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Presses

de
l’Université
Saint-
Louis
Droit et intérêt - vol. 3  | Philippe Gérard,  François Ost,  Michel
Van de Kerchove

Le juge de l’excès
de pouvoir et la
mise en balance
des intérêts en
présence
Robert Andersen
p. 141-152

Texte intégral
1 La notion de «  mise en balance des intérêts en présence  »
évoque immédiatement la procédure du référé dans laquelle
elle joue un rôle essentiel. En effet, comme le relève le doyen
J. Van Compernolle, la balance des intérêts en présence doit
non seulement permettre au juge des référés d’apprécier si la
condition d’urgence est remplie, mais également lui inspirer
les mesures conservatoires à prendre pour aménager une
situation d’attente qui sauvegarde les intérêts en conflit1.
2 Si la notion doit ainsi sa notoriété à la procédure des référés,
elle est susceptible de recevoir et reçoit application dans
d’autres procédures. C’est le cas dans la procédure pour
excès de pouvoir. Le juge de l’excès de pouvoir y a.
notamment, recours pour vérifier, dans le cadre du contrôle
qu’il exerce sur le pouvoir discrétionnaire de
l’administration, si, entre autres principes de bonne
administration, l’autorité administrative a procédé à une
appréciation raisonnable des intérêts en présence (chapitre
Ier) ou encore, dans le domaine particulier de la voirie, si la
solution retenue par l’administration ne comporte pas plus
d’inconvénients qu’elle ne présente d’avantages (chapitre II).

Chapitre I. Les principes généraux de


bonne administration
3 Dans son introduction au numéro spécial publié à l’occasion
des 25  ans d’existence du «  Tijdschrift voor
Bestuurswetenschappen en Publiekrecht  », le comité de
rédaction de cette revue marquait sa volonté de poursuivre
dans la voie tracée par le professeur F. de Visscher ayant, le
premier, présidé le comité de rédaction, qui est de ne plus
chercher exclusivement ses sources d’inspiration dans la
doctrine et la jurisprudence de droit administratif français,
mais d’être également attentif à l’état et à l’évolution du droit
public et administratif néerlandais. La lumière ne doit plus
seulement venir du Sud, elle doit également venir du Nord2.
Illustrant ce propos introductif, le numéro jubilaire s’ouvre
par un article de G.J. Wiarda intitulé « Algemene Beginselen
van Behoorlijk Bestuur in het Nederlandse Recht  »3.
L’auteur y expose qu’aux Pays-Bas, les principes généraux de
bonne administration ont, dès l’origine, été conçus comme
devant former contre- poids à l’extension constante du
pouvoir discrétionnaire de l’administration. En présence de
ce phénomène, le contrôle juridictionnel, entendu au sens
classique du terme comme étant essentiellement un contrôle
de la conformité de l’action administrative au droit écrit, est
apparu comme trop limité. Le besoin a été impérieusement
ressenti de renforcer ce contrôle en recourant précisément
aux principes généraux de bonne administration. De
contrôle de légalité (wetmatigheidscontrole), le contrôle
juridictionnel, s’est progressivement mué en un contrôle de
conformité au droit de l’action administrative
(rechtmachtigheidscontrole).
4 Les textes de droit administratif néerlandais qui instituent
des recours au profit des administrés, se bornent
généralement à citer, parmi les causes de censure, la
méconnaissance des principes généraux de bonne
administration sans plus de précision quant à leur
dénombrement et à leur contenu.
5 Dans son article, G.J. Wiarda estime que ces principes sont
au nombre de cinq, à savoir : le principe de « fair-play » ; le
principe selon lequel les décisions doivent être préparées
avec soin  ; l’absence de détournement de pouvoir  ; le
principe de l’appréciation raisonnable des intérêts en
présence et celui de la sécurité juridique. Comme toute
classification, celle-ci réduit la réalité.
6 D’autres classifications sont possibles et ont d’ailleurs été
proposées par d’autres auteurs.
7 Fait notable, le principe de l’appréciation raisonnable des
intérêts en présence figure d’une façon ou d’une autre dans
toutes les classifications. La doctrine ne fait ainsi
qu’emboîter le pas au législateur qui, dans la Wet
Administratieve Rechtspraak Bedrijfsorganisatie et la Wet
Beroep Administratieve Beschikkingen, cite nommément ce
principe, sans doute en raison de l’importance qu’il y
attache. Ce principe est emprunté à la jurisprudence civile en
matière de responsabilité pour faute de la puissance
publique, et singulièrement à l’arrêt du Hoge Raad du 25
février 1949 (N.J.. 558).
8 Comme le relève l’éminent auteur, le principe de
l’appréciation raisonnable des intérêts en présence n’est pas
seulement le plus vague des principes généraux de bonne
administration et celui qui se prête le moins à concrétisation,
c’est également celui dont le contrôle se rapproche le plus du
contrôle de l’opportunité. Aussi, pour éviter que le juge
n’excède ses pouvoirs, il lui est recommandé d’agir avec la
plus grande circonspection et de ne censurer
l’administration que lorsque l’appréciation de
l’administration est manifestement déraisonnable. Son
contrôle ne peut aussi bien être que marginal4.
9 Le principe de l’appréciation raisonnable des intérêts en
présence est complexe. Il présente un double aspect. D’une
part, il revêt un aspect formel en ce sens qu’il suppose que
lors de la préparation de la décision, l’autorité
administrative a effectivement pris en considération les
différents intérêts en présence. Envisagé sous cet aspect, le
principe est difficilement dissociable de celui selon lequel
l’administration doit préparer soigneusement ses décisions
(zorgvuldigheidsprincipe).
10 D’autre part, le même principe a un aspect matériel. Il ne
suffit pas que l’autorité ait examiné les différents intérêts en
présence, il faut encore que la solution adoptée, au terme de
leur examen, soit raisonnable, ou plus exactement, qu’elle ne
soit pas manifestement déraisonnable. Le contrôle ne porte
plus ici sur les aspects formels de la décision, sur la légalité
externe, mais bien sur son contenu même, sur la légalité
interne.
11 Dans un ouvrage récent, intitulé « Algemene Beginselen van
Behoorlijk Bestuur en Buitenlandse Equivalenten  », A.J.C.
de Moor-van Vugt donne un bref aperçu des principales
applications de ce principe. Sont notamment citées la
jurisprudence à laquelle a donné lieu l’article 58, alinéa 3, de
l’Ambtenarenwet qui prescrit que la sanction disciplinaire
doit être proportionnée à la faute commise, ainsi que la
jurisprudence en matière de réorganisation d’un service
administratif en raison de situations conflictuelles entre ses
membres5.
12 L’article de G.J. Wiarda a exercé une influence non
négligeable sur la doctrine et la jurisprudence
administratives belges. Déjà, dans le même numéro jubilaire
du «  Tijdschrift voor Bestuurswetenschappen en
Publiekrecht  », le professeur L.P. Suetens consacrait un
article aux «  Algemene Rechtsbeginselen en Algemene
Beginselen van Behoorlijk Bestuur in het Belgisch
Administratief Recht  » dans lequel il montrait que les
principes généraux de bonne administration n’étaient pas
inconnus du Conseil d’Etat de Belgique, même si celui-ci, à
cette époque, n’en faisait encore qu’inconsciemment
application6.
13 Onze ans plus tard, le même auteur faisait le point de la
situation dans un article portant le même intitulé et publié
dans la même revue.
14 De cet article, il ressortait que le Conseil d’Etat de Belgique
avait recours de plus en plus fréquemment aux principes
généraux de bonne administration, et notamment au
principe de l’appréciation raisonnable des intérêts en
présence, en utilisant désormais la même terminologie que
le juge néerlandais7.
15 L’examen de la jurisprudence du Conseil d’Etat publiée
depuis ce dernier article montre que la greffe a depuis lors
fait souche.
16 Comme en droit néerlandais, il a été fait de nombreuses
applications du principe de l’appréciation raisonnable des
intérêts en présence dans le domaine de la fonction
publique.
17 Ainsi, en matière de nominations, l’autorité administrative
investie du pouvoir de nomination ne peut nommer que des
candidats qui satisfont aux conditions légales prescrites.
Vérification faite, elle doit ensuite procéder à la comparaison
de leurs titres et mérites respectifs.
18 Le dossier administratif’ doit faire apparaître que cette
comparaison a bien eu lieu. De plus, même lorsque l’autorité
qui nomme dispose d’une réelle liberté d’appréciation lui
permettant de comparer les mérites des candidats selon son
meilleur entendement, spécialement lorsqu’il s’agit de
candidats qui se trouvent dans des situations comparables,
c’est-à-dire équivalentes, celte liberté d’appréciation ne peut
s’exercer que dans les limites du raisonnable. Tel n’est pas le
cas lorsque, par exemple, les titres d’un candidat
apparaissent prima facie comme étant nettement plus
importants que ceux d’un autre candidat, à moins que
l’autorité ne puisse apporter la preuve qu’elle a écarté ces
titres sur la base d’éléments concrets particuliers qui -
précision importante - touchent l’intérêt du service
(jurisprudence inaugurée par l’arrêt no  19.244 du 14
novembre 1978, Bossuyt). L’autorité investie du pouvoir de
nomination doit donc tenir compte des intérêts des
candidats en présence et arrêter son choix en fonction de
l’intérêt supérieur du service. Le choix opéré ne peut être
manifestement déraisonnable.
19 L’examen de la décision administrative, si celle-ci est
motivée en la forme, ou du dossier administratif, doit mettre
le Conseil d’Etat en mesure de vérifier qu’il en a bien été
ainsi.
20 Ainsi encore, en matière de mutations d’office par mesure
d’ordre, la jurisprudence du Conseil d’Etat est également
constante  : l’autorité responsable de la bonne organisation
du service peut procéder à une mutation d’office par mesure
d’ordre lorsqu’il est établi que les conditions d’entente
minimale indispensable au bon fonctionnement du service
sont durablement perturbées et s’il peut être
raisonnablement escompté que le déplacement d’un membre
du personnel dudit service sera de nature sinon à supprimer,
du moins à atténuer les tensions au sein du service.
21 Le choix de la personne à déplacer est une question d’ordre
purement pratique dans laquelle la préoccupation d’apporter
le moindre trouble au fonctionnement du service doit être
déterminante. Dans cette perspective, il est normal de
déplacer l’agent qui paraît avoir des conflits avec de
nombreux collègues. Ce choix doit être raisonnable — ce qui
implique qu’il ait été tenu compte des intérêts des membres
du personnel et de l’intérêt supérieur du service (voir, entre
autres, arrêt no 25.367 du 29 mai 1985, Vermeulen).
22 Quant au droit disciplinaire, il est le domaine d’élection du
principe de l’appréciation raisonnable des intérêts en
présence. Depuis l’arrêt no 16.592 du 26 juillet 1974, Noë, le
Conseil d’Etat contrôle la proportionnalité de la peine par
rapport à la gravité des faits disciplinaires retenus à charge
de l’agent public. Comme le relève à juste titre l’arrêt
no  25.755 du 22 octobre 1985, Gezels, le principe de
proportionnalité en matière disciplinaire n’est rien d’autre
qu’une application concrète du principe du raisonnable
(voir, dans le même sens, arrêt no  26.600 du 3 juin 1986,
Van Rompay). Cette relation entre les deux principes est
exprimée avec une particulière netteté dans les arrêts nos
22.899 du 1er février 1983, Lostermans, et 23.455 du 26
juillet 1983, Regniers, là où il est dit que « la disproportion
visée par le requérant ne pourrait... donner lieu à
l’annulation de la peine disciplinaire que s’il fallait admettre
qu’aucune autorité qui décide en connaissance de cause et
qui procède réellement à une mise en balance concrète des
intérêts du service et de ceux de l’agent concerné ne pourrait
être amenée, dans les circonstances données, à infliger la
peine disciplinaire dénoncée comme disproportionnée ».
23 Le principe de l’appréciation raisonnable des intérêts en
présence ne voit pas son application limitée au seul domaine
du droit de la fonction publique  ; il est applicable et
s’applique en toute matière comme le montrent les deux
exemples suivants= empruntés, le premier, à la matière de la
police de la bâtisse et, le second, à la police des
établissements classés.
24 Dans l’arrêt no 12.745, du 3 janvier 1968, Dereuse, le Conseil
d’Etat considère que pour décider qu’il y a lieu, dans l’intérêt
de la salubrité publique, de déclarer l’immeuble inhabitable
ou simplement de prescrire des travaux d’amélioration, le
bourgmestre doit mettre en balance les exigences de la santé
publique et les intérêts des particuliers en cause. Les
éléments fournis dans le domaine administratif doivent
prouver que cette confrontation des intérêts en présence a
effectivement eu lieu. Le contrôle du juge administratif ne se
limite pas à ce seul aspect formel. Il faut encore que la
solution retenue au terme de cette confrontation
n’apparaisse pas comme déraisonnable de la part d’une
autorité agissant avec la diligence normale.
25 Dans l’arrêt no  16.922 du 11 mars 1975, Van Belleghem, le
Conseil d’Etat constate d’abord qu’il ressort nettement de la
motivation de l’arrêté attaqué que la Députation permanente
a procédé concrètement à l’examen comparé des intérêts en
jeu — soit, d’une part, les intérêts des voisins et leurs
prétentions légitimes à jouir de leur demeure sans troubles
excessifs causés par des tiers et, d’autre part, les intérêts du
demandeur d’autorisation et sa prétention au libre usage de
sa propriété et à la libre exploitation d’une entreprise et
qu’elle en a tiré la conclusion que, concrètement, les
incommodités que susciterait l’entreprise aux fins de
l’exploitation de laquelle l’autorisation est sollicitée
excéderaient la mesure qu’il est raisonnable d’imposer aux
voisins.
26 Le Conseil d’Etat estime, ensuite, que cet examen comparé
des intérêts en jeu ayant effectivement eu lieu, il ne pourrait
tenir la solution retenue par la Députation permanente au
terme de celui-ci comme injustifiée que si la solution était
manifestement déraisonnable, autrement dit, s’il s’agissait
d’une appréciation dont il ne se conçoit pas qu’une
quelconque autorité, statuant selon les principes de la
raison, puisse l’émettre.
27 Cette jurisprudence nous inspire les quelques réflexions
suivantes.
28 1. Le principe envisagé en tant qu’il oblige l’administration à
procéder à la mise en balance des intérêts en présence, est,
comme il a été indiqué ci-dessus, difficilement dissociable de
cet autre principe général de bonne administration qu’est
l’obligation faite à l’administration de préparer avec soin ses
décisions (zorgvuldigheidsprincipe).
29 L’administration doit, quelle que soit la nature -
réglementaire ou individuelle de ses actes, se déterminer en
pleine connaissance de cause. En d’autres termes, elle doit
prendre en considération les divers intérêts en jeu. Ceci
suppose, à la fois, un travail d’identification de ces intérêts et
de rassemblement des données de fait nécessaires à la prise
de décision. Comme le relève A.J.C. de Moor-van Vugt, « la
connaissance des intérêts affectés par la décision est assurée
par le rassemblement des données de fait. Inversement, la
détermination de ces données dépend des intérêts enjeu. Il y
a donc interaction entre les deux »8
30 Dans de nombreux cas, les intérêts en cause sont
prédéterminés et des procédures particulières sont prévues
qui doivent leur permettre de s’exprimer. Dans d’autres, là
où l’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire, il
lui appartient de procéder, sous le contrôle du juge, à cette
identification des intérêts en jeu et au relevé des faits, au
besoin en recourant à des consultations, à des auditions ou à
des expertises.
31 L’administration ne peut retenir que des faits constants,
c’est-à-dire des faits qui sont matériellement exacts.
32 Le devoir qu’a l’administration de s’informer n’est pas
illimité — il doit être raisonnablement compris — et a pour
pendant l’obligation des intéressés eux-mêmes d’informer
l’administration des faits dont ils ont connaissance et qui
leur paraissent pertinents pour la solution du litige9.
33 2. Le même principe, toujours envisagé sous le même angle,
peut être entendu comme s’étendant à l’obligation faite à
l’autorité administrative investie d’un pouvoir d’appréciation
discrétionnaire se traduisant par des décisions individuelles,
de procéder, dans chaque cas, à l’examen particulier des
circonstances de l’affaire — ce qui implique, à la fois,
l’obligation pour l’autorité investie du pouvoir de décision,
de se forger sa propre opinion et la défense, pour elle,
d’appliquer de manière mécanique et intangible des critères
prédéterminés10
34 3. Comme le relève à juste titre A. de Laubadère, « lorsque le
juge administratif veille au respect de l’obligation qu’a
l’autorité administrative investie d’un pouvoir
discrétionnaire de procéder à un examen particulier des
circonstances de l’affaire avant de se décider dans un sens ou
dans l’autre, son contrôle ne porte pas atteinte à ce qui
constitue l’essence même du pouvoir discrétionnaire, à
savoir le choix de la décision la plus opportune »11
35 Lorsque, par contre, le juge examine si la solution retenue
n’est pas (manifestement) déraisonnable, son contrôle
s’exerce à l’extrême limite du domaine qui sépare la légalité
de l’opportunité. L’expression «  marginale toetsing  » est à
cet égard particulièrement significative.
36 Ce contrôle marginal est, dans un certain nombre de cas, un
contrôle qui porte sur la qualification juridique des motifs.
Pour des raisons diverses, comme la volonté exprimée ou
supposée du législateur ou la technicité de la matière, le juge
administratif estime ne pouvoir exercer un contrôle normal
de la qualification juridique des faits et ne pouvoir censurer
que les erreurs manifestes.
37 Dans d’autres cas, les plus nombreux, le problème n’est pas
un problème de qualification. Les mesures que l’autorité
administrative est fondée à prendre sont définies
exclusivement par leur objet et parfois, en outre, par le but à
poursuivre, mais sans indication des circonstances de fait ou
de droit conditionnant la légalité des dites mesures. A
quelques rares exceptions près, le juge administratif estime
alors qu’il sortirait de sa mission en substituant son
appréciation de ce que l’intérêt général requiert à celle de
l’administration.
38 Le choix de la mesure la plus opportune appartient alors
sans partage à l’administrateur actif, à la seule condition
près que ce choix ne soit pas manifestement déraisonnable.
Le juge se défend de substituer son appréciation personnelle
à celle de l’administrateur actif. Le caractère raisonnable ou
manifestement déraisonnable de la mesure attaquée doit
être appréciée objectivement. Le juge ne doit pas, pour ce
faire, se placer à son propre point de vue, mais bien à celui
d’une autorité agissant avec la diligence normale ou encore
d’une quelconque autorité statuant selon les principes de la
raison.
39 Le contrôle du principe de l’appréciation raisonnable des
intérêts en cause, envisagé sous ce second aspect, est,
abstraction faite des différences d’ordre terminologique,
identique à celui exercé par le Conseil d’Etat de France et, à
sa suite, par le Conseil d’Etat de Belgique lorsqu’ils
censurent l’erreur manifeste d’appréciation en matière de
pouvoir discrétionnaire12.
40 4. Le Conseil d’Etat se base sur la motivation formelle de la
décision attaquée ainsi que sur le dossier administratif et, le
cas échéant, les explications fournies par l’auteur de l’acte
pour vérifier si celui-ci a apprécié les différents intérêts en
présence et si son appréciation n’est pas manifestement
déraisonnable.
41 5. L’arrêt Zoete no 22.446 du 8 juillet 1982 mérite de retenir
tout particulièrement l’attention en raison des importants
développements qu’il consacre au pouvoir discrétionnaire de
l’administration et aux limites que le principe du raisonnable
met à son exercice. Il fait largement écho aux considérations
qui précèdent.
42 Selon cet arrêt, l’étendue du pouvoir discrétionnaire est
déterminée par la nature de la mission confiée à l’autorité
administrative. C’est d’elle en effet qu’il dépend si tels ou tels
faits présentent un rapport significatif avec celle-ci.
43 Lorsque la mission confiée à l’autorité n’implique pas des
options purement politiques mais consiste uniquement à
prendre des décisions concrétisant le droit, c’est à l’autorité
administrative qu’il appartient de déterminer les faits qui
sont significatifs pour l’accomplissement de cette mission.
Cette détermination ne peut être purement subjective et - a
fortiori - arbitraire. La décision administrative doit — selon
l’arrêt — être conforme à la raison. Sera déclarée telle la
décision prise de façon telle que d’autres personnes qui, par
la suite, refont de la même manière et en conduisant bien
leur raison le processus décisionnel suivi dans l’affaire
concernée, aboutissent à la conclusion que la marge de
subjectivité inévitable, et donc tolérée, n’a pas été dépassée
lors de l’appréciation de la valeur ou de la signification des
éléments concrèts retenus. C’est dans cette mesure
seulement qu’il peut être satisfait aux exigences d’égalité
dans l’application de la règle de droit et de la sécurité
juridique, qui suppose une régularité prévisible dans
l’application de la dite règle.
44 Le même principe du raisonnable implique que seuls soient
retenus des faits recueillis et établis avec le soin nécessaire,
de sorte que l’autorité prenne sa décision sur la base
d’éléments constants et en parfaite connaissance de cause.
45 Encore faut-il que la relation jugée significative selon le
principe du raisonnable entre les faits concrets retenus et la
mission incombant à l’autorité administrative n’aille pas à
l’encontre d’une règle juridique qui interdirait d’établir cette
relation.
46 Enfin, l’autorité administrative ne doit pas qu’agir
raisonnablement, elle doit pouvoir apporter la preuve du
caractère raisonnable de sa décision, ce qui revient à dire
qu’elle doit être en mesure de montrer de quelle manière elle
en est arrivée, en fait, à prendre la décision qu’elle a prise.
Cela permet au juge administratif de vérifier si elle a bien
apporté le soin nécessaire à recueillir les faits et si ce qu’elle
a jugé bon de décider sur la base de ces faits peut
effectivement être réputé demeurer dans les limites du
raisonnable.

Chapitre II. La jurisprudence dite du bilan


47 Davantage ouverts que dans le passé à l’influence du droit
administratif des Pays-Bas, les administrativistes belges
restent également attentifs aux évolutions de la
jurisprudence du Conseil d’Etat de France.
48 S’agissant de la mise en balance des intérêts en présence, la
haute juridiction administrative française a, avec l’arrêt du
28 mai 1971, Ville nouvelle Est, inauguré une jurisprudence
connue sous l’appellation de jurisprudence du bilan.
49 L’expression parle d’elle-même  : il s’agit de dresser le bilan
de la mesure administrative litigieuse, en inscrivant à l’actif
les avantages qu’elle présente et au passif les inconvénients
qu’elle entraîne. Ce bilan doit être sincère et exact en ce sens
que doivent figurer au passif non seulement les atteintes
portées aux intérêts privés, mais également les atteintes à
d’autres intérêts publics que la mesure est susceptible de
comporter. Selon la formule consacrée par l’arrêt du 20
octobre 1972, Société civile Ste-Marie de l’Assomption, « une
opération ne peut légalement être déclarée d’utilité publique
que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et
éventuellement les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte
à d’autres intérêts publics qu’elle comporte ne sont pas
excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente  ». Cette
jurisprudence nouvelle a été accueillie de façon diverse,
certains auteurs — et non des moindres, comme A. de
Laubadère — lui reprochant de ne porter en elle, à la
différence de la théorie de l’erreur manifeste d’appréciation,
aucune idée limitative de son application et, par suite, de
comporter le risque non négligeable de voir le juge
administratif substituer son appréciation à celle de
l’administrateur actif dans des matières où les textes
paraissent laisser à l’administration une compétence
largement discrétionnaire13. Nonobstant ces critiques, le
Conseil d’Etat a maintenu cette jurisprudence et l’a même
étendue à d’autres domaines d’application. Le bilan ne sert
plus seulement à apprécier la légalité des décrets déclaratifs
d’utilité publique en cas d’expropriation, mais également la
légalité des dérogations en matière d’urbanisme, des
décisions instituant des servitudes de passage de lignes
électriques ou des zones de protection autour de sites
classés, mais également, plus récemment, la légalité des
refus d’autorisation de licenciement de travailleurs
protégés14.
50 Cette jurisprudence peut être comparée à celle du Conseil
d’Etat de Belgique en matière d’élargissement, de
redressement, d’ouverture et de suppression de chemins
vicinaux. Dans un arrêt du 18 décembre 1979, Bogaert, le
Conseil d’Etat a annulé un arrêté royal qui refusait la
suppression d’un chemin vicinal au motif que cet arrêté
n’avait pas - ainsi que le soutenait le requérant - vraiment
pondéré les intérêts en présence, plus explicite encore est
l’arrêt no  21.004 du 5 mars 1981, De Wispelaere qui annule
une décision, qui cette fois, supprime une partie d’une voirie
vicinale. La haute juridiction administrative considère que
s’il ne lui appartient pas de se substituer à l’autorité
compétente pour procéder à la mise en balance des
différents intérêts en cause, elle est toutefois compétente
pour vérifier si l’arrêté attaqué est justifié à suffisance en ce
qui concerne cette mise en balance qui, dans une affaire
comme celle-là, s’impose. Tel n’a pas été le cas car il ne
ressort ni de l’arrêté attaqué ni davantage du dossier
administratif que l’autorité compétente aurait procédé à une
mise en balance sérieuse des intérêts.
51 En se déclarant d’emblée incompétent pour procéder en lieu
et place de l’administration à la mise en balance des intérêts
en présence, le Conseil d’Etat de Belgique adopte une
position qui se situe en retrait de celle de son homologue
français et échappe, dans cette mesure même, au reproche
formulé par une certaine doctrine à l’encontre de la
jurisprudence Ville nouvelle Est, d’immixtion du juge dans la
fonction administrative.
52 Prudent, le Conseil d’Etat de Belgique, plutôt que d’innover,
applique, dans ces deux arrêts, le principe de l’appréciation
raisonnable des intérêts en présence15

Conclusion
53 Tout le monde est d’accord pour considérer que le pouvoir
discrétionnaire constitue une nécessité et pour estimer que
le contrôle juridictionnel ne peut porter sur l’opportunité des
décisions prises dans l’exercice de ce pouvoir.
54 Face à l’extension considérable de ce pouvoir à la suite de la
multiplication et de la diversification des interventions de
l’administration, la préoccupation s’est toutefois manifestée
d’éviter que le «  discrétionnaire  » ne dégénère en
« arbitraire ».
55 Répondant à cette préoccupation, le juge de l’excès de
pouvoir a, avec l’aide de la doctrine, imaginé des procédés
nouveaux lui permettant de pousser plus avant son contrôle
de la légalité interne des décisions de l’administration prises
dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire jusqu’à la
limite extrême qui sépare la légalité de l’opportunité et,
parfois, peut-être, même, au-delà
56 Quelques-uns de ces procédés viennent d’être passés en
revue : le principe de l’appréciation raisonnable des intérêts
en présence, dont il est significatif de relever qu’il est
également qualifié par la doctrine néerlandaise comme celui
de l’interdiction de l’arbitraire, le contrôle de l’erreur
manifeste d’appréciation et la jurisprudence dite du bilan.
57 Au-delà de leurs particularités, ces procédés ont en commun
d’exiger de l’administration qu’elle agisse dans l’exercice de
son pouvoir discrétionnaire avec un minimum de bon sens,
celui que l’on est en droit d’espérer de quiconque et,
singulièrement, d’un administrateur normalement
consciencieux. Une telle exigence n’est assurément pas
manifestement déraisonnable.

Notes
1. Actualité du référé, in Ann. dr. Lv. 1989, pp.  141 à 172, spécialement
pp. 146 et 147 et 150 et 151.
2. T.B.P., 1970, pp. 363 et 364
3. T.B.P., 1970, pp. 365 à 378
4. T.B.P., 1970, pp.  377 et 378. Mr. J. IN’T VELD (Beginselen van
behoorlijk bestuur, W.E.J. Tjeenk Willink, Zwolle, 1976, p.  73) se
prononce dans le même sens. Il suggère au tribunal d’adopter comme
ligne de conduite de s’abstenir d’exercer sa censure dès l’instant où un
seul de ses membres doute du caractère manifestement déraisonnable de
l’acte administratif attaqué.
5. W.E.J., Tjeenk Willink, Zwolle, 1987, pp. 34 à 36.
6. T.B.P., 1970, pp. 379 à 396
7. T.B.P., 1981, pp. 81 à 89
8. A.C.J., DE MOOR-VAN VUGT, op. cit., p. 19.
9. voir en ce sens l’arrêt no  25.781, Bortels, du 29 octobre 1985  ; arrêt
no 30.538, Saoukili, du 30 juin 1988.
10. J. MEGRET. De l’obligation pour l’administration de procéder à un
examen particulier des circonstances de l’affaire, in E.D.C.E. 1953,
pp.  77 à 79, et M. WALINE, Précis de droit administratif, Paris.
Montchrestien, 1969, T.  II, p.  353, no  670. Dans l’état actuel de la
jurisprudence, tant du Conseil d’Etat de France que du Conseil d’Etat de
Belgique, il est admis que l’autorité administrative puisse auto-limiter
son pouvoir d’appréciation en fixant à l’avance, dans des directives, la
ligne de conduite qu’elle entend suivre.

Mais il a bien été précisé que cette auto-limitation ne la dispense pas de


son obligation de procéder, à chaque fois, à l’examen du cas individuel,
ne fût-ce que pour s’assurer que celui-ci ne présente pas, par rapport à la
directive, des caractéristiques propres qui justifieraient que l’autorité
s’en écarte. Dans l’arrêt no  24.467 du 20 juin 1984, Beheyt, le Conseil
d’Etat de Belgique a ainsi jugé que la nature même du pouvoir
discrétionnaire n’emporte pas que la règle de conduite que l’autorité a
fixée doive être automatiquement appliquée dans les cas individuels ; au
contraire, à l’occasion de l’examen de chaque cas, l’autorité doit se
demander s’il y a lieu de suivre cette ligne de conduite. L’arrêt ajoute
qu’afin toutefois de ne pas enlever toute portée à la directive, il faut que
l’autorité, lorsqu’elle s’en écarte dans un cas particulier, puisse invoquer
un motif raisonnablement acceptable, étant entendu que pour
l’appréciation du caractère raisonnable de ce motif, il y a lieu de prendre
en considération le fait que de telles directives trouvent leur sens dans
des principes comme l’administration cohérente, le traitement égal et la
sécurité juridique.
11. Le contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire dans la
jurisprudence récente du Conseil d’Etat français, Mélanges en l’honneur
de Μ. Waline, Paris, L.G.D.J., 1974, T.  II, pp.  531 à 549, spécialement
pp. 534 et 535.
12. Sur le contrôle de l’erreur manifeste, voir D. LAGASSE, L’erreur
manifeste d’appréciation en droit administratif, Bruxelles, Bruylant,
1986.
13. A. de LAUBADÈRE, op. cit., pp. 545 à 549.
14. R. CHAPUS, Droit administratif général, Paris, Montchrestien,
1988, t. l, pp.674 et 675, no 1092.
15. D. LAGASSE (op. cit., pp.  434 à 437) estime que dans l’arrêt
Wispelaere le Conseil d’Etat exerce un quasi-contrôle de l’erreur
manifeste d’appréciation. C’est — écrit-il — dans les qualificatifs
« suffisant » et « sérieux » que réside toute la différence entre le simple
contrôle de légalité externe que constitue le contrôle de l’examen concret
de l’affaire et le contrôle de légalité interne que constitue le contrôle de
l’erreur manifeste d’appréciation. Nous serions plutôt d’avis que le
constat presque matériel par le Conseil d’Etat du peu de sérieux mis par
l’administration à peser les intérêts en balance dispense celui-ci de
devoir examiner la correction du raisonnement tenu par
l’administration.

L’absence de prise en considération de certains intérêts affectés par la


mesure et, par suite, le défaut d’examen de certains faits relevants ne
peut en effet conduire qu’à une solution erronée.

Auteur

Robert Andersen

Conseiller d’Etat

Professeur à l’Université
catholique de Louvain
Du même auteur

Les sanctions en matière de


réglementation des prix in
Droit des consommateurs,
Presses de l’Université Saint-
Louis, 1982
© Presses de l’Université Saint-Louis, 1990

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Référence électronique du chapitre


ANDERSEN, Robert. Le juge de l’excès de pouvoir et la mise en balance
des intérêts en présence In : Droit et intérêt - vol. 3 : Droit postitif, droit
comparé et histoire du droit [en ligne]. Bruxelles  : Presses de
l’Université Saint-Louis, 1990 (généré le 09 novembre 2022). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/pusl/16485>. ISBN  :
9782802804260. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pusl.16485.

Référence électronique du livre


GÉRARD, Philippe (dir.) ; OST, François (dir.) ; et VAN DE KERCHOVE,
Michel (dir.). Droit et intérêt - vol. 3  : Droit postitif, droit comparé et
histoire du droit. Nouvelle édition [en ligne]. Bruxelles  : Presses de
l’Université Saint-Louis, 1990 (généré le 09 novembre 2022). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/pusl/16443>. ISBN  :
9782802804260. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pusl.16443.
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