident divise
l'histoire de la philosophie du moyen âge latin. Mais aussi, de
même qu'on trouve chez les devanciers de Socrate les premiers
linéaments des doctrines de Platon et d'Aristote, pareillement
nous constalons au moyen âge une dépendance analogue entre le
nouveau mouvement philosophique et son développement anté-
rieur. En effet, on connaissait déjà alors non seulement les théo-
ries logiques d'Aristote contenues dans Y Organon, qu'on possé-
dait dans sa forme originale ; mais encore, et cela surtout par
l'intermédiaire de Bocce, le plus important des idées d'Aristote
en cosmologie, psychologie et métaphysique', bien qu'on les
combattît partiellement. Pareillement encore, on était arrivé
spontanément à bon nombre de théories déjà abordées par les
néoplatoniciens et les aristotéliciens arabes, à raison d'une
similitude de circonstances matérielles et littéraires. Les deux
périodes de la philosophie latine du moyen âge ne sont donc pas
séparées par une lacune. Elles ne se distinguent pas, par exemple,
comme deux époques de civilisation dans un pays occupé succes-
sivement par deux peuples d'origine différente. Il existe, au con-
traire, des liens nombreux et persistants de développement inté-
rieur qui rattachent une période à l'autre. Cependant tout en
accentuant cette dépendance trop souvent oubliée, nous ne devons
pas méconnaître qu'avec l'accroissement des matériaux originaux,
le caractère général de la philosophie médiévale devient tout
autre. Le goût de la discussion des problèmes purement dialectiques
passe alors au second plan. La philosophie de la nature et la
psychologie ne se contentent plus de définitions verbales, souvent
imaginaires, elles tendent à des exposés rigoureusement clairs cl
autant que possible par le procédé déductif. La métaphysique, qui
jusqu'alors mérite plutôt le nom de philosophie spéculative de la
fo}, se constitue en science systématiquement rationnelle. Enfin,
si nous constatons qu'au xiu' siècle les directions intellectuelles
diverses doivent leur caractère, à la prédominance de l'influence
de saint Augustin ou d'Aristote, ce changement au point de vue
des groupements établit clairement l'importance de l'action
exercée par le nouveau matériel littéraire dans le développe-
ment intellectuel de l'Occident.

n'est donc pas une question sans intérêt que de se demander


Ce
quel est l'auteur qui, le premier, a largement utilisé pour ses écrits
les nouvelles sources scientifiques.
L'opinion courante dans les travaux d'histoire désigne particu-
lièrement le célèbre évoque de Paris, Guillaume d'Auvergne, el
place à côté de lui Alexandre de Haies. Cependant longtemps
avant Guillaume, celte entreprise avait été tentée par un autenr
qui jouit d'une certaine réputation comme traducteur, bien
qu'elle ne soit pas incontestée, et dont l'oeuvre philosophique
est entièrement tombée dans l'oubli II s'agit de Dominique Gun-
disalviou, selon la plupart des manuscrits, GundzssaUnus (i), archi-
diacre do Ségovie, que nous trouvons à Tolède au temps de

Cl) Au sujet du nom, cf. Paul Cohrens, Die dem, Boethius jâlschlich zugeschrkbenc
Abhanlundg des Dominions Gundisalvi: De nnitate, Munster, 1891. (JBaeumker und von
Ilertling: Beitràe zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, l'Heft, 31.
l'archevêque Raymond (1126-1151). Le sort de son ouvrage sur
Y Immortalité de l'âme est typique pour établir ses relations avec
Guillaume d'Auvergne. Cet écrit fut remanié, on ne peut dire amé-
lioré, par Guillaume et passa sous cette forme dans les éditions
imprimées de ses oeuvres, tandis que l'original même tombait dans
l'oubli. C'est Hauréau (1) qui a découvert le véritable auteur, et
dernièrement M. Btilow, avec l'édition de l'ouvrage de Gundïsalvi
et la réimpression de celui de Guillaume, nous a mis à même de
porter un jugement surles deux compositions etleurs relations réci-
proques (2). De même que le nom de Guillaume s'est substitué
ici à celui de Gundissalinus, pareillement la part qui revient à
ce dernier dans l'utilisation des nouvelles sources littéraires, a été
attribuée injustement à son successeur.
La raison de tout cela tient en premier lieu à ce que les écrits
de Gundisalvi étaient jadis inabordables. Il n'existe, en effet, point
d'édition,à part celle, d'ailleurs absolument insuffisante et souvent
inintelligible, du petit traité De unitate, qui s'estglissé et maintenu
parmi les oeuvres de Boëce (3). Amable Jourdain (4), Sal. Munk (5),
Hauréau (6) ont mis à profit quelques-uns des écrits de Gundisalvi
et nous ont aussi fourni quelques renseignements.
Mais ce n'est qu'en 1880 que Menendez Pelayo (7) a publié,
d'après un manuscrit de Paris, le traité important: De proce&sione
mundi. Plus tard on a eu une publication partielle du traité De

(1) B. Hauréau : Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque


nationale, vol. V, Paris, 1892, p. 196 ss.
(2) Geohges Butera" : Des Hominiens Gundisalinus Schrift von lier Unsterblichkeit de)'
Selee, lierausgegeben und philosophiogcscliichlllch unlersuclil, nebsl eincm Anhangc
enthalfend die Abhandlung des Wilhelm von Paris (Auvergne). De immortalitate animx.
Munster, 1897 (Baumker and von Ilertling. Beitràge II, 11. 3). Les additions et change-
ments faits par Guillaume sont imprimés en caractères différents.
(3) Correns n'a connu et utilisé que les édilions de Bàle. Elles ont été précédées par
une édition de Venise, 1499, par Joannem et Grcgonum de Gregoiiisfratres (f. 199 T col. a
- f. 199 t. col. b.)
(4) Amajîle JotniDAiN : Recherches critiques sur l'âge, et l'origine des traductions latines
oVArhtote et sur des commentaires grecs ou arabes employés par les docteurs scolastiqites,
2» éd. Paris, 1843, p. 107 ss., p. 430 ss.
{'?'>) S. Munk: Mélanges de philosophie juive el arabe. Paris, 1839,
p. 87, n° 1, p. 170 ss.
p. 831.
Principalement dans son Mémoire sur la vraie source des erreurs attribuées à David
(0)
de Dinan (Mémoires de l'académie des inscriptions, t. 29, 2, Paris, 1879, p. 319-330).
(7) Marcel. Menenuez Pelayo, Historiado los Hétérodoxes espafloles. T. I, Madrid, l'SSS.
p. 691-711. L'impression faite d'après un seul manuscrit, et non sans fautes, ne présente
naturellement pas toujours un texte clair.
726 REVUE THOMISTE

anima,par Lôwenthal (1), des éditions critiques dutraité De immor-


talitate animas par Correns (2) et Bùlow (3). On ignore le contenu de
l'ouvrage De divisione philosophie, dont la publication se fait tou-
jours attendre.
Quant aux traductions faites par Gundissalinus, les savants s'en
sont suffisamment occupés (4). La liste des ouvrages qu'il a lui-
même traduits, ou à la traduction desquels il a collaboré, esl pour
ainsi dire arrêtée.
Ce qui reste à élucider et ce qui, dans ces derniers temps, a occa-
sionné des discussions conduites sans motif avec une certaine ani-
mosité, c'est la part qui revient à Gundisalvi, dans les traductions
élaborées par lui et le médecin juif Ibn Daûd (Avendealh), connu,
après sa conversion, sous le nom de Johannes Hispanus.
-
;

Par contre, les oeuvres philosophiques de Gundisalvi on no


peut guère parler d'une philosophie de Gundisalvi vu la sorte de
mosaïque constituée par ses ouvrages
étudiées d'une façon suivie.
-
n'ont pas encore été

Menendez Pelayo ajoute quelques observations au tva'dé De pro-


cessione mundi (S); Correns (6) et Bûlow (7) s'occupent des traités
De unitate, De immortalitate animée et de la place qu'ils tiennent
dans l'histoire de la philosophie; Lôwenthal (8) examine le traité
De anima presque exclusivement au point de vue littéraire.
Une exposition d'ensemble manque jusqu'à présent.
Nous essayerons, dans la suite de cet article, de caractériser les
différents traités, d'en exposer le contenu et de tracer une esquisse
des tendances qui se révèlent dans les idées philosophiques que
Gundisalvi s'est appropriées. Il y aura une certaine disproportion

(1) A. Lôwenthal : Pseudc-Aristoteles ûber die Seele. Ein psychologische Schrift (lies 11
Jahrliunderts und ihre Beziehungen zu Salomo iben Gabirol (Avicebron), Berlin, 1S91,
p. 79-131.
(2) L. c, p. 3-11.
(3)£. c, p- 1-38.
(4) Voyez l'indication bibliographique dans Coréens, p. 3) et 31. notes. Depuis a
paru : Moritz Steinschneider, Die hibrâeschen Ubersetzuvgen des Mittelalters und dei Judmi
als Dolmetscher. Ein Beitrag zur Literaturgeschichte des Mittelalters neist nach hand-
schriftlichen Quellen. Berlin, 1893, p. 260 ss., 282, 292, 299.
(5) L. c, p. 395 ss.
(6) L. c, p. 39-49.
(7) L. c, p. 107-143.
(8) L. c, p. 14-22, 46-76.
dans ]a manière dont nous nous occuperons des différents traités.
Nous parlerons plus longuement de ceux qui sont moins connus
ou tout à fait ignorés, tandis que nous ne ferons que toucher à
ceux qui ont déjà fait l'objet d'études approfondies. Ce défaut de
composition trouvera donc son excuse dans l'intérêt même de la
question.
11 paraît impossible d'établir actuellement une chronologie des

oeuvres de Gundissalinus. On peut cependant les diviser avec


quelque probabilité en deux groupes.
On voit que Gundissalinus a traduit enlatin, avec la collabora-
tion de Jean d'Espagne, La Source de la vie d'Àvicebron(l). Dans les
traités De anima, De unitate, De processione mundi, il donne inces-
samment des extraits de ce livre, tandis que, dans les Iraités De
divisione philosophiee et De immortalitate animss, les emprunts
faits à ce livre n'existent pas (2), ou sont plus que douteux (3).
On semble donc autorisé à donner à ce dernier groupe d'écrits une
date antérieure à la traduction du Fons vitse. Quant à l'ordre chro-
nologique à établir entre les ouvrages de chacun de ces groupes, il
est impossible de trouver un indice qui permette d'aboutir à
une probabilité quelconque.
C'est en vue d'une exposilion systématique que nous commen-
çons par le traité De divisione philosophioe in partes suas et partium
in partes suas secundum philosophos.

.Nous trouvons ce traité dans les manuscrits suivants : Paris,

{{) Âvencebrolis (ibn Gebirol). Fons vitre ex arabico in latintim translalus, àb Iohanne
Hispano et dominico Gundissalino. Ex codicibus Parisinis, Amploniano, [Columbino pri-
mum edidifc Clemeas Baeumkei'. Monasterii 1895 (Baeumkev und Hertling, Beiti'age I,
Heft. 2-4.)
(2, Comme dans le traité De divisione pkilosophis&\
(3) Dans le traité De immortalitate animai. Gundissalinus ne fait qu'effleurer, pour la
combattre, la doctrine fondamentale d'Avicebron sur la constitution des âmes et des
intelligences par matière et forme, doctrine qu'il ne peut assez souvent répéter dans les
écrits du premier groupe (v. Bulow, p. 103). Le fait que nous trouvons l'expression fons
vitas à trois endroits de notre traité (p. 2, 14, 37,2, 17, éd. Bûlow) n'a pas d'importance ;
car elle n'existe pas même ches Avincebron et elle ne se fouve pas dans la traduc-
tion de Gundisalvi (p. 340, 21), où nous lisons origo vital.
REVUE THOMISTE. - 3e ANNÉE. - 49.
728 REVUE THOMISTE

Bibl. nat. lat. 14 700; Digby 76 (Cal. Mss. Angl. I, 81, n. 1677);
Oxford, Corpus Christi, 86; outre ces manuscrits déjà signalés (1),
le Cod. Vaticanus, lat. 2 186, contient un texte très correct.
Il est hors de doute que Gundissalinus est l'auteur du traité en
question. Outre le Codex Digby 76 (2) et le témoignage de Jobanncs
Gualensis (3) déjà cité par Jourdain, nous possédons un passage do
Robert de Kilwardby où, en nommant Gundisalvi, il cite sa défini-
tion de l'astrologie qui se trouve dans notre ouvrage (4).
L'ensemble du traité forme une sorte d'introduction à la philo-
sophie. Il est divisé en deux parties, l'une générale (S), l'autre spé-
ciale (6). La partie générale établit la notion de la philosophie, sa
division, et l'objet de ses différents éléments. La partie spéciale
traite des arts libéraux et des matières connexes.
On pourrait donner à cette oeuvre le titre d'encyclopédie et la
placer à côlé de celle, plus connue, de Robert Kilwardby
(xuie siècle).
Toutefois le livre de Gundisalvi ne possède ni la solide structure
ni la vigueur d'exécution qui caractérisent la composition du domi-
nicain anglais ; carmalgrél'uniformitédelamélhodedans l'examen
de chacune des disciplines, le traitéde Gundisalvi présente une frap-
pante inégalité de détails, ce qui s'explique d'ailleurs aisément, une
analyse plus attentive nous révélant que le traité n'est pas homo-
gène, élaboré d'après un plan indépendant et soutenu, mais

(1) Cohkuns, p.. 34.


(2) Liber Gundisalvi de divis. philosophise, atti patant qitod sit Alpltarabii. Voy. Stein-
schneider, Ihbr. Ubers., p. 292, n. 161 ; Steinschneider, Al-Farabi; Saint-Pétersbourg, 1869,
p. 83 (indication moins claire).
(3) Jourdain, p. 108.
(4) Robert Kilwardby, Deortu Scientiarum, cap. 10 (cod. Paris., Bibl. nat. lat. 15440
fol. 233 v.) : Unde Gundissalinus sic eam (se. astrologiam) describit : Astrologie
-

est scientia quoe cursus et positionem ' stellarum secundum liominum opinionem
describit ad notitiam temporum, id est temporalium eventuum Nous lisons dan^
Gundissalvi, de divis. philos, (cod. Paris, Bibl. nat. 14700 fol, 322 v. a. Quid autem
ipsa sil, sic definitur : Astronomia est scientia quse cursus vel positionem stellarum
secundum hominum opinionem describit ad temporum notiliam. Il est vrai que Kil-
wardby cite cette définition comme celle de l'astrologie, tandis que Gundissalinus qui
définit l'Astrologie d'après Isidore, Etymol. III, 24, la donne comme celle de l'astronomie.
Mais Kilwardby dit lui-même : Notandum etiam quod, licet hsec quam diximus sit
diversa et propria acceptio astronomioe et astrologite, nonnunquam tamen nomen unius
pro alia ponitur.
(5) Cod. Par. 14.700 f., 297 a, 304 T b.
??

(6) Cod. Par., f. 30}, » b., 323 a.


??
simplement une compilation, empruntée à des sources d'inégale
valeur.
C'est un ouvrage arabe sur 1rs sciences qui a fourni le fonds au
moins de la première partie. Le contenu ainsi que la composition
littéraire nous en donnent la preuve manifeste ; disons, pour ne
ciler qu'un exemple, que la définition de la métaphysique (1),
rappelle celle d'Avicenne (2). Quant à la composition, les
emprunts arabes (3) n'y sont pas rares : Alfarabi est expressément
nommé (4), une théorie d'Algazel est prise en considération (S). Il
renvoie à un ouvrage arabe (6) pour l'étude plus approfondie de
l'arithmétique. Nouslaissons aux arabisants le soin de déterminer
quel est l'ouvrage utilisé par Gundissalinus 7). Ils décideront
pareillement si celui-ci s'est servi du texte original ou d'une
version latine. En loutcas les écrits suivants dont nous avons des
versions latines doivent être écartés: Deortu scientiarum d'Alfarabi
(que d'autres attribuent à Avicenne), Sententia de convenientia et
differentia subiectorum d'Avicenne (8), Opusculum de scientiis (9)
imprimé par Camerarius sous le nom d'Alfarabi ; de même la
traduclion de l'encyclopédie d'Alfarabi faite par Gérard de
Crémone (10).

(1) F. 303T in ood. Paris. 14700 d'après lequel nous citerons toujours.
(2) Avicenka, Metaphys. tr. 1,1, I, c, 2.
(3) Par exemple, f. 303» col. b. non-materia, comme un mot, f. 304T b ; la formule doxo-
logique : Deus cuius gloria sublimis f. 297'' b.
(4) Huit parties de la philosophie d'après Alpharabius f. 311T a, sa définition de l'as-
tronomie f. 3221' b.
(5) F. 299r a. Secundum alios vero pra3clîcta divisio (scil. eorum quse non sunt ex
nostro opère) videtur aliter fieri, où il ajoute en marge (Cod. Par. 14700) : Algazel philo-
sophus. Dans le même manuscrit, f. 299v S, nous trouvons en marge deux renvois à
Algazel.
(6) F. 316v b. De quibus omnibus sufficienter tractatur in libro qui arabice Maha-
meleck vocatur.
(7) Munk, Mélanges, p. 313. Steinsciineideh, Al-Farali, p. 83; Hebràisehe Uberset
zungen, p. 292.
(8) Voy. Coréens, p. 34.
(9) Cet ouvrage se trouve dans le Ms. Paris. 14700, f.
notre traité De divisionibus phi/osophiee.
3231' a - 327r«, à la suite de

(10) Alpharabii... opéraomnia (le livre contient deux traités!) quoe latina lingua cons-
eripta reperiri potuerunt. Studio et opéra Gulielmi macerarii, Paris. 1638. La biblio-
thèque de l'université de Gotlingen possède un exemplaire de ce livre très rare.
STEiiNSCHNEiDER. Hebràisehe Ubersetzangen, p. 292.
730 REVUE THOMISTE

Il n'est pas également sûr que la seconde partie ait aussi pour
base un ouvrage arabe, mais le fait est vraisemblable.
C'est dans ce cadre d'emprunt, déjà dans la partie première ou
générale, mais bien plus encore dans la seconde, que Gundisalvi
intercale de nombreux morceaux provenant d'autres sources, de
sorte que son ouvrage a vraiment l'air d'une mosaïque. Quelques-
uns ces éléments sont eux-mêmes d'origine arabe (1).
de
Ceux qui proviennent de la iiitérature latine sont en bien plus
grand nombre. C'est ainsi qu'il s'appuie sur un passage du De Trini-
?
tate de Bofice (2), pour diviser les sciences en Physique, Mathéma-
tique et Théologie (il t'ait une allusion au même passage dans le
traité Deprocessione mundi) (3). Il cite Cicéron (4), Priscien (S), et il
renvoie à Quintilien (6) ceux qui désirent une connaissance plus
ample de la rhétorique.
L'auteur qui est mis à contribution le plus fréquemment, et
pour la seconde partie dans une très large mesure, c'est le compa-
triote de Gundisalvi, Isidore de Séville, sans qu'il soit du reste
généralement nommé (7). Dans le tissu de Gundisalvi l'ouvrage
arabe fournit pour ainsi dire la chaîne, tandis que la trame est
empruntée aux Etymologies d'Isidore.
Les développements du commencement de l'ouvrage sur la défi-
nition de la philosophie sont caractéristiques pour voir la manière
dont les intercalalions sont faites. Les philosophes, dit Gundisalvi,
ont donné deux définitions de la philosophie, l'une tirée de ses
propriétés, l'autre de ses effets. Il développe ensuite longuement
les deux définitions, mais, entre la première et la seconde des défi-
nitions annoncées, il en intercale deux autres (8) tirées d'Isidore (9).
Il emprunte aussi encore au même -
ces exemples sont pris au
hasard- les délinitions de la grammaire (10), de la musique (il), de
(1) P. ex. quand il cite des opinions divergentes d'Algazel.
(2) F. 299* b et /, 302'' où il cite Boêce De Trmitate, c. 2, p. 152 a, o, éd. Peiper.
(3) Voyez chez Cohrens, p. 36.
(4) F. 299' b.
(5) F. 307* a.
(6) F. 309* b.
(7) II est cité f. 306 * b et ailleurs.
(8) F. 297* *.
(9) Isidor Etytnol. II, c. 2i n°s 1 e<,9.
,
(10) F!'306* a : Etym. I, S. 1.
(11) F. 316* b : Etym. II, l.H, ms.
l'astrologie (1); pareillement beaucoup de ses données sur l'objet
et les genres de la poésie (2), sur les inventeurs de la médecine et
ses écoles (3); en outre, des étymologies grecques, comme celle de
la philosophie (4) et de l'histoire (5) ; probablement aussi l'in-
terprétation étrange de Musre pris pour Moysoe de mogs =.
aqua (6).
Abordons maintenant l'idée d'ensemble du traité. Après un
éloge enthousiaste, d'ailleurs sans rapport réel avec l'objet de
l'ouvrage, dans lequel il admire le passé pour avoir produit tant
de sages qui ont éclairé les ténèbres comme des étoiles, tandis que
le présent ne s'attache qu'aux choses terrestres et néglige la
culture de la sagesse (7), Fauteur aborde son sujet. Partant
d'une classification abstruse de tout ce que l'homme désire, il
arrive à la science, qu'il divise en science divine et humaine. Tandis
que la première est communiquée aux hommes par la révélation,
la seconde s'acquiert par les opérations de la raison. La science
humaine se subdivise en disciplines ou sciences relatives au,
discours et en disciplines relatives à la sagesse. Le premier groupe
est constitué parla grammaire, la poétique, la rhétorique et
-
chose curieuse par la jurisprudence. Le second groupe se compose
-
de toutes les disciplines qui éclairent l'âme humaine, lui font ou
connaître la vérité ou aspirer au bien : ce sont les disciplines ou
sciences philosophiques.
Ceci conduit Gundissalinus à déterminer la nature de la philoso-
phie. Il en dorme deux définitions, entre lesquelles se placenl,

(1) F. 321'' a : Etym. III, 24.


(2) F. 307*6 : Comp. Etym., L, 41, 1; I, 40, 3, i, 6.
(3) F. 314'' b : Etgm. IV. 3; f. 315* a : Etym. IV. 4.
(4) F. 298r a : Etym. II, 24, 3.
(5) F. 307» bEtym. I, 41, 1.
:
(6) F. 307r a, comp. avec Etym. VIII, H, 96 (d'après Servius).
(7) Celte introduction doit être l'oeuvre de Gundisalvi, car ailleurs aussi, dans ses
introductions et ses finales, p. ex., dans le traité De immorlalilate animas, il prend un
brillant essor. Le jugement qui est porté sur l'éloquence prouve qu'elle n'est pas tirée
d'une autre, source. Car, tandis que, dans l'ouvrage même, la rhétorique figure comme
science indépendante à côté de la grammaire et de la poésie, l'introduction contient le
passage suivant : Sed quia nunc tert'enin curis mserviunt, alii circa elequentiss studium
occupantnr, alii temporalis dignitatis ambitione inardescunt : ideo poene omnes circa
sapentioe studium languescunt et proesens lumen quasi eseci, non attendunt. L'introduc-
tion pourrait plutôt servir de prologue à un traité sur la sagesse prise dans le sens de
Philon comme'opposée à la culture profane ('Eyicuxitoç jrai&îa) qu'à une encyclopédie
générale des sciences.
732 REVUE THOMISTE

comme nous l'avons dit, deux définitions prises d'Isidore. La pre-


mière envisage la philosophie comme « assimilation de l'homme
aux oeuvres du Créateur par l'aptitude de la nature humaine j> (1).
Cette assimilation s'accomplit par la connaissance de la vérité des
choses et par une conduite qui y correspond. Connaître la vérité
des choses, c'est les comprendre par les quatre causes naturelles.
Gundissalinus fait connaître chacune d'elles séparément (2).
La seconde définition fait de la philosophie, d'après une opinion
très répandue chez les Néoplatoniciens arabes (3) « la connais-
sance parfaite que l'homme a de lui-même (4) ». L'homme, en
effet, trouve en soi les principes de tout être : Substance et
Accident, et les deux comme spirituels et matériels (S).
Delà connaissance complète de lui même l'homme passe donc à
la connaissance de toute chose. Il connaît la substance spirituelle
et corporelle, la première substance issue directement de la puis-
sance créatrice de Dieu, le premier accident universel, qui se divise
en qualité, quantité et relation, et l'ensemble des six accidents qui
résultent de l'union de la substance et des trois accidents simples.
La définition de la sagesse suit celle de la philosophie. Remar-
quons la première des deux définitions. La manière dont elle est
formulée est caractéristique pour le réalisme néoplatonicien de
l'auteur (6). « La sagesse, dit-il, est la vérité de la science des
choses premières éternelles. »
Les choses premières et éternelles sont les espèces et les genres,
jusqu'au premier genre qui est issu directement, sans aucun

(1) F. 297T a : Philosophia est assimilatio hominis "operibus creatoris secundum vir-
tutem humanitatis.
(2) Il distingue dans chaque cause, même dans la causa materialis, une cause spiri-
tuelle et une cause matérielle. Il assigne comme cause matérielle spirituelle le genre
dans ses relations à l'espèce. Si Gundissalinus, lors de la composition de son ouvrage,
avait déjà connu le Fons vitse d'Avicebron, il n'aurait pas manqué de faire un rappro-
chement avec la materia spirltualis, que ce dernier distingue de la substantiel decem prxdi-
camentorum.
(3) Voici ce que dit Algazel : Homo, cognosce teipsum et cognoscis omnia [Algnsellls
liber philosophiez Petrus Lichtensleyn, Venise, 1306, exemplaire delà Bibl. de Breslau.
Voyez aussi D. Kaufmann, Gesch. der Attributenlehre in der fudischen Religions
philosophie de Mittelalters, Gotha 1877, p. 390, n. 156.
(4) F. 298r a ? Philosophia est cognitio intégra hominis de"seipso.
(5) Alfarabi, en expliquant l'origine des différentes sciences, part de même de la diffé-
rence entre la substance et l'accident. Son livre De ortu scientiarum commence ainsi :
« Scias nihil esse nisi substantiam et accidens et creatorem substantioe et accidentis bene-
dictum in ssecula. (Ood. Par. 14700, f. 328 a.)
(6) F. 298r b : Sapienlia est veritas scientise rerum primarum sempiternarum.
intermédiaire, de la puissance créatrice. C'est par ces espèces et
ces genres seulement que les individus ont véritablement l'être.
L'auteur aborde ensuite la division de la philosophie. Il arrive
par des déductions quelque peu contournées à distinguer la philo-
sophie théorique et la philosophie pratique. Cette division repose,
et sur la division de tous les êtres en êtres qui dépendent de notre
activité et en êtres qui n'en dépendent pas (1), et sur la double fin
qu'a l'homme de connaître le vrai et de faire le bien. 11 distribue
ensuite la philosophie théorique d'après le rapport qu'ont les
choses avec le mouvement et la matière. Plusieurs dérivations
viennent ensuite, juxtaposées les unes aux autres : d'abord une
simple division en quatre parties, une autre en deux, qui se subdi-
visent en quatre (elle est empruntée à Algazel), enfin la division
d'Aristote en Physique, Mathématique et Théologie, avec la justifi-
cation qu'en donne Boëce.
La philosophie pratique est aussi tripartite. Le premier groupe
renferme les sciences qui règlent les relations de l'individu avec
ses semblables. Un rapprochement assez étrange réunit ici la
grammaire, la poétique, la rhétorique, la politique et le droit civil.
La seconde division comprend l'économique, c'est-à-dire la science
de l'administration domestique. La troisième est formée par
l'éthique, qui règle la conduite morale de l'individu. Une glose en
marge du manuscrit de Paris attribue ce groupement original à
Algazel. Toutes ces parties de la philosophie proprement dite sont
précédées de la logique, instrument de toutes les sciences, et la
logique elle-même est précédée de la grammaire qui, du reste,
figure encore comme partie de la philosophie pratique.
Le chapitre suivant, laissant de côté la logique et la philosophie
pratique, s'occupe des trois parties de la philosophie spéculative.
Elles sont traitées d'après le même plan : nature, genre, matière,
parties, espèces, rôle, but, méthode, inventeur (2). La division de
la philosophie naturelle est tirée des écrits d'Aristote ou pseudo-
aristoiéliciens cités dans l'ordre suivant : De naturali auditu, De
mundo, De generatione et corruptione, De impressionibus supe-
coelo et
rionbus, De numeris, De vegetabilibus, De animalibus, De anima, De

(1) La même division dans Avicenne : Metaph. tr. 1,1. I, c. 1.


(2) Quiditas, genus, materia, partes, species, officium, finis, instrumentum, artifex.
734 REVUE THOMISTE

naturalibus. La définition de la mathématique donne lieu à un


exposé intéressant sur le procédé de l'abstraction (1). Mais en
général il ne traite en cet endroit que des questions qui ont une
connexion étroite avec la philosophie; la mathématique propre-
ment dite n'est pas abordée. L'objet de la métaphysique est défini
à peu près comme le fait Avicenne, et les opinions contraires sont
réfutées (2).
La seconde partie de l'ouvrage est rattachée à la première par
une transition purement artificielle (3). Elle traite des arts libéraux
et des disciplines voisines. Le tout est indiqué comme faisant
partie de la philosophie spéculative, sans que l'auteur tente de
justifier cette classification. La physionomie de l'ouvrage change.
Les questions philosophiques disparaissent. Nous sommes en pré-
sence de nombreux détails sur chaque science en particulier.
C'est surtout en s'appuyant sur la tradition latine que l'auteur
traite la grammaire, la poétique, la rhétorique, la logique, la
médecine, l'arithmétique, la musique, la géométrie, la perspec-
tive, l'astrologie et l'astronomie, la science des poids et des
machines (architecture, instruments de musique, etc.) (4) ; nous
serions conduits trop loin si nous voulions entrer dans les détails,

Le traité de l'immortalité de Vkrû.<î,Deim'mo?'talitate animée,Q$i\&


partie la plus intéressante de l'oeuvre de Gundissalinus,car c'est l'ou-
vrage qui a le plus d'unité (S). Nous avons déjà parlé de la destinée
spéciale qu'a eue cet écrit. L'auteur se conforme à un modèle
arabe : Biilow a prouvé contre Lowenthal et d'autres que celte
composition ne peut être un ouvrage perdu d'Àvicebron (lbn
Gebirol) (6). L'introduction importante et la finale qui tranchent
sur la partie principale par leur correction littéraire, paraissent

(1)
(2) F. 3031.
-
F. 302' b 303'' a.

(3) F. 30S', a.
(4) Bûlow, p. 104.
(B) Bûlow, p. 102 ss.
(6) Bûlow, p. 105 ss.
être l'oeuvre propre de Gundissalinus. La partie principale semble
contenir plusieurs éléments intercalés, ce qui établirait le carac-
tère de compilation de l'ouvrage.
Biilow a examiné au long l'idée fondamentale de l'ouvrage et la
place qu'il occupe dans l'histoire de la philosophie (1). Gondisalvi
prouve d'abord l'immortalité de l'âme d'une manière populaire,
par des arguments externes.
La preuve morale tirée de la justice rétributive de Dieu est
exposée dans un langage aisé, vif et varié. Cependant Gundissalinus
n'attache à cet argument qu'une importance secondaire,parce qu'il
n'est pas tiré de la nature même du sujet. Il n'admet comme
absolues que les conclusions qui procèdent, des principes internes,
c'est-à-dire de l'essence même de la chose dont on veut établir les
propriétés. Il assigne, en conséquence, comme principes desquels
découle l'immortalité de l'âme : le fait de l'indépendance de
l'âme à l'égard du corps dans l'exercice de son activité propre, sa
nature déforme immatérielle, son désir naturel, par conséquent
infrustrable, d'une perfection et d'un bonheur éternels, sa place
dans l'échelle des êtres, son inaccessibilité à toutes les sortes de
destruction, le caractère extra-organique d'une intelligence
capable de connaître sans aucune limite, et enfin l'union de
l'âme avec la source de la vie (2). Gundissalinus, ou plutôt l'auteur
qu'il suit, fait remarquer que ces preuves remontent à Aristote et
à ses successeurs. Il laisse de côté les arguments de Platon, parce
qu'il ne les trouve pas concluants, et, s'ils l'étaient, ils établiraient
l'immortalité de l'âme des bêtes (3). Combien cependant l'aristo-
télisme, qui fait le fond de cet ouvrage, se trouve être modifié et
compénétré par des idées essentiellement platoniciennes, c'est ce
que les initiés auront déjà remarqué avec cette simple esquisse.

Le traité De l'immortalité nous conduit au traité De l'âme, De


anima (4). D'après le manuscrit de Paris (Bibl. nat. lat. 16613), Gun-

(1) Biilow, p. 107-143.


(2) Voyez les passages afférents dans Bùlow, p. 140.
(3) P. 11,19 ss. éd. Bulow.
(4) Voyez .Lowenthai, et surtout Steinscuneider : Hebr. Uberselsungen, p. 20 ss.
730 REVUE THOMISTE

dissalinus l'a traduit de l'arabe en latin, tandis que le manuscrit


de Cambridge (Gajo=Gonville 504), en ceci plus exact, le désigne
comme une compilation des sentences de plusieurs philosophes (1).
En dehors de ces deux manuscrits, Johannes Gualensis désigne
Gundissalinus comme auteur du livre (2).
On a reconnu depuis longtemps la forme de compilation qu'a
le traité. Munk était déjà frappé par les nombreux points de con-
tact qu'il possède avec le Fons vitse d'Avicebron. 11 remarque
pareillement que de nombreux passages étaient littéralement, ou
peu s'en faut, empruntés à La Porte du Ciel de Gerson benSalomon.
encyclopédie en langue hébraïque de la fin du xm° siècle. Il soup-
çonna par là que la base du traité de Gundissalinus devait être un
SL.
ouvrage psychologique de Gebirol dans lequel Gundissalinus avait
intercalé des morceaux chrétiens (3). Steinschneider etLowenthal
ont suivi la trace indiquée par Munk. Steinschneider a constaté
surtout les ressemblances avec Gerson et un compilateur posté-
rieur du nom de Meir Aldabi de Tolède (4). Défait, on trouve dans
Les Sentiers de la Foi de ce dernier, écrits en 1360, des passages
qui correspondent mot à mot. Lôwenthal a réussi à découvrir une
seconde source pour des morceaux importants de l'ouvrage de
Gundissalinus. Les deux chapitres sur l'immortalité de l'âme et ses
puissances sont tirés, soit sous forme de transcription, soit sous
forme d'une mosaïque adroite, de l'ouvrage de psychologie
d'Avicenne traduit en latin par Jean d'Espagne et intitulé. : Seoetus
liber naturalium (5).
Le même auteur (6) a pareillement fait remarquer que, dans la
Summa de Creaturis, Albert le Grand fait de nombreuses citations
d'un ouvrage De anima attribué à un certain Collectanus, lesquelles
se retrouvent dans notre traité. Il a reconnu dans Collectanus une
corruption de Toletanus. En identifiant Toletanus avec Johannes
episcopus Toletanus qu'Albert le Grand désigne ailleurs comme

(1) Liber Dominici Gundisalini de anima ex dictis plurium philosophorum colleclus.


LuwENTiiAL, p. 79 n. 1.
(2) Jourdain, p. 109
(3) Mélanges, p. 170 ss.
(4) Steinschneider, /. c.
(o) Lôwenthal, p. 18, 119.
(6) L. c. p. 52 ss.
auteur d'un ouvrage de psychologie et que Sleinschneider (1) prend
pour Johannes Hispanus, Lôwenthaï est arrivé à cette conclusion,
la
que source principale de Gondisalvi est un ouvrage arabe sur
l'âme, divisé en dix questions, traduit en latin par Johannes
Hispanus et utilisé par Gerson ben Salomon à l'état de version
hébraïque. Lowenthal croit que l'auteur de cet. ouvrage est Ibn
Gebirol, et il s'efforce de le démontrer par de nouveaux argu-
ments (2). Cependant il ne peut guère méconnaître - ce que
Munk (3) a déjà observé et dont Steinschneider convient aussi (4)
- que ce sont précisément les passages de Gondisalvi qui con-
tiennent les idées caractéristiques d'Avicebron, qui manquent chez
Gerson. Mais il n'a pas assez de confiance en Gundissalinus pour le
croire à môme d'avoir pu choisir avec indépendance dans le « Fons
vitoe » ce qui se rapporte à la psychologie (5). Il embrasse l'opinion
de Steinschneider (6), qui se rencontre ici avec Munk, à savoir
que Gerson dans sa compilation a mis de côté des passages carac-
téristiques du système d'Avicebron.
On devrait cependant remarquer que ces mêmes passages man-
quent aussi dans les citations que fait Albert le Grand du livre de
Collectanus.
S'il était donc permis de tirer une conclusion, la plus naturelle
serait que ces passages ne se trouvent ni dans la version latine, ni
dans la version hébraïque, ni même dans l'original arabe. Il nous
est aussi permis de demander pourquoi Gundissalinus n'aurait pas
pu faire un choix do passages dans un livre qu'il avait lui-même
traduit en collaboration avec Johannes Hispanus et qu'il devait en
conséquence connaître à fond.
En outrerost-ilbien vraisemblable qu'Avicebron se soit ainsi copié
lui-même? Car dans le chapitre en question il ne s'agit pas de l'em-
prunt d'un passage plus ou moins étendu du Fons vitoe ; nous
sommes en présence de petits fragments tirés pour la plupart de
la quatrième partie, sans égard à leur position respective dans

(1) P. 282.
(2) Lowenthal, p. 33-52.
(3) Munk, p 172.
(4) Steinscheindeii, p. 23.
(5) Lowenthal, p. 36.
(li) Steinschneider, p. 23.
738 HE VUE THOMISTE-

l'original, et qui, au moyen de transitions, de légères modifications,


d'intercalations (1), ont été disposés de façon à former un nouveau
tout (2).
Une pareille mosaïque ne pourrait être attribuée à un esprit aussi
indépendantqu'Avicebron,d'autantplusque ces différents passages,
à part quelques modifications légères, sont reproduits dans la
forme littérale qu'ils ont dans le Fons vîtes traduit par Gundis-
salinus. Cette manière de faire correspond en outre parfaitement à
la méthode de composition de Gundisalvi. Lôwenthal lui-même a
observé qu'il procède de même pour faire des extraits de la Psy-
chologie d'Avicenne (3). Enfin ce qui est décisif, c'est que nous
retrouvons cette môme récolte de fragments tirés du Fons vitse
dans deux autres ouvrages de Gondisalvi, dins le De unitate et
dans le De processione mundi. Ce n'est donc pas Gerson qui a
retranché des passages du livre de l'âme, mais Gundissalinus qui
y a ajouté des extraits du Fons vitoe d'Avicebron. Avec cette expli-
cation tombe aussi l'opinion de Munk, Steinschneider et Lôwen-
thal attribuant le livre arabe sur l'âme à Avicebron ; car l'argu-
ment de Lôwenthal, que Gebirol a été ]'auteur d'un ouvrage
psychologique (4), n'a pas de portée. Nous devons néanmoins
reconnaître que l'auteur nous est encore actuellement inconnu.
On peut s'étonner que Gundissalinus ait pu constituer avec des
éléments aussi disparates un ouvrage qui dans son ensemble ne
manque pas d'unité. Le traité commence par la preuve de
l'existence de l'âme, principe de la sensibilité, et du mouve-
ment dans les vivants. Il agite la question de savoir commen!
(1) Nous y trouvons une citation du Nouveau Testament, p. 111-18 (Joli. I, 3-4).
(2) Le tableau suivant constitué avec les passages les plus significatifs peut nous en
donner une idée. L'édition de Lôwenthal est à gauche, Avicebron (d'après l'éd.Baeumkerl
à droite ;
P. 110, 13 = IV 9, p. 231, 5. P. 113, 15 = IV 14, p. 241, 10-11.
P. 110, 14-20 = IV 8, p. 230, 7-14. P. 113, 16-17 = IV 1, p. 212, 24-26.
P. 110, 25-29 = IV 20, p. 2S6, ,3-8. P. 113, 18-20 = IV 1, p. 213, 2-6.
P. 111, 4-12 = IV 20, p. 235, LB-24. P. 113, 26-114, 7 = IV 6, p. 223, 12-224,
P. 111, 12-16 = IV 20, p. 256, 11-13. 10.
P. 112, 7-12 - IV 39, p. 168, 21-169, 4.
P. 112, 29-31 = IV 10, p. 233, 8-10.
P. 114, 24-35 == IV 5, p. 221, 14, 12.
P. 118, 10-14 = IV 6, p. 226, 2-7.
P. 112, 33-113, 2 = IV 1, 212, i-'i. P. 115, 16-25 = IV 6, p. 224, 17-225, 21.
P. 113, 2-3 = IV 1, p. 212, 15-17. P. 116, 9-12 = IV 6, p. 232, 25-28.
P. 113, 7-11 = IV 1, p. 212, 20-23.
(3) Lôwenthal, p. 119.
(4) Lôwenthal, p. 35-52.
l'âme, elle-même immobile, peut mouvoir le corps. Il détermine la
nature de l'âme qu'il définit une substance incorporelle qui meut
le corps. Il rattache à cette définition platonicienne la définition
d'Aristote, sans remarquer qu'elle est. opposée à celle de Platon.
Il s'en sert, au contraire, pour la compléter, en montrant que la
complexité des éléments du corps est la condition nécessaire pour
que l'âme puisse l'animer. Il répète avec insistance que l'âme n'est
ni matière, ni forme matérielle, ni corps, mais un esprit raison-
nable. Après avoir sommairement établi que l'âme n'est pas
incréée mais créée, il discute l'opinion touchant l'existence d'une
âme unique du monde qui est croissance dans les végétaux, sensi-
bilité dans les animaux, raison dans l'homme. Il rejette cette doc-
trine et accepte celle d'Aristote qui affirme la différence spécifique
entre l'âme végétale, animale et raisonnable, sans qu'il, y ait pour
cela trois substances dans l'homme, car l'âme supérieure contient
virtuellement les âmes inférieures. A côté de ces données aristoté-
liciennes se trouvent des idées néoplatoniciennes sur l'amoindris-
sement de la plénitude de la vie par l'accroissement des prin-
cipes contraires. Nous y trouvons aussi le rapprochement de la
lumière et de la vie.
Après avoir établi le fait de la multiplication numérique des
-
âmes humaines par opposition au monopsychisme, il donne un
exposé de l'origine de l'âme humaine, particulièrement intéressant
au point de vue de l'histoire de la philosophie. Il réfute d'abord la
doctrine, de la préexistence, en vertu de laquelle toutes les âmes
sont créées dès le commencement et au même instant. S'il y a
néanmoins création quotidienne d'âmes, cette création n'est pas
dans le temps, car elle est un acte instantané.
L'âme n'est donc pas une oeuvre de la nature qui n'agit que dans
le temps. Gundissalinus se demande en outre si l'âme a été créée
immédiatement par Dieu ou par des êtres intermédiaires, les
anges. Il énumère les preuves
- - ce sont les arguments ordinaires
des Néoplatoniciens par lesquelles les philosophes tentent de
démontrer que Dieu crée l'âme non immédiatement, mais en se
servant des anges comme instruments. Ces derniers ne tirent pas
l'âme du néant, mais de la matière (spirituelle) (1). Gundissalinus

(1) LoWENTHAL, p. 106.


740 REVUE THOMISTE

s'efforce vainement de mettre d'accord cette interprétation avec


l'enseignement chrétien (1). Il reprend la même doctrine, comme
opinion des philosophes, dans le traité De processione mundi, ce
qui a donné occasion à un ancien lecteur d'ajouter en marge du
codex Vaticanus (2) : Hsec cave, non est enim verum theologice
loquendo. Après avoir réfuté l'interprétation traductionniste sur
l'origine de l'âme humaine, Gundissalinus tente finalement, à la
suite d'Avicebron, d'établir que l'âme est composée de matière
(spirituelle) et de forme. C'est dans cette matière spirituelle que
sont créées journellement les âmes, car si ces âmes étaient vérita-
blement tirées du néant, le fameux adage: Qui vivit in oeternum
creamt omnia simul, ne serait pas vrai. Certaines déductions diffi-
ciles de saint Augustin, dans le De Genesi ad litteram, sont poussées
ici à l'extrême. L'exposé prend fin sur une distinction des diffé-
rents degrés de simplicité destinée à montrer que l'âme, ,mcmo
composée de matière et de forme, peut être appelée une substance
simple (3).
Les passages empruntés à Avicenne se rapportent à l'immorta-
lité de l'âme humaine et à. ses puissances animales et intellec-
tuelles ; elles ne contiennent rien de particulièrement intéressant.
Les dernières parties du livre sont écrites en un style excellent.
Elles sont l'oeuvre propre de Gondisalvi, comme en témoignent les
nombreux éléments chrétiens qu'elles renferment. Elles traitent
de la vie de l'âme après la mort et des facultés qui lui demeurent.
Comme elles n'ont rien de bien original, nous les passons sous
silence (4).

Le thème du petit traité De unitate est ontologique. Corrcns a


établi qu'on y trouve quelques passages de Boëce, mais que laplus

(1) Lowenthal, p. 107. La mention du Christ et du baptême prouve que le passage


en question est le travail de Gundisalvi lui-même.
(2) Cod. Vat. lat. 2186, f. 7*.
(3) Voyez Coréens, p. 43 ss.
(4) L'apophtegme : « quidquid est, ideo est, quia unum numéro est » vient de Boécc
(ira PorpTiyr. a se transi. 1. I, vol. 83. B. Migne). V. Baumgabtner : De Philosophie A-
Alanus de Insulis, Munster, 1896; Baeujikeb et von Hbhtling : Beitriige, II, II. 4, p. 13''"
n° 2.
grande partie de l'ouvrage est une compilation de différents
endroits du Fons Vitas d'Avicebron.
Par l'unité tout est. Tout existe en tant qu'il est un. La forme
est. L'unité dans les choses créées a sa source dans l'unité créatrice.
Le principe de la division est la matière qui existe dans tous les
êtres créés, môme spirituels. En conséquence l'unité des êtres
créés décroît à proportion de leur grossièreté matérielle. L'unité
est plus grande dans la substance spirituelle que dans la subs-
tance corporelle, et la divisibilité croît avec l'éloignement de
l'unité primitive. De l'unité procède aussi la pluralité, soit à l'état
de nombre, soit à l'état d'étendue.
Gundissaiinusen se fondant sur le néoplatonisme d'Avicebron, a
développé dans ce traité les mêmes idées que l'école de Chartres
qui procède du néoplatonisme latin.

Encore quelques mois pour finir sur le traité De Vémanation du


monde, De ptrocessione mundi, titre qui rappelle l'ouvrage d'Albert
le Grand : Deprocessu universitatis a causa prima. Outre le manus-
crit de Paris (Bibl. JNal. 6443) publié par Menendez Pelayo et
celui d'Oxford, mentionné par Lôwenthal, nous trouvons un
manuscrit àLaon (n. 412; et à Rome (Vatic. lat. 2186).
Ce livre est habilement composé. La plus grande partie néan-
moins est une compilation. L'introduction est tirée de Boëcc
[Consolatio philosopkioe, et De Trinitate) (1). Le récit mosaïque du
chaos est combiné avec Ovide (Mêtam. I, 6-7).
La nature des démons est exposée d'après saint Augustin et
Apulée, ou plutôt Chalcidius (2). Mais avant tout il emprunte à
Avicenne qui lui fournit presque intégralement deux chapitres de
sa Métaphysique (3), et au Fons Vitse d'Avicebron. Dans ce dernier

(1) ConnENS, p. 36.


(2) Chalcidius in Tim. c. 134. Mullach.
(3) Avigenna, Metaph. tr. I, 1. II, c. 2 et 3.
742 REVUE THOMISTE

ouvrage, et notamment au traité V, l'auteur a fait diverses


coupures qu'il a réunies en mosaïque.
A la manière de saint Augustin et des Victorins, le traité
commence par un essai d'élévation de l'esprit du visible à l'invi-
sible au moyen des divers objets de la contemplation et selon les
différents modes de connaître (1).
La nécessité de maintenir unis et groupés les contraires sous
l'action d'une cause efficiente dès le commencement, et de les
faire passer de la puissance à l'acte, requiert l'existence d'un prin-
cipe, d'une cause première de tout. Cette cause première doit être
un être nécessaire et, comme telle, ne peut être qu'une. C'est ce qui
est abondamment démontré d'après Avicenne. Immobile en elle-
même, la cause première meut tout. Elle est Dieu.
A la suite de la cause première se trouvent les causes secondes
et troisièmes. L'oeuvre de la cause première est la création (creatio)
et la composition (compositio). L'ojuvre de la cause seconde est la
composition et la génération (generatio).
L'auteur traite de l'oeuvre de la cause première, en suivant fré-
quemment Avicenne. Commele créateur se distingue de la créature,
alunite du premier doit s'opposerla dualité de la créature, mais non
pas comme deux formes ou deux matières, mais comme forme et
matière. Les deux ne peuvent exister indépendamment l'une de
l'autre. La forme donne l'être à la matière. L'être naît de l'union
des deux. Leur apparente opposition se résout par cela même que
en soi la matière et la forme n'ont qu'un être potentiel, tandis que
l'être actuel est l'existence de la forme dans la matière.
Par conséquent ni la matière n'existe antérieurement à la forme,
et réciproquement. Le créateur leur préexiste non dans le lemps,
mais dans son éternité. La matière, bien qu'elle soit privation ei
requière une forme, a une existence potentielle dans la sagesse du
créateur. Comme telle, la matière première n'a pas de commence-
ment, elle n'en a un que par rapport à son être formel. Quant à
son existence actuelle, la matière procède de la non-matière et la
forme de la non-forme, l'une et l'autre par conséquent du néant.

(1) A la tripartilion de ratio, demonstratio, intelligentia il joint celle de sensus, imagt-


natio, ratio, inlellectus, intelligentia.
LES ÉCRITS PHILOSOPHIQUES DE DOMINICUS GUNDISSALINUS 743

Car ce qui procède du créateur esl identique avec le créateur, non


créé, mais engendré ou émané.
Pour donner une idée de la manière dont se fait l'union de la
forme et de la matière, il emprunte au Fons Vitse une série
d'images et de comparaisons.
La matière première ne doit pas être confondue avec le chaos
d'Ovide, Tout être déterminé se produit par l'union de la forme
et de la matière. Il y a entre l'acte de l'union et celui de la création
de la forme et la matière une distinction de raison et non de temps.
Les premières déterminations des choses qui se produisent sont
la substantialité et l'unité, puis les substances spirituelles et cor-
porelles, ainsi que leurs accidents.
Quoique les oeuvres de la Trinité soient communes aux trois
personnes, on peut cependant attribuer la création de la matière
de laquelle tout naît à la Puissance, la forme par laquelle tout est,
à la Sagesse, l'union des deux à l'Amour, de sorte que le sceau de
Ja Trinité brille dans la création.
De même qu'il n'y a pas d'antériorité de temps entre la création
et la composition, pareillement la création des natures spiri-
tuelles ne précède pas temporellement celle du ciel ou des éléments.
Qui vivil in xternum creavit omnia simul. Le récit de Moïse ne doit
pas être pris à la lettre.
La cause seconde embrasse les anges, le mouvement des cicux,
la nature, les âmes rationnelles, etc. Les anges produisent le mou-
vement des cieux, les philosophes leur attribuent aussi la création
des âmes. Le mouvement des cieux agit avec le secours de la
nature sur le monde inférieur.
Au delà du monde terrestre et des astres se trouve le monde
immatériel et divin. C'est à lui que nous devons nous élever par
la contemplation; c'est d'elle que nous viennent la révélation et
l'illumination.
Ainsi le monde entier constitue un tout harmonieux, où les
degrés des choses sont établis d'après les spéculations connues du
néoplatonisme sur les nombres.

REVUE THOMISTE. S* ANNÉE. - 50.


744 REVUE THOMISTE

L'esquisse que nous venons de tracer peut suffire à nous montrer


les tendances prédominantes de l'entreprise philosophique de
Gondisalvi.
A côté d'une estime modérée de la pure raison nous trouvons
chez lui une tendance mystique. Celle-ci se manifeste surtout dans
les introductions et les épilogues.
C'est là que Gundissalinus invile à la contemplation, qu'il
exalte la vie bienheureuse de l'éternité et l'union avec Dieu.
Cette inclination mystique nous explique pourquoi Gundissali-
nus préfère la définition de la philosophie qui s'appuie sur la
psychologie et trouve le chemin de la connaissance du monde et
de Dieu dans la réflexion sur soi-même.
Cel élément mystique est cependant tempéré par le désir de
Gundissalinus d'élargir ses connaissances et de les approfondir.
De là, le désir encyclopédique qui lui fait exploiter les oeuvres de
la science arabe et latine. De là aussi les éludes soignées de ques-
tions dialectiques même dans les ouvrages où il est cependant à
la remorque du néoplatonisme d'Avicebron.
Cependant il évite les questions de dialectique abstraite, Ce qui
l'intéresse, ce sont les problèmes positifs.
C'est en premier lieu le problème de l'âme. Il veut arriver par
l'étude des sources dont il dispose à des résultats fermes au sujet
de son essence, de ses facultés, de sa destinée après la mort.
Vient ensuite le problème de la création et de la nature ontolo-
gique des êtres créés. 11 traite remarquablement de Dieu comme
cause et comme être nécessaire. Malheureusement il mole à cela
des éléments obscurs de néoplatonisme. Il n'attribue pas, il est
vrai, une très grande importance aux spéculations sur les nombres,
lesquelles ne sont au fond qu'un jeu de l'esprit. Néanmoins, non»
constatons que les conceptions néoplatoniciennes d'êtres intermé-
diaires et, principalement, l'idée d'Avicebron d'une matière et
d'une forme universelles ne pouvaient être rattachées à la notion
de la création sans l'obscurcir notablement. Il y a donc beaucoup
de fermentation dans l'oeuvre de Gondisalvi, bien qu'il s'efforce
LES ÉCRITS PHILOSOPHIQUES DE DOMINICUS GUNDISSALTNDS 745

d'alteindre à la clarté. Ses tendances le dirigent non vers Siger


de Urabant, mais vers Albert Je Grand.
Il ne faut pas chercher beaucoup d'originalité dans les ouvrages
de Gondisalvi. Il est un compilateur éclectique, mais par le choix
qu'il opère, il établit une construction doctrinale caractéristique.
Un homme du moyen âge doit être jugé d'après son temps et non
d'après les conditions présentes.
Albert le Grand lui-même, dans ceux de ses écrits où il se borne
à exposer les doctrines des Péripaléticicns, n'est-il pas, lui aussi,
un compilateur qui reproduit les opinions des philosophes, bien
qu'il les rejette lorsqu'il vient à traiter la question pour son propre
compte ?
Certes Albert le Grand est un compilateur d'une autre envergure
que Gondisalvi; il est armé d'une science universelle, et chez lui
le procédé de compilation sert de marchepied à des productions
originales.
Néanmoins Gondisalvi est un précurseur d'Albert le Grand.
Nous avons déjà fait un rapprochement entre Gondisalvi et son
compatriote Isidore de Séville. Isidore est aussi un compilateur el
un compilateur de premier mérite, dans les « Elymologies »
aussi bien que dans les « Sentences », Mais de môme qu'il existe
un fil conducteur qui mène des sentences d'Isidore par celles de
ïajo, de Pierre Lombard, de Gilbert de la Porrée, les
« Sommes » d'Alexandre de Haies et d'Albert le Grand, à la
« Somme théologique » de saint Thomas d'Aquin, pareillement
un chemin est ouvert qui va des oeuvres et de la méthode de Gon-
disalvi aux oeuvres et à la méthode d'Albert le Grand.

Dr C. B\r.u.MKER,
Professeur à l'Université de Breslau.
LA

PREUVE DE L'EXISTENCE DE DIEU


ET L'ÉTERNITÉ DU MONDE
(SOIÏE ET FIN)

Peut-on démontrer, par la science, le commencement du


-
monde? Telle est la question que nous avons posée, à la fin de
notre précédente étude. On sait que bon nombre d'apologistes
croient pouvoir la résoudre par l'affirmative ; il est de la plus
haute importance, au point de vue de la preuve de Dieu, de savoir
que penser de leur sentiment.
El d'abord, il y a lieu de discuter un argument à priori qui ne
manque pas d'être spécieux et intéressant à examiner, entre
catholiques.
Quoi qu'il en soit, dit-on, de la possibilité métaphysique d'un
monde éternel, il est certain que, defait, celui-ci a commencé ; il
est certain qu'il doit finir. Or, s'il en est ainsi défait, de fait il doit
y en avoir des traces; le monde doit porter la marque de sa nou-
veauté q\ de sa caducité.
Cet argument, disons-nous, est spécieux; nous ne le croyons
pas toutefois convaincant et, encore moins pensons-nous que,
fût-il vrai, il pût infirmer notre thèse.
Si notre monde, dit-on, est éphémère, il doit en porter la trace.
Peut-être oui, mais peut-être aussi non; car reste toujours la
question de savoir s'il est éphémère de droit ou éphémère seule-
ment de fait ; s'il a été créé tel qu'il soit en lui-même incapable de
durer ou si, pouvant durer, il ne reçoit de limites que du dehors,
de la libre volonté de CeJui qui le pose.
Soit, par exemple, un cercle que vous tracez sur le papier. Vous
commencez par un point et terminez par un autre : la circonfé-
rence a donc, défait, un point de départ; mais en a-t-elle de droit?
Non, vous auriez pu la poser toute ensemble, comme on pose un
cachet sur la cire. Il suit de là que, si la ligne est nette, il sera
impossible de discerner un commencement, et de savoir s'il en
existe.
Pourquoi n'en serait-il pas de môme pour le monde? Il a com-
mencé, c'est vrai, et il est vrai aussi en un certain sens qu'il
finira (1) ; mais c'est une question de savoir si sa nature est telle
qu'il dût nécessairement commencer et qu'il doive nécessairement
finir. Ceux qui croiraient, comme les anciens, que sa vie se
compose de périodes toujours reprises, de phases circulaires
ramenant sans cesse les mômes états, n'auraient pas de peine à
écarter l'argument qu'on propose. Us diraient; En fait,,1e premier
événement du monde a pour cause immédiate Dieu ; mais, logique-
ment, il pouvait procéder d'un état antérieur, et celui-ci de môme.
Il n'y a donc pas trace d'un commencement, et par suite pas de
prise pour une démonstration. Ainsi pour le terme. Ce ternie
viendra, nous le savons ; mais ce sera un arrêt arbitraire, produit
par la seule volonté de Dieu et au delà duquel, cette volonté
absente, le déroulement des choses pouvait se prolonger sans lin.
Donc, ici encore, pas de trace de caducité et pas de démonstration
possible de la fin des temps.
VoiJà ce que dirait l'homme du moyen âge, ce que disait de fait
saint Thomas d'Aquin. La science moderne nous oblige-t-elle à
penser le contraire, tel est l'objet du présent débat,

Une affirmation, du moins, qu'on ne saurait aujourd'hui


contester, c'est que l'homme n'a pas toujours été ici-bas et que la
vie a commencé sur la terre. Il y a un certain nombre de siècles,
le globe, d'abord en ignition, puis, durant de longues périodes,
enveloppé d'une atmosphère irrespirable, était inhabitable à
l'homme et à toute espèce vivante.
i
A ce point de vue, l'éternité de notre monde est chose jugée, et
les anciens qui l'admettaient comme possible sont définitivement
convaincus d'erreur.
Peut-on partir de là pour prouver Dieu ? -
Oui ; mais par un

(1) Il ne fautpas oublier que la lin du monde décrite par les Livres saints est une fin
toute relative, dont il est difficile sinon impossible de préciser la portée au point de vue
cosmologique, et qui en tout cas n'est nullement le corrélatif du commencement enseigné
par la foi. Dieu crée, mais ne détruit pas, ainsi que tous les théologiens l'enseignent ;
de sorte que l'univers, en entendant par là la création prise dans son ensemble et dans
*>on fond, a commencé et ne finira point,
748 REVUE THOMISTE

chemin détourné, en appelant à son secours d'autres thèses. Si


vous démontrez d'une part que la vie et l'homme ont commencé,
et d'autre part qu'ils n'ont pu commencer sans une intervention
transcendante, vous êtes au but; mais pour prouver cette dernière
assertion, qu'avez-vous à dire au point de vue strictement scienti-
fique ?
S'il s'agit de l'homme, vous pouvez le considérer de deux façons :
comme être vivant et sensilif, et alors son cas n'a plus rien de
spécial; comme être doué de raison, et alors vous quittez le.
domaine de la science.
S'il s'agit de la vie en général, comment vous y prendrez-vous
pour établir votre thèse? Qui va vous dire que la vie n'a pu com-
mencer sans l'intervention d'un Créateur ?
mais unique ressource - - -
Ilya précieuse
les expériences de Pasteur contre la
génération spontanée. Dieu sait si l'on a usé de cette ressource !
Est-elle suffisante dans le présent débat? -? Non, très évidem-
ment.
La génération spontanée n'existe pas, ou plutôt, elle ne se
constate point dans les domaines accessibles à notre expérience:
voilà tout ce que Pasteur a montré. Par là, il a délogé les maté-
rialistes d'une excellente position ; il les a même, si l'on veut,
placés hors la science, en ce sens qu'ils ne peuvent plus fournir
un seul fait, ni invoquer une seule loi pour appuyer leurs hypo-
thèses touchant les origines de la vie. Voilà qui est énorme, assu-
rément; mais ce n'est pas une raison pour qu'on en abuse. De ce
qu'une hypothèse n'a rien dans la science qui la confirme,
s'ensuit-il qu'elle soit condamnée par la science? Evidemment non,
Le principe : Tout vivant vient d'un germe, omne vivum ex ovo,
n'est démontré scientifiquement et universellement admis comme
tel qu'à titre de vérité statistique, comme disent les Anglais. En
faire une vérité absolue, applicable à tout le processus vital, el
préjugeant par là le grave problème des origines, c'est dépasser
l'expérience de beaucoup.
Que diriez-vous, au nom de l'expérience, aux évolutionnistes?
Vous leur direz : vous ne prouvez rien, vous êtes en plein dans
l'hypothèse, et vous leur dénierez de ce chef le droit de rien
affirmer. Mais vous, qu'affirmerez-vous ensuite ? .- Que l'évolu-
tionisme est faux? que de la matière brute à la sensation et de la
LA PREUVE DE L'EXISTENCE DE DIEU ET L'ÉTERNITÉ DU MONDE 749

sensation à la pensée, le passage est infranchissable ? Vous ne le


pouvez pas au nom de la science ; aucun savant n'a jamais rien
prouvé de tel. Tout au plus pourrez-vous réfuter ainsi certaines
formes positives données à la doctrine; dans son ensemble, elle
reste hors de vos prises et vous ne la pouvez vaincre qu'en faisant
appel à la philosophie.
Or, les arguments que la philosophie vous fournira, en l'occur-
rence, seront moins faciles à saisir et moins convaincants de
beaucoup que les preuves ordinaires de Dieu: surcroît inutile de
peine; profit douteux au point de vue de la lutte contre les athées.

Aussi n'est-ce point, en général, de cette façon qu'on procède.


On ne voit là, en tout cas, qu'une étape de l'argument, ef bientôt,
élargissant le débat et mettant on cause non plus les commence-
ments de la vie, mais le commencement du tout, l'on dit : D'après
la science, l'univers a eu un commencement, comme il doit avoir
une fin.
Telle est l'affirmation, et on la soutient au moyen d'un principe
fort en honneur aujourd'hui en physique : le principe de la dégra-
dation de Vénergie (1).

II y a fort peu d'années que ce principe a été mis en avant par


les hommes de science. On insistait autrefois, avec une complai-
sance manifeste, sur un autre principe beaucoup plus commode
aux athées: le principe de la conservation de l'énergie. Rien ne
se perd, rien ne se crée, disait-on; la somme des énergies en puis-
sance et en acte est constante dans le monde. La force perdue en
apparence n'a fait que se transformer, et par une transformation
inverse elle pourra renaître. De ce principe, toujours admis et
confirmé chaque jour par l'expérience, on aimait alors à conclure
que rien ne se détériore qui ne se puisse restaurer de soi-môme ;
que tout ce qui a péri peut revivre; que par conséquent l'uni-
vers, ou bien durera indéfiniment, ou bien, s'il doit se détruire,
ainsi que tout l'annonce, pourra se reconstituer par le jeu des

(1) Ce root dégradation, emprunté aux auteurs anglais, sonne assez faux aux oreilles
françaises. Il semble indiquer une diminution, alors qu'il vise une dépréciation. C'est la
qualité, et non la quantité de l'énergie qui change.
750 HEVUE THOMISTE

forces mêmes qui l'ont une fois produit et repasser éternelle-


ment par les mêmes états.
Cette conclusion, chère à bon droit aux matérialistes, ne se
soutient plus aujourd'hui.
Il est admis de tout physicien que l'énergie, tout en se conser-
vant, se dégrade, c'est-à-dire passe à un état inférieur et devient
de plus en plus inutilisable. Ce qui était d'abord mouvement
visible, comme la chute d'un corps ou la course d'un projectile, se
transforme, en vertu des frottements ou des chocs, en énergie
invisible, chaleur, électricité ou autre chose semblable, ci la réin-
tégration de la première énergie par le moyen de ces dernières
n'est que partielle, de sorte qu'il y a toujours plus de déchet et
que, dam» l'ensemble, l'univers suit une pente fatale qui l'ache-
mine vers la mort.
Toutes les énergies sensibles se transformeront tôt ou tard en
énergies insensibles; toutes les énergies insensibles s'égaliseront
à
peu peu, et alors il n'y aura plus de place pour les actions mul-
tiples cl les échanges qui alimentent la vie; un équilibre uni-
versel régnei'a, que plus rien jamais ne pourra rompre. Ce sera la
mort succédant, à travers les agitations de l'ère présente, au pri-
mitif chaos.

Il est de fait que beaucoup de savants -


et des meilleurs
envisagent ainsi l'avenir du monde (1). Or un tel avenir engage le
-
passé. Quoi qu'il en soit des hypothèses cosmogoniques, si le
mouvement des choses va toujours dans le même sens ; si l'énergie
visible décroît sans cesse, quelque quantité qu'en ait possédée le
monde, elle serait épuisée depuis longtemps, que dis-je ? depuis
une éternité, si le monde était éternel.
Et d'ailleurs comment concevoir une série éternelle qui ne serait
point nécessaire, ou une série nécessaire qui devrait finir? Le
monde a donc commencé, et il n'a pu commencer que par l'inter-
vention de la Cause Première.
L a validité de ce raisonnement est admise par beaucoup de bons
esprits, et ce serait assez pour nous faire croire qu'il n'est pas

(1) Clausius, Bévue des Cours scientifiques, 1er février 1838. Faye, l'Origine du monde
Hihn, la Vie future et la Science moderne, etc., etc.
dénué de toute valeur. Comme argument probable, ad hominem, il
a sa place dans l'arsenal apologétique. Au point de vue de cer-
tains savants et moyennant quelques hypothèses assez générale-
ment admises, il peul amener la conviction. Mais telle n'est point
la question présente. Nous recherchons, dans tout ce travail, non
pas si l'on peut convaincre tel ou tel, qui voudra bien se laisser
convaincre ; mais si l'on peut établir v.ne démonstration, à laquelle
doive se rendre tout esprit droit et certifiant le commencement du
monde. A la question ainsi posée, nous avons répondu et nous
répondons encore : Non.

El d'abord quand vous dites : l'univers marche vers sa lin,


qu'entendez-vous parce mot : L'univers? Est-ce l'univers observé,
avec ses planètes, ses soleils, ses comètes et ses nébuleuses ? Est-
ce tout cet ensemble qui paraît régi par les mêmes lois et auquel,
très audacieusement d'ailleurs, en vertu de quelques belles induc-
tions, nous appliquons les nôtres ? -. En fait, oui, car vous ne pou-
vez parler que de celui-là au nom de la science; mais dans votre
esprit, non; car pour que votre argument prouve quelque chose,
il faut que vous parliez du Tout quel qu'il soit, de Y Univers dans
son entier, en y comprenant tout ce qui est observé et tout ce qui
est observable. Car si quelque chose de l'univers vous échappe,
votre adversaire vous échappe aussi; il vous dira que la loi de
dégradation est une loi particulière.
Vous parlez donc du Tout; mais ce tout, de grâce, le connaissez-
vous ? Qui vous a révélé sa grandeur ? qui vous a fait connaître sa
loi totale?
Certes les progrès de la science sont admirables; l'astronomie
nous a fait parcourir, en peu d'années, plus de chemin que tous
les autres siècles ensemble. Mais précisément parce qu'on a décou-
vert beaucoup, l'on doit prendre une plus haute idée de la série
effrayante des êtres et ne pas la clore ainsi à la légère.
Les conceptions de nos pères nous font sourire, aujourd'hui. La
fin de tout était pour eux cette voûte de cristal du firmament qu'ils
supposaient, mue par un ange. La voûte a volé en éclats et,l'oeil ravi
a découvert au delà d'immenses espaces. Mais qui sait si ces espaces
eux-mêmes nous donnent une idée suffisante de la grande Nature ?
752 ' . REVUE THOMISTE

Qui peut savoir la fin de tout ? De quel plus vaste ensemble ne


fait p'oint partie, peut-être, cet univers, en face duquel nous
sommes déjà si pelits, et quelque incommensurable qu'il soit à
nos sens, à notre imagination, à nos recherches, qui peut nous
dire s'il ne serait pas perdu lui-même, comme nous en lui, dans
des immensités plus sublimes dont nous ne saurions plus
rien ?
« Qu'est-ce que l'homme dans la nature ? dit Pascal. Un néant à
l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien
et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des
choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans
un secret impénétrable; également incapable de voir le néant
d'où il est tiré et l'infini où il est englouti. Que fera-t-il donc,
sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans
un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin?
Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui
suivra ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les
comprend, tout autre ne le peut faire. »
Celui qui écrivait ces lignes n'eût pas été si facile à convaincre
que semblent l'être nos adversaires ! De quel sourire dédaigneux
n'eût-il pas accueilli ces énoncés prétentieux de lois dites univer-
selles ! « 0 présomptueux ! » eût-il dit.
Et, de fait, n'y a-t-il pas quelque présomption à vouloir dé-
cider, ainsi, vers quel terme dernier marche l'universalité des
choses? C'est comme si le ver qui habite une pomme et qui senl
venir sa maturité voulait conclure à l'universelle décrépitude.
On s'est amusé parfois à rechercher ce que pourrait penser du
monde et de ses lois un de ces petits êtres, s'il était doue d'in-
telligence. On arrive à des conclusions qui font sourire. Or ne
sommes-nous pas semblables à lui quand, du spectacle des
mondes vieillis ou des dépenses d'aurores que nous voyons
faire aux soleils, nous élevons nos prétentions jusqu'à enlever
à la Nature, prise dans son entier, son immortelle jeunesse?
Soyons plus modestes, de grâce, et n'étayons pas nos preuves
de Dieu sur des conceptions si étroites ! Loin de fermer la
bouche à l'athée, nous :ic ferions ainsi que lui donner le beau
rôle, celui de la grandeur de vues et de l'éloquence, comme Pascal
se le donnait tout à l'heure. Dans le cachot de votre argument,
vous croyez le tenir, prisonnier de la science; mais la porte est
ouverte, et l'infini de l'espace s'étend devant lui.

Il y a longtemps que Spencer et d'autres ont fait remar-


quer qu'une immobilité apparente n'est souvent que la ces-
sation d'un ou de plusieurs des mouvements qu'un corps pos-
sède. Le pilote immobile sur le pont d'un vaisseau court
avec lui à toute vitesse. Que le vaisseau s'arrête, il va toujours,
emporté par le mouvement de la Terre. Que la Terre s'arrête, il
s'en ira, avec le Soleil, vers le point inconnu de l'espace où nous
marchons. Et qui peut dire où ces emboîtements s'arrêtent? Si
l'énergie se dégrade dans notre monde et le réduit à l'immobilité,
qu'est-ce qui l'empêche déjouer un rôle dans un monde d'ordre
supérieur où il ne serait qu'une unité infime et que régiraient
d'autres lois?
Bien plus, il pourrait alors retrouver la vie, dans certaines
conditions déterminables. On sait, en effet, que certains savants
ont cru pouvoir expliquer la formation d'une nébuleuse, et par
suite la naissance d'un monde, par la rencontre violente de masses
solides qui, en vertu du choc, se volatiliseraient d'abord, puis se
recondenseraient selon le système de Laplace. Rien ne peut
empêcher de rêver, pour notre univers frappé de mort, une résur-
rection de ce genre.
Dira-t-on que des rêves ne sont pas de la science ? D'accord ; mais
est-ce de la science, aussi, d'affirmer hardiment ce qu'on ignore ?
Nous n'avons ici qu'une prétention, c'est de montrer,précisément,
que le problème posé est extrascientifique. La science ne peut pas
prédire la lin de tout, puisqu'elle n'est pas sûre de connaître tout, e t
d'autre part ses inductions demeurent probables, puisque son
ignorance aussi n'est que probable. On avouera que cette dernière
concession est fort large, et qu'aux yeux de plus d'un elle pourrait
prêter à sourire. Faisons-la cependant, et ne prétendons pas plus
loin ; car cela suffit à notre objet.

Qu'on veuille bien le remarquer, en effet, Yonus probandi


incombe tout entier, ici, à l'apologiste. Puisqu'il annonce une
démonstration, il est tenu de la faire telle qu'aucune échappatoire
ne demeure. Quelque arbitraire que soit une supposition, dès
734 REVUE THOMISTE

qu'elle n'est pas absurde et qu'elle suspend l'effet de la preuve,


votre adversaire a son droit intact, sa résistance est raisonnable.
Bien plus, il n'a besoin de rien supposer; il peut attendre. Tant
que vous n'aurez pas fourni la démonstration annoncée, il est
libre. Or une démonstration de la fin du monde, et une démons-
tration corrélative de son commencement, personne, absolumcnl
personne n'est aujourd'iiui en état de ia îournir.

Si le monde était certainement un système clos, comme disent


les physiciens : avec cela un systômejfe', et que ce système clos
et fini fût régi universellement par la loi de dégradation dont on
nous parle, il est très clair que la démonstration cherchée serai!
acquise, mais autant de conditions formulées, autant d'hypo-
thèses.
11 n'est pas démontré que l'univers, dans son ensemble, soit
un
système clos, en ce sens qu'il soit composé exclusivement d'êtres
soumis aux échanges d'énergie que nous observons et qu'il soit
soustrait à toute influence étrangère.
Qu'on se rappelle la conception des anciens, à laquelle nous
faisions allusion tout à l'heure. Ils ignoraient, sans doute, la
dégradation de l'énergie ; mais ils ne connaissaient pas davantage
sa conservation. L'inertie dans le mouvement leur eût paru une
absurdité (1), et par conséquent leur besoin était le même, quand
ils supposaient le mouvement éternel, de trouver une cause de sa
permanence. En dehors de cette cause, pour eux comme pour
nous, les mouvements devaient s'égaliser peu à peu, et tout devait
rentrer dans le repos.
Comment s'en tiraient-ils? En constituant, au-dessus de la
sphère des activités secondaires, soumises aux échanges et tendant
au repos, une source de mouvement indéfectible. Ils disaient fort

(1) On a souvent demandé pourquoi on avait découvert si tard une loi si simple. La
réponse est facile.Dans le système péripatéticien, seul en honneur pendant de longs siècles,
les corps étaient censés avoir un lieu naturel, préparé pour les recevoir et les conserver.
Étaient-ils écartés de ce lieu par violence, ils y tendaient de tout le poids de leur
nature, et cette tendance était d'autant plus forte qu'elle était plus près d'atteindre son
objet : ainsi s'expliquait l'accélération. Dès lors il est clair que l'inertie dans le mouvement
était impossible. Le corps mû d'un mouvement violent devait s'arrêter peu à peu eu
vertu d'une résistance do nature ; le corps mû d'un mouvement naturel devait au bout
de sa course trouver Je repos.
bien que le mouvement local est le premier* des mouvements, façon
approchée de mettre au premier rang, comme nous aujourd'hui,
l'énergie /cinétique; et cette énergie, qui alimente toutes les autres,
était précisément celle qu'ils attribuaient à la source commune.
Le Premier Ciel, mû par un 5«qj.wv, par conséquent capable d'une
circulation éternelle, donnait le branle, par son mouvement
diurne, à toute la grande machine, et ranimait sans cesse l'acti-
vité près de défaillir. Qu'est-ce qui peut empêcher, même un
contemporain, d'imaginer un système semblable?
Sans faire appel à un Génie, ce qui n'est point le cas ordinaire
des athées, il est loisible de supposer, tout au sommet des choses,
et dans la forme qu'il vous plaira, un mouvement premier et indé-
fectible. On évitera ainsi les conséquences de la dégradation de
l'énergie, et l'on pourra croire le monde éternel.
Autr.e question. Il n'est pas admis de tout le monde
parmi ceux qui croient en Dieu -
que l'ensemble du monde soit
même -
fini. .Nous le croyons très fermement pour notre compte, et nous
pensons en tenir la démonstration; mais cette démonstration, des
esprits éminents, des spiritualistes, des théologiens même, ne la
trouvent pas valable. Leibnitz disait : « Je suis tellement pour
l'infini actuel, qu'au lieu d'admettre que la nature l'abhorre,
comme on dit vulgairement, je tiens qu'elle l'affecte partout, pour
mieux marquer les perfections de son auteur. » Saint Thomas
d'Aquin lui-même, dans ses premiers ouvrages, déclare que, selon
lui, « il n'est pas encore démontré qu'une infinité de choses
actuelles soit impossible ». 11 est vrai qu'il donna plus tard cette
démonstration (1) ; mais on avouera qu'il serait téméraire, en face
de telles divergences, de faire dépendre d'une pareille thèse la
preuve de l'existence de Dieu.
Or le raisonnement que nous critiquons en dépend manifeste-
ment.
Si en effet le monde est infini, infinie aussi est son énergie utili-
sable. Quelles que soient les pertes subies sur un point, il y aura
toujours de quoi réparer la brèche et reconstituer l'énergie poten-

(1) Cf. Suinm. Tkeol.,q. vu, art. H et i. « Op. lxv. De Concordantiis, où Fou trouve
cette déclaration: « Diximus,.. quod nondum erat ostensum infinila actu esse non posse ;
nec adversarii nobis hoc ostenderunl; quod tamen nos postea in prima parte Summoe
oslendimus. »
756 REVUE THOMISTE

tielle épuisée. Dans ce cas, il ne faudrait pas grand effort d'imagi-


nation pour créer un système cosmogonique absolument inatta-
quable, dans l'état actuel de nos connaissances.

Enfin, le monde fût-il un système clos et fini, rien ne prouve


qu'il soit régi dans son ensemble et à tous les stades de son évolution,
par la loi de la dégradation de l'énergie.
Il suffit d'avoir suivi quelque peu le mouvement d'idées qui a
introduit cette théorie dans la science pour se rendre compte qu'il
s'agit là, comme nous disions plus haut, d'une donnée purement
statistique. Les choses se passent ainsi sous nos yeux, voilà tout
ce qu'on peut dire, c'est peu, pour mesurer la vie de l'Univers !
On a bien essayé, à vrai dire, de rattacher cette loi non plus à la
seule expérience ; mais à ce qu'on a voulu appeler la « nature des
choses (1) ». Malheureusement ces explications, reposant sur des
systèmes philosophiques que personne n'est tenu d'admetfre, en
participent la fragilité. Au fond, la « nature des choses » nous est
inconnue, il faut très humblement le reconnaître, et il en résulte,
quant à la loi de la dégradation de l'énergie, que, ne pouvant savoir
avec certitude ni quelle en est la cause, ni si elle n'est pas
comprise dans une loi plus haute, qui en réglerait et en contien-
drait les effets, nous ne pouvons prétendre non plus à déterminer
l'étendue de son application, soit dans l'espace, soit dans le temps.
Aussi de purs savants, peu soucieux de nos querelles méta-
physiques, sont-ils plus circonspects en jugeant de la portée de ce
principe. « D'après les lois expérimentales admises, dit M. Poin-
caré [si on leur attribue une valeur absolue et qu'on veuille en pousser
les conséquences jusqu'au bout), l'univers tend vers un certain état
final dont il ne poui'ra plus sortir (2). »
-
Il y a déjà là plus
qu'il ne faut de restrictions pour fournir à l'athée une échappa-
toire. Mais l'illustre savant ajoute aussitôt : « Je ne sais si l'on a
remarqué que les théories cinétiques anglaises peuvent se tirer de
cette contradiction? Le monde, d'après elles, tend d'abord vers un
état où il restera longtemps sans changement apparent, et cela est
conforme à l'expérience mais il ne s'y maintiendra pas tou-
;

(1) R. P. Cardcwneixe. Les Confina de la science et de la philosophie, t. I, ch. v.


(2) Revue de Métaphysique et de Morale, nov. 1893.
jours..., il y demeurera seulement pendant un temps énorme,
d'autant plus long que les molécules seront plus nombreuses. Cet
état ne sera donc pas la mort définitive de l'univers ; mais une
sorte de sommeil, d'où il se réveillera après des millions de
millions de siècles. »
Nous n'ignorons pas que, dans ces essais,il y a matière à contra-
diction; M. Poincarc les attaque lui-même; mais tout ce qu'il en
peut dire après examen, c'est « qu'il n'est pas sûr qu'ils aient
réussi ». C'est peu; car l'insuccès fût-il avéré, comme nous le
pensons, il ne s'ensuivrait pas que le même sort fût réservé à toute
tentative du même genre. En attendant que nous sachions le
pourquoi de tout, dans les transformations du monde physique, il
sera toujours permis de penser que la loi en question n'est qu'une
loi locale ou temporaire ; qu'il est aussi facile à la nature, consi-
dérée dans son ensemble, de transformer de la chaleur en mouve-
ment visible que d'opérer la transformation inverse, et que si ces
sortes de transformation ne s'effectuent point sous nos yeux d'une
façon avantageuse à la somme d'énergie utilisable, cela tient
uniquement à l'impuissance relative des moyens que la nature
met en oeuvre, dans le petit coin de son domaine et l'instant insi-
gnifiant de sa vie que nous pouvons saisir.
« 11 serait bien étrange, dit M. Couturat (i), que l'expérience
permît de résoudre une question d'ordre métaphysique. Pour
qu'une telle conclusion fût valable, il faudrait que la loi de
l'entropie fût rigoureusement vraie, tandis qu'elle n'est qu'approxi-
mative, comme toute loi expérimentale. Tout ce que l'expérience
permet d'affirmer, c'est que nous nous trouvons dans une période
où l'entropie va constamment on augmentant; mais, comme elle
ne nous permet pas de décider si cette période a une durée finie ou
infinie, rien ne nous assure que l'univers tend vers un [état vrai-
ment final, d'où il ne puisse plus sortir pour recommencer sinon
le même cycle, du moins un cycle analogue. » -
Rien n'est plus
sage que cette réserve ; le théologien et l'apologiste ne peuvent
que l'imiter, si même ce n'est pas d'eux que l'exemple, ici, doit
partir.
Ce qu'on peut discuter, toutefois, ce sont les essais positifs
(1) Revue de Métaphysique et de Morale, nov. 1893, p. 571 et 572.
738 REVUE THOMISTE

d'explications destinés à écarter la fin du monde. Quand, par


exemple, Rankine développe complaisamment sa théorie de recon-
centration de l'énergie par réflexion sur la surface-limite du
monde, Clausius et Verdet ont beau jeu à lui répondre que la
chaleur ainsi reconcentiée ne saurait être supérieure à celle des
sources, et qu'ainsi il y aura dégradation, toujours.
M. G. Mouret (1) essaie d'une autre explication non plus
erronée, mais hautement arbitraire. D'après ce savant, une loi
générale d'activité dominerait toutes les autres ; la vie serait telle-
ment la loi que tout le monde, arrivé à l'état-iimite qu'on nous
décrit, devrait le dépasser pour recommencer une évolution en
sens inverse. « C'est alors que l'effet persistant de tension qui
limite l'activité universelle jouera un rôle actif en venant défaire
l'oeuvre accomplie par la vitesse initiale, et que commencera une
lente évolution en sens contraire, qui ramènera l'univers, par une
diminution graduelle de son entropie et une augmentation corres-
pondante des énergies utilisables, à l'état de choses d'où il était
sorti. L'éternité serait donc l'infini d'une série d'oscillations gran-
dioses entre le chaos et l'équilibre, entre le mouvement et la
chaleur, l'infini d'un rythme à longue période, scandé par les
abaissements et les relèvements de la chaleur, par le flux et le
reflux de fa marée thermique immense, dont l'entropie mesure
les insensibles progrès. »
11 est clair que cette conception, bien qu'elle ne puisse être con-
tredite au nom de la science, n'est pas faite pour satisfaire beau-
coup d'esprits; mais la perfectionner ne serait peut-être pas impos-
sible, et si elle restait malgré tout arbitraire, nous l'avons dit,
l'arbitraire ici est un droit.
A plus forte raison les sysLèmcs évolutionnistes ou monisles
échapperaient-ils aux conclusions outrées qu'on veut nous faire
admettre. Ceux pour qui le monde est régi par une finalité interne,
dont les phénomènes physiques et leurs modes ne sont que des
manifestations toujours changeantes, ne sauraient être embar-
rassés parles conséquences d'une loi comme celle de dégradation.
Ils ont tout droit de la considérer comme une loi particulière,
sujette à l'évolution comme les objets qu'elle affecte.

(i) Revue générale des Sciences, 30 décembre 1895.


De plus, dans plusieurs de ces systèmes, la loi générale des
choses, bien supérieure à toutes les lois physiques, serait « une
tendance de plus en plus grande à la conscience ». Il devrait alors
arriver un temps où « l'esprit prendrait le gouvernement du
monde », selon le mot bien connu de Renan (1), et restaurerait, par
des moyens à lui, bien avant qu'il ait pu devenir irrémédiable,
l'abaissement de niveau de l'énergie utilisable dans l'univers.
Il est constant en effet que plus on s'élève dans la hiérarchie des
êtres, moins la loi de dégradation de l'énergie a d'empire.
L'animal, par la transformation directe, dans son organisme, des
énergies chimiques qu'il emploie en énergie mécanique, évite la
déperdition énorme qu'impose à la machine thermique la trans-
formation préalable en chaleur. L'homme à son tour, par son
adresse à capter les forces et à en diriger l'emploi, peut arriver à
reconcentrer l'énergie allouée à sa petite planète, jusqu'à une
limite difficilement assignable. La fiction des démons de Maxwell,
opérant un classement d'atomes par vitesses dans une masse en
apparence homogène et y régénérant ainsi l'activité abolie, donne
une idée de ce qui se pourrait faire en ce genre, et les récentes
découvertes de Roentgen, après celles de Crookes, font espérer à
quelques-uns d'y parvenir.
Très évidemment, ce n'est là qu'un palliatif, d'une valeur abso-
lument négligeable au.point de vue de l'ensemble des êires ; mais
qu'est-ce qui empêche les philosophes dont nous parlons de
rôver pour le inonde un avenir tel que « l'esprit», devenu pré-
pondérant et substituant progressivement ses lois à celles de la
matière, réduise à rien les effets de la dégradation ?
Ce sont là des folies, je le veux bien, et quand vous me dites :
je les réfuterai sans réplique, je n'ai pas de peine à vous croire ;
mais il ne restera pas moins ceci, c'estque vous y perdrez, d'abord,
tous les avantages de simplicité que vous promettait l'argument
« par Je commencement du monde »; qu'ensuite, cette échappa-
toire écartée, il reste loisible à l'adversaire d'en invoquer d'autres;
qu'enfin une réfutation de ce genre ne saurait se faire au nom
de la science. Or c'est là tout ce que nous voulons démontrer.

(1) Fragments philosop!ùqu,es, p. 183.

REVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - 51.


760 REVUE THOMISTE

Voilà pourquoi nous ne saurions accepter - quelque profonde


estime que nous ayons pour leurs travaux et pour leurs personnes
- les prétentions de ceux qui, appuyés sur la science ou sur les
savants, croient pouvoir démontrer le commencement et la fin du
monde. Ni les déclarations de M. Faye, ni celles de M. Ilirn
autorité scientifique de premier ordre, mais beaucoup moins bon
-
philosophe,- ni celles, à plus forte raison, de savants moins
titrés, ne nous convainquent.
C'est la tendance des savants, et des grands plus que tous les
autres, et plus encore, s'il se peut, des inventeurs ou quasi-
inventeurs de théories scientifiques, d'étendre la portée de ces
théories au delà de leurs limites naturelles. Us ont rivé à grand
effort un des anneaux de la chaîne qui doit relier notre expérience
aux lois suprêmes, ils aiment à se dire que cet anneau est le der-
nier. Ils ne voient pas que, dans le cas présent, ils s'exposent, de
la part des esprits réfléchis, au même reproche qu'ils adressent
eux-mêmes à l'antiquité crédule.
Nos pères ne contemplaient qu'un instant très court de la vie
du monde ; pendant cet instant, tout leur semblait immobile, en
quelque sorte, par la répétition régulière et quasi-intégrale des
mêmes phases. « Qu'est-ce qui a été? C'est ce qui sera. Qu'est-ce
qui s'est fait ? C'est ce qui se fera : rien de nouveau sous Je
soleil. » Ces paroles de l'Ecclésiaste expriment assez leur impres-
sion en face de la nature. Quand on leur disait : tout périt, ils
répondaient : oui ; mais tout recommence. Et les grands esprits ne
voyaient rien d'impossible à des recommencements sans fin.
Aujourd'hui, on a reculé le champ des découvertes; l'histoire
s'est allongée par les deux bouts, et l'on remonte plus haut, et l'on
prévoit plus loin, et, par une tendance naturelle à l'esprit de
l'homme, toujours en quête d'absolu, on croit toucher au com-
mencement et l'on croit pressentir le terme. Pure illusion, dira un
philosophe. Le problème n'est que déplacé. Les anciens se trom-
paient en prenant le relatif pour l'absolu, vous vous trompez de
même, quoique à l'inverse. S'ils prenaient pour une régularité
absolue une régularité de phase, toujours altérée dans le même
sens et tendant vers un étal-limite, vous-même ne prenez-vous pas
indûment pour un absolu le processus plus vaste qui enveloppe
les leurs? Ce commencement et cette chute dont vous parlez, ne
seraient-ils pas comme un jour ou comme une année d'une vie
du monde plus haute? Le matin le soleil se lève, il va au midi, puis
s'éteint; mais le lendemain il se relève. Ainsi peut-être les
mondes écroulés.
Après cette vaste période d'évolution que vous décrivez, et dont
vous saisissez ou croyez saisir les deux termes, n'y a-t-il plus rien;
la nature, après avoir amené jusqu'au point marqué cette inté-
gration d'éléments qui produit la mêlée des êtres, ne trouvera-
t-elle plus rien à faire, rien à innover, rien à produire ? Qui vous le
dira? Lequel de vous pourrait ici hasarder une réponse? Quand
on pose le problème à ces hauteurs, notre infirme science ne peut
que balbutier ou se taire. Les plus grands génies ne sont que des
enfants et celui qui veut affirmer quand même, s'érigeant en juge
de l'univers, mérite bien l'apostrophe du grand solitaire : « 0
présomptueux ! »
N'est-ce pas une raison suffisante pour que l'apologiste se tienne
en garde? Il doit être d'autant plus circonspect qu'il considère
comme plus sacré le dépôt de la foi qu'il doit défendre. S'emparer
des affirmations hâtives d'une science d'enfants pour élayer la
majesté de nos dogmes, c'est manquer de respect à la vérité; car
cet opportunisme marque trop peu de confiance en elle.
Ce n'est pas qu'il faille faire fi de ce que la science peut fournir
d'utile à sa cause ; mais il faut en mesurer la portée avec sagesse,
ne pas conclure hors de saison, ne pas donner comme certain ce
qui n'est que probable, ou comme probable ce qui n'est qu'une
supposition, bien assurés que nous ne serons utiles à la vérité que
par l'exacte observation de ce précepte.
Il est possible qu'une tactique contraire réussisse un jour; que,
vu l'état des esprits, dans le public ou dans la science, une preuve
sans force soit acceptée; mais Là n'est point le succès durable. Si
l'avenir peut taxer d'erreurs les arguments que vous prônez si
fort et que vous donnez pour appui aux plus sublimes de vos
croyances, qu'en reviendra-t-il en fin de compte ? Il en reviendra,
pour vous, de la honte, et le dogme immuable, la sereine et éter-
nelle Vérité, devra rougir de ses défenseurs.

Voilà pourquoi nous avons cru bien faire en présentant cette


thèse où plus d'un lecteur, nous le savons, refusera de nous
762 REVUE THOMISTE

suivre. Ce que nous tenons, en tout cas, à bien marquer, c'est le


sens que nous lui donnons et qu'on a pu saisir nettement dans ce
qui précède. Nous ne soutenons pas, grâce à Dieu, l'éternité du
monde ; nous ne dirons même pas si l'on veut
soit notre pensée - que l'éternité du monde
-
soit
bien que ce
certainement
possible ; nous disons que la thèse contraire n'est pas démontrée ;
que ni la métaphysique ni la science ne nous fournissent ici
d'argument péremptoire. En pourront-elles un jour fournir, c'est
une question assez oiseuse. En ce qui touche la métaphysique,
nous n'en croyons rien ; car il y a peu de chance qu'on innove, en
métaphysique. En ce qui touche la science, nous n'en savons
rien ; mais la chose après tout est possible. Si le monde porte
la marque de sa nouveauté,
peut, - - ce qui n'est pas sûr; mais ce qui se
et que notre science pénètre un jour assez loin, en
étendue et en profondeur, pour reconnaître à coup sûr cette marque
- ce qui n'est pas sûr davantage, mais se peut aussi -
lui emprunter cette base pour prouver Dieu. En attendant, notre
on pourra

thèse subsiste.
Nous le répétons, elle ne plaira point à tous. Quand sainl
Thomas d'Aquin, à sept reprises, la présentait, il entendait de
toutes paris des protestations et des murmures. Il devait écrire
contra murmurantes, s'entendre taxer presque d'hérétique. Nous
ne craignons pas un pareil sort ; mais peut-être aurons-nous
l'air, aux yeux de plusieurs, de jouer un étrange rôle ! Nous
n'avons guère attaqué que nos amis, et nous avons pu paraître,
naïvement, faire le jeu de nos adversaires. Nous espérons qu'on
voudra bien se défendre de cette impression et considérer de plus
haut les choses. Nous n'avons tous qu'un ennemi, c'est l'erreur,
et cet ennemi serait d'autant plus à craindre qu'il s'établirait dans
Ja place. Celui-là donc mérite bien de ses amis qui les défend de
l'erreur selon ses forces.
Si toutefois la chaleur de la discussion nous avait arraché, à
l'égard de ceux que nous vénérons et que nous considérons comme
nos maîtres, quelques paroles trop vives, ils voudront bien les
excuser et n'en rendre responsables que notre conviction profonde
et notre commun amour de la Vérité.
Fr. A.-D. Sertjllanges, 0. P.,
Lecteur en Sacrée Théologie.
LA MATIÈRE PREMIÈRE ET L'ÉTENDUE

La matière et l'étendue : deux notions que la philosophie aussi


bien que le vulgaire regardent comme étroitement unies. Tout
corps est étendu, occupe une place, ou du moins, si l'on tient à la
rigueur des termes, est naturellement apte à recevoir les dimen-
sions spatiales. Réciproquement, tout ce qui possède l'étendue,
j'entends une étendue affectant un sujet réel -pour écarter la ques-
-
tion du vide est un corps ou une propriété du corps. Seule donc la
substance corporelle est étendue; l'esprit peut bien avoir des pro-
priétés qui lui sont communes avec la matière, telle l'activité
entendue en son sens général; en aucune manière il ne possède
l'étendue. Leibniz et les dynamisles, qui ont regardé les constitu-
tifs des corps comme des éléments simples, à la façon de l'esprit,
n'ont pu s'empêcher de reconnaître que la matière qui en résulte,
le substantiaf/um, est composée, et nous apparaît sous la forme de
l'étendue.
Cette relation entre l'étendue et la substance matérielle, si évi-
dente qu'elle soit, ne laisse pas pourtant de présenter plus d'une
difficulté au métaphysicien, qui veut pénétrer jusqu'aux principes
premiers de l'être. Sans parler de l'obscurité inhérente à la nature
de l'étendue géométrique considérée en elle-même, ni de la contro-
verse qui a trait à son objectivité, deux questions se posent relati-
vement à l'étendue envisagée comme affectant la substance corpo-
relle. Appartient-elle à l'essence et à la constitution même de cette
substance, ou bien n'en est-elle qu'une propriété, rattachée sans
doute à elle par un lien nécessaire, mais toutefois s'en distinguant
réellement? Et si on admet la seconde hypothèse, on peut se
demander comment cette propriété découle, de la substance.
1M REVUE THOMISTE

La première question elle-même peut encore s'entendre dans


deux sens, selon qu'on recherche si l'étendue est toute l'essence
du corps, de manière à s'identifier totalement avec lui, ou si elle
n'en est qu'un constitutif partiel. On connaît la solution radicale
donnée par Descaries; pour lui l'étendue géométrique est toute
l'essence du corps (1). Ainsi pensent pareillement les partisans de
l'atomisme pur ou mécanique. L'atomisme dynamique, qui outre
l'étendue admet de véritables forces dans la matière, doit recon-
naître aussi, à moins de professer un agnosticisme absolu, que les
corps sont constitués essentiellement, quoique d'une manière par-
tielle, par l'étendue, puisqu'il ne remonte pas à des principes supé-
rieurs pour expliquer la nature intime de l'atome. Du reste Ton-
giorgi, un de ceux qui ont le plus nettement formulé l'atomisme
au point de vue philosophique, établit cette proposition : Nulla,

quoque videtur esse realis distinctio inter corpoream substantiam,


ejusque essentielles proprietates, exlensionem videlicet, ac resistendi
vim (2).
Pour Leibniz et les dynamistes, évidemment l'étendue ne fait
pas partie de l'essence des corps, ceux-ci étant constitués par des
monades, des éléments simples, purs centres de forces, qu'ils
z*egardent tous comme inétendus. L'étendue n'est qu'une propriété,
une résultante de ces éléments simples; mais c'est une étendue
purement phénoménale, qui n'a pas objectivement cette manière
d'être, notamment cette continuité, que nous lui attribuons dans
notre représentation.
Seule la philosophie scolastique regarde l'étendue objective et
continue comme une véritable propriété de la substance corpo-
relle. Ce n'est qu'une propriété, car elle se distingue réellement de
la matière première et de la forme substantielle, qui sont selon les
scolastiques les deux principes constitutifs du corps; mais c'est
une propriété réelle et objective, et ils prétendent en rendre raison
par l'un de ces deux constitutifs, la matière première. La forme
explique le caractère déterminé, l'unité, l'activité du corps ; la

(1) Les principes dela philosophie, 2° part., § u2, 64. Voir la même opinion dans Mâle-
branche, Delà recherche de la vérité, liv. III, ch. 8, § 2.
(2) Cosmologia, n° 226. Prop. VIII.
matière est la raison, la racine, du moins principale, de l'étendue
ou de la quantité : materia prima ratio etradix quantitatis.
C'est à cette relation entre la matière première et l'étendue,
telle qu'elle a été comprise dans la philosophie scolastique, que
de
nous nous proposons consacrer cette étude. Il nous semble que
la juste explication de celle relation donne la clef des difficultés
concernant l'étendue concrète de la substance corporelle, et môme,
par voie de conséquence, de celles qui regardent l'étendue abs-
traite et mathématique. Cette explication conlribuera aussi, nous
le croyons, à préciser et à éclairer les preuves principales qu'on a
coutume d'apporter en faveur de la composition substantielle des
corps. Nous ne voulons pas entrer ici directement dans le débat
touchant l'objectivité de l'étendue, que nous supposerons admise,
débal qui se rapporte plutôt à la question générale de la théorie de
la connaissance. Nos conclusions pourtant pourront peut-être
préparer une solution.
Ce rapport de connexion entre la matière première et l'étendue,
reconnu d'une manière générale par l'Ecole, est loin d'avoir été
compris dans le même sens par tous les docteurs scolastiques. On
constate chez eux des divergences notables et même des har-
diesses, que plusieurs ne soupçonnent pas au sein d'une philoso-
phie asservie, dit-on, au joug de l'autorité : plus d'un réforma-
teur moderne eût pu y trouver ses prétendues innovations.
Pour mettre de l'ordre dans la critique des opinions, nous
distinguerons deux classes parmi celles que nous rejetterons. Les
unes péchant par excès, ont exagéré cette connexion de l'étendue
avec la matière première, soit parce qu'elles tendent à l'identifier
avec celle-ci, ou du moins ne voient sa raison d'être qu'en elle
seule, soit parce qu'elles attribuent à l'étendue un effet sur la
substance, qui en dénature la véritable conception. D'autres au
contraire ont amoindri la nécessité de cette connexion, prétendant
que la matière n'a pas pour seule raison d'être d'expliquer
l'étendue, ou que l'étendue n'exige pas nécessairement la présence
de la matière première. Après la réfutation de ces opinions, nous
exposerons celle de saint Thomas, qui mieux que tout autre nous
semble avoir établi de quelle manière la matière première doit
être dite la raison et la racine de l'étendue.
766 REVUE THOMISTE

OPINIONS QUI EXAGÈRENT LA CONNEXION DE L'ÉTENDUE

AVEC LA MATIÈRE PREMIÈRE

J. - Opinion des Nominalistes.

Les Nominalistes, dont le système tend à supprimer les distinc-


tions réelles entre les êtres, pour n'y voir que des dénominations
différentes, ont appliqué leur doctrine à la théorie qui nous
occupe, en prétendant que la quantité (c'est le nom employé de
préférence chez les scolastiques pour désigner l'étendue) ne se dis-
tingue pas réellement de la matière première; c'est la même réalité
qui est appelée matière première, en tant qu'elle est le premier
sujet des déterminations corporelles, et quantité ou étendue, si on
considère en elle la pluralité de parties homogènes. L'étendue,
selon celte opinion, fait donc partie de la substance corporelle.
La réfutation de la thèse nominaliste est connue ; aussi ne
ferons-nous que la mentionner. Indépendamment de l'argument
tiré du mystère eucharistique, que les nominalistes ne peuvent
justifier qu'en admettant la permanence des qualités sensibles sans
leur sujet naturel, l'étendue, qualités qui seraient ainsi étendues
par elles-mêmes [per et
se non tantum ver accidens ratione sut sub-
iecti), il est facile de montrer que l'étendue ne saurait être un sujet
premier, un principe essentiel et constitutif, tel que doit être la
substance. Il suffit de rappeler la raison fondamentale alléguée par
Leibniz, et qui vaut non seulement contre Descartes et l'atomisme
pur, mais encore contre l'atomisme dynamique: « Ceux qui veu-
lent que l'étendue même soit une substance, renversent l'ordre des
paroles aussi bien que des pensées. Outre l'étendue, il faut un
sujet qui soit étendu... ; car l'étendue ne signifie qu'une répétition
ou multiplicité continuée de ce qui est étendu... ; et par consé-
quent elle ne suffit point pour expliquer la nature même de la
substance répandue ou répétée, dont la notion est antérieure à
celle de sa répétition(1) ».

II. - Les dimensions indéterminées de la matière première dans


l'opinion d'Averroës. (Réfutation d'une fausse conception de la
matière première.)

Moins connue est l'opinion d'Averroës, bien que le nom du


grand commentateur d'Aristote vienne souvent sous la plume
des scolastiques, surtout de saint Thomas. Le Docteur angélique la
rapporte dans un opuscule qui a trait spécialement à cette ques-
tion : De natura materioe et climensionibus interminatis ; il y fait
allusion en outre dans plusieurs endroits de ses écrits. Voici ses
paroles, auxquelles nous n'ajoutons que de très courtes explica-
tions. « Averroës s'est trompé dans son livre de Substantia orbis,
en admettant dans la matière première des dimensions indétermi-
nées antérieures (à la forme), croyant que cela était nécessaire pour
la production des formes substantielles. La raison principale vient
de la division (qui semble devoir affecter la matière), parce que les
différentes formes ne peuvent être reçues dans la même partie de
la matière, et que la matière ne possède une pluralité de parties
qu'en raison de la quantité. (Il ne peut être ici question que de
dimensions indéterminées) parce que la quantité ne peut être
conçue comme déterminée, qu'après l'information de la forme
substantielle. C'est pourquoi Averroës dit que le Philosophe a
reconnu les dimensions indéterminées comme nécessaires à la
constitution des choses naturelles (des corps), prétendant qu'elles
existent dans l'essence de la matière antérieurement à la forme
qui, on s'unissanl à elle, leur donne leur détermination. Il ajoute
que la matière ne peut être dépouillée de ces détermina-
tions... (2) ».
Cette opinion d'Averroës, qu'il faut distinguer de celle d'Avi-

(1) Lettre à Faucher. Ed. Ehdmann, I, p. '114.


(2) Opusc. cit., cap. iv. Nous nous sommes servi de l'édition du R. P. de Maria (Città
di Castello, 1886). On sait que (cet opuscule est placé parmi les ouvrages certainement
.authentiques de saint Thomas,
768 REVUE THOMISTE

cerma attribuant la quantité à la matière,non en vertu de la nature


de celle-ci mais grâce à une forme générique et commune, dis-
tincte de la forme spécifique propre à chaque corps, a beaucoup de
points de ressemblance avec celle des nominalistes. Comme eux,
Averroës admet que la matière première est formellement et
actuellement étendue, mais il n'identifie pas, du moins expressé-
ment, l'étendue et ses dimensions avec l'essence même de la
matière. Ces dimensions existent plutôt dans la matière comme en
étant la propriété naturelle, et, en tout cas, antérieurement à la
réception de la forme. Telle est aussi l'idée que se font de la
matière première, ceux qui croient pouvoir se la représenter au
moyen de l'imagination, au lieu de lui appliquer l'analyse pure-
ment intellectuelle : ce premier sujet en effet de la forme subs-
tantielle, celle-ci supposée enlevée par abstraction, quoique
privé de déterminations spécifiques, ne laisse pas d'apparaître
comme possédant l'étendue, non seulement en puissance mais en
acte : l'imagination ne pouvant saisir son objet que sous la forme
de l'espace et conséquemmenl de l'étendue. Réfuter la doctrine
d'Averroës, qui aujourd'hui peut paraître bien surannée, ce sera
donc aussi dissiper cette illusion et mieux faire connaître la doc-
trine de l'hylémorphisme qu'on essaie de réintroduire dans la phi-
losophie.
Saint Thomas rejette par de nombreux arguments cette fausse
conception de la matière première. Nous choisirons les plus fonda-
mentaux, ceux qui louchent de plus près aux notions primordiales
de la métaphysique, l'acte et la puissance, la substance et l'acci-
dent.
Le saint Docteur commence par se demander quelle est l'origine
des dimensions indéterminées de la matière première; d'où le
lv dilemme suivant. Ces dimensions sont-elles tirées oui ou non de
la puissance de la matière, eductse epotentia materix? Si elles sont
tirées de la puissance de la matière, c'est-à-dire, selon le sens de
cette expression, produites avec son concours passif, tel qu'est
celui qui appartient à la causalité matérielle, on peut donc suppo-
ser un instant, au moins un instant logique, où elles n'étaient
qu'en puissance, contenues dans sa causalité avant qu'elles ne
soient passées à l'acte ; mais alors on doit admettre par là môme
que la matière peut être sans ces dimensions actuelles. Il suffit
donc de dire qu'elle ne les contient qu'en puissance, qu'elle est
leur source et leur raison d'être, ce qui est la vérité ; à la condi-
tion seulement, comme nous l'établirons, qu'on n'exclue pas l'in-
tervention de la forme. Que si au contraire les dimensions ne
sont pas tirées de la puissance de la matière, alors elles sontindé-
pendantes et premières en leur genre; et ainsi il n'y a plus seule-
.
ment deux principes premiers et essentiels de la substance corpo-
relle, mais trois : la matière, la forme et l'étendue; ce qui revient
à dire qu'il faut renoncer à expliquer l'étendue (1).
Les dimensions indéterminées attribuées à la matière première
ont encore l'inconvénient d'en fausser la véritable notion, son carac-
tère propre qui est d'être potentielle. Si la matière était un être
actuel, existant par soi indépendamment de l'existence de la
forme, on pourrait la regarder comme susceptible par elle-même
des dimensions de l'étendue ; mais la matière, selon l'opinion de
saint Thomas, que nous croyons la seule vraie, n'a pas d'existence
par elle-même indépendamment de la forme; toute son essence
est d'être une puissance capable de recevoir (réellement et posi-
tivement toutefois) l'acte de la forme. Potentia materioe nihil aliud
est quam ejus essentiel (2). Materia secundum id quod est est ens in
potentia (3). C'est sur cette raison que le Docteur angélique fonde
un second dilemme : « Les dimensions de la matière distinguent
en elle des parties ou non. Si elles en distinguent, puisque toute
distinction provient d'un acte, la matière possède ainsi des parties
distinctes en acte et non en vertu de la forme substantielle; or
cela est impossible, puisque la matière ne tient son existence que
de la forme substantielle. Mais si, au contraire, les dimensions ne
distinguent en elles que des pnrties en puissance, elles n'ajoutent
rien à la matière, parce que par elle-même la matière possède la
puissance d'avoir des parties distinctes, parties qu'elle acquiert
une fois déterminée par la forme et qui se trouvent dans le composé
substantiel (4). »
C'est par cette dernière remarque sur l'intervention nécessaire
de la forme, qui néanmoins doit être éduite de la matière, qu'il faut

(1) Opusc. et loc. cit., ch. iv.


(2) Sum. (heol., 1' P. q. 77., a. 1, ad 2.
(3) Ibid., q. 66., a. d, ad 3.
(4) Opusc, cit., ibid.
770 HEVUJÎ THOMISTE

répondre à la raison principale alléguée par Averroës el que nous


avons citée plus haut, pour défendre les dimensions actuelles dans
la matière. Si les formes étaient apportées du dehors dans la
matière, siformée darentur ab extra, comme pourrait le faire croire
l'imagination, on conçoit que le sujet qui les reçoit doive déjà
posséder l'étendue, pour être susceptible de plusieurs formes diffé-
rentes : tel serait le tableau sur lequel on devrait tracer différentes
figures. Mais la forme est produite dans la matière avec son con-
cours passif; il suffit donc que la quantité soit engendrée par le
fait même que le composé corporel résulte de l'information de la
matière. Une forme affectant la matière sera nécessairement dans
une autre partie de l'étendue qu'une autre forme, par cela que le
.composé déterminé par elle sera autre que le composé déterminé
par cette autre forme (1).

III. - Opinion de ceux qui admettent dans la substance une


composition extensive en raison de la quantité.

L'étendue, pouvons-nous conclure de ce qui a été dit jusqu'ici,


ne se confond pas avec la matière première, comme l'ont soutenu
les nominalistes ; elle n'est pas non plus, selon le sentiment
d'Averrofts, un de ses attributs inséparables et antérieurs à la ré-
ception de la forme. D'autre part, à peine est-il besoin de le noter,
?elle n'est pas une propriété de la forme substantielle; personne
n'a jamais prétendu que la forme fût par elle-même étendue et di-
visible : la divisibilité qui peut l'affecter en certains cas, n'a lieu
qu'en raison de l'être qui est son sujet {divisibilitas per accidens).
C'est donc le corps, le composé substantiel de matière et de forme,
qui, à proprement parler, est affecté par l'étendue. Or, à ce sujet,on
peut se demander, et on s'est demandé en effet, si la substance, el
plus spécialement la matière première, quoique inétendue, quand
on la considère par abstraction antérieurement à la quantité, par-
ticipe du moins en quelque chose à cette quantité, grâce à la déter-
mination qu'elle en reçoit, après avoir été actuée par la forme

(1) Opine, cit., cap. v.


substantielle. Les parties qui se trouvent dans la quantité laissent-
elles supposer ou nécessitent-elles dans la substance une certaine
composition extensive, autre que la composition de matière et de
forme, laquelle n'entre pas ici en question.
Certains philosophes ont embrassé ce sentiment, prétendant que
cette composition de parties, souvent appelées intégrantes, conti-
nues, c'est-à-dire de même nature que le tout et qui se rapportent
à la masse du corps, doit affecter la substance et nommément la
matière première, afin que celle-ci puisse être le sujet de la quan-
tité. Une première raison qu'ils invoquent est tirée de la priorité
de nature qui appartient à la substance par rapport à l'accident,
La substance ne peut recevoir des parties de l'accident qui lui est
postérieur ; c'est donc qu'elle les possède en elle-même indépen-
damment de la quantité. Une seconde raison, c'est la présence de
la substance dans toutes les parties de la quantité. On ne peut
nier en effet que les parties de la matière répondent aux parties,
de la quantité : de môme que toute la matière du bois est dans toute
la masse du bois, de même une partie de la matière est dans une
partie de la masse ou quantité. Il faut donc que la matière ait des
parties, môme in génère substantiiv, d'autant plus, comme le
remarque Suarez (i), qu'il est impossible qu'une chose ayant une
vraie réalité, telle qu'est la substance et même la matière pre-
mière, soit distinguée d'une autre semblable par une entité dis-
tincte d'elle, savoir par la quantité ; car, de même que tout être est
un par sa propre entité, il doit être par elle aussi distingué d'un
autre. Enfin on peut faire cette hypothèse pour confirmer cette
manière de voir. Supposez que Dieu enlève la quantité d'une
substance corporelle, -
ce qui ne paraît pas plus difficile à
admettre que la conservation de la quantité sans son sujet,
puisque l'accident dépend plus de son sujet, que le sujet de l'acci-
-
dent qu'il possède alors ou bien la substance demeure avec des
parties distinctes et étendues, et en ce cas les partisans de la divi-
sibilité de la substance ont raison; ou bien les parties rentrent
toutes dans un point indivisible ; mais, comme cela doit se faire
en un certain temps, quelque court soit-il, pendant ce temps au
moins, les parties de la substance subsistent sans la quantité.

(1) Disp. Metaph., XL, secl. i, n° 8.


772 REVUE THOMISTE

Cette controverse, on l'aura déjà remarqué, touche à cette autre,


dont elle ne diffère guère que d'aspect : quel est l'effet propre et
formel de la quantité relativement à la substance ? Dans l'opinion
que nous venons de rapporter, cet effet n'est pas de donner à la
substance des parties intégrantes, puisqu'elle les a déjà par elle-
même, mais soit l'impénétrabilité, soit, comme on le dit plus com-
munément, l'aptitude à occuper un espace. Suarez enseigne très
explicitement cette doctrine. Après avoir distingué deux espèces
d'étendue : l'une, l'étendue proprement locale, par laquelle le corps
occupe actuellement l'espace, l'autre, l'étendue locale en puis-
sance, situalis, en vertu de laquelle le corps est prochainement
apte à occuper le lieu, il dit que c'est dans cette dernière seule que
repose l'essence de la quantité, la première pouvant, comme cela
a lieu dans l'Eucharislie, être supprimée par miracle. Mais, outre
cette étendue quantitative, il en admet une autre, nommée entita-
tive, qui ne provient pas de la quantité, mais affecte la substance
comme telle, et reperitur inter partes sub&tantiee (1). Plusieurs néo-
scolastiques de l'école de Suarez se rangent à cette opinion, le
R. P. Mendive (2) et le R. P. Lahousse (3), qui conclut la contro-
verse sur l'essence de la quantité par ces paroles qui ne laissent
aucun doute sur sa pensée : « l°Donc la substance corporelle est
formellement continue par elle-même, et non par quelque chose
de surajouté; 2° Donc la composition de parties ou la continuité
formelle est une propriété métaphysique de la substance corpo-
relle. » Le savant jésuite entend ici par continuité, parties con-
tinues, ce que d'autres, comme Fonseca, un illustre représentant
du même sentiment, appelle parties intégrantes (4). Gilons aussi
dans une autre école, Goudin, un des plus purs thomistes, qui
professe la même doctrine, quoique d'une manière beaucoup plus
atténuée et pour une raison différente. Il n'admet pas comme
Suarez une étendue entitative de la substance, des parties inté-
grantes antérieures à la quantité, nécessaires pour recevoir son
effet formel, car cette étendue vient de la quantité elle-même. La
substance est indivisible en elle-même sans la quantité et n'a que

(1) Ibid., n° 15.


(2) Cosmologia, n» 44 et seq.
(3) Cosmologia, n° 181. .
(4) In V Metqph., cap. xiii, q. 2, &ccl. 3
des parties en puissance, radicaliter (1); mais informée par la
quantité, sub quantitate, elle possède des parties intégrantes subs-
tantielles : on remarquera ce mot. Goudin entend donc parler non
seulement des parties de la quantité mais de la substance (2), et
plusieurs fois il appelle paradoxale l'opinion qui admet l'inexten-
sion de la substance considérée sous la quantité. La raison qu'il
allègue en faveur de son sentiment, c'est que la substance affectée
de la quantité ne peut pas ne pas recevoir son effet formel et par
conséquent ne pas avoir de parties. Puis, reprenant un argument
des auteurs cités tout à l'heure, il dit qu'il est impossible de com-
prendre la division des parties de la'quantité, sans qu'il y ait divi-
sion et partant pluralité de parties dans la substance.
Nous croyons néanmoins qu'il faut rejeter cette opinion qui
admet des parties dans la substance corporelle, même avec l'atté-
nuation que lui donne Goudin. Elle est moins conforme à la nature
de la substance telle que nous la révèle l'analyse métaphysique,
telle aussi qu'elle a été comprise par saint Thomas et ses pre-
miers disciples : « La matière, dit-il, ne peut être divisée qu'à la
condition qu'on suppose la quantité, laquelle étant enlevée, la
substance demeure indivisible (3j. » Le Docteur angélique l'ait
allusion ici et plusieurs fois ailleurs à la parole d'Aristote du
1er livre des Physiques, text. 18.
L'idée de substance, avons-nous dit, même de substance maté-
rielle, puisque c'est d'elle seule qu'il s'agit, n'entraîne pas celle de
parties intégrantes et continues. Elle ne les exige en raison d'au-
cun de ses éléments constitutifs. Ce n'est pas en raison de la forme
substantielle, principe de la détermination de l'être: la forme en

(1) Pkt/sica, i" P., dis|ju(. nnica, q. 2, arl. 3, 1" concl.


(2) Ibid., 2* concl. Cette mémo opinion est enseignée aussi par Babenstuber, célèbre
professeur do l'Université fie Sallzbourg, très attache aux doctrines de saint Thomas.
Cf. Philosojihia thomistica Salisburgensis, Logica magna, disp. II, art. 2, § 2.
(3) Super Boet/i. de Trime., q. \, a. 3, ad. 3. -i
Cont. Gent., iv, 65; Siq>er Soethium, q. i, a. 2. In
Cf. Sum. Theol., I" P., q. 30, a. 2;
Sent- dist. 10, q. 1, a. 3. - Cf.
-
Oapreolus, In 2 Sent., dist. 18., q. 1, a. 3. Hervoeus, Quod/ibel, I, q. 15. Citons encore,
l'oinme soutenant cette opinion : Conimuricexses, In Physicam, liv. I, cap. ni, q. 2, art. 2 .
I
Comi'lutenses, In lit. de Générât., disp. S, q. 1; ou Aeamannus, Physica, q. 3, art. 3;
Joannes A S. Thoma, Logica, q. 16, a. 1. Parmi les modernes, nommons, comme ayant net-
tement défendu et mis en lumière cette même doctrine: M. le comte de Vomies, De la dis-
tinction, réelle de la substance et de l'étendue. Ami de Phil. Chrêt., mai 1890); De Sax,
Cosmoloffia, p. 290 etseq. ; Mien, de Maria, Pkilosojihid peripatetico-scliolastica, vol. II,
p. 69.
774 REVUE THOMISTE

effet est un acte fondamental exigeant et groupant autour d'elle


un nombre déterminé de réalités secondaires ou d'accidents; or,
bien qu'il y ait multiplicité et diversité dans les accidents, cet acte
premier, qui les exige et les groupe, est quelque chose d'un, de
simple et d'indivisible. Ces parties intégrantes ne sont pas non
plus nécessaires à cause de la matière première. Sa notion essen-
tielle est d'être le sujet premier de la détermination apportée par
la forme; or, ce sujet, encore qu'il soit la raison de l'étendue,
comme principe d'individuation de la nature corporelle, n'exige
pas par sa propre essence l'idée de parties placées les unes en
dehors des autres ; d'autant plus qu'il n'est qu'un sujet potentiel,
dont toute la raison d'être est de recevoir la détermination de la
forme. Suarez et ses disciples sont donc d'accord avec leurs prin-
cipes, quand ils reconnaissent une certaine distinction de parties
dans la substance et conséquemment dans la matière première,
puisque, d'après eux, la matière a un certain acte et une existence
indépendante de celle de la forme (1).
Pas plus que l'idée de substance, le rôle de sujet de la quantité,,
que celle-ci doit exercer, n'exige des parties intégrantes : ces parties
seraient nécessaires, disent les adversaires, pour qu'elles reçoivent
il '
les parties de la quantité. Nous répondons qu'il faut au contraire
»?'?
que ces parties intégrantes n'existent pas antérieurement à la
quantité ; car ce serait fausser la véritable fonction de l'accident
vis-à-vis de la substance. Le sujet d'une forme accidentelle ne doit
pas déjà posséder par lui-même l'effet que lui communique cette
forme : la substance, par exemple, est blanche par la blancheur,,
mais non par elle-même. Si donc la substance corporelle possède
déjà, dans son genre de substance, des parties intégrantes, on ne
pourra dire ce que lui donne la quantité. Sans doute la substance,
comme sujet et cause matérielle garde toujours à ce titre sa prio-
rité naturelle sur l'accident, comme le prétend avec raison l'objec-
tion ; mais, à son tour, l'accident possède cette priorité relative-
ment à la substance, comme cause formelle de celle-ci : ce qui fait
que la substance dépend réellement de la quantité au point de vue
de la division des parties. Cette remarque n'est donc qu'une appli-

(1) Dlap. Metaph., XIII, scel. i, n'1* 1S cl 14.


LA MATIÈRE PREMIÈRE ET L'ÉTENDUE 775

cation delà causalité mutuelle que tous les métaphysiciens recon-


naissent entre la matière et la forme. Du reste qui ne voit l'identi-
fication que, malgré^leurs distinctions verbales (1), les adversaires
doivent faire entre les parties appelées intégrantes et les parties
proprement quantitatives? Car, dès là qu'elles sont intégrantes,
leur caractère est d'étendre l'être, d'être les unes en dehors des
autres, d'être homogènes au point de vue de l'espace, pour les dis-
tinguer des parties essentielles ou constitutives, la matière et la
forme, qui sont diverses et se compénètrent mutuellement. Elles
sont continues, ces parties de la substance, comme le dit le
R. P. Lahousse; or, par ce fait même et par leur propre nature,
elles ont l'extension locale potentielle, aptitudinalem, l'impénétra-
bilité, qui, selon ces auteurs, seraient l'essence de la quantité. C'est
revenir ainsi, quoiqu'ils s'en défendent, à l'opinion des Nomina-
listes. qui assimilent la quantité à la substance.
Il nous reste à établir contre Goudin que la substance, même
affectée de la quantité, n'a pas de parties substantielles. Un fort
préjugé contre cette opinion est cet adage du Docteur angélique, que
ne récusera pas son disciple, savoir que la substance n'est pas per-
çue par les sens mais par l'intellect seul, soli intellectui comprehen-
sibilis (2). Or, si la substance corporelle possède des parties comme
substance, non moins que la quantité elle pourrait être objet de
la perception sensible et de l'imagination. Mais la raison princi-
pale que nous apporterons pour détruire l'argument de Goudin
tiré de l'effet formel de la quantité, c'est qu'un accident ne peut
pas produire un effet substantiel; or tel est l'effet de la quantité,
qu'il regarde pourtant comme un véritable accident, si elle donne
à la substance des parties substantielles. Sans doute, et c'est ici
l'équivoque, les parties de la substance répondent aux parties de la
quantité; mais cela ne prouve pas que ces parties soient formelle-
ment des parties de la substance. Nous prétendons qu'elles sont
formellement les parties de la quantité et seulement matériellement
les parties de la substance, en ce sens que la substance est leur

{{) Fonseca, par ex., dit que la quantité donne aux parties l'ordre dans le tout, ce
qui n'est autre chose que d'avoir des parties en dehors des parties. Mais on ne voit pas
ce que seraient des parties non placées les unes en dehors des autres, et qui ne sont
pourtant pas des parties constitutives, (hoc. cit.)
(2) In I. de Anima, lect. 14.
REVUE THOMISTE. 5° ANNÉE. 52.
776 HEVUR TÏIOMISTK

sujet et se trouve partout où se trouvent ces parties, mais sans par-


ticiper à leur division, de même que l'àme est dans le corps sans
être affectée par ses dimensions, ou, pour prendre une comparaison
plus sensible, comme le centre d'un cercle répond et est présent à
tous les rayons menés à la circonférence, sans participer lui-même
à la pluralité et à la position diverse de ceux-ci. Il n'est donc pas
besoin d'admettre dans notre opinion, comme le lui reproche
Suarez, que les parties de la substance sont distinguées par une
autre entité qu'elles-mêmes, savoir la quantité, puisque nous nions
précisément l'existence de ces parties substantielles.
Il faut donc considérer la substance comme coexistant à l'é-
tendue d'une manière simple ot indivisible, indépendamment des
conditions de l'espace. Elle est le sujet premier et la raison d'être
de la quantité et des autres qualités, la couleur, la résistance, etc.,
qui deviennent étendues per accidens à cause de leur sujet immé-
diat, la quantité; mais, par elle-même, la substance n'est pas
étendue, même per accidens, à la façon des qualités dont nous
venons de parler (elle peut seulement être dite étendue subjective et
materialiter, en tant qu'elle est le sujet de ces accidents); elle est
tout entière dans le composé comme dans chacune de sps parties.
« Une chose étendue, dit saint Thomas, est dans un tout, de
manière que le tout ne soit pas dans une partie, mais une partie
d'elle est dans une partie du tout, et elle est tout entière dans le
tout; mais si quelque chose de substantiel est tout entier dans un
tout, il est tout entier dans chacune de ses parties (1). » A ce
propos les docteurs d'Alcala (Complutenses) observent avec raison
que ce mode d'existence indivisible, particulier à la substance, ne
lui appartient pas seulement en tant qu'essence spécifique procé-
dant de la forme, mais considérée concrètement et individuelle-
ment; autrement il faudrait en dire autant de la quantité, qui elle
aussi, comme essence, est tout entière là où elle est : quantitas non
suscipit magis et minus (2). Cette théorie explique pourquoi le

(1) Cont. Gent. IV, cap. lxvii. Cf. Sum. Theol. 3" P. q. 76, a. I.Gajetan fail cette
remarque dans le commentaire de l'article : a Conclude ergo et tene quod subslantiam
permodum substantioe existere in aliquo, est substantiam indivisibilité!' esse in illo. Et
non dico substantiam esse indivisibilem, sed substantiam esse indivisibilité!- in illo, hoc
est, substantiam se habere ad illud indivisibiliter et non quantitative, hoc est, cooxtensc,
Bicut quantitas locati coextenditur quanlitati loci. »
(2) Op. et loo. cit., § 4, n° 11.
Docteur angélique, qui a si bien écrit sur le Sacrement eucharis-
tique, n'a.pas cru pouvoir mieux exprimer l'état du corps du Christ
dans ce sacrement, qu'en disant qu'il y est par manière de substance,
en raison de substance.
Tel pareillement serait l'état de la substance, savoir état indi-
visible, en dehors de toute condition spatiale, au cas où, selon
l'hypothèse objectée par les adversaires, elle serait dépouillée de
la quantité. Ses parties ne se concentreraient pas en un point,
puisque ces parties n'existent pas, et que l'indivisibilité du point
appartient au genre de la quantité ; mais elle serait indivisible
par négation de tout rapport avec la quantité, accessible à la seule
intelligence et nullement, même d'une manière indirecte, aux sens
et à l'imagination. Remarquons pourtant que plusieurs jugent cette
hypothèse impossible, et nous pensons comme eux; parce que la
quantité considérée en elle-même, non pas dans ses dimensions
spatiales, qui peuvent être supprimées par miracle, paraît, être une
résultante nécessaire de la composition substantielle de matière et
de forme.
Nous venons d'exposer et de critiquer les opinions qui exagèrent '

le rapport de connexion entre l'étendue et la substance corporelle,


particulièrement la matière première. Passons à celles qui l'ont
nié bu amoindri en quelque manière.

ÏI

OPINIONS QUI ONT NIE LA CONNEXION ENTRE

r/ÉTENDUE ET LA MATIÈRE PREMIÈRE

I. - Opinion scotiste qui admet la matière première


dans les substances spirituelles,

Si la matière est essentiellement liée à l'étendue, si elle en est la


raison d'être, il suit de là qu'on ne doit la rencontrer que dans les
êtres doués d'étendue, dans les corps. Que si, au contraire, elle
n'est pas exigée par la seule étendue, mais par des raisons plus
générales, il faudra la reconnaître même chez les esprits.. Ce senti-
778 REVUE THOMISTE

ment n'a guère eu de représentants que dans l'école de saint Bona-


venture et de Duns Scot; encore la plupart du temps n'a-t-il été
regardé que comme probable. Saint Thomas avait déjà fait mention
de cette doctrine, qu'il réfute dans le 1er article de la question de
Spiritualibus creaturis, sans pourtant lui attribuer un auteur
déterminé.
Pour bien comprendre le sentiment du Docteur subtil, rappe-
lons qu'il distingue trois sortes de matière, eu égard aux trois
espèces d'agents desquels elle relève naturellement. D'abord la
matière premièrement-première [primo-primo) : c'est ce principe
passif qui se trouve en toute créature, en tant qu'elle peut être
produite et détruite par Dieu, de qui seul elle dépend, en un mot
en tant qu'elle possède la puissance au non-être. Elle est complète-
ment indéterminée par rapport à toutes les formes, à la forme
matérielle et à ta forme spirituelle ; elle se ti'ouve donc même dans
les anges et l'âme humaine. Vient ensuite la matière secondement-
première [secundo-primo], soumise aux agents de la nature; elle est
le sujet de la génération et de la corruption, et ne se trouve que
dans les corps accompagnés de la quantité (c'est la matière pre-
mière communément admise). Enfin la matière troisièmement-pre-
mière [tertio-prima), sur laquelle opère l'art humain ; c'est la
matière entendue au sens du vulgaire, la matière seconde de
l'Ecole (1).
Afin d'établii'1'existence de cette matière premièrement-première
commune aux corps et aux esprits, Scot apporte les arguments
généraux qui prouvent l'imperfection, la contingence propres à
tout être créé. Ces arguments, qui ne nous intéressent pas ici direc-
tement, ne démontrent qu'une chose : c'est que toute créature est
composée de puissance et d'acte et même, nous le pensons, d'essence
et d'être, ex essentia et esse, selon la théorie thomiste du composé
ontologique. En ce sens, si on appelle matière toute espèce de
potentialité, rien n'empêche, comme le remarque saint Thomas,
d'admettre la matière même dans les esprits (2) ; et c'est ce qu'en-
tendaient les Pères et les docteurs qu'invoque le Docteur subtil.
Mais en dehors de ces raisons générales, il en est d'autres qui

[\) Cf. Scotum, De remm principio, q. 8, art. 3.


-
(2) Opusc. de Spirit. créât, art. 1. Cf. Sam. Theol. I, q. 50, art. 2.
semblent exiger Ja matière dans les esprits, de la même manière
qu'elles la nécessitent dans les corps. La raison principale est
Urée de la passivité et de la réceptivité qui appartiennent aux
substances spirituelles. Pour ne prendre qu'un exemple bien connu
dans la philosophie scolastique, l'intellect, qui se divise en agent
et en possible, possède cette dernière dénomination, précisément
en vertu de la puissance qu'il a recevoir les espèces ou représen-
de
tations intellectuelles, et d'être déterminé par elles à l'acte de la
connaissance. D'unemanière plus générale la substance spirituelle
n'est-elle pas un véritable sujet par rapport à certaines habitudes,
comme la science, la vertu? Les esprits doivent donc être com-
posés de matière cl de forme, en tant qu'ils sont passifs et actifs ;
mais leur forme doit être spirituelle, inétendue et inséparablement
unie à la matière, comme l'exige l'immortalité qui leur appar-
tient.
Néanmoins cet argument ne peut résister à l'analyse qu'on
établit de la véritable passivité qui est propre aux esprits, essen-
tiellement différente de celle des corps et qui est accompagnée de i

l'étendue. Il suffira de considérer la réceptivité de l'intelligence


dans l'acte de connaître, car c'est principalement par cet acte que
l'âme reçoit une détermination proprement dite comme provenant
d'une forme; la volonté en effet est déterminée par le bien à la
manière d'une cause finale, qui a pour causalité propre de mouvoir
et d'attirer.
La matière, remarque saint Thomas (1), reçoit la forme, de
manière à constituer avec elle un être physique d'une nature subs-
tantielle ou accidentelle déterminée, de l'eau, une statue, ou un
autre objet. La forme dans ce cas se trouve individualisée, fixée à
la matière d'une façon restreinte et limitée et dans des conditions
de dépendance de l'étendue et de l'espace. La forme intelligible, au
contraire,est reçue dans l'intellect selonsa propre essence de forme,
secundum ipsam rationem formée, essence qui, comme l'interprète
Gajetan, consiste dans une certaine indétermination par rapport à
tel ou tel objet, une indépendance vis-à-vis de l'espace, en vertu
de laquelle, tout en étant forme du connaissant, elle peut repré-
senter plusieurs choses. En un mot la forme possède l'universalité,

(1) Sum. Théo?., I» P., q. 50, art. 2.


18$ REVUE THOMISTE

universalité qui lui appartient en tant que forme, bien que consi-
dérée comme accident de la faculté, elle scit singulière comme le
sujet auquel elle appartient. Du reste, on le sait, c'est sur cette
universalité de la forme, à la fois accident de la faculté et espèce
représentative d'autres objets, que se fonde, selon la doctrine
scolastique, la possibilité de la connaissance dans un être, et en
même temps la perfection plus ou moins grande de la faculté
cognitive: « La restriction de la forme, dit saint Thomas, vient de
la matière. C'est pourquoi nous avons dit que les formes, selon
qu'elles sont plus immatérielles, s'approchent en cela d'une cer-
taine infinité. Il apparaît donc que l'immatérialité d'un être est la
raison pour laquelle il a le pouvoir de connaître, et que le mode
de la connaissance est selon le mode de l'immatérialité (1). »
C'est donc en somme parce que l'esprit a une opération intel-
lectuelle, la pensée, que la matière première ne peut pas entrer
comme constitutif de sa substance, et que la potentialité qui lui
appartient ne saurait être de môme nature que celle de la
substance corporelle; car la nature d'une puissance doit être
proportionnée à l'acte auquel elle esL ordonnée. Ecoutons le
Docteur angélique : « La puissance doit être dans les substances
spirituelles proporlionnée à la réception de la forme intelligible.
Or, telle n'est pas la puissance de la matière première, car elle
reçoit la forme en la restreignant à avoir un être individuel. Mais
la forme intelligible est dans l'intellect sans ceLtc limitation..., car
il perçoit l'intelligible principalement selon une raison commune
et universelle... La substance intellectuelle reçoit donc la forme
non en raison de la matière première, mais plutôt selon une raison
opposée (c'est-à-dire que plus elle est dégagée de la matière, plus
parfaitement elle reçoit la forme) (2). »
Dans l'argument que nous venons d'exposer nous avons consi-
déré surtout, en les opposant l'une à l'autre, la réceptivité de
l'esprit et celle de la matière. On peut établir la même différence
en envisageant la passivité, qui ne diffère guère de la réceptivité,
sinon en ce que celle-ci répond plutôt à la causalité formelle,
celle-là à la causalité efficiente. Or, à ce point de vue, seuls les

(1) Sum. Theol., I» P., q. 14, art. 1.


'2) Opusc. cit. - Cf. Sum. Theol, I" P., q. 50, a. 2.
corps sont passifs de cette passivité absolue et positive, qui consiste
à être modifiable par un autre être dans sa nature et ses pro-
priétés (1), à être soumis à toutes les actions physiques exercées
sur eux ; seul le corps possède l'inertie, cette indifférence réelle au
mouvement el au repos. Rien de semblable, au contraire, n'appa-
raît dans l'esprit, qui n'est passif que dans l'ordre idéal et ne peut
être autrement conçu que comme le type de l'activité. Les scolas-
tiques, qui ont étudié à fond ces notions d'action et de passion,
avaient donc raison de dire que la matière, et la matière seule, est
le principe de la passion. « Les choses, dit Tolel, subissent une
passion en tant qu'elles sont dans la matière, comme la chaleur
qui est dans la matière ; et si par impossible elle pouvait exister
en dehors d'elle, elle ne pourrait pâtir. Les intelligences au
contraire et les formes séparées, bien qu'elles agissent, ne sont
pas susceptibles de passion (2) ». Ainsi Leibniz, qui a considéré
les éléments des corps, les monades, comme des espèces d'âmes
douées de perception et d'appétilion, a été fidèle à ses principes, on
n'admettant dans les monades d'autre puissance passive, vis pas-
siva primitiva, que l'imperfection et la confusion qui se trouvent
dans la perception dont elles jouissent, puissance qu'il appelle
quelquefois materia prima ou nuda (3).
Il faut donc entendre dans un sens spécial la réceptivité et la
passivité propres à la substance corporelle, attributs fondés, nous
le verrons, sur la matière première en tant qu'elle est la raison de
l'étendue. On ne saurait donc dire avec un récent historien de
la philosophie de Duns Scot, qui approuve la théorie du Docteur
subtil sur la question qui nous occupe: « Nous le répétons: être
susceptible de déterminations contraires, voilà toute l'essence de
la matière (4). » Il faut ajouter : de déterminations... c'est-à-dire
de formes individualisées par elle, sujettes aux conditions de
l'étendue. Mais si par ces déterminations contraires on entend,
comme le fait l'auteur avec Scot. des différences opposées, savoir
la forme matérielle et la forme spirituelle, qui affecteraient la
matière prise dans un sens très général {materiaprimo-prima),cette

(1) Cf. de Voeges, La Constitution, de l'être suivant la doctrine péripatéticienne, p. 104.


(2) In lib. 1 de Gêner., cap. 7, text. 55.
(3) Cf. D. Nolen. Introd. à la Aionadologie, p. 71.
(4) E. Pluzanski, Essai sur la philosophie de Duns Scot, p. 247.
782 REVUE THOMISTE

conception vient se heurter eontre le dilemme que pose le Docteur


angélique, réfutant par avance l'opinion scotiste. Ces deux formes,
corporelle el spirituelle, seraient reçues dans une même partie de
la matière ou dans des parties différentes. Si on accepte la pre-
mière explication, alors il faut dire que la même chose indivi-
duelle est à la fois corporelle et spirituelle ; si selon la seconde
hypothèse on admet plusieurs parties, il faudra aussi nécessaire-
ment admettre la quantité dans la matière, et alors la matière qui
reçoit la forme spirituelle est affectée de la quantité. Donc, il est
impossible qu'il y ait une matière commune pour les corps et les
esprits. Poussant plus loin son analyse, le Docteur angélique
indique la cause de cette erreur: c'est une fausse assimilation qu'on
suppose entre l'ordre logique et l'ordre réel, assimilation qui,
comme on sait, esl précisément le fondement du sentiment des
scotistes, le formalisme ou réalisme exagéré relatif à la contro-
verse des universaux. « Cette opinion suppose que tout ce qui est
distingué par l'intellect est distingué dans la réalité. Or, dans la
substance spirituelle, l'intelligence conçoit ce par quoi elle se dis-
tingue de la substance corporelle, et ce par quoi elle lui ressemble.
De là elle prétend conclure que ce par quoi la substance spirituelle
diffère de la corporelle lui serve comme de forme, et que ce qui
est supposé comme commun à l'une et l'autre soit comme la
matière... Mais il n'est pas nécessaire que ce qui est distingué par
l'esprit soit distingué dans la réalité ; parce que l'intelligence,
comme toute faculté cognitive, saisit les choses, non [selon le
mode qui leur convient, mais selon sa nature propre (1). »

II. - Opinion qui nie la nécessité de la matière


dans une substance étendue.

Les scotistes disent : Là où ne se trouve pas l'étendue, comme


dans les espz'its, il faut néanmoins admettre la matière première.
D'autres ont dit au contraire : Là où se trouve Fétendue, comme
dans les corps, la matière première n'est pas nécessaire. Ainsi
ont pensé certains scolastiques, prétendant ne pas voir de répu-

(1) Sum, Theol., I* P., q. 60, art. 2.


LA MATIÈRE PREMIÈRE ET L'ÉTENDUE 783

à
gnance ce qu'un corps, bien que doué d'étendue,soit simple dans
son essence, c'est-à-dire possède son être en vertu d'un acte
équivalent à une forme substantielle, mais qui ne serait pas uni à
la matière première.
Une erreur de la physique ancienne, l'incorruptibilité attribuée
aux corps célestes, a fourni l'occasion de cette opinion. Les scolas-
tiques, comme les savants de leur temps, ont cru, jusqu'à la décou-
verte relativement récente de l'identité de la matière cosmique et
de la matière terrestre, que les corps célestes sont incorruptibles,
c'est-à-dire non sujets aux changements substantiels, à la généra-
tion et à la corruption, môme aux changements accidentels intrin-
sèques (l'altération), mais seulement doués de mouvement local.
Or, les changements substantiels étant regardés communément
comme la preuve la plus évidente de la composition de matière
première et de forme substantielle, certains auteurs ont cru pour
ce motif que la matière première ne se trouve pas dans les cieux,
au moins d'une manière certaine, ou, comme le pense Scot, par-
tisan de cette opinion, d'après ce que la seule lumière de la raison
peut nous enseigner. Généralisant la question, d'autres scolas-
tiques, surtout de la dernière époque, se sont demandé si on peut
concevoir un corps simple dans son essence, non composé de
matière et de forme, comme le sont les corps sublunaires soumis
aux mutations substantielles. Quelques-uns l'ont pensé : ainsi
Arriaga, Oviedo, du moins en ce sens que l'impossibilité d'un
corps simple quanta l'essence ne leur paraît pas démontrée.
La présente controverse n'est pas aussi oiseuse qu'on pourrait
tout d'abord le croire, et ne présente pas qu'un pur intérêt histo-
rique; en réalité elle touche aux fondements mêmes de la démons-
tration du système de la matière el de la forme. C'est ce qu'ont
bien saisi les R. P. ïedeschini et Palmieri, adversaires récents de
cette doctrine (1). Si l'on admet, disent-ils, que les corps célestes
sont simples quant à l'essence, et en général qu'un corps peut être
simple, c'est donc que la composition de matière et déforme n'est
pas essentielle à la substance corporelle. On ne peut l'induire des
deux propriétés opposées qui s'y manifestent : l'étendue et l'acti-

(1) Cf. Palmieei, Animadversiones in recens opus : De mente Concilii..., et Tedeschini,


Dissertatio historica de sententia sc/wlast... Doux opuscules réunis en une brochure fRome,
187$), p. 24, 53.
78^ REVUE THOMISTE

vite. L'étendue en particulier n'exige pas nécessairement la matière


première; carlesscolastiques dont il est question connaissaient évi-
demment ces deux propriétés dans les cieux, et néanmoins ils
n'ont pas conclu à leur composition substantielle. Ce n'est plus
alors qu'un fait contingent, celui des changements substantiels,
qui exige cette composition dans les corps terrestres.
Remarquons tout d'abord que l'opinion qui admet la possibilité
d'un corps simple est loin d'avoir été commune dans l'école. Au
jugement des docteurs de Coïmbre, elle est peu aristotélique et peu
philosophique : beaucoup même des textes allégués par les deux
savants Jésuites ne la contiennent pas en réalité. Ce n'est pas ici
le lieu de les discuter. Pour n'en donner qu'un exemple, Albert le
Grand, qui est cité comme favorable à ce sentiment (1), parce qu'il
affirme que le ciel n'est pas composé de matière proprement dite,
entend seulement que la matière qui lui est propre n'est pas sujette
à la privation (le ciel étant incorruptible) comme la matièrepropre-
?ment dite, telle qu'elle est dans les corps terrestres; à ce point de
le
vue, comme remarque le Jésuite Pereira (2), la matière propre-
ment dite se dislingue du sujet,.qui ne suppose pas le changement
de forme. C'est pourquoi les scolastiques croyaient, du moins
l'Ecole Thomiste, qu'il fallait distinguer ces deux espèces de
matière, à cause de la relation diverse que chacune possède avec
sa forme substantielle.
Le plus grand nombre des scolastiques a donc reconnu la
matière première dans les corps célestes, bien que les croyant
exempts de mutations substantielles; c'est donc que, tout en éta-
blissant la présence de la matière première par ce fait obvie et évi-
dent (du moins regardé comme tel à cette époque), ils la jugeaient
nécessaire encore pour d'autres raisons, en particulier à cause de
la quantité et des propriétés quantitatives constatées dans les
corps, telles que la condensation et la raréfaction, le mouvement
local : ils admettaient donc une relation nécessaire entre l'étendue
et la matière première. Une autre preuve contre l'opinion que nous
combattons est tirée de cette autre relation,jugée non moins néces-
saire, entre la pensée et l'immatérialité; c'est la contre-partie de

(1) Gf. Trawscm:»!, op. cit., p. 38, Voir les attires ailleurs daiiï ce même opuscule
(21 De communibus rerum principiis, lib. V, cap. 3.
l'argument allégué contre les scotistes, qui admettaient la matière
dans les esprits. Si les esprits, disions-nous avec saint Thomas,
étaient composés de matière première, ils ne seraient pas doués
d'intelligence; pareillement, si les cieux ou n'importe quel corps
ne possédaient pas la matière comme principe constitutif, ils
seraient doués d'intelligence ; rien ne s'opposerait en eux à la
réception des formes intelligibles, indépendantes de la limitation et
de la singularité. D'autre pari, puisque la même raison vaut pour
le sujet intelligent et l'objet intelligible, ce qui est sans matière
devrait être intelligible en acte, capable d'être immédiatement
proposé à l'intelligence; celle-ci n'ayant pas besoin, en ce cas,
d'abstraire et de dégager la forme intelligible ou idée des condi-
tions de la matière et de l'individualité. Or, il est bien évident que
les corps célestes sont sensibles, ne sont pas la forme intelligible
en acte; ils sont sous ce rapport absolument dans les mômes con-
ditions que les autres corps (l).
Ces deux raisons pourtant sont attaquées parles partisans de la
possibilité d'un corps simple. Contre la première, tirée de la con-
nexion enlre la quantité et la matière première, ils invoquent un
argument adhominem. Les thomistes et autres adversaires qu'ils
réfutent, n'admettent-ils pas que la quantité a sa source non pas
seulement dans la matière première (ils rejettent en effet les
dimensions indéterminées entendues dans le sens de l'opinion
d'Averroës), mais aussi dans la forme substantielle, qui pour-
tant est simple et sans rapport avec la divisibilité? Donc une subs-
tance simple, comme serait le corps en question, suffit à rendre
compte de la quantité. Nous répondrons ailleurs à cetle critique^
en montrant que la quantité ne dépend pas de la forme au point
de vue de sa divisibilité, de la multiplicité de ses parties, mais
seulement quant à son indivision ou unité : la quantité étant à la
fois divisible en puissance en raison delà matière, et une en acte
en raison de la forme. Quant à l'argument Lire de la connexion
qu'on dit être nécessaire entre l'immatérialité et l'intelligence,
Oviedo et Arriaga pensent le détruire en se retranchant derrière
une opinion sur l'essence de la quantité; cette essence, selon eux,

(1) Sur ces deux raisons on peut lire : S. Thomas, Summa Theolog., I» P., q. 66,
art. 2; CoNiMMicr.NSEs, In 1 de Coelo, cap. 4, q. 4, art. 2.
786 REVUE THOMISTE

serait l'impénétrabilité. Il suffit, disent-ils, que le corps simple


en question soit impénétrable, pour qu'il ne soit pas capable de pen-
sée, et c'est par l'aptitude à l'impénétrabilité qu'il faut définir essen-
tiellement la substance corporelle, comme c'est dans lapénétrabi-
lité qu'il faut placer le constitutif essentiel de l'esprit (1). La divi-
sibilité n'est donc pas nécessairement exigée par l'impénétrabilité,
qui peut appartenir indifféremment à un sujet divisible comme
est le corps, ou indivisible comme est l'ange ou l'âme raison-
nable (2); et ainsi elle n'a pas plus sa raison d'être dans la matière
que dans la forme (3). La raison de la divisibilité n'est autre quela
présence de l'être dans l'espace (4).
Sans entrer dans la réfutation détaillée de l'opinion qui fait de
l'impénétrabilité l'essence de Ja quantité, deux remarques suffi-*
ront pour rejeter l'application qu'on fait de cette doctrine à la ques-
tion présente. Dire que l'essence du corps consiste dans l'impéné-
trabilité, c'est la placer dans un accident, dans quelque chose de
relatif, savoir l'impossibilité de coexister dans le même lieu avec
un être de même nature. Or il répugne que le constitutif essentiel
du corps et sa différence spécifique avec l'esprit consistent en un
accident; il faut quelque chose de plus fondamental, d'intrin-
sèque, savoir la matière première, et la matière première seule,
pour déterminer cette véritable différence. Les adversaires affir-
ment donc l'impénétrabilité des corps et la pénétrabilité ùes esprits
comme un fait, mais sans en apporter la raison d'être. Pareille-
ment il suit de l'opinion que nous réfutons, qu'il n'est pas de
l'essence d'une substance spirituelle de n'avoir pas de parties divi-
sibles, et conséquemment qu'une chose étendue pourrait penser,
pourvu qu'elle soit pénétrable (5). Arriaga va même jusqu'à dire
que probablement il ne répugne pas qu'une puissance matérielle
connaisse une chose spirituelle, parce que, dit-il, « toute l'imper-
fection de la matérialité se réduit en soi à l'impénétrabilité; or
l'impénétrabilité n'inclut pas une imperfection tellement grande,

(1) Oviedo. Cursusphilosophicus. De Anima, controv. I, punct. V, § 2.


(2) Oviedo. Op. cit : Metaph. controv. VII, punct. III, g 3, n° 23 ; g i, n° 27.
(3) Op. cit. : Phydca, controv. II, punct. III, § 2, n° 22,
(4) Op. cit. : ibid. controv. V, punct. V. g 2, n° 15.
(5) Oviedo. De Anima, controv. I, punct. V, % 1.
qu'on ne puisse pas attribuer à une chose impénétrable Ja vertu de
connaître des objets spirituels... (1) » Or qui ne voit les consé-
quences matérialistes de cette doctrine ? N'est-ce pas reproduire
l'opinion de Locke sur la possibilité d'une matière pensante? Donc,
pour expliquer la différence essentielle entre l'esprit et le corps, il
est nécessaire d'admettre en celui-ci la matière première, à cause
de l'étendue qui lui appartient.
Concluons de la réfutation des deux opinions que nous venons
de critiquer, qu'on ne peut séparer la matière de l'étendue.
Affirmer l'étendue sans la matière, comme l'ont fait les quelques
auteurs partisans d'un corps simple quant à l'essence, est aussi
impossible qu'affirmer la matière sans l'étendue, comme l'ont
pensé les scotistes. C'est établir déjà, du moins d'une façon néga-
tive, la connexion entre l'étendue et la matière première. 11 nous
reste à en donner la démonstration positive.

P. M [ELLE,
Docteur en philosophie, professeur de philosophie
au Grand Séminaire de Langrcs.

(1) De Anima, disp. V, sect. 2, n° 29.


LA DÉMONSTRATION ÉVANGÉLIQUE

Au commencement du iv° siècle de l'ère chrétienne, Eusèbe,


?évêque de Césarée, écrivait les paroles suivantes, dans la préface
d'un des livres qui l'ont rendu le plus justement célèbre : « On
nous fait souvent, à nous chrétiens, l'insultant reproche de
ne pas savoir prouver la vérité de nos croyances, d'exiger de
?ceux qui viennent à nous une soumission aveugle, et de tra-
vailler uniquement à leur persuader qu'ils aient à nous sui-
vre, sans rien discuter ni rien examiner au préalable, en vrai
troupeau; si bien que ce nom de fidèles ou croyants semble
justement avoir été imposé par allusion à ces êtres qui ne réflé-
chissent ni ne raisonnent. C'est une calomnie qu'on nous jette à
la face (1). » L'évêque de Césarée tient à s'en défendre ; et il le fait
en maître. Deux sortes de gens, dit-il à peu près en ces termes,
raisonnent contre nous : les païens et les juifs. Les premiers nous
reprochent d'avoir déserté les autels des dieux de la patrie, préféré
une doctrine barbare, un enseignement de juifs, à la sagesse de
la Grèce ; les seconds nous accusent d'inconséquence, parce qu'ac-
ceptant leurs livres nous réprouvons leur culte. Aux uns et aux
-autres j'oppose une démonstration selon les règles. « Nous con-
fessons avoir été païens, préféré autrefois les Grecs et leur sagesse,
.adoré les faux dieux de nos pères. Mais je prouve en même temps,
contre les païens qui nous accusent, avoir changé de doctrine,
non pas sans discussion et en aveugle, mais après un mûr exa-
men, selon toutes les lois de la prudence, etpar de solides raisons.
Je justifie de la même façon notre conduite à l'égard des juifs : et
contre tous, juifs et païens, mes écrits démontrent la divine et
très certaine vérité de nos dogmes (2). »
Les écrits que désigne Eusèbe à cet endroit, et qu'il nomme du
reste, sont la « Préparation évangélique » et la « Démonstration

(1) ETAlTEAlKH AIÏ0AEI2I2, BIB- nPQT. KE#. A.


(2) « Tô Evdeov xoù à+euSIç tîjç xa(l' ï||aSç àXviOei'aç è7t!8eixvu|/iv/). »
évangélique ». Et la justice oblige de reconnaître qu'ils lui don-
nent le droit de parler avec cette assurance et cette noble fierté ;
car, venant après les travaux des grands initiateurs, saint Justin,
saint Irénée, Tertullien et Origène, ils contiennent toute leur doc-
trine, la précisent, la développent et marquent le point de matu-
rité de l'apologétique ancienne; monument superbe
taches d'arianisme qui le déparent - - malgré les
où la profondeur de la
science, l'étendue de l'érudition, la fermeté des raisonnements, je
ne sais quelle sûreté et quelle jeunesse d'allure étonnent et trans-
portent, aujourd'hui non moins qu'au temps où saint Jérôme écri-
vait : « Lisez Origène et Eusèbe, et vous verrez que, près d'eux,
nous ne sommes que des enfants... Où trouver un écrivain plus
judicieux, plus savant, plus éloquent qu'Eusèbe? Quis prudentior,
doctior, eloquentior Eusebio... invenirîpotest? (1) »
Est-ce que vraiment Eusèbe, s'il revenait parmi nous, tiendrait
un aussi lier langage que tout à l'heure dans la préface de son
livre? Est-ce qu'il affirmerait avec autant d'assurance avoir
démontré « la divine et très certaine vérité de nos dogmes» ?
Pour mieux dire, est-ce que la « démonstration évangélique » est
encore possible aujourd'hui?
L'on admet sans peine que les apologistes des premiers siècles,
dont plusieurs furent des talents de premier ordre, initiés aux
plus intimes secrets de la philosophie antique et possédant toute
la science de leur temps, aient remporté un éclatant triomphe
contre leurs adversaires sur le terrain de la raison comme sur ce-
lui des faits. Mais l'esprit humain compte bien des progrès depuis
lors : la philosophie a enfanté de nouveaux systèmes, l'histoire
s'est reconstituée d'après une méthode plus sûre et plus précise, la
critique est née, la philologie a été créée, des documents ignorés
ont été produits, les sciences d'observation réalisent des prodiges.
En face de ce renouvellement intégral du savoir humain, de cette
immense révolution intellectuelle à laquelle nous assistons, que
devient l'Evangile, et peut-il être encore question, aujourd'hui,
de « démonstration évangélique » ?
Ce problème, d'une gravité exceptionnelle, puisqu'il intéresse

(1) JEpistola ad Pammach. et Océan, lligne, I, p. 751.


790 REVUE THOMISTE

au premier chef notre vie religieuse, beaucoup d'hommes se le


posent à l'heure présente. Beaucoup d'esprits cultivés et sincères,
.qui n'ont pas encore trouvé le repos dans la foi, se demandent si
la raison conserve le droit, et surtout si elle impose encore
le devoir de croire à l'Evangile : des croyants eux-mêmes, sans
douter du livre sacré, désirent pourtant savoir où en est sur ce
point la lutte avec l'armée des rationalistes, et se reconnaître un
peu dans la confusion et la mêlée du combat. En présence de cet
état des choses et des esprits, j'ai pensé qu'il serait agréable à nos
lecteurs de voir la Revue Thomiste aborder cet ordre d'études ; et je
me décide à entreprendre une oeuvre qui depuis trente ans préoc-
cupait ma pensée et, au fond, inspirait tous mes travaux.
Mais comme ces mots « démonstration évangélique » peuvent
prêter pour quelques esprits à l'équivoque et aux malentendus,
je crois devoir donner quelques éclaircissements préalables sur ce
que meje propose de faire, et, avant d'entrer dans mon sujet,
écrire quelques mots d'introduction.

D'abord je m'empresse de déclarer que, sous ce titre de


« démonstration évangélique », je n'entends d'aucune façon
reprendre l'oeuvre des théologiens rationalistes allemands de la
première moitié de ce siècle. L'on se rappelle comment, de 1820 à
18S0, pendant qu'en France Lamennais et son école prétendaient
sauver la foi en reniant la raison, Hermès et ses disciples enthou-
siastes, plus tard Gunther et Frohschammer, en Allemagne, tra-
vaillaient à transformer la foi, toujours pour la sauver, en science
rationnelle pure. « La philosophie s'insurge contre la foi, chan-
geons la foi en philosophie ». Ainsi raisonnaient ces habiles gens.
Et ils s'employaient à démontrer les dogmes chrétiens, comme
l'on démontre une thèse de métaphysique. Et ils se flattaient d'y
avoir réussi au point dédire, comme Gunther : « 11 existe, et l'on
peut montrer, entre les principes de la vraie philosophie -celle de
Gunther, Philosophie des ideelles Denken
une connexion nécessaire... C'est
-
pourquoi
et les dogmes révélés
non seulement la
doctrine de la création de l'univers dans le temps, non seulement
celle de la Trinité divine, mais le dogme lui-même de la rédemp-
tion de Inhumanité par l'incarnation du Verbe, sont maintenant
comptés parmi les vérités d'ordre rationnel, « ietzt unter die
Vernunftwahrheiten gezsehlt (1) ».
Je n'aurais garde d'oublier qne ces théologiens et leurs écrits
ont été condamnés (2) comme ils le méritaient, Et, pour m'ôter la
tentation de suivre leur exemple, il me suffit de relire ces paroles
du Concile du Vatican : « La raison, éclairée parla foi, peut avec
l'aide de Dieu, en multipliant ses investigations patientes dans un
esprit de piété et de modestie, acquérir une connaissance très
féconde des mystères; soit à l'aide des analogies que lui fournit la
nature, soit en considérant le lien qui unit ces mystères entre eux
ou avec la fin dernière de l'homme : mais jamais elle ne peut
devenir capable de voir ces vérités comme elle voit celles qui
constituent son objet propre. Par nature, en effet, les mystères
divins dépassent tellement toute intelligence créée, que, môme
après la révélation el avec la foi, ils restent impénétrables et
comme enveloppés de voiles à qui demeure dans cette vie mor-
telle, loin de la face de Dieu (3). »
A défaut du Concile, saint Thomas d'Aquin aurait été là du
reste pour m'averlir el me démontrer que, « s'il s'agit des articles
de foi, la raison est d'elle-même impuissante à faire la preuve; et
qu'elle peut seulement résoudre les objections, si l'on en formule.
La foi, en effet, reposant sur la vérité infaillible, nulle démons-
tration vraie ne saurait être apportée contre elle ; et tout argument
,
qu'on lui oppose doit nécessairement pouvoir être résolu (4). »
Bref, admettant que l'Évangile contient des vérités qui sont
d'ordre surnaturel et comme telles dépassent la portée de notre
esprit, je ne saurais concevoir qu'on essaie même de les prouver .
à l'aide des seuls principes de la raison; et il est évident que ce
n'est pas là ce que je poursuis dans la « Démonstration évan-
gélique ».

(1) Janutkapfe, 273 - cité par Kiïpper, Kirnhealexikofi, t. V, p. 1335.


(2, Bref de Grégoire XVI contre Hermès, 26 septembre 1835. - Brefs de Pie IX
contre Gûnther et son école, 3H mars et 15 juin 1857.
vêque de Munich contre Frohschammer, 11 décembre 1862.
- Lettre de Pie IX à l'arche-

(3) Constitutio de Fide catkoïica, cap. IV.


(4) Summa Theologica, q. i, a. 8. - Cf. Summa contra (fentes, lib. I, cap. m.
REVUE THOMISTE. - 5° ANNÉE. - 53.
792 REVUE THOMISTE

Mais il y aurait une prétention moins exorbitante et qui pourrait


peut-être même se justifier. Ce serait celle, devant renoncer à
prouver que les dogmes contenus dans l'Evangile peuvent-être
l'objet de notre science, de montrer qu'ils doivent être l'objet de
notre foi, et que s'ils échappent à nos démonstrations ils s'im-
posent à notre croyance. Je m'explique. Croire, selon la notion
universellement reçue, c'est donner son assentiment à une vérité
à
ou un fait, sur la parole ou l'affirmation de quelqu'un dont l'au-
torité nous paraît suffisante. Croire n'est ni voir ni savoir, mais
adhérer au témoignage d'un au fore chez qui nous trouvons les
garanties nécessaires de vérité. Cela étant, qui pourrait nous
empêcher de rechercher si les dogmes de l'Évangile, qui ne sont
pas démontrables, c'est entendu, ne sont pas en revanche très
croyables, c'est-à-dire s'ils ne nous sont pas révélés par l'Evangile
dans des conditions telles que la raison nous permette, ou même
nous oblige, de les tenir pour vrais. Car les théologiens ont fort
subtilement, et fort justement, distingué ces deux choses : prouver
la vérité d'une affirmation, ou prouver simplement sa crédibi-
lité (1). De fait, un profane sera bien incapable de prouver la vérité
de telle solution d'un problème de hautes mathématiques, qui en
établira facilement et péremptoirement la crédibilité; si, par
exemple, il possède tes écrits de M. Poincaré, de Paris, de
M. Weierstrass, de Berlin, et de quelques autres sommités scienti-
fiques, où la solution se trouve donnée comme certaine, absolu-
ment démontrée, incontestable. Dès lors, rien ne s'oppose à ce
que nous nous demandions si l'Evangile nous présente ses dogmes
dans des conditions telles que nous ne puissions nous dispenser
de les croire, et si, entendue en ce sens, une démonstration
évangélique n'est pas encore possible aujourd'hui, qui serait la
base et la justification de notre acte de foi, el le rendrait vraiment
raisonnable, rationabile obsequium fidei.

Mais en parlant ainsi de démonstration qui rendrait l'acte de foi


raisonnable et lui servirait de base, je suis obligé, pour ceux de
mes lecteurs qui ne sont pas théologiens de profession, de préciser

(1) Cajetan. in IIm? II"" q. I. a. 4. g i


mon langage et de prévenir une interprétation et des inférences
qui seraient erronées. L'exemple, sous ce rappoct, m'est donné par
un homme que je cite d'autant plus volontiers ici que je n'aurai
pas toujours la satisfaction de me trouver d'accord avec lui,
M. Harnack, l'éminent professeur de l'Université de Berlin. Dans
une importante conférence qu'il prononçait il y a deux ans, sur
« le Christianisme et l'Histoire », M. Harnack, après avoir
montré que la doctrine et la personne du Christ sont encore pour
nous la source du salut, suppose qu'on l'interpelle en cette sorte :
« Vous nous parlez de Jésus-Christ, mais quoi que vous puissiez
nous en dire et quoi qu'il ait pu être, vous ne contesterez pas que
son image, sous l'action de la critique historique, ou s'altère, ou
devient incertaine. Du reste, si bien établie qu'on suppose son his-
toire, jamais des faits historiques n'arriveront à être connus avec
une cei'titude suffisante pour être le fondement d'une foi reli-
gieuse (!) ». - Voici quelques traits de la réponse que fait à cette
objection le docte conférencier : « En matière de religion, grande
est la garantie du témoignage de l'histoire, grande celle des
miracles et des signes; mais la foi et la piété n'ont leur absolue
garantie que là où se trouve leur contenu. El leur contenu c'est
Dieu, c'est Jésus, dont la parole et ^esprit, comme force de Dieu,
se manifeste à l'âme encore aujourd'hui. Malheur à nous s'il en
était autrement, si notre foi devait reposer sur une somme de faits
que l'histoire aurait à établir et à démontrer Nul fait du passé
ne peut être amené à un tel degré d'évidence que sur lui on puisse
bâtir, à plus forte raison bâtir un édifice dont la durée soit celle
même de l'éternité (2). »
Un théologien catholique pourrait souscrire à de telles paroles,
si on les considère en elles-mêmes, abstraction faite des asser-
tions qui les accompagnent. Et saint Thomas lui-môme n'enseigne
pas une autre doctrine, particulièrement dans une belle page où
il expose la nature de la foi, et que l'on me saura gré de traduire.
« La foi, écrit-il, tient le milieu entre la science d'une part, le
doute et l'opinion d'autre part. Elle importe, avons-nous dit,
l'assentiment de l'intelligence ; mais l'intelligence en fait d'assen-

(1) Dus Christenthiim und die Geschichte, ein Vortrag von D. Adolf Harnack, zweite
Auflage, p. lïï.
(2) Dat Christenthum und die Gesehichts, p. 7.
79-4 REVUE THOMISTE

timent ne se comporte pas toujours de la même manière. Ou bien


elle la donne déterminée qu'elle est par l'évidence d'un objet con-
naissable en lui-même, comme cela arrive pour les premiers prin-
cipes et les conclusions que l'on déduit en matière scientifique (et
dans ce cas l'intelligence possède tout ensemble la certitude et la
vision) ; ou bien se trouvant en face d'un objet qui manque d'évi-
dence et ne l'actionne pas suffisamment, elle reste dans l'incerti-
tude ; sans se prononcer, si elle n'a pas de motif d'incliner plutôt
d'un côté que de l'autre, -
c'est le doute -
ou se prononçant,
mais avec crainte, si elle a une raison de juger dans un sens plu-
tôt que dans un autre et que cette raison pourtant ne soit pas déci-
sive, - c'est alors l'opinion. La foi dit un état mental tout autre.
Car ni l'évidence ne lui appartient comme à l'habitude des pre-
miers principes et à la science, ni elle n'est non plus incertaine
et anxieuse comme le doute et l'opinion: mais elle adhère à la
vérité révélée avec une ferme certitude, par un choix libre de la
volonté. Ce choix libre, qui détermine l'intelligence à s'attacher
inébranlablement à ce que la foi propose, c'est l'autorité divine
qui le fait, hanc autem electionem facit divina auctoritas (1) ».
Voilà donc saint Thomas qui, bien longtemps avant M. llar-
nack, assigne comme lui pour vraie cause de la certitude de notre
foi l'autorité divine, Dieu lui-même, et non les arguments de
crédibilité. Pourquoi ? et quel peut-être le fonds de la pensée de
saint Thomas ? Je vais le dire, en essayant de résumer en quelques
mots les explications du maître et de ses plus illustres disciples.
La foi religieuse, -chrétienne, la seule dont nous parlions ici,
est par essence une vertu théologique surnaturelle. Dès lors, on
peut s'attendre à ce que, dans tous ses éléments essentiels, Dieu
se retrouve. Quels sont ces éléments ? Une analyse sommaire va
nous les découvrir. Premièrement, la foi est une vertu : comme
toute vertu, elle a donc un objet auquel par nature et directe-
ment elle est ordonnée. Or, il est tout de suite évident que cet
objet formel de la foi, vertu théologique, ne saurait être que Dieu,
vérité substantielle.
Mais comme toute vertu encore, la foi est ordonnée à un acte;
et l'acte de la foi est une ferme adhésion de l'intelligence à cer-

(1) In Epistolam ad Rehroeos, cap. xi, lcct. i.


iaines vérités révélées de Dieu et impénétrables à l'esprit humain,
« argumentum non apparentium », comme parle saint Paul (1). Pour
<jue l'intelligence adhère à ces vérités il lui faut une lumière et un
motif, lesquels se présentent sous forme d'autorité, puisqu'en
matière de foi c'est l'autorité qui décide. Mais cette lumière et ce
motif qui doivent déterminer pour leur part l'acte propre d'une
vertu théologique, ne peuvent se trouver qu'en Dieu, ne peuvent
être que l'autorité même de Dieu, qui révèle et dit à l'homme
les vérités qu'il faut croire (2). Il devient dès lors manifeste
que la foi, en tant que vertu théologique, doit avoir Dieu pour
objet propre; et pour raison formelle et vraie cause de son adhé-
sion, non pas seulement le témoignage de l'histoire ou une autorité
humaine quelconque, mais la véracité ou l'autorité de Dieu même.
La même conclusion s'impose, si nous considérons la foi comme
vertu surnaturelle. Si elle est surnaturelle, en effet, il est d'ab-
solue nécessité que tout ce qui la prépare immédiatement dans
l'homme, tout ce qui est comme la racine d'où elle procède, soit
de même ordre. Donc les lumières qui aident l'intelligence à dis-
cerner les vérités de la foi et aies recevoir doivent être surnatu-
relles. Donc aussi, du côté de la volonté, -
car la volonté, dans
la foi, joue un rôle essentiel (3) ; puisque l'intelligence ne pouvant
pas être déterminée à l'adhésion par les seules vérités obscures
qu'on lui révèle, il reste que la volonté intervienne pour l'y
-
déterminer effectivement, du côté de la volonté, dis-je, il faut
que les louches, les impulsions secrètes qui préparent son vou-
loir, soient aussi d'ordre surnaturel. Mais il est de toute évidence
que les arguments de crédibilité quels qu'on les suppose ne rem-
plissent pas cette condition, puisqu'ils possèdent seulement une
certitude et peuvent exercer seulement une influence d'ordre
humain. Ils ne sont donc pas les vrais principes générateurs de la
foi; ils n'en sont que les préambules et une préparation
éloignée (4).
Et voilà pourquoi, notre foi reposant de toutes parts sur des
bases toutes divines, les théologiens exaltent sa noblesse, et lui

(1) JUpist. ad TIebrasos, xr, î.


(2) Gonet, Clypeus theologise thomistiese, de Fide, disputât. I.
(3) S. Thomas, quoest. xiv De Veritate, a. 1. - Cajbtan, 2a 2oe
(4) Joannes A S. Thomas, Cursus theologicus, de Fide, disputât. I,
, q. 171, a. 1.
art. 3.
796 REVUE THOMISTE

attribuent une certitude qui surpasse de bien haut celle du savoir


naturel de tout esprit créé.
Du reste, en réduisant à ce que nous venons de dire les visées
permises de la « démonstration évangélique », saint Thomas et
l'École n'ont garde de vouloir en rabaisser l'importance. « Il s'en
faut bien, dit un théologien illustre, qui fut en môme lemps un
grand apologiste, que cette étude des motifs de crédibilité de notre
foi, soit peu ulile. Par elle, en effet, l'esprit de l'homme est pré-
paré à croire, de la manière qui convient à sa nature. Les raison-
nements qui pourraient détourner de la foi sont réfutés. La con-
duite de ceux qui s'obstinent dans l'incrédulité apparaît clairement
injustifiable; et ceux qui croient s'y montrent les seuls hommes
prudents, sérieux, fidèles aux lois de la raison (1) ».

Trois choses sont désormais acquises : nous ne saurions vouloir


démontrer, par raisons intrinsèques, la vérité j^des dogmes con-
tenus dans l'Evangile ; nous ne nous occuperons que d'établir leur
crédibilité ; enfin, quelques preuves qu'il nous soit donné d'en
fournir, nous ne les proposerons jamais comme la cause propre-
ment déterminante de notre foi et le vrai fondement qui la sup-
porte.
Cela entendu, j'aurai bientôt fait de fixer les limites précices du
travail que j'entreprends.
Si, après tout ce qui précède, ces deux mots « démonstration
évangélique » veulent encore dire quelque chose, ils doivent si-
gnifier avant tout : la preuve faite, à l'aide de l'Evangile lui-même,
de la crédibilité des dogmes qu'il nous enseigne. Mais quelle
preuve? Une preuve spéciale pour chaque dogme en particulier?
ou une preuve générale capable de nous les faire accepter tous
d'un seul coup ? Cette dernière sans doute serait bien préférable ;
encore faut-il qu'elle soit possible : de quelle manière pourrait-elle
se concevoir? Le voici :
Si Jésus est non seulement l'envoyé de Dieu, mais Dieu lui-
même, tout ce qu'il a enseigné doit sans doute être vrai, et s'im-

(1) Le cardinal Gotti, Theologia scholàstico-dogmatica, tract, de Fidc theolog. q. i,


dub. vin, § 1.
pose à noire foi. Si donc nous parvenons seulement à prouver par
l'Evangile que la raison nous commande de croire la divinité de
Jésus, il ne reste plus de question par rapport aux autres dogmes;
puisque tous nous ont été enseignés par lui, et que Lui ne peut,
en sa qualité de Dieu, ni se tromper ni nous tromper.
Tel est le moyen de tout établir par une preuve unique.
Cependant n'oublions pas un point essentiel. C'est que cette
preuve, qui doit ôtre tirée de l'Evangile, n'aura de valeur qu'autant
que l'autorité de l'Évangile lui-même aura été mise hors de con-
testation : c'est-à-dire qu'il aura été montré que l'Évangile a été
primitivement écrit par des auteurs dont le témoignage n'est pas
récusable, et que le texte s'en est transmis jusqu'à nous sans alté-
ration substantielle. C'est jusqu'à ce principe qu'il nous faudra
remonter.
Désormais, nos lecteurs peuvent comprendre clairement la
nature et le but du travail que je voudrais faire avec eux, ainsi
que la marche qu'il nous faudra suivre.
Nous nous placerons en compagnie d'un homme qui n'a pas la
foi, mais que le grand problème religieux préoccupe; et qui loya-
lement, sans arrière-pensée d'aucune sorte, cherche la vérité; prêt
à l'embrasser quelle qu'elle soit, pourvu seulement que la raison le
lui ordonne. Cet homme ayant entendu parler de l'Évangile comme
du livre qui contient l'origine et les dogmes du Christianisme sur
lequel il veut s'instruire, il en entreprend l'élude; et nous la
ferons avec lui. Puisqu'il n'a pas la foi, nous ne considérerons
point l'Évangile comme un livre inspiré de Dieu, dont la garde a
été confiée à l'Église avec mission d'en interpréter officiellement le
sens : ce livre n'aura pour nous rien qui le relève au-dessus des
autres, rien qui l'en distingue. Comme nous le ferions pour tout
autre, pour l'Organon d'Aristote ou les Commentaires de César
par exemple, nous rechercherons avant tout, à l'aide de l'histoire
et de la critique, qui l'a composé, et dans quel état de conserva-
tion son texte nous est parvenu. A,ce propos, nous ne négligerons
pas d'entendre les adversaires de ce livre principal des chrétiens.
Sans doute nous ne nous arrêterons point à toutes ces brillantes
fantaisies de la critique contemporaine que M. Harnack compare
spirituellement « à l'herbe qui fleurit le matin et le soir est jetée au
798 REVUE THOMISTE

four (1) »; sans doute nous ne troublerons point dans leur tombe
les auteurs et les systèmes dont la mort a été dûment et officiel-
lement constatée, comme c'est le cas de Christian Baur, au témoi-
gnage de MM. Ilarnack (2), Weiss et Jiilicher :
mais nous accor-
derons l'attention convenable aux difficultés sérieuses et qui
présentent, une certaine consistance. Et pour les résoudre nous
ferons appel aux savants catholiques, de préférence sans doute ;
mais sans nous interdire pourtant de mettre à profit, quand l'oc-
casion s'en présentera, les ouvrages remarquables publiés par
divers auteurs protestants de Suisse, d'Allemagne et d'Angleterre,
tels que MM. Godet, Zahn, Salmon, etc.
Supposé que le résultat de noire examen et de nos discussions
soit favorable à l'Evangile, c'est-à-dire que nous arrivions à
démontrer qu'il a été composé par des auteurs méritant toute
créance, et que son texte nous est parvenu suffisamment pur,
nous aborderons la seconde partie de notre tâche, qui devra con-
sister, ainsi que cela résulte de ce que nous avons dit, à voir si
nous pouvons établir, par l'Evangile, ces deux choses : premiè-
rement, que Jésus s'est donné comme l'envoyé, bien plus, comme
le vrai fils de Dieu; secondement, qu'il a prouvé, par ses discours
et par ses actes tels que nous les rapporte l'Evangile, la double
vérité de sa mission et de sa nature divines.
Nous aurons donc alors à interpréter le texte évangélique. Mais,
de même que tout à l'heure, ne nous considérant point comme des
chrétiens, nous n'avons point reçu l'Evangile des mains de
Yt glise et comme un texte sacré ainsi nous ne ferons point notre
,
règle des interprétations de l'Eglise; el nous expliquerons le texte
évangélique comme nous ferions un texte profane quelconque,
d'après les seules règles de l'herméneutique rationnelle.
C'est en nous plaçant exclusivement sur ce terrain que nous
aurons à nous prononcer et à prendre parti entre croyants et
incroyants ; et à juger si la foi traditionnelle se soutient avec avan-
tage et triomphe, aux yeux de la raison elle-même, contre ce
rationalisme intransigeant dont Strauss, Harnack, Iloltzmann, en
Allemagne, Albert Ré ville, Ménégoz, Sabatier, en France, sont les

(1) «Ich sehe von ienen Erzeugnis?en der Kritik ab, die lieute bliïlien und morgen
in den Ofen geworfen werden » (Das Chris tentham und die Geschic/Ue, p. 15).
(2) Geschichte der Altchrisîliche Lilleralur, II, I. Vorwort, p. ix et xn.
principaux représentants, el dont ]a doctrine peut se résumer en
ce seul article: Jésus fut un homme prodigieux, incomparable,
mais il ne fut pas Dieu.

J'arrêterais ici cette introduction, déjà longue, si, pensant à cer-


taines idées émises récemment en France et en Allemagne, je ne
croyais m'entendre poser celte question : « Est-ce que vous pensez
que celte « démonstration évangélique » dont vous venez de tracer
le plan, soit la seule manière efficace de prouver la divinité de
Jésus et de la religion chrétienne, et qu'il ne serait pas opportun
d'ouvrir d'autres voies pour certaines catégories d'esprils qui peu-
vent avoir des aspirations ou des exigences spéciales? »
A cette question qui pourrait donner matière à de longs dis-
cours, il est une façon toute simple de répondre que je préfère ;
d'autant plus qu'elle est fort accommodante.
Je dis d'abord : Toutes les voies qui ont une chance sérieuse de
conduire à la vérité, je les approuve; et j'applaudis à qui les ouvre
et à qui s'y engage.
Je réponds en second lieu: comme théologien catholique, je pro-
clame hautement, et non sans plaisir, que nous n'avons point
besoin de cette démonstration de notre foi par les Evangiles. Sui-
vant la forte parole de Wciss (1) contre Hollzmann, notre religion
n'est pas « la religion du livre, Buchreligion. » Elle existait avant
les qualre évangiles, on la prouverait sans eux. C'est que, pour
emprunter encore à M. Harnack une expression heureuse, « outre
les quatre évangiles écrits, nous en possédons un cinquième, non
écrit celui-là, mais qui sous plusieurs rapports n'est pas moins
expressif ni moins précis que les quatre autres, à savoir le témoi-
gnage unanime de l'Eglise primitive (2). » Supprimez, par la
pensée, les quatre évangiles (3), et aussitôt saint Clément de
Rome, saint Ignace d'Antiochej saint Justin, saint Irénée se lève-

(1) A. Julicher, Ei'iileitnng in das


N'eue Testament, p. 274.
(2) Bas Christenthum und die Geschickte, p. 16.
(3) Le R. P. Vilmebs, S. J" a sur ce poinl un bon chapitre intitulé : « Defontibus
religionis chrislianro ortum testantibus », dans son récent ouvrage De Religione revelata,
in-8J, p. iv-686. Ratisbonoe, Pustet, 1897.
800 REVUE THOMISTE

ront pour rendre témoignage; et notre démonstration se refera


d'elle-même.
Mais, si l'on veut, j'irai plus loin, et je dirai m'inspirant de
saint Thomas (I) et lu Concile du Vatican (2). Laissez cette dé-
monstration basée sur les paroles et les prodiges opérés par Jésus
quand il vivait en Palestine; et considérez, si vous le préférez, son
Eglise. Ce spectacle, pour peu que vous preniez la peine de l'appro-
fondir, vous fournira une démonstration non moins éclatante.
Voyez comment l'Eglise s'est établie, et comment elle se con-
serve : quelques pauvres pêcheurs juifs prêchant la doctrine la
plus pure et la plus sublime, et conquérant l'intelligence non pas
seulement des simples, mais des sages ; des mystères impéné-
trables à la raison, et que les philosophes, aussi bien que les
foules ignorantes, acceptent; des préceptes, une vie qui révoltent
la sensualité et les passions et qu'embrassent des peuples entiers,
malgré la fureur des persécutions et des tyrans; tout conjuré
contre l'Eglise, dès le commencement et pendant le cours entier
des siècles : le pouvoir, la violence et la ruse, les sophismes de la
science, tous les instincts pervers de notre nature; les succès non
moins que les revers, la richesse non moins que la pauvreté, le
triomphe autant que l'abaissement; les ennemis du dedans et du
dehors : et l'Eglise vivant toujours, étendant ses conquêtes, don-
nant la vie à qui lui fait bon accueil, laissant la mort à qui la re-
jette.
Que si vous trouvez cette étude d'ensemble trop vaste, bornez-
vous à quelque partie : votre conviction n'en sera point diminuée.
Par exemple, étudiez seulement l'histoire du dogme catholique
depuis les premiers temps jusqu'à nos jours ; et en y mettant la
patience et le travail, vous trouverez là une preuve de la divinité
de l'Église, à laquelle on réfléchit peu d'ordinaire, qui n'a pas
encore été. mise en relief comme elle le mériterait, et que rien ne
surpasse en force et en splendeur. Enfin, pour que la lumière ail
son plein triomphe et donner le dernier sceau à votre conviction,
comparez avec quelque attention les autres religions prétendues
révélées avec celle du Christ... et l'Eglise apparaîtra à vos regards

(1) Constitutio de fide cathoHca, cap. ni.


(2) Summa contra Gentes, lib. I, cap. vi.
s'élevant au milieu des peuples et des temps comme la colonne de
la vérité, portant la marque bien authentique qu'elle est divine,
et oeuvre de main divine.
Je suis donc bien loin de regarder la « démonstration évangé-
lique » comme la seule possible, la seule utile, la seule opportune.
Si je la choisis de préférence comme sujet d'étude, c'est qu'elle est
l'objet de plus violentes attaques à celle heure ; c'est qu'on met en
doute sa valeur; c'est qu'elle m'attire par la variété de ses points de
vue, puisqu'elle regarde l'histoire, la philosophie, la théologie;
c'est qu'en m'y livrant je réponds aux désirs de plusieurs amis et
espère éclairer quelques âmes. C'est encore - pourquoi ne le
dirais-jepas?-que cette étude oblige, à pénétrer plus avant dans la
connaissance de Jésus et de ses mystères, à vivre des heures plus
longues et plus intimes avec cette Sagesse incarnée dont il est
écrit: « Non habet amaritudinem conversatio illius, nec tedium
convictus illius, sed loetitiam et gaudium (1). »
Mais il est grand temps de finir celte introduction et d'aborder
notre première question: de l'origine des Evangiles.
(A suivre.)

Fr. M.-Th. Coconnjer,


des FF. PP.

(1) Sap. vin, 16.


LA VIE SCIENTIFIQUE

REVUE CRITIQUE DES REVUES

i
PSYCHOLOGIE

M. A.Vacant : D'où vient que Duns Scot ne conçoit point la


volonté comme saint Thomas d'Aquin. -
Dans la première partie
de cet article M. Vacant expose les divergences de l'enseignement de
Duns Scot et de saint Thomas. Dans la seconde partie il assigne comme
cause à ces divergences les théories de ces docteurs sur l'objet de l'enten-
dement.
Duns Scot et saint Thomas admettent tous deux la liberté de spécifica-
tion et la liberté d'exercice. Pour tous deux la liberté d'exercice ou de
contradiction se rencontre même dans l'appétit du bien parfait. Il n'en
est pas de même de la liberté de spécification. Selon saint Thomas, la
volonté, si elle agit, agit toujours en vue de la fin dernière, envisagée sous
la raison commune de bien parfait. Selon Scot, la volonté peut se consti-
tuer comme fin absolue d'un bien quelconque. C'est que, selon saint Tho-
mas, l'intelligence qui montre le bien sjsécificateur, ayant un objet sujjé-
rieur à l'objet de la volonté, à savoir l'être produit de l'abstraction formelle,
domine la volonté. Scot tient au contraire que le concret est plus parfait
que l'abstrait et donc que la volonté est supérieure à l'intelligence. L'ac-
tivité physique du vouloir est par suite le ressort principal et essentiel de
la volonté chez Scot; chez saint Thomas le vouloir s'exécute toujours en
vue de la lin. La fin parfois nécessite, parfois laisse libre ; la liberté ne
regarde donc jamais que les moyens qui conduisent à une fin, et tou-
jours elle procède d'une détermination antérieure de la volonté vis-à-vis de
la fin. La liberté chez saint Thomas est hypothétique; puisqu'elle suppose
un vouloir antécédent nécessaire. Chez Scot elle est essentielle à toute
volonté. - M. Vacant suit les conséquences de ces points de vue divers,
dans la conception de la vie divine, intellectuelle pour saint Thomas,
volontaire au gré de Scot, - de notre béatitude acte d'intelligence pour
le premier, de volonté pour le second, - de la création ici oeuvre d'intel-
ligence, là oeuvre de volonté, - de la Providence, de la règle morale, de
LA VIE SCIENTIFIQUE 803

la loi naturelle, de la constitution de la société civile. On ne saurait


trouver une suite plus logique non plus qu'une opposition plus entière. Et
que de théories modernes dont les noms viennent sur les lèvres en regard
de ces conceptions, « pieuses exhumations » pourtant « du Moyen
Age » !
A quoi tiennent ces divergences ? A ce que saint Thomas donne pour
objet à l'entendement l'universel, abstrait des choses sensibles ; pour lui,
le particulier ne saurait être atteint que dans son rapport avec l'universel.
Scol au contraire attribue pour objet à l'entendement l'être, le singulier
aussi bien que l'universel. L'intelligence selon lui atteint l'objet des sens.
D'où il résulte qu'un bien particulier ne saurait, selon saint Thomas,
être mis en rapport avec la volonté que s'il est lié à un principe uni-
versel. Ce sera l'oeuvre de la syndérèse ou conscience morale, achevée
par la prudence de construire ces liaisons. Ainsi, ce qui doit être domine
ce qui est et pourrait ne pas être : par conséquent Vintelligence domine la
voloniè. Pour Scol, au contraire l'être étant aussi bien le particulier que le
général, n'a pas celte valeur de devoir, il n'a que la valeur d'une image
représentative. L'abstraction n'est pas pour lui le dégagement d'une
essence, d'une loi, mais la dissociation des faits. Dès lors la volonté
n'éprouve aucune domination du côte de l'intelligence. Les idées se présen-
tent non pas comme ce qui doit être fait, mais plutôt comme ce qui peut l'être.
C'est à la volonté d'utiliser ces indications, principes insuffisants de direc-
tion, de la coordonner par l'attention, en vue d'une action, dans son prin-
cipe entièrement autonome. La liberté est ainsi essentielle à la volonté.
M. Vacant poursuit la vérification des origines intellectualistes du dis-
sentiment entre Scol et saint Thomas sur la volonté dans tout le domaine
où sa première partie l'avait constaté, Dieu, la raison productrice des
choses, la loi naturelle, etc. Une conception spéciale de l'être domine
tout le débat. Pour saint Thomas, l'être réel consiste dans une essence
unique en laquelle viennent se fondre tous les caractères, toutes les per-
fections de celle être. Pour Scol, l'être réel est composé d'autant de pièces
séparées d'une dislinclion réelle et formelle qu'il offre de caractères,
d'attributs, de perfections. L'individuation, THeccèitè, perfection suprême,
elle-même distinguée formellement, assure l'unité de l'être en englo-
bant tous ses éléments. Chez saint Thomas les éléments essentiels des
êtres concrets ont une connexion analogue à celle qu'ils prennent dans les
concepts de l'intelligence auxquels la volonté emprunte sa cohésion. Chez
Scot, les éléments restent distincts, groupés seulement par l'Heccéité
comme sont groupés par l'action libre de la volonté les éléments intellec-
tuels qu'il plaît à celle-ci de réaliser.
On peut saisir dans cet aperçu l'idée générale de l'article de M. Vacant
-i-Ms; ,

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?

8fM REVUE THOMISTE

et combien elle répond aux préoccupations les plus actuelles. On admire


le ton de parfaite simplicité qui recouvre une science consommée du
sujet. Nous souhaitons que ce travail soit tiré à part et qu'on puisse se le
procurer avec les études déjà publiées du même auteur sur TIntelligence
dans Scot et saint Thomas.
(Revue du Clergéfrançais, 15 octobre.)
A. G.

E. Goblot : La Vision droite. - L'image rétinienne est renversée;


comment se fait-il qu'on voie les objets droits ? L'auteur rapporte la « théorie
de la projection » due à Kepler et reproduite par Mathias Duval : « Notre
esprit, dit ce dernier, transporte à l'extérieur toutes les impressions qui
se font sur la rétine et en transporte tous les points dans la direction que
les rayons lumineux ont dû suivre pour venir impressionner telle ou telle
partie de la membrane sensible. » - Viaull et Jolyet, mais surtout
Beaunis, ont prétendu établir cette théorie sur certains détails histolo-
giques de la rétine, sur la position géométrique des cônes et des bâton-
nets et sur la structure lamellaire de leur article externe. - Ces considé-
rations, en tant qu'explication de la vision droite, sont absolument sans
valeur. Le rayon lumineux est un phénomène physique, dont l'activité est
connue dans un grand nombre de ses détails. Mais le rayon visuel n'a
aucune réalité physique ; c'est uniquement la direction suivant laquelle
nous voyons les objets. Dire donc que nous voyons les objets redressés
parce qu'un prétendu rayon visuel suit la direction des rayons lumineux,
c'est répondre par la question.
La « théorie des mouvements de l'oeil » n'est pas plus acceptable parce
qu'elle suppose contre toute évidence que l'oeil ne perçoit jamais qu'un
point mathématique à la fois. Il est certain que nous voyons une véritable
étendue, un vrai champ visuel, sans imprimer la moindre contraction à
n'importe quel muscle moteur de l'oeil.
M. Stratton a communiqué en 1896 au Congrès de Munich une expé-
rience faite sur lui-même, démontrant que l'image rétinienne ne doit pas
nécessairement être renversée pourque nous voyions les objets droits. En
se plaçant devant l'oeil un système de lentilles qui redressait l'image réti-
nienne elle-même, M. Stratton voyait d'abord les objets renversés ; mais
après vingt et une heures d'expérimentation (interrompues par le repos
normal) il lui arrivait d'avoir le sentiment que le champ visuel n'était pas
renversé.
M. Goblot conclut que les termes « droit » et « renversé » n'ont pas de
signification, si on les applique à toute la vision et à la seule vision. Se
basant en outre sur certaines observations faites sur les opérés de la
LA VIE SCIEIS'TIFIQUE 805

cataracte congénitale, il arrive à cette conséquence que tout est affaire


d'habitude et d'éducation.
Cette étude donne très bien le point où en est arrivée la question; et la réponse
de Vauteur semble en efet ce qu'il y a déplus acceptable. Remarquons seule-
ment que dans la théorie scolastique sur l'opération des sens on trouve des don-
nées qui ne manquent pas de valeur pour la solution du problème. L'image
rétinienne ri est pas ce qui est vu, comme le dit très bien M. Goblot; elle riest
pas « I'objcctum quod » de la vision, comme le disent les scolastiques dans
leur langage systématique, mais bien « l'objectum quo ». Dès lors on ne voit
pas un rapport nécessaire entre la position de cette image et celle de l'objetvu.
Leur situation inverse peut être un phénomène plus ou moins remarquable et
plus ou moins difficile à analyser, mais il n'y a pas là un mystère insoluble au
point de vue de la vision droite. La vue place les objets externes dans le monde
en harmonie avec les données de tous les autres sens. Il se fait par l'éducation
de sens une coordination entre toides images sensibles, et le rèsultcd est l'en-
semble du monde senti, d'où sont exclues toutes les oppositions irréductibles.
C'estparce que l'image de la rétine n'est pas l'objet vu, qu'on peut donner
une forme acceptable à la théorie de la projection. Aussi M. Goblot a tort de
s'étonner que Beaunis, après avoir constaté cette vérité d'expérience, formule
encore cette théorie. Évidemment, parler du rayon visuel comme d'une entité
physique, du même ordre que le rayon lumineux, c'est concrétiser une
abstraction avec un entrain que n'y a jamais mis la scolastique dans ses plus
mauvais jours. Supposez que ce rayon se reflète, se réfracte, et refasse scrupuleu-
sement à rebours le chemin qu'afaille rayon lumineux, ce n'est plus de la science
mais de la haute fantaisie. Mais il n'en est pas moins certain que la vue, au
moyen de l'image lumineuse (quo) atteint l'objet lui-même (quod), ^'excitation
du sens va de l'objet à la vue, mais faction qui en est la conséquence peut-être
conçue comme allant delà vue à l'objet; et c'est dans ce sens qu'on peut voir
une espèce de projection dans le mécanisme de la vue.
Il va sans dire qu'en souscrivant à Vexplication de M. Goblot, nous n'enten-
dons nullement affirmer que la position de l'image rétinienne n'a aucune
influence sur la position dans laquelle nous voyons l'objet externe. La vue à
travers le microscope serait une réfutation palpable d'une telle idée. Nous
croyons seulement avec M. Goblot que cette signification particulière de l'image
ri est pas primitive, mais acquise. ..:Jf!i
(Revue Philosophique, novembre 1897.)
Fr. M. P. DE Munnynck, S. O. P.
Puof. C. Lloyd-Morgan : Les réalités expérimentales (The Rea-
lities of Expérience). -L'auteur commence par établir que Huxley «le
grand prêtre de la science », a enlevé toute base solide au « Naturalisme »
806 REVUE THOMISTE

en acceptant dans ses « Gollected Essays » les vues de Locke et de Ber-


keley sur la réalité du monde externe. Les théories scientifiques en vogue
de nos jours ont fait disparaître du nombre des réalités toutes les « qua-
lités secondes », la lumière, la chaleur, le son, etc. ; rien ne subsiste que
la matière avec sa quantité et son mouvement. Mais les mêmes considéra-
tions appliquées à ces qualités premières « les font disparaître aussi bien
que les secondes ». C'est ce que A. Balfour n'a pas eu de peine à prouver
dans son fameux ouvrage : « Les Bases de la croyance. » Le philosophe-
politicien en a conclu à l'inanité de toute science, à l'inéluctable nécessité
d'une croyance positive si l'on l'on veut sortir de l'ignorance systéma-
tique ou du doute irrémédiable. El il faut bien l'avouer : une fois admises
les vues de Huxley, l'idéalisme devient la seule position tenable pour
l'esprit.
Mais le chef des « Naturalistes » a faussé compagnie au dogme fonda-
mental du Naturalisme. Il a posé en principe la distinction « toute méta-
physique » de l'objet et du sujet; obligé dès lors à partager toute expé-
rience en deux parties, la partie objective et la partie subjective, il a dû re-
connaître que dans la partie exclusivement objective il est imjwssible de
placer rien qui ressemble à la couleur, au son, etc.
Pour rétablir les affaires du « Naturalisme » et de la « Science » il n'y a
qu'à les replacer sur leur terrain naturel, sur les positions qu'ils n'au-
raient jamais dû abandonner. « Experientia est », voilà le premier principe
qui offre le maximum de certitude. Toute expérience est réelle, même celle
des hallucinés ; il ne manque à ces derniers que d'être socialement
valable. L'essentiel est de ne pas considérer une exjiérience comme un
témoignage en faveur de l'existence d'un objet externe. Dès qu'on lui prête
cette signification on fait de la « métaphysique », on dislingue entre l'objet
et le sujet et l'on se place par là même en dehors du terrain rigoureuse-
ment scientifique.
Pour le savant, l'objet implique le sujet et vice-versà ; il prend l'expé-
rience comme telle, la « polarise » en deux aspects qu'il se garde bien de
séparer cependant; suivant l'un, l'expérience fait l'objet des sciences natu-
relles et physiques; suivant l'autre, l'objet de la j>sychologie. Mais il ne
s'agit là que d'une division du travail purement artificielle; l'objet de la
science est indivisible. Ce n'est qu'en se laissant entraîner par des ten-
dances métaphysiques, qui se font jour jusque dans les vérités de sens
commun, que l'on arrive à séparer l'objet du sujet et à compromettre par
là tout l'édifice de la science et du « naturalisme ».
M. Morgan possède un véritable talent d'écrivain; ses phrases sont aisées et
solidement assises dans toutes leurs .parties. Il est bien regrettable qu'on ne
puisse pas en dire autant de ses idées. Personne ne voit en effet combien est artl-
LA VIE SCIENTIFIQUE 807

ficielle etforcéela position intellectuelle qu'ilprescrit aux « savants ». Dans


une analyse psychologique on -peut sans doute envisager cette donnée première
de l'activité sensitive, l'expérience totale indivisée, contenant dans sa nature
complexe la modification subjective el la relation à un objet. Mais vouloir
imposer à la science positive cette considération première comme sa position pra-
tique et le terme normal de ses investigations, c'est tenter l'impossible; c'est
placer l'esprit dans un équilibre instable qui doitfatalement se rompre cm pre-
mier mouvement intellectuel.
Le bon sens même (common sensc), cet ensemble de notions extrêmement
faciles qui sont le résultat du tout premier usage de la raison, affirme la distinc-
tion entre Vobjet et le sujet de l'expérience. Le professeur Morgan le reconnaît et
affirme néanmoins que la science ne peut pas aller jusque-là, Veut-il affirmer
qu'ilfaut éviter d'avoir du bon sens pour faire de la « science » avec sécurité
- Ge n'estpas flatteur pour les savants.
D'ailleurs M. Morgan reconnaît que la science ne doit pas seulement s'oc-
cuper des réalités qui tombent sous l'expérimentation du savant hic et mme;
mais encore de certaines réédités déduites (inferenlial) qui éc/iappetit aux sens
soit dans Vespace, soit dans le temps. Mais si la « science » peut faire de véri-
tables déductions (inferences), comment l'empêcher de faire les toutes premières
qui s'offrent à l'esprit, celles qu'il fait d'une manière sifacile, si spontanée qu 'on
les retrouve jusque dans les vérités de sens commun?
En somme donc, la thèse de M. Lloyd-Morgan est absolument insoutenable;
mais Vidée-mère du travail, la question que l'auteur se propose de résoudre
mérite certainement l'attention des dialecticiens. Il s'agit de définir nettement
Vobjet "propre des sciences expérimentales, de tracer la ligne de démarcation entre
la science positive et la métaphysique, et surtout de déterminer la valeur logique
des hypothèses, ou, si Ton veut, des théories scientifiques. Il semble que si ces
questions étaient une bonne fois résolues, la plupart de ces discussio?is intermi^
nables entre savants et métaphysiciens n'auraient plus aucun sens; et l'onpour-
rail, ce me semble, répudier le désespérant scepticisme de M. Balfour sans imiter
le professeur Morgan dans sa ruwture avec le bon sens.
{TheMonist, octobre 1897.)
Fr. M. P. D. M.
II
PHYSIQUE
D. Nys : La Notion de Temps d'après saint Thomas d'Aquin.
- « Encore d'après saint Thomas d'Aquin » / Assurément, ce n'est pas moi
qui m'en plaindrai, non plus, fen suis sûr, qu'aucun lecteur de M. Nys. Ces
vieilles et bizarres formules ont la vie dure el celle du temps ressemble à celle du
mouvement qui a essuyé le terrible éclat de rire de Pascal... et qui n'en est
REVUE THOMISTK Se ANNÉE. - S4.
808 BEVUE THOMISTE

pas morte. Et c'est à ces vieilles formules que reviennent des esprits sérieux,
sans prévention, désireux de retrouver, s'il se peut, dans lepassè, une vérité
que le présent est impuissant à leur donner.
Assimiler la durée à l'être, rattacher la durée successive à l'être succes-
sif ou mouvement, distinguer dans le mouvement une unité actuelle et
une multitude virtuelle, opposer dans cette multitude antériorité à posté-
riorité en percevant une partie de mouvement terminée par un avant et un
après, définir donc le temps : succession ou nombre du mouvement;
-?
montrer la vérité de cette notion dans quatre conséquences en parfaite
harmonie avec l'expérience : 1) il n'existe pas de durée typique, non-con-
ventionnelle, 2) la mesure concrète du temps ne pourra se trouver que
dans le mouvement, 3) le mouvement local est le premier des mouvements
qui nous suggère l'idée de temps, 4) la durée doit nous paraître grande en
proportion du fractionnement du mouvement et de l'appréciation des
unités temporelles qui en résultent ; -
reconnaître dans le temps le pré-
sent (distinct et pourtant dépendant du présent permanent de l'être), le
passé et le futur (éléinenls intrinsèques mais relatifs);
.-
appliquer le
temps à mesurer d'abord la perfection ou l'imperfection relative des êtres,
puis la durée de leur existence, soulever à ce propos la question du temps-
unité, insoluble suivant les uns, mal résolue par les autres, y répondre en
distinguant le point de vue théorique où la difficulté est indéniable et le
-
point de vue pratique où elle est négligeable; reprendre la question de
la réversibilité du temps posée par l'ingénieur Breton, ra23peler que
l'ordre de succession est essentiel au mouvement, conclure qu'aucun mou-
vement, ni temps par conséquent, n'est rigoureusement réversible
voilà ce qu'avec clarté et profondeur M. Nys retrouve dans la formule scolas-
lique trop dédaignée.
Mais pour l'y retrouver, il faut l'y rechercher. Facile de la jauger d'un coup
d'oeil et de la condamner d'un trait de plume. « En vain dira-t on
que le
temps est la mesure du mouvement, car on est obligé de supposer un
mouvement uniforme et l'uniformité de mouvement que l'on suppose est
une pétition de principe (1) ». Si c'est la définition aristotélicienne et thomiste
que l'auteur cité par nous entend et condamne, il se condamne lui-même comme
interprète peufidèle du « numerus molûs ». Balmès qu'il loue n'a fait que re-
prendre l'idée ancienne. M. Boirae qui, dit-il, reprend Balmès et définit la
succession par non-être et être, non-être d'avant qui devient être après, ne re-
prend-il pas en dernière analyse Aristote, puisque celui-ci définit le mouve-
ment par acte et puissance, c'est-à-dire par être et non-être, l'être remplaçant
successivement et continûment k non-être. Et surtout les articles de M. Nys

(1) G. Leohalas. Etude sur l'espace et le temps, p. 165. (Alcan.)


LA VIE SCIENTIFIQUE 809

sont une assez suffisante réponse à cette trop hâtive exclusion. Et aussi, une
preuve nouvelle de la vitalité de la philosophie d'Aristote, cette philosophie, qui,
alors que ses émules ou ses rivales de jadis ne subsistent plus aujourd'hui qu'à
l'état fragmentaire, fait encore « le bloc » et à laquelle il faudra revenir quand
on voudra satisfaire à la fois les exigences de la plus haute raison et du plus
expérimental sens commun.
[Revue nèo-scolastiqve, février, août, novembre 1897.)
J.-D. F.

Geokges J. Romanes : L'Isolement comme facteur dans révolu-


tion organique (Isolation in organic évolution. À poslhunious essay).
- Le célèbre disciple de Darwin se séj^are un peu des théories de son
Maître, pour lequel il a toujours professé un respect et une tendresse
extraordinaires. Cherchant à systématiser les différents facteurs qui ont
-
contribué à la formation des espèces, facteurs que Darwin et surtout les
ullra-darwinistes modernes prétendent réduire à la sélection naturelle,
Romanes ne voit dans la sélection darwinienne qu'une forme particulière
de l'Isolement, c'est-à-dire de l'impossibilité où se trouve une portion
quelconque d'une espèce ou d'une variété de se croiser avec le reste de
l'espèce ou delà variété. - La variation, l'hérédité et l'isolement, voilà
le triple agent dont le résultat est tout l'édifice des espèces vivantes.
L'isolement est méthodique {homogamy), c'est-à-dire amené par une dif-
férence préexistante ou arbitraire {mdiscrimviiate-ajwtjamy).
L'Iioiuogamie ou isolement méthodique peut se présenter sous des
formes très nombreuses, dont les principales sont l'incompatibilité
sexuelle et la sélection naturelle. On voit que celle dernière perd singuiîè-
ment de son importance, puisqu'elle n'est qu'une esjoèce particulière de
l'homogamie, qui n'est elle-même qu'une esj>ècc d'isolement.
L'apogamie proprement dite n'existe pas. À prendre la portion séparée
dans son ensemble, elle diffère toujours par quelque détail du reste de
1
l'espèce. Dès lors on peut y voir une véritable hoinogamie. En venu de la
loi de Dclboeuf (accumulation des jjelils effets), celle minime différence
s'accentue constamment et doit finir par donner une variété distincte.
Le Rév. M. Gulick, qui le premier a signalé l'importance de l'isole-
ment, ne se base nullement sur des vues à priori, mais sur la minutieuse
observation des faits. Toutes ses conclusions sonl justifiées par les détails
morphologiques constatés sur les mollusques terrestres des îles Sand-
wich. Chaque vallée de ces différentes îles possède sa variété propre et
l'on pourrait mesurer approximativement leurs divergences respectives
par la distance qui les sépare. -- Les variations observées ne présentent

?
{'Il a
810 REVUE THOMISTE

aucune trace de tendance utilitaire, et l'on doit supposer qu'elles sont


dues à la seule apogamie.
Au sujet de la sélection naturelle, l'auteur reconnaît qu'elle se diffé-
rencie de toutes les autres formes d'isolement en ce qu'elle ne vise que
l'adaptation, et qu'elle exige la destruction des individus exclus. Il est
encore à noter que, contrairement à l'avis de Darwin, la sélection natu-
turelle ne peut produire qu'une évolution monotypique, une chaîne con-
' tinue d'êtres ne variant que dans le temps. Ce n'est qu'en s'associant à
d'antres facteurs qu'elle peut contribuer à la naissance d'une évolution
polytypique, arborescente, c'est-à-dire à l'existence simultanée de plu-
sieurs espèces.
Voilà la sélection darwinienne singidièrement défrisée par le disciple préféré
de Darwin! Et ilfaut bien le reconnaître, les arguments de Romanes sont irrè-
ristïbles. Si en effet, la sélection naturelle n'est que cette vérité à la Police,
comme dit M. Le Dantec, de la survivance du plus apte, c est-à-dire de la sur-
vivance de celui qui survit, il est évident que jamais elle ne pourra produire
deux espèces. Par définition même, la sélection naturelle entraîne la destruc-
tion du plus faible; le plus fort ou le plus apte subsiste seul; mais alors la
coexistence de deux variétés devient évidemment impossible et il faut chercher
ailleurs la raison suffisante de leur réalité.
L'article de Romanes restera une contribution remarquable à la systémati-
sation des doctrines èvolutionnistes ; et il me parait que l'isolement peut vrai-
ment être conçu comme ayant toute l'importance que l'auteur veut lui attribuer.
Mais si l'on veut classer les causes de la production des espèces, ne serait-ilpas
plus exact de voir dans l'isolement, non pas une cause positive, mais une con-
dition sine qua non de l'efficacité de toutes les autres. Seul l'isolement ne pro-
duirait rien ; il n'implique qu'un concept négatif: l'impossibilité du croisement
sexuel. Dès lors commentpeut-on le placer sur le même pied que la variation et
l'hérédité?
Il n'est pas sans importance de remarquer encore que la discussion entre
M. Gidick et M. Wallace est sans issue possible sur le terrain objectif de la
philosophie. La seide apogamie explique les divergences entre les mollusques
terrestres des îles Sandwich, affirme Romanes avec M. Gidick. Eh bien, c'est
très possible; et dans l'étal actuel de nos connaissances celte opinion est irréfu-
table, - La seule sélection naturelle rend compte de toutes ces divergences,
réplique M. Wallace, et si Von ajoute à cefacteur l'isolement géographique per-
sonne ne prouvera le contraire. On ne voit peut-être aucun caractère d'utilité
dans les différences qui caractérisent les mollusques, mais cela ne prouve certai-
nement pas qu'il n'y en ail point. L'école darwinienne qui interprète dans le
sens utilitaire la queue redressée des lapins et les caractères les plus opposés
dans les espèces les plus voisines, ne se laisse pas vile décourager dans oette voie;
LA VIE SCIENTIFIQUE 8il
et quoique l'utilité mise en avant m soit pas toujours éblouissante d'évidence, il
est certain néanmoins qu'on ne saurait pas démontrer qu'elle n'existe pas. -
En réalité la question est insoluble-, il nous faut choisir entre deux hypothèses,
et c'est la plus simple, qui ici comme toujours, doit être la « vraie ».
Je crois donc que Wallace estfrovisoirement battu.
[The Monist, octobre 1897.)
Fr. M. P. mi Munny.nck.

Félix Le Dantiîc : Les théories néo-lamarckiennes. -


Le tra-
vail de M. Le Dantec touche à presque toutes les questions fondamentales
des systèmes évolutionnistes.
Il contient beaucoup d'idées très justes, quelques aperçus ou « points de
vue » originaux et féconds, mais aussi des affirmations et des théories très
contestables et même manifestement fausses. Tout le travail n'étant pour
ainsi dire qu'un résumé, il est impossible de le résumer encore sans le
rendre entièrement méconnaissable. Signalons les idées les plus sail-
lantes.

a= l'organisme; Q = les matières y introduites; X = représente un


temps supérieur à 1 ; R =r les produits non plastiques, qui cimentent les
plastides ou restent incorporés à leur substance.
2° Ou bien les circonstances ont trop varié pour que a, restant identique
à lui-même, puisse subsister. On a alors l'équation
a + B == G (2)
G ne contenant plus a.
C'est sur la longueur relative de X qu'est basée la distinction des
sciences biologiques an physiologie, dans laquelle X est considérée comme
très court; en science de Xévolution individuelle (morphologie), qui consi-
dère un temps plus long, et en science de l'évolution spécifique pour
laquelle X équivaut à toutes les périodes géologiques.
L'histoire du monde présente sans cesse pour tous les plastides ou agré-
gats de plastides des alternatives des deux conditions. Or chaque fois que
l'assimilation se produit d'après la formule (2), il y a ou mort ou variation
de l'organisme. C'est donc avec le nombre des conditions (2) suivies de
variation que croît le nombre des espèces.
Weismann a nié l'hérédité de caractères acquis, mais les Néo-Lamarc-
kiens réfutent très bien son assertion par les faits d'abord, et ensuite par
812 REVUE THOMISTE

ce raisonnement bien simple que, si Weismann avait raison, nous en


serions encore a» protozoaire initial. Toute la théorie Lamarckienne peut
donc se résumer dans ces affirmations : Le résultat de l'usage d'un organe
est une hyperlhrophie, le non usage atrophie au contraire. Mais l'usage et
le non-usage résultent des circonstances, celles-ci sont donc la cause
médiate des variations qui se transmettent par hérédité.
La sélection naturelle de Darwin, c'est-à-dire la survivance du plus
apte, n'est qu'une vérité à la Palice, puisque le plus apte n'est connu que
par sa survivance. Mais de ce principe découle naturellement celui de
Lamarck sur l'atrophie et l'hypertrophie. En effet, à la condition (2),
quelques plastides varient et d'autres périssent (sélection naturelle);
l'atrophie et l'hypertrophie doivent donc en être le résultat naturel.
Il est incontestable que cette manière de réduire tontes les causes de révolution
à la seide nutrition, et cVexprimer celle-ci par deux formules très simples, pré-
sente de très sérieux avantages. Avec une extrême aisance, l'auteur rattache à
cette idée vraiment fondamentale les principes prétendument contradictoires des
Danvinisles et des Lamarckiens : la sélection naturelle et Vhypertrophie par
l'usage. Le balancement organique de Geoffroy-Saini-Hilaire aussi se comprend
facilement. Bref, cette première partie de l'article est, à mon avis, la meilleure;
et malgré le langage un pieu lourd et compliqué de l'auteur, je crois qu'à cause
des idées qu'il y défend on le relira avec plaisir et profit.
Cependant, nous ne pouvons nous défendre de signaler ici la tendance, feulais
dire l'allure intellectuelle, qui.à la fin de son travail conduira M. Le Dantecà
la plus grave de ses erreurs. Certes, il est très légitime de considérer, dans un
exposé général, les plastides au lieu des organismes qu'ils constituent; les lois
nènèrales se saisissent ainsi avec plus de clarté. Mais ce procédé nous expose à
oublier que suivant le mot bien connu de Kant, dans un organisme le tout es
pour chaque partie et chaque partie pour le tout. 31. Le Dantec ne fait pas que
l'oublier; il le nie catégoriquement comme nous le verrons bientôt.
II. Causes de la variation. -L'auteur expose, d'après le travail de Gope,
la cause lamarckienne, l'usage et la désuétude. Il la trouve fondée et cite
de très bons exenqiles. A noter que pour plusieurs variations le caractère
utilitaire est tout ce qu'il y a de plus contestable.
III. Hérédité des caractères acquis. - Mais pour expliquer par l'usage et
la désuétude la formation des espèces, il faut y ajouter l'hérédité des
caractères acquis. -Weismann a beau nier cette hérédité pour maintenir
sa théorie arbitraire ; devant un examen impartial des faits, elle s'impose
avec une lumineuse évidence. Comment expliquer autrement que toutes
les variations qui apparaissent sur les fossiles des couches géologiques
successives possèdent un caractère nettement additif. Si chaque animal
devait acquérir sesjpropriétés pour son propre compte, cette progression
LA VIE SCIENTIFIQUE 813

graduelle deviendrait inintelligible.- D'ailleurs des faits bien observés


ne laissent pas l'ombre d'un doute à ce sujet. L'auteur cite d'après Cope,
le sillon dorsal observé sur la coquille de certains céphalopodes, qui est
certainement dû à la compression de la spire suivante, et qui persiste
après le déroulement. En se plaçant au point de vue de la systématique
évolutionniste, il est très difficile en effet d'expliquer autrement que par
hérédité cet intéressant phénomène.
-
IV. La Biplogènèse. C'est par la théorie de la diplogénèse que Cope
prétend expliquer le mécanisme de l'hérédité et l'accumulation des carac-
tères dans les générations successives. L'oeuf donne naissance à deux
espèces de plasma, qu'il soit d'ailleurs cytoplasme ou caryoplasme : le
plasma spécialisé ou somatique donnant naissance aux différents tissus
spéciaux, tels que les muscles, les nerfs, etc., et le plasma non spécialisé
ou germinatif, destiné à reproduire l'animal, répandu plus ou moins dans
tout l'organisme, mais d'autant moins que l'organisme est plus élevé. Le
germen g n'est pas à l'abri des variations A survenant dans le soma S;
elles y ont un certain retentissement a, qui s'ajoute aux caractères déjà
préexistants de sorte que S -(- A donne g -\- a. L'organisme qui en résulte
sera S -)- a qui ne tardera pas d'acquérir A ; on obtient donc S -f- A -J- a
donnant un germe^ -j-« ~\-a ou g -j- 2#, etc. --Le Danlec remarque avec
justesse que toute cette théorie, si on lui reconnaît quelque valeur explica-
tive, est peu châtiée et très contestable; ainsi la variation A = alcoolisme
ne donne pas dans les descendants, mais A'
A - cpilepsie. En réalité la
théorie n'explique rien, ne se justifie en rien, et n'est autre chose que la
constatation de certains faits, qu'elle devrait interpréter. - Le Dantec
recourt, pour expliquer plus ou moins la fonction du plasma germinatif, à
la « Lato o/Ûie unspecidlized », la loi du non-spécialisé. Il rappelle que les
animaux supérieurs ne dérivent pas des formes sjséciales qui leur son
immédiatement inférieures, mais de formes situées bien plus bas dans la
série des êtres, moins spécialisées par conséquent, et possédant par là
même plus de plasticité et de force d'adaptation. Ainsi les reptiles ne des-
cendent pas de nos batraciens modernes, mais des slégocéphales, l'homme
ne descend pas de nos singes, mais d'un ancêtre commun.
Il ne semble pas qu'on puisse invoquer cette loi dans le phénomène de la
reproduction. Les cellules germinatives sont les séides qui puissent vivre et pul-
luler en dehors de Vorganisme. Elles peuvent s'adapter à ces circonstances qui
seraient souverainement anormales et mortelles pour un élément nerveux ou
musculaire; mais s'ensuit-il qu'elles soient moins spécialisées dans leur struc-
ture actuelle. Les faits sont susceptibles d'une interprétation diamétralement
opposée. Pourquoi ne pourrait on pas supposer que dans le plasma germinatif
il y a une force spéciale, dans le sens matériel du mot, capable de résister aux
814 REVUE THOMISTE

influences destructrices du dehors. Le germen survivrait alors après la sépara-


tion du soma, paire qu'il est plus spécialisé.
En réalité que signifie ce manque de spécialisation qui permet à une position
plastique de s'adapter à des circonstances diverses ? Ne l'appelle-t-on pas non-
spécialisée parce que son existence ne requiertpas de conditions spéciales ? Mais
alors M. de la Police est de l'avis de M. Le Dantec : le plasma, germinatif
s'adapte à des circonstances diverses, parce qu'il ne requiert aucune circons-
tance spéciale. Si au contraire on prétend trouver un manque de spécialisation
dans la structure même du germen, il n'est personne qui ne voit combien on se
fait illusion. Le fils d'un hareng est un hareng, dit M. Le Dantec, ce qui veut
dire évidemment que l'oeuf du hareng est absolument déterminé à produire un
hareng, à donner des muscles, des nerfs, des os, des glandes, des téguments de
h, hareng. Une cellule musculaire ne peut produire qu'une cellule musculaire;
elle porte en elle cette détermination, cette spécialisation-là. Une cellule germina-
tive donne tous les tissus; elle est donc indéfinimentplus déterminée, plus spé-
cialisée que la fibre muscidaire ; et parce que ses produits sont de nature diverse
il nefautpas conclure qu'elle ne possède aucune spécialisation, mais qu'elle les
possède toutes.
V. Rôle de la conscience dans la variation. - Les mouvements qui en-
traînent l'hypertrophie sont inspirés par un besoin ; le besoin n'est autre
chose qu'un étal de conscience : par conséquent la conscience est la pre-
mière cause de toute variation, de toute organisation. -Ce stupéfiant
syllogisme des Néo-Lamarckiens les fait aboutir à ces deux lois (?) : « La
vie a précédé l'organisation » et « la conscience correspond à l'aurore de
la vie » {Life lias preceded organisation and consciousness loas coïncident with
daivn oflife). Cela équivaut à dire, comme le remarque spirituellement
M. Le Dantec, qu'une amibe se fait un pseudopode parce qu'il a la fan-
taisie de se gratter.
Cope et les Néo-Lamarclàens pataugent ici en plein dans l'arbitraire et le
ridicule. La théorie de Huxleg et de Le Dantec, d'après laquelle la conscience
ne serait qu'un épiphènomène des phénomènes p>hysiologiques supérieurs, n'est
certes pas faite pour nous plaire, mais il vaudrait bien mieux ne rien dire que
d'accepter les incroyables rêveries de Gope. Ainsi d'après ce que ce dernier
appelle l'archesthètisme, tous les mouvements actuellement automatiques réflexes
auraient été primitivement conscients, mais auraient perdu ce caractère par
catagènbse, c'est-à-dire par évolution régressive. Haispourrait-on jamais faire
croire au plus dogmatique des dogmaiistes que tous les mouvements si délicats
des cordes vocales, qui règlent minutieusement l'ouverture de la glotte pour pro-
duire un nombre de vibrations mathématiquement déterminé, ont été conscients et
réfléchis? Ce qui a frappé ajuste titre Lamarcli et les Néo-Lamarchiens, c'est le
finalisme évident des variations. Mais si ce caractère télèologique suppose une
LA VIE SCIENTIFIQUE

conscience directrice {comme cela me paraît évident), ce n'est pas dans leplastide
qu'il faut le mettre, mais au dehors. Impossible d'en dire davantage ici; il n'y
aurait plus aamne raison de s'arrêter.
VI. L'Erreur de VIndividualisme.
abondamment ses propres idées.
- Ici Le Dantec expose et développe

Cope s'est trompé sur le rôle de la conscience pour avoir appliqué aux
êtres inférieurs, au plastide initial, ce qu'une observation superficielle lui
avait fait accepter au sujet des animaux supérieurs. II considère un être
vivant A au temps t comme identique à lui-même au temps t-\-dt alors
qu'en réalité il est devenu A -\- d A. Pour la vie ordinaire ce langage indi-
vidualiste ne présente aucun inconvénient, mais il est absolument faux en
science. Un être vivant n'est pas plus individuel qu'une goutte d'eau qui,
glissant suivant des lois déterminées sur une vitre verticale, s'incorpore (?)
les différentes gouttes qui y adhèrent. Pour éviter toute erreur, il faudrait
se servir exclusivement du langage chimique. Mais alors comment expli-
quer le sentiment de la personnalité? Rien de plus simple : la personnalité
n'existe pas, donc ce sentiment est une illusion. A chaque étal chimique du
corps correspond un étal de conscience ; mais les variations organiques
sont petites et graduelles; les variations de conscience le seront donc aussi,
et c'est ce qui donne l'illusion d'une continuité parfaite,d'une personnalité.
M. Le Dantec possède un talent particulier : celui d'affirmer avec un imper-
turbable aplomb les choses les plus étranges. Son idée de conscience-èpiphèno-
mène, empruntée à Huxley et à Ribot, n'a aucune base solide. Il n'est pas
d'idée plus arbitraire, plus antiscientifique, si l'on veut la comprendre comme Le
Dantec. Il est évidemment impossible de discuter ici à fond cette théorie; qu'on
nous permette seulement de présenter en forme plus ou moins syllogistique le
raisonnement de l'auteur. La goutte d'eau n'a pas de personnalité en tant
que goutte. Donc l'amibe n'en a pas. Donc l'homme n'en a pas. On peut
tourner et retourner les phrases de l'auteur, il est impossible d'en faire sortir
autre chose. Tous lesfaits positifs sont négligés parce qu'ils ne cadrent pas avec
cette loi ultra-simpliste : il n'y a que de la chimie dans le monde vivant.
J'ignorepar quelprocédé M. Le Dantec est parvenu à introduire et emprisonner
son esprit dans cette étroite conception ; mais il est incontestable qu'il ne trouvera
pas beaucoup d'imitateurs s'il n'a a fairevaloir quejes raisons ici allégiées.
[Revue Philosophique, novembre et décembre 1897.)
Fr. M. P. De Munnynck.
III
ÉPISTÉMOLOGIE
L. Weber : L'idéalisme logique.-M. Weber, avec une intrépidité que
Ton ne saurait trop huer, pousse jusqu'au bout les conséquences de l'idéalisme
816 REVUE THOMISTE

phènomèniste. Tant qu'a rompre le Ken qui unit l'être à l'intelligence sous le
nom d'intelligible et de vrai, mieux valent les systèmes conséquents que ceux
faits de demi-mesures. M. Weber est conséquent; c'est du reste la seule chose
dont nous le louons. Car sa position est un suicide intellectuel sans phrase : sa
thèse est un beau cas de philosophie pathologique.
L'auteur élimine du jugement de réalité toute détermination objective.
Il faut dire l'être est ; rien de plus. C'est un jugement bien plus certain
que le « je pense » ou le « je suis ». Car ce par cela même que vous vous
donnez un objet, vous l'idéalisez » (p. 680). Mais n'allez jDas concevoir
votre jugement « l'être est » comme comportant un élément ontologique
existant. « h'aulre chose qu'une idée n'est encore qu'une idée » (p. G86).
L'objet d'une idée n'est pour la réflexion qu'une idée dont l'idée est montée
à un degré supérieur de la réflexion et promue au rang d'idée d'idée. » Il ne
reste donc que l'être de l'idée, l'être logique dont les objets sont les diffé-
rentes formes. Tel est l'idéalisme logique.
Mais attention ! du jugement « de l'être est » n'allez pas conclure : « le
non-être-ri-est pas ». En effet, l'être est antérieur à la négation et la néga-
tion ne fait qu'opposer l'être à l'être au sein de l'être. Donc la proposition :
« le non-être n'est pas » signifie « l'être est ».
« Le tort de l'idéalisme a toujours été de s'arrêter en roule, au cours du
progrès de la réflexion, d'imiter la science jjositive et jjratique... (p. 687).
Pour M. Weber, les catégories de la raison sont sur le même plan que les
idées les plus concrètes. L'existence est identique à l'être logique. A l'en-
tendre aucune doctrine, même l'idéalisme, même le phenoménisme, même
la sienne ne doit s'opposer à d'autres doctrines comme la vérité à l'erreur
(p. 688), le vrai ne supprime jamais le faux.
Une application de la thèse : « soit la proposition suivante : le monde
est régi par des lois, - expression sommaire du déterminisme univer-
sel... » Gardons-nous, dit M. Weber, de la nier brutalement,ce qui revien-
drait à lui substituer une nouvelle chose en soi... Considérons la propo-
sition en lant que proposition et l'être qu'elle énonce en tant qu'affirmation
de l'être. Il vient : « c'est une loi (sous-entendu, de direj que le monde
est régi par des lois »... Mais dire : « c'est une loi que... » c'est encore
énoncer un jugement et affirmer à nouveau l'être. De réflexion en réflexion,
il ne subsiste plus à la fin que celte proposition : « une loi est » ou, ce qui
est équivalent : « la loi (en général) est » laquelle peut être considérée
indéfiniment comme objet et se répéter sans trêve. La vérité en soi de la
loi, la nécessité de son existence, se résolvent dans la vérité de l'être
indéterminé et la nécessité d'affirmer quelque chose en général » (p. 689).
Conclusion : « La certitude des jugements de réalité, qui posent l'exis-
tence et la réalité objective d'une chose n'est donc que la certitude de
LA VIE SCIENTIFIQUE 817

l'être. Ils sont toujours faux parce qu'ils affirment; ils sont toujours vrais
en tant qu'ils affirment... » (p. 690).
Nous arrêtons ici cette analyse. Les preuves tirées des mathématiques [con-
çues à la phénoméniste) nous sont inutiles. Nous accordons la cohérence de ces
déductions et nous défions les idéalistes pMnomènistes d'y répondre, une fois
concédée la rupture du lien de vérité qui unit l'être à l'intelligence. La position
de M. Weber n'est pas une gageure : elle met à nu crûment ce que d'autres,
comme M. Brunschwicgh dans sa thèse de /«Modalité du jugement enveloppent
avec artifice : elle est l'arrière-fond logique de l'idéalisme.
Pour répondre à M. Weber, c'est de, plus haut qu'il faut reprendre sa thèse.
La conscience accorde-t-elle la rupture proposée entre l'affirmation co?içue
comme acte et l'être réel. Il y a ici une double confusion chez les pkénoménistes.
Pour eux, l'être réel serait l'être existant; la cliose en soi entraînerait immédia-
tement l'existence par soi, indépendante de l'acte intellectuel qui le pense. De
plus cet acte intellectuel n'a qu'une sorte d'être logique, l'être même de la copule
est dans la proposition. Ce n'est pas la ce que montre la réflexion. La cons-
cience atteint Vaffirmation dans sa réalité psychologiqîte d'affirmation et non
pas dans le symbole logique que cette affirmation revêt dans ses ênoncialions
objectives et par conséquent extrinsèques à l'acte comme tel. L'affirmation du
jugement a pour corrélatif l'affirmé. L'un et l'autre sont réels, distincts, dans ce
qu'ils ont de formel et se conditionnent mutuellement. L'être objectif n'est pas
l'être subjectif de l'affirmation. Il n'est pas davantage un existant en soi et par
soi. Qu'est-il donc? Il est une réalité objective. Cette réalité est pour nous un
fait de conscience très clair. C'est elle que les anciens nommaient l'être, ens,
.rà ov, oîi encore r-es, la chose; les propriétés de bonté, de vérité, d'unité étaient
ses attributs inséparables, transcendantaux, c'est-à-dire identiques dans leur
fond avec l'être lui-même. C'est cet être qu'il donnait comme objet a la science,
commefin à la morale. Ce donné immédiat se raccordait-il avec l'existence con-
crète, se rattachait-il à un en soi objectif. Il le fallait bien puisque l'affirmation
du jugement n'était pas la cause de so?i être d'objet. Mais cette existence con-
crète n'était acquise que par une déduction.
C'est cet être intermédiaire entre l'existence concrète et l'existence logique de la
copule est que M. Weber n'a pas su reconnaître. En le méconnaissant il a retiré
tout fondement au vrai comme au bien, //'idéalisme logique est, en définitive, -M
la destruction, dans une Revue de Métaphysique el de Morale, de toute métaphy-
sique et de toute morale.
Nous défions, encore une fois, les phènomènistes de révondre à M. Weber.
L'idéalisme logique n'est que logique...
[Mèlaph. et ifor., novembre 1897.)
A. G.

II
~V:

818 REVUE THOMISTE

M. G. Remacle : La Métaphysique de « Scotus Novanticus ».


M. Remacle expose et critique la Métaphysique dualiste et réaliste
-
publiée en 1884 par M. S. S. Murcie sous le pseudonyme parlant de Scotus
Nov-anikus.
Ce qui fait la supériorité de l'essai de Scotus, selon M. Remacle, c'est
qu'il suit une méthode psychologique, partant une vraie méthode. Saméta-
physique est tout entière basée sur la théorie de la perception (p. 606), Sans
doute M. Remacle estime que seul parmi les dualistes réalistes, Scotus
Novanticus a songé à partir de la théorie de la perception. Il n'a peut-être
pas tort s'il entend par là qu'il faut mêler la critique de la théorie de la
connaissance à toutes et à chacune des démarches de la synthèse scienti-
fique. Cela, ni les anciens ni les objectivistes réalistes quels qu'ils soient
n'ont jamais eu aie faire. Cette méthode est la conséquence du préjugé
subjectiviste qui ayant à tout jamais embrouillé sujet et objet passe son
temps à tirer en tout sens l'inextricable écheveau qu'il s'est donné pour
tâche de démêler. El si Scotus est à féliciter ce n'est pas d'avoir suivi dans
cette ingrate entreprise nos modernes Pénélope, c'est d'avoir pris un
écheveau tout semblable il est vrai, mais encore intact et d'avoir montré
non sans quelque ironie le sens naturel du fil et dans quel sens enfin il
fallait tout d'abord le mettre au rouet.
Donc, commençons par la critique de la perception. Nous sommes d'ac-
cord sur la méthode. Mais, d'une introduction, nécessaire ne faisons pas la
contexture même de la science.
M. Remacle prétend que, précisément parce qu'il a emprunté la mé-
thode dite nouvelle. Scotus n'a pas abouti à justifier l'objectivisme
« naïf ». Et il entreprend de dégager de la lettre dualiste de Scotus,
l'esprit du plus pur phénoménisme. Voyons comme il a réussi dans sa
double tentative.
I. M. Remacle poursuit le faux objeclivisme de Scotus sur trois ter-
rains : la « conscience sensible », la perception intellectuelle, l'intuition
des catégories « a posteriori ».
1° En ce qui concerne le domaine des sensations, « Scotus Novanticus,
dit M. Remacle prétend que la conscience sensible nous donne en fait une
triple information : r< le sentiment d'une impression, le sentiment
de cette impression comme Être, le sentiment de cette impression
en acte comme séparée.
de la conscience sensible, négation de
celle-ci, et comme située là (and as there), bref comme un Objet
pour un Sujet ». M. Remacle refuse d'accorder la troisième information.
« Elle n'est plus immédiate et ne peut même pas l'être... Une donnée ne
peut être immédiate à un être quand elle nie cet être, fût-ce provisoire-
ment. Cet être serait tout en n'étant pas et en proclamant qu'il n'est pas.
LA VIE SCIENTIFIQUE 819

Cette négation de soi : 1° ne peut être qu'un moment postérieur, le temps


conciliant l'être et le non-être, mais alors cette négation est sujette à toute
l'incertitude des produits immédiats de la pensée. 2° Elle doit être une
négation non plus sous le rapport logique de l'existence ou du réel, mais
sous le rapport pratique de l'agir et de l'idéal... La conscience sensible ne
dépasse pas la donnée de l'être de l'impression (p. 610) ».
.
M. Remacle argue de l'unité de la sensation pour nier la distinction en
elle de deux formalités réelles, objet et sujet. Il prétend que ce serait
détruire cette unité que de poser un réel objectif, pure négation de l'affir-
mation de soi essentielle à tout être. Mais qu'est-ce, pour la conscience,
que cette affirmation de soi, dans l'acte de « conscience » sensible. Ce n'est
pas assurément l'affirmation de soi essentielle à tout être, à un être non
sensible par exemple. Car que peut bien nous apprendre la philosophie de
M. Remacle sur l'essence de tout être?... Il s'agit donc de l'affirmation de
soi, si tant est qu'il en existe une, essentielle à cet être dont j'ai actuelle-
ment conscience, essentielle à ma « conscience sensible », pour emprunter
le vocabulaire de nos auteurs. La question est donc ramenée au tribunal
de la conscience générale et pour ce cas particulier seulement. Or, est-ce
bien comme affirmation de soi que la conscience générale conçoit la
« conscience sensible ». Assurément cette dernière « conscience » pose
un acte, et se pose dans cet acte," mais se pose-t-elle purement et sim-
plement ? ne se pose-t-elle pas en acte dont l'essence même est d'être
objectivement conditionné? Mais, dira M. Remacle, c'est dans un mo-
ment postérieur que se fait cette distinction. Que j'aime donc M. Re-
macle de faire surgir si à propos ce petit deus ex machina du moment pos-
térieur. C'est dans la « conscience sensible » actuelle, actuellement
consciente, que se présente le dédoublement de l'acte et de sa condition
ou raison d'être. Il ne serait pas tel sous sa condition. C'est ce qu'a
exprimé Scotus lorsqu'il a reconnu dans ce qu'il nomme la « conscience sen-
sible » et qui n'est que ce que nous appelons « la conscience d'une sensa-
tion en acte » un élément objectif et réel inhérent à la conscience même :
« le sentiment d'une impression en acte, comme située là ». Scotus part de
l'observation immédiate du fait déterminé qu'il s'agit de reconnaître.
M. Remacle de sa conception générale sur l'essence des êtres qui consis-
terait en une affirmation absolue de soi. Entre les deux notre choix ne
-
saurait être douteux, du point de vue de la méthode psychologique, « la
vraie méthode » selon M. Remacle.
2° En ce qui concerne l'objectivité même de la connaissance rationnelle
Scotus Novanticus tient que de l'être de la raison, communément reconnu
par les critiques et les réalistes, on infère la réalité, comme in rébus de
l'Être objectif. Car, dit-il : « le sujet pensant supposant nécessairement
820 REVUIS THOMISTE

l'objet pensé, prétendre que le sujet pensant ne parvient pas à connaître


objectivement l'objet pensé serait accuser le Dieu créateur d'avoir échoué
à réaliser son plan, puisqu'il aurait créé un sujet intelligent sans réussir
à lui rendre possible ce en vue de quoi il créait précisément cet être,ce qui
constituait sa raison d'être, c'est-à-dire la connaissance (p. 612). »
M. Remacle refuse de souscrire à cet argument qui fonderait la validité
de la connaissance humaine sur l'affirmation d'un Dieu Créateur (p. 013).
Nous sommes bien de son avis. Reste à savoir si, en vérité, Scotus Novan-
ûcus fonde sur ce raisonnement un tel résultat. Il nous semble, au con-
traire, que l'auteur en a fait une simple hypothèse destinée à corroborer
l'objectivité en la rattachant à un système traditionnel et connu, nullement
la base même de l'objectivité. Que M. Remacle se reporte au texte môme
qu'il a cité dans son analyse, voici ce qu'il y trouvera : « Si maintenant
(c'est Scotus qui parle) nous considérons ce fait du point de vue d'un
créateur supposi'ï » etc. (p. 595). Manifestement M. Remacle n'a pas relu
sa jjropre citation. Scotus base son réalisme sur un fait et non sur une
hypothèse, et M. Remacle s'en doute un peu, puisqu'après avoir accusé
Scotus Novanticus bien légèrement semblc-l-il, de « pétition de prin-
cij>e » (p. 613), il revient à la véritable base, au fait de conscience analysé
par S. Murcie : « Objet et sujet sont nécessairement termes d'une rela-
tion, objectera Scotus Novanticus. - Oui si vous pariez d'une nécessité
louiquiî, formelle, c'est-à-dire que le moi, du moment même qu'il se jiose
en sujet, réclame un objet pour lui; mais remarquez que cela ne nous
apprend rien et ne nous peut rien nous apprendre sur l'objectivité de cet
objet : nous n'avons pas dépassé la sphère du sujet. Il y a eu dédouble-
ment de la conscience, du moi, en sujet et objet. Rien de plus. Le principe
logique de relatité est satisfait ou plutôt il semble trouver son origine
même dans ce caractère du moi ne se pouvant poser comme sujet que s'il
se pose un objet en même temps » (p. 614).
Est-il possible, je le demande d'avouer plus ingénument le préjugé sub-
jeclivisle, d'étaler plus crânement l'équivoque de son argument fonda-
mental? Car il n'y a pas à en douter, dans ces mots que nous avons volon-
tairement soulignés : nécessité logique gît la distinction favorite de
l'école. Une nécessité logique exclurait-elle donc une nécessité réelle.
Deux réalités qui s'infèrent l'une l'autre ne sont-elles pas liées par une
double nécessité, une nécessité réelle d'abord, puis une nécessité logique
celle-ci n'étant que la première en tant que reconnue par nous. Et de ce
qu'ilfaut que cette nécessité soit reconnne comme logique pour que sa né-
cessité soit avérée pour nous, s'ensuit-il qu'elle n'existe que par nous. Si
le sujet postule un objet logiquement faudra-l-il que cet objet ne soit que
logiquement? C'est confondre la condition de la connaissance du terme
LA VIE SCIENTIFIQUE 821

d'une relation nécessaire, avec la nécessité de la relation elle-même. Après


avoir confondu dans sa première réfutation l'affirmation de soi en général
avec l'affirmation de soi qui est le fait de la « conscience sensible »,
M. Remacle confond, la relativité logique qui est la condition de toute
relation nécessaire, avec la relation spéciale du sujet à l'objet dans la per-
ception, et, c'est un comble, dans les deux cas, de la position des premiers
termes il argue à la suppression des seconds. C'est généralement le con-
traire que l'on fait en bonne logique. De la négation de la qualité géné-
rique onconclutla négation de la qualité spécifique, mais on n'avait jamais vu
conclure de l'affirmation du genre à quoi que ce soit concernant la différence
spécifique, ni surtout que cette différence se confondait avec le genre.
Mais qui nous dira si la relation de sujet à objet dans la perception
constitue une différence de la relation logique de sujet à objet. M. Remacle
aurait-il oublié, sa méthode, la « vraie méthode ». Qui nous le dira? la
conscience. Qu'est-ce que l'acte de percevoir sinon un acte du sujet s'affir-
rnanl? Cet acte est-il réel ? Il l'est tellement que c'est jJour M. Remacle la
seule réalité. Comment apparaît-il à la conscience? Comme un absolu ou
un relatif? Comme un relatif évidemment, comme un sujet relatifàun objet.
Voilà donc un être réel essentiellement relatif à un objet. Que j>eut être
l'objet d'une relation réelle, sinon réel. El donc l'objet de l'acte de perce-
voir est réel comme cet acte lui-même. Voilà ce que manifeste la cons-
cience et ce que traduit et non pas crée la logique.
« Mais, dira M. Remacle, comment pourra-t-il y avoir relation si le
sujet et l'objet sont hétérogènes, le premier faisant partie d'une sphère
dite réelle par opposition à la sphère du premier dite idéale ? (p. (514).
Réponse : sujet et objet sont tous deux idéaux. Car, ne l'oublions pas,
nous sommes renfermés dans la perception en acte, et par conséquent,
tout est idéal dans cet acte, sujet et objet. Mais ne posons pas non plus :
idéal = subjectif. C'est le sous-entendu perpétuel de M. Remacle. De ce
qu'un objet, pour être perçu par un sujet, doit revêtir le mode d'être du
sujet et donc exister « modo inlelligibili », comme dit saint Thomas, il ne
perd pas pour cela sa nature d'objet pensé pour devenir acte de penser.
L'acte est le substratum commun du sujet et de l'objet; mais dans l'acte
pure matière de l'inlelleclualité sujet et objet sont opposés irréductible-
ment et cependant complémentairement, et donc font appel : 1° pour justi-
fier ce qu'ils ont d'irréductible à des principes différents, l'objet comme tel
ne pouvant être expliqué par le sujet, et réciproquement ; 2° pour
justifier ce qu'ils ont de complémentaire à un seul principe, source com-
mune du penser et du pensé, de l'intelligence et de l'intelligible, principe
idéal et synthétique, éminent et qui ne saurait être la matière idéale com-
mune au sujet et à l'objet.
822 REVUE THOMISTE

Quelle est la nature de ce principe? C'est ici que l'hypothèse de Scotus


pourrait nous apporter quelque lumière. Scotus considère la nature sen-
sible comme constituée par les pensées de Dieu {thougkt et non
« thinking » (p. 603). Cette explication aurait l'avantage d'orienter une
recherche des lois de l'induction et de l'abstraction. Ce travail de l'esprit
sur les data sensibles trouverait-il sa signification dans une découverte
des pensées divines? Dieu, l'auteur du sujet, n'arrivantpas à se faire con-
naître dans l'agir vide de la pure pensée, aurait-il projeté à travers le
monde des intelligibilités qui le reproduiraient en le morcelant en quelque
manière...
Il nous suffit d'avoir établi dans ce paragraphe que notre réalisme n'est
pas l'effet d'un vertige, mais bien le résultat d'une analyse de la perception
et de la conscience intellectuelle, non pas peut-être telle qu'elle devrait
être, selon M. Remacle, mais tout simplement, -? comme peuvent le faire
de pauvres réalistes « naïfs », - telle qu'elle est.
3° Scotus Novanticus reconnaît, comme Àristote, des Catégories à pos-
teriori. C'est là, pour M. Remacle, un sujet d'étonnemenl et comme de
scandale. « En les appelant catégories, j'entendais dire qu'ils avaient leur
origine dans la raison, qu'ils lui devaient l'être qu'ils possédaient, quel
qu'il fut » (p. 613). Il semble décidément que pour M. Remacle la philo-
sophie date de Kant. Dans la langue du philosophe qui le premier a parlé
de catégories, dans la langue de toute la tradition aristotélicienne, caté-
gorie s'entend d'un contenu abstrait de l'être sensible auquel l'esprit a
donné la forme de la connaissance, l'intelligibilité et ses propriétés uni-
versalité et nécessité. Et c'est ainsi que Scotus entend les choses
(p. 601-602). M. Remacle prétend qu'un peu de réflexion montre que ce
n'est rien moins que satisfaisant : « Abstraire la forme de la matière est
illégitime. On ne conçoit pas une forme sans matière ni une matière sans
forme... La forme est toujours la forme de (propre à, essentielle à) la
matière, la matière est toujours la matière de (propre à, essentielle à) la
forme. C'est aller contre les lois de la concevabilité que de soutenir que
l'existence de l'une n'est pas liée indissolublement à celle de l'autre; leur
sort est commun, comme l'est dans un cercle celui du rayon et de la cir-
conférence. Elles se conditionnent réciproquement. Par conséquent si
l'expérience sensible nous apporte la matière de la catégorie de qualité,
par exemple, elle l'apporte avec une certaine forme inséparable. Et alors la
Raison n'a pas à intervenir, à coopérer à la formation de la soi-disant
catégorie; y coopérer par l'apport d'une forme serait anéantir la donnée
du sens, matérielle aussi bien que formelle » (p. 015). Il est facile de voir,
avec un peu de réflexion, que le raisonnement, si toutefois il y a raisonne-
ment repose tout entier sur une conception du rôle de la conscience propre
LA VIE SCIENTIFIQUE 823.

à M. Remacle. L'inconccvabilité prétendue n'existe que si l'on admet


comme un fait immédiat que la conscience est « le fondement » de toute
réalité (p. 613). Quelle preuve en ont jamais donné les subjectivistes ?
L'unité de la conscience dans l'acte intellectuel. Elle ne saurait trancher
la question d'origine. Bien plus la solution de la question d'origine se
trouve dessinée dans un sens opposé à l'unité, par la dualité irréduc-
tible dans l'acte même de connaissance, des deux composants irréductibles
le sujet et l'objet, le penser et le pensé. Ce qui est inconcevable, c'est que
le sujet comme tel engendre l'objet comme tel. La déduction kantienne des
Catégories, tous l'admettent, en est l'admirable démonstration par l'ab-
surde. Or a-t-on mieux fait depuis Kant ?
Scotus a donc eu raison de rechercher dans un monde sensible, idéa-
lisé d'ailleurs par la pensée divine, la source immédiate du contenu
objectif des principales Catégories. Et rien n'empêche d'ailleurs cette
même pensée divine, d'être le principe de la forme universelle et néces-
saire du pensé subjectif. C'est dans l'idéalisme transcendant de la Pensée
de la Pensée qu'il faut rejeter le principe de la synthèse de la connais-
sance que l'idéalisme subjectif est si impuissant à expliquer que selon le
mot de Scotus, il est véritablement la reductio ad absurdum de la spécula-
tion (p. (KM).
-
II. Un mol maintenant de la prétention qu'a M. Remacle de dégager
d'un système dualiste et réaliste si fortement bâti, « I'Espkit » du monisme
idéaliste.
Nous devons avouer que, si M. Murcie a parfaitement mérité la
seconde partie de son pseudonyme, s'il s'est montré neuf dans des thèses
antiques, il n'en a pas moins réalisé la première partie. De nombreuses
expressions soulignées par M. Remacle recèlent les tendances que l'on est
convenu d'appeler scotistes, dans un monde d'ailleurs, où, à une exception
près (M. Plusansky), on connaît assez peu les doctrines exactes de Duns
Scot. El c'est par là que Scotus Novanticus prêterait le flanc aux entre-
prises de M. Remacle. Exemple : « Son caractère essentiel (Scotus parle
de la Raison) est d'être un mouvement qui a lieu dans le sujet conscient et
commence en lui, mouvement dont la cause iinale est d'arrêter la matière
fluente ou le réel dans un sujet en attuilion, en vue de la convertir, de
pure représentation d'un objet au sujet qu'il dominait, en un objet possédé
par le sujet et dominé par lui. Ce mouvement spontané ou cette tentative qui
a lieu dans et par le sujet et qui part de lui, doit être désignée sous le nom
de volonté. La volonté est donc le caractère essentiel de ce que nous
appelons Raison ;la volonté est la racine de la Raison et le tout de la Raison
est simplementla Volonté et le processuspar lequel elle s'accomplit, c'est-à-
dire réalise sa propre cause finale. » (P. 503.) La théorie esquissée par
REVUE THOMISTE. - 5e ANNÉE.
- 5o
824 KKVUE THOMISTE
,

Scotus est bien dans le sens de la doctrine de Scot ainsi qu'on peut s'en
convaincre en jetant un coup d'oeil sur le résumé authentique qu'a fait
M. Vacant dans ses Etudes comparées (1). (P. 92-97.) Et M. Vacant n'a pas
manqué de faire ressortir qu'une telle doctrine tenait une sorte de milieu
entre le subjectivisme de Kant et l'objectivisme de saint Thomas.
M. Remacle pousse les choses à l'extrême. « Percevoir, dit-il, c'est en
somme, pour Scotus Novanticus, conférer l'autorité de la Raison, asseoir
sur elle ce qui se trouve donné dans la conscience non rationnellement.
Qu'est-ce à dire : non rationnellement ? Gela veut dire : indépendamment
d'un choix, d'un acte délibéré du moi. Percevoir revient à élire, parmi les
états de conscience ceux qui seront tenus pour avoir une existence légi-
time » (p. 618). Et M. Remacle en conclut que dans I'Esphit de Scotus, la
raison est « la réalité intégrale et le dispensateur de la réalité ». « Théorie
profonde à notre sens... tout uu système de monisme idéaliste pouvait
sortir de cette théorie » (p. 019).
C'est vraiment trop d'éloge. Ni Scotus ni Duns Scot ne méritent cet
.excès d'honneur. En faisant delà raison ce qu'il appelle une volonté, dans le
sens où Aristote disait une nature, Scotus n'en a pas fait une liberté. Il y
à loin d'agir en vue d'une fin môme spontanément à élire. Le second est
entièrement libre, le premier s'il décerne la réalité de la connaissance de
Y esse cogniti, ne le fait qu'en utilisant la réalité in esse rei. Le premier est
arbitraire, le second est conditionné. Scotus a exagéré dans les mots,
comme autrefois son ancêtre Duns Scot : leur doctrine explique moins
facilement l'union du sujet et de l'objet que la doctrine de saint Thomas.
Tous deux ont trop subordonné les influences objectives au pouvoir de la
volonté. Mais chez tous deux les influences objectives, comme telles, sont
essentielles à la connaissance. El chez Scotus comme chez Scol ces
influences objectives ont leur origine prochaine dans une donnée extrin-
sèque à la connaissance, à la fois empirique de forme et idéale de contenu.
(Cf. Vacant, loc. cit., p. 88-107.)
Il n'y a donc pas trace de monisme idéaliste dans la théorie de Scotus,
à moins que l'on n'entende ainsi désigner un monisme transccndantal,
d'un Dieu qui serait la Pensée de la Pensée d'Aristote, du Vieux Dieu de la
néologie scolastique. Celte conclusion serait, croyons-nous, beaucoup
plus I'Esprit du livre de Scotus crue celles qu'il a plu à M. Remacle d'ima-
giner. F.-A. Gabdeil.
IV
QUESTIONS ACTUELLES
M. Pierre Batiffol. -Les Etudes d'histoire ecclésiastique et
-
les catholiques de France. Cet article a pour but de caractériser le
(1) Etudes comparées sur la Philosophie de saint Thomas d'Aquin et sur celle de Duns Scot,
par J.-M.- A. Vacant, Tome I. L'Intelligence. (Chez Delhomme et Briquet.)
LA VIE SCIENTIFIQUE 825

mouvement actuel de ces études et de déterminer ce qui lui manque pour être
complet. Ce mouvement se caractérise par une « unité de méthode qui en
fait, non une école; mais un mouvement, comme on aimerait à dire en
Angleterre ». Sa méthode est essentiellement critique ; elle « tire sa va-
leur de l'investigation approfondie des sources, du contrôle sévère des
opinions reçues, du souci de se défendre contre le subjeclivisme ». Elle a
désormais conquis « ses franchises ». Nous n'en sommes j>lus aux effarou-
chements de l'opinion catholique d'il y a quarante ans, bien que parfois
les susceptibilités des dévotions locales arrivent encore à tenir en échec
la science même des Bollandistes. « Mais, que d'une part s'affirme une
méthode de jour en jour mieux en main et plus sùrc, el que d'autre part
un esjn'it général se forme, plus ouvert, plus clairvoyant, plus difficile à
la demi-critique, c'est ce dont on ne peut douter. Il y a encore bien à
faire, sans doute, prenons patience ».
Qu'y a-t-il donc à faire ? A transformer, à revivifier la théologie par
l'histoire :
« Nous croyons, en effet, que c'est au domaine de l'exégèse et de l'his-
toire des dogmes que nous devons aller, si nous ne voulons pas que le
mouvement actuel soit un mouvement incomplet, et, au lieu de prouver
notre force, montre aux esprits logiques où s'accuse notre déficit. » Il
faut constituer la Théologie positive, qui existe à peine, si nous faisons
abstraction des travaux de l'érudition protestante contemporaine, théolo-
giquement suspects, et des travaux de l'ancienne érudition catholique,
vieillis et insuffisants. La nature même de la théologie l'exige : « Les théo-
logiens ne raisonnent pas sur les données de la raison pure, exclusive-
ment ; mais aussi sur des données de fait, l'Ecrilure et la Tradition, qui
elles aussi soni matière de critique et d'histoire. Il y aura donc toujours
un domaine commun aux scolastiques el aux critiques, le domaine de l'ex-
égèse et de l'histoire des dogmes. » Le mouvement des esprits et la marche
des temps commandent d'ailleurs impérieusement ce renouveau delà théo-
logie : « Dans un temps où le discrédit de la métaphysique aggrave celui
de la scolastique, et où le vide se fait de plus en plus autour des chaires
d'une théologie que, « le renouvellement des idées philosophiques, scien-
tifiques, historiques a rendue lettre morte pour l'élite iniellectuelle »,
comme on l'a dit avec quelque courage, l'esprit des jeunes générations ca-'
tholiques, dans le clergé surtout, se tourne vers l'exégèse et vers l'his-
toire, pour leur demander une doctrine de faits ».
Oui certes, nous voulons tous une théologie positive, qui réponde également
aux exigences de la, critique et à celles de l'orthodoxie ; nous la voulons comme'
théologiens, parce qu'il importe, pour le bien-fondé de nos conclusions théolo-
giques, de procéder en toute rigueur de méthode à ce dépouillement vérificateur-
826 REVUE THOMISTE

des documents authentiques de la Tradition et des textes, soit historiques soit


doctrinaux, de VEcriture. En dehors même de toute nécessité d'apologétique ou
de controverse, l'intégrité de la Science sacrée l'exige. Nous souhaitons donc
avec M. Batiffol que l'érudition catlwlique moderne fasse son oeuvre en face de
Vérudition protestante justement suspecte dans sesprèjuyés et dans ses tendances,
et substitue l'oeuvre nouvelle à certains travaux, désormais vieillis et insuf-
fisants, de l'ancienne érudition catholique. Nous souhaitons enfin qu'ellefasse
disparaître des mains de nos séminaristes français ces misérables petits ma-
nuels dont, sous prétexte de théologie positive, des lambeaux de textes mal cou-
sus et disparates n'arrivent pas à recouvrir l'inanité doctrinale, la misère.
Mais en applaudissant aurenouveau scientifique de la théologie positive, nous
ne pensons pas qu'à son occasion, l'on veuille paraître jeter le dédain sur l'en-
seignement de la théologie scolastique. Nous ne voudrions pas qu'un savant,
digne entre tous de notre respect, qu'un exègète et un théologien, en parlant du
discrédit de la métaphysique et du discrédit de la scolastique, parât p>rendre son
parti de voir notre jeunesse ecclésiastique déserter les cluiires où l'on enseigne la
théologiede l'Ecole, et que, devanlcelte désertion, réelle ounon,il voulût pousser
cettejeunesse, sans aucune réserve, à l'étude de la théologie positive. Ne sait-on
pas qu'il est plus dangereux de pousser à son excès un mouvement intellectuel
encore jeune, qu'il ne serait vain de l'arrêter? D'un arrêt violent, la vie toute
fraîche triomphe; d'un entraînement exclusif, la jeunesse ne se défie pas, elle s'y
dévie à fond. Ne sait-on pas, en effet que la théologie scolastique, telle qu'elle est-
dans la Somme de saint Thomas, peid rendre aujourd'hui aux exègèles et aux
historiens, plus de services encore et de plus grands, qu'elle n'en peut recevoir
de leurs travaux? Car ce n'est pas de l'Ecriture et de la Tradition simplement
étudiées dans la lettre morte des manuscrits antiques que la scolastique procède;
c'estde l'Ecriture et de la Tradition enseignées parle magistère de l'Eglise, règle
vivante de la foi catholique. G'est à ce principe d'autorité, toujours vivant,tou-
jours en exercice clans chaque siècle, sous des formes diverses : définitions des
conciles, enseignements cathêdraiiques des Papes, doctrine commune de l'Eglise
universelle, que saint Thomas et son Ecole empruntent les bases de leur
système doctrinal. Tandis que l'historien et Vexègète scrutent les documents du
passé, le scolastique entend une parole vivante du présent; parole et documents
disent au fond la même vérité. Mais la parole a cet avantage qu'elle est la règle
prochaine de notre foi et la somme des principes de notre théologie. Aussi voyons
nous de siècle en siècle, les canons des Conciles et les enseignements doctrinaux-
des Papes emprunter à la scolastique même les formules rationnelles du dogme
et les énoncés de ses conséquences comme les plus propres à marquer la règle vi-
vante de notrefoi d'un caractère d'incontestable précision et de souveraine exac-
titude. La théologie scolastique est ainsi, de par son incessante communion à la
parole vivante de l'Eglise, supérieure à la théologie positive : celle-ci ne fait que
LA VIE SCIENTIFIQUE 827

Vhistorique du dogme et de la tradition; la scolastique en condense la substance


et la lumière. Et c'est pourquoi nous souhaitons avec leR. P. Lagrange et, au
fond, avec M. Batiffol lui-même, que les exègètes, les historiens, les théologiens
positifs formés à l'école de la critique moderne, le soient avant tout à l'Ecole.
Ce serait leur rendre un triste service que de les en écarter; ce serait favoriser
certaines incartades spirituellement relevées par M. Batiffol à propos de ces
thèses historico-tlièologiques, aussi peu fondées en théologie qu'en histoire, où de
jeunes auteurs prennent « un plaisir pétulant à casser quelques carreaux dans
les fenêtres de l'Ecole » (p. 194). Peur nous, nous avons trop à coeur de voir se
dessiner avec la justesse et l'ampleur d'une parfaite orthodoxie, la courbe ina-
chevée encore du mouvement historique parmi nous! Aussi disons-nous à ceux
qui le. veulentpromouvoir : « Faites d'abord de bonne etprofonde scolastique ;
cela vous donnera une sûreté de jugement et une délicatesse de sens catholique
que l'on ne trouvepas ailleurs. Et, s'il vous faut braver quelque discrédit, ayez
le courage de choisir entre le respect humain et la vérité. »
M. B. 8.
[La Quinzaine, 16 novembre 1897, p. 185, 205.)

giens critiques. -
-
R. P. de Grandmaison.
{Etudes
Théologiens scolastiques et théolo-
Sjanv. 1897.)
La ligne de démarcation entre ces deux groupes de théologiens ne doit
pas être exagérée. Us existent cependant avec leurs caiiactèhes distinc-
-
lifs. Du côté des scolastiques, prépondérance assurée à l'argument
d'autorité, de tradition, aux déductions rationnelles, amour des contours
fixes et des positions bien accusées, esprit conservateur et sage, un peu
inquiet des voies nouvelles, efforts pour ramener à l'unité d'une vaste
synthèse les discordances remarquées dans l'histoire du dogme ou notées
chez les Pères, préférence des sources scolastiques aux sources de la
« théologie positive », souci de répondre aux adversaires en opposant aux
dessous philosophiques de leurs systèmes théologiques une synthèse
philosophique du dogme. - Chez les « théologiens critiques » part plus
grande accordée aux notions analytiques et positives, contrôle minutieux
des faits, impatience instinctive d'une règle uniforme, mise en saillie des
détails, des hardiesses des théologiens primitifs, qui contredisent les
grandes lignes, directe et libre application des méthodes scientifiques
aux documents, préférence pour les théologiens de l'école positive, enfin,
au point de vue apologétique, descente sur le terrain des adversaires,
c'est-à-dire étude des textes primitifs « sans glose, sans glose, sans
glose » [p. 31).
Les griefs réciproques sont ou latents ou avoués. Les scolastiques
dénoncent les libertés injustifiables des critiques contre VEnchiridien, leur
828 REVUE THOMISTE

ton agressif, leur sévérité pour les théologiens l'alionnels, leur indul-
gence pour les hétérodoxes. Du côté des critiques on reproche aux scolas-
tiques leur trop de souci pour l'orthodoxie des autres, leur entêtement à
défendre des positions compromises, désespérées, la nécessité d'être
hardi, etc. (p. 32). Au fond la partie qui se joue est l'information intellec-
tuelle des clercs. Les jeunes sont confiés dans les séminaires aux scolasti-
ques. L'élite retombe ensuite entre les mains des critiques. Ne pourrait-on
pas, arguent ces derniers, au lieu de ressusciter des querelles d'école,
employer un temjjs précieux à remettre les dogmes dans leur milieu histo-
rique et vivant, ne plus cataloguer les erreurs et leur réfutation comme des
fleurs d'herbier ? Mais, répliquent les scolastiques, comptez-vous pour
rien cette santé intellectuelle que l'on acquiert au contact de saint Thomas
et qui permet d'aborder, sans risque pour la rectitude des idées, le chaos
des doctrines hétérodoxes? Et puis, ce qui se cache de jeunesse sous ces
vieilles disputes d'Ecole! (p. 3-4).
La Go'iiclusion du débat est, au jugement du R. P. de Grandmaison, que
les deux méthodes sont nécessaires au progrès des sciences religieuses.
La méthode scolastique doit garder son rôle prépondérant dans la forma-
tion intellectuelle des théologiens et faire ensuite une jdart plus large à
l'autre. Toutes deux enfin se doivent la sincérité franche, l'intérêt bienveil-
lant et l'aide mutuelle.
Ces idées sont développées avec une chaleur communicative et une sympathique
impartialité vis-à-vis des deuxpariies. Nous sommes heureux de souscrire à des
pages si judicieuses et qui viennent si opportunément.
Nous sera-t-ilpermis cependant une légère réserve ? Entre nous, le Révérend
Père a-t-iï donné une juste idée delà théologie scolastique? Est-ceMen la traiter
comme elle a droit, que de la mettre en balance avec une « théologie critique »
dont le nom même semble emprunté aux protestants,
Ya-t-il vraiment une théologie critique?
- comme il l'est en effet?

Certes, il n'y a rien dans ce « véritable essai ironique » de cette diction semi-
théologique et semi-conciliante » dont on a eu la suprême inconvenance de
qualifier « le style jésuite » (cf. Etudes, S nov. 1897, p. 420). Mais la théo-
logie scolastique n'est-elle pas essentiellement une doctrine surnaturelle et
mystique toide entière suspendue à la Révélation divine, dont le magistère divin de
TEglise est le seul interprète proportionné? N'est-ellepas cette métaphysique
surnaturelle qu'analyse saint Tlwmas dans la première question de la Somme ?
N'est-elle pas, de cejmntde vue, le juge de la critique elle-même?
Je n'ai pas vu, et je le regrette, cette notion intègre de la Théologie, delà
seule et unique Théologie, se dégager suffisamment de l'étude du docte écrivain. La
critique des textes est mie condition préalable du travail du théologien ; et soies
cette forme elle a toujours existé ; elle n'est pas la théologie; elle est ce qu'est le
LA VIE SCIENTIFIQUE 829

bassin de radoub à la navigation. Revisez la coque à voire aise, peignes,


goudronnez, boulonnez, et le reste, mais respectez le type du navire, la construc-
tion que vous n'avez pas faite et dont les services à la mer, loyaux autant qu'an-
ciens, garantissent la solidité et la bonne appropriation à l'usage.
Mais cette critique n'est que pourfaire remarquer sur combien d'autres points
nous nous rallions sans phrases à l'essai du B. P. de Grandmaison. Que son
« obscurité » se rassure! Ses pareils à deux fois...
A. G.

COMPTES RENDUS

Tu. Ribot : L'Évolution des Idées générales.


-
5 francs. R. P. Peillauiiiî.- Théories des Concepts.
-- Alcan. 1897.
Lethielleux.
II y a toujours à profiter d'un volume de M. Th. Ribot. Le présent
ouvrage renferme la même richesse d'information et de lecture, les mêmes
ressources d'analyses psychologiques que ses nombreux devanciers. Les
psychologues métaphysiciens gagneront à fréquenter ces pages bourrées
de faits ingénieusement groupés, à faire le dépari de l'acquis et
de l'inévitable théorie, à se frotter à ce tour d'esprit si différent du leur.
Seuls les métaphysiciens de la quintessence phénoméniste seront exclus
du régal. Que peuvent, en effet, signifier ces problèmes de l'abstraction et
de la généralisation active, à des esprits dont les yeux se sont ouverts en
naissant au monde de l'abstraction consommée ? Des ouvrages comme
celui de M. Ribot, par le relief de Réel qu'ils donnent à certains procédés
de raison totalement étrangers à la genl subjective, par l'heureuse cohé-
sion où tant de faits avérés viennent se corroborer mutuellement, ne con-
tribuent pas peu à la conservation sinon au progrès du réalisme. Ils
ressemblent;!, ces vieux débris de ponts, immobiles au milieu d'un torrent :
le temps a arrasé leurs arches; mais, sur leurs jiiliers demeurés solides,
l'ingénieur moderne peut jeter ses tabliers de fer. Pour résister au phéno-
ménisine, le positivisme est fort : il n'élève, il est vrai, que des couronne-
ments ruineux. Vienne un vrai philosophe : il saura tout à la fois profiter
de leurs travaux et les parfaire.
Quand M. Ribot se défend de faire dans cet ouvrage une théorie de la
Connaissance, il y a sans doute dans cette affirmation un brin do douce
ironie
a

C'est donc entendu ! Bref! il ne s'agit dans ce travail ni de logique, ni


ce

de philosophie première » : il n'y a pas dans ce traité de Y Evolution des


idées générales, la jilus petite trace de quoi que ce soit (comme disent les
830 REVUE THOMISTE

prospectus des yiniculteurs du Midi), qui ressemble à une théorie de la


connaissance. « Il ne s'agit que de genèse, d'embryologie, d'évolution »
(page 2) ; enfin, un simple et inofïensif chapitre
Rendons à M. Ribot sourire pour sourire el pour nous qui ne vivons pas
-
d'histoire naturelle!

d'abstractions toutes faites comme les j>hénoménistes, inquiétons-nous de


la manière dont M, Ribot explique leur formation.
Justement, je retrouve un excellent ouvrage qui traite au point de vue
thomiste la question môme qu'aborde aujourd'hui M. Ribot : « Les concepts
forment-ils un groupe irréductible aux sensations, aux images et aux
signes ? » M. Ribot répond non. Le P. Peillaube dit oui. Et c'est toute la
différence : car la première partie de la Théorie des Concepts coïncide avec
les cinq premiers chapitres de VEvolution des idées générales, et la conclu-
sion de cet ouvrage qui est son sixième chapitre est inqjlicilement la
négation de la thèse soutenue dans les deux dernières parties de l'oeuvre
du P. Peillaube.
Voici respectivemeut l'ordre des questions que traitent M. Ribot et
(dans sa première partie) le P. Peillaube.
-
I. Formes inférieures de l'abstraction. M. Riiiot (c. i. t.ii) : l'abs-
traction est une dissociation concrète des données brutes de l'expérience ;
un renforcement psychique ; un cas de Vattention. La généralisation est
une association concrète des données dissociées semblables ; un acte
S3'nlhétique de fusion. Abslraclion et généralisation sont des opérations
concrètes (lisez sensibles) dont on poursuit le développement avant la
parole chez l'animal, l'enfant, le sourd-muet, dans les gestes analytiques
et la parole qui les fixent. -Le P. PtiiLLAums (c. i. n) : L'abstrait des
sensations et des images n'est pas l'abstrait des concepts. Le concept ne
résulte pas d'une addition ou d'une fusion d'images semblables. Il n'est pas
une portion d'image soustraite par Vattention et fixée dans la conscience
par uk nom abstrait ou général.
II. -. Formes moyennes et supérieures de l'abstraction. M. Ribot
(c. m. ivj : Pas de solution de continuité entre les images génériques el
les concepts les plus bas. A la période concrète a succédé la période con-
crète-abstraite, où le mot n'est d'abord pas indispensable, puis finit par
devenir l'instrument nécessaire de substitution. Suivant les tendances des
différents tj'pes (visuels, auditifs, moteurs) ou suivant les connexions
d'images les plus fréquentes, se forment et se fixent dans les mots les idées
générales, qui ne sont ainsi que des habitudes intellectuelles variables avec
les individus, dont l'expression dans les termes généraux seule est la
même. - Le P. Peiu.auïîe (c. m) : Le concept n'est pas un nom abs-
trait el général joint à des images particulières par Yhabilude ou par la
tendance. Exposé et discussions des théories de Hume el de Taine.
LA VIE SCIENTIFIQUK 831

III.
causes
- L'Evolution des idées générales. M. Riiiot. (c. v. vi) : Deux
principales : l'utilité, l'apparition des inventeurs. Deux fac-
teurs : l'un conscient (caractérisé par l'emploi du mot) accoreqiagné
d'une représentation vague, l'autre inconscient, le savoir latent, potentiel,
organisé. Ce dernier seul fait la valeur du concept. -Le P. Peillaube:
supériorité des concepts sur les images. Leur antithèse fondamentale ; les
concepts sont universels et nécessaires ; les images particulières et con-
tingentes. Il faut donc abandonner l'évolution des concepts, et tenir pour
un apriorisme en accord avec les données de l'expérience.
M. Ribot déclare que la question ainsi posée suppose l'inncité et lui
échappe (p. 254). Enregistrons l'aveu. Mais tout ne seront pas d'avis qui
lui échappe lui-même au P. Peillaube.
On constate en lout cas le parallélisme constant des deux ouvrages.
Comment se fait-il "que la Théorie des Concepts ail paru deux ans avant
l'Evolution des Idées générales ? Ceux qui ont suivi de 1892 à 1895 les
cours de M. Ribot y auront peut-être rencontré un jeune prêtre et
remarqué un sténographe. Pourquoi Pierre le Grand, maniant la brouette
dans la citadelle d'Anvers, n'aurait-il pas des imitateurs parmi les philoso-
phes ? Nous avons dans le livre du P. Peillaube la discussion avant la
lettre du livre de M. Ribot. Si l'évolution des idées générales, parue
en 1897, est justement regardée à l'heure actuelle comme la thèse
nominaliste la plus neuve, il faut avouer que le livre du P. Peillaube,
dans sa première partie, ne saurait en deux ans avoir vieilli d'un
jour.
Et il faut en dire autant, sinon davantage, de la seconde et de la troi-
sième partie.
Originale, la seconde partie l'est à coup sûr. Une fois un certain apriorisme
accordé, il importait de situer, parmi les doctrines extravagantes eu
timides, la thèse de I'apriorisme modéré que le P. Peillaube veut emprun-
ter à saint Thomas. Il fallait la revivre au contact des systèmes modernes,
avant de la revivre en elle-même à la lumière de l'expérience psychologique
et de l'examen de conscience. A cette dernière tâche sera consacrée la
troisième partie.
Dans la seconde partie l'auteur place le maximum d'apriorisme objectif
dans le platonisme, l'ontologismc, le panthéisme, Iemaximum d'apriorisme
subjectif dans l'innéisme de Descartes et de Kant ; puis il passe au maxi-
mum d'apriorisme représenté par le phénoménisme criticisle de M. Re-
nouvier. A ces constatations est jointe une brève critique, trop brève à
notre avis, mais il fallait se borner dans une thèse qui cl ait moins une po-
lémique qu'une exposition. Du moins, les deux systèmes extrêmes sont-
ils assez nettement dessinés pour permettre à l'explication thomiste

rM
832 REVUE THOMISTE

qui vient s'intercaler entre eux, d'apparaître avec toute sa valeur concilia-
trice. Trois chapitres lui sont consacrés correspondant aux trois moments
de la formation des concepts : l'abstraction, la conception proprement
dite, la généralisation. De ces trois ex2>osés nous n'avons que du bien à
dire. Us sont l'expression exacte de la doctrine de saint Thomas et té-
moignent d'un effort très heureux pour les faire sortir de leur gangue
scolaslique et replacer dans leur actualité moderne les positions si solides
du saint Docteur.
Dans la troisième partie, la thèse de l'objectivité des concepts est déve-
loppée avec cette même fidélité à la pensée de saint Thomas que je me
suis plu déjà à relever, mais surtout avec ce je ne sais quoi de lumineux
et de convaincant que donne seule à des travaux de ce genre l'habitude de
l'introspection psychologique. C'est au pwint de vue de la conscience que
l'auteur rappelle sans cesse son lecteur ; c'est à celle lumière qu'il lui
marque pour ainsi dire du doigl, les amorces subjectives de la réalité ob-
jective, qu'il lui fait suivre jusqu'à leur terme objectif ces relations imma-
nentes, qu'il lui fait toucher l'objet vivam dans le sujet mais d'une vie dis-
tincte, comme une greffe qui ne prend son support dans le sauvageon
que pour en changer la nature, et vit de sa sève en la transformant. C'est
là un beau travail. Il demande sans doute à être complété, à être retravaillé
plus à fond encore dans le sens des exigences de la philosophie contem-
poraine. Mais déjà il est au point. Ce qui lui manque est peut-être un peu
de sobriété. La végétation, trop touffue de certains développements en
masque quelquefois les lignes essentiels. Le tempérament de l'auleur tient
peut-être plus de Jean de Saint-Thomas que de Cajetan. II n'est certes
pas déshonorant de ressembler à Jean de Saint-Thomas ; mais la manière
de Cajetan, sans l'exagérer, conviendrait peut-être davantage à des es-
prits formés à l'école de Spinoza et de Kant, par la lecture des Renou-
vieret des Taine. Je sais d'ailleurs de bonne source que le P. Peillaube se
propose de reprendre dans des monographies spéciales toute la suite qu'il
a embrassée d'un seul coup d'oeil dans sa thèse inaugurale, de la sensation
et de l'instinct jusqu'au concept. Tous les philosophes thomistes qui ont à
coeur de revoir nos doctrines psychologiques reprendre la place à laquelle
elle a droit dans le mouvement contemporain, lui sauront gré de consentir
à cultiver le terrain qu'il a d'ores et déjà si heureusement défriché.
M. Ribol me pardonnera d'avoir paru l'oublier. En réalité, il n'en est
rien. Mais là où le P. Peillaube nous décrit tant de belles choses, il est
resté à peu j>rès muet, ne nous alléguant pour expliquer la constitution de
Ja faculté d'abstraire et de généraliser, que ces deux causes : l'utilité et
l'apparition des inventeurs. Et cela est tout de suite dit. Nous espérons
qu'il nous sera donné quelque jour de le lire dans quelque exposition
LA VIE SCIENTIFIQUE 833

psychologique, étendue et fouillée à son ordinaire, non plus seulement de


l'évolution des concepts, mais de la constitution et du fonctionnement de
l'intelligence. Ce jour-là le livre du Père Pcillaube aura sans doute encore
un regain d'actualité.
En attendant, il est peu d'exercice aussi instructif pour un jeune sco-
lastique, peu de délassement aussi piquantpour un vieux tenant de l'Ecole
que la lecture comparée des deux ouvrages dont nous venons de dessiner
la trop imparfaite et trop peu ressemblante silhouette.
A. G.
Em. Boutroux : Etudes d'histoire de la Philosophie [Alcan,
1897, 7 fr. 50). -Dans sa préface M. Boutroux met en évidence l'idée de
l'histoire de la philosophie qui lui est chère. « L'objet immédiat de l'his-
toire de la philosophie, ce sont les doctrines conçues par les philosophes.
Bien connaître et bien comprendre ces doctrines, les expliquer, autant
qu'on en est capable, comme le ferait l'auteur lui-même, les exposer selon
l'esprit et jusqu'à un certain point dans le style de cet auteur : telle est la
tâche essentielle... » (p. 6). Très judicieusement et, nous semble-l-il, très
opportunément, l'auteur nous met en garde contre une certaine méthode
qui ferait de l'histoire de la philosophie une besogne d'érudil, un champ
ouvert aux amateurs de découvertes. 11 ne suffit pas de découvrir des
<c

textes curieux, voire même des textes inédits. Quelle apparence y a-t-il
qu'une lettre écrite par tel correspondant mal préparé pour comprendre le
philosophe ail plus de valeur que les traités longuement mûris el destinés
à la postérité? » (p. 8). Voici en conséquence quel sera l'esprit de l'ou-
vrage : « Les systèmes de philosophie sont des pensées vivantes. C'est en
cherchant dans le livre le moyen de ressusciter ces pensées en soi qu'on
peut espérer de les entendre » (p. 9).

mand Jacob Boehme, - Descaries,- -


Socratefondateur de la science morale,
-
Aristote, Le Philosophe alle-
Kant, ?- La Philosophie écossaise et
la Philosophiefrançaise : telles sont les éludes qui se partagent lé présent
ouvrage. Elles ont déjà paru soit dans les Comptes rendus de l'Académie des
Sciences morales et politiques, soit dans la Grande Encyclopédie (Aristote,
Kant) ou dans diverses revues [Métaphysique et Morale. Revue française
cl!Edimbourg).
L'épigraphe de la première élude empruntée à Pascal : Les mêmes pen-
sées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur,
annonce une fine critique des idées systématiques que se sont faites les
historiens de Socrate, Zeiler, Grote, Fouillée, Lévéque, Janet, d'Eich-
.
thaï, Franck. C'est Xénophon que M. Boutroux prendra pour guide
de préférence à des théoriciens comme Aristote et Platon. M. Boutroux
regarde Socrate comme le philosophe de la Philosophie morale. Laissant
834 REVUE THOMISTE

aux physiciens le divin, pour s'occuper avec les sophistes de l'homme,


mais rejetant le procédé sophistique de l'art pour l'art, Socrate adapte à
l'étude de l'homme les procédés scientifiques des physiciens. II devance
Pascal. Seulement, chez Pascal, ce sont les choses physiques qui sont les
profanes et les morales qui sont les divines (p. 23].
Àristote, c'est le philosophe en qui « le génie de la Grèce parvenue à
l'apogée de sa grandeur intellectuelle a trouvé son expression universelle
et parfaite. M. Boulroux le suit dans toutes les parties de son oeuvre,
d'une plume sobre et qui sait, dans sa brièveté, ne rien négliger d'essen-
tiel. La biographie du philosophe, une courte étude critique sur ses écrits,
un coup d'oeil d'ensemble sur son oeuvre, sa méthode, son importance
comme historien forment une sorte d'introduction. Puis l'auteur analyse
successivement la Logique, la Métaphysique, la Physique générale, les
Mathématiques, la Cosmologie, etc., etc. Deux études sur Aristote écri-
vain,- fondateur de la langue philosophique et scientifique, -- et sur
l'influence d'Aiùstote terminent ce beau travail. Nous aurions sans doute,
au sujet d'un philosophe que nous avons l'occasion de fréquenter, quelques
réserves à faire, en particulier sur le chapitre concernant l'objet de la
Métaphysique (p. 133). L'être en tant qu'être est-il bien l'individu ? et la
connaissance des individus s'obtienl-elle par une intuition ? Problèmes
que je ne saurais agiter et résoudre en quelques lignes. L'interprétation
de M. Boutroux ne correspond certainement pas à l'interprétation scolas-
tique, Scot peut-être excejslé. El nous le regrettons d'autant plus que celle
notion de l'être, objet de la métaphysique nous semble avoir eu une in-
fluence sur les premiers chapitres de la Contingence et les lois de la nature,
ou dès longtemps nous avions constaté un désaccord profond entre les
idées de M. Boutroux et celle de l'école. Quoi qu'il en soit, il faut recon-
naître dans l'ensemble de l'élude consacrée à Arislole une profonde con-
naissance du sujet. M. Boutroux met bien en relief tant les lignes géné-
rales que les ïjoinis originaux du système du Philosophe.
Du travail sur Jacob Boehm, monographie plus curieuse qu'importante
pour la philosophie, nous ne dirons qu'un mot. Boehme, à notre avis, est
un mystique prolestant qui n'ayant pas de règle objective pour tempérer
ses divagations sur la Trinité transforme en je ne sais quelle génération
étrange les « j>roeessions » divines. Un Dieu indéterminé précède le Dieu
déterminé. « Il s'engendre lui-même en j>osanl et surmontant son con-
traire. » M. Boutroux essaie de tirer Jacob Boehuie de celle impasse en
ramenant son système du ciel sur la terre. « Il a observé, peut-on dire, que
chez Vhomme l'indétermination précède la détermination... que l'action de
nos facultés consiste à s'assimiler des objets extérieurs; et il a transporté
à Dieu celle condition de l'existence humaine... 11 faut pardonner au théo-
LA VIK SCIENTIFIQUE 83a

soplie de nous renseigner imparfaitement sur l'histoire de la trinité divine,


si, croyant nous parler de Dieu, il nous parle de nous-mêmes, et nous en
parle avec sagacité » (p. 233). M. Boutroux, peut-on dire, ne tomberait-il pas
ici dans ce défaut de l'historien de la philosophie contre lequel il s'est mis
en garde ? N'interpréterail-il point, et par suite, ne prélerait-il pas à Jacob
Boehme des idées que ce voyant n'eut jamais ? Nous le croyons et
sans
doute M. Boutroux le concéderait de bonne grâce. A notre sens on ne
philosophe pas sur la Trinité : on la croit ou on ne la croit pas : et quant
à cette philosophie de la Trinité que nous offrent les Conciles des premiers
siècles et qu'a systématisée saint Thomas, on y trouve le sens des notions
habituelles tellement transformé pour s'appliquer à ce divin et inacces-
sible objet que l'enseignement de l'Eglise est pour le croyant sa plus claire
garantie. Ce secours manquait à Jacob Boehme. Nous ne le confondons
certes pas avec Tauler l'illuminé, l'interprète authentique de la doctrine de
saint Thomas ; Jacob Boehme divague sans guide. Si la recherche de la
vérité est encore le but de la philosophie, sa doctrine ne saurait être
qu'une curieuse inutilité, un chapitre de littérature pathologique.
Avec Descartes et surloutavec Kant, M. Boutroux retrouve un sujet plus
digne de lui, où peuvent se déployer à leur aise ses hautes qualités d'his-
torien johilosophe.
Il faut avouer que Descaries ne sort pas jarécisément grandi de l'étude
qui lui est consacrée. C'est un esprit pressé : semper ad eventum festinat : il
veut arriver, traversant la science, à la morale. La science est donc par-
courue par lui rapidement, suffisamment, estime-l-il, pour fonder sur les
mathématiques la mécanique et la physique (P. 305). D'aucuns savent ce
qu'il convient de penser de cette suffisance. Neuf mois sont consacrés à la
métaphysique. C'est peu Cette course rapide aboutit enfin. « Une morale
.'

en est le couronnement, mais combien différente de celle qui est indiquée


dans le Discours sur la Méthode, et dans les Lettres. » Celle-ci était une
exhortation, « une métaphysique, une religion ». Celle-là aboutit à un
vulgaire traité de médecine. Sans doute M. Boutroux trouve dans l'en-
semble de la Philosophie de Descaries assez d'éléments moraux pour que
ce traité n'apparaisse plus que comme un corollaire insignifiant. Il n'en
reste pas moins que la suite de la vie de Descartes annonçait tout autre
chose, et qu'il est permis de dire en face d'une aussi mince corollaire :
Desinit in piscem.
J'ai insisté ailleurs assez longuement (1) sur la valeur du cours dans
lequel M. Boutroux nous a révélé Kant
- d'aucuns disent : poétisé
mais je ne saurais en tout partager leur avis. L'étude présente est le résumé
-
très clair de ce cours.
(I) Revue Tkom. 1897. I, II.
836 KËVUE THOMISTE

La Philosophie écossaise et la philosophie française, c'est le sujet d'une


conférence faite à Edimbourg le 13 juillet 1897. Le caractère de la réforme
introduite par Royer-Collard dans la philosophie française, vouée alors
aux idéologues, y est raconté el suivi dans son développement. La thèse
est à peine accusée : elle existe pourtant ; et cette thèse c'est celle du
maintien persistant dans la philosophie française contemporaine de l'élé-
ment psychique, en union avec les Ecossais, en opposition avec les psycho-
' physiciens.
La lecture de cet intéressant ouvrage fera regretter une fois de plus
l'interruption, semble-t-il définitive, de la traduction de l'histoire de Zellcr
entreprise jadis par M. Boulroux. Zeller complété pour la philosophie
antique, M. Boulroux pour la philosophie moderne, en attendant que
quelqu'un de compétent (ce ne peut être qu'un théologien scolastique) se
charge du Moyen Age, ce serait la mise au point de Ritter, et une utile
contre-partie, du point de vue critique et documentaire, de l'oeuvre
si fortement systématisée du Cardinal conzalez.
A. G.
F. Le Dantec.
Alcan 1898. 2,50.
-- L'Individualité et l'erreur individualiste.
Abbé C. Piat. -
La personne humaine.
--
Alcan 1897. 7,30.
On ne s'ennuie pas à lire M. le Dantec. La première partie de ce petit
ouvrage est consacrée à nous dire pourquoi M. Dantec n'est pas d'accord
avec ses critiques ; il nomme M. Fonsegrive, de la Quinzaine, Jean d'Es-
tienne de la Revue des Questions scientifiques, et le critique scientifique de
la Revue Thomiste. » La raison en est bien simple : c'est que nous avons
de trop vieux cerveaux. Et donc nous sommes victimes de l'individualisme!
M. le Dantec ne prétend pas lui échapper. Il nous assure en effet que si le
critiqué de la Revue Thomiste avait été nourri de Huxley et de Darvin,
et si M. le Dantec avait lu-saint Thomas d'Aquin, ce serait M. le Dantec
qui me critiquerait dans la Revue Thomiste et votre serviteur qui commet-
trait les énormités que, paraît-il, la Revue Thomiste lui a reprochées (1).
« Mais en attendant (2), ajoute M. le Dantec, on ne peut pas empêcher
' qu'un individu construit suivant le type d'éducation scientifique, essaie

de se rendre compte de la raison pour laquelle il existe des contradic-


tions apparentes entre les faits physiologiques et psychologiques, puisque,
par suite de sa construction même, il est condamné à ne jamais jJouvoir
comprendre les explications si simples qu'en donnent en toute bonne foi
les êtres construits sur le type d'éducation psychologique. »

(1) P. 9.
(2) Que l'éducation scientifique et l'éducation philosophique soient données d'une
manière compatible.
LA VIE SCIENTIFIQUE 837

Que M. le Danlec se rassure, nous respecterons sa construction. Un mot


seulement. Pourquoi nous préte-l-il de n'avoir lu ni Huxley ni Dar-
vin ? Nous croyons nous souvenir du contraire, et même cela nous est
arrivé, à l'âge où notre cerveau était susceptible de formation. Sans
doute bien des jjsyclioloffues sont dans noire cas. Si nous ne nous en
sommes pas nourris, ce n'est pas notre faute. Comme je l'ai observé pré-
cédemment (1) les faits physiques, pour avérés qu'ils soient, doivent céder
devant les faits psychologiques lorsqu'il s'agit de déterminer en dernière
analyse leur valeur scientifique. Quoi qu'on pense du conditionnement des
phénomènes psychologiques par les faits physiologiques, c'est, en défini-
tives, au tribunal de la conscience que M. le Danlec doit aller, comme un
simple philosophe. Et la raison en est que ce n'estni comme savants, ni
comme philosophes que nous sommes justiciables de ce tribunal, mais
comme hommes. Il n'y a plus ici ni jeunes ni vieux cerveaux. Les arrêts de
la conscience ne vieillissent jsas. Or la conscience, ce jioinl lumineux au-
quel ressortit l'inconscient lui-même s'il veut devenir scien'iiique, n'est
pas du domaine physiologique. Dans l'alternative où nous sommes de nous
contenter, comme M. le Danlec, d'une science spontanée, sans critique,
effet d'une habitude intellectuelle, fruit d'actes réflexes répétés, ou d'opter
pour une connaissance réfléchie et qui se rende compte de ses conditions,
nous préférons le second parti. Que M. le Danlec se cantonne dans son
déterminisme individuel de cerveau adulte. Cet élal «cérébral», nous
le jugeons. Par un acte toujours jeune parce qu'il est loujours renouvelé
dans son actualité par les évidences objectives, nous dépassons son 23oint
de vue, non par ignorance, mais parce que nous voyons clairement que ce
point de vue est restreint, et nous sommes heureux de constater que M. le
Dantco se rend parfaitement compte de son étroilesse qu'il a seulement
le tort, relevé par une si engageante courtoisie, d'avoir voulu nous faire
partager (2).

Si l'on veut une notion de la science et de la philosophie de l'individualité


moins étroite, plus compréhensive, qu'on lise le beau livre de M. Piat sur
la Personne humaine. La théorie substctntialiste de la personnalité, déve-
loppée par les Eclectiques, esttombée sous les attaques des phénoménistes.
n'en reste-t-il rien ? se demande M. Piat. Et il montre qu'il en reste ce
qu'une science purement objective ne saurait lui enlever que ]jar une pé-

(1) Rev. Thom, mars 1892.


(2) L'ouvrage de M. Le Dantec comprend quatre chapitres : I. L'Erreur individualiste
et la conscience épiphénomène. II. Pourquoil'on devient vieux. III. L'individualité dans
l'espace (individualité et polyzoïsme). IV. La variation spécifique.
Revue critique la recension du R. P. de Mumnrynck.
- Cl. dans notre
r
838 REVUE THOMISTE

tition de -principe, à savoir la certitude irréductible de la présence en nous


d'un principe actif de perception, de réflexion, de liberté. C'est parce que
les psycho-physiciens ont proclamé non recevable avant tout examen le
témoignage de la conscience qu'ils n'ont pas rejoint ce principe de nos
actes, lequel se manifeste à la seule pensée (p. 398). Ils s'étaient enlevés
tout moyen de le reconnaîtreà supposerqu'ilsl'eussent rencontré (p. 400).
M. l'abbé Piat recherche et découvre la Personne humaine à la racine des
trois actes qui constituent notre vie intellectuelle et morale, la perception,
la réflexion, l'acte libre et responsable. Son ouvrage est ainsi divisé en
trois livres dans chacun desquels l'auteur s'applique, dans un premier
chapitre à démêler la donnée immédiate de conscience avant de lui
opposer dans les chapitres suivants les données réelles ou prétendues de
la science.
Nous ne dirons rien de la partie polémique de la thèse. Elle réduit à de
justes proportions des découvertes démesurément grossies et surtout
interprétées d'un point de vue préconçu. L'auteur fait preuve d'une con-
naissance exacte et tenue de très près au courant des systèmes contempo-
rains. Il les caractérise avec concision et netteté. Les remarques, les cri-
tiques qu'il leur adresse portent l'empreinte d'un esprit perspicace, auquel
on n'en fait pas croire, d'un jugement ferme et qui s'impose par ses
intuitions pénétrantes, par la décision avec laquelle il sait prendre une
position, par la souplesse de dialectique avec laquelle il sait la défendre.
Notons en jiarliculier la discussion très solide qui aboutit à transférer
au champ objectif de la conscience les dédoublements prétendus de la
personnalité.
La pièce de résistance de l'oeuvre se trouve évidemment dans les trois
chapitres consacres aux données de conscience. Malgré des différences de
langage inévitable, en dépit de certains désaccords de détail, nous croyons
pouvoir affirmer que ces expositions marquent un sérieux progrès de la
pensée, de l'auteur vers les doctrines thomistes. El nous l'en félicitons
d'autant plus que les théories traditionnelles de l'école spiritualiste fran-
çaise à laquelle se rattache M. Piat acquièrent, grâce aux transformations
qu'il leur fait subir, une valeur d'évidence qui leur manquait jusqu'ici.
C'est ainsi, qu'en ce qui regarde la perception, M. Piat jette par-dessus
bord la thèse substantialisle. Le moi peut être sans doute une substance,
mais il n'est pas donné comme tel dans la conscience. II est donné comme
principe actif de la perception. Etre métempiriffue, il n'est pas du môme
coujd donné comme être métaphysique. C'est exactement la position de saint
Thomas dans l'article premier de la quatre-vingt-septième question de la
Prima Pars.
Par réflexion M. Piat entend la faculté du logique. Il ne faut donc j>as
LA VIE SCIENTIFIQUE 839

lui demander ici la terminologie scolastique. Pour le scolastique, la


réflexion proprement dite a pour objet les actes mêmes de l'esprit ou de la
volonté. M. Piat étend la signification de ce terme à la réaction originale
par laquelle la raison abstrait et généralise. Il oppose cette réflexion d'un
ordre inférieur au prétendu réflexe des phénoménistes positivistes. Cette
question de terminologie mise à pari, nous ne pouvons que louer l'auteur
de ses fines analyses, sur le caractère de l'abstraction, sur le sens de la
généralisation, la vérité des observations psychologiques par lesquelles il
défend le sujet personnel contre les tentatives des sjsiritualistes de la rai-
son impersonnelle. Certaines pages, celles qui sont relatives à l'abstrac-
tion par exemple, sont de l'Aristole pur, mais revivifié par une observation
psychologique personnelle, tel après tout qu'Àristote l'a conçu. Et ce
sera peut-être l'occasion d'une méprise chez quelques scolastiques. Au
premier abord, définir la raison : la faculté du logique, ne nous semble pas
exact. La réalité conceptuelle objective n'est pas habituellement regardée
par les scolastiques comme une réalité logique; ils réservent cette qualifi-
cation aux rapports (interdiones) surajoutés par l'esprit à ce premier objet,
rapports qui font du concept un prédicable, un attribut, un sujet, eic.
Cependant, en vérité, la réalité conceptuelle objective n'est autre que le
verbe et le verbe c'est le \é^oç d'Aristote. Le terme dont se sert M. Piat
n'a donc rien que d'exact, si on sait bien l'entendre.
Le premier chapitre du troisième livre a le mérite de faire ressortir la
valeur psychologique de l'argument tiré de la responsabilité en faveur de la
liberté. D'ordinaire c'est là l'occasion de belles élévations morales dont
les positivistes s'émeuvent peu. Mettre en saillie le fait en lui-même et
dans ses rapports avec ses conséquences intimes et sociales, 2:>arveni1' il
lui communiquer le relief d'une donnée indéniable et intangible, tel nous
semble le tour de force accompli par M. Piat. C'est ainsi du reste que nous
avons toujours entendu avec saint Thomas l'argument que l'on peut tirer,
de la responsabilité, en faveur de la liberté (1). II en est sans doute de cet
argument comme de l'argument tiré du fait de conscience en faveur de la
réalité du moi. Il donne ce fait : il n'établit pas sa nature exacte. Ad
secundam cognitionem de mente habendam non suffîcit ejics proesentia, sed requi-
riiur diligenset subtilis inquisitio. Unde et multi naturam animx ignorant (2).
Mais c'est déjà beaucoup d'avoir mis en bonne lumière l'existence d'un
règne de liberté,dussent les philosophes discuter longtemps encore sur sa
nature. On connaît du reste l'intéressante étude de l'auteur sur ce pro-
blème (3).
(1) I. P. q. lxxxiii, a. 1.
(2) I. P. q. lxxxiii, a. 1.
(3) Piat. La Liberté. I. Historique. IL Problème. 2 vol. in-12, Lethielleux, 1895.
REVUE THOMISTE. 5e ANNÉE.
- 56.
840 REVUE THOMISTE

Nous regrettons dans ce compte rendu forcément limité de ne pouvoir


nous étendre davantage sur les extériorités. Un coup d'oeil sur une table
analytique des matières, très suivie, bien membrée, sera plus suggestif que
tout ce que nous pourrions dire. Nous ne craignons pas de recommander
ce livre aux scolastiques. Il fait revivre bien des données qui sont classiques
dans notre Ecole. Nous leur demandons seulement de vouloir bien trans-
poser certaines expressions. Sans doute quelques divergences subsisteront.
M. Piat n'est pas de l'École. El peut-être l'a-t-il quelque peu montré dans
ses précédents ouvrages... Mais après ce volume consacré à défendre
contre des adversaires communs par des arguments communs une thèse
commune, vraiment... il mériterait d'en êlre !
Comment M. Le Dantec expliquera-t-il ce phénomène de deux indivi-
dualités qui s'accordaient sur des points même de détail... sans avoir lu
les mêmes livres? Quelle mystérieuse accointance... de plastidules !
A. G.

Pillon La Philosophie de Charles Secrétan. (Alcan, 1898.


-
:

Prix 2 fr. 50.) Vacant : Etudes comparées sur la Philosophie


de saint Thomas d'Aquin et sur celle de Duns Seot. Tome I :
L'Intelligence. (Delhomme et Briguel.)
Ï'K Ilvautmieuv aujourd'hui (en 1847), dit Secrétan, relever de Des-
«
cartes, que d'un moine ignoré tel que Scot. » Nous préférerions à notre
tour que M. Secrétan relevât de Descartes, mais force est d'avouer que le
tour de ses idées, l'orientation générale de sa philosophie abonde dans le
sens scotiste. Son catholicisme avait évité à Scot bien des extrava-
gances dont le philosophe calviniste n'a pas su se garer, et que recense et
critique avec une juste sévérité M. Pillon. Telle cette conception prise à
la lellre de Dieu cause de lui-même j>arce qu'il est libre (p. 128-145). La
jjarenlé n'en est pas moins très apparente en ce qui regarde la liberté di-
vine dans ses rapports avec le monde, la liberté humaine et les principes
de l'obligation morale. Les observations historiques cl critiques que
M. Pillon joint à l'exposé du système de Secrétan procèdent, il faut le
reconnaître d'un grand esprit d'impartialité qui parfois même semble bien
implacable. La philosophie de Secrétan apparaît après cette critique
comme une tentative plutôt hardie que sérieuse. Secrétan en portant jus-
qu'au bout les excès du volontarisme a montré par la même la fausseté de
son exclusivisme. - On rapprochera avec intérêt les critiques de
M. Pillon du livre où M. Vacant le savant professeur de Nancy met en
parallèle les doctrines de Scot et de saint Thomas sur l'intelligence. Le
lecteur qui n'aime pas à rester sur une critique négative, à qui il plaît de
substituer quelque chose à ce qu'il détruit, trouvera dans la lecture de cet
LA VIE SCIENTIFIQUE 841

ouvrage et de l'article du même auteur sur la volonté selon Scot et selon


saint Thomas, un utile complément à l'opuscule de M. Pillon. Tant il est
vrai que le mouvement philosophique actuel se rapproche de plus en plus
des conceptions familières aux scolastiques, et, rejoignant ainsi un terrain
qu'ils connaissent de longue date, leur prépare pour un avenir prochain
l'occasion de rendre d'utiles services à la nouvelle philosophie.
A. G.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

G. Mohel : Les plus anciennes traductions françaises de la Divine Comédie.


Ire partie : Textes (Paris, 1897, vi-623 p.). IIe partie : Illustrations
(Paris, 1895, H. Welter).
Par cette publication, M. Morel, chancelier de l'Université de Fribourg,
vient d'apporter une intéressante et utile contribution aux études dantes-
ques, qui lui étaient déjà redevables de son précieux album intitulé « Une
illustration de l'Enfer de Dante ». Le volume de textes contient les plus
anciennes traductions françaises connues de la Divine Comédie. Elles sont
au nombre de trois : la traduction de l'Enfer tirée du manuscrit de
Turin, la traduction complète du poème contenue dans un manuscrit de la
bibliothèque impériale de Vienne, enfin des fragments de la traduction de
Bergaine relatifs au Paradis, qui se trouvent à la Bibliothèque nationale de
Paris.
La publication de ces textes n'a pas seulement une importance au jîoinl
de vue de l'histoire du poème dantesque et de l'influence littéraire qu'il a
exercée, mais aussi au point de vue de l'histoire de la langue française. A
ce titre la publication des anciens textes français demandait un commen-
taire philologique. M. Morel devait en faire l'objet principal de sa préface,
laquelle paraîtra prochainement; mais un savant romaniste allemand, le
Dr Stengel, ayant de son côté entrepris une oeuvre analogue, l'éditeur
après commun accord, a abandonné au philologue cette partie de son tra-
vail qui en demeurera néanmoins un de ses éléments intégrants.
Indépendamment de l'appareil philologique, M. Morel a accorcqjagné de
notes la publication des textes en vue de venir en aide aux lecteurs qui ne
seraient pas des romanistes de profession.
La seconde partie de la publication forme un intéressant album composé
des reproductions des miniatures qui illustrent les traductions ci-dessus
indiquées. Cinq sont relatives au manuscrit de Turin, et treize à la traduc-
tion de Bergaine. Trois autres sont extraites de l'important album précé-
demment publié par le même auteur et mentionné plus haut. Ces repro-
842 REVUE THOMISTE

ductions sont d'une remarquable netteté et d'une exécution parfaite. Nous


ne pouvons que féliciter chaudement le zélé dantophile de cette belle
publication. P. M.

H. Denifle, O. P. : La Désolation des Eglises, Monastères, Hôpitaux en


France vers le milieu du xvc siècle, t. I. Mâcon, Protat, 1897, xxv-608 p.
in-8°.
Celte importante publication que le savant sous-archiviste du Vatican et
membre de l'Institut dédie à ses nombreux amis est le fruit de recherches
parallèles à celles entreprises pour le célèbre Charfularium Universilatis
Parisiensis. L'auteur a « considéré cet ouvrage seulement comme un travail
accessoire; une espèce de récréation » et il a prié les lecteurs de l'envi-
sager comme tel. Heureux homme ! dent les récréations constitueraient
pour beaucoup d'autres une belle carrière scientifique. Il est vrai que
tout le monde ne donne pas le nom de récréation aux mêmes choses. Celle-
ci a pour base principale le dépouillement de trois cents volumes in-folio
de 600 pages des Archives du Vatican accompli une première fois et recom-
mencé intégralement une seconde, plus celui de quelques centaines
d'autres registres. Il est résulté de cela une vaste collection qui nous pré-
sente la publication intégrale ou l'analyse des suppliques adressées au
Saint-Siège vers la fin de la guerre de Cent Ans en vue d'obtenir des
secours pour les églises, les monastères et les hôpitaux désolés par la
guerre et les fléaux sur le territoire entier de la France. Les documents
o
sont groupés par diocèses selon la géographie ecclésiastique d'alors.
Il ressort de celle collection de pièces dont chacune est un cri de
détresse ou au moins de souffrance, comme un lableau vivant de l'état
lamentable dans lequel l'Eglise de France était alors tombée. Une telle
masse de renseignements nous donne une connaissance objective et sûre
d'une situation très grave et dont les conséquences ne l'étaient pas moins.
La décadence ecclésiastique et religieuse si souvent constatée au xv° siècle
trouve son explication plus que partielle dans les conditions matérielles
faites alors aux gens d'église. Dépourvus souvent d'abri, de sécurité et de
ressources matérielles, les clercs el les moines voyaient leur vie livrée à
toutes les vicissitudes et subissaient facilement les exemples de perversion
d'un siècle lui-même très relâché. Celle contribution est donc du plus
haut intérêt pour l'histoire ecclésiastique du xv° siècle et la connaissance
de l'état matériel des églises et autres institutions religieuses des divers
diocèses delà France.
P. M.
LA VIE SCIENTIFIQUE 843

Abbé Pjjitiiis, ancien prof, de droit canonique à la faculté de théologie


de Washington. L'index, commentaire de la Constitution apostolique
« Olïïciorum ». - 1 vol. in-12. Paris, Roger et Chernoviz.
Cet ouvrage sera extrêmement utile à qui voudra connaître la nouvelle
constitution apostolique touchant les livres à l'index. L'érudition de
l'auteur est sûre, son jugement éprouvé, bien qu'on puisse relever de-ci,
de-là, peut-être quelques sévérités trop grandes de doctrine. Quelques
vues personnelles sur les conditions pratiques dans lesquelles pourraient
avoir lieu l'examen des livres, dans les divers diocèses, attireront particu-
lièrement l'attention. A. D. S.

F. Vicouitoux, prêtre de Saint-Sulpice, professeur d'Ecriture Sainte à


l'Institut Catholique de Paris. La Sainte Bible 'polyglotte. Paris, Roger
et Chernoviz.
C'est une grande, utile et courageuse entreprise que celle d'une
Bible polyglotte. Le distingué et infatigable érudit qu'est M. Vigouroux
l'a entreprise et promet de la mener à bien, à bref délai. On peut l'en croire.
Huit forts volumes grand in-8" raisin à 4 colonnes, telle est l'importance
matérielle de l'oeuvre. Elle se composera des éléments suivants : j

1° Le texte hébreu de l'Ancien Testament, avec l'indication, en français,


des différences de ce texte avec la traduction de notre Vulgate ; 2° le texte
des Septante, reproduit d'après l'édition vaticane,avec les variantes lesplus
importantes au bas des pages et les principales divergences avec le texte
de la Vulgate ; 3° le lexfe grec du Nouveau Testament; 4° le texte officiel
de la Vulgate latine, sans versets avec sommaires et très nombreuses con-
cordances en manchettes (c'est-à-dire en marge de la colonne) précieux
avantage qui sera, nous l'espérons, justement apprécié; 5° la traduction
française de M. l'abbé Glaire, approuvée après examen fait à Rome j>ar la
Sacrée Congrégation de l'Index.
Elle réunira, dans des introductions et des notes nombreuses dues à
M. Vigouroux, les résultats acquis par l'exégèse moderne la plus sérieuse '
au point de vue théologique, historique, géographique et archéologique,
en s'appuyant sur l'enseignement des Pères et de la tradition, en même
temps que sur les travaux de la science contemporaine. Un choix d'illus-
trations archéologiques, de plans et de cartes, mettra le lecteur en état de
faire revivre devant lui le passé biblique, autant qu'il se peut.

L. Lkscoeuh, de l'Oratoire -JLa Science et les faits surnaturels


contemporaine. In-8°. Jfaris, Roger et Chernoviz.
Le but de l'auteur est de combattre le rationalisme, et particulièiement
M. Renan, au sujet de l'exclusion systématique du surnaturel dans l'his-
844 REVUE THOMISTE

toire. Renan disait lui-même de sa Vie de Jésus : « Si le miracle a quelque


réalité, mon livre n'est qu'un tissu d'erreurs. » L'auteur s'empare de cette
phrase et n'a pas de peine à montrer qu'elle condamne irrémédiablement
"celui qui l'a écrite. Les miracles de Jésus, ceux des apôtres, et particuliè-
rement ces trois faits : la Résurrection de Jésus-Christ, la Conversion de
saint Paul, la Descente du Saint-Esprit, sont solidement défendus contre les
attaques de l'incrédulité contemporaine.
Quand l'auteur aborde les faits constatés de nos jours et relatés par les
rationalistes eux-mêmes (Crookes, Richel, Lombroso, etc.), nous obser-
vons à regret un certain manque d'esprit critique et l'emploi fréquent de
raisonnements sans aucune force. Lorsqu'il s'agit de distinguer les faits
explicables à la rigueur par les forces encore inconnues de la nature et
ceux qui relèvent certainement du surnaturel, l'auteur nous paraît prendre
pour critérium plutôt les évidences £)opulaires que des principes indiscu-
tables.
Parlant du fait de certains bonzes qui sèment de la graine dans un vase
et la font lever, pousser et fleurir en quelques minutes, l'auteur dit :
« S'il n'y a pas là un fait de prestidigitation, une supercherie quelconque,
il est clair qu'aucune force naturelle ne jDeut l'expliquer. » Oui, cela est
clair mais il est clair aussi qu'on ne saurait voir à travers un mur, et
?

cependant on voit. En quoi les deux cas sont-ils spécifiquement dissem-


blables? Ce que la nature fait en quelques mois, qui peut affirmer avec
certitude qu'elle ne saurait le faire en quelques minutes sous certaines
influences, et qui osera dire d'autre pari qu'il connaît toutes les influences
naturelles qui peuvent commander un pareil fait?
Nous en dirions autant de la vision à distance, de certains effets méca-
niques opérés par les médiums en transe, des écritures automatiques, de
certains faits de lévitation, etc. Que le surnaturel ne soit pour rien dans
tous ces faits, nous sommes très loin de le prétendre ; mais qu'ils soient
intrinsèquement et substantiellement surnaturels, c'est une opinion soulc-
nable assurément, mais que personne, selon nous, n'est aujourd'hui en
étal de prouver. Quand l'auteur, citant et approuvant le R. P. de Bonniot,
nous dit : « Il est toujours facile de s'assurer si tel ou tel fait de cet ordre
a l'homme pour cause », nous croyons son affirmation fort peu exacte.
Rien au contraire de plus difficile, à notre avis, étant donné ce que nous
savons aujourd'hui, ou plutôt ce que nous entrevoyons sur les mystères
de l'activité physique ; et si la prudence est de toutes les vertus la plus
nécessaire au théologien, c'est dans ce domaine plus qu'en tout autre peut-
être qu'il lui convient de l'appliquer. II ne servirait de rien de le nier,
nous sommes aujourd'hui sur des pistes telles, que les anciennes classifi-
cations des phénomènes naturels et surnaturels ne sauraient j)lus nous
LA VIE SCIENTIFIQUE 845

inspirer une entière confiance. A l'apologiste d'être prudent et de ne pas


mériter tout le premier le reproche d'à priori qu'il adresse à ses adver-
saires. M. Lescoeur n'a peut-être pas entièrement évité cet écueil ; plus
d'une fois on surprend sous sa plume des arguments plus que faibles, en
tout semblables à ceux qu'emploie le P. Franco pour démontrer -. soi-
disant - le caractère diabolique de l'hypnotisme. Nous nous permettons
de regretter ces erreurs, tout en rendant sincèrement hommage à l'intérêt
de tout le travail et à la parfaite justesse de ses principales conclusions.

Die Philosophie des Alanus de Insulis in Zusamrnenhange mit den Ans-


chauungen des 12 Jahrhunderts, von Dr M. Baumgautner. - Des Domi-
nions Gundissalinus Schrift von der UnsterMkhlceit der Seele, von Dr Geoug
Bulow. Munster Aschendorffsche, Buchhandlung. Chaque fascicule de
p. 14S. Fr. 0,25.
Nous signalons à nos lecteurs ces deux récents fascicules des « Beilroege
sur Geschichte der Philosophie des Mittelalters » publiés par le D Clément
1'

Baeumker et le Dr G. F. von Herlling. Un mot d'abord de la collection de


« textes et recherches » que patronnent les deux éminenls professeurs des
Universités de Breslau et de Munich. Le but est d'enrichir l'histoire delà (

philosophie du moyen âge par la publication critique, soit de textes iné-


dits, soit d'ouvrages devenus introuvables,comme la métaphysique d'Avi-
cenne. L'oeuvre a clé commencée en 1891. On ne compte encore que deux
volumes, mais de cinq fascicules chacun. En voici les titres ou plutôt les
sujets. Du Dr Correns, une étude critique du « de Unitate » faussement
attribué à Boèce, et rendu à son auteur véritable. Du Dr Baeumker, le
« Fons Vitx » d'Avencebrol (Ibn Gebirol) dans la traduction de Jean d'Es-
pagne et de Gundissalinus. Puis une monographie du DrBaumgartncr sur
la théorie de la connaissance de Guillaume d'Auvergne (ou de Paris) ; une
autre du D Doctor sur la philoso23hie de Joseph Ibn Zaddik, et enfin les
1'

deux dernières que nous avons mentionnées el dont il nous reste à parler;
on nous promet pour bientôt les traités philosophiques d'Al-Kindi
(Iacobus Alchuinus), des scolastiques de la première époque, Fridugisus,
Candidus, et même de Heiric d'Auxerre.
I. Voici d'abord la monographe d'Alain de Lille. En France, ce vieux
Maître n'était guère connu que par un important essai d'Albert Dupuis,
une thèse d'Ed. Bossard, quelques recherches de Jourdain el d'Hauréau,
el une mention soit dans les études de Rousselot, soit dans l'histoire de
M. Maurice de Wulf ; il faut compter presque pour rien ce qui en est dit
dans les histoires générales de la philosophie. En Allemagne, les travaux
de Leist, et du DP Baeumker (dans le Philos. Iahrb. der Goerresgeseïlschaft.
BB, vi, vu) l'avaient tiré de la pénombre où on l'avait laissé. Nous voilà
maintenant enrichis d'une nouvelle 'contribution à l'histoire philosophique
de ce primitif de la scolastique. Outre l'introduction qui met les moins
84G REVUE THOMISTE

initiés en contact avec la personne et les oeuvres d'Alain de Lille, Mr B.


consacre cinq sections à l'exposé méthodique de sa philosophie et de
sa théologie, dont quatre pour la Logique, l'Ontologie, la Cosmologie
l'Anthropologie, et une pour toute la doctrine qui concerne Dieu, natu-
turelle et surnaturelle. Par cette répartition, l'auteur a voulu faciliter à ses
lecteurs une vue d'ensemble et de détail, et la comparaison légitime qu'un
esprit curieux désire faire entre son propre système et celui du docteur
médiéval: à ce point de vue nous ne pouvons que louer l'utilité de cette
division. Ce n'est pas le lieu d'examiner si elle aurait plu au génie d'Alain
de Lille et de ses contemporains, qui ne l'auraient guère approuvée; on
avait, au moyen âge, une autre façon d'envisager et de coordonner la
philosophie. Quoi qu'il en soit, il y a pour Mr B. un mérite réel d'avoir
extrait un corps de doctrine, d'ouvrages où elle est éparse, tels que le
« De planche naturx », 1' « Anticlaudianus », les « Théologies: Reguloe », le
« Contra Haereticos » les « Distincttones dictwnum theologwalium », 1' « Ars
'prseclicandi » qu'on trouve dans le 210e volume de la Palrologie latine de
Migne, et l'inédit « De virtulïbus et vitiis », ainsi que le « Liber Setiten-
tiarum ». (Migne, 229, 252.) Nous ne pouvons pas prendre par le menu
chaque question afférente à l'une ou l'autre des cinq sections de l'ouvrage.
En signaler quelques-unes suffira pour montrer l'intérêt qu'on peut trouver
à cette publication richement documentée. Tout le long du livre, le bas des
pages est chargé de renseignements : on dirait l'atelier, la savante officine
où travaille M. le Dr Baumgarlner : en haut, une sorte de premier étage où
l'on peut entendre le 2i>hilosophe historien nous donner ses résultats dans
un discours continu. Pour comprendre la philosophie d'Alain de Lille, il
faut ne pas oublier qu'il en voit toujours les conséquences pour sa théo-
logie; c'est ce qui explique sa préférence pour certaines questions. Mais il
n'en faudrait pas conclure, comme Prautl, que la logique d'Alain de Lille
n'est qu'un moyen d'argumenter contre les hérétiques; c'est plus qu'une
espèce d'art, c'est déjà une science systématique.
Nous n'attirons l'attention du lecteur que sur deux points saillants : les
Universaux et la Méthode. Sur la première question (rappelons-nous
qu'Alain vit au xiiesiècle elqu'ilestau fort de la bataille),commele réalisme
outré de Gilbert de la Porrée commence à triompher du nominalisme,
Alain de Lille se rattache à cette école victorieuse, décidément en progrès
sur le réalisme érigénien a peine dégrossi par Guillaume de Chaïupeaux.
Pour comprendre toute c.ette lutte philosophique et même cette guerre
civile des aristotéliciens, il faut se dégager l'esprit de ces malheureuses
classifications des systèmes du moyen âge qui encombrent encore les
manuels, voire les thèses du doctorat : il n'y a pas eu, dès le princij>e,des
camps aussi retranchés de côté et d'autre qu'on le pense communément. Il
semble bien que la véritable solution ne se soit fait jour que progressive-
ment, par étapes, comme sous une poussée quand même de l'esprit aris-
totélicien, indécis daus ses mouvements, depuis Porphyre et Boèce jusqu'à
Gilbert, enfin renforcé par l'intervention des Arabes, armés de la meta-
LA VIE SCIENTIFIQUE 847

physique et de la psychologie du Stagirite qu'on ignorait encore. Alain


de Lille, en cette affaire el dans la mêlée des opinions, n'a rien d'original :
il n'essaie même pas de nuancer le réalisme, autrement que Gilbert de la
Porée, ou ?- ce que nul ne fait alors, il faut bien l'avouer - de trouver
une nouvelle position intermédiaire entre les deux termes du problème
tel que l'avait proposé Porphyre, el tel que l'avait laissé la scolastique
depuis la renaissance carlovingienne. Au surplus, comme le montre
Mr B., l'absence d'une théorie ferme de l'abstraction et la méconnais-
sance de l'intellect agent lui ferment-elles, à lui comme à ses contempo-
rains, l'accès d'une définitive solution. Quanta la méthodologie d'Alain de
Lille, elle se restreint à l'emploi de la méthode déductive : à ce titre, Alain
de Lille paraît être un devancier de Spinoza, et il serait curieux de
rechercher s'il a, comme on l'a dit souvent, abouti au panthéisme ou au
panenlhéisme, ce qu'une élémentaire exégèse de « causaformalis » pourrait
décider. Une chose demeure certaine, c'esl que le maître lillois a tenté une
organisation scientifique de la théologie. Ce n'est pas à dire qu'il confonde
la science et la foi : de celle-ci, il donne une définition qui fait pressentir
celle que saint Thomas burinera plus tard, mais on aurait tort d'y chercher
autre chose qu'un rudiment.
Cet aperçu (nous regrettons de ne pouvoir l'étendre aux autres parties
du livre de M. Baumgarlner), permettra de saisir l'intérêt que peut avoir
une étude des oeuvres d'Alain de Lille, philosophe, théologien, poète; ceux
de nos lecteurs qui se préoccupent de débrouiller la mentalité de la fin du
xii° siècle, el ce qu'un professeur de Strasbourg appelle « le progrès de
la libre pensée », feront bien de consulter la monographie que nous leur
présentons : M. le docteur B. est un guide trop bien renseigné pour qu'on
puisse se priver de ses services.
II.- Grâce à M. le Dr Bùlownous avons maintenant le texte jusqu'alors
inédit du de Immortalilate Animai de Dominicus Gundissalinus. (Mr B.
préfère celle dernière forme du nom à « Gundisalvus » ; il s'appuie d'ail-
leurs sur le meilleur manuscrit du xm° siècle). En appendice, un traité
similaire de Guillaume de Paris. Pour comprendre la valeur de celte pu-
blication, il faut savoir que Gundissalinus, archidiacre de Ségovie au xn°
siècle, appartient à cette famille de savants qui entreprirent, sous le pa-
tronage de l'évêque de Tolède, la diffusion de la philosophie des Arabes
en Occident. Avec Ibn-David, converti du judaïsme et plus connu sous
le nom de JohannesIIispanus, il traduisitles oeuvresd'Avicenne, d'Algazel,
d'Alfarabi, d'Avencebrol, el rédigea pour son propre compte jdusieurs
opuscules philosophiques. -? Lapublication du Dr Biilow contient quatre
parties : 1° le texte avec les variantes et l'apjjendice de Guillaume d'A. 2°
une élude critique sur les quatre principaux manuscrits utilisés, groupés
en deux familles. 3" la question d'authenticité. 4° la marche des idées et la
place de l'oeuvre dans l'histoire de la Philosophie.
Des deux premières parties, nous n'avons à dire autre chose, que le texte
a été revisé avec beaucoup de soin, et que l'éditeur a débrouillé jusqu'à
-!]rr

848 HEVDE TUOMISTE

l'évidence la filiation des manuscrits : le meilleur est bien celui qu'il a


suivi. Il appartenait au fonds de Sorbonne, et, comme l'indique le premier
folio, il fut légué par maître Géraud ou Gérard d'Abbeville « au collège
des pauvres Maîtres étudiante Paris ».- Quanta la question d'authenticité,
elle demandait un travail assez difficile ; quel est le véritable auteur du « de
Immortalité animoe», Guillaume ou Gundissàlinus? dans quelle mesure cette
oeuvre est-elle débitrice de la philosophie arabe ? M. le Dr B. a résolu les
deux questions. Guillaume d'Auvergne s'est inspiré de son devancier, plus
quecela,il l'a copié,et son travail personnel n'a guère consisté qu'à amplifier
de-ci de-là l'original ou à le résumer, ou bien à le farcir de quelques courtes
réflexions. Sur ce point, Mr B. a fait faire un pas à l'histoire de la philo-
sophie du moyen âge, complété ou redressé l'érudition reprochable quel-
quefois des Jourdain, des Hauréau, ou même du Dr Loewenlhal. Si au-
cune de ses preuves n'est décisive, prise séparément, l'ensemble en est ir-
résistible et vient confirmer le titre du manuscrit « Guiidissalinus, de im-
mortalitate animze. » Guillaume d'Auvergne écarté, il reste à savoir si Gun-
dissalinus, à son tour, a produit un ouvrage personnel, ou si, comme
c'était son métier, il n'a fait que traduire quelque traité de la philosophie
arabe. Ce doute pourrait se changer en hypothèse, à ne considérer que
Tassez fréquent emploi de formules qui sentent trop leur Avencebrol, cl
qui ont même décidé Loewenthalà affirmer que le « de Immortalitatc » n'est
qu'une traduction libre et amplifiée d'un écrit perdu d'Ibn Gebirol » : par
exemple, «fons vitoe » plusieurs fois répété, le verbe « a/pproximare » et
aussi « ultimum utilitatis ».
Mais à ce compte, repart Mr B., n'est-il plus permis à quiconque est
traducteur de son état, de nVvoir aucune réminiscence quand il se fait
auteur, et faudra-t-il, parce que Gundissàlinus, dans le même opuscule,
reprend provisoirement l'hypothèse d'AIgazel sur les deux faces de l'in-
tellect, conjecturer qu'il traduit une oeuvre, également perdue, de cet
autre philosophe arabe ? La conclusion la plus naturelle est bien plutôt
celle-ci : puisqu'il est avéré que Gundissàlinus a mis en latin plusieurs
traités de Salomon Ibn Gebirol, d'une part, et que d'autre part certains
critiques hésitent à lui attribuer le « de Immortalitate » pour en faire béné-
ficier Guillaume d'Auvergne, les réminiscences du « Fons vitae », etc.,
sont un argument de plus en faveur de Gundissàlinus contre Guillaume,
qui n'est venu qu'un siècle après lui. D'ailleurs l'autorité de Gundissàlinus
n'a pas besoin de ce confirmaleur en face des faux litres de Guillaume et
en face de ceux d'Ibn Gebirol; une importante divergence de doctrine suffit
à l'établir solidement. En effet, Ibn Gebirol, et en général les Arabes, si
nous ne nous abusons, enseignent que la distinction de matière et de
forme se retrouve dans tous les êtres produits, même dans les substances
spirituelles. Or l'auteur du « di Immortalitate » est formellement opposé
à celte doctrine, et en particulier pour l'âme humaine, il nie qu'elle soit
un composé quelconque : « pura forma et substantiel immateriata et inconi-
posiia ». On trouverait une preuve du même genre à propos de l'éternité
LA VIE SCIENTIFIQUE 849

du mouvement des cieux. 11 reste donc que Gundissalinus est propre-


ment l'auteur du « de Immortalitate ». Mais ce qu'il y a de plus intéressant
pour le philosophe est l'étude du texte même et la compréhension des
doctrines qu'il contient; pour l'historien aussi, car c'est ce qui lui permet
de situer l'oeuvre dans la marche évolutive de la pensée au moyen âge,
entre le platonisme renouvelé, l'aristotélisme arabe et l'aristotélisme large
d'Albert le Grand et de saint Thomas. C'est à quoi s'emploie Mr B. dans
la dernière partie de son ouvrage. Nous ne pouvons pas ici, assurément,
le suivre jusqu'au bout de son analyse; mais si l'on veut se faire une idée
du plan de Gundissalinus, en voici le dessein, ou à peu près. L'auteur
n'aura pas recours aux arguments extrinsèques, mais aux preuves dites
« ex propriis ». Et telles en sont les princijjales sources ou les « racines » :
L'âme humaine jouit d'une activité intrinsèquement indépendante: elle
est donc subsistante et indépendante dans son être. -? Elle est immaté-
rielle, et conséquemment une forme indestructible.
d'un bonheur àjamais.- - Son désir naturel
Son site dans la série des êtres, entre les bêtes
-
et les purs esprits. De tous les modes de destruction, aucun ne convient
à l'âme humaine, même dans l'hypothèse où elle serait un composé de
forme etd'onne sait quelle matière, apparemment semblable au corpsastral
ou radiant qui exerce les physiciens spirites de nos jours.
capacité de connaître indéfinie et de durer indéfiniment. -- L'âme a une
Enfin, dernier
j

argument tiré de la tendance régressive de l'âme humaine vers le « Fons


-
vitae j>. Ce sont là bien plutôt des nids de preuves que des preuves
isolées dont il faudrait porter le chiffre à vingt-cinq environ. A coup sûr
nous ne voudrions pas répondre que toutes soient valables, et que dans ces
nids il ne se trouve pas quelques oeufs clairs.
Encore faut-il, pour les aborder et en discuter là force probante, être
initié au langage d'Aristote et à celui des néo-plaloniciens. Gundissalinus
emprunte à Aristote, nous ne disons pas ses conclusions sur la durée de
l'âme humaine, auxquelles il fait subir une modification, mais ses principes
sur la transcendance de la connaissance intellectuelle, et sur son carac-
tère d'indépendance [uierorganisch) vis-à-vis de la matière. Quant à Platon,
notre philosojDhe espagnol, avoue qu'il en rejette en bloc toutes les preuves
car elles pèchent par excès, ce qui est un inconvénient grave en logique,
en servant tout autant à l'âme végétative et à l'âme des bêtes; par défaut,
car elles ne suffisent pas à établir l'immortalité de nos âmes humaines.
A la fin de son travail, M. le Dr Biïlow exprime modestement le souhait
d'avoir éclairci un point d'histoire demeuré obscur, d'avoir rendu à son
véritable possesseur la place d'honneur qu'un autre avait usurpée sans
malice et avec la complicité des témoignages mal fondés (qu'on nous per-
mette de signaler que tout ce qui touche à Alexandre de Haies doit être
sévèrement critiqué, car sous son nom se dissimule plus d'une imposture) :
nous n'hésitons pas à reconnaître qu'il y a réussi. A son excellente étude,
nousne risquerons qu'une critique : il semble que l'auteur s'étantlaisséaller
à faire des comj>araisons sur certains points de doctrine ou d'argumenta-
850 REVUE THOMISTE

tion entre Gundissalinus et les autres philosophes du moyen âge, aurait pu


davantage le confronter avec Albert le Grand et saint Thomas. Mais cette
critique est peut-être entachée de trop d'intérêt par notre maison... Quoi
qu'il en soit, il y aurait une recherche intéressante à découvrir ce que
saint Thomas par exemple doit à ses devanciers. Il nous a paru que les
arguments du docteur Angélique en faveur de l'incorruptibilité de l'âme
humaine ont vraisemblablement leurs « racines » dans l'écril de Gundissa-
linus, ceux de la Somme Théologique autant que ceux de la Somme contre
les Païens (n. 79). Ce qui ne veut certes pas dire que saint Thomas se
soit comporté comme Guillaume d'Auvergne. Là où l'espagnol Gundissa-
linus est prolixe, avec clarté toutefois, le Docteur dominicain est d'une
concision tranchante et précis : la densité de son style philosophique
sollicite la réflexion avec bien plus d'attrait que l'abondance facile et un
peu lâche de Gundissalinus.
TABLE DES MATIERES

PREMIER NUMÉRO. - MARS 1897

Après le cours de M. Boutroux. R. P. Gardeil, 0. P 1


L'Hypnotisme franc n'est pas, de soi, diabolique (suite et tînt. R. P.
Coconnier, 0. P ! 3J
VApolégétique contemporaine. R. P. Schwalm, O. P 62
Polémique averroiste de Siger de Brabant et de S. Thomas <EAquin (suite?,
R. P. Mandonnet, 0. P 95
Revue critique des revues. A. G 110
La Vie scientifique. R. P. Coconnier, 0. P 130
Notes bibliographiques 137
Livres nouveaux 143

DEUXIÈME NUMÉRO.
- MAI 1897
La Conservation de l'énergie et la liberté morale. R. P. de Munnynck,
0. P 153
Devons-nous traverser liant? R. P. Gardeil, 0. P 180
La Providence (suite). R. P. Villard, 0. P 19o
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite). R. P. Froget,
0. P 213
La Crise et l'apologétique. R. P. Schwalm, 0. P 239
Revue critique des revues. A. G 271
La Vie scientifique. R. P. Coconnier, 0. P 287
,
Notes bibliographiques 299

TROISIÈME NUMÉRO.
- JUILLET 1897
L'Encyclique «Divinum illud munus ». R. P. Coconnier, 0. P 305
De l'habitation du Saint-Esprit dons les âmes justes (suite). R. P. Froget,
0. P 310
La Crise de l'apologétique. R. P. Schwalm, 0. P 338
Le Syllogisme : Sluarl Mill et M. lïabier. R. P. Fulghera, 0. P 371
Jean Scol Rrigéne et Jean le Sourd. R. P. Mandonnet, 0. P 383
La Vie scientifique 395
Sommaires de revues 450
-

QUATRIÈME NUMÉRO.
- SEPTEMBRE 1897

Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde. R. P. A.-D. Sertil-


langes, 0. P.., 458
La Lumière dans les oeuvres de Dieu., R. P. Ed. Hugon, 0. P 469
Ont-ils vraiment dépassé liant? R. P. Gardeil, 0. P 490
De l'habitation du Sainl-Espril dans les âmes justes (suite). R. P. Froget,
0. P .'
517
882 TABLE DES MATIÈRES

La Vie scientifique :
Les sciences philosophiques au Congrès catholique de Fribourg. R.P. Schlinc-
ker, 0. P S51
Congrès international de Zurich pour la protection ouvrière. C. M 569
Notes bibliographiques 877
Sommaires de revues S83

CINQUIÈME NUMERO.
- NOVEMBRE 1897

Notes sur l'Atomisme et l'Hyljlémorphisme. R. P. de Munnynck, 0. P S8S


Nouvel Essai sur le caractère analytique du Principe de Causalité. Abbé
Farges 398
La Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde (suite). R. P. A.-D.
Sertillanges, 0. P 609
La Croyance naturelle et la science. R. P. Schwakn, 0. P 627
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite). R. P. Froget,
0. P 646
La Vie scientifique :
Revue critique des revues 680
Bibliographie 700
Sommaires de revues 707

SIXIEME NUMERO. - JANVIER 1898

Le Système de Spinoza au point de vue de la logique formelle. R. P. Léo


Michel, 0. P 711
Les Écrits philosophiques de Dominicus Gundissalinus. Dr C. Baeumker.... 723
La Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde (fin). R. P. Sertil-
langes, 0. P 746
La Matière première et l'étendue. Abbé Miellé 763
La démonstration évangèlique. R. P. Coconnier, 0. P 788
La Vie scientifique :

Le Gérant : P. SERTILLÂNGiiS.

PARIS. IMPRIMERIE F. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.


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Profeiseur Lecteur
il PUatVersiti de Fribourg (Suisse , en Sacrée Théolo i«

SOMMAIRE
La conservation de l'énergie et la liberté morale. -
R. P. De Munnynck.
Devons-nous traverser Kant. R. P. A. Gardeii.-
La Providence (suite). R. P. A. Villard.-
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes. R. P. Froget. -
La crise de l'Apologétique. -
R. P. Schwalm.
Revue critique des Revues. A. G. -
La vie scientifique. -
R. P. Coconnier.
Notes bibliographiques.
x

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MUNICH (Leutuer, Kaufingerstrasse, 86). -U
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RATISBONNE (Fi. Puatet).
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ROME (Suraaeni, 13. ria délia Uaiversitaj. NEW-YORK &CINCINNATI
ST-PÉTERSBO URG (Ricker).
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à I Université de JTubourg {Suisse) eu Sacrée Théologie

SOMMAIRE
L'Encyclique " Divinum illud munus.- P. Coconnier.
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes. R. P. Froget. -
La crise de l'Apologétique. R. P. Schwalm. -
Le Syllogisme : Stuart Mill et M. Rabier.
Jean Scot Èrigène et Jean Le Sourd.
P. Folghera. -
La vie scientifique.
Sommaires des Revues.

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l'Université). -, FRIBOURG (Grand-Duché de Bade) (B. Herder). VIENNE (Mayer et C", 7, Singcrstrasse
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Querstrasse). MUNICH (Leutner, Kaufingerstras'se, 26). RATISBONNE (Fi. Fustet).- ROME(S»rràseni,
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NEW-YORK & CINCINNATI (Fr., Pustet). ST-LOUIS(U. S. et. A.) (B. Herder).
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UTRECHT (Hollande)
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frères, 1699, rua Notre-Dame).
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Cinquième Année. Septembre 1897,

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SOMMAIRE
La preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du Monde.
-
R. P. A.-D. Sertillanges.
La lumière dans lesjsuvres de Dieu. -
R. P. Edouard Hugon.
Ont-ils vraiment « dépassé Kant » ? -
R. P. A. Gardeil.
De 1 habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes.
La vie scientifique :
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R. P. Froget.

Les sciences philosophiques au Congrès catholique de Fribourg.


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Congrès international de Zurich pour la protection ouvrière.
C. M. -
Notes bibliographiques.
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SOMMAIRE
Notes sur i'Atomisme et l'Hylémorphisme. -
R. P. de Munnynck.
Nouvel essai sur le caractère analytique du Principe de Causalité. Abbé Farges.
La preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du Monde (suite).
-
R. P. A.-D. Sertillanges.
naturelle et la Science.
La Croyance -
R. P. Sclrwalm.
De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes (suite).
La vie scientifique :
R. P. Froget. -
Revue critique d*es Revues. -
Bibliographie
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SOMMAIRE
Le système de Spinoza au point de vue de la logique formelle.- R. P. Léo Michel.
Les Ecrits philosophiques de Dominicus Gundissalinus
D* C. Baeumker. -, _
,

La preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du Monde {fin).


,
R. P. A.-D. Sertillanges.
La Matière première et l'étendue. -
Abbé P. Miellé.
La Démonstration évangélique. -
R. P. Coconnier.
La vie scientifique :
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Table des Matières.
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Contraste insuffisant
NF Z 43-120-14
Texte détérioré - reliure défectueuse
IMF Z 43-120-11
Bibliothèque nationale de France
Direction des collections
Paris

Département Histoire,
philosophie, sciences de
l'homme

8-R-12350
(1897/03-1898/01)

R 210208
Fin de bobine
NFZ 43-120-3

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