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AJDA

AJDA 2005 p.71

L'obligation de prendre des mesures de police administrative initiales

Fabrice Melleray, Professeur à l'université Montesquieu Bordeaux IV, CERCCLE

L'essentiel

Si le principe même d'une obligation pesant sur les autorités de police administrative de prendre dans certaines hypothèses des
mesures initiales est incontesté, le contentieux généré par l'éventuelle violation de cette obligation révèle que ses conditions de mise
en oeuvre sont incertaines. Cette obligation est en effet entendue plus strictement dans le contentieux de la légalité que dans le
contentieux de la responsabilité. Rien ne semble pourtant justifier une telle différence et une remise en ordre de la jurisprudence
s'impose sans doute.

Un recours récemment formé par l'Association pour l'interdiction des véhicules inutilement rapides (Apivir), consultable
sur le site internet de cette association (www.apivir.org), invite à se pencher sur le thème de l'obligation pesant sur les
autorités administratives de prendre des mesures de police initiales. Déposé le 3 septembre 2004 (et rendu public par un
communiqué du 10 octobre 2004 qui n'a pas échappé à la vigilance de différents médias, notamment Le Monde 12 octobre
2004, p. 9), ce recours pour excès de pouvoir vise à obtenir l'annulation d'une décision du ministre des transports refusant
d'interdire le bridage des moteurs de véhicules (afin qu'ils ne puissent dépasser la vitesse maximale autorisée sur autoroute,
soit 130 km/h).

Il ne s'agit pas ici de nous interroger sur le fond de cette affaire, mais d'essayer de présenter le cadre plus général dans
lequel elle s'inscrit. On constate en effet à la lecture d'une jurisprudence relativement abondante qu'elle est malaisée à
synthétiser, voire incertaine, et qu'elle n'emporte pas nécessairement l'adhésion.

Identification de l'hypothèse

Il convient auparavant de nettement distinguer ce que l'on nomme ici, après les meilleurs auteurs, l'obligation de prendre
des mesures de police initiales (obligation dont le champ de mise en oeuvre ne se superpose que partiellement à celui déjà
décrit dans le cadre de cette rubrique par Bertrand Seiller, Précisions sur l'obligation d'exercer le pouvoir réglementaire,
AJDA 2004, p. 761 ), obligation qui constitue d'ailleurs une sujétion exorbitante de mettre en oeuvre une prérogative
elle-même exorbitante (v. V. Dufau, Les sujétions exorbitantes du droit commun en droit administratif. L'administration
sous la contrainte, L'Harmattan, 2000, p. 361). Cette hypothèse ne doit pas être confondue avec trois autres obligations
pesant sur l'administration. La première est celle de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique
nécessairement l'application de la loi (CE 28 juillet 2000, Association France nature environnement, Petites Affiches 17
novembre 2000, p. 14, note A. Laquièze ; AJDA 2000, p. 959 ; RFDA 2003, p. 116, note C. Deffigier ). Longtemps
très discutée, cette obligation gouvernementale d'assurer l'exécution des lois (pour reprendre le titre de l'étude de référence
du doyen J.-M. Auby, JCP 1953, I, n° 1080), est désormais incontestée, richement illustrée et confortée par la
reconnaissance au profit du juge administratif d'un pouvoir d'injonction afin qu'il assure l'exécution de ses décisions (art.
L. 911-1 et s. du code de justice administrative). L'usage de ce pouvoir d'injonction en matière réglementaire est d'ailleurs
aujourd'hui discuté par différents auteurs qui souhaitent sinon le limiter du moins mieux l'encadrer (Y. Gaudemet, Du
bon usage de l'injonction [ou quand le juge refait l'impôt], RFDA 2003, p. 520 ; J.-P. Lay, Faut-il mieux encadrer le
pouvoir d'injonction du juge administratif ?, RD publ. 2004, p. 1355).

L'obligation de prendre des mesures de police initiales s'inscrit dans une logique doublement différente. Tout d'abord, ce
n'est pas un texte mais bien davantage une situation de fait qui peut faire naître cette obligation. Autrement dit, on ne doit
pas édicter une mesure de police uniquement afin de concrétiser une norme de niveau supérieur, mais surtout parce qu'un
trouble à l'ordre public survient ou est susceptible de survenir. Il s'agit dès lors d'une obligation nettement moins
mécanique, exigeant une appréciation de fait souvent délicate. Ensuite, le pouvoir de police ne constitue en principe pas
un pouvoir d'exécution des lois comme l'a rappelé, faisant ainsi application de la célèbre jurisprudence Labonne (CE 8
août 1919, Labonne, Lebon p. 737), le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 juillet 2000, Loi relative à la chasse
(n° 2000-434 DC). Le Conseil constitutionnel y souligne que « l'article 34 de la Constitution ne prive pas le chef du
gouvernement des attributions de police générale qu'il exerce en vertu de ses pouvoirs propres et en dehors de toute
habilitation législative » (cons. 19).

La deuxième hypothèse, à distinguer de celle ici étudiée, a trait à l'obligation d'agir des autorités de police afin d'assurer
l'exécution des décisions de justice. Ce cas de figure obéit en effet à un régime très particulier, la responsabilité de
l'administration pouvant notamment y être engagée pour rupture d'égalité devant les charges publiques (CE 30 novembre
1923, Couitéas, Lebon p. 789 ; Les Grands Arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, n° 42), et en partie
discutable du point de vue du droit européen (v. notamment J.-C. Bonichot, Devoir d'agir ou droit de ne pas agir : l'Etat
entre les exigences de l'ordre public et celles du droit européen, AJDA 1999, p. 86, numéro spécial ). On comprend
toutefois aisément que l'exercice des pouvoirs de police est alors sollicité, non afin de faire respecter l'ordre public ou
d'exécuter une disposition législative, mais pour faire triompher le caractère exécutoire et obligatoire des décisions de
justice. D'ailleurs, le refus de l'administration de prêter le concours de la force publique est présenté par le juge, si les
circonstances de l'espèce s'y prêtent, comme une mesure justifiée par le maintien de l'ordre et de la sécurité (v. notamment
la rédaction significative de l'arrêt Couitéas).

Enfin, et à l'instar des différents auteurs s'étant intéressés à la question (spécialement R. Chapus, Droit administratif
général, tome 1, Montchrestien, 15e éd., 2001, n° 938-940 ; et P. Bon, Théorie générale de la police municipale. Les
principes de fond, Rép. coll. loc. Dalloz, volume 3, 2223-1 à 2223-13), il convient de ne pas confondre l'obligation
d'appliquer une réglementation de police préétablie et celle, seule ici étudiée, d'édicter des mesures de police initiales. La
première hypothèse ne pose pas des problèmes aussi aigus que la seconde. Si une réglementation de police existe, les
autorités de police sont tenues de l'appliquer et ce, qu'il s'agisse d'une réglementation qu'elles aient elles mêmes élaborée
ou, pour les collectivités territoriales, qu'elle ait été élaborée par une autorité étatique (au niveau central ou de manière
déconcentrée). On se trouve ainsi dans une logique d'application plus mécanique d'une norme supérieure. Comme le
relève Pierre Bon, « l'obligation d'appliquer des mesures de police déjà prises [...] n'est, après tout, qu'une application
particulière du principe général selon lequel l'autorité administrative a l'obligation de prendre les mesures nécessaires à
l'exécution des lois et règlements » (Théorie générale de la police municipale. Les principes de fond, préc., 2223-4).

Origines

Ne reste ainsi dans le champ de l'étude que l'obligation d'édicter des mesures de police initiales, qu'il s'agisse de mesures
réglementaires, générales et impersonnelles, ou individuelles (et ce bien sûr en l'absence de réglementation pertinente car
on retombe sinon dans la troisième et dernière hypothèse ci-dessus écartée). Le principe même de cette obligation ne
souffre aucune contestation. Sa date de naissance fait en revanche l'objet de présentations plus incertaines. Certains
auteurs affirment ainsi qu'elle a été consacrée en 1959 avec l'arrêt Doublet où le Conseil d'Etat accepte d'examiner au
fond, avant de la rejeter, la demande d'annulation pour excès de pouvoir du refus par un maire de prendre un arrêté
réglementant le camping sur le territoire de sa commune (CE 23 octobre 1959, Doublet, RD publ. 1959, p. 1235, concl.
A. Bernard ; RD publ. 1960, p. 802, note M. Waline ; D. 1960, Jur. p. 191, note D. G. Lavroff). Et il est vrai que jusque-
là il était admis que le juge « déclarerait irrecevable le recours pour excès de pouvoir que présenterait un administré contre
la décision du maire portant refus de prendre une mesure de police que lui aurait suggérée cet administré » (P.-H. Teitgen,
La police municipale. Etude de l'interprétation jurisprudentielle des articles 91, 94 et 97 de la loi du 5 avril 1884, thèse
Nancy, Sirey, 1934, p. 501). D'autres la font remonter à l'arrêt Lemonnier (CE 26 juillet 1918, Lemonnier, Lebon p. 761,
concl. L. Blum ; Les Grands Arrêts de la jurisprudence administrative, n° 34). Connu pour les conclusions visionnaires
prononcées à cette occasion par Léon Blum au sujet du cumul de responsabilités, il est également mentionné comme
posant l'obligation ici étudiée (et constatant en l'espèce qu'elle n'avait pas été respectée). Seule une lecture constructive de
l'arrêt permet toutefois d'aboutir à cette conclusion dans la mesure où était en cause dans cette affaire non une carence au
sens strict de l'autorité de police, mais bien davantage une mesure insuffisante (comme le souligne Léon Blum, alors même
que l'organisation d'un tir au fusil sur une cible flottante présentait un danger identifié pour les promeneurs, « le maire, au
lieu d'interdire la continuation du tir, se serait contenté de prescrire aux tireurs d'allonger leur objectif vers la gauche »).
Dans cette perspective, mieux vaudrait dès lors citer l'arrêt Garcin de 1931 (CE 23 janvier 1931, Dame et Dlle Garcin,
D. 1931, 3, p. 17, concl. R. Latournerie). Une troisième présentation envisageable, selon nous la plus convaincante,
consiste à affirmer qu'avant d'être consacrée par la jurisprudence cette obligation a été posée par le législateur. C'est en
effet dès le XIXe siècle qu'a été reconnu au profit du préfet un pouvoir de substitution, et ce notamment en matière de
police (pour une étude originale des différentes facettes de ce pouvoir, v. B. Plessix, Une prérogative de puissance
publique méconnue : le pouvoir de substitution d'action, RD publ. 2003, p. 579). L'actuel article L. 2215-1 du code
général des collectivités territoriales, lointain descendant de l'article 99 de la loi du 5 avril 1884, dispose ainsi que le préfet
peut prendre, dans les cas où il n'y aurait pas été pourvu par les autorités municipales et après une mise en demeure restée
sans résultat, toutes mesures relatives au maintien de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité publiques. Ce pouvoir
de substitution ne peut être analysé que comme la reconnaissance d'une obligation d'agir pesant sur les autorités de police.
En effet, « s'il en était autrement le procédé acquerrait une signification tout autre que celle qu'il possède : il deviendrait
un véritable pouvoir de direction » (G. Melleray, La tutelle de l'Etat sur les communes, Sirey, 1981, p. 206).

Enjeux contemporains

Une fois ses origines sommairement rappelées, il convient de souligner l'importance probablement croissante de cette
obligation solennellement réaffirmée de manière indirecte par le législateur (l'article 1er de la loi du 18 mars 2003 pour la
sécurité intérieure dispose ainsi que « la sécurité est un droit fondamental » et que « l'Etat a le devoir d'assurer la sécurité
en veillant [...] au maintien de la paix et de l'ordre publics »). Plusieurs facteurs contribuent à cette évolution. Tout d'abord,
le pouvoir d'injonction rend la censure des carences de l'administration plus effective dans la mesure où après avoir annulé
une décision négative le juge peut enjoindre d'édicter une mesure positive. Dès lors, l'invocation de cette obligation est
nettement plus attractive depuis 1995 qu'auparavant. Ensuite, la notion d'ordre public s'étend, que l'on songe à la
reconnaissance du respect de la dignité de la personne humaine comme composante de l'ordre public (CE Ass. 27 octobre
1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Lebon, p. 372, concl. P. Frydman ; AJDA 1995, p. 942 et p. 878, chron. J.-
H. Stahl et D. Chauvaux ; Les Grands Arrêts de la jurisprudence administrative, n° 104) et plus largement au
développement d'ailleurs très discutable de la protection des individus contre eux-mêmes (G. Armand, L'ordre public de
protection individuelle, RRJ 2004, p. 1583). Cela entraîne mécaniquement l'extension des hypothèses d'application
potentielle de l'obligation. De même, et peut-être surtout, se développe une « société du risque » (U. Beck, La société du
risque : sur la voie d'une autre modernité, Flammarion, 2003) provoquant une demande sociale accrue de mesures de
police administrative, ne serait-ce que pour éviter que des drames comme celui de l'amiante ne se reproduisent
régulièrement (CE Ass. 3 mars 2004, Ministre de l'Emploi et de la Solidarité, AJDA 2004, p. 974, chron. F. Donnat et D.
Casas , ; RFDA 2004, p. 612, concl. E. Prada-Bordenave ). Il est donc probable que les exigences des administrés à
l'égard des autorités investies d'un tel pouvoir (le Premier ministre, les ministres, les préfets, les maires ou encore demain
les présidents des établissements publics de coopération intercommunale [EPCI] à fiscalité propre sur la base de l'article
L. 5211-9-2 du code général des collectivités territoriales issu de la loi du 13 août 2004) conduiront à l'accroissement d'un
contentieux déjà significatif. L'état que l'on peut en dresser aujourd'hui est pourtant contrasté et empreint d'incertitude.
L'obligation d'agir semble en effet encore entendue de manière restrictive dans le contentieux de la légalité alors même
que l'engagement de la responsabilité de l'administration paraît désormais pouvoir être obtenu sur des bases plus souples
(contra D. Truchet, L'autorité de police est-elle libre d'agir ?, AJDA 1999, p. 81, numéro spécial ). Ce traitement
différencié de l'obligation d'agir suivant la nature du recours engagé par l'administré est difficilement explicable et l'on
s'efforcera de convaincre qu'une remise en ordre de la jurisprudence est souhaitable.

Une obligation entendue restrictivement dans le contentieux de la légalité


Saisir aujourd'hui le juge administratif d'une demande d'annulation du refus d'édicter une mesure de police initiale
nécessite un certain optimisme. En effet, le Conseil d'Etat a rarement donné raison au requérant depuis qu'il a accepté
d'apprécier le bien-fondé de telles prétentions dans l'arrêt Doublet de 1959. Ce bilan jurisprudentiel peut évidemment
faire l'objet de deux lectures diamétralement opposées. On peut y voir soit l'illustration de la réactivité des autorités de
police, de leur efficacité, soit, à l'inverse, la démonstration de la grande mansuétude du juge à leur égard. Sans doute l'une
et l'autre de ces analyses comportent-elles une part de vérité, mais il n'empêche que l'on ne peut qu'être frappé à la lecture
des arrêts par les conditions rigoureuses fixées par le juge.

L'arrêt Doublet donne le ton du niveau d'exigence du juge. Le Conseil d'Etat pose en effet trois conditions cumulatives
afin que l'obligation de l'administration soit constituée. La mesure sollicitée doit être indispensable (1re condition) pour
faire cesser un péril grave (2e condition) résultant d'une situation particulièrement dangereuse pour l'ordre public (3e
condition). Et, en l'espèce, le juge estime que la réglementation préfectorale était suffisante « pour pallier les réels dangers
que faisaient courir à l'hygiène et à la sécurité publiques » le terrain de camping à l'origine du litige et que l'édiction d'une
réglementation municipale complémentaire ne se justifiait donc pas. Dans ses conclusions sur cette affaire, le commissaire
du gouvernement Antoine Bernard avait clairement cerné la difficulté posée par la reconnaissance d'une obligation d'agir
: « si l'existence d'une telle obligation peut être aisément admise dans son principe il est plus délicat d'en déterminer
l'étendue » (concl. préc., RD publ. 1959, p. 1239). Il avait donc fait le choix, tout en reconnaissant le caractère
intellectuellement insatisfaisant de cette option, de conclure à l'existence d'une obligation d'agir uniquement « dans
l'hypothèse, au demeurant difficile à mieux définir, où en s'abstenant d'user de ce pouvoir cette autorité méconnaîtrait les
exigences les plus élémentaires ou les plus essentielles de la protection de l'ordre public et manquerait en définitive
manifestement et gravement à sa mission » (p. 1240). L'idée est ainsi de laisser quasiment intacte la marge d'appréciation
de l'administration. La jurisprudence postérieure ne nous semble pas avoir clairement rompu avec cette logique de
retenue.

Les arrêts peuvent sans doute, et sans trop d'artifice, être scindés en trois groupes. Le premier est composé des décisions
faisant une application en apparence mécanique de la jurisprudence Doublet, reprenant expressément les trois conditions
posées en 1959 (v., par exemple, CE 27 avril 1979, Leduc, RD publ. 1980, p. 249, au sujet du refus d'interdire la
circulation de poids lourds sur une voie en cul-de-sac ; CE 19 avril 1989, Kerlo, Dr. adm. 1989, n° 292, au sujet du refus
d'user des pouvoirs de police pour obtenir l'enlèvement d'une clôture édifiée sur des parcelles jouxtant la place d'un
village). Le tribunal administratif de Grenoble est même allé, hypothèse aussi rare que contestable dans un système
juridique ne reconnaissant pas expressément la valeur juridique du précédent, jusqu'à mentionner l'arrêt Doublet dans
un jugement où il considère que la présence de véhicules sur l'un des côtés d'une route nationale en face d'une usine ne
constitue pas un danger tel que le maire eut dû interdire tout stationnement en face de cette usine (TA Grenoble 17
janvier 1962, Finas, Lebon p. 714, rejet de la demande d'annulation du refus du préfet de se substituer au maire).

Le deuxième groupe comprend des arrêts rédigés de manière laconique, ne mentionnant pas les trois conditions ci-dessus
mentionnées sans que l'on puisse pour autant en déduire selon nous que le juge interprète plus largement l'obligation
d'agir, dans la mesure où il s'agit de décisions où il ne fait pas droit aux demandes en annulation des administrés. Le juge
se contente ainsi d'affirmer que le péril créé par des constructions irrégulières n'était pas d'une gravité telle qu'en
s'abstenant de faire usage de ses pouvoirs de police le maire ait méconnu ses obligations (CE 21 juin 1968, Spaggeri et
Courtois, Lebon p. 380). Dans la même veine, le Conseil d'Etat a jugé que les nuisances sonores générées par la salle de
spectacles du Bataclan ne causaient pas un trouble tel que le préfet de police, qui avait déjà fait dresser plusieurs procès-
verbaux et obtenu l'exécution de travaux d'insonorisation, ait été tenu de prononcer la fermeture de l'établissement (CE
12 mars 1986, Préfet de police c/ Metzler, Lebon p. 70).

Enfin, un troisième groupe de décisions peut être identifié. Il s'agit d'hypothèses où le juge reconnaît l'obligation d'agir de
l'autorité de police en semblant faire preuve de davantage de souplesse que dans sa jurisprudence classique. Tel est le cas
dans l'arrêt Ville de Chevreuse (CE 8 juillet 1992, Lebon p. 281 ). Le Conseil d'Etat y décide que le rejet implicite de
remédier aux nuisances sonores occasionnées par un club de tir « portait à la tranquillité publique une atteinte telle que
le maire ne pouvait s'abstenir d'y porter remède, sans méconnaître ses obligations en matière de police ». De même, la cour
administrative d'appel de Bordeaux a-t-elle plus récemment annulé le refus d'un maire de prendre les mesures propres à
faire cesser les nuisances sonores occasionnées par les fêtes organisées dans une salle polyvalente en se contentant
d'affirmer que ces fêtes « ont occasionné, toute la nuit et jusqu'à l'aube, des nuisances sonores portant atteinte à la
tranquillité publique » et que par suite le maire a commis une illégalité en refusant de faire usage de ses pouvoirs de police
(CAA Bordeaux 11 juin 2002, Dupré et Palach, AJDA 2002, p. 824 ).

L'interprète se trouve ainsi dans une situation assez incertaine. Les conditions posées en 1959 ont-elles été discrètement
assouplies depuis une quinzaine d'années sans qu'aucune formation solennelle de jugement ne se soit prononcée sur la
question ni que le juge ne se soit risqué à formuler un nouveau considérant de principe ? Les arrêts récents sont-ils
simplement plus laconiques que les plus anciens et le juge continue-t-il cependant d'user de la même grille restrictive ? En
tout état de cause, une clarification semble s'imposer. Et il en va de même, quoique pour d'autres raisons, en matière de
contentieux de la réparation.

Une obligation plus largement entendue dans le contentieux de la réparation


Tentant de définir l'hypothèse dans laquelle l'autorité de police est tenue d'agir, Antoine Bernard indiquait en 1959 dans
ses conclusions sur l'arrêt Doublet qu'elle correspondait « assez sensiblement au cas où, dans le domaine de sa
responsabilité, sa carence, son inaction pourraient être qualifiées de faute lourde » (concl. préc., RD publ. 1959, p. 1240).
Cette analyse a sans doute longtemps correspondu aux lignes de force de la jurisprudence. Tel ne semble cependant plus
le cas. Il paraît en effet possible de soutenir que les exigences du juge administratif pour engager la responsabilité de
l'administration pour carence à édicter une mesure de police initiale sont moindres.

La cour administrative d'appel de Marseille vient certes de condamner la commune d'Aix-en-Provence au motif qu'elle
n'avait pris que des mesures insuffisantes pour faire cesser les nuisances sonores subies par les riverains d'une fête foraine.
Et elle a estimé pour ce faire que la conduite du maire était constitutive d'une faute lourde (CAA Marseille 5 juillet 2004,
Commune d'Aix-en-Provence, JCP A 2004, 1669, note J. Moreau). La solution aurait a fortiori été la même, si le maire
n'avait pris aucune mesure (v., également, pour la reconnaissance d'une faute lourde, TA Strasbourg 29 avril 2004,
Durringer, AJDA 2004, p. 1666, concl. R. Collier ). Elle s'inscrit ainsi dans une jurisprudence ancienne et assez
impressionniste, exigeant, suivant le degré de difficulté de la tâche, soit une faute lourde, soit une faute simple. Et l'on ne
sait trop si la distinction faute simple/faute lourde se superposait exactement à celle entre activité (ou carence) normative
(supposée plus simple à mener et donc susceptible d'engager la responsabilité de l'administration pour faute simple) et
activité (ou carence) matérielle (réputée plus complexe et nécessitant une faute lourde). Certains arrêts semblaient
suggérer une telle dichotomie (par exemple, CE 4 décembre 1995, Delavallade, Lebon p. 1028 , où le juge, dans une
affaire où les mesures contraceptives prises pour limiter la prolifération des pigeons s'étaient avérées insuffisantes, affirme
que la commune n'a pas commis de faute simple dans l'édiction de mesures appropriées ni de faute lourde dans l'exécution
de ces mesures) mais d'autres décisions l'infirmaient (notamment CE Ass. 20 octobre 1972, Ville de Paris c/ Marabout,
Lebon p. 664 ; AJDA 1972, p. 581, chron. P. Cabanes et D. Léger et p. 625, concl. G. Guillaume).

Ce débat n'a toutefois peut-être plus qu'un intérêt historique. On peut en effet estimer, même s'il convient de rester
prudent, que l'exigence de faute lourde appartient désormais en la matière au passé. Le Conseil d'Etat a ainsi considéré
dans un arrêt récent (CE 28 novembre 2003, Commune de Moissy-Cramayel, AJDA 2004, p. 988, note C. Deffigier ;
BJCL 2004, p. 60, concl. G. Le Chatelier et, p. 62, obs. J.-C. Bonichot ; JCP A 2004, 1053, note J. Moreau) qu'une faute
lourde ne s'imposait pas dans l'hypothèse d'une carence des autorités de police. Les faits de l'espèce étaient les suivants.
Un maire s'était abstenu de prendre des mesures de police pour limiter l'accès à un terrain de basket-ball dont la
fréquentation provoquait des nuisances sonores pour les riverains. Le juge d'appel (CAA Paris 19 juin 2001, Bellonga,
req. n° 98PA01882 ) a condamné la commune à verser aux requérants 50 000 francs en réparation des nuisances sonores
supportées par ces derniers en se contentant d'affirmer qu'en ne réglementant pas l'accès au terrain de sport « le maire de
la commune a commis une faute de nature à engager la responsabilité de celle-ci ». La commune contestait en cassation ce
raisonnement, affirmant qu'une faute lourde était nécessaire en la matière pour engager sa responsabilité. Le Conseil
d'Etat ne reprend pas ce raisonnement à son compte, affirmant que la cour n'a pas commis d'erreur de droit en ne qualifiant
pas la faute de la commune de faute lourde.

Cet arrêt doit-il être interprété comme signifiant l'abandon de l'exigence d'une faute lourde en matière de police générale
ou uniquement en matière de police du bruit ? Pierre-Laurent Frier considère avec prudence qu'« il est encore trop tôt
pour le dire » (Précis de droit administratif, Montchrestien, 3e éd., 2004, n° 828). Pour autant, après avoir abandonné la
faute lourde en matière d'aide médicale d'urgence (CE sect. 20 juin 1997, Theux, Lebon p. 253, concl. J.-H. Stahl ;
RFDA 1998, p. 82, concl. J.-H. Stahl ), de sauvetage en mer (CE sect. 13 mars 1998, Améon, Lebon p. 82 ; AJDA
1998, p. 418, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ), de lutte contre les incendies (CE 29 avril 1998, Commune de
Hannappes, Lebon, p. 185 ) ou encore de service pénitentiaire (CE 23 mai 2003, Chabba, AJDA 2004, p. 157, note N.
Albert ; Lebon p. 240 ), on peine à imaginer comment le juge administratif pourrait justifier de la conserver en matière
de police administrative générale.

On peut certes continuer à plaider pour la survie de la faute lourde (G. Chavrier, Essai de justification et de
conceptualisation de la faute lourde, AJDA 2003, p. 1026 ) ou encore mettre en évidence que l'abandon de la faute
lourde et son remplacement par l'exigence d'une « faute de nature à... » n'impliquent pas une extension considérable de
l'engagement de la responsabilité de la puissance publique (v., sur ce thème, A. Toublanc, De la prétendue disparition de
la faute lourde en matière de responsabilité médicale, AJDA 2004, p. 1173 ). Il n'empêche que le mouvement est
probablement irréversible. Seule demeure sans doute justifiée l'exigence d'une faute lourde de l'administration en cas de
défaillance dans l'exercice d'un pouvoir de tutelle ou de contrôle (v., sur ce point, CE Ass. 30 novembre 2001, Ministre
de l'Economie c/ Kechichian, Lebon, p. 587, concl. A. Seban ; RFDA 2002, p. 742, concl. A. Seban ; AJDA 2002,
p. 133, chron. M. Guyomar et P. Collin ). Une telle solution ne se justifie cependant pas par la difficulté de l'activité (y
a-t-il activité plus difficile que le secourisme, le sauvetage en mer ou la lutte contre les incendies ?) et pas davantage par le
caractère régalien d'un tel pouvoir, mais simplement pour éviter de substituer trop largement la responsabilité du
contrôleur à celle du contrôlé (sur ce thème, v. Y. Gaudemet, La responsabilité de l'administration du fait de ses activités
de contrôle, in Mélanges Jean Waline, Dalloz, 2002, p. 561). Dès lors, et même si l'on peut engager la responsabilité d'une
commune pour faute simple pour ne pas avoir édicté une mesure de police initiale, il semble raisonnable de n'engager la
responsabilité de l'Etat pour carence du préfet à se substituer au maire défaillant qu'en cas de faute lourde du représentant
de l'Etat.

Quoi qu'il en soit, le juge administratif reconnaît probablement désormais plus facilement le caractère fautif de la carence
de l'administration qu'il n'admet qu'elle est illégale. Et ce hiatus est juridiquement discutable.

Une jurisprudence amenée à évoluer ?


René Chapus résume en quelques mots le dilemme auquel se trouve confronté l'interprète de la jurisprudence du Conseil
d'Etat. Si l'on admet que le juge distingue entre l'hypothèse où on lui demande une annulation et celle où on cherche à
obtenir réparation, et est plus sévère pour l'administration dans le second cas que dans le premier, la situation devient «
difficile à expliquer » (Droit administratif général, tome 1, préc., n° 940). Et comme souvent avec l'éminent auteur, la
formule est un euphémisme. On ne voit tout simplement pas comment justifier juridiquement de manière convaincante
cette différence de degré d'exigence.

Nul n'ignore ainsi les liens étroits unissant les notions de faute et d'illégalité (v. sur ce thème, notamment, F. Moderne,
Illégalité et responsabilité pour faute : vers de nouvelles relations, Rev. adm. 1974, p. 29 ; v. également, sur les liens entre
abstention illégale et abstention fautive, P. Montané de la Roque, L'inertie des pouvoirs publics, thèse Toulouse, 1948,
Imprimerie moderne, p. 332). Lorsque est en cause une décision (et la carence à prendre une décision y est assimilable),
l'engagement de la responsabilité de l'administration pour faute ne peut être que la conséquence de son illégalité (ou plus
largement de l'illégalité des conditions dans lesquelles elle a été prise). Par suite, lorsque le juge engage la responsabilité
de l'administration en reconnaissant qu'elle a commis une faute en n'édictant pas de mesures de police initiales, il reconnaît
nécessairement que cette carence était illégale. Comment peut-on alors expliquer que les standards d'appréciation de cette
carence, et donc de sa légalité, soient variables suivant la nature du recours juridictionnel exercé ?

De plus, un autre problème se pose. La police administrative se caractérise, comme d'autres branches de l'action
administrative, par l'exercice d'un contrôle juridictionnel dissymétrique. Autrement dit, une mesure de police fait l'objet,
en application de la jurisprudence Benjamin (CE 19 mai 1933, Benjamin et Syndicat d'initiative de Nevers, Lebon p.
541 ; Les Grands Arrêts de la jurisprudence administrative, n° 48), d'un contrôle maximal lorsqu'elle modifie
l'ordonnancement juridique alors que le refus d'édicter une mesure de police est soumis à un contrôle nettement moins
étendu. Cette dissymétrie peut sembler aisée à expliquer. Mettant en cause les libertés, une mesure de police doit être
strictement contrôlée lorsqu'elle les restreint (puisque, comme le soulignait déjà le commissaire du gouvernement
Corneille en 1917, « la liberté est la règle et la restriction de police l'exception »). Rien ne semble à l'inverse justifier un
tel contrôle lorsque aucune liberté n'est menacée. Ce raisonnement a pour lui les mérites de la simplicité et sonne même
comme une évidence. Il n'est cependant pas entièrement à l'abri de la contestation. En effet, si l'on analyse à la suite du
législateur le droit à la sécurité lato sensu comme un droit fondamental (consécration qui n'est d'ailleurs assurément pas
sans dangers), on peut trouver justifié que le refus de l'administration d'en assurer le respect soit considéré comme une
mesure méritant d'être étroitement contrôlée. Marcel Waline relevait en ce sens dans sa note sous l'arrêt Doublet que « la
liberté des uns, si elle s'exerce sans contrôle, mutile celle des autres, que précisément l'autorité de police a pour mission de
protéger » (note préc., p. 805).
Quoi qu'il en soit, et sans qu'il soit ici question de se prononcer en faveur d'un contrôle maximal des refus d'édicter des
mesures de police initiales, il semble au moins possible de souhaiter une harmonisation des standards de contrôle entre le
contentieux de la légalité et celui de la responsabilité. Ne pourrait-on se contenter de l'exigence d'un trouble (ou d'un
risque de trouble) significatif de l'ordre public afin d'estimer qu'une carence est illégale ? Pierre Bon suggère, afin de
respecter la marge de manoeuvre de l'administration, de reconnaître une obligation d'agir « dès lors qu'un trouble grave à
l'ordre public se manifeste, ni plus, ni moins » (Théorie générale de la police municipale. Les principes de fond, préc.,
2223-7). Sans doute, certains estimeront-ils que cela serait trop entamer la marge d'appréciation de l'administration. Mais,
une chose est d'estimer qu'en cas de situation dangereuse l'administration doit prendre une mesure de police, une autre est
de lui imposer la mesure précise à prendre. Autrement dit, on peut fort bien concevoir que le juge administratif annule
tout refus d'édicter une mesure de police initiale dès lors qu'une situation dangereuse est identifiable, mais se contente
ensuite d'enjoindre à l'autorité de police de prendre une nouvelle décision dans un délai déterminé (art. L. 911-2 du code
de justice administrative), le cas échéant sous astreinte. Il ne s'agirait donc pas, sauf hypothèse exceptionnelle où une
mesure précise s'impose d'évidence, de lui enjoindre de prendre une mesure d'exécution dans un sens déterminé (art. L.
911-1). Le juge se bornerait ainsi, comme l'a récemment fait le tribunal administratif de Strasbourg (TA Strasbourg 29
avril 2004, Durringer, préc.) à réduire la marge d'appréciation sans pour autant l'anéantir. Pour l'écrire à la manière de
Gérard Timsit, la compétence de l'administration serait simplement plus étroitement réglée sans être entièrement liée
(Compétence liée et principe de légalité, D. 1964, p. 217). Cela irait d'ailleurs dans le sens des évolutions de la
jurisprudence administrative depuis des décennies (on n'ose écrire dans le sens de l'histoire). Le juge administratif a sans
doute fait preuve d'un peu trop de retenue en la matière et pourrait profiter de la nécessaire clarification de sa
jurisprudence pour la faire progresser.

Mots clés :
POLICE * Police générale * Police municipale

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