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Éthique à Nicomaque – Livre V

Guide de lecture

La division en paragraphes numérotés sera ici très utile. Il y a indéniablement des difficultés et
obscurités dans le texte. Nous ne perdrons pas de temps dans les obscurités et retiendrons surtout les
points importants les plus clairs. Vous pouvez lire l’intégralité du livre V ou vous contenter des
paragraphes indiqués ci-dessous :

2.1 On retrouve ici une des idées clés d’Aristote en matière de morale : la vertu est une disposition
acquise (habitus) à agir d’une certaine façon conformément à la raison. La justice est la vertu qui
dispose à agir justement, l’injustice le vice qui dispose à agir injustement.

3. Polysémie du mot injustice. Distinguez bien ses trois sens : illégalité, « cupidité », iniquité.

a. L’illégalité consiste à transgresser les lois (que l’on suppose justes).

b. Le mot « cupidité » choisi par le traducteur brouille un peu les cartes. Aristote ne parle pas ici
d’un vice particulier, celui des personnes vénales et intéressées. Il parle généralement des personnes
qui cherchent à prendre davantage que leur dû. Or la justice est la volonté de rendre à chacun ce qui
lui est dû, donc à ne prendre soi-même ni plus, ni moins que ce que l’on doit. Dans ce qui suit,
lorsque vous rencontrerez le mot « cupidité », remplacez-le mentalement par « prendre plus que ce
qui est dû » pour mieux comprendre.

c. Par « inéquitable », Aristote entend l’attitude symétrique à celle de la « cupidité ». Le cupide


veut davantage de biens que ce à quoi il a droit (par exemple en détournant des fonds à son profit),
l’inéquitable veut moins de maux que ce à quoi il a droit (par exemple en se dérobant devant
l’ennemi ou bien en cherchant à échapper à une juste sanction).

4. La justice au sens général. Bien lire ce passage et en retenir l’idée fondamentale : on dit que la
justice c’est l’obéissance à la loi parce que dans une communauté donnée les lois sont morales,
servent la morale, renforcent la moralité des citoyens. Ajoutons que la justice concerne la partie de
la morale qui a rapport à autrui (4.3). Ainsi il est juste de respecter les lois obligeant les parties à
respecter les clauses d’un contrat (respect de la parole donnée), il est juste de respecter les lois
interdisant le vol, etc. C’est à dire donc que la loi prescrit ce qu’il est bon de faire, interdit le mal
dans le domaine des relations avec autrui.

Nota bene on le voit, ce n’est pas parce que la loi est la loi qu’elle est juste mais c’est au contraire
parce qu’elle est juste et morale qu’elle est la loi. Ainsi donc, on peut envisager que dans une
société donnée, une loi immorale voie le jour mais en ce cas elle n’aurait de loi que le nom (sur la
justice et l’injustice des lois, lire les textes en annexe ci-dessous de Cicéron, s. Thomas
d’Aquin, Pascal, Hans Kelsen et Julien Freund).

La justice au sens général est ce que soutient la loi (quand c’est une vraie loi, donc juste). Il faudrait
dire : la justice générale se confond avec la loi morale qui oblige au bien, au digne, au noble et
interdit le mal.

Cette justice générale peut encore être caractérisée de deux façons :

4.1 : elle sert le bien commun et le bonheur général (car ne pas voler, ou tenir sa parole ou ne pas
calomnier, c’est participer au bonheur de la communauté tout entière dans la mesure où les
individus ne vivent jamais repliés sur eux-mêmes).
4.2 : elle est une sorte de somme ou de résumé de toutes les vertus : la loi prescrit en effet le
courage, l’honnêteté, la sobriété, la générosité, etc. (si on veut moderniser Aristote, on ajoutera des
vertus actuelles comme par exemple la tolérance).

Juste (« dikaios » en grec) est l’homme qui réunit toutes les vertus de sorte qu’il est homme de bien.
C’est en ce même sens qu’on parle des « justes » dans la Bible comme Noé ou Abraham.

6.2 La justice particulière (ou « partielle »). Nous laissons de côté les détails du §5 qui présentent
trop d’équivoques et d’obscurités. Retenez qu’Aristote cherche à distinguer la justice générale (ou
moralité) d’une justice particulière (le traducteur choisit « partielle »). Qu’est-ce que cette justice
particulière ou partielle ?La justice particulière est la justice au sens politique, le droit. Elle
présente deux formes :

a) La première consiste en une juste répartition de biens distribuables au sein de la communauté.


b) La deuxième consiste en une juste correction dans les échanges sociaux, que ceux-ci soient
consentis (vente, achat, prêt, garantie, location, dépôt, etc. ) ou non consentis (vol, adultère,
empoisonnement, prostitution, assassinat, brigandage, séquestration, insulte, outrage, etc.).

On parle parfois de « justice distributive » pour la première. Attention toutefois, Aristote n’est pas
un socialiste, il ne pense pas que l’État doive capter les richesses produites pour les « redistribuer »
afin de « corriger les inégalités ». Sa préoccupation n’est pas tant l’égalité stricte que l’équité. Qui
mérite d’avoir plus, moins ou autant ?

7. La justice « distributive » ou « répartitive »

Cette justice concerne le partage de biens susceptibles d’être répartis au sein d’un groupe (voir 6.2).
La justice politique consiste bien ici à « rendre à chacun ce qui lui est dû ».

Il faut donc deux conditions pour qu’il y ait justice distributive : a) des biens (ou des maux) à
répartir b) un groupe.

a) Sans biens à répartir, cette justice n’existe pas. Il est inutile de s’interroger sur un héritage quand
la personne morte n’avait aucun bien à partager entre ses héritiers.
b) Sans groupe, pas de partage possible. Robinson sur son île n’a que faire d’une justice
distributive.

7.1 et 7.2 : Quel est le principe de cette justice distributive ? Certainement pas l’égalité stricte
puisqu’on parle de biens en quantité finie que se disputent les individus. Comment effectuer la
répartition ? Le juste est ici comme d’habitude un milieu entre le trop et le trop peu mais un milieu
proportionnel au mérite de chacun, une équité qu’Aristote appelle encore « égalité géométrique ».

Prenons un exemple dans le domaine historique : on honore beaucoup plus que d’autres des figures
de courage et d’humanité comme le résistant Jean Moulin. Ce supplément d’honneur attribué à Jean
Moulin correspond au mérite supérieur dont il a fait preuve jusqu’à donner sa vie en résistance à
l’ennemi. Si on appelle A et B la valeur de deux personnes et C et D l’honneur que la société leur
rend, la justice selon Aristote ne consiste pas en une égalité de type C=D (sans quoi il faudrait
honorer également Jean Moulin et Pétain), mais plutôt en un rapport de proportion : A/B = C/D
Soit plus d’honneur pour les plus méritants et moins d’honneur pour les moins méritants.

Ici l’injustice consisterait à donner autant à ceux qui ont un mérite inégal ou au contraire à ne pas
donner autant à ceux qui ont un mérite égal. Il est sans doute injuste d’honorer autant Mozart que
Jul, autant Baudelaire que Grand corps malade (et puisque une institution comme l’école est
destinée à honorer les plus grandes œuvres et puisqu’elle ne dispose que d’un temps limité pour
transmettre ces œuvres aux élèves, il suit que l’école doit sélectionner strictement ces œuvres et
privilégier celles qui sont les plus importantes). Injuste de donner la même note à l’élève qui a
parfaitement résolu l’exercice et à celui qui n’y a rien compris. Injuste de permettre à n’importe qui
d’exercer la médecine ou d’être Président.

7.3 Qui décide cependant de l’échelle de valeurs ? Aristote admet qu’il y a ici un principe de
relativité. Chaque société possède ses propres systèmes d’évaluation. Les honneurs, les avantages,
les postes de pouvoir, les obligations sont définis et attribués en fonction du type de régime :
démocratie → le mérite revient avant tout aux hommes libres (attention la citoyenneté et la liberté à
Athènes reviennent à une très petite part de la population), oligarchie → honneurs et avantages sont
réservés aux riches, aristocratie → honneurs et avantages aux vertueux.
Mais quoi qu’il en soit, on voit qu’il y a forcément un principe directeur de toute répartition. On le
voit avec la notation. Qui peut décider de la note de l’élève ? L’élève lui-même ? Ses parents ? Pour
sortir de ces débats, Aristote propose généralement un raisonnement de type téléologique (de telos
en grec : le but, la finalité). La répartition doit se faire en fonction du but poursuivi. Par exemple à
supposer qu’il n’y ait qu’une flûte à qui faut-il la donner ? Au flûtiste, c’est à dire à celui qui peut en
user, répond Aristote dans Les parties des animaux. Généralisons ce principe. A supposer que
l’école ne puisse donner une bonne note à tous, à qui doit-elle réserver ces notes ? A ceux des élèves
qui accomplissent la finalité de l’école à savoir : assimiler des connaissances, savoir réfléchir,
apprécier les choses de l’esprit, etc. Qui doit être prioritairement honoré lors de cérémonies
politiques : les héros de la nation, etc.

8. La justice corrective ou justice des échanges

Cette justice consiste en une « sorte d’égalité » (8.1), notez bien « sorte », ce qui exclut là encore
une stricte égalité mathématique. En effet, lorsque je réalise un échange (par exemple un euro
contre une baguette de pain), il doit exister une sorte d’équivalence des biens échangés. On parle
d’équivalence et non d’égalité dans la mesure où les biens échangés sont par nature différents. On
n’échange pas un euro contre un euro ni une baguette de pain contre une baguette de pain. Il y a
donc ici aussi besoin d’une évaluation et au besoin d’une correction lorsque l’équivalence n’est pas
réalisée.
Un euro étant le prix fixé, je ne dois donner ni plus, ni moins que cette somme. Je ne peux disposer
d’une voiture que moyennant le versement de son prix au vendeur. Nous pourrions toutefois nous
retrouver au tribunal, soit parce que j’aurais pris cette voiture sans verser le prix correspondant, soit
parce que le prix de vente était surévalué dans le cas où la voiture présenterait des vices cachés
jusqu’à la vente. De même si deux personnes X et Y ont signé un contrat par lequel X s’engage à
faire A en échange du fait que Y fasse B (A=B), supposons que X fasse A tandis que Y ne fait pas
pleinement B, l’égalité est perdue et le rôle du juge sera alors d’obliger Y à accomplir sa part du
contrat. C’est, pour prendre un exemple courant, ce qui se passe lorsqu’un propriétaire et un
locataire sont en litige pour déterminer qui doit prendre à sa charge certains travaux dans
l’appartement loué.
La justice corrective rétablit donc une égalité ou équivalence. Elle donne moins à celui qui a eu trop
et plus à celui qui n’a pas eu assez (8.2) et rétablit ainsi le juste milieu (8.2.3).
Ce principe vaut évidemment aussi pour les échanges « non consentis », c’est à dire les dommages
subis. Celui qui a volé ou blessé autrui a obtenu plus que son dû, le rôle de la justice est alors
d’appliquer un correctif pour restaurer une sorte d’égalité. Ce correctif prendra bien évidemment la
forme d’une peine, c’est à dire d’un mal à définir (amendes, prison, châtiments divers) en
s’efforçant de le mesurer au mal commis.
9. La justice dans les transactions
Notez bien le point 9.1, même la justice corrective de type arithmétique (A=B) comprend des
aspects de justice distributive de type géométrique (A/B = C/D). En effet, frapper une personne est
un acte méritant une correction mais cet acte est plus grave et mérite donc une correction aggravée
dans certains cas, par exemple lorsqu’il s’agit d’un magistrat (homme politique, juge).
Annexe : les lois peuvent-elles être injustes ?

Texte 1 : Le droit naturel fondé sur la loi morale : Cicéron

Il existe une loi vraie, c'est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres,
toujours d'accord avec elle-même, non sujette à périr, qui nous appelle impérieusement à remplir
notre fonction, nous interdit la fraude et nous en détourne. L'honnête homme n'est jamais sourd à
ses commandements et à ses défenses ; mais le malhonnête ne l’écoute pas. À cette loi, nul
amendement n'est permis, il n'est licite de l'abroger ni en totalité ni en partie. Ni le Sénat, ni le
peuple ne peuvent nous dispenser de lui obéir (...). Cette loi n'est pas autre à Athènes, autre à Rome,
autre aujourd'hui, autre demain, c'est une seule et même loi, éternelle, immuable qui régit toutes les
nations en tout temps, il y a pour l'enseigner et la prescrire un dieu unique : conception,
délibération, mise en vigueur de cette loi lui appartiennent également. Qui n'obéit pas à cette loi
s'ignore lui-même et, parce qu'il aura méconnu la nature humaine, il subira par cela même le plus
grand des châtiments, même s'il échappe aux autres supplices.

Cicéron, De Republica.

Texte 2 : Le droit naturel et le droit positif : Cicéron

Encore une autre absurdité et la plus forte, c'est de tenir pour juste tout ce qui est réglé par les
institutions ou les lois des peuples. Quoi! même les lois des tyrans? Si les trente tyrans d'Athènes
avaient voulu imposer des lois, si même tous les Athéniens aimaient ces lois tyranniques, seraient-
elles des lois justes? Pas plus, je pense, que la loi rendue par notre interroi : «Que le dictateur
pourrait tuer impunément le citoyen qu'il lui plairait, sans lui faire son procès.» Non, il n'existe
qu'un seul droit, dont la société humaine fut enchaînée, et qu'une loi unique institua: cette loi est la
droite raison, en tant qu'elle prohibe ou qu'elle commande; et cette loi, écrite ou non, quiconque
l'ignore est injuste. Si la justice est l'observation des lois écrites et des institutions nationales, et si,
comme les mêmes gens le soutiennent, tout doit se mesurer sur l'utilité; il négligera les lois, il les
brisera, s'il le peut, celui qui croira que la chose lui sera profitable. La justice est donc absolument
nulle si elle n'est pas dans la nature: si elle n’est fondée que sur un intérêt, un autre intérêt la détruit.
Bien plus, si la nature ne doit pas confirmer le droit, c'est la fin de toutes les vertus. Que deviennent
la générosité, l'amour de la patrie, la piété, le noble désir de servir autrui ou de reconnaître un
bienfait? car toutes ces vertus naissent de notre penchant naturel à aimer les hommes, lequel est le
fondement du droit. Et non seulement les obligations envers les hommes disparaissent, mais avec
elles les cérémonies du culte des dieux, et les religions, qui doivent être conservées, à mon avis, non
par la crainte, mais à cause de ce lien qui unit l'homme avec Dieu.

XVI. Et si les volontés des peuples, les décrets des chefs de l'État, les sentences des juges fondaient
le droit, le vol serait de droit; l'adultère, les faux testaments seraient de droit, dès qu'on aurait l'appui
des suffrages ou des votes du plus grand nombre. S'il y a dans les jugements et les volontés des
ignorants une telle autorité que leurs suffrages puissent renverser la nature des choses, pourquoi ne
décrètent-ils pas que ce qui est mauvais et pernicieux soit à l'avenir tenu pour bon et salutaire? et
pourquoi la loi qui de l'injuste peut faire le juste, d'un mal ne pourrait-elle pas faire un bien? C'est
que nous avons, pour distinguer une bonne loi d'une mauvaise, une règle, une seule règle, la nature.
Et non seulement le droit se distingue d'après la nature, mais encore l'honnête et le honteux en
général; car c'est une notion que le sens commun nous donne, et dont il a ébauché les éléments
dans nos esprits, que celle qui place l'honnêteté dans la vertu, et la honte dans les vices. Or, cette
notion, la faire dépendre de l'opinion, au lieu de la placer dans la nature, c'est une folie. La bonté
même d'un arbre ou d'un cheval, comme nous le disons par abus de mot, ne réside point dans
l'opinion, mais dans la nature: s'il en est ainsi, la distinction de ce qui est honnête et de ce qui ne
l'est pas est aussi naturelle.
Cicéron, Des Lois, livre Ier.

Texte 3 : En quel sens les lois peuvent être injustes : s. Thomas d’Aquin
Les lois injustes sont de deux sortes. Il y a d'abord celles qui sont contraires au bien commun ; elles
sont injustes soit en raison de leur fin, par exemple quand un chef impose à ses sujets des lois
onéreuses qui profitent à sa cupidité ou à sa gloire plus qu'au bien commun ; soit en raison de leur
auteur, par exemple quand un homme promulgue une loi qui excède le pouvoir qu'il détient ; soit
encore en raison de leur forme, lorsque les charges destinées au bien commun sont inégalement
réparties dans la communauté. De pareilles lois sont des contraintes plus que des lois, car, selon le
mot de Saint Augustin au livre I du Libre Arbitre, « on ne peut tenir pour loi une loi qui n'est pas
juste ». Par conséquent de telles lois n'obligent pas en conscience, sauf dans les cas où il importe
d'éviter le scandale et le désordre ; il faut alors sacrifier même son droit. […]
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIe partie, question 96.

Texte 4 : Relativité du droit : les hommes ignorent ce qu’est la justice : Pascal


Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de
chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la
connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les
hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous
les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les
fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde
et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en
changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien
décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. (...) Plaisante
justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles
communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard
qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la
plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.
Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions
vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure
au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.

Blaise Pascal, Pensées.


Texte 5 : Impossibilité de définir un ordre légal juste : Kelsen
Celui qui tient un ordre juridique ou l'une de ses normes pour juste ou injuste, se fonde souvent, non
sur une norme d'une morale positive, soit sur une norme qui a été "posée", mais sur une norme
simplement supposée par lui. Il considérera par exemple qu'un ordre juridique communiste est
injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle. Il suppose donc l'existence d'une norme
disant que l'homme doit être libre. Or une telle norme n'a été établie ni par la coutume, ni par le
commandement d'un prophète ; elle est seulement supposée constituer une valeur suprême,
immédiatement évidente. On peut être d'un avis opposé et considérer qu'un ordre juridique
communiste est juste parce qu'il garantit la sécurité sociale. On suppose alors que la valeur suprême
et immédiatement évidente est une norme disant que l'homme doit vivre en sécurité. Les hommes
divergent d'opinions quant aux valeurs à considérer comme évidentes et il n'est pas possible de les
réaliser toutes dans le même ordre social. Il faut ainsi choisir entre la liberté individuelle et la
sécurité sociale, avec cette conséquence que les partisans de la liberté jugeront injuste un ordre
juridique fondé sur la sécurité, et vice versa. Par le fait même que ces valeurs sont supposées
suprêmes, il n'est pas possible d'en donner une justification normative [1], car il n'y a pas au-dessus
d'elles de normes supérieures dont elles seraient dérivées. Ce sont des mobiles d'ordre
psychologique qui conduisent un individu à préférer la liberté ou la sécurité. Celui qui a confiance
en soi optera probablement pour la liberté ; celui qui souffre d'un complexe d'infériorité préférera
sans doute la sécurité".

Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934

Texte 6 Insignifiance du droit naturel selon Kelsen

Selon la doctrine du droit naturel il y a au-dessus du droit positif, imparfait et créé par les hommes,
un droit naturel parfait, absolument juste, établi par une autorité surhumaine. Il en résulte que le
droit positif tire sa justification et sa validité de sa correspondance avec le droit naturel. Si tel était
le cas et si l'on pouvait découvrir les normes du droit naturel en examinant la nature (certains
auteurs tiennent même le droit naturel pour évident en soi), le droit positif serait véritablement
superflu. L'élaboration du droit positif ne serait qu'une activité ridicule, comparable à un éclairage
artificiel en plein soleil.
Cependant aucun partisan de la doctrine du droit naturel n'a eu le courage de tirer cette conclusion.
Tous au contraire insistent sur la nécessité absolue d'un droit positif. Pour eux la tâche la plus
importante de la doctrine du droit naturel est de démontrer qu'il est indispensable d'avoir un droit
positif et par conséquent un État chargé de l'établir. En voulant s'acquitter de cette tâche, la plupart
des théoriciens du droit naturel s'engagent dans une contradiction caractéristique. Si la nature
humaine est la source du droit naturel, ils doivent admettre que l'homme est foncière- ment bon,
mais pour justifier la nécessité d'une contrainte sous la forme du droit positif, ils doivent invoquer la
perversité de l'homme. Ainsi ils ne déduisent pas le droit naturel de la nature humaine telle qu'elle
est, mais de la nature humaine telle qu'elle devrait être ou telle qu'elle serait si elle correspondait au
droit naturel. Au lieu de déduire le droit naturel de la vraie nature de l'homme, ils déduisent une
nature idéale de l'homme d'un droit naturel dont ils supposent l'existence.
Si le droit positif tirait sa validité de sa correspondance avec le droit naturel, toute norme législative
ou coutumière contraire au droit naturel devrait être tenue pour nulle et non avenue. Telle est la
conséquence inévitable d'une théorie qui fait du droit positif un système de normes subordonné au
droit naturel. (..) Pour éliminer pratiquement la possibilité d'une annulation du droit positif par le
droit naturel en cas de conflit entre ces deux droits, on a fait valoir qu'il s'agit nécessairement d'un
conflit d'opinions sur le contenu du droit naturel dans un cas particulier, conflit opposant l'organe
étatique qui crée ou applique le droit positif et le sujet soumis à ce droit. Or le sujet ne peut pas
résoudre un tel conflit; seul l'organe étatique est en mesure de le faire, de telle sorte que son opinion
prévaut quand un sujet tient une norme juridique positive pour contraire au droit naturel.
Un autre moyen d'assimiler le droit positif au droit naturel est de définir la justice en disant, avec la
plupart des partisans du droit naturel, qu'elle consiste à donner à chacun son dû. Cette définition
n'indiquant pas ce qui est dû à chacun, le renvoi au droit positif est inévitable. Cela revient à dire
que la justice du droit naturel exige de donner à chacun ce qui lui est dû selon le droit positif.
Enfin tous les représentants notables de la doctrine du droit naturel déclarent que ce droit ne connaît
pas le droit de résister à l'autorité, ou ne l'admet que d'une manière très restreinte. Ainsi un conflit
possible entre le droit positif et le droit naturel ne pourrait pas avoir d'effets dangereux pour les
autorités établies. Quand un droit de résistance est admis, il est réduit, soit à la simple résistance
passive (désobéissance suivie de soumission à la sanction statuée par le droit positif), soit à la
résistance contre un usage de la force jugé illégal au regard du droit positif, soit à la résistance
individuelle à l'exclusion de toute résistance organisée- on trouve aussi l'opinion que le droit de
résistance est limité aux cas très graves.
Si l'on procède à une analyse critique des ouvrages classiques de la doctrine du droit naturel, on
constate que l'idée d'un droit naturel supérieur au droit positif n'a pas pour but d'affaiblir l'autorité
du droit positif, comme on pourrait le croire au premier abord, mais bien de la renforcer."

Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1953

Texte 7 : Une critique de Kelsen par le philosophe de la politique Julien Freund


Le positivisme de Kelsen va encore plus loin : il est également une négation de la morale. En effet,
dans la mesure où il nie le droit naturel il nie aussi la possibilité de toute autre justice que celle
établie par la loi, c'est-à-dire, pour autant que la contrainte qu'exerce le commandement est une pure
manifestation juridique, tout ce que décide un gouvernement, y compris les mesures les plus
inhumaines, doit être regardé comme juste. Aussi Kelsen reste-t-il conséquent avec lui-même quand
il déclare : "Du point de vue de la science juridique le droit établi par le régime nazi est du droit.
Nous pouvons le regretter, mais nous ne pouvons pas nier qu'il s'agit d'un droit. Le droit de l'Union
soviétique est du droit ! Nous pouvons l'exécrer comme nous avons horreur d'un serpent venimeux,
mais nous ne pouvons pas nier qu'il existe, ce qui veut dire qu'il vaut [1]." Il est incontestable que
Kelsen a raison lorsqu'il dit que les lois promulguées par Hitler sont du droit. Mais s'agit-il d'un
droit juste ? Dans la mesure où il emploie dans le texte que nous venons de citer les termes de «
regretter » et d' « horreurs », il laisse entendre que ce droit ne l'est pas. C'est là que Kelsen devient
inconséquent, car, en utilisant ces vocables, il admet implicitement qu'il y a une autre justice que
celle du seul droit positif. En effet, ces notions n'ont rien de positif. D'où la contradiction qui est au
fond du système kelsenien. S'il n'existe d'autre droit que positif et donc d'autre justice que positive
et si la contrainte est inhérente au droit, tout ce qui est établi par la politique est juste puisqu'il s'agit
d'une dérivation du droit. Par conséquent il n'y a d'autre bien que celui que le droit permet et d'autre
mal que celui qu'il interdit".
Julien Freund, Qu'est-ce la politique (1968) ?

Commentaire rapide de ces textes :


Lieu commun de la tradition, la loi n’est vraiment loi que dans la mesure où elle est morale, juste et
donc conforme à la vertu et au bien commun de toute la communauté. Ni la décision d’un chef ni la
volonté des masses ne suffit à transformer le mal en bien ou le bien en mal. Ces auteurs (Aristote,
Cicéron, s. Thomas) défendent l’idée d’un droit naturel fondé sur une norme immuable instituée de
façon transcendante (la nature chez Aristote, le divin chez Cicéron, le Dieu d’Israël chez saint
Thomas). Tous s’opposent par avance à ce que la modernité a nommé « positivisme juridique »,
position selon laquelle la loi en vigueur dans un Etat est la seule norme de justice appréciable. Le
juriste allemand Hans Kelsen (XXe siècle) est le grand représentant de cette tendance. Par
pessimisme, Pascal (texte 4) avait déjà adopté ce point de vue : puisque nul ne sait ce qu’est le juste,
l’homme en est réduit à obéir aux mœurs et lois de son pays.
Pour les partisans du droit naturel, le droit se réduit-il alors à la morale selon la critique de Kelsen ?
Certes la morale règne finalement sur le droit mais la morale énonce des principes généraux et le
droit est particulier et propre à une société, il a pour charge d’opérer des répartitions justes (justice
distributive) et des corrections justes. Cela ne peut se faire dans l’absolu (contrairement aux
principes moraux) mais toujours en fonction de la configuration particulière, de l’histoire et de
l’échelle de valeurs d’une société (il y a donc bien une part de positivisme juridique chez Aristote
fondée au bout du compte sur un principe moral de justice distributive).

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