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4. L’aide aux législateurs

4.1. La sociologie législative

La sociologie législative peut apporter une aide aussi bien sur le contenu des
lois (sociologie législative interne) que sur le mécanisme abstrait de la
législation indépendamment du contenu (sociologie législative externe).

4.1.1. La sociologie législative externe

La sociologie législative externe aide du dehors l’œuvre du législateur, en cas


de réforme législative. Elle peut être antélégislative ou postlégislative. La
première consiste en un travail de préparation psychologique ; la seconde est
un travail de vulgarisation et de mise en marche de la loi après sa
promulgation.

En effet, légiférer est une entreprise : le législateur aussi a besoin d’aménager


ses relations publiques ; il y a une consommation des lois. Il faut que la loi
soit consommable et effectivement consommée.

La sociologie antélégislative. Dans le temps où la loi est en instance d’être


votée, le problème est de convaincre l’opinion non pas seulement dans le
cercle parlementaire, mais, dans la masse d’autres citoyens, une opinion qui,
par hypothèse, n’est pas encline à la réforme, tandis que le législateur, lui, y
est résolu. C’est un problème de psychosociologie juridique, parce que les
changements auxquels il faut ici rallier les esprits sont des changements
d’ordre juridique. Parmi les solutions à ce problème, la persuasion a les
faveurs des sociologues américains. Là où se situe la répugnance à la réforme,
on procédera à une meilleure information.

On n’est pas loin d’une sorte de propagande fondée sur une pratique du fait
accompli préconisée par les sociologues : Légiférez d’abord, la loi
engendrera, par sa propre force de loi, la conviction qu’elle est bonne.
Néanmoins, l’expérience historique a démontré que quantité de lois sont
restées ineffectives. Une action psychologique préparatoire n’aurait pas suffi
à leur conférer l’efficacité. Le succès d’une loi, d’après Carbonnier, dépend
probablement davantage de l’attente spontanée qu’elle rencontre dans
l’opinion publique. Quant à savoir si une telle attente préexiste, c’est une
question qui est au cœur de l’art législatif, et non plus simplement à la
périphérie.
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La sociologie postlégislative. Le rôle pratique des sociologues persiste non


seulement dans l’immédiat qui vient après la promulgation, mais même tant
que la loi prétend garder sa vigueur. La sociologie postlégislative offre aux
gouvernants, dans l’enquête de connaissance, un instrument apte à mesurer
les phénomènes d’ignorance (volontaire ou involontaire) de la loi. Elle leur
suggérera de reprendre à intervalles des campagnes d’information dans les
médias. Plus efficacement, elle leur conseillera de veiller à ce que soient en
place des relais vivants entre la loi et ses sujets. Ainsi s’organisent peu à peu
les relations du texte avec son public. La législation n’est pas seulement une
fabrication et une distribution de règles de droit : elle doit être aussi une
sorte de service après-vente.

Aujourd’hui, le rôle qu’on assigne avant tout à la sociologie postlégislative est


celui d’évaluation de la loi, de jugement sur elle d’après ses résultats
pratiques (l’effectivité, l’absence d’effets pervers). Ce qui supposerait, pour
bien faire, que soit installé, après toute loi nouvelle, un appareillage de
statistiques et prévu un calendrier d’enquêtes sur plusieurs années. Ainsi,
pour dissiper les ineffectivités et autres dysfonctions ainsi repérées, le
gouvernement conserverait sa capacité d’intervention correctrice par voie
d’éclaircissements officieux ou d’instructions de service. Sauf à retourner
devant le législateur pour re-réforme, voire abrogation.

4.1.2. La sociologie législative interne ou la sociologie législatrice

Peut-on parler de sociologie législatrice ou normative comme si législateur


écrivait sous la dictée du sociologue ? La sociologie ne fait pas la loi. Le
sociologue apporte son aide au législateur, mais ne se substitue pas à celui-
ci.

Il serait donc excessif de parler d’une sociologie législatrice ou normative, ce


qui laisserait croire que la sociologie fait la loi, ou du moins que le législateur
écrit sous la dictée du sociologue. La législation reste une opération
complexe, d’intelligence et de volonté, dont le législateur juridique doit
conserver la responsabilité ; la sociologie peut collaborer à la législation, non
pas se confondre avec elle. C’est cette auxiliarité que veut suggérer
l’expression sociologie législatrice. Les lois ou les réformes sont initiées, en
grande partie, suite à des constatations des sociologues. Il existe d’abord des
phénomènes qui traduisent des aspirations de la société dans sa majorité,
puis le législateur adopte des règles pour les régir.
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NB : Les recherches sociologiques offrent les données que le législateur peut


convertir en texte de loi, en normes. La sociologie décrit le factuel ; la
législation le normatif. Mieux, la législation transforme le factuel en normatif.

4.2. La politique législative

La sociologie législative doit être placée dans un concept plus large, la


politique législative. Par-là, on entend la direction ou l’orientation qui est
imprimée à la législation en considération d’un objectif d’intérêt général, à
atteindre dans un avenir à court, moyen et long termes. Pour fixer leur
politique législative, les gouvernants se servent entre autres de la sociologie.

La politique législative peut être spécialisée ou générale, selon qu’elle


concerne un secteur particulier ou l’ensemble de l’orientation de l’activité
législative. Parmi les politiques spécialisées, on peut citer la politique
criminelle qui est le choix opéré par le législateur entre les divers procédés
de lutte contre la criminalité. EX : la question d’abolir, de rétablir ou de
maintenir la peine de mort relève de la politique criminelle. On peut aussi
citer la politique familiale, démographique ou de la population (avec, p.ex., le
fameux planning familial. Un État peut avoir une politique nataliste tendant
à favoriser la naissance au moins de trois enfants, comme en France, ou une
politique dénataliste ou antinataliste, comme en Chine et en Inde.

Dans toute politique législative, une stratégie est incluse. Le mot évoque un
combat, dont l’issue n’est pas donnée d’avance. Combat contre la criminalité
ou la dénatalité, combat contre un désordre: désordre particulier ou chaos
latent dans un groupement humain.

Derrière cette dualité des désordres contre lesquels le droit est appelé à
intervenir se profile une distinction entre deux types de législation (et par-
delà deux types de politique législative) : la législation clinique et la
législation globale ou holique. La législation clinique se précipite au
chevet de ceux qui souffrent, à l’entour des maux les plus manifestes. Elle
s’attache aux situations particulières qui lui paraissent réclamer remède, aux
catégories d’individus qui demandent protection. La législation globale, en
contraste, s’efforce de dégager et de faire prévaloir l’intérêt général (i.e. de la
société, de la nation, présente et à venir), quitte à lui sacrifier des intérêts
individuels ou catégoriels immédiats.
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Des conflits peuvent s’élever entre les deux politiques. Ainsi, une loi tendant
à alléger le poids du surendettement peut être cliniquement justifiée, alors
qu’elle est globalement contre-indiquée, parce qu’elle aura une incidence
haussière (haussier signifie relatif à la hausse des cours de la Bourse) sur le
coût du crédit.

NB : La tendance actuelle s’inscrit dans la politique clinique.

4.3. Les techniques de sociologie législative

4.3.1. Le problème

Pour qu’un fait devienne loi, il faut l’intervention d’un législateur qui, au
besoin décide, en tout cas rédige. La rédaction et la décision sont, l’une de
forme, l’autre de fond, deux nécessités du processus législatif qui ôtent à la
recherche sociologique toute chance d’efficacité immédiate.

Fait----Intervention du législateur (liberté)----Loi (rédaction=forme ;


décision=fond)---Texte---Interprétation (2ème vie de la loi).

4.3.2. La liberté du législateur

La législation n’est pas seulement une technique d’expression ; elle est aussi
un art rationnel de décider. Dans le temps d’arrêt qu’impose au processus
législatif le passage à la formule, vient nécessairement s’insérer le
raisonnement législatif. La nécessité n’est plus linguistique, mais
intellectuelle. Elle se retrouve dans les conduites les plus humbles : la
constatation qu’il pleut n’emporte pas avec elle la conclusion qu’il faut
prendre un parapluie, mais un raisonnement élémentaire fera sortir celle-ci
de celle-là. Quand les conduites sont sujettes à des motivations plus
enchevêtrées, l’opération devient plus complexe ; et raisonner est bien
souvent choisir entre des raisonnements de prima facie également
acceptables. Ainsi dans la législation. D'un même phénomène
sociologiquement observé, le législateur peut tirer des raisonnements
législatifs variés, voire opposés. Si la statistique montre que 5% seulement
des demandes de divorce sont rejetées par les tribunaux, on peut en déduire
indifféremment qu’un enregistrement d’état civil ferait aussi bien l’affaire, ou
que le contrôle judiciaire devrait être renforcé. Si, d’après des enquêtes de
réussite scolaire, les aînés des familles aisées réussissent mieux que les
cadets, on peut conclure soit au droit d’aînesse, puisque l’aîné est plus
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capable, soit au droit de juveignerie (propriété de celui qui est cadet),


puisque le cadet a besoin de compensations. Même acquise une solution de
principe, le raisonnement législatif se réintroduit par les modalités : la
condamnation des droits féodaux a entraîné leur abolition sans indemnité en
France, moyennant indemnité en Angleterre. En toute hypothèse, fût-ce en
marge d’une solution unique, il faut constamment compter avec une
alternative muette, qui consiste à s’abstenir de légiférer (toute loi en soi est
un mal).

En théorie, nous devons supposer qu’une sociologie parvenue au faîte de la


puissance scientifique, maîtrisant toutes les variables de chaque problème
législatif, serait capable de désigner, entre les divers raisonnements qui se
proposent, celui qui est objectivement le seul exact. Mais c’est pure théorie.
Pratiquement, la rationalisation des choix législatifs devient déraisonnable
lorsqu’elle est poussée au-delà d’un certain seuil de coûts et de temps. À ce
stade, c’est l’arbitraire du législateur qui redevient raisonnable.

4.3.3. Les formes de la recherche sociologique

En amont de cette liberté de décider et de rédiger dont le législateur ne


saurait se dépouiller, se place la recherche sociologique. Elle peut revêtir des
formes d’une inégale complexité.

4.3.3.1. L’observation suggestive

L’observation suggestive est la forme la plus rudimentaire. Une observation


sociologique suggère une application possible qui passe par l’adoption d’une
loi. Ainsi, des enquêtes de sociologie ont abouti à une constatation : que, dans
les milieux populaires, notamment dans les grands ensembles suburbains,
les voisins s’entraident volontiers, surtout quand leurs enfants sont en cause.
Conclure de là que le voisinage crée une certaine vocation à figurer dans le
conseil de famille de l’orphelin ne requiert pas un effort déductif
considérable. La donnée sociologique brute est suffisamment parlante par
elle-même : res ipsa loquitur. Tout ce que l’on peut craindre est qu’elle ne soit
contredite par d’autres données, qu’auraient mises au jour des enquêtes plus
poussées ou plus fraîches. Mais si l’on a la précaution de laisser à la règle
qu’on en tire assez de souplesse, si l’on a soin de n’en faire qu’une faculté
pour le juge qui doit choisir les membres du conseil de famille, il n’y a pas de
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danger, et il peut y avoir du profit, à légiférer ainsi sur simple observation


sociologique.

4.3.3.2. Les techniques savantes

La sociologie législative fait penser à des techniques plus savantes, moins


immédiates. Il en est deux, la construction de modèles et le sondage
d’opinion, qui ont acquis assez de consistance pour que l’expérience ait pu
en être tentée, la théorie esquissée.

4.3.3.2.1. La construction de modèles législatifs

Le sociologue feint que la lex ferenda est entrée en vigueur, et il recherche


par simulation quels effets vont s’ensuivre. Il est inévitable que de tels
modèles soient complexes, car il leur faut embrasser non seulement tous les
effets au premier degré, mais les effets en cascade, les contre-effets, les
croisements d’effets, etc. Un secteur de législation se prête d’autant mieux à
la technique des modèles que les phénomènes juridiques régis par lui sont
plus aisément quantifiables. C’est le cas du droit économique, du droit fiscal,
du droit de famille en tant qu’il s’articule à la démographie. On reconnaît là,
ou à peu près, le domaine qu’on peut désigner généralement comme celui de
la décision calculée.

Le sociologue fait comme si la lex ferenda est entrée en vigueur et recherche


quels effets vont s’ensuivre.

4.3.3.2.2. Le sondage d’opinion législative

C’est, pour la législation, une autre manière, toujours disponible, de


s’articuler à la sociologie : le projet de légiférer étant supposé, il s’agit de
déterminer par sondage ce qu’en pense la population.

Le postulat est qu’il faut légiférer en accord avec l’opinion publique. Cet
accord confère aux lois leur meilleure chance d’effectivité. Déjà au XIXème
siècle, Bentham remarquait que même un despote est sensible à cet
argument (Traité de législation civile et pénale, 1820, I, 118).

La preuve en est qu’à la veille même de l’entrée en lice des sociologues, les
législateurs s’efforcent par tâtonnements de prendre l’écoute de l’opinion. Ils
ne se promènent plus de nuit dans les rues, ils ne se font plus adresser de
cahiers de doléances ; mais ils suivent les campagnes de presse, ils donnent
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audience aux lobbies. Ce sont des canaux d’information rudimentaires,


partiels et surtout partiaux, donnant un privilège à ceux qui parlent le plus
fort ou le mieux, des procédés élitistes en définitive. Un sondage d’opinion,
en revanche, pratiqué sur échantillon national, est coextensif à la volonté
générale qui doit faire loi.

Que d’un vrai référendum législatif, à la suisse, officiellement organisé, on


soit en droit d’attendre plus d’exactitude dans l’expression de l’opinion
publique, ce n’est pas niable. Le sondage référendaire n’est un référendum
qu’en modèle réduit. Les différences psychologiques sautent aux yeux.
L’enquêté n’est pas devant l’enquêteur comme dans un isoloir ; les
éclaircissements qu’il va recevoir pour ou contre n’ont pas sur lui l’impact
d’une campagne électorale. Et surtout, dans les réponses à un questionnaire
d’opinion législative, il y a moins de volonté, moins de décision que dans un
bulletin de vote, la conscience de contribuer à la réforme du droit positif y
est plus lointaine (lors même que l’on est dûment averti que l’opération,
ayant quelque chose d’officieux, peut n’être pas sans conséquence).

Assurément, le sondage n’est un référendum que faute de mieux. Mais le


référendum vrai, s'il est constitutionnellement licite, ne serait pas à sa place
dans des études préliminaires. Ce qui est utile dans une telle phase, c’est
d’expérimenter quelles seraient électoralement les réactions populaires à
diverses hypothèses de travail. Le sondage d’opinion législative est
l’instrument exact de cette expérimentation.

Il sera d’autant plus probant qu’il simule de plus près les conditions d’une
votation réelle. C’est pourquoi on donnera la préférence, dans
l’établissement du questionnaire, aux questions un peu simplistes par oui ou
par non, et, dans la constitution de l’échantillon, à l’échantillon national de la
population adulte, puisqu’il est le plus représentatif du corps électoral.

À cet endroit, l’analogie référendaire aidera à se garder d’une déviation. Le


sondage présentant sur le référendum la supériorité scientifique de
permettre une ventilation des aspirations par catégories consultées, on
pourrait être tenté d’accorder plus d’importance législative aux sections du
peuple réputées les plus dynamiques (jeunes, actifs, urbains), celles qui sont
censées préfigurer la cité future où la lex ferenda s’appliquera à plein. Mais
s’il y avait eu référendum réel, toutes les voix se seraient mélangées à égalité :
qu’ici il en soit de même.
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Il n’est pas d’analogie qui ne devienne dangereuse quand on la pousse trop


loin. Si, après avoir imité le référendum, le sondage référendaire prétendait
à la même autorité, il serait outrecuidant. L’autorité du référendum lui vient
d’une acceptation politique de la règle majoritaire. Celle d’un sondage ne
pourra lui venir que des convictions raisonnables qu’il est capable de
déterminer dans le public. Chacun se sent obligé, dans les États
démocratiques, par une loi qui a rallié 51 % des suffrages. Il en faudra
sûrement plus à un sondage pour accréditer un texte, même sous forme de
simple projet.

Sûrement plus, sans qu’il soit facile de chiffrer. Cela veut dire qu’il ne faut pas
seulement neutraliser la part mathématique d’incertitude inhérente à tout
sondage : il faut encore disposer de ce supplément persuasif sans lequel une
majorité semble être en péril d’effritement. Demander l’unanimité, ou une
quasi-unanimité, serait une régression injustifiée à la mentalité archaïque.
Mais, aujourd’hui, l’unanimité a une forme molle, qui est le consensus (un
courant, des sentiments en confluence). Il ne se définit pas : c’est une affaire
de flair. Pour peu que les dissidents se taisent ou élèvent moins la voix, par
ignorance ou timidité, il y a consensus. Les administrations, les politiques, les
médias, tous les pouvoirs en usent et en abusent.

Le consensus par sondage, quid ? On pourrait proposer au moins un ordre de


grandeur (par exemple les alentours des deux tiers, où une tradition, qui
n’est point sotte, a souvent placé les majorités qualifiées. Pourquoi les deux
tiers ? Dans le plus élémentaire des petits groupes, qui est de trois individus
(tres faciunt collegium), la décision physique s’obtient à deux contre un, et
pareillement la décision intellectuelle, suivant la loi duo ex tribus (Dig., 42, 1,
3). C’est ainsi que la règle des deux tiers a fait loi pour les élections
pontificales depuis le troisième concile du Latran en 1179.

Ainsi parvenue au terme de ses opérations, la sociologie législative sait


d’ailleurs ce qui l’attend et n’en éprouve nulle amertume : la liberté du
législateur.

Chapitre 2 : La complexité du droit

D'après les juristes et les sociologues, le droit est complexe. Selon les juristes,
la complexité du droit positif est une fatalité, une maladie. Ils cultivent l'idéal
d'un retour à la simplicité. Les sociologues, au contraire, se bornent à
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enregistrer, sans porter de jugement de valeur. Les codifications peuvent


créer l'illusion de la simplicité. Pourtant, le foisonnement, le fourmillement
sont essentiels au droit.

Le droit, tel que l'étudie la dogmatique juridique, se présente comme une


entité cohérente et monolithique ; la sociologie aime pulvériser ce bloc en
une infinité d'atomes aux combinaisons aléatoires. L'atome, c'est le
phénomène juridique, variété du phénomène social.

Sans abandonner les phénomènes, les sociologues ont redécouvert un intérêt


à les regrouper pour former des ensembles. C'est ainsi que la notion de
système juridique s'est de plus en plus implantée au cœur de la
sociologie. Mais le système juridique n'a rien perdu de la complexité du
droit.

I. Les phénomènes juridiques

Les phénomènes juridiques sont très complexes. Ainsi, une séance du Conseil
constitutionnel et un exemplaire du Journal officiel, une cérémonie de
mariage et toutes sortes de rapports entre époux, une signature apposée sur
un acte et l'atelier d'une usine peuvent être regardés comme des
phénomènes juridiques.

Plan: 1. Les phénomènes primaires et secondaires; 2. Les phénomènes de


pouvoir et les phénomènes sous le pouvoir; 3. Les phénomènes-institutions
et les phénomènes-cas; 4. Les phénomènes contentieux et les phénomènes
non contentieux.

1. Les phénomènes primaires et secondaires

C'est la classification fondamentale des phénomènes juridiques. Les


phénomènes primaires sont ceux dont dérivent tous les autres. Ils se
trouvent au plus haut niveau de généralité dans une hiérarchie des
phénomènes juridiques descendant du général au particulier. La description
des phénomènes primaires fait apparaître par résidu les autres phénomènes
juridiques, beaucoup plus variés que l'on peut qualifier de phénomènes
secondaires.
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Un texte de loi, le prononcé d'un jugement, le geste d'un agent de la


circulation routière sont des phénomènes primaires. Ce sont des
contenants, des étuis. Les contenus, les dispositions de la loi, la
condamnation ou l'acquittement, l'arrêt des automobiles- sont des
phénomènes secondaires. On peut aussi analyser la relation entre les deux
sortes de phénomènes comme une relation de causalité: le phénomène
primaire est le phénomène générateur des phénomènes secondaires. Ceux-
ci sont des phénomènes dérivés.

Juridiquement, les phénomènes primaires correspondent pour une large


part aux sources formelles du droit. Mais pour une large part, le droit est plus
grand que l'ensemble des sources formelles du droit. Au XIXe siècle, où la loi
était l'unique source du droit, on avait l'équation Droit= loi. Mais aujourd'hui,
les juristes ayant ajouté à la loi d'autres sources, l'équation est devenue: Droit
= loi + coutume + jurisprudence + pratique extrajudiciaire + conventions
collectives + doctrine.

Pour les sociologues, cet élargissement ne reflète pas toute la réalité des
phénomènes juridiques. Par exemple: d'après la conception classique, les
jugements sont considérés comme des pièces constitutives du droit à deux
conditions disjonctives: 1) qu'ils soient la déduction d'une règle de droit;
et/ou 2) que, consolidés en jurisprudence, ils deviennent coutumes, règles
de droit à leur tour. Or, il est des jugements qui ne sont pas l'application
mécanique de lois préexistantes, qui créent réellement du droit, sans pour
autant se muer en règles, parce que leur solution ne sera pas répétée. C'est le
cas de beaucoup de jugements rendus par les tribunaux inférieurs et qui sont
détachés aussi bien du passé que de l'avenir: ce sont des jugements intuitifs,
équitables, qui donnent à un conflit concret une solution sur mesure sans
conséquence pour plus tard. Pourtant, ils contribuent à former le droit sans
règles de droit. Si pour les juristes, les commandements individuels (ex: les
décisions administratives) sont exclus du domaine du droit, pour les
sociologues, ils sont, à côté de la règle, des phénomènes juridiques au même
titre que les jugements particuliers, parce qu'ils contribuent tous à former du
droit.

Les phénomènes primaires ont une commune substance: ce sont des


phénomènes d'autorité, de pouvoir. Tout le reste est phénomène secondaire
ou dérivé: ainsi, l'institution du mariage et un mariage dans sa singularité; le
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contrat et un contrat; la succession et une succession, etc. Les phénomènes


secondaires forment un genre beaucoup plus hétéroclite que celui des
phénomènes primaires.

2. Les phénomènes de pouvoir et les phénomènes sous le pouvoir

La distinction entre phénomènes de pouvoir et phénomènes sous le


pouvoir renvoie à l'antithèse de droit public "gouvernants versus
gouvernés". On pourrait caractériser les phénomènes primaires par le
pouvoir qui en est la substance en se plaçant du côté de ceux qui le
détiennent, c'est-à-dire les gouvernants, par opposition aux gouvernés.

Aux phénomènes de pouvoir irradiant du prince répondent, dans les sujets,


d'autres phénomènes que l'on peut qualifier de primaires. Ils offrent le plus
haut degré de généralité : ce sont des contenants aptes à recueillir toute
espèce de contenu. Ainsi, le droit subjectif est typiquement un de ces
phénomènes primaires. De lui, dériveront des phénomènes plus concrets,
des phénomènes secondaires : le droit subjectif d'ester en justice, le droit
subjectif de créance, le droit subjectif au mariage...Une remarque semblable
peut être faite pour l'obligation, antithèse du droit subjectif, et, comme lui,
riche en phénomènes dérivés. Ainsi : l'obligation est un phénomène primaire
dont dérivent d'autres phénomènes qui sont secondaires: l'obligation de
respecter le code de la route, l'obligation de payer ses dettes...

On le voit. En contraste avec une plus grande matérialité des phénomènes de


pouvoir, qui paraissent s'identifier à la machinerie impersonnelle d'où ils
émanent, il existe une certaine subjectivité des phénomènes primaires qui
ont leur siège dans les gouvernés, des phénomènes d'en bas, des
phénomènes sous le pouvoir. Ce sont des comportements, des réactions, des
états de conscience. Cela ne signifie pas que de tels phénomènes ne puissent
être étudiés objectivement : de phénomènes subjectifs, une science objective
est possible.

Sous des phénomènes primaires subjectifs, on trouve d'autres


phénomènes:

1. D'abord, les phénomènes actifs. Ils semblent former la réponse la plus


immédiate aux phénomènes de pouvoir : au commandement, à la règle de
droit, au jugement, peuvent répondre l'obéissance, la soumission ou
inversement la désobéissance et l'insoumission. Ces phénomènes
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intéressent la sociologie politique et la sociologie pénale ou criminelle. Ainsi,


les statistiques des crimes, des délits et des contraventions sont des
dénombrements des phénomènes juridiques sous le pouvoir.

2. Ensuite, il y a des phénomènes moins actifs, purement psychologiques:


la connaissance (ou l'ignorance) du droit; l'image du droit (du droit et
de la justice, c'est-à-dire des tribunaux) qui est quelque chose de plus
symbolique, de plus imagé et imaginatif; la conscience juridique qui
s'accompagne d'un jugement de valeur et qui est le sentiment de ce que
devrait être le droit (mutatis mutandis, elle est comparable à la conscience
morale); la raisonnabilité juridique en tant qu'aptitude du non technicien
à se constituer ou à reconstituer un raisonnement de législateur ou de juge:
elle est à la conscience juridique ce qu'est la raison à l'intuition.

3. Enfin, il y a le droit subjectif, celui que connaît le sujet de droit. Les


phénomènes primaires subjectifs ont leurs problèmes propres. Aussi, on se
demande qu'elle est, dans leur genèse, la part de l'inné et celle de l'acquis.
Appliqué au droit, qui a apparemment une origine sociale, l'innéisme, voire
un demi-innéisme, est une position malaisée à tenir. Mais, la compétence du
sujet parlant, selon le linguiste Noam CHOMSKY1, peut suggérer une
compétence juridique du sujet de droit.

3. Les phénomènes-institutions et les phénomènes-cas

Les deux expressions, institution et cas, appartiennent au vocabulaire des


juristes, bien qu'elles aient été également employées en sociologie générale.
Leur projection en sociologie juridique permet de dégager une distinction.

Ainsi, on le sait déjà, le mariage peut être considéré comme un phénomène


juridique. Mais derrière ce mot de mariage, on peut comprendre deux
réalités bien différentes : l'une est surtout dans le code civil (qui est une
réalité, quoiqu'il ne soit matériellement qu'un livre), l'autre est dans la vie
sociale. Le mariage est d'abord un ensemble de règles, d'avance disponibles
pour être appliquées à toute la série des cas de même nature : c'est
l'institution du mariage.

Cependant, le mariage est aussi l'un quelconque de ces cas, la formation et


l'existence d'un ménage déterminé, la situation particulière, d'ailleurs

1 Linguiste américain né en 1928. Il est le fondateur de la grammaire générique.


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modelée et régie par l'institution. Et la même remarque pourrait être répétée


à propos de chaque phénomène du droit: que ce soit le divorce ou le bail à
ferme, la nullité relative ou le recours pour excès de pouvoir, ce que l'on
appelle phénomène est tantôt un ensemble de règles, un modèle, un
schéma, tantôt un comportement, une situation concrète. L'expression
de situation juridique est aussi familière aux juristes que celle de cas : en
parlant de cas, on prend la chose de l'extérieur; en parlant de situation, on
l'intériorise.

Le phénomène-cas apparaît comme dérivé du phénomène-institution. Il


en est une application, sauf à observer qu'il y a des applications inverses ou
perverses : une éviction d'acheteur après la vente est un phénomène-cas par
rapport à l'institution de la garantie en cas d'éviction2; l'assassinat de A par
B est un phénomène-cas par rapport à l'institution de l'infraction d'homicide.

Entre les deux ordres de phénomènes, le contraste le plus visible semble


résider en ceci que les institutions se caractérisent par leur singularité
historique, tandis que les cas sont des phénomènes nombreux. Cette vue ne
peut, toutefois, être accueillie sans nuances. Leur singularité d'événement
n'empêche pas que les institutions puissent être regroupées en catégories.
Ainsi, en négligeant des différences tenues pour accessoires et en mettant en
relief des ressemblances jugées essentielles, le sociologue réunira dans le
même type des institutions qui se présentaient à lui comme distinctes dans
le temps et dans l'espace (Par exemple : le mariage coutumier avec
répudiation, le mariage civil avec divorce et le mariage canonique avec
dissolution seront réunis dans le type "mariage"). De même, il réunira
plusieurs cas individuels en un seul cas collectif. Ainsi, à la fin de l'année l'État
additionnera tous les mariages du pays, comme s'ils étaient identiques ; le
total formera un autre phénomène collectif, la nuptialité. De même, on peut
étudier la criminalité en Afrique subsaharienne de 2000 à 2010, sans
distinguer entre l'assassinat et le trafic d'êtres humains.

Il existe deux manières d'envisager les phénomènes-cas : soit comme


phénomènes individuels, soit comme phénomènes collectifs. Phénomène
individuel, on laissera à chacun toute la richesse de ses traits particuliers.

2 Fait pour le possesseur d'une chose vendue d'en être dépouillé pour une cause juridique antérieure à la vente (et le

plus souvent par décision judiciaire), soit en tout (éviction totale), soit en partie (éviction partielle: révélation d'une servitude
grevant le bien acquis), sauf son recours contre le vendeur dont il croyait avoir acquis la chose et qui doit le garantir de cette
privation.
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Phénomène collectif, collectivité de phénomènes, on fera abstraction des


particularités de l'individu pour ne retenir que les caractères communs, par
lesquels tous les individus redeviennent superposables. De cette ramification
à l'intérieur des phénomènes-cas peut résulter, en définitive, un classement
tripartite des phénomènes juridiques : les institutions, les cas
individuels, les collectivités de cas.

L'intérêt de cette distinction est un intérêt épistémologique. À chacune des


trois variétés de phénomènes, les différentes méthodes employées en
sociologie ne conviennent pas également. Les phénomènes-institutions
sont un terrain d'élection pour la méthode historico-comparative. Les
collectivités de phénomènes appellent par nature la quantification (la
statistique et le sondage). Aux cas individuels, enfin, c'est l'étude de cas,
sans qu'il y ait lieu d'en être surpris, qui paraît le mode d'observation le plus
approprié. Bien souvent, cependant, le cas individuel ne sera pas étudié pour
lui-même, mais pour la valeur exemplaire qui peut lui être attribuée : sous le
phénomène individuel observé (la famille Coulibaly), il s'opère tacitement
une induction à la collectivité des phénomènes semblables (toutes les
familles d'une certaine classe sociale), et même par-delà, au phénomène-
institution (le régime successoral du Code civil ivoirien).

Les phénomènes-cas sont aussi des phénomènes de relation. Le fond de


leur nature est fait des relations interpersonnelles. Il n'existe pas un
phénomène-cas qui ne serait pas un phénomène de relation. Même dans un
acte juridique apparemment unilatéral il y a, à l'état virtuel, des relations
avec d'autres personnes : l'édit du roi, qui s'adressait "à tous présents et à
venir", nouait avec eux des relations ; un testament est porteur de relations
futures entre l'héritier et les légataires.

Le vis-à-vis de la notion de relation en sociologie générale est l’interaction


qui est le ressort de la vie sociale. Il s’agit d’une série de phénomènes de
relation ; échange d'informations et de messages, influence réciproque des
attitudes et des comportements, communication, le tout dans une référence
à un langage commun. Aussi dans cette description schématique, le rapport
de droit est le ressort de la vie publique, ce sur quoi elle s’appuie.

Parmi les sociologues, il est classique de distinguer trois modes d'interaction


ou de relation : la coopération, la compétition et le conflit. Cette trilogie
convient mieux au droit privé qu'au droit public caractérisé par les rapports
15

d'autorité, qui caractérisent le droit public. La compétition, qui est


l'interaction économiquement la plus importante dans les sociétés libérales,
n'a pas dans les droits libéraux, de traduction générale, mais seulement des
émergences fragmentaires ( ex. le jeu et le pari) ou accidentelles (ex.
l'indemnisation comme sanction de la concurrence déloyale, où c'est
seulement la commission du délit qui fait apparaître une relation juridique
entre les concurrents). À l'opposé, le contrat offre, en droit, un revêtement
largement ouvert à toutes les relations de coopération: le postulat est que
les parties ne contracteraient pas si elles n'y découvraient pas un avantage
commun. Toutefois, lorsque l'exécution traîne ou déçoit ou n'advient pas, la
relation de coopération peut se muer en relation de conflit. Dans la
trilogie, ce sont les relations de conflit qui retiennent plus l'attention des
sociologues. Ils analysent volontiers l'homme social comme un homme en
conflit: on peut entrer en conflit non seulement avec son semblable, mais
aussi avec la nature et avec soi-même.

Cette relation de conflit déborde le seul cadre du droit privé pour embrasser
aussi le domaine du droit public. Déjà, en considérant les conflits entre deux
personnes, l'une d'elle peut être l'État. Entre l'État, en tant que Puissance
publique, et l'individu, il y a une relation de subordination. La guerre, la
grève, la rixe, la rivalité amoureuse, la brouille, la froideur, etc., sont, à des
degrés divers, des conflits. Mais le type proprement juridique de la relation
de conflit est le litige, la contestation susceptible d'être dénouée par une
réponse du droit. Avant le litige (lis, litis = procès), il y a une controverse.
Celle-ci peut prendre fin à l'amiable par la conciliation, la transaction, la
médiation. Mais elle peut aussi déboucher sur un procès. On a ainsi, d'une
part, des phénomènes contentieux et des phénomènes non contentieux.

4. Les phénomènes contentieux et les phénomènes non contentieux

Le contentieux est un ensemble de procès. Les phénomènes contentieux sont


ceux qui se produisent dans un procès ou à l'occasion d'un procès. Ce qui, en
profondeur, met le procès à part des autres relations de conflit, c'est le mode
de solution auquel il tend: l'intervention, entre les deux antagonistes, d'un
tiers personnage, le juge, ayant reçu mission à cette fin; le passage de la dyade
à la triade consacrée.

Le contentieux étant caractérisé, il faut bien comprendre quel est le sens de


la classification dont on lui demande d'être le critère. Il ne s'agit pas
16

d'opposer le procès (et l'ensemble des actes procéduraux dont il est la


somme: plainte, plaidoirie, jugement, appel, etc.) à tous les autres
phénomènes juridiques, mais bien plutôt d'opposer deux états possibles de
n'importe quel phénomène de droit. Nous redécouvrons ici un peu de
l'antithèse, familière aux civilistes, entre le droit au repos et le droit sur pied
de guerre, qui est l'action en justice. Un même phénomène juridique (ex: la
responsabilité d'un accident de la circulation, la nullité d'un contrat) peut
être appréhendé avant tout procès ou dans un procès. Quand il passe de l'état
non contentieux à l'état contentieux, sa structure ne change pas; il acquiert,
néanmoins, une sorte de motilité (faculté de mouvement, mobilité), dont la
sociologie doit tenir compte.

La sociologie du droit ne saurait, sous peine d'irréalisme, méconnaître


l'importance de l'état contentieux dans les phénomènes qu'elle étudie.
D'ailleurs, elle considère la possibilité du passage au procès et au jugement
(la justiciabilité) comme le signe même du phénomène de droit, en antithèse
au phénomène de mœurs.

L'engouement du droit dogmatique pour la jurisprudence n'a pas été sans


contaminer la sociologie juridique, dans la mesure où celle-ci a été l'œuvre
de juristes. Et l'équivoque du mot pratique a fait prendre pour le droit vivant
et quotidien, la pratique des praticiens, la pratique judiciaire, qui n'est au
fond qu'une pathologie. Sans doute, l'observation des cas cliniques contribue
aux progrès de la biologie ; mais c'est à condition qu'on la rapporte à une
étude de la vie normale.

NB: Le droit est infiniment plus vaste que le contentieux. La sociologie


juridique, en réaction contre les attitudes qui prédominent en droit
dogmatique, attache une préférence de principe aux phénomènes juridiques
non contentieux.

II. Le système juridique

Plan : 1. La notion de système juridique, 2. Le système juridique comme unité


d'espace et de temps, 3. L'éclatement du système juridique, 4. La rencontre
de systèmes juridiques.

1. La notion de système juridique


17

La sociologie du droit a emprunté au droit comparé l'expression "système


juridique". Néanmoins, l'extension du concept n'est pas la même dans les
deux disciplines. Pour le droit comparé, un système juridique est une
famille de droits (regroupement des droits nationaux) : les droits
nationaux sont multiples, mais ils se regroupent en quelques systèmes,
quelques grands systèmes, tel le système de common law ou le système
romano-germanique. Pour la sociologie du droit, au contraire, un
système juridique a une aire d'application moins étendue : c'est
pratiquement un droit national, non pas un regroupement de droits
nationaux. Partout où la sociologie constate l'existence d'une société globale,
formant une unité, du moins à voir les choses de l'extérieur, il est permis de
postuler la présence d'un système juridique correspondant.

Cependant, si l'expression de système juridique devait être un simple


synonyme de droit objectif ou droit positif, son intérêt serait médiocre. Il faut
avoir égard à l'esprit qu'elle recouvre une idée importante : savoir, qu'un
droit est un ensemble, que ses éléments composants (surtout les règles et les
institutions), loin d'être rassemblés fortuitement, sont liés entre eux par des
rapports nécessaires. Bien avant que le structuralisme n'eût répandu ses
thèses, les comparatistes avaient insisté sur la cohérence intérieure de tout
système juridique, sur l'interdépendance qui en soude les parties, sur la
rigidité, voire l'immobilité qui en résulte. À la vérité, ils avaient en vue des
structures logiques plutôt que sociologiques : ce qui, à leurs yeux, donnait à
un système juridique son originalité et sa permanence, c'était non pas tant le
contenu concret des normes qu'une technique de vocables et de notions, de
classification et de catégories.

Il va de soi que ce n'est pas sous cet aspect principalement formel que la
sociologie du droit va reprendre à son compte le concept de système
juridique: pour dépeindre la physionomie propre à chaque système, c'est
avant tout à son fond sociologique qu'elle a égard. Elle conserve, néanmoins,
en commun avec le droit comparé, cette hypothèse qui ne sera pas sans
conséquence: que, forme ou fond, la totalité d'un droit a une existence
distincte de ses parties constitutives.

2. Le système juridique comme unité d'espace et de temps


18

Pour donner de la force à l'idée de système juridique, on la relie à des


données observables telles que l'espace et le temps. C'est l'unité d'espace et
de temps qui fait le système.

2.1. L'espace

On peut parler de l'espace juridique comme on parle de l'espace social. De


l'un pas plus que de l'autre, il ne faut se faire une conception étroitement
matérielle. Sans doute, l'espace juridique a pour support naturel un
territoire, une portion de la terre qui est déterminée et marquée d'une
affectation. Ce qui est naturel n'est pas, cependant, toujours nécessaire : une
tribu absolument nomade (ex: tzigane) constitue un espace juridique sans
ressort territorial, tandis que d'autres formes de nomadisme (ex: Mongols,
Bédouins) incluent une certaine notion du territoire en tant qu'aire de
parcours. L'hypothèse du pluralisme juridique, dans son application à des
diversités qui ne sont pas géographiques (telles les diversités d'âge, de
classe, etc.), suppose que plusieurs espaces juridiques peuvent se superposer
en un même lieu, ce qui signifie qu'aucun des systèmes en présence n'a de
territoire qui lui soit propre. L'espace juridique est en réalité une
construction psychologique : il est dessiné par un réseau de rapports de
droit. Plus que le territoire, ce sont les hommes qui sont nécessaires à la
formation d'un espace juridique : non pas des individus isolés, mais des
hommes reliés entre eux, groupés. Ce qui introduit la notion de groupement.

Le groupement sociologique par excellence est la société globale. Le système


juridique a, en principe, pour champ spatial l'ensemble de la société : au-delà
s'étendent d'autres systèmes juridiques. Mais, à l'intérieur, la situation a
rarement la simplicité d'une relation directe de l'atome au Grand Tout. Entre
l'individu et la société globale s'interposent, des corps intermédiaires (selon
la science politique) que la sociologie d'aujourd'hui appelle groupes ou
groupements particuliers. Ce sont des groupements de forme et de volume
très dissemblables, qui vont du ménage au clan, de la commune à la région,
qui comprennent aussi bien les classes sociales que les classes d'âge, les
corporations que les associations, etc. La sociologie générale s'en occupe
volontiers : elle en propose des typologies ; d'une façon plus pénétrante, elle
s'efforce de découvrir les lois psychologiques régissant leur vie interne. Mais
la sociologie du droit a un motif, qui lui est propre, de les étudier à son tour :
c'est qu'elle se demande si un groupement particulier, qui forme un espace
19

social, forme aussi un espace juridique, ou si c'est là une prérogative réservée


à la société globale.

Les juristes font ordinairement coïncider l'espace juridique avec la société


globale, en termes modernes avec l’État ; ils nient, par conséquent, qu'il
puisse y avoir génération spontanée du droit dans les groupements
particuliers. À l'inverse, les sociologues du droit inclinent à admettre que les
groupements particuliers ont en eux-mêmes un pouvoir de création
juridique ; plus généralement, ils segmentent et diversifient l'espace
juridique : tel est le sens qu'il faut pour attribuer à l'hypothèse célèbre du
pluralisme juridique, distinct du pluralisme normatif.

2.2. Le temps

Le système juridique occupe une plage de temps. Il dure même en se


transformant. Cette transformation ne perd pas son être, son identité. La
dogmatique et la sociologie du droit ont bien en commun leur objet, qui est
le droit, mais, tandis que l'une s'attache à un objet figé dans l'instant de la
positivité, l'autre considère un objet in transitu, emporté dans le flux de
l'évolution ou du changement.

Deux circonstances ont longtemps empêché les juristes d'admettre ces


concepts : 1° la prodigieuse survie du droit romain dans les sociétés
occidentales et occidentalisées, survie qui semblait venir de l'éternité même
de la raison ; 2° la force des doctrines du droit naturel, avec tout ce qu'elles
empruntent de pouvoir persuasif à la religion ou à la métaphysique pour
placer le droit hors du temps.

Pour les sociologues du droit, au contraire, l'évolutionnisme a été dès le


début une philosophie latente. Peut-être s'agit-il souvent, pour eux, moins
d'une vérité démontrée que d'un postulat. Postulat bien nécessaire, ne fût-ce
que par besoin méthodologique, puisque l'emploi de la méthode comparative
dans le temps est conditionné par la mobilité supposée du droit. Plusieurs
points, cependant, restent à élucider, une fois l'idée acceptée que le système
juridique est un champ sujet à transformations.

Concernant le sens de ce devenir, beaucoup le tiennent pour un progrès


linéaire du droit (plus de sécurité, plus de justice, plus de vérité, etc.). Cette
représentation optimiste est prédominante depuis l'époque des Lumières ;
on la trouve aujourd'hui dans l'arsenal de propagande de tous les services
20

législatifs. Des sociologues, pourtant, sans nier le mouvement, pensent qu'il


n'est pas sans retours. L'évolution du droit s'accomplirait par cycles, et le fait
est que l'histoire en montre des exemples saisissants : ainsi, en droit public,
la réflexion a souvent été faite que la dictature, s'affaiblissant, cède la place à
la démocratie, qui se dégénère en anarchie, laquelle appelle de nouveau la
dictature ; en droit privé, c'est le passage du formalisme au consensualisme,
puis la renaissance du formalisme.

À vues humaines, le devenir du droit ne mène nulle part. Mais l'évolution du


droit, à l'instar d'autres transformations sociales, est généralement décrite
comme un mouvement graduel. Ce qui concorde avec une explication
biologique du phénomène: par le jeu des naissances et des décès, la société
se renouvelle un peu chaque jour, et du même coup le système juridique dont
elle est le support change aussi, car les individus, sujets ou agents du droit,
qui montent à l'âge adulte, ne peuvent pas avoir exactement la même
sensibilité, ni les mêmes aspirations que ceux qui les avaient précédés, si bien
qu'ils réagissent différemment au droit, ou qu'ils le créent différemment.
Mais la thèse est aussi soutenue que l'évolution du droit, en contraste avec
celle des techniques par exemple, se fait par bonds, mutations brusques. Ce
qui est du reste en harmonie avec la constatation que le droit est, pour partie,
œuvre de la volonté législative.

Les transformations du droit sont en relations avec d'autres changements


sociaux. Pour le marxisme, les transformations du droit sont déterminées par
les changements survenus dans les rapports de production: À l'extérieur du
marxisme, la recherche a été très active, mais elle a pris des orientations
différentes:

1. Ce n'est pas avec les seuls facteurs économiques qu'on s'est préoccupé
d'établir des correspondances : on a envisagé la totalité des facteurs sociaux
au sens large ; ainsi l'urbanisation, les médias, le tourisme, l'allongement de
la vie, les découvertes des biologistes, l'affaiblissement de la pratique
religieuse en Europe et son augmentation en Afrique, etc.

2. On a raisonné moins en termes de causalité et de déterminisme qu'en


termes d'adaptation, et d'adaptation volontaire, c'est-à-dire législative. La
réflexion a été stimulée par l'événement : en Europe, aux USA, au Canada, au
Japon, en Chine (aujourd'hui) par une croissance gigantesque ; dans les pays
émergeants par un processus de développement. Autant de mouvements que
21

paraissent entraver des résistances ou du moins des viscosités (état de ce qui


est visqueux, gluant) juridiques : ici, le fonds coutumier, là-bas des
codifications héritées d'un âge encore rural, bourgeois, tout au plus teinté
d'industrie mais point encore informatisé. D'où des retards, des distorsions,
des tensions. Comment le droit va-t-il répondre aux demandes d'une société
en profonde mutation, et surtout en mutation accélérée selon un rythme sans
précédent ? La sociologie juridique contemporaine a consacré à ce thème une
abondante littérature. Mais plutôt que constatation d'une évolution subie,
c'est action en vue d'une évolution à promouvoir, la traduction politique du
dessein pouvant d'ailleurs osciller entre révolution et réforme.

3. L'éclatement du système juridique

Décrit par les sociologues contemporains comme un monolithe constitué


d'authentique droit, le système juridique présente une fermeté de contours
qui est dû au raisonnement philosophique plus qu'à l'observation
sociologique. En fait, le bloc semble souvent se fissurer, ce qui a donné lieu à
l'hypothèse du pluralisme juridique. Et facilement il se prête à des dégradés,
à des imitations : il y a bien un système non pas vraiment juridique, mais
infrajuridique.

3.1. Le pluralisme juridique

Lorsque les juristes considèrent leur système juridique national, ils en font
une présentation moniste : le droit serait un tout homogène, un bloc sans
fissure: c'est qu'ils l'identifient à l'État; or, sur un territoire donné, à un
instant de la durée, il ne semble y avoir de place que pour une souveraineté.
Si les exceptions se manifestent à cette unité du système juridique, ils
s'emploieront à les faire rentrer dans l'ordre, en supposant que les droits
apparemment distincts ne sont réellement efficaces que par une délégation
que l'État a consentie de son monopole législatif. C'est ainsi qu'ils
expliqueront qu'une loi étrangère puisse venir concurrencer en Côte d'Ivoire
la loi ivoirienne (ce que commandent souvent les principes du droit
international privé), ou que les statuts d'une association régissent la vie du
groupement comme une sorte de petite loi intérieure: Ces fragments de droit
non étatique n'ont de force que dérivée.

La sociologie juridique procède d'une vue tout opposée: que le droit est
essentiellement multiple et homogène. Au même moment, dans le même
22

espace social, peuvent coexister plusieurs systèmes juridiques, le système


étatique certes, mais d'autres avec lui, indépendants de lui, éventuellement
rivaux. C'est l'hypothèse du pluralisme juridique. Hypothèse avant tout
scientifique, qui se veut constatation des faits, elle peut être comprise aussi
comme une doctrine de politique législative, qui critique le monopole de
l'État dans la formation du droit et réclame une décentralisation de l'activité
légiférante, une multiplication des sources.

L'hypothèse du pluralisme se trouvait en pointillé chez quelques juristes qui


admettaient au profit de certaines communautés (en particulier au profit des
Églises) un pouvoir autonome de créer du droit, soit sous la forme législative,
soit sous la forme coutumière. C'est Gurvitch, cependant, qui, en France, a
construit le plus systématiquement le pluralisme juridique: en philosophe
autant qu'en sociologue, et moins par une analyse minutieuse,
microsociologique des phénomènes allégués qu'à partir d'une grande
fresque historico-comparative. Le monisme des dogmatiques a correspondu
à une situation politique contingente, à la création des grands États
nationaux, du XVIe au XVIIIe siècle: il s'est implanté dans la doctrine
continentale européenne comme un reflet de la monarchie absolue, et s'y est
ensuite consolidé comme une projection de la centralisation napoléonienne.
Mais il n'y a rien qui tienne à l'essence même du droit. La preuve en est
qu'auparavant l'Europe avait connu une longue période pluraliste. Au
Moyen-Âge, de même que sur un territoire donné plusieurs monnaies
avaient cours simultanément, chaque espace social était une bigarrure de
systèmes juridiques: coutumes, locales ou générales, droit romain et droit
canonique, chartes municipales, statuts de corporations...Autant de systèmes
concurrents. Au XXe siècle, de nouveau, quoique dans des directions qui ne
reproduisent pas celles du Moyen- Âge, l'unité instaurée par le rationalisme
des codifications a volé en éclats. Dans les sociétés contemporaines, on note
la présence d'innombrables centres générateurs de droit, tantôt au-dessus
de l'État, les organisations internationales, tantôt au-dessous, tels que les
syndicats, les coopératives, les entreprises, les services publics
décentralisés...Autant de sources autonomes d'où le droit jaillit
spontanément. Gurvitch insiste sur la spontanéité, car pour lui, comme pour
les adeptes du droit libre, le pouvoir juridique par lequel le droit est créé
réside non dans l'État, mais dans les faits normatifs, au cœur de la vie sociale.
Cette vie est caractérisée par une diversité des phénomènes de pluralisme :
23

les phénomènes collectifs et les phénomènes individuels; les phénomènes de


concurrence et les phénomènes de récurrence; les phénomènes catégoriques
et les phénomènes diffus.

3.1.1. Les phénomènes collectifs et les phénomènes individuels

Le pluralisme peut résulter de la coexistence du droit d’un groupement


particulier avec le droit étatique. Un groupement particulier peut pratiquer
un droit, différent du droit étatique. Il peut s’agir d’un groupement organisé
(par exemple d'une municipalité qui a ses règles de stationnement, de l'Ordre
des Médecins, qui a son code de déontologie) ou d'un groupement inorganisé,
voire instable (telle la file d'attente, qui met en œuvre spontanément la
maxime prior tempore potior iure).

Le pluralisme peut aussi résider dans le conscience individuelle lors


l'individu éprouve le sentiment d'appartenir cumulativement à deux ordres
juridiques. C'est le cas de celui qui se sent dépendant, quant au mariage, du
droit canonique en tant que catholique, du droit civil en tant que citoyen, du
droit coutumier en tant que membre d'une ethnie. L'objection de conscience
ne paraît pas a priori supposer un pluralisme juridique, parce que c'est avec
une prescription purement spirituelle que la loi étatique entre en conflit,
mais il peut arriver que la religion confère la portée d'une règle de droit à
certaines de ses prescriptions: tel est le cas du droit canonique.

3.1.2. Les phénomènes de concurrence et les phénomènes de


récurrence

Les phénomènes de concurrence sont des phénomènes coexistant dans la


compétition. Ainsi lorsqu’au droit actuel d’un État, s’opposent d'autres droits
également actuels. Il y a simultanéité des commandements, et donc
possibilité de conflit. Ainsi, des immigrés continuent d'observer, même après
naturalisation, des règles de leur droit originaire, compatibles ou non avec le
droit du pays hôte. En Europe, par exemple, la remise d'une dot au père de la
fiancée, que les africains sentent comme obligatoire, peut se superposer au
mariage civil sans en altérer la substance -tandis que l'excision des filles que
des Maliens pratiquent selon leur coutume est condamnée par le Code pénal
français comme une mutilation ou une violence à l'enfant (art. 310 et 312).

Les phénomènes de récurrence peuvent générer un pluralisme de


survivance. Le conflit entre les phénomènes peut être engendré par une
24

succession des normes dans les temps, le commandement disparu fait un


retour offensif dans les attitudes collectives ou les consciences individuelles.
En d'autres termes, il ne faut pas confondre l'abrogation dogmatique avec
l'abrogation sociologique: la loi abrogée dans les textes peut survivre dans
les faits plus ou moins longtemps.

3.1.3. Les phénomènes catégoriques et les phénomènes diffus

Les phénomènes catégoriques. Lorsqu’un ordre juridique coexiste avec le


droit et forme comme lui une catégorie aux contours définis et porte les traits
indubitables d'un droit positif. Les phénomènes constituant cette catégorie
sont dits phénomènes catégoriques et créent un pluralisme catégorique.
Ainsi, après que la Révolution française eut aboli les rentes féodales ou
mélangées de féodalité, nombre de tenanciers, surtout dans l'Ouest du pays,
continuèrent pendant longtemps encore à s'en acquitter. Les deux droits qui
s'étaient succédés, le féodal et le révolutionnaire, étaient très
reconnaissables en tant que droits: ce pluralisme de récurrence était un
pluralisme catégorique.

Les phénomènes diffus. Il existe un type de phénomènes sans contours


définis ni précis. Ainsi par exemple : le marché noir du travail pour se
dispenser d'acquitter les cotisations sociales, le marché noir du commerce
pour s'affranchir de la TVA. Les usagers du marché noir se donnent bonne
conscience en invoquant contre la légalité un ordre juridique d'absolue
liberté contractuelle qu'ils jugent antérieur et supérieur aux textes en
vigueur, comme le droit d'un paradis perdu, qu'ils ne connaissent guère que
par ouï-dire familial (nos pères ont toujours fait ça !). Droit mythique aux
prises avec le droit positif, ce pluralisme même très agissant n'est que diffus.

L’hypothèse du pluralisme a une fonction critique à l’égard d’une conception


trop unitaire du droit. Mais le risque est grand de l’enfermer dans un
dilemme : Ou bien les phénomènes dépeints comme constituant un autre
droit sont pris en considération par le système juridique global, donc
raccordés à lui, intégrés à lui d'une certaine manière, et l'unité est restaurée
à travers ce système global qui assume l'ensemble ; ou bien les phénomènes
de prétendu autre droit restent en dehors, non intégrés au système, et ils ne
peuvent être qualifiés véritablement de droit, tout au plus de sous-droit. Or,
le juridique et l'infrajuridique ne font pas un pluriel, parce qu'ils ne sont pas
d'identique nature.
25

On touche, ici, à l'illusion du pluralisme, car les choses ne se passent pas droit
contre droit, mais sous-droit contre droit. Or, si les phénomènes
infrajuridiques ressemblent aux juridiques, ils en sont substantiellement
différents. Le pluralisme croit avoir filmé le combat de deux systèmes
juridiques; mais ce qu'il montre est un système juridique aux prises avec
l'ombre d'un autre. Finalement, le véritable pluralisme juridique pourrait
bien se trouver plus loin dans l'épaisseur des faits, lorsque, cessant d'opposer
des règles entre elles, on oppose, pour une même règle, des manières
différentes de l'appliquer.

Cette réflexion renvoie l'observateur de la règle de droit au jugement. Si le


juge crée du droit, la multiplicité des juges au sein d'un même système est
propre à engendrer des phénomènes de pluralisme juridique. Mais les
juristes dogmatiques objecteront qu'il existe dans tout pays des mécanismes
(voies de recours et hautes cours) qui permettent d'assurer l'unité de la
jurisprudence. Mais les voies de recours ne sont pas toujours exercées, les
hautes cours pas toujours entendues; bref, les dissidences jurisprudentielles,
même si elles sont anormales, sont des réalités avec lesquelles une sociologie
du droit doit compter.

Qui plus est, il est un pluralisme judicaire qui a, en quelque sorte, un caractère
structural: c'est celui qui résulte de ce que l'on appelle techniquement le
pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond. Suivant la façon dont ce
pouvoir est utilisé, on peut aboutir à des droits pratiques très différents: une
blessure identique n'est pas, ici et là, réparée au même taux.

À noter que lorsque la diversité judicaire, d'interprétation ou d'appréciation,


traduit seulement l'humeur individuelle, fût-elle habituelle, d'un juge, il peut
sembler qu'elle ne relève pas d'une analyse sociologique en quête
d'objectivité. Mais, bien souvent, les attitudes originales d'une juridiction
sont déterminées par des conditions objectives, historiques ou
géographiques, économiques ou culturelles du milieu social particulier sur
lequel elle a compétence. Les magistrats peuvent être influencés par les
courants d'opinion qui les entourent. Le particularisme local ou régional
dans le maniement des lois nationales peut acquérie assez de stabilité et une
nature suffisamment collective pour que la situation puisse être dépeinte
comme la création d'un sous-système de droit.
26

NB: Ce n'est pas toujours des juges que dépend l'application des lois. Ce peut
être aussi des justiciables ou de leurs conseils. Ainsi, la propension (ou la
répugnance) de la population à pratiquer tel type de comportement juridique
peut varier d'une région à l'autre ou d'une classe à l'autre. Aussi, il va se
constituer une mosaïque du droit...

Les phénomènes du pluralisme juridique ne forment pas un système, mais


un sous-système de droit.

3.2. L'infrajuridique

L'observation des pluralismes juridiques a révélé une part de


l'infrajuridique. Celui-ci mérite, cependant, d'être étudié d'une façon
spéciale, car il peut se rencontrer aussi bien en dehors de toute rivalité avec
un ordre juridique d'État. Apparemment, l'infrajuridique est déjà compris
dans le social non juridique, dans la masse des phénomènes de mœurs. Mais,
parmi tous les phénomènes de mœurs, les phénomènes infrajuridiques
tirent de leur proximité, de leur ressemblance au droit, une coloration
particulière. C'est même cette ressemblance au droit qui fait l'intérêt
scientifique de leur étude, car il est permis d'en espérer une lumière
analogique sur la genèse des phénomènes proprement juridiques. Sans
doute, l'absence ou la présence d'une sanction légale met une différence
entre les deux types de phénomènes. Toutefois, il n'est pas impossible
d'isoler, dans la formation complexe d'une règle ou d'un comportement
juridique, certaines phases de développement qui se situent en amont de
la sanction légale. Ce sont ces phases de développement qu'il peut être
fructueux de superposer à des phases similaires de l'infrajuridique. Ainsi, il
ne serait pas absurde d'essayer de saisir ce qu'est le sentiment de la
responsabilité pour dommage aux biens avant toute sanction, en l'observant
comparativement chez l'adulte exposé à la demande d'indemnité (juridique)
et chez l'enfant soumis à la discipline familiale (infrajuridique).

Les phénomènes infrajuridiques ont ordinairement pour siège non pas la


société globale, mais les fractions de population, des groupes plus ou moins
étendus. L'infrajuridique est un système autonome de règles de conduite
qui se constituent et se conservent dans les fractions de la société. C'est
un droit des sous-cultures et, par effet réflexe, une sous-culture. On y
trouve une gaucherie, quelque chose de rudimentaire et de barbare dans le
décalque du droit. Enfermé généralement dans un milieu étroit et populaire,
27

l'infrajuridique est un système de normes et de jugements qui est a priori


incapable de posséder une technique et des techniciens. Ce contraste
avec le droit a beau ne toucher qu'à la forme, il est considérable.

L'infrajuridique est, au demeurant, très varié, ne serait-ce que parce que les
groupements qui lui servent de supports sont eux-mêmes très variables:
classes sociales et classes d'âge, isolats géographiques et minorités
ethniques, familles et métiers...Certaines manifestations de l'infrajuridique
ont donné naissance à des catégories, voire à des disciplines autonomes: le
droit folklorique, le droit enfantin, le droit vulgaire.

3.2.1. Le droit folklorique

Du folklore en tant que science des traditions populaires, une branche


spéciale est dérivée, le folklore juridique, qui a ses chercheurs et sa
littérature. L'objet en est le droit folklorique: débris de droit ancien (fort
ancien souvent) qui survivent dans le milieu populaire à l'état de coutumes
orales, locales, sans guère plus de sanctions que satiriques. Droit de
survivance et droit populaire, telle est la double essence du droit
folklorique. Cette essence manifeste que ce droit n'appartient pas à l'ordre
juridique de l'État, que ce n'est pas un droit véritable, mais seulement un
ensemble de phénomènes infrajuridiques.

Il n'est pas toujours facile de délimiter ce qui relève respectivement du


folklore général et du folklore juridique. En gros, le folklore juridique reflète
des phénomènes de droit, le folklore général des phénomènes de mœurs.
Mais, en fait, le folklore juridique, fréquemment, semble s'intéresser, bien
plus qu'aux institutions juridiques elles-mêmes, aux fêtes, aux cérémonies,
aux rites qui les entourent: ainsi, à la paumée accompagnant la vente de
bétail, aux coups de fusil tirés, aux pièces de monnaie déboursées pour
solenniser un mariage. On peut se dire que ces pratiques sont trop
extérieures pour révéler du juridique. Mais ce serait oublier que la forme est
une dimension nécessaire du droit et que, d'ailleurs, les usages cérémoniels
permettent souvent de pénétrer au fond même des institutions (ainsi, à tort
ou à raison, des coups de fusil on a conclu au mariage par rapt, et des pièces
de monnaie au mariage par achat).
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Ex: Maquiller ou habiller pareillement les jeunes filles pour tester la capacité
du prétendant à reconnaître sa future épouse; Jeter la farine aux jeunes
époux;

Il reste que le folklore juridique a constamment à se défendre contre le risque


d'un envahissement par le pittoresque. Si la tâche première est de procéder
à la collecte descriptive, ethnographique des faits, il ne faut pas qu'elle
masque les problèmes fondamentaux.

Le droit folklorique bute au problème de date, de milieu et de fonction:

-Le problème de date: Le droit de survivance ne révèle pas sa date, mais son
époque approximative. Le droit folklorique n'est pas toute survie
sociologique d'une loi ancienne mal abrogée. Son objet propre est la
résurgence, dans les sociétés modernes, d'un droit très archaïque: le mariage
à tel mois et pas à tel autre..., les cérémonies pour les veufs et les veuves qui
se remarient.

-Le problème du milieu: Le droit folklorique a pour milieu non pas la


société globalement considérée, mais seulement la partie populaire de celle-
ci. Il s'agit des usages locaux et non de coutumes. Le droit folklorique s'est
mieux conservé à la campagne qu'en ville, et il est plus actif dans la jeunesse
que dans l'âge mûr. Ce dernier trait est très important. Une hypothèse
plausible présente certains phénomènes du folklore juridique comme une
sorte de droit autonome de la jeunesse, survivance d'une époque primitive
où les adolescents, faisant bande à part de la société adulte, pouvaient
exercer contre elle des droits singuliers. Ainsi pourrait s'interpréter le
folklore de la quête des œufs à Pâques et à la Pentecôte, la liberté reconnue
aux adolescents de mimer la vie conjugale (construction de cases, mariage
fictif, cuisines...), la licence donnée à la famille des jumeaux de passer de
maison à maison pour collecter de la nourriture... -Le problème de fonction:
En regard de leur subsistance au milieu de nous, les phénomènes du folklore
juridique évoquent une activité gratuite de jeu, plutôt que le mécanisme
utilitaire que nous sommes habitués à chercher dans le droit. Pour expliquer
cette irrationalité, il est courant d'alléguer l'empreinte de la magie sur la
mentalité archaïque. Par exemple: l'usage du charivari (acte rituel de
tumulte, de grand bruit organisé) aurait eu pour fonction originaire, d'après
certains, d'écarter du nouveau foyer l'esprit tracassier de l'époux défunt.
Pour d'autres, l'explication est plutôt utilitaire: la communauté villageoise,
29

frustrée du banquet sur lequel elle comptait, parce que les secondes noces
vont se célébrer dans l'intimité, obligerait par son tapage les nouveaux époux
à payer rançon. Pour d'autres encore, cette coutume serait une peine des
secondes noces (c'est une technique juridique bien connue qui a longtemps
traduit l'hostilité des sociétés occidentales à tout remariage).

3.2.2. Le droit enfantin

En psychosociologie, il existe une hypothèse selon laquelle l'organisation


spontanée des groupes d'enfants ou d'adolescents se développe
d'année en année en passant successivement par des stades
d'intégration analogues à ceux des sociétés ancestrales au cours de leur
évolution historique. Aussi, faut-il regarder vivre, et surtout jouer, les
groupes d'enfants pour découvrir le passé profond des institutions
juridiques; et on peut même, en agissant sur eux, faire commodément des
expériences de sociologie juridique, alors que toute expérimentation directe
sur la société adulte est terriblement malaisée.

Le droit enfantin présente différents aspects et, selon que dans la


détermination de ces normes et de ces conduites prédominent les facteurs
externes (les influences de la société adulte) ou internes (propres au
groupe enfantin lui-même), on sera fondé à parler tantôt de droit emprunté,
tantôt de droit spontané. Le droit enfantin emprunté peut être un droit
qui est imposé à l'enfant par la société adulte, dans la famille d'abord et
surtout, mais aussi à l'école, voire dans la rue. Si l'enfant se soumet à ces
consignes, c'est parce qu'il respecte les "grandes personnes". Or, ce respect
des aînés, des ancêtres, serait le mécanisme élémentaire qui fonde la force
obligatoire de la coutume, prototype de la règle de droit. Le droit enfantin
imité vient de ce mécanisme: les enfants singent dans leurs jeux les jeux
juridiques de leurs parents: les fillettes jouent à la marchande, donc aux
contrats. C'est un droit de caricature, mais le grossissement caricatural
facilite l'observation. Quelquefois, l'imitation se complique de tradition: le
décalque s'est fait très anciennement, puis il s'est conservé à travers les
générations par le cheminement si singulier du folklore enfantin. De sorte
que les enfants d'aujourd'hui (peut-être davantage ceux d'hier) nous livrent
une image de droit archaïque. Mais les enfants peuvent trouver aussi cela
seuls. En effet, placés en face d'une certaine situation, ils sont bien capables
d'y répondre par le même raisonnement législatif que les adultes: ainsi se
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crée du droit enfantin spontané, et cette création ingénue peut projeter


quelques lueurs sur la formation des mécanismes similaires en droit adulte.
On peut croire, par exemple, qu'à nos théories sur l'origine du droit de
propriété il manque d'avoir commencé en observant scientifiquement la
genèse de l'appropriation chez l'enfant; et sur celle de la liberté
contractuelle. On peut aussi voir l'origine de la liberté contractuelle dans
les règles des jeux de compétition, conçues par les enfants eux-mêmes et
auxquelles ils obéissent, et qui deviennent au fur et à mesure qu'ils
grandissent une libre convention entre joueurs: le sentiment qu'une société
adulte a du caractère obligatoire de ses coutumes (opino necessitatits)
pourrait bien passer par les mêmes phases d'évolution.

3.2.3. Le droit vulgaire

Le droit vulgaire est la traduction française de l'expression allemande


"Vulgärrecht" créée par les romanistes allemands pour désigner le mélange
de coutumes locales et de droit romain, classique ou impérial, plus ou
moins dégénéré, déformé, qui, au Bas-Empire, s'appliquait en fait dans
les provinces, au moins dans les classes populaires (Jean Gaudemet).
Derrière le fait historique précis, on redécouvre une constante
sociologique: la tendance des milieux non techniciens à se constituer
une sorte de droit inférieur, en combinant avec des usages autonomes
des éléments empruntés à l'ordre juridique d'État. Ne considérer dans
les normes et conduites qui en dérivent, sous prétexte qu'elles restent en
deçà de la sanction légale, que des simples phénomènes de mœurs, ce serait
méconnaître tout ce que leur apporte le voisinage du droit. On a affaire à
une nouvelle zone de l'infrajuridique, et il faut insister sur le rapport
dynamique, d'autres diront dialectique, qu'elle entretient avec le
système du droit positif, sur les mouvements de flux et de reflux qui se
produisent entre eux. Tantôt le droit vulgaire corrompra le droit savant, ou
même frappera d'une sorte de langueur 3, proche de la désuétude; tantôt le
droit savant passera à la contre-offensive, essayant avec plus ou moins de
succès de refouler le droit vulgaire à coup de nullités et de peines; tantôt un

3 La langueur est l'état de quelqu'un dont les forces diminuent lentement: le manque d'activité, d'énergie. Ici: l'inefficacité
du droit.
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compromis s'établira, le droit savant estimant plus politique de s'incorporer


une dose de droit vulgaire.

Dans les sociétés de type légaliste, une frange énorme de droit vulgaire court
ainsi, en clair-obscur, le long du système juridique positif. Aux yeux des
juristes, c'est du fait, non du droit, et il est inutile de s'en occuper. Sauf si, à
l'occasion, il arrive que ce droit vulgaire, en se couvrant de quelque clause
générale du droit savant, essaie de se faire reconnaître des tribunaux , afin
d'obtenir le bénéfice de la sanction étatique. Cette sollicitation du droit
savant par le droit vulgaire, du juridique par l'infrajuridique est aujourd'hui
un problème bien catalogué: c'est le problème dit des situations de fait et
de leur passage au droit. L'union libre, en marge du mariage, la séparation
de fait, en marge de la séparation de corps et du divorce, le contrat de fait ou
innommé, en marge du contrat nommé, en sont les aspects les plus voyants.
La remarque a souvent été faite que ces phénomènes sont en expansion. À la
vérité, ce qui est accru, ce n'est peut-être pas tellement le nombre des
situations de fait que la confiance qu'elles ont en elles-mêmes, et leur audace
tranquille à affronter le grand jour des tribunaux.

Les fragments de droit vulgaire que l'on peut réussir à capturer dans les
mailles des décisions judiciaires sont fort peu de chose en comparaison de
tout ce qui demeure à l'état non contentieux. Pour en connaître davantage,
c'est le procédé de l'enquête qu'il faudrait appliquer: l'enquête en milieu
populaire, techniciens exclus, sans négliger les provinces reculées, car
l'éloignement de la capitale favorise, à n'en point douter, une forme au
moins du droit vulgaire. On pourrait, peut-être alors comprendre que, par
exemple, à rebours du droit savant qui fait de l'écrit une simple condition de
preuve, mais non pas d'existence des contrats, le droit vulgaire considère que
l'on n'est pas réellement obligé, pour certains contrats, tant qu'il n' y a pas eu
d'écrit de dressé.

Une forme de droit vulgaire mérite une attention spéciale: c'est celle où,
paradoxalement, l'infrajuridique se constitue par une intervention de
l'État. Ce phénomène est de tous les temps: une fois que le pouvoir a institué
des organes juridiques, de style technicien, et notamment ces organes
juridiques par excellence que sont les organes de justice, chargés
d'accomplir le droit par la voie intellectuelle et rituelle du procès et du
jugement, le besoin naît spontanément d'avoir d'autres canaux de
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communication entre le droit et la masse (moins formalistes, plus


accessibles, plus expéditifs et plus grossiers). Ainsi va s'implanter, et d'abord
à l'usage des classes inférieures, une espèce de sous-justice, destinée à
rendre effectif au moins un à-peu-près de droit: par exemple, l'enquête
officieuse de la police par-dessous l'instruction réservée au juge. Ce genre de
procédures infrajuridiques, étant plus actives, selon une loi du genre
poussent et chassent devant elles les juridiques, sous réserve de courir le
risque, devenues juridiques, à leur tour, de se laisser gagner par le sclérose.

Le droit vulgaire vit parmi les humains. Il n'en manque point dans les
interstices (i.e. très petits espaces vides entre les parties de quelque chose,
les menus méandres) du droit savant, même du droit civil le plus technique
de tous. Question d'observer autour de soi: lorsqu'on veut ramener la paix
entre colocataires, lorsqu'un époux est abandonné, lorsque les parents
cherchent leur enfant fugueur, lorsqu'on aimerait obtenir le paiement d'une
dette, le premier réflexe est de s'adresser aux commissariats de police (en
ville), ou aux mairies, aux brigades de gendarmerie, ou aux chefs
coutumiers ou aux chefs de quartiers (à la campagne). Il s'y exerce toute
une juridiction sommaire de droit vulgaire, une infrajuridiction mélangée de
droit et de fait.

4. Les rencontres de systèmes juridiques

On ne connaît pas de système juridique qui ait été seul sur la terre des
humains. Même le droit romain qui a le plus approché de l'universalité
n'ignorait pas qu'il existait des lois barbares au-delà de ses frontières. À notre
époque, l'ONU émet des textes à prétention universelle (la Déclaration
universelle des droits de l'homme de 1949, la Convention de 1989 sur les
droits de l'enfant), mais ils ne sont ratione materiae que parcellaires, ne
forment donc pas un système de droit. L'Europe et l'Afrique dans leurs
diverses incarnations, ne sont pas parvenues au stade de la totalité juridique.
En fait, le droit de chaque peuple a une singularité historique qui l'oppose à
tous les autres et qui, en combinaison avec d'autres éléments -la langue
notamment, et ici se trouve l'insistante analogie- concourt à composer une
culture. Qu'une culture propre à un peuple entre en contact avec la culture
d'un peuple différent, des phénomènes en jaillissent, dont la teneur n'est pas
donnée d'avance. Que, par contre-coup de ce contact interculturel ou d'une
manière indépendante, un système juridique se manifeste dans l'espace d'un
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autre, on peut s'attendre à des interactions de divers types. Un de ces types


a acquis une importance particulière : c'est l'acculturation juridique.

4. 1. Les interactions entre systèmes juridiques

L'ethnologie et l'histoire ont observé toute une gamme d'attitudes possibles


de la société autochtone, découvrant l'étranger étranger à son droit.

4.1.1. Dans les sociétés traditionnelles

Dans les sociétés traditionnelles, une réaction fréquente est le repli sur soi.
L'esprit de la tribu veille sur le trésor des coutumes, comme sur un secret
dont la connaissance et l'application doivent être réservées aux natifs. Ces
coutumes tirent leur autorité d'avoir été révélées dans un temps mythique à
un grand ancêtre: les descendants s'exposeraient à des malheurs s'ils
laissaient des étrangers pénétrer dans l'héritage (Ex: le système de la
personnalité des lois).

Mais l'attitude diamétralement inverse existe aussi: l'ouverture à l'étranger,


l'hospitalité, l'appel du voyage, le goût de l'exotisme et de la communication.
Pour le droit comme pour le reste (la parure, les techniques, les mœurs). Le
droit venu d'ailleurs tirera de son extranéité, de son mystère, un surcroît
d'autorité. De là, le mythe, si répandu, des législateurs étrangers apportés par
les flots pour dicter des lois nouvelles aux autochtones. La colonisation de
l'Afrique a été un cadre propice à l'acculturation juridique.

4.1.2. Dans les sociétés modernes

Dans les sociétés modernes, la propension à l'ouverture est souvent le trait


de certaines élites: c'est chez les intellectuels l'esprit dit cosmopolite, avivé
pour ce qui est des juristes par les progrès et les mirages du droit comparé.
(Le monde est devenu un village)

Cependant, dans ces sociétés, l'attitude à prendre envers l'étranger et son


droit est avant tout une res politica, elle-même traversée par le phénomène
du nationalisme. Celui-ci est un phénomène social total dans lequel sont
impliquées maintes variables, les mœurs aussi bien que la force militaire,
l'économie aussi bien que la musique. L'une des tâches en est le nationalisme
juridique. Sa tactique peut être purement défensive: il ferme le système
national à l'influence des systèmes étrangers. Ainsi, la fermeture au droit
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musulman de la famille a été et est encore une constante des droits


occidentaux, ce qui s'est traduit pratiquement par l'exclusion de la
polygamie, le rejet de toute forme de divorce ressemblant à la répudiation
selon la Charia.

Néanmoins, ce nationalisme protectionniste peut marcher de pair avec un


nationalisme de conquête. Les juristes sont les premiers à se montrer
expansionnistes pour leur propre droit: les juges, appelés à trancher un litige
en droit international privé, feront tendancieusement prévaloir la lex fori; les
représentants de leur pays dans la préparation d'un traité ne concevront
l'accord que sur la base de leur propre loi. La solution va dans le sens de
leur moindre effort (joint que le marché de l'emploi s'en trouvera finalement
élargi pour leurs enfants, futurs juristes nationaux). Mais, derrière l'attitude
des techniciens, peut se cacher aussi une stratégie d'hommes d'État, car il
est des cas où le droit est le véhicule d'idées et de forces politiques.
Napoléon comptait sur son Code civil pour abattre les régimes féodaux dans
les pays satellites. Plus tard, la transplantation du système juridique
occidental outre-mer fut un instrument de la colonisation: c'était la politique
d'assimilation. Les soviétiques avaient réussi temporairement à accroître
leur domination sur les pays voisins en faisant de leur système juridique le
modèle de toute une famille de droits, dits droits socialistes. Ces événements
historiques ont dû être fertiles en phénomènes d'acculturation.

4.2. L'acculturation juridique

Nous en étudierons la notion (3.3.2.1), le processus (3.3.2.2) et les effets


(3.3.2.3).

4.2.1. La notion

Forgé en 1880 par l'ethnologue américain Powel, le mot d'acculturation est


entré dans le vocabulaire des sociologues français: il n'est pourtant pas
élégant ni même très exact, car ce qu'il évoque littéralement, c'est (non sans
préjugés ethnocentriques) le passage des primitifs à la civilisation, ad
culturam, alors que ce qu'il désigne est beaucoup plus large. Par
acculturation, en effet, il faut entendre, non pas un simple contact culturel,
mais toute greffe d'une culture sur une autre. Toute culture contenant du
droit, on en est arrivé aisément à l'idée d'une acculturation juridique, à l'idée
35

qu'un système juridique pouvait se greffer sur un autre, pour des causes et
avec des effets relevant de la sociologie du droit.

L'histoire du droit foisonne d'exemples: la Constitution de Caracalla étendant


la condition de citoyen à tous les habitants de l'Empire, l'invasion des
coutumes germaniques en Gaule, la réception du droit romain en Allemagne,
les renaissances romanistes en France, etc. En France, gabelle (impôt
indirect sur le sel sous l'Ancien Régime) et douane ont été des greffons
arabes dans le corps français.

À notre époque, le droit comparé est venu fournir des occasions d'observer
l'acculturation in vivo: au Québec se sont affrontés le droit civil de la France
et la procédure de common law; des pays d'Orient ont voulu s'occidentaliser
en pratiquant une réception des législations étrangères, telle la Turquie
d'Ataturk qui a adopté le Code civil suisse; chez les peuples colonisés, puis
décolonisés, c'est le cas des peuples africains, la colonisation économique et
politique s'est accompagnée d'une colonisation législative et la
décolonisation n'a pas toujours conquis dans son reflux l'acculturation du
droit.

4.2.2. Le processus

Le processus d'acculturation du droit est pluriel et peut donner naissance à


plusieurs acculturations juridiques:

4.2.2.1. L'acculturation juridique procédant de l'autorité politique

Elle peut être plus ou moins étendue. Dans des réformes historiques (comme
celles de Caracalla ou d'Ataturk, au moins d'intention), l'acculturation était
totale: le système étranger était donné en adoption ou adopté, chair et
esprit, comme l'enfant étranger. Dans les sociétés actuelles, il est plus
fréquent que l'acculturation se fasse par petites touches, un élément isolé
étant emprunté à une législation étrangère après estimation de ses avantages
et de ses inconvénients. C'est ainsi que d'Angleterre la France a transplanté
le chèque en 1865 et la semaine anglaise en 1917; d'Allemagne la société à
responsabilité limitée en 1925, le régime matrimonial de participation aux
acquêts en 1965.

L'acculturation globale est sociologiquement la plus significative, parce que


c'est en elle que s'accomplit vraiment une mutation de culture. En logique
36

pure, l'acculturation partielle serait même condamnée a priori par une


conception structuraliste du droit: le système étant présumé en
équilibre, remuer une partie, c'est menacer le tout d'écroulement, même si
les faits prouvent qu'il y a de ces imitations fragmentaires qui réussissent.
Mais si elles ont pour objet une institution essentielle, notamment une de
celles qui affectent au plus intime la personnalité du sujet de droit ou les
fondements du pouvoir, par une série de réactions en chaîne leur portée
réelle pourra finalement dépasser de beaucoup leur portée apparente et
première.

Parmi les actes de l'autorité qui peuvent servir de véhicule à une


acculturation juridique, le plus visible est la loi, et c'est aussi celui qui par
la solennité, l'effet de dramatisation, peut le mieux contribuer à assurer le
succès de l'opération.

L'acculturation juridique peut aussi être judiciaire. Ainsi au temps de


l'Algérie française, les juges envoyés de la métropole qui étaient chargés
d'appliquer aux Musulmans le droit islamique infléchirent par leurs
interprétations plus d'une institution de ce droit vers les catégories du Code
civil français: par exemple, ils firent une place à la rescision pour lésion dans
les contrats de droit musulman où elle était ignorée; ils s'efforcèrent, par
exemple, de rapprocher du divorce à la mode française la répudiation, en
ouvrant plus largement le divorce sur demande de la femme, qui était peu de
chose dans la loi coranique.

Les magistrats qui se livraient sur le droit musulman à cette chirurgie de


francisation cédaient peut-être à un nationalisme, à un ethnocentrisme, mais
ils avaient, peut-être aussi, procédé à une comparaison raisonnable (à la
française, certes) de la valeur respective des deux solutions. Aujourd'hui,
l'acculturation s'explique habituellement par un souci pratique
d'amélioration législative.

4.2.2.2. L'acculturation juridique procédant de forces privées

Les forces privées agissent surtout par la voie contractuelle. Le contrat peut
être un instrument efficace d'acculturation juridique: il n'y faut que des
lois permissives. C'est par un cheminement contractuel qu'au Québec la
séparation des biens à l'anglaise a fait reculer la communauté coutumière.
Dans le droit commercial de la plupart des États européens de famille
37

romano-germanique, on a vu, depuis 1960, se développer le leasing (crédit-


bail), la carte bleue, l'offre publique d'achat, toutes ces combinaisons anglo-
saxonnes, importées par la volonté privée.

Néanmoins, ce n'est pas toujours une volonté consciente qui opère. Il


advient que les forces privées agissent à l'état diffus -influences plutôt que
décisions ou, mieux, un climat, qui sera favorable à la pénétration des
institutions étrangères. Le cosmopolitisme juridique a eu des aspects
fameux, comme l'anglomanie des philosophes français. Mais quoique moins
brillante parce que restreinte au petit nombre des juristes, une influence telle
que celle des universités italiennes à la fin du Moyen-Àge a été importante
par la romanisation des droits occidentaux qui s'en est suivie. On pourrait
également ajouter l'influence universitaire de Paris sur les juristes des
Balkans, ou de Berlin sur les Grecs, des capitales occidentales sur les
Africains. L'acculturation juridique a souvent coulé par des canaux de
doctrine. Beaucoup moins par des canaux populaires, le fait est
significatif: le droit populaire n'est pas si facilement international. Il est vrai
qu'entrés dans notre langue des mots tels que boycott ( la mise à l'index d'un
patron) ou squatter (le sans-logis qui s'empare du logis vide) suggéreraient
que, de peuple à peuple, des imitations de coutumes (fussent-elles
infrajuridiques) ont pu se produire, qui ne devaient rien aux techniciens du
droit. Mais il est aussi plausible de supposer qu'en présence de situations
semblables tous les peuples réagissent spontanément de manière analogue,
et les règles étrangères aident les pratiques du système juridique hôte à
prendre conscience d'elles-mêmes.

4.2.3. Les effets de la rencontre de systèmes

Deux systèmes juridiques ne se rencontrent jamais impunément. Des effets


en résultent toujours qui affectent les institutions aussi bien que les
individus (étant entendu que c'est toujours à travers une modification des
hommes que s'opère une modification des institutions).

4.2.3.1. Les effets sur les institutions

L'effet principal tient à la destinée de l'élément étranger une fois introduit


dans le système autochtone: y aura-t-il réussite ou échec? L'échec d'une
greffe est le rejet.
38

Ainsi, après l'introduction du Code civil suisse en Turquie, quelques


phénomènes de rejet ont été observés: en 1938, il a fallu abaisser à dix-sept
et quinze ans l'âge du mariage, que la loi importée fixait à vingt et dix-huit
ans; la jurisprudence a dû élaborer une solution permettant le transfert de la
propriété immobilière malgré le défaut d'inscription au livre foncier; des
mariages célébrés selon la forme coutumière, au mépris du mariage civil
obligatoire, ont été validés après coup.

Un bouturage a réussi lorsque, détachées de la plante, les boutures la


reproduisent. Mais, entre l'échec total et la totale réussite, il y a de la place
pour une issue en demi-teinte, qui est le métissage. Pour ce qui regarde
l'acculturation en général, beaucoup de sociologues seront d'avis qu'elle ne
peut jamais avoir de succès parfait. Ils en seront d'avis par présupposé
déterministe: si tout est déterminé par le milieu social, il n'est pas de
transplantation hors du milieu social qui ne soit une aventure et ne doive,
à tout le moins, se solder par une déformation de l'élément transplanté.
Peut-être l'acculturation juridique se prêtera-t-elle à une appréciation plus
nuancée, car tout dans le droit n'est pas déterminé, et l'on ne saurait éliminer
la part que la volonté et la contrainte réussie peuvent y prendre. Ce qui est
exact, c'est que, dans l'acculturation juridique, comme dans toute autre
acculturation, il faut se défier des réussites théoriques; si l'introduction
des institutions étrangères se limite à une modification des textes
autochtones sans s'accompagner d'effectivité dans l'application, elle n'a
pas de valeur sociologique.

Même en observant cette précaution, il paraît que l'on peut trouver dans
l'histoire moderne des exemples parfaits d'acculturation juridique: le contrat
d'assurance, la société anonyme fonctionnent à l'européenne, sans altération
sensible, dans les terres d'Islam (la Tunisie, l'Egypte) et en Afrique
subsaharienne où ils ont été importés. Mais il y a eu des rejets célèbres: le
Code Napoléon -le code du mariage civil, du divorce, de l'antiféodalité- fut
expulsé d'Italie avec les Français, quand le régime impérial s'effondra (le
support politique lui manquait désormais).

L'institution d'importation est un cas intermédiaire. Entée (greffée) sur un


système différent, elle va en subir l'influence; elle y perdra quelques-uns de
ses caractères originaires, en acquerra de nouveaux; nous aurons finalement
un hybride. La synthèse peut être bénéfique, si les traits favorables se
39

cumulent: c'est ainsi que, depuis Durkheim on met au crédit des grandes
invasions la compénétration qui se serait produite entre la famille patriarcale
des Romains et la famille conjugale des Germains. En d'autres circonstances,
néanmoins, le mélange a provoqué l'abâtardissement: c'est par exemple un
des poncifs (clichés, images, stéréotypes) du droit constitutionnel comparé
que le régime présidentiel transporté des USA dans les républiques de
l'Amérique latine, n'y a engendré que des caricatures de lui-même. Mais
pourquoi distribuer louange et blâme? Le métissage du droit est un
phénomène qu'il suffit de constater. Surtout quand il porte sur un système
juridique entier, il a cette amoralité qu'il faut reconnaître aux grandes
transformations historiques: ainsi, l'historien voit d'un regard indifférent le
droit romain se mâtiner (mélanger) aux coutumes dans les provinces pour
donner le Vulgärrecht, en attendant peut-être d'assister un jour à de
semblables métamorphoses de ces droits européens (francophones ou
anglophones) que les États ex-colonisateurs ont laissés derrière eux dans
les jeunes États africains.

Si, dans notre domaine, l'effet principal à observer est celui que la greffe
produit sur le greffon lui-même, il ne faut pas exclure l'éventualité d'effets
secondaires, qui se manifesteraient à l'entour, se diffusant dans l'ensemble
du corps social récepteur. Dans ce corps social, l'acculturation juridique peut
déterminer des troubles, des ruptures d'équilibre, qui vont bien au-delà de
la prothèse opérée par le législateur. Des séquelles pathologiques de ce genre
ont été imputées, en particulier, au vent d'Occident qui, au siècles dernier,
souffla sur le droit privé des nations balkaniques, après qu'elles eurent
reconquis leur indépendance. Des codifications imitées de la française,
imbues de son esprit libéral et individualiste, convenaient mal aux mœurs et
coutumes encore patriarcales de ces pays.

Plus généralement, ces législations, conçues par et pour une mentalité


étrangère, demeuraient sans prise réelle sur les populations auxquelles on
les imposait. Pour établir un contact, il leur fallait des interprètes, et même
davantage: des courtiers, habiles non seulement à parler les deux langues,
mais à rassurer aussi bien qu'à accommoder. De là, dans les Balkans d'alors,
comme d'aujourd'hui, et en Afrique subsaharienne, le pullulement d'une
classe juridique instruite en France et détenant la clef des textes ésotériques,
avocats besogneux, parasites, faisant foisonner les procès et prélevant la
dîme du droit sur une économie de pauvreté.
40

4.2.3.2. Les effets sur les individus

Selon une opinion défendue en sociologie générale, il n'est de véritable


acculturation qu'autant que la personnalité des individus est
transformée de l'intérieur. Pour appliquer ce critère à l'acculturation
juridique, il faut admettre que le droit ait sa part dans la formation de la
personnalité. De fait, si le système juridique national contribue à modeler la
psychologie d'un peuple, il est plausible de supposer que l'importation d'une
institution étrangère se traduit toujours par un certain changement dans les
attitudes mentales des autochtones. À l'inverse, les échecs d'acculturations
juridiques se trahissent souvent en ceci que la loi d'importation glisse à la
surface des consciences individuelles: quand bien même elle ne serait pas
ignorée, elle reste impuissante à influencer les actions quotidiennes. Ex: du
temps de l'Algérie française, il y avait eu ce qu'on appelait l'accession des
musulmans à la citoyenneté. Cette accession emportait théoriquement
abandon de la loi coranique, adoption des institutions civiles et de la
compétence judiciaire selon le droit français. Or, l'expérience montra que,
bien souvent, les musulmans qui avaient réclamé le bénéfice de l'accession,
continuaient à se conformer au droit musulman dans leur vie familiale,
portaient leur procès devant le juge religieux, etc. C'était au point que la
jurisprudence s'était refusée à étendre les effets de l'accession aux enfants
mineurs du bénéficiaire, afin de ne pas multiplier les Français inconscients.
À noter que cette accession était perçue par le milieu musulman comme une
véritable abjuration (abandon solennel de sa religion). D'où quelques fois
des traumatismes aux confins du drame (Revue algérienne de législation,
1924, 239). La dualité de modèles normatifs pourrait soumettre l'individu à
une sorte de schizophrénie, s'il ne puisait dans son vouloir-vivre des
réactions de défense (soit qu'il élimine le modèle exotique, soit qu'il en
retienne seulement un moyen de réinterpréter, donc de perpétuer le modèle
autochtone. On a fait ainsi observer que la règle occidentale de monogamie,
transportée dans les sociétés africaines, n'y a eu d'autre effet qu'une
réinterprétation de la polygamie sous les espèces d'une pratique de bureaux
et de tiroirs multiples...

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