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Épicure : les philosophes /

par Maurice Renault,...

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Renault, Marcel (directeur de l'instruction publique à Metz).
Auteur du texte. Épicure : les philosophes / par Maurice
Renault,.... 1903.

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Épieure
LKS iMI.ll.OSOPIlKS
I Celte collection a été honorée d'une souscription du Ministère de
l'instruction publique.)

Viennent de paraître :
Socrate, par P. I-ANDOUMV, ancien élève de l'École normale
supérieure, agrégé de philosophie, professeur au lycée de
Uar-le-Duc. J vol, in-18 raisin, 3f édition, broché., n 90
Platon, par M. HENAVLT, ancien élève do l'École normale
supérieure, agrégé do philosophie, professeur au lycée de
Cherbourg. 1 vol. in-18 raisin, 2' édition, broché.,, » 00
Spinoza, par K. CiiAMïEn, ancien élève de l'École normale
supérieure, agrégé de philosophie, professeur au lycée
Uondorcct. i vol. in-18 raisin, broché 90 »<

Descartes, par P. IMKPOHMY, 1 vol. in-18 ruisin.br, » 90


'

Épicure, par M. HBNAULT. 1 volume.

Kn préparation : ;

Hume, par É. ancien élève de l'École normale


IIALBVY,
supérieure, agrégé de philosophie, docteur es lettres, pro-
fesseur à l'École libre des sciences politiques, I volume.
,
Arlstote, par K. CHAHTIEH. 1 volume. "'•;
Les Stoïciens, par M. HBNAUIT. 1 volume. ,'• .-*• :V

Pour paraître successivement :


,
I.isinxiz. — KAST, — FICIITB. — LE POSITIVISME,
_

72*3-0:J. — Connut.. Imprimerie Ko! C»ttt,


Émeute L;tS PHILOSOPHES

MARCEL RENAULT
ANCIKN KLKVK 1>8 t'i'îC0|,B NOItMAI.E S l'l'KMI K VIIK
AOREOB I1K IMII I.OSOIMIIK
I
rnoFBSsBun AI- I.VCI:K TU; ciiBHnouna
,

PARIS
LIBRAIRIE PAUL DELAPLANT
48, iiuB'HbxsiEifii-LB-i'nixcB, 48
Ces brèves éludes sur les philosophis de tous les temps
sont écrites pour le grand public. Elles s'adressent, aussi
bien qu'à la jeunesse des écoles, au* gens du monde curieux
de l'histoire des idées. La pure érudition en est absolument
bannie. L'interprétation des doctrines ne s'y trouve justifiée
.que par det renvois aux textes indiqués A la (In de chaque
volume. Un mémento bibliographique signale d'ailleurs les
principaux travaux de la critique. On a voulu surtout
mettre en valeur dans chaque système ce qui en demeure
vivant, ce qui en-doit durer, ce qui peut orienter* toute
pensée en travail.
ÉPIGURE

INTRODUCTION

VIE ET CAÎUCTKRE 1) KPICl'HH.

Épicuro est né h Athènes en 342 ou 311 avant


Jésus-Christ, sept ans après la mort de Platon. Peu
do temps après sa naissance, ses parents s'éta-
blirent comme colons dans l'Ho de Samos.Lc petit
champ qu'ils reçurent ne suffisant pus a leur entre-
tien, le père tint une école, et la mère alla do mni-
son en maison, chez les petites gens, faire des
sacrifices cl réciter des formula; do purification,
afin d'attirer sur sa clientèle la bénédiction des
dieux. Son fils, dit-on, l'accompugnait dans ses
tournées et l'aidait dans ses pratiques. Si le fait
osl vrai, il permet de comprendra comment est
néo chez Épicuro l'aversion' qu'il garda toute sa vie
pour la religion.
Dès l'âge do quatorze ans, il su mita philoso-
pher. Un possngcoûlo poète Hésiode déclaré qu'au
0 ' ÊFlCURE.
commencement était le chaos, frappa le jeune
'homme, préoccupé déjà sans doute de l'impor-
tance ([u'a le hasard dans lo monde. Il réclama de
son professeur do lettres des explications que
celui-ci no put lui fournir, et ce fut le point de
départ do ses méditations.
Il fut d'abord maître d'école à Mylilène de Lesbos,
puis h Lampsaquo, ville d'Asie Mineure sur l'flel-
lespont. Les ouvrages de Démocritc, qu'il vint à
lire, le confirmèrent dans ses opinions. Vers les
dernières années du ivc siècle, il s'établit défini-
tivement à Atliôncs, où il vécut dans la retraite. 11
y enseigna sa doctrine jusqu'à sa mort, qui survint
en270.
Il n'y a peut-être pas d'homme do combat qui ait
soulevé tant de pussions que ce penseur modeste.
Plus heureux ou plus habile qu'Anaxagorc et que;
Socratc, il ne fut ni exilé comme le premier, ni
mis à mort comme le second. Mais on se vongpu;
sur sa mémoire. Aon croire d'obscurs stoïciens,
dont les propos sont rapportés dans la vie du phi'
losophe rédigée par Dîogènc do Luërto, il fut Un
plagiaire, un libertin, un .débauché, un vil flatteur
des puissants.
En mémo temps qu'il soulevait pes haines parmi
ses adversaires, il était vénéré comme un sage,
par ses amis cl ses disciples ; on peut dire sans
oxugération qu'il prit dans leur esprit la placo dos
dieux, dont il avait pour eux détruit le prestige;
Lucrèce ne fait qu'exprimer le sentiment commun
a tous les Épicuriens en s'écriunt : « Ccluplàfut un
dieu, oui, un dieu* qui a pu trouver colto règle de
vie qui porto aujourd'hui le nom de Sagesse, et,
INTRODUCTION. 7

par la vertu de ses préceptes, tirer le genre hu-


main de l'agitation et des ténèbres, pour l'établir
dans un abri si tranquille sous une lumière- si
pure .» Le mallro eut des disciples, on devrait dire
des fidèles innombrables*, Diogène ditipte les villes
pouvaient à peine les contenir; et ces disciples se
transmirent à la fois la doctrine et le culte du
' maitre jusqu'au ivc siècle après Jésus-Christ, pen-
dant près do sept cents ans;
C'est le sort commun de ceux qui louchent àja
religion, soit pour la renouveler, soit môme comme
Epicuro pour, la détruire, de susciter, en môme
temps que la haino des uns, l'admiration passion-
néo des autres.
Fut-il, comme on l'en a accusé, un plagiaire ? C'est
à Dômocrito assurément qu'il emprunta sa phy-
sîquo ; mais les deux autres parties do su philqso-
phiolui appartiennent en propre; la manière donl
,
il écrit somblo justifier la prétention qu'il eut de
s'être instruit tout seul.
Fut-il un débauché et un libertin, lui qui disait :
« Jo suis plus avancé que mon ami Métrodorc ; je
n'ai besoin pour vivre que d'une demi-obole, tan-
dis qu'il lui faut encore une obole entière ? » Il
buvait do l'eau et mangeait du pain bis ; il est vrai
qu'il écrivit un jour a un do ses amis : « Envoie-moi
un peu do fromago, afin que je puisse, si j'en ai
envie, m'accorder un régal .»
,
Fut-il un flatteur des puissants, cet homme qui,
aimant a vivre à l'écart du vulgaire, en compagnie
d'amis sûrs, ne voulut jamais accepter aucune
charge dans l'Etat? La vio rustique lui plaisait pour
sa simplicité. A Athènes, il fut un des premiers â
.
8 •
ÉPICURB.
posséder un jardin dans l'intérieur des murs. Ce
jardin, qui lui coûta quatre-vingts mines, il ne le
quitta qu'à deux ou trois reprises, pour aller visi-
ter les amis qu'il avait laissés en lonio. Toutes les
fois que l'Attiquo était troublée, les Épicuriens qui,
l'habituiçntétaient ossurésde trouverun asile chez
le maître. Un demi-setier de vin leur suffisait, dit
Dioclès, et leur breuvage ordinaire n'était que do
l'eau. Tandis que dans la société pythagoricienne,
comme dans la première société chrétienne, tous
les biens étaient mis en commun, dans la société
épicurienne, où l'on no s'entr'nidait pas moins,
chacun restait maître de ce qu'il possédait : « C'est
une marque de défiance a l'égard do ses amis,
disait Épicure, quo d'exiger d'eux l'abandon de
leurs biens : do vrais amis, sûrs de pouvoir comp-
ter les uns sur les autres, n'ont pas besoin de cette
précaution. » Ses trois frères philosophaient avec -
lui. Des esclaves étaient admis a ses leçons.
Métrodore, dès le jour où il le connut, no lo quitta
plus ; cet ami dévoué mourut, avec lo courage d'un
homme qui sait que la mort n'ost pas à craindre,
sept ans avant Épicure, qui prit soin do ses doux
enfants.
Pendant ses dernières minées, lo philosophe
souffrit d'uno maladie cruelle, la gravcllc. A la fin,
la pierro qui s'était formée dans sa vessie, l'empo-
chant d'uriner, commo au bout do quatorzo jours
do douleurs aiguës, il sentait la fin approcher, il
écrivit la lettre suivante a un do ses disciples,
Idoménéo ; « C'est nu jour le plus heureux, ati
jour suprômo do ma vie quo je l'écris ceci. Lo mal-
quo ma vessie et mes reins me font souffrir est
INTRODUCTION.. 9
tel que rien ne peut s'ajouter à son intensité.
Si aiguës quo soient mes souffrances corporelles,
elles sont compensées cependant par la joie de
l'Ame quo me fait éprouver le souvenir de mu doc-
trine et de mes découvertes. Je peux attendre de
toi, si j'en crois les sentiments que depuis ta pre-
mière enfance lu as montrés pour moi et pour la
philosophie, que tu te fasses le protecteur des en-
fants do Métrodore.»
Après s'être acquitté do ce devoir envers son
ami regretté, pour faire trêve un moment à ses
souffrances, H se mit dans un bain chaud et but un
peu de vin. Il eut ainsi la force de recommander a
ses disciples présents de ne point oublier ses pré-
ceptes, puis il expira.
Parle testament qu'il laissait, il affranchissait
d'abord quatre esclaves initiés usa doctrine, il pre-
nait soin que les enfants de Métrodore fussent
pourvus du nécessaire, et veillait u ce que sa phi-
losophie continuut a être enseignée dans son jar-
din. Il prescrivait en mémo temps a ses disciples
de se réunir aux jours anniversaires de sa nais-
sanco, pour prendre en commun un repas en mé-
moire de lui. « -Lo. vingtième jour de la lune de
ehaque mois, ajoutait-il, on traitera tous ceux qui
nous ont suivis dans-la connaissance delà philoso-
phie, afin qu'ils se souviennent de moi et de
Métrodore. » Lo sentiment de l'amitié, et le.souci
do sauver do celto seconde mort qu'est l'oubli sa
personne cl sa doctrine, sont les deux traits donii«
nants du earaclère d'Épicure. C'est parce qu'il con-
naissait notro faiblesse qu'il attacliait tant do prix
A l'acquisition d'amis fidèles; c'est parce qu'il no
t.- /'
10 '., ÉPICURE.
croyait pas à l'immortalité do l'Ame, qu'il prenait
tant de précautions pour que son couvre du moins
et le souvenir qu'il laissait ne fussent pas dispersés
comme ses cendres.
Il y réussit : pendant sept siècles, son école eul
régulièrement dos chefs, qui veillèrent a ce que la
doctrine no subit aucune altération.; les disciples
continuèrent, comme du vivant du maître, a ap-
prendre par coeur sinon ses trois cents ouvrages,
du moins les résumés qu'il avait laissés. La plu-
part portaient sur eux les Maximes, rédigées par
Épicure lui-même; tous so répétaient plusieurs
fois pur jour la formule du quadruple remède :
« Le bien est aisé h atteindre, le mal facile a sup-
porter; les dieux ne sont point redoutables, la
mort n'a rien d'effrayant. » Aucune école ne fil
preuve d'une telle docilité, d'une telle orthodoxie ;
aussi l'histoire de l'école épicurienne se «ré-
sume-t-cllo dans celle de son fondateur; en con-
naissant Épicure, on connaît tous les Épicuriens.
Diogôno a raison d'estimer qu'un homme gros-
sier cl vulgaire n'eût jamais pu exercer une in-
fluence si profonde et si durable. Comment se
l'ait-il cependant qu'il ait été l'objet de tant
d'accusations'? Il niait l'intervention des dieux
dans le monde cl l'immortalUé de l'amc : c'était-',
supprimer, avec la crainte des dieux, de la mort
et tics supplices infernaux, les seul ' motifs qu'ont
bien des hommes pour se résigner a porter lo far-
deau dn la vertu; il est naturel quo ceux-ci n'aient
.'plus compris pourquoi Épicure, affranchi de toute
religion, aurait pu continuer a aimer ses amis ot a
so conduire honnêtement; il n'est pas étonnant
INTRODUCTION. Il
qu'ils nient nié la vérité d'un fait que leurs pré-
jugés les empêchaient do croire vraisemblable.
Aujourd'hui on est unanime à reconnaître
.qu'Épicuro fut calomnié. Mais beaucoup estiment
quo, s'il fut vertueux, ce ne fut point grâce a sa
doctrine, que ce fut en dépit d'elle ; qu'il fut sauvé
do la vie sensuelle par sa nature délicate d'Athé-
nien raffiné, mais quo ses principes matérialistes
devraient conduire à l'immoralité ceux qui les
suivraient jusque dans leurs dernières consé-
quences. Cette opinion est-elle fondée? est-il vrai
qu'aucune règle de vie ne puisse être déduite du
matérialisme,! ou bien cette doctrine au contraire
peut-elle légitimement aboutir a une morale? dans
co dernier cas, quelle peut être cette morale? La
pensée contemporaine ne saurait se désintéresser
de ces questions : cor nombreux sont aujourd'hui
ceux qui soutiennent, en se réclamant de la science
moderno, la doctrine du matérialisme. 11 arrive
assez souvent que, dans la vie pratique, ces
hommes sont passionnés pour autre chose que
pour lo plaisir; la morale qu'ils reconnaissent
lorsqu'ils so prennent d'onlhousinsme pour lo droit
cl la justice est-ello bien celle qui se déduit des
principes qu'ih professent? C'est co qu'Épicuro
leur dira.

II

OBJET ET DIVISIONS* DE l.A PHILOSOPHIE,

La philosophie est une théorie do In nature.


Montrer ce qui subsiste sous co qui passe, oxami*
12 •
ÉPICURE.

ncr s'il peut exister quelque principe immatériel


ou si au contrairo l'amo elle-même- n'est que
matière, si le monde a été créé, organisé par uno
intelligence souveraine, ou si ou contraire il s'est
formé de lui-môme, rechercher enfin selon quelle
règle nous devons juger, selon quelle règle nous
devons agir, tel est l'objet de la philosophie.
Pourquoi se poser toutes ces questions et se
donner la peine d'en chercher la solution? Est-ce
par pure curiosité? pour le simple contentement
de posséder la vérité? • '
Ce n'est pas la vérité que poursuit Épicure, ou
du moins, s'il la cherche, ce n'est pas pour elle-
même, mais seulement dans la mesure où ello est
indispensable à la vie bienheureuse. Elle n'est
pour lui qu'un moyen : ta fin qu'il se propose est
le bonheur.
Platon et Aristoto font do la passion pour laVérité
a la fois la marque distinctive du philosophe cl la
vertu par excellence; ils comptent sur elle pour
contenir et même supprimer les autres passions,
nuisibles h l'activité intellectuelle; ils veulent que
celui qui so destine à la philosophie soit avide de
toute science; ils prétendent que, dans lo fait de
s'unir par l'intelligence a ce qui est toujours lé
mémo de In mémo manièro, il y a une joio pure,
qui est le bonheur suprême.
' ÉpJcuro no jugo pas que la vérité soit par elle-
même uno récompense des efforts qu'on fuit pour
l'atteindre; ce n'est pas pour elle qu'il la veut,
c'est pour l'utilité qu'il on espère. Le bonheur, ce
n'est pas en elle qu'il le voit, c'est dans les effets
qu'elle a sur nous. Loin d'exiger du philosopho
INTRODUCTION. 13
qu'il soit curieux de toutes les sciences, il les lui
interdit pour la plupart; pour avoir accès dans le
jardin d'Épicure, non seulement il n'est pus indis-
pensable, mais il est même nuisiblo d'ôtro exercé
a la géométrie, réputée mensongère ; la rhétorique
est proscrite de son école, comme inutile : ne
suffit-il pas do se faire entendre clairement, sans
qu'il soit besoin d'ordonner de beaux discours? lu
dialectique fait de trop longs détours; Épicure ne
veut même pas qu'on'étudie de la physique, de la
'météorologie plus qu'il n'est nécessaire pour
détruire les superstitions. 11 a peur que, dans ces
recherches inutiles, lo philosophe se divertisse de
co qui doit être son souci constant, la direction de
sa vie. Platon, Aristote lui paraissent fairo fausse
roule ; il ne s'agit point d'arracher l'homme à
lui-môme; il faut au contraire le ramener éner-
giquemcnl a ce qui no doit pas cesser d'être sa
grande affaire, lo soin de son salut. Certes il n'est
pas question do snlut éternel; mais s'il est vrai quo
la mort est définitive et no laisse rien subsister de
nous-mêmes, nous devons d'autant moins négliger
l'oeuvre de notro bonheur. Ce qui fait aux yeux de
Platon et d'Aristote lo mérite de la curiosité intel-
lectuelle, le fait que celui qui est possédé du désir
do savoir finit par perdre le souci de lui-même,
est précisément ce qui la condamne aux yeux
d'Êpicuro. « Le sage, dêclarc-t-il, ne doit rien
fairo qui ne soit dans son propre intérêt. » L'am-
bition et la cupidité ne sont pas plus dangereuses
pour lui que l'amour de la vérité. Comme lo fervent
Pascal, l'impie Épicuro fait de la curiosité d'espril
une sorte do péché.
14 'ÉPICURE.
La philosophie, telle qiio la comprennent Platon
et Arisloto, no peut s'adresser qu'aux plus grandes
Ames, c'ost-a-dirc à uno élite. Épicuro. n'n rien
à faire avec les grandes Ames. Aussi, n'est-ce pas
une élite seulement, mais, l'humanité tout entière
qu'il convio à sa philosophie. La vérité n'a do
délices que pour un potit nombro d'hommes ; mais
tous ont soif du bonheur; que tous s'appliquent'
donc à cette philosophie qui promet le bonheur.
« Que lo jeune homme, écrit Épicure h Ménécée,
ne diffère point lo moment do so mettre a l'étude
de la philosophie ; que celui qui vieillit ne se lasse
point de philosopher. Car pour posséder la santé
do l'Ame, personne n'est trop jeune ni trop vieux.
Celui qui dit que lo moment de philosopher.n'est
pas encore vonu ou est passé pour lui, ressemble?
à quelqu'un qui dirait qu'il n'est pas encore ou
qu'il n'est plus temps pour lui d'être heureux*... H.
faiit donc entretenir en soi-même les méditations
qui produisent le bonheur, puisque, lui présent,
nous avons tout, et que, tant qu'il nous manque,
nous faisons tout pour l'avoir. »
Jeunes et vieux, riches cl pauvres, esclaves cl
hommes libres, attirés par ce mot do bonheur,
vont donc accourir auprès d'Épicurc,ct lui deman-
der qu'il leur enseigne les moyens do guérir leurs
maladies, de s'enrichir, do rendre leurs champs
plus fertiles, leurs industries plus prospères.
Co n'est point ainsi qu'Épicuro entend l'oeuvre
do la philosophie s co matérialiste no se soucie pas
d'augmenter la prospérité mntériollo dos hommes.
Il ne lui semble pas qu'il soit urgent, ni même
utile d'accroitro la richossc générale'; il n'osl pas
INTRODUCTION. If»

plus quo Rousseau un admirateur du progrès


économique. Un tel jugement étonnera sans doutt*
nos contemporains. Us so l'expliqueront on disant
qu'au me siècle avant Jésus-Christ, les besoins des
hommes n'étaient pas aussi nombreux, ni aussi /
mpérioux qu'ils le.sont devenus aujourd'hui après
ilcux siècles d'inventions mécaniques; ils diront
encore que sous le climat plus clément de la Grèce
les nécessités do la vie ne sont pas aussi pres-
santes quo dans nos pays septentrionaux ; ils ajou-
teront enfin quo la science des anciens, « toute
spéculative », comme dit Descnrtes, était impuis-
sante a rendre l'homme « maître et possesseur de
la nature », et qu'en faisant fi des applications
industrielles, Épicure faisait de nécessité vertu.
Mais, quelle que soit la justesse de ces explica-
tions, ils auront profit sans doute à méditer In
raison qui fait dire au philosophe ancien quo, déjà
do son temps, l'homme était en possession do tout
co qui est nécessaire à son bonheur. C'esl que
naturellement, en vertu de la constitution maté-
rielle de son corps, l'homme a des besoins limités,
pt que ces besoins, peu nombreux et peu exi-
geants, sont les seuls dont la satisfaction, d'une
part, demande peu do choses, et, d'autre part,
soit suivie d'un plaisir véritable. En augmentant
nolro confort, notro luxo, nous n'ajoutons rien h la
somme réelle do nos jouissances, ndus ne réus-
sissons qu'à nous porsuador faussement que
d'autres besoins nous pressont quo nos besoins
naturels; et comme ces besoins imaginaires, arti-
ficiels, no peuvent jamais aboutir a uno satisfac-
tion qui en soit lo terme, ils délorminenl en nous
là • EPICURE.

une inquiétude qui nous prive à jamais de goûter


la joie du repos. « Vous n'avez point dans vos
maisons, dit Lucrèco d'après son maître, des
figures de jeunes gens en or, tenant dans leur
«
main droite des torches enflammées, pour prodi
guer la lumière à vos festins nocturnes? On ne
voit point dans votre demeure l'éclat do..l'or et le
reflet do l'argent ; on n'entend pus l'écho de la;
lyre sous les vastes espaces do vos lambris dorés?
Qu'importe ; si vous pouvez avec vos amis vous
étendre sur lo frais guzon, près d'une source puro,
sous le feuillage d'un arbre élevé? Là, sans beau-
coup de frais, on upoisc agréablement sa faim,
surtout quand la saison sourit et que le printemps
sème do fleurs les vertes prairies. Et lu fièvre
brûlante quittcro-t-clle plus vite votre corpsj parce
qu'il s'agitera dans la pourpre et les broderies
précieuses, au lieu d'être gisunL sous la laine
grossière du plébéien? C'est donc pour notre
corps quelque chose do vuin que les trésors, la
naissanco et la majesté royale. »
Il y a deux voies pour atteindre le bonheur ;
l'uno courte et droite, l'autre pleine do détours et
indéfinie Par la première on atteint tout do suite
lo souverain bien; ceux-ci la suivent qui bornent
leurs désirs a leurs besoins essentiels. Quant a
ceux qui suivent l'autro voie, qui veulent atteindre
le bonheur on se laissant entraîner ù sa poursuite
"parla meulo toujours phis acharnée do leurs désirs
insatiables, ils sont destinés a le voir fuir a chuqtic
détour de la roule indéfinie, sur laquelle ils ont
eu l'imprudence do s'engager. « Épicure, dit Lu-
crèce, vit des hommes opulents, comblés d'hon-
INTRODUCTION. 17

ncurs et de gloire, fiers do la bonne renommée


do leurs enfants, et cependant il n'en trouva pas
un qui, dans lo for intérieur, no fût bourrelé d'an-
goisses, et dont la vio'no fût attristée par les vaines
plaintes d'un coeur souffrant. Alors il découvrit la
causo de tant de plaintes nmères et do reproches :
il comprit quo lo mal venuit de notro coeur mémo...
quo c'était un vaso mal clos et percé, qu'on ne
saurait jamais remplir. » Ce qui fait lo plus défaut
aux hommes, ce n'est donc pas l'art de satisfaire
leurs désirs, c'est plutôt l'art de les limiter; ce
n'est pas sur; les choses qu'il faut leur opprendro
a agir, c'est sur eux-mêmes. Leurs désirs sont
.indéfinis; c'est le signe qu'ils ne sont pas natu-
rels. Qu'importe que lo corps soit sain, si l'Ame
v : est malado ? Ce n'est donc pas du corps des hommes
qu'il faut so soucier, mois de leur Ame. Descartes,
qui croit quo l'Ame est uno substance immatérielle,
'déclaré que s'il est un moyen do rendre commu-
nément les hommes plus vertueux, c'est do mieux
satisfaire leurs besoins grAcc aux inventions mé-
caniques, do mieux conserver leur snnté grAcc a
la médecine, en un mot, d'agir sur leur corps.
Lo matêrinlislo Épicure assure, au contraire, que
les hommes no seront heureux que lorsqu'ils pra-
tiqueront l'art do modérer leurs désirs,
Puisqu'il s'agit, pour rendre les hommes heu-

\ reux, do mettro uno borne a leurs désirs, la rcli-


gion s'offre pour cet office cl semble rendre inutile
la philosophie. La crainte des dieux parait fort
propro a modérer nos appétits excessifs : no croit-
on pas qu'ils sont les maîtres des événements de
co monde, cl qu'ils sont, eu outre, les justiciers
18 ' ÉPICURE.
.tout-puissants do l'aulro monde, où los émos, dit-
on, pénétront après In mort ?
Favorablo a la modération dos désirs, la reli-
gion doit copondanl ôlro rojoléo parco qu'elle ost
incompatible avec |o bonhour. Ce qui fait lo mal-,
hour des hommes, co n'ost pas seulement quo Jour
Amo est un abîme sans fond, dans lequel on n'aura
jamais fini do verser do nouveaux plaisirs; c'ost
quo col ablmo osl rompit do ténèbros ol hanté par
dos fantômos terrifiants. L'Immunité souflro d?un
double mal : la mulliplication dos bosoins et la
superstition. La roligion osl peut-ôtro un romèdô
au promjcr; mais ollo osl olle-mêmo la eaiiso dû
second. Tant quo les hommes s'imagineront quo.
les événements sont gouvernés par dos dieux,
mailros du bonheur ot du malheur dos mortels,
tanl qu'ils craindront la mort, ot croiront qu'une?,
partie d'eux-mêmes survit a leur corps 6t. so •

trouvo oxposôo aux pires avorïturos dans»i\ monde


inconnu, ils auront beau ôtro riches ot puissants,
ils auront beau ôtro modérés dans Jours désirs,
In pour d'avoir mécontonlé la divinité les pour-;
suivra <outo. leur vio, et empoisonnera lour.coiûH
« C'est un vain.avantôgo, dit Lucrèco,Jc|iie dti';;
voir des légions qui l'obéissant soulovor la pouS-rt
slôro dé la plaino et présenter à les you'x les ihiogps: *
d^o la guerro, avec leurs puissantes'réserves^ leiirVs
forte cavalerie; leurs rangs qui brillent soUs 1®^
armos;: leurs mouvements dhimês d'un TrnôrpU^
esprit; c'ost on vaîii qub tq vois los flottes sbJloVoife
l'écumei:d_d la nier dans leursvastes ôyôlutt^r^i: sï-i
tu no peux par cos roprôsontalions mbttré;\on
déroute los crainlos superstitieuses, 'et si ib^'tc^
INTRODUCTION, 19
reurs do la mort n'abandonnonl alors ton coeur
affranchi do sos inquiétudes. Non, tout cela n'est
qu'un jeu ot uno oomédio: los lorrèurs de l'Ame
humaino no croignont pas le fracas des armes, ni
les glaivos meurtriers ; biles séjournent hardiment
parmi les rois ol les puissants do la torro; elles ne
rodoutent pas l'éclat des couronnes d'or, ni la
splendeur dos étoffes de pourpre. Comment donc
poux-tu douter quo lo pouvoir do los conjurer soit
lo privllôgo do la scionco? »
C'ost parce quo la religion oxisto, quo la philo
spphibdoitbxistor, C'ost parce quo le gonro humain
glt écrasé sous lo despotismo dos dieux, quo h
philosbphiodoils'employorà lo rolover, a l'offron*
chhy a fairo évanouir par la purolumièro do la
raison los vains fantômes qui l'offraient, Voilà
pourquoi il faut prondro |a peine do so fairo uni*
tjiéorio do lu nnturo, so donvmdcr si les dieux gou-
vprnont lo mondo et si l'Aino ost immoriolle.
0o cos considérations so déduisont aisément les
divisions do la philosophie.
La fin do nos rochorchos étant do découvrir
comment nous do vous vivro, la partio essentielle
do la philosophio sera colle qui règle les moeurs,
^éthique. Mois pour quo nous puissions nous diri-
/|^rJa^ç assuranco dans la vio,, il faut quo nous
ifioiis connaissions nous-mêmes, quo nous sachions
Obrqli'psi ^notro corps .of surtout notre Amo, dqjis
^j^r^pport ils sont avec lo mondo et epUu-cLavcc
ï)^j}yprs l'éthique supposo uno thêorip do la na-
i;

îlUr^ Wcipl^ique. Nous rïp pourrons ^nfin.étu-^


$lriaYbc cprtitucl^cblto: physique qu'a la coridi-
i.ipjri;^ tioèsécièr lb moyen dp distinguer dans nb§

20 ' ÉPICURE,
jugomonls lo vrai du faux; lu patilo do la philoso-
phio qui traita du critorium do la vérité so nomme
canonique. Théoriquement, c'ost par collo-ci que
nous dovrions commoncer l'oxposê do la philosp-
phio d'Épicuro. Mais oncomprondra, croyons-nous,
plus facilement la canoniquo, si elle est. précédée
do la physiquo,
PHYSIQUE

PMXCIDES GKXÉnAUx,

permanence de l'être. — /tien ne se crée.


vrai,
S'il était en offot, qu'uno choso quclconquo
pût ôtro créée, o'ôst-a-diro sortir du néant, nous
no verrions pas la nnluro agir commo elle lo
fait ; n'importo quollo ospôco d'êtres pourrait
naltro indifféremment n'importe dans quel milieu ;
on. verrait do la mer sortir des hommes, do la
terre des poissons ou dos biseaux ; ni pour l'éclo-
slbn dos fleurs, ni pour la maturité do3 fruits
il n'y aurait do saison déterminéo; aucuno durêo
no serait oxigéo pour la croissance des corps : dos
enfants so transformeraient soudain en hommes,
Lo travail enfin serait inutile ; lo laboureur, qui
ouvre péniblement la terro pour y déposer la sc-
menco, sait bîon quo rien no naît do rion.
Rien ne se perd. Si l'anéantissement do quoi
quo co soit ôtail possiblo, on verrait les corps dis-
paraître soudain ot s'évanouir sans laisser do
traces; il est corlain quo l'eau qui tombe dispa-
raît dans la lerro ; mais elle n'est point perdue,
puisque aquclquo distance ello reparaît dans los
sources. No croyons donc poinl quo co qui dispa-
22 EPIOt'RK.
mit n nos sens, cesse absolument d'exister. Si
loutos los transformations dos choses ot dbs ôtrcs
étaient des destructions, l'univers évoluant sans
cesso, il y a longtemps quo tout serait détruit.
La permunonco do l'être, tollo est la vérité sur
laqucilo Épicure insiste au début do sa philosophie
Cet ôtro vérilablo, permanent, qui n'a pu ôtro créé,
et qui no serai jamais détruit, n'est rien d'abstrait ;
il est co qui lombo sous los sens, lo corps, la ma-
tière v
'
Pour bien saisir lo caractère do la philosophie
- d'Épicuro, il faut l'opposor a cello do Platon, Au
lieu d'attirer fout d'abord rtolro attention sur,lo
permanence do l'être, Platon nous invito a méditer
' sur l'inconsislnnce, la
fluidité do ce quo nous pre-
nons d'abord pour l'être, dos choses qui tombent
sous les sens. Lo commencounnt do }a philosophie
n'est pas pour lui lo commentaire do la parole do
Parménide : l'être est, mais celui do la formule
,
d'Iféraclito : tout s'écoulo, Platon sait bien que
l'ôtro vraiment digne do co mot, l'être, objet de la
penséo vérilablo, do la science, esl immuable,
qu'il n'a jamais commencé et qu'il ,110 cessera
jamuis d'être, mais il no veut pas lo recon*
naître dans co qui tombe sous les sens; co qui
nous est ainsi donné, loin do lui uppârnîtrb im* ;
muublo, lui semble ôtro lo changement, lo dovcriir '>v>-
môme. Il force ainsi la penséo û reconnaître qîib y ;

l'ôtro n'ostpasla matière, la chbsb, mais l'idéb. Le


propro do la doctrine qui lo
a reçu nom db mâle- ,v
rialismo esl do nier qu'il soit nécessaire, comme le
croient les partisans do la raison, do Qherchbr àiî-- ;!
leurs quo dans co (jui osl senti l'ôlro pbrmàhbnt; v
PHYSIQUE. 23
lo mutériulisto no veut pus que l'on dépouillo lo
mondo sonsiblo nu profit d'un mondo suprnsen-
siblo, ot toutos los rlchossos qu'un Platon renfermo
dans lo mondo des idées, il so l'ait fort do les
découvrir dans lo mondo des corps.
Si Épicuro posait sans démonstration et comme
unprincipo évident que rien noso perd, rien noso
créo, il serait inconséquent avec lui-même ; car il
reconnaîtrait qu'uno dos notions les plus indispen-
sables a touto théorie sur la naluro, celle de lu
pormanencodo l'ôtro, osl proclaméovraie par nous,
indépendamment do touto oxpôrionce, qu'oilo osl
penséo a priori, qu'oilo osl, commo lo disait poé-
tiquomont Platon, uno réminisconco, ou, solon.l'ox-
pression des modernes, une idéoinnéo; ii cesserait
d'ôtro .vrai dès lors quo tout ce quo possèdo notre
esprit est emprunté au monde des corps. Aussi
Épicuro prend-il soin do donner uno démonstration
du principe do substance, et une démonstration
oxpêrimentalo. Si nous savons" quo î'èlro osl éter-
nel, co n'est pas, commo le ponsaienl Purménide
et Platon, par suilo d'une intuition, d'une vuo intel-
lectuelle, c'est par une induction fondéo sur los
données des sens; lo principe quo rien no so perd,
rich no so crée n'osl qu'une hypothèse, mais une
hypolhèso qui s'appuio sur un nombro incalculable
d'expériences familières: on no peut s'empêcher
d'admirer ici avec quelle sûreté Épicuro ouvre la
Voio quo devaient suivre plus tard ïlumo et Stuail
MM,
L'univers ne oontlont que les corps et le
vide. — Qu'il y ait des corps, c'est co qui tombo
spus les s,0ns ; nous no sommes pas maîtres do
21 *
ÉPICURE.
sentir ici du rougo, la du noir; c'est donc quo cos
sonsations sont duos à unochosoqui faitimprpssion
sur nous; collo choso ost lo corps; la réalité des
corps est donc évidente
Il n'en est pas do mémo do la réalité du vido ; car
il no saurait fairo impression sur los sens. Il no
poul ôtro nlloint qu'indireelomont, par un raison-
nement, par.uno induction tiréo do co qui tombo
sous les sons. Si lo vido no tombo pas sous los sons,
lo mouvemont osl sonti; la moindro oxpérience
rend évident quo los corps so déplacent. Or lo vido
osl uno condition du mouvement. Pour qu'un corps
puisse so déplacor, en oflbt,Toxpérionco nous ap-
prond qu'il ost nécessaire quo la plnco soit libro
dovant lui. Si donc tout était plein, aucun mouve-
mont no pourrait so produire; commo il osl évident
quo lo mouvement existe, il osl co'rtnin que lo vide
oxisto. *'";•• *
Il y a donc uno naturo palpublo, résistunto, lo
corps, uno naturo impalpable, qui n'offro point de
résistance, lo lieu, l'ospaco vido ; hors do la, il n'y
a rion qu'on puisso suisir ni par aucuno sonsatlon,
ni par aucuno induction. Il n'oxiste donc point do
principo immatériel : si l'ômo, los dioux no sont pas -,
do purs néants,.co sont des corps.
Les oorps que nous voyons et touohons
>

sont composés de corps élémentaires, Invi-


sibles et indivisibles, appelés atomes. — Sup- '

posons quo chaquo objet ou ôtro visible soit,


pour ainsi diro, d'uno soulo pièco, formo un tout
continu, indivisiblo, chaquo fois qu'un être périt,
la sommo do l'ôtro so trouve diminuée Si la pro-
position premièroost vraie, si la sommo do l'ôtro
PlhSIQUË. 25
resto conslunte, il faut que les ôlres que nous
voyons a chnquo instant périr, les corps a lu dis-
purition desquels nous no cessons d'assister, soient
dos corps composés, ot quo l'anénnlisscment no
porto quo sur In mnnièro dont sont ugrégés on-
semblo les élémonts indestructibles, Pour quo lo
tout rosto constant, il faut, on effet, quo la destruc-
tion d'un corps soit compensée pur l'augmentation
d'un autro; co qui no peut so éoneovoir quo si l'on
admet quo la substanco'do chaque corps est faite
do particules trop fines pour être nporçuos do nos
sens, quo cos pfireelles sont duns un mouvement
perpétuel, do tcl'lo mnnièro quo co qu'elles uban-
donnonl paroisso s'anéantir, co qu'elles viennent
grossirpurnisso surgira l'existence Ainsi créations,
destructions n'auront lieu qu'on apparence; en
réalité, il n'y aura quo déplacement de particules
imperceptibles. L'hypothèso des ntomos estlo seul
moyen do comprendre comment il peut so fuiro A
la fois qu'aucun èlro fini, ni homme, ni animal, ni
plante, ni pierre, ni monde, no soit perpétuel et que
cependant l'univers dans son ensemble no perde
pas unepnrcello do la réalité qui lo constitue. Ilérn-
Hilo a raison : tout périt : cela esl vrai dos corps
composés. Mais Parménide aussi a raison : tout so
conserve, cela ost vrai des corps primitifs.
On comprend aisément pourquoi il Ost nécessaire
que les corps élémentaires ne deviennent sensibles
qu'enmasso,maisqub.chacund'eux, pris isolément,
échappe par sa pctilesso a nos sens, n la vue aussi
bien qu'au touchor. C'ost quo rien do co qui osl
sonti n'est immuablo, cl quo si Épicuro commet-
tait l'imprudpnco do soumettro a nos sons la sub-
'.'..-, .ItE.\,\ïtT. r- fificure. 2
-iÙ EPICURE.
slnneo êlômontairo, on aurait bientôt fait do lui
montrer des altérations dans col ôtro prétondu
permanent. Pour lo snuvor do la destruction, il
faut donc qu'il lo rclèguo hors do co qui'cons-
titue proprement lo monde sensible, dans cotto
région obscuro quo n'éclaire point directement la
sensation, et qui n'osl exploréo quo par l'in-
duction.
Pourquoi faut-il maintenant quo les corps êlô-.
inentnires soiont indivisibles, soionl des utomes?
Épicuro no peut pas admettre quo lu matièro soit
ilivisiblo a l'infini; si, en offot,il n'y avait pas d'élé-
monls indôcomposublos, rion no serait pormanpnl,
et ^proposition premièro serait contredite Sup
posonsquo la division do la matièro aille ù l'infini,
un corps serait composé d'autres corps, qui, a leur
tour, seraient composés; ces derniers no seraient
qu'un agrégat divisible do corps plus petits, qui a
leur tour no seraient qu'un nssemblago cl ainsi db
suite; do sorto qu'il n'y aurait pas d'éléments ;
4'haquo chose no sorait quo composition, assem-
blage; en définitive, il n'y'aurait rien. Il faut donc
udmollro quo la division de lu matière s'urrôto
quoique part, et qu'il y a des corpusculesétendus,
qui, ne pouvant subir aucun partage, aucuno dimi-
nution, passent intacts à travers toutes los trans-
formations possibles.
Ainsi les atomes, tout en étant plus potitsquo//
touteo quo nous pouvons percevoir, que les grains
de poussière, par /exemple, que nous voyons^vol-
tiger dans un rayon do soleil, pénétrant dahs une
ehambro obscuro, no sont pas cependant' do
dimensions nulles et no so réduisent pas a dos "
PHYSIQUE. 27

points : lo point ost uno notion géomêtriquo, ot, '


commo toutes los notions géométriques, uno
notion fausso. Un point n'a pas do réalité; nous
n'avons jamais perçu do points : lotit co que
nous porcovons a quolquo dimension. Sans doute
aucun corps do l'ordro do grandeur dos atomos
n'est jamais tombé diroctomont sous nos sons;
e'ost néanmoins sur le modèlo dos corps qui tom-
bent sous nos sons quo npus devons nous figurer
los atomos, e'ost-o-diro avec des dimonsions qui,
tout en étant insonsibles, puissent être ima-
ginéos. i

Si l'on eût fait A Épicuro cotto objection qui


. . .

>:!.hta l'esprit do tous coux qui étudient su doc-


trine, a savoir qu'il y a contradiction A soutenir
d'un côté quo los corps simples sont indivisibles,
et do l'aulro qu'ils sont étondus, c'osl-A-diro qu'ils
ont dos partios diversement situées les unos par
rapport aux autres, il est probublo qu'il no so
fût guôro ému, ot qu'il oui répondu simplement
quo c'est s'omburrussor d'uno difficulté vnino,
d'uno difficulté do logicien. N'osl-co pns, on effot, j*
oublier.quo la naturo des choses n'a pas o so plier
h nos idèos, h nos oxigencos intellectuelles, et quo
e'ost au contraire a notro esprit do sb conformer
h la réalité? Il a été démontré quo cotto théorie
sur los atomes est indispensable a r'oxplicntion du
fait lo plus constant do notre oxpérienco, la per-
manence do la matiôr/j : d'où la raison tircrait-clle
db quoi la condamner, ollo qiii Joui entière dérive
des sons? Diro que los atomes sont divisibles
parceT qu'ils ont quolquo étenduo, c'est procéder
tl priori, c'est raisonner oil géomètre Sans doulo,
28 RPIcntE.
A propos de toute étonduo, si petite qu'oilo soit,

nous pouvons on imaginer uno division possiblo;


mais do quel droit on conclure (pie cclto division
possiblo nbslruitomont soit possiblo naturelle-
ment, ot dovionno jamais uno division réello,
lorsque touto nolro expérionco nous montre qu'il
y a des corps ot quo la matièro qui les constitue
rosto permanonlo? So fier a la raison au point do
no pus tenir compto dos donnéos des sons, c'est,
au fond, tomber dans uno orreur somblablo h cello
des théologiens : car e'ost s'obstiner a croiro quo
l'esprit humain est le contre do l'univers,- quo los
choses s'ordonnent suivant sos oxigencos, et quo
la naturo gravito autour do lui. Admettre l'oxis-
tonco dos atomes ost du rosto lo seul moyen d'éli-
minor do l'Univers touto penséo directrico, touto
intervention providentielle et do recouvrer./par'
suito la tranquillité d'osprit. Lo repos do l'àmo esl
un bien trop précieux pour qu'on hôsito à l'ache-
ter, serait-ce au prix do quelque inconséquence.
L'univers est infini : l'espace s'étend à
l'infini, le nombre des atomes est infini.—
Prosquo tous les philosophes anciens admettaient
que l'univors ost borné; ils lo concevaient pour
la plupart commo uno sphôro régulière Infinité
leur paraissait synonyme d'imperfection ; fini,
s'phôriquc, lo mondo leur somblait plus beau
qu'illimité cl dépourvu do formo géométrique.
Épicuro ost, avec son malli;o Démocrito, lo seul
penseur do l'antiquité, qui nit proclamé l'infinité
do l'univers.
Assurément aucuno oxpêricnço no peut décidor
la quoslion do savoir si l'univers, le tout dés
PHYSIQUE. su
«hosos, ost fini ou infini : forco nous est ici oncoro
île fairo des conjectures, autrement dit, do nous
en romottro a la raison. Mais ces conjecturos sur
co qui no comporto pas l'évidonco sonsiblo no doi-
vont pas ôtro faites d'après une mnuvniso méthode,
e'ost-a-diro d'oprôs nos idées do beauté, on. défi-
nitive d'après nos préféroncos personnelles; ollos
doivont so conformer aux faits do l'oxpêrionco, Or
toutes les fois quo nous porcovons un objot fini,
cot objet so trouvo encadré pur d'autros corps qui
lo limitent; ceux-ci a lour tour no sont finis quo
parce qu'au doja do rétondub qu'ils occupont
s'êtond un nutro ospuco occupé par do nouveaux
corps, et ainsi do suite Jamais il no nous ost
arrivé do rencontrer roxtrômitô do l'ospace Pour-
quoi dès lors supposor que cottp oxtrémitô oxislo
quelque part dans l'univers, à une distance plus
ou moins grande de nous? Aucun fait n'autorise
uno scmblahlo induction. Toulçs nos oxpériences
au contraire nous habituent h élendro après uno
étendue uno aulro étenduo qui l'onveloppo, ot
après ccllo-ci uno nutro, ot ainsi do suite sans fin
Concluons donc que lo tout, l'univers est infini,
sans oublier qu'il n'y a pas la une oxigenco à
priori do notro esprit, uno oxigenco rationnelle,
mais uno induction fondée à posteriori sur notre
expérienco constante, uno oxigenco dos choses.
L'univers étant infini, il faut que l'espace vide
soit infini on même temps que lo nombre des
atomos. L'infinité d'un dos deux éléments du tout
entraîne, crt effot, l'infinité do l'autre Si, la ma-
tière étant infinie, l'espace était fini, elle ne pour-
rait pas s'ôtendro dans un univers trop étroit pour
30 EPICURE.
elle. Si, nu conlrniro, l'ospaco étant infini, lo nom-
bre dos atomes restait fini, ceux-ci, flottant dans
l'amplo sein do la naturo, s'y perdraient, ne se
rencontreraient jamais et no donneraient nais-
sanco a aucun corps composé, porcoptible : co qui
est contraire A l'oxpérionce
Pour atteindre ainsi, doux cents ans avant notro
èro, la concoption moderne do l'univers, pour
briser los limites étroitos dans lesquelles la tradi-
dition philosophique enfermait lu réalité, Épicure
n'a pas besoin do lunottes astronomiques ni de
léloscopcs ; los faits les plus fnmiliors do l'oxpô-
rionco communo sont un point d'appui suffisant a
la penséo du phiiosopho.
L'univers infini no snurnit avoir décentre; par
conséquent la torro, aveo lout co qui, d'après la
science rudimentairo dq l'époque, s'y rattache, avec
les planètes, le soleil, ot mémo los étoiles visibles,
ne forme qu'un dos systèmes, un dos .mondes in-
nombrables qui pcuplonl l'immensité. Au lieu
«l'occuper le centro d'uno sphôro limitée, l'homme
n'esl plus qu'un êtro imperceptible jeté, selon
Poxpression do Pascal, dans un canton do la nature
Comment croire dès lors que tout ce qui existe
n'ait été fait quo pour lui permetljo do vivro et do
so développer ot qu'ainsi l'infini n'oxisto quo pour
lo fini? Quo dovient, A la lumiôro do cette nouvelle
dôcouverto d'Épicuro, l'antique croyance a la
Providenco, a la finalité? Mémo on supposant quo
ce monde terrestre existe seul, on comprend dif-
ficilement quo les dieux puissent surveiller; et
diriger tous los événements qui s'y accomplissent.
Mais voici quo co monde n'oxisto pas soûl. Avec
PHYSIQUE. 31
celui-ci les dieux ne suffisaient pus A leur lAcho,
quo vont-ils devonir on présonce du nombro infini
dos mondes dont Épicure leur impose le gouver-
nement? Il esl manifosto qu'ils no pcuvont quo
reculer devant l'énormitô do la bosogne, Convain-
quons-nous donc quo, no pouvant agir partout A lu
fois, ils abandonnent tous los mondes, y compris lo
nôtro, au jou dos lois naturelles et do l'avougle
fortune.
Les seules qualités des atomes sont la
solidité, la figure et le poids. Les autres qua-
lités, froid, ohaleur, oouleur, sonorité, odeur,
saveur ne sont qu'en nous. — Considérés en
bux-mômos, indépendamment de leurs rapports
les uns avec los outres, los atomos doivont être
immuables. Si on leur attribuo dos propriétés
périssables, ils deviendront, commo los corps
composés, sujets à la destruction, et il no subsis-
tera plus rien do permanent :t c'est sur eux quo
reposo lo salut do l'univers.
Allons-nous donc leur attribuor lo froid ot lu
chalour? Mais il ost manifosto quo ce sont IA dos
états fugitifs dos corps, qui passent h chaquo ins-
tant du chaud au froid, du froid au chaud. La
sonorité, l'odeur et la saveur, loin d'ôlro dos pro-
priétés constantes, n'nppartionnont mémo pas A,
lous les objets,. Il,somblo quo toutes los chosos
soient rovôtùos do couleur et que nous devions
supposer par suite quo les corps premiers sont
eux-mêmes toints dos nuances visibles dans les
corps composés. Il n'en peut ôtro ainsi parco que
les couleurs sont changeantes : sans rien perdre
do la matièro qui la constitue, sans recovoir non
33 * ÉPlCL'HË.
plus l'addition d'aucune matièro nouvello, la vogue
qui déferle passe du vert sombre au blanc écla-
tant ; lo cou do la colombe, la queue du paon, au
moment mémo où l'animal fait un mouvement et
reçoit d'une manièro nouvello los rayons lumi-
neux, présentent los nuances los plus diverses,
passent en un clin d'ccil du vert au rouge ou au
yiolet. C'est donc quo la couleur, commo les
autres qualités sensibles énumérées plus haut,
n'appartiennent pas aux choses en elles-mêmes,
mais résulte d'un arrangement, d'une disposition
des atomes qui sont incolores, comme ils sont
dépourvus, quand on les considère A part les uns
dos autres, do froid et do chaud, do sonorité,
d'odeur et do saveur.
Quelles sont donc les qualités qui appartiennent
en propre aux atomes? Co sont celles quo perçoit
lo toucher. La solidité, d'abord, qui est telle
qu'aucun choc, si violent qu'il soit, ne peut entamer
un atome, et quo les corps premiers subissent
sans se laisser détruire les pressions los plus
fortes ; elle est uno conséqueneo do leur indivi-
sibilité.
Chaquo atome possède ensuite uno figure invn*
liablo, puisque chacun doit A la fois ôtro étendu
et indestructible Si les atomes n'avaient pas do
figures déterminées, ils pourraient so déformer
indéfiniment, ils so composeraient entre eux selon
des modes incessamment nouveaux, et ces varia-
lions dans los assemblages dos corps composants '
so traduiraient par dos variations continuelles
duns les propriétés sensibles des corps composés;
ceux-ci n'auraient plus de nature fïxo, cl rien do
PHYSIQUE. 33
constant n'apparaîtrait plus dans l'univers. Il est
vrai quo les différentes espèces do corps ont des
propriétés différentes; à un examen approfondi,
il appâtait même qu'il n'y a pas dans la nature
deux corps identiques; mais chaquo corps du
moins a des propriétés défini'sables : la constance
dans les propriétés suppose quo les atomc3 se com-
posent entre eux d'une manière stable, que par
suito la ligure de chacun reste immuable. Pour
rendre compte de la-variété des êtres naturels, il
faut admettre «pie les figures que peuvent revêtir
les atomes sont fort nombreuses : des atomes sont
cubiques, d'autres sphériques, d'autres en forme
d'ellipses; certains sont lisses, d'autres ont des
aspérités et sont crochus. Mois les figures adoptées
pur les atomos ne sont pas en nombre infini : car
leurs dimensions ne peuvent pas dépasser un maxi-
mum, au-dessus duquel ils deviendraient percep-
tibles; et il y a des figures tellement complexes
quo seuls des corps trop grands pour êtro des
atomes pourraient les adopter. « Si l'on prend, en
effet, dit Lucrèce (liv. II, v.483 sqq.), un seul atome
d'uno pctilesso conslanlo, la variété des figures
qu'il peut recevoir est limitée. Supposez quo les
corps premiers, en poussant la division au der-
nier degré, se composent de trois parties ou un peu
plus; essayez do toutes les dispositions dont
toutes les parties d'un seul atome sont susceptibles,
on les faisant passer du bas en liant, de la gauchi;
A la droite; après avoir épuisé toutes les ligures
quo ce corps peut prendre, si vous cherchez u les
varier encore, il y faudra joindre de nouvelles par-
ties; et successivement, par la même raison, plus
34 ' ÉPICURE.
tu voudras augmenter la variété des figures, plus
l'arrangement exigera de parties. Ainsi l'accrois-
sement de la masse suit la nouveauté dos formes. »
Co texte semble indiquer quo les Épicuriens ne
concevaient même pas la divisibilité mathématique*
do l'étendue A l'infini; c'est ainsi seulement qu'on
peut comprendre qu'Épicuro ait pu soutenir quo la
formo d'une figure dépendait do ses dimonsions
absolues : on ne saurait pousser plus loin le mépris
de la géométrie.
Lonombro des atomes étant infini, ot le nombre
des figures étant fini, il faut nécessairement qu'il
y ait un nombre infini d'atomes do chaquo figure.
Solides, figurés, les atomes sont encore pesants.
Lu'pesanteur est, en effet, une propriété qjui
appartient à tous los corps. 11 ne faut pas quo les
-apparences nous égarent. Sans douto, nous voyons
la fumée, la flamme s'élever dans l'air, mais* nous
voyons aussi le liôgo ou lo morceau do bois que
nous enfonçons dans l'eau, rebondir, aussitôt que
nous les lâchons, jusqu'à h surface nous no dirons
pas cependant que par nature le liège ou le bois
sont légers, c'osl-A-dire dépourvus do pesanteur.
Le fait s'explique parce quo lu substance do l'eau,
formée d'un groupement plus serré d'atomes, est
plus dense quo colle du bois ; occupant lo fond du
,vaso, l'eau en chasso lo corps plongé qui est moins
donse, mais qui, s'il ne rencontrait pas cet obsla-
clo, ne manquerait pas do tomber. C'est pour lu
mémo raison, parce qu'elles sont moins denses
quo l'air, que la flamme et la fumée s'élèvent dans
l'atmosphère Si nous pouvions opérer dans lo
vido, nous constaterions qu'il n'y a'pas, commo le»
PHYSIQUE. 3b
•croyait Arïstotc, des corps légers qui, pur nature,
tendent vers le haut, des corps lourds qui, par
nature, tendent vers lo bas. Dans los éléments de
l'univers, il n'y a aucuno préférence, aucuno in-
tention, aucun désir, aucune horreur, aucun.des
sentiments humains. Tous obéissent A la môme
nécessité qui les emporte vers le bas; seulement
il y a concurrence entre eux, et il est naturel quo
•ceux qui forment par leur groupement serré des
corps plus denses, repoussent vers le haut ceux
qui constituent des corps plus subtils.
Comme il n'oxisto dans la naturo entiôro quo les
atomes et le vide, et que les atomes n'ont pus
d'autres propriétés quo la solidité, la figure et le
poids, ce quo nous appelons les propriétés sen-
sibles n'oxisto quo par rapport A nous et n'a au-
cuno réalité en dehors do nous. Cette doctrine de
la relativité des qualités sensibles est celle môme
qu'au début do la philosophie moderne Descartos
proclame,-et quo de nos jours la science positive
vérifia A propos do toutes les forces physiques cl
chimiques. Pour celle-ci non plus la chaleur ou la
lumière comme telles, le son conlmo tel, n'existent
pas en dehors de nous ; lo phénomène réel signalé
A notre conscience par ces apparences subjectives
n'a rien do commun avec ce qu'éprouvent noire
sens visuel, notre sens auditif ou notre sensibilité
thermique; il consiste en des mouvements dans
Vêtonduo. 11 y a sans doute line raison proronde qui
pousse la physique et la chimie A éliminer de lu
nature les qualités sensibles pour n'y laisser sub-
sister que des mouvements mesurables. Cette rai-
son, Épicure, guidé par Démocrilc, l'a aperçue et
36 ÊPICL'HË.

nettement exprimée. C'est que les qualités sen-


sibles, étant hétérogènes les unes aux autres, ne
peuvent so modifier qu'en se détruisant les unes les
autres. En effet, quand le blanc a succédé au vert
dans la vague qui se brise, il ne subsiste plus rien de
lu qualité primitivement perçue ; la nouvelle qualité
qui a pris sa place ne lui ressemble en rien, de
sorte qu'on so trouve avoir assisté A un anéantis-
sement et A uno création. Or cela seul existe en
dehors de nous qui est permanent ; il n'est donc
pas possiblo quo les couleurs, sons, odeurs, etc.,
qui sont des étals fugitifs, existent en dehors dp
nous. Le changement qualitatif est inintclli-
giblo; le seul changement qui no soit pas une
simple destruction, suivio d'une véritable création,
esl lo changement do lieu, lo déplacement, le
mouvement, purco qu'il nous permet de suivre un.
mémo corps dans ses positions successives. La
seule théorie de la nature, par suite, qui nous fasse
saisir un objet, uno matière, réellement indépen-
dante do notre esprit, existant en soi, est celle qui
nous montre dans tous les phénomènes naturels
le déplacement d'éléments en eux-mêmes inva-
riables ; la seule théorie matérialiste qui soit pos-
sible est uno théorie méenniste de la nature.
Épicuro ot Dpscartes sont d'accord pour soutenir
que les qualités sensibles sont relatives aux orga-
nismes des ôtres vivants; mais s'ils soutiennent la
môme thèse, co n'est point dans lo môme esprit. Les
qualités premières, selon Doscarlos, sont .reten-
due et lo mouvement, Épicuro y njoulo la durcie
et le poids. Cos deux qualités sont des variétés de
la résistance, puisquo lo corps dur est celui qu'uu-
PHYSIQUE. !37
cune forro musculaire no parvient A briser, le corps
lourd celui que nous avons peine A transporter do
bas en haut. La résistance est relative A un de nos
sens, le toucher. C'en esl assez pour quo Descartes
la range parmi les qualités secondes, parmi celles
qui n'cxislont que pur rapport A nous. L'étendue,
au contraire, lui parait appartenir aux corps en
soi, parce qu'aucun sens no rions la fait connaître
et qu'elle esl uno idée innée A l'entendement. Si
A la pesanteur cl A la dureté Épicure ajoute comme
'propriété primitive des corps premiers lu figure,
c'est que la figure étendue est, selon lui, uno sen-
sation du toucher. No nous y trompons pas, en
effet; il regarde comme subjectives les qualités
saisies parla vue, l'ouïe, lo goût et l'odorat, mais ce
,
n'est point qu'il renonce au sensualisme et tienne
les sens en suspicion. Il refuse d'admettre qu'il y
uit des idées innées, quo lu raison ail un contenu
qui lui soit propre; ce n'est pas A elle qu'il demande
la révélation des attributs essentiels do la matière,
c'est A un sens, le plus sûr de tous, un loucher.
Cette différence entre Épicure cl Désenfles est de
grande conséquence. Eu prouvant que tous les
phênomènos de la nature so réduisent A des mou-
vements dans l'étendue, Dcscnrtes no croit pas
compromettre l'existence indépendante de lu pen-
sée; il entend même l'établir d'uno manière incon-
testable, puisque si lo mécanismo caché sous les
apparences sensibles nous esl révélé, c'est que nous
avons dos idées innées cl que noire raison est indé-
pendante des sensations. Épicure, au contraire, en
supposant derrière le rideau des qualités sensibles
les atomes insaisissables aux sens, prétend ruiner
HKNAI'I.T.

Épicure. 3
38 EPICURE.
la réalité do la pensée commo principe indépendant,
/ parce que cet atome, tel qu'il lo définit, n'ost pas un
;
produit, une conception do la raison, et (pie, si
\ parndoxulo quo colle proposition paraisse, co sont
: encore les sens qui, selon lui, nous révèlent l'in-
sensible.
Les atomes se meuvent perpétuellement.
Leur mouvement est dû à trois causes :
la pesanteur, la déclinaison, les ohoes. — Lo
tout comprond les atomes et le vido : tels sont les.
éléments des choses. Mais les éléments no sont
pas les choses ; immobiles, ces atomes resteront
f écartés los uns des autres et no constitueront
aucun objet perceptible. Comment cette nuée im-
pujpablc, invisible, s'est-elle condensée en corps
solides, liquides, gnzeux, ignés ? Comment les
utomes se sont-ils associés les uns avec les uulres
pour former les mondes innombrables'do l'uni-
vers?
Évidemment, la cause du rapprochementet dp la
cohésion des atomes n'est autre quo |o mouve-
ment. Mais quelle est la naluru do ce mouvement
et quelle en est l'origine?
Celle question, Dômocrilc ne so l'était pus
posée; il s'était contenté do dire qu'un mouve-
ment a pour cause un 'nutro mouvement, celui-ci
un autre et ainsi do suite indéfiniment. Épicuro
entend trouver un premier mouvement, tin com-
mencement absolu. Démocrite s'était comporté en
savant; Épicure spécule en métaphysicien. On a
'prétendu quo celte modification A la doctrine do
Démocrile était duo A l'influence d'Aristolc, qui, le
premier, aurait nullement posé In nécessité doi
PHYSIQUE. 39
s'arrêter dans la régression de causo en cause,"et*
de trouver lo premier moteur. Mais on comprend
mieux, scmblc-t-il, la préoccupation d'Épicure,
quand on so rappelle quo les nommes qu'il veut
convaincra sont ceux qui sont attachés A la reli-
gion, cl quo le propre d'un esprit religieux est de
désirer que les choses aient uno. première origine;
durts son zôlo pour détruiro lu superstition, Épi-
cure so garde bien de contrarier cotte exigence;
il y satisfait on fournissant A la curiosité de ceux
qu'il veut convertir une cuuso première autro que
la divinité. ;
Celte cause première est double : c'est d'une
part la pesanteur, de Peintre la déclinnison.
;
En vertu do lu pesanteur, tous les atomes se
dirigent de haut en bas; commo l'espuce est infini,
leur mouvement dons cette direction ne prendra'
pas de fin. La pesanteur, en effet, ne doil pas être
conçuo comme un mouvement vers un centre;
dans l'univers il n'y a pus de contre, cl dans la
matière il n'y a rien qui ressemble A une affinité,
à une nttraction. Qu'on ne dise point non plus que
la notion do haut et de bas ne signifie rien appli-
quée A l'univers infini ; quand même ce qui, pur
rapport A nous, esl supérieur, toucherait une infi-
nité de fois les pieds de ceux qui sont au-dessus
de nous, et quand môme co qui pari-apport A nous
est inférieur toucherait lu lête do ceux qui sont
au-dessous de nous, il n'en serait pus moins vrai
qu'il y a deux directions opposées, et quo tous les
corps fuient l'uno de ces directions pour suivre
l'autre
Si la pesanteur suffil A expliquer l'origine du
40 ÉPICURE.

mouvement, elle no suffit pas A rendre compte de


co mouvement particulier d'où sont sortis les
mondes. En effet, elle mettra bien tous les atomes
en mouvement, mais comme elle dirigera chacun
d'eux vers lo bas, ils suivront des lignes paral-
lèles et ne se rencontreront pas. On no peut pas
admettre non plus que les rencontres indispen-
sables A In formation des corps composés soient
dues A la chute plus rapide des corps plus lourds;
car dans le vide, qui n'oppose aucune résistance
au mouvement, tous les corps tombent également
vile
Puisque les corps so sont formés, il faut bien
qu'une cause perturbatrice se soit produite Épi-
curo ne peut assurément pas admettre que cette
cause soit la « chiquenaude » d'un dieu. Les
mondes sont l'oeuvre des seuls atomes. C'est donc
en eux que résidé la force qui va les faire dévier
de la verlicale et, en les précipitant les uns sur les
autres, déterminer la formation des corps co'm*
posés. Sans se soucier de la raillerie des doctes,
Épicure ne craint pas d'affirmer, qu'outre la pesan-
teur, les atomes possèdent le pouvoir de s'infléchir
légèrement hors de la route que la nécessité leur
trace Celte déviation est un effet sans cause ; Épi-
curo ne le nie pas, mais pour se faire pardonner
cette infraction nu principe de causalité, il consent
A co que In déviation soit aussi petite quo l'on
voudra.
Encore une fols, lu logique cl lu rigueur ne
sont pas son affaire ; il n'a pas plus la superstition
delà vérité que celle «les dieux. L'hypothèso de la
déclinaison lui est commode'pour expliquer, sans:
^
PHYSIQUE, 41
l'aide d'aucun'dieu, la formation des choses, peu
lui importe qu'elle choquo légèrement lu raison.
N'oublions pus du reste, que pour des sensualistes,
comme Épicure ouStuart Mill, le principe de cau-
salité n'a pus uno videur absolue. Comme les prin-
cipes do non-contradiction ou de substunco, il est
uno induction, qui n pour origine l'expérience.
Celte induction se vérifie le plus souvent; rien
u'ompôchc qu'elle coinporto quelques exceptions.
Si Slunrt Mill reconnull quo lo monde qui nous
entoure est soumis nu principe de causalité, il
n'affirme pas qu'il s'y conformera toujours, et il
admet quo des mondes très éloignés puissent s'y
soustraire. Épicure n'en demunde pus tant ; la
faible déclinaison des atomes n'est pas capable de
bouleverser l'ordre des phénomènes naturels ; et
«l'un autre côté, elle présente de tels avantages
pour le sage, qu'il aurait bien tort, par égard pour
un prétendu principe, de se priver de celte bienfai-
sante hypothèse. Par elle, en effet, non seulement
il écarto la Providence de l'origine des mondes,
mais encore il supprime la futulitê. Échapper A la
craiulo dos dieux esl bien; mais qu'y gagne-t-on,
si on ne peut le faire qu'en tombant dans une nuire
servitude, sous l'empire plus lyrunnique encore de
la nécessité? Quo nous craignions la colère cl la
vengeance d'un dieu, ou que nous prévoyions
l'issue fatale d'uno maladie ou d'un événement
menaçant, notre inquiétude, notre désespoir seront
aussi grands. La religion n'est pas un tyran plus
despotique quo la science. Encore la superstition
laisse-l-elle place A l'espérance : si terrible soit-
il, un dieu peut être louché par des prières
>
42 ÉPICURE.
et des sacrifices. Aveugle et muetto, l'insensiblo et
implacable nécessité ost autrement redoutable
pour notre bonheur : auprès d'el.lo nous n'avons
aucun recours. L'hypothèse do la déclinaison a le
méritp de nous guérir de cette dernière crainte,
comme de la première En effet, co pouvoir de
décliner, dont les atomes so sont servis au moment
de la formation des mondes, ils no l'ont point
épuisé et ne cessent d'en user. Lors donc que
toutes les conditions d'un événement redouté
nous paraissent réunies, et que l'ôvénempnt nous
semblo inévitable, nous pouvons toujours nous
garder du désespoir en comptant que la déclinnison
so produira on notre faveur. Si l'événement malheu-
reux a lieu néanmoins, lu doctrine de In déclinaison
nous nurn toujours valu quelques instants d'espoir.
En tout cas, elle rçnd A l'humanité un grand service
en coupant court A toute prétention do deviner
l'avenir. Enfin les atomes qui composent noire
Ame possèdent comme tous les autres le pouvoir
de décliner ; e'ost ainsi quo nous nous sentons
libres do nous mouvoir ou de rester en repos, et,
si nous décidons do nous mouvoir, de choisir la
direction de nos mouvements; bn outre, ce qui
ost peut-être plus précieux encore, nous nous
sentons libres d'évoquer telle image, de chasser
telle autre de notre consclonco; co libre arbitre
nous permet de nous évader do nos passions, de
nos habitudes, do notre tempérament. Co précieux
élément de bonheur, c'est A la doctrine do lu décli-
naison que nous en sommes redevables.
Nullo part «Ions lo système, d'Êpicure ne se
marque mieux le mépris qu'il avait île toute 1
PHYSIQUE. 43
théorie, do toute vérité. A ses yeux, lu spécufution
n'a pas do valeur par elle-même ; elle n'ost qu'un
moyon d'assurer lo bonheur aux pauvres êtres
éphémères quo nous sommes ; tout co qui ost de
nature h troubler ce bonheur, il no faut pas hésiter
A le nier commo faux, A proclamer vraio, nu con-
traire, touto opinion qui peut assuror notre paix.
Grôco A la déclinaison, los atomes, qui tombaient
purallèlempnt les uns aux autres, avec uno égale
vitesse, commo des gouttes do pluie, vont so ron-
contrer, so choquer les uns les autres : Épicuro se
trouve désorniais en possession do tous les prin-
cipes dont il a' besoin pour oxpliquer la formation
des mondes, et la production dos principaux phé-
nomènes qui s'y accomplissent.

11

roilMATION DK9 MOXDKS ET ES' l'AnTlCULII*!» DU


MONDE TEnnBsrnK. TitréoniK DES MifrfconEs.

Formation des monde3. — Les hommes


s'étonnent que le mondo existe ; ils sont impuis-
sants A trouver do co fait aucuno explication
nalurollo ; aussi eu cherchent-ils la cause dans
l'action d'êtres mystérieux et merveilleux, les
dieux. La vraio manière d'anéantir lu crainto des
dieux est de fournir A l'esprit des hommes une
explication naturelle de l'existence du monde
Qu'il existe des choses, des corps, uno matière,
rien n'est,plus aisé A. comprendre; il n'est point
44 EPtCUtIK.
nécessaire do faire uppcl A une prétendue création ;
il suffit de se rappeler que. In matière est perma-
nente, éternelle''
Est-ce donc le mouvement de In mutiôre, qui
nous tiendra en suspens et nous fera soupçonner
quelquemystère"inquiétant? Mais le mouvement
n'a rien qui doive nous étonner, puisqu'il s'explique
bien simplement par deux causes dont nous avons
l'expérience A chaque instant du jour: d'uno part,
la pesanteur, que nous sommes habitués A retrouver
igissunlc sur tous les corps que nous manions,
*ur les membres mêmes de notre propre corps ;
d'autre part, la déclinaison, avec laquelle notre
conscience intime nous familiarise A chacun de nos
mouvements,-A chacune do nos pensées.
Mais il y a dans la notion que nous avons du
monde, autre chose que celle de matière:et
celle de mouvement. Mondo s'oppose A cluios. Lu
mutiôre en mouvement peut bien expliquer l'exis-
tence d'un chaos, où, selon l'expression d'Anaxa-
gore, tout est dans tout. Mais dans ce que nous
appelons le monde, il n'y a pas de désordre ; chaque
corps a des propriétés, une naturo déterminée, les
corps semblables sont réunis dans lu môme région
do l'espace, en haut les astres, au-dessous l'air ;
les eaux sont rassemblées dans les creux de la
terre; de vastes mouvements périodiques s'accom-
plissent régulièrement; les révolutions des astres,
los marées, les saisons se succèdent d'une manière
rythmée, harmonieuse; Ace spectacle, nous 1res»
saillons d'une émotion religieuse ; ces mouvements
si vastes, qui s'accomplissent toujours dans le
mémo ordre, comme s'ils obéissaient A quoique
PHYSIQUE. 45
loi inconnue, nous semblent être les signes par
lesquels une intelligence semblable.A lu nôtre,
mais toute-puissante^ nous avertit de sa présence
redoutable; en devinant l'existence de cette pensée
mystérieuse, nous nous sentons pénétrés a.la fois
do joie et de terreur, et c'en est fait de notre assu-
rance, de notre tranquillité ; nous nous croyions
seuls dans lo monde; le voisinage de ce compa-
gnon ênigmatiqub appelé Dieiij nous trouble et
nous inquiète .
Avec une indulgence qui ne se lasso pas, Épicuro
. .

entreprend encore de nous rassurer : l'homme


dans son ignorance n'est-il pas comme l'enfant dans
les ténèbres qui s'épouvante et craint toutes sortes
de fantômes? Ce n'est plus maintenant l'existence
des corps et du mouvement qui nous émeut, c'est
l'harmonie, la beauté du monde Épicure va nous
en rendre compte de la manière la plus naturelle
Écartons tout d'abord une hypothèse ridicule :
.nous no pouvons assurément pas admettre que
les éléments se soient concertés, oient délibéré
entre eux pour prendre enfin la résolution de se
grouper et de se mouvoir dans un ordre déterminé.
11 n'y a uucuno conscienco, aucuno intelligence
-

dans les atomes: s'ils se meuvent, c'est par suite


d'une contrainte extérieure (chocs), ou par une
nécessité interno (pesanteur), ou enfin 'spontané-'
ment, pur pur hasard (déclinaison). La matière ne
poursuit aucune fin, n'a aucune idée .directrice, ost
aussi étrangère que possible Ace que nous appe-
lons la pensée.
Aussi faut-il donner raison nu poète Hésiode et
admettra quo le premier effet de la déclinaison.
..3.
40 EPICURE,
,
qui a précipité les atomes les uns sur les nulles, a
été do constituer non un monde, mais un chaos.
« En co temps-IA, on no pouvnil distinguer, ni co
disquo ôtincelant du soleil qui roule dans l'ospaco,
ni les aslres distribués dnns l'immensité du monde
ni lu mor, ni lo ciel, ni la terre, ni l'air, ni rien
enfin do semblable A co quo nous voyons. Tout
n'était qu'une confusion, un monceau d'atomos
récemment umnssés. La discorde régnait entre ces
éléments disparûtes : lours dislances, leurs direc-
tions, leurs alliances, leurs poids, leurs chocs,
lours rencontres, leurs mouvomonts, tout étnit livré
nu désordre : c'était uno mêlée » Cotto descrip-
tion n'ofct pas, commo on pourrait lo croire, em-
pruntée nu philosophe contemporain Herbert
Spencer, mais A un illustra disciple d'Épicuro,
Lucrèce II n'y a guèro do nouveau chez lo penseur
moderne quo los mots : lo chaos pi;ond «le nbm
d'homogène; le mondo où les partios sont distin-
guées, s'appelle l'hétérogène Herbert Spencer
affirme que l'homogèno est inslablo et quo l'hé-
térogène en sort par uno nécessité inévitable ;
Lucrèce do même, A la suilo d'Épicuro, montre
que lo chaos no peut durer et que quelquo organi-
sation doit fatalement en sortir : « Il était impos-
siblo que dos figures si diverses demeurassent
ensemble : leurs mouvements no pouvaient s'ac-
corder: il fallait qiio celle confusion eût un terme
Pou A peu les pnrlics commencèrent A se distin-
guer; chaquo corps so groupa avec los corps som-
blablcs, des barrières s'établiront dans lo mondo, »
Uno oxpérience familiôro fera comprondro com-
mont l'ordro a pu résulter du chaos. Lorsque l'on
PHYSIQUE. 47

commonco A vanner, la balle légère est mêlée aux


grains, et los grains monus so trouvent parmi les
plus gros; qu'on sccouo cependant lo van dans
tous los sons au hasard ; nu bout do peu do temps,
snns qu'on ait ou bosoin d'y voilier, lu bulle s'est
envoléo dans l'atmosphère, los grains do mémo
grosseur sont venus so rassembler, los lourds
auprès dos lourds, les légers auprès des légers. Lo
mémo fait s'est produit dans lo mondo: nu bout do
peu do lemps, les ulQinos do mémo figure, ou qui
avaient des figures correspondantes, se' sont joints,
juxtaposés, accrochés les uns aux autres; ceux qui
no pouvaionl point s'adapter aux premiers so sont
hourlés contro la premièro masso formée, et ont
été inncés dans toutos los directions, jusqu'A co
qu'ils nient pu so joindro Ados atomos semblables
A eux. Les corps los plus compacts, c'ost-A-dire

ceux dont les atonies sont lo plus étroitement unis


los uns aux aulros, étant los plus donsos, so sont
précipités vers' le bas, cl ont formé los terres;
los atomos los plus subtils, ceux do J'élhcr, prin-
cipe'du. feu, ont été chassés vers lo haut pt-onl
formé lo ciel ot les astres ; l'eau est composée
d'atomes ronds, qui glissent facilement los uns sur
les aulros; elle s'osl rassemblée dans les creux do
la terro ; enfin l'air, formé d'atomes qui so choquent
sans cosso ot so ronvoient dans toutos los direc-
tions, a occupé l'espneo intermédiaire entro lo
ciol ot la torre Ainsi s'oxpliquo naturellement la
succession do l'ordre au désordre, par uno série
do chocs, so poursuivant au hasard dans tous los
los sons.
C'est doncmécnniquomenl, et sans nutro'direc-
48 • EPICURE.
tion que celle do la Fortuno aveugle, quo se sont
formés, que so forment encore aujourd'hui et no
cesseront pas do so former les inondes innombra-
bles dans l'univers infini. Si dos hommes crédules
s'obstinent A s'émerveiller do la beauté singulière
du mondo terrestre où nous vivons, qu'ils n'ou-
blient pas quo parmi les combinaisons infinies qui
so produisent dans lo temps et dans l'espace, il
n'osl pas étonnant qu'il s'en l.rouvo quolquos-unos
qui soient assez hourousos. Lo hasard dispose d'un
nombre infini d'atomes, d'un temps infini, d'un
'

espace infini : comment no réussirait-il pas par


ses seules forces A donner naissance A un monde
où lu vio et la penséo soient possibles? Peut-être y
u-t-ildos mondos encore mieux ordonnés quo lo
nôtre 1) est même probnblo qu'il y on a, quolquo
purt dans l'univers infini, quelques-uns où précisé-
ment s'est retrouvée la combinaison d'ntônfos qui
est la nôtre, et où des êtres identiques A nous-
'
mêmes on co moment font los mêmes gestes et
conçoivent les mômes pensées que nous.
Toutes les variétés imaginables doivent so trou-
ver dans les mondes; les uns doivent être sphé-
riques, d'autres cubiques, d'autres on forme
d'cllipsbs, etc.,.
*
Au reste, bien que co mondo np soit pas un
chaos, il ost visible que les choses n'y sont pris
ordonnées pour lo plus grand bien do l'espèce
humaine Lo globe terrestre est peu habitnblo : los
glaces couvrent los pôles; uno chaleur torrido dos
sôcho la zond équatoriulo; les. zones tempérées
sont pivkquo entièrement onvnhics par les mers;
Presque tout co qui érnergo do terrd est marécago,
PHYSIQUE. 49
désert, rocher aride ou montagne Sur les terrains,
où il pout .séjourner, l'hommoesl contraint, pour
.so procurer les aliments nécessaires, do poiner
sur lo dur noyau. Et quand, A forco do travail, il est
parvenu A faire pousser quelques plantes utiles, la
grêle, l'ouragan ou la sécheresse viennent détruire
sa moisson. Des bêtes dangereuses lo guettent do
toutes parts; des germes do maladies flottent dans
los airs, dans le p.uux. Il est bien oxprossif, en
vérité, le premier cri', le vagissement douloureux,
<juo pousso A sa naissance l'enfant des hommes,
pauvro polit, jeté nu, sans défense, au milieu
d'uno nuturb indiffôrenlo quand elle n'ost pas
Jiostiio!
Théorie dés météores. — Par météores,
Épicuro entend les phénomènes réguliers ou irré-
guliers qui s'accomplissent au-dessus do nos têtos,
dans les espaces éloignés du ciel. Il comprenait
sous co nom le lover et lo coucher du soleil cl dos
autres nstros, les mouvements des planètes, la
chute des étoiles filoutes et des aérolithos, l'appa-
rition des comètes ; puis les phénomènes quo nous
appelons proprement météorologiques, les vents,
los orages avec lu pluie, la neigo, lu grêle, lu
foudre et lo tonnerre, l'arc-on-cicl, la roséo et
mémo les tremblements do terre Nous possédons
sur les météores uno longue lettre d'Épicuro A son
disciple Pythociôs; nous n'insisterons pas longue-
ment sur les explications qit'ij donno do ces pliéno--
mènes, parce qu'elles ont perdu beaucoup do leur
intérêt pour les modernes depuis les progrès
accomplis parla physiqup, l'astronomio otla géo-
logie' ^..: v""' - -
.
oO ' ÉPICURE
Si Épicuro prend soin do traiter ces questions,
co n'est ni purzèlo scicntifiquo, ni en vuo dos
applications prnliquos do lu scionco : c'ost pnrco
quo ces phénomènos ont do tout tomps frappé les
hommes do stupeur, et qu'ils so sont toujours
obstinés A y voir dos signos do lu colère ou de la
fuvour divine. Partout sont adorées les pierros
tombées du ciel ; los éclipses de In luno ot surtout
du soloil sont rognrdéos comme l'nnnonco d'événe-
ments lorriblos; nu grondemcntde l'ornge, l'hommo
no so contente pas, commo l'animal, do frémir
dans son corps, il fait un retour sur lui-môme et
domnndo pnrdon do sos fautes A Dieu, dont il
s'imngino entendre la voix courroucéo. Co sont
lotitosces superstitions qui contraignent Épicure
A so faire aslronomo cl physicien ; lo soûl moyen
de les détruira liti semble ôtro do substituer aux
explications théologiques des explications posi-
tives.
Les phénomènes météorologiques nous étonnent'
soit pnrco qu'ils sont lointains et quo nous on distin-
guons mnl los détails, soit parco qu'ils nous parais-
sent oxtraordinniros.Cotétonncmorilcossornsinous
prenons soin do nous conformer A lu Vraio môthodo :
pour oxpllquor raisonnablement un môtéoro, il
faut cherchor parmi los phénomènos los plus voi-
; sins do nous, et qui nous sont par suite les plus
familiors, coux qui pouvont avoir quelque analogio
avec les ôvônomonls lointains dont nous sommes
témoins, Lo phônomôno qui nous est lo plus fami-
lier, celui qui nous étonno lo moins, pnrco qu'il so
répôto sous nos youx prosquo A chacun do nos
mouvCmonts, c'est l'ébranlement'd'un corps par
PHYSIQUE. 51
suite do l'impulsion d'un autre corps ; e'ost la
transmission mécanique du mouvement, Los
seulos hypothèses pur suite dont nous devions
nous servir pour l'explication des météores
doivent ôtro dos hypothèses môcanlstes : elles
soûles auront la vertu do rétablir la paix dans notre
esprit. Nous voyons, par oxomplo, les astres so
mouvoir do l'orient A l'occident ; n'nllons pas nous
imaginer qu'ils choisissent eux-mêmes leur route
cl qu'ils so meuvent spontanément : supposons, nu
contraire, qu'ils sont poussés par la conlrninto
extérieure do tourbillons d'air ou do feu invisibles.
H arrive parfois A la luno pondant quelques heures
i
l'ôtro rongéo en totalité ou on partie pur l'ombro ;
il arrivé do même nu soleil do so voiler en plein
jour; pensons A uno oxpérionco familière, A co
qui se produit lorsque entre un feu ot nous s'inter-
pbso un écran; supposons quo les éclipses de
soleil sonf ducs A l'interposition du corps opaque
do lulunp enlre col aslro et nous, et quo los
éclipses do lune s'expliquent par l'ombro quo la
torro projotto sur elle
Quand il s'ngissnit des principes do lu nnturo,
Épiciiro était dogmatique, et bien quo cos principes,
placés hors do la porléo des sens, no pussent
ôtro atteints quo par dos inductions, los hypothôsos
formulées par lo philosopho étaient données par
lui comme les seulos qui fussent ncccptnblcs.
Maintenant qu'il est question do phénomènes par-
ticuliers, Épicure n'est plus aussi affirmatif; pour
chaque problème, il proposo deux ou plusieurs
solutions, S'ngit-il, par cxemplo, do rendra compte
du lover et du coucher du soleil; ce fnil, dit-il,
52 "' ' EPICURE.
comporte deux explications également plausibles:
ou bien cet agrégat d'atomes du feu, quo nous
appelons lo soleil, se forme chaque matin du
côté do l'orient pour so disperser lo soir A l'occi-
dent ot s'étoindro ; ou bien il no se sôparo pus le
soir, continue su révolution cl no nous dovicnl
invisible pendant Ju nuit quo par suito do l'inter-
position do la masso opaquo do la terre Entro cos
deux hypothôsos, Épicuro no veut pas quo l'on
fusso un choix; il entend qu'on los mctlo sur lo
mémo plan ; il no conçoit mémo pas quo l'on perdo
son temps A pratiquer co quo nous nppolons lu mê-
thodo expérimentale, c'ost-A-diro A faire dos expé-
riences, pour reconnaîtra lequol entro ces doux
processus également possibles ost suivi on-fait,
par lu naturo.-Bien plus, il s'élôvo contre ceux qui
prétendent que le môme phénomène no peut
jamuis admettre qu'ulio mémo cause Son hostilité
est, en effet, aussi grande A l'ôgurd des partisans
du délerminismo qu'A l'égard des théologiens.
D'uno part il ne veut pas'ontondro parlerd'influonce
divino et no veut admettre dans la scionco quo des
hypothèses môcanistos, mais pris do pour aussitôt
A l'idéo quo les événements de la naturo s'on-
chnlnenl avec uno nécessitô inflexible, il so tire
d'embarras en multipliant los explications, on in-
terdisant qu'on, fasso appel A l'oxpéricnco pour
décider lnqucllo est la vraio, on soutenant qup
toutes peuvent l'ôtro en mônio temps. Épicuro, no
l'oublions pas, n'est ni un savant, ni un rationa-
liste Il no so résoudra jamais A compromettre son
bonhour intérieur par égard pour los principoset
pour la vérité : lo.bonheur dont il à l'expérience
PHYSIQUE. 53
intime est pour lui une chose solide; les principes
ot la vérité no lui semblent être quo dos mois. Il
rofuso do so conformer A l'ordre de In naturo, de
so soumettre A la nécessité ot do cherchor son
bonheur dans cotto soumission. Il s'onfermo en
lui-mémo, s'isole du resto des choses afin d'être
heureux A sa guiso ; rebelle obstiné, il so rofuso A
voir lu nécessité universelle, cl soflnllod'y échap-
per en la niant.

III
i

OniGINE DB l.A VIE. — ANTIinopOl.OGlE.

Origine de la vie. — Bien dans lo monde


n'ôtonno cl no trouble plus les hommes que l'oxis- «

tcncpdesôlres vivants : d'où viennent leurs ospèces


si nombreuses et si variées qui so nourrissent et
so multiplient sur la terre, dans l'eau et dans ,
l'air? comment so fait-il que les animaux soient
capables do sentir et do so mouvoir ? comment
s'bxpllquo l'admirnblo prévoyance qui so montre
dans l'agencement do leurs organes, dans la suc-
cession db leurs mouvemonts instinctifs? Ils ne
ponsont pas, puisqu'ils restent miicls, et cependant
ils semblent ôtro les dépositaires d'une sagesse
plus qu'humaine
Pour Épicuro, la vio n'a rien do mystérieux : les
principes qui servent A expliquer le niondo ot los
phénomènes qui s'y pussent, suffisent aussi A
rendre compto"de là formation des espèces vi vailles
qui lo remplissent.
si EPICURE.
No croyons pus qu'un cûblo d'or los ail descen-
dues du ciel dans los cumpngnos, Elles n'ont pu
sorlirquo du monde lui-même : o'osl la torro qui
les a ongondréos spontanémont,
Los seuls élémonts de l'univers sont, no l'ou-
blions pas, los atomos ot lo vide : affirmons donc
quo los corps vivants no contiennent aucun élé-
ment nouveau, ot qu'ils sont, comme los corps
bruis, dos composés d'ntomos, No voit-on pas, on
offot, los êtres vivants omprunter par la nutrition
touto leur substance au miliou oxtérieur, ot après
leur mort restituer A l'univers qui los emploie pour
do nouvelles oeuvros lours éléments constitutifs ?
Entro Jos corps vivants-cl les corps bruts, il n'y a
donc pas do différence essentielle, mais seule-
ment une différence dans le mode do composition.
Or, nous lo savons, depuis l'infinité des temps,
lu hasard à composé los atomes entro eux solon
Ibiis los modos possibles. Il n'est donc pas éton-
nnnl quo co modo particulier do composition,
propro aux ôlros vivants, so soit trouvé formé.
(

Il n'ost pas étonnant non plus qu'il l'ait été solon


dos lypcs 1res variés. Il est mémo certain quo la
multiplicité dos espèces acluollos n'ost rien auprès
do colle.dos ospôces passéos. Co qui domnndo
uiio oxplication, co n'est pas qu'il oxisto tant d'ps-
pôces différentes* c'ost, au contrairo, qu'il n'en
exislo pas davàntngo : car loules les combinaisons
possibles ont dû ôtro tentées par lo hasard.'Uno
élimination s'osl donc effectuée ; no croyons pas
qilo co soit par une influenco providontiollo. Los
ôtros dont lu constitution' était t.ol.lo qu'ils no, pou-
vaient trouver dons lo miliou où lo hasard les avait
PHYSIQUE. 55
luit nullro los choses nécessaires-à Jeur subsis-
tance, n'ont pas pu s'adaptor ot ont dû périr sans
doscondunco. Ainsi s'explique mécaniquement, ot
sans qu'il soit besoin do faire intervenir uno mys-
térieuse finalité, l'appropriation dos organes los
uns aux autres dans los individus actuellement
vivants, et l'appropriation dos organismes aux
milieux dans lesquels ils so dévoloppent. aujour-
d'hui.
Ainsi Épicuro osf, commo Hnockol, partisan de
lu'génération s'ppnlnnéo; il no diffère du nnturn-
listo contemporain quo sur un détail ; co n'est pas
lu mer qui lui pnralt ôtro lo lieu d'origino do tous
les êtres vivants, mais la terre 11 a mémo énoncé
l'argumont par lequel los matérialistes modernes
expliquent pourquoi les faits de génération spon-
tanée sont aujourd'hui si rares qu'on a peino A les
découvrir : c'ost, dit-il, quo los conditions no sont
plus los mémos qu'un temps où lu vio a pris nais-
sance ; los propriétés des choses ont changé ; lu
lerro u vieilli, commo dii Lucrèco, ol n pordu son
ancionne fécondité,
; Oh no peut sans résorvo attribuer A Épicuro la

doctrine do l'évolution : il n'en a point conçu l'idée


essentielle, colle do In transformation lonto et con-
tinuo dos ospôcos sous l'action du milieu. Il ndmol
quo los ospôcos 'ont été A l'origine do la vio formées
toiles qu'ollos existont mninlonunl. Mais il devance
les découvertes do la gôologioctdo la paléontologie
en affirmant que bien dos ospôcos différentes de
celles qui "Vivent sous nos youx ont été constituées
nux Agos antérieurs de la terre N'y n-t-il pus onfin
uno singulière nnnlogio entro l'oxplicntion qu'il
86 •
EPICUHB.
donno de lu disparition des êtres vivants mal odap-
tés et la théorie de Darwin sur la sélection natu-
relle?
L'espèce humaine, Épicuro ne dit pas quo

l'hommo descendodos animaux, puisquo pour lui
les Csjiècos no sont pas plastiques ; mais il dit qu'il
M
éfé formé commo los animaux, qu'il ost commo
eux un fl)s.4o la terre
Qi|p jb inonde et les météores, quo les êtres
vivants, lUiijtjoux et végétaux, nous romplissonl
d'admiration et soient pour notre ignoranco une
occasion do croire A l'action divine, il n'y a pas
lieu d'en é||o stirjiris, il s'ngit de choses placéos
en dehors do nous cl dnns lo secrel «lesquelles nous
no sommes pas, Mais qiio l'homme soit pour lui-
même un objet mystérieux, que les sociétés qu'il
formo, les lois qu'il s'impose, les arts qu'il dér
couvre, soiont autant >d'effets merveilleux qui lui
semblent indiquer une cause surnaturelle, il y u
dp quoi ôtro déconcerté pal* uno crédulité aussi
obstinée. 11 on ost pourtant ainsi. Lorsquo les
(lommbs réfléchissent pour la première fois sur le
langage qu'ils parlent, sur les institutions qu'ils
respectent, lu fnmillo', lu patrie, sur les précoptes
aiixijiibis ils obéissent, ils sont émerveillés ; aucun
individu, quel quo soit son génio, no leur semble
potfvolr ôtrp lo promoteur do cos vnslos phéno-
mènes sociuux ; muis, d'autre pari, ils no savent A
quelle causo los attribuer; alors, selon leur ha-
bitude constaiito quand ils ignorent, ils en cher-
chent l'explication"dans l'hypothèse'd'uno révéla-
tion divine-C'ost lîri dieu qui a enseigné aux
iiommos In loi civile, commo la loi ntoralo : lu no
PHYSIQUE. g?
tueras pas, lu no voleras pas. C'est un dieu qui
leur a fait connuitro les noms dos choses. C'ost du
ciel que Jour vient lo feu dont ils se servent. S'ils
savent cultiver lo blé, l'olivier, lu vigno, c'est A
..Gères, A Minorvo, A Bacchus qu'ils lo doivont. Lo
dieu do la mer leur a montré la manière do domes-
tiquer les chevaux. Sans l'aide do la divinité,
l'homme no saurait rien, no ferait rien, il vivrait
A l'élut sauvage C'est A ses maîtres divins qu'il
est redevnblo do lu* civilisation dont il jouit. Aus-
sitôt après l'avoir créé, ils l'ont doté de toutos les
connnissnnces utiles : nussi, lorsque lo souvonir
des enseignements divins ôluit oncoro récent ot
vivo ni dons son esprit, u-t-il goûté un bonheur
dont l'éloignent sons cesso son oubli des dieux et
son ingratitude : l'histolro do l'humanité so divise
ainsi on doux périodes: au début, le paradis, l'Ago.
d'or; depuis, les Ages d'impiété cl'do malheur.-
Pour détruire cos légendes, il faut bien qu'Épi-
curo osquissb l'histoire vérilablo do l'espôco lui-
';maino, ot fixe les principes d'uno sociologie posi-
tive,
La civilisation n'a pas surgi tout A coup par une
création divine : ello.n été lentement conquiso par
los générations successives, qui ont su profiter peu
A pou des leçons do l'oxpôrionce,
Il n'y u pus ou d'Ago d'or ; les premiers hommes
étaient de vôritnblos animaux ; ils no snvuiont rien
et vivaient dénués do tout. « Leurs corps étaient
beaucoup plus durs quo ceux des hommes d'au-
jourd'hui ; c'étaient los dignes onfanfs do lu torro.
La charpente do leurs os était beaucoup plus
grartdo^t plus solide, des muscles puissants re-
88 ' EPICURE.
liaient tous leurs organes; ni lu chaleur, ni le
froid, ni le chungemcnt do nourriluro, ni los maux
nuxquelë nous sommes sujets n'avniont prise sur
ces corps robustes. Lo soleil accomplit maintos fois
sa révolution dans lo ciel avant qu'ils connussent;
d'aulro vio quo los moeurs vagabondes des botes
sauvages. On no voyait point oncoro lo robuste
laboureur manier la eharruo rccourbêo ; nul no
savait retourner la lerro avec lo tranchant du fer,
ni onfoncor dans lo sol des plnntos oncoro tendres,
ni retrancher avec la faucille los vieux rameaux
dos grands arbres, Los présents quo leur faisaient
lo soleil et los pluies, les productions spontanées
do la terre suffisaient A les contenter; ils cher-
chaient lo plus souvent lour nourriluro au pied
dos chênes chargés do glands.., Ils no savaient
pas bncoro traiter los objets utiles par lo fou, ni se
sorvir do fourruros ni so vêtir do la dépouille'des.
bêtes, lis habitaient los bois cl les antres des mon-
tagnes ; ils reposaient entre les broussailles leurs
membres souillés, pour échapper aux assauts dos
vents ot do In.pluie Incapables d'onvisager le
bien général, ils no savaient s'imposer ni dos cou-
tumes, r.i dos lois communes. Chacun ravissait lu
proie quo la fortune lui offrait, et, sans autre
maître quo son instinct, usait do ses forces etiie
vivait quo pour soi.;, Comptant sur Tôtohhàhlo
vigueur de leurs bras cl do leurs jambos, ils pour-
suivaient les animaux avec dos armes do pierre
et do posantes massues,,. Hérissés bt sauvages
d'aspect commo les sangliers dos forôts, ils élon-
daionl A lerro leurs membres nus, quand la nuit
les surprennit, et s'enveloppaient dc'fouillos afflus^
PHYSIQUE. 5«
sées... Co quo rcdoutulont cos infortunés, e'étuionl
los attaques fréquentes dos bêtes snuvngos pondant
leur sommeil. Chassés do leur demeure, ils fuyaient
l'antre qui los abritait, A l'approcho d'un sanglier
hérissé ou d'un lion formidnblo; et au coeur môme
Uo la nuit, ils cédaient avec épouvante A cos hôtes
torriblos lours lits do feuillage H arrivait plus
souvent A quoiqu'un d'entre eux d'êtro surpris par
los bêtes férocos, do lour fournir uno pAturo vi-
vante, ot d'ôtro englouti par leurs mAchoiros ; ses
cris remplissaient los forêts et les montagnes,
quand il voyait ses membres vivants onsovelis dans
un sôpulcro vivant. Quelques-uns réussissaient A
fuir, tout déchirés do morsures; mais après, tenant
lours mains appliquées sur d'affreusos plnios, ils
appelaient la mort avec dos cris horribles ; et enfin
ils expiraient dans do cruelles tortures, sans se-
cours, sans savoir los remôdos qu'oxigenient lours
blessuros. » (Lucrèce, 1. V, y. 022-095.)
Si l'hommo primitif fut A co point ignorant et
sauvago, il n'est pas aisé d'oxpliquer comment il
a pu sortir do su barbario naturelle Épicuro le
lento cependant, et sa lentalivo est d'autant plus
intéressanto qu'il rofuso do fairo nppol A l'action
intérieure do principes innés dans l'hommo, aussi
bien qu'A uno révélation extérieure, divine H
n'admot pas commo Aristoto quo, pur nnluro,
l'homme soit un nnimal fait pourvivroen société;
il n'admet pas, commo los rationalistes, que mal-
gré sort ignoranco il possède du moins par uno
sùrto do révélation naturelle la notion do vérité
et la notion do justice II n'y a rien, solon lui, qui
distingUeJ'hpmmo primitif do l'animal.
>60 ÉPICURE.
Lo temps, l'expérience et l'imitation sont, d'a-
près Épicure, les seuls facteurs du progrès hu-
main.
Si l'on s'imagine quo les langues, le droit, la.
morale, les différents élémonts do la civilisation
ont surgi tout d'un coup, on no peut s'empôchor
do croire A un véritable miracle Mais si l'on prend
sion do se représenter une longue suite do siè-
cles pendant lesquels les générations successives,
d'abord ignorantes et inexpérimentées, ont lutté
avec la nnlure, se sont ingéniées, ont tenté des
essais, infructueux pour la plupart, mais dont
quelques-uns se sont trouvés réussir, ot ont trans-
mis A la postérité lo résumé de leur savoir, la
civilisation, grAce A la conception du progrès,
apparaît comme un phénomène naturel ot n'a plus
rien de surprenant.
Lclnnguge, par'exemple, n'est l'oeuvref ni d'un
dieu, ni d'un homme unique; c'ost lo résultat de
la collaboration do tous. L'organe crée la fonction. :
possédant naturellement l'orguno de la voix, les
hommes ont émis des sons, d'abord pour exprimer
leurs émotions A la manière des animaux, puis
pourdésignor les divers objets. Peu A peu, les
sons devinrent do plus en plus articulés, cl
serviront A exprimer des idées do mieux on mieux
définies.
Co n'est pas on un jour quo les nations so cons-
tituèrent. Les hommes sortirent lentement de leur
Isolement primitif. Tant qu'ils vécurent dans des ca-
vernes, ilsnc connurent pusd'autrogroupemonlquo
lu famille Mais vint Un lempsoù ilssurentconslruirc
des cabanes Alors plusieurs familles dovinront vpUi
PHYSIQUE. •
0!
sinus. Toutes sortes de malheurs vinrent s'abattre
sur ceux qui, vivant les uns auprès des autres, ne
siu;ent pas conclure d'amitiés entro eux. Sous la
pression do ces malheurs, se constituèrent des
Iribus. Les familles vivaient, dès lors, groupé'es
.autour d'un chef, qui les empêchait de so nuire
les unes aux autres et les protégeait contre les
autres clans. Mais, dans cet état d'anarchie
los troubles étaient continuels. Constatant que
les vengeances les-épuisaient, las de so soutenir
par la force, les hommes allèrent d'eux-mêmes
nu-devant du joug des lois et d'uno contrainte salu-
luire; ils constituèrent des nations, en çonvennnt
do no point se tuer, de ne point se dépouiller
les uns les autres, et de se prêter main-forle
contre l'ennemi commun. C'est ainsi que la jus-
tico naquit d'un contrat consenti dans l'intérêt de
tous.
Comment les hommes ont-ils commencé A croire
A l'oxislenco des dieux, A'leur construire des
autels et des temples et A leur rendre mi culte?
La religion a, selon Épicure, une double cause :
d'une pari, les images des rêves ou du délire:
d'oulro pari, l'ignoranco où Ton fut tout d'abord
dos vrais principes de la nnlure
Après la mort d'un parent ou d'un ami, il arrive
que, durant le sommeil ou parfois mémo durant
la veille, on revoit avec une nottclê saisissante lu
llgtiro de celui que l'on u perdu. Ignorant los vé-
ritables causes de ces images, les hommes ont
cru quo les Ames des morts contlnuaienl A vivre
à se mêler A eux, A agir pour leur bonheur ou leur
.malheur. Toutes les religions ont pour origine
HfcNAuii. lipk'ttIV. 4

02 ÉPICURE.
le culte des morts : dans les premières traditions
do chacuno d'elles, ou trouve «les appuritions, de
prétendues résurrections do parents ou d'amis.
Commo d'autre part les hommes ignoraient
tout d'abord que tous les phénomènes naturels ré-
sultent du jeu fortuit dos ulomps indestructibles,. ]

il n'est pas étonnant qu'ils aient attribué la rota-


tion rêguliôro dos astres, lo rythme des murées,
tu production dos vbnts, tous les événements
désirés ou redoutés pur eux, A l'intervention de
ces êtres mystérieux qui leur apparaissaient en
songo. Ces ancêtres, ces amis, dont la mort n'était
qu'apparente, leur semblèrent donc détenir leur
bonheur et leur malheur. C'est ainsi quo le seul
moyen do s'assurer une vie longue et prospère
leur parut être de se concilier la bienveillance do
ces divinités, précisément par les procédés dont
les hommes usent ordinuircment entre eux, hum-
bles supplications, promesses, cadeaux. Telle fut
l'origine, toute naturelle, de la religion, qui,'née
d'un trouble physiologique cl de l'ignorance, de- !

vait être si longtemps pour l'humanité une cause


d'inquiétudes, do discordes et do crimes,
Ce n'est pus Prométhée qui apporta le feu du
ciel aux hommes; c'est lu foudre qui l'ulluma,
dans les forêts ; c'est peut-être encore le frotte*
ment dos branches sous l'action du vent qui en-
seigna aux hommes lo moyen do le reproduire.
Le soleil, qui finit par cuire la chair exposée A ses
rayons, leur apprit A utiliser lo feu pour lu prépa-
ration de leurs aliments. H faut supposer de môme
«pic quelque Incendie do forôl fil coule aux yeux
des nommes les métaux en fusion, cl qu'ils dp-
PHYSIQUE. .63
priront-uinsi Aoxtraira les minerais do la terre cl
A en tirer pur le feu le métal utile C'est d'abord

en imitant la nature'dans les procédés par lesquels


elle reproduit les plantes quo débutn l'agriculture
De mémo, l'art delà musique no fut tout.d'abord
qu'une imitation du chant dos oiseaux. « Tout fut
«loin; enseigné par l'usago, ot l'expérience con-
duisit pas A pus, do progrès en progrès, l'esprit
infatigable do l'hommo; c'est ainsi que le temps
anièno insensiblement toutes los découvertes. »
Du reste, ce progrès ne doit pus être admiré
sans réserve,. Si, grAcc.'A lui, les besoins de
l'homme sontsntisfnils plus aisément aujourd'hui
qu'aux temps primitifs, il a l'inconvénient de
multiplier ces besoins et de les rendre de plus en
plus impérieux : loin d'augmenter le bonheur de
l'esp.ôco humaine, il le compromet en excitant
l'amour du luxe, de la vie délicate et des riches-
ses. L'oeuvre do la civilisation est encore en un
autre sens uno oeuvre vaine* : car elle est con-
damnée A périr. Le monde qui nous porte n'est
fuis éternel. Il est composé, et tout composé un
jour ou l'aulro sera dissous. Le (mil des touls esl
éternel, parce qu'il ne laisse en dehors de lui
rien en quoi il puisse so résoudra ; l'atome esl éter-
nel, parce qu'il est indivisible; le vide encore est
éternel, pnrco qu'il n'oppose aucune rêsistuncc
aux corps qui le Iinversent. Mais aucun agrégat
particulier d'atomes ne peut durer éternellement;
car tout composé peut être divisé par les masses
on mouvement dans l'espace infini, Le monde
lerrastro périra comme los autres mondes. Le
progrès noi saurait donc être indéfini. L'Ago d'or
6* ÉPlCUHB.
n'est pas plus A espérer qu'A regretter; il ne se
Irouvu ni derrière, ni devant nous. La naturo n'Cst
pus pcrfcctjblo; dans ses révolutions aveugles, elle
brisera l'homme et do son oeuvre séculairo no fera
quo poussière,

IV

L'AME : SA N'ATUHE, SA DESTINÉE.

La nature de l'àme. — L'espèce humuino,


avec lo monde qui la porte, est vouée A la dcslruc:
lion : l'individu non plus ne peut se flulter d'être
impérissable; il est tout entier, corps et Ame,
.destiné A la mort.
L'ômo no so voit pas et ne se touche-pns;-com-
ment sommes-nous conduits A on affirmer l'exis-
tence? Un hommo vient; de mourir : il n'A rien
perdu do su grandeur, ni do son poids, mais il a
cessé de respirer, il est devenu froid, et son immo-
bilité prouve qu'il a perdu toute sensibilité. C'est
co que l'on oxprimo en disant quo lo corps est
resté 1A, mais que l'ômo s'en est allée.
Ce n'est pas seulement l'observation des ca-
davres qui établit l'existence de l'Ame, prlncipo do
lu respiration, do lu chaleur, du mouvement et do
la sensibilité, c'est aussi nolro propre conscience,
A nous vivants. Los mouvements que notre corps
exécute A un. moment donné ne sont pus les seuls
auxquels nous pensions: tandis que nous agissons,
mille projets divers se forment en nous. Les
sensations que noire corps éprouve no sont pas
PHYSIQUE, 65
les seules qui nous affectent; on un instant nous
parcourons par l'imagination la. double infinité
do l'espaco et du temps. Enfin les plaisirs et les
douleurs physiques cpoxislent souvent en nous
avec des sentiments do joie, de tristesso, d'espé-
rance, do crainte, qui peuvent se trouver on désac-
cord avec les affections présentes. Volitions,imnges,
.souvenirs, sentiments nous assurent de l'existence
de l'Ame
L'Amo n'est pus un principe spirituel, simple et;
indivisible Kn effet, la seulo conception quo nous
puissions fqrmcr de l'incorporel est celle du vide
Or lo vido ne peut ni exercer, ni subir uno action :
il s'ouvre snns résistance tin mouvement des corps.
L'Ame, uu contraire, agit et pâlit : elle agit sur le
•corps dans lequel elle est renfermée, toutes les fois,
par exemple, qu'un mouvement volontaire s'accom-
plit ; le corps  son tour agit sur elle, puisqu'il lui
fait éprouver sous forme do, sensations les impres-
sions qu'il reçoit dos objets extérieurs, et sous
forme do plaisirs et de douleurs les avunluges ou
les dommages qui lui surviennent. Ces actions ot
réactions de l'Ame et du corps ne sont possibles
«juepar des contacts; or, sans matière,il n'y u pas
de contact possible : l'Ame est donc matérielle.
Comme elle est la cause de la respiration, de la
«halcur, do insensibilité, disons qu'cllo est cons*
tiluêo pur quatre corps : du vont, de l'air, do la
chaleur et enfin un corps plus subtil encore que
•les Irois autres, qui n'a jamais pu être isolé et n'a
pas de nom spécial, lo corps Inconnu qui a la
propriété do sentir, Ces quatre principes de l'Ame
•sont intimement mêlés les uns aux autres, Leurs
<:
4.
. . . ..
66 ÉPICURE.
proportions varient suivant l'idiosyncrasio do chn-
cun : d'où los différences entre les caractères; il y
a des Ames froides, d'autres qui sont chaudes ot
impétueuses; celles enfin où l'air trnnquillo prédo-
mino sont calmes.
Commo l'ômo doit ôtro fort mobile, il faut
admottro que los atomes subtils qui la constituent
sont lisses et ronds, et glissent par suite aisément
les uns sur les autres.
Elle est répandue dans tout le corps, puisque le
corps entier est sensible; mais elle est concentrée
dans les orgnnes vitaux, lu poitrine et le coeur.
Tandis, en effet, quo la vie résiste A lu mutilation
des autres parties du corps, elle s'évanouit dès que
lb coeur est atteint. Du reste, c'est ou coeur que '
nous sentons les joies et les tristesses, et parfois
ces sentiments subsistent longtemps en dépit des
affections contraires qui viennent de la périphérie
Il importo donc do distinguer l'Ame ot l'esprit} la
première est disséminée dans tous les organes'du-'
corps; lo second est concentré dans la poitrine
Il esl possible dès lors do so représenter l'action
du corps sur l'Ame, c'csl-A-dirc In sensntion, et
l'action do l'Ame sur le corps, c'ost-A-diro lo mouve-
ment volontaire V
Abandonné par l'Ame, le corps ne sent pas;
l'oxpôrionco lo démontre ; mais A supposor qu'elle
pût subsister quelque tomps en dehors du corps,
l'ômo non plus no pourrait sontir sans -lui : en
cllet, elle est trop subtile pour quo los .objets'
extérieurs puissent faire impression sur elle, ot II
n'y a pus do sensation qui no résulte do la commu*
nicatlon d'un mouvement.. Le'corps, avec ses
.
PHYS-yi.E. ôî
organes des sens, SOÏ< nerfs, ses veines, ses
"muscles et ses os, ost un intermédiaire nécessaire
ontro les objets extérieurs et l'Ame; l'Ame, A son
tour, qui recueille A la périphérie les impressions
éprouvées par le corps, pour les transmettre avec
une grande vitesso nu centre de lu vie, est un
intermédiaire indispensable entre lo corps et
l'esprit, La sensnlioh est donc l'acte commun du
corps et de l'Ame prise dans son ensemble : une
fois efl'cctuéo la séparation do l'un et de l'autre,
clic no peut plus se produire, cl il est absurde de
croire que les Ames, A supposer qu'elles survivent
au corps, nidnt encore des sensntions, soient ca-
pables d'ôtre nffeelées pur des plaisirs ou des
douleurs,
.GrAco A la mobilité do ses atomes, l'Aine pcul
soulever la masse du corps, bien que celle-ci soit
incomparablement plus lourdo que la sienne : les
mombres se meuvent dès que se forment dans
rAmoi"lbs images de mouvemenl.
Destinée de l'âme : elle nait et meurt avec
le COrpè. -^ L'Ame étant un composé d'atomes,
doit, comme tous les composés, se dissoudre un
jour, Nous constatons que le corps commence A se
.décomposer' dès que l'aine l'a quitté : comment ne
pas Croire que ce '"moment ne marque pas aussi
pour l'Amo l'hcuro de su dissolution? SI elle
s'éehuppb du corps, c'est que celui-ci no peut plus
la contenir; A plus forte raison l'air no le pourra-l-il
pas et dissipern-l'll ses éléments subtils dans
toutes les directions, comme il fait des vapeurs
légères. Lo corps, tout résistant qu'il soit, n'échappe
pus A la désorganisation; comment l'Ame mobile
68 ' ÉPICURE.
et fragile pourrait-ellb subsister un seul instant
après être sortie do son cnvcloppo protectrice?
L'expérience, du reste, montre que l'Amo suit les
vicissitudes du corps : 1 enfant aux membres chétifs
n'a que dos pensées ehêtives ; en môme temps que
ses forces croissent, sa sagesse grandit. Quand la
vicillpsso rond lo corps débile, elle affaiblit aUssi
l'intelligence Les maladies et les souffrances du
corps ont leur répercussion sur l'Amo: il y a des
'maladies'do l'esprit, le délire, la folie, lu léthargie,
l'épilcpsie; des boissons, commo le vin, qui
agissent sur le corps, troublent par 1A même l'es-
prit. Puisque l'Amo parait toujours être dans la
dôpondunco du corps, il faut admettre quo lorsque
le corps so dissout, l'Amo se dissipe en même
temps. "

Si l'Ame était iino substance, elle serait perma-


nente, no pourrait pus plus ôtro créée quo détruite;
clic devrait donc; avoir préexisté au corps pour y
être introduite nu moment do lu naissance, Pour-
quoi, s'il en est ainsi, n'avons-nous aucun souve-
nir d'uno existenco anlêricnro? pourquoi l'enfant
nall-lldnns l'ignorance? Dira-l-on que cet oubli est
dû, non A la formation d'upo Amo nouvelle, mais
A rultêration des jueullôs «je l'Ame éternelle? Une
altération qui vu jusipi'A la dcstrUclion do toute
mémoire du passé no diffôro guère do la mort. Il
faut donc admottro que les Ames so forment on
mémo temps que lo corps; mais loul co qui com-
mence A être est destiné A périr: l'Ame donc est
mortelle. .'•''..'
.Autrement dll encore, l'Ame no consiste quo
dans l'ensemble des souvenirs; sf la mort rompt
PHYSIQUE. 69
lo fil des souvenirs, co qui ost incontestable, elle
détruit l'Ame
Cessons donc do vouloir pour nous uno durée
étcrncllo que la nature des choses nous interdit
d'ospéror; cessons do croire qu'uno partie do co
qui constitue notre êtro continue uprôs la mort A
vivro, a" sontir, et so trouve par suite oxposôo A
des souffrances. Cessons do craindre lu mort :
soyons assurés do trouver en elle un repos définitif.

i
v.
.

I.KS DIEUX.

Nous avons parcouru lu naturo entière et nulle


part nous n'avons trouvé trace de l'action des '
dieux. Les atomes et leurs mouvements nous ont
suffi pour rendra compto' do la formation des
mondes, comme do la naissance do la vie et du '
progrès humain. On s'uttendralt donc A voirie
matérialiste Épicure professer l'athéisme.
Épicure affirme, au contraire, l'existence dos
dieux; il s'applique A la démontrer; Il est même
l'inventeur d'un argument, reproduit depuis lors
pur un grand nombre do philosophes sptriluu-
listes, l'urgumbnl classique du consentement uni-
versel.
L'Amo humaine nu peut tirer d'elle-même aucuno
connaissance; c'est une nécessité qu'elle ait reçu
du dehors toutes les notions qu'cllo possède Or
tous les hommes, dans tous les temps, dans tous
70 .
EPICURE.
les pays, ont l'idéo do Dieu. Assurément aucun
d'eux n'a jamais vu ni touché aucuno divinité:
aussi no peut-on pas diro quo los dieux soient
saisis par los sons A lu façon des corps qui com-
posent le mondo où nous vivons. Ils sont saisis
par l'esprit. L'esprit a la même inertie quo les
sons, Ot cotlo notion dos dieux no peut s'y trou-
ver quo parco qu'ello y a été imprimée pur des
simulacres. Les simulacres subtils, qui affectent
l'esprit sans être arrêtés parles sens, peuvent ôtro
formés par hasard et no pas émaner d'objets
actuellement oxistants. Mais les simulacres qui
nous représentent les dieux sont en nombre infini,
tous semblables les uns aux autres ; ils affluent
d'une manière continuo dans l'esprit do tous les
hommes. Cette constance, cetlo unanimité nous
contraignent A croira qu'ils émanent dp corps
réels, placés en dehors du monde, et quo les dieux
oxistent.
A celle preuve, Épicuro on ajoute une autre
-Puisqu'il y a iino infinité d'atomes, qui se com-
posent ontro eux depuis un temps infini, il est
nécessaire que toutes les combinaisons possibles
so trouvent effectuées. Or, .il .existe uno grande
quantité d'êtres mortels : il faut donc qu'il existe
aussi des êtres immortels, dos dieux. Autre-
ment dit encore, dans los infinies combinaisons
'dos atomes, tous les divors degrés do l'ôtro doi-
vent ôtro réalisés. Il est donc nécessaire qu'il
existe une nature excellente, qui l'emporte on
bonté et on beauté sur toutes les autres,
11 y a donc dos dieux : quo sont-ils? «pie font-Ils?
où sont-ils? «
PHYSIQUE. "H

Rien n'existant que les atomes et le vide, les


dieux, comme tous los corps composés, comme
nous-mêmes, sont fnits do matièro. Ils no sont
rien de spirituol ; du reste, s'ils n'étaient pus des.
corps, ils ne pourraient émettre des simulacres, et
leur existence mémo no nous serait point connue
Ou les dieux no sont rien, ou ils sont des corps.
Quo font les dieux? Sur co point, les opinions los
plus divergentes sont soutenues. Tantôt on lour
attribue la création et l'organisation du monde cl
on leur prôto lo rôle do gardiens do l'ordre uni-
versel; taillât, aii contraire, on les fait, intervenir
dans les événements et produire des miracles. Lu
plupart des hommes croient que les dieux agissent
«lans lo mondo.
,
Il faudrait sans douto adhérer A Une croyance^
aussi communo, si, d'autre part, n'existaient plus
fortes oncoro et plus répandues d'autres croyances
contradictoires avec les premières. Notre opinion
la plus formé au sujet des dieux est qu'ils sont
bienheureux et immortels. Affirmons donc qu'ils
sont tels, mais gardons-nous ohsnito do rien leur
attribuer qui puisse troubler leur bonheur ou com-
promettre leur immortalité.
Pcul-oii, pur exemple, soutenir sans se contre-
dire que les dieux sont bienheureux cl qu'ils ont
créé ou organisé lo monde? Pourquoi dans leur
béatitude so seraient-Ils un jour imposé la tAche
do fairo sortir le inonde du néant ou du chaos? On
ne travaille, on ne fait effort que pour satisfaire
un besoin, échapper A Une douleur. Le monde
manquait donc aux dieux? Admettre celte hypo-
thèse, c'est admettre qu'ils n*éloicnt pus heureux.
72 ÉPICURE.

Diru-l-on quo c'est pour rccovoir lo culto des


hommes qu'ils ont créé les aslros, la terre et
les êtres vivunls? Mnis quo peuvent fairo A des
divinités bienheureuses la fumée des sacrifices
et le vain murmure des prières?. Dira-t-on «pic
c'est par amour de l'humanité, qu'ils ont agi?
Mais l'iiommo, alors qu'il n'était point, avait-i|
besoin db l'cxislcnco? On comprend qu'un être
en possession de la vio souffre en la perdant,
mais co qui n'est point no peut aspirer A ôtre, nt
regretter dp n'être rien. Se rangern-t-on enfin A
l'opinion do Platon et soiiticndra-l-on quoe'est par
bonté, par puro générosité, par besoin do se don-
ner, de se
dépenser que les dieux so sont décidés'
A organiser lo mondo ? Mais comment un ôtro bien-
heureux pourrait-il être généreux? Il n'y a que
ceux qui sont menacés par le malheur qui puissent
éprouver lo besoin desb concilier par des'bienfaits
d'utiles amitiés. Un don sans espoir do retour est
impossible, ot celui qui à besoin dos services d'au-
Irul n'csl pas plelnomont heureux. Il ost donc con-
tradictoire do soutenir A la fois que les dieux sont
éternellement bienheureux cl qu'ils ont créé ou
organisé lo monde.
Peut-on croire maintenant «pt'ils interviennent
dans lo cours des événements terrestres pour us*
surer lo succès do l'un, accabler l'aulro do revers?
Les dieux no sont ni créateurs, ni organisateurs,
pouvcnt-ils ôtro des providences? Ils no sont pas
les soutiens de l'ordre universel ; nous allons voir
qu'ils no «ont pas davantage des auteurs do mi-
racles. Lo rôlo de créateurs était incompatible avec
leur béatitude; celui de providence serait funeste n
PHYSIQUE, 73
A leur Immortalité. Si los dieux pénètrent dans le
mondo pour défendra lours favoris et confondre
leurs ennemis, ils vont ôtro on butto aussitôt A
toutos les forces hostiles dos atomes; comme les
animaux, commo les hommes, ils no pourront
manquer d'être mutilés, minés par cos assauts
incessants, ot ils cesseront d'ôtro invulnérables.
Comprenons donc quo la r laco des dieux immortels
n'est pas dnhs un mondo livré A la destruction.
Niais co ruisonnoment qui s'applique au monde
torrostre ost valablo pour tous les mondes de
l'univers. Où,los dioux pourront-ils so réfugier
pour jouir en paix et sans fin do leur béatitude?
D'uno manière assez inattendue, Épicure répond
qu'il y a dos espaces sereins qui no sont traversés
par aucun mouvement d'atomes, ce sont ceux qui
séparent les mondes.
Dans les intermondes, les dieux vivent donc
sans besoins, sans soucis,, en nombre infini.
Comme il n'y a pas do bonheur sans sagesse, de
sagesse sans raison, do raison ailleurs que dans
dos corps do forme humaine, les dieux ont la
formo humaino ol parlent entro eux : car il n'y
a pas de penséo sans langage, Commo la plus
belle des langues est lu lunguo grecque, on peut
supposer que les dieux s'entretiennon ton grec.
Les dieux no connaissent pas la' colère, pnrco
que la colère suppose la crainte et que la crainte
est incompatible avec le bonheur. Les dieux ne
connaissent point davantage llamour, parce qu'il
n'y a quo los faibles qui aient besoin d'amis,
Solliciter lours faveurs par des sacritlcos et par
«les prières, craindre leur anlmosilé, n'est doncpàs
UuNAttt. — Épicure' &.
74 ÉPICURE.
le fait do la véritable piété. Il n'y a rien de plus
impie que la religion : car elle méconnaît la vraie
nature des êtres bienheureux et immortels. Les
prêtres et los dévots prêtent aux dieux leurs pro-
pres infirmités; leurs tentatives pour so concilier la
faveur divine sont autant do blasphèmes. La véri-
table piété, sur laquelle Épicuro a rédigé un traité,
110 consisto pas A vivra dans lo tremblement, mais
à regarder l'univers d'un oeil assuré. La vraie mu-
niète d'honorer les dieux comme ils le méritent,
est do los imiter et do tôcher de vivre en co monde
troublé avec la môme impassibilité dont ils jouis-
sent dans les intermondes.
En proclamant l'existence des dieux, Épicuro
était-il sincère, ou no prenait-il pas simplement
une précaution contre lo fanatisme religieux?
D'après les principes posés par lo philosophe lui-
môme, il est difficile d'admettre qu'il pui&o y avoir
dans l'univers des ospaecs A l'abri du mouvement
dos atomes, et que des corps composés comme
ceux des dieux subsistent éternellement : Épicuro
ne se platt-il pas A montrer que lo mondo, que
l'Ame sonl, en raison de leur naturo composée,
voués A la destruction? Pour fuiré face A celle ob-
jection, il ujoutc, il est vrai, quo les dieux n'ont
pas un corps, mois commo un corps, qu'ils n'ont
pas, A proprement parler, du sang, des muscles cl
des os, mais commo du sang, des muscles cl des
os. Ces distinctions no sont pas niséos A entendre
et font soupçonner quo celui qui lésa proposées
se-souciait surtout, en soutenant l'existence des
dioax, d'échapper au sort d'Anaxagoro, à celui dp
ffocrdte, aux cruels traitements que ses conlempcU
PHYSIQUE. 75
rains paraissaient disposés & foire subir aux athées.
Ce qui forliflo cette hypothèse, c'est qu'Épicuro
professait uno grande admiration pour Anaxagore,
et que, d'autro part, la prudence était A ses yeux la
première qualité du sage.
Qu'il ait cru ou non A leur cxistorjco, les dieux,
tels qu'il nous los décrit, jettenl uno vivo lumière
sur l'hommo qu'il était et sur sa philosophie II
faut retenir d'abord cet argument par lequel Épi-
euro démontre qu'ils n'ont pas pu créer lo monde :
« Où, dit-il, auraient-ils trouvé lo modèlo de la
erénlion? Copimont auraient-ils pu savoir et conce-
voir ce qu'ils auraient voulu fairo? Comment
auraient-ils jamais pu connaître lu vertu des élé-
ments et co que les utomes peuvent produire par d«;s
arrangements variés, si la nature elle-même ne leur
avait montré par des exemples commont naissent
les choses? » (Lucrèce, 1. V, v, 180-185.) Rien ne
montre mieux (pie cet argument quello idée Épi-
curo so fait do rinlolligcnco; il nie qu'elle soit une
faculté d'invention, do création; il la regarde
(•ommo entièrement passive, commo incapable A
jumals, même chez les dieux, de concevoir Autre
chose que co quo les sensations lui ont révélé. A
la manière dont se comportent ses dieux, on voit
aussi avec notlctô co qu'Épicuro cntendail par la
vio bienheurcuso ; le bonheur, pour lui, consiste
à se sentir vivre, A n'avoir ni besoins ni soucis, à
no s'occuper d'aucune affaire, lo bonheur n'csl
pas dans l'action, mais dans le repos. Aussi, pour
garder leur .béatitude, Ses dieux s'abstionnent-ils
do créer lo monde Si Platon, au contraire, fait,
dans lo mythe du Timéo, organiser lo monde pur
76 ' ÉPICURE.
lo Démiurge, c'est quo, pour lui, il n'y a do bonheur
que dans l'acte généreux, duns le doil sans espoir
do retour, duns l'umour. Pour ÉpicurOj l'nmour
n'est rien do. divin; il n'est qu'une illusion
humaine déterminée par un besoin physiquo. La
nature, en ol^mômo, n'est A nucun degré une
hurmonio, un concert, uno union; elle est com-
posée d'individus séparés, qui existent chacun pour
soi; la partio n'y existe point pour lo tout; l'uni-
vers n'est que lu rôsullunto des parties qui exis-
tent chacune on clle-môrno et pour elle-même. Il
n'y a pus de liaisons, autrcmenl dit pas d'idées
dans la naturo; tout n'y ost quo matière Pour
Pluton, lo fond des choses est amour, unité, ten-
dance vers le bien ; pour Épicuro, lo fond dos-
choses est hasurd, anarchie, individualisme,
égoïsme. La philosophie do Platon est uno philo-
sophio do confianco cl do générosité ; colle d'Épi-
curo, uno doctrine d'incrédulité cl do décou-
ragement. •
CANONIQUE

La canonique est lu justification do la méthode


que nous n'avons cessé do suivre dans la physique
Tous les objets dont nous avons successivement
défini la nature, les atomes impérissables, l'univers
infini, l'Ame, les dieux, sont hors de la portée des
sens; les principes dos choses sont, comme le
1

«lisait Dêmocrito, au fond d'un abîme; ils ne font


pas partie, explique Épicuro, de ce qui nous esl
donné, mais de ce «pii nous est caché. Au sujet de
cet inconnuj qui nous enveloppe de son obscurité,
nous no pouvons nous empêcher do fairo dos
conjectures. Mais lo tort commun de ceux qui ne
pratiquent pas la méthode d'Épicuro est de re-
garder ces conjectures, quelles qu'elles soient,
comlno plus certaines que ce qui, étant donné
aux sens, est connu avec évidence Au-lieu de
conformer A ce qui est connu leurs hypothèses sur
l'inconnu, ils entreprennent do contraindra la
réalité donnée A so modeler sur l'inconnu tel qu'ils
so hâtent do le concevoir. Ils procèdent à priori,
et s'obstinent A déduire, alors quo la méthode
véritable esl nu contraire d'induire et de procéder
à posteriori. C'est du connu qu'il faut aller A l'in-
connu; c'est en partant de ce que les sens font
saisir avec évidence qu'il faut conjecturer ce qui,
par nature,, leur reste niché. Lu méthode expé-
78 >
ÉPICURE.
ri mentale doit ôtro la méthode do co qu'Épicuro-
uppello physiqao, do co qui, aujourd'hui, recevrait
le nom do métaphysique
Pour quo cette méthode, surluquollo repose lu
théorio do la nature, soit justifiée, il faut : 1° que
lu raison ne possède aucuno idée innée, et que
tout son contenu so ramène A des sensations;
2° quo la. sensation soit Vraie, qu'il y ait uno évi-
dence sensible
Tout co quo nous pouvons penser so divise, en
effet, on deux classes : il y a, d'uno part, los
idées ($45«i), de l'autre les sensations (abOy,<x«i«). Il
faut mettre dans la classe dos idées toutos les
représentations dont l'objet n'est pas actuellement
ni immédiatement présent aux sens : l'atome, le '
vide sont dos Idées, do mémo l'univers infini, les
mondes multiples, les dieux; un objet, uno per-
sonne dont nous nous souvenons sont dos idéos ;
do même, un objet, uno personne que nous nous
attendons A rencontrer. Au contrairo, lb rouge, le
froid, le solide sont des sensations, pourvu, du
moins, que ces mots no soient pas pris en un sens
général, et qu'ils désignent co qui nous affecte au
moment môme ''*.
Parmi les idées, il y en a qui pouvant devenir
des sonsations, par exemple |e solido, quo jo m'at-
tends A toucher après avoir vu du rouge; collos-lA
attendent que nous les sentions (tb itprfquvov), Lés
autres, au contraire, no pourront jamais devenir
des sensations, par exemple l'utomo cl le vide;
elles constituent ce qu'Épicuro appelle l'obscur
(tb &SY|XÔV)."
Touto pûnséc est donc idée ou sensation.
CANONIQUE. 79
Laquelle dos deux est primitive cl donno nais-
sanco à l'outro? Dans la sensation, Platon voyait
uno fusion d'idées. Épicuro n'hôsito pas A soutenir
la thèso inverso, qui sera plus tard cello do Con-
dilluc et de Ilumo, la thèso du sensualismo : toutes
les idées se réduisent A des sensations; la sensation
est l'élément simple dont sont composées les idées.
Origine empirique des idées. — Pour dési-
gner los idées, Épicuro est lo premier qui ait em-
ployé le mot grcc-nptfXY,>}t«, traduit exactement
par lo mot français anticipation. Diogôno de
Lacrto (X, 33) expliquo ce terme en disant qu'il
est synonyme do compréhension (X«T(1XY,|I<),
d'opinion droite. (S4$a è?0^), do concept (Iwot*),
d'idéo générale possédée par nous (xa&oXtxYj V^K
ivxffoxtqJitvY,), ot que son sons exact est celui-ci :
souvenir de ce qui est souvent apparu au dehors
(UM^|XY, TOU ttOXX*X'< tÇtoOtV <p«V^VT6().
Dans uno formo blanche, par exemple, qui
s'uvanco au loin, je reconnais un homme Dès que
jo mo prononce A moi-même co mot, jo mo reprô-
sonto, jo me donno A l'avance un cnscmblo do sen-
sations possibles, qui constituent pour moi lo type
do l'homme Jo m'attends A me trouver en prô-
sonco d'un être vivant, droit sur ses jambes,
capable do mouvements et de paroles variés, etc.
Chacuno de ces propriétés résume dos séries do
bonsations visuelles, tactiles, auditives, etc.; la
concoption do l'hommo en général n'est donc que
la priso do possession anticlpéo do ces sensations.
Se réduisant A un ensemble de sensations, l'idée
ne peut pas étro innéo, ni avoir une aulro origine
qu'uno origino empiriquo. Comment se fait-il, en
80 ';. > ' ÉPICURE.
effet, que nous soyons capables do pressentir A
l'avance ce quo tout A l'heuro nous allons éprou-
ver, ou mômo ce quo nous n'éprouverons effective-
ment pas, mais pourrions éprouver si nous lo vou-
lions? Si nous n'avions jamais vu aucun homme,
nous en serions incapables; nous n'irions pas au
"delà'de la sensation actuelle Mais nous avons de
l'cxpérienco; nous avons vu un grand nombre
d'hommes ; les sensations par losqucllos ces indi-
vidus se distinguent les uns dos autres étant nou-
velles chaque fois, n'ont point laissé do traces en
nous; seules se sont conservées les sensations qui,
à chacune de nos expériences succossives, ont été'
répétées; comme pas une soulo fois celles-ci n'ont
manqué d'être éprouvées ensemble ou successive-,,
ment, l'habitude do les retrouver groupées s'est
fortifiée en nous, do telle sorlo qUo l'une d'elles
étant ressentie, les nutrps aussitôt sont attendues;
leur ensemble forme donc dans notre esprit un
système lié qui nous parait, no se luissnnt pus
rompre A notre gré, ôtro la reprôsonlation d'un
ôtro ; cette apparence ost si forte qu'elle fait croire
A des philosophes commo Platon qu'au-dessus dos
êtres singuliers, différents los Uns des aulros, pla-
nent des êtres transcendants, qui no possèdent
que les propriétés communes aux premiers, êtres
insaisissables aux sens, quo la raison seule attein-
drait. La foi en leur existence est fortifiée pal*
rhubiludo que lions avons do leur attribuer un
nom, l'homme, lo chien, lo cheval, etc... Mais celte
croyànco n'est qu'une opinion vide, c'est-à-dire
une hypothèse qu'aucune oxpérlcncc no peut
venir vérifier, et qui, de plus, n'est point nôôcs- I
'! CANONIQUE.; 81
soiro pour expliquer la formation des idées géné-
rales; car ces idées n'étant quo des anticipations
do sensations, on comprend quo l'expérience, enre-
gistrée par l'habitudo, suffise A en rendra compte.
Il n'y a donc point d'idées pures; toutes nos
idées naissent des sensations et se réduisent A des
sensations: elles se produisent par contiguïté et
par rossemblanco : In raison n'ajouto rion nu con-
tenu de la pensée; ello ne fait quo combiner les
données des sens. •
Maintenant qu'il est établi que la raison n'ost
pas une source originale de connaissances, mais
dérive de la' sensation, recherchons comment
celle-ci reproduit.
Nature de la sensation. — Ce qui a fait
méconnaîtra nux philosophes lu vôritnblo origine
do lu sensntion, c'est qu'ils ont commencé par
étudier la vue ou l'ouïe, ait lieu do porter leur
attention d'abord sur lo sens du toucher, dont lo
fonctionnement est plus aisé A expliquer. Entra
l'objet vu cl l'oeil qui voit il n'y a, somblc-t-il,
aucun inlCrmédiniro, do même qu'onlro i'origino
du son et l'oreille qui entend. Alors la sensation
parait ôtro Uno action A distance, lé résultat d'une
sorte d'attrait, do sympathie entro'lo sujot qui sent
et l'objet senti. Tout myslèro so dissipo, pour qui
comprend quo lo sens lypo est lo toucher. Lors-
qu'une sensation tactilo naît en nous, c'est qu'un
corps oxlôrlcur nu-nôtre fuit impression sur une
partlo quelconque do notro pcùu. Il n'y a ici aucune
action A distance, aucuno sympathie mystérieuse.
Un ébranlement s'est propagé, par contact direct,
du corps touché dans lo corps qui touche. Si ce
82 ' ÉPICURE.
dernier était inanimé, la sensation no so produirait
pas : il faut, pour qu'elle so produise, que lo choc
so transmette des parties grossières du corps aux
corpuscules plus fins do l'Amo, disséminés dans
toute la masso du corps, et quo ceux-ci lo commu-
niquont à la partio la plus subtile de l'Amo concen-
trée dans le coeur. La sensation résulte donc d'un
ébranlement déterminé dans l'organismo vivant
par un choc extérieur.
On no peut doutor quo.ee soit ainsi que procède
lo toucher. C'est sur ce modèle simple qu'il faut se
représenter lo fonctionnement des autres sens.
Quand nous odorons, voyons, ou entendons,
aucun intermédiaire n'apparaît entre l'objet senti
ot l'organe du sons. N'hésitons pas à affirmer qu'il
on existe il y a dos particules qui s'échappont
des corps odorants, et qui, disséminées do toutos
parts dans l'atmosphère, viennent fairo impression
sur la paroi interno du nez. il y a dos pellicules
extrêmement minces, qui so détachent sans cosse
dos objets visibles, et qui so dispersent au loin
avec des vitesses inimaginables; ce sont ces pelli-
cules qui, venant frappor sans relâche la partie
sensible de l'oeil, déterminent en nous les sensa-
tions do couleur, de forme et do distance. 11 y a de
môme des particules do son qui s'échappent dos
corps frappés, et qui, A travers tous les obstacles,
A travers môme les corps solides, cheminent jus-'
qu'à notre oreille où elles font impression, Tous les
sons sont donc des variétés du touchor; et toutes
les sensations, si diverses qu'elles soiont, sont
dues à des contacts.
No sourions pas de cos particules do son et de
CANONIQUE, 83
cos polliculos que notre philosophe, par une induc-
tion hardie, fait cheminor A travors l'espace Sans
douto il ignorait que lo son n'est pas un corps,
mais un mouvement vibratoiro des molécules dos
corps. Il ignorait do mémo la vraio naturo do la
lumière, ou plutôt co quo nous rogardons commo
la vraie nature de la lumière II no savait pas que
co qui se propage entro l'objet vu ot notro rétine,
quand nous voyons une couleur, n'ost rion do pon-
dérable, n'est pas, par suite, une parlio du corps
lui-mômo, et que par 1A diffèrent lu vision ot
l'olfaction : il n'avait point nos idées sur j'éther
et sos vibrations. Mais plus ost manifosto l'igno-
rarico de co Grec du itie siècle avant notre ère, plus
ressort lo mérite qu'il a eu d'affirmer quo touto
sonsalion résulte d'un contact, ot que si rien dans
lo milieu extérieur no so propagoait de l'objet sonti
au sujot sentant, aucuno sonsalion no naîtrait on
nous. En co qui concorno l'olfaction, les vues d'Épi-
curo so sont,trouvées exactement vérifiées. En co
qui concorno l'uudition ot la vision, nous n'admet-
tons plus quo ces opérations soient dues A un trans-
port do matière; co qui, solon nous, so transmet, ce
ne sont point des corps, si subtils qu'on los ima
gino, o'ost un mouvemont qui va do parliculo on
particule Mais si la scionco a raffiné la conception
du philosophe, elto n'en a point rejoté l'essentiel.-
Résultant toujours d'uno rencontre, d'un contact
immédiat, la sonsalion, cotto promiôro connais-
sance, n'est à aucun degré notro oeuvra, lo résultai
dp notrp Initiative Ello est dôtcrminéo dans notre
âme par l'objet connu lut-môme. Quand olle
pénètre en nous, à la suito do l'impression, notre
84 ' ÉPICURE.
•;
passivité esl Cnliôro ; nous n'évoquons aucun sou- \
venir, noUs "no formons aucuno hypothèse, nous
no faisons aucun raisonnement. La sensation! ost
Uno ponséo simplo, élémentaire, elle es( comme
un atomo do penséo.
Commo l'Amo no participe en rien A lu confection
de cotto pensée, qui est l'oeuvre do l'objet môme,
en lunt qu|ollo sent, elle no saurait rien ajouter à
ce qu'elle éprouve* ni rien en retrancher, Passive
commo la ciro molle, l'Ame qui sent no peut quo se
mouler exactement sur lo corps qui laisse son
cmpreinlo en elle La sonsalion ne peut aller ni
au delà, ni on deçà do l'objet senti. Elle no peut'.,
être trompeuse II n'y a donc pas d'erreurs des
sons.
Avec une uuduco tranquille, au milieu du peuple
de Sophistes, de sceptiques, de dialecticiens qui
remplissaient les écoles philosophiques do la-Grèce,
Épicuro soutient quo toutes les sensations sont
vraies. '..-'
Toutes les sensations sont vraies I Quelle affir-
mation scandaleuse I La marquo do la vérité est la
non-contradiction. Or, les sensations no so contre-
disent-elles point sans cesso? Elles so contredisent
d'un hommo à l'uulrc, puisque lo vin qui parait
doux à celui-ci est senti commo amer par celui-là;
-elles so contredisent d'un sons Aruulro, puisque le
' bâton plongé duns l'eau, qui ost droit'pour Iô tou-
cher, est courbé pour la vuo; elles so contredisent
enfin pour lo mémo sens, puisquo la tour qui
parait ronde A distance, do près apparaît carrée.
Qu'un sophisto commo Prologoras soutienne la
thèse que savoir est sonlir, on le comprend, parce I
CANONIQUE. *8b

qu'au fond, commo tous les sophistes, Protagoras


est persuadé qu'il n'y a pus do science, qu'il n'y u
pas do vérité. Mais qu'un dogmatiquo commo
Épicuro, qu'un homme de cotto gravité qui prétend
démontrer uno doctrine^ affirme la vérité dos sen-
sations, bien mieux! de toutes les sensations, voilà
qui est d'une naïveté un peu forte; un système
établi sur un fondement aussi ruineux no peut
manquer do s'écrouler.
^Épicuro ne so dissimule pas toutes los difficultés
qui l'attendent : il n'en est pas moins réduit A sou-
tenir que le critérium de la vérité est la sensation
et que toutes'les sensutions sont vraies.
Prendre lo purti d'être scepliquo, il n'y peut
songer : le doulo no lui parait point ôtro ce qu'il
sera plus tard pour Montaigne, un doux et mol
oreiller; il no partage point l'avis do Pyrrhon et
no croit pas que l'aluraxio, l'absence do trouble,
suive lo doulo commo l'ombro suit lo corps; lo
doute lui parait un état pénible et qui surtout a le
défaut do nous luisser en proio aux craintes super-
stitieuses ; c'est pur la brèche du douto que la
religion pénétra dans notre esprit; pour résister A
la foi, co n'csl pas trop de la certitude
Cette certitude, si indispensable qu'on no saurait
sans ollb mettre un pied devant l'autrb, va-l-on la
demandor A la raison ? Mais la raison osl aussi
suspecto A Épicure quo la fol; de plus il a, nous
l'avons vu, réduit toutes los idées à (les combinai-
sons do sensations.
La raison nous ronvoio donc aux sens, d'où elle
tire son origine Serons-nous limidos ici, ot, tout
en proclamant la vérité do quelques sonsations,
86 ' ÉPICURE.
renierons-nous l'autorité do toutes celles qui sont
contredites? Cotto solution moyenne est inaccep-
table. Si une soulo sonsalion ost reconnue fausse,
c'en ost fait de la valeur de toutos les autres. Le
bon sens n'exige-t-il pas qu'on retire tout crédit à
celui qui, no fut-ce qu'une fois, a été convaincu do
mensonge?
Au reste, par quoi les sonsalions pourraient-elles
être contrôlées? Êst-co par la raison? Majs la
raison, qui dérive des son étions, n'a pas qualité
pour les rectifier. Est-co la s ^sation d'un sens qui
condamnerait celle d'un oulit»? Mais ce qui fait
impression sur la vue n'ost pas -*,e qui fait impres-
sion sur le touchor; les objets des différants sens
étant différants, il no peut pas y avoir do contra-
diction d'un sensà l'autre So sorvira-t-on, enfin, do
la sensation d'un sens pour juger fausso uno autre
sensation du môme sens? Mais cos doux sensa-
tions sont d'ôgalp autorité : au nom do quoi prin-
cipe l'une sorail-ollo choisie pour jugor l'#utre?

Force ost donc ou do rejeter absolument toute
certitude, ou do soutenir que toutos los sonsalions
sont vraies.
Eh quoi? les sensations do doux ot d'amer sont
donc vraies au sujet du même vinl vraies aussi les
sonsalions do droîtet do courbé, nu sujet du môiiïe
bâton; vraies enfin, les sensations do rond ot de
carré, au sujet de la mémo tour I
La contradiction ost le signe doTorrour. Épicuro
.

le reconnaît; les divorsos représentations énumô-


réos sont contradictoires chacune à chacuno, il le
reconnaît oncoro. Mais il se tjro de la difficulté en
niant que la contradiction soit entre los sensations.!

CANONIQUE. 87
"Assurément la tour no peut ôtro.à -la fois rondo et
carrée; mais c'est par uno équivoque qu'on dit
qu'oilo est l'objet do ma vue. Le vôritablo objet de
nia vue, c'est-à-dire ce qui fait directement im-
prossion sur mon oeil, n'est à aucun moment lu
tour elle-mômç, pulsquo lu tour n'ost vue qu'à
distance et que la sensation ne se produit jamais A
distance. Co quo jo sens, co no sont point los pierres
do la tour,'-co"sont les simulacres émanés do ces
pierrps et projetés.A travers l'utmosphèro jusqu'à
-mon oeil; le plus souvont les atomes qui com-
posent ces simulacres, gardent exactement, durant
le trajet, la disposition réciproque qu'ils avaient,
lorsqu'ils faisaientencoro partie do la tour; cl c'est
ainsi qu'à uno courte distance ils mo font sentir la
forme carrée du monument; mais en roulo il leur
arrivo mille accidents, ils so réduisent do quelques
atomes arrêtés par l'air ambiant, leur disposition
change peu à peu, la figure qu'ils présentent se
déformé, parfois elle se déchire, et lorsque onfin,
après un long parcours, les simulacres successifs'
me parviennent^ ils no sont plus les mêmes qu'ils
étaient Aune courte distance do leur lieu d'origine
Si, doloin, je vols lu lour autrement quo do près, il
no faut donc pas on faire un reproche A la vue; i
faut lui on faire un mérite, El, rotournant hardi-
ment l'argument contre ses adversairos, Épicure
ajoute : co n'ost pas le sons qui est en défaut ici,
c'csl la raison : car la représentation do la tour
lointaine ost son oeuvra et non colle do la vue. Dire,
on effet, qu'à trois cents pas il y a une tour rondo,
c'estdépassor ce qui est donné, fairo uno hypothèse,
juger qu'à la suite dos sensations visuelles qu'on
88 * ÉPICURE.

éprouve actuellciuunt, «ai on éprouvera, A mesure


qu'on se rapprochera, d'uulies qui nu cesseront
d'êlro d'accord avec les premières, ot qu'enfin
parvonu contre la tour, on éprouvera en la tou-
chant la sensation d'un objet rond. La coi'.rudiction
n'est donc point entre deux sensations, mais entro
deux anticipations do sensations. Kilo n'est pus
hnpulablo au sens, mais A la raison.
L'auulyso de la seconde erreur olléguéo conduit
au mémo résultat. Qui osera prétendra qUo la vue
n tort do nous fuira sentir uno formo courbée,
lorsquo lo bûton esta demi plongé dans l'eau? ost-
co qu'alors les simulacres no sont pas déviés?
Nofroseul tort, et il retombe entièrement sur notro
raison, est do croire, pureo quo nous avons cette
sensation visuelle, que nous devons nous uttendro
à éprouver des sensations tactiles corrcspolidnntos.
Mais c'est notro nltento qui est vaine, notro induc-
tion qui est faussé, non notro sensation.
Qu'on no s'imugino pus qu'Épicuro soit ombar-
rassô pur l'exemple du vin," parce qu'ici""il scmblo
y avoir contact direct du corps goûté avec l'organo
sentant. Peut-on dire en toute rigueur quo lb
mémo vin soit goûté par deux hommes différents?
La sensation du goût résulte dp la pénétration à
travers los porcs do la langue do quelques atomes
triés parmi ceux qui composent lo liquide goûté.
Or, il est possible que ces porcs n'aient pas chez
deux hommes différents la rnômo ouverture ni la
môme forme, que par suite les atomes do l'amer-
tumo no puissent faire impression sur l'un et
entrent aisément dans les pores do l'autro, et quo
lo phénomène inverso so produise polir les atomes
CANONIQUE. 89
du doux, On conçoit alors quo, bien que lo mémo
vin franchisso lo gosier do l'un et do l'unira, co no
soient point los mômes groupes d'atomes qui affec-
tent les sons dos deux buveurs, Jls devraient so
•contenter do dira l'un qu'il sent l'amer, l'autre
qu'il sent du doux. Leur seul tort est do préjuger,
<l'attiïbuer au vin lui-même la qualité qui n'appar-
tient en touto corlitude qu'A uno partie du liquide
On préto souvent A Épicuro collo opinion qu'au-
cune erreur n'ost jamais commise dans lu repré-
sentation des chpsos, Hien n'est plus injuste.
Quand Lucrèco donne une ônumôration dos prin-
cipales erreurs de la perception, il est, comme
toujours, l'intorprèlo fidèle do lu penséo de son
maître 11 n'échnppait pas aux Épicuriens qu'à
^celui qui so trouvo sur un vaisseau, le voissenu
paratt immobile; la côto parait en 'mouvement,
quo le cheval arrêté au milieu d'une eau couranlo
semble, si l'on regarde les flots qui so brisent sur
son poitrail, s'avancer conlro lo courant, quo si,
après avoir tourné longtemps, on s'arrôto brusque-
ment, les objets environnants aussitôt paraissent
tourner, que dans une étroite flaque d'eau ou
croit voir l'immensité du ciel, quo los dernières
^olonnos d'un portique paraissent do loin se rap-
procher et se toucher. Non seulement ils connais-
saient ces illusions, mais ils reconnaissaient que
ce sont des illusions. Toutefois, au lieu do les
attribuer aux sens, ils'les attribuaient à l'esprit.
Ils no confondaient point, en effet, sensation et
.perception; la perception étant toujours une inter-
préloltion, une anticipation, une idée, l'oeuvro do
ia raison et non le résultat d'uno impression mate-
KO ÉPICURE.
riollo. Co qui causo la mépriso sur co point, c'ost
quo parmi los dogmos d'Épicuro on trouvo celui-ci,
quo !a grandeur réollo du soloil no dépasso pas
sa grandour apparente Fuuto de connattro los
loxles, on croit qu'Épicuro a soutenu cotte thèso
en vertu du principe quo los sons no nous tromponl
pas. Mais s'il l'a fait, co n'ost pas on s'appuyant
sur uno sensation, c'ost on so fondant sur une
induction. Il remarque, en effet, «pie los lumièros
ot les feux terrestres ont beau ôtro éloignés do
nous, ils gardent tout leur éclat ot ne perdent
prosque rien do lours dimensions apparentes. Ap-
pliquant la mémo loi aux feux célestes, il infère
quo, si grand quo soit l'ôloignoment du soleil, cet
astre ne pout pas ôtro plus grand qu'il ne parait.
Ainsi, touto représentation illusoire so rapporte
A un objet lointain ot hors de la portéo des sens.
Mais il n'y a pas d'erreur absolue; si l'on examine
avec soin urto porcoption illusoire, on trouvo tou-
jours un objet qui a été senti tel qu'il ost vraiment.-
Cet objet réel n'est pas celui quo croit l'hommo
qui so trompe : c'est lo simulacre, qui fait direc-
tement impression sur les sens.
Cotte offensive hardie d'Épicuro, qui rctourno
contro la raison les accusations portées contre les
sens, ne mot pas fin à la bataille. Il y a dos sensa-
tions auxquelles il ost difficile do trouver un objet,
et qui, par suilo, paraissent bien être fausses.
L'homme qui rêve éprouvo des sensations fort
intenses; elles lo sont A toi point qu'elles pro-
voquent dans son corps dos réactions et môme
parfois font de lui un somnambulo ; ot cependant
les rêves sont vains ; les sensations qui los corn-
CANONIQUE. 91
posent ne sont dôtorminéos.par aucun objot réel.
L'hallucluô Orosto, par oxomplo, dont los yeux so
«lilatent d'épouvante devant les Kurios vengeresses,
est bien un hommo qui a des sensations et cepen-
dant les couleurs qu'il voit, les bruits qu'il entond,
no sonl produits, semble-t-il, par aucun objet, Lo
poèto, enfin, l'artiste, celui qui peint par des cou-
leurs ou dos mots un centaure, une bataille, un
banquet, l'homme d'imagination esl semblable A
l'halluciné : il voit,'il sonl ce qu'il représente, nu
point d'en oublier le mondo réel. Il y a donc des
cas où la sensation no diffère point do l'image;
des sonsalions peuvent surgir en nous sans êlro
provoquées par rien, la sensution n'adhère point
nécessairement à uno réalité, en un mot il peut y
avoir des sensations fausses,
Touto la philosophie d'Épicuro s'oppose au mys-,
licisme : il no pout donc admettra quo les appari-
tions merveilleuses, les hallucinations, los rôvos
soient la révélation faite aux hommes d'un monde
surnaturel et suprasensible Va-t-il accorder qu'il
y a des sensations sans objets, dos sensations
faussos? co serait, nous l'avons vu, renoncera
toute cortitude, aboutir au scepticisme. Pour se
tirer d'embarras, Épicure appelle à son nido ces
simulacres, quilui ont déjàpcrmisd'cxpliqucrlascn-
sation : ils vont lui servir maintenant A expliquer
l'image. L'image a ceci do commun avec lu sensa-
tion, qu'ello s'impose a nous, qu'elle nous nffecto,
nous obsède ot parfois résisto A notro volonté; elle
on diffère eh co quo nos sens ne peuvent la saisir.
Or ce, qui fait impression no peut être un pur
néant : A l'image correspond donc un objot en
-92 ÉPICURE.
dehors do nous, un simulacre Seulement il est plus
subtil quo ceux qui font impression sur les organes
do nos sons. Lo simulacro correspondant aux
images des rêves et dos hallucinations est trop fin
pour ôtro urrôlé pur le tissu grossier do l'oeil ou do
11 peau ; il va au dolà, pénétra à travers notre corps,
jusqu'à co qu'il rencontre l'Amo, dont le tissu plus
délié peut seul l'arrêter. L'image peut être définio
uno sensation do l'Amo. ,
Il oxislo donc autour do nous dos simulncros
plus légers oncoro quo ceux qui nous font perce-
voir los objets présents; ces émanations so trans-
portent A do grandes distances, elles continuent à
voltiger mémo après lu destruction du corps qui
leur a donné naissance ; c'est ainsi quo nous appa-
raît, durant le sommeil l'image'des morts quo
nous pleurons. Ces simulacres so eomposerjl par-
fois les uns avec los autres; et c'est ainsi quo par
hasard l'image du cheval peut s'unir avec collo de
l'hommo pour former lo Centaure. Assurément,, il
est à remarquer quo chacun do.nous est disposé
par ses occupations cl ses passions A voir appa-
raître telles images plutôt que telles autres; cotte
action do l'habiludo s'oxplique mécaniquement :
c'est quo l'accès do l'Amo est rendu plus aisé par
les simulacres antérieurs pour les simulacres qui
/leur sonlsembloblos, Lo fait enfin qu'A un moment
quelconque nous pouvons évoquer une grande
variété d'imagesî s'expliqûo pir. la finesse dos,
simulacres, qui leur permet do so trouver cri grand
nombre Autour do l'Ame. ;,
Ainsi l'activité de la penséo se trouve réduite
autant cjub possiblo par Épicuro : il hb se contenté
CANONIQUE. n
pas do déclarer quo la sensation nosupposo aucuno
mémoire, aucuno raison ; dans l'imago mémo il ne
reconnaît aucuno spontanéité de la part du sujet,
il no voit q'u'un état passivement subi ; co n'est pas
assez do dira qu'oilo so ramène pour lui A des
sensations antérieures, elle n'est qu'uno sensation ;
elle est dôterminéo actuellement par un simulacre
extorno,
Assurément, Épicuro abuse ici de ces simulacres
invisibles, impulpublos, qui frunchirniont la bnr-
riôro des sens pour parvenirJusqu'à l'Amo. 11 n'a
pas ou l'idée, que dovuipnt avoir plus lard les
philosophes cartésiens, d'oxpliquor l'imagination
1

par le jou d'un mécanisnio intérieur au corps vi-


vant; son hypothèse, plus compliquée quo la leur,
ost moins d'accord avec los faits.
S'il a été contraint do l'adopter, c'est qu'il avait,
besoin dos mouvements internes de l'Amo pour
expliquer luponséo proprement dite, celle qui
forme des anticipations. Afin do rendra compte du
jugement et dos opérations do l'cnlendomont, les
Cdrtésions font appel à l'oxistonco d'uno Ame
immatérielle Épicuro s'est A dessein privé do cotto
rossburco ; en vertu des principes qu'il n posés, il
lui faut admettre quo toute penséo n'a lieu quo par
suite d'un mouvomont dos atomes. Or les atomes
db l'Ame peuvent so mouvoir do deux manières,
soit sous l'impulsion directe des idoles venues du
dehors, soit on conséquchco do leurs mouvements
internes. Dans le promior cas, qui ost colui delà
sensation et de l'imago, l'Amo étant entièrement
pnssivo, aucune erreur n'est possiblo; dans lo
second^qut est celui do l'anticipation, comme pur
n ' ÉPICURB.

ses mouvomonts propros, l'Amo prend los devants


sur la sonsalion futuro, elle court lo risquo de
tomber dans rcrrour. Lorsquo les improssions
ultérieuros agissent dans lo sons où "A l'avanco
los atomes do l'Amo so sont dirigés, l'antici-
pation so trouvo confirméo, et l'opinion forméo
est plcino et solido; dans lo cas contraire, lors-
quo les impressions des sens vionnent A ren-
contre dos mouvements spontanés do l'Ame, ot les
urrôtont, l'anticipation se trouvo infirméo, et l'o-
pinion forméo ost'vido. Cette interprétation per-
met do comprendra comment Épicuro a pu appe-
ler l'anticipation uno :^;6oX/(, oxpression quo Lu»
crôco traduit \mvjattus animi, c'ost-A-diro un jet,
un'mouvement soudain ot spontané dos particules
do l'Amo.
Do co quo les sensations sont toutos vraies, et
quo les idéos sont tantôt vraies, tantôt fausses, se
' déduit lo canon, lu môthodo qu'il faut suivre pour
découvrir la Vérité. Los idées no sont quo dos'
hypothèses; ij no convient donc do s'y tenir quo si
ellos s'appuient sur quolquo témoignage sensiblo :
dès qu'une soulo sensation témoigne conlro elles,
il no faut pas hésiter à les rejeter. La mnrquo do
la vérité pour uno thôorio est donc qu'oilo s'appuie
sur les sensations, ou du moins qu'aucun témoi-
j gnago des sens no la combattu. Tollo est la
méthode qui nous a permis d'édifier la physiquo;.
c'est elle oncoro qui nous servira pour constituer
la morale
MORALE

Le savoir à lui seul n'npporto aucun bonheur;


la physique et la canohiquo n'ont de prix qu'autant
qu'elles préparent à comprendre la morale Si
nous nous sommes appliqués à distinguer le vrai
du faux, à définir la placo exacte do l'homme
dans l'univers, o'ost afin do marcher d'un pas plus
assuré dans la vio.
Le bien n'est pas de complaire à la divi-
nité, — Les dieux existent, mais no s'occupent
point du monde. A ces êtres impassibles, nos
actions ne sauraient faire ni plaisir, ni peine Entre
eux et nous, il n'y a point do pacte, ni de services
échangés. Nous n'avons au-dessus de nous aucun
maître qui envie notre bonheur ou so réjouisse de
nos larmes; nous n'avons non plus aucun ami
divin qui compatisse à notre détresse et nous prête
lo secours de sa force. Aucuno voix ni courroucée
ni favorable ne répond à nos prières; les espaces
infinis sont éternellement silencieux ; l'homme s'y
dresse, isolé, mais libre.
C'est dans la crainte de châtiments', dans l'espoir
de récompenses que l'on rend un culte aux dieux :
cette crainte est vaine comme cette espérance; la
religion fait banqueroute. On ne voit point la terre
s'ouvrir sous les pieds des blasphémateurs;.les
•JO ÉPICURE,
douils, la misôro, los maladios et la mort ne
manquent pas do s'abattre sur les fidèles comme
sur les impies. L'hi&toiro est ploino des désastres
subis par les pouploslcs plus croyants, dos vlctoiros
remportées par les nations les plus incrédules :
los dieux trahissent, Comment portoraient-ils se-
cours A leurs amis, eux qui sont incapables do
so protéger eux-mêmes? Ils laissent leurs statues
tomber en poussière, otla foudre du ciel n'épargne
point leurs temples.
Toujours dôcovanto, la religion est parfois cri-
minelle Un peuploà qui ses prêtres prescriraient
l'homicido et lo vol no tarderait pas à périr : voilà
pourquoi les seules religions qui durent sont celles
qui recommandent dos actions conformes à l'utilité
commune. Mais si elles les recommandont, ce n'est
pas au nom do l'intérêt général; c'est aux dieux
qu'elles font bonheur de ces lois salutaires ;o'est
leur volonté capricieuse qui semblo fixer arbitrai
rement ce qui est permis et co qui est défendu.
Ayant ainsi perdu do vue la vraio mesure du bien,
lo prêtre risque de prescrire et de pratiquer, au
nom de ses dieux, le mensonge, le vol, le meurtre.
N'est-ce pas un dieu qui a exigé d'Agamemnon
le sacrifico de sa fille? ;
L'hommo religieux nuit donc parfois aux autros :
il se nuit toujours à lui-môme II vil commo un
esclave tremblant devant son maitrP. Malheur à
1

lui s'il a omis de réciter quelque formule, d'accom-


plir quelque rite Si ponctuel qu'il ait été, il gardo
1

des scrupules : n'a-t-ilpas, sans le vouloir, mécon-


tenté son dieu? Lorsqu'un plaisir se présente, il
n'ose le saisir; lo bgnhaur lui Tait peur: la divinité
MORALE. 97

no va-t-ollo pas on ôtro jnlouso? Tout son soin ost


do deviner quelles décisions ont été prises par los
mattros do sa destlnôo ; il interroge lo vol dos
oiseaux, les onlrnillos dos victimes, la Pythio ot les
sibylles. Il so lamenlo à l'avance des malheurs mys-
térieux qui lui sonl annoncés ot qu'il croit inévi-
tables. Mais co qui l'inquiôto, c'ost moins la vio
terroslro quo la vio future : qu'adviondra-t-il do lui
nu delà du seuil do la mort? par quolles pratiques
pourra-t-il s'assurer le.salut dans l'autre mondo?
Commo ce mondo lui reste à jamais inconnu, le
problème est insclublo, ot accroît son tourment
ju3qu'à l'infini!
Qu'a do commun uno telle oxlstonco avec le
bonhour ? Peut-on dire que celui qui la subit soit
en possession du bien? Il no soupçonne mômo point
de quo peut ôlre la vertu : il ne peut y avoir do mora-
lité qu'en dehors do la religion.
Solon Épicuro, en effol, comme selon touto l'an-
tiquité, l'hommo do bien, lo sage, est l'homme que
rien ne trouble, celui qui no baisse la loto, ne plie lo
genou devant personne ; c'est l'hommo impassible,
dont nul, ni morlol ni dieu, no peut so vanter de
détenir le bonheur ou lo malheur : c'est Socrato, à
l'aise ot souriant devant ses juges, buvant avec
une douceur et uno tranquillité merveilleuses la
coupe de ciguë. La sagesse paisible n'a donc rien
de commun avec la piété inquiète
Mais il semble qu'elle n'ait non plus rion de
commun avec la recherchedu plaisir et la fuite de
la douleur. En effet, les choses agréables ou péni-
bles sont en dehors de nous ; elles peuvent tomber
entra les mains des autras^hommes ; elles sonl
ItBNAULT. —
ÈpicUIV. // \>>.''
,<$*£- :'. <.?,\vV\ g
. .
$8 EPICURE.
toujours au pouvoir do la fortune : jamais elles no
dépondent entièrement de nous. Si nous mettons
en elles notro bonheur ou notro malheur, c'en est
fait de notre impassibilité; nous affranchir do l'es-
elavogo des hommes ou des événements nous de-
vient dès lors impossible.
L'aclo vertueux, en offet, ne saurait aller contre
la nature, parco qu'il serait impraticable ; il faut
qu'il on accomplisse lo désir le plus profond. Or la
justice est loin de procurer des plaisirs à ceux qui
la suivent, d'écarter d'eux les douleurs; si la sagesse
n'est pas uno illusion, c'est quo notro nature vraie
n'est pas l'appétit pour lo plaisir, l'aversion pour
la douleur, mais la raison, c'est-à-dire l'amour de
.
la justice, do la vérité, de la beauté. C'ost pour ces
motifs quo Platon et les Stoïciens déclarent quo
le plaisir n'est pas lo bien, ni la douleur le mal,
qu'on peut être heureux en étant privé de toul
plaisir et accablé des plus vives souffrances, pourvu
quo l'on soit juste, qu'il y a une satisfaction plus
pleine que toutes les jouissances physiques, la joie
do vivre solon l'honnête et le beau, en un mot que
le bien, c'est-à-dire lo bonheur, est de pratiquer la
vertu. Et s'ils soutiennent quo la vertu donne le
bonheur, ils n'entendent point quo la santé, la for-
tune, la prospérité résultent nécessairement de
l'acte vertueux : car ces récompenses, qui dépen-
dent du cours des choses ou de l'opinion publique,
peuvent faire défaut; ils ne veulent même pas dire
quo le juste sera récompensé après sa mort ; ils
prétendent que, dès maintenant et quoi qu'il doive
arriver par la suite, le juste est heureux, précisé-
ment parce qu'il est juste. Au sens où le vulgaire
MORALE. 99
prend co mot, lo sage, solon Platon ol los Stoï-
ciens, néglige ses intérêts, car il no se soucie ni
dos richesses, ni du pouvoir, ni dos plaisirs; mais
lo vulgaire a tort de le croire chimérique et naïf :
car, soûl entro lous, il voit quo son premier intôrôt,
la joio la plus intense qu'il puisse goûter et la soulo
qui soit à tous les instants à sa portée, est do so
sentir maître de ses désirs, et en conformité avec
l'ordre univorsol.
Le»bien n'est pais de pratiquer la vertu.
— Sans douto cotte morale no suppose ni que
l'Amo soit immortollo, ni qu'après la mort elle
reçoivo des récompenses ou subisso dos châtiments ;
ni Platon, ni Aristote, ni les Stoïciens no fontappel
A ces croyances religieusos. Colle morale ost fon-
déo copendant sur doux thèses : d'uno part il faut
que notro vraie nature soit constituée par la raison,
d'autre part il faut que celte mémo raison dirige
aussi la naturo universelle. Or ni l'uno ni l'autre do
ces propositions no peut ôtro admise par Épicure.
Contraint par sos principes A repousser le ratio-
nalisme, il ne peut reconnaître non plus que la
vertu soit le bien suprême. L'affirmation constante
d'Épicuro est, on effet, quo dans tout composé, l'élé-
mont seul étant réel, est seul aussi digno d'être con-
sidéré; l'ordre de la composition, ce qu'on appelle
encore lo type, la forme ou l'idée, est négligeable,
parce qu'il ne s'impose pas aux éléments, mais en
résulte : il résulte de leur rencontra qui se fait au
hasard. Il n'y a nullopart dans la nature de puissance
organisatrice, d'intelligence, d'idéos directrices : il
n'y en a pas plus en nous qu'en dehors de nous. Ce
qui vient d'être dit des composés est vrai aussi de
100 EPICURE.
la ponséo, qui n'est, commo los corps bruts ou les
corps vivants, qu'un agrégat; do mémo quo ceux-
ci sonl faits d'atomos, cllo est faito do sonsalions et
d'affections, plaisirs ot douleurs. La raison, c'ost-
A-dire les Idôos do beauté, do vérité, do bien, au
lieu do présider A l'organisation de nos pensées,
résulte des oxpérionecs quo lo hasard nous a fait
subir; par ollo-mômo elle n'ost rien; tout co qu'il
y a do réel on elle, c'est sa matière, les sensations
et los affections. Co sont cos dernières et nx»n los
idées qui constituent notro nature, nolro essenco.
Ces principes posés, il esl impossiblo d'ndmcttro
quo nous éprouvions do la joie A pratiquer los
vertus. Car nous no pouvons tirer satisfaction ni
de Tordra quo nous mettons dans notro ômo, ni
do notro soumission à l'ordre universel.
D'uno part, en effet, puisqu'il n'y a naturelle-
ment on nous aucuno idée en gormb, aucune
semenco do vertu, l'état do vertu no peut pas être
pour nous un épanouissement, ni parla mémo un
bonheur. Notro ômo no saurait so trouver mieux
d'être ordonnéo quo désordonnée, mieux d'être
belloque laide, puisquo Tordra et la beauté ne lui
sont pas plus essentiels quo le désordre ot la lai-
deur. Comment, d'autre prirt, pourrions:nous.ôtro
heureux dans la conscience do notre justice, puis-
qu'il n'y a pas un type do justice qui s'impose à
tout ce qui vit et à tout ce qui pense, puisquo la
justice n'est rion en soi? Comment pourrions-nous
ressentir une joio à reconnaîtra la conformité do
notro conduite à Tordre universel, puisqu'il n'y a
pas d'ordro universel pt quo les mondes sont les
jouets de l'aveugle fortune? f
MORALE. 1.01

C'est donc uno naïveté, uno duperie do se réjouir


d'un acto vortuoux parce qu'il ost vertueux. Lo
vulgaire a raison contra les philosophes; lo mot
inlôrôt n'a qu'un sons; c'est l'altonto do plaisirs A
vonir. Il n'y a pas des bions sonsiblos cl un bien
moral, la vortu, qui l'omporlerait sur tous les
biens sonsiblos, il n'y a qu'un bion, le plaisir.
La physique a dissipé Ips fantômes divins dont
los hommes ignorants peuplent la naturo, et a
réduit tous los phénomènes aux mouvements do co
qui peut so voir et so loucher, do la matièro ; la
«anoniquo a montré que raison, principes, idées,
se réduisont aux sonsalions, II faut opérer dans
les notions morales uno réduction semblable, la
morale est ple'mo do fantômes qu'il faut exorciser :
le devoir ot la vortu sous ses différants noms. Celui
qui croit qu'une idéo lui pormot do saisir un ôtre
supérieur à ceux qu'il peut sentir, est dans le faux;
il a uno opinion vide ; do même celui-là so trompo
qui croit quo la vertu lui confère un bonheur indé-
pendant des i laisirs qu'elle amènera dans la suite;
tous deux ressemblent à l'homme qui serait joyeux
do posséder la reconnaissance d'uno dclto, sans
songer qu'il no pourra jamais toucher l'argent qui
lui est dû ; ils oublient qu'un billot n'a do valeur
que par la monnaie qu'il représente, et contre
lnquollo il faudra bien un jour qu'on vienne A
l'échangor; disons encoro qu'ils ont l'innocence do
l'avare, heureux d'amasser de l'argent, oublieux
•dos plaisirs quo l'argent promet.
Le beau, l'honnête, dit Épicuro, sont des motsdé-
pourvusdesens,àmoinsquoTonnoveuilleontondro
par là ce qui obtient l'approbation de la foulo. Mais
102 ÉPICURE.
il est clair alors quo le beau et Thonnôto no nous
sont point connus naturellement, avant toute expé-
rience de la vie, et qu'ils ne sont pas des biens par
eux-mêmes, mais par les avantages sensibles que
l'estime d'autrui a coutume de nous valoir. Aurions-
nous formé la notion du bien ôt celle du mal, si nous
n'avions éprouvé ni plaisir, ni peine ? Évidemment
non. Par conséquent, ces notions n'ont pas d'autre
contenu que les affections agréables ou pénibles ;
et comme la forme n'est rien et quo la matière est
tout, on doit décider que lo bien est le plaisir, le
mal la douleur. « Otez, dit Épicure, les plaisirs du
goût, de l'odorat, le plaisir de voir de belles formes
et do brillantes couleurs, les plaisirs do Vénus, et
je ne vois plus rien que ' vous puissiez encore
appeler le bien. » .Ainsi bien ost synonyme de
bonheur, et bonheur signifie suite de plaisirs
intenses.
Lo bien est le plaisir. — Vivre bien, c'est, de
l'aveu de tous, vivre conformément à la nature. Mais
quelle est cette nature et qu'exige-t-olle pour être
satisfaite? Lo mot nature s'oppose aux mots habi-
tude et artifice ; est naturel ce qui n'est pas acquis,
ce qu'on sait sans l'avoir appris d'aucun maître, ni
d'aucune expérience. Afin de connattre l'homme
dans sa vraie naturo, il ne faut donc point consi-
dérer l'homme fait, qui a subi l'empreinte de l'édu-
cation et de l'expérience. 11 no faut pas tomber
dans la faute de Socrate et regarder comme l'ex-
pression do la naturo los principes quo supposent
nos opinions sur lo bien ot lo mal : car ces opinions
pouvant so trouver mal formées. Il faut procéder
non à priori, mate à posteriori; il ne faut pas 1
MORALE. 103
raisonner, mais obsorvor. Il faut observer l'en-
fant, avant que l'éducation ait dépravé sa nature;
il faut observer l'animal, car l'homme n'est qu'un
des animaux et le bien do la bote doit être aussi
celui de l'homme. Les cris et les larmes du nou-
veau-né, qui est exposé pour la première fois aux
souffles froids de l'air, instruisent mieux sur l'es-
sence du mal que tous les raisonnements de la dia-
lectique. Les animaux sont les miroirs fidèles de la
naturo : or tous leurs mouvements tondent à con-
.
server le plaUir quand il so présente ; dès qu'une
douleur les presse, au contraire, ils s'agitent pour
la fuir. Une fois éclairés par ces faits, lorsque nous
nous interrogeons sincèrement nous-mêmes, nous
sentons tout de suite qu'il faut fuir la 'douleur et
poursuivre le plaisir, commo nous sentons la cha-
leur du feu, la blancheur de la neige et la douceur
du miel. Et si nous nous méprenons sur la fin de
la naturo, el nous posons on-contompteurs du plai-
sir, en fanatiques de la vertu, nous pourrons tou-
jours constater que nous no sommes pns sincères,
et qu'il nous est impossible de conformer nos
actions à nos paroles.
Le principe de la morale so trouve ainsi fondé
sur l'expérienco, suivant la méthode même dont
Épicure s'est servi pour fonder les principes de la
physique. Do môme quo la sensation est ce qui
décido de co qui osl ot do ce'qui n'ost pas, l'affec-
tion agréable ou pénible ost ce qui décide de ce
qui convient et do co qui no convient pas à la
nature, et cotto proposition complèto la canonique.
Le pouvoir qu'a la pensée de l'homme
d'embrasser le passé et l'avenir rend pos*
tOt ÉPICURE.
sible et indispensable la constitution d'une
morale. — S'il est vrai à la fois quo le pluisir soit
le bien el quo la nature y tende d'elle-même, il
semble qu'il soit superflu d'émettre des préceptes,
et qu'aussitôt commencée la morale doive prendre
fin : la volonté n'a pas, semble-t-il, à intervenir
dans notre conduito; pour bien vivre, ii suffit de
nous abandonner à la pento de nos désirs.
C'est ce dont il faudrait convenir, si la pensée
do l'homme no différait pas do celle de l'animal.
Mais de mémo quo nous conservons Timogp des
sensations antérieures, nous gardons lo souvenir
des plaisirs et des peines passés ; le présent ne
nous absorbe pas; lo passé se survit à lui-même
dans notre mémoire, et il en résulte quo nous
sommes capables de nous figurer l'avenir; de
môme quo nous .allons au delà de la sensation
actuelle pour anticiper les sensations qui nous
attendent, do même nous imaginons à l'avance les
affections agréables ou pénibles liées d'ordinairo à
ces sensations. Tandis que l'animal n'a conscience
quo do la portion présente do sa vio, nous pouvons
embrasser dans un seul acte do pensée notre vie
entière, et lo passé commo l'avenir nous affectent
autant quo lo présent.
Cette ampleur plus grande do notre penséo, qui
est en définitive un avanlngo do l'hommo sur
l'animal, est co qui tout d'abord cause nos inquié-
tudes et nos passions. Car l'imagination de celui
qui ignore la philosophie est déréglée : do mémo
qu'il no manque jamais de so représenter derrièro
les phénomènes dos couses surnaturelles cl mystôt \
rieuses, de même les plaisirs ou les douleurs qu'il'
MORALE. 105
s^altend à éprouver dans l'avenir, lui semblent
démesurées.
; Les explications théologiques de la naturo ont
besoin d'êtro corrigées par la physique, de mémo
los images fantastiques que se font les hommes
dés choses désirables ou terribles ont besoin d'être
réduites et ramenées à de justes proportions par
la morale. L'homme est capable do prévision;
mais tout d'abord il prévoit mal, parce que lout
d'abord sa vue est courte. Il lui arrive de désirer
des plaisirs sans faire attention aux douleurs, beau-
coup plus intenses, dont ces plaisirs seront suivis;
il lui arrive do craindre des douleurs sans se douter
qu'elles no sont quo des incommodités passagères,
et qu'elles seront suivies d'avantages nombreux
et durables. Si à" distance cos plaisirs et ces dou-
leurs lui paraissent infinis, ce n'est pas signe que
sa penséo soit forte, c'est la preuve au contraire
qu'elle est faible ; c'est que, faute d'oxbreice, il est
encore incapable d'embrasser sa vie entière, et
qu'au delà d'un certain point, il no voit plus rien
que de confus. Il est donc indispensable de définir
les limites que no peuvent dépasser nos plaisirs
"et nos douleurs.
Si chacun do"nos plaisirs, "au lîeu d'affecter pour
un moment unopartlodo notre corps, se répandait
dans toute la masse do notro orgnnismo et se pro-
longeait sans s'affaiblira travers la durée, nous no
cesserions pasd'ôtrocn possession du bien suprême,
nolro naluro no réclamerait aucune autre satisfac-
tion, personne n'aurait rien à nous reprocher, et
norife n'aurions quo fairo des préceptes do la
morale : une théorie des vertus nous serait super-
106 ÉPICURE.
(lue Mais il n'on est pas ainsi : il y a des plaisirs
sans durée et qui, loin d'étro un bien pourlo corps
tout entier, lo laissent dans un état de faiblesse et
de malaise ; il importe do distinguer ces plaisirs
passagers, du plaisir stable, parfait, durable, qui
est Tobjot do notre désir constant.
« Si le plaisir est le bien primitif et naturel, dit
Épicure dans sa lettre à Ménécéo, ce n'est pas
une raison pour rechercher tout plaisir quel qu'il
soit : il y a beaucoup do plaisirs auxquels il faut
renoncer, parce que l'incommodité qui les sui-
vrait en nous serait plus grande quo ces plaisirs;
il y a beaucoup de douleurs quo nous devons pré-
férer à des plaisirs, lorsqu'il en résulte pour nous
des avantagesplusgrands quoles peines endurées.
Tout plaisir par sa nature propre est un bien ;
mais tout plaisir no doit pas être poursuivi; de
mémo touto douleur est un mal, mais touto dou-
leur no doit pas ôtro évitée. C'esl d'après la com-
paraison et le calcul des avantages et dos incon-
vénients qu'il faut so décider. A certains moments
nous en usons avec le bien commo s'il était le
mal, avec le mal comme s'il était lo bien. » 11 y a
donc un art do vivre et des préceptes de conduite.
Les vertus ne sont pas le souverain bien, la fin.
« Vos vertus éminenteset belles, dit Épicuro dans
Cicéron, si elles ne produisaient pas do plaisir,
qui les estimerait dignes d'être louôos et recher-
chées? il en est d'elles comme de la môdecino :
ce n'est pas pour l'art lui-même, mais en vue de
la santé que nous l'apprenons. Si l'art du pilote
est précieux, ce n'est pas pour lui-môme, mais
pour son utilité : do même la sagesse, qui doit ôtro!
MORALE. 107

regardée comme l'art de vivra, ne serait pas.


recherchée si elle était sans effet. Si elle peut
être désirée en fait, c'est comme moyen d'obtenir
le plaisir. »
Après avoir écarté les vertus delà place émi-
nonte qu'elles usurpaient, et qui revient au plaisir,
nous allons les retrouver sur la voie qui mène au
souverain bien. Épicure nio que celui qui est sage,
juste, tempérant, courageux, sans être heureux,
soit en effet un homme de bien. Mais il ajoute
aussitôt que nul ne peut ôtre heureux sans être en
mémo temps sage, tempérant, courageux et juste.
Le vice est une maladresse, la vertu un bon calcul,
et la morale consiste dans la démonstration de l'u-
tilité que nous avons à pratiquer les vertus.
1* Nul ne peut être heureux sans ôtre sage.
— La
sagesse est une application constante à apprendre
et à retenir ce qui est utile pour lo bonheur. Théo-
rique, elle est la philosophie; pratique, elle so
nomme prudence.
Loin de nous recommander l'élude des sciences
pour elles-mêmes, la philosophie nous interdit
toute vaine curiosité ; mais il n'y a pas do paix pos-
sible quand on ignore ce qu'elle nous enseigne ; car
tout son effort est do nous délivrer des deux craintes
qui empoisonnent la vio de l'homme ignorant, la
crainte des dieux et la crainte de la mort.
Quant à la prudence, elle ost plus estimable
encore que la philosophie. Rien n'est plus utile à
l'homme quo de s'être oxorcé à tenir complo do
l'avenir commo du présent, à conserver devant son
esprit lo tableau de sa vio entière. C'est la prudenco
qui rend possible l'exercice des aulros vertus.
108 ÉPICURE.
2° Nul ne peut être heureux sans être tempé-
rant. — Dire commo Épicure que lo bien ost le
plaisir, elujouter, comme il lo fait, que lo principe
et la racine de tout bien esl le plaisir du ventre,
c'est, semble-t-il, recommander la sensualité et Tin-
tempérance : avec do tels principes, il semble im-
possible qu'on ne devienne pus un débauché. Aussi
les ennemis de TÉpicurisme ne manquèrent-ils
pas, comme nous l'avons vu, de calomnier le
chef de Técolo et ses disciples : l'expression « vil
pourceau du Iroupeau d'Êpicurc » est restée dans
l'usage; inexacte si on Tappliquo aux premiers
Épicuriens, elle qualifie justement certains Ro-
mains, dont l'ignorance égalait la grossièreté,
cl qui se sont empressés, commo dit SénèquOj
do cacher leurs vices sous le manteau de la philo-
sophie,
C'est au nom du plaisir mémo qu'Épicuro re-
i

pousse la vie de plaisir, Il lui reproche *vm d'être


ignoble ou basse, mais, plus simplement et plus
fortement, do n'être pas agréable. Il no faut se
laisser aller ni à la gourmandise, ni à l'ivrognerie,
ni à la luxure, non parce que ces vices sont laids
et honteux, mais parce qu'ils sont plus féconds en
douleurs qu'en plaisirs.
L'intempérance provient d'uno erreur ; on croit
que la quantité et l'intensité dos plaisirs du corps
peuvent aller jusqu'à l'infini; on prêle uu corps
une capacité illimitée de jouir, commo s'il n'avait
pas uno nature déterminée; on méconnaît la limite
.
quo lo plaisir ne peut dépasser,
Nous no pouvons vivre qu'à la condition que .les
fonctions vitales, dont les principales sont celles
MORALE. 109
de nutrition ot de reproduction, s'accomplissent
périodiquement. Ces fonctions s'exercent par des
mouvements : los corps extérieurs utiles sont
introduits dans Torgonismo ; dos corps intérieurs,
superflus ou nuisibles, sont expulsés. Toutes les
fois qu'un mouvement nécessaire à l'entretien de
la vie n'a pas lieu, nous souffrons, et cette douleur
se nomme besoin. Si cos mouvements sont retardés
ou accélérés, l'organisme est lésé et nous éprou-
vons de la douleur. A" mesure quo les troubles ces-
sent et quo Tordre so rétablit dans le corps, lo
plaisir succède à la douleur. La question qui so
poso est do savoir si les seuls plaisirs que le corps
puisse nous faire goûter sont ceux qui résultent de
ces mouvements.
Aristippe soutient que lo corps ne peut pas nous
en faire éprouver d'autres, Un mouvement doux,
dit-il, produit le plaisir; un mouvement violont
produit la douleur; mais dès que tout mouvement
cesse, hous n'éprouvons ni plaisir ni douleur. Le
plaisir do manger et de boiro no se fait sentir que
tant quo nous mangeons ot que nous buvons; une
fois nos besoins apaisés, nous né ressentons plus
de douleurs, mais nous no jouissons plus d'aucun
plaisir : l'état dans lequel nous sommes n'est ni
agréable, ni pénible, il est neutre; dès quo Tac*
livtté vitale est suspendue, nous no sommes pas
plus heureux que l'homme qui dort, et si l'on ré-
pond quo celui-ci parfois éprouve encore des plai-
sirs, c'est que durant son sommeil des mouvements
continuent à s'accomplir dans son corps : l'homme
parvonu à Total d'équilibro sérail aussi inson-
slblo qu'un cadavre, C'est la thèso mémo sou-
UEmuLt. — Épicure. 1
110 ÉPICURE.
tenue par Calliclès dans le Oorgias de Platonr
La conclusion pratique de cette doctrine esl qu'il
faut se garder du repos dos sens comme do la
mort, que, les mouvements do notre corps pou-
vant devenir dp plus en plus nombreux et faciles,
les plaisirs n'ont pas de limite* et que tout notre
soin doit ôtre do rechercher les moyens de les
exciter.
A la vérité, lorsque Aristippe disait qu'il n'y a
de plaisir que dans le mouvement, il ne prenait
pas ce mot au sons strict do dépincement dans
l'espace, mais, comme tous les philosophes anciens,
nu sens plus général de changement. Par cette,
formule il résumait sans doute des remarques
commo celles-ci : la continuité émousse le plaisir;
qui ne se fait sentir avec loulo sa vivacité que
lorsqu'il succède, à quelque douleur; ce qui en ce
moment nous esl agréable ou pénible ne nous
parait plus tel on d'autres circonstances; ce qui
détermine telles affections chez l'un, détermine
chez l'autre les affections contraires. Et il en
concluait qu'on no peut rien affirmer de certain et
d'universellement vrai à propos de ces affections,
ot que le plaisir doit être recherché par chacun,
sans méthode, ou moyen d'une agitation incessante.
En un mot,, la doctrine d'Aristippe ; pardlt être
pour la sensibilité co que là doctrine de Prôtagoras
est pour TintclligPncp. Protégeras déclare que la
science et la sensation ne fonl qu'un* commo Àris-
tippo identifie lo bien et le plaisir; Prôtagoras eh
conclut aussitôt qu'il n'y a pas do sciérice valable
pour toi's les êtres ponsants ; Aristlppo conclut dp
mémo do son principe qu'il n'y a pas do préceptes
MORALE. 111
de conduite valables pour tous les hommes. La sen-
sation pour Prôtagoras, commo le plaisir pour Aris-
tippe, sont relatifs à chacun et à chaque moment
do la vie de chacun.
Épicure no Veut pas plus de cette agitation quo
de cette incertitude. Toutes les sensations sont
vraies, dit-il; chacune d'elles est absolue. S'il
accorde qu'il y a-dos plaisirs relatifs,.il ajoute
aussitôt qu'ils s'achèvent en des plaisirs entiers,
parfaits, absolus. Anstippe lais/sait chacun libre de
poursuivra lo plaisir qui lui agrée dans le moment
présent, de môme qUe Protégeras le sophiste s'ac-
commodait de toutes les opinions : le résultat de la
doctrine d'Épicure est, ou contraire, d'imposer une
réglo à l'activité commo une méthode à l'intelli-
gence Le caractère par lequel Épicuro se distinguo
non seulement do Prôtagoras et d'Aristippe, mais
des sensualistcs modernes comme Hume ot Stuart
Mill, son originalité est d'être à la fois scnsualislo
ot dogmatique, cl, tout en admettant que nos pen-
sées se réduisent à des sensations et à des direc-
tions, do soutenir qu'il y a uno vérité fixe et un bien
stable
C'est son matérialismo qui empêche Épicuro do
recommander, comme lo fait Aristippc, la sensua-
lité. Los bosoins, obscrvc-l-il, sont causés par les
exigences du corps. Commo tous les corps do la
nature, le corps humain a des propriétés et des
fonctions déterminées; il est impossible do dépas-
ser dans Texcrcico do cos fonctions les limites fixées
par la nature. Par quoi notre conscionco est-olte
avertie quo cotte limite a été atteinte? Esl-co, commo
le soutient, Aristippc, par Tobsenco de plaisir et do
112 ÉPICURE.
douleur? Mais il est impossible quo nous ne sen-
tions rien ; il n'y a pas de milieu entro le plaisir et la
douleur; une fois nos besoins satisfaits, nous n'é-
prouvons plus de douleur : c'est que nous éprou-
vons lo comble de la jouissance Tant quo le besoin
n'était pas apaisé, et quo les mouvements physio-
logiques n'avaient pas atteint leur terme, quelque
chose dô la douleur du besoin subsistait encore; à-
mesure que les mouvements se précipitent, ; In
douleur diminue tandis que le plaisir augmente :
pourquoi cesserait-il dès que l'équilibre est rétabli?
C'est alors au contraire qu'il alteint son maximum,
parce quo la nature, ayant atteint sa fin, est entiè-
rement assouvie 11 y a donc ou plaisir une limite
qu'on ne peut dépasser por aucun arlificc, et celte
limite est la suppression de la douleur qui révèle
un besoin. Que les mots ne nous trompent pas i
l'absence do douleur n'est pas un état neutre, indif-
férent; c'est un état do jouissance positive, c'est
l'épanouissement do notre nalure Quand elle y
est parvenue, elle est apaisée, heureuse. Il ne
sert do rien au gourmet par exemple d'accumuler
les mets délicats, les douceurs et les épices;
si l'appétit lui manque, il n'en ressentira aucun
plaisir; et s'il a faim, il n'obtiendra pas au
moyen do tous ces raffinements uno quantité dé-
plaisirs plus grando quo n'en éprouvo l'homme
frugal qui mango du pain d'orge et boit do l'eau.
Dès qu'il ost rassasié, la nature intervient et lui
dit : « Tu n'iras pas plus loin ; lu ne goûteras pas
plus do plaisirs ; la somme dejouissances qui t'est
attribuée est épuisée, maintenant que ton corps es,!
rempli; tout co qui était en ton pouvoir, lu Tas fait,;
MORALE. 113
. .
tu os pu varier, aiguiser ton plaisir, mais non
l'augmenter. »
Nous jouirions donc do la félicité suprême en ce
qui concerne notro corps si nous pouvions satisfaire,
.une fois pour toutes, nos besoins physiques, et,
comme los dieux, maintenir notre organisme dans
un état d'équilibre qui no serait jamais troublé.
En fait, nous ne goûtons quo pour un temps et en
partie cette félicité: car un do nos besoins n'est pas
plus tôt satisfait qu'un autre s'éveille qui réclame
nos soins. Mais il est utile de savoir et de se rap-
peler que notre capacité de jouir esl limitée et quo
dès que nous avons faitcesserla douleur du besoin,
nous avons obtenu toutes los satisfactions dont
notre nature est capable : c'est sur cette loi phy-
sique qu'est fondée la vertu do la tempérance.
« L'habitude d'uno vio simple et sans faste, dit
Épicuro dans la lettre à Mônécéo, d'une part assure
la santé, et d'aulre part pour les actions nécessaires
à la vio laisse l'hommo allegro et dispos. Si, par
intervalles, il nous est donné do jouir do quelque
luxe, celte habiludo nous disposo à en jouir mieux,
et, du reste, nous relira toulo cruinto à l'égard de la
fortune. Lorsque nous disons que lo plaisir est la
perfection, co n'est pas des plaisirs des intem*
pérants ni do la sensualité que nous parlons,
contrairement à ce quo croient par malveillance
certains de nos adversaires, ou par ignorance
certains do nos partisans, mais l'absence de douleur
dans lo corps, do trouble dans l'Ame : co ne sonl
pas les boissons ni los festins ininterrompus, ni la
luxure, ni la bonno chôro que porte une toblo
somptueuse qui font l'agrément do lu vie, mais
114 ÉPICURE.

une sobriété raisonnée, Thabiludo de se demander;


avant do désirer ou de fuir uno chose, pourquoi il
convient de lo faire,- et de bannir les opinions qui
jettent dans les Ames lo plus grand trouble »
Nos désirs sont do deux sortes s les uns sont
naturels, les autres artificiels et vains. Les premiers
sont les besoins physiques, qui se manifestent à
notro conscience par uno douleur; une fois quo
celte douleur est supprimée, ces désirs sont satis-
faits. Les autres no sont déterminés en nous par
aucune douleur positive, mais par une vaino
opinion, c'est-à-dire par l'espérance de plaisirs
toujours plus intenses, toujours plus nombreux.
Parmi les désirs naturels, il faut encore faire une
distinction : les uns sont naturels et nécessaires,'
les autres sont simplement naturels, Il n'est pas
seulement naturpl, il est nécessaire do manger et
do boire; mais du pain d'orge et do l'eau suffisent
à contenter ce désir; il n'est pas nécessaire de
manger du fromago ni do boiro du vin; encore"ce
désir est-il naturel, tandis que celui des mets ôpicés
et des tables somptueuses est entièrement arti-
ficiel. Il esl sage de supprimer en soi-même tout
désir artificiel ; d'abord parce'que ces désirs ne
s'imposont à nous par aucune douleur, ensuite
parce que, no pouvant rencontrer aucuno satisfac-
tion définitive ils vont jusqu'à l'infini, enfin parce
qu'ils nous rendent esclaves des choses extérieures
et des autres hommos. Il n'est pas aussi aisé de
refréner les désirs naturels, parce qu'ils sont excités
en nous par une douleur; cependant, autant quo
possible, il faudra leur résister afin do ne pas
émousser lo plaisir qu'ils nous procurent lorsque
MORALE; 115
los circonstances permettent do les satisfaire. Les
seuls désirs auxquels il faille toujours céder sont
les désirs naturels et nécessaires; s'ils sont incoer-
cibles, ils sont aussi aisément satisfaits ; la nature
met ù notre portée lé peu qui nous est nécessaire,
et la volupté que nous éprouvons, uno fois sup-
primée la douleur du besoin, est la plus intense, la
plus pleine et la plus durable que nous puissions
demander à notre corps.
Les désirs artificiels, dit Épicure, vont jusqu'à
l'infini et amènent plus de douleurs quo'de plaisirs :
c'est Ce que nous allons vérifier par'l'analyse des
principales passions, l'amour, l'ambition, et le
désir dos richesses.
L'amour; qui fait oublier à celui qui en est pos-
sédé ses intérêts comme ses devoirs, a toujours
paru au vulgaire un sentiment mystérieux, dû à
quelquo influence magique ou divine. Los Grecs,
par exemple, disaient qu'jl est causa par le fils
d'Aphrodite. Déjà Platon avait tenté do détruira
cette légende ; dans la mythologie philosophique
qu'il substitua à celle des poètes, l'amour n'est
plus un dieu, mais un être intermédiaire entre les
dieux et les hommes. C'était dire quo la passion
désignée par ce mot no doit pas être admirée ni
approuvée sans réserve; mais c'était reconnaître
on mémo temps qu'elle n'est pas entièrement
condamnable, qu'on peut s'en servir, commo il esl
indiqué dans le lianquet, pour parvenir au sou-
verain bien, c'est-à-dire à l'amour des idées :
l'amour, selon Platon, vient moins du corps que
des idées, il est une imitation do lu raison, parce
qu'il est un attachement à Tôtre impérissable.
ne ' ÉPICURE.
Épicuro so gardo do touto mythologio, même
philosophique ; l'amour, dêclaro-t-il, n'ost pas on-
voyô par los dieux. Rien do spirituel no s'y môle;
il a son origino dans un besoin du corps.
L'errour dos amants est do croire qu'il recouvre
autre chose, et ils lo compliquent alors de désirs
artificiels. Uno imago favorllp les obsède; elle
s'ombellit déboutes les perfections, leur promet
des plaisirs infinis, leur inspire enfin le désir do ne
fairo qu'un avec l'objet aimé, Or, il est impossible
quo doux individus no fassent qu'un seul ol môme
ôtro : aussi cotto passion, qui no roposo plus sûr un
besoin physiquo, mais sur uno vainc opinion, est-
elle insatiable et fait-ello inévitablement le malheur
do ceux qu'elle possèdo. Santé, patrimoine, goût *
du travail, liberté, ils perdent tout, et ne cessent
pas d'ôlre mordUs au coeur par lajalousie : « Q'est
pourquoi de la source même des délices s'élève je
no sais quelle amertume qui les saisit à la gbrge'aù
miliou dos parfums et dos'fleurs. » En vérité, ptùr
prévenir cetto passion, il n'ost point besoin d'ih*
voquor des commandements divins, ni lé devoir ':
il suffit do montrer combion est dangereuse Terrou^
/
qui lui donne naissance : s;
Celui qui sait distinguer les désirs naturels des
vains désirs, no tardô pas à se trouver assezi rièhoi
Ce quo rôclamo le Corps pour ôtre satisfait, est OÙ
gratuit ou de peu de prix : du pain et de TeàU'j Y
voilà co que là nature exige A cet égard, personne; f
n'est pauvre Si les hommes poursuivent la richesse '
avec tant d'ardeur, c'est qu'ils croient par làinôi^Ô^
multiplier leurs plaisirs el qu'ils Ont pris Thàbitîîdë^;;
des vains désirs ot du Kix>. Alors iTn'y a'plu^doilj
MORALE. 117
limite à leur cupidité ; si grandes quo soient los
richesses qu'ils ont amassées, ellos lour paraissent
toujours insuffisantes au prix do celles qu'ils con-
voitent. Quelle vio malhourcuso ils mènent dès lors l
Quello agitation, quelles intrigues, quelles an-
goisses I Et cependant, au miliou de leurs richesses
ils no pouvcnl manger ni boire plus quo ne l'exi-
gent leur faim et leur soif,
L'ambition a uno autre.origlno : ollo dérive du
besoin naturel de sécurité: les hommes peuvent
nous nuira, il importe quo nous nous mettions
à l'abri de lour. méchanceté, ot voilà pourquoi
nous essayons do los tenir en respect par notro
force d'abord, par notre pouvoir ensuite. Mais
il y a là un mauvais calcul de notre part : « Los
hommes, dit Lucrèce, ont désiré l'éclat et la puis-
sance, afin quo leur fortune fût établie sur un
fondement solide, et que Topulenco leur assurât
une vie paisible ; vain espoir : car en luttant pour
s'élever au premier rang ils en ont rendu la route
périlleuse. Encore co posto n'est-il pas sûr : sem-
blable à là foudre, l'envie frappé souvent celui qui
l'occupe, et le précipite outrageusement dans lo
noir Tartaro. Aussi vaut-il mieux obéir ot so tenir
en repos quo do prétendre à Tcmpiro et d'occuper
un trône. Laissodonccpux qui le voudront s'épuiser
en vain et répnndro leur sueur et leur sang en
luttant dans l'étroit chemin des ambitieux, puis-
qu'ils jugent par le goût d'aulrui, et règlent leurs
désirs sur des propos ol non sur lour propre expé-
rience L'envie, comme la foudro, frappe do
préférence les hauteurs et tout ce qui dépasso
îp niveau cqmmun.
» «,A celui quiso fait crain-
7.
f 18 ÉPICURE.
dro, il est difficile, dit Épicuro, de vivra sans
crainte La couronno de ^'impassibilité no pout
se trouver sur la tôto do colui qui a do grands
commandements. » Certes, il faut acquérir assez
do bien pour no pas ôtro méprisé : car los hom-
mes so permettent tout à l'égard do celui qu'ils
méprisent. Mais il faut so gardor d'ôtro lolloment
richo el puissant qu'on soit envié : une situation
moyenne est convenable «Comme nous no sommes
quo jusqu'à un certain point sûrs des hommes, la
sécurité no dovient assurée* otla vio entièrement
facilo, quo dans lo repos ot lorsqu'on s'est retiré
do la foule. » Il faut fuir la vio politique comme un
mal, parco qu'cllo trouble, lo bonhour, et vivre
chchô. Les ambitieux font donc un mauvais calcul :
« So mettra en sûreté à Têgnrd des hommes est un
bion selon la nature, de quelque manière qu'on y
parvienne Certains désirent obtenir la gloirb et
fixer les rogords, ponsnnt ainsi se mettre en sécu-
rité du côté des hommos. Si leur vie est devenue
sûre, ils so sont procuré lo bien do la naturo ; mais
si elle n'est pas sûre, Ils no possèdent pas co
qu'ils ont convoité tout d'abord conformément à la,
nature » ii ; - ., ..<,/.
3° Nul no peut vivre heureux sans être cou-
rageux. — La crainte esl évidemment un mal,
puisqu'elle est l'anticipationd'un dommagoà venir»
le courage un bien, puisqu'il dissipe on nous tpute
inquiétude ;;
Il ost impossible que nous conservions la moindre
crainte à l'égard do ce qui no pourrait nous.causer)
aucune douleur. Tout co qui nous semble terrible,
n'a pour nous celte apparence quo si. d'abqrçUa; I
MORALE. ilo
doulour olln mort nous offraiont, Uno fois suppri-
mée on nous la crainte de la douleur ol do la mort,
il est difficilo quo nous manquions do courage à
l'égard do quoi que co soit : « car rien n'est plus
terrible dans la vio à celui qui a vraiment compris
qu'il n'y a rien do torriblo dans lofait do no pas
vivre ». '

La douleur physique est assurémont un mal,


mais celui qui Téprouvo n'a pas lieu do so laisser
abattra par lo désespoir. Si olles sont chroniques,
en effet; les souffrances laissent quelques répits,
et ces accalmies sonl d'autant plus délicieuses
qu'elles font contraslo avec les étals précédents ;
intenses, les douleurs durent peu : car si elles
dépassent, sans décroîtra, unocourto durôo, l'orga-
nisme, no pouvant les supporter, succombo et, à
défaut do la santé, la mort nous en délivre •;
Au fond, la plupart des hommes craignent la
mort, et pourtant il n'est pas rare do les entendre
répéter qu'ils aimeraient'mieux no pas ôtro nés,
qu'ils désirent franchir au plus vile los portes do'
THadès':."« Quelle folio, dit Épicure, do courir à la
mort par dégoût do la vio, quand c'est voira gonre
de vio qui vous fofee à envier la mort! » Toutes
cos passions insatiables, qui font détester la vie,
sont excitées précisément par la crainte do la
mort i avares, ambitieux sont inquiets pour"
l'avenir; ont peur do manquer un jour dos choses
nécessaires à la vio ; aU fond de toute passion, il y
a lé désir d'être éternel, la peur de mourir. « Quoi
do plus ridiëulb que d'invoquer la: mort quartdc'est
.laXcràinto db là mort qui empoisonné- voira ivie ?»
Du reste, ce •'n'est- lo plus sauvent qu'on paroles
110 ÉPICURE.
qu'on invoque la mort : « Si c'ost sincèrement
qu'on parle ainsi, comment no quillo-t-on pas la
vio? co qui est à notro portéo, si du moins c'est un
dessein ferme chez nous : mais si on so moque,
on fait lo plaisant dans des choses qui no souffrant
pas los plaisanteries. »
Co quo Ton craint d'abord dans la mort, co sont
des événements mystôrioux qui atlondraionlTamo
au delà do coite vio ; Tàmo n'étant pas immortelle,
cotte crainlo ost chimériquo ; figurons-nous l'état
où nous serons après la mort, d'après celui où
nous étions avant notre naissance,
On pout craindra oncoro la mort comme uno
crisodoulourcuse.ilost possible assurémontqu'elle
soit prôcédôo do vives douleurs; mois, d'après la*
romarquo précédente, nous pouvons être assurés
quo do telles douleurs seront de courte durée*
Quant à la mort elle-même, comment pourrions-
nous la craindra? Nous no pouvons jamais être en
sa présence. « Tant que nous sommes, la mort n'ost i
pas là, et dès quo la mort est là, nous no sommes
plus. Elle n'est donc rien ni pour les vivants ni:
pour les ôtres détruits, puisque pour les premiers^
elle n'est pas, et que les aulros ne sont plus, » ^ =
Répondrons-nous que o'es,t moins la: mort que;
Tallentodo la mort qui fait, souffrir? Mais c'est là
Une vaine parole : si nous savons que la présence
do la mort ne fait pas de mal,, il est imppssiMo
que nous ressentions do la tristesse à en prévoir'
l'approche. ;,.-. ..,,-,>..rti\ur
Un homme» persuadé quoTôme n'est pastmmiQiiî';
telle, que la, mort clloimême ne peut ôtre dpulpu-v
reusb, pourra encore craindre lut jrnort, cbmmPi W
MORALB. 121
cessation de tous ses plaisirs, et du plus grand do
tous, du plaisir do vivre; à l'npprocho do la mort,
il pourra regretter avec trislesso do no point ôtro
impérissable do no point durer éternellement.
Vain rogrot; on vortu d'uno loi inéluctable, tout
ce qui est composé doit un jour so dissoudra :
il on est des individus, commo des espèces et
des mondos : « Cortainos espôcos s'accroissent,
d'autres dépérissent ; en pou de temps, los gé-
nérations se rcmplàcont, ot, semblablos aux cou-
reurs dans lo stado, so transmettent le flambeau
do la vie. » Au roslo, quel intérêt aurions-nous à
vivra plus longtemps? L'avenir no nous réserverait
aucun plaisir nouveau : les seuls plaisirs que nous
puissions éprouver sont Ceux qui résultent de la
satisfaction d'un besoin, ot nos besoins sont tou-
jours les mêmes. « Que répondrions-nous si la
nature prenait tout à coup la parolo pour adresser
à l'un de nous ces questions'. Qu'as-tu donc,
mortel, pour t'abandonnera des plaintes si amères.
Pourquoi la mort t'inspiro-t-ello tant do gémisse-
ments ot do pleurs? La vie jusqu'à ce moment sans
doute a été'bônno pour toi, et lotis los biens pos-
sibles n'ont pus passé vainement entre tes mains
comme:Teau qu'on verso dans uh vase sans fond?
Alors que hO sors-tu do la vie comme uh convive
rassasié? Que n'accoptos-tû tranquillement ce repos
qùë'rién ne trôublo? Mais si tous les biens dont
tu as joui ont été follement dissipés, si la vie l'im-
portuné, pourquoi vouloir y ajouter des jours qui
serohWncOré trislerhehl'perdus et quis'éCoulorpht
sans plaisir pblir toi ? Ne vaûl-il pas mieux finir ta,,
vie ôC tes ^buffroheés? Car de m'ihgênipr à t'inven-.
123 ÊP1CURB.

lerd'aulros plaisirsYjo no puis : tout sorti toujours


do mémo. Quand ton corps no serait point déjà
flétri par los ans ol les organes usés ot paralysés,
H*
no toj rosto toujours quo lu mémo chioso ù
àltcndro, dusses-tu survlvro a toutos lesgônôrations
fuluros, dusses-tu mémo no jamais mourir. »
« Lo sage, dit Epicuro, dans la lettro h Mônécéo;
no demande pas a mourir, mais ii no craint pas de
no plus vivre : car la vio no lui est pas a charge,
et lo fait do no pas vivre ne lui parait pas un mal,
Do mémo quo pour la nourrituro ce n'est pas la
plus abondante, mais la plus délicato qu'il choisit ;
do mémo pour la durée, co n'est pas la plus
longuo, mais lu plus agréable qu'il préfère. » La
duréo do la vio importe donc pou au bonheur ; co
n'est 'pas la quantité, mais la qualité des plaisir*
qui est a considérer. '
La douleur ot la mort n'étant pas à craindrej iîv
n'y a pas do sagesse a craindro l'avenir. Et pour-
tant la pluparldos hommes attendent avccahxiôtev
les ôvénemonts, ils ont uno tollo impatîohco do leà'
connaître qu'ils se livrent avec crédulité a la faussa
science de la divination. Or la divihalidn est monf
sohgôre, nort seulement pareo que les dieux ne s'oc-
cupent pas do nous révéler l'avenir; mais surtoUlC
paico qu'ils n6 lô pourraient pas, môme s'ils IOVOÛT
laieriti L'avenir, en elîot, gracé à la dôclihajèon<dè$.}
atomes, estindôtormihô; Il ri'est p" as Vrai dès maint
tenant qu'un'des deux membres dé cétlo allèrha^
liVo soit vrai ïÉpieuro sera demain où vivant #îf
mort. Chacun de's événements est' libre a l'êga1fà^
des événements qui le prôcèdôht.r* 11 faut s^râtit^
peler (Lettre a Mônécëo) qu'au sujet de l'avètilç $^
MORALE. 13)
ne poutdlro ni qu'il nous appartient ni qu'il no nous
appartient absolument pas, afin quo nous no l'at-
tendions pas commo s'il devait arriver, afin quo
nous no désospérions pas non plus do lo voir
arriver solon notro désir. » Coiui qui craint très
pou le londomain s'avance très agrôablemont vors
le londomain. « Crois, dit Horace, que touto jour-
née ost la dernière qui bfillo pour loi, ot l'houro
qui n'est pas ospôrôb sera pour toi un agréablo
surcroît. » Quand 'uno cause do mort nous parait
s'approcher, considérons combien il y on a d'aulros
quo nous n'nporcevons pas ot qui sont plus immi-
hontos. Un hommo était préoccupé du dangor quo
lui faisait courir son ennemi; une indigestion
cependant l'emporta. La méditation du mal h venir
est donc ùno folio; lo mal ost assoz odioux quand
il ost venu; celui qui ne ccsso do penser a urt
accident qui lui peut arriver, so donno du tour-
.
mont; ot si l'accident redouté no doit pas arriver,
o'ost en vain qu'il s'ost rendu volontairement mal-*
heureux.
.4° Nul ne peut être heureux sans être juste.
-H-Selon la nature, la justice n'est pas un bien.
Ello n'est point l'ordro d'un dieu, qui s'on ferait
le défenseur touUpuissant et lo garant éternel.
Elle n'est point non plus uno idée immuable, com-
nlùrio a tous los hommes ot selon laquelle ils
devraient uniformément régler leur conduite. Ello
est tfho convention. Il y à ou dés temps où los
hommes vivaient sans justice ; lin jour est venu
bù 4'éxpôricnco leur? a fait comprendre quo leur
intérêt était de no pas so dépouiller, do né pas so
tuérUos,Uns les autres; ot ils ont conclu entro eux
m ÉP1CURE.
des pactes, qui sont los règles de la justice. Ainsi
se sont constituées los divorsos nations. Entre elles,
il n'y a pas do justice, tant qu'il n'y a pas do
traités, ot des t roi tés n'interviennent que sous la
contrainte delà nécessité. Sansdoute les codes des
divers Étals ont des proscriptions communes; en
elfct, il y a des biens qui sont regardés commo lois
par les hommes do tous los tomps et do tous les
pays, par exoniplo la sécurité. Mais il y a aussi des
différences importantes dans le droit dos diverses
nations; si pn on cherche l'explication, on constate
toujours quo les lois varient suivant la manière
dont les circonstances contraignent les hommes a
comprondro l'intérêt général.
Le tempérant n'est point tenté de s'emparer du'
biend'autrui, ni do commettre des homicides; le
courageux, qui no craint ni la doulour ni la mort, '
n'hésito pas a obéir aux ordres do ses chefs./
Tempérant et courageux, le sage sera donc nêcesV;
sairement justo, sans avoir besoin d'aimer la
justice : los lois ne sont pas faites contro lui, afin
qu'il no nuise pas, mais en sa faveur, afin que les.
insensés ne lui nuisent pas, ,: -
Quanta ceux qui no sont ni tempérants ni çou-i
rageux, la crainte du chatirnent Jour foret respecter^',)'.
la jùstîco : dans chaque pays, il y a des gardiens)-
des lois etdes peines édictées contre ceux qui,îë|;>|
transgressent. Mais tous les criminels se flàUe^l
d'échapper au châtiment, soit par la rù&p, .spjtr^pK
la force, Coltê protection huniftinb é^nt,i|?M0llît?
santé, il- a paru bon aux?défenseurs d^j'oJdJsW
social de répandre laprpyanco^unejusi}Qé^|jipéJp
Heure, justice divine; infaillible pt jputptpulss|ip(||yj|
MORALE. 12$
entre los mains do laquello la mort livra tous les
coupables, los plus hypocrites commo les plus
audacloux. Détruisant la religion, Épicuro semblo
abattro la barrièro la plus résistanto qui puisso
contenir les scélérats. L'Épicurien, qui sait qu'il
n'y a pas de Providence et quo l'Ame n'est pas
immortelle, neva-t-il pas ôlro tenté, a l'occasion,
do t'ommotlre dos méfaits, quand il ponsera pou-
voir les garder cachés, ou quand il se soutira en
mesure d'imposer par la force a la justico humaine
humiliéo la ratification de ses crimes ? Non, l'Épicu-
rien ne sera pas un malfaiteur, il no cherchera pas
non plus à ronvorscr les lois de son pays : il s'y
f •
conformera docilomont; il obéira môme ponctuelle-
ment au monarque, oit so rappelant cetlo réflexion
do son mattrp : «Quand bien mémo un coupablo
aurait échappé millo fois aux gardions dos lois, il
né pourrait avoir la certitudo do leur échapper
jusqu'à sa mort. J> Les plaisirs quo.peut rapporter
uno scélératesse valont-ils les tourments du ro-'
mords, la peur d'ôtro découvert qui jour et nuit
ôtreint lo criminel? Notre Intérêt mémo exige donc
qCje nous obsorvions fidèlement cette convention
qtipi'ôn appelle la justice.
rAinsiî pour pratiquer la tempérance, lo courage,
lçt justice, H n'est pas besoin de redouter les dieux
ni la mprt/ crainte funeste à la paix do l'Ame ot par
èuito àla vertu Véritable ; il suffit de rampnor cons-
tâhîtïiëht toutes ses actions à la fin do la nature, de
pdiuTi^suivrÔ méthodiquement lé plaisir stable, qui
eè^lo* souverâihvbloh.- En posant oh principe quo
lp"bienfÇSthonla: Vertu, niais le plaisir, Épicure
éè^blaitirèndro impossible l'existence du sage, do
120 ÉP1CUUB.

l'homme impasslblo et serein, affranchi de la servi*


tudo dos autres hommos comme de cello des choses,
Mais ce n'était la qu'uno apparence, Assurément,
-
si par plaisir on ontond co quo lès voluptueux re*
cherchent, la poursuite du plaisir asservit l'homme
aulléu de l'affranchir: los plaisirs dos insensés ne"•-
peuvent ôtro obtenus qu'a grands frais, au prix d'un
grartd nombre do lâchetés ou do crimes, ou plutôt
ils ne pouvont jamais étro obtenus; car la fcalisV
faction, pour laquelle los intempérants dépensent
tant dô peiné; SAcriflont toujours"leur .borihéujK
et parfois leur vie, est valno. ' Lo seul plaisirs
Véritablo ost lo soûl aussi qui soit a notre portép :
c'ost celui qui résulte dé l'accomplissemont do hps
fonctions naturelles. Un' homme qui sait vivre
avëo uft pou de^painetdoi'èaù, est en môsùr*e dp
rlvAliser de félicité Avpô Jupiter» f V'.
;^^ r i
Il importe moins, pour être heureux, d'avoir
un corps sans douleur' qu'une ô,me sans .In-
quiétude. ^- Si lobonhour du'sage ho consistait 'l
qilP'dahs la suppression do la douleur physï(jrie£%
il no serait pas encore A l'abri dès choses 'b£'$oi|S
honiiftosY il serait à !# hjercl dés privations eu de|!v
maladies ; il no sorail pasi séùlêrnéiîi j)r^ça(réï-ïllB
sérAlt'nibmohtanôj éUpérirâit A chaque ihslafU;]Û§MÊ
que seforAltsohtir (ih nbuveaû bPsôiniCp bbnjîi^^
à une rêtPaMplùsisnrb que lé corps, Mn1b;vpti^||
pcùtdéflorlesia^saùts do ja^fBrtuhé,'Co qui âl^irft
dôflHltlVPmpnlfindôpehdanbe dùsagbj c'est -c||pU
que lès sèntlnïcrits dé l'Ame rcrhpèrteht-è|ïf|i||^^l
site sur lésbflcctlbiisdu^rps^ir'W< ^i'fno||ifl§
LèsÂafreçtipns du corps; en èfl^t^hé^bliiciifj^^^
qubjrihstaht-prôséht j'îes senjlinièhts*déï'$||éîMp
MORUE. 137
volopponttous les souvenirs dupasse, toutoslos
images do l'avenir, ot, bien que lo présent nous
affecte plus que co qui a été ou ce qui n'est pas
oncoro, commo il so réduit A un instant, tandis quo
le passé ot l'avenir s'ôtendont A notre oxistonco
ontièro, la quantité des images componso leur
faible intensité, et les sentiments do l'Ame so trou-
vent avoir plus d'importance pour lo bonheur quo
los affections du.corps. Uno doulour quo nous
savons ne devoir durer qu'un instant, n'est rien
pour nous; co qui nous effraio le plus dans nos
souffrances, o'est l'appréhension qu'elles ne so
prolongent. Pour celui dont l'Ame est envahie par
ja tristesse, aucun plaisir n'ado charmo. Al'hommo
/joyeux, aucune torture physique n'est sensible.
1
; Si le corps offre oncoro quelquo priso A la foiv
,.
; lyhe, l'Ame' lui échappo entièrement. Par la forco
-;
de la pensée, lo sage peut so mônagor en elle un
Ç asile<plus inviolablo que Ae sont onlro los mondes,
los espacos sereins où vivent los dieux. Si le passé
.dp tous les hommes prôsonto A lour mémoire la
?f|iôctaçle do bien dos tristesses et do bien dos ml-
:
>é^rpsfal n'y a pas d'homme ayant vécu quelque
^tphips qui ne puisse découvrir dans sa vie antérieure
Slptsouvenir dp; quelques: moments heureux, où
if^âni la paix du corps son Ame était sereine. Ces
siif^Vénîrâsbn^ toujours A nolfb disposition; riert no
^p^Uftrioùs lés arracher; rti la volonté des hommes,
||jVpî$ Vipléhcc'dés évôhements ; sachons donc on
r|^bn|îaltre:le; prix. ; apprenons'•:A en extraire tbul v
|||^|ÉphKbUr qu'ils' rPCôjehti afin d'en imprégner
^fôli^^ié énhèrôï Laissons^tomber danSîTéubll les
l^i^VpniJr^Âmprs pbur. reciieillin uno joie': impérjs*
138 ÉPICURE.

sablo des plaisirs passés, Flattons-nous do la douce


ospôranco do retrouver dans Pavonir dos plaisirs
semblables, ot, si nous nous rnppolons sans cesse
quo nous n'avons rien A craindre ni dos dieux, ni
de la mort, quo los passions sont mensongères
ot dangereuses, nous serons enfin en possession
du bonhour souverain, nolro corps pourra être
attaqué par la douleur, notre Ame sera danslajoio;
lo tyran do Phalaris peut jeter lo sogo dans son
taureau d'airain et lo fairo brûler A petit fou, los
flammes ot les brûlures no so font pas sentir A
colui qui goùto uno béatitude infinie cl divino.
« Forluno, dit Môlrodore, tu as beau fairo, Je
suis inaccessible A los attaques : j'ai fermé, j'ai for-
tifié toutes les avenues par lesquelles tu pouvais
venir A moi, »
Le sage. — Pour mieux assurer lo bonheur;du
sage, avec un soin méticuleux Épicuro lui rap-
pello co qu'il doit fairo et ce dont il doit s'abstenir*
Tout en étant content do peu, le sogo épicurien
no s'abaisso pas, commo les Gyniquos, jusqu'A
mendier de quoi salisfairo sos besoins : car il so
soucie de sa bonne ronommôo, dans la mesuro
nécessaire pour no pas être méprisé. Il a donc,
soin d'accroître son bien, non par lo commerce, '
mais par la science.
Il peut se marier et procréer dos enfants, parce
que so voir renaltro dans sa postérité est une con-
solation ; mais, commo d'autre part une famille ost
Uno occasion do soucis et do chagrins, il peut aussi
no pas s'en donner une. >,"
Il n'a point d'ambition, obéit scrupuleusement
|
aux lois établies et au morta^qUe; il se gaedp;
MORALE, m
do jouer un rôlo politique ; sa maximo constante
ost do cachor sa vie. Il n'habito pas les villes,
parco que la vio y ost factice, et los besoins artifi-
ciels ; il tourne le dos A co qu'on appollo la civi-
lisation et qui n'est quo dépravation : il vit parmi
les hommos simples, dans los champs,
Co n'est pas en leur inspirant do la crainte, qu'il
ossaio do so mettre ou sûreté contro les hommes;
c'est A forco do générosité qu'il tAcho do voincro.
leur molveillunco. Il est doux pour ses esclaves
et a pitié do leur condition. Do rnômo quo pour
récolter la moisson on onsemonce la lorro, par de
bons offices il s'efforce do cultiver l'amitié do coux
qui l'entourent. Les amis forment uno gardo,
l'amitié est un rempart. Parmi toulos les choses
dont la sagesse a besoin pour In vio houreuso, il
n'y='•*, pas do plus grand bien, do plus agréablo A
la fois ot dé plus fécond quo l'amitié. « Prends
garde, so répôle-t-il, avec qui tu manges ot tu
bois, plutôt qu'A co quo tu manges ot lu bois ; car*
sans amis la vio estle ropos d'un lion ou d'un loup. »
Soûl lo.sage sait obliger sos amis; il n'oxigo pas
d'eux qu'ils mettent leurs bions en commun avec
les sions : car il marquerait par 1A do la défiance
A leur égard. SI l'occasion so présente, il mourra
pour son ami.
L'Amitié n'est pas fondée seulement sur la
,
^communauté do la vie matérielle, mais avant tout
sur unecommunautô do dc-ctrinosetde convictions :
;p*ôst pourquoi; lo sago est philosopho; il no doute
ïppiht mais est dogmatique; il fonde une écolo et
.laisse des écrits ; mais il se garde d'avoir uno action
stir le peuple.?Au besoin^il parle ert public, mais
130 ÊP1CURE.

jamais de son plein gré. Il cultive son jardin seCret.


Il no compose point de poème et ne récherche
point de beau langage : sa vio mémo est, pour lui,
uno oeuvre d'art, qui absorbé tous ses soins,
Toi est l'idéal de vie que nous propose ÉpicurO :
il faut dire quo le sage dont il truce le portrait,
ot qu'il fut lui-même; est un juste, s'il est vrai,
comme il lo prétend, que le juste est celui qui est
le moins troublé, l'injuste celui qui est le plus
rempli de trouble. Est-ce, ainsi quo nous com-
prenons aujourd'hui la justice ? Certes l'Épicurien
no commettra pas de crimes, du moins de crimes
visés par les lois ou réprouvés par la conscience
commune; il no tentera point non plus de coups
d'État. Mais il s'accommodera de toutes les disci-
plines et de lous les régimes : « Il obéira ponctuel*
icment nu monarque. Il no sera ni malfaiteur, ni
»
tyran; mais il no sera pas homme A restaurer un
droit méconnu, ni A réveiller la conscience popù^
loiro : la justice n'est pour lui qu'une convention.
Co ne sera pas un hommo dangereux, mais ce ne
sera pas non plus un héros du droit. Ce sera Un
homme docilo, effacé, cherchant A so dérober Aïà
vio publique, A tenir lo moins de place possible dans
la cité. Qu'il y a loin do celte soumission, do celle
indifférence; A la fermeté d'un Socrato, A l'énergie
des fiers Stoïcions, redressés cpntro l'arbitraire des
Césars romains, pleins dé m'épris pour la loi du
plus fort, travaillant Courageusement A édifier la
cité universelle dos hommes libres ! C'est' Une
calomnie, certes, quand on parle dos disciples
d'Épicure, dé lés appeler Un irôupeaùy,$l èrt veut
MORALE. 131
faire allusion A une vie de débauche et do sensua-
lité qui ne fut pas la leur. Mais co mot devient l'ex-
pression juste quand on pense A l'attitude civique
de ces hommes prudents, dont le premier souci
était de ne se point attirer d'affaires. LA se révèle
la faiblesse do lu morale d'Épicure : en niant,
par peur du mysticisme, la réalité des idées ot la
valeur do la raison, en réduisant l'univers A des
atomes qui s'agrègent les tins aux autres au gré do
la fortune, notre esprit A des sensations combinées
ensemble sans règles ni principes, au hasard
do l'expêriqnce, Épicure décrète que l'individu
existé seul, il tranche les liens qui nous unissent
aux outres hommes, il ne peut réussir qu'A nous
décourager, et A nous isoler dans notre égoïsme.
>îl dôgoûlo ceux qu'il forme de touto activité
généreuse, do tout ce qui risquerait do compliquer
leur vio; il les dissuade de fonder une famille et
d'avoir des enfants; de travailler A l'éducation du
peuple et do jouer un rôle dans la cité; il tue en
oux lo désir lo plusobslinéde tous les êtres vivants
et pensants, lo désir de s'unir, commo dit Platon,
A co qui est toujours lo môme do la môme manière
CortéS, il conserve les hommes qui so livrent A
lui; niais il les conserve en leur retirant la géné-
rosité, c'est-à-dire la vio, en les ligottant dans los
bandolctles do la prudence, A la manlèro do
jrïiptnles desséchées, tpulos nrôtos A tomber en
pôUSslèro. /Qs^!\.iS
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Le livre II'HEHMANX USEXEH,Kpicurea (Teubncr, 188"),


indispensable à qui veut étudier la philosophie d'tipicurc
d'après les textes, rend Inutile ici un index alphabétique.
Dans cet ouvrage on trouvera d'abord lo peu que Diogène
de Lacïto, dans lo Xe livro de sa Vie îles Philosophes, nous
a conserve d'tôpicurc : trois lettres, la première à Hérodote
sur la physique, la seconde à Pythoclès sur les météores, la
troisième à Ménécéc sur la morale, et les Maximes; ensuite,
.classés d'après les sujets traités, tous les témoignages, très
nombreux, quo les écrivains grecs et latins nous ont laissés
sur tipicurc. La table des chapitres,'qui termine le livre
d'Uscncr, permet de retrouver aisément dans lo volume les
; textes
qui concernent chaque question.
Los lecteurs qui redouteraient le travail nécessaire pour
le dépouillement de tous ces documents, sont assurés d'avoir,
dans le poème de Lucrèce sur la Salure un exposé aussi
clair quo Adèle de la philosophlo d'iîpicure.
Du Xe livre do Diogène do Laérle, nous signalons deux
traductions, épuisées d'ailleurs, l'une, anonyme, parue chez
Su-hnêldér, à Amsterdam en 17S8, l'autre do Ch, Zévorl.
La traduction du poème de Lucrèce qui nous a paru la
meilleure est celle de L. doublé (bibliothèque Charpentier) r
nous y avons fait do notables emprunts.
Vo?cl la liste des principaux ouvragos modernes ou est
exposée la philosophie épicurienne :
beli'l Gassendi vpera owitta I.UQiluni, 1058.
HAYL%,, Ùiclionnaire : Article sur Lucrèce.
RAVÂÎSSON. Essai sur ta Métaphysique tl'Arislole, i, If,.
Paris* 1840,
'r\H}tiièfU<jles .»uf ta poésie latine, HOCIHUC, 1869.
.'V/llftÂyw;V^ Èpktiré. ' 8
134 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES.
MARTHA. Le poème de Lucrèce.
E. HAVBT. Articlo de la Revue des Deux-Mondes, l"_ avril
1869, Hachette.
LANGE. Histoire du matérialisme, trad, Pomrncrol, t. ' I,
Paris, 1877.
RITTER. Histoire de la philosophie ancienne, trad. fr., t. III.
Lucretii philosophia cum fontibus compara ta, Yt-".tji'f,
Groninguc, 1877.
DENIS. Histoire des idées morales dans t'dntiquité.
ZELLEH. Die Philosophie der Griechen.
GUYAU. La morale d'Èpicure, Paris, 1878.
\V. WALLACE. Épicureanism, 1880.
MASSON (JOHN). The atomics théories of Lucrelius, London,
1884.
MABILLEAU. Histoire de la philosophie alomistique, Paris,
1895.
LicHETiis. Dererum natura, éd.C. GUJSSANI, Torino, 1896-98.
Revue philosophique, t. XII : l'Èpicurisme, par Wallace;
t. XVIII: Philosophie naturelle d'Èpicure, par Gizycki.
Bibliothèque du Congrès international de philosophie
(1900), t. IV! Histoire. G. LYON. La logique inductive danr
l'école épicurienne. f \
TABLE DES MATIERES

Introduction 5
I. VIE ET CARACTÈRE D'KPICIRE
. ..... 5
II. OBJET ET DIVISIONS DE LA PHILOSOPHIE. 11

Physique....... 21
I. PRINCIPES GÉNÉRAUX......
,. 21
II. FORMATION DES MONDES ET EN PARTICULIER DU MONDE

TERRESTRE. — THÉORIE DES MÉTÉORES ........... 43


III. ORIGINE DE LA VIE.—ANTHROPOLOGIE 53
IV. L'AME : SA NATURE, SA DESTINÉE... -64
V. LES DIEUX....................................... 09
Canonique. ..' 77

Morale. 93

jtotei bibliographiques,......j0$J'i.J»ij>v......... 133

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'^;<^Ï*J v^'t^ :K#
14
déinQÇ^Uque^;-j^%k^^^^i ,;>
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* Condoroet', et l'édqpatioii
VIAL, processeur aujyc*iV''Lakà^

Herbart, Fflix Péeauf. :^ ^on^t^^lj/Qt-^^^^^gj!


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^de ton»;lès.toj^î.dé toiiUJ les' n>liôhs. $ fcut.gdç nô^J (ifUrtu(*llW,«re^


""Il s^agU d'abord' de"f«lrôrtil».'Vd^

"Onl qtfbfrJUld âTt4fo^e^.a,W^|%i#njWKV*î


«ut ttui,-avec'queUU» «el»l,
UuVltidlVtdualité uro>aJegM#3fotyn*frtë2a/$MMÉ
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Itefol»lé^opiitoni d'atiJ6urtl'htll,ilW b^pfoVH>»,^fUUÔH,dlM ptal^*,


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