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La sociologie législative peut apporter une aide aussi bien sur le contenu des
lois (sociologie législative interne) que sur le mécanisme abstrait de la
législation indépendamment du contenu (sociologie législative externe).
On n’est pas loin d’une sorte de propagande fondée sur une pratique du fait
accompli préconisée par les sociologues : Légiférez d’abord, la loi
engendrera, par sa propre force de loi, la conviction qu’elle est bonne.
Néanmoins, l’expérience historique a démontré que quantité de lois sont
restées ineffectives. Une action psychologique préparatoire n’aurait pas suffi
à leur conférer l’efficacité. Le succès d’une loi, d’après Carbonnier, dépend
probablement davantage de l’attente spontanée qu’elle rencontre dans
l’opinion publique. Quant à savoir si une telle attente préexiste, c’est une
question qui est au cœur de l’art législatif, et non plus simplement à la
périphérie.
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Dans toute politique législative, une stratégie est incluse. Le mot évoque un
combat, dont l’issue n’est pas donnée d’avance. Combat contre la criminalité
ou la dénatalité, combat contre un désordre: désordre particulier ou chaos
latent dans un groupement humain.
Derrière cette dualité des désordres contre lesquels le droit est appelé à
intervenir se profile une distinction entre deux types de législation (et par-
delà deux types de politique législative) : la législation clinique et la
législation globale ou holique. La législation clinique se précipite au
chevet de ceux qui souffrent, à l’entour des maux les plus manifestes. Elle
s’attache aux situations particulières qui lui paraissent réclamer remède, aux
catégories d’individus qui demandent protection. La législation globale, en
contraste, s’efforce de dégager et de faire prévaloir l’intérêt général (i.e. de la
société, de la nation, présente et à venir), quitte à lui sacrifier des intérêts
individuels ou catégoriels immédiats.
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Des conflits peuvent s’élever entre les deux politiques. Ainsi, une loi tendant
à alléger le poids du surendettement peut être cliniquement justifiée, alors
qu’elle est globalement contre-indiquée, parce qu’elle aura une incidence
haussière (haussier signifie relatif à la hausse des cours de la Bourse) sur le
coût du crédit.
4.3.1. Le problème
Pour qu’un fait devienne loi, il faut l’intervention d’un législateur qui, au
besoin décide, en tout cas rédige. La rédaction et la décision sont, l’une de
forme, l’autre de fond, deux nécessités du processus législatif qui ôtent à la
recherche sociologique toute chance d’efficacité immédiate.
La législation n’est pas seulement une technique d’expression ; elle est aussi
un art rationnel de décider. Dans le temps d’arrêt qu’impose au processus
législatif le passage à la formule, vient nécessairement s’insérer le
raisonnement législatif. La nécessité n’est plus linguistique, mais
intellectuelle. Elle se retrouve dans les conduites les plus humbles : la
constatation qu’il pleut n’emporte pas avec elle la conclusion qu’il faut
prendre un parapluie, mais un raisonnement élémentaire fera sortir celle-ci
de celle-là. Quand les conduites sont sujettes à des motivations plus
enchevêtrées, l’opération devient plus complexe ; et raisonner est bien
souvent choisir entre des raisonnements de prima facie également
acceptables. Ainsi dans la législation. D'un même phénomène
sociologiquement observé, le législateur peut tirer des raisonnements
législatifs variés, voire opposés. Si la statistique montre que 5% seulement
des demandes de divorce sont rejetées par les tribunaux, on peut en déduire
indifféremment qu’un enregistrement d’état civil ferait aussi bien l’affaire, ou
que le contrôle judiciaire devrait être renforcé. Si, d’après des enquêtes de
réussite scolaire, les aînés des familles aisées réussissent mieux que les
cadets, on peut conclure soit au droit d’aînesse, puisque l’aîné est plus
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Le postulat est qu’il faut légiférer en accord avec l’opinion publique. Cet
accord confère aux lois leur meilleure chance d’effectivité. Déjà au XIXème
siècle, Bentham remarquait que même un despote est sensible à cet
argument (Traité de législation civile et pénale, 1820, I, 118).
La preuve en est qu’à la veille même de l’entrée en lice des sociologues, les
législateurs s’efforcent par tâtonnements de prendre l’écoute de l’opinion. Ils
ne se promènent plus de nuit dans les rues, ils ne se font plus adresser de
cahiers de doléances ; mais ils suivent les campagnes de presse, ils donnent
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Il sera d’autant plus probant qu’il simule de plus près les conditions d’une
votation réelle. C’est pourquoi on donnera la préférence, dans
l’établissement du questionnaire, aux questions un peu simplistes par oui ou
par non, et, dans la constitution de l’échantillon, à l’échantillon national de la
population adulte, puisqu’il est le plus représentatif du corps électoral.
Sûrement plus, sans qu’il soit facile de chiffrer. Cela veut dire qu’il ne faut pas
seulement neutraliser la part mathématique d’incertitude inhérente à tout
sondage : il faut encore disposer de ce supplément persuasif sans lequel une
majorité semble être en péril d’effritement. Demander l’unanimité, ou une
quasi-unanimité, serait une régression injustifiée à la mentalité archaïque.
Mais, aujourd’hui, l’unanimité a une forme molle, qui est le consensus (un
courant, des sentiments en confluence). Il ne se définit pas : c’est une affaire
de flair. Pour peu que les dissidents se taisent ou élèvent moins la voix, par
ignorance ou timidité, il y a consensus. Les administrations, les politiques, les
médias, tous les pouvoirs en usent et en abusent.
D'après les juristes et les sociologues, le droit est complexe. Selon les juristes,
la complexité du droit positif est une fatalité, une maladie. Ils cultivent l'idéal
d'un retour à la simplicité. Les sociologues, au contraire, se bornent à
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Les phénomènes juridiques sont très complexes. Ainsi, une séance du Conseil
constitutionnel et un exemplaire du Journal officiel, une cérémonie de
mariage et toutes sortes de rapports entre époux, une signature apposée sur
un acte et l'atelier d'une usine peuvent être regardés comme des
phénomènes juridiques.
Pour les sociologues, cet élargissement ne reflète pas toute la réalité des
phénomènes juridiques. Par exemple: d'après la conception classique, les
jugements sont considérés comme des pièces constitutives du droit à deux
conditions disjonctives: 1) qu'ils soient la déduction d'une règle de droit;
et/ou 2) que, consolidés en jurisprudence, ils deviennent coutumes, règles
de droit à leur tour. Or, il est des jugements qui ne sont pas l'application
mécanique de lois préexistantes, qui créent réellement du droit, sans pour
autant se muer en règles, parce que leur solution ne sera pas répétée. C'est le
cas de beaucoup de jugements rendus par les tribunaux inférieurs et qui sont
détachés aussi bien du passé que de l'avenir: ce sont des jugements intuitifs,
équitables, qui donnent à un conflit concret une solution sur mesure sans
conséquence pour plus tard. Pourtant, ils contribuent à former le droit sans
règles de droit. Si pour les juristes, les commandements individuels (ex: les
décisions administratives) sont exclus du domaine du droit, pour les
sociologues, ils sont, à côté de la règle, des phénomènes juridiques au même
titre que les jugements particuliers, parce qu'ils contribuent tous à former du
droit.
2 Fait pour le possesseur d'une chose vendue d'en être dépouillé pour une cause juridique antérieure à la vente (et le
plus souvent par décision judiciaire), soit en tout (éviction totale), soit en partie (éviction partielle: révélation d'une servitude
grevant le bien acquis), sauf son recours contre le vendeur dont il croyait avoir acquis la chose et qui doit le garantir de cette
privation.
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Cette relation de conflit déborde le seul cadre du droit privé pour embrasser
aussi le domaine du droit public. Déjà, en considérant les conflits entre deux
personnes, l'une d'elle peut être l'État. Entre l'État, en tant que Puissance
publique, et l'individu, il y a une relation de subordination. La guerre, la
grève, la rixe, la rivalité amoureuse, la brouille, la froideur, etc., sont, à des
degrés divers, des conflits. Mais le type proprement juridique de la relation
de conflit est le litige, la contestation susceptible d'être dénouée par une
réponse du droit. Avant le litige (lis, litis = procès), il y a une controverse.
Celle-ci peut prendre fin à l'amiable par la conciliation, la transaction, la
médiation. Mais elle peut aussi déboucher sur un procès. On a ainsi, d'une
part, des phénomènes contentieux et des phénomènes non contentieux.
Il va de soi que ce n'est pas sous cet aspect principalement formel que la
sociologie du droit va reprendre à son compte le concept de système
juridique: pour dépeindre la physionomie propre à chaque système, c'est
avant tout à son fond sociologique qu'elle a égard. Elle conserve, néanmoins,
en commun avec le droit comparé, cette hypothèse qui ne sera pas sans
conséquence: que, forme ou fond, la totalité d'un droit a une existence
distincte de ses parties constitutives.
2.1. L'espace
2.2. Le temps
1. Ce n'est pas avec les seuls facteurs économiques qu'on s'est préoccupé
d'établir des correspondances : on a envisagé la totalité des facteurs sociaux
au sens large ; ainsi l'urbanisation, les médias, le tourisme, l'allongement de
la vie, les découvertes des biologistes, l'affaiblissement de la pratique
religieuse en Europe et son augmentation en Afrique, etc.
Lorsque les juristes considèrent leur système juridique national, ils en font
une présentation moniste : le droit serait un tout homogène, un bloc sans
fissure: c'est qu'ils l'identifient à l'État; or, sur un territoire donné, à un
instant de la durée, il ne semble y avoir de place que pour une souveraineté.
Si les exceptions se manifestent à cette unité du système juridique, ils
s'emploieront à les faire rentrer dans l'ordre, en supposant que les droits
apparemment distincts ne sont réellement efficaces que par une délégation
que l'État a consentie de son monopole législatif. C'est ainsi qu'ils
expliqueront qu'une loi étrangère puisse venir concurrencer en Côte d'Ivoire
la loi ivoirienne (ce que commandent souvent les principes du droit
international privé), ou que les statuts d'une association régissent la vie du
groupement comme une sorte de petite loi intérieure: Ces fragments de droit
non étatique n'ont de force que dérivée.
La sociologie juridique procède d'une vue tout opposée: que le droit est
essentiellement multiple et homogène. Au même moment, dans le même
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On touche, ici, à l'illusion du pluralisme, car les choses ne se passent pas droit
contre droit, mais sous-droit contre droit. Or, si les phénomènes
infrajuridiques ressemblent aux juridiques, ils en sont substantiellement
différents. Le pluralisme croit avoir filmé le combat de deux systèmes
juridiques; mais ce qu'il montre est un système juridique aux prises avec
l'ombre d'un autre. Finalement, le véritable pluralisme juridique pourrait
bien se trouver plus loin dans l'épaisseur des faits, lorsque, cessant d'opposer
des règles entre elles, on oppose, pour une même règle, des manières
différentes de l'appliquer.
Qui plus est, il est un pluralisme judicaire qui a, en quelque sorte, un caractère
structural: c'est celui qui résulte de ce que l'on appelle techniquement le
pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond. Suivant la façon dont ce
pouvoir est utilisé, on peut aboutir à des droits pratiques très différents: une
blessure identique n'est pas, ici et là, réparée au même taux.
NB: Ce n'est pas toujours des juges que dépend l'application des lois. Ce peut
être aussi des justiciables ou de leurs conseils. Ainsi, la propension (ou la
répugnance) de la population à pratiquer tel type de comportement juridique
peut varier d'une région à l'autre ou d'une classe à l'autre. Aussi, il va se
constituer une mosaïque du droit...
3.2. L'infrajuridique
L'infrajuridique est, au demeurant, très varié, ne serait-ce que parce que les
groupements qui lui servent de supports sont eux-mêmes très variables:
classes sociales et classes d'âge, isolats géographiques et minorités
ethniques, familles et métiers...Certaines manifestations de l'infrajuridique
ont donné naissance à des catégories, voire à des disciplines autonomes: le
droit folklorique, le droit enfantin, le droit vulgaire.
Ex: Maquiller ou habiller pareillement les jeunes filles pour tester la capacité
du prétendant à reconnaître sa future épouse; Jeter la farine aux jeunes
époux;
-Le problème de date: Le droit de survivance ne révèle pas sa date, mais son
époque approximative. Le droit folklorique n'est pas toute survie
sociologique d'une loi ancienne mal abrogée. Son objet propre est la
résurgence, dans les sociétés modernes, d'un droit très archaïque: le mariage
à tel mois et pas à tel autre..., les cérémonies pour les veufs et les veuves qui
se remarient.
frustrée du banquet sur lequel elle comptait, parce que les secondes noces
vont se célébrer dans l'intimité, obligerait par son tapage les nouveaux époux
à payer rançon. Pour d'autres encore, cette coutume serait une peine des
secondes noces (c'est une technique juridique bien connue qui a longtemps
traduit l'hostilité des sociétés occidentales à tout remariage).
3 La langueur est l'état de quelqu'un dont les forces diminuent lentement: le manque d'activité, d'énergie. Ici: l'inefficacité
du droit.
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Dans les sociétés de type légaliste, une frange énorme de droit vulgaire court
ainsi, en clair-obscur, le long du système juridique positif. Aux yeux des
juristes, c'est du fait, non du droit, et il est inutile de s'en occuper. Sauf si, à
l'occasion, il arrive que ce droit vulgaire, en se couvrant de quelque clause
générale du droit savant, essaie de se faire reconnaître des tribunaux , afin
d'obtenir le bénéfice de la sanction étatique. Cette sollicitation du droit
savant par le droit vulgaire, du juridique par l'infrajuridique est aujourd'hui
un problème bien catalogué: c'est le problème dit des situations de fait et
de leur passage au droit. L'union libre, en marge du mariage, la séparation
de fait, en marge de la séparation de corps et du divorce, le contrat de fait ou
innommé, en marge du contrat nommé, en sont les aspects les plus voyants.
La remarque a souvent été faite que ces phénomènes sont en expansion. À la
vérité, ce qui est accru, ce n'est peut-être pas tellement le nombre des
situations de fait que la confiance qu'elles ont en elles-mêmes, et leur audace
tranquille à affronter le grand jour des tribunaux.
Les fragments de droit vulgaire que l'on peut réussir à capturer dans les
mailles des décisions judiciaires sont fort peu de chose en comparaison de
tout ce qui demeure à l'état non contentieux. Pour en connaître davantage,
c'est le procédé de l'enquête qu'il faudrait appliquer: l'enquête en milieu
populaire, techniciens exclus, sans négliger les provinces reculées, car
l'éloignement de la capitale favorise, à n'en point douter, une forme au
moins du droit vulgaire. On pourrait, peut-être alors comprendre que, par
exemple, à rebours du droit savant qui fait de l'écrit une simple condition de
preuve, mais non pas d'existence des contrats, le droit vulgaire considère que
l'on n'est pas réellement obligé, pour certains contrats, tant qu'il n' y a pas eu
d'écrit de dressé.
Une forme de droit vulgaire mérite une attention spéciale: c'est celle où,
paradoxalement, l'infrajuridique se constitue par une intervention de
l'État. Ce phénomène est de tous les temps: une fois que le pouvoir a institué
des organes juridiques, de style technicien, et notamment ces organes
juridiques par excellence que sont les organes de justice, chargés
d'accomplir le droit par la voie intellectuelle et rituelle du procès et du
jugement, le besoin naît spontanément d'avoir d'autres canaux de
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Le droit vulgaire vit parmi les humains. Il n'en manque point dans les
interstices (i.e. très petits espaces vides entre les parties de quelque chose,
les menus méandres) du droit savant, même du droit civil le plus technique
de tous. Question d'observer autour de soi: lorsqu'on veut ramener la paix
entre colocataires, lorsqu'un époux est abandonné, lorsque les parents
cherchent leur enfant fugueur, lorsqu'on aimerait obtenir le paiement d'une
dette, le premier réflexe est de s'adresser aux commissariats de police (en
ville), ou aux mairies, aux brigades de gendarmerie, ou aux chefs
coutumiers ou aux chefs de quartiers (à la campagne). Il s'y exerce toute
une juridiction sommaire de droit vulgaire, une infrajuridiction mélangée de
droit et de fait.
On ne connaît pas de système juridique qui ait été seul sur la terre des
humains. Même le droit romain qui a le plus approché de l'universalité
n'ignorait pas qu'il existait des lois barbares au-delà de ses frontières. À notre
époque, l'ONU émet des textes à prétention universelle (la Déclaration
universelle des droits de l'homme de 1949, la Convention de 1989 sur les
droits de l'enfant), mais ils ne sont ratione materiae que parcellaires, ne
forment donc pas un système de droit. L'Europe et l'Afrique dans leurs
diverses incarnations, ne sont pas parvenues au stade de la totalité juridique.
En fait, le droit de chaque peuple a une singularité historique qui l'oppose à
tous les autres et qui, en combinaison avec d'autres éléments -la langue
notamment, et ici se trouve l'insistante analogie- concourt à composer une
culture. Qu'une culture propre à un peuple entre en contact avec la culture
d'un peuple différent, des phénomènes en jaillissent, dont la teneur n'est pas
donnée d'avance. Que, par contre-coup de ce contact interculturel ou d'une
manière indépendante, un système juridique se manifeste dans l'espace d'un
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Dans les sociétés traditionnelles, une réaction fréquente est le repli sur soi.
L'esprit de la tribu veille sur le trésor des coutumes, comme sur un secret
dont la connaissance et l'application doivent être réservées aux natifs. Ces
coutumes tirent leur autorité d'avoir été révélées dans un temps mythique à
un grand ancêtre: les descendants s'exposeraient à des malheurs s'ils
laissaient des étrangers pénétrer dans l'héritage (Ex: le système de la
personnalité des lois).
4.2.1. La notion
qu'un système juridique pouvait se greffer sur un autre, pour des causes et
avec des effets relevant de la sociologie du droit.
À notre époque, le droit comparé est venu fournir des occasions d'observer
l'acculturation in vivo: au Québec se sont affrontés le droit civil de la France
et la procédure de common law; des pays d'Orient ont voulu s'occidentaliser
en pratiquant une réception des législations étrangères, telle la Turquie
d'Ataturk qui a adopté le Code civil suisse; chez les peuples colonisés, puis
décolonisés, c'est le cas des peuples africains, la colonisation économique et
politique s'est accompagnée d'une colonisation législative et la
décolonisation n'a pas toujours conquis dans son reflux l'acculturation du
droit.
4.2.2. Le processus
Elle peut être plus ou moins étendue. Dans des réformes historiques (comme
celles de Caracalla ou d'Ataturk, au moins d'intention), l'acculturation était
totale: le système étranger était donné en adoption ou adopté, chair et
esprit, comme l'enfant étranger. Dans les sociétés actuelles, il est plus
fréquent que l'acculturation se fasse par petites touches, un élément isolé
étant emprunté à une législation étrangère après estimation de ses avantages
et de ses inconvénients. C'est ainsi que d'Angleterre la France a transplanté
le chèque en 1865 et la semaine anglaise en 1917; d'Allemagne la société à
responsabilité limitée en 1925, le régime matrimonial de participation aux
acquêts en 1965.
Les forces privées agissent surtout par la voie contractuelle. Le contrat peut
être un instrument efficace d'acculturation juridique: il n'y faut que des
lois permissives. C'est par un cheminement contractuel qu'au Québec la
séparation des biens à l'anglaise a fait reculer la communauté coutumière.
Dans le droit commercial de la plupart des États européens de famille
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Même en observant cette précaution, il paraît que l'on peut trouver dans
l'histoire moderne des exemples parfaits d'acculturation juridique: le contrat
d'assurance, la société anonyme fonctionnent à l'européenne, sans altération
sensible, dans les terres d'Islam (la Tunisie, l'Egypte) et en Afrique
subsaharienne où ils ont été importés. Mais il y a eu des rejets célèbres: le
Code Napoléon -le code du mariage civil, du divorce, de l'antiféodalité- fut
expulsé d'Italie avec les Français, quand le régime impérial s'effondra (le
support politique lui manquait désormais).
cumulent: c'est ainsi que, depuis Durkheim on met au crédit des grandes
invasions la compénétration qui se serait produite entre la famille patriarcale
des Romains et la famille conjugale des Germains. En d'autres circonstances,
néanmoins, le mélange a provoqué l'abâtardissement: c'est par exemple un
des poncifs (clichés, images, stéréotypes) du droit constitutionnel comparé
que le régime présidentiel transporté des USA dans les républiques de
l'Amérique latine, n'y a engendré que des caricatures de lui-même. Mais
pourquoi distribuer louange et blâme? Le métissage du droit est un
phénomène qu'il suffit de constater. Surtout quand il porte sur un système
juridique entier, il a cette amoralité qu'il faut reconnaître aux grandes
transformations historiques: ainsi, l'historien voit d'un regard indifférent le
droit romain se mâtiner (mélanger) aux coutumes dans les provinces pour
donner le Vulgärrecht, en attendant peut-être d'assister un jour à de
semblables métamorphoses de ces droits européens (francophones ou
anglophones) que les États ex-colonisateurs ont laissés derrière eux dans
les jeunes États africains.
Si, dans notre domaine, l'effet principal à observer est celui que la greffe
produit sur le greffon lui-même, il ne faut pas exclure l'éventualité d'effets
secondaires, qui se manifesteraient à l'entour, se diffusant dans l'ensemble
du corps social récepteur. Dans ce corps social, l'acculturation juridique peut
déterminer des troubles, des ruptures d'équilibre, qui vont bien au-delà de
la prothèse opérée par le législateur. Des séquelles pathologiques de ce genre
ont été imputées, en particulier, au vent d'Occident qui, au siècles dernier,
souffla sur le droit privé des nations balkaniques, après qu'elles eurent
reconquis leur indépendance. Des codifications imitées de la française,
imbues de son esprit libéral et individualiste, convenaient mal aux mœurs et
coutumes encore patriarcales de ces pays.