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Revue thomiste : questions

du temps présent

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. Revue thomiste : questions du temps présent. 1895-03-01.

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REVUE THOMISTE
F. LEVÉ, IMPRIMEUR DE L ARCHEVÊCHÉ DE PARIS
17, EUE CASSETTE, 17

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SERONS-NOUS SOCIALISTES?

Au commencement le socialisme fut naïf. Ce n'est pas un


crime; c'est le début de tout le monde. Les socialistes, issus
de Platon en passant par Gracchus Baboeuf, fabriquaient tous
d'idéales constitutions, applicables au pays d'Utopie. Le plaisant,
rehaussé d'une candeur toute prudhommesque, s'y mêlait au
grandiose. « Lorsque le parti, jeune encore, •—a dit Liebknecht,
au Congrès de Halle, — était à la science économique ce que
l'alchimie est à la chimie, on s'occupait beaucoup de la société
de l'avenir, et comment on cirerait les bottes, et comment se
balaieraient les rues (1). » Ce fut un des soucis du Père En-
fantin et de ses acolytes, Bazard, Olinde Rodrigues, Lam-
bert, etc., aux jours où, sanglés dans le symbolique gilet fra-
ternitaire qu'on se laçait deux à deux, ils se mirent à planter,
sur les cimes de Ménilmontant, ce petit Eden saint-simonien,
dont Jérôme Paturot, le vaniteux, s'est flatté d'avoir été le
trot leur.
Depuis ces temps paradisiaques, le système s'est déveloûlé.
Karl Marx l'a fait passer de l'âge où l'on rêve à l'âge où l'on
critique. C'est l'oeuvre de sa redoutable Somme contra jx>ssi-
dentes, de son « Evangile critique des travailleurs », comme dit
le Dr Schaeffle : J)as /Capital. Huit cent trente pages de petit
texte serré ; de formidables paragraphes où s'engrènent défini-

(1) Oitô |iar J. JiouiiUM.vu (Le Socialisme allemandel le Nihilisme russe. |>. -118).
HKYUE THOMISTE. —• 3e A.NKJ3E. — 1.
REVUE THOMISTE

tions, théorèmes et corollaires; bref, un vrai concasseur d'où


sortent broyés menu les sophismes vieillots de l'économie
politique. Emile de Laveleye, dont certaines sympathies allaient
pourtant au socialisme, déclarait cette lecture : « un cau-
chemar (1). »
Depuis encore, le système a fait un grand pas. Il a fréquenté
chez Darwin et s'y est pourvu d'une sociologie évolution-
niste. « Nous croyons, — déclarait M. Lafargue à un auditoire
bourgeois, — que le développement des phénomènes écono-
miques tend fatalement à réintroduire le communisme (2). »
Benoît Malon partage cette foi. bien que son école particulière
n'admette point cette sorte de fatalité mécanique. Il lui oppose
le pouvoir des volontés, accélérateur ou retardataire, selon les
idées qui les mènent; mais, hâtée ou différée, l'évolution s'ac-
complira. « Le socialisme, — écrit-il, — devient l'inévitable
aboutissant des modernes transformations économiques... Il doit,
sous le poids de tous les antécédents de l'histoire, opérer la
rénovation humaine, qui est son but suprême (3). » — Ceci, on
le voit, n'est plus de l'alchimie: c'est de la science. Et il faut
que ces Messieurs en soient bien sûrs pour s'appliquer ainsi
le vitam venturi sseculi du grand Credo transformiste.
Pour eux et pour nous, c'est tout avantage. Pour eux, voici
la Science, une sibylle aux oracles toujours clairs, qui leur
affirme : « L'avenir est à vous. » Ils n'ont donc plus besoin de
nous expliquer ce que sera cet avenir. Il sera, c'est sûr; quant
à sa manière d'être, qui vivra verra.
Voilà, du coup, les socialistes dispensés de discuter entre eux
les dix ou douze formes possibles de la société de l'avenir :
la communiste, l'a collectiviste emphytéotique, l'industrielle, la
colinsienne, l'internationaliste, la révolutionnaire, la marxiste,
l'anarchiste, l'agraire, la réformiste... (4) Du coup aussi, les
voilà débarrassés de toutes les misérables petites chicanes, que
leur susciiaient ces utopies des ancêtres pieusement cultivées
par des contemporains attardés. On ne demande pas au
(1) E. de Lavuleve. Le Socialisme contemporain, p. 30.
(2) P. Lafargue. Conférence contradictoire sur le socialisme, avec M. E. Demolins;
publiée in-extonso ilans le Mouvement social, juillet 1892, p. 26 et suiv.
(3) B. Malox. Précis historique, théorique et pratique du socialisme, p. ix, x
— 3, 153.
(4) Malos. Précis, p. 224 et suiv.
SKHONS-NOUS SOCIALISTES ?

soleil, qui se lève radieux sur des nuages en fuite, comment il


passera la journée.
Quel avantage aussi, pour nous ! Celte synthèse évolution-
niste où rayonne, à ce qu'on nous affirme, toute la vérité posi-
tive qu'a pu enchâsser le système, va certainement faciliter
notre conversion. Car, si les prophètes du socialisme nous-:
annoncent la belle mort de la société bourgeoise, ils ne veu-
lent pas la nôtre. Malon nous dit, en reprenant les paroles du
bon Victor Considérant : « J'ai essayé de vous démontrer que
le socialisme était l'irrésistible force historique du temps;
l'idée même de l'époque... Faites-vous socialistes (1). »
Cela demande réflexion. Comment ces Messieurs nous démon-
trent-ils l'irrésistible poussée de leur idée-force?
.Par deux preuves capitales, sans cesse de retour sous leur
plume. La première nous montre l'évolution dans ce qu'elle a
de fait ; la seconde, dans ce qui lui reste à faire. C'est l'ar-
guaient de Diogèno : « Vous dites que rien ne se meut ; eh
bien, voyez, je marche ! » — Voyons donc, à notre tour, ce
premier pas déjà fait.

1. — Le Machinisme et i,a production socialisée.

Ce terme :le Machinisme » est d'un usage fréquent chez


«
les socialistes. Il désigne l'emploi universel des machines dans
toutes les spécialités de la production : culture, art des mines,
fabrication et transports accessoires. Et cet emploi caractérise,
paraît-il, un âge nouveau du travail. La machine moderne,
ce n'est plus l'ancien outil à la main, simple instrument de la
force ou de l'adresse individuelle : le rouet d'une fileuse, le
marteau d'un forgeron. Ce n'est plus l'ancienne petite machine
à moteur naturel, animé ou inanimé, qu'un homme seul pou-
vait encore regarder comme le simple prolongement ou l'auxi-
liaire de son travail personnel : le pressoir ou la noria que fai-
sait tourner un mulet ; la roue de moulin dont un filet d'eau
entraînait les aubes. La machine moderne, c'est la grande
(1) B. Malun. Précis, p. n.
11EVUE THOMISTE

charrue à double soc avec son attelage de cinq chevaux ; c'est


le marteau-pilon du Creusot, ce sont les énormes locomotives
des grands express. C'est l'application en grand de toutes les
forces naturelles que les sciences physiques sont parvenues à
reconnaître, à dégager d'un bloc de houille, d'une grande
chute d'eau, d'un assemblage de dynamos; à faire jouer enfin
selon leur nature et en vue des besoins de l'homme. La
machine moderne est un instrument de travail à la fois puis-
sant et savant : voilà, au fond, ce que veut dire ce terme
nouveau de machinisme. La chose est assez connue, pour
que je n'insiste pas à l'expliquer.

Or, les socialistes — à les en croire — auraient découvert


la conséquence sociale du machinisme. Elle consisterait dans
la transformation, déjà opérée, de nos ateliers, jadis indivi-
dualistes, en ateliers collectivistes.
Par exemple, dans la production agricole de jadis, un simple
paysan aidé de sa famille disposait d'assez de bras pour cul-
tiver ses quelques parcelles de champs à l'aide de son très
simple outillage. Mettons même qu'il eût une petite charrue et
un cheval : ni la machine ni l'attelage à conduire n'excédaient
ses forces. C'est ainsi qu'à partir du colon gallo-romain, ou du
tenancier plus ou moins libre de l'époque franke, le type du
petit patron-ouvrier exploitant son lot de terre est allé, jusqu'à
nos jours, se développant de siècle en siècle.
Mais cette fois, il se meurt. Comment un petit vigneron ou
cultivateur, mettons du vallage champenois ou du plateau lor-
rain, pourrait-il acheter les machines perfectionnées que les
constructeurs d'Angleterre ou de France exposent à l'envi
dans les concours régionaux? Ce n'est pas avec le revenu ou
le crédit que lui procurent une vingtaine d'hectares, maigre-
ment cultivés. Et puis, sa femme, ses enfants, ses proches
eux-mêmes, lui fourniraient-ils assez de bras pour utiliser ce
matériel? Et où le logerait-il? Et par quels bénéfices de vente
arriverait-il à l'amortissement de ses frais d'achat? Et enfin,
son petit bout de domaine fût-il remembré, ne serait-il pas,
en face de ces machines, comme un pot de fleurs qu'on voudrait
fouiller à coups de bêche? Le petit producteur individuel est
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SERONS-NOUS SOCIAMSTKS ?

donc tout à fait incapable, — concluent les socialistes, — de


tenir en main les forces modernes de la production agri-
cole.
C'est pourquoi, — toujours d'après eux, — le grand produc-
teur collectif, devenu de plus en plus nécessaire, tend partout
à se réaliser.
Il est nécessaire, non seulement parce que l'autre est insuf-
fisant et lui cède la place, mais nécessaire de soi-même,
comme le seul agent proportionné à l'emploi des machines.
Que vingt-cinq familles de paysans réunissent leurs terres et
leurs bras : sur les 500 hectares de la communauté nouvelle,
tous ces ménages seront solidairement capables de s'acquérir
le matériel d'une culture savante et de le mettre en oeuvre.
Dans la totalité de son étendue, désormais indivise, la terre,
partout exploitée avec une égale perfection, paiera tout le
monde. A son foyer, le paysan ne vivra plus chiche et
rapace ; il jouira largement de sa part dans la richesse com-
mune...
C'est l'avenir, paraît-il, si ce n'est pas le présent; les préju-
gés mômes des paysans et des grands propriétaires n'arrivent pas
à l'entraver. Que font donc les syndicats agricoles? Ils donnent
à l'individu, annihilé par l'isolement, la force de la collectivité :
son crédit, ses réductions de prix d'achat, son influence sur les
marchés, sa voix haute et ferme que les pouvoirs publics ne peu-
vent refuser d'entendre. Que font aussi les grands producteurs de
blé du nord-est de la France ? Selon M. Lafargue, ils remplacent
le petit domaine individualiste, qui rendait si mal, par l'agglomé-
ration en commun d'un grand nombre de parcelles. Ils réalisent,
sous nos yeux, «les merveilles de la production communiste...
Si cette agriculture communiste était généralisée, la France ré-
colterait deux ou trois cents millions d'hectolitres au lieu de cent
et quelques (4)». Et voilà pourquoi, bon gré mal gré, la classe
agricole évolue vers le socialisme.

Il en est de même pour tous les autres métiers. Le seul exemple


de la culture permettrait déjà de l'induire. Il montre en effet, dans
un fait d'espèce particulière, la nécessité immédiate qui unit
(1) Conférence, p. 30.
REVUE THOMISTE

de soi et toujours cette cause, la machine, et cet effet, la collecti-


vité ouvrière. Si, d'ailleurs, on avait envie de vérifier l'induction,
les socialistes nous accableraient de faits patents. « Autrefois, dans
toutes les familles, on filait et on tricotait, — observe M. Lafargue,
.

— dans tous les villages on tissait : ces industries sont aujourd'hui


centralisées dans certaines régions qui filent, tricotent et tissent
mécaniquement pour toutes les familles. Les instruments à filer et
à tisser ont été mis en commun dans de grands ateliers de filature
et de tissage (1) s. Enfin, pour les mines et pour la métallurgie, faut-
il citer les grandes collectivités ouvrières d'Anzin, du Creusot, de
Montataire ; pour les transports, le personnel des voies ferrées ou
des services transatlantiques ?
Elle est déjà puissante dans le monde ouvrier, cette évolution
qui fait de tout atelier machiniste un atelier collectiviste. Mais
elle en dépasse les limites ; elle atteint, paraît-il encore, sous nos
yeux mêmes, les classes non ouvrières : les travaux d'échange,
comme les travaux de production, ne sont plus desservis que par
des collectivités.
D'abord, le commerce. Autrefois, de petits magasins suffisaient
à écouler une petite production. De leur village, Je tisserand et la
fileuse s'en venaient fournir de toile ou de fil le mercier de la
ville, voisine. Maintenant, d'interminables trains de marchandises
jettent chaque semaine, sur les marchés, des stocks qui se chiffrent
par tonnes. L'Angleterre, en 1890, comptait 7,190 filatures, où
1.984.000 ouvriers s'aggloméraient autour de 822.000 métiers et
de 53.600.000 broches (2). Cette énormité de la production écrase
les quelques rayons dont dispose un petit marchand. Sur son
étroit comptoir il ne roulerait jamais assez d'argent, il ne se fon-
derait jamais assez de crédit, il ne se discuterait jamais d'opéra-
tions assez hardies, pour lancer dans la circulation un tel afflux de
produits.
Les petits magasins s'en vont, avec leurs naïves enseignes d'au-
trefois, si franchement individualistes : « A la Confiance des.
Familles, — Maison Un Tel, fondée en... ». Ce sont partout «Maga-
sins réunis », — « Comptoirs universels », — « Grandes Maisons »,
où se démène un vrai phalanstère de commis et de comptables.
(1) Conférence, p. 26, 27.
(2) L. Poinsari). Libre Échange el Protection, p. 83.
Un Papou quelconque, débarqué au Jardin d'Acclimatation dans
son pur naturel, sortirait de ces grands magasins vêtu d'un com-
plet avec linge, chaussé, coiffé, lavé, parfumé, rasé, monté en
ménage, mis dans ses meubles, et, au besoin, pourrait emporter
sous son bras les dernières Sensations d'âme de M. Bourget, ou, s'il
aimait mieux, se les faire lire sur place, tout en dégustant une
tasse de thé. J'ai nommé nos Louvre et nos Bon-Marché. Il y a
mieux comme l'observe M. Lafargue, qui m'inspire ces
,
exemples (1). Que le Papou, visitant Londres, sente, par imitation
ou par influence de l'atmosphère, son estomac se creuser. MM.
Shoolbred and C°, en plus de tout ce qu'il a trouvé au Louvre, lui
offriront en tous genres, l'article provisions et comestibles : ces
conserves, liqueurs, salaisons, pâtes sèches, confitures, dont les
grandes usines ont aussi dérobé les recettes aux ménagères. Ces
Shoolbred, en qui fusionnent Potin et Boucicaut, sont encore dé-
passés à.leur tour par les fameuses Coopératives londoniennes. Je
suppose que le Papou, intempérant ou pris de rhumatisme, su-
bisse, en circulant parmi leurs rayons, certaines crises qui néces-
sitent certains soins. Aussitôt, du rayon comestibles, on le trans-
porte au rayon pharmacie. C'est le suprême du genre: l'évolution
socialiste du commerce pour tous les usages possibles de la vie et
de la mort.
L'évolution va plus loin encore. Supposons que le Papou, ingé-
nu, mais curieux, demande un jour à un monsieur complaisant :
« Mais, dans mon pays, si j'ai envie de bananes et que je n'en aie
point dans mon jardin, je vais chez le voisin qui en a. Je lui dis :
« Je veux des bananes » ; il me répond : « Donne-moi trois coquil-
lages pour trois bananes. » Vous savez, les coquillages, chez nous,
c'est ce que vous appelez de l'argent. Où donc ce Shoolbred ou ce
Boucicaut vont-ils chercher leurs coquillages quand ils demandent
du thé aux Chinois et du coton aux Indiens? » Le monsieur com-
plaisant répondrait avec bonhomie : « Chez nous, il y a des four-
nisseurs de coquillages, dont tout le métier est de les pocher et de
les prêter, moyennant profit ; ils s'appellent des banquiers. Et les
coquillages, dont il faut de gros tas pour installer un magasin ou
une fabrique, s'appellent des capitaux ». Sur quoi M. Lafargue.
troisième arrivant, compléterait l'explication en ces termes : « Il
(I) Conférence, p. 27.
REVUE THOMISTE

s'est engendré dans notre siècle, et principalement dans la seconde


moitié, une classe nouvelle d'hommes, chargés de mettre en com-
mun les petits capitaux possédés individuellement pour fournir à
l'industrie mécanique les moyens de s'établir ; pour construire des
chemins de fer, exploiter des mines, élever des hauts fourneaux,
bâtir des filatures (1). » Le capital, — suivez-moi bien, Papou,—
le capital, « extrait de tous les vieux bas, de toutes les vieilles ca-
chettes », où l'avaient enfoui les gens cfui vendaient des bananes,
est venu « se mettre en commun », c'est-à-dire en énormes tas,
dans les viviers et dans les réserves des Rothschild et autres grands
pêcheurs, c'est-à-dire dans leurs coffres-forts ».
Là se termine, pour aujourd'hui, l'évolution socialiste : elle a
entraîné le travail, le commerce, la banque. Demain elle entraî-
nera un dernier effet, dont les causes prochaines, toujours au dire
des prophètes nouveaux, sont déjà en action sous nos yeux.

II. — L'Abolition de la Propriété individuelle.

Demain donc, ce ne sera plus Monsieur A. ou B., fabricant de


chaussures, qui possédera ses ateliers et leur emplacement, ses
machines, ses matières, ses produits; tout ce que le socialisme
nomme : « les instruments du travail ». Ce ne sera aucun de
ses ouvriers pris à part. Ce sera « la Société ». De quelle ma-
nière ? On sait que les socialistes ne s'enlendent pas là-dessus ;
mais cela ne tire pas à conséquence : peu importe le mode, si le
fait est certain. Or, il l'est : « La mise en commun des moyens
de production, — dit M. Lafargue, — doit fatalement amener la
mise en commun des moyens de jouissance (2). » Ce sera le ré-
gime de la propriété « socialisée ».
Pourquoi cette fatalité ? Parce qu'il y a contradiction répu-
gnante, odieuse, entre la forme communautaire du travail ou de
l'échange, et la forme individualiste de la propriété. M. Lafargue
l'a su manifester en des termes philosophiques où se reconnaît le
gendre de Karl Max. « Les grands instruments de production,
tels que filatures, usines, chemins de fer, etc., et les grands ma-
(1) Conférence, p. 29.
(2) IUd.
SERONS-NOUS SOCIALISTES ?

gasins d'échange, tels que le Louvre et le Bon-Marché, quoique


communistes, sont po'ssédés par un ou plusieurs individus, ou par
une collectivité d'actionnaires ou d'obligataires: La possession
est demeurée individuelle, comme au temps où le commerce et
l'industrie, peu importants, revêtaient la forme individualiste. Il
y a donc antagonisme; et, pour me servir de la phraséologie
de Hegel, il y a antinomie, antithèse entre le mode communiste de
production et d'échange, et le mode individualiste d'appropriation.
C'est parce que cette antithèse existe qu'il y a douleurs et misères,
et que la société marche à une crise qui résoudra cette antino-
mie (1). »
Ainsi, pour nous servir de la docte phraséologie, trois stades
partiels s'échelonnent dans le devenir actuel du socialisme : les
deux premiers, déjà franchis, mènent au troisième; la Thèse et
l'Antithèse vont se résoudre dans la Synthèse. Thèse : la produc-
tion et l'échange socialisés. Antithèse : la propriété individuelle.
Synthèse : la production, l'échange, la propriété, pareillement so-
cialisés
Ces formules, mi-partie hégélo-kantiennes, ne sont pas ce que
des moqueurs ont osé appeler du clair de lune transcendantal. Il
y a de l'idée au fond de cette logomachie : un raisonnement qui se
dégage, en dernière analyse, de ce cliquetis de Thèse et d'Anti-
thèse. — «. Le producteur est naturellement le propriétaire de ce
qu'il a produit ; or, le producteur moderne n'est autre que la col-
lectivité ouvrière; donc, la collectivité ouvrière est naturellement
propriétaire de ses produits et instruments de production. »
C'est à Karl Marx que les socialistes empruntent d'ordinaire
la majeure de ce raisonnement et sa preuve. La voici, en sub-
stance. Un produit de n'importe quelle nature, une paire de
bottes, par exemple, a une certaine valeur usuelle qui consiste
dans son état d'objet de service. De cet usage en nature, il
résulte que la paire de bottes est désirable pour un homme, s'il
ne la possède pas et s'il en a besoin. Par suite, il l'échangera
volontiers avec son possesseur. Et ainsi se distinguent la valeur
d'usage et la valeur d'échange, déjà reconnues par Aristote (2).

(1) Conférence, p.
(2) Akistoïe. Politique, I, cap. ni, n° 11, édit. Uidol. S. Thomas. Comment, n
— Cf.
Polit., I, vu. — II» 2»e, p. Lxxvnr, art. 1, art. 2, ad 3™.
10 REVUE THOMISTE

Or, disent les socialistes, où est l'agent de cette double valeur?


Marx leur enseigne : « A l'atelier, aux machines ; c'est le tra-
vailleur, l'ouvrier ». Le cuir en feuilles n'a pas de valeur usuelle
pour qui a besoin de chaussures. Un capitaliste eût-il, de toutes
les tanneries du monde, accumulé des millions de ballots, si
des cordonniers ne façonnent pas ces approvisionnements, ils
seront de nul usage. C'est la façon manuelle qui, de zéro, fait
sortir la valeur positive des objets utiles. Le travail est donc
la substance créatrice de la valeur : die werthbildende Substanz.
Donc, le produit du travail n'a sa forme, son utilité, sa
valeur actuelles que par l'action du travailleur; il tient de lui
tout ce qu'il est; il est sa propriété, en toute justice.
De môme aussi, le capital qui achète les matières ouvrables
et celui qui se réalise dans les machines et autres accessoires du
travail : ateliers, bureaux, terrains, etc.. Sans l'ouvrier la
machine est une ferraille inutile, l'atelier une bâtisse déserte
qui va crouler; le capital, une substance morte. Par lui, la
machine opère, l'atelier vil, le capital fructifie. L'oeuvre de la
machine, la prospérité de l'atelier, les fruits du capital pro-
cèdent de lui. Tout cela est donc à lui. Le profit du capitaliste
se résout ainsi, selon Marx, en « travail non payé (1) »,
Donc, enfin, puisque aujourd'hui l'ouvrier est collectivité,
c'est la collectivité qui, aujourd'hui, adroit aux produits et aux
instruments de travail dont elle crée la valeur.
Ainsi peuvent se résumer, abstraction faite des formules les
plus obscures, les preuves de l'antithèse, de l'antinomie que
nous dénonçait plus haut M. Lafargue. Pour lui, elles sont déci-
sives. Quand le producteur était un individu, le produit, sa
création, était aussi sa propriété. La pièce de toile revenait ainsi
au tisserand qui, du chanvre semé de ses mains, l'avait faite.
Il y avait alors pleine harmonie entre la production et la pro-
priété, toutes deux individualistes. Maintenant, au contraire,
l'ouvrier sait d'expérience qu'isolé il ne fait rien et n'est rien ;
que, fondu en la collectivité de l'usine, il crée la richesse du
monde. 11 voit la France sillonnée de chemins de fer où cir-
culent mille produits qui sont son oeuvre à lui, Légion! Il veut
(i) Cf. 1']. deLaveleye. Le Socialisme contemporain, 34 el suiv.
SERONS-NOUS SOCIALISTES? 11

donc que sa création soit à lui dans la jouissance comme elle


L'a été dans le passage du néant à l'être. Au vieil instinct
paysannesque et bourgeois de l'appropriation individuelle, les
travaux collectifs du grand atelier ont substitué, dans la con-
science des prolétaires, un sentiment plus large et plus juste.
« La production mécanique — dit M. Laforgue— a balayé de
la tète prolétarienne l'idée de propriété individuelle ; elle y a
implanté l'idée de propriété commune. Cette transformation
cérébrale s'est accomplie en dehors de l'action des commu-
nistes ; elle est la résultante de la production mécanique, orga-
nisée sous la direction de la bourgeoisie capitaliste... Quand
nous allons dans les villes industrielles, nous trouvons réunies
des masses ouvrières prêtes à acclamer d'enthousiasme les idées
communistes, que nous n'apportons pas, mais que nous déga-
geons des phénomènes économiques dont ils sont les jouets et
les martyrs... Les phénomènes économiques, voilà les grands
coupables, les terribles révolutionnaires qui bouleversent toutes
les habitudes des hommes et toutes les bases séculaires des
sociétés; nous autres, communistes de l'école de Marx et de
Engels, nous ne .sommes que les porte-parole des phénomènes
économiques. Si, comme les oiseaux de mer qui prédisent l'orage
aux matelots, nous annonçons aux classes gouvernantes la tempête
qui balaiera leurs privilèges, ce n'est pas nous qui la souf-
flons (1). »
Si nous le consultions, à notre tour, cet oracle des « phéno-
mènes économiques » ? Car enfin, les augures socialistes, avec
leurs oiseaux qui prédisent le cyclone, ne nous demandent
pas de les croire sur parole, sans examen. Ce serait d'ailleurs
inutile. Les faits dont ils se réclament ne sont point des faits
mécaniques et muets, comme ceux qu'interprètent [les chimistes.
Ce sont les actes mêmes de nos contemporains, nos propres
actes. Est-il vrai d'abord que le machinisme ait a socialisé »
le travail ? — Non ; et prétendre le prouver, c'est commettre un
sophisme.

(i) Conférence, p. 37, 39.


12 REVUE THOMISTE

III. — Une équivoquk ioe premier choix.

La production machiniste nécessite de grandes collectivités


ouvrières; c'est vrai, en général, bien qu'il y ait à distinguer
des cas, surtout dans la culture, où quelques hommes suffisent
à l'emploi d'un outillage considérable. Mais passons, pour aller
droit au vice capital du raisonnement. La! machine requiert
la collectivité, non comme agent complet et suffisant de sa
mise en oeuvre; mais comme instrument, sous la haute direc-
tion d'individus supérieurement instruits et prévoyants.
Certes, voici une distinction qui n'est pas neuve. J.'-lî. Say,
au siècle dernier, opposait déjà aux travaux d'exécution
manuelle ceux de direction et d'invention (i). Cinq ou
six siècles avant les économistes, saint Thomas trouvait dans
Aristote et introduisait dans la scolaslique la double notion
des manu-artifices et des architectures, dont les uns commandent
et dont les autres exécutent les diverses « opérations » des
« arts mécaniques (2) ».
Pour être antique, cette distinction n'a point vieilli' Elle
peut encore, au regard de la thèse collectiviste, supporter le
jour, malgré le style scientifique et la teinture d'évolution-
nisme, dont cette dernière s'est fardée. Au fond, celle-ci est
vieille comme Socrate : Aristote la démasquait parmi les « er-
reurs modernes » du cinquième siècle avant notre ère. Benoît
Malon, qui savait ses auteurs, n'a point nié cette vénérable
antiquité. Mais il a.pour elle, cela va de soi, des yeux d'ado-
rateur : « Le soleil s'est levé avant nous... Les bribes d'idées
critiques ou reconstructives que nous avons ramassées dans le
milieu ambiant et que nous croyons nôtres, sont des lieux
.
communs pour tous ceux qui ont quelque connaissance de
l'histoire des doctrines socialistes (3). » Sur cette déclaration,
n'ayons donc crainte d'introduire dans une question du jour,
destinée à demeurer question de demain, une idée qui s'est
(1) J.-B. Say. Cours d'Economiepolitique.
(2) Commentaria in Libros Physicorum, II, i. — In lihr. Metaphi/sieorum, Proreinitiin.
— Lib. I, lec. i.
(3) Précis, p. 2.
SERONS-NOUS SOCIALÎSTKS ? 13

promenée dans les écoles, tour à tour sous le -pallium athénien


et sous le bonnet et la cape des docteurs scolastiques. On fera
seulement cette grâce à la vérité, de la laisser se rajeunir à
l'égal du sophisme. Et, comme elle est de tous les temps, elle
le fera sans artifice ; nous la verrons, au sortir des in-folios de
saint Thomas, porter à son aise le complet moderne.

Soit donc un type d'exploitation rurale, de ceux que M. La-


fargue appelle communistes : un grand domaine de 300 hectares,
cultivé à l'aide de machines perfectionnées. Il y a les « instru-
ments d'extérieur de ferme », comme disent les statistiques
agricoles : moissonneuses, faucheuses, faneuses, râteaux à che-
val, hissocs, semoirs pour graines ou pour engrais, etc. Puis, les
« instruments d'intérieur », hache-pailîe, trieurs, coupe-racines,
concasseurs, batteuses en grange, alambics, et tout ce qui sert
à la fabrication du beurre et des fromages, etc. Un personnel
spécial d'aides ruraux est employé à l'usage de ces machines.
Mais en quoi consiste cet usage? Se borne-t-il à leur appli-
cation actuelle, sous la main d'une servante ou d'un valet de
labour? Non. Il suppose, avant toute exécution de leur tâche,
qu'elle est prévue et prescrite en temps et lieu dans un ensemble
de conditions proportionnées à sa fin. Pour user avantageusement
du semoir, par exemple, il faut avoir choisi les semences et
déterminé à quel moment il faut ensemencer,. et de quelle
manière, eu égard à la nature du sol. Et comme pour entretenir
et bonifier une terre qui rend, il faut l'assujettir à une certaine
rotation de cultures diverses, la question si complexe et si
technique des assolements doit encore se trouver résolue, selon
les données théorico-pratiques de la chimie agricole et de
l'économie rurale. Non vraiment, ce brave garçon de paysan
qui s'en va, promenant le semoir d'une allure méthodique, ne
se doute pas de tout ce qu'il a fallu de calculs et d'études, pour
rendre sa promenade fructueuse... Il ne se doute pas non plus
que la question des assolements est elle-même connexe à celle
des amendements, à celle des engrais, à celle des drainages; ni
que, la récolte venue, Je moment est arrivé d'ajouter aux préoc-
cupations de l'agronome celles du commerçant : grosse question
encore, celle des prix et de la vente. Et puis, quand de bonnes
14 REVUE TUOHÏSTK

affaires ont rémunéré le travail, il y a des bâtiments à réparer,


des améliorations foncières à entreprendre, du matériel à com-
pléter ou à renouveler. Le valet de charrue, qui n'y pense guère,
ne se dit pas non plus que l'autre, chargé d'y penser, doit être
un brin architecte et ingénieur. Mais, s'il ne se le dit pas, c'est
tout de même vrai. A eux tous, garçons et filles de ferme, indi-
vidus et collectivité, ils exécutent, dans les moindres mouve-
ments de leur travail manuel et mécanique, des ordres qui
sont l'effet de tout un grand travail de raison, à la fois scien-
tifique et prudentiel. Ils ont tous, en personne et comme groupe
<(
qualité d'instruments : minister in artibus habet rationem
instrument!- (1) ».

Prière ici, aux âmes sensibles et humanitaires, de ne pas


s'émouvoir sur ce mot, qui leur peut rappeler le sens abusif et
cruel donné par l'égoïsme païen à la définition juridique :
servus instrumentum animatum. Instrument, pour saint Thomas,
ne veut pas dire outil ou machine ; il signifie instrument. Mais
il y a une espèce d'instrument qui est la machine, et une autre
qui est l'ouvrier. De l'une à l'autre, il y a, par conséquent,
toute la distance de l'homme à la matière brute. La raison et la
volonté de l'ouvrier, son expérience du métier, son entente à
user de la machine elle-même, l'élèvent bien au-dessus d'elle,
instrument inanimé, pur mécanisme, dont les pistons, les
excentriques, les volants, les tarières ou les niasses percutantes
ne font que déterminer, dans la mesure même où on les im-
pulse, tout passivement, des translations de mouvement ou des
altérations de forme extérieure sur la matière ouvrable. Ces
différences sont irréductibles entre elles : la machine n'agit
pas; elle est actionnée : instrumentum inanimatum nullo modo agit,
sed solum agitur. — L'ouvrier est actionné par les ordres reçus :
mais il fait acte volontaire de raison pour les comprendre et
pour les exécuter, il s'assimile ainsi, en quelque façon, l'idée
directrice de son travail : instrumentum animatum ita agitur,
quod etiam agit (2).
Et pourtant, homme et machine, on peut, sous le rapport
(1) Politic, I, I.
(2) I. Met:, I. -- I» 2", q. i.xviir, art. 3, ad 2m. —III", q. vir, art. 1, ad lm; q. î.xvm,
art. 8, ad 1™.
SERONS-NOUS SOCIALISTES? 15

du travail fourni, les classer dans un commun genre. De même,


sous le rapport de la vie sensitive, on rapproche l'homme et
l'animal, et sous le rapport des éléments corporels primitifs,
l'être organisé et l'atome brut.
L'homme et la machine sont mus à leurs tâches respectives
par une raison étrangère, instruite, elle, du pourquoi entier de la
besogne. L'ouvrier sait tout simplement qu'il a ceci à faire :
telle étendue de champ à chauler: mais pourquoi ce champ-là,
et avec telle proportion de chaux ; c'est un autre, géologue et
chimiste, qui a reconnu la nature trop lourde et trop froide du
sol et dosé l'amendement... Tout cela dépasse le garçon de
ferme qui s'en va, par une belle journée d'octobre, déposer la
chaux en petits tas, qu'il recouvre de terre ; puis quelques
jours après, la répandre, puis enfin l'enterrer d'un léger labour
et, par le moyen d'un hersage, la mêler à la terre. Lui et ses
camarades n'y voient pas plus loin : ils savent ce qu'ils ont à
faire et ne se soucient pas de ses raisons : « sciunt enim quia
sed causas non cognoscunt. » Cette nescience les rapproche des
machines : elles dans leur inertie, eux dans leur spontanéité
intelligente, obéissent aux ordres d'une intelligence étrangère
et supérieure : « operantur ut ordinata ab aliquo superiori
iiitellectu (1). »
C'est bien clair : l'idée et la main sont deux. Aussi Karl
Marx est-il obligé de distinguer, dans un tout petit coin de
son système : le travail simple, — celui de la main, — et le
travail qualifié, celui de l'idée. Charles Kausky, un rédacteur
de la Revue socialiste, nous montre la société future, suprême
ménagère, dressant à l'aide de « Commissions de statistique »,
le formidable bilan de sa production et de ses commandes.
Engels et M. Jules Guesde nous avertissent enfin qu'au lieu
et place des patrons comme de l'Etat, vils exploiteurs para-
sites, nous verrons s'organiser Vadministration des choses et la
direction du processus de production (2).
Donc, ces Messieurs nous concèdent que, dans la production
moderne, la machine nécessite deux sortes d'oeuvres : celle

(1) I. Me.ta.ph., I.
(2) J. Guesdr. Lettre à M. Demolins, citée par la Science sociale, XIII, 223. — Kausky
citû par Malon, J'récis.
16 REVUE THOMISTE

de l'idée,, oeuvre de science, d'art et de haute prudence; celle


de la main, oeuvre de simple exécution. L'industrie n'est donc
pas « socialisée » ; tout au contraire, ses fonctions se distin-
guent et se classent dans un ordre naturel.

Par manière d'échappatoire, les socialistes nous disent que


la collectivité elle-même se dirigera. Sans qu'aucun individu
s'y puisse jamais attribuer le monopole patronal, elle aura
des mandataires passagers, immédiatement remis au travail
dès que leur service directif sera terminé. C'est logiquement
inévitable, dès qu'on nous affirme l'évolution du monde vers
un régime d'atelier où la collectivité fera tout (1).
Mais l'échappatoire est de nulle valeur. Si jamais la dis-
tinction de Yarchitector et du manu-artifex est devenue néces-
sairement individuelle et permanente ; si jamais elle a évolué
vers sa pleine réalisation, c'est, de nos jours, dans l'industrie
machiniste.
Il y a, c'est incontestable, d'autres régimes de travail où la
collectivité ouvrière, plus ou moins vaguement organisée, se
dirige elle-même. Ils sont devenus classiques, depuis les mono-
graphies de Le Play sur les Bachkirs pasteurs semi-nomades, les
paysans à corvées des steppes d'Orenbourg, les forgerons et la-
veurs d'or de l'Oural et autres ouvriers de l'Orient. Em. de
Laveleye a complété ces études en décrivant les communautés
agricoles de la Péninsule des Balkans ; M. Lcroy-Beaulieu y ajoute,
dans son ouvrage sur la Russie, l'étude du mir au village ; et
sir Henri Sumner Maine nous explique les formes voisines
du collectivisme agraire, dans l'Inde...
De toutes ces études, il ressort qu'une collectivité ouvrière
tend et réussit à diriger elle-même son travail, dans la me-
sure où il est facile à s'assurer, à conduire, à placer, à rendre
fructueux ou payant. C'est le cas des Bachkirs, dans leur
vie pastorale, mêlée d'un peu de culture extensive qui ne
demande ni grandes façons, ni savantes méthodes. C'est
le cas des Artèles, ou associations coopératives de petits arti-
sans et de portefaix émigrés des villages russes à Pétersbourg.
Elles se gouvernent elles-mêmes dans leurs assemblées géné-
(1) M.u.ox, Précis, |>. 261 et suiv. et 287 el suiv.
serons-Sous socialistes? 17

raies ; non cependant sans déléguer à deux mandataires spé-


ciaux la recherche de l'ouvrage, la discussion des prix et le
soin de la caisse commune ; à deux autres, le contrôle des
premiers (1). Telle est la loi des régimes de travail peu com-
pliqués, — simple récolte, culture ou fabrication rudimentaire,
transports à dos d'homme. La collectivité des ouvriers y pos-
sède assez d'aptitudes pour se diriger, soit par elle seule, soit
à l'aide de délégués tirés de son sein. La « production sociali-
sée » convient à l'enfance des arts mécaniques, où tout le
monde, sans être grand clerc, peut également tour à tour se
trouver architector et manu-artifex.
Mais si, au lieu de l'Orient routinier et arriéré, nous obser-
vons l'Occident, cette alternance du commandement et de
l'exécution dans les mêmes sujets devient de plus en plus rare et
impraticable, à mesure que les procédés du travail se perfec-
tionnent.
Je n'ai pas le temps, ici, de noter les curieux intermé-
diaires qui nous font sensiblement passer du mir, avec son
assemblée souveraine où chaque paysan ou paysanne dit son
mot, au type français ou américain du grand patron, chef
unique de plusieurs centaines, sinon milliers d'ouvriers. —
Avec ceux-ci l'évolution est complète. Ce sont eux qu'il faut
voir à l'oeuvre.
L'ouvrier, dans la production machiniste, dépense la majeure
partie de son activité personnelle à l'effort musculaire et à
l'attention matérielle que réclament l'emploi et le soin de sa
machine. L'ancienne fabrication à la main, dans la simplicité
relative de ses menues façons, lui laissait davantage sa petite
valeur personnelle. Nos anciens tisserands des Vosges, avant
l'introduction des machines actuelles, faisaient reconnaître leur
ouvrage par une certain fini particulier que découvrait sans
peine l'oeil exercé des ménagères. Ils étaient le manu-artifex
avec assez d'idée pour diriger sa petite fabrication. Désormais
un ouvrier filant à la machine n'a plus qu'à rattacher les fils,
Pour le reste, la machine opère selon qu'elle [est construite ;'
l'intelligence de l'ouvrier ne va donc qu'à bien connaître son

(l) Liî Play. Les Ouvriers européens, I, j8, 18, 217 et suiv.]
REVUE THOMISTE. — 3« ANNÉE. — 2- »
18 REVUE THOMISTE

jeu. Elle le réduit à demeurer, en toute rigueur, un simple


manoeuvre. Voilà, depuis l'avènement du machinisme, l'évolu-
tion vraie de l'ouvrier, individu et collectivité.
L'évolution de Y architector, du patron, lui est, en sens inverse,
exactement proportionnelle. En face d'une direction que tout com-
plique, —le personnel, les procédés techniques, l'importance delà
production, — le patron s'impose à l'atelier tout entier comme
l'ouvrier principal, dont la science et l'art déterminent la qua-
lité du produit : architector quasi pri?icipalis artifex (1). Il exerce
dans l'usine une véritable principauté : « De même que ce prin-
« cipal ouvrier dirige et commande le travail manuel des
« autres, un prince commande à ses sujels ; il a charge de
« raison pour tous, habet officium rationis, — de cette raison
«:
qui est, parmi les facultés inférieures de l'âme, comme le
« maître ouvrier (2). »
Naturellement encore, cette triple supériorité d'intelligence
native, de science acquise, de prudence innée et voulue dans
la direction patronale, ne sera jamais que le fait d'une élite.
Observez de tout jeunes enfants au jeu ; suivez-les à l'école,
et, de l'école, dans le train de la vie. En très grande majorité,
ils naissent, grandissent et demeurent dans une moyenne d'in-
telligence et, d'énergie ordinaire pour leur milieu. Le tempéra-
ment et l'âme, tout chez eux se contre-balance pour les empê-
cher de s'élever trop haut. Pour de rares individus seu-
lement, l'équilibre de la médiocrité commune se rompt plus
ou moins au profit du talent ou du caractère. Chez de plus
rares encore, la raison est du génie; la volonté a de l'héroïsme.
En sorte que les grandes masses demeurent toujours inca-
pables de se gouverner elles-mêmes dans n'importe quelle
entreprise un peu compliquée et difficile. Malon sourit donc à
une vision enfantine, lorsqu'il nous "montre dans la société
future : « les libres efforts collectifs d'un prolétariat familia-
risé avec les difficultés administratives des organisations poli-
tiques et économiques (3). » La leçon de l'expérience et de la
raison lui est donnée par saint Thomas : « Quelques hommes

(1) I. Met., lec. d, et II Phys., lec.


(2) II. Politic, lec. 10.
(3) Précis, p. 240.
SKRONS-NOUS SOCIALISTES? lf>

n'ont pas cette perfection de l'ouvrier expert et bien en main;


mais leur sagesse a l'idée de l'ouvrage à faire. Ils en savent
les causes et les moyens ; c'est là être un prince du tra-
vail (1). » C'est une véritable évolution aristocratique, que le
machinisme a engendrée dans le monde ouvrier. Non pas qu'il
tende à se former une sorte de classe ou de caste patronale
fermée ; nous observons au contraire, une ascension individuelle
des plus capables et des plus actifs dans la hiérarchie natu-
relle des travailleurs, jusqu'au sommet. Et ceux-là seuls peuvent
s'y maintenir. L'histoire de M. Félix Faure est dans toutes les
mémoires.
Cette évolution de l'aristocratie patronale est tellement juste
et opportune, qu'elle s'impose même dans les plus hostiles
des milieux ouvriers. M. Paul Leroy-Beaulieu l'a irréfutable-
ment rappelé dans son ouvrage le Collectivisme. 1848, sous le
vent de socialisme qui soufflait alors dans le Gouvernement
et dans l'Assemblée nationale, avait vu des « Associations
coopératives de production » fondées, autorisées, encouragées,
dotées même par l'Etat. Peu à peu elles se sont acculées à
ce dilemme : ou bien se dissoudre, faute de direction compé-
tente et autorisée, ou bien mentir à leur formule et se main-
tenir sous le patronage d'un gérant à poigne et capable. Celui
de la « Société des charpentiers de la Villette » disait à
la « Commission d'enquête extra-parlementaire des Associa-
tions ouvrières », en 1883 : Le directeur est nommé à vie
<<

pour ainsi dire, eu égard aux conditions exigées pour son chan- .
i:M:
gement. C'est la République autoritaire. » — « Et vous trouvez
cela bon?» demande le Président. — « Puisque, en somme,
c'est la seule possible », réplique le déposant (2). — Après
cette confession d'ouvrier, maintes fois répétée sans grandes
variantes, M. Leroy-Beaulieu a le droit de conclure : « Les
sociétés coopératives ont d'autant plus de chances de réussir
qu'elles s'éloignent moins du type actuel de l'organisation du
travail. » Ce n'est pas la collectivité se dirigeant elle-même
qui sort du régime machiniste; c'est la « République autori-
taire » du compagnon de la Villette. La Machine veut de
(1)1. Met., i.
(2) P. LiïROï-BEAULiiiu. Le Collectivisme, p. 23, 26.
20 HE VUE THOMISTE

grands ateliers et de grands patrons ; elle fait des princes :


« architector quasi principalis artifex. » Voilà où en est l'évolu-
tion socialiste du travail.
Nous serions pourtant bien naïfs de croire que les socialistes
vont se rendre à ces preuves. Ils insistent, croyant avoir dé-
couvert une réplique péremptoire : « Cherchez donc les proprié-
taires dans une raffinerie, dans une usine métallurgique, dans
une mine, — s'écrie M. Lafargue, — vous ne les trouverez pas
à l'atelier où l'on travaille, mais au guichet où l'on touche des
intérêts et des dividendes : ils vivent bien loin du travail qui
les emmillionne : à Paris, à Berlin, à Pékin ; ils pourraient
tout aussi bien habiter dans la lune... « L'oeil du maître », qui,
dans l'industrie individualiste, devait tout voir, « est crevé (1). »
— La production machiniste se passe du patron ; donc il ne lui
est pas nécessaire : voilà, dans sa force logique, toute l'objection.
C'est toujours la même équivoque; et cette fois, elle est triple,
car il y a trois cas d'absence à distinguer pour le patron. Aucun
d'eux, comme on va le voir, n'infirme la nécessité de sa direc-
tion personnelle.
Dans un premier cas, le patron en personne est absent du
lieu où est situé l'atelier, parce qu'il juge indispensable sa rési-
dence habituelle au centre de ses affaires, là où il peut le mieux
s'instruire et se renseigner. Il installe donc l'atelier patronal à
part de l'atelier manuel; mais il communique sans cesse avec
ce dernier, par lettres, téléphone ou télégraphe; il le visite de
temps en temps. Il est, pour reprendre un mot profond de saint
Thomas dans sa théorie de l'instrument, en contact virtuel avec
le personnel ouvrier : instrumentum non recipit virtutem, nisi ut
,
continuatur principali agenti (2). Son absence matérielle ne
fait, à l'encontre des dires socialistes, que manifester davan-
tage la nécessité de ce contact.
Dans un autre cas, le patron, éloigné de l'atelier manuel, ne
s'en occupe aucunement : c'est le cas des grands propriétaires
ruraux absentéistes. Les inconvénients de leur désertion démon-
trent assez la nécessité du patronage. Ni les fermiers, ni les
gérants n'ont d'ordinaire les capacités requises pour diriger et
(1) Conférence, p. 34, 3o.
(2) III*, q. lxii, ait. 1 et 4.
SERONS-NOUS SOCIALISTES? 21

faire valoir des grandes terres. Ce sont de bons ouvriers ou des


gens d'affaires subalternes. Ils ne sont pas de ces hommes de
science et d'art, dont le Boeuf de la fable — mal à propos rap-
pelé par M. Lafargue, — disait au Cerf :
« Mais quoi ! l'Homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue. »
Si, d'ailleurs, un de ces inférieurs a les vraies capacités d'un
chef, il ne tarde pas à le devenir ; le patron absent ne se rem-
place que par un autre patron :
« Il n'est, pour voir, que l'oeil du Maître (1). »
A moins, nous disent encore les socialistes, que ce ne soient
les « cent yeux » d'une compagnie anonyme. Les sociétés qui
exploitent la plupart de nos mines et de nos chemins de fer, ne
sont-elles pas, avec leurs assemblées d'actionnaires et leurs con-
seils d'administration, des types de direction collectiviste? L'ar-
gument se ressasse dans les réunions publiques. Et le bourgeois
épouvanté se dit à la sortie que, lui, gros actionnaire, il sub-
ventionne un régime d'où sortira le socialisme !

C'est une mauvaise plaisanterie. A quoi tient la perfection


des travaux de tel grand chantier de constructions, nomi-
nalement dirigé par la Société des ***? Uniquement à la di-
rection personnelle et incontestée d'un ingénieur en chef, auquel
personne, gros actionnaire ou administrateur, n'oserait toucher.
A quoi tient la prospérité des petites sociétés locales anglaises,
exploitant des mines? A l'entente facile d'un tout petit groupe de
propriétaires voisins qui les constituent. Moins le patronage col-
lectif s'éloigne du patronage individuel, plus il a chance de
réussir. Celui-ci demeure toujours le type normal et nécessaire,
qu'aucun autre ne remplace bien dans la grande production ma-
chiniste (2).
•M
Cette vérité est tellement simple dans les termes, d'une appli-
cation actuelle si pratique, qu'à sa lumière, la grande équivoque
collectiviste ne semble plus qu'une inconcevable illusion. Dans
sa notion confuse du travail à la machine, elle ne voit que l'acte
de chauffer un foyer, d'ouvrir un robinet, de pousser un levier,
de mener un train de wagonnets. Elle oublie ceux qui conçoi-

(1) La Fontaine. L'OEil du Maître.


(2) R. Pinot. Le Patronage, dans la Science sociale, t. XIV, p. 21, 206, 266.
22 REVUE THOMISTE

vent, organisent, développent, écoulent cette production à force


de science et d'art. Elle déclare qu'en face de ces milliers de dé-
tails à prévoir et des grandes vues d'ensemble à coordonner,
« l'oeil du maître est crevé » !... Que ces prétentions fantaisistes
séduisent quelques ouvriers malavisés, peu intelligents, soit. Que
les gâcheurs de mortier et les porteurs d'oiseau se demandent :
« A quoi servent les architectes et les ingénieurs ? », passe
encore. Mais que des sociologues comme Karl Marx, des hommes
d'action comme M. Lafargue, des ouvriers studieux et même
d'intelligence cultivée comme B. Malon, fassent reposer la pré-
tendue évidence de leur évolution sur la perpétuelle confusion
du travailleur et de l'ouvrier, comme si l'idée directrice, elle,
n'était qu'une fioriture, une amuselte, un rien..., c'est le cas
d'en rappeler au fabuliste :

La Tôle avait toujours marche devant la Queue.


La Queue au Ciel se plaignît.
Et lui dit :
fais mainte et mainte lieue
.Te
Comme il plaît à celle-ci :
Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi ?...
Enfin, voilà ma requête :
C'est à vous de commander ;
Qu'on me laisse précéder,
A mon tour, ma soeur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu'on ne se plaindra de rien (lj...

Et c'est pourquoi la Queue, persuadée qu'elle mène tout, et le


mène bien, revendique pour elle les honneurs et profits jadis
réservés à la Tête : la collectivité seule productrice sera néces-
sairement, un jour, le seul propriétaire. C'est l'évolution dont le
socialisme nous menace pour demain. Bien a tort, comme on va
le voir; le régime actuel du travail demande plutôt, de sa nature,
une organisation de la propriété beaucoup plus variée et
souple.
-
(A suivre.) Fr. M.-B. Schwalm,
des Frères Prêcheurs.

(1) La Fontaine. La Tête et la Queue du Serpent.


LE SITE DE L'EDEN

Quoique le problème du site de l'Eden ait été agile plus qu'au-


cun autre, et sans résultat, nous ne craignons pas de l'aborder,
dans la ferme confiance d'être arrivé à la solution.
La haute importance de ce problème ne saurait échapper. I!
s'agit de bien autre chose que de fixer un curieux point de géo-
graphie débattu. D'un côté, pour la tradition sémitique, le centre
de la création, du peuplement du globe, du rayonnement des tra-
ditions primitives est là. De l'autre, si l'on prend l'époque où se
montrèrent et où furent relevées les deux divisions de l'Eden,
Koush et 'Havilah, leur site est, d'après cette donnée, le nid
même de la famille de Cham, c'est-à-dire de Koush, Seba, 'Ha-
vilah, Kcfa (Phéniciens et Chananéens), Phut (Libyens), Anoù
(Mitsraïm— Egyptiens), qui portèrent au loin, en autant de co-
lonies, leurs propres noms, et leur savoir très précoce et fécond.
Avec eux, c'est le berceau d'une grande division de la race
humaine, en même temps que le berceau de la civilisation ma
térielle, berceau très inconnu, celui de l'architecture, de la
métallurgie, de la navigation, de la viticulture, de l'industrie,
du commerce, celui où prit naissance cet esprit oriental, qui vit
d'éclat et de sensualité.
En son chapitre II, la Genèse renferme beaucoup plus d'indi-
cations que l'on ne pense, et elles suffisent largement à faire la
lumière. On ne les a pas creusées assez profondément. Il y avait
aussi beaucoup à. recueillir sur les lieux mêmes, que nous re-
connaîtrons être les Indes, soit en consultant leurs livres anciens,
Epopées et Pourânes, soit en étudiant avec soin le pays. Mais
ces documents indiens ont encore moins été interrogés et scrutés
comme ils méritaient de l'être; on ne les a pas rapprochés de ceux
de la Genèse, avec lesquels, en dépit de leurs fables, ils viennent
24 BEVUE THOMISTE

parfois cadrer d'une manière surprenante. Sur la Terre de Koush


et sur la Terre de 'Havilah, sur la configuration très spéciale de
cette dernière, sur ses trois raretés caractéristiques, sur son
nom grandement instructif, mais qui restait encore à ouvrir,
les informations indigènes expliquent, appuient, et quelquefois
développent fort à propos les informations de la Bible.
Le serpent de l'Eden, le nakkash, dont le seul nom comporte-
rait un Traité, n'a pas non plus été appelé à déposer; il avait
cependant beaucoup à dire, même dans l'ordre naturel, et entre
autres choses à dévoiler les cachettes de Fétain et des premiers
forgerons du bronze.
Avouons-le encore : on ne connaissait presque pas le monde
chamitique, qui, dans la suite, vint s'installer juste sur la même
scène, et seul pouvait donner et éclaircir dans sa langue propre
les noms de lieux, d'hommes, de produits, comme Koush, Seba,
'Havilah, le serpent nakhash, la gomme bdellium.
Chercher à réfuter les principales opinions émises sur le sujet
serait oeuvre interminable et inutile : la réfutation résultera ma-
nifeste du simple exposé de ce qui est.
Presque toujours ce sont les quatre fleuves paradisiaques que
l'on prend comme premier point d'investigation ; selon nous, la
marche est fort mal entendue, et crée dès le début des difficultés
inextricables. Il est une voie différente, qui conduit au but plus
directement, et avec beaucoup plus de facilité. En dehors des
quatre fleuves sont des données de premier ordre, où il suffit
d'élaguer un peu pour produire un grand jour. Ce sont les deux
« Terres » ou « Pays » qu'il faut prendre. Ils portent en eux-
mêmes des renseignements copieux et décisifs.
La Terre de Koush et la Terre de 'Havilah ou plutôt Xavilah
peuvent être déterminées sans peine. La Terre de Koush est on
ne peut plus notoire, et dans la géographie la plus ancienne des
diverses familles humaines, et dans la géographie contemporaine.
A la même place, encore aujourd'hui, son nom saute aux regards.
— La Terre de Xavilah n'est pas plus cachée, grâce à ses trois
produits, l'or, les gemmes, le bdellium, produits très connus et
réputés dès l'antiquité la plus haute, fort en demande, même de
la part des peuples lointains; et c'est probablement pour cela
que le narrateur les choisit comme indices des lieux. Les mar-

i'.ii
LE SITE DE L E1TEN

chands d'autrefois ne se seraient pas trompés à l'égard du 'Ha-


vilah qui avait l'avantage de les posséder et d'en être le four-
nisseur. Sur ces objets insignes, pas d'erreur possible ; et en con-
séquence pas d'erreur possible sur leur pays. Mais le nom même
de ce pays, Xàvilak, sera encore plus révélateur. Lorsqu'on saura
que Kaboul n'est autre que Xavilah, la Terre de ce Xavilah-Kaboul,
alitant que celle Ae. Koush, éclatera sous les yeux.

Deux époques différentes, et qu'il importe beaucoup de dis-


tinguer, sont comprises dans les lignes de la Genèse sur l'Eden.
L'une est celle de la Création; l'autre, implicitement indiquée,
est celle où fut prise la géographie des lieux, avec la nomen-
clature de leurs richesses. On ne supposera pas que les noms et
la célébrité des régions de Koush et 'Havilah, de leur bdellium,
de leur pierre shoham, de leur serpent nakhash, datent de l'ap-
parition de l'homme, pas plus que les mots de Tigre, Euphrate
et Assyrie. Us sont d'un âge postérieur. Pour être désignés
comme Pays de Koush et 'Havilah, il fallait bien avoir déjà
existé. Dans l'âge postérieur dont nous parlons, c'est la famille
de Gham, à renom suspect, que l'on voit régner sur le Paradis
et les lieux environnants. On retrouvera sa physionomie, ses
moeurs, sa langue. Entre les deux époques l'hiatus est immense,
car cette famille spéciale, qui en suppose d'autres à faciès diffé-
rents et tout aussi caractérisés, exigea nécessairement de longs
siècles de formation.
Le chapitre II ne cite parmi les membres de cette famille que
Koush et 'Havilah; mais le chapitre X, quoiqu'il ne s'applique
pas à l'Eden, par un effet rétroactif, en apprend davantage. Avec
Koush il évoque sa descendance, puis Metsraïm et la sienne.
Chanaan et la sienne, Phut. Il nomme ainsi lui-même des peuples
ou plus anciens que ceux placés dans l'Eden ou leurs contem-
porains.
L'Eden se transforme donc en Pays de Cham, ou, si l'on veut,
le Pays de Cham est le Paradis perdu.
L'introduction des Chamites dans le récit de la Création ne
26 REVUE THOMISTE

les fait participer ni à la date de la Création ni à son caractère.


Chamites ils sont donnés, et Chamites ils se montrent. On ne
sera donc pas surpris si, malgré les frais souvenirs que réveille
l'Eden, la présence d'une telle race entraîne des faits dignes
d'elle. Mais aussi par cette présence, si rien n'est changé à la
substance de la tradition, il y a de plus des élucidations fournies
sur des territoires qui sont devenus les siens. Occupante de
l'Eden à la seconde époque, cette famille pourra nous faire voir
l'Eden de la première.
Que Koush et 'HavilaA. les deux « Pays » de ce théâtre mys-
térieux, révèlent maintenant où ils étaient situés.

TERRE DE KODSIt

Quatre contrées, distantes les unes des autres, quoique se


rattachant à une seule et même lignée, portent le nom de Koush :
1° l'une au sud de l'Egypte qui pour les Egyptiens eux-mêmes
était le « Pays de Koush » ; une seconde dans l'Arabie méri-
dionale; une troisième au bas Euphrale ; une quatrième dans
les conlins occidentaux de l'Himalaya. C'est la plus ancienne et
la mère des autres qu'il faut découvrir.
Elle ne sera pas le « Pays de Koush » ,'sud-égyptien, simple
établissement du Koush arabique au milieu des nègres africains,
l'Egypte déjà constituée en royaume. — Ce ne sera pas non plus
le Koush arabique. Celui-ci offre bien toute une chaîne chami-
lique de la famille, Koush, 'Havilah, Seba ; mais cette chaîne ne
fut qu'une colonie ; son origine est ailleurs, avec les racines de
sa civilisation : elle se montre très visible en une série de même
nom qui se déroule dans l'Asie centrale auprès de l'Hindou-
Koush. — Le Koush du bas Euphrate ne saurait davantage être
le Koush initial. Les Koushites y sont en étrangers, venus pos-
térieurement, avec une langue, une religion, une science, des
coutumes toutes faites ; et ils ne projettent pas de nombreux
rayons comme vont faire les suivants. En outre, d'importants
éléments édéniques leur manquent: ils sont loin d'avoir la pro-
fusion d'or, dé pierreries, de bdellium qui ornaient le site véri-
table.
Les conditions déterminantes appartiennent exclusivement au
LE SITE DE L'ÉDEN 27

quatrième pays de Koush, qui sera dans l'ouest himalaycn. Tous


les rameaux de la famille, Seba, 'Havilah, Kefa, Anou, y re-
tiennent leur souche impérissable, leurs pénates et noms d'au-
trefois. On les voit même de nos jours. Les trois autres contrées
de Koush se sont évanouies ; mais jamais celle de l'ouest hima-
layen ne perdit son nom et ses peuples préhistoriques.
Malgré tant de siècles révolus, le nom de Koush, relique du
passé, dans cet ouest indien, se lit et relit sur nos cartes. —
Parlant du Pamir où les Koushites résidèrent avec Seba ou Siva,
nous voyons à présent une rivière de Koush ou Adam-i-Koush,
limite des possessions russes, ainsi qu'un défilé de Kara-Kush-
Kar, de l'intérieur ouvrant une route vers le nord. — A l'occi-
dent se projette YHindou-Koush, de 100 lieues de long, avec
son pic le plus élevé (20.000 pieds), du môme nom à'Hin-
dou-Koush, — puis Kushân, tout ensemble défilé de la chaîne,
vallée, rivière, autrefois vieille ville sur la rivière, — Kush-nâdir,
belle prairie aux environs de Kaboul, — Kush-nadur, canal près
Estalif, — Kush-gitmber, sur le haut Kaboul, — Kush-Khaneh, à
l'est de Candahar,—une autre ville ruinée de Kushan, à l'ouest
de Hérat.
Il est frappant que tous ces Koush sont ramassés dans le cercle
de riIindou-Koush, indiquant par là l'assiette du Koush initial.
Deux ouvrages indiens, le Brahnâ-purâna et le Harî-vansa,
sanctionnent le fait en disant que Kuça, le chef de la famille, est
allié aux Pahlavas et Persans (1); or ceux-ci sont dans le même
Hindou-Koush. A l'intérieur des Indes il est d'autres Koush d'une
grande importance, qui auront bientôt un mot, mais ils déri-
vent de celui de l'Hindou-Koush, et, propriétés des fils, ils
', agrandissent le champ paternel. Si l'on tirait une ligne pour
embrasser tous ces Koush, on obtiendrait un cercle immense (2).

La ville de Paklu est au bas même Mie l'Hindou-Koush, du côté oriental, à la


(1)
tète de la vallée du Panjshir, un peu au nord de Charikar.
(2) Il pourrrait sans doute se trouver dans ce cercle quelques Koush d'origine diffé-
rente,, persane ou tibétaine, car le terme appartient également à ces deux sources; mais
ces dénominations seraient isolées et en minorité infime. Quand même on voudrait
rendre persan le nom de la longue muraille de l'Hindou-Koush et en faire « le tueur
des Hindous » ou le Hindw-Koh, « monts hindous j>, ce que toutefois nous sommes loin
d'admettre, encore l'immense majorité avec ses vastes colonies de l'Inde et hors des
Indes, et avec toute sa notoriété historique, resterait-elle au Koush ou Kuça de l'Hima-
laya. Il est la primitive et unique racine.
28 REVUB THOMISTE

Une confirmation d'une portée souveraine nous vient par le


canal de la littérature indienne. Ses livres donnent une descrip-
tion de la Terre et de ses divisions ou douîpes, qui, à plusieurs
égards, correspond à la description biblique de l'Eden. Entre les
deux des points majeurs sont communs ; le suivant est du
nombre. — Parmi les sept divisions ou douîpes figurent (lumi-
neuse identité !): 1° unKuçA-DVÎPA, « continent insulaire de Kuça»,
avec ses habitants, les Kuçalâs ou Kuça-jas, « nés de Kuça » ;
2° un autre douîpe tout à fait synonyme du « Pays de 'Ilavilah »,
et qui nous occupera plus loin. Ainsi, aux deux Pays bibliques
font écho deux Douîpes indiens. Si nous avons qualifié de sou-
veraine la portée de cette confirmation, ce n'est pas à tort : l'o-
rigine en est totalement en dehors de la Bible; — elle est émise
• sur les lieux mêmes ; — elle vient des indigènes ou des Ghamit.es,
d'une race différente de celle des possesseurs de la Bible; et par
conséquent ce n'est pas celle race qui a tiré son nom de Kuça de
la Bible, c'est la Bible qui l'a puisé là.
Kuça, comme disent les Indiens, est un nom absolument
identique à notre Koush. h'a final bref de Kuça ne se prononce
pas, et même en hindoustani ne s'écrit pas; et la palatale ça,
quoiqu'elle se prononce quelquefois s, a le plus souvent le son
de sh, en sorte que Kuça revient exactement à Kus/i.
Demanderait-^on si les hôtes du Kuça-dvîpa et des nombreux
Koush qui ont passé devant nous, étaient bien, par leur physio-
nomie, par leurs moeurs, par leur langue, les vrais Koush du
sang de Cham. Qui pourrait en douter? Les occupants du Kuça-
douîpe. étaient les Kuçalâs. Leur teint avait cette nuance brune
qu'appelle le nom de Cham, avec les cheveux longs, la coupe
du visage européenne, la taille svelte, les allures actives. C'est
par FHindou-Koush que débouchèrent les Aryas deux mille ans
avant notre ère; et dans leur Rig Véda ils nous font telle que
nous venons de la donner l'esquisse des Dasyous, « noires
tribus », disent-ils, en forçant la couleur, mais « habiles, rapides
dans leurs mouvements, belliqueux, excellents archers ». Si
de nos jours l'on sépare par la pensée les populations plus
récentes, Afghans, Persans, Arabes, etc., on se retrouve avec
les Dasyous, avec les bruns Kuçalâs, avec les Koushites.
LE SITE ])E L'ÉDEiV 29

Mais sortons de ce berceau; pénétrons avec les vieilles chro-


niques de Kuça dans la copieuse postérité nationale qui
déborda sur les Indes.
Le Kuça-dvîpa, comme une importante demeure patriarcale,
engendra de considérables États, qui s'étendirent dans l'orient
de l'Inde. Tel fut le royaume de Koçala, fameux à une certaine
époque, ayant pour capitale Ayodhya (Oude actuelle), dite elle-
même Kocala, et non moins célèbre. Vishnou, incarné dans
Râma-Chandra, y régna. Son premier-né, qà'il appela Kuça (!),
construisit sur les hauteurs des monts Vindhya la cité de
Kuçasthalî ou Kuçâvatî, pour être plus à même de régir des
Etats devenus très vastes. Ils comprenaient, suivant les Pou-
rânes (en particulier le Vâyou-purâna), tout le pays situé entre
les monts Vindhya et le Gange, et portaient encore le nom
de Koçala.
L'éminence de Kuça s'accentue encore davantage. L'illustre
Kauçi/ta ou « descendant de Kuça », Viçwâ-mitra, raconte (1)
que le grand roi Kuça naquit du sein même de Brahmâ, et
qu'il eut quatre fils : Kuçâmba, Kuça-nâb/ia, Amurta-rajas et
Vasu. Les deux premiers portèrent, comme on le voit, le nom
de Kuça ; et trois d'entre eux fondèrent des villes de ce même
nom ; Kuçâmba érigea Kauçambî, sur la Jumna ; Kuça-nâbha
bâtit Kuça-sthala (Kanya-Kubja ou Ganoge); Vasu éleva Kuçâgâra-
pûra, première capitale du Magadha.
Dans la môme zone coule une rivière de la famille, la Kaueikl
(aujourd'hui Kusy), qui sortant du Népal se jette dans le Gange.
Avant d'être rivière, iaKauçikî avait été la fille du roi de Kuça-
sthala, Gâdhî, et était soeur de Viçwa-mitra. Gomme celui-ci
était un Kauçika, sa soeur naturellement était une Kaucikî.
Si toute cette parenté est historiquement nuageuse, du moins
sa géographie est réelle.
Porté par des rois fondateurs de villes et de royaumes, le
nom de Kuça était donc très vénéré. Ne venons-nous pas de
due que Râma-Chandra, Vishnou incarné, dont le culte remplit
et les Indes et leurs poèmes, appela son premier-né Kuça? La
mère de Râma était elle-même Kaumlya ou du peuple des
« Koçalas » : le nom était assez commun. On se glorifiait de

(1) Râmayâna, Adî-Kaada, c. xxxv, xxxvi.


30 KEVUE THOMISTE

descendre de Kuça. Viçwâ-mitra, roi de Kuça-sthala, ami et


conseiller du dieu Râma-Chandra, voulant fraterniser avec les
Àryas, avait bien pris un de leurs noms, et parvenait môme
à être brahmane comme eux, mais il ne renonçait certaine-
ment pas à son ancêtre : il le prétendait, avons-nous dit, issu
du sein de Brahmâ (1), et lui-même, pour protester qu'il tenait
à la dignité de son origine, se qualifiait Viçwâ-mitra Kauçika
ou descendant de Kuça ». Dana l'ordre religieux, il fut père
c<

d'une> longue série de gotras ou familles de brahmanes dits


Khauçika-Brâhmans, dont beaucoup existèrent réellement, for-
mant école (2).
D'autres nations que les Kuçalâs habitants du Kuça-dvipe,
tenaient de près à eux et à Kuça, comme les K/taças, avec les
K/taçîras pour rejetons, qui furent- répandus des deux côtés,
nord et sud de l'Himalaya, les Kâçi-Koçalas dont le nom explique
l'agglomération. Puis, la Kasia regio, devenue la Kashgarie avec
Kasligar pour capitale, et ses Kasii montes, Kûçan et Khâss,
petites villes au nord du Pamir, Kashkaz, ville, contrée, vallée,
rivière dans l'IIindou-Koush, le célèbre Kacmira (Kashmire),
que des K/taças inquiètent beaucoup du haut des montagnes.
Antiquité et temps présents, Koush ou Kuça, et par son déve-
loppement et par son action, occupe, comme on le voit, dans la
Péninsule une place de premier ordre. On comprend alors com-
ment, en dehors de l'Inde, il a pu être aussi très en vue.
Nous avions dit au début qu'il était des pays de Koush autres
que celui dont nous venons de parler, et que l'on flatte parfois
de l'honneur d'être le Koush de FEden : l'un au sud de l'Egypte.
un second au sud de l'Arabie, un troisième vers l'Euphrate;
mais, après avoir parcouru la longue et encore incomplète
série indienne, on avouera que les autres, purs rameaux exo-
tiques, sont loin d'offrir la riche végétation familiale du Kuça,
indien, et que le dense rayonnement koushite de l'Inde leur
dénie le vrai berceau pour le reconnaître dans le Kuça-dvîpa.
A plus forte raison le dénie-t-il à des contrées comme l'Ar-
(1) Le dieu Indra, craignant d'être supplanté, désira appartenir à la race de Kuça; il
le fit en renaissant de Ghâdi, le père de Viçwâ-mitra, en sorte que celui-ci est le frère
du dieu. On voit quelle importance avait Kuça dans son vrai pays, même au temps des
Aryas.
(2) Vi$hnu-pur, liv. IV, c. vu.
LE SITE DI! L'ÉDEN 31

ménie, où le mot de Koush, s'il intervient, ne fait que mai-


gre figure.

La présenee au nord indien de la province de Koush est


encore manifestée par sa position limitrophe avec la seconde
province édénique de 'Havilah.
Dans la donnée de la Genèse deux divisions seulement for-
mant l'Eden, il est clair qu'elles durent être contiguës. Effec-
tivement, elles le furent.
Le fait est apparent puisque géographiquement l'Hindou -
Koush avec ses annexes vient expirer juste où commence le
Kaboulistan, dans lequel ressortira Xavilah.(i). — Les Pourânes
en disent autant : leur Kuça-dvîpa, par sa province (très réelle) de
Kapila, ou la Kapisàne, arrive jusqu'au même Kaboulistan (2).
Ce voisinage sera montré une seconde fois sous une autre
forme, et la vérité en sera encore plus frappante. La position
de l'un des pays témoigne pour la position de l'autre : celle
soit de Kuça, soit de Kaboul, est assez connue pour se passer
de longs commentaires.

Dans la famille de peuples qui accompagne Koush, il est


une divinité proéminente, Siva, qui par ses liens intimes avec
Koush acquiert une valeur indicative digne d'une mention
spéciale.
Siva est dans la Genèse Seba, premier-né de Koush (x, 7).
Gomme le dieu fut très goûté, on le retrouve dans les colonies
extra-indiennes encore dans la société de Koush ; mais la
moindre connaissance des faits suffit à faire apercevoir que son
berceau et son plus célèbre trône furent parmi nos cimes pamira-
koushito-himalayennes. Le dieu est là en souveraine évidence.
D'après les Poèmes, il est Meru-Dhâman, « habitant du Mérou »,
chasseur, kirâte et çavara de ces sommets. Il y est marié à
Pârvatî, fille de l'Himalaya et de Mena, laquelle est à son tour
fille du mont Mérou. Son (ils Kârttikeya se distingue dans les
mêmes hauteurs, etc. — Mais pour nous le fait intéressant est
(1) Il est en TCtliiopie nno colonie de Kush et 'Havilah : elle offre la même condition :
Havilah est lié au Pays de Kush sud-égyptien. L'émigration n'a rien désuni.
(?) Vishmi-pur., 1. II, c. îv.
32 REVUE THOMISTE

que chez les Indiens comme dans la Genèse, Siva est inséparable
de Knça. A certains points de vue ils ne font même qu'un, étant
de même famille et de même pays ; de même famille, disons-nous,
car Siva, pour les Poèmes, est Kauçika ou « descendant de
Kuça » ; de même pays, car Siva est un Kuçala ou du Kuça-
dvîpa. Ainsi, dans la Bible, Seba est fils de Koush, et par consé-
quent leur pays fut commun. De famille, de pays, de moeurs
encore plus, Siva est un franc Koushite et Chamite. L'union
de Koush et de Siva ne saurait être plus forte. Là où est Siva,
là donc est son inséparable Koush. Il suffit d'aller à l'higlander
himalayen pour voir à proximité Koush et « la Terre de Koush ».
L'un est sur le Mérou, l'autre sur les prolongements de l'IIindou-
Koush.
Nous venons d'avancer que, de moeurs, Siva est autant et
plus Koushite qu'il ne l'est de famille et de pays ; il sort de sa
légende une multitude de traits qui vont droit aux Koushites.
C'est au nord-ouest, à la ruche chamitique même, qu'il parut
avec sa digne compagne Oumâ : c'est là que fut érigée en su-
prême objet d'adoration la révoltante nudité de Cham et de
Chanaan, et avec Oumâ quelque chose de plus. Où prendre pour
théâtre de la scène biblique de Cham et Chanaan un lieu
mieux fait pour elle? Dans les Sivaïtes les Chamites se recon-
naissent sur-le-champ. Partout où les Chamites s'installèrent,
en Chanaan et dans l'Arabie Koushite par exemple, ils implan-
tèrent les symboles et la morale des deux divinités, accompagnés
des arts qui les reproduisent ad nauseam, de la liqueur enivrante
qui ruisselle abondamment au Cham-douîpe (1), de la fureur
de la danse. Il est singulier combien Siva et sa femme sont mo-
delés sur les Chamites. Obscènes, cruels, buveurs, chanteurs,
danseurs au son du tambour et de la flûte de bambou, qui à
l'heure actuelle sont encore les instruments de ces montagnes,
tels furent les Chamites, Koushites, Chananéens, Libyens ; et
Siva avec sa parèdre se montre hideusement obscène, buveur
jusqu'à l'ivresse la plus intense, cruel, joueur du tambour, jhalarî,
danseur frénétique. C'est le Chamite photographié dès le ber-
ceau.
(1) Nous avons appelé Cham-douîpe l'espace entre l'Hindou-Kousli, le Kaboul el Je
îiaut Indus.
LE SITE DE L'ÉDEN 33

Que le lecteur pèse maintenant les faits nombreux qui vien-


nent d'être rassemblés, il reconnaîtra que le primordial « Pays
de Koush » est incontestablement aux Indes, et aux Indes du
nord-ouest.
1° Dans la géographie positive le nom de Koush fut et est
encore à profusion répandu. De la Kasie (Kashgarie) aux monts
Vindhya, et de l'IIindou-Koush à Kùçala (Ayodhya ou Oude)
et Patna, ce nom, avec ses villes, ses royaumes, ses peuples,
ses monts, ses l'ivières, embrasse toute l'Inde septentrionale.
2° Juste aux mêmes emplacements du nord-ouest, les Poèmes et
Pourânes dans leur description du monde ont un Kuça-dmpa,
qui correspond au « Pays de Koush ». 3° La physionomie exté-
rieure des habitants les dénonce comme vrais Koushites et
Chamiles. 4° De grandes jiersonnalilés, et dans l'ordre politique et
dans Tordre religieux, attestent la haute valeur dont le nom de
Koush jouissait dans ces sphères. 5° D'un autre côté, le « Pays
de Koush » confine au Kaboulistân, avouant ainsi la contiguïté
réelle de Koush et Xavilah. 6" Siva ou Seba, lui-même Kuçala,
a son premier siège dans l'ouest himalayen; par conséquent là
s'étend le pays des Kuçalâs ou Koushites, De leurs moeurs Siva
est en outre un type achevé.
Le Kum des Indes supérieures est donc trop archaïque, trop
important, trop développé, trop en vue, trop réputé, trop identique
dans toutes les sources, trop bien placé comme métropole de colo-
nies, et trop fécond pour n'être pas le Koush primitif de la Genèse.
Il nous semble que la question du site de la « Terre de Koush »
ne serait plus à débattre, lors même que 'Havilah n'aurait pas
à faire d'autres révélations,

TERBE DE HAVILAH

On connaît trois contrées des 'Havilah (ou Chavilah ou


Xavilah) (1). — L'une est donnée comme occupée par les Arabes,
fils de Jectan, fils de Iléber (Gen. x, 29;
— I Par. i, 9). De la date
postérieure de Jectan, elle ne saurait être la nôtre : laissons-la.
(1)En assyrien, le nom de Kaboul prend un h dur comme Mlavilali, et se dit Hiabu.ru ;
en h6breu, c'est Kebar.
BEVUE THOMISTE. — 3° ANNIJ1. 3.
34 REVUE THOMISTE

— La seconde se trouvait en Afrique, au sud du « Pays de


Koush » égyptien, vers le golfe actuel de Zeila ou Zuila, et
était peuplée par les Avalites, nommés d'après elle (Gen. x, 7 ;
— I Par. i, 23). Elle livre un renvoi précieux sur le berceau;
mais nous la laissons encore, parce qu'elle n'est comme le Koush
égyptien que la colonie d'une colonie, et non la contrée mère. —
Cette contrée mère, le Xavilah primitif, sera la troisième contrée,
celle qui est dite entourée par le Pishôn, pleine de richesses, et
rangée dans l'Eden à côté de la Terre de Koush.
Le site du Pays de Koush vient d'être déterminé, celui de
Xavilah nécessairement l'accompagnera. On Je remarquait en
effet plus haut : pour la géographie, YHindou-Koush effleure le
Kaboulistân; et, pour les Pourânes, le Kuça-dvîpa arrive au
môme point. Or ce Kaboulistân est le tant désiré Xavilah.
Que Xavilah soit le Kaboul, les preuves en dérivent : 1° de la
présence extrêmement frappante et simultanée des produits que
la Genèse signale ; 2° du nom et du caractère de la contrée. Ces
preuves vont passer sous nos yeux.

Les produits. — Le passage biblique sur 'Havilah est à plu-


sieurs points de vue riche d'informations. Il l'est en particulier
par la richesse même des produits qu'il admet dans la contrée,
le bon or, les pierres précieuses, le bdellium au parfum exquis.
Nulle part, comme en ce recoin favorisé, ils ne se trouvent réunis
avec cette exubérance qui, jointe à leur valeur, en explique la
grande célébrité et la diffusion. L'identification des lieux ressort
parfaitement, de cette réunion saillante et unique dans le monde.

1"L'Or. — En premier lieu, sa profusion est remarquable dans


le pourtour de l'extrémité de la chaîne himalayenne. Le
recueillir et en trafiquer était l'oeuvre de la plupart des popu-
lations de ce cercle. C'est lui qu'entendent désigner les épopées
indiennes lorsqu'elles montrent les tribus apportant l'or pipilika
ou « des fourmis ». Au nord est la Kasie, où le dieu des
richesses, Koubere, fait sa résidence, où le Sablia-parva voit
une région Hataka, « d'or », où plusieurs rivières entraînent la
poussière du métal. — Au versant méridional, on se trouve
dans le pays des Dardes, et ces Dardes firent toujours le corn-
LÉ SITE DE l'ÉDEN 35

merce de l'or. Ils le font encore à présent. Quand Darius à


sa conquête exigea l'énorme tribut annuel de 360 talents d'or,
ce furent les Dardes, les Kampyliens, les ûarvas et autres
voisins qui le fournirent. Parmi les cours d'eau sans nombre
qui de toute part se précipitent des hauteurs, il en est peu qui
ne charrient la poudre dans leurs flots. Les sables de l'Oxus
en renferment beaucoup; ceux du Kounar roulent des pépites.
Le mahâ-ràj du Kashmire, de qui relèvent les territoires du
nord, se fait aujourd'hui payer en poudre d'or par chacun des
petits Etats une partie de ses redevances.
I] faut en second lieu avoir présente à l'esprit la prodigieuse
antiquité du renom de cet or. Dans les documents histori-
ques et les traditions comme dans la Genèse il est le premier
à frapper les regards. Il y a bien de l'or en plusieurs autres
localités indiennes; les fleuves du Dekhan, d'Orissa, de
Bérar, etc., en entraînent beaucoup, mais, à l'origine, alors
que la famille de Cham n'avait pas pris son essor sur la
Péninsule, et vivait ramassée dans son aire de montagnes, il
ne pouvait être question de cet or éloigné et inconnu. Par les
noms essentiellement chamitiques des objets que Salomon et
Hiram allaient chercher de concert, nous savons que chami-
tiques étaient ces objets, et que les navigateurs Phéniciens ou
Kefas entendaient Jes demander à l'Inde leur ancienne patrie.
Personne ne pouvait être plus au courant de la faune, de la
flore et des minéraux de la Kapisène que les Kefas ou Kapilàs
d'autrefois, et ils revenaient puiser à la source. L'or, bien
qu'on pût le trouver beaucoup plus près, était, en raison de sa
qualité, au nombre de ces lointaines matières d'achat.
Outre l'abondance et l'antique célébrité du métal, un troi-
sième signalement ressort de son excellence, car le renom était
mérité. Par tous, modernes ou anciens, il est exactement qua-
lifié comme il l'était par Moïse, optimum. Le Maha-bhârata, que
nous allons citer, le dira « du plus radieux éclat ». Parmi les
modernes, Biddulph, naguère politieal office?' du pays, écrit de
ce métal dont sont riches maints cours d'eau des environs de
Gilgit : « L'or en est de belle qualité, le meilleur étant de
vingt carats. Les lavages d'or de Bagrot (un peu à l'est do
Gilgit) sont célèlres par la belle qualité de l'or] qu'ils rappor-
>'^

36 KEVUti THOMISTli

.1- I
tént (1). \1optimum de la Genèse devient un véritable indice
»
de l'Eden. Quand de plus on voit cet or accompagné des
pierres précieuses et du bdellium, alors aucun doute n'est pos-
sible. L'or paradisiaque est celui du vord-ouest himalayen.

2° Les Pierres précieuses.Elles comportent des observa-


—-
tions analogues. Aux mêmes lieux elles pullulent (2).
A l'invasion des Aryas, qui pénétrèrent par ce nord-ouest,
les Dasyous en étaient étincelants, et en ornaient jusqu'à
leurs flèches. Les Nâgas de l'Hindou-Koush sont toujours
représentés de même. Lorsque, fuyant devant l'ennemi, ils se
réfugièrent au Kashmire, on les reconnaissait à ces parures.
Les fait-on population des enfers, ils les portent toujours.
Siva est surnommé Mandira-mani, « temple de joyaux ». L'Inde
continua à les prodiguer au delà de toute mesure, comme elle
faisait de l'or. La réputation en était, grande aussi à l'étranger
soigneux de faire là ses emplettes (Ctesias, 5).
De ces dépôts inépuisables les Tyriens, qui y retournaient,
avaient en grande partie obtenu les gemmes qui faisaient dire
à Ezéchiel (xxvm, 13-14) : « Vous avez été dans les délices
du paradis de Dieu; votre vêtement était enrichi de toute
sorte de pierres précieuses : la sardoine, la topaze, le jaspe,
la chrysolithe, l'onyx, le bérille, le saphir, l'escarboucle,
l'émeraude et l'or étaient employés pour relever votre beauté...
Vous avez marché au milieu des pierres étincelantes. »
Mégasthènes, à la cour de Sandrokottué (Chandra-gupta, à
Patna, fin du ive siècle av. notre ère), dit : « Leurs robes sont
en .drap d'or, semé de pierres précieuses (3). »
(1) Biddulph. Tribes of the Hindoo-Koosh, p. 22.
(2) La Genèse ne nomme que la pierre shoham, dont la nature est indécise. Si cette
pierre est Vonyx, il est très commun dans les Indes. Gtesias le cite (5). Le Périple de la
mer Erythrée (icr siècle de notre ère) raconte qu'on l'exportait de l'ouest en grande
quantité (c. 48-51). Si, comme le pensent des savants (Lenorm., Or'ig.de l'hist., t. II,
p. S8), la pierre shoham est le lapis-lazuti, celui-ci, d'après Bûmes (Travels info Bulihara,
t.. II, p. 246), serait dans les montagnes qui dominent Estalif, c'est-à-dire tout proche de
Kaboul, qui va devenir notre 'Havilah, et en la plus ravissante partie du district, là où
de légitimes inductions placeraient volontiers le Jardin de délices. Dans ce cas on aurait
une excellente preuve de plus sur le site de.'Havilah. Que si le dire de Burnes ne se
vérifie pas, il est certain qu'à environ 50 lieues nord de Kaboul, sur le cours delà
Kokcha, le lapis-lazuli forme des roches entières que l'on exploite. Auprès, la ville de
Kurân en fait le commerce. .;.
(3) Edition de Mac Orindle, p. 70.

m
LU SITE ])U L'ÉIiEK 37

Quoique la provision ait dû baisser beaucoup, elle n'est,


certes pas tarie. Elphinstone (t), qui fut comme ambassadeur
admis plusieurs fois en présence du roi de Kaboul, parle de
la couronne et du vêtement du souverain comme « d'une
« flamme de joyaux». L'effet
produit était tel qu'il crut d'abord a
une armure de pierres précieuses. L'un des bracelets du prince
était orné du Koh-i-nur, « mont de lumière », le plus grand
diamant du monde. Les étoffes de drap d'or étaient très com-
munes.
A leur tour les pierres précieuses du nord-ouest himalayen
appellent le site édênique.

3°Le Bdellium. — Ce qui concerne le bdellium et son arbre


aguru, improprement dit aloès, fixe de nouveau l'emplacement
de l'Eden, et d'une façon d'autant plus sûre que l'aguru étant
rare (2), on ne peut supposer l'Eden qu'en un très petit
nombre de localités.
L'habitat de l'arbre est établi par les botanistes, qui tien-
nent le végétal pour indigène dans les montagnes du Petit
Tibet, entre les 34e et 35e degrés de latitude : c'est juste
chez nous...! c'est dans l'Eden... ! Le Kaboul en effet court
exactement entre les 34e et 35e degrés ;, et les provinces édé-
niques ou presque édéniques, que nous verrons au pouvoir
des Koushites, des Kabuli et de leurs immédiats voisins, le
grand pic de J'Hindou-Koush, Kushân, Kapisa, seront égale-
ment sur ces lignes. Quant aux Tibétains, ils profitaient de leur
aguru pour faire des présents de sa substance odorante aux
empereurs de Chine.
L'habitat est aussi indiqué par les données historiques, qui
regardent ces terres et la Bactriane adjacente comme centres
non seulement de production, mais d'exportation. Pline vient

(1) ELriiiNSTONE, Cmibool, t. I, p. 65 et suiv.


(2) Isid. Orig., xvin, 8. — Plin. xii, 9, 19, 35. Ce dernier écrit (c. 33) : « Bactriane,
in qua bdellium iaudtttissimum... nascitur, et in Arabia Indiaque, et Media ai; Babylone. »
Suivant le Périple (c. 48), le bdellium était expédié pour la vente des régions supé-
rieures de l'Inde aux ports de mer, avec le costus odoraiissimus et le nard, tous deux
fournis par le Kaboul, ce qui valait au nard l'épithcte de Kabolitique. Le Périple voit
encore l'arbre du bdellium sur la côte de la Gédrosie (c. 37). Mais qui s'aviserait de
placer l'Eden sur ce littoral très désolé?
38 REVUE THOMISTE

-
de proclamer le bdellium de la Bactriâne laudatissimuin. Ce
même habitat est encore montré* par les informations locales
les plus positives et les plus réitérées. Un narrateur de nos
régions himalayennes, Kalhaae, l'auteur de la Eâjatarangini ou
« Chronique du Kashmire », à propos des conquêtes
d'un
râja du vme siècle de notre ère, parle d'un bois entier d'aloès
(1. IV, si. 171) : « Dans la ville de Prâg-jyotisha il ne vit
que la fumée odorante qui s'élevait du sombre bois d'aloès
dont les liges avaient été brûlées. » Prâg-jyotisha fut la capi-
tale de Bhaga-datta, roi des Kirâtes, l'un des combattants de
la Grande Guerre, qui va bientôt faire à Youdhishthire des
dons magnifiques, parmi lesquels* figureront l'aloès et ses par-
fums.
L'habitat est de plus assuré par l'extrême usage indien du
bois et de son extrait. Tandis que le reste du monde en est privé,
et ne l'obtient qu'à des prix fabuleux, aux Indes, on ne peut
plus commun, sous quantité de noms ou d'épithètes, il est par-
tout. Pas de riche demeure, pas de fête, pas de cérémonie reli-
gieuse, sans prodigalité d'aloès. On en fait des onguents, des
eaux de senteur, on en arrose le sol, on s'en parfume le corps, le
mêlant au sandal, même lorsqu'on marche au combat; on brûle
le bois par place dans les lieux publics. — Grâce aux tributs,
l'Assyrie de loin suivait ces traces : ainsi Assarhadon, relevant
avec solennité à Babylone le temple de Bit-Sagattu, dit: « J'ai
brûlé des bois d'aloès. » L'Egypte s'en procurait.
Les noms de la gomme odorante nous ont à leur tour révélé
les propriétaires et vendeurs. Elle est appelée Kauçika, désigna-
tion lumineuse, puisqu'elle rattache le produit au Koush de l'E-
den, et à elle seule fait présumer que Koush et 'Havil ah, tous
deux producteurs de la gomme rare, c'est-à-dire l'Eden lui-même,
se trouvaient là. On la dit encore Siva, et Siva est également un
Kauçika et un Kuçala, Kiimbhâ ou Kumbhinî (actuellement dans
le Guzrat, les Kumbhis habitèrent d'abord l'Inde supérieure),
Daitya-meda-ja, « née de la moelle des Daityas » (1), An-Arya-ja,
« produit des An-Aryas » ou des sauvages
indigènes MIechhas.
Tous ces noms qui, avec intention marquée, désignent des Cha-
(1) Ces Daityas représentaient des indigènes sous la métamorphose des démons ou
Asours, Madhou et Kaitâbha.
LE SITE DE L'ÉDEN 39

mites, parlent clairement. Une sorte de gentiane dite aussi


an-ârya tikta ou kirâta-tihta, « amer des an-âryas, — des
Kirâtes », maintenant encore nommée ainsi avec le mot simple
Kirâta, insinue que les Kirâtes furent un des peuples princi-
paux détenteurs des deux substances an-âryennes. En effet, nous
allons voir le bdellium en leurs mains.
Bdellium n'est pas une épithète comme les termes précédents,
mais le nom même. Sa simplicité, puisqu'il signifie uniquement
gomme, comme nous l'avons démontré (App. L des Chamites),
porte à croire qu'il fut.le premier de tous. Sa nature est fonciè-
rement chamitique ; mieux que cela, en raison soit de la haute
antiquité qui le fait placer dans 'Havilah, soit de l'habitat exac-
tement pareil que lui reconnaît la science, la plante étant à la
fois fille de l'Eden et du berceau des Chamites, c'est là qu'elle a
dû recevoir son nom (1). Ce nom est par conséquent indicateur
du site de l'Eden. Une observation semblable est à faire touchant
le nom de l'arbre, aguru. Ce terme n'est nullement celui de
a-guru, bois « non pesant », donné par les lexiques sanscrits; il
est d'une racine dont le malais conserve assez bien la forme
dans garu, « parfum ». Chamitique encore, et née sur les lieux,
l'expression, comme celle de la gomme, a donc également par
elle-même son mérite probant sur le site édénique.
En outre, la diffusion du terme himalayen sur les terres étran-
gères, car il est en Assyrie budiVhat, et pour les Hébreux beddolah,
sont des signes que les zones reconnues pour l'habitat et pour
le baptême nominal de la substance expédièrent les premières, et
que le siège du bdellium en son Pays de 'Havilah est bien notre
angle alpestre. — On y attacherait même les dénominations
arabe et égyptienne. Les Arabes disent en effet mu/cl, « graisse »,
si proche du guggul indien qu'il pourrait n'en être qu'une va-
riante. Quant aux Coptes, ils se servent de loohe, lutum, coenum,
bdellium, qui représente une pure traduction du sens indien de
gomme.
Les renseignements divers pouvaient-ils mieux concorder ?

(1) La langue actuelle des lieux, l'hindoustani, a conservé de l'ancien parler des élé-
ments qui éclairent, et que possèdent aussi les autres langues chamitiques, comme l'é-
gyptien. Bdellium signifie amas, coagulum, gomme, et l'hindoustani a toujours batornâ
amasser, batolan amas, coagulum, pâthdn bdellium.
•40 REVUE, THOMISTE

Quand les botanistes, qui certes n'avaient pas consulté le Mahâ-


bhârate, déterminent pour lieux de croissance de l'agourou les
34e et 35" degrés de latitude, que précisément longe le Kaboul;
quand les noms de la gomme et de l'arbre, parleur antiquité et
leur nature, relèvent du berceau chamitique : quand les textes
indiens — et le Périple —- montrent l'exploitation à ces mêmes
latitudes; quand les classiques parlent des exportations de la
Bactriane ; quand les Tibétains envoient en Chine des présents
de leur bdellium, les uns et les autres se rencontrent parfaitement
sur les localités de production et de vente. — Et encore, quand,
non plus le Pentateuque, mais les indigènes de l'Hindou-Koush
font du bdellium. un Kauçika, ou tenant à ces Koushites qui sont
leurs frères ou voisins, ils parlent littéralement comme la Bible,
qui reconnaît le parfum comme produit par le Pays de Koush.
Enfin, quand ces indigènes y voient de plus un Siva, ou un re-
présentant du Dieu qui a pour premier siège ces monts Koushites,
et s'intitule lui-même Kauçika et Kuçala du « Pays de Koush »,
est-ce que par la réunion des deux compatriotes, Kush et Siva,
ils ne doublent pas la certitude que le bdellium était de leur
jardin, et que les Chamites l'apprécièrent les premiers ?
Les autochthones, Chamites des lieux, et toutes les autorités,
sont donc complètement d'accord avec la Genèse sur la patrie du
bdellium, et par'conséquent cette modeste caractéristique du
site paradisiaque en acquiert une valeur démonstrative tout à
fait hors ligne. Comme l'or et les pierreries, le bdellhim veut VEden
vers le Koush de V Himalaya.

Prendrait-on les trois produits, non plus séparément, mais


dans leur ensemble, leur coexistence dans le nord-ouest en ferait
ressortir d'autant plus la portée significative.
Nous avons dit que la description de la Terre ou des douîpes
dans les livres indiens (1) a des correspondances très remar-
quables avec la description biblique de l'Eden, et que des deux
côtés bien des faits se répètent; celui des richesses paradisiaques
réunies est dans ce dernier cas. — Au centre, le Mérou est une
M) Fishnu-purâna, I. II, c. n et s. — Bhiskma-parva, si. 204, 446 ef, s.
LE SITE DE i/ÉDEN 41

montagne d'or, et à l'entour éclatent de toutes parts, dans les


douîpes, For, les pierreries et les végétaux qui embaument les
airs.
On n'a pas à entrer dans les fantaisies de la fable, mais il est
des données positives et vraies qu'il faut bien admettre ; et les
Indiens pouvaient d'autant mieux les affirmer qu'ils avaient les
choses sous les yeux. S'il est tant question d'aromates, de gem-
mes et d'or, c'est qu'en réalité ils y étaient. A tout instant les
Poèmes exaltent les montagnes himalayennes, étincelantes des
beautés qui nous occupent, pleines de métaux variés, de plantes
aux douces senteurs ; et, dans l'Inde entière, ils célèbrent avec
l'exagération orientale lés profusions faites de l'aloès, du sandal,
du roi des métaux, des pierres de haut prix. Digne d'être l'orne-
ment de ces mêmes chaînes, le lapis-lazuli, non loin du Nisha-
dha, donnait son nom au mont Nila, « le bleu ». « Le Nila fait
de lapis-lazuli », dit le Bhishma (st. 198).
Au nombre des possesseurs himalayens du bdellium sont
apparus tout à l'heure les Kirâtes : il est bon à leur sujet do,
produire un document indien inaperçu jusqu'ici par rapport à
nos questions : il n'est pas le seul, mais il s'exprime avec une
entière clarté. On le trouve enfoui dans le Mahâ-bhârata, au
passage où le Sabha-parva expose les dons faits au roi You-
dhishthire, « ferme dans le combat », pour un grand sacrifice.
« J'ai vu là, Seigneur, avoue le jaloux Douryodhane, les rois
qui habitent sur le versant ultérieur de FHimavat, ceux qui
vivent sur les montagnes où le soleil se lève (1), qui demeurent
aux confins de la mer Rouge (2), et les Kirâtes aux flèches
inhumaines, artisans de cruauté, qui s'habillent de peaux, et
se nourrissent de fruits et de racines. Ils apportaient des charges
de bois d'aloès, de sandal, à'agallochum (Fagourou), de parfums,
d'or, de pierresjines et de pelleteries. Ils amenèrent aussi dix mil-
liers d'esclaves femelles et femmes, nées dans le pays des Kirâtes,
des choses ravissantes, des oiseaux et des quadrupèdes étrangers,
de l'or du plus radieux éclat, recueilli au sein des montagnes...
Les Darâdas, qui touchent aux Kirâtes, les héroïques Darvas,

(1)C'est VUdaya-giri, « mont du Lever », chez les Çâkas (Scythes).


(2)La mention de ces mers ne doit pas tromper. On supposait l'Inde entourée par
quatre mers, Septentrionale, Orientale, Occidentale et Méridionale.
42 REVUE THOMISTE

les Paradas, les Vâhlikas, les Kaçamirains, offrirent... (st. 1364


et suiv,) (1).
Les trois substances distinctives, l'or du plus radieux éclat —
c'est Y-optimum de la Genèse, — les pierresfines, les charges de
bois et de parfums de Vagalloche sont donc aux mains des
peuples qui enferment à l'occident l'Hirnavat, autrement dit Hima-
laya, « demeure des neiges », et si communs qu'il était im-
possible à ces marchands intéressés, que l'on rencontre toujours
sur les fleuves ou sur la mer (2), de ne pas en trafiquer partout
où ils avaient accès (3). Les Kirâtes en sont particulièrement les
collecteurs, et ces Kirâtes parcourent le bout de l'Hirnavat. On
nous dit qu'ils touchent aux Darades, peuple encore présent
dans ces encognures, ainsi qu'aux Paradas de l'Hindou-Koush.
Ailleurs le même Sabha et le Bhishma (st. 358-359) ajoutent à c«
voisinage celui des Nishâdas de l'Hindou-Koush, et celui des
Shines, qui résident dans les mêmes bras de la chaîne. Invaria-
blement nous pivotons entre l'Hindou-Koush et l'Himalaya,
circulant autour du Paradis.
Il est tout à fait évident qu'en nul coin de la Terre ne pullu-
lent à ce degré, et simultanément, les trois raretés de 'Havilah ;
et nulle des contrées présentées le plus souvent comme site de
l'Eden, le bas Euphrate, l'Arménie et la Golchide, l'égyptien
<<
Pays de Koush », ne possédait comme indigènes, ne célébrait
comme siennes, ne prodiguait à l'intérieur, n'expédiait au
dehors, et à la fois, ces trois frappantes caractéristiques. — Cette

(i) Les Darvas sont généralement associés aux Abhi-sâras, qui étaient près des Dardes
dans les régions koushito-himalaj'enncs. — Les Paradas allaient avec les gens de
l'Hindou-Koush. — Les Vâhlikas ou BâhWcas étaient avec les Bactriens, habitants de
Balkli ou Bactra, près de l'Oxus, qu'Aristote appelle le fleuve de Bactres. Nous avions
dit que la Bactriane expédiait du bdellium, la voilà dans les Epopées indiennes. Manou
nomme aussi les Kirâtes à côté des Shines, des Dardes et des Khâças (X, 44). Le Vana-
parva leur attribue le même voisinage (st. 12349-12359). — Tous ces peuples circonscri-
vent donc les sites qui nous intéressent dans le nord-ouest, au cercle du Kaboul, du
haut Indus et des monts du nord.
(2) Adi-parva, st. 1177, 1209, 1210, 1332 à 1340, etc.
(3) Les objets livrés par nos montagnards sont ceux que dans les empires 'éloignés,
Babylone et Assj'rie, Phénicio, Palestine, Arabie, Egypte, Perse, on voit reparaître
Comme raretés exotiques. — Les dires du Sabha-parva. vérifient, en les complétant, ceux
de la Genèse, non seulement en ce qui concerne le site de l'Eden, mais en ce qui est
relatif à l'exportation et à ses marchandises. — Parmi les « oiseaux et quadrupèdes
étrangers, » on comptera les faucons, iâsh, les paons, les cynocéphales, les chiens énor-
mes, et avec l'éléphant, son ivoire.
LE SITE DE L'ÉDEN 43

remarque atteint les colonies étrangères, arabe ou éthiopienne,


revêtues des noms qui n'étaient pas les leurs, de Koush et
'Havilah. En dépit de ce nom emprunté, elles n'eurent rien de
ce qui ornait ainsi l'Inde supérieure. Le titre d'Eden ne leur
allait pas. Aux seules Terres vraiment édéniqu.es appartenaient
les trois produits : ils en formaient au loin le rayonnement.
Il est heureux que la Genèse nous ait donné ces signes, ils
déterminent les positions avec la dernière certitude. Nous
trouvions plus haut, après avoir donné les preuves du Pays de
Koush, que ce site ne nous semblait plus à débattre ; et dès à
présent, ne pourrait-on en dire autant du Pays de 'Havilah, uni-
quement d'après la prodigieuse accumulation des produits des-
tinés à le faire reconnaître ?
Doté de ces magnificences exceptionnelles, le beau pays pré-
sage déjà les goûts et coutumes de FOrierit, ceux delà race qui,
la première, façonna les bijoux, polit, perça, tailla des pierres
dures comme le diamant, fut passionnée pour les parfums, de-
manda des matières colorantes à toute la nature, fit sortir de la
terre les métaux.
Fr. Etienne Brosse, 0. P.
(A suivre.)
2° Résultats

I. — Le court exposé de la métaphysique manichéenne quia été


fait plus haut avant l'analyse de la réponse ou réfutation de saint
Augustin touche à bien des questions ; pour tout dire d'un mot,
elle embrasse Dieu et le monde dont elle prétend expliquer les
rapports. De plus, dans cet exposé, il a fallu suivre l'ordre logique
du système conçu dans son ensemble, sous peine de manquer de
clarté. Double motif de se demander maintenant quelle était la vé-
ritable question d'ordre métaphysique qui s'agitait entre l'évêque
d'Hippone et les manichéens; d'autant que si, dans cet exposé lo-
gique, les choses semblent avoir une valeur égale, saint Augustin
ne s'attacha'pas également, bien s'en faut, à réfuter point par point
le système philosophico-religieux de Manès, tel qu'il a été dé-
crût. S'il eût voulu se plier à l'ordre naturel de la doctrine qu'il
combattait, il eût dû commencer par établir l'existence de Dieu,
son unité, son infinité, son immutabilité, son inviolabilité, pour
passer ensuite à la création du monde et de l'homme, à la na-
ture des êtres et à la providence divine, sous le gouvernement
de laquelle le mal ne saurait exister comme être; enfin il eût
abordé les questions de la chute, du Christ et de la Rédemption.
Saint Augustin a touché, sans aucun doute, à chacun de ces
points; toutefois il en est trois auxquels il revient sans cesse,
sur lesquels il insiste et s'arrête, au sujet desquels il argumente
et. veut prouver : la nature du mal, son origine, la nature
des êtres. Tout le reste demeure au second plan, bien plus
SAINT AUGUSTIN CO'NTIIE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS 45

semble regardé comme secondaire. Saint Augustin n'y jette


qu'un très rapide regard ; et il passe, sans se douter, ce
semble, de l'importance et de la valeur propre des idées
qu'il néglige. Il est pressé de rentrer dans la question du mal
dont on dirait qu'il n'est sorti qu'à regret. Pour saint Augus-
tin, donc, là était le véritable débat entre lui et les mani-
chéens. Avait-il raison? Vit-il juste ? Ou bien, par hasard, ne
se serait-il pas laissé détourner de la question vraie par un
intérêt de polémique excessif et aveuglant?
Pour répondre, il faut distinguer dans la question manichéenne
le côté logique et le côté historique. Manès, nous l'avons vu,
n'avait pas créé tout d'une pièce dans son cerveau un système,
métaphysique, ayant le dualisme pour base. Il était né, il avait
grandi, il avait été élevé dans le dualisme persan. Sans doute
il eut l'ambition de le réformer dans un sens qui n'était pas
celui de Sapor Ir, et ce fut là le commencement de ses malheurs
personnels. Mais au fond, il resta fidèle au vieux dualisme de la
Perse; les adjonctions qu'il lui infligea n'étaient que de faux
emprunts faits au gnosticisme, qui avait tenté de ravir à l'é-
vangile son Christ divin. Or on sait quelle avait été Ja genèse
du dualisme persan, et de tout dualisme en général. L'idée de
deux principes vivants, coéterncls, ennemis et en lutte ne lui
avait point servi de point de départ, mais bien la dualité appa-
rente du monde, dont l'homme est le jouet, l'hôte ou le chef,
selon la doctrine qu'on embrasse. Le vrai point de départ du
dualisme avait été et était encore le fait de l'existence du mal,
qui, d'après les apparences, pèse sur l'homme comme une fa-
talité, comme une puissance souveraine, tyrannique, à l'étreinte
de laquelle il ne peut échapper. Historiquement la nature du
mal et son origine-était donc la véritable question entre saint
Augustin et les manichéens, qui, au besoin, l'y eussent ramené.
Il eut raison de s'y attacher, bien que logiquement il lui eût
suffi, pour réfuter le manichéisme, de prouver l'existence de
Dieu, son unité, son inviolabilité et sa providence.
La légitimité de la position prise par saint Augustin étant cons-
tatée, il faut nous demander, avant d'apprécier son oeuvre comme
philosophe et docteur, où en était la science chrétienne et théo-
logique sur le point spécial qu'il traita. Consultons donc les prin-
46 REVUE THOMISTE

cipaux témoins de la doctrine ; cette enquête ne nous retiendra


pas longtemps.

II. — D'abord saint Justin. Ce philosophe cependant est muet


sur la question du mal. Seulement, il revient, à plusieurs re-
prises, sur le libre arbitre, dont il constate l'existence dans
l'homme. En un endroit il aborde la question générale du plan
de Dieu, auteur du libre arbitre. Il se demande si Dieu n'eût pas
pu, dès l'origine, supprimer le serpent, c'est-à-dire l'esprit du
mal, le mal lui-même, fixer les anges et l'homme dans la
rectitude. A cette question, il répond par une affirmation pure
et simple : « Il parut plus beau à Dieu de créer libres les anges
et les hommes pour qu'ils pussent accomplir le bien, et il fixa
les temps auxquels il lui sembla bon qu'ils fissent usage du
libre arbitre (1). » C'était peu.
Mais le pseudo-Justin a dit davantage. J'entends par le
pseudo-Justin l'auteur grec d'écrits théologiques et philoso-
phiques, longtemps attribués au philosophe de Naplouse. Ces
écrits sont au nombre de trois : 1° Quaestiones et responsiones ad
orthodoxos; 2° Quaestiones Christianorum ad Gentiles; 3° Quaestiones
Gentilium ad Christianos. Appartiennent-ils au même auteur?
II y a des raisons de le penser : le style, Tordre, l'arrange-
ment des matières le laissent entendre. A quelle époque remon-
tent-ils? Le second : Quaestiones Christianorum ad Gentiles est
certainement postérieur au manichéisme, qui y est exposé et
réfuté, bien que très sommairement. J'en dirais autant des deux
autres avec la différence que le manichéisme n'y est ni nommé,
ni exposé. Mais l'auteur a émis des propositions qui supposent
le manichéisme. Probablement il vivait à la fin du ni" siècle
ou au commencement du ivE siècle, à une époque où les mani-
chéens ne songeaient pas encore à faire campagne contre l'An-
cien Testament. Or, je relève dans ces écrits des sentences
comme celles-ci : « Tout ce qui est sur la terre est bon, comme
ayant pour auteur le souverain bien; le souverain mal quant à
la substance n'atteint pas les créatures, ni par l'opération de ce

(1} Dialogua cum Tryphonc, 102.


SAINT AUGUSTIN CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS 47

qui est Je mal par la substance (1) ».^— « Le souverain mal


n'existe pas ; le supposer, c'est poser un principe contraire à
Dieu (2). » — « Rien d'essentiellement mauvais n'est adjoint
à notre vie (3). » — « Le mal n'est que la perversion (4) », « la
dépravation du bien (5). »
ïatien écrit : « Nous n'avons pas été créés pour mourir; si
nous mourons, c'est par notre faute. La volonté libre nous a
perdus. De libres que nous étions nous sommes devenus
esclaves; car nous avons été vendus par le péché. Dieu n'a
rien fait de mal; c'est nous qui avons produit toute impro-
bité (6). »
Je lis dans Théophile d'Antioche : « Les bêtes sont dites
à-Ko toî> OïjpioOïôat, féroces et sauvages, non qu'elles aient été,
dès le commencement, venimeuses, car rien de mal n'a été au
commencement fait par Dieu ; au contraire, toutes choses
étaient bonnes et très bonnes; c'est le péché de l'homme, qui
les a tournées au mal (7). »
Méliton de Sardes met dans la bouche d'un contradicteur
supposé cette question : « Pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas fait
de telle sorte que je l'honore lui et non les idoles? » Il répond :
« On voit bien, à votre manière de parler, que vous aimez
mieux être une pure machine qu'un homme vivant; car Dieu
vous a fait bon autant que cela lui a plu, et vous a donné le
libre arbitre. Il a mis devant vous les choses les plus hautes,
pour que vous choisissiez ce qui vous est bon (8). >>

Ces quelques extraits contiennent toute la doctrine des apo-


logistes grecs sur le mal. Dieu n'est pas l'auteur du mal soit
physique, soit moral, qui n'a d'autre origine que l'abus du
libre arbitre ; le mal n'est que la dépravation du bien. Cette
doctrine esc énoncée simplement; ni saint Justin, ni Tatien,

(]) Quaest. Christ, ad Gentiles, n° S, edit. Otto, 252.


(2) Ibid., nos ^ 2, edit. Otto, 238, 240, 242.
(3) Quaest. et resp. ad orthodoxos, quaeslio 46, edit. Otto, 64, 6G.
' (4) Ibid.
(3) Ibid., qiiaesl-io 73, ralit. Otto, -102.
.' (6) Oratio ad Graecos, 11, edit. Otto, 52. — Corpus Apolog.,
t. VI.
: (7) Ad Aulolycum, lib. II, n° 17. edit. Otto, 106. — Corp. Apolog., t. VIII.
(8) Cap. vin, edit. Otto. 428. — Corp. Apolog., t. IX. — Cf. S. Justinus, Dial. cuvi
Tryf.lt., cap. eu; Apolog. 1, o;qp. xi.ur, XLIV.
«fef

-48 REVUE THOMISTE

ni Théophile, ni Méliton ne se préoccupent de la preuve.


Elle leur paraît évidente. Ils ne disent pas même contre qui ils
l'affirment. Ils ne pouvaient avoir en vue que le gnosticisme,
alors dans toute sa jeunesse. Il n'est que plus étonnant qu'ils
n'aient pas insisté davantage. Le pseudo-Justin qui, lui, voulut
un moment combattre directement le manichéisme, ne songea
guère qu'à la preuve d'autorité : il rappela la parole de la
Genèse : « Dieu vit que tout ce qu'il avait fait était bon (1). » Ce
fut tout. Il est permis de trouver tout cela un peu maigre.
Passons à des oeuvres plus importantes, sans sortir toutefois
encore de la littérature chrétienne grecque.
Il convient d'accorder une attention spéciale à Titus de
Bostra; car il écrivit une réfutation proprement dite du mani-
chéisme, près de cent ans après Manès, c'est-à-dire à une époque
où le manichéisme pouvait être parfaitement connu. Son ou-
vrage : Adversus manichaeos libri très, comprend un exposé du
manichéisme (lib. 1), lequel exposé est suivi d'une réfutation.
Titus de Bostra l'a envisagé plutôt logiquement qu'histori-
quement. Je ne veux pas dire cependant qu'il s'est plié à l'ordre
logique absolu. Mais c'est assez pour nous de constater qu'il a
le souci et le désir de mettre chaque idée à sa place et de lui
donner sa valeur propi'e. Nous apprécions mieux par là môme
l'importance proportionnelle de sa doctrine sur le mal. Il n'y
consacre guère que quelques lignes, au début du livre II :
« Les manichéens », dit-il, « demandent : d'où viennent les
maux? Nous, nous répondons avec une entière confiance :
comme il n'y a qu'un seul Dieu qui-a tout fait,, il n'y a rien
qui soit mauvais quant à la substance. Toutes choses sont bonnes
quoique diversement bonnes, car elles sont faites pour des usages
divers. Rien de ce qui a été fait n'a été fait sans motif. Tous
les êtres, petits et grands, dans le ciel, sur la terre et dans les
mers ont en eux-mêmes la raison de leur essence, et c'est la
sagesse ineffable de Dieu qui a établi cet univers, comme un
corps entier, dans l'unité de son tout et la diversité des par-
ties et des membres; de telle sorte que si vous retranchez,
comme étant superflue et. inutile, une part quelconque de la

(i) Gen., i, 31.


SAINT AUGUSTIN CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS 49

raison de ces êtres, le corps en est mutilé... Dans les êtres


donc rien n'est mauvais quant à la substance ; bien plus tous
ceux que Dieu a établis et qu'il gouverne dans le monde, il les
a établis d'après les conseils de sa sagesse et il les gouverne
pour l'utilité de ceux pour qui il les a faits (4). »
Ces mêmes idées reviennent en plusieurs autres endroits de
l'ouvrage de Titus. Mais nous avons dans cet extrait et sa doc-
~fi
trine et son procédé. A une affirmation, il oppose une affirmation. !.'£(
Les manichéens enseignent la dualité des principes et l'existence
du mal dans la substance même des êtres ; il répond par le double
principe de l'unité de Dieu et de l'intégrité des êtres.
Un contemporain de Titus de JBostra, esprit serein et fort,
génie calme et plein de flamme, grand docteur dans l'Eglise,
saint Basile, a mieux parlé de cette matière délicate. Pour lui,
il n'est pas ])ermis de dire que le mal a été engendré par Dieu,
par la raison que le contraire ne peut être engendré par le
contraire. La vie n'engendre pas la mort, les ténèbres ne sont
pas le principe de la lumière, Ja maladie n'est pas l'ouvrière de
la santé. « Nous disons donc », conclut-il, « que le mal n'est
point une substance vivante ou animée; c'est un état d'âme
contraire à la vertu (2). » En cet endroit, saint Basile combat
les manichéens et les gnostiques. Il faut noter en passant qu'il
dit des manichéens qu'ils sont la peste des églises, ce qui laisse
entendre qu'ils s'étaient répandus dans la Cappadoce. D'autant
que cette hypothèse se fortifie et se confirme par la prédica-
tion de l'évêque de Césarée ; n'avons-nous pas de lui une homélie
dont le titre est : Quod Deus non est auctor malorum? J'extrais
de, cette homélie le passage caractéristique; il est, aussi bien,
important et curieux. « En un mot », dit saint Basile, résumant
sa pensée, « gardez-vous de voir en Dieu l'auteur de la subs-
tance du mal; car n'allez pas vous figurer que le mal a une
subsistance propre. La difformité ne subsiste pas, comme sub-
siste un animal quelconque; et on ne mettra jamais sous les
yeux son essence existant vraiment. Car le mal est la privation

(t) Lih. II, cap. i, cap. n (Migne, Palrol. grec, t. XVIII, 1132, 1133).
(2) In Hexameron, homil. II, 4, édit. Gaume, t. I, 22. Saint Basile s'exprime ailleurs de
la même manière répétant les mômes termes (Sermo I De virtutc et vitio, n" 8, édit.
Gaume, t. III, 694).
HEVUE THOMISTE. 3° ANNÉE. — 4.
SO KEVCE THOMISTE

du bien (1). » Saint Basile, on le voit, donne, à sa pensée de la


précision et de la netteté ; au point de départ, il essaie de
prouver; et il prouve quelque chose, par le simple énoncé de ce
principe évident en lui-même que le contraire ne peut engen-
drer le contraire. Il s'ensuit que Dieu, étant bon, le mal ne
vient pas de lui ; comme rien ne tient que de lui seul la subsis-
tance, il s'ensuit encore que le mal n'a pas de subsistance. Il
n'est pas une essence. Simple accident des substances, il est
la privation du bien.
Cette doctrine appartient-elle à saint Basile, et resta-t-elle
enfermée dans les vallées sauvages de la Cappadoce? Ou bien
était-elle commune dans l'Eglise grecque? Avait-elle atteint
partout cette précision? Probablement non. La preuve en est
que saint Chrysostome ne parle déjà plus aussi bien de la nature
du mal. Mais je croirais que partout, en Orient, les docteurs
chrétiens avaient le sentiment très vif que Dieu ne saurait
être regardé comme l'auteur du mal.

III. — Passons maintenant aux auteurs latins, et d'abord


Tertullien qu'on rencontre ici toujours le premier.
C'est dans son traité contre Ilermogènes qu'il a dit sa. pensée
sur la nature du mal. L'Africain Ilermogènes, philosophe stoïcien,
était passé au christianisme. Mais l'Eglise n'eut pas longtemps
à se féliciter d'une telle recrue, qui probablement lui avait tout
d'abord fait concevoir quelques espérances. La question de la
création le troubla et il se mit à enseigner que la création
ex nihilo ne se comprend pas, que Dieu ne peut créer une chose
de rien. Un tel principe conduit nécessairement à l'une ou à
l'autre de ces deux doctrines : le monde émanation de Dieu,
ou bien la matière existant éternellement. Ilermogènes s'ar-
rêta à cette seconde conséquence. II prétendit donc que Dieu
avait tout fait avec une matière incréée qui lui était coéter-
nelle. C'est à cette matière première, incréée, coéterneJle à
Dieu qu'il attribuait [le mal. Le gnosticisme n'était pour rien,

(l) N° 5, étlit. Gaume, t. II, 109.


SAINT AUGUSTIN CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS 51

ce semble, dans cette doctrine; cependant Hermogènes abou-


tissait, comme lui, à un dualisme trop réel. C'est donc contre
Hermogènes que Tertullien argumente. Je le cite : « Igitur »,
« dit-il, « in praestructione hujus articuli, et alibi forsitan
« retractandi, equidem diffinio, aut Deo adscribendum et bonum
« et malum quae ex materia fecit, aut materiae ipsi, ex qua
« fecit; aut utrumque utrique, quia ambo sibi obligantur qui
« fecit et de qua fecit; aut alterum altcri ; tertius enim, praeter
« materiam et Deum, non est. Porro si Dei erit utrumque, vide-
« bitur Deus etiam mali auctor : Deus autem est bonus, auctor
« mali non erit; si materiae utrumque, videbitur materia
« etiam boni mat ri x; mala autem in totum materia boni
« non erit matrix ; si utriusque erit, utrumque ; in hoc
« quoque comparabitur Deo materia, et partes erunt ambo, ex
« aequo boni ac boni adiînes; aequari autem Deo materia non
« débet, ne duos deos efficiat; si alterum alterius, utique Dei
.« bonum, et materiae malum; neque malum Deo, neque mate-

« riae bonum adscribitur : et bona autem et mala Deus, de


« materia faciendo, cura ea, eu m ea fecit. Haec si ita sunt,
« nescio qua possit evadere senlentia Hermogenis, qui Deum,
« quoquo modo de materia malum condidit, sive voluntate,
« sive necessitate, sive ratione, non putet mali auctorem. Poito,
« si mali auctor est ipse qui fecit, plane socia materia per
« substantiae suggestum, exclusam caussam materiae introdu-
a cendae. Nihilominus enim, et per materiam Deus auctor mali
« ostenditur, si ideo materia praesumpta est, ne Deus mali
« auctor videretur. Exclusa itaque materia, dum excluditiir
« caussa ejus, superest uti Deum omnia ex nihilo fecisse con-
'' stat. Videbimus an et mala, eum apparuerit quae mala, et an
« mala intérim ea quae putas. Dignius enim de suo arbitrio
« produxit, haec quoque producendo de nihilo, quam de praeju-
« dicio alieno, si de materia produxisset. Libertas, non neces-
« sitas Deo competit; malo voluerit mala a semetipso condi-
« disse, quam non potuerit non condidisse (1). »
Dans ce passage, non seulement Tertullien affirme que Dieu
étant bon ne peut être regardé comme l'auteur du mal; mais

(1) Cap. xvi.


im
52 REVUE THOMISTIi

encore il fait de ce principe le pivot de son argumentation. Car,


si Dieu ne peut être regardé comme l'auteur du mal, de deux
choses l'une : ou bien il faut admettre deux principes coéternels,
ce qui est absurde; ou bien il faut en revenir à la notion chré-
tienne de la création ex nihilo.
Si le principe dont ïertullien tire ici un si bon parti, loin
d'être emprunté à une circonstance éphémère, indique, exprime,
au contraire, une pensée ferme, arrêtée, Tertullien n'y est pas
revenu. Il est clair qu'il n'avait pas approfondi la question de
l'origine du mal.
Après lui, les auteurs latins gardent le silence ou à peu près
sur cette question. Je ne vois que Lactance qui dans son De
ira Dei, traitant, au livre lor, de la Providence de Dieu et de
la création, a indiqué d'un mot que le mal ne lui est pas im-
putable (1). Saint Ambroise a combattu les manichéens, mais
c'est dans ses sermons sur la Genèse et en se plaçant au point
de vue de leurs attaques contre l'Ancien Testament, De telle
sorte que, en Occident, saint Augustin apparaît comme le
premier qui a abordé le problème par son côlé métaphysique.
Nous savons avec quelle largeur de vues il le traita.

IV. — Pour mieux faire ressortir son mérite en ce point, il |


faudrait maintenant nous poser deux questions et les résoudre : J
1° La doctrine de saint Augustin sur la nature du mal lui appar- *,'

tient-elle, ou bien l'a-t-il reçu des Grecs, notamment de saint f


Basile, qui, nous l'avons vu, en avait une idée si nette? 2° Com- 'r
ment cette doctrine a-t-elle été accueillie par la postérité? En ;'
d'autres termes, saint Augustin avait-il épuisé la matière et
avait-il donné la formule définitive et totale de la doctrine ?
Quand on lit les Dogmes théologiques du P. Petau, ouvrage
d'une érudition considérable,, on voit, à ne pas s'y tromper, que

(i) « lïst enim disconvenions Deo, ut ejusmodi poteslate sit prueditus, qua noceat, j
et obsit, prodesse vero, ac benefacerc nequeat. Qnae igitur ratio, quao spes salutis, ?
hominibus proposita est, si maloram taatummodo auctor est Deus ? » (Cap, m.) '
SAINT AUGUSTIN CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS 33

saint Augustin est un des Pères qui ont le plus approfondi la


question du mal, de sa nature et de son origine ; mais il est
bien difficile d'y distinguer la part qui revient à son génie,
dont la caractéristique est cependant l'initiative. Titus de Bostra,
saint Cyrille d'Alexandrie, Tertullien, Athénagore, saint Gré-
goire de Nazianze, saint Basile, Philon le Juif, sont cités avec
lui; de telle sorte que chacun de leurs témoignages apparaît
comme le chaînon d'une môme tradition doctrinale 11). La tradi-
tion doctrinale, théologique n'existe qu'en deux points, je crois :
1° Dieu n'est pas l'auteur du mal; 2° le mal provient d'un mésu-
sage du libre arbitre. Il résulte de cette disposition des choses
une erreur au préjudice de l'estime qu'on doit avoir pour saint
Augustin. Car s'il trouva dans la circulation des idées cette don-
née que le mal n'est pas une substance,— c'est l'objection qu'il
avait entendu faire aux manichéens, — il fit singulièrement avancer
la pensée philosophique, en établissant : 1° que le mal n'est que
la privation du bien; 2" que cette privation résulte d'un éloigne-
ment de Dieu, qui est le souverain bien. Saint Basile avait dit
que le mal est la privation du bien, c'est vrai. Mais saint Augustin
ne connut ses ouvrages que tard, ce semble. Ainsi il parle d'un
de ses écrits contre les manichéens et le cite, à ce propos, dans
son grand ouvrage contre le pélagien Julianus (2), ouvrage qui est
de l'année 421 ; tandis qu'il ne prononce pas une fois son nom
dans sa polémique antimanichéenne, et pour cause ; car c'est
au début même de sa polémique, que ses idées étaient fixées sur
ce point. Saint Basile est mort en 379; saint Augustin écrivait
contre les manichéens en 387, huit ans après seulement. Il me
semble qu'on peut, sans témérité, admettre qu'il n'avait à cette date
encore rien lu du ferme génie de saint Basile ; sans compter
qu'au temps de sa conversion il ne lisait que saint Paul, et qu'après
son baptême à Milan, il eut assez affaire pour préparer son
retour en Afrique, lequel fut retardé par la mort de sa sainte
mère. Maintenant, les doctrines dont nous trouvons l'expression
chez plusieurs des Pères grecs avaient-elles pénétré dans les
écoles, et par infiltration dans les esprits? appartenaient-

(1) De Deo, lib. VT, cap. vi.


(2) Lib. I, 16.
54 REVUE THOMISTE

elles au domaine public et étaient-elles passées en Occident?


Il est bien [difficile de répondre à ces questions, parce que
les seuls témoins que nous ayons sont les Pères eux-mêmes.
Littérairement parlant, l'influence des auteurs grecs, de saint
Basile notamment sur le génie de saint Augustin, n'est pas
établie ; historiquement, il semble qu elle ne put s'exercer. Ainsi,
je crois pouvoir conclure que la doctrine de saint Augustin sur
la nature du mal est vraiment la sienne, lui appartient en
propre. S'il s'est rencontré avec saint Basile sur la définition :
« Malum privatio boni », il est allé plus avant que lui, quand
il a montré que privatio boni, ou perte de l'être, est dans la
créature raisonnable un effet de l'acte libre par lequel elle
s'éloigne de Dieu souverain bien, et dans la créature brute un
effet de la dissociation do ses éléments constitutifs, par laquelle le
lien de convenance avec les autres êtres se brise. Il est allé plus
loin aussi que les apologistes du IIe siècle, qui se bornaient à
dire que le souverain mal n'existe pas, que Dieu ne peut être
l'auteur du mal. Il a eu la vue très nette de cette vérité philoso-
phique, réponse directe et de fond au manichéisme, que, étant
posé le souverain bien ou être, le mal existe nécessairement. Il
est vrai qu'ici il s'est rencontré avec Plotin : « necessario malum
consequi posito bono » (1,). Mais cet axiome n'était pas sorti de
l'école. Saint Augustin le fit entrer dans la masse des esprits.
Comment la postérité a-t-elle accueilli la doctrine de saint Au-
gustin sur la nature du mal? Qu'elle nous le dise elle-même; las-
sons-la parler. Par postérité, j'entends ici l'Eglise latine : on ne
peut être surpris que maintenant il ne soit plus question de '
l'Eglise grecque. Car, de même que celle-ci, nous l'avons constaté,
n'exerça qu'une médiocre influence sur le génie de saint Au-
gustin et son développement, saint Augustin ne parvint pas à
forcer les lignes derrière lesquelles les Grecs se sont toujours \

retranchés. Son véritable champ d'action a été l'Occident. De \

telle sorte que ce sont les auteurs latins qu'il [faut interroger
quand on veut connaître et mesurer la faveur dont il a joui
auprès de la postérité. Ici, d'ailleurs, nous n'étudions pas son
influence générale. Il s'agit simplement de 'savoir quel accueil 1
a été fait à sa doctrine sur la nature du mal. |
(1) n<Sç ouv &% àvâYX7i; £!. tô «yaOàv, xai xh xay.ov ; Ennea., lit). VIII, cap. vu. H
fit
SAINT AUGUSTIN CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS 55

D'abord je mentionne, simplement pour mémoire, Cassien,


par la raison qu'il mourut en 433 et qu'il fut contemporain
de l'évoque d'IIippone. Au chapitre vi de sa Collatio vin, ayant
pour titre : Quod nihil a Deo malum creatum sit, il écrit : « Absit
ergo, ut Deum quidquam créasse confiteamur quod substantia-
I iter malum sit, dicente Scriptura : Omnia quae fecit Deus,
bona sunt valde (Gen. i). Si enim a Deo taies isti creati sunt,
vel ad hoc facti, ut hos malitiae gradus teneant, ac semper
deceptionibus et ruinis hominum vacent, contra praedictae
Scripturae sentenliam infamabimus Deum, velut creatorem
atque inventorem malorum, quod scilicet pessimas voluntates
ac naturas ipse condiderit, ad hoc eas creans, ut semper in
nequitia persévérantes numquam transire possint in bonae
voluntatis affectum. liane igitur rationem diversitatis hujus,
traditione Patrum de Sanctarum Scripturarum fonte, perce-
pimus (1) ». Ce passage ne porte pas trace d'une seule idée
augustinienne. Il n'est pas moins curieux, parce qu'il cons-
tate et relève la tradition théologique, que Dieu n'est pas
l'auteur du mal.
Saint Léon le Grand, mort en 461, rencontra les mani-
chéens à Rome et ouvrit une enquête contre eux ; il réfuta
leurs doctrines du haut de la chaire dans plusieurs sermons;
ses écrits contiennent plus de cinquante passages (exactement
cinquante-six) où il est question d'eux, de leurs erreurs, de
leurs vices, de leur organisation intérieure, etc. Cependant il est
resté muet sur la question de la nature du mal. Il n'a pas parlé
de saint Augustin, et ne s'est servi de ses écrits que pour l'op-
poser à Eutychès (2).
II faut descendre jusqu'à saint Grégoire le Grand, mort en 604,
pour trouver un premier point de la doctrine, qui n'est pas à
proprement parler augustinien, mais auquel l'évêque d'Hippone
accorda une grande attention et qu'il parvint à démontrer
rationnellement. Je lis dans ses Moralia, lib. III, cap. ix : « Neque
enim mala, quae nulla sua natura subsistunt, a Domino crean-
tur (3) ». — Neque enim mala a Domino creantur » : voilà l'a
1) Migne. Patr. lot., t. XLIX, 730.
(2) Ep. CLXV, Migme, Patr. lat., t. LIV, 1180, 1181.
3) Migne. Patr. lut., t. LXXV, 607.
56 BEVUE THOMISTE

tradition théologique ; « quae nulla sua natura subsistant » :


voilà qui est de l'école.
Au moment où saint Grégoire descendait dans la tombe,
l'astre de saint Isidore de Séville se levait en Espagne pour
jeter presque aussitôt un grand éclat. Sa réputation était forte-
ment établie, quand il mourut en 636. Or, le chapitre ix
du livre Ier de ses Sentences est consacré à la question du mal :
Unde malutn. Onze points y sont exposés, plutôt que traités.
Voici les principaux.
t. Le mal n'a pas été créé par le démon, mais il a été intro-
duit par lui.
2. Le mal n'existe pas comme nature : car s'il s'approche
d'une nature bonne, il la rend mauvaise ; si elle s'en retire, la
nature reste, « natura manet, et malum quod inerat nnsquam
est »'.
3. La nature bonne n'est condamnée qu'à cause de la volonté
mauvaise ; mais cette volonté mauvaise est un témoin de la
bonté de la nature.
4. Les hérétiques, prétendant que l'âme a été créée par Dieu
et le vice par le démon, concluent à l'existence de deux natures,
« un de et ab ipsis duae naturae, bona et mala putantur ».
Mais le vice n'est pas une nature.
5. Dieu n'a permis le mal que pour donner par le contraste
de l'éclat au bien, «. nisi ut ex contrariis malis bonae naturae
décor emineret ».
6. Tout ce que Dieu a fait est bon. Le mal n'existe pas
comme nature. Si un être perd de sa bonté native, c'est « ex
nostro usu ».
7J Rasez le sourcil d'un homme, c'est peu ce que vous lui
enlevez, et pourtant vous introduisez un principe de laideur
pour tout le corps; de même, si vous regardez comme étant
un mal un simple vermisseau, vous corrompez l'universalité
des êtres : « universae creaturac injuriam facis. »
8. Les maux qui fondent sur nous sont le châtiment de la
faute du premier homme et des fautes de chacun.
9. Les créatures peuvent être nuisibles, par exemple le feu
qui brûle, le fer qui frappe, l'animal qui mord, etc. Mais elles
ne nous nuisent qu'à cause de notre vice, nullement à cause
SAINT AUGUSTIN CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS 57

de leur nature : « nostro vitio, non sua natura, nobis mala


sunt ea quae nobis nocent (1). »
Celte page de saint Isidore offre de l'intérêt par la raison
qu'il est permis d'y voir un enseignement d'école. Deux points
y sont mis en relief : la bonté des créatures et leur dépression
par le mauvais usage que l'homme en fait. Cependant, il faut
le reconnaître, la doctrine sur la nature du mal n'a jusqu'ici
fait dans les écoles qu'une entrée timide et un peu gauche. A
quoi tient ce fait capable d'étonner? À deux choses, entre
autres. Au vne siècle le manichéisme avait comme disparu ; il
ne parvenait à se maintenir en quelques endroits obscurs qu'en
se cachant; la pensée chrétienne n'était plus préoccupée de lui.
A celte première considération ajoutez celle-ci, que si les
écoles théologiques existaient, elles étaient encore imparfaite-
ment organisées; surtout l'enseignement théoiogique était encore
assez mal coordonné. On se bornait, môme à. Séville, aux
notions premières dont la base était l'Ecriture et la tradition,
et nullement la discussion rationnelle. Cet état de l'enseigne-
ment théoiogique amena cette conséquence que les matières qui
en faisaient l'objet étaient introduites et réglées moins à cause
de leur importance scientifique qu'en vue des besoins pratiques.
Au xi" siècle, au contraire, la situation, cette double situation
se modifia du tout, au tout. D'abord on vit tout à coup le dua-
lisme reparaître. Parti de la Bulgarie, il avait traversé le
Danube et s'était implanté en Italie; il enseignait à Orléans et à
Reims. En moins de deux siècles, il enveloppa tout l'Occident;
il devint alors la préoccupation dominante, inquiète et troublée
des princes, des docteurs et des évoques.
Avec cette réapparition du dualisme, coïncida dans les écoles
une organisation sérieuse de l'enseignement théologique, en ;,îS
-.

attendant les universités. Aristote ne tarda pas à occuper toutes


les chaires : avec lui, c'était la méthode scientifique et ration-
nelle qui allait gouverner les esprits. Les esprits, en effet, se
mirent à réfléchir, à creuser les problèmes de l'ordre métaphy-
sique; ils se disciplinèrent. Le monde eut de nouveau de grands
docteurs. Ce fut l'âge de la spéculation chrétienne.

(1) Migne, Patr. lai., t. LXXXIII, «52.


REVUE THOMISTE

Parmi Jes docteurs éminents de cet âge, il faut placer saint


Anselme, esprit net, raison pénétrante, intelligence d'élite. Il a,
en deux endroits de ses écrits, parlé du mal et de sa nature.
D'abord il a établi que le mal n'existe pas comme être. Toute sa
pensée est contenue dans deux phrases,résumé de plusieurs cha-
pitres : « Malum non est aliud quam non bonum, aut absentia
boni, ubi débet et expedit esse bonum. Quod autem non est
aliud, quam absentia ejus quod est aliquid, utique non est ali-
quid (d). » Remarquons l'incidente : « Ubi débet et expedit esse
bonum. » Le mal est la privation, le manque du bien, là où le
bien doit être. La pensée est claire; l'expression l'est moins.
Mais dans un autre ouvrage de saint Anselme l'expression
arrive à la justesse absolue. Il traite de l'injustice, qui ne peut
être considérée comme un être, et il écrit : « Ex his ergo facile
cognoscitur quia injustitia nullam habet essentiam, quamvis
injustae voluntatis affectus et actus, qui per se considerati ali-
quid sunt, usus injustitiam vocet. Hac ipsa ratione inteïïigimus
malum nihil esse. Sicut enim injustitia non est aliud quam
absentia debitae justitiae, ita malum non est aliud quam absen-
tia debiti boni (2). » « Absentia debiti boni, » la pensée se pré-
cise : elle gagne à être rendue par une expression aussi juste,
qui met au point la doctrine de saint Augustin. Chez l'évêque
d'Hippone l'expression « bonum debitum » ne se rencontre
pas. Que son esprit ait été comme hanté par l'idée qui s'y
cache, qu'il en ait été pénétré, je n'en doute pas. Autrement
sa définition du mal eût été fausse et son raisonnement caduc.
Il ne peut y avoir du mal que là où manque Je bien qui est
dû. Quant au bien ou être qui n'est pas dû, son absence ne
peut en rien déprimer ou affaiblir la nature. Dans ce cas le mal
n'existe pas. Le « bonum debitum » est impliqué nécessaire-
ment dans le malum privatio boni. C'est ce qui me fait dire
que saint Augustin ne peut qu'en avoir eu l'idée. Mais il faut
reconnaître que saint Anselme l'a perfectionné, complété, achevé.
Saint Anselme est mort en ld09.
La précision introduite par saint Anselme dans la doctrine

(1) Dialog. de casu diaboli, cap. xi : Migne, Patr. lat., t. CLVIII, 341.
(2) Liber de eonceptv virginali, cap. v : Migne, Patr. lat-, t. CLVIII, 439.
SAINT AUGUSTIN CONTRE LE MANICHÉISME DE SON TEMPS. 59

et la langue de saint Augustin pouvait avoir une importance


pratique et était appelée à rester dans l'enseignement. Rupert,
mort abbé de Deutsch, en 1155, n'écrivit son traité De volun-
tate Dei que pour dissiper le soupçon qu'on avait fait planer
sur l'enseignement donné dans les écoles de Châlons et de
' Laon. « Ilaec idcirco », écrit-il au début, a nunc ad vos
dicere incipimus, o magistri, temporibus nostris inclyti,
Wilhelme Cathalaunensis pontifex, et Anselme, Laudunensis
lucifer, quia de vestris scolis hoc se quidam nostrorum acce-
pisse fertur, ut dicerét : « Quia Deus malum fieri vult, et
quia voluntatis Dei fuit qnod Adam praevarieatus est (1). »
C'était là un soupçon grave ; sous le problème de la Provi-
dence, le manichéisme apparaissait. Mais il est clair que si le
mal n'est que la privation du bien dû, Dieu qui créa chaque
nature intègre ne peut être regardé comme l'auteur du mal.
Rupert cependant ne s'arrêta pas à ce l'aisonnement. Il en fit
un autre non moins fort, et par lequel il donna la main à
Plotin. Il s'agissait du péché. Il montra donc que la source
et la racine du péché sont dans les choses créées, par cela
seul qu'elles sont faites de rien (2). Traduisons autrement et
disons : Dès lors que le souverain bien est, jjpmal se pro-
duit nécessairement ; la privation de l'être estjfattachée à l'in-
firmité de la nature. L'idée est la même et nous touchons
à Plotin et à saint Augustin. La Providence est pleinement
justifiée. De scandale de ce que le mal moral existe sous un
Dieu bon, juste et saint, il n'y en a pas.
La doctrine de saint Augustin tendait donc à se fixer
dans les écoles et dans l'enseignement. Ce fut là l'oeuvre
propre de saint Thomas d'Aquin, oeuvre suffisamment belle et
grande. Saint Thomas condensa, synthétisa, ordonna la doc-
trine de saint Augustin, notamment dans la question XLVIII
de la première partie de la Somme Théologique. Ici pas une
idée nouvelle, mais une méthode rigoureuse et la preuve.
Ainsi fut consacré dans l'École l'enseignement de l'évoque

(1) Misne, Patr. lat., t. CLXX, 437.


(2) Citépai- Petau, De Deo, lib. VI, cap. vi, 2.
— Dog. theol., édit. Vives, I, 528. —
Petau cite de Rupert un traité De Victoria Verbi Dei, lib. II, cap. xn, qui n'est pas
dans Migne.

£3?
60 REVUE THOMISTE

d'IIippone, qui n'avait été, après lui, précisé qu'en un point


par saint Anselme. Saint Thomas, dans l'office de ce saint que
ses oeuvres contiennent, vénérait en lui le père de la doc-
trine :
« Magne Pater Augustine,
Preces nostras suscipe. »
Il voyait dans l'évoque d'Hippone le grand initiateur de la
vérité :
«Assertorem veritatis
Amant veri judices... »
Il ne se doutait pas que la postérité allait saluer dans l'Ange
de l'Ecole le premier maître de la doctrine (1).
C. Douais.

(1) faudrait maintenant, pour traiter convenablement de la polémique savante dans


11
saint Augustin, le suivre dans la défense de la Bible contre les attaques des manicbéens.
Le sujet est exposé dans monvolume : Saint Augustin et la Bible (Paris, Letliielleux, 1895),
auquel je me permets do renvoyer le lecteur.
L'ÉVOLUTIONISME

ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS

II

LES SYSTÈMES

[Suite.)

Tandis qu'un philosophe assure


Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu'ils ne nous ont jamais trompés.

Cette remarque du bon La Fontaine nous servira de transition


pour passer de l'évolutionisme matérialiste (1) à l'évolu-
tionisme idéaliste.
Chez Hoeckel et Spencer, môme foi (sinon également ingénue)
dans l'existence définie des réalités matérielles. Celles-ci sont
pour eux le point de départ et la cause adéquate de l'évolution.
Chez Edouard de Hartmann, chez Alfred Fouillée, la matière est
mise en suspicion; il est absurde de dire qu'elle existe soùs
la forme où nous la connaissons. Nous ne percevons» que nos
réactions à certaines activités qu'exercent sur nos sens des
x, y, z mystérieux (2). Dès lors, une seule réalité accessible :
l'idée, par laquelle je réagis contre le noumène inconnu qui
m'obsède; l'idée, non pas l'idée inerte, Fidée purement repré-
sentative, mais l'idée réagissante, l'idée active, « l'idée volonté »,
« l'idée force ».
Puis donc que l'idée active est le plus clair de notre science,
(1) Cf. Revue Thomiste, I, 6; II, 1.
(2) A. Fouillée. Evolutiomiisme des idées-forces, p. xlvii. — Hartmann, II Métaphysique
de l'Inconscient, c. v : la Matière comme volonté et pensée.

wv«-
62 REVUE THOMISTE

il nous faut bien expliquer à partir d'elle l'évolution de l'Uni-


vers. Ne rien expliquer, ou tout expliquer par l'idée force,
par l'idée volonté, tel est le dilemme qui presse nos philosophes.
To be or not to be? Bref, Ils seront! A la théorie qui réduit l'idée
à « un simple reflet du mécanisme intérieur », « une phos-
phorescence » de la matière primordiale, un « jeu de vagues »,
superficiel indice des agitations des profondeurs, ils substi-
tueront un évolutionisme dans lequel « le mental » sera au
point de départ et ainsi rendra compte de sa présence au
sommet de l'évolution. L'évolutionisme matérialiste' fera place,
chez eux, à un évolutionisme idéaliste.
Entendons-nous ! L'idéalisme dont il s'agit n'est rien moins
que le célèbre idéalisme critique de Kant. « Dépassons Kant (1)! »
dit lui-même M. Fouillée. Faisons mieux, abandonnons-le,
peut répliquer Ed. de Hartmann. De fait, à part la thèse,
capitale il est vrai, de la non-existence de la matière sous la
forme délinic qu'elle affecte, l'idéalisme nouveau déserte la
plate-forme kantienne. C'est un idéalisme « altruiste » substitué
à l'idéalisme « solipsiste ». Ainsi parlent ces .Messieurs (2).
Ah qu'en termes galants ces choses-là sont dites !

Pourquoi ne pas dire tout simplement que, lassé de la stérilité de


la critique subjective, on revient au réalisme ? Sans doute, pour
nos modernes idéalistes, le sujet conscient sent en soi l'idée
volonté, l'idée force : mais celle-ci, pour se manifester dans
le sujet, n'en est pas moins présente et manifeste en dehors
de lui. Elle le déborde ; elle constitue un véritable noumène.
N'est-ce pas ce que M. Fouillée mettait en évidence quand,
dernièrement, il se refusait à n'être que la création de
M. Remacle? Et pourtant, au point de vue kantien, M. Remacle
n'était que logique (3).

(1) Psychologie, II, p. vr.


(2) Cf. W. Caldwell. The EpistemaUgy of Ed. V. Hartmann (Mnd, April 1893,
p. 201) : « It is obvious that in tins position two points of vicw are implied : firstly, that
of the introspectivo solipsist; and, secondly, that of the observer of knowled»c as a
process in sorae brain or othcr. Fichte in opposition to both Schopenhauer and
Hartmann is the conséquent Idealist; holding that knowledge contained ail distinctions in
itself, lie refused to explain knowledge by anytliing outside ini tself... »
.' (3) Revue philosophique, janvier 1894. — Iteviiede Métaph. et de Mot:, novembre 1894.
Articles de MM. Fouillée et Remacle.
t'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 63

Logique, mais insensé! Quelle superbe démonstration par


l'absurde le kantisme nous offrira plus tard de la vérité de l'ob-
jectivisme ! Il serait temps de revenir à une critique plus saine
de la raison pure. L'Univers est un noeud à délier : pour ce faire,
devons-nous commencer par clouter de l'existence des cordes
et du noeud lui-même ? Ah ! combien le bon La Fontaine était
plus philosophe lorsque, appréciant les deux systèmes qu'il
mettait tout à l'heure en présence, il continue :
Tous les deux ont raison et la philosophie
Dit vrai quand clic (lit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront.
Mais aussi, si l'on rectifie
L'image de l'objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l'environne,
Sur l'organe et sur l'instrument.
Les sens no tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement.

I. — L'évolutionjsjnie de l'Inconscient

La philosophie naît de l'expérience et de l'analyse ration-


nelle des réalités sensibles. Elle découvre ainsi les réalités
premières4 Elle revient alors vers les objets d'expérience et,
en fait la synthèse scientifique à l'aide des principes premiers.
La philosophie de l'évolution devra donc tout d'abord
rechercher dans les faits ce que Taine appelait « un fait domi-
nateur », ce que nous appelons un principe, une cause. Il lui
faudra revenir ensuite à ces faits d'expérience, et déduire les
conséquences sans lesquelles ils ne sauraient former une théorie
rationnelle. M. de Hartmann est un vrai philosophe. Nous
trouverons donc chez lui ces deux parties : une recherche des
principes à partir des faits, une application des principes
aux faits.
I. — Les principes.
L'évolutionismc de M. de Hartmann se résume, au point de
Vue des principes, dans ces trois propositions:
64 REVUE THOMISTE

1° L'évolution ne s'explique rationnellement que par les causes


finales.
2° Le principe qui réalise la finalité nécessaire à l'évolution est
une idée-volontéinconsciente et immatérielle.
3U L'idée volonté inconsciente est immanente et unique.

1° L'évolution ne s'explique rationnellement que par les causes


finales.
Nous faisons nôtre cette conclusion (1). Mais il ne nous
déplaît pas de noter en passant la rigueur toute mathématique
que Ed. de Hartmann a su donner, grâce au calcul des pro-
babilités, à sa px^euve expérimentale. C'est ainsi, par exemple,
qu'analysant les treize conditions nécessitées par la vision
oculaire, et après avoir donné à la théorie matérialiste tous
les atouts du jeu, puisqu'il leur cède un coefficient de proha-
bilité équivalant à 9/10 de certitude, il aboutit à ce résultat
inattendu que la probabilité finale en faveur d'une cause intel-
ligente est de 0,746, c'est-à-dire près des 3/4 d'une certitude.
En prenant les choses comme elles sont, c'est-à-dire en donnant
aux conditions matérielles leur véritable importance, « la
probabilité que représente l'existence d'une cause intelligente
= 0,9999985 ou 0,99988, c'est-à-dire qu'elle équivaut à une
certitude (2) ». M. de Hartmann multiplie indéfiniment ces
exemples. La théorie de la probabilité est, au fond, le nerf des
preuves expérimentales qui remplissent le premier volume de
la Philosophie de VInconscient*
J'ai hâte d'ajouter que la preuve rationnelle ne le cède pas,
en force probante, à la preuve expérimentale. Le cas si com-
pliqué de la vision oculaire fera place ici au cas le plus simple,
le plus vulgaire, au phénomène connu sous le nom d'attraction.
Un atome en attire un autre : c'est là le phénomène fonda-
mental de l'évolution. Comment l'expliquer? Ecoutons Ed. de
Hartmann : « La force attractive de l'atome corporel tend à
rapprocher de soi tout autre atome : le résultat de cette ten-
dance est la production, la réalisation du rapprochement. Nous

(1) Voir Revue Thomiste, mars et juillet 1893.


(2) Philosophie de VInconscient, trad, Nolen, p. 54.
l'évolutionisme et les principes DE SAINT THOMAS 65

avons ainsi à distinguer dans la force Ja tendance elle-même


comme acte pur, et le but poursuivi, le contenu ou l'objet de
la tendance. Mais la tendance précède l'accomplissement du
but. Quand le but est atteint, la tendance est réalisée, cesse
d'exister : la tendance comme telle n'existe qu'autant qu'elle
est encore en voie de réalisation, qu'elle n'est pas satisfaite.
Le mouvement produit n'est donc pas contenu en réalité dans
la tendance puisque la tendance et lui existent à des moments
différents. Mais si ce mouvement n'était pas contenu clans la ten-
dance, il n'y aurait aucune raison pour que celle-ci produisît l'at-
traction plutôt qu'autre chose, la répulsion par exemple; pour qu'elle
changeât avec la distance suivant telle loi plutôt que suivant telle
autre. Nous n'aurions qu'une tendance vide, la pure forme de
la tendance sans but ou contenu déterminé. La tendance ne
poursuivrait aucun but, n'aurait aucun objet, et par conséquent
n'aboutirait à aucun résultat : or l'expérience nous apprend le
contraire. L'expérience enseigne qu'un atome n'exerce pas au
hasard la force active ou répulsive; mais qu'il tend à son but
d'une manière constante, et demeure toujours semblable à lui-
môme. Il ne nous reste donc qu'à admettre que la tendance de
la force attractive contient en soi la raison du, rapprochement
des atomes et la loi des changements que subit son action
suivant la distance; c'est-à-dire toutes les déterminations chan-
geantes de son mode spécial d'action, mais que pourtant elle
ne les contient pas en soi comme une réalisation (4). »
On peut regarder cette argumentation comme le patron de la
preuve métaphysique des causes finales. Je n'ai rencontré nulle
part un argument aussi ramassé, aussi précis, sauf évidemment
chez le maître par excellence en fait de précision rationnelle,
Aristote. Dans un atome, c'est-à-dire dans la plus simple réalité,
douée de l'activité la plus primitive, Hartmann démêle sans
effort, à côté de la pure activité qui est le propre de la cause
efficiente, un principe où se trouve d'avance contenue et comme
repliée sur soi la détermination spécifique et individuelle de l'effet.
En matière de finalité, M. de Hartmann et Aristote se tendent,
à travers les âges, une main amie. De lui, comme d'Anaxagore,

(1) Philosophie de l'Inconscient, II, p. 144.


REVUE THOMISTE. 3e ANNÉE. 5.
66 REVUE THOMISTE

,
en le comparant à ses prédécesseurs matérialistes, le Stagyrite
dirait sans doute qu'il ressemble « à un homme à jeun parmi des
gens ivres ».
2° Le principe qui réalise la finalité nécessaire à l'évolution est une
idée-volonté inconsciente, immatérielle.
A. — C'est une volonté.
M. Ed. de Hartmann prend ce terme dans sa plus large signi-
fication. C'est l'cps^tç d'Aristote, Yappetitus de saint Thomas, qu'il
faut bien distinguer de l'appétit rationnel ou volonté humaine.
M. de Hartmann fait une charge à fond contre ceux qui restrei-
gnent le sens de ce mot à la volonté humaine. Pourquoi « don-
ner aux mêmes fonctions que l'homme accomplit des noms diffé-
rents quand elles se rencontrent dans les animaux, et substituer
alors aux mots manger, boire, enfanter, ceux de dévorer, de
s'abreuver, de mettre bas » ? Cette apostrophe ne s'adresse pas
aux thomistes qui admettent dans tout être un certain vouloir
naturel, distinct du libre arbitre.
Ainsi entendue, l'existence d'une volonté comme principe de
l'évolution se déduit de l'existence de la finalité précédemment
établie. D'où peut venir, par exemple, la rencontre des conditions
nécessaires à la vision : « Ici le lîl de la causalité se rompt entre
nos mains si nous ne recourons pas à la supposition très simple
et très naturelle que la cause est la volonté de produire la vi-
sion. » Et plus loin : « L'oiseau couve parce qu'il veut couver.
Nous devons nous contenter de ce maigre résultat de notre
recherche et renoncer à toute autre explication ; ou il faut nous
demander pourquoi l'incubation est voulue. La réponse ne peut
être que celle-ci : parce que le développement et l'éclosion du
jeune oiseau sont voulus ». Pourquoi sont-ils voulus ? « Parce
que la propagation de l'espèce est recherchée ; et celle-ci de
nouveau, parce que la longue durée de l'espèce en dépit de la
brièveté des existences individuelles est aussi voulue (1). »
La fin préexiste donc comme volonté, c'est-à-dire dans une
inclination naturelle et primitive. Cette manière de concevoir
les choses, le mot de volonté mis à part, représente, bien la pensée
d'Aristote lorsqu'il définissait la nature : le principe du mouve-
(1) Inconscient, Introd., II, trad. Nolcn, p. 57.
t'ÉVOLUTIONISME ET- LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 67

ment et du repos, que les êtres possèdent primitivement, en


eux-mêmes et de par eux-mêmes (1).
B. — Celte volonté contient une idée.
Pour que le vouloir ait lieu,deux conditions sont nécessaires:
« L'une est un état présent qui sert de point de départ à la vo-
lonté; l'autre, la fin poursuivie et le but ne peut être l'état pré-
sent,... car il serait insensé que la volonté veuille ce qu'elle pos-
sède déjà. » C'est donc un état futur. « Mais, puisque cet état
futur, c'est-à-dire un état qui n'est pas actuel, ne peut être con-
tenu comme une réalité dans l'acte présent du vouloir, et doit
y être pourtant contenu, pour que ce dernier soit possible, il se
trouve nécessairement en lui d'une manière idéale, c'est-à-dire
comme une idée. L'idéal est absolument la même chose que le
réel, si ce n'est qu'il manque de réalité... L'état présent, pris
comme réalité positive, ne peut devenir le point de départ de la
volonté qu'autant qu'il s'unit à l'idée dans le sens le plus large du
mot. ..Il n'y a pas en réalité de vouloir pur qui n'ait ceci ou cela
pour objet. Une volonté qui ne veut rien n'existe pas réellement.
("est à son contenu déterminé que la volonté doit la possibilité
de l'existence et ce contenu (qu'il ne faut pas confondre avec le
motif) est l'idée, comme nous l'avons vu. D'où cette conclusion :
pas de vouloir sans idée, suivant le mot d'Aristote : apsy.tiy.ov SI où-/,
aveu <pavtaoï«ç (2). I>

G. — L'idée volonté est inconsciente.


Cette conclusion est à deux fins : d'abord, reconnaître le do-
maine propre de l'inconscient; en second lieu, élargir ce do-
maine aux dépens de la conscience.
Le domaine propre de l'inconscient est la vie corporelle et spé-
cialement l'instinct: on peut lui ajouter la vie végétative, et, à
un degré tout à fait inférieur, le monde inorganique. M. de Hart-
mann n'a pas de peine à enrichir cette partie caractéristique
de son système, du plus copieux appareil expérimental que l'on
puisse trouver. Tout, lui est bon. Chaque coup de sonde dans le
vaste bain de culture de la nature ramène un témoin de la vie
inconsciente qui se remue dans son sein. Exemple: «Un jeune

(1) II. Physicorum, c. i.


(2) De Anima, III, 10. M3, li. 27.
68 REVUE THOMISTE

chimpanzé que Grant observait tomba dans une très grande


frayeur la première fois qu'il vit un serpent boa. — Il n'est pas
rare chez nous qu'une faible Gretchen pressente avec terreur son
Méphistophélès. — Les gardiens des boeufs et des moutons con-
naissent bien la mouche du bétail. Si une mouche de ce genre
s'approche d'un troupeau, une sorte de fureur s'empare de toutes
les bêtes et les fait courir les unes après les autres. C'est que les
oeufs de l'insecte, s'ils étaient déposés sur la peau des bestiaux,
produiraient des larves qui, en s'enfonçant dans la chair, leur
causeraient de douloureux abcès. Ces mouches sont pourtant
sans aiguillon et ressemblent tout à fait à certains taons armés
de dards. Ces derniers sont peu craints. D'ailleurs la ponte que
fait l'insecte sur la peau du boeuf ne cause sur le moment aucun
mal à ce dernier... » etc.
Voilà qui renouvelle agréablement, pour des scolastiques, le
classique exemple de la brebis fuyant à la vue du loup, que
saint Thomas ne manque jamais de citer en pareille occurrence.
Il en est ainsi d'un bout à l'autre du premier volume. On cons-
tate le plus surprenant parallélisme entre les faits qu'iater-
prète M. de Hartmann et les théories des scolastiques, entre la
description des fonctions de la moelle épinière et des centres
nerveux, par exemple, et la théorie du sens commun et des sens
internes qui se trouve au IIe livre de YAme (1). Il n'est pas jus-
qu'à la vie inconsciente de l'esprit qui n'ait son pendant dans la
psychologie de nos maîtres (2). Pourvu qu'on limite bien la
portée de cette preuve expérimentale et qu'on ne lui donne
pas une valeur métaphysique, nous faisons nôtre le premier
aspect de la proposition de Hartmann. Il y a de l'inconscience
dans l'activité de tous les êtres, depuis la matière, en passant par
la vie,jusqu'à l'esprit.
Mais n'y a-t-il que de l'inconscience ? M. Hartmann le vou-
drait bien et nous sommes obligés pour celte fois de nous
séparer de lui.
La conscience, pour M. de Hartmann, « exprime la stupéfac-
tion causée à la volonté par l'existence de l'idée qu'elle n'avait
pas voulue et qui se fait pourtant saisir à elle ». D'où vient
(1) Cf. I,I.xxvm De potentiis proeambulis ad intell.
<\.
(2) Cf. De memoria et reminiscentia.— De somniis. — De somno et vigilia, etc.
l'évolutionisme et les principes DE SAINT THOMAS 69

cette stupéfaction? —De la rencontre de l'idée volonté avec


la matière organisée : « Tout à coup, au sein de cette paix
que goûte l'Inconscient avec lui-même surgit la matière orga-
nisée, dont l'action, suivant une loi nécessaire, provoque la
réaction de la sensibilité et impose à l'esprit étonné de l'individu
une idée qui semble tomber du ciel, car il ne sent en lui-môme
aucune volonté de la produire. Pour la première fois l'objet de
son intuition lui vient du dehors. La grande révolution est con-
sommée, le premier pas est fait vers l'affranchissement du monde.
L'idée est émancipée de la volonté : elle pourra s'opposer à elle
dans l'avenir comme une puissance indépendante et s'opposer à
elle après avoir été son esclave. L'étonnement de la volonté de-
vant cette révolte contre son autorité jusque-là reconnue; la
sensation que fait l'apparition de l'idée au sein de l'inconscient,
voilà ce qu'est la conscience (1). »
Je comprends, en lisant de pareilles fantaisies, que M. Fouillée
se soit cru autorisé à traiter la philosophie de M. de Hartmann
de « Mythologie de l'Inconscient ». C'est en vain que l'auteur
cherche à se reprendre en employant, dit-il, un langage moins
figuré. Le premier était le bon, celui qui convenait à la chose
dite. Il nous dispense de toute réfutation.
Devrons-nous cependant nous rejeter à l'autre extrême et
dire avec M. Fouillée : « De deux choses l'une, ou bien il n'y
a pas état de conscience et alors vous n'avez pas le droit de parler
de pensée et de volition; ou bien, il y a un état de conscience
élémentaire et alors il est contradictoire de dire qu'un état de
conscience est un état d'inconscience (2) ». — Non, car il y a
deux sortes d'éléments de conscience : il y a les éléments
actuellement connus et il y a les éléments non actuellement
connus, mais capables de le devenir, lorsque l'esprit réfléchit sur
ses propres actes ou sur les activités qui se remuent au-dessous
de lui. Conservez aux premiers le nom propre de pensée et de
volonté, soit! Mais nier qu'il existe des perceptions incons-
cientes et des appétits inconscients, dans le domaine de la sen-
sibilité et même dans celui de la spontanéité intellectuelle et

(1) Inconscient, II, p. 42.


(2) Evolut. des Idées-forces, IV : Critique de l'Inccinsc., p. 70.
70 REVUE THOMISTE

volontaire, ou prétendre que ces perceptions, ces appétits, cette


activité, parce qu'ils sont susceptibles d'être connus, sont cons-
cients, c'est se heurter contre les faits. Hartmann l'a dit, l'a Fort
bien dit : la conscience n'a pas de degrés. Non pas qu'il ne puisse
y avoir des sujets plus ou moins conscients; mais une activité
qui n'est pas actuellement reconnue, même au degré le plus
infime, n'est pas consciente. Voilà pourquoi l'instinct, le ré-
flexe organique, l'habitude, etc., échappent de leur nature à la
conscience.
Ainsi donc, la conscience, entendue comme réflexion actuelle
de l'esprit sur les faits psychologiques, est quelque chose de
primordial et d'irréductible; d'autre part, il existe en dehors
du monde conscient tout un monde régi par l'inconscient :
j'appelle ici conscient et inconscient les principes intérieurs,
multiples, des diverses activités, et non un Principe unique,
s'il est, dont nous aurons à parler plus tard.
Entre l'évolutionisme du Mental et l'évolutionisme de l'In-
conscient, tous deux systématiques, il y a place pour un évolu-
tionisme qui admettra, comme des données expérimentales, l'un
et l'autre de ces facteurs.

D. — L'idée volonté est immatérielle.


La matière n'existe pas, ou plutôt, elle se résout en volonté et
en pensée : telle est la portée de cette conclusion.
Des deux arguments sur lesquels on l'appuie d'ordinaire,
Hartmann récuse le premier : « Leibnitz croit être autorisé par
la loi de continuité (natura nonfacit saltus), et celle de l'analogie
(oiJlAwoia Trâvta) à reconnaître à la moindre monade un certain
degré de conscience^ La loi de la limite est peu favorable à cette
analogie. Si on comprime de plus en plus un gaz, on arrive à un
point où la compression n'est plus possible, où le gaz devient
liquide. De même, la conscience cesse si la limite de la sensation
est franchie. Mais qui peut dans la nature fixer ce point avec
certitude? » C'est dire que ce point existe, qu'en dehoz-s de la
conscience il y a un tout autre monde, auquel appartient assuré-
ment la matière, que la matière n'étant pas conscience n'a, de ce
chef, aucun droit à être spiritualisée.
M. de Hartmann se voit donc obligé à recourir à l'énorme pa-
l'ÉVOLUÏIONISME ET 1ES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 7]

rallogisme courant : la matière ne se manifeste que par ses


activités sur nos sens, donc elle est en elle-même activité, donc
elle n'est pas ce qu'un vain peuple pense. — C'est entendu.
...
M. de Hartmann n'est connu de la plupart des philosophes que
par ses écrits : donc M. de Hartmann est un écrit.
Sans doute, la question de l'existence de la matière n'est pas
des plus simples. Mais ne devrait-on pas s'entendre sur ce
point que les sensations ne sauraient trancher le débat ? Les sens
sont l'intermédiaire nécessaire : l'esprit seul est juge de leur
apport. On ne doit donc pas dire : Nous ne percevons par les
sens que des activités, donc tout se résout en activité et la ma-
tière n'existe pas.
Cette partie de la seconde conclusion de M. de Hartmann se
résout donc elle-même en un monumental : Cum hoc, ergo
propter hoc.
Réserves faites, sur les questions de l'absorption de la con-
science dans l'inconscient et de l'immatérialité de la matière,
nons devons constater, une seconde fois, que la comparaison de
la pensée de M. de Hartmann avec le système aristotélicien
de saint Thomas aboutit plutôt à une conciliation qu'à un dé-
saccord.

i" L'idée volonté inconsciente est unique et immanente.


Cette troisième proposition a pour but d'établir que l'Incons-
cient est l'Individu unique, FUn-Tout. Les individualités mul-
tiples ne sont qu'apparentes. Elles sont absorbées dans l'Incon-
scient.
Mais d'abord qu'est-ce que l'individuarion? M. de Hartmann le
cherche dans un chapitre spécial (1).
Individu, dit-il, signifie indivisible. L'individu est donc l'être
que sa nature ne permet pas de diviser. Il est indivisible essen-
tiellement* sous tous les rapports. Il réunit donc toutes les
formes possibles d'unités.
Or, il y a cinq formes possibles d'unités : l'unité dans l'es-
pace, l'unité dans le temps, l'unité de la cause interne, l'unité
de la fin, l'unité de la réciprocité d'action entre les différentes
(1) Inconscient, II, c. vi.
72 REVUE ïnOMISÏE

parties. Il n'y en a pas d'autres. Par conséquent, l'être qui


réunira ces cinq espèces d'unités sera vraiment un individu.
Tel est, suivant M. de Hartmann, le cas de l'Inconscient. Il
possède tout d'abord formellement et intrinsèquement l'unité de
la cause interne et du but, puisqu'il est essentiellement une Idée
volonté. Il est la cause des trois autres espèces d'unités et par
conséquent les contient éminemment. L'uni lé de réciprocité
d'action des parties procède de l'unité de but; l'unité dans le
temps résulte pour l'Inconscient de la continuité de l'action ;
l'unité de l'espace ,se retrouve dans ses actions, comme l'unité
du temps. L'Inconscient a donc tous les caractères qui consti-
tuent l'Individu.
C'est cette unité de la cause interne et du but que M. de
Hartmann refuse aux êtres matériels. Leur pluralité n'est pas
une pluralité d'individus.
Et le voilà procédant d'après les règles de la plus savante
stratégie. Il montre d'abord qu'il n'y a pas de raison pour nier
l'unité de l'Inconscient : il s'avance ensuite jusqu'à affirmer
que les vraisemblances a posteriori sont nombreuses en sa faveur.
Le terrain ainsi préparé, il procède à la démonstration a p?-iori
« dans le sens aristotélique du mot ».
A. L'Inconscient étant une cause inconnue, personne ne peut
affirmer que cette cause est différente dans cet être, cet orga-
nisme, cette conscience et dans l'être voisin. D'ailleurs les
hypothèses les plus simples doivent être adoptées de préférence.
L'hypothèse qui admet l'unité de l'être est beaucoup plus simple
que l'autre. Il faut donc supposer Vunité de l'Inconscient tant
que l'adversaire de cette supposition si naturelle n'aura pas
réussi à en prouver la fausseté.
B. JNous trouvons dans le domaine de l'expérience de nom-
breux exemples d'une cause en soi identique, bien que réalisée
en plusieurs sujets différents. Les deux hémisphères du cerveau
n'ont qu'une seule conscience : ne pourrait-on pas concevoir
unis de la même sorte les cerveaux de plusieurs personnes?
L'âme agit en même temps dans toutes les parties de l'orga-
nisme : elle est une et indivisible cependant. « Coupez en deux
un polype; vous avez deux consciences. Rejoignez les moitiés;
vous n'avez de nouveau qu'un individu... L'âme est supérieure à
l'évolutionisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS 73

toutes ces divisions, elle les domine. » L'instinct est inexpli-


cable si l'objet sur lequel il s'exerce est un individu distinct de
lui : s'il est un avec lui, tout s'explique. Ainsi, les êtres appa-
raissent comme n'ayant ni en eux, ni par eux-mêmes la cause
totale de leurs opérations.
On objectera, dit M. Hartmann, « l'ancien préjugé qui fait
défendre l'individualité de l'être du témoignage de la con-
science de cet instinct pratique qui crie sans cesse : Moi, moi ».
Mais l'Inconscient ne peut tomber sous le regard de la con-
science puisqu'il se cache derrière elle, 'puisqu'il est le moteur
secret des phénomènes conscients. Mais, dira-t-on, l'Inconscient,
l'Un-Tout entrera en lutte avec lui-même, dans les actions et
réactions réciproques.
M. de Hartmann répond : L'Un ne sacrifie pas son unité : le
fractionnement n'est que secondaire et phénoménal.
C. Le terrain est maintenant préparé pour la démonstration
déductive. Trois chefs de preuves y concourront : la notion
même de l'Inconscient, l'impossibilité d'expliquer sans lui la
réciprocité des actions de l'Univers, la définition de la substance.
Première preuve : L'Inconscient est étranger à l'étendue et à
la durée. L'espace et le temps sont le seul principe d'individua-
tion que nous expérimentions. Les déterminations individuelles
causées par l'espace et le temps ne constituent donc pas des
principes d'individuation, mais bien plutôt des moyens d'indivi-
duation. L'Inconscient s'en sert pour produire des différences
secondaires, accidentelles. Lui cependant demeure identique à
travers l'espace et le temps.
Deuxième preuve : Si les êtres multiples étaient des individus
parfaits, ils auraient la propriété de leur cause interne : chacun
d'eux serait une [idée volonté à part : donc, plus d'actions réci-
proques des êtres, puisque chacun d'eux serait un monde séparé.
C'est ce que Leibnitz signifiait par ses monades « sans fenêtres »,
Or c'est là se heurter à l'expérience qui nous présente un monde
étroitement lié, dont toutes les parties réagissent incessamment
les unes sur les autres, et apparaissent constituées les unes pour
les autres.
Troisième preuve : La substance est ce qui existe en soi (non
dans un autre) et par soi (sans le secours d'autrui). Il ne saurait
REVUE THOMISTE

donc y avoir de substance dérivée. Car la substance dérivée ne


subsiste pas en soi, mais dans la substance absolue, ne subsiste
pas par soi, mais par la substance absolue. La substance dérivée
n'est donc qu'une forme déterminée (modus) de la manifestation
de l'absolu ou, comme nous disons, un pur phénomène.

Critiqde. — Faisons tout d'abord la part a ce qu'il y a de vrai


et de sincèrement philosophique dans cette théorie.
La notion d'individu, empruntée à Aristote, est exacte, au
moins dans ses grandes lignes. Les cinq unités de M. de Hart-
mann se ramènent facilement à l'unité du continu et à l'unité
de perfection ou de forme du philosophe. Certainement l'être
qui réunira ces cinq espèces d'unité sera un individu. Et M. de
Hartmann a raison de les attribuer au moins d'une manière
éminentc, à la cause cachée de l'unité de but et d'action du
monde, la question de l'inconscience et de l'immanence absolue
de cette cause mise à part.
M. de Hartmann dit très justement que, toutes choses égales,
les hypothèses les plus simples doivent être préférées. Non sunt
multiplicanda entia sine necessitate, ne cessait de dire, avec lui,
saint Thomas. Il a un sentiment fort juste de l'unité de la puis-
sance, dans la multiplicité de l'organe, de l'âme dans la plu-
ralité du composé. Nul n'a mieux mis en lumière la nécessité
d'un principe supérieur pour expliquer les concordances mer-
veilleuses de l'instinct (toujours la question de l'immanence de
ce principe mise à part).
Il ripus plaît de l'entendre réfuter la théorie qui met dans le
témoignage de la conscience la preuve unique de l'individualité.
Il dit fort bien qu'une cause supérieure ne sacrifie pas son
unité lorsque les activités qui trouvent en elle leur raison d'être
viennent à s'opposer et à lutter.
Il déduit sans reproche, de l'immatérialité du premier prin-
cipe, son identité à travers les temps et les lieux dont il ne sau-
rait subir le fractionnement.
Enfin, il a raison contre Leibnitz lorsqu'il affirme qu'enlever
au monde le lien intrinsèque qui réunit toutes ses parties, c'est
se heurter à l'expérience.
L ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS iO

Tout cela est bien dit, admirablement prouvé contre les


monistes matérialistes ; la philosophie spiritualistc, et particu-
lièrement la philosophie thomiste, ne peut qu'applaudir en
voyant ses doctrines fondamentales reconnues et vengées, par un
étranger, avec cette logique et cette compétence scientifique.
Sans doute M. de Hartmann a une forte teinture de péripaté-
tisme. L'indépendance qu'il montre en certains points n'est qu'un
argument de plus en faveur de cette concordance.
J'ai dit : la question de l'inconscience mise à part. Je crois
avoir en effet prouvé que, s'il existe des preuves solides, des faits
d'expérience incontestables et nombreux, en faveur de l'existence
de Y inconscience, comme qualité de la plupart des activités du
monde, y compris les activités évolutives, aucune preuve n'existe
en faveur de l'Inconscient. Synthétiser en lui l'inconscience des
innombrables êtres est une entreprise très hasardée. Pour l'oser,
il faut admettre que le principe d'unité du monde est imma-
nent au monde. On conçoit, en effet, que l'inconscience du monde
déteigne sur un principe qui ferait corps avec lui. Nous sommes
ainsi ramenés à considérer cette vieille dispute du panthéisme
et du spiritualisme, comme le fond d'un débat qui paraissait,
tout d'abord, plus nouveau.
Et, pour dire vrai, sur ce point qui est capital, M. de Hartmann
ne se met guère en frais. Il ramasse la vieille défroque panthéis-
tique sans se donner même la peine de la rafraîchir. Voyez le
bel argument : La substance est ce qui subsiste en soi et par soi.
Donc pas de substances dérivées, donc pas d'individualités mul-
tiples (1). Je cherche en vain une seconde preuve qui prouve. Je
n'en découvre pas. Ce n'était vraiment pas la peine d'écrire un
chapitre contre le Dieu du Théisme dont le Dieu immanent de
M. de Hartmann n'est séparé que par cette ruineuse cloison.
Défonçons-la.
La substance, comme son nom l'indique, est ce qui fait le
fond des êtres, sub stat. Son concept dérive de cette nécessité
intellectuelle où nous sommes, d'expliquer les faits que l'expé-
rience nous manifeste, par deux sortes d'êtres, les uns inhérant
dans les autres, ceux-ci n'inhérant dans aucun mais étant par
eux-mêmes ce qu'ils sont.
(i) Inçonicient (Nolkn), II, p, 202.
76 REVUE THOMISTE

Par eux-mêmes, qu'est-ce à dire? Faut-il entendre que la subs-


tance ne peut être produite par un agent extérieur. Ce serait
aller contre le témoignage de l'intuition qui distingue dans les
êtres, même produits, ce qui est substantiel et ce qui est acci-
dentel. Ce serait préjuger la question et affirmer a priori
l'unité absolue des êtres. La substance est donc ce qui existe
par soi, c'est-à-dire solitairement, sans avoir besoin d'un
autre être dont elle partage l'existence. Ce n'est nullement l'être
de l'essence duquel est l'existence.
D'où viendraient en effet, dans cet Un renouvelé de Parmé-
nide, les différenciations spécifiques et individuelles que nous
percevons. J'aime beaucoup M. de Hartmann de « découvrir a
posteriori que Spinoza et Schelling avaient déduit a priori ».
Mais d'où vient qu'il existe un a p>osteriori. Si tout est un
seul et même être, comment M. de Hartmann y Irouve-t-il des
phénomènes divers, des actions distinctes de l'Inconscient, —
l'instinct, la matière, la conscience et le reste? — d'où vient
que M. de Hartmann n'est pas Schelling ou Spinoza? Il faut
être logique : il y a, oui ou non, de par le monde, des êtres
différents : si non, taisez-vous et ne construisez pas pour
prouver l'identité essentielle de tous les êtres, une philosophie
qui suppose leur différenciation, ne fût-elle que phénoménale!
Un phénomène après tout est de l'être : un phénomène dis-
tinct est de l'être distinct. Si oui, reconnaissez alors, avec
nous, un principe de différenciation.
Mais ce principe, « ce sont les actes divers de l'Un tout,
de la volonté suprême » ! — Réponse : Comment et où sont-
ils divers? Dans l'Inconscient? Impossible! Tout est identique
en lui. En dehors de lui, dans leur terme ? Le terme a donc
en lui-même un principe de distinction individuelle, qui
éclaire et distingue l'unique et simple \'olonlé!
Non! Il n'y a que deux positions logiques lorsqu'on sou-
tient l'unité essentielle du monde, le solipsisme de Fichte et
de ses successeurs, le monisme absolu de Parménide. La
théorie du mode, comme théorie monistique est absurde.
Qui dit mode dit quelque chose de distinct, et si tout est
un, il n'y a rien de distinct, ni réellement, ni apparemment.
Si cette conclusion vous semble absurde, sachez qu'elle
l'évolutionisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS 77

n'existe pas pour une position intellectuelle voisine pourtant


de la vôtre; La doctrine péripatéticienne admet tout d'abord,
comme un fait, la différenciation des êtres, et forte de ce
point d'appui solide elle se met à la recherche de la cause de
l'unité qu'elle y découvre. Cette unité ne saurait être essen-
tielle, puisque les êtres sont manifestement divers. Elle re-
marque alors qu'à travers ces différenciations, Un trait commun
se détache : tous sont. Et pourtant aucun d'eux, pris à part,
ne rend compte de son être ni de l'être du voisin; ni partant
leur totalité, de l'être de la totalité. C'est en dehors d'eux
qu'il faut chercher la cause de leur existence. Et si l'on ne
veut pas, dans cette recherche, s'aventurer dans une reculade
sans fin, il faut poser en dehors d'eux un être dont l'essence
soit d'être.
Ce système d'Arislote, de saint Thomas est un monisme,
mais ce n'est pas, sachez-le, « un monisme honteux qu'on
craint d'avouer ». C'est au contraire un monisme fier ! Pour- ':M
quoi est-il fier? 11 est fier de ne se refuser à aucune évidence,
ni à l'évidence de l'unité foncière des êtres, ni à celle dé
leur diversité.
Certes, ils ne prétendent pas expliquer le noeud de la coexis-
tence des êtres et de l'Être des êtres. II suffit à ces philo-
sophes de ne pas dire de choses contradictoires. Car ils ne
mettent pas dans un même sujet l'unité et la multiplicité,
mais bien dans deux sujets différents.
Mais ces deux êtres, le Créé et l'Incréé, sont entre eux
dans d'intimes rapports. Sans doute, nulle trace de cette rela-
tion d'inhérence, qui — le mot inhoereve le trahit — mettrait la
•multiplicité dans l'unité absolue; mais la relation la plus
étroite, l'intimité la plus présente qui puisse coexister avec la
distinction des substances. L'existence de Dieu dans les
choses (1), c'est le nom que nous donnons à notre doctrine.
La cause ne saurait se séparer de l'effet qui porte son
caractère : elle lui reste unie intimement, le conservant
sans cesse de son action pénétrante. Une telle unité est une
unité organique; mais les organes sont seulement soumis au
principe directeur : ils ne sont point une de ses parties,
(1)1 P., q. vin.
78 HEVUE THOMISTE

D'ailleurs, dans le cours ordinaire des choses, tout se passe


comme si Dieu s'était fait l'âme du monde, tant est profonde
la pénétration de la cause dans l'effet. Mais il ne l'est pas :
l'Un ne saurait être multiple, la cause ne saurait se confondre
avec l'effet. Distinct de lui, le monde est, s'agite, vit en lui
et par lui : In i2>so vivimus et movemur et sumus.

IL — Le système.

Naturellement l'évolutionnisme de M. de Hartmann diffère


de l'évolutionnisme classique. Celui-ci admet l'émiettement des
êtres : il les partage en genres, en espèces, en individus réel-
lement distincts ; leur seul lien est un lien d'actions réci-
proques. Certaines de ces actions causent des modifications
dans les especes,ou dans les individus existants. Ainsi se forment
les espèces et les variétés nouvelles. Des lois générales dominent
.
ces transformations, lois pmement mécaniques comme les
activités qu'elles règlent. Telles, les lois de la lutte pour la
vie ou de la sélection naturelle.
Au lieu de ce monde désagrégé, de cette évolution dont la
cause est tout au dehors, nous trouvons chez M. de Hartmann
un système dévolution organique. Toutes les parties du monde
sont liées entre elles comme les organes d'un vivant. L'âme,
la forme, la substance de ce vivant est l'Inconscient, anté-
rieur et supérieur aîix diverses parties dont il contient, gigan-
tesque ovule, tout le développement ultérieur. La loi de ce
développement est une sorte d'épigenèse (1). A l'ovule succède
l'embryon, à l'embryon l'être différencié, mais toujours relié
organiquement à l'être fondamental dont il émane, et, par
lui, à l'ensemble de l'Univers.
La conséquence la plus remarquable de la théorie de l'évo-
lution organique est peut-être la négation du vieux principe
de la continuité dans la nature exprimée dans l'axiome :
Natura non facit saltus. La doctrine de M. de Hartmann est
proprement la doctrine du saut dans la nature.
(1) L'Inconscient, II, p. 277.
l'évolijtionismk UT LES PRINCIPES I)K SAINT THOMAS 79

Et justement! Si les théories mécaniques, comme le darwi-


nisme, s'efforcent de diminuer jusqu'à rendre imperceptibles
les degrés qui servent de transition entre les différentes espèces,
c'est quelles ne disposent que d'agents peu efficaces pour
justifier ces transformations. Les facteurs mécaniques, très
utiles lorsqu'il s'agit d'expliquer certaines variétés, se refusent
à faire naître une espèce d'une autre espèce. Que faire?
Transporter en physique un principe de casuistique : Parum
pro nihilo reputatur. Un saut imperceptible dans la nature ne
sera plus un saut. Le principe de raison suffisante n'a pas son
application dans les infiniment petits. Ainsi, en mathéma-
tiques, disait jadis feu Renan, on obtient des résultats absolu-
ment exacts en négligeant des erreurs infiniment petites. Et
cet aimable fumiste en concluait que l'Univers, quantité finie,
ne pouvait servir à démontrer l'existence de Dieu, sans doute
quantité infinie. Renan se faisait casuisle en métaphysique :
les darwinist.es sont les casuistes de l'évolution.
Le malheur est, comme le dit excellemment M. de Hart-
mann, qu'un saut est un saut, qu'un saut imperceptible est
un saut réel (1). Le principe Parum pro nihilo reputatur est
un principe pratique, qu'autorise, hélas ! l'humaine misère. Si
la cible de l'idéal possède un large noir, c'est à la faiblesse
congénitale des tireurs qu'il faut s'en prendre (2). Encore ne
doit-on pas tirer hors du but (je veux dire prendre le mal
pour le bien) ! Passe donc pour la casuistique, mais ne trans-
portons pas la casuistique dans les sciences spéculatives. Ici,
une erreur minime est toujours une erreur: il est faux de
dire qu'en négligeant les infiniment petits on obtienne des
résultats exacts absolument, au sens métaphysique du mot
absolu (3), il est faux de dire qu'un changement infiniment
petit n'a pas besoin de cause finale.
Sauts grands ou petits, M. de Hartmann explique les uns et
les autres par l'Inconscient. Au darwinisme obligé d'étaler
l'impuissance de ses lois mécaniques, il répond par l'intention
de la Nature qui prédispose ces lois et bien d'autres, en vue

(1) Darwinisme, trad. fr., p. 28. — L'Inconscient, II, p. 284.


(2) III<"> q. lxvi, i, c. infine.
(3) Cabnoï, Mètaph. du calcul infinitésimal, ch. i.
80 BEVUE TIIOMISTE

d'un but général à obtenir. Ainsi corroborées par « la logique


de l'Inconscient (1) », les variations infinitésimales s'étagent
d'une manière suivie pour produire les variations d'une ampli-
tude plus grandes (2). Elles contribuent à l'organisation de
l'Univers, elles, les petites mutations perdues dans un canton
du monde. Telle, la goutte de sève qui chemine et s'élève
lentement dans les fibres souterraines d'une plante : direz-vous
que l'osmose ou la capillarité expliquent son futur épanouis-
sement dans le bouton fleuri ?
Sans doute, il faut l'osmose : le procédé mécanique n'est pas
banni de l'évolutionisme de M. de Hartmann, mais il est
ramené à son véritable rôle, le rôle d'instrument. Voilà pour-
quoi, dans le tableau où l'auteur du Darwinisme rassemble
tous les procédés de l'Inconscient (3), le procédé mécanique
figure bon onzième. Encore ne tire-t-il sa valeur évolutive
que de la direction que lui impose l'idée volonté. — Tous les
autres moyens d'évolution apparaissent comme les manifes-
tations diverses de la loi d'évolution interne. Telles l'hérédité,
la variabilité... conforme à un plan, l'action des circonstances
extérieures sur les tendances préalables, l'influence de l'usage
ou du non-usage suivant les nécessités de l'instinct, etc. Le
fond de tous ces procédés est une finalité agissante.
Par là, M. de Hartmann échappe au reproche que Tainc,
le regretté philosophe, adressait au transformisme d'Herbert
Spencer, tout entier basé sur les principes de la conserva-
tion de la force et de la sélection naturelle.. Sujmosez, dans
un monde homogène, qu'une légère différence s'introduise : « il
montre fort ingénieusement, avec beaucoup de vraisemblable »
grâce à la loi de Darwin, « que cette petite différence en pro-
duira d'autres, que les différences iront s'accumulant, que l'en-
semble homogène deviendra de plus en plus hétérogène, qu'il
s'organisera... que par un progrès insensible et forcé, on verra
se superposer dans le monde les étages successifs de la vie, de
la sensation et de la pensée. Il est vrai qu'un pareil procédé
philosophique a des inconvénients. A mesure que, par cette

(1) Inconscient, II, p. 272, 274.


(2) Ibid. p. 288, 289.
(3) Hartmann. Le Darwinisme, p. 143. — L'insconscienl, II, p. 298, 306 et307.
L'ÉVOLUTIONISME ET LES PKmCIPES DE SAINT THOMAS 81

construction, on pose un otage sur un étage, l'édifice devient


plus chancelant, on a échafaudé hypothèse sur hypothèse;
la première était à peu près solide, la dernière ne l'est
plus du tout : il y a là trop de matériaux douteux ; la fragilité
de chaque assise est accrue de celle de toutes les autres (1). »
Taine conclut : Sans doute les choses ont pu se passer ainsi,
mais elles ont pu se passer autrement : voilà une voie natu-
relle par laquelle la vie a pu se former, mais il y en a peut-
être d'autres à côté, non moins naturelles. »
Certainement, M. de Hartmann, décrit l'une de ces voies,
« non moins naturelles ». Bien plus, son système acquiert
chaque jour une vraisemblance d'autant plus grande que la théo-
rie des transitions insensibles est plus délaissée des naturalistes.
Le dernier congrès des naturalistes anglais (2) n'a-t-il pas
déclaré solennellement qu'il était urgent d'ajouter aux moyens
d'évolution môcanistes, préconisés par Darwin et ses disci-
ples, des procédés nouveaux. Quelle déclaration dans la bouche
des fidèles du Maître ! Or, l'une des principales raisons qui
ont amené cette motion est l'impossibilité de plus en plus
manifeste d'établir les séries successives des transformations
insensibles, et l'évidence du saut dans la nature. C'est ce qu'est
venu corroborer tout récemment M. William Bateron dans ses '
Matériaux pour l'étude des variations dans le but spécial d'établir
la discontinuité dans l'origine des espèces. L'auteur met à. con-
tribution tous les règnes de la nature, forlicules, animaux à
pelages, sports des fleurs, hommes de génie. Quelqu'un résu-
mait avec non moins d'esprit que de vérité cet ouvrage dans le
mot connu de Wilmorin au sujet de ses chrysanthèmes affolées
de variation : « Décidément elles jouent trop ! »
La nature joue trop au gré du transformisme darwinien.
C'est sa condamnation. C'est en même temps une preuve en
faveur du système de l'évolution organique. Non pas que ce
système ne soit une hypothèse, — mais, tout d'abord, il n'est
qu'une hypothèse: il n'en est pas cent, il n'en est pas mille
comme le système mécaniste. Ensuite, c'est une hypothèse
naturelle : pourquoi ne pas attribuer à la nature un procédé si
(1) Derniers Essais, p. 120.
(2) 1894.

REVUE THOMISTE. 3e ANNÉK.


— 6.
82 REVUE THOMISTE

largement répandu dans les natures particulières. Enfin, c'est


une hypothèse explicative, non du monde tel qu'on le fait,
mais du monde tel qu'il apparaît, non d'un monde mécanisé
mais du monde organisé.
Jusqu'où peut s'étendre l'action de l'Inconscient? La géné-
ration spontanée est-elle une de ses lois ? M. de Hartmann
ne se refuse pas à cette conclusion extrême. Pour lui, la
génération spontanée est une conséquence de la loi de généra-
tion hétérogène. Elle n'a plus rien d'irrationnel dès lors
qu'elle trouve sa raison explicative dans l'action de l'Incon-
scient. Elle n'est plus la génération spontanée, ou plutôt, elle
mérite ce titre dans un sens bien différent de celui qu'on lui
attribue ordinairement. C'est une spontanéité vitale au lieu
d'une spontanéité reposant sur le vide.
M. de Hartmann admet d'ailleurs que, dans l'état actuel
de la science, il convient de reconnaître, avec Berthelot,
l'ascension de la matière inorganique jusqu'à la production
des principes organiques immédiats et de lui interdire, avec
Pasteur, le domaine cellulaire. Il lui semble impossible, d'ail-
leurs, d'expliquer la création brusque d'animaux ou de plantes
supérieurs à partir de la matière inorganique. Cette impossi-
bilité ne limite pas le pouvoir de l'Inconscient (p. 272). Elle
proclame sa logique (p. 274). L'Inconscient est logique lors-
qu'il suit la loi de la plus grande économie et du moindre effort
{p.. 271). C'est pourquoi il préfère d'ordinaire le moyen de la
génération sexuelle à celui de la génération spontanée. Tous
deux, du reste, sont fondés sur le grand principe : Omne ovum ex
owrio.
De cette thauteur de vue, on peut penser ce que devient la
question de la définition de l'espèce, cause de si aigres discus-
sions parmi les transformistes non philosophes. Qui osera
limiter à un maximum ou â un minimum les sauts de l'Incon-
scient (1)? Aussi M. de Hartmann préfère-t-il les naturalistes
« sans préjugés » pour qui Y espèceJlotte entre son genre et sa
variété. La fécondité ou l'infécondité des produits lui paraît un
argument très aléatoire en faveur de la fixité de l'espèce ; il
prouve tout au plus que l'Inconscient ne veut user qu'avec res-
(l) Inconscient, II, p. 286.
l'évolutionisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS 83

triction de ce moyen de varier les espèces. Encore une manifes-


tation de sa terrible logique. Voici comment. Les vieilles espèces
offrent de la résistance ; l'Inconscient les laisse et développe
les nouvelles à partir des espèces plus frustes. Ainsi, les branches
nouvelles et les plus vigoureuses d'un arbre reprennent au tronc.
Ainsi, les jeunes civilisations se greffent sur des peuples vierges.
« Après que les crustacés ont produit les écrevisses comme
l'expression la plus parfaite de leur classe, les arachnides appa-
raissent en commençant par l'espèce très imparfaite des mites.
Lorsque la classe des arachnides s'est élevée jusqu'à sa forme
parfaite, celle des araignées, la classe des insectes traduit le
retour en arrière de la nature par l'apparition de l'espèce infé-
rieure des poux (1). » La fixité de l'espèce résulterait donc plutôt
d'un arrêt, d'une stagnation de l'activité de l'Inconscient que
d'un principe interne de stabilité, ou plutôt, ce principe existe,
c'est lui qui cause la résistance devant laquelle recule l'Incon-
scient, mais sa stabilité est relative. Elle est l'octroi généreux
d'une charte royale ainsi libellée : Car tel est notre bon plaisir.
Signé : L'Inconscient.

Concluons.
Nous retenons, sans réserve, du système de M. de Hartmann,
sa démonstration de l'existence des causes finales. Sa théorie
de la génération hétérogène nous semble susceptible d'être
interprétée rationnellement.
Nous nous refusons absolument à la conception contradictoire
de l'Inconscient comme PUn-Tout. L'Univers est un, d'une
unité d'ordre et non d'une unité formelle et individuelle.
Les êtres qui le composent sont distincts individuellement et
spécifiquement. Chacun d'eux est constitué intrinsèquement par
une sorte d'idée volonté, immatérielle en elle-même, mais unie
intimement aune matière dont elle est la forme. Cette idée volonté

(]) Inconscient, II, p. 278-279.


84 REVUE THOMISTE

est généralement inconsciente : elle ne l'est pas nécessairement.


Le fait de la conscience humaine l'établit.
Le concentus des êtres de l'Univers s'explique originairement
• par leur émanation (1) d'une idée volonté première : cette idée
volonté stimule incessamment et intimement les idées-volontés
dérivées d'elle. Emanation et stimulus ont lieu par mode de
sy causation effective et non de dimanation substantielle. Ainsi
s'accordent l'intimité de la présence divine et la distinction du
monde et de Dieu.
Les êtres dérivés, sous l'influx de l'idée première, peuvent
combiner leurs activités propres, de manière à produire par voie
i£ï:;
de génération hétérogène, un être spécifiquement nouveau. Dans
ce cas, la raison d'être dernière du nouvel être est dans l'idée
volonté première.
La consubstantialité de l'Univers inconscient et de Dieu rejetée,
rien ne nous autorise à refuser à Dieu la conscience. L'existence
d'êtres conscients multiples, postule, au contraire, cet attribut,
pour l'Idée-Volonté suprême.
L'évolutionisme de l'Inconscient ainsi entendu n'a rien de
contraire aux principes généraux (2) de la philosophie physique
de saint Thomas d'Aquin.

(A suivre.)
Fr. A. Gahdeil, 0. P.

(1) I P., q. xlv De modo « emanationis » rerum a primo principio.


(2) Cf. Revue Thomiste, mars et juillet 1893; et juillet 1895, VKvolutionisme, etc.
EL P. ZEFERINO «

Appelons ainsi l'homme éminent que la chrétienté vient de


perdre, car c'est le nom qu'on avait coutume de lui donner, mal-
gré les hautes dignités auxquelles il avait été élevé (2). Ce que l'on
admirait surtout dans le fils de saint Dominique, ce n'était ni
Févêque, ni le cardinal, mais bien le religieux; et la renommée
du religieux venait de son extraordinaire savoir joint à un amour
extrême du silence.
Le P. Zéphyrin était très avare de paroles. Il pensait beaucoup,
il parlait peu. Il aima toujours la retraite et la solitude.
Tout imprégné de la lettre et de la doctrine de saint Thomas,
le P. Zéphyrin avait quelque chose du grand boeuf muet de Sicile,
et il reflète dans tous ses écrits le caractère de son maître.
Le premier de ses ouvrages a pour titre : Estudios sobre la
Jilosqfia de santo Tomas (Etudes sur la Philosophie de saint
Thomas). Il l'écrivit alors qu'il était professeur à l'Université
royale et pontificale de Manille. Une analyse longue et détaillée
en a été donnée dans une brochure publiée par l'Université de

(i) Le Pùive Zépiiyiun (Gonzalés), traduit de l'espagnol par le R. P. Paban, 0. P.


(2) Après avoir enseigné treize ans la philosophie et la théologie à l'Université domi-
nicaine de Manille, et exercé d'autres fonctions importantes en Espagne, le P. Gonzalez
avait été successivement nommé évêque à Cordouc, archevêque do Séville, cardinal,
archevêque de Tolède, patriarche des llndes Occidentales et grand aumônier de la cour
d'Espagne. En 1885, autant par humilité, amour de la retraite et de l'étude, que pour
rétablir sa santé compromise, il se démit de toutes ses charges, et pria Léon XIII, qui
naturellement ne voulut rien entendre, d'effacer son nom du Sacré Collège. Tant do mo-
destie jointe à un si grand mérite avait rendu le P. Gonzalez populaire dans toute
l'Espagne, où l'on sait encore apprécier comme il convient un saint religieux, un grand
évêque et un vrai savant. C'est par un sentiment de respectueuse sympathie et d'admira-
tion, où se mêlait aussi un peu de fierté nationa.le, que l'on nommait ainsi do préférence
l'illustre dominicain : El Padre Zeferino, ou encore : Ml Cardinal Filosofo, (Note de la R.)
86 I1EVUE THOMISTE

Manille, à l'occasion de la séance littéraire que professeurs cl


étudiants organisèrent en son honneur lorsque le P. Zéphyrin
fut créé cardinal.
Faisant nôtre Je jugement qui a été formulé dans cette cri-
tique des Études, nous croyons, nous aussi, que dans le rétablis-
sement de la philosophie scolastique en Espagne, « Balmôs a
purifié, le P. Zéphyrin a établi, tous ont brillé. Et quand, dans
les âges futurs, on demandera quels ont été les philosophes les
plus éminents qui, devant le monde savant, ont fait la gloire de
l'Espagne pendant le xixe siècle, deux noms écrits en traits de
lumière dans les annales de la science espagnole se présenteront
simultanément à la mémoire de ceux qui aiment notre littéra-
ture. Ils seront à la fois bénis avec reconnaissance et exaltés sans
flatterie; unis l'un à l'autre, ils occuperont une place d'honneur
dans l'histoire de la philosophie, et ils résonneront en môme
temps sur toutes les lèvres, au milieu de l'admiration et des
applaudissements. Ces deux noms sont ceux de Ualmès et du
P. Zéphyrin » (1).
Un jugement si favorable nous apparaît confirmé par un
grand écrivain contemporain, honneur de l'Espagne, en qui res-
pire l'audace du génie ibère, et dans les écrits duquel revit
l'antique beauté de l'idiome castillan. « Celui, dit-il, qui écrira
dans l'avenir l'histoire de la philosophie espagnole, devra placer
au centre de ce tableau de restauration scolastique le nom du
savant, dominicain Fr. Zéphyrin Gonzalez, qui, tout jeune encore,
étonna les plus savants, par ses Etudes sur la Philosophie de
saint Thomas, ouvrage qui, lorsque les années auront passé et
que les préjugés contemporains se seront dissipés, n'occupera
pas une place inférieure à celle des oeuvres de Kleutgen et de
Sanseverino » (2).
Telle est en effet la place qui, selon nous, convient en toute
justice, dans l'histoire de la philosophie, au P. Zéphyrin : à côté
de Kleutgen et de Sanseverino, parmi les restaurateurs de la
philosophie chrétienne en Europe; et entre Balmès et Donoso

(1) Ccrtamen cientifico-literario, Manila, 1885. —Voir l'article : El P. Zeferino y el


Restablecimiento de la filosqfia escolastica en Espafla.
(2) Meneni)7ïz Pblayo. Ilist. du los Hetorodoxos, t. III.
'Fil, P. ZKFERINO 87

Cortès, au centre même de cette élite qui travailla à la rétablir


en Espagne.
La Philosophie fondamentale de Balmès, l'Essai et les Etudes
du P. Zéphyrin, sont trois livres avec lesquels l'Espagne peut
se présenter sans rougir à côté des autres nations de l'Europe,
pour revendiquer une bonne part dans le mouvement philoso-
phique du xfxc siècle.
Ce n'est qu'en tenant, compte du dédain que l'on a pour la
haute philosophie (maladie spéciale à notre époque, où l'inven-
tion d'une maladie et la découverte d'un insecte sont plus esti-
mées que la discussion du problème de la destinée finale de
l'homme), ce n'est qu'en tenant compte de ce dédain que l'on
comprend comment un livre tel que les Études sur la Phi-
losophie de saint Thomas n'ait pas été traduit dans toutes les
langues savantes de l'Europe. Il n'a été traduit qu'en allemand ;
et cependant nous ne croyons pas que l'on ait écrit un autre
ouvrage, où ait été mieux exposée et prouvée la pensée philoso-
phique de saint Thomas, ainsi que le vrai sens de ses doctrines.
« Exposer l'esprit et les tendances générales de la philosophie
de saint Thomas ; faire connaître la vérité et l'élévation de ses
idées dans la solution de tous les grands problèmes de la science;
comparer cette solution avec celles données par la philosophie
rationaliste et antichrétienne, et par-dessus tout, déterminer et
vérifier le vrai sens de ses doctrines», telle est la pensée domi-
nante, tel l'objet que s'est proposé le P. Zéphyrin lorsqu'il a
écrit son oeuvre magistrale.
Il se contente de dire qu'il s'est proposé ce but ; mais aucun
lecteur entendu, après avoir achevé la lecture, ne laissera d'a-
jouter qu'il l'a atteint.
Pour le P. Zéphyrin comme pour Léon XIII la philosophie
de saint Thomas est la seule capable de régénérer les sciences
métaphysiques et morales, de servir de base raisonnable au dé-
veloppement des sciences physiques et expérimentales, et de les
ramener toutes dans le bon chemin, c'est-à-dire dans la vole
de la raison, du bon sens, et de la philosophie chrétienne.
L'encyclique JEterni Patris n'a pas eu encore, depuis qu'elle
a paru, l'interprète et le commentateur qu'elle mérite, et ce-
pendant le commentaire ne manque pas. Ce commentaire,
88 REVUE THOMISTE

digne assurément du texte, a été écrit et imprimé quinze ans


avant la publication du texte lui-même ; il n'est autre que
« les Etudes » du P, Zéphyrin sur la philosophie de saint Tho-
mas.

II

Le P. Zéphyrin était avant tout un métaphysicien, mais


un métaphysicien qui savait s'adapter aux exigences les plus
diverses. La même plume avec laquelle il analysait le con-
cept de l'Etre en général et développait les magnifiques preuves
de saint Thomas sur la distinction réelle de l'essence et de
l'existence dans les créatures, lui servait à examiner, en leur
ajoutant le correctif nécessaire, les théories de Smith et de
Mallhus sur l'Economie politique. Avec la même autorité il
pulvérisait les théories Krauso-spirites sur l'âme humaine et sa
destinée, défendait la légitimité réelle de la philosophie contre
le positivisme matérialiste, déterminait la base fondamentale,
philosophique en même temps que chrétienne, de la philosophie
de Vhistoire, ajoutant à Bossuet, et marchant sur les traces de
saint Augustin. Toujours avec la même compétence il décri-
vait les principales manifestations de l'électricité atmosphérique,
et soumettait à une vigoureuse analyse les données de la science,
pour expliquer ce terrible phénomène qu'on appelle les trem-
blements de terre. — Les opuscules que nous venons d'énumérer,
et d'autres qui, réunis ensemble, forment deux volumes in-4
sous ce titre : Etudes scientifiques, politiques et sociales, mani-
festent bien clairement que le P. Zéphyrin savait être philo-
sophe moderne, sans cesser d'être philosophe ancien.
Il écrivit aussi deux cours élémentaires de philosophie, l'un
en latin, l'autre en espagnol. Et ces deux ouvrages ne sont pas,
comme on pourrait le croire, la traduction l'un de l'autre ; ce
sont deux livres distincts, dignes de figurer à côté des Insti-
tutions Philosophiques de Liberatore et de la Somme Philosophique
du cardinal Zigliara.
EL P. ZEFERIN.0 89

Plus tard ce vrai philosophe se fit historien de la philosophie.


Ceci nous remet en mémoire l'observation ingénieuse plus
-—
ingénieuse peut-être que vraie — d'un écrivain qui a dit: « Les
grands philosophes sont d'ordinaire mauvais historiens de la
philosophie. » Nous ne voulons pas discuter maintenant le plus
ou moins fondé d'une semblable affirmation ; nous dirons seule-
ment que si elle est vraie, il nous faut convenir que le P. Zéphy-
rin est une honorable exception à la règle. Si comme philo-
sophe il nous paraît grand, comme historien de la philophie il
nous semble bon.
En effet, un bon historien est celui qui rapporte avec vérité
et qui juge avec exactitude. Or, ces deux qualités, nul de ceux
qui auront lu attentivement YHistoire de la Philosophie du P. Zé-
phyrin n'osera les lui refuser.
Opposé à cette manière de juger les doctrines, les systèmes
et les auteurs d'après des citations d'autres auteurs, ou
d'après des extraits qui ne sont pas toujours exacts, le célèbre
dominicain, pour exposer les doctrines des philosophes de pre-
mier ordre, a eu recours aux sources « de leurs propres écrits »;
et même pour un grand nombre de philosophes de second ordre,
il s'est cru dans la nécessité « de lire aussi leurs ouvrages, en
tout ou en partie ». Quand un historien raconte ainsi ce qu'il a
vu de ses propres yeux, il nous semble que l'on ne peut de
bonne foi douter de sa véracité.
Pour ce qui est de l'exactitude du jugement du P. Zéphyrin,
nous en avons comme sûrs garants son talent, son savoir, et
surtout sa qualité de philosophe. Sa haute valeur à ce point de
vue le mettait à même de comprendre et de juger sainement ses
auteurs. Aussi sans aucun doute son Histoire.de la Philosophie
est-elle remarquable en ce que l'auteur « y discerne et déter-
mine la liaison des divers systèmes philosophiques entre eux,
leur action et réaction réciproque, l'influence du milieu ambiant,
la filiation des doctrines », et aussi en ce qu'il « cherche à
découvrir et met en lumière la loi qui préside aux faits,
mon-
trant la succession rationnelle derrière la succession histo-
rique ».
En résumé : que le P. Zéphyrin nous raconte dans son His-
toire ce qu'il a vu, c'est-à-dire lu, lui-même nous l'affirme. Qu'il
90 REVUE THOMISTE

ait bien jugé, quoique là-dessus il garde le silence, ses cri-


tiques le proclament hautement.

111

Son dernier ouvrage, la Bible et la Science, est une oeuvre de


conciliation entre la vérité scientifique et la vérité révélée,
dont les conflits sont recherchés si attentivement par les hommes
qui s'efforcent de mettre Dieu en contradiction avec lui-môme.
Comme si Dieu pouvait être pris dans les pièges des sophismes
humains !
Le disciple de saint Thomas ne se dément pas et reste fidèle
à lui-même dans le dernier de ses écrits. Pour cela, avant tout il
débarrasse le terrain, et a soin d'établir nettement l'état de la
question. Il n'est pas d'un savant de confondre ce qui est cer-
tain avec ce qui ne l'est pas encore. C'est également faire preuve
d'ignorance, que d'appeler vérité de foi catholique une opinion
quelconque, plus ou moins fondée, par cela seul que des exégètes
anciens ou modernes, prétendent la faire passer pour une vérité
contenue dans la Bible. L'exégèse considérée en elle-même n'est
pas la vérité, mais seulement la recherche de la vérité.
Le P. Zéphyrin, en savant philosophe, met vite le lecteur au
courant de ce qui est vérité démontrée, vraie science, et de ce
que l'on doit entendre par ces termes. Comme théologien, et
théologien nourri dès ses jeunes années de la Somme de saint
Thomas, il traite avec une rare prudence ce qui touche à l'inspi-
ration biblique.
Ainsi, de même que dans ses Etudes sur la philosophie de
saint Thomas, il a commenté par avance les enseignements que
donne Léon XIII dans son Encyclique ^Eterni Patris; de même,
dans son ouvrage la Bible et la Science, il a développé la doctrine
du Souverain Pontife avant que l'Encyclique De Studiïs sacra;
Scriptural ait été publiée. Merveilleux accord de la vérité avec
EL P. ZEFKHINO 91

elle-même ! de la vérité enseignée par saint Thomas, que le P. Zé-


phyrin explique dans ses écrits, et que Léon XIII confirme par
l'autorité de sa parole.
Si cette doctrine de l'Angélique Docteur avait été présente à
l'esprit de certains exégètes modernes, ils auraient bien compris
le sens de ces expressions du Concile de Trente, répétées par le
Concile du Vatican, « in rébus fidei et morum ad mdificationem doc-
trine ckristianoe 2>crtinentium r>; et ils n'auraient pas parlé de la
sainte Ecriture comme s'il pouvait s'y rencontrer, tant au point
de vue historique qu'au point de vue scientifique, certaines asser-
tions qui ne soient point vérité, et vérité de foi divine. La ques-
tion consiste à savoir si telle théorie scientifique a été enseignée par
l'auteur sacré ; mais s'il est sûrement constaté qu'elle l'a été, elle
cesse d'être une théorie pour se convertir en vérité de foi. Car, se-
lon les enseignements de saint Thomas, qui sont les enseignements
des saints Pères, tout ce qui est contenu dans la sainte Ecriture
est objet de la foi, quoique cela ne soit pas un mystère de foi,
comme l'Incarnation du Verbe, c'est-à-dire quoique cela n'appar-
tienne pas à l'objet principal ou per se de la foi catholique.
Je le répète, si quelques exégètes modernes avaient eu présente
cette doctrine, ils se seraient épargné la correction que leur a
donnée Léon XIII dans son Encyclique De Studiis sacroe Scri-
pturee. Mais finalement il faut toujours être reconnaissant du coup
de verge qui instruit, si sensible qu'il puisse être.
Et quoi d'étonnant à ce que des exégètes oublient ou ne suivent
pas la doctrine de saint Thomas, quand des théologiens de pro-
fession impriment avec une assurance sans égale que l'Angé-
lique Docteur interprète saint Paul de travers, et qu'au lieu d'ac-
corder sa doctrine avec celle de l'Apôtre des Gentils, il accommode
la doctrine de l'Apôtre à ses propres opinions ! L'illustre auteur
de la Logique surnaturelle subjective en dit bien d'autres, car il
ne fait pas difficulté d'affirmer que la thèse soutenue par saint
Thomas, II" II:e q. i, art. S, a été à peu près anathématisée par le
Concile du Vatican.
Saint Thomas condamné, implicitement au moins, par un Con-
cile dont il a éclairé les délibérations par sa doctrine, et présidé
en esprit toutes les assemblées, selon la parole de Léon XIII (1) !
(1) « In Conciliis Lugdunenti, Viennensi, Florentino, Vaticano deliberationibits et deerctis
92 REVUE TI10MISTE

Et pourquoi ? Parce que le Concile nous commande de croire en


un seul vrai Dieu. Comme si saint Thomas, quand il écrivait la
Somme Théoloc/ique, ignorait le Symbole des Apôtres et le Sym-
bole de Nicée ! — Défaillance du génie ! s'écrie avec étonnement
M. le chanoine Jules Didiot. Vraiment, il y a de quoi s'étonner
que le génie de la théologie ait fait un si étrange faux pas au
commencement du Credo ! Mais plus étonnant me paraît encore
l'étonnement du savant professeur de théologie (1).
Mais revenons à l'auteur de la Bible et la Science. II exige du
théologien non seulement qu'il ait des idées claires touchant la
vertu de foi et l'objet de la révélation, mais encore qu'il
prête une oreille attentive autour de lui à toutes les découvertes
modernes, afin de pouvoir défendre le livre de Dieu avec les
mêmes armes dont on se sert pour l'attaquer, et qu'il ne se
trouve pas au milieu du combat avec ces arundines longas ridi-
culisées par Melchior Cano.
Le P. Zéphyrin veut que le théologien arrache à l'adversaire
les armes qu'il a entre ses mains ; mais il n'est pas de ceux qui
poussent des cris d'alarme en présence d'une théorie ou d'une
découverte que l'on affirme être en opposition avec le texte bi-
blique. L'écrivain chrétien, nous dit-il, ne doit pas perdre la
sérénité de l'esprit pour si peu de chose. Mais en attendant qu'il

Patrum interfuisse Thomam et pênes proefuisse dixeris, adversus errores Groecorum hoeretico-
fum et Tationalistarum ineluctabili vi et faustissimo exitu decertanlevi » (Encycl. JEterni
Patrie). Mais si nous devons nous ou rapporter à M. le chanoine Jules Didiot, saint
Thomas a combattudans lo Concile du Vatican contre îcs hérétiques et les rationalistes,
• et
ensuite contre l'article 5 de la Iro question do la Sccunda secundte.
i
(1) a Cr&dere enim oportel accedentem ad Deum qhia est » (Ad Hebr. c. XI, 6). Comment
échapper à une si évidente démonstration ? Uniquement par une erreur de méthode, où
nous regrettons que le Docteur Angélique soit lui-même tombé. Au lieu de dire:.Le
texte est formel, donc ma théorie doit être mise d'accord avec lui ; — il a dit implicite-
ment : Ma théorie est formelle, donc le texte lui doit être accommodé... » Cela s'appelle
enseigner l'exégèse et la logique surnaturelle au pauvre saint Thomas qui ne savait pas
'même que : « Sancta catholica apostolica romana Ecclesia crédit et confUetur uimiii esse
Deum verum et vivum » (Sess. III, cap. I Cône. Vatic). « La controverse de l'école n'est
donc plus Hère, du moins autant qu'elle pouvait l'être encore avant le Concile du Vati-
can. » — De sorte que avant le Coi.cile du Vatican l'Kglise catholique apostolique ro-
maine ne croyait pas au moins explicitement ni no confessait qu'il existe un seul vrai
Dieu! Et je dis cela parce qu'il faut pieusement supposer que saint Thomas, quand il
' écrivait la Somme, n'y aurait rien enseigné de contraire à ce que tout chrétien doit croire
d'une foi explicite. Mais qu'y faire ! « Défaillances momentanéesd'un grand génie, desquelles
personnelle devrait jamais s'autoriser ». — Cours de théologie catholique, par M. le cha-
noine Jules Didiot : Logique surnaturelle subjective, théorème LXXI, n. 479 et 481.
EL P. ZEFERINO 93

trouve une solution raisonnable, il doit dire avec saint Augustin


à son adversaire : Aut codex mendosus est, aut interpres erravit,
auttu non intelligis. Et pour l'interprétation du texte biblique il
doit avoir toujours le large critérium que saint Thomas recom-
mande par ces paroles : « Auctoritati Scripturoe in nullo derogatur,
dum diversimode exprimitur, salvâ tamen flde; majori veritate eam
Spiritus sanctus J'oecundavit, quant aliquis homo adinvenire po-
,
test (1) ».
C'est dans cet esprit que le P. Zéphyrin procède ensuite, dans
le cours de son ouvrage, à l'examen de toutes les pièces capi-
tales du procès, dans ce jugement contradictoire entre ce qui
est écrit au livre de la Nature et ce que l'on voit dans celui de
la Révélation. Aussi solide théologien que bon philosophe, il
savait lire également ces deux livres, oeuvre de Dieu l'un et
l'autre, et il nous laisse dans son ouvrage un exemple de mo-
dération précieux par la manière dont il sait les accorder en-
semble.
Il nous faut encore ajouter à cette dernière oeuvre ce qu'il a
écrit sous le coup de la maladie qui le conduisit au tombeau.
Nous voulons parler de son Discours d'entrée à l'Académie de la
langue espagnole. Ce fut là son testament littéraire et le digne
couronnement d'une vie consacrée tout entière à la vérité, car
ce discours est tout à la fois oeuvre de philosophe, de reli-
gieux et d'Espagnol. Le P. Zéphyrin élève jusqu'aux hauteurs de
la philosophie le thème de son étude, en faisant voir que Vidée
chrétienne, qui a donné sa vie et sa forme à la langue espagnole,
est comme le principe générateur et la principale cause des gran-
deurs de tout ordre, qu'offre à nos regards l'histoire de l'Espagne
dans les âges précédents, principalement dans le xvi° siècle.

IV

Telle a été l'oeuvre scientifique du P. Zéphyrin. Que si l'on


veut maintenant connaître les traits caractéristiques de cette noble
(1) II Sent., dist. xn, q. ia, art. 2, ad 7.
94 REVUE THOMISTE

et belle physionomie, je puis les indiquer en quelques mots :


Au physique : plutôt maigre que doué d'embonpoint, détaille
moyenne, les yeux Arifs, le regard pénétrant et comme lançant
des éclairs, le teint brun, l'air grave, le front proéminent, la
chevelure noire, et le visage imberbe.
Au point de vue intellectuel : digne disciple de saint Thomas
d'Aquin et d'Albert le Grand, légitime héritier des traditions
scientifiques des Dominicains espagnols, Victoria, Cano, Soto,
Battez et autres grands théologiens du xvie siècle, il est ca-
pable d'écrire sur la philosophie de l'histoire et l'économie poli-
tique avec la même compétence et le même succès que sur le
vrai, le beau et le bien.
Au point de vue moral, celui qui a lu le portrait de l'homme
magnanime tracé par Aristote, n'aura peut-être rien à y ajou-
ter ou à retrancher, du moins dans les lignes les plus sail-
lantes : Curare veritatem magis quam opinionem. Neque admi-
rativus ; neque humaniloquus ; neque enim de seipso loquitur, neque
de alio ; neque, ut laudetur, cura est ipsi ; neque ut alii vituperen-
tur; neque rursus laudativus est. Et ad alium non posse vivere, sed
vel ad amicum. Et motus tardus, et vox gravis, et loeutio stabilis (1).

Fr. N.. del Phado, 0. P.


Professeur Je TJiiiologic.

(i) Ethicorumïïb. IV.


UNE PENSÉE DE SAINT THOMAS

SUR

L'INSPIRATION SCRIPTURAIRE

En relisant les pièces du grand débat d'il y a deux ans sur


l'Ecriture Sainte, je trouve qu'on n'a pas utilisé comme on le
pouvait faire une pensée très importante de saint Thomas. Au
fond toute la controverse se ramenait à ce seul point : dans
quelle mesure Dieu peut-il et doit-il être dit l'auteur de l'Ecri-
ture? S'il est l'auteur de tout, il sera aussi responsable de tout;
mais s'il est quelque chose qu'on puisse soustraire à son action,
à son autorité, par là même, ce quelque chose n'aura plus pour
nous qu'une valeur humaine, qu'une autorité à la rigueur con-
testable. Les défenseurs de la tradition ont apporté contre les
tenants de l'école nouvelle bien des arguments. Ils en ont appelé
aux textes des Pères, aux définitions de l'Eglise, à la nature de
l'Inspiration. Ils ont même hasardé quelques explications ration-
nelles, mais timidement. Ils ne semblaient pas entendre dans
toute son ampleur, ou du moins avec un accord assez complet,
une parole qu'ils redisaient tous, qui est d'ailleurs de saint
Thomas, mais dont ils oubliaient de demander le sens vrai à
saint Thomas lui-même. Je voudrais essayer de réparer cet
oubli (1). On verra, par là, de quel secours peuvent être, même
dans le domaine de la foi, les saines données de la philosophie.
(1) Il vient de paraître à Rome une brochure du R. P. Brandi, S. J.,dans laquelle
l'auteur se réfère, pour le chapitre de Yinspiration, à la pensée de saint Thomas que
nous développons dans ce travail. Mais il l'a fait d'une façon trop succincte et n'en a
pas tiré, comme il le reconnaît lui-même, toutes les conclusions qu'elle contient. Il laisse
ce soin aux subtilités de la dialectique et aux ressources de l'analyse. La dialectique et
l'analyse étaient ici de la dernière importance.
96 REVUE TH0MISTI5

Si les défenseurs de la tradition y avaient recouru comme ils le


pouvaient, ils seraient arrivés, avant même l'Encyclique du
Souverain Pontife, à celte belle notion de l'Inspiration scriptu-
raire que nous y trouvons exposée et qui, à elle seule, coupe
court à tant de difficultés.

On se souvient que les partisans de l'école large se deman-


daient s'il n'était pas à propos, étant donné les conditions
nouvelles de la lutte sur le double terrain des sciences et des
faits historiques, de restreindre à certaines limites l'autorité de
Dieu dans les Ecritures.
Ils disaient : Ne nous obstinons pas à vouloir entendre dans
un sens trop rigoureux l'assertion traditionnelle de « Dieu
auteur de l'Ecriture ». Ce serait se heurter à des impossibilités
manifestes. N'est-il pas évident, en effet, qu'au moins en ce qui
touche à l'acte matériel et physique à'écrire, on ne saurait parler
de Dieu comme auteur de l'Ecriture ; jamais il n'est venu à l'es-
prit et sur les lèvres d'aucun défenseur de la Bible que Dieu
eût lui-même pris du papyrus et une plume pour nous trans-
mettre sa parole. — Mais si, dans la composition de l'Ecriture,
on soustrait à l'action de Dieu l'acte matériel d'écrire sans que
pour cela il cesse d'en être l'auteur, pourquoi ne pas en dire
autant du choix des mots, de leur arrangement dans la proposi-
tion et dans la phrase, de certaines expressions, de certaines
images, de certaines pensées, même, qu'on abandonnerait à
l'autorité et à la responsabilité de l'écrivain humain ?
Ceci, d'ailleurs, — ajoutait-on — est pleinement confirmé par
notre manière de parler : nul n'hésite à reconnaître et à dire
que chacun des livres de l'Ecriture a un auteur humain ; pour la
plupart, cet auteur nous est connu. Nous parlons des Epîtres
de saint Paul, de l'Evangile de saint Jean, du livre d'Isaïe; et
ainsi des autres. Il est donc bien avéré qu'en dehors de Dieu,
considéré comme auteur de l'Ecriture, il faut en appeler à d'au-
UNE PENSÉE DE SAINT THOMAS SUR L'INSPIRATION SCRIPÏURAIRE 97

très auteurs. Et dès lors, si Dieu n'est pas tout l'auteur de l'E-
criture, comment concevoir, comment admettre qu'il soit l'au-
teur de tout ?
D'autant plus — et on insistait beaucoup sur cette dernière
raison — que tout n'est pas satisfaisant dans l'Ecriture. On y
trouve, de l'avis des meilleurs critiques, bien des points qui ne
conviennent pas, soit quant aux choses qu'on y rapporte, soit
quant à la manière de les rapporter. — Ne serait-ce donc pas
outrager les infinies perfections de Dieu que de vouloir, par un
rigorisme mal entendu, J'en rendre responsable?
La réponse était dans saint Thomas : « Dieu, avait dit le
saint Docteur, est Vauteur principal de V Ecriture, l'homme en a
été l'auteur instrumental » (1). — Il eût suffi de prendre garde à
ces paroles, de les entendre dans leur vrai sens ; et du môme
coup, on aurait eu la notion exacte de l'Inspiration scripturaire,
on aurait précisé nettement la part d'action qui convenait à Dieu
et celle qui revenait à l'homme. La chose était facile, du reste,
puisque saint Thomas avait pris soin d'expliquer lui-môme ses
paroles.
« La cause efficiente, nous dit-il, se divise en cause princi-
pale et cause instrumentale. La cause principale est celle qui
opère par la vertu de sa forme à laquelle est assimilé l'effet;
c'est ainsi que le feu, en vertu de sa chaleur, chauffe. La cause
instrumentale, elle, n'agit pas par la vertu de sa forme, mais
seulement par le mouvement dont la meut le principal agent ;
d'où l'effet n'est pas assimilé à l'instrument, mais à l'agent
principal ; tout comme le tableau n'est pas assimilé au pin-
ceau, mais à la forme artistique qui est la pensée de l'ar-
tiste (2). » — Non pas toutefois que, dans la réalisation de
l'oeuvre, la forme propre de l'instrument soit inactive. Non, car
« l'instrument a deux actions : l'une, instrumentale, selon
laquelle il opère, non en sa vertu propre, mais en la vertu du
(1) « Auctorprincipalis Scripturoe sacrai est Spiritus Sqnctus... Homo autem fuit auctor
instrumentons. » D. Tir., quodl. vie, art. 14, ad Sm.
(2) « Dicendum quod duplex est causa agens : principalis et instrumentons. Principalis
quidem operatur per virtutem suaiformie cui assimilatw effectua ; sicut ignis suo calore calefa-
cil. Causa vero instrumentons non agit per virtutem suoe forma, sed solum~~FRRjBotujji quo
moviïtur aprincipali agente; undeeffectus non asshnilatur instrumente sed^jp,r'ii\cipaWJMgenti;
sicut lectvm non assimilatur securi sed arti quoe est in mente arti/icis^»' S. Tu. III»-gar^;,
quoest. 62, art. I. ! ;;-"" ^k ^
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BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 7. '
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98 REVUE THOMISTE

principal agent ; l'autre, propre, qui lui revient selon sa propre


forme; tout comme il convient à la scie de scier, en. raison de
son acuité, et de faire un lit, en tant qu'elle est l'instrument de
l'artisan. Or, elle ne parfait l'action instrumentale qu'en exerçant
son action propre, c'est en effet en sciant qu'elle fait un lit : Non
autem perficit actionem instrumentaient nisi exercendo actionem pro-
priam : scindendo enim facit lectum (1). »
Puis donc que, de l'avis de tous — l'Eglise d'ailleurs l'a solen-
nellement défini — l'Inspiration scripturaire n'esl autre chose
que l'acte par lequel Dieu peut et doit être dit l'auteur de l'Ecri-
ture, non pas l'auteur unique, puisqu'il y a eu sous Lui d'autres
auteurs, mais l'auteur principal, suivant l'expression même de
saint Thomas, il suffit, pour savoir pleinement ce qu'est l'Inspi-
ration scripturaire, d'appliquer à l'action de Dieu écrivant son
Ecriture ce que saint Thomas nous a dit de l'auteur principal et
de l'auteur instrumental.
L'auteur principal, nous dit saint Thomas, est celui qui opère
en vertu de sa forme à laquelle est assimilé l'effet. Quel est l'effet
de l'Inspiration scripturaire ? C'est l'Ecriture. Donc, l'Ecriture,
effet de l'Inspiration scripturaire, sera assimilée, une fois
posée en dehors de ses causes, à Dieu, auteur principal. Et
Dieu aura produit cet effet par la vertu de s'a forme à Lui, par
sa vertu divine. Mais comment cette vertu propre de Dieu
aura-t-elle produit son effet? D'une manière exclusive et immé-
diate ? Non ; puisque Dieu n'est pas l'auteur unique de l'Ecri-
ture, qu'il en est l'auteur principal supposant sous Lui d'autres
auteurs dont chacun joue le rôle d'auteur instrumental. Il
faudra donc que la vertu propre de Dieu, pour produire son
effet qui est l'Ecriture, passe par les instruments dont il lui
plaît de se servir et leur fasse produire son effet, sa simili-
tude à elle, qui sera l'Ecriture.
Or, que fait l'instrument dans la production de l'effet final? Il
n'agit pas par la vertu de sa forme, nous dit saint Thomas, mais

(1) Instrumenturn hahet duas actiones: unam, instrumentaient, secundum quam operatur
noniit virtute propria sed in virtuteprincipalis agentis;aliam autem habet actionem propriam
quoe competit sibi secundum propriam formam : sicut securi competit scindere raiione suoe acui-
tatù,facere autemlectum in quantum est instrumenturn artis ; non autem perficit instrumen-
lalemactionem nisi exercendo actionem propriam : scindendo enimfacit lectum, » S. Tu., IIla
pars, quoest. 2, art. i, ad 2°'.
UNE PENSÉE DE SAINT THOMAS SUR L'INSPIRATION SCRIPTUIÎAIRE 99

seulement par le mouvement dont le meut le principal agent. Donc,


la participation de sa forme propre, que l'agent principal cause
clans l'instrument pour l'amener à produire l'effet cherché, c'est
un quelque chose de transitoire, d'incomplet dans l'ordre d'exis-
tence, un mouvement qui, produit par l'agent principal, dure
tant que l'instrument agit, et ne se termine qu'à la complète réali-
sation de l'effet. Donc, l'Inspiration scripturaire
— si nous enten-
dons par là Faction de Dieu auteur principal écrivant son Livre
par des instruments humains — sera un mouvement, une partici-
pation de la vertu même de Dieu, une vertu surnaturelle qui,
produite par Dieu dans les écrivains sacrés, durera tant que ces
derniers feront office d'écrivains, et ne se terminera que lorsque
aura été reproduite, traduite, exprimée, sur le papyrus ou les
tablettes, la similitude parfaite de la forme, de la pensée divine.
Voilà ce que doit être l'Inspiration d'après saint Thomas.
Est-ce la même que celle de l'Encyclique ? — Relisons plutôt:
« Ipse, dit le Saint-Père, ipse (Deus) supernaturali virtutjs ita
eos ad scribendum excitavit et movit, ita scribentibus astitit, ut ea
omnia eaque soea Qi.'iE ipse juberet, et recte mente conciperent, etfide-
liter eonscribere vellent, et apte infallibili veritate exprimèrent.
On remarquera que, dans cette notion donnée par le Saint-
Père, la vertu surnaturelle de Dieu qui meut les écrivains sa-
crés à écrire, les assiste pendant qu'ils écrivent et se termine à
l'expression exacte de ce que Dieu veut et rien de plus, cette

vertu surnaturelle n'agit et n'obtient le résultat final qu'en met-
tant en branle toutes les facultés de l'écrivain sacré.
C'est qu'en effet saint Thomas avait eu soin de nous faire
observer que, sous la motion de l'agent principal, la forme propre
de l'instrument ne demeurait pas inactive. Bien au contraire,
ce n'est, selon lui, qu'en exerçant son action propre que l'ins-
trument arrive à parfaire l'action instrumentale. Or, que voyons-
nous dans une nature humaine ? Nous y trouvons des membres
extérieurs, sans doute ; et Dieu aura pu les manier, pour écrire
son Livre, comme nous savons nous-mêmes nous servir de nos
plumes. Mais il y a aussi, dans l'homme, une imagination plus
ou
moins vive, une mémoire qui, sans être infidèle, pourra être plus
ou moins prompte, plus ou moins précise, un coeur dont les émo-
tions ne seront pas toujours les mêmes, un esprit plus ou moins
100 REVUE THOMISTE

puissant, enfin, une volonté libre-Eh bien ! sous l'action de Dieu


écrivant son Livre, tout cela sera mis en branle, et tout cela
opérera selon sa nature, selon sa forme propre.
De môme que, sous la motion de l'artisan, la scie, pour nous
servir de l'exemple de saint Thomas, scie en raison de son acuité
et, parce qu'elle est mue par un être intelligent, en sciant fait une
oeuvre d'art —• scindendo enim facit lectum;— de même, sous la
motion, sous l'inspiration de Dieu écrivant son Livre, chacun des
hommes qu'il a daigné se choisir pour instruments de son oeuvre,
aura fait des actes de volonté libre, aura conçu des pensées,
rappelé des souvenirs, formé des images, façonné des lettres ;
et tout cela, en vertu de sa nature propre, chacun môme en
raison de ses aptitudes et de ses dispositions personnelles ; —
d'où la merveilleuse diversité de l'oeuvre divine, pourtant si
admirablement une. Mais, en môme temps qu'ils faisaient tout
cela, et par tout cela, à cause qu'ils agissaient sous l'impulsion,
sous la motion, sous l'inspiration de Dieu, ils travaillaient à faire
une oeuvre divine.
En sorte qu'il n'est rien dans cette oeuvre qui ait été pro-
duit, si ce n'est parce que ces hommes-là ont voulu, ont
pensé, se sont souvenus, ont imaginé, ont façonné des lettres et
mille autres choses semblables qui conviennent à l'homme en
raison de sa nature ; — comme aussi il n'y a pas eu un seul ins-
tant où, par chacun de ces actes, chacun de ces hommes ne tra-
vaillât à produire l'oeuvre divine : l'Ecriture. Absolument, comme
il n'est rien dans l'oeuvre d'art effectuée qui y ait été produit, si
ce n'est parce que le ciseau a taillé, en vertu de sa nature, et. que
le ciseau n'a pas taillé un seul instant sans travailler par là à pro-
duire l'oeuvre d'art.
On le voit, la théorie du laisser faire est absolument inadmis-
sible dans l'oeuvre des Ecritures. Elle repose sur une fausse
notion des rapports qui unissent entre eux l'agent principal
et la cause instrumentale. Elle suppose l'agent second aban-
donné à lui-même, n'agissant, au moins par instants, qu'en
vertu de sa forme propre et non plus in quantum movetur a prin-
cipali agente. C'est la négation même de l'Inspiration scripturaire
au sens où nous l'a fait entendre saint Thomas. Dieu n'a rien
laissé faire dans l'oeuvre des Ecritures ; il a tout fait faire. Il
UNE PENSÉE m: SAINT TJJOMAS SUR 1/lNSPIRATION SCBIPÏURAIRE 101

est donc responsable de tout et il faut que tout y soit digne


de Lui,
La remarque est du Saint-Père lui-même. « ]1 ne sert de
rien, dit-il, d'en appeler à ce que l'Esprit-Saint a pris des
hommes à titre d'instruments pour écrire, comme si, non sans
doute à l'auteur principal, mais aux écrivains inspirés, il eût
pu échapper quelque chose de faux (1). » Et pourquoi cela?
Parce que, si l'on entend comme on doit l'entendre la véri-
table nature de la cause pricipale et de la cause instrumentale,
on verra que Dieu, dans l'Inspiration scripturaire, a « Lui-même,
par une vertu surnaturelle, de telle façon excité et mû à écrire
les écrivains sacrés, il les a de telle sorte assistés pendant qu'ils
écrivaient, que tout ce que Lui voulait, et seulement cela, leur
esprit l'a conçu avec rectitude, ils ont voulu l'écrire fidèlement
et ils Font exprimé avec une infaillible vérité, comme il con-
vient : secàs, non ipse esset auctor Scripturae sacras, universêe. »
Eh bien ! oui. C'est pour conserver intacte l'affirmation catho-
lique que nous devons accepter une telle notion de l'Inspiration
scripturaire. Par clic, en effet, nous donnons tout à Dieu. Tout,
absolument tout, bien que non d'une manière exclusive. Nous
lui donnons tout comme à l'auteur principal, comme à celui,
par conséquent, à la forme duquel est assimilé l'effet une fois
posé en dehors de ses causes. Tout ce que je trouve dans cet
effet qui s'appelle l'Écriture et que je tiens entre mes mains,
tout cela je dois le tenir pour la similitude, pour l'expression de
la pensée divine. Et cette similitude et cette expression, dans
sa totalité, dans son absolue intégrité, elle est l'oeuvre de Dieu,
l'effet de Dieu ; comme aussi, elle est, dans la même totalité,
dans la même intégrité, l'oeuvre et l'effet de l'homme.
C'est ainsi que le chef-d'oeuvre dont l'artiste a décoré sa toile
est la similitude, la reproduction, l'expression non de la forme
du pinceau, mais de l'idéal que possédait l'âme de l'artiste. Et
dans cette reproduction il n'est pas un seul trait, il n'est pas
une seule ligne, il n'est pas une seule couleur qui ne soit tout à
la fois l'oeuvre du pinceau et l'oeuvre de l'artiste. Oui; c'est

(t) « Niltil admodiim refert Spiritum sanctum assumpsisse homines tanquam instrumenta ad
scribendum, quasi non qnidem primario auctorl sed scriptoribm inspiratis quidpiam falsi
elabi pctuerit. » (lîncyclique Providentissimm Deus.)
102 BEVUE THOMISTE

bien l'artiste lui-même qui a animé cette toile; et nous ne nous


trompons pas quand nous disons qu'il est l'auteur de tout ce
que notre regard y découvre. Mais il n'a atteint cette toile, il n'y
a reproduit son idéal que par le pinceau. Son idéal tout entier a
passé par ce pinceau. Et l'expression que nous en voyons sur la
toile n'est que le résultat de cette double action mystérieuse-
ment combinée dont nous parlait saint Thomas et sans laquelle
il n'y aurait plus ni instrument, ni auteur principal, ni effet
obtenu.
Ainsi en est-il de l'Ecriture. Dieu en est l'auteur principal;
l'homme en a été l'auteur instrumental. El c'est pourquoi elle
est l'expression non de l'homme, mais de Dieu. Mais cette
expression de la pensée divine, c'est Dieu et l'homme qui l'ont
faite; ou, pour parler plus justement, Dieu l'a faite par l'homme.
Elle est donc totalement et intégralement l'oeuvre de Dieu, tota-
lement et intégralement l'oeuvre de l'homme : de l'homme,
comme de l'auteur instrumental; de Dieu, comme de l'auteur
principal. C'est le Livre de Dieu, le Livre par'exccllence, la Bible,
— Livre que Dieu lui-même j^er diversos komines tanquam pcr in-
strumenta scripsit (i ).
A la bonne heure; et les choses ainsi entendues, tout s'explique
dans la tradition chrétienne. Je comprends maintenant ces paroles
du concile du Vatican : que l'Eglise tient les Livres saints pour
sacrés et canoniques « p?-opterea quod, Spiritu sancto inspirante con-
scripti, .'Oeum liaient auctorem (2). » Je comprends la conduite et les
paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ et des Apôtres citant avec
tant de respect jusqu'aux plus petits passages de l'Ecriture et les
accompagnant toujours de cette formule autoritative : « sicut scrip-
tum est » ; marquant évidemment, par là, que tout, ce qui est
défini par celle Ecriture, ils le tiennent comme défini par Dieu
même. Je ne m'étonne plus d'entendre le Fils de Dieu nous dé-
clarer solennellement, dans son Evangile, que le ciel et la terre
passeront avant qu'un seul iota ou un seul accentpasse de laLoi
sans être accompli. Je ne m'étonne plus de voir saint Paul tirer
un argument décisif et péremptoire d'un singulier au lieu d'un
(1) Nous prônons la liberté de traduire, sous cette formule, le rapport exact qui existe
entre l'action de Dieu et l'action de l'homme dans l'oeuvre des Ecritures.
(2) Sess. III" Const. Dogm, c. n.
UNE PENSÉE DE SAINT THOMAS SUR L'iNSPIHATION SCRIPTURAIRE 103

pluriel. Je me plais aussi, et cela n'a plus d'obscurité pour moi,


je me plais à entendre le grand apôtre nous dire que ce qui est
écrit est écrit pour notre instruction, à nous, peuples convertis
de la gentilité, puisque saint Paul s'adresse aux Romains, et que
par suite Dieu seul pouvait directement viser au moment où la
chose s'écrivait. Enfin, je comprends la pratique de toute l'Eglise
adorant VEcriture comme elle adorerait la main et l'oeuvre que
lui tendrait son divin Epoux.
Nous ne nous attarderons pas à faire remarquer que nous n'en-
tendons nullement appliquer à tout exemplaire de l'Ecriture sainte
de que nous avons dit de l'Ecriture considérée sous la raison
d'écrit actuellement produit en vertu de la motion inspiratrice de
Dieu. Il est évident que, seul, l'autographe de l'écrivain inspiré
a eu, dans ce sens, Dieu pour auteur. Quant aux autres exem-
plaires qui ne sont que des reproductions de ce premier
,
autographe, ce ne sont nullement des reproductions faites par-
Dieu. Ils sont dus à la seule activité d'un ou de plusieurs copistes
ou traducteurs qui auront eux-mêmes reproduit ou traduit,
d'une manière plus ou moins immédiate et plus ou moins fidèle,
le premier autographe. Il est vrai que Dieu aura pu, dans L'intérêt
de sa Parole, de son Livre, et pour mieux en assurer l'intégrité,
veiller lui-même sur les copistes et les traducteurs, les entourer
même, parfois, d'une protection spéciale, comme on le croit des
Septante et de saint Jérôme, afin que leur oeuvre fût moins im-
parfaite et dans un rapport plus intime avec le codex original;
mais enfin, à proprement parler, ces hommes-là n'ont pas été
les instruments de Dieu, traduisant lui-même ou reproduisant son
Livre. L'Eglise nous dit bien que les Livres saints ont Dieu
pour auteur, parce qu'il les a lui-même écrits; elle ne nous dit
nulle part qu'il les ait recopiés ou qu'il les ait traduits. Et d'ail-
leurs, les nombreuses variantes, les fautes mêmes qu'on remarque
dans ces traductions et dans ces copies prouvent, bien manifes-
tement qu'à leur sujet l'autorité de Dieu ne saurait être invo-
quée.
Il n'y a donc, à proprement parler, que le seul autographe de
chaque écrivain sacré, dont on puisse dire, en toute rigueur
et vérité, qu'il a Dieu pour auteur. Aussi n'y a-t-il que ces
mêmes autographes à être revêtus d'une autorité tellement divine
104 REVUE THOMISTE

que tout ce qui est défini par eux doive être tenu, jusqu'au
moindre iota et jusqu'au moindre accent, comme défini par
Dieu môme. S'ensuit-il, comme certains auteurs ont voulu l'ob-
jecter, que, s'il en était ainsi, dès là qu'on aurait perdu l'auto-
graphe des Livres saints, nous n'aurions plus aujourd'hui le Livre
de Dieu? Assurément non. C'est là une exagération et une erreur
devant lesquelles un esprit sérieux ne saurait s'arrêter. Encore
môme, en effet, que nous n'ayons plus les autographes de nos
saints Livres et que ces autographes seuls aient été faits par
Dieu, il n'en est pas moins vrai de dire que tout exemplaire de
l'Ecriture, dès l'instant qu'il reproduit ou qu'il traduit le pre-
mier, est vraiment, lui aussi, la Bible, le Livre de Dieu. A-t-on
jamais douté que l'Iliade d'Homère ou l'Enéide de Virgile ne
fussent plus parmi nous, sous le beau prétexte que les auto-
graphes de ces ouvrages ont depuis longtemps disparu et que les
exemplaires qui nous en restent n'ont pas été écrits de la main
même de ces auteurs? Mais ce serait ridicule.
De même donc que la reproduction ou la traduction d'un livre
des auteurs anciens n'empêche pas que ce livre reproduit ou
traduit ne passe vraiment pour le livre de l'auteur qui a composé
l'original; de même aussi la reproduction ou la traduction de
nos saints Livres ne sauraient empêcher que chacun de ces exem-
plaires reproduits ou traduits ne soit tenu, en toute vérité,
pour le Livre de Dieu.
Il est vrai qu'il ne sera pas toujours facile de déterminer si les
exemplaires que nous avons de la Bible sont l'expression fidèle et
adéquate des premiers autographes. Mais ce rôle, qui est celui de
la critique, pour être ingrat, ne saurait être infécond, et l'on peut
travailler avec l'espoir fondé d'obtenir les plus précieux résultats.
L'Église, d'ailleurs, qui veille toujours avec une tendresse de
mère au bien de ses enfants, a pris soin de ne pas laisser entiô- •

rement à l'arbitraire d'une raison [faillible le choix des diverses


leçons. Elle a pris, pour eux, une version du Livre de Dieu qu'elle
savait être bonne, pour la composition de laquelle Dieu avait sus-
cité un homme admirablement versé dans la science des Ecri-
tures ; et qui, par l'autorité dont elle avait joui auprès des saints
Docteurs, par les nombreux commentaires et éclaircissements
dont elle avait été enrichie dans le long cours de tant de siècles,
UNE PENSÉE DE SAINT THOMAS SUR I/INSPIRATION SCRIPTURAIRE 10a

s'offrait déjà aux fidèles avec des titres bien capables de lui con-
cilier leur confiance. Elle l'a choisie et déclarée authentique. Non
pas que celte version soit de Dieu, ni qu'elle soit parfaite en tous
points, ou même qu'elle soit pour tout, dans une conformité abso-
lue avec le codex original. Mais l'Eglise l'a jugée suffisamment
bonne pour que, à défaut de la source dont l'accès reste tou-
jours ouvert, ceux à qui l'accès en devenait trop difficile ou
même impossible pussent encore élancher leur soif de vérité
dans des eaux assez pures, où ils ne trouveraient ni le poison de
l'erreur, ni l'infection du vice.

II

La notion de l'Inspiration scripturaire, telle que nous la fournit


saint Thomas, n'a pas seulement pour effet d'être en parfait accord
avec la tradition catholique. Elle montre, de plus, le mal fondé
de certaines discussions retentissantes, mais vaines ; en même
temps qu'elle résout pleinement les difficultés que bien des
esprits se posaient.
Pourquoi, en effet, lorsqu'il s'agit d'Inspiration, — si on entend
par là l'action de Dieu écrivant son Ecriture — pourquoi parler
d'inspiration verbale et d'inspiration non verbale, d'inspiration
de mots et d'inspiration de choses, à l'effet de soustraire dans
l'Écriture quelque chose à l'action de Dieu', quelque chose à
l'action de l'homme. N'est-ce pas de l'Ecriture que Dieu est l'au-
teur principal ? N'est-ce pas de l'Ecriture que l'homme est l'auteur
instrumental ?Et l'auteur principal produit-il rien dans son effet,
sinon par l'action de l'instrument; l'instrument produit-il quelque
chose dans l'effet, sinon sous la motion de l'agent principal?
Il n'y a donc pas, dans l'Ecriture, oeuvre de Dieu par les hommes
de son choix, il n'y a pas un seul iota ou un seul accent qui ne
soit de Dieu ; comme aussi il n'y a pas une seule proposition qui
n'ait passé par l'action propre de l'instrument humain.
« Quand on attribue à la vertu divine et à une cause naturelle
un même effet, nous dit saint Thomas, ce n'est pas en ce sens
106 REVUE THOMISTE

qu'il soit partiellement de Dieu et partiellement de l'agent naturel,


mais bien parce que, tout entier des deux, il leur appartient à
divers titres. C'est ainsi que le môme efl'et est attribué tout entier
à l'instrument, et qu'à l'agent principal aussi il est attribué tout
entier (1). » Donc, encore une fois, tout dans l'Ecriture est de Dieu
et tout y est de l'homme ; mais de l'homme, comme de l'instru-
ment, et de Dieu, comme de l'auteur principal.
11 n'est plus difficile, après cela, de comprendre que rien, dans
la production de l'Ecriture, ne peut être soustrait à l'action de
Dieu, non pas même l'acte matériel et physique d'écrire, sans
supposer grossièrement pour cela qu'il lui ait fallu, à cet effet,
se munir d'un corps et de membres semblables aux nôtres. Pas
plus que je n'ai besoin, pour m'attribuer l'action d'éci'ire, de sup-
poser et de dire que mon doigt a laissé, lui-même, retomber sur
le papier une encre qu'il aurait été puiser, sans le secours d'une
plume, dans Fécritoire. Il n'est nullement requis, pour qu'une
chose puisse être attribuée à quelqu'un comme à son auteur,
que ce quelqu'un ait lui-même, sans aucun intermédiaire, effec-
tué cette chose; il suffit que rien n'ait contribué à la produire
sans avoir été mû par lai. La diffusion des couleurs sur la toile
n'est pas due immédiatement à l'action de l'artiste, mais bien à
celle du pinceau. Et pourtant, comme durant tout le temps que
la diffusion se fait, le pinceau est mû par l'artiste, ce n'est pas au
pinceau, mais bien à l'artiste qu'est simplement attribuée la
production du chef-d'oeuvre.
Ici vient une remarque dont l'importance nous paraît souve-
raine pour dissiper les innombrables malentendus qui, depuis
trop longtemps, faisaient le tourment de certains esprits. On
semblait, presque toujours, mesurer la part, d'action de Dieu,
dans l'oeuvre des Ecritures, à une action préalable qui aurait eu
pour effet de donner surnaturel!ement, à l'écrivain sacré, les pen-
sées ou les mots dont il usait dans son livre. C'est là une erreur.
Qu'un peintre se soit servi d'un pinceau déjà produit et déjà
coloré, ou qu'il l'ait façonné lui-même et revêtu de telle ou telle

(I) « Non sic idem effectus causcc naturali et divinoc virtuti attribuitur quasi parlim a
Deo partim a naturali agentefiat; scd totus ab utroque secundum alium moiium; sicut
idem effectus totus allribuitur instnimento et principali ngenti eliam totus. » I). Tir. Sum.
cont. Geid. lib. III, c. 70 in fine.
UNE PENSÉE DE SAINT THOMAS SI'IÎ L'INSPIRATION SCRIPTURAIRE 107

couleur, peu importe; ce n'est pas d'après cela qu'on jugera si


toul est de lui dans l'effet.final. Pour qu'il soit vraiment l'auteur
de tout dans le tableau, il n'est requis qu'une seule chose : c'est
que tout ce que le pinceau aura produit sur la toile, même en vertu
de sa forme à lui, il ne l'ait produit que sous la motion artistique du
peintre.
De même pour les écrivains sacrés. Dieu n'a pas eu, pour qu'il
soit dit l'auteur de tout dans l'Ecriture, à donner surnaturellement
aux écrivains sacrés toutes les pensées et tous les mots. Ce serait
mal entendre Yinspiration scripturaire. Ce serait la confondre
avec ce que saint Thomas appelle la prophétie proprement dite. La
lumière prophétique emporte toujours avec elle une certaine révé-
lation dévoilant, manifestant des choses auparavant inconnues.
Et il est clair que si on prenait l'Inspiration ,dans ce dernier sens,
on ne pourrait pas dire que Dieu soit l'auteur de toul; dans l'Ecri-
ture et que tout y soit inspiré; L'écrivain sacré parlait le plus sou-
vent la langue de son pays ; il en connaissait donc les termes et
leur valeur; et, par suilc, il n'avait nul besoin, au moins pour l'or-
dinaire, que Dieu vînt les lui révéler. De même, il y a bien des
choses, dans l'Ecriture, que l'écrivain sacré a pu connaître et a
connues, par lui-même ou à l'aide de certains documents. « La
plupart des auteurs sacrés qu'on appelle hagiographes, nous dit
saint Thomas, parlaient le plus souvent de choses que la raison
humaine peut connaître : Loquebanturfrequentius de Ais quoe humanâ
ratione cognosci jiossunt (1). » Ils n'avaient donc pas besoin que
Dieu les leur inspirât, au sens d'une révélation proprement dite.
S'ensuit-il que ces choses-là ne soient pas inspirées, que Dieu
n'en soit pas l'auteur? — Nullement. Car telle n'est pas la vérita-
ble notion de l'Inspiration scripturaire.
L'Inspiration scripturaire, nous l'avons déjà dit, n'est autre
que l'acte spécial de Dieu parlequel il peut et il doit être dit l'au-
teur principal, l'Ecrivain premier de ce Livre qui est l'Ecriture.
Or, pour que Dieu soit dit l'auteur principal de l'Ecriture en sorte
que toul, dans cet effet, lui soit attribué comme à sa cause, et à
sa cause principale, il n'est nullement requis qu'il en ait révélé
tous les mots ou toutes les pensées,
Chose étonnante! ce serait trop, et ce serait trop peu. Ce serait
(1) S. Th., 2" 2™, qua-st. l'ti, art. 2, ad 3™.
108 KEVUE THOMISTE

trop : parce que si Dieu a directement déposé, pour ainsi dire,


dans l'esprit de l'écrivain sacré, toute faite et sans que celui-ci ait
travaillé, ait concouru à la produire, sans qu'il Tait conçue, la
pensée qu'il avait dessein de nous écrire, alors l'esprit de l'écrivain
sacré n'a pas eu son action propre. Il n'est plus instrument ; il
n'est plus cause ; il n'est plus auteur. Dieu n'est plus l'auteur
principal de l'Ecriture : il en est Vauteur total : ce qui est inadmis-
sible. Les sublimes accents d'un saint Paul écrivant à Philémon
au sujet d'Onésime ; ceux d'Isaïc anathématisant Babylone et
Assur ; ceux de Jérémie pleurant sur la fille de Sion, n'ont pas été
qu'une influence extrinsèque passant par leur Ame sans sortir
d'elle. Leur âme n'était pas simplement un canal ; elle était une
source, quoique non une source première. Donc, dire que les
pensées exprimées dans l'Ecriture ne sont pas de l'écrivain sacré,
à plus forte raison que le choix des mots et leur arrangement
dans la phrase n'est pas de lui, serait dénaturer l'inspiration scrip-
turaire ; ce serait trop dire.
Et pourtant, ce serait aussi dire trop peu. Si, en effet, l'action
inspiratrice de Dieu s'arrôte là, si elle consiste totalement à déposer-
une pensée toute conçue dans l'esprit de l'écrivain sacré, celte
action me garantira bien une chose, à savoir: que l'écrivain sacré
a eu, dans son esprit ou sur ses lèvres, une pensée divine ; — elle
ne me garantira nullement que l'expression que j'en ai, ou l'Ecri-
ture, soit divine. Or, que nous servirait à nous de savoir qu'il y a
eu dans l'esprit de l'écrivain sacré une pensée divine, si nous ne
savions, en môme temps, que l'expression que nous en avons est
divine. Ce n'est pas l'esprit de l'écrivain sacré que nous avons
entre les mains. C'est l'Ecriture, et l'Ecriture seule. Si donc cette
Ecriture n'est pas divine, si l'action inspiratrice ne s'étend pas
jusqu'à elle, nous ne sommes plus assurés d'avoir une définition,
une expression divine. Il aura pu se glisser un lapsus calami qui
constituera un contre-sens, un non-sens, une erreur. Qu'il ait pu
en être ainsi pour les copies ou les traductions de l'Ecriture, je le
conçois. Ces copies ou ces traductions n'ont de valeur et ne font
autorité, au point de vue divin, qu'en tant qu'elles sont conformes
à l'autographe. Et par conséquent, en travaillant, avec les pro-
cédés de la critique, à reconstituer, autant du moins que la chose
est possible, la leçon des premiers autographes, on s'assurera de
m

UNIS PENSÉE DE SAINT THOMAS SUR t'iNSPIHATION BOKll'TUHAlHE 109

la valeur relative de telle copie ou de telle version... Mais si l'au-


tographe lui-même n'est pas divin, si dans cette première Ecri-
ture il a pu se glisser quelque chose qui ne correspond pas à la
pensée de Dieu ou qui la dénature, où donc sera, pour nous, le
moyen de connaître la vérité? De quelle autorité est pour nous
une telle Ecriture? Que valent les citations qui lui sont emprun-
tées ? Que signifie cette expression de Notre Seigneur, cette for-
mule si souvent employée par Lui : « w; yëpypzCTai, comme il est
écrit». Comme il est écrit,— par qui? par un homme? — Non;
mais « comme il est écrit » par Dieu même.
Eh bien ! pour que ce soit « comme il est écrit » par Dieu
même, il faut et il suffit que pas un mol, pas un iota, pas un
accent, pas une expression, — rien n'ait été mis, n'ait été écrit
sur le papyrus ou les tablettes, autrement que sous la motion scri-
pturaire de Dieu. Cette motion scripturaire qui, partant du
premier moment où l'écrivain sacré reçoit de Dieu, et où il a
l'idée d'écrire le Livre que Dieu veut écrire par lui, passe par
tous les actes que fait l'écrivain sacré en vue de ce même livre
à écrire, et ne cesse qu'à la complète réalisation de cette idée
sur le papyrus ou les tablettes, — voilà ce qu'est l'inspiration
scripturaire (1). « JVam, ipse supernaturali virtute ita eos ad scriben-
dum excitavit et movit, ita scribentibus astitit ut ea, omnia eaque sola
quoe 'ipse juberet et recto mente conciperent, et fideliter conscribere
vellent et apte infallibili veritate exjyrimerent ; secus non ipse esset
auctor Scripturse sacrse universee. » Voilà ce qu'il faut pour que cet
effet, qui est l'Ecriture, soit, dans son entier, dans son absolue
intégrité, l'oeuvre de Dieu.
Quant à déterminer si et quand, durant le parcours, cette
motion a dû façonner son instrument. — ajoutant aux lumières
(1) S. Thomas avait déjà remarqué que le mot inspiration dit plutôt motion que révé-
lation ou illumination : « sicut reuelatio pertinet ad intellectum ita inspiratio videtur perti-
nere ad ajfectmn, eo quoi importât moiionem quamdam. « S. Th., 2k 2a 0, qufest. 171, art. 1,
ratio ia. Il serait puéril de vouloir confondre la motion dont nous parlons ici avec la mo-
tion dont Dieu meut tout agent second. Celle-ci, en effet, vient de Dieu entant qu'il
est l'être premier et l'agent universel d'où découle, par conséquent, tout être et toute
action; tandis que la première est attribuée à Dieu considéré, non plus sous la raison
universelle et transcendante d'être et d'agent premier, mais sous la raison spéciale et
déterminée d'Écrivain de ce livre qui est l'Ecriture. Aussi, tandis que la motion universelle
ne le rend responsable que de la raison d'être ou d'action, la motion inspiratrice le rend
responsable de la raison même d'écrit dans l'Ecriture et de tout ce qui est compris sous
cette raison-là.
110 REVUE TUOMISTE

de son esprit, suppléant au défaut de sa mémoire, ravivant les


couleurs de son imagination, le détournant, dans ses recherches,
des sources, des documents où il aurait puisé l'erreur, conduisant
et préservant sa main, ou celle de son scribe, pour qu'elle ne
traçât pas le moindre signe qui ne répondît à la pensée de Dieu ;
— ou bien, si le trouvant tout prêt, elle n'a eu qu'à le manier
pour lui faire produire ce que Dieu voulait, et rien de plus ; —
peu importe. Ce sont là des questions qu'il ne nous appartient pas
de résoudre, que Dieu seul pourrait trancher, et dont la solution
n'est pas nécessaire pour établir, d'une manière absolue et sans
restriction, que Dieu est l'auteur de tout dans l'Ecriture.
Mais, s'il n'est absolument rien, dans l'Ecriture, que nous
ayons voulu soustraire à l'action et, par suite, à l'autorité de Dieu,
il n'est rien aussi que nous ayons reconnu avoir été produit dans
cet effet, si ce n'est par l'action propre de l'instrument surélevée
et divinisée, en quelque sorte, par son union mystérieuse à la vertu
instrumentale que Dieu lui communiquait. Tout ce qu'un écrivain
humain fait, en vertu de sa nature humaine, quand il veut écrire
un livre, tout cela les écrivains sacrés l'ont fait. Mais, tandis que
l'écrivain humain fait cela de par les seules forces de sa nature,
les écrivains sacrés l'ont fait sous l'action, sous la motion, sous
l'inspiration de Dieu. Et c'est pourquoi, sans nullement exclure le
nom et l'autorité de Dieu, mais bien sous ce nom et sous cette
autorité suprême et universelle, on peut, relativement à telle ou
telle partie de la Bible, citer, en toute vérité, le nom de tel ou tel
auteur secondaire et en appeler à son autorité.
Quanta ceux dont la délicatesse excessive pourrait être choquée
par certaines rudesses de formes, ou même par certaines contra-
dictions apparentes qu'on rencontre parfois dans l'Ecriture, à
ceux-là nous dirions que, sans aucun doute, tout ce qui vient de
Dieu est ordonné; et, par suite, l'Ecriture dans son entier étant
l'oeuvre de Dieu, tout est ordonné dans l'Ecriture. iNon certes que
tout y soit absolument pour le mieux. Ici, pas plus que dans les
autres oeuvres de Dieu, nous ne préfendons soutenir l'optimisme
absolu de Malebranche ou dcLeibnitz. Mais ce que nous affirmons
avec toute la tradition chrétienne, c'est qu'il n'est rien dans l'Ecri-
ture qui ne soit admirablementproportionné à la fin vouluepar Dieu
en l'écrivant. Que s'il restait encore des difficultés insolubles, au
UNE PENSÉE 1)E SAINT THOMAS SUR L'INSPIRATION SCRIPT URAIRE 111

moins pour la faiblesse humaine, nous ne laisserions pas que de


rester inébranlables dans notre foi, et nous dirions avec saint Au-
gustin, — sur le conseil du grand Pape Léon XIII : « Aut codex
mendosus est, aut interpres erravit, aut tu non intelligis. »

Il nous semble — et le présent travail esl peut-être de nature


à le montrer un peu — que l'inspiration scripturaire, telle que
nous l'avons déduite des principes de saint Thomas, est bien la
môme que celle de l'Encyclique Providentissimus Deus. Nous
avons essayé de montrer comment cette notion s'imposait avec
une inflexible logique, dès là qu'on entendait au sens de saint
Thomas l'assertion traditionnelle de « Dieu auteur de l'Ecri-
ture ». Elle nous a paru aussi admirablement conforme au
sentiment de la tradition catholique; en même temps qu'elle
suffisait, à elle seule, pour répondre à toutes les difficultés, et
pour satisfaire les légitimes exigences de notre raison.
jNous sera-l-il permis d'ajouter, en finissant, que nous la
croyons de la plus grande utilité pour encourager et féconder
les travaux, aujourd'hui si en honneur, de la -critique et de
l'exégèse.
Si, comme nous l'avons vu, chaque autographe de nos Livres
saints est, à ce point, l'oeuvre de Dieu, que tout en lui, jusqu'au
moindre iota et jusqu'au moindre accent, soit divin; et s'il l'est
seul, en sorte que toute la valeur d'une copie ou d'une version
dépende de sa conformité avec lui, il devient souverainement
important d'établir, autant du moins que cela nous est possible,
le degré de cette conformité pour chaque copie et pour chaque
version. Or c'est là précisément le rôle de la critique. A elle de
collectionner les divers exemplaires de l'Ecriture Sainte ; à elle
de rechercher les plus anciens manuscrits ; de comparer entre
eux les divers textes; de les corriger l'un par l'autre; de s'éclairer
dans ce travail, par les innombrables versions qui en ont été
faites ; d'en bien peser la valeur en considérant leur ancienneté,
leur proximité avec les premiers temps, l'autorité et la sincérité
de leurs auteurs, le crédit que leur ont accordé les Pères, les
juifs et même les hérétiques. Tel nous apparaît le véritable rôle
de la critique ; telle est la noble tâche qui lut incombe, tâche
immense, ardue, mais qui, par sa difficulté même, a toujours su
REVUE THOMISTE

quer les efforts des plus nobles esprits. Nous en avons pour
e l'admirable travail d'Origène, dans ses Hexaples ; de saint
ie, dans ses incomparables recherches ; du cardinal Ximé-
ians sa Polyglotte. C'est que, de tout temps, l'Eglise a
*is que le premier travail à faire, en ce qui louche l'Écri
-
îtait de s'assurer de la pureté du texte et de chercher à
', autant que faire était possible, tel qu'il a dû sortir des
de Dieu.
travaux de l'exégèse, eux aussi, ne peuvent qu'être faci-
t fécondés par une telle notion de l'inspiration scripturaire.

en effet, que, sous l'action de Dieu auteur principal et


,
sel, chaque auteur inspiré a gardé son action propre, on
onnera plus de rencontrer dans les saints livres cette mu-
indépendance, ces marques d'individualité, parfois si
uées, surtout dans les Evangiles, qui seraient inintelli-
et même quelque peu inquiétantes, avec une notion de
ation mal comprise. On s'expliquera comment, pour avoir
sée vraie des Ecritures, il faut, avant toutes choses, re-
on quelque manière, la vie de l'écrivain sacré, reconstituer
ilieu social, bien voir quelles étaient ses préoccupations,
t, la langue dont il se servait, les usages qui étaient en
*
de son temps. Mais aussi, et surtout, puisque l'écrivain
'a été qu'un instrument entre les mains de Dieu, qu'en
Ecrivain premier et principal de ce livre qui est l'Écri-
és! Dieu, nous comprendrons que jamais on n'aura le
mot de ce Livre tant qu'on n'entrera pas, pour ainsi
ns la pensée môme de Dieu, pour scruter ses préoccupa-
ui, le but qu'il s'est proposé en écrivant, sa manière à
rire. Et comme toutes ces choses dépassent à l'infini la
•aison humaine, nous ne nous étonnerons plus d'avoir
compte, dans l'interprétation des Écritures, d'une au-
-trinsèque qui, loin d'être un obstacle, loin d'entraver
rche, sera au contraire, pour.nous, le préservatifle plus
uxiliaire le plus pi-écieux.
Fr. Thomas-M. Pègdes, 0. P.,
Lecteur en Théologie.
A PIIOPOS D UN LIVKB liliCENT.

Des plaintes onl été adressées à la rédaction de la Revue Thomiste au


jet d'une note insérée dans l'un de nos derniers numéros et rendant
mpte de l'ouvrage intitulé : Eléments de Logique^ Y>ar M. du Roussaux,
ofesseur de philosophie à l'institut Saint-Louis, de Bruxelles. La note
i'riminée était assez brève, et comme elle était avec cela un peu sévère,
us ne sommes \>as trop surpris qu'elle ait semblé injuste aux yeux de
ui qui s'y trouvait visé.
Gomme il n'entre aucunement dans notre pensée de désobliger per»
me, nous voulons bien nous prêter, sans toutefois nous y croire tenus
noins du monde, à des explications courtoises. Elles suffiront, pensons-
is, à justifier nos précédentes critiques, et à écarter bien loin tout
iroche de malveillance ou de légèreté dans nos appréciations.

^out en rendant hommage aux qualités incontestables de l'ouvrage en


slion, nous avons cru devoir formuler contre lui trois reproches prin-
îux :
" Défaut de méthode, en ce que l'auteur, étendant plus que de raison
'et de sa propre science, empiète fortement sur le terrain de la
physique ;
Rejet injustifié des divisions classiques et peu de cohérence du plan
n leur a substitué ,-
Reproche de détail auquel nous aurions pu enjoindre plus d'un
: manière « un peu étrange » de comprendre la perception.
r ce dernier point nous ferons comme l'auteur lui-même, nous
•isterons pas. La question de la percejmon n'est pas une question de
ue, et quand M. du Roussaux nous demande de vouloir bien lui dire
oi consiste la perception pour les thomistes, nous ne pouvons que
nvo3fer aux thomistes, et avant tous les autres à saint Thomas. Il n'est
le question philosophique que le saint Docteur ait traitée plus fré-
HEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 8.
114 REVUE THOMISTE

quemment et avec plus de soin que celle de la connaissance ; quand on


est en mesure de comprendre sa langue et de cueillir le grain de la vérité
sous la paille des formules, c'est à lui et — le dirai-je? — à lui seul
qu'il faut recourir pour savoir au juste ce qu'il a pensé. A l'usage de ceux
qui n'ont pas le loisir ou les moyens de remonter ainsi aux sources, la
Jtevue Thomiste a fourni déjà plus d'une indication utile ; elle y reviendra
souvent s'il plaît à Dieu, et elle se chargera ainsi de répondre pour nous
à la question de M. du Roussaux.
Restent les deux premiers griefs, que nous allons essayer de justifier.

I. Llî DOMAINK Mi LA LoCIQUIÎ.

Quel est l'objet de la logique ? Là est toute la question, on le devine


sans peine, et l'objet de la logique à son tour doit se déterminer d'après
le but que cette science poursuit. Or le but que poursuit la logique, c'est
de diriger l'esprit dans ses opérations diverses à l'égard du vrai. Par
suite, sa préoccupation unique doit être de fixer les lois qui devront
présider aux opérations de l'esprit.
Notre machine intellectuelle ne fonctionne pas au hasard; elle a ses
procédés, son ordre, ses classements, ses méthodes. L'intelligence se met
en rapport avec les réalités par l'expérience; puis, afin de les étudier, à
son aise, elle se les représente sous des formes spéciales, artificielles
quoique non arbitraires, puisqu'elles procèdent de notre nature même, et.
qui lui permettent d'opérer son travail d'investigation. De là tout un
arsenal de concepts qui ne répondent directement à aucune réalité objec-
tive, mais qui sont, les signes au moyen desquels s'opère la notation
intellectuelle, et qui constituent ainsi des instruments du savoir. Telles
sont les notions de genre et de différence, de termes, de propositions, de
syllogismes, de définitions et mille autres. Etudier la nature de ces con-
cepts, formuler les lois selon lesquelles ils sont contenus les uns dans les
autres, procèdent les uns des autres, s'enchaînent les uns aux autres,
pour aboutir au vrai: étudier d'autre part les modes de l'expérience et
les conditions de sa validité au point de vue de la recherche scienti-
fique : tel est le travail du logicien, il n'en a pas d'autre. Le logicien n'a
pas à s'inquiéter des réalités, si ce n'est pour rechercher quel procédé
de l'esprit permettra de les mieux connaître. Les réalités en elles-mêmes
sont l'objet de l'ensemble des sciences ; il fait, lui, la science de la
science même, et ne doit pas empiéter sur ses attributions.
Il nous plaît de citer le témoignage de saint Thomas d'Aquin, qui avait
étudié si soigneusement tout ce qui se rapporte à la science logique. —
NOTE SUR L'OBJET ET LES DIVISIONS DE LA LOGIQUE lia
« L'être, dit-il, peut se concevoir de deux façons : il y a l'être réel (eus
naturue) et l'être de raison (ens rationis). Etre de raison se dit proprement
de ces notions [inteniiones] que la raison découvre elle-même dans les
choses considérées, par exemple la notion de genre, de différence, de
prédicat, etc., qui à la vérité ne se trouvent pas dans les choses; mais
qui procèdent du travail de la raison. C'est cet être de raison qui est
proprement le sujet de la logique (1). Et ailleurs : La logique « paraît
donc être la science des sciences, puisqu'elle nous dirige dans l'acte
même de la raison, d'où procèdent toutes les sciences (2) ».
Ces simples remarques suffisent déjà à montrer combien on est en
dehors de la science logique quand on entreprend, comme l'auteur que
nous critiquons, d'élucider des questions comme celles-ci : l'objectivité des
lois, la contingence des lois, la possibilité du miracle, l'immutabilité des
substances, etc., etc. — Nous savons bien ce que l'auteur va nous
répondre, .(e n'étudie ces questions, dira-t-il, que dans la mesure où elles
intéressent la valeur objective de nos connaissances. « Peut-on vider la
question de la certitude, dit-il, sans aller jusqu'aux fondements, jusqu'aux
régions métaphysiques ? — Il est surprenant que l'auteur n'ait pas vu, en
écrivant cette phrase, qu'elle renferme sa propre condamnation. Est-il
admissible en effet qu'une science considère comme de son ressort un
problème qu'elle ne peut résoudre à l'aide de ses propres principes ? S'il
faut, pour vider la question de la certitude, aller jusqu'aux régions méta-
physiqiies, c'est une preuve absolue que la question de la certitude est une
question métaphysique. Ainsi en est-il en effet. Le logicien ne doit s'oc-
cuper de la certitude qu'en tant qu'elle dérive de tel ou tel firocédé intel-
lectuel employé, nullement en général en tant qu'elle procède de l'usage
normal de notre raison.
Là gît la confusion que nous avons reprochée à l'auteur des Nouveaux
Eléments de Logique.
Son livre est divisé en deux grandes sections : Logique formelle et
Logique réelle. Or, si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que la logique
formelle, telle que la comprend l'auteur, ou du moins telle qu'il la traite,
contient à peu de chose près toute la logique, et que sa logique réelle, à
part quelques rares paragraphes, est de la métaphysique tout uniment.
Ce serait donc la grande moitié du volume qui serait un hors-d'oeuvre.
C'est beaucoup 1

Que contient en effet la Logique réelle? Elle se divise en trois cha-


pitres : 1° Légitimité de la raison; â° Légitimité de l'expérience; 3° Légi-
timité de la science.

()) Inlib. IV. Metaphys., leet. iv.


(2) In Post. Anaïyt., lect. i.
116 REVUE THOMISTE

; Sont-ce là des questions logiques ? Nullement, et l'on peut s'en con-


vaincre sans peine, étant donné ce que nous avons dit de l'objet et du but
de cette science. Si le but de la logique est de guider l'esprit dans l'acqui-
sition du vrai, elle doit présupposer que le vrai nous est accessible; si
elle étudie les procédés du savoir, elle doit considérer comme certaine la
légitimité du savoir. Une science particulière n'a point à rechercher la
nature de son objet, la légitimité du concept qu'elle s'en forme : cet objet
lui est donné par la Philosophie Première, juge suprême des autres
sciences, etellea pour mission unique d'en développer les conditions.
Ainsi donc, réelle ou non, la logique n'a rien à voir avec la question
générale de la certitude. Elle n'a pas à se demander si la raison peut
atteindre le vrai ; mais, cela étant supposé, de quelle manière elle doit se
comporter pour l'atteindre. Elle est le juge des procédés de la science, elle
n'est pas le juge de sa valeur. — Que dirait-on du mathématicien qui,
après avoir établi ses théories et ses formules, se poserait cette question :
Tout cela répond-il à des réalités en soi ? Ne dirait-on pas qu'il sort de
son domaine et qu'il fait de la métaphysique ? N'est-ce pas à la métaphy-
sique de savoir si la quantité n'est qu'un phénomène ou si elle est un
attribut réel des choses ; si les vérités qu'on dit évidentes par elles-mêmes
méritent crédit, ou si tout n'est pas illusion subjective, dans les mathéma-
tiques comme dans tout le reste ? — Ces sortes de questions, le mathéma-
ticien n'est pas armé pour les résoudre ; car, comme tel, il ne peut rien
démontrer qu'avec des formules abstraites et ces formules ne lui donnent
point de prise sur la réalité.
Ainsi le logicien. Il n'est point armé, lui non plus, pour résoudre une
question ainsi posée : « Les connaissances abstraites ont-elles une valeur
réelle (1) » N'ayant de principes que ceux qui régissent l'être de raison et
i1

les combinaisons d'êtres de raison, la réalité en soi lui est fermée, ou


plutôt elle lui est donnée par la métaphysique, et si on le questionne sur
cet article, il doit renvoyer la cause au métaphysicien.

Est-ce à dire que cette conception d'une logique réelle ne soit pas
susceptible d'une interprétation acceptable? Loin de là. Si l'on veut
appeler de ce nom ce que les anciens scolastiques nommaient la logique
matérielle, -rien n'est plus légitime : les mois ne disent jamais que ce
qu'on veut leur faire dire, et celui-ci n'est pas trop mal choisi. Mais par
malheur il y a loin de la logique matérielle des scolastiques à la logique réelle
de M. du Roussaux.
La logique matérielle, telle que l'a conçue Aristote dans ses Seconds Ana-
(2) Logique réelle, préliminaires.
NOTE SUR L'OBJET ET LES DIVISIONS DE LA LOGIQUE 117

lytiques, et après lui les philosophes de son école, la logique matérielle,


disons-nous, n'est autre chose qu'un traité de la démonstration et de la
recherche scientifiques, par opposition à l'élude purement abstraite du
mécanisme intellectuel. — Ainsi que le fait justement remarquer notre
auteur, il y a des lois du raisonnement destinées à mettre la pensée en
accord avec elle-même, d'autres à la mettre d'accord avec les choses. Les
premières tendent à faire conclure juste, les secondes à faire conclure vrai.
Celte double recherche suppose évidemment des exigences diverses. Pour
conclure juste il suffît de bien ordonner ses concepts, quelle que soit du
reste la valeur des principes admis ou la matière à laquelle le raisonne-
ment s'applique. C'est comme l'algèbre du raisonnement : on n'y tient
compte que de la rigueur des formules, sans se préoccuper de leur con-
tenu. Dans le second cas, au contraire, ou s'inquiète de ce contenu, on
fait entrer en ligne de compte la matière des propositions émises : c'est
l'arithmétique, si l'on veut, ou plutôt la discussion des formules et leur
application à chaque série de cas particuliers.
Cette dernière recherche peut très justement s'appeler logique réelle,
en ce sens qu'elle étudie les éléments de la démonstration au point de vue
de leurs conditions réelles, et non plus, comme la logique formelle, au
simple point de vue de Informe ou agencement des concepts.
Si l'auteur s'en était tenu là, nous n'aurions rien à dire; mais nous
sommes obligés de constater qu'il n'en est rien. Parti, ce semble, de ce
point de vue, il s'en écarte dès les premiers pas, pour verser dans ce
qu'on appelle la Critique, c'est-à-dire en pleine métaphysique, n'en
déplaise à Kant et à ses imitateurs (1).
Nous sommes loin d'ignorer en effet que tout un groupe de philosophes
modernes, après Bacon, Descartes, Locke, Spinoza, Malebranche, intro-
duisent de force dans la logique toutes les questions dont nous venons de
parler. Kant y fait entrer presque toute la philosojîhie, Hegel presque
toute la science. Est-ce une raison jsour faire de même, quand on est
partisan, comme M. du Roussaux, d'une philosophie tout autre,
où nul motif a priori ne peut engager à briser ainsi les cadres de
nos connaissances? Si un certain nombre de scolastiques, voire de
(1) Au moment même où s'imprimaient ces lignes nous venons de recevoir la nouvelle
Logique de Mgr Mercier où nous trouvons ce qui suit : « Il est d'usage, chez les logi-
giens modernes, de partager la logique en deux grandes divisions : la logiqueformelle et
la logique réelle. Cette division, de date relativement récente, nous déplaît par plusieurs
raisons, notamment parce qu'elle s'inspire de certaines théories arbitraires de la philo-
sophie de Kant. Beaucoup d'auteurs l'ont acceptée de confiance sans se douter qu'elle est
entachée d'un vice originel qu'ils sont les premiers à répudier. »
On peut voir par cette citation que nous ne sommes pas plus sévère que d'autres, tout
au contraire, puisque nous accordons un sens légitime à la division susdite, ce que
l'émincnt professeur de Louvain ne fait pas.
118 REVUE THOMISTE

thomistes, ont suivi plus ou moins ces errements, il faut le regretter, bien
que- la chose n'ait pas une extrême importance. Y eût-il sur ce point une
« tradition », ce qui est loin d'être exact, ce serait agir sagement que de
protester contre elle. La tradition qu'il faut suivre, ce n'est pas celle qui
embrouille et confond toutes choses ; c'est celle qui met à leur rang et dans
leur vraie lumière les connaissances que l'esprit humain s'est acquises;
c'est celle des Aristote, des Platon, des Albert le Grand, de Thomas
d'Aquin, législateurs nés de la philosophie et de la science. Pour ces
grands esprits, la méthode fut une préoccupation constante. Il suffit par
exemple d'ouvrir la Métaphysique pour voir à quel point le Stagyrite est
soucieux de faire sa part très exacte à chaque science. Il avait j:>our
cela ses raisons, et nous préférons nous en rapporter à lui qu'à ces
esprits inquiets, impatients de toute règle, qui nous ont poussés depuis
dans mille chemins de traverse. Nous ne voyons pas la nécessité, sous
prétexte d'être complet, de mêler perpétuellement des questions dis-
tinctes, de dire tout ce qu'on sait à propos de tout ce qu'on écrit. C'est là
un procédé indigne de la science, et en particulier de la science logique.
Puisque le logicien fournit à tous des méthodes, il doit être homme de
méthode plus que tous.
Ce n'est donc pas faire injure à M. du Roussaux que de dire qu'il n'a
pas tout à fait compris l'objet véritable de la science qu'il traite. Nous lui
accordons volontiers le bénéfice des circonstances atténuantes : il n'est
pas le seul ; mais nous ne sommes pas non plus les premiers à protester
contre cette confusion regrettable. Sans vouloir, encore une fois, y
attacher plus d'importance qu'elle n'en mérite, nous avons cru bon de la
signaler à l'attention de nos lecteurs.

II. — Les divisions de la Logiquk.

Aristote, l'inventeur, on peut le dire, de la Philosophie rationnelle, en a


établi les divisions avec un soin tout particulier, ainsi qu'on devait s'y
attendre. Il n'a pas trouvé utile de s'exjiliquer d'une façon bien nette sur
la marche qu'il comptait suivre; mais il suffit de jeter un coup d'oeil sur
l'ensemble de YOrganon pour s'en rendre compte.
De son côté saint Thomas, fidèle commentateur du maître, a adopté
sans aucune réserve la conception du Stagyrite; il en rend compte au
début du Pèriherménias, et dans son introduction aux Seconds Analytiques.
« La logique, dit-il, étant la science de la raison (ralionalis scientia), il
s'ensuit qu'il faut prendre ses divisions de la diversité même des acles de
la raison. Or les actes de la raison sont au nombre de trois, dont les
NOTE SUR L'OBJET ET LES DIVISIONS DE LA LOGIQUE 119

Jeux premiers lui appartiennent non pas précisément en tant que raison,
mais en tant qu'elle est un intellect. Le premier, c'est l'intelligence des
notions simples et incomplexes, selon laquelle on se rend compte de ce
qu'est une chose. Cette opération est appelée par quelques-uns information
de l'esprit ou imagination intellectuelle. Et à cette opération de la raison se
rapporte la doctrine d'Aristote au livre des Prèdicamsnts, La seconde
opération de l'esprit est la composition ou la division qu'opère l'intelligence
et où se trouve cette fois le vrai ou le faux. Et à cet acte de la raison sert
la doctrine exposée par Aristote dans le livre intitulé Pèrihermênias.
Enfin le troisième acte de la raison s'exerce à l'égard de ce qui est jïropre
à la raison, à savoir le passage d'une notion à une autre, de telle sorte
que du connu elle arrive à la découverte de l'inconnu. Et à cet acte se
.rapportent tous les autres livres de la Logique. »
Nous laissons de côté la suite du texte où saint Thomas entre dans le
détail des subdivisions. Il ne s'agit, entre M. du Roussaux et nous, que
des divisions fondamentales.
Ces divisions, telles qu'elles sont formulées par saint Thomas d'après
Aristote, sont-elles rationnelles? M. du Roussaux ne le pense pas. Il nous
semble cependant que la raison fournie d'un mot par le saint Docteur
n'est jjas trop mauvaise. Ne convient-il pas, en toute chose, qu'il s'agisse
de division ou de quoique ce soit, d'employer le procédé qui doit conduire
le plus sûrement au but ? C'est donc de la considération du but que se
propose une science, ou, ce qui revient au môme, de la raison formelle
sous laquelle cette science envisage son objet, qu'il faudra partir pour la
diviser.
Or quel est ici le but quelle est la raison formelle? Le but, c'est de diriger
l'esprit dans ses opérations à l'égard de la vérité ; la raison formelle, c'est
cette aptitude même qu'ont les opérations de l'esprit à être dirigées. En
conséquence, nous devrons avoir en logique autant de traités distincts
qu'il y aura d'opérations de l'esprit susceptibles d'une spéciale direction.
Ajoutons que ces divers traités devront être ordonnés entre eux de telle
manière que la science procède du simple au composé, des notions plu.s
communes aux notions plus spéciales. C'est ce qu'a fait Aristote et après
lui saint Thomas d'Aquin en donnant à la Logique trois chapitres : simple
appréhension,jugement,, raisonnement.
Qu'objecte à cette façon de faire le philosophe que nous critiquons ?
Rien de bien convaincant, comme on va le voir. « Placer le but, dit-il, le
jugement, en copartie avec les moyens, appréhension et raisonnement,
c'est contrevenir aux règles de la division, » S'il en est ainsi, pourquoi
M. du Roussaux lui-même divise-t-il sa logique déductive en Termes,
Propositions, Syllogismes ; son ouvrage entier en Formes déductives, Formes
120 REVOE THOMISTE

inductives, Formes scientifiques ? Toutes ces choses ne sont-elles point


ordonnées les unes aux autres ? Que ferait-on des termes s'ils n'entraient
dans les propositions, des propositions et des termes s'ils ne servaient au
syllogisme ? A leur tour les formes inductives et déductives ont-elles une
autre utilité que de fournir aux formes scientifiques leurs éléments ? Si l'ar-
gument de l'auteur prouvait quelque chose, il n'y aurait plus qu'une seule
science et un seul chapitre dans cette science ; car bien juger est le but de
tout l'effort humain, et pour ne pas mettre le but « en copartie » avec les
moyens, il faudrait de deux choses l'une, ou ne traiter que du jugement,
ou n'en jamais parler.
Il est facile de voir, du reste, que l'argument renferme une équivoque.
Il n'est nullement exact d'affirmer que le jugement, en tant qu'il entre dans
l'objet de la logique, soit un but par rapport à l'appréhension et au raisonne-
ment. Le bon jugement est le but de tout, nous venons de le dire; mais ce
but sera atteint de différentes façons selon la science ou la fraction de
science qu'on envisage. Pour le logicien, il s'agit de bien juger de l'ordre
à suivre dans l'exercice des fonctions intellectuelles. Or ces fonctions étant
au nombre de trois, appréhension, jugement, raisonnement, le bien juger
du logicien devra s'appliquer successivement à chacune de ces trois
choses. Il devra bien juger de l'appréhension et de ses lois, bien juger
du jugement et de ses lois, bien juger du raisonnement et de ses lois.
Chacune de ces études prise à part: est un but en elle-même puisqu'elle
applique à une matière spéciale et irréductible-aux autres la raison formelle
sous laquelle le logicien envisage son objet, à savoir la âirigiMlifé.
Ce que l'auteur a confondu, c'est le jugement quant à sa. forme et le
jugement quant à son contenu. Sous ce dernier rapport il est le but de
l'appréhension et du raisonnement; car « on ne raisonne et n'appréhende
que pour juger ». Mais sous le premier rapport: il ne l'est point,- car
l'étude des lois de l'appréhension et du raisonnement n'a point pour but
l'étude des lois du jugement.
Est-ce à dire que ces trois parties de la logique soient sans aucun rapport
entre elles? Non certes, elles sont ordonnées l'une à l'autre comme les
ojiérations de l'esprit qu'elles considèrent. On ne peut combiner dans le
jugement que les concepts fournis par l'ajîpréhension, et on ne peut
aboutir à une vérité nouvelle par voie de démonstration qu'en partant
d'une vérité première formulée dans un jugement. Mais ce fait, qui n'a
point échappé à l'observation de saint: Thomas (1) ne pouvait le troubler
en aucune manière ; est-ce mal diviser que de considérer à part des ques-
tions différentes, sous j>rélexte qu'elles sont ordonnées!'

(1) Cf. Jn Perihermeniat, lect. Ia.


NOTE SUR L'OBJET ET LES DIVISIONS DE LA LOGIQUE 121

Autre objection de l'auteur : « Peut-on appeler classification des opéra-


lions intellectuelles un recensement où ne figurent pas la réflexion, l'abs-
traction, la généralisation, la synthèse et l'analyse, etc., etc.. ? »
Dans notre précédent article nous avons opposé Yignoranlia elencM à
un argument de cette sorte ; nons pouvons nous répéter ici, en donnant
bien entendu à celte expression le sens parfaitement respectueux que les
logiciens connaissent. Il ne s'agit ici aucunement d'ignorance, il s'agit
d'oubli de ce qui est en question, en raison de quoi l'argument tombe
dans le vide ; or n'est-ce point le cas ?
Qui parle, en logique, de classifier les opérations intellectuelles? La
classification des opérations intellectuelles regarde la psychologie. Nous
avons ici à diviser la logique, et si nous prenons pour base les diverses
opérations de l'esprit, c'est uniquement en tant que ces opérations inté-
ressent le but spécial de la j)hilosophie rationnelle, c'est-à-dire la direc-
tion de l'esprit. Nous devrons donc admettre uniquement, comme principe
de division, les opérations qui peuvent être considérées comme consti-
tuant des différences au regard de la direction de l'esprit. — De plus, pour
que notre division soit exacte, ce ne sont pas des différences quelconques
qu'il faut mettre à sa base; mais des différences premières, c'est-à-dire des
différences irréductibles entre elles et auxquelles tout le reste puisse être
rapporté.
Or il est facile de voir que les opérations intellectuelles dont on parle
ne remplissent pas cette double condition. Les unes, comme l'abstraction,
la réflexion, etc., sont des conditions générales de la pensée qui ne peu-
vent constituer des différences au point de vue de la direction intellec-
tuelle; les autres sont des variétés de la troisième opération de l'esprit,
puisqu'elles sont des instruments de découverte ou de démonstration.

Après avoir ainsi argumenté, l'auteur, par un revirement assez étrange,


déclare qu'il n'y a là qu'une question de mots. Il a substitué les mots
termes, propositions, syllogismes, plus dialectiques, aux mots appré-
hension, jugement, raisonnement, qui sentent trop la psychologie, et dont
le contenu, en tout cas, déborde les cadres de la logique formelle, c'est
tout.
Cette dernière remarque dénote chez l'auteur une confusion nouvelle.
M. du Roussaux semble croire que ces expressions appréhension,
jugement, raisonnement, indiquent des sous-divisions de la logique déduc-
tive formelle, et qu'elles peuvent se rendre équivalemment, même aux
yeux de ceux qui les emploient, par les mots termes, propositions, syllo-
gismes. C'est un tort. Nous avons montré, en citant saint Thomas et en
reproduisant ses preuves, qu'il s'agit ici d'une division .générale de la
422 REVUE THOMISTE

logique. Ce n'est donc pas « pour leur contenu dialectique » que sont
étudiées les trois opérations de l'esprit; c'est pour tout leur contenu, ce qui
n'ernpèche nullement, nous l'avons dit, de considérer à part, dans un but
d'utilité pratique, les lois de ces opérations au point de vue dialectique
et au point de vue réel;
Ce qui a fait l'erreur de M. du Roussaux, c'est que le mot terme, comme
le mot proposition, est susceptible de plusieurs sens. Pour ne parler que
de deux, le mot. terme peut être pris comme signifiant un concept isolé,
animal, plante, homme, etc., ou comme signifiant ce même concept devenu
élément d'une proposition. C'est dans ce dernier sens qu'Aristote définit
le terme « ce en quoi se résout une proposition comme dans son sujet ou
son prédicat. » -^ De même le mot proposition est équivoque. Il peut
signifier un simple énoncé de jugement, et il peut signifier une prémisse
•de syllogisme considérée comme telle. Dans le premier cas. on dit plus
exactement ènonciatimi.
Or M. du Roussaux a confondu ces divers sens, et c'est pourquoi il
croit pouvoir s'abriter, pour justifier sa propre méthode, derrière l'auto-
rité d'Aristote; mais c'est en vain. Pour Aristote, comme pour saint
Thomas, il n'est pas question de termes dans le traité de la première opé-
ration de l'esprit, et il n'est pas question de •propositions dans la seconde,
au sens où M. du Roussaux entend ces mots. Ce qui le prouve clairement,
c'est qu'après le traité des Prédicamcnts, qui se rapporte à la première
opération, Aristote s'occupe des termes, nom et verbe, au début du
-Pèrihermènias, et qu'après.avoir étudié les énonces de jugements dans ce
dernier livre, il revient, dans les Analytiques, au traité de la Proposition.
La division selon les trois opérations de l'esprit n'a donc pas le sens
que lui prête l'auteur des Eléments de logique; c'est une division générale
dans laquelle entre toute la Philosophie rationnelle, et non pas seulement
la théorie abstraite du syllogisme déductif. Cette division d'autre part est
excellente, ainsi que nous l'avons montré, et si quelque autre pouvait lui
être substituée avec avantage, nous persistons à croire, même après les
explications qu'il nous donne, que ce n'est pas celle de notre auteur (1).
Nous avons d'abord remarqué contre elle que les Termes, dont M. du
Roussaux fait une sous-division de la logique déductive, appartiennent
aussi bien à l'induction qu'à la déduction. L'auteur nous reproche cette

(1) Le philosophe que nous citions, plus haut, Mgr Mercier, divise sa Logique selon les
quatre causes de ce qu'il appelle 1''Ordre logique. Cette division est très acceptable dans
-
l'ensemble, bien qu'elle tombe, en certains détails, dans quelques-uns des inconvénients
.
que nous signalons ici. Dureste, si l'éminent professeur s'écarte de la division classique,
ce n'est qu'après lui avoir rendu justice complète ; il n'est point, on le voit, de l'avis de
M. du Roussaux.
NOTE SUR L'OBJET ET LES DIVISIONS DE LA LOGIQUE 123

critique, sous prétexte que l'induction conclut « vi materiae », la déduc-


tion « vi formas ». Mais que l'induction conclue d'une façon ou d'une
autre, elle a une forme, elle aussi, et dans cette forme entrent des termes,
tout comme dans le syllogisme déductif. Il est vrai que M. du Roussaux
semble ignorer ce point. Toujours est-il qu'il ne dit pas un mot de la
forme logique de l'induction, lui qui reproche aux anciens scolastiques,
d'ailleurs fort injustement, de ne considérer que ses bases métaphysiques.
Du reste nous devons dire qu'en parlant comme nous l'avons fait, nous
entendions par termes les mots qui ex]>riment les simples concepts pris en
eux-mêmes, par propositions les simples énoncés de jugement. Nous
croyions en cela entrer dans l'idée de l'auteur qui sous ce titre : les Termes,
les Propositions, envisage mille choses qui n'ont aucun rapport à la pensée
déductive. Nous avons su depuis que telle n'était pas sa pensée, mais
qu'il entendait traiter des termes et des propositions uniquement en tant
qu'ils entrent dans le syllogisme. — En réponse à cette nouvelle inter-
prétation nous disons deux choses : 1° Ce que vous jwétendez faire, vous
ne le faites pas; 2° Ce n'est pointa faire; car alors vous supprimez le
traité général des idées et des termes, si nécessaire à toute la logique, et
cela sans aucunement le remplacer.
Seconde critique que nous avons faite. Il est illogique de distinguer des
formes scientifiques contre l'induction et la déduction, ainsi que le suppose
la division générale du livre. Quand on a traité de l'induction et de la
déduction d'une manière complète, il ne reste plus à parler que de la
méthode, et nous ne voyons pas qu'il y ait lieu de s'occuper de la définition,
de la division et de la démonstration.
La définition peut se considérer à deux points de vue : 1° en elle-même,
entant qu'elle exprime par genre et par différence la nature d'un être, et
alors elle appartient au traité de la première opération, que M. du Rous-
saux supprime et ne remplace point: (4); 2° comme principe de la démons-
tration, et alors elle appartient à la théorie du raisonnement scientifique.

(1) M. du Roussaux prétend que le traité des Catégories n'appartient pas à la logique.
C'est qu'il n'a pas vu que les Catégories représentent deux choses : Tordre des réalités et
l'ordre de nos concepts. Sous lepremier rapport, elles relèvent delà philosophie première
qui étudie les principes de l'être; sous le second, de la philosophie rationnelle qui étudie
les principes de la pensée. Comment définir si l'on ne sait flans quels cadres généraux
doivent se ranger les notions particulières que nous fournit l'expérience? Or apprendre à
définir est dans le rôle du logicien. — Quant aux Prédicables, l'auteur concède qu'ils ap-
partiennent à la logique et il annonce qu'il en traitera à propos de la définition. Nous
allons au chapitre de la définition : nous y trouvons en effet les noms des prédicables,
mais sans explication aucune. On ne trouve même pas bon de nous dire ce que c'est
qu'un genre prochain et une différence dernière. On nous renvoie pour cela au chapitre de
la classification (!) où l'arbre de Porphyre est introduit à titre d'exemple.
.
124 REVUE THOMISTE

C'est à ce dernier point de vue qu'Aristote en traite au premier livre des


Seco?ids Analytiques.
A son tour la division est un terme équivoque, ainsi que l'auteur le fait
remarquer lui-même. Lever cette équivoque en distinguant les diverses
sortes de division, c'est l'affaire du métaphysicien (1). Quant à traiter de
chacune à part, c'est l'affaire de chacune des sciences. Celui qui voudrait,
en logique, traiter de tous les genres de division ressemblerait au chirur-
gien qui traiterait de toutes les fractures, même de celles du bois et des
métaux. — Parle-t-on de la division logique, de la classification, elle
regarde la. méthode et ne s'en distingue pas.
Enfin que j>eut-on dire de la démonstration après avoir établi les lois de
l'induction et de la déduction ? Toute démonstration n'est-elle pas néces-
sairement inductive ou déductive ?— M. du Roussaux nous dira qu'il
s'agit ici de découvrir, là de prouver à; d'autres ce qui est acquis. Maison
vérité faut-il se montrer si difficile à l'égard des divisions antiques, pour
en admettre ensuite de si fragiles? Qu'il s'agisse de se convaincre soi-
même ou de convaincre autrui, les règles du raisonnement sont les mêmes,
sans doute, et nous ne voyons pas qu'il y ait là un principe réel de
division.
Est-ce un principe de division, également, que celui mis en avant pour
l'étude des Formes déductives? — L'auteur classe les éléments de la déduc-
tion en quatre groupes : « Les idées seules, représentées par les termes ;
les rapports de deux idées exprimés par les propositions; les rapports
entre trois idées exprimés par les syllogismes catégoriques ; enfin les rap-
ports plus complexes qui s'énoncent par les syllogismes, composés. » •—•
Classer ainsi, avons-nous dit, les éléments qui se rapportent à la déduc-
tion d'après le nombre d'idées qu'elles requièrent, c'est classer des mai-
sons d'après le nombre de pierres employé. M. du Roussaux trouve ce
trait « charmant, mais sans pertinence ». Nous avons le regret d'être
obligé de le maintenir. N'est-il pas évident en effet que, pour établir une
classification rationnelle, il faut prendre pour base une propriété réelle
du sujet, et non un aspect purement accidentel ? Or est-il essentiel
au jugement de mettre en oeuvre deux idées, au syllogisme catégorique
d'en employer trois, au syllogisme composé d'en employer un plus grand
nombre ? Evidemment non. On peut mettre en rapport deux idées sans
qu'il y ait jugement, trois sans qu'il y ait syllogisme; à plus forte raison,
quand on a un nombre indéfini d'idées, ne forment-elles pas nécessairement
un sorite ou un épichérème. Ce qu'il fallait considérer, ce n'est donc pas
le nombre des idées, mais la nature du lien qui les rassemble, lequel est
différent selon qu'il s'agit d'un syllogisme ou d'un jugement. On fût
(1) Cf. Aeist. Met., iib. V.
NOTE SUR L'OBJET ET LES DIVISIONS »E LA LOGIQUE 125

arrivé ainsi, à vrai dire, à une division peu différente; le syllogisme com-
posé fût simplement demeuré en compagnie de son semblable le syllo-
gisme catégorique, au lieu d'être distingué de lui, ce qui ne saurait s'ad-
mettre, au môme titre que du jugement et des simples notions. En tout
cas, on ne fût pas tombé, relativement au principe d'où la division pro-
cède, dans le défaut même que l'on reproche — à tort — à la division des
anciens.

On trouvera sans doute bien longue celte discussion, étant donné sur-
tout le médiocre intérêt qu'elle présente. Nous avions voulu précisément
l'éviter au lecteur et c'est pourquoi nous nous étions borné, dans un pre-
mier compte rendu, à quelques réflexions sommaires sur les points défec-
tueux des Eléments de Logique. Nous ne demandions qu'à nous en
tenir là si on ne nous avait en quelque sorte mis en demeure. L'auteur a
préféré avoir, dans la Revue même, quelques explications complémen-
taires; nous avons cru devoir accéder à son désir.
Evidemment les critiques que nous formulons ici n'ont pas une impor-
tance capitale.
Etant admis qu'il fallait parler logique, nous eussions préféré qu'il
s'agît d'une question de fond, comme l'induction, la classification des
sciences, et plus d'une autre matière sur laquelle nous ne partageons pas
davantage les idées de l'auteur.
Du reste, nous tenons à le dire en terminant, les divergences de vues
dont nous parlons n'altèrent en aucune façon noire respect et notre estime
pour le professeur de l'Institut de Bruxelles. Chacun travaille pour la
vérité à sa manière, et, si ce n'est dans la vie éternelle, je crois bien que
deux philosophes ne s'entendront jamais.
Fr. D. Sertillanges, O. P.
P. Albehto Lepidi, O. P. La Oritica délia ragione jpura secondo Kant
e la vera Jïïosofia. Roma, Befani, 1894.

Je recevais dernièrement une lettre anonyme où l'un de nos excellents


lecteurs me disait à peu près ceci : « Il serait temps d'en iinir avec Kant :
un travail de ce genre ferait une suite naturelle à vos articles précédents,
et puis, vous nous sauveriez!!! » A cette lettre était joint le numéro du
Monde du 14 juillet 1894, dans lequel avec plus de coup d'oeil peut-être
que de sang-froid, Yves le Querdec dénonçait en Kant le grand ennemi.
En finir avec Kant! Révérence parler, le morceau est gros, et excusez
du peu ! Ce n'est pas que je m'illusionne. Je n'ignore pas que les seules
relations diplomatiques possibles entre Kantisrnej et Thomisme ne soient
celles du Delenda est Carthago. Mais le mot de Galon ne va pas sans
l'hémistiche de Virgile
pugnent ipsique [nepotesque (1).
Je voudrais, pour cette fois, obtenir qu'on n'alarmât pas les consciences
par des phrases comme celles-ci : Pour répondre à Kanl, « on ne trouvera
aucun secours dans saint Thomas, dans Aristote, et dans la scolastique.
Les anciens n'ont pas soupçonné l'objection. Seul Descartes l'a en-
trevue, etc. » C'est faux! c'est archi-faux. Et en le disant, Yves le Querdec
me ferait soupçonner à mon tour qu'il n'a qu'une connaissance bien
imparfaite de saint Thomas, d'Aristote et de la scolastique. Ceci soit
dit sans porter atteinte à la légitime réputation que cet écrivain s'est ac-
quise dans le monde philosophique et ailleurs.

Le Père Lepidi est, comme l'on sait, régent du Collège Saint-Thomas


de Urbe. Le titulaire de la première chaire dominicaine de doctrine tho-
miste a sans doute quelque autorité j>our parler au nom de saint Thomas.
Il vient d'entreprendre une critique sommaire, mais complète, de la
Oritiqite de la raison pure. Or, il se trouve que sa critique f>orte et que, sur
(I) sEneis, îv, 629.
COMPTES RENDUS 127

plusieurs points, elle a semblé sans réplique à d'excellents esprits. N'esl-


ce pas une réponse j)éremptoire aux allégations d'Yves le Querdec (1)?

La brochure du P. Lepidi a pour but de substituer à l'hypercritisme


de Kant une critique de la raison pure qui ne soit pas la négation
de tout savoir.
Deux premiers chajuitres sont consacrés à l'analyse et à la réfutation
sommaire des principales assertions kantiennes. Trois autres contien-
nent l'examen détaillé des points les plus importants : valeur de la raison
pour rejii'ésenler la chose en soi (c. III), fondements, règles, procédés
de la critique kantienne (c. IV), les arguments en faveur de la critique
kantienne (c. V). Un dernier chapitre donne l'idée d'une.critique légi-
time et rationnelle de la raison pure.
L'ouvrage est fortement documenté. C'est un tissu de textes, de Kant
et de pensées empruntées à saint Thomas, à Aristote, aux anciens tho-
mistes. A ce point de vue, il est de nature à satisfaire les exigences des
kantiens comme des scolastiques. J'ajoute que idées et textes sont cités
avec la plus scrupuleuse exactitude, l'intention la plus formelle de rendre
la pensée des auteurs.
Les deux premiers chapitres exjiosent et examinent les deux questions
suivantes : 1° la métaphysique comme science est-elle possible; 2° quelles
sont les conditions de la connaissance empirique. — Les problèmes secon-
daires qui servent de base à la solution de ces deux grandes questions sont,
chacun à leur tour, abordés et discutés : origine des intuitions sensibles
et des concepts purs de l'entendement; leur valeur pour représenter la
réalité existante ; existence, origine, procédé, nature de la connaissance
empirique.
Yves le Querdec serait bien surpris, dans cette lutte où l'auteur
défend pied à pied le terrain indûment occupé par Kant —r- engagement
d'ensemble, sur toute la ligne, précédant la charge ou la manoeuvre déci-
sive, -—• de ne pas trouver ces syllogismes qu'il estime si impuissants.
Serait-ce donc que le P. Lepidi abandonne saint Thomas ? Non, et tout ce
que dit le P. Lepidi peut se réduire en syllogismes, une seule chose
excejnée : l'appel à l'évidence, seule raison probante lorsqu'il s'agit.des
principes premiers.
Mais du moins, sur ce point qui ici est capital; ne faut-il pas inscrire
le P. Lepidi parmi les'disciples de Descartes, de Leibnitz, de Maine de
1

(1) Une traduction française de l'ouvrage du Père Lepidi sera publiée prochainement
chez Letlnelleux.
128 REVUE THOMISTE

Biran, de M. Ravaisson, ces inventeurs de la preuve par l'évidence ?


(Voir les manuels de l'Ecole éclectique.) Nullement : il est tout bonne-
ment disciple de saint Thomas. Nous n'avons jamais eu d'autre critérium
et lorsque le P. Lepidi (page 20) voulant réfuter cette assertion de Kant :
La base et l'origine des intuitions sensibles et des concepts est la
spontanéité de la sensibilité et de l'intellect, fait appel à l'évidence, il
ne fait que paraphraser saint Thomas. Mais passons. Un sujet plus
important nous attire immédiatement.
Le chapitre capital du livre est celui où le P. Lepidi se demande si la
raison pure a quelque valeur pour représenter la réalité existante, en soi.
C'est la pierre de touche, si je ne me trompe, de la valeur du présent
ouvrage. Je ne m'arrêterai pas à la première partie de la thèse dans la-
quelle l'auteur s'attache à prouver, de par-lejugement qu'enfait spontanément
l'intellect,que tous les objets de notre connaissance, faits internes et externes,
notions logiques, raisons idéales, ont une valeur indépendante de la con-
naissance que nous".en avons. Car Kant s'inscrit en faux contre le jugement
spontané et le P. Lepidi n'a garde de négliger l'instance de Kant : « La
connaissance, dira Kant, dans son acte, dans son terme formel et immé-
diat, étant immanente et toute renfermée en elle-même, peut certainement
dire : Je commis telle chose; la chose que je coKûiais, je connais qu'elle est en
elle-même commeje la connais — parce qu'en enj^etle apparaît de cette ma-
nière dans la connaissance. Néanmoins, queiw soit ainsi en dehors de
notre connaissance, qui le peut dire? Car celle-ci n'est pas prolongée, ne
peut se prolonger en dehors d'elle-même. Nous devons donc nous sou-
mettre et nous limiter à l'apparence (1). »
Le Père Lepidi fait à cette objection trois réponses ; je me contenterai
de résumer la dernière : Qu'est-ce que l'acte de l'intellect, demande-t-il,
sinon une « expression » réelle, donc un signe et une relation réelle ? Donc
le terme auquel elle se réfère est réel. Car la relation réelle, si vraiment
elle est réelle, réclame un terme réel. Ce terme, s'il n'est pas l'être exis-
tant en soi, est au moins quelque chose qui peut exister ; ce n'est pas le
rien absolu, ce n'est pas la négation de ce qui est et de ce qui peut être,
et s'il ne peut exister avec l'universalité et la nécessité, avec lesquels il
se présente à l'intellect, il a du moins un rapport étroit avec la réalité...
De plus, la seule raison d'être de cette relation est d'exprimer un réel en
soi. Or, si la réalité ne correspondait j>as à l'ex23ression, celle-ci ne serait
pas essentiellement ordonnée à exprimer un réel en soi. Et par consé-
quent, l'expression qui est la conception du réel, exprimerait et n'expri-
merait pas en même temps un réel en soi. C'en est assez pour montrer
que cette proposition : Objectum intéllectus est ois, est une proposition
id)Pag^3i.
toMPTKS HENDUS 129

analytique et a priori, obtenue par la seule analyse d'un concept simple...


Et de fait dans la notion d'intendere est impliquée celle d'exprimé?' et dans
la notion d'exprimer celle de terme réel. Exprimer, c'est se rapporter
réellement, et un rapport réel implique un terme réel (1).
Je demande ce qu'a de commun l'analyse très observée que je viens de
rapporter et le reproche qu'Yves le Querdec fait à saint Thomas, aux
scolastiques, à Arislole, etc., d'avoir admis l'objectivité de nos connais-
sances, en aveugles, par nécessité et comme le couteau sur la gorge. Je
cite : « La nécessité... (jDour eux) était le signe de la vérité. Ils disaient :
Tout ce qui apparaît nécessairement à l'esprit doit être regardé comme
vrai, nécessité est signe de vérité. A moins, répondit Kant, que nécessité
ne soit le signe d'une subjectivité, car la nécessité peut également s'expli-
quer dans deux hypothèses, dans celle d'une réalité, d'un objet s'imposant
à l'esprit, mais aussi d'une constitution naturelle de l'esprit en vertu de
laquelle nos pensées se forment. » Voilà ce qu'Yves le Querdec appelle :
le coup de génie de l'auteur de la Critique de la raison pure. En vérité,
c'est du génie à bon marché !
Je ne m'étendrai pas sur l'étude que fait le PèreLepidi des fondements,
des règles, des procédés de la critique kantienne (c. l\). Mais je liens
à signaler le chapitre V où sont examinés les arguments en faveur
de la critique kantienne. On objecte à ses résultats; N'a-t-elle pas réussi
à ramener la science à son véritable objet, l'expérience, et à la détourner
des spéculations en l'air sur l'intelligible ? — l'immanence (que tous sont
obligés d'admettre) de la connaissance, ce qui rend a priori impossible la
science des choses en elles-mêmes ; — les antinomies ; le Père Lepidi les
examine les unes après les autres et montre leur inanité; — l'universalité
des concepts, qui, étant toute logique, montre bien par là que le concept
entier est logique. J'en j^asse et des meilleures. Je tiens seulement à mon-
trer que l'auteur ne recule pas devant les plus célèbres objections.
Le chapitre VI traite de la Critique de la raison pure selon lai vraie
philosophie. Il est toujours un peu prétentieux de s'intituler : la Vraie
philosophie. Que l'on se rassure ! Le P. Lepidi n'est pas de ceux qui,sui-
vant l'expression de Pascal, « ont toujours leur moi à la bouche et res-
semblent aux gens qui ont pignon sur rue ». 11 ne s'agit pas ici de la phi-
losophie thomiste, sinon dans la mesure où elle s'identifie avec « cet
examen précis, qui ne mutile rien, qui se contente de traduire en propo-
sitions simples et claires ce qui est observé (2) ».' II est vrai que cela
arrive quelquefois à saint Thomas...
Je craindrais, en résumant ce magistral essai d'une nouvelle Critique de

H) Page 34.
(2) Page 47.
11EYUE THOMISTE. 3e ANNlilï. 9.
130 kevuk thomistk.

la raison pure, d'enlever quelque chose à sa valeur intrinsèque et de


n'en donner qu'une faible idée. Je renvoie donc le lecteur à l'original.

Dans la chronique de notre couvent de Valence, un vieux critique d'art,


décrivant les splendeurs de l'oratoire de saint Vincent Ferrier, en
apprécie un détail en ces termes : « Au-dessus de la porte, un grand aigle
peint, très bien fait. Je dis cela pour que l'étranger le regarde et il sera
content (1). »
Je m'aperçois que le con^te rendu que je viens de faire ressemble,
à première vue, à la naïve louange du vieux critique : un sourire accueil-
lera peut-être « mon grand aigle peint, très bien fait ». Je le pardonne
volontiers à ceux qui tenteront la lecture de cet ouvrage ;_ je ne redoute
pas cette épreuve : car ce que j'en ai dit, je l'ai dit pour que l'étranger
le regarde, « et il sera content ».
Fr. A. Gahdeil,
des Fr. Prêch.

Chaules Ponsonailhe. Lrs Cent Chefs-d'oeuvre de l'art religieux. —


Les peintres interprétant l'Evangile. In-4°. Paris, Firmin-Didot, 1895.

Le récent ouvrage de M. Charles Ponsonailhe mérite à tous égards


l'attention des catholiques et des amis de l'art. Il ne manquera pas de
satisfaire ces derniers ; nous voudrions que plus encore les premiers lui
rendissent hommage.
Pendant longtemps l'art religieux n'a trouvé qu'un très minée appui, et
des appréciateurs parfois peu éclairés, parmi ceux-là mêmes qui devaient
le mieux comprendre. On laissait le monopole de la critique, dans cette
partie de son domaine, à des étrangers plus capables d'apprécier en lui
'les perfections de la forme que la qualité de l'idéal. M. Ponsonailhe s'ef-
force, après quelques autres, de juger l'art chrétien dans un meilleur
esprit, et il y réussit dans une large mesure.
Ses précédents travaux, très appréciés du public, rendaient l'auteur
des Cent Chefs-d'oeuvre tout à fait apte à nous présenter les artistes de
l'école chrétienne sous un jour attrayant et instructif. A-t-il su de même
démêler, démêler du moins toujours, dans l'idéal des peintres qu'il nous
cite, le côté proprement religieux de cet idéal, par ojjposition à une éléva-
tion de pensée purement humaine? Ce serait une question à débattre
entre gens du métier, et la discussion ne laisserait pas d'être intéressante.
(1) R. P. Faoes. Hittoire de laint Vincent Ferrier, I, p. 98.
COMPTES RENDUS 13f

Nous nous proposons d'écrire nous-même, dans le prochain numéro de


cette Revue, une étude sur le génie chrétien dans Michel-Ange : nos
conclusions ne sont jjas tout à fait, nous devons l'avouer, celles de
M. Charles Ponsonailhe. Il en serait de même si nous avions à parler
après lui de maint autre artiste, qu'il range sans réserves suffisantes, à
notre avis, dans la catégorie des artistes chrétiens.
Quoi qu'il en soit de ces divergences, le recueil des Cents Chefs-d'oeuvre
de l'art religieux, très richement illustré, et soigné, pour la partie typo-
graphique, comme la maison Didot sait le faire, ne manquera pas de con-
quérir un très légitime succès, et nous le recommandons pour notre part
très instamment au goût éclairé de nos lecteurs.
Fr. D. SlïKTILLA:\<;jiS. Ô. P.

M"" la comtkssk de FlaviGXY. — Vis de sainte Catherine de Sienne. In-li.


Paris, 1893 (Mignard, 28, rue Saint-Sulpice).

Lettre du Rèvêrendissime Maître général.


Madame,
Vous ne pouviez m'ofirir rien de plus agréable que votre Vie de saillie
Catherine de Sienne, et je vous prie d'agréer l'expression de ma religieuse
gratitude. De hautes approbations ont, avant la mienne, signalé le mérite
de cet ouvrage, et le publie lui a fait un accueil bienveillant. La troisième
édition (1) que vous lui j>résentez recevra auprès du lecteur, je l'espère,
la môme faveur que ses aînées ; et les corrections nombreuses et les pcr-,
fcctions dont vous l'avez enrichie assureront son succès.
La grande figure de la vierge de Sienne a résisté aux injures ou aux
oublis du temps, et son étude s'imposait à un siècle qui se donne la mis-
sion de refaire l'histoire. Du reste, sa vie empruntait aux épreuves
récentes de l'Eglise un renouveau d'actualité, et offrait, à une époque
troublée comme la nôtre, des enseignements à méditer et des exemples à
suivre. Vous l'avez compris, Madame, et vous vous êtes généreusement
consacrée à cette tâche, sans consulter les exigences d'une santé délicate.
Mais que de fatigues, que de labeurs, que de veilles ont dû vous demander
tant de recherches et d'investigations ! Vous n'avez voulu négliger aucun
des traits pouvant révéler la Sainte ; et, après avoir déroulé les fils com-
plexes de sa vie, vous avez cherché à en reconstituer la trame, et vous
avez réussi. La simplicité de la méthode, la précision de la pensée et la
(1)Les premières éditions de ce livre avaient surtout pour objet d'apporter des docu-
ments inédits à l'histoire de sainte Catherine; l'édition de 1895 est un livre nouveau.,
dédié aux Tertiaires. {Note de la R.)
132 H15VUE THOMISTE

correction delà forme, inondent vos récits d'une douce lumière; l'ordre et
la mesure leur impriment le mouvement et la vie ; l'unité, la variété eh
soutiennent et ravivent l'intérêt. Quel plaisir, en vous suivant, de voir
Catherine défendre les intérêts des hommes du peuple ou refréner leurs
convoitises; soutenir les droits des grands ou réprimer leurs ambitions,
encourager les vertus des clercs ou réprimander leurs vices ; et enfin
Conseiller le Souverain Pontife lui-même ouïe prémunir contre ses propres
défaillances ! Mais ce n'est encore qu'une partie de son rôle : la source
d'où procède cette puissance échappe à notre regard, et pour la décou-
vrir vous ne craignez pas de nous faire entrevoir les mystérieux abîmes
d'où elle jaillit.
Les visions, les extases de notre Sainte sont des faits, et ces faits com-
mandent la conscience d'un historien fidèle. Vous ne vous êtes pas
dérobée, Madame, aux obligations de ce devoir, et vous -n'avez rien
caché, rien dissimulé des mystères intimes de la grâce. On dirait même
que ce sujet a pour vous un attrait spécial, et votre nouvelle édition accuse
un véritable progrès dans la connaissance et l'expression des manifesta-
tions divines. Aussi j'admire la sûreté de votre main, et je me demande
si, du ciel, votre soeur ne l'aurait point parfois dirigée.
Fidèle à votre méthode, vous rapportez et narrez les événements, vous
les replacez dans leur cadre naturel, et de leur enchaînement historique
ressort aussitôt leur ordonnance logique. Sans effort nous admirons les
vertus de la vierge et de la religieuse, nous écoutons les enseignements
de l'apôtre et, témoins de ses luttes, nous partageons les craintes ou les
espérances du profond politique. La raison captivée s'abandonne aux
charmes des harmonies divines et suit, sans irop s'offenser, les phases
progressives des visions surnaturelles. Puis le récit n'anime, le souffle
qui l'échauffé nous entraîne, et soudain nous apparaissent les scènes du
Thabor et du Calvaire : Dieu lui-même se révèle et, dans une secrète
épouvante, nous contemplons le Christ Jésus sous les traits de la Sainte.
L'union de la créature et du Créateur est enfin consommée et la vie nous a
livré le secret de sa fécondité : c'est la lumière et l'amour, disons avec
Paul : la folie de la Croix.
Vous n'avez donc pas rougi des excès de notre Sainte, Madame, et avec
ses triomphes, vous avez montré ses abaissements : j'en suis heureux, car
ses infirmités la rapprochent de nous et font, mieux comprendre à tous la.
leçon qui se dégage de son histoire. Sans doute votre style, toujours
simple, clair et concis, ne s'attarde pas à des réflexions ou digressions
morales qui souvent surchargent le récit et fatiguent l'attention; mais les
rapprochements naissent d'eux-mêmes et les applications pratiques se
présentent en foule à l'espri), Grâce à vous, Madame, notre modèle vil,
NÉCROLOGIE 133'

parle, agit sous nos yeux; et, pour nous prémunir contre les présomp-
tions ou les désespérances du siècle, nous n'avons qu'à le suivre ou à le
copier. Vous avez fait une belle et bonne oeuvre, et, au nom des Frères et
des Soeurs de sainte Catherine de Sienne, je vous dis encore une fois
merci.
Daignez, je vous prie, Madame, agréer le témoignage de ma vive satis-
faction et recevoir, comme gage de bienveillance spéciale, ma bénédiction
paternelle.
Fv. Axnm'î Fruhwiiith,
Maître général.
Rome, 3 décembre 1894.

.1. - 11. T<> lî NATOli K

Jean-Baptiste Tornalore, prêtre de la Congrégation de la Mission,


professeur au collège Alberoni, est mort à Plaisance, le 3:1 janvier 1895,
à l'âge de 74 ans.
Sa vie s'est partagée entre les oeuvres de charité du fils de saint Vin-
cent de Paul et les oeuvres de doctrine du disciple de saint Thomas.
Ses vertus éminentes l'avaient fait surnommer le Saint (1). Il fonda
la congrégation des Soeurs de Sainte-Anne pour secourir à domicile les
malades pauvres. La mort le surprit au moment, où, accablé par l'âge
et les infirmités, il employait tout ce qui lui restait de forces à la fondation
d'un hôpital pour les enfants scrofuleux.
Professeur émérite, il enseigna d'abord la Philosophie à Rome, puis
fut envoyé à Plaisance enseigner la Théologie. Son cours fut toujours
marqué au coin du plus pur thomisme. Il exposait habituellement les
commentaires du P. Billuart. Après le texte de saint Thomas, on trou-
verait difficilement un manuel j>lus sûr et mieux à la portée des élèves.
Cejsendant sa pensée personnelle habitait de plus hautes régions. Il
publia dans le Divus Thomas d'intéressantes études de psychologie et de
métaphysique. Le but de son oeuvre fut constamment d'établir avec évi-
dence la spiritualité de l'âme humaine.
Il entreprit dans ce dessein une large exposition de ce principe thomiste :
Quod potest cognoscere aligna oportet ut nihil t.orum, habeat in suâ nçtturâ
(I, i.xxv, 2). II montre la fécondité de ce principe et son rayonnement sur
la métaphysique générale : nature de l'être matériel et. de l'être imma-
tériel, analogie entre l'être immatériel créé et incréé, valeur intentionnelle
de l'esprit divin, angélique, humain (2).
Le même et pieux dessein le conduisit, il est vrai, dans une voie où
on ne le vit; pas s'engager sans surprise. Il essaya d'identifier l'être

(1) Divus Thomas. Anims XV, volumen V; fasc. 21, 22, p.. 352.
......
(2} Expo&itio principii tradïtï a D. Thoma Àq. ad nàCuravi hirustUjantlaîn. vei waterialifi
et immaterialis. 1882 (Plaisance, Solari),
134 revue thomiste

confusément perçu (ens commune), objet de notre première intelleçtion,


avec la substance même de l'âme humaine (1). Celle-ci joue d'après lui,
dans la production du verbe intellectuel, le rôle de sujet et d'objet. Si l'on
devait apprécier une doctrine à ses seuls résultats, cette théorie assurerait
«à l'âme la plus complète indépendance vis-à-vis de l'être matériel. Mais
comment, la concilier avec des points essentiels de la doctrine de saint
Thomas ? L'action spiritualisante de l'intellect agent ne suffit-elle pas pour
assurer l'immatérialité de l'intellect, obligé d'ailleurs de recourir aux objets
sensibles pour acquérir toutes ses notions, y compris celle de Yens com-
mune (2).
On a prononce à ce propos le gros mot d'ontologisme. M. Barberis a
fait bonne justice de cette accusation. Le Divus Thomas nous semble
donner la note juste lorsqu'il dit : « La notion de l'être commun prônée
par le P. Tornatore n'est sans doute pas à l'abri de tout reproche : du
moins, cette dispute aura-t-ellc fait éclater la perspicacité de son génie
et sa vénération pour les doctrines du Docteur Angélique (H). »
En théologie, le P. Tornatore a publié une exposition du Commen-
taire de saint Thomas sur les Décrétales d'Innocent III, II préparait un
traité de l'Incarnation.
J.-B. Tornatore représente un type de chrétien complet. Il s'en va, le
front ceint de la triple couronne de la sainteté personnelle, de la science
puisée à ses sources les plus hautes et les plus pures, d'une vie de bien-
faisance et de charité.
La Revue Thomiste s'associe au deuil du Divus Thomas.

JAHRBUCH FUR PHILOSOPHIE

UNI) SPIiKULATIVE TJIEOLOGIK

IX JfAXI), 3. HJiKT. 1895

Die Philosophie des hl. Thomas von Aquin. Gcgen Frohschammer, VIII,
Psychologie. (Forts, von IX, 129.) IX. Ethik und Politik. Von Kano-
nikus Dr Michael Glossner in Munchen, Mitglied der rorn. Akadeinie
deshl. Thomas.
Die Grundprinzipien des hl. Thomas von Aquin und der moderne Socia-
Iistnus V. Das Eigentum. Forts, von IX, 115.) Von Dr. Ceslaus
M. Schneider, Pfarrer in Floisdorf.

(1) De humanoe cagnitwnis modo, origine et profectu ad menlem S. Tfwmoe (Typis Divus
Thomas). —Item : iSupplemeidum (189l) (Plaisance, Solari}. —Risposte ad alcune criti-
che. 1892 (Plaisance, Solari).
(2) Cf. ZifiLiARA, Psychologia, IV, ••. in. ». 7,
(3) Dimis Thomas, ibidem.
SOMMAIRES t)K PÈIUODIQUES ÈTKAN'GKKS 135

Die Neu-Thomisten IV. (Forts, von IX, 152) Von P. Mag. Theol. Gundi-
salv Feldner. Ord. Praed., Prior in Lemberg.
Der Beweis dee Aristoteles fur die Unsterblichkeit der .Seele, .II. (Forts.
von IX, 181. Schluss.) Von Dr. Eugen Rolfes, Rektor in Frauweiler.
Zeitschriftenschau.
Neue Bûcher und deren Besprechungen.
Adresse der Rédaction : Prof. E. Gommer, Breslau.

PHILOSOPHISGHES JAHRBUCH
vin. Jahuganc. 1. niiFT. 1895.
J. AlîHANDLUNCEN.
E. Rolfes, Die vorgebliche Praexistenz des Geisles bei Aristoles.
G. Gutberlet, Ueber Messbarkeit psychischer Acte (Schluss).
J. Nassen, Ueber den platonischen Gottesbegriff (Schluss)
B. Adlhoch 0. S. B., Der Goltesbeweis des hl. Anselm
.
JI. Reciînsionen und Refeuatiï
J. Segall-Socoliu, Zur Verjùngung der Philosophie. Erste Reihe : Das
Wissen vom specifisch Menschlichen, von P. Schanz.
R. Wahle, Das Ganze der Philosophie und ihr Ende, von C. Gutberlet.
Ph. Mainlànder, Die Philosophie der Erlôsung, vorn demselben.
0. Schneider, Transscendentalpsjrchologie, von Fr. X. Pfeifer.
Von der Nalurnothwendigkeit der Unterschiede menschlichen Handelns,
C. Gutberlet.
L. Kuhlenbeck, Giord. Bruno's Dialoge vom Unendlicb.cn, von Joli.
Uebinger.
A. Drews, Kant's Natur philosophie als Grundlage seines Systems, von
Th. Achelis.
E. v. Hartmann, Kant's Erkenntnisstheorie und Metaphysik in den vier
Perioden ihrer Entwickelung, von AI. Schmid.
III. Philosophischer Sprechsaal
À. Linsmeier S. J., Die Goppernicanische Hypothèse und die Sinnestâu-
schungen. (Erwiderung gegen Isenkrahe.)
IV. Zeitschriftenschau.
Vierteljahrsschrift fur wissenschaftliche Philosophie. Philosophische
Monatshefte. Zeitschrift fur Psychologie und Physiologie der Sinnes-
organe. — Zeitschrift fur Philosophie und Pâdagogik. Revue thomiste.
V. MISCRM.RN UND NACHRICHTKN.
Eine Beschrânkung des zweiten Hauptsatzes der Wârmetheorie
— Das !J
136 R10VUE ïUOaUISTK

Gehirn von Helmholtz. -r— Die lichtcrnpfindlichen Eleinente (1er Netz-


-."..
haut.
Adresse der Rédaction : Prof. Dr. Const. Gutberlet. Fulda.

LA CIUDAD DE DIOS

O I)K EXEltO 1895


Fragmentes Pôsluinos de un libro, por el P. Fr. Marcelino Gutiérrez.
El Pentateuco y la Arqueologia Prehistôriea, por el P. Fr. Honoralo del
Val.
La Antropologîa nioderiia, por el P. Fr. Zacarias Marliuez.
Dates cronolôgicos y aslronôrnicos para el ano 1895. por el P. Fr. Angel
Rodriguez.
Catâlogo de Escritores agustinos cspanoles, por'lugueses y americanos.
por el P. Fr. Bonifaeio Moral.
Revista Canônica. — Sobre tasas diocesanas en iavor de los Seminarios.
— Validez de la dispensa de ciertos jimpedimentos dirimentes del matri-
rnonio. — Adiciones â la lecciôn sexta y al martirologio en la feslividad
de San Camilo dé Lellis.
Crônica gênerai. Miscelanea. Observaciones meteorolôgicas.
5 J>E FISBHEROde 1895
La Antropologîa modcrna, por el P. Fr. Zacarias Martine/..
Las Escuelas econômicas su aspecte filosôfieo. por el P. Fr. Josette la
Cuevas.
Astronomïa, por ei P. Fr. Angel Rodriguez.
Una excursion âAbalospor el Fr. Fermin de Uncilla.
El Canto de Ultreja y la rcstauraciôn gregoriana, por el P. Fr. Euslocjuio
de Uriarte.
Bibliografia. — Escuela provincial de Artes y Olicios de Orense : Me-
moria y discurso inaugural. — Universidad lileraria de Valladolid :
Discurso inaugural. — Real Academia de la Historia : Discursos leidos.
El Incienso. — El Triunfo de la gracia. — Intenciones.
—• — Cartas
pastorales. — El Anarquismo. — Otras publicaciones.
Revista Canônica. — Algo sobre derechos parroquiales. — Sobre el de-
fëct.o de libertad en el matrimohîo.
Grônica gênerai. Miscelanea. Observaciones meteoroldgieas.

Le Gémant : P. SERTILLANGES.
PAMS. JMPHIMEJUE F. LEVÉ, RU1Î CASSETTE, il.
On sera peut-être surpris que nous appelions le serpent Ten-
tateur à déposer sur l'Eden; mais n'est-il pas introduit, nommé
et mis en relief par la Genèse elle-même, et ne faut-il pas tirer
parti de tous les éléments du problème ? Loin qu'une telle inter-
vention soit nuisible ou superflue, la description paradisiaque
ne peut obtenir son intégrité qu'à la condition de profiter de
cette donnée tout aussi bien que des autres : c'est un complément
indispensable. Au môme titre que l'or et le bdellium, le serpent
tient au pays.
Le reptile, nominativement signalé par la Genèse est le
nakhash. Or Je nakhash n'est pas autre que le très meurtrier
serpent indien, le nâga ou cobra de eapello. Certes ce n'est pas
un inconnu : il fut et reste le plus fameux serpent des Indes,
sinon le plus fameux du monde. Pour nous, qui passons notre
vie au milieu des Hindous', nous avons les oreilles battues
de son nom. Son habitat est dans nos Terres; l'Hiiidou-Koush
et 'Havilah sont ses demeures; et nécessairement il est le com-
pagnon de leurs richesses. Considérons, en effet, avant d'aller
plus loin, et d'entamer une démonstration positive, que tout ce
qui a précédé sur l'emplacement nord-ouest indien du Pays de
Koush et des -produits de 'Havilah, nous empêche de sortir de
la contrée. Là se passe la scène ; et à propos du nakhash, non
seulement rien ne nous oblige à en partir, mais nous sommes,
par de nouveaux motifs, forcés d'y rester.
(1) V. le numéro de mars 1893.
nEVUE THOMISTE, 3B ANNÉE. 10.

138 REVUE THOMISTE

Du nâga indien au nakkash de la Bible-la filiation ressort


manifeste, lorsqu'on suit le nom sur la route qu'il a tenue. Il
s'infléchit, mais ne change pas, et conserve le môme sens. Ce
sens n'est pas celui de siffler, ainsi qu'on le dit généralement,
mais celui de mordre, couper et détruire, comme on va s'en
assurer.
Inde : nâga serpent, avec nagav-dak mordre, dans le Yidghali
himalayen de nos jours.
Egypt. : nak serpent, avec nak, blesser, détruire.
Arab. : nakkâz serpent, avec nahâ, blesser, détruire.
Polyn. : naheka serpent, avec na/iu, mordre, déchirer.
Ilébr. : nakhash serpent, avec nashak (métathèse), mordre (du
serpent).
Du nâga la pérégrination a donc fait le nakhash, et sa dent
mortelle lui est restée,
Il y avait plusieurs noms hébreux du serpent ; on en compte
douze; cependant on en choisit un qui n'a pas plus^on origine
que sa véritable étymologie en hébreu, mais qui est celui d'un
reptile étranger, dont l'illustration avait commencé vers le
Kaboul. Si l'on fait abstraction des questions religieuses pour
se tenir dans les faits, les circonstances en sont encore à peser
avec soin.
C'est dans les Pays de Koush et de 'Haoilah que se passent les
événements, pays ebamitiques de noms, de territoire, de race
occupante, faisant même partie du berceau des Cbamites. Les
recherches du présent travail ayant montré ces Pays dans les
Indes nord-occidentales, sphère de l'IIindou-Koush et du Kaboul,
que les Indes donc avant tout, que leur peuple, que leur ber-
ceau, nous renseignent sur le nakkash.
Or le serpent du nord-ouest est x*r' è^o^v le serpent nâga.
C'est au nord-ouest, au berceau de Cham, que le nâg (ainsi écrit
et prononce l'hindoustani) fut d'abord connu, là qu'il reçut
son nom, un nom qui dit aussitôt son rôle et sa réputation
funeste, mordra. On l'avait humanisé et divinisé, lui donnant
une tête humaine sur son corps de bête. Les plus profonds
hommages allaient à lui ; son image était partout : quoique
l'Inde abonde en serpents divers, il n'y est presque question
que du nâg. Une population entière, vivant sur les lieux, dans
LE SITE DE L ÉDEN 139

l'Hindou-Koush, voulut s'honorer en prenant pour elle-même


le nom du nâga et fut la population des Nâgas. Elle subsiste
toujours à l'extrémité orientale, vers les Khasias. Elle dotait
de son nom des localités, telles que le Nâga-dmpà; et comme
elle exploitait l'étain et le plomb, elle lit encore de ces métaux
des nâgas, enfants du reptile.
Des facultés magiques extraordinaires étaient reconnues au
nâga. A leur sujet une forme du langage ouvre singulièrement
les yeux. La même expression nakhash signifie « enchantement,
prestige, divination, augure», et avec ce sens s'applique ordi-
nairement au serpent nakhash (1). L'emploi du. nâg pour les opé-
rations divinatoires se répandit extrêmement. Quelquefois, comme
en Polynésie (à Samoa), la figure moitié humaine, moitié animale
lui fut conservée, mais partout son rôle dans les prestiges (2).
La Libye avait ses psylles, dont la réputation était universelle.
L'Egypte garde encore les siens. La Chine en a. Mais l'Inde, par
une pratique plus vieille que celle des psylles libyens a donné
l'impulsion. Tout en vendant à l'étranger leur bronze et leur
étain, et souvent chez des nations de leur propre race, les Nàgas
pouvaient exercer, enseigner ou rappeler l'art magique de leur
famille, art qui se conservait sous leur propre nom de Nâga ou
Nakhash. Chanaan, occupé par les anciens Kefas ou Kapilâs de
l'Hindou-Koush, leur appartenait de droit. En Moab, Balaani
était un hariolus (Num. xxn, 5), qui se livrait -aux augures
nakhask (xxiv, 1).
Les Hébreux ne purent y échapper : ils eurent aussi leur nakh-
son ou nahason, « enchanteur ». Aaron avait pour beau-frère
un Nahason (Ex. vi, 23). Mais, avec raison, Moïse interdit ces
opérations : « Vous ne tirerez de présages ni du nakha.sh ni des

(1) Nous avons autre part montré que l'homonymie des deux termes nakhash ne pro-
vient pas, comme le disent Gesenius, Bochart et une foule d'autres, de l'identité- uV
racine, que l'on ne pouvait facilement constater en hébreu, puisque nakhash n'est pas
hébreu d'origine. 11 n'y a que coïncidence. Tandis que le nom du serpent est pris de l;i
morsure, celui de l'enchanteur, avec une provenance tout autre, est de murmurer, mar-
moter (des paroles etformules), siffler. C'est le sens de siffler qui a produit l'erreur. Mais,
en étymologie, il ne s'agissait aucunement du sifflement de la bétc. La distinction <l<s
sens est nette en Polynésie : on dit nahu mordre, d'où nalieka serpent ; mais il y a aussi
nalta, trembler, qui enfante nakeke, murmure, murmurer, parler beaucoup.
,
(2) A Samoa, l'enchanteur du naheka est le vale-vale-i-naheka.
140 REVUE THOMISTE

nuées (Lév. xix, 25, dans l'héb.) ; et encore : « Que parmi vous
»
il n'y ait pas de devin, ni personne qui tire des augures des
nuées et des serpents nakhash» (Deut. xvm, 10, dans l'héb.).
Tous ceux qui connaissaient le nâg n'étaient pas Chamites : il
fui donc, suivant les populations, considéré de manières très dif-
férentes. — Par Moïse dépouillé de son caractère favorable et
divin, il devint diabolique, l'auteur de la perdition, d'une perdi-
tion h môme nom que lui, puisque le radical que nous avons
donné plus haut signifie perdre et détruire. Il a toujours quelque
chose d'extra-naturel. —De même, les Aryas, peu admirateurs
des dents envenimées, ne se contentèrent pas de vouer au feu et
à la voracité de l'aigle Garuda les serpents et leurs disciples ho-
monymes, ils les précipitèrent au Pâtâle (1). Et toutefois, Lien
qu'aux enfers, les Nâgas restèrent de divins reptiles. Us y sont
représentés, dans le Mahâ-bhârate et les Pourânes (2), comme
éblouissants de pierreries, habitant de magnifiques palais, et li-
vrés en leur souterrain séjour à des joies et délices qui dépassenl
môme celles du ciel d'Indra, Ce luxe, ces palais, dépeignent au
naturel et l'esprit sensuel des fils de Cham, et l'aspect de leur
pays. Il est à croire qu'ils mirent Ja main à l'enfer d'invention
aryenne et hostile, pour le restituer en paradis.
Nous ne nous sommes pas aperçu que l'espèce très particulière
du serpent de l'Eden ait été reconnue par ceux qui ont traité le
sujet. C'est le serpent in génère que l'on voit : mais cela est loin
de suffire, car la nature à part du reptile est faite pour éclairer
bien des points importants. Quelques-uns de ces points tiennent
aux facultés extraordinaires que les populations prêtaient à l'o-
phidien; d'autres sont simplement géographiques, et néanmoins
du plus grand intérêt.
Ainsi, pour dire encore un mot sur ce dernier point de vue,
l'apparition du nakhash assoit de mieux en mieux l'emplace-
ment édénique. Le terme de nakhash, comme ceux qui l'accom-
pagnent dans l'Eden, Koush, ''Havilah,bdellium et agourou, shoham,

(1) Dans VAdi-parva du Mahâ-b., l'action naturelle et funeste du reptile provoque les
vengeances. Le nàga-clief, Takshaka, tue le roi Parikshit (st. 1703, 1803) ; un autre
mord et fait périr une aimable jeune fille à la veille de ses noces (st. 950). Les Aryas
envoient au feu la méchante race.
(2) Mahâ. 0., Udyoga-parvan, st. 3511 et s. — Vish-pur. 1. II, c. v.
LE SITE DE l'ÉDEN 141

est du vocabulaire chamitique des lieux. Tous, ainsi que le corps


du récit, se prononcent donc pour la réalité de ces lieux indiens,
tels que nous les voyons.

L'identité des noms et des choses que nous faisions, à l'occa-


sion du nâg, ressortir tout à l'heure entre l'Asie Antérieure et
les Indes, est mise hors de toute contestation par un dédouble-
ment fort étrange en apparence, fort légitime au fond, dans la
signification du mot nâg. Tout en désignant le reptile, nâga dé-
nomme aussi dans l'Inde supérieure les métaux étain et plomb,
que l'on confondait alors. Mais la confusion, au lieu d'infirmer
ce qu'il y avait d'ethnique dans cette métallurgie serpentine, ga-
rantit plutôt la communauté de demeure avec le nâg, car les
mines de plomb (nombreuses encore aujourd'hui) multiplient les
preuves de la présence du nâg, que l'on en juge.
Inde: nâga, serpent, et étain, plomb.
Ethiop. : naltlt, étain, plomb; nakes, cuivre, airain.
Egypt. : naît, serpent; as^nagb, étain.
Chaldéo-assyr. : analt, étain, plomb.
Sumér. : anna, niyi, étain.
Arab. : nakkaz, serpent ; analt, étain, plomb ; nukâs, cuivre.
Syrie : anka, étain, plomb ; naksha, cuivre, airain.
Héb. : nakkask, serpent ; chaldaï. : mekhset, cuivre, airain ;
nakhash, cuivre, airain; anakh plomb.
,
Armén. : analt, étain, plomb.
Pers. : anult, étain, plomb.
L'association entre le reptile et le métal est saisissante. Plus
loin on verra à quel point elle est topographiquement exacte ; el
la Bible elle-même, avec Tubal et sa forge le reconnaît implici-
tement (Gen. IV, 22). Mais cette association du métal et de la
bête ne pouvait avoir été imaginée qu'en un pays où les deux se
rencontraient côte à côte. Jamais la Palestine ni l'Egypte, qui
n'avaient pas d'étain, ne l'eussent inventée. La seule origine
alors possible était l'origine koushito-himalayenne. Peut-être
trouvera-t-on le rapprochement si bizarre qu'on le supposera dû
au hasard. Ce serait à tort.
D'où vient en effet que le serpent, l'étain, le plomb, et même
le peuple des Nâgas se trouvaient de compagnie dans le langage ?
142 REVUE THOMISTE

C'est qu'ils l'étaient dans la réalité. Au sein des galeries métalli-


fères de l'Hindou-Koush que fouillaient les indigènes, ils s'em-
paraient de l'étain et du plomb ; mais dans le voisinage ram-
paient des serpents : du tout ils avaient alors combiné une
histoire naturelle et une mythologie à leur façon. Au sommet
était le dieu Nâga, à tête d'homme et corps d'animal. L'étain
était son fils, ndga-ja, « né du nâg »,&knâga-jîvana, « vivant parle
nâg » (1). Les mineurs étaient de la famille, portant aussi une
Jigurc humaine terminée par une forme de cobra. Pour tous un
seul et même nom, nâga. Que des êtres aussi disparates ne for-
massent qu'un ménage, n'était donc pas l'oeuvre d'une pure fan-
taisie sans motif, leur groupement résultait des circonstances, et
jette un grand jour sur nos questions.
Identité des noms du nakhash dans les diverses possessions
chamitiques, identité comme sujet d'incantation, identité avec
le nom de l'étain assurent que le nakhash n'était autre que le
nâga de l'Inde. Le rédacteur du chapitre III de la Genèse, en
parlant du nakhash, parlait positivement du nâga. Employer
cette dernière expression, c'eût été simplement restituer à la
dénomination sa forme première.
Ce nakhash ou nâga nous a déjà rendu le service de nous
mener à l'Eden, où paraît un nâga fameux. Chercher l'Eden.
où ne serait pas le nâg avec tous ses pouvoirs serait peine
perdue. Nous ne savons si matériellement le reptile n'exis-
terait pas en Arménie, Chaldée, etc. ; mais à coup sûr on n'y
trouverait pas le renom, l'importance hors ligne, le culte, les

>
(1.) Le nâg lui-même avait pour mère la déesse Kadru, « la brune », mais aussi « l;i.
terre ». '
Des savants (P. Lknohmant, Ilist. anc. de l'Or., t. I.) veulent que les ' Touraniens
aient été les premiers métallurgistes (lu bronze ; et ils envoient chez eux, au désert do
Gobi, le Tubal-Caïn <le la Bible pour y faire son apprentissage. Cette idée vient de ce
que les auteurs attribuent les métaux antiques de la basse Chaldée aux Touraniens,
Schoumers et Accads, « dont les produits, dit-on, l'exemple et l'influence ont rayonné
sur l'Assyrie, la Syrie et l'Arabie ». D'un seul mot l'on peut renverser la théorie, le
mot de nâg. L'étain et le bronze, comme'on vient de le voir, en portent le nom précisé-
ment dans les pays cités, Assyrie, Syrie, Arabie. Sous la variante anna, ils le portent
même chez les Suméro-Accads tenus pour inventeurs. Les inventeurs étaient ceux qui
dans leur langue usuelle, avaient l'expression de nâg avec ses sens multiples. — Une
seconde et une troisième dénomination, kansa, bronze, kastîra ou simplement tira, étain
passés en Assyrie et Arabie, mais où les Accads n'ont rien à voir, doublent et triplent
la preuve.
77VTT

LE SITE DE l'ÉDEN 143

métaux et le peuple homonyme qui le mettent si haut dans


les Indes.
La Genèse accepta les choses et les noms tels qu'ils étaient,
nakhash, bdellium, etc. ; à noire tour- nous les lui empruntons
avec leurs significations reçues, nous bornant à en amener
l'épanouissement. C'est maintenant ce que nous allons faire
avec le nom de'Ilavilah, pour le moins aussi instructif que celui
de nakhash.

LE NOM ET (Ai CARACTÈRE Dtj l'AYS DE 'hAVILAH

Nos renseignements sur 'Ilavilah sont loin d'être épuisés. Le


nom même du pays deviendra loute une révélation. De leur
côté, les livres indiens nous réservent des faits qui confirment
pleinement ce que des sources différentes nous avaient fait pré-
sumer, et qui suppléent de la manière la plus opportune à la
concision biblique.
On aima toujours à dénommer les lieux d'après leurs condi-
tions topographiques ou leurs produits. Suivant cette coutume
ont été désignés les grands douîpes ou divisions du monde de
la science indienne (1). Il va être certain que par le mot de
Ilavilah ou Xamlah, c'était l'ibis que l'on entendait. x\ppeler
une contrée Xamlah de l'abondance de ses ibis, n'était pas faire
exception, mais au contraire rester en des habitudes qui sont
encore les nôtres.
Les appellations par l'ibis, dans le pays de ce bel oiseau,
devaient même arriver des premières. L'ibis, en effet, ou son
remplaçant échassier et pêcheur, n'était pas un volatile vul-

(\) Le Vithnu-purâna II, iv) déduit ainsi les noms clos douipes
(1. :
Jambu-dvîpa. de l'arbre Jamlu (Eugenia Jambu).
Plaksha-d., de l'arbre Plakslia (Ficus religiosa),
Çâlmala-d., de l'arbre Çâlmali (Coton-soie),
Ktiça-d., de l'herbe Kuça (Poa cynosuroidos),
Krauncha-d., de l'oiseau Krauncha (Courlis, Héron),
Çâlca-d., de l'arbre Çûlca (le Tek),
Pushlcara-d., du Lotus ou de la Grue (Pusltkara),
Los Bouddhistes ont un Ch.dma.ra-d., du boeuf châmare (le Yak).
144 BEVUE THOMISTE

gaire, mais un hôte des plus honorables placé par nos Chamites
zoolâtres dans la hiérarchie religieuse, et si grandement estimé
en la première demeure de la race que son culte passa à toutes
les colonies d'Orient et d'Occident.
Que l'on nous permette de nous arrêter un peu à cet être
intéressant. Jamais on ne l'avait vu et placé dans ce Paradis,
qui -pourtant lui appartient; et l'étendue de ses propriétés
n'était pas encore connue. On ne parle guère que du culte de
l'Egypte, mais l'ibis fut vénéré dans l'Inde, dans la Chaldéo-
Babylonie et jusqu'en Polynésie. Les hommes se plaisaient à lui
emprunter son nom pour eux-mêmes et à le communiquer
autour d'eux (1).
En Egypte l'ibis était hab, habu, c'est-à-dire « le pêcheur »,
et plusieurs localités étaient Hab ; Habu, xvc nome de la basse
Egypte; Medinet Habu, ville du iv° nome de la haute Egypte;
Hab, ville de la grande oasis. Nous avons apporté des preuves
multiples et incontestables de l'origine hindo-koushite des
Egyptiens : la parenté étymologique et historique des deux ibis
de l'Egypte et de l'Inde n'est que l'un des cas dans la communauté
des rapports. Le nom hindo-égyptien est devenu celui de toute
l'Europe.
Mais l'oiseau en portait un autre : comme le dieu dont il était
le symbole, il s'appelait aussi Thot ou Tekh; et dans l'Écriture,
les deux, oiseau et divinité, étaient représentés ingénument par
un ibis. Qui n'a vu cent fois le nom de Thotmes ou Thoutmes,
porté par quatre rois de la xvme dynastie et par bien d'autres?
Mais Thotmes signifie « enfant de Thot », et s'écrit par l'image
de l'ibis, suivie de ms, « enfant ». Or le prototype du Thot ou
Tekh égyptien fut dans les Indes, en un lieu cher aux ibis, et
première résidence du peuple de Tak ou Takas ainsi que de
leur dieu, à nom aryanisc Taksk ou Takshaka. La région ren-
ferme encore beaucoup d'emplacements de Tak. Elle eut aussi
pour son oiseau pêcheur le nom correspondant au Tekh ou Thot
égyptien, ainsi qu'on va le voir. Toutefois l'ibis ayant encore
la désignation Kubal, corrélatif du hab égyptien, celle-ci pré-
valut dans le pays. Le pays lui-même, qui avait reçu ce nom
sous la forme de Kabul, le garda, et le garde encore.
(I) Chez nous ne s'appelle-t-on pas Agnès, Colombe, Rose,, etc.?
LE SITE DE L'ÉDEK 145

En Chaldéo-Babylonie le tenant-lieu de l'ibis répétait à peu


près le nom du Kaboul, sous la variante abaia ou abuia (1).
Ceux qui le vénéraient se réjouissaient d'être comme lui des
Abuia. Si l'on parcourt la liste des limmu d'Assyrie, plusieurs fois
se montrera le nom Abuia. En 853, c'est Samas-Abuia; en 841,
Bel-Abuia; en 795, Kin-Abuia. Il est d'autant plus admissible
que ce nom, avec plusieurs autres du calendrier koushite et une
foule de notions différentes, gagna l'Assyrie (et cela grâce aux
Koushites du sud cuphratique), qu'en Accad l'oiseau était aussi
abaia.
La tradition chaldéenne du Déluge emploie la seconde déno-
mination que vient de nous offrir l'Egypte. Thot y est devenu
Tutu (par réduplication de Tu) ou .Dudu. Le père du juste sauvé,
'Ifasis-Adra, est Ubara-Tutu, « serviteur (du dieu) Tutu ». Les
deux formes égyptiennes du nom Habu et. Thot existent donc
également en Chaldée dans Abaia et Tutu. Pour les Phéniciens
le dernier était Tant.
Voici venir la Polynésie : le héron, le martin-pêcheur, et autres
volatiles semblables, y étaient généralement tenus pour des
divinités, atua, annonçant des choses heureuses. De même que
dans les grands empires cités, leurs noms étaient honorablement
portés par les hommes. En 1777, le roi de l'île entière de Tahiti,
fort connu de Cook, s'appelait Tu, « le héron ». Il regardait
nos oiseaux comme des divinités, atua, et leur présence comme
de bon augure. Tu, « héron », avait juste la môme étymologie
que les autres oiseaux de semblable espèce, étant de tutu, t,
frapper, pêcher. Avec lui, c'est le Thot de l'Occident qui nous
revient. — Le cormoran (avec l'homme pêcheur) qui étai!
avaia, lavaia, ravaia rappelle aussi les oiseaux abaia de Chal-
dée, comme le habu égyptien. Cette seconde identité est non
moins frappante que celle de tu.
Maintenant l'on peut tirer cette conséquence sur les deux
noms de l'oiseau pêcheur se répétant dans les colonies, que
l'Egypte ayant Habu et Thot ou Tekk, la Chaldée Abuia et
Tutu, la Polynésie Avaia et Tu, nécessairement la métropole

(1) Abaia est rendu in gentre par un « oiseau d'eau » et, avec un point d'interrogation,
par pélican. Le pélican était en effet naguère très commun vers l'Euphrate. On y voit
aussi Y ibis comata; et celui-ci est protégé parles habitants comme un patron des lieux.
1-46 REVUE THOMISTE

des Indes, où nous allons voir de près l'ibis havela, possédait


aussi son oiseau tak, et cela d'autant plus justement qu'elle
avait et le dieu et le peuple de Tak. C'est même de l'oiseau et
du dieu indiens que provinrent les autres noms semblables.
Les deux appellations synonymes Hab et Thot ou Tekh ou
TiC, si bien conservées, sont toutes deux d'origine chamitique.
Il convient de le remarquer afin de reconnaître que les faits
qui s'y rattachent, et qui sont des plus singuliers et intéres-
sants, comme ceux d'équitation sur l'oiseau, de parenté avec
Koush, seront de la môme chamitique origine.
Apportons, avant de quitter ce point, la remarque impor-
tante que les peuples qui imaginèrent de faire de l'oiseau
pêcheur une divinité, ou qui entrèrent de plein coeur dans ce
culte, étaient eux-mêmes éminemment 2}êckeurs. Au Cham-
douîpe et surtout en son district de 'Havilah, où l'on
habitait au milieu des eaux, la pêche était l'occupation géné-
rale et la vie. Dans les îles polynésiennes, l'existence était la
même. En Egypte, la pêche était une des grandes richesses,
et le trésor royal en tirait un considérable revenu. On comprend
que, pour des hommes qui voyaient le surnaturel partout,
faire un dieu du volatile, type achevé des pêcheurs, allait de
soi. D'une manière analogue furent créés les autres dieux ani-
maux du Cham-douîpe, c'est-à-dire de la région chamitique
%de l'Hindou-Koush.

La terre édénique de Xavilah reçut pour elle-même le nom


chamitique de^ l'ibis', égyptien habu, éthiopien Jiobe ou kowe,
dont 'Havilah ou Xavilah n'était qu'une nuance. Les livres des
Aryas et la géographie positive vont pleinement justifier cette
étymologie, et l'application du nom ainsi compris à ladite
contrée. Mais les Aryas le feront comme conservateurs des
biens des Chamites, et non de leur propre fonds.
Livres indiens et géographie se prononcent de trois manières :
— en premier lieu, ils donnent avec la dernière évidence le
sens de Xavilah, et mettent clairement sous les regards la
Terre biblique qui porta ce nom. — En second lieu, et pour
leur propre compte, ils enregistrent dans leurs divisions du
LU SITE D13 L'ÉDEN " 1-47

monde un douîpe spécial qui est le répondant parfait du Xavi-


lah de la Genèse. — En troisième lieu, par quatre autres désigna-
tions aryennes de territoires indiens à noms d'éehassiers, ils
enseignent que notre signification de Xavilah n'était certes
pas isolée, et que ce mode d'appellation était on ne peut plus
dans les usages indigènes. — Ces révélations seront probable-
ment inattendues pour le lecteur, qui ne soupçonnerait pas
tant de lumière latente dans les incroyables fantaisies des
Pourânes.
Nos témoignages veulent la remarque préalable que, dans ces
âges, et surtout entre pays différents, les idées et les nomen-
clatures n'étaient pas si bien arrêtées que le nom et le culte
fussent exclusivement le propre d'un être nettement défini.
C'était l'oiseau pêcheur, généralement échassier, que l'on avait
en vue, et qu'atteignait l'étymologie : aussi la nation des
volatiles aquatiques y passait en grande partie, ibis, courlis,
grue, héron, flamant, pélican, cigogne, cygne, oie sauvage,
martin-pêcheur, etc. Dans les Indes les espèces d'éehassiers
sont nombreuses, nombreuses même sont les espèces d'ibis ;
naturellement il en résultait du vague dans les noms : hrauncha
est courlis et héron; baka ou va/ta ; grue et héron, etc.Pour fixer
les idées, c'est le nom de l'ibis que nous prendrons le plus sou-
vent, mais il restera entendu que si ce n'est de lui, c'est de
son alter ego que nous voulons parler.

-- Maintenant, à nos témoignages. Nous en apporterons six sur


l'équation 'Havilak et ibis; mais le premier est fondamental. Il
parle si haut et si clair qu'il pourrait nous dispenser des
autres. Expressément fait pour 'Havilah, il offre les précieux
avantages et d'en donner la signification et de mener droit
au Pays. -
Le nom d'ibis, qui, par son sens de « pêcheur », rendait si
bien en Egypte, Ethiopie, Chaldéo-Babylonie, Accad, Polynésie,
la nature de l'oiseau, et que nous avons conjecturé appartenir
aux Indes, en venait effectivement. Il s'y trouvait, disions-
nous, plus haut, sous deux formes correspondantes à.celles de
l'Egypte, habu, et tekk. C'est même de l'Indus que ces deux
formes émigrôrent au Nil. Mais tekh ou tak, appliqué à l'oiseau,
148 " REVUE THOMISTE

n'est plus visible vers le Gange; il faut retourner à l'ancêtre de


habw.
Celui-ci, épargné par la longue suite des siècles, est toujours
présent. Le prenant pour son compte, le sanscrit a gardé le
nom indigène, qui, sans perdre son unité, ondule quelque
peu dans ses apparences, et souvent joint le lotus à l'ibis (1).
Ge nom conservé, on le reconnaîtra aussitôt, est celui-là
môme qui, dès l'aube des temps, suivit les colons en Egypte.
Le habu du Nil y paraît sous des nuances diverses, qui sont
évidemment les variantes d'un seul et même mot :
Kuèa, kuva, kubalà, kuvala, kuvela, kurvalaya, kahva, kavela,
l'Mvala, kavâra, kamala (2) [Lotus, Ibis] (3).
On ne peut s'y tromper, il n'y a là qu'un seul terme. Le
lotus et l'ibis ont plusieurs noms dans les Indes, mais celui-ci
est le nom primitif, emporté dans la vallée du Nil, puisque
des deux côtés il est le même. Chez les Hindous actuels,
dont la population est en grande majorité chamitique, celte
appellation première, kaval ou kanval (car on ne prononce pas
Va final bref) est restée la plus usitée ; nous l'entendons jour-
nellement. Elle est aussi celle qui, par les traités écrite
.
kavâra ou kavela, se donne au plus parfait des ibis, le Tan-
talus Falcinellus (4). Kavâra est encore le lotus. Si l'ibis fut
si haut placé en Egypte, c'est que les Egyptiens venaient de
ces pays où leurs pères l'avaient divinisé.
Sur tous les domaines chamitiques, comme le nom de
(J) Dans nos lexiques égyptiens nous ne voyons pas le lotus synonyme de l'ibis; mais
comment ne l'eût-il pas été en Egypte quand il l'était aux Indes sous plusieurs noms,
notamment sous celui de kuba, frère germain .du habu d'Egypte ? Cependant, à côté de
hab, lotus, on a hem, hem, kam, ibis, de hem., pêcher, comme hah, ibis, est de hab-hab
poursuivre.
(2) Kamala. lotus et grue, n'est certainement pas du sanscrit Z-amala, « désir luxu-
rieux », où on le trouve fourvoyé; il est bien plutôt une variante île plus de Jcavâlaci
autres. La déviation du b en m, qui est si fréquente, se produit juste pour le même cas
dans l'égyptien, qui dit ham, hem, ibis, comme il dit hab. Aux Indes ainsi, qu'en Egypte
les deux variantes subsistaient donc à, la fois.
La mère du roi Knvaîayâ-pîda, « monté sur une grue », dont nous allons parler, était
Kamaladevi.Sa.ns doute à lanière le lotus, comme au. fils l'oiseau.
(3) Sous plusieurs de ces titres les lexiques n'inscrivent que le lotus; mais d'après l'en-
semble il est manifeste que l'oiseau doit suivre. Cela s'impose quelquefois, comme à
propos de Kuval-açva, nom d'un prince « à cheval sur... » une monture, qui ne peut être
que l'ibis Imval, non pas le lotus huval.
(4) iïâjataranginî, lib. IV, si. 353-372. — Le nom du faucon-épervier, bde'i aux Indes,
bâfc en Egypte, était aussi nom propre.
LE SITE DE l/ÉDEN 149

l'ibis ornait un dieu, nous l'avons vu décorer aussi les hommes.


Dans la série, n'oublions pas le peuple éthiopien des Avilîtes
ni celui du Kaboul, les Kabuli. Les Indes enchérissaient, atta-
chant parfois à l'homme une monture plus réellement ibis
que lui-même. Kuval-âcva ou Kibal-âçva, c'est-à-dire le Sei-
gneur Ibis « monté sur un ibis », fut pour le Vishnou-pourûne
(liv. IV, vm) un prince de la dynastie lunaire, dynastie que
l'on peut regarder comme chamitique.

Outre la monture, le môme nom met sur la voie d'un fait


à intérêt singulier; c'est que l'homme à nom d'ibis, Kuvala,
est de la lignée de l'illustre patriarche indien Kuça. Or préci-
sément, dans la Genèse (x, 7), l'éponyme à nom d'ibis, Xamlah,
est de la lignée du grand patriarche Kush, et même son fils.
Aux Indes, il y a plus : le père ou grand-père de Kuça est
Balâka, « la grue », ou Balak-açva, « monté sur une grue ».
Nombre d'autres semblables pourraient être cités, comme au
Kashmire, région d'ibis, Kuval-âditiya, et Kwoalayâ-pîda (1).
Les femmes partageaient l'honneur : avaient-elles autant de
grâce que les grues, on leur faisait le compliment de les
appeler Balâka. Balâka, « ma grue », était une douce flatterie
à une femme aimée. Si nous reconnaissons que 'Bavilah veut -
dire ibis, cette parenté emplumée n'en soutient-elle pas excel-
lemment le sens?
Le père de Kuça, Balak-âçm, et. son petit cousin Kuval-
ûçva, chevauchent donc, le premier sur une grue, le second
sur un ibis (2). Voilà bien nos Chamiles se délectant aux
mythiques équitations, et chez qui tout dieu avait sa mon-
ture, quadrupède ou volatile. On doit se garder de dédaigner
ces romans comiques' : plusieurs vérités d'une sérieuse impor-
tance peuvent en être extraites : 1° Kush et 'Ilavilah, que la des-
cription de l'Edcn et le chapitre X montrent réunis, et comme
personnages et comme pays, sont aussi assemblés par les Pourânes
aux deux mêmes points de vue, dans Kuça et Balâka; 2°'Bavilah

(1)L'ibis appartient au genre Tanlalm.


(2)Quelques cylindres rapportés du sud delà Mésopotamie, représentent des person-
nages à califourchon sur des oiseaux. Brahma lui-même eut un cygne pour véhicule.
Shanda, le dieu de la guerre, est sur un paon.
150 'REVUE THOMISTE

regardé'comme le centre des ibis, est également pris comme


tel par la littérature indienne, qui y fait parader ses cavaliers
à ibis. Pour les deux sources l'unité traditionnelle devient
évidente. Cependant si la Bible eut 'Havilah comme oiseau,
elle Je laissa comme monture.

Le nom qui fut celui de l'ibis et du lotus, Kuba, Kuvala, etc.,


el qui s'engrène si étroitement avec celui de Kush ou Kuça,
par la plus fortunée des applications, va maintenant nous con-
duire par la main à l'habitat commun de la fleur et de l'oiseau,
qui sera le précieux 'Havilak ou Chavilah (Xavilah) paradi-
siaque.
ï° Kuba, ibis, lotus, est juste le nom donné par le Rig-Veda
au Kaboul : Kubhâ.
2° Kubala, ibis, lotus, est dans Ptolémée, la ville et le dis-
trict de Kabura, ayant pour habitants les Kabolitse.
3° Kubal, Kami, ibis, lotus, est : Kaboul.
4° Kavela, ibis, lotus, est exactement : 'Havilah ou Xavilah,
et identique aux précédents, qui le sont à : Kaboul.
Quoi de plus simple? Kabal, Kavela,, ete., qui est l'ibis, est
donc également Kaboul et Xavilah. Kavela, Kaboul, Xavilah,
c'est tout un; ou Xavilah, pays des ibis, est le Kaboul.

Quant aux Kabolitse, K«6oXït«i, n'y reconnaît-on pas le nom


du peuple des Avalites, cités plus haut dans la colonie du
'Havilah éthiopien? Les Kabolitse de l'Inde sont les Avalites
dans leur berceau.
Le nom de Kabolitse, qui peut-être nous vient pour la pre-
mière fois par le géographe Ptolémée (liv. VI, c. xvm, 3), est
sans doute le môme qui par le voyage el le temps s'inclina en
Avalites : il est donc d'une antiquité extrême. Mais on sera
bien aise de constater que ces Kabolitaj vivent toujours à la
même place et sous le même nom. Les habitants de la région
du Kaboul sont généralement appelés Kabulis (Wood, Vambery,
Drew). Comme l'expression pécheur, chasseur, convient aussi
bien à l'homme qu'à l'oiseau, le même nom pouvait aller à l'un
LE SITE DE I/ÉDEN loi

et à l'autre, et l'on avait' habu, Aaval, ibis, peuple Havalite ou


Kabolite, el aussi leur contrée commune (1).
Avec les Chamites qui habitèrent ces lieux et les dénom-
mèrent, on entre dans une ethnographie animale faite pour
la race. De même qu'il y avait deux peuples-poissons, les Anous
et les Matsyas, un peuple-singe, les Kapilâs, un peuple-serpent,
les Nâgas, etc., ainsi y eut-il un peuple-ibis, les Havalites ou
Kabolites, ou plutôt il y en eut plusieurs, qui vont bientôt se
présenter. Tous ces peuples ou leurs ancêtres vécurent rappro-
chés clans le corps de l'Hindou-Koush. Un même système
réglait en conséquence beaucoup de noms, celui des Havalites
comme les autres. Les animaux du pays avaient été sacrés, et
l'on s'identifiait à eux. Le dieu Thot, muni de sa tête à long
bec, avait donné ou suivi l'exemple. Les Havalites allaient,
comme Knbal-âçva, enfourchés sur leurs oiseaux ; les INâgas
sous leur chef humain se prolongeaient en serpents ; les Anous
et Matsyas, de même que leur nymphe Satya-vati ou viatsya-
nâri, « poisson-femme », étaient à moitié poissons (2); les
Kapilàs étaient pour le moins couleur de singe. De cette façon
émerge le principe de l'animalisation humaine et divine qui
intrigue tant la science.
La Bible échappe à tout ce fantastique, comme nous la
verrons échappera d'autres : elle n'a ni ces animaux divinisés,
ni ces hommes animalisés, ni ces montures bestiales. Cette
exclusion est remarquable. Cependant, les fables élaguées, il
reste de chaque côté un canevas semblable, qui insinue ces
deux choses, el l'unité antique, et une antique bifurcation.
N'oublions pas que les compagnons et amis de l'ibis possé-
daient aussi nos trois richesses connues, qui consommaient
leur droit à être des 'Iiavilites.

S'il était naturel de dénommer la région d'après les nuées


d'ibis que l'on avait en vénération, il ne l'était pas moins de

(1) On donne quelquefois une même étymologic à Kaboul et Kapisa ; c'est une erreur
Kaboul ou 'Jlavilah est de liab-hab, poursuivre, chasser, d'où ibis, tandis que Kapisa est
du singe Kapi, lui-même de l«up, couvrir, obscur, brun. Les deux racines se retrouvent
distinctes en Polynésie: 1° apu-h., poursuivre, chasser; 2° kapa. h., couvrir.
(2) Le peuple Anou s'écrivait en Egypte par la figure entière.$u poisson.
132 REVUE THOMISTE

Ja désigner d'après les lolus, qui lui imprimaient aussi leur


caractère, et que l'on prisait également. Le soleil ne naissait-
il pas du calice de la fleur?
Les circonstances locales font ressortir l'à-propos du nom à
double portée que l'on avait choisi : L'ibis et le courlis sont
friands non seulement de poissons, de petits reptiles et de mol-
lusques, mais des grains et fibres du lotus. Celui-ci en a même
été surnommé Kraiinchâ-danay « nourriture ou grain du
Krauncha », lequel est le courlis. Or cette terre que parcourent
le Kaboul et ses affluents, très arrosée et fertile, est par excel-
lence le royaume du lotus. Pour le Slishnu-purâna sont dans
le douîpe correspondant un mont Pundarîkavat, « plein de lolus
blancs », une rivière KumudwôM, « couverte de lotus rouges »
et notre géographie positive vient à l'appui avec une ville
grande et célèbre capitale du Gandhâre, bâtie au confluent de
la Gaurê et du Kaboul, nommée Pmkkalâvaratî ou Pushkarâvatî
« abondante en lotus bleus », avec une population de Pushkarâs.
On comprend que pour les ibis et les courlis une pareille sta-
tion n'avait pas son égale. Tout aussi bien sent-on que pour
des hommes qui n'avaient autour d'eux que leurs fleurs et
leurs oiseaux chéris, le nom de Xavilak ou Kaboul, semblable
à tant d'autres, devait s'être offert de lui-même.
Bientôt vont venir d'autres districts à noms de divers èchas-
siers, mais seul le Kaboul a expressément reçu celui de l'ibis,
Kavela, Si donc l'on veut jouir de la perle édénique de Xavilak,
il ne faut pas sortir du Kaboul.

En sa description de 'Havilah, fort brève, comme avait été


celle de Koush, la Genèse ne parle ni de l'aspect local, ni de
l'ibis, ni du lotus, sinon implicitement lorsqu'elle prononce le
nom de 'Havilah, dont le sens n'a cependant pas encore été-
pénétré. Très explicite au contraire est sur ce point la litté-
rature indienne : elle apporte le plus heureux des complé-
ments. A chaque instant se montrent les échassiers de tout
genre : ils ont leur « Pays » à eux, leur douîpe personnel.
qui sous le vêtement sanscrit de Krauncha porte un nom sur
lequel il n'y a pas à se tromper. L'hôte des airs et la fleur
des lacs y régnent dans le domaine alpestre et humide qui
LE SITE U!C L'ÉDBiV 153

leur convient. Nous allons voir cela pour notre second rensei-
gnement sur la fraternité entre ibis et 'Havilah.
Ce sera le fait annoncé tout à l'heure, que de môme qu'au
« Pays
de Koush » de la Bible répondait un « Kuça-dvîpa »
des livVcs de l'Inde, de même au « Pays de 'Havilah » répond
dans lesdits livres un « Krauncha-dvîpa », qui est son substitut;
en sorte que les deux Terres paradisiaques sont reproduites en
deux douîpes indiens, que l'on peut dire hindo-koushites. La
fidélité de l'image se complète par les circonstances que si les
deux Pays édéniques sont voisins l'un de l'autre, les deux
douîpes le sont également; bien plus, que, au sein même du
Krauncha-dvîpa, est une province de Kuçala.
Parmi les sept douîpes ou divisions énumérées par les Pou-
rânes, et comprenant toute la terre, celui qui confine au Kuça-
dvîpa, séparé de lui par un anneau de mer, est en effet le
Krcmncha-dvîpa. Siva en est le patron. Mais que signifie le
terme sanscrit de Krauncka...'? Le parallélisme est vraiment
admirable : il a le sens à'ibis... de courlis, et encore de
héron (1) ! On vient d'avoir le motif de celte dénotation locale,
c'est la très grande quantité des oiseaux krauncha dans le pays
et principalement dans les montagnes.. Echassiers voyageurs,
les courlis fréquentent en hiver les plages maritimes, et quand
vient l'été ils gagnent les hauteurs. Les oiseaux de ce genre
foisonnaient sur les crêtes innombrables de la contrée, sur le
majestueux pic surtout — il est bon de le savoir — appelé
spécialement Hindou-Koush, et qui, donnant son nom à toute
la chaîne, règne en son milieu étincelant de neiges et de
glaces. Dans la province de Kaboul, au printemps, quand arri-
vent les essaims, les oiseleurs accouraient des environs en cer-
taines vallées connues, et prenaient des chiffres énormes de
lierons, grues, Karkara (sorte de grue), canards, oies et cigo-
gnes. On se représente les stations de myriades d'oiseaux
voyageurs sur certaines îles et côtes où par la suite des siècles
s'est amassé tant de guano. « Les riverains du Bârân, dit l'em-

(1)Krauncha est de Kraimch, crochu, crooked. C'est l'oiseau au long bec recourbé.
Son nom scientifique l'exprime Niiménius arqualus. — Voir sur le Krauncha-dvîpa :
Mahâ-bh., Bhishma-p., st. 458 ; — Vishm-p., liv. IT, iv; — Râmâyana, Kiskindhya-k.,
C. XLII.

UEVUE THOMISTE. — 'i" ANNÉli.


— 11.
184 KBVUE THOMISTE

percur Baber, capturent un nombre considérable de Hérons.


Les plumes qu'on porte sur la tête viennent de ces oiseaux :
c'est un des articles exportés du Kaboul dans l'Irak et le Kho-
raçan (1). » Pays des courlis et lierons, le Krauncha-dvîpa, qui
doit être pris dans ces sites, est donc un 'Havila-dvîpa, « Pays
des ibis ».
Ce douîpe de Krauncha n'est certainement pas imaginaire ;
comme le Mahâ-bhârale et les Pourânes, le Râmâyane le compte
parmi les douîpes du nord, et place la montagne de même nom
que lui dans le système du Mérou. Au sommet de celle montagne
il admire la lac Mânasa ou « de l'esprit », très célébré par la
poésie indienne, qui en fait le lieu de naissance des cygnes el des
oies sauvages, et chante les migrations de ses hôtes aquatiques
moitié réels, moitié fabuleux. A l'époque de la,Grande Guerre et
de la composition du Mahà-bhârate, la montagne rendez -vous des
courlis et des cygnes, et par ce poème également rangée dans
le cercle du Mérou (2), avait assez de notoriété pour servir de
thème aux comparaisons. « Ces flèches terribles, dira le Drona-
parva, ayant brisé le bras de Bhimasena, entrèrent dans le sein
de la terre, comme des oiseaux qui s'abattent sur le mont Kraun-
cha. — Ces traits, orné.s d'or, entrèrent dans les membres de
llarua comme des cygnes dans le mont Krauncha, (3). Aujourd'hui,
sur le plateau de ce même Mérou ou Pamir, la rivière Murghâbî,
« la poule d'eau », que les géographes regardent comme la vraie
lète de l'Oxus, au lieu du Panja d'abord accepté, dit encore par
son nom quels êtres vivants animaient ces hauteurs pleines de
lacs et de fleuves.
Le Krauncha vient de nous doter d'inappréciables renseigne-
ments, en nous parlant de montagnes, d'étangs, de cours d'eau,
tout couverts d'un peuple ailé (4). Comme la Genèse ne donne

(1) ifêm. de Baber, t. I, p. 307 ot suiv. — Nous avons ici pour les Indes et pays voisins
un exemple de ee genre de coiffure, dite sauvage. La Péninsule le goûte encore. Kuça
et nos premiers Kousliites, chasseurs montagnards, la portèrent certainement. Siva, le
Kueala, on avait une belle, qui le faisait surnommer Pakshien, le « porteur de plumes »..
(2) Mahd-bhârata, Vana-parva, st. 14331.
(3) Id. Drona-parva, st. 5529 et S804. — Les flèches volent toujours avec des plumes
de héron ou de paon. La tête de l'archer en porte une parure.
f-'t) Est-ce que le Krauncha plutôt que le Kaboul ne serait pas le véritable 'Jlavilali ?
Dans ce cas,'Hav.ilah remonterait quelque peu au nord, au delà de l'Hindou-Koush,
parmi les vastes attenants orographiques du Pamir. Mais la substitution n'est pas admis-
I/Ë SITE DE L'ÉDEN 155

pas ces détails, grâce à eux son 'Havilah se dessine et colore.


En même temps que nom de pays, Krauncha fut un nom
d'homme (1), aussi bien que ceux des autres échassiers connus,
Kavela, Thot, Balâka, Yaka; il fut surtout pour les Àryas un
nom d'Àsoure ou de démon, parce qu'il était un nom de ces
adversaires si attachés à l'ibis. Les indigènes, qui ne parlaient
pas sanscrit, ne pouvaient user de ce terme de Krauncha, mais,
quelle que fût leur expression, par sa signification même elle
était apparentée à celle de 'Havilah.
Nous ne prétendons pas que le Krauncha-dvîpa et le 'Havilah-.:
dôîpa s'ajustent exactement l'un sur l'autre, la géographie pou-
ranique est trop nuageuse pour qu'on puisse s'y fier, et son
Krauncha est du reste plus près du Mérou; mais il n'y a pas de
doute que lato sensu ils ne font qu'un. Tous deux sont dans
l'Himalaya occidental, tous deux sont limitrophes du Kuça-dvîpa,
tous deux ont un nom de môme portée, exprimant par la faune
l'aspect du pays; Si va dout le 'grand siège repose sur ces monts
est le dieu spécial du Krauncha-douîpe; or, sous le nom de Seba,
il est pareillement à la famille du 'Havila-douipe (Gen. x, (i, 7).
Le Krauncha-douîpe signale donc un TIavila-douipe.

De la démonstration sur le vrai site de 'Havilah et de la mise


en relief de son calque pouranique, nous passons aux quatre
documents que nous avons annoncés comme des auxiliaires très
propres à faire ressortir combien les dénominations de territoires
par les oiseaux pêcheurs étaient chose vulgaire.
Parmi les noms les plus communs de la grue et du lotus est
,
pushkara. De même que celui de Krauncha, le nom est donné à
l'un des sept grands douîpes de la terre pouranique, le Pushkara-
(h'îpa. Une ville qu'Arrien dit très grande (2), populeuse, célèbre,

silile. Les noms s'y opposent les premiers : 'Havilah est Kavela et nullement Krauncha.
Le terme de Krauncha est sanscrit, celui de Kaboul est foncièrement chamitique, "et redi-
sant juste 'IlavilaJt. Il est de si vieille date qu'il a assisté à la fondation de l'iigypte,
i[u'i! s'y trouve plusieurs fois transporté, qu'il l'est en Ethiopie, qu'il l'est dans l'Arabie
jeetanide, dès un âge où il ne pouvait être question du Krauncha sanscrit. Sa célébrité
est bien autrement grande que celle du Krauncha; et tandis que le Pamir est nu,
ilépeuplé, le Kaboul est d'une richesse de végétation exceptionnelle, et porta toujours
une population d'une densité capable de fonder des colonies. Le ''Havilah de ces colo-
nies est évidemment le Kaboul, nullement le Krauncha..
(1) Mahâ-b7i.,-Drona-parva, st. 6821.
(2) Aérien, Indi. 1,
' " I
'

156 REVUE THOMISTE

capitale du Gandhare, assise sur la rive gauche de la Swât, un


peu avant son union avec le Kaboul, non loin de l'Indus, la cité
de Pushkalâ-vatî ou Pushkarâ-mtî, portait le nom du douîpe.
Elle avait emprunté à la plante et à l'oiseau sa désignation,
pushkara étant l'un et l'autre. Les Aryas, qui moins que les
Chamites s'intéressaient à l'ibis, pensaient probablement dans
pushkara plus à la première qu'au second; cependant ils voyaient
aussi le volatile, et l'avaient même qualifié, relativement à ses
habitudes, de pushkar-âkhya, pushkar-âhva, « celui qui appelle
ou compte les lotus ». Quant aux Chamites, qu'ils fussent dans
les Indes ou en Egypte, ils avaient une vénération égale poul-
ies deux.
La ville de Pushkalâ-vatî est assez réputée en elle-même et
comme capitale pour que les livres indiens ne fussent pas les
seuls à parler d'elle et de ses habitants, les Pushkalâ-mtas; la
littérature classique, par plusieurs de ses géographes, s'occupe
aussi du territoire des ITeu-xeAafim,; et de son peuple.
En ses deux acceptions, Pushkara est complet synonyme de
Kavela. Cependant nous ne voudrions pas accorder au Pushkara-
clôuîpe des Pourânes un emplacement précis autour- de la ville,
ni des contours arrêtés qu'il ne comporte probablement pas. Il
-
restera donc avec son allure générale un peu vague, mais à cou-
leur locale très prononcée.-

Trois autres territoires, avec la même faune et des noms cor-


respondants, renseignent comme ce qui précède; ce sont ceux
deVa/ia, Kanka, Kuce-caya. S'ils ne cadrent pas sûrement avec
le site de 'Havilah, ils ont néanmoins l'avantage d'offrir des pro-
ductions de même caractère, traduites par des noms synonymes
de 'Havilah, et d'être tous trois situés dans la même circonscrip-
tion de Koush et de Kaboul.
Vaka ou Balta est le héron et la grue. Il se plaît comme l'ibis
auprès du lotus, auquel il a valu le surnom de vaka-saha-vâsin,
« celui qui habite avec la grue ». L'important est que vaka
dénomme aussi un douîpe, le Vaka-dvîpa, avec les Vakâs, les
hommes « hérons ou grues », pour peuple. Il est de plus un nom
de personne et de démon.
Un cinquième nom de l'échassier redit les mêmes choses ; c'est
^VFy~r

LE SITE DE L-ÉDEN '157,

Kanka, qui est fortt employé. De nouveau il indique le héron,


et probablement aussi le lotus, car on lui trouve Je sens de
« parfum de lotus ». —
Il dénommait encore une division du
monde, une sorte de douîpe. Son peuple de Kanhâs, à l'égal des
Vatcâs, était résolument un « peuple-héron » {Bhislima-parm,
st. 369). Que ces noms ne nous surprennent pas; on en avait
bien davantage (1). Il existait des .Kank comme particuliers.
Quelques-uns sont une autorité sérieuse à l'appui de la présente
thèse, car dans la ville môme de Kaboul (ou de l'ibis) il y eut des
rois Kank mentionnés par les chroniques -arabes. En tout cas,
avec les Kank, on ne sort point du Cliam-douîpe, ni du voisinage
de Kush et de Kaboul.
Sixième renseignement. Dans le coeur môme du Kuça-dvîpa,
parmi ses sept montagnes (car tout va par 7 : 7 douîpes, 7 pro-
vinces dans chaque douîpe, 7 fils de roi pour les gouverner,
7 fleuves, 7 chaînes de montagnes, 7 enfers, etc.,) est celle de
Kuçe-çaya. « qui repose dans les herbes » ou dans l'eau, épithète
à la fois de l'oiseau, la grue, et de la plante aquatique, qui se
tiennent compagnie dans les Jacs. Bien des noms leur étaient
ainsi communs, d'une communauté qui éclaire celle de la véné-
ration rendue aux deux (2). Le soleil qui, avant de le faire en
Egypte, s'élevait dans les Indes de la corolle du lotus, devenait

(1) Quantité d'autres pourraient ûlre cilcs : les Rukkurâs « peupic-chien », les Kakat
fit Karatâs « peuple-corbeau », les Mushâlms « peuple-raton voleur », etc. Puis viennent
les sobriquets, les Ashtha-JCarnakâs « aux lèvres courant jusqu'aux oreilles », les Usldra-
Karnakâs « aux oreilles de chameau », les Karna-prâvaranâs « se faisant un manteau de
leurs oreilles », etc. Ne porte-t-on pas chez nous des noms comme ceux de Vaka, Kraun-
èha, Kanka? Quel Français ne connaît ^T. Héron? Quel Anglais ne connaît M. Crâne (la
grue) ? Quel Italien ne connaît M. Cicogna ?
(2) Kavela est le lotus et l'ibis, Pushkara le lotus et la grue, JValina le lotus et la grue,
Aravinda le lotus et la grue, Tâmaraea « qui se tient dans l'eau », le lotus et la grue,
Ainbho-ja « né de l'eau », le lotus et la grue, Ambho-ruh et Jala-ruh « qui s'élève de
l'eau », le lotus et la grue, etc.
En raison de cette communauté de nom, on pourrait se demander si 'Havilah n'expri-
mait pas plutôt la fleur que l'ibis. Mais les motifs qui indiquent l'ibis sont décisifs :
1° Balâka « la grue », père de Kuça, est naturellement.l'oiseau, non la fleur; 2° le
douîpe de Krawiclm « au bec recourbé » est encore pour l'échassier ; 3° Kuvaloa Kuva-
laya, l'homonyme de 'Havilah, sur lequel les héros se livrent à l'équitation avec tant de
plaisir, n'a pas besoin de commentaire. Pour monture les dieux ont tous un animal : on
ne galope pas sur une fleur. Le nom consacré à ce genre de véhicule est, du reste, âçva
relatif au cheval, i" Le dieu Thol, type de la famille, est ibis et non lotus. — 'Havilah
représente donc non la fleur, mais l'oiseau.
'.i.58. REVUE THOMISTE

un Kiiçe-çaya-Kara, « rayon du Kuçe-çaya », Vishnou était


pareillement Kuvale-çaya ou Nalim-c-aya, « reposant dans un
lotus ».
Il nous faut répéter ce point important, que le mont Kuçe-çaya
« la grue » est dans le Kuça-dvîpa lui-même, à l'état d'enclave,
comme réciproquement, dans le Krauncha-dvipa, « douîpe du
courlis », nous avons vu une province de Kuçala. En sorte que
deux fois, par cette géographie pouranique, sont associés Kuça et
Yêchassier. C'est une surprenante reproduction de la géographie
édénique, notre 'Havilah « l'échassier » touchant au « Pays de
Koush ».

Tout ce qui précède nous a montré dans les Indes des contrées
pi
r,' à noms d'oiseaux pêcheurs, et en quelque sorte 'Habilites. Accom-
pagné de tant de frères, le douîpe indien et paradisiaque de
i 'Havilah ou des ibis est donc loin d'être fait pour étonner.
On a sommairement indiqué que les sources indiennes donnent
jusqu'à la parenté des deux éponymes, Kuça et 'Havilah. Lors-
que, dans le Râmâyane, le hràhmane Kauçîka Yiçwà-mitra
fait naître son ancêtre Kuça du sein de Brahmâ, il cherche à
le rattacher à la religion'du jour et à son plus grand dieu, il
l'aryanise. Mais Kuça que l'on trouvait déjà, dans l'oeuvre scien-
tifique la plus archaïque que l'on connaisse, celle du Calen-
drier, élevé à la présidence de l'un des mois, avait reçu des
hommages des siècles nomhrcux avant que ne fût imaginé
Brahmâ. Aussi les Pourânes, appuyés sans doute sur de vieilles
traditions, parlent tout autrement que le brahmane de fraîche
date. Pour le Bhâgavat, qui affecte les formes anciennes, Kuça
est petit-fils de Balâka,« la grue », et pour le Vishnou-pourâne
(IV, vu) il est fils de Balâth-âçva, « monté sur une grue ».
L'ibis, ainsi que beaucoup d'autres, jouissait de semblable
privilège : nous avons déjà, contemplé le prince Kuval-âçva, « à
cheval sur un ibis ».
Que l'on pèse cette conformité entre les deux familles, de la
Bible et des Pourânes; elle est instructive :
Pour la première, Koush est père de 'Havilah, l'ibis; pour
la seconde, Kuça est petit-fils de Balâka, la grue. Les rôles
l.E SITE J)E L'ÉDEN 15!»

de père et de fils sont intervertis, mais le genre de filiation


hautement caractéristique est le même.
Personne, surtout après les nombreux traits parfois si excen-
triques et pourtant semblables, qui se sont offerts, ne pourra
se refuser à cette grave conséquence, que les deux exposés
partent d'une source commune; et si l'origine du récit poura-
nique est évidemment aux Indes, celle du récit biblique, avec
ses Koush et 'Ilavilah, leur appartient au même titre. L'Inde
s'affirme donc de plus en plus comme l'origine la plus
incontestable.
Que le lecteur ne se fatigue pas: il s'agit d'une vérité capitale,
que nous désirons établir, et un dernier argument, qui n'est pas
le moindre, réclame encore sa place.
Une contrée possédée à une certaine date par les Chamites,
contrée d'ibis, qui en a reçu le nom, et les honore, a besoin
de leur dieu. C'est Tekh ou T/wt, qui porte noblement sa tète
,
de longirostrc. Nous savons que Tekh ou Thot est aussi bien
que hab le nom même de l'ibis égyptien; et nous avons prouvé
qu'il était antérieurement, comme Kavela, le nom de l'ibis
indien. Le dieu était de plus cynocéphale et nâga. Ainsi il con-
centrait en sa personne les animaux sacrés du pays. Mais ces
animaux représentaient autant de peuples :
L'ibis Kavela est le symbole de 'Ilavilah, des '.Habilites ou
Kabolitoe.
Le cynocéphale Kapi est le symbole dé la Kapisène, des
Kapilàs ou Kefas.
Le serpent nâga est le symbole de la nation des Nâgas.
Thot représente donc avec leur Olympe les principales nations
de la contrée, 'Bavilites, Kapilàs, Nâgas et Takkas.
Nous nommons les Takkas; hâtons-nous de dire en effet que,
en tant qu'humano-divin, Tekh est un artisan et un artiste,
charpentier, sculpteur, architecte, tatoueur, forgeron el la per-
sonnification du peuple nullement éteint des Tâks on Takkas (1).

(1) Le siège des Tâks ou Takkas indique celui du dieu. Pour les livres indiens (Vish-p..
IV, iv. — Vat/u-p.), les Talcs firent partie de l'empire du GandhAre, dans l'angle nord
du Kaboul se joignant à l'Indus. Mais nous pensons légitime de reculer au delà dans le
temps et les lieux, et d'en voir les premières tribus plus à l'ouest, plus à l'ouest même
que la ville de Kaboul. Le peuple-serpent Nâga et les Takhas avec leur dieu-serpent
fllil
1.(50 ' REVUE THOMISTE

Le clieu-serpent-cynocéphalc-ibis-artiste et artisan eut son


premier siège au royaume des ibis et du peuple des Takhas, dans
la sphère du Kaboul dont 'Havilah est l'homonyme. Il pourrait
donc se qualifier doublement de 'Havilite soit en raison de son
élégante tête, soit en raison de son royaume. L'Eden sans
doute ne prend pas le dieu pour son compte, mais les Cha-
mites le prennent pour le leur.
Nous apprenons ainsi une dernière fois que 'Ilavilah (ibis)
est la région du Kaboul.

'Havilah — le.Kaboul, c'est notre seconde terre.paradisiaque.


Combien d'informations ne sont-elles pas venues nous le dire !
Kavela, « ibis », Xavïlah, Kaboul n'ont qu'un seul et môme sens,
ol le moi; de Kaboul marque le site, un site où viennent mou-
rir les monts de Koush. La littérature indienne, malgré ses
allures fantaisistes, avait ces mômes choses, un Krauncha-
dvîpa, « douîpe de l'ibis », que vient effleurer son Kuça-dvîpa,
nombre d'autres localités à pareille couleur locale, et, en plus,
son dieu-ibis pour y présider.
Si nous constations plus haut que les Indes, et les seules
Indes avaient de nombreux et notables « Pays de Koush », nous
pouvons ajouter maintenant qu'elles, et elles seules, ont aussi
de nombreux « Pays de'Ilavilah ». Comme il se manifeste par
l'extrême abondance de ses produits, l'Eden se prouve par
l'évidence et la féconde ramification des deux régions qui le
composent. Dans les hypothèses émises sur des sites différents,
on peut bien rencontrer quelque élément particulier à couleur
édénique, de For, un pays de Koush, mais il n'est pas un ins-
tant contestable que le premier empire de Koush, avec sa rayon-
nante postérité, que le 'Havilah primitif, avec tous ses seconds,
sont aux Indes. Il n'y a pas une localité de 'Havilah, il y en a dix ;
il n'y a pas une localité de Koush, il y en a cinquante; il n'y a
pas dans ou sur le sol de maigres produits du luxe signalé par

Talishaka, ne se confondaient-ils pas ? Or « les serpents Nâgas furent dans le Nishadha


(Hindou-Koush) », dit le Bltislima-parva, st. 246.
Un autre fait veut les Takkas en ce point, celui de la métallurgie, dont nous ferons
voir les mines et forges où fut Pélain, entre le sud do l'Hindou-Koush et la petite chaîne
(les Paghman, vers la source de l'Hilmend. Artisans sur le bois et les métaux, les
Takkas comptèrent certainement parmi les premiers travailleurs de ces ateliers.
[.E SITK DE L'ÉBËN 161

la Genèse, ils foisonnent : c'est le centre des grands magasins


de la nature, et des grands magasins des hommes pour la vente
et l'exportation de ces objets; enfin, il n'y a pas quelques rares
serpents vulgaires, c'est la patrie où le nakhash-cobra eut tous
ces repaires qui ont rendu son nom el ses opérations magiques
célèbres dans le monde.
Quoique les pays indiens à noms d'échassiers soient multipliés,
il est non seulement présumable mais certain que. dans ..la
chaîne donnée par la littérature indigène une grave lacune existe
touchant le Pays du Kaboul. La Genèse ne mentionne que lui,
les livres indiens n'en parlent pas. Cependant son nom porte
on Egypte et chez les Koushites d'Arabie, qui le transférèrent
en Ethiopie, s'annonce par cela môme comme sorti des Indes,
avec celui de Koush, son vieux contemporain. Les 'Ilavilah
d'Ethiopie et d'Arabie sont même des preuves certaines qu'il
y eut un antique 'Ilavilah indien, leur premier exemplaire.
Si cet 'Ilavilah est le seul, que la Genèse rappelle à l'occasion
de son Eden/il est également le seul qu'enregistre la géographie
ancienne et classique dans son Kophes (le Kaboul) et sa contrée
des KabolitiB. — Les deux géographics se soutiennent par
leur accord.
Lors donc que la Genèse cite avant tout, sans pourtant en
exclure d'autres, ces deux Terres de Koush et 'Ilavilah, loin
d'errer, elle dit très vrai, et quant à l'existence, et quant à
l'antiquité. Dans la Genèse, ces contrées arrivent toutes deux dès
le début; dans l'histoire, elles viennent dès les temps pré-
1 égyptiens.
Koush et Ilavilah! Ni l'un ni l'autre de ces deux Pays de
l'Eden ne se sont éclipsés. Leurs souches sont toujours dans
le sol ; et, ce qui est vraiment admirable pour un passé de cette
taille, elles y sont portant les mêmes noms : Le Pays de Koush... ?
mais c'est YHindou-Koush orné de sa palme de territoires
koushites... ! Le Pays de Xavilah...? mais c'est le pays du
Kaboul avec ses Kabolitai\.. !
Voilà l'Eden..A
(Asuivre.) Fr, Etienne Brosse, O.P.
Sous ce titre vient de paraître un opuscule de M. l'abbé Gay-
raud, qui fera probablement un certain bruit à cause de son
auteur et des circonstances dans lesquelles il est publié. Malgré
l'aridité du sujet et d'autres considérations qui nous eussenl
porté au silence, il nous a semblé que la question doctrinale
engagée et l'honneur de l'école thomiste directement mis en
cause ne permettaient pas qu'une Revue Thomiste laissât passer ce
livre sans en présenter à ses lecteurs un examen critique détaillé.

M. l'abbé Hippolyte Gayraud, nul ne l'ignore, appartenait, il


y a quelques années, à l'Ordre de Saint-Dominique. Ses supé-
rieurs lui coniièrent pendant un an, en qualité de suppléant,
le cours de théologie dogmatique, et, plus tard, la chaire titu-
laire de Philosophie à l'Institut catholique de Toulouse. Il publia
à celle époque, contre le Molinisme, deux ou trois brochures
qui n'étaient pas de nature à plaire aux partisans de ce sys-
tème, et qui le rangèrent en bonne place parmi les défenseurs
«lu Thomisme.
Aujourd'hui M. Gayraud rendu au clergé séculier, cédant aux
instances de ses amis, informe le public que « l'opinion qu'il
•«
s'était formée et qu'il avait professée concernant les rapports
«
de la divine Providence avec la libre volonté de l'homme.
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 163

« s'est un peu modifiée, à la suile d'une étude nouvelle et plus


« indépendante des textes de saint Thomas ».
En quoi consiste cette modification? M. l'abbé Gayraud est-il
passé avec armes et bagages dans le camp des molinistes dont
il était naguère l'adversaire si décidé? — Non. M. Gayraud veut
encore suivre saint Thomas, et il affirme en maints endroits de
son récent opuscule qu'à son avis « saint Thomas n'est pas moli-
niste », que « partout e( toujours saint Thomas suppose Yefficace
« intrinsèque de la causalité de Dieu, contrairement à ceux qui
« tiennent pour le système de la science moyenne et du concours
« simultané » (p. 131).
Ranger aujourd'hui M. Gayraud au nombre des molinistes, ce
serait donc une injustice. — Cette injustice, ne se trouvera-
t-il personne pour la commettre? Je n'oserais en répondre.
L'opinion, à tort ou à raison, est trop habituée à regarder comme
impossible ou comme intenable une position intermédiaire entre
le molinisme et le thomisme, pour que tout adversaire ou trans-
fuge de l'un de ces systèmes ne, soit pas regardé comme un
partisan plus ou moins avoué du système opposé. Or, M. Gayraud
a composé son opuscule pour que l'on sache qu'il n'est plus avec
les thomistes, donc... concluront certains...
S'il ne s'agissait que de M. Gayraud, nous pourrions nous
tenir tranquilles ; à l'occasion, il saura bien, s'il lui plaît, se
défendre tout seul, et ce serait lui faire injure de supposer qu'il
puisse avoir besoin d'un secours étranger.
Malheureusement, la pensée personnelle de M. Gayraud n'est
pas seule engagée ici. Voulant exjjliquer comment son opinion
sur ces matières s'est modifiée, il dit que c'est « à la suite d'une
étude nouvelle et plus indépendante des textes de saint Thomas ».
Or, quelques-uns ont vu dans ces paroles une accusation contre
l'Ordre religieux auquel appartenait autrefois l'auteur, et qui.
est plus spécialement le défenseur et le représentant de l'école
thomiste ; et déjà l'on prévoit que les avisés adversaires de cette
école ne manqueront pas d'insinuer, avec une pointe de malice
bien excusable du reste, que si tous les Dominicains n'évoluent
pas vers le Molinisme, c'est parce qu'ils ne peuvent pas étudier
ou exposer d'une manière indépendante la doctrine de saint
Thomas.
164 REVUE THOMISTE

Pour ma part, je dois le.dire, j'ai quelque peine à admettre


que M. Gayraud, même pour expliquer son évolution, ail; entendu
donner une pareille portée à ces expressions de sa préface. Ce
n'est certes pas lui qui ferait à l'Ordre de Saint-Dominique un
reproche de s'être imposé spontanément la sévère discipline qui
l'oblige à défendre la solide doctrine de saint Thomas. On se
rappelle encore avec quelle vigueur, au congrès scientifique inter-
national de Paris, en 1891, il exécuta — c'est le mot— un con-
gressiste qui s'était permis, à ce sujet, de l'accuser lui et les Do-
minicains de servilisme. El, quant à l'attachement des thomistes
aux autres maîtres de leur école, M. Gayraud n'a pu oublier ces
lignes écrites il y a cinq ans par un auteur qui lui tient de près.
«
Saint Thomas, voilà parmi les thomistes le seul maître unani-
« mement acclamé; la Somme, telle est la source où tous puisent

« avec abondance leur enseignement et les principes de leurs


- « théories. Nul ne se met en peine s'il est d'accord avec Bannez; il

« suffit à chacun de perpétuer pour sa part dans les écoles la so-


« lide doctrine de saint Thomas d'Aquin, en y joignant, comme
« il est
juste, ce que Je progrès des études théologiques apporte
« de siècle en siècle au développement scientifique de la tra-
« dition. Dans l'école thomiste, dit Echard, « après la parole

« de Dieu, les conciles et. les Pères, il n'y a qu'un seul maître
<(
docilement écouté, c'est le Docteur Angélique; les autres n'ont
« d'autorité qu'autant qu'ils fui sont fidèles ». C'est le sentie
« ment de tous les thomistes. Chacun d'eux pourrait dire
« comme Alvarez : « Pour moi, je n'ai qu'un but qui est d'ex-

« poser clairement les points principaux de la doctrine des saints

« Pères, en particulier de saint Augustin et de saint Thomas,


« sur le secours de la grâce divine. » C'est donc un fait cons-
« tant que l'école thomiste ne montre pas plus d'attachement à
.« Bannez qu'à tout autre disciple de saint Thomas (1). »
De plus, s'il le fallait, nous en appellerions à la conscience
de M. l'abbé Gayraud. Dans son enseignement oral ou écrit, la
dépendance dont on voudrait qu'il se soit plaint, a-t--elfe pesé
bien lourdement sur lui ? Sans doute il assurera que la vigueur
de sa raison, la méthode rigoureuse de sa pensée, il les doit,

(1) Ti. P. Gavuauii, Thomisme et Molinïsme, p. i7.


SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME ' "165

pour une bonne part, aux leçons de ses maîtres, à la forte dis-
cipline théologique de l'Ordre dont il fut le disciple. Mais lui'
a-t-on jamais imposé toute faite une seule conclusion? La
direction que l'on a donnée à son esprit s'est-elle jamais recom-
mandée d'une autre autorité que celle des raisons qui l'ap-
puyaient? Dans cette affaire du Molinisme en particulier, M. Gay-
raud pourrait dire si quelqu'un l'a obligé, que dis-je ? l'a seu-
lement invité à intervenir dans le débat ouvert entre les deux
écoles rivales. N'est-ce pas de son plein gré, de son propre
mouvement, par sa seule initiative, qu'il réclama d'entrer dans
la lice où d'autres champions plus anciens que lui rompaient
déjà des lances? Trouvant, peut-être, que Je combat languissait,
il publia, avec autorisation sans doute, mais nullement sur com-
mande, ses opuscules : Thomisme et Molinisme, Providence et
Libre Arbitre. Et si les examinateurs de ses ouvrages ont eu à
lui faire quelques observations, ce n'est certainement pas en vue
de l'amener à. accentuer davantage ses opinions thomistes.
Pour toutes ces raisons nous sommes convaincus, répétons-le,
que M. Gayraud n'a pu vouloir se plaindre d'une prétendue pres-
sion exercée sur son esprit.
Tout au plus, peut-être, aura-t-il voulu insinuer que, comme
tous les hommes vivant dans un milieu déterminé, il avait,
durant son séjour parmi les thomistes, subi inconsciemment une
influence qui le prédisposait à voir les choses d'une certaine
façon, influence dont il se trouve aujourd'hui dégagé. Dans ces
ternies, sa réflexion ne contient rien d'offensant, rien même que
de très juste, à notre avis. Oui; mais, réduite à cette signification,
son indépendance actuelle ne prouve absolument rien contre la
vérité de ses anciennes opinions, et, elle ne saurait être invoquée
comme une cause de progrès scientifique. Car il resterait à démon-
trer que ce milieu dans lequel ses opinions s'étaient formées et
développées était défavorable à la culture philosophique de l'esprit,
à l'épanouissement normal de la véritable doctrine théologique,
à l'interprétation rationnelle de la pensée de saint Thomas. Ce
fut précisément l'erreur de Descartes de vouloir reconstruire
l'édifice de la philosophie en dehors de toute éducation intellec-
tuelle antérieure. C'est encore le sophisme de nos modernes
libres-penseurs, qui veulent chasser l'enseignement religieux de
166 REVUE THOMISTE'

l'école sous prétexte de préserver de tout préjugé l'esprit de l'en-


fant et de lui permettre ainsi de faire, plus tard, une étude plus
indépendante des questions religieuses. Au surplus, en se sous-
trayant à l'action d'un milieu social dans lequel on a vécu,
peut-on bien toujours se flatter d'arriver à une véritable indé-
pendance? Je soupçonne que bien des molinistes, après avoir lu
le présent opuscule de M. Gayraud, attribueront toutes les réserves
qu'il fait encore contre la science moyenne et le concours simul-
tané à, des préjugés invétérés déposés au fond de son esprit
sons l'influence du milieu où il vivait auparavant. D'autres pour-
ront, au contraire, se demander si en quittant un milieu l'on ne
tombe pas fatalement dans un autre; si l'on réussit toujours h
échapper à une ancienne influence sans en subir une nouvelle ; si,
enfin, il n'y a pas, pour l'intelligence de la langue maternelle,
certains avantages, certaines grâces pourrait-on dire, attachés
au sol natal et dont on s'expose, par un exil prolongé, à perdre
le bénéfice. Quoi qu'il en soit, il semble équitable
— et l'auteur
de l'opuscule en conviendra volontiers— que l'opinion nouvelle
de M. l'abbé, non moins que l'opinion thomiste anciennement
professée par le Révérend Père, soit jugée suivant sa valeur
intrinsèque, indépendamment des conditions extérieures de
temps, de personne et de milieu. C'est donc h l'examen des rai-
sons proposées par M. Gayraud que nous allons désormais appli-
quer toute notre attention.

i\

Quand on considère Dieu dans ses rapports avec les agents


créés en général, et les agents libres en particulier, il s'offre'
à nous sous un double aspect : comme ordonnateur du monde
dans sa prescience éternelle ; ensuite comme gouverneur du
inonde, présidant par sa toute-puissante opération à la réali-
sation du plan conçu et arrêté dans la prescience. Où et com-
ment Dieu connaît-il les actes libres de la volonté créée ?
SAINT THOMAS KT LE PRÉDÉTERMINISME 167

Quelle est la part qui revient à l'opération divine dans nos


actes libres? — Tels sont les deux points autour desquels
gravitent à peu près tous les problèmes que peut soulever l'es-
prit humain touchant les rapports delà Providence avec notre
libre arbitre.
Sur ces deux points, on le sait, deux grandes écoles théolo-
giques sont en désaccord. Depuis trois siècles, molinistes et
thomistes entre-croisent les arguments, les brochures, les épais
volumes. Laquelle des deux écoles a raison; laquelle, du
moins, reproduit la véritable doctrine de saint Thomas? Autre-
fois, M. Gayraud avait affirmé dans son livre « Providence et
Libre Arbitre » que l'école thomiste avec sa théorie des décrets
prédéterminants et de laprêdéterminitionphysique donnait la vraie
solution et était en pleine conformité avec saint Thomas.
Aujourd'hui il pense que les thomistes pas plus que les moli-
nistes n'ont pour eux saint Thomas.

Les molinistes, eux, se séparent du saint Docteur sur les prin-


cipes mômes qui commandent la matière : La doctrine de saint
Thomas semble à M. Gayraud « toujours ouvertement Contraire
« au système de la science moyenne... Celle-ci n'a aucun fon-
« dément dans la doctrine du saint Docteur. Ce moyen d'ac-
« corder le libre arbitre avec l'action divine lui est entière-

« ment inconnu. » De môme pour le concours divin : « Il est


« hors de doute, dit encore M. Gayraud, que la motion en quoi
i« consiste, d'après saint Thomas, l'opération de Dieu dans les
->

« causes secondes n'est pas un concours simultané. » Saint


Thomas attribue à Dieu une influence sur la cause elle-même
libre ou naturelle, et par la motion de la cause il atteint
l'acte ou l'effet. Les molinistes, au contraire, attribuent à Dieu
dans les actions de la créature un concours de coopération en
quelque sorte collatérale. Dieu produirait directement et sous
un aspect spécial, le môme effet que la cause créée produit
sous un autre aspect, mais l'actuation de la cause créée ne
serait pas due à la motion divine comme le veut le Docteur
Angélique. Ce n'est donc pas chez les molinistes qu'il faut aller
chercher la doctrine de saint Thomas.
< î

168 REVUE ÏHOMISTK

Cen'est pas non plus chez les thomistes.


Ceux-ci, il est vrai, à l'opposé des molinistes, ont très bien
saisi les principes de l'Ange de l'École et ils s'accordent plei-
fpô. nement avec lui quant au point de départ. C'est toujours à la
causalité divine que saint Thomas a recours pour expliquer
comment Dieu connaît en lui-même les effets, les opérations
des causes secondes naturelles ou libres. De même les tho-
mistes ; ils ne sortent jamais de là, ils n'indiquent jamais une
autre raison de la prescience divine. Egalement pour l'inter-
vention de l'activité divine dans nos actes libres : c'est sur la
cause seconde qu'ils font, comme saint Thomas, tomber la
motion de Dieu. Dieu est cause de nos actes en actuant, en
actionnant par sa motion l'activité de la créature. Sur les prin-
cipes fondamentaux de la doctrine, le thomisme s'accorde donc
avec le saint Docteur, il doit être regardé comme son légi-
time interprète.

Mais voici où existe le désaccord.


Pour la motion divine, les thomistes prétendent qu'elle
actionne la volonté créée non pas seulement d'une manière
générale au bien universel, mais encore au bien particulier
d'une manière précise,- déterminée, et que l'on peut, dès lors,
appeler cette motion une motion déterminante, une prédéter-
mination. — Or saint Thomas n'a pas précisé à ce point la
motion divine. Il est prémotionnistc, ce n'est pas douteux ; il
n'est pas prédéterministe. « Et cependant, on doit le r'econ-
« naître, les prédéterministes s'appuient constamment sur des
«
principes vraiment thomistes. Ainsi ils se donnent l'appa-
<t rence de ne faire que développer la pensée intime de saint
« Thomas.
Mais ce développement n'est-il pas contre l'intention
« du Maître ? En poussant jusqu'à l'extrême les principes
« logiques de d'opération de Dieu dans la volonté libre, ne
« s'expose-t-on pas au péril de blesser cette dernière? » (p. 102).
Sur la science divine, le désaccord signalé entre l'école
thomiste et saint Thomas est un peu plus difficile à saisir.
M. Gayraud, ordinairement clair et pressant, devient ici un peu
hésitant et embarrassé. Il est vrai que la question est sca-
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 169

breuse et qu'en dehors du sentier battu il n'est pas aisé de


trouver une issue.

Je pourrais en quelques lignes résumer l'exposé de l'auteur,


mais, de crainte de paraître lui imputer une argumentation qui
ne serait pas la sienne, je préfère, — dussé-je paraître abuser
de la citation, — laisser la parole à M. Gayraud.
Nos actes libres sont des modes d'être distincts de Dieu, des
modes d'être futurs et des futurs contingents. Or sous tous ces
aspects, M. Gayraud l'avoue, « la raison pour laquelle, suivant
« saint Thomas, Dieu les connaît, c'est qu'il est leur cause
« première; ou en d'autres termes : la causalité efficiente de
« Dieu est la raison de la science divine » (page 26). « On le
« voit clairement, d'après le Docteur Angélique, toute la pres-
« cience se démontre par la causalité de Dieu. AroiIà le véri-
« table principe thomiste de la divine prescience » (page 45).
Mais comment est constituée d'après saint Thomas la causalité
efficiente de Dieu? Voici : « D'une part l'intelligence fournil
« la forme à réaliser, l'idée de l'effet ; de l'autre, la volonté
« commande et détermine la réalisation effective de la forme
« conçue... Celte théorie de la causalité divine nous met, sans
« tergiversation possible, en présence des décrets déterminants
« de la volonté de Dieu : « Voluntas est causa ut imperans,
« forma determinatur per voluntatem. » La théorie de saint
« Thomas est générale et sans exception... Voilà pourquoi en
« fouillant les raisons de la prescience et de la causalité divines,
« nous trouvons, au fond, les décrets déterminants ou prédé-
.« terminants » (page 49).
Mais c'est tout à fait là le sentiment des thomistes, dirons-
nous ; en quoi donc sont-ils en désaccord avec saint Thomas?

« Avant de répondre, reprend M. Gayraud, il nous faut


« résoudre une très subtile question de dialectique. On sait que
« les raisons démonstratives se divisent scolastiquement en
« deux classes; les raisons propter quid et les raisons quia. Il
« s'agit de savoir si, dans la pensée de saint Thomas, la cau-
« salité efficiente de Dieu à l'égard des créatures en général
« et de nos actes libres en particulier est, par rapport à la
KEVUE ïnOMISTE. 3e ANNÉE. 12.

170 RËVUB THOMISTE

« prescience divine, une raison démonstrative propter quid ou


« seulement une raison quia... Qu'est-ce que la raison propter
« quid, qu'est-ce que la raison quia? L'une et l'autre démon-
« trent certainement la réalité d'une chose, la vérité d'une
« proposition et forcent l'assentiment de l'esprit; ce sont de
« solides et complètes démonstrations. Mais tandis que la raison
« quia ne fait que prouver que la chose existe ou que la pro-
« position est vraie, la raison propter quid montre en outre le
« pourquoi réel, antécédent et immédiat, de l'existence de la
« chose ou de la vérité de la proposition. » Et M. Gayraud
donne ae bel exemple tiré de la philosophie : « Soit à démon-
« trer l'immortalité de l'âme. Cette vérité peut être prouvée
« par diverses raisons telles que le désir inné du parfait bon-
« heur et la nécessité d'une juste sanction morale. Ce sont là
« des raisons quia, des preuves que l'âme est naturellement
« immortelle ; mais aucune de ces raisons ne montre pourquoi
« l'âme humaine est de sa nature douée d'immortalité. Il existe
« cependant une raison propter quid de l'immortalité de l'âme,

« à
savoir son incorruptibilité de forme substantielle simple et
« complètement subsistante. Voilà le pourquoi réel, antécédent
« immédiat, la raison propter quid de l'immortalité de l'âme
« humaine.
« Cela posé, il me paraît clair que si la causalité efficiente
« de Dieu est la raison propter quid de la prescience divine, il
« s'ensuit que les
décrets déterminants, qui constituent immé-
« diatement la causalité efficiente de Dieu, sont, en dernière
« analyse, la raison explicative, le pourquoi réel, antécédent et
« immédiat de la divine prescience; et les Thomistes sont les
« vrais disciples de saint Thomas.
« Mais si la causalité divine efficiente n'est que la raison quia
« de la prescience divine, alors on ne peut conclure que le der-
« nier fondement de la prescience soit ce qui constitue la cau-
« salité. Dans ce cas, en effet, la causalité serait la preuve que
« Dieu connaît les créatures, en particulier nos actes libres ;
« elle ne serait pas l'explication, le pourquoi, de cette divine
« science... De la sorte, les éléments constitutifs de la causalité
« ne serviraient aucunement à expliquer la prescience; et les
« thomistes fausseraient la pensée de saint Thomas ».
SAINT TIIOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISNE 171
; ^ - —

«La causalité divine efficiente est-elle, au sentiment du


« Docteur Angélique, la raison propier qiùd de la prescience
« de Dieu? »
Voilà le problème à résoudre.

III

Nous aurions aimé voir ici M. Gayraud nous exposer un peu


à fond ce qu'il croit avoir trouvé dans la doctrine de saint Tho-
mas. La question en valait la peine. Il ne s'agit de rien moins,
en effet, que de déposséder de son plus beau titre de gloire
l'école thomiste qui, on voudra bien l'avouer, a compté des
hommes éminents et mérite quelque respect. Il s'agit de jus-
tifier l'accusation passablement grave qu'on lui fait d'aAroir
faussé la pensée de saint Thomas. Il s'agit — c'est sans doute
beaucoup moins important, mais enfin cela mérite encore
réflexion de la part d'un homme qui ne joue pas avec sa
pensée — il s'agit de montrer pour quels motifs, après une
étude nouvelle et plus indép>endanle des textes de saint Thomas,
on a soi-même changé d'opinion en ces hautes questions, pour-
quoi on a renié l'enseignement que, du haut d'une chaire d'u-
niversité, l'on avait donné à de jeunes prêtres avides de vérité,
que l'on a ensuite publié avec éclat dans des ouvrages appré-
:ciés. Or, pour toute démonstration, M. Gayraud nous apporte
deux textes isolés de saint Thomas ; et pour rendre manifeste
la valeur écrasante de ces textes contre l'école thomiste, il nous
offre une demi-page d'explication.
Pour montrer avec quelle inconsidération — qu'on veuille bien
me pardonner Fexpressi a, — on s'en est pris au thomisme
des thomistes, je ne saurais mieux faire que de citer tout en-
tière cette demi-page sans en omettre un iota. M. Gayraud
m'en saura gré, car c'est pour cette demi-page que toute la
première partie de son opuscule a été composée.
« Que nous apprennent ces textes (1) ? On y voit d'abord que la

(1) Nous citerons plus loin ces textes en les rendant à leur vrai sens.
172 REVUE THOMISTE

« connaissance n'est pas un attribut essentiel de la causalité,mais


« de la causalité intelligente. Pour passer de la causalité divine à
« la prescience, il faut ajouter quelque chose à la notion de cau-
« salité : si adjungatur, dit l'Angélique Maître. Cette adjonction,
« c'est que Dieu est un agent intelligent et qu'en Lui être et
« savoir sont la même chose : ipsum esse Dei est intelligere ».
« Grâce à cette notion surajoutée, on voit que la préexistence
« de l'effet dans la cause est, pour la cause première, une
« préexistence de l'ordre intelligible : les effets divins préexis-
« tent en Dieu à l'état intelligible. Il s'ensuit que la causalité
« ne conduit à la prescience que moyennant une idée étran-
<t gère à
elle-même, — per accidens, dirait-on en scolastique, —
.

« à savoir moyennant l'idée de nature intelligente ajoutée à


« l'idée de cause. N'en doit-on pas conclure, senible-t-il, que
« la causalité efficiente de Dieu n'est pas de soi la raison propter
« quid de la divine prescience? »
Et c'est tout. Voilà démontré, suivant M. Gayraud, que la
doctrine de saint Thomas a été faussée par les thomistes.

Reprenons une à une toutes les propositions de cette argu-


mentation.
On voit d'abord, est-il dit, que la connaissance n'est pas un
attribut essentiel de la causalité, mais de la causalité intelligente.
Je voudrais bien savoir de M. Gayraud quel thomiste a jamais
prétendu établir la théorie de la prescience dans la causalité
sur cette proposition que la connaissance serait un attribut
essentiel de la causalité. Ce n'est pas de la causalité que nous
inférons qu'en Dieu il y a connaissance ; mais, supposé qu'en
Dieu, à cause de son immatérialité, il y a connaissance, et qu'il
se connaît parfaitement lui-même, nous inférons : donc il doit
connaître parfaitement sa virtualité causative, et dans cette
virtualité causative tous les effets qui y sont contenus. M. Gay-
raud a fait ici confusion entre la raison pour laquelle Dieu,
cause première, est sujet intelligent, et la raison pour laquelle
Dieu, cause première intelligente, atteint comme objets connus les
êtres distincts de lui. Ce n'est pas, ainsi qu'il cherche, croirait-on,
à nous l'imputer, parce que Dieu est cause première, que nous
SAINT THOMAS ET LU PRÉDÉTERMINISME 173

lui reconnaissons l'attribut de l'intelligence. Mais nous disons :


puisque Dieu, sujet intelligent, est cause première, sa causalité
doit être pour lui un objet connu, et dans et par cette causalité
connue l'entendement divers connaît tous les effets contenus
virtuellement en elle. Et nous ajoutons : comme Dieu ne peut
connaître les réalités extérieures qu'en tant qu'elles sont repré-
sentées dans son essence, et comme son essence n'a pas d'autre
rapport avec les autres êtres qu'un rapport de prééminence
causative, nous concluons à bon droit : non seulement Dieu
peut connaître les ôtres extérieurs dans sa causalité, mais il
ne peut les connaître que dans sa causalité. Et ainsi la causa-
lité divine en tant qu'objet connu est la raison formelle, la raison
propter quid de la prescience divine des réalités extérieures.
Pour passer de la causalité divine à la jyrescience, continue
l'auteur, il faut ajouter quelque chose d la notion de causalité :
si adjungatur, dit ,l'Angélique Maître. Cette adjonction, c'est que
Dieu est un agent intelligent, et qu'en lui être et savoir sont la
même chose ; ipsum esse Dei est ejus intelligere. » — C'est toujours
la même confusion. M. Gayraud, pour nous prendre en défaut,
a changé la question : Il semble chercher comment on passe de la
causalité divine à la connaissance, tandis qu'il s'agit de montrer
comment on passe de la connaissance divine et de la science
que Dieu a de sa propre essence, à la connaissance qu'il a des
êtres réalisés en dehors de lui. « Il faut ajouter, dites-vous,
quelque chose à la notion de causalité. » Pour la question
étrangère que vous soulevez, soit; pour la vraie question qui
' est en litige, pas du tout. Il faut, au contraire, présupposer quel-
que chose. Pour expliquer que Dieu connaît quelque objet, il
'faut présupposer qu'il est capable de connaissance, qu'il a une
nature intelleclive ; pour expliquer que Dieu connaît les objets
extérieurs à son essence; il faut présupposer qu'il connaît déjà
son essence ; et pour expliquer le passage de la connaissance de
son essence à la connaissance de ces objets extérieurs, il faut
chercher quel est le rapport qui unit l'essence divine à ces objets,
et nous disons, nous, que c'est un rapport d'éminence causa-
tive; et, enfin, s'il s'agit de la connaissance des objets extérieurs
réellement futurs ou actuellement réalisés, nous disons que leur
futurition ou leur existence réelle est représentée dans la eau-
W'ï <'
A- s
•B.-i'

174 Ï1EVUÈ THOMISTE

salité divine en tant que celle-ci est actuée en quelque sorte


el déterminée par le propositum voluntatis divines, par les décrets
déterminants, justement appelés aussi prédéterminants puisqu'ils
précèdent de toute éternité les réalités qui se produisent dans le
temps (1). Quant au si adjungatur de l'Angélique Maître, je
me réserve d'en parler tout à l'heure en reproduisant le texte
intégral auquel il appartient.
Grâce à cette notion surajoutée, poursuit l'opuscule,- on voit
que la préexistence de l'effet dans la cause est pour la cause
première une préexistence de l'ordre intelligible ; les effets divins
préexistent en Dieu à l'état intelligible.
Ne dites pas surajoutée, c'est présupposée qu'il faut dire.
Quand il s'agit, en effet, —- et c'est le cas — de présenter la
causalité divine comme médium, comme objet intermédiaire de la
prescience, on ne surajoute pas, on présuppose que Dieu est
un agent intelligent, qu'il est capable de connaissance, qu'il se
connaît lui-même par un acte essentiel qui ne fait qu'une seule
et même chose avec son essence et son être.
Il s'ensuit, reprend l'auteur, que la causalité ne conduit à la
prescience que moyennant une idée étrangère à elle-même — per
accidens, dirait un scolastique, — à savoir, moyennant l'idée de
nature intelligente ajoutée à l'idée de cause.
Oui, cela suit de votre raisonnement, et cela aurait quelque
vérité s'il s'agissait de prouver que Dieu est sujet intelligent,
capable de connaissance, par cette raison qu'il est cause. Mais
cela ne s'ensuit pas du tout quand on recherche comment —•
quo medio —Dieu intelligent et n'ayant pour objet premier adé-
quat de connaissance que sa propre essence, son propre être,
connaît cependant les êtres distincts de lui. C'est bien plutôt
le contraire qui est vrai, et l'on doit dire : Jl s'ensuit que la
faculté intellective en Dieu et la connaissance qu'il a de sa

(i) Un seul regard sur l'ordre des articles de la Somme Théologique (P. I, q. xtv)
suffirait, au besoin, à prouver que nous exposons fidèlement la pensée de saint Thomas.
« Art. 1er : En Dieu il y a connaissance. — Art. 2 et 3 : Dieu se connaît lui-même par-
faitement. — Art. 4 : En lui, connaître et être sont une seule et même chose identique.
— Art. 5 : En se connaissant parfaitement lui-même, il connaît parfaitement sa vertu
causative, et dans cette vertu causative ;ous les êtres qui dérivent d'elle. — Art. 8 et !) :
La science de Dieu, en tant que déterminée par le décret de sa volonté, est cause des
choses qui sont ou seront; et parmi les choses qu'il connaît, celles-là seulement sont ou
seront dont Dieu par son décret veut ou permet l'existence.
SAINT. THOMAS KT LE PHÉDBTERMINISME 1"5

propre essence ne conduisent à la prescience des êtres dis-


tincts de lui que moyennant une idée, une formalité, non pas
étrangère, mais distincte selon notre mode de concevoir et
surajoutée, à savoir l'idée, la formalité de cause ajoutée à l'idée
d'être intelligent, à l'idée d'essence.
Je dis « formalité de cause ajoutée à l'idée d'être intelligent »,
non en ce sens que la formalité de cause soit requise pour
constituer ou compléter, du côté du sujet, l'attribut d'intelligence ;
mais en ce sens que cette formalité de cause est un objet dont
la connaissance est la condition sine quâ non pour que l'intelli-
gence divine connaisse les objets extérieurs.
C'est ici l'équivoque — remarquons-le de nouveau -r— où
M. Gayraud s'est embarrassé.
Il s'évertue à prouver que la causalité n'est pas la T'aison
propter quid pour laquelle Dieu est sujet connaissant, mais que
Dieu est doué d'intelligence, de connaissance, en raison d'une
formalité étrangère à celle de causalité. — Qui donc a jamais
émis un doute sur ce point? Le tort de M. Gayraud est de
croire ou de vouloir faire croire que les thomistes ignorent
ou nient cette vérité.
Ce que les thomistes enseignent, le voici : Dieu, sujet con-
naissant, n'arrivera pas à connaître les objets extérieurs, les
futurs libres, s'il ne connaît pas sa causalité, si sa causalité entant
qa'oèjet connu ne s'offre pas à iui comme médium in quo, comme
objet intermédiaire dans lequel il les voie. Un nouveau et grave
tort de M. Gayraud est d'avoir totalement omis, dans son
attaque contre les thomistes, ce second point de vue, le seul ce-
pendant qui fût intéressant puisqu'on ce sens seulement nous
disons, et nous prétendons qu'il faut dire, que la causalité
est en Dieu la raison propter quid de la prescience des futurs.
En un mot, cette proposition : « Deus cognoscit, propter suam
causalitatem, alia a se, futura contingentia, etc. »... peut avoir
une double signification : 1° Deus, propter suam causalitatem
quatenus cognoscentem, cognoscit... Et alors la proposition ne se-
rait pas admissible et M. Gayraud a raison de la critiquer, car il
est faux que la causalité soit la raison formelle, la raison propter
quid pour laquelle Dieu est sujet connaissant ; 2° Deus cognoscit,
propter suam causalitatem quatenus cognitam, alia a se fu-
176 REVUE THOMISTE

tura, etc.... Et dans ce Sens la proposition est inattaquable, elle


invoque la vraie raison formelle, la vraie raisonpropter quid pour
laquelle Dieu qui se connaît immédiatement lui-même, connaît
aussi, en lui-même, les êtres extérieurs, les futurs, etc.. Or,
ce n'est jamais dans le premier sens, mais toujours dans le second
que saint Thomas et les thomistes avec lui ont entendu celle pro-
position. — De l'argumentation de M. Gayraud il n'y a qu'une
chose à dire : elle est hors de propos.

Ce que j'admire surtout dans cette argumentation, c'est la


conclusion finale : N'en doit-on pas conclure, semble-t-il, que. la cau-
salité efficiente de Dieu n'est pas de soi la raison propter quid de la
divine prescience. — Et ce que j'admire ici, c'est la réserve, c'est la
timidité, c'est l'hésitation de cette conclusion. —- Quoi un logi-
!

cien de la trempe de M. Gayraud vient d'écrire, immédiatement


auparavant, celte phrase : « La causalité ne conduit à la prescience
« que moyennant une idée étrangère à elle-même, peu accidens,
« dirait un scolastique; » — et il propose, sous forme interroga-
tive, avec un semble-t-il tout craintif, cette conséquence que « la
« causalité efficiente n'est pas de soi la raison propter quid de la
« science. » Mais, si l'argumentation qui précède valait quelque
chose, ce n'est pas timidement qu'il faudrait nier, mais avec une
pleine assurance. Et ce qu'il faudrait nier, ce n'est peut-être pas
seulement que la causalité efficiente soit la raison 2>ropter quid de
la divine prescience, mais même qu'elle en soit la raison quia.
Car une formalité qui ne conduit à la prescience que par une
idée étrangère à elle-même, per accidens, ne peut pas servir à une
solide démonstration même par la raison quia.
J'abuse vraiment du droit de critiquer l'argumentation de
M. Gayraud : il aurait raison de s'en plaindre. Mais ce n'est pas
pour lui que j'écris : il connaît trop bien ces questions, il en a
autrefois disserté avec trop de compétence, pour ne s'être pas
aperçu, dès le premier mot, du sens et de la valeur de ma réfuta-
tion. J'écris dans une Revue qui peut tomber sous les yeux de
certains lecteurs moins clairvoyants que lui et les scolastiques
de profession, et à qui sa légitime réputation de théologien, de
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 177

controversiste, et la tournure dialectique de son argumentation


auraient pu en imposer.

Pour être juste, je dois faire connaître une raison que donne
M. Gayraud, de l'hésitation, de la réserve qu'il manifeste dans sa
conclusion. Il est bien vrai « que l'idée de nature intelligente est
« étrangère à l'idée de cause en général, mais elle est essentielle,
« immanente, à l'idée de cause première. Il est, en effet, du con-
« cept de la cause première qu'elle soit intelligente. C'est le sen-
« timent exprès du saint Docteur qui, on le sait, prouve l'intelli-
« gence de Dieu par l'immatérialité de la nature divine, et cette
« immatérialité par la notion de cause première : Cum Deus sit
« in summo immaterialitatis , sequitur quod sit in summo
« cognitionis. » (Som. Théol., I P., q. 14, a. 1.) « Unum
« quodque agens agit per suam formam, unde secundum quod
« aliquid se habel ad suam formam, sic se habel ad hoc ut sit
« agens. Quod igitur primum est et per se agens oportet quod sit
« primo et per se forma. Deus autcm est primum agens cum sit
« prima causa efficiens. Est igitur per essentiam suam forma et
« non compositus ex materia et forma.» [Som. Théol., q. 3, a. 2.)
« Voilà pourquoi, ajoute M. Gayraud, il me paraît probable
« qu'en Dieu la causalité efficiente est la raison propter quid de la
« divine prescience des créatures et spécialement de nos actes
« libres futurs. Mais, on doit le reconnaître, saint Thomas ne s'est
« pas clairement expliqué sur ce point. » « J'arrive donc, — dit
l'auteur de l'opuscule en terminant son attaque contre l'école tho-
miste sur la question de la prescience divine, — « j'arrive donc à
« cette conclusion : 11 n'est pas absolument hors de doute que les
« thomistes, dans leur explication de la prescience divine par les
« décrets prédéterminants, soient fidèles à la pensée du Docteur
« Angélique et d'accord avec les principes de sa théorie. Gela me
« paraît être seulement très probable. »
Nous remercions cordialement M. Gayraud d'avoir ainsi, à la
fin, atténué son accusation contre l'école thomiste. Après les
reproches énoncés, après les considérants du jugement, nous
nous attendions à un verdict plus rigoureux. Il nous avait dit,
dans la préface de son opuscule : « Il me paraît douteux que
« saint Thomas eût approuvé de pareilles conséquences et adopté
178 REVUE THOMISTE

« les décrets prédéterminants... Je crois que saint Thomas n'est


« pas prédéterministe... l'erreur des prédéterministes a été devou-
« loir préciser à l'excès en définissant lemedium de la prescience...
« et (page 14) saint Thomas n'est expressément ni thomiste, ni
« moliniste -- (Pauvre thomisme, quel parallèle!)... (Page 20) :
« saint Thomas n'enseigne, en termes exprès, ni la science
« moyenne, ni les décrets prédéterminants. Dans aucun endroit de
« ses oeuvres, il n'explique la prescience divine des actes libres
« par les décrets de la volonté divine ; nulle part non plus, il n'a
« recours à la science des futuribles ou futurs conditionnels.
« C'est là un l'ait incontestable... (page 55) : si la causalité divine
« efficiente n'est que la raison quia de la prescience divine, alors
« les thomistesfausseraient la pensée de saint Thomas. »
Mon Dieu, de quel terrible orage n'étions-nous pas menacés ?
Mais peu à peu l'horizon s'est éclairai. Voici (page 58) que l'on ne
fait plus que demander « s'il ne semblerait pas que l'on doit con-
« dure que, la causalité efficiente de Dieu n'est pas la raison
« propter quid. » Et puis voici pour nous une circonstance atté-
nuante qui se présente bien à propos : « L'idée de nature intelli-
« gente est étrangère à l'idée de cause en général (hélas.!), mais
« elle est essentielle, immanente à l'idée de cause première. C'est
« le sentiment exprès du saint Docteur qui, on le sait, prouve
« l'intelligence de Dieu par l'immatérialité de la nature divine, et
« cette immatérialité par la notion de cause première. » (0 bon-
heur!)—Aussi, «voilà (page 59) qu'il paraît probable qu'en Dieu la
« causalité efficiente est la raison propter quid de la divine
« prescience des créatures et spécialement de nos actes futurs. »
— Malheureusement « saint Thomas ne s'est pas clairement
« expliqué ». N'importe. « S'il n'est pas absolument hors de
« doute que les thomistes, dans leur explication de la prescience
« divine, soient fidèles à la pensée du Docteur Angélique et d'ac-
« cord avec les principes de sa théorie », du moins « cela paraît
« être très probable ». Allons! nous nous en tirons à bon compte,
et nous remercions M. Gayraud de s'être souvenu qu'il avait affaire
à d'anciens compagnons d'armes.

Toutefois, nous ne pouvons accepterla concession, l'atténuation


faite en dernier lieu par M. Gayraud. En l'énonçant, loin de se
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME i 79

rapprocher des thomistes, et de rentrer dans la question débattue


par eux et dont il s'était tenu écarté jusque-là, M. Gayraud n'a
fait, à notre humble avis, que mieux accentuer, — je ne dis pas
son ignorance, car il n'ignore pas, — mais son complet oubli de
la question en litige, à savoir la question du médium dans lequel
l'intellect divin voit les futurs et les futurs libres. En effet, faire
remarquer que « si l'idée de nature intelligente est étrangère à
« l'idée de cause en général, elle est toutefois essentielle, imma-
« nente à l'idée de cause première», en apporter pour garantie
que « saint Thomas prouve l'intelligence de Dieu par l'immaté-
« rialité, et cette immatérialité par la notion de la cause prê-
te mi ère » ;
citer à l'appui le texte de la Somma I P., q. 3, a. 2 :
c'est, par tout cela, rendre palpable une fois de plus que l'on ne
recherche pas — ce qui est cependant la vraie question — si la
causalité'divine en tant qu1'objet connu est la raison formelle pour
laquelle propter quid Dieu — intelligent, et connaissant en lui-
môme tout ce qu'il connaît — voit les réalités extérieures et nos
actes libres futurs. C'est attester à nouveau que l'on s'est mis et
que l'on s'est, jusqu'au bout, tenu à la poursuite d'un problème
qui n'importe en rien à la prescience des futurs, à savoir : si la
causalité est en Dieu la raison formelle pour laquelle propter quid
Dieu est un être intelligent un sujet connaissant.
J'ajoute — quoique ceci soit hors de mon sujet que M. Gay-

raud, même pour prouver — ce qui n'était pas en cause
— que
Dieu est immatériel, et dès lors intelligent, parce qu'il est la cause
première, a assez mal choisi son argument. Saint Thomas, en
effet, conclut du premier agent à une essence immatérielle, par
une démonstration a posteriori, au moyen d'une raison quia.
Pour nous qui remontons des effets à la cause, des conséquences
aux principes, de ce que Dieu est première cause et premier
agent, nous arrivons à cette vérité que Dieu ne doit pas être un
composé de matière et de forme, mais une forme immatérielle.
Cependant, dans l'ordre ontologique, qu'est-ce qui précède,
quelle est la formalité qui est la raison propter quid de l'autre :
est-ce la formalité de cause première, ou est-ce la formalité de
forme immatérielle? Il est trop clair que c'est cette dernière,
car la forme d'un être n'est pas constituée en elle-même, sui-
vant son mode d'agir ; mais plutôt le mode d'agir d'un être est
180 REVUE THOMISTE

suivant sa forme : « Secundum quod aliquid se habet ad suam for-


mant, sic se habet ad hoc ut sit agens, » dit ici même saint Thomas.
Et c'est fort heureux pour Dieu, car si la raison, propter quid pour
laquelle il est immatériel, et conséquemment intelligent, était sa
causalité, il s'ensuivrait cette absurdité que l'être premier est
constitué dans, son essence intime, et se connaît lui-même, par
dépendance d'une formalité qui ne se peut définir que par un
rapport avec les êtres extérieurs. La formalité de première cause
n'est donc pas la raison propter quid de l'immatérialité et de
l'intelligence en Dieu, elle n'en peut être que la raison quia.
Et ainsi il se trouve que d'un bout à l'autre de son argumenta-
tion M. Gayraud s'est mépris sur les rapports mutuels qu'ont
en Dieu la causalité et la connaissance. Comparant la.causalité
à la prescience divine des réalités extérieures, il dit qu'elle n'en
est que la raison quia, tandis que, en l'entendant comme il con-
vient, il faut dire, d'après saint Thomas et en toute vérité, qu'elle
en est la raison formelle, le pourquoi réel, antécédent et immé-
diat, la raison propter quid. Comparant ensuite la causalité à la
connaissance en général, à l'attribut d'intelligence, il affirme
qu'elle peut en être regardée comme la raison propter quid,
tandis qu"au contraire elle ne peut en être que la raison quia.
Pour un premier essai d'étude plus indépendante, M. Gayraud,
il faut l'avouer, n'a pas été très heureux. Une de ces grâces du
milieu dont je parlais plus haut, une conversation de cinq mi-
nutes avec ces thomistes qu'il fréquentait autrefois, lui eussent
certainement épargné cette mésaventure.

IV

:
J'arrive aux deux textes de saint Thomas cités par M. Gayraud
à l'appui de son raisonnement, et qui, suivant lui, démontreraient
que le saint Docteur regarde la causalité divine comme n'étant
pas la raison propter quid de la prescience divine.
L'un est tiré de la Somme contre les Gentils (1. I, c. 49 : Quod
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 181

Deus cognosçit alia a se) : « Omnis effectus similitude» in causa


sua aliqualiter prseexistit, cum omne agens agat sibi simile.
Omne autem quod est in aliquo, est in eo per modum ejus in quo
est. Si igitur Deus aliquarum reruni est causa, cum ipse sit se-
cundum suam naturam intellectualis, similitudo causati sui erit
in eo intelligibilité!1. Quod autem est in aliquo per modum intelli-
gibilem ab eo intelligitur. Deus igitur res alias in seipso intel-
Jigit(l).
Dans ce texte je vois très bien, avecM. Gayraud, que la connais-
sance n'est pas un attribut essentiel de la causalité. Mais j'y vois
très clairement aussi, — contrairement à ce qu'il y a vu, — que
si à la formalité de causalité est, non pas ajoutée comme il a dit,
mais présupposée ex parte subjecti, comme je disais, la formalité de
nature intelligente, à raison même de la causalité dans laquelle
se trouve la représentation de l'effet, l'effet lui-môme de cette
cause sera connu. Ce qui revient à dire : Dans un sujet connais-
sant, et qui est cause d'effets, la causalité, en tant qu'objet
connu, est la raison p>r0P^er 1U^' pour laquelle les effets eux-
mêmes sont connus. Omnis effectus similitudo in causa sua ali-
qualiter pivisexistit. Voilà comment la causalité est la raison pour
laquelle propter quid la ressemblance des effets est présente à
Dieu. Si igitur Deus aliquarum reruni sit causa, cum ipse sit
secundum suam naturam intellectualis : voilà la présupposition
« ex parte subjecti » dont j'ai parlé. Donc, présupposé que
Dieu a une nature intellectuelle, si à cela on ajoute qu'il y a en
lui la causalité, on saura tout de suite et que cette causalité lui
est connue, et qu'elle est le médium in quo, dans lequel, la raison
formelle propter quid pour laquelle il a présentes à son intelli-
gence les ressemblances des effets, ou, ce qui est la même
chose, pour laquelle il connaît les effets extérieurs. Et parmi ces
effets extérieurs il faut ranger nos actes libres non moins que les
autres êtres, puisque, comme le dit saint Thomas {G. Gent. 1. I, c.
68 : Quod Deus cognosçit motus voluntas) : « Dominium quod
habet voluntas supra suos actus, per quod in ejus est potestate
velle aut non velle, non excluait infïuentiam superioris causae a

(1) Dans l'édition que j'ai on main, il


y a cette version qui me paraît meilleure :
Deus
igitur res alias a seipso vere cognosçit. Mais peu importe.
182 REVUE THOMISTE

qua est ei esse et operari ; et sic remanet causalitas in causa


prima, quoe Deus est, respectu motuum voluntatis, ut sic Deus
seipsum cognoscendo, hujus modi cognoscere possit. »
J'appelle, en passant, la loyale attention du lecteur sur la der-
nière phrase de ce dernier texte. Saint Thomas n'y dit-il pas
manifestement que puisque la cause première est en rapport de
causalité avec nos actes libres tout comme avec les autres réalités
extérieures, à cause de cela — sic —- il résulte que Dieu, en se
connaissant lui-même (et, par conséquent, en connaissant sa
vertu causative) peut — possit — connaître nos actes libres ?
Son essence, et, dans son essence, sa causalité en tant que con-
nue est la raison pour laquelle il peut connaître nos actes libres ;
en dehors de cette raison, il ne pourrait donc pas les connaître,
la causalité en tant que connue est donc bien, « en dernière ana-
lyse, la raison explicative, le pourquoi réel, antécédent et immé-
diat de la divine prescience » (1). M. Gayraud a dit, à la page 53
de son opuscule, que si on lui montrait cela, « il lui paraîtrait clair
que les thomistes sont les vrais disciples « de saint Thomas ».
Je lui laisse le soin d'apprécier. S'il désire un texte encore plus
topique du saint Docteur, je lui signalerai celui qu'il cite lui-
môme (p. 64): Cognitio Dei est de rébus omnibus per causam;
se enim cognoscendo qui est omnium causa, alia quasi suos.effec-
tus cognoscit. (C. Gentil. I, 66.)

Mais hâtons-nous d'arriver à l'autre texte cité par M. Gayraud,


et où se trouve le fameux Si adjungatur qu'il a si habilement
relevé. Je cite, d'abord, le texte incomplet tel que le donne l'au-
teur de l'opuscule; il est pris dans la Somme Théologique (1 P.,
q. 14, a. 5 : Utrum Deus cognoscat alia a se) :
« Cum virtus divina se extendat ad alia eo quod ipsa est prima
causa effectiva omnium, necesse est quod Deus alia a se cognoscat.
(1) La même remarque serait à faire sur cet autre texte do la Somnit Théologique
(I P., c;. Ji7, a. i), cité encore par M. Gayraud (page 44) : Solus Deus cogitationcs cor-
dium et affectiones voluntatum cognoscere potest. Cujus ratio est, quia vol un tas ratio-
nalis créature soli Deo subjacet, et ip&s solvs in eam operari potest... Si la causalité
n'est dans la pensée de saint Thomas que la raison quia et non pas une vraie raison
propter quid de la prescience en Dieu de nos actes libres, l'Ange de l'Ecole n'a fait ici
qu'un grossier sophisme.
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 183

Et .hoc etiam evidentius fît si adjungatur quod ipsum esse causse'


agenlis primoe, scilicet Dei, est ejus intelligere. Unde quicumque
effectuspraeexistuntin Deo sicut in causa prima, necesse est quod
sint in ipso ejus intelligere, et quod omnia in eo sint secundum
moduni intelligibilem ; nam omne quod est in altero est in eo
secundum modum ejus in quo est. »
Ce texte, à première vue, ne paraît guère être en désaccord avec
la théorie thomiste; c'est même ce texte, et ce qui l'accompagne
dans l'article de saint Thomas, qui a toujours été invoqué par les
thomistes pour prouver que la causalité est le médium, la raison
propter quid de la science divine relativement aux êtres distincts
de Dieu. M. Gayraud a l'honneur d'être le premier à s'en servir
pour montrerx|ue les thomistes ont faussé la pensée de saint Tho-
mas. Quant à moi, je tiens que c'est M. Gayraud qui l'a abso-
lument dénaturée.
Pour rétablir la doctrine de saint Thomas, je dois citer les pre-
mières phrases de l'article omises par M. Gayraud : « Respondeo
dicendum quod necesse est Deum cognoscere alia a se. Manifes-
tum est enim quod seipsum perfecte intelligit, alioquin ejus esse
non esset perfeclum cùm ejus esse sit ejus intelligere. Si aiitem
perfecte aliquid cognoscitur necesse est quod virtus ejus perfecte
cognoscatur. Virtus autem alicujus rei perfecte cognosci non
potest, nisi cognoscantur ea ad quee virtus se extendit. Unde cum
virtus divina se extendat ad alia eo quod ipsa est prima causa
eflectiva omnium cntium, necesse est quod Deus alia a se cognos-
cat. » Voilà le premier argument; il se résume fidèlement à ceci :
On ne peut connaître parfaitement la vertu d'un être sans con-
naître en même temps tous les effets auxquels s'étend cette vertu.
Or Dieu connaît parfaitement sa vertu effective, car il se connaît
parfaitement lui-même, ce qui ne serait pas s'il ne connaissait
pas parfaitement sa vertu. Donc Dieu connaît tous les êtres dis-i
tincls de Lui, car sa vertu s'étend à tous les êtres, et tous les êtres
dépendent d'elle comme de leur cause première effective. Cet
argument montre que les effets divins — et tous les êtres distincts
de Dieu sont des effets de Lui — sont connus par Dieu dans la
causalité divine; celle-ci est donc le medmm, la raison pour laquelle
Dieu les connaît. Et la causalité est introduite ici non pas comme
une formalité présupposée à l'intelligence divine qui lui serait
'Jii -Ç?S"î:-

184 REVUE THOMISTE

ensuite ajoutée pour qu'elle devînt causalité intelligente; mais,


tout au contraire, ce qui est présupposé par saint Thomas, c'est
que Dieu est intelligent, bien plus c'est qu'il se connaît parfai-
tement lui-même — et, cela présupposé, il s'ensuit qu'il doit con-
naître parfaitement sa vertu et, dans sa vertu connue, connaître
tous les effets qu'elle contient virtuellement.
Où donc peut-on voir dans cet article, jusqu'à présent, « que
pour passer de la causalité divine à la prescience, il faut ajouter
quelque chose à la notion de causalité, à savoir que Dieu est un
agent intelligent. » — Ce qu'on y voii manifestement, au con-
traire, c'est que, pour que Dieu passe de la connaissance de soi-
même à la connaissance des êtres distincts de lui, il faut ajouter
une formalité à l'être divin connu, la formalité de vertu-causative
connue, car c'est dans et par la connaissance de cette vertu, ou
de son être en tant que doué de cette vertu causative, qu'il con-
naît les effets, les êtres extérieurs à lui.
Mais saint Thomas ne s'est pas arrêté là, il continue : Et hoe
evidentius fit si adjungatur quod ipsum esse causa agentis primai,
1

scilicet Dei, est ejus iutelligere. Unde quicumque effectus


praeexistunt in Deo sicut in causa prima, necessé e^t quod sint
in ipso ejus intelligere, et quod omnia in eo sint secundum
modum inlelligibilem, nain omne quod est in altero est in eo
secundum modum ejus in quo est. »
M. l'abbé Gayraud semble avoir pris Fexpressien Si adjun-
gatur comme tombant sur une réalité, une formalité qu'il
faudrait ajouter à la notion de causalité. « Pour passer de la cau-
« salité divine à la prescience, écrit-il, il faut ajouter quelque
« chose à la notion de causalité : si adjungatur, dit l'Angélique
« Maître. Cette adjonction, c'est que Dieu est un agent intelligent
« et qu'en lui être et savoir sont la même chose. » — Mon Dieu,
ce que c'est qu'une idée préconçue ! Mais non, saint Thomas ne
parle pas d'adjoindre une formalité nouvelle à celle de causalité.
Il dit que la démonstration qu'il vient de faire plus haut devient
encore plus évidente : Et hoe evidentius M, si on ajoute une
réflexion nouvelle : si adjungatur quod...
El quelle est cette réflexion qui va rendre plus manifeste, à notre
esprit à nous, que Dieu connaît les êtres distincts de lui? La
voici : dans la cause efficiente première il y a une simplicité par-
SAINT THOMAS ET LE l'HÉDÉTEIUIINISME J 85

faite, absolue ; l'être même est l'acte intellectuel même: être et


savoir pour Dieu c'est tout un. Qu'en résulte-t-il ? — Il en résulte
cette première conclusion générale, que sous-entend saint Thomas,
c'est qu'il n'y aura dans l'être de Dieu rien qui ne soit également
dans son savoir. En nous, qui sommes des êtres composés, autre
chose est la nature humaine et autre chose la faculté intellective,
autre chose l'être réel et autre chose l'acte de savoir : aussi il y a
en notre être une multitude de choses qui ne sont pas dans notre
savoir ; nous pouvons exister avec l'intégrité de notre être et de
notre pouvoir opératif, sans avoir la science parfaite de cet être et
de ce pouvoir. Mais il n'en est pas ainsi de Dieu. En lui la nature
ou l'essence et la faculté intellective sont une même chose, l'es-
sence et l'exislence, la faculté et l'opération, tout cela est une
seule chose identique infiniment simple.
C'est la réflexion même par laquelle saint Thomas terminait
l'article immédiatement précédent (art. 4) : « Et sic patet ex om-
nibus pi\'emissis, quod in Deo intellect.us intelligens et id quoçl
intelligitur et species intelligibilis et ipsum intelligere sunt om-
nino unum et idem. Unde patet quod per hoc quod Deus dicitur
intelligens, nulla multiplicitas, ponitur in ejus substantia. » — Il
en résulte, par conséquent, cette conclusion particulière spéciale
à l'article-5 : Puisque dans la cause première, qui est Dieu, l'être
et le savoir ne sont qu'une môme chose identique, il est encore
plus évident, evide?itius fit, que tous les effets qui préexistent
en Dieu comme dans leur première cause doivent nécessaire-
ment être dans son savoir, et que tout ce qui est en lui y est à
l'étal intelligible. Unde quicumque effectus praiexistunt in Deo
sicut in prima, causa, necesse est quod sint in ipso ejus intelli-
gere, et quod omnia in eo sint secundum modum intelligibilem.
M. Gayraud « voit dans ce texte que pour passer de la causa-
« lité divine à la prescience il faut ajouter quelque chose à la
<c
notion de causalité : si adjungatur, dit l'Angélique Maître. Cette
« adjonction, c'est que Dieu est un agent intelligent et qu'en lui
« être et savoir sont la môme chose : ipsum esse Dei est intcl-
« Jigere ».
Moi j'y vois, nous y voyons tous, thomistes, que la démons-
tration donnée au début de l'article sera encore plus évidente
evidentius fit, si on ajoute une réflexion déjà faite à l'article pré-
KEVUE THOMISTE, — 3° ANNÉE. — 13.
186 RBVUIÎ THOMISTE
,

cèdent : « si adjungatur quod ». EL dans cette réflexion, renou-


velée à cet endroit, nous tous, thomistes, nous voyons ceci :
Etant — non pas ajouté — mais présupposé que dans la cause
première, c'est-à-dire Dieu, l'être et le savoir sont tout un, il
suit, unde, que tous les effets qui sont en elle y sont nécessaire-
ment à l'état d'objets connus. Que dis-je ? Il suit que tous les
effets qui existent dans la cause quant à leur être d'existence
virtuelle —lequel ils y ont toujours (praexistunt) avant d'avoir
l'existence réelle en eux-mêmes — sont également dans la cause
quant à l'être intelligible, et à l'état d'objets connus.
Dans ce texte, nous voyons très clairement une confirmation
très explicite de ce que nous trouvons toujours en saint Thomas,
à savoir que c'est par l'intermédiaire de l'être de la cause que
l'être virtuel des effets est en Dieu, et par l'intermédiaire de
l'intelligibilité de la cause, par l'intermédiaire de la causalité
en tant que connue, qu'en Dieu se trouvent les effets selon l'être
intelligible, selon la raison d'objets connus ; en un mot : la
causalité divine, en tant que connue, est le mediuji m quo, la raison
formelle, propter qdid, pour laquelle Dieu connaît les effets réa-
lisables ou réalisés en dehors de lui.

Je n'ignore pas qu'il y aurait, sur ces questions, bien des


remarques pi'ofondes à faire, et même bien des objections diffi-
ciles à résoudre. Je sais qu'il faut un travail assez subtil pour
démêler l'ordre exact à établir entre les formalités distinctes en
Dieu, selon notre mode de le concevoir, d'intellectualité, de par-
ticipabilité ou communicabilité, d'exempkuùté, de causalité radi-
cale ou executive, etc.. Les théologiens connaissent ces pro-
blèmes ; il serait facile de leur emprunter la réponse et de mon-
trer, après eux, comment ces formalités peuvent être, sous
différents aspects, respectivement conçues par nous in signo primai
ou in signo posteriori. Mais je ne me suis proposé, dans cet
article déjà bien trop long, que de donner un exposé critique
de l'opuscule de M. Gayraud. Je n'avais, dès lors, qu'à m'en tenir
à ses objections à lui, présentées sous la forme spéciale qu'il lui
a plu de leur donner : ma tâche n'allait pas au delà. Je dois
SAINT THOMAS ET LE ['RÉDÉTEKMhMSME 187

même avouer que je n'ai pas relevé, dans cette première partie
de l'opuscule de M. Gayraud, tout ce qui aurait appelé des
observations, par exemple, certaines réflexions relatives à la
prescience des futurs, à la science moyenne Mais il est vrai-
ment temps de finir.
Dans un second article j'aborderai la seconde partie de l'opus-
cule de M. Gayraud : la prédétermination physique.
En attendant, je livre aux lecteurs de la Revue Thomiste ces
lignes qu'écrivait le R. P. Gayraud, avant d'avoir entrepris « son
étude nouvelle et plus indépendante des textes de saint Tho-
mas. » Us y verront comment M. Gayraud s'était, par avance,
donné à lui-même une juste et sévère leçon : « Le thomisme
« tout entier tient en ces deux points : 1° Toute l'explication
« de la prescience de Dieu se trouve dans sa causalité ; 2" L'ac-
(i
cord de cette divine causalité avec notre libre arbitre est dans
c.
l'efficace universelle et transcendante de cette causalité même.
« Tout le thomisme est là ! Et quiconque n'admet pas ces deux
« vérités, et veut, quand même passer pour thomiste, se jette,
« à l'aveugle, dans d'inextricables embarras. On conçoit que les
« obscurités mystérieuses du thomisme arrêtent certains esprits
« qui cherchent à résoudre, selon leurs lumières, le grand pro-
« blême des rapports de la Providence avec noire libre arbitre;
« mais, pour moi, j'ai de la peine à comprendre qu'on se dise
« thomiste quand on veut accorder la causalité divine avec
« notre liberté au moyen d'une prescience inexplicable, et qu'on
« ne veut pas mettre dans la divine causalité la raison dernière
« de toute la prescience de Dieu >>. [Providence et Libre Arbitre,
Introduction, page 23.)
(A suivre.)
Fr. Henri Guju.eemjn, 0. P.
Professeur de dogme
à l'Institut catholique île Toulouse.
A mi mémoire sur l'Instinct, la connaissance et la raison, que
nous présentâmes au congrès scientifique des catholiques de
1891, Mgr d'iïulsl opposa, séance tenante, une difficulté que le
compte rendu de la troisième section, p. 274, reproduit en ces
termes :

« Un point demeure obscur. Gomment; ces connaissances


sensibles (des animaux), singulières, attachées à un seul fait,
qu'enferment un seul temps et. un seul lieu (sud hic et mine),
comment de telles connaissances peuvent-elles être liées entre
elles par des sortes de raisonnements ? Les scolastiques essaient
de l'expliquer par une faculté inférieure à la raison qu'ils
appellent Xestimative, qui lie entre elles les idées sensibles. Cette
théorie doit être vraie, mais elle ne satisfait pas complètement
l'esprit, parce que, faute sans doute d'expérience, nous n'arri-
vons pas à concevoir le nexus conscient des opérations men-
tales sous une autre forme que celle des idées générales. Et
dès lors, quand on nous montre un véritable raisonnement
chez l'animal, nous sommes portés à lui attribuer de telles
idées. Ce serait rendre un vrai service au spiritualisme que
d'approfondir cette notion d'une faculté estimative non ration-
nelle, et de montrer comment elle peut suffire à expliquer les
ruses des animaux, celles du moins qui ne sont pas la répé-
tition automatique d'actes dus à des impulsions héréditaires. »
Répondant à Mgr d'IIulst, un éminent philosophe scolas-
tique, M. Gardair, avança que les faits dont il vient d'être
parlé supposent de véritables comparaisons sensibles, des juge-
ments en un mot, mais sur l'individuel seulement, comparai-
Pft -SW

l'homme et l'animal J89

sons, jugements nullement attribuables à une intelligence


capable de notions universelles, non plus qu'à cette faculté
humaine d'appréciation sensible appelée par l'école vis cogitativa;
c'est à la vis oestimativa, capable d'une certaine appréciation
sensible mais inférieure à l'opération de la cogitalive humaine,
qu'il faut rapporter cette sorte de jugements et de comparai-
sons. Le savant professeur libre à la Sorbonne pense que l'ex-
plication par la consceution empirique de Leibnitz est insuffi-
sante, parce que les facultés animales s'élèveraient un peu
plus haut.
Mgr d'ITulsl, sans contester la justesse de la réponse, fait
judicieusement observer qu'elle constitue seulement une affir-
mation, non une preuve, et qu'il ne suffit pas de répliquer
aux matérialistes : « Les bêles n'ont pas la raison; » — il
faut expliquer comment, sans la raison, elles raisonnent cepen-
dant en quelque manière.
Nous essayerons, dans la suite de ce travail, sinon de satis-
faire, d'une manière complète et définitive, à une exigence si
juste et si légitime, du moins, dans la mesure de nos faibles
forces, de faire faire un pas à la question.
Des objections d'un ordre plus général, bien qu'appuyées
sur des cas particuliers, nous ont été opposées par notre très
savant et très- bienveillant ami, M. le marquis de Nadaillac,
dans une suite d'articles fort remarqués, publiés par le Cor-
respondant des 10 et 25 décembre 1891, 10 janvier 1892. Ce
sont des objections de fait, fondées sur de nombreuses séries
d'actes accomplis par des animaux, actes que l'instinct seul est
impuissant à expliquer d'après le savant anthropologiste, et
qui, suivant lui, révèlent avec évidence le caractère de mani-
festations intellectuelles.
Nous avons eu déjà l'occasion de répondre à notre sym-
pathique et courtois contradicteur que les faits par lui invo-
qués peuvent se classer en trois groupes, dont deux échappent
de prime abord à l'objection (1) : en effet, dans l'un, ces faits
se rattachent exclusivement aux facultés affectives et passion-

(1) Des Facultés différentielles de l'homme et des animaux,, clans la Science catholique du
— Li Nature animale et les naturalistes spiritualistes, dans la Revue du
15 mars 1892.
Monde cutltolique du l 01' août 1893.
190 REVUE THOMISTE

nelles, à l'imagination et à la mémoire passives, s'expliquent


entièrement par elles et ne requièrent donc aucune coopéra-
tion intellectuelle proprement dite ; ce sont des faits psychi-
ques, psychologiques si l'on veut, c'est-à-dire provenant de
l'âme animale, mais ne prouvant pas que cette âme soit rai-
sonnable. Dans un deuxième groupe, les faits invoqués par le très
érudit écrivain sont essentiellement spécifiques, c'est-à-dire propres
seulement à telle espèce qui, de génération en génération, les
reproduit identiquement dans les mêmes circonstances, et à
l'exclusion de toule autre espèce, souvent même très voisine;
les opérations, en ce cas, si merveilleuses et si compliquées
qu'elles paraissent, sont donc déterminées par les appétits, les
besoins et l'instinct particulier propres à chaque type, en con-
formité de ses aptitudes organiques. Le troisième groupe com-
prend les faits spéciaux à des animaux observés individuelle-
ment, sans que d'autres sujets de leur espèce soient nécessai-
rement incités à produire les mêmes faits dans des circon-
stances semblables. En supposant parfaitement établis, contrôlés
et prouvés les faits de cette nature racontés par M. le marquis
de Nadaillac comme par MM. Romanes, John Lubbock, Ed-
mond Perrier, Henri Milne-Edwards, Charles Darwin lui-même,
— ce qui d'ailleurs ne serait pas certain pour plusieurs d'entre
eux, — nous rentrons dans le cas prévu par' Mgr d'Ilulst,
dans le cas de « ces ruses d'animaux qui ne sont pas la répéti-
tion automatique d'actes dus à des impulsions héréditaires ».
Sans doute, par une discussion laborieuse et ardue, il ne
serait pas impossible d'arriver à expliquer directement, et sans
aucune intervention de l'intelligence proprement dite, ces phé-
nomènes au premier abord étranges. Mais il est douteux que
ceux de nos honorables contradicteurs gui admettent difficile-
ment l'élément métaphysique en un tel sujet, se rendent aux
considérations tirées de la philosophie traditionnelle, si péremp-
toires qu'elles soient par elles-mêmes. Nous voudrions donc
essayer d'arriver, par une voie différente, à un accord si dési-
rable en une aussi grave question; et nous croyons que la
chose n'est pas impossible moyennant quelques modifications,
justifiées par des définitions appropriées, dans le sens de
certains termes différemment compris.
l'homme et l'animal 191

Toutefois, avant d'aborder cet ordre de considérations, nous


voudrions nous placer sur un terrain plus spécial, ne nous
faisant pas sortir du domaine de l'observation des faits. Puisque
c'est au nom des faits, ou du moins de certains faits, qu'on
veut attribuer une part de raison au règne animal, nous cher-
cherons d'abord à faire voir que c'est aussi au nom des faits
qu'on peut la leur refuser : de telle sorte que si ceux d'entre
ces faits au nom desquels on la lui accorde peuvent consti-
tuer des difficultés de détail, ces difficultés, en admettant
qu'on n'ait pas pu les résoudre encore, ne sauraient renverser
un état de choses qui les domine.

FAITS PARTICULIERS

A peine est-il besoin de rappeler [quelques-uns des récits que


les savants spiritualistes aussi bien que les auteurs matérialistes
aiment à invoquer à l'appui de la thèse qui leur est chère. C'est,
d'après Darwin cité par Romanes, un colimaçon qui, ayant laissé
son compagnon en un lieu aride pour aller chercher provende dans
un jardin voisin, revient au bout de vingt-quatre heures, franchis-
sant un mur de séparation, chercher ledit compagnon pour l'em-
mener dans le plantureux jardin. Ce sont, dans l'Inde, des élé-
phants qui, employés par leurs gardiens à dresser des piles de
bois, finissent par effectuer ce travail d'eux-mêmes et sans le
secours des gardiens, ou bien usent des ruses les plus étonnantes
pour aider à la capture de leurs congénères non domestiqués.
Disons en passant que ces récits sont loin de revêtir toujours
les caractères d'authenticité, de rigueur et de méthode que re-
quiert l'observation vraiment scientifique ; ils sont souvent
rapportés de deuxième ou de troisième main, ce qui leur enlève
une part d'autorité et de valeur probante. Mais ne tenons pas
compte de ce qu'ils présentent de défectueux sous ce rapport, et
acceptons-les pour rigoureusement exacts.
Ne serait-il pas juste, en une enquête de ce genre, de placer,
en regard des traits R intelligence fournis par les animaux, les
192 REVUE THOMISTE

traits de stupidité qui n'abondent pas moins en eux? Un seul sa-


vant de renom, à notre connaissance, a procédé de la sorte : c'est
M. J.-H. Fabre, J'éminent naturaliste de Sérignan (Vauclusc).
Ses quatre volumes de Souvenirs entomologiques, où sont consignés
les résultats de quarante années d'observations' journalières,
patientes, accompagnées d'expérimentations fréquentes, sont
remplis de faits non pas rapportés d'après des tiers, mais
constatés de visu et obtenus souvent au moyen de la propre in-
tervention de l'observateur. Invariablement la plus parfaite ineptie
s'y révèle parallèlement à des actes qui, s'ils étaient le fruit de la
raison de l'animal, feraient celui-ci supérieur à l'homme lui-
même et rendraient matériellement impossible l'imbécillité dont,
par ailleurs, il fait preuve.
Les insectes d'ailleurs n'ont pas le monopole des actes de
véritable stupidité.
On pourrait multiplier les exemples dans les différentes
classes d'animaux, et les produire en tout aussi grand nombre
que ceux de signification contraire : mais ce n'est pas là-dessus
que nous voudrions appeler plus spécialement l'attention. Tous
ces exemples proviennent de faits particuliers. Or les faits par-
ticuliers n'ont de valeur absolue qu'autant que, d'ailleurs parfai-
tement authentiques et dûment constatés, ils ne sont combattus
ou contredits par aucun autre fait, d'ordre plus général s'éten-
dant à une catégorie entière. Dans ce dernier cas, les faits par-
ticuliers n'ont plus qu'une valeur relative : ils peuvent bien
donner lieu à quelques difficultés secondaires et de détail dont
la solution n'apparaîtrait pas immédiatement et exigerait encore
des recherches ; ils ne sauraient prévaloir contre les conclusions
générales qui ressortent logiquement des faits généraux.

FAITS GKXEIIAlîX

Avons-nous des faits de cet ordre en contradiction avec la


théorie induite des faits particuliers qui sembleraient révéler un
principe de raison chez les bêtes? Eu aurions-nous, à l'inverse,
L IIOMME ET L ANIMAL
103

qui démentiraient Jes exemples de stupidité fréquemment


constatés dans les mêmes êtres?
Par faits généraux, il faut comprendre ici ceux qui s'étendent
aux catégories entières, à tout le règne animal d'une part, à
l'humanité prise dans son ensemble d'autre part.
Or une première donnée générale qui ne saurait être contes-
tée et que M. le marquis de Nadaillac a lui-même mise en
relief avec une rare éloquence dans le travail cité plus haut,
c'est l'aptitude au progrès, immanente en quelque sorte, en
tout cas constante et indéniable chez l'homme, absolument man-
quante dans le règne animal tout entier.
Voyons-nous rien qui rappelle même de loin une telle apli-
titude dans quelque classe, famille ou espèce que ce soit du
règne animal ? L'abeille sécrète son miel, en remplit les alvéoles
de sa ruche aujourd'hui, comme au temps de Virgile ou de
Moïse, comme depuis qu'il y a des abeilles sur la terre. Les six
cents espèces de fourmis actuellement connues ont chacune des
moeurs, des habitudes et des procédés de travail différant de
ceux de toutes les autres, et qui sont de nos jours ce qu'ils ont
été à toutes les époques et depuis qu'elles existent. Au pied des
montagnes Kocheuses, sur le bord des lacs du vaste parc de
Yellowstone, les castors procèdent à la construction de leurs
digues, de leurs pilotis et de leurs huttes, de la même manière
qu'ils y ont procédé depuis l'origine, et sans autres change-
ments que les modifications temporaires et accidentelles com-
mandées par les circonstances locales, sans que jamais aucun
progrès acquis, aucun perfectionnement stable en soit résulté.
Si, des animaux vivant à l'état de nature, nous passons
à nos aninjaux domestiques, nous voyons que l'homme les
dresse, les assouplit à son usage, perfectionne, crée même des
types et des races ; nulle part et jamais nous ne constatons que
ces améliorations, ces adaptations à un but déterminé, soient
l'oeuvre des animaux eux-mêmes; c'est exclusivement celle de
l'homme entre les mains de qui ils n'ont été qu'une matière
plus ou moins plastique, mais toujours passive.
Un naturaliste anglais dont le mérite égale le renom, Sir John
Lubbock, justement émerveillé des résultats obtenus sur une
pauvre enfant sourde, muette et aveugle de naissance, ne
194 REVUE THOMISTE

possédant qu'à un très faible degré les sens du goût et de l'odo-


rat, dont, à force de soins et de patience, on était parvenu à
faire l'éducation intellectuelle et morale, — Sir John Lubbock
voulut procéder d'une manière analogue sur un jeune chien qu'il
possédait. Après trois mois d'efforts persévérants el quotidiens,
le savant anglais dut reconnaître qu'il n'avait obtenu aucun résul-
tat ni commencement de résultat (1).
Voilà donc déjà un grand fait d'ordre très général :
L'homme est essentiellement perfectible et perfectible par
lui-môme, toujours apte au progrès, et l'humanité prise dans
son ensemble est en fait, constamment (sinon continûment) pro-
gressive; tandis que le règne animal, à quelque degré de l'échelle
zoologique qu'on le considère, est essentiellement réfractaire au
progrès. Chaque espèce est, dans ses manifestations, spécifique-
î!K ment parfaite dès l'origine. La perfectibilité toute relative des
individus et des races est l'oeuvre de l'homme.
I ' En effet, la perfectibilité indéfinie et immanente, d'où résul-
tent l'aptitude au progrès et sa réalisation, est le fruit direct
et immédiat de la possession et de l'usage de la raison. Elle
implique nécessairement l'idée de mieux, conséquemment l'idée
de bien, l'idée de relatif et, par voie de conséquence, l'idée
à'absolu .-nous voici pleinement dans le domaine de l'abstraction,
de la généralisation, qui sont au nombre des attributs essen-
»fc;
tiels de la raison. Mais il est de sens commun que là où les
mêmes causes agissent, elles doivent produire les mêmes effets :
si donc la connaissance que possèdent les animaux dérivait de
la même cause, bien qu'à un moindre degré, que la connaissance
humaine, les animaux devraient être, eux aussi et par eux-
mêmes, aptes au progrès quoique dans une mesure moindre.
Or il n'en est rien. Donc la connaissance qui les guide n'est
pas, comme celle de l'homme, éclairée par la raison.
Bien d'autres faits généraux conduisent à la môme conclusion.
« L'animal vit et meurt, dit excellemment M. le marquis de

(l) Les Sens et l'instinct chez les animaux, par Sir John Lubhock, baronnet, etc., 1891;
Paris, Alcan. — L'auteur ala loyauté d'ajouter : «Je fus d'autant plus désappointé que,
si j'avais réussi, mon plan m'aurait permis de faire dos recherches nouvelles et inté-
ressantes. Dans un cas de ce genre, on n'a pas, cependant, à désirer un résultat plutôt
qu'un autre; le but de toutes ces expériences est la découverte de la vérité, aussi le
résultat négatif est-il ici très intéressant.» Loc. cit., p. 260.
l'jiomme et l'animal 195

Nadaillac, mais il ne sait pas qu'il doit mourir ; l'homme sait


que la mort est la loi de la vie ; l'idée de la mort fait sa grandeur
et le sépare nettement de tout ce qui vit sur la terre (1). »
La notion de la mort est une notion abstraite en soi, une idée
par conséquent. L'animal ne sait pas qu'il doit mourir, n'a pas
la notion de la mort, parce que l'abstraction lui est étrangère, et
que les notions qu'il possède ou qu'il acquiert, toujours con-
crètes, ne peuvent jamais s'élever jusqu'à Vidée. Ce n'est pas
seulement l'idée de la mort qui fait la grandeur de l'homme;
c'est aussi l'idée du vrai, l'idée du bien, l'idée du beau, du
grand, de l'absolu, de l'infini, l'idée d'éternel, de nécessaire,
d'universel, d'immatériel, l'idée de Dieu, toutes les idées, ou, en
un terme plus concis : Vidée. Nul ne prétendra de bonne foi que
l'animal possède des idées, comprises en ce sens.
Et de cette possession des notions purement abstraites, de
cette connaissance des principes nécessaires, résulte la moralité,
par laquelle l'homme sait discerner le bien du mal, peut choisir
librement entre l'un et l'autre, et subit les reproches ou l'appro-
bation de sa conscience, suivant le choix d'après lequel il a
déterminé ses actes. C'est aussi sur de telles idées qu'est assise
la croyance à une prolongation de la vie par delà le tombeau,
à une Divinité rémunératrice du bien accompli et vengeresse
du mal.
Ce ne sont pas encore là d'ailleurs les seules conséquences qui
résultent de la perception par l'homme des idées nécessaires.
Les sciences physiques et naturelles reposent tout entières sur
les principes de causalité et de substantialité et sur les lois de la
généralisation ; les sciences exactes et métaphysiques arrivent,
par l'abstraction, à déduire de principes premiers et évidents
par eux-mêmes, d'innombrables vérités rigoureusement démon-
trées.
La science du droit s'appuie sur la notion du bien et du mal,
des droits et des devoirs, la logique sur la distinction entre le
vrai et le faux, l'esthétique sur la perception du beau, la
science historique sur les relations de causes à effets combinées
avec la volonté libre de l'homme.
Toutes les sciences, ou, d'un terme collectif, la Science, en
(1) Ze Problème de la vie, p. 192.
196 REVUE THOMISTE
.

prenant ce mot dans le sens.général de savoir qui est son sens


vrai, c'est là encore un grand fait, une des manifestations les
plus éclatantes de la raison en même temps que son produit
inévitable. A. la fois conséquence et promotrice du progrès, la
Science est, comme lui, l'apanage exclusif de l'homme.
Et quel est l'instrument indispensable de toute science, ins-
trument sans lequel on se demande si elle arriverait jamais à se
constituer? N'est-ce pas le langage? Or les animaux ont un lan-
gage à eux, le fait n'est pas contesté; comment n'ont-ils pas
aussi une science, une science raisonnée, inductive et déductive,
de même nature, encore qu'à un degré plus faible, que la science
humaine?
Ah! c'est que le langage animal est bien différent de' celui de
l'homme. Organe d'une âme purement sensitive, il est purement
sensitif, exprime des impressions, des sensations, des passions,
et n'implique ni conversation, ni communication d'idées, partant
ne varie pas d'un pays à l'autre, est toujours le môme pour
chaque espèce en tout temps et en tous lieux. Qu'il exprime la
crainte, .la joie, la douleur, la tendresse, la colère, la jalousie,
Ja reconnaissance, la haine, le plaisir, l'anxiété, la menace,
l'appel, le langage de chaque espèce est, toujours et partout,
compris de toute l'espèce,-peut-être de toute la famille ou même
de la classe à laquelle l'espèce appartient,: tel il était à l'origine
des temps, tel il est aujourd'hui. Jamais il n'a été tixé, et n'a
besoin d'ailleurs d'être fixé, par aucun système de signes conven-
tionnels et modifiables, en réglant le sens pour les contemporains
ou la postérité. C'est un langage inné que chaque individu pra-
tique de lui-môme sans l'avoir appris, fût-il dès sa naissance
séparé de ses parents et nourri artificiellement sans aucun
rapport, aucun contact avec ses semblables.
Quelle différence avec le langage de l'homme! Tout d'abord
il s'affirme par la parole articulée, exprime des idées, sert, entre
les individus comme entre les sociétés, à des communications et
échanges de ces mêmes idées, se iixe par l'écriture, s'adresse
ainsi aux peuples lointains comme à la postérité, devient la pre-
mière assise du double édifice de la science et du progrès,
change, se modifie, se transforme, suivant les races, les temps,
les lieux et les besoins, et subissant lui-même la loi du progrès
l'homme et l'animal 197

dont il est le premier facteur, développe au centuple ses moyens


d'action par l'imprimerie, la photographie, le télégraphe, le
téléphone, le phonographe et tant d'autres inventions encore
que nous réserve sans doute le secret de l'avenir.
Voilà donc une série de faits très généraux qui ne sauraient
être ni solidement, ni même sérieusement contestés. Or ils
démentent l'interprétation, par la possession de la raison, de
ceux des actes des animaux qui peuvent, au premier abord, nous
paraître étranges en dehors d'elle.
Comment, en effet, s'il possédait une intelligence de même
nature que celle de l'homme, l'animal ne laisserait-il aucune
trace de ces diverses aptitudes? On nous accorde que cette intel-
ligence est « énormément plus développée dans l'homme que
dans l'animal », bien que provenant « d'une faculté qui leur est
commune (1) ». Mais alors, moyennant un développement,
moindre à proportion, de cette « faculté commune », l'animal
devrait laisser voir, par ses actes et son initiative propre,
quelques petites tendances au progrès : il devrait montrer quelque
propension rudimentaire à l'étude, à la recherche de la vérité, à
la science, quelque rudimentaire notion du bien et du mal,
quelque vague appréciation du beau, soit dans la nature, soit
dans les arts : il devrait laisser entrevoir en lui les premiers linéa-
ments de ces sentiments de respect et d'adoration qui découlent
de l'idée, si confuse et faussée soit-elle, de la Divinité : il devrait
enfin converser avec ses semblables, c'est-à-dire leur communi-
quer et en recevoir des idées très élémentaires et très simples,
comprendre, au moins à l'état de domesticité, la parole de
l'homme alors qu'elle exprime seulement ces idées très élémen-
taires et très simples. Or, par l'habitude, il arrive bien à associer
dans son cerveau tel son, telle forme de son, avec tel acte qu'on
l'oblige à accomplir chaque fois que ce son se fait entendre, il
ne saisit nullement la signification que les paroles ont pour
nous; en d'autres termes, il ne perçoit pas l'idée à laquelle ces
paroles correspondent.
Donc, quelles que soient les difficultés de détail et les objec-
tions tirées d'un nombre plus ou moins grand de faits particu-

(1) A. de QuATREFAfiiïs. L'Espèce humaine.


193 liEVUE THOMISTE

liers, la thèse générale est acquise : l'homme seul a la raison;


l'animal n'a, en plus de l'instinct et des appétits, que la connais-
sance concrète et particulière des objets extérieurs et des faits,
du lieu et du moment.

DIVERSES MANIERES D ENTENDUE L INTELLIGENCE

Les difficultés de détail dont il vient d'être parlé ne sont pas,


toutefois, résolues. Si la solution générale qui précède nous
met en mains les deux anneaux extrêmes d'une chaîne que
nous sommes, de la sorte, certains de tenir tout entière,
cependant quelques-uns des anneaux intermédiaires échappent
à notre vue. Or, l'esprit humain est ainsi fait qu'il reste indé-
cis, troublé, tant qu'il se trouve, sur une question donnée, en
présence de nuages non entièrement dissipés.
Il s'agit de travailler à dissiper ces nuages.
Nous pourrions résumer ici deux importants chapitres de
la Psychologie thomiste de notre très savant ami M. le comte de
Vorges. On pourrait aussi consulter deux réponses aux articles
de M. le marquis de Nadaillac dans le Correspondant, l'une
sous forme de brochure par le R. P. Jacquart, sous ce titre
« Ce qu'il faut penser de l'intelligence des animaux (1) »,
l'autre en un article de M. l'abbé Maurice Lefebvre, docteur
en sciences, publié par la Revite Générale (2) et par la Science
catholique (3) : « l'Instinct chez les bêtes. »
Mais peut-être les considérations développées dans ces divers
travaux risqueraient-elles de n'être pas goûtées de quelques-
uns de nos sympathiques contradicteurs qui, peu habitués au
langage de l'Ecole, pourraient n'en pas saisir toute la portée
et ne pas juger atteints par elles les arguments auxquels ils
ont recours.
C'est pourquoi nous croyons devoir adopter une voie difîé-

()) Lyon, 1892, Vitte et Perrussel.


(2) Bruxelles, 1891. Société belge de librairie.
(3) Paris et Lyon, mai 1892. Delhorame et Briguot.
I, HOMME ET L'ANIMAL 199

rente. La divergence est, au fond, plus verbale que réelle : on


entend le même mot, souvent, en des acceptions différentes,
celle-ci plus spéciale au langage philosophique, celle-là ayant,
pour ainsi dire, droit de cité dans le forum. Si bien que, parlant
de part et d'autre une langue différente, on ne se comprend
plus, et les raisons invoquées glissent comme sur du marbre et
sans être perçues.
Or c'est surtout le sens du mot intelligence qui prèle ici à
équivoque.
Au point de vue de la philosophie traditionnelle, « l'intelli-
s
gence est la faculté de percevoir l'universel, de saisir la vérité
en tant que telle, c'est-à-dire de connaître les principes, les
lois, les rapports abstraits et les causes générales des choses ».
Saint Thomas semble même aller plus loin encore et consi-
dérer l'intelligence comme supérieure, d'une certaine manière,
à la raison, celle-ci étant comme un attribut de celle-là. « Intel-
ligere, dit-il, est simplieiter veritatem intelligibilem apprelwndere
'•

faire acte d'intelligence, c'est simplement saisir la vérité intel-


ligible. » Les anges la saisissent d'une manière parfaite et direc-
tement. Mais les hommes n'y parviennent que peu à peu, en
procédant du plus connu au moins connu, p>rocedendo de uno
intellecto ad aliud, et c'est là faire usage de la raison, ratiocinari.
Le grand Docteur compare le rapport de ces deux ternies :
ratiocinari et intelligere, au rapport de se mouvoir à être au
repos, deut moveri ad quiescere, ou bien encore d'acquérir à
posséder, acquirere ad habere, le second des deux termes étant
parfait et le premier imparfait. Autrement dit, la raison, ainsi
comprise, serait le moyen qui permet à l'esprit humain d'arriver
à la connaissance de l'intelligible ; et l'intelligence {intelligere,
intellectui) serait la pleine possession de l'intelligible.
Ici la raison est considérée surtout en tant que faculté de
raisonner, et l'intelligence comme la claire perception de la
vérité à laquelle cette faculté conduit ; et, suivant cette accep-
tion, la raison serait censée l'instrument de l'intelligence. Mais,
dans la pensée de l'Ange de l'École, cette distinction est plutôt
affaire de procédé et de méthode, et n'implique pas au fond
une différence de facultés : « c'est par la môme puissance que
nous comprenons et raisonnons, per eamdem potentiam intelli-
200 REVUE THOMISTE

gimus et ratiocinaviur. » En sorte que, «-chez l'homme, in homine,


la raison, ratio, et l'intelligence, intellectus, sont une seule et
même faculté », ce qui nous ramène à la définition donnée
auparavant.
Que si de l'acception purement scolastique nous passons à
l'acception ordinairement reçue dans le langage courant, des dif-
férences se manifestent aussitôt. Et d'abord on est plutôt porté,
dans le langage habituel, parfois même philosophique, à attri-
buer à la raison ce que le Docteur Angélique applique à l'intel-
ligence. La raison, dira-t-on, a pour objet le nécessaire, l'uni-
versel, l'absolu, et diffère par cela même des facultés perspec-
tives expérimentales qui ne perçoivent que l'individuel, le
particulier. Et l'on complétera la définition par cette, observa-
tion très juste : « La raison ne perçoit son objet qu'en faisant
abstraction de toute image sensible. » Platon, croyons-nous, ne
l'entendait pas autrement ; pour lui également les sens ne sai-
sissent que le particulier et l'individuel, et les idées sont per-
çues par la raison. Descartes dit aussi quelque part que la
raison humaine est un instrument universel qui s'exerce dans
toutes les directions.
Ainsi, assez fréquemment, même dans le langage philoso-
phique, c'est la raison qui fournit la plus haute expression de
¥intelligence ; et bien que, au fond, les deux termes soient con-
sidérés comme synonymes, cependant le second semblerait
plutôt indiquer, dans la pratique, la faculté à l'aide de laquelle
l'esprit humain prend possession de ce qu'exprime le premier.
Mais à côté du langage philosophique, scientifique, il y a
la langue de ce que l'on appelait jadis, assez irrévérencieuse-
ment, « le vulgaire », et que l'on nomme aujourd'hui avec
plus d'urbanité et de vérité « le grand public ». Dans cette
langue-là, ce qu'on entend par intelligence, c'est, comme le fait
remarquer le P. Jacquart, « l'ensemble des facultés, de con-
naissances, même purement sensitives, portées à un degré plus
ou moins remarquable ». En d'autres termes, on confond, sous
cette dénomination, l'ensemble des facultés cognitives, sans
distinguer entre celles qui s'arrêtent à l'élément particulier,
individuel et concret, et celles qui, s'élevant plus haut, attei-
gnent l'abstrait, l'universel, l'immatériel.
T.'jlOMMK ET I/ANIMAL 201

Qu'une telle notion de l'intelligence soit Ltrès répandue et


môme usuelle, c'est assurément chose fâcheuse; on peut regretter
que le nombreux public cultivé, mais étranger au langage philo-
sophique, la comprenne ainsi. Ce n'en est pas moins un fait, et
il est nécessaire d'en tenir compte si l'on veut être compris. On
n'obtient l'attention des hommes, dit excellemment Mgr d'Hulst,
qu'en parlant leur langage (1).
Considérons donc, pour les besoins de notre démonstration,
l'intelligence à ce point de vue, sauf à la rétablir plus tard dans
la noblesse et la dignité de son véritable rôle; et observant, dans
le règne animal, ceux de ses représentants qui sont les moins
éloignés de nous, voyons s'ils ne méritent pas qu'on leur recon-
naisse l'intelligence ainsi comprise, dans une mesure assez large
pour satisfaire nos honorables contradicteurs, sans compro-
mettre en rien la doctrine vraie et traditionnelle.
Il est d'abord certain que l'animal quel qu'il soit a le senti-
ment de son existence. Tout au moins il sent qu'il souffre ou
jouit, qu'il éprouve des besoins, des passions diverses. Nous ne
disons pas précisément qu'il le sait, au sens que l'on attache
rationnellement à ce mot; mais it est bien évident qu'il le sent,
qu'il en a le sentiment continu ; il en fournit à chaque instant
la preuve par ses efforts pour rechercher le bien-être ou le
plaisir, fuir la douleur, donner satisfaction à ses appétits et à
ses besoins, comme par ce langage spontané au moyen duquel il
témoigne qu'il est joyeux ou qu'il souffre, qu'il est sous l'empire
de telle ou telle passion, de telle ou telle impression.
11 y a donc, en l'animal, une sorte de conscience sourde et

rudimentaire, une conscience organique, sensible, inférieure sans


doute à la conscience du moi humain, mais constituant comme
celle-ci une faculté première.
L'animal est pourvu de cinq sens comme nous. La science en
est même à se demander s'il n'existerait pas, au moins dans
certaines espèces, des sens qui nous seraient étrangers, comme
le sens de l'orientation, par exemple. En tout cas, si l'on en
excepte le tact, plusieurs des sens des animaux, notamment
l'odoral et pour beaucoup la vue, sont incomparablement plus
subtils, plus déliés, plus puissants que, chez nous, les sens cor-
(i) Mélanges philosophiques, p.
REVUE THOMISTE. — 3e AN.NÉE.
— 1 -i.
202 REVUE THOMISTE

respondants. Donc, par les sens, l'animal perçoit comme nous,


naturellement et spontanément, le monde extérieur; et même,
à certains égards, sa perception est plus étendue que la nôtre.
Il a ainsi la connaissance du monde extérieur, du monde de la
nature. C'est donc une deuxième faculté première qu'il possède
en commun avec nous.
m. Mais si nous poursuivons notre examen analogique, nous ne
trouvons plus, dans l'animal, rien qui révèle par un indice quel-
conque, la notion, même la plus confuse, de l'absolu, de l'infini,
de l'universel, de l'immatériel. Si son être était touché, à un si
faible degré que ce fût, de cette troisième faculté première, on
en devrait constater quelques effets, comme il a été dit plus
haut : indices de recherche du savoir, indices de langage con-
ventionnel se fixant par des signes permanents, indices de ten-
dance au progrès, indices de perception du beau, indices de
moralité, de religiosité, indices, si peu accusés soient-ils, de tout
ce qui a son fondement dans les notions d'ordre immatériel, dans
les idées en un mot.
C'est parce que l'homme les possède, ces idées, qu'il est apte
à la réflexion, et que, par la réflexion, il prend une connaissance
consciente de son moi, observe, analyse et classe les phénomènes
dont son moi est le sujet, ce que ne fait j>as l'animal. C'est parce
qu'il possède ces idées qu'il ne se borne pas à subir la vision de
la nature qui s'impose à ses sens, mais qu'il la regarde, l'étudié,
la soumet à ses expérimentations, en fait la science, ce que ne
fait pas Fanimal, et entin qu'il arrive à faire la science de ces
idées elles-mêmes.
Ici l'opération par laquelle le sujet connaissant met en
oeuvre et utilise la connaissance qu'il possède est une opéra-
tion essentiellement réfléchie et rationnelle, c'est-à-dire éclairée
et dirigée par la raison.
Mais l'animal ne possédant pas ces idées, son opération pour
utiliser sa connaissance n'est pas éclairée par la faculté qui les
perçoit. Elle n'est guidée que par le concret, elle ne s'exerce que
sur l'individuel et le particulier. Cependant elle est loin d'être
nulle; elle a son champ d'activité qui s'exerce au service des
appétits, des besoins et des passions du sujet. Nous savons que
Leibnitz a appelé conséeutïon empirique la liaison des faits que
l'homme et l'animal 203

l'animal saisit aveuglément et dans laquelle nous percevons


abslractivement, nous, un rapport, une relation ; et cette explica-
tion se justifie d'autant plus, à beaucoup d'égards, que fréquem-
ment l'homme lui-même agit pareillement : faute de réflexion
ou par paresse intellectuelle, on passe empiriquement du post hoc
ou du cum hoc à l'ergo propter hoc, sans se préoccuper de recher-
cher s'il y a seulement simple coïncidence ou vraiment relation
de cause à effet. D'après Leibnitz (1) comme d'après le P. Cocon-
nier (2j, ce qui se produit accidentellement et par exception chez
l'homme, serait de règle constante chez l'animal. Procédant par
consécution purement empirique, son opération simulerait le
raisonnement, et ainsi s'expliqueraient les divers faits particuliers
que l'on cite comme preuve chez lui d'activité intellectuelle.
M. G-ardair estime que ce n'est pas accorder assez à l'opé-
ration de l'animal, et qu'une telle explication affaiblirait
plutôt l'enseignement scolastique. Il serait porté à admettre,
dans l'opération de la brute, « de véritables comparaisons, sen-
sibles » il est vrai, « des jugements, » mais portant « seule-
ment sur l'individuel ». Et de fait, saint Thomas estime
l'animal capable, à l'aide des notions complètes et particulières
qu'il possède, de certains jugements inconscients et dépourvus
de liberté dont l'homme use quelquefois. Ainsi la brebis juge,
en voyant le loup, qu'il faut fuir, et cela par un jugement
non pas libre et délibéré, mais naturel et dicté par son ins-
tinct. Il en est de même, ajoute le Docteur Angélique, de tout
autre jugement des animaux (3).
Ainsi, d'après saint Thomas d'Aqtiiii él. M. Gardair, l'animai
est capable de jugements instinctifs, c'est-à-dire dictés par
l'impression du moment, comme aussi -par des associations
d'impressions et d'images (4).

(1) ljiau.MTz, Nouveaux Essais sur l'entendementhumain, liv. II, ebap, xi.
(2) II. P. Maiiik-ïhom.as Coconmhh, l'Ame humaine, existence et nature, cliap. vu, p. iSi,
1800 ; Paris, Perrin.
(!!) Quiodam autem agunt judicio sed non libero, sieut animalia brûla. Judical enim
«vis vidons lu puni, cuni esse fii^iendum, naturali judicio et non libero, quia non ex eol-
laliouc sed ex naturali iustinctu lioe judicat : et similo est de quolibet judicio brutoruni
animalitim, » titimm. thèol.. P. !a, q. i.xxxm, art. 1.
(4) Si M. Gardair a écrit quelque part que sur ce point le P. Coconnier abandonne
saint Thomas, il s'est trompé, et pour s'en convaincre il n'aura qu'à relire avec un peu
'!'attention les deux pages 454 et -ioii de son livre sur VAme humaine. Il y verra que Pau-
*$>^ :

204 \ HEVOK THOMISTE

Il semble que ce mode de comparaisons et de jugements


n'ayant d'autres instruments que les facultés sensitives, se
rapproche passablement des conséculions empiriques de Leib-
nitz et du P. Coconnier.
Quoi qu'il en soit, il trouve sa justilication dans la science
physiologique elle-même. Le savant biologiste qui signe Spec-
tator dans le journal le Monde, constate que, par le fait de
la connaissance concrète qu'il tire de ses sensations et qui
opère sur des sujets particuliers, l'animal a la faculté de com-
parer ces sujets entre eux, avec ceux que lui conserve sa
mémoire, avec ceux que son imagination est capable d'évo-
quer, et qu'il peut tirer de là une certaine catégorie de raison-
nements et de déterminations motrices, dont un système ner-
veux plus ou moins compliqué lui fournit les organes.
Le philosophe et le physiologiste spirilualisle se rencontrent
ici.
Objectera-t--on que jugement, comparaison, raisonnement
1M. sont des actes intellectuels? Nous répondrons que tout dépend
de l'acception dans laquelle on prend le mot intellectuel, ou
plutôt du degré d'extension donné à ce mol. Au sens de la
définition rappelée ci-dessus, ce sont assurément des opéra-
tions intellectuelles que les jugements conscients, réfléchis,
librement formulés ainsi que toute comparaison effectuée dans
les mômes conditions, tout raisonnement ayant pour objet
d'arriver à une vérité générale, abstraite, tenant par quelque
côté à l'ordre immatériel.
Mais la connaissance qui, r.e pouvant s'élever à l'abstrait cl:
à l'immatériel, s'applique néanmoins d'une manière réelle au
particulier et au concret, a un champ d'action assez vaste

leur refuse seulement aux bétes le jugement qui implique un tenue ou une notion univer-
selle. Le litre du chapitre auquel appartiennent les deux pages en question étant : « Par
(jui l'âme de l'homme diffère de l'âme de la bête', » il y avait lieu simplement de montrer, a
propos du jugement, que l'homme porte des jugements à termes universels, et que la
brute n'en porte, pas. C'est ce que l'auteur a fait; il ne devait ni n'a voulu dire davan-
tage. S'il avait eu à exposer la théorie des jugements empiriques de l'animal, il aurait
simplement développé cette formule de saint Thomas qui résume là-dessus toulc sa
pensée : « Habent (bruta) judicium ordinatum de aliijuibus. Sed hoc judicium est eis exnatu-
rali (estiniatione, non ex aliqua collatione, cuvi rationeni sut judien ignorent. (Quoest. dispul;.
)>

de Vcritale, xxiv, ai'l. 2.) Kt ainsi l'auteur se fût sans doute trouvé d'accord avec l'hono-
rable M, Gardait'. (Note do la la.Rédaction.)
l'homme et l'animal 205

encore, relativement, dans sa sphère inférieure ; elle correspond


à une faculté, de réaliser, sur ce particulier et ce concret, des
opérations analogues à celle que la connaissance proprement
intellectuelle réalise dans l'ordre supérieur qui procède de
l'universel et do l'absolu.
Si, pour nous conformer aux habitudes de langage du grand
public, nous appliquons à cette faculté d'ordre inférieur l'appel-
lation d'intelligence, nous dirons qu'il s'agit là d'une intelli-
gence organique ou sensible; et nous la distinguerons de
l'intelligence proprement dite, de l'intelligence au sens scolas-
tique et vrai, en désignant celle-ci. sous la dénomination d'in-
telligence rationnelle. Quant aux jugements, comparaisons et
raisonnements opérés sans réflexion, inconsciemment et fata-
lement, nous dirons, si l'on tient à les qualifier d'opérations
intellectuelles, que ce sont des opérations intellectuelles dans
l'ordre organique ou sensitif, mais en dehors de ta sphère de
la raison, des opérations pseudo-intellectuelles, pourrait-on
dire.
L'intelligence rationnelle s'applique à tous les degrés de la
connaissance, depuis l'objet particulier le plus intime, jus-
qu'aux plus hautes spéculations delà raison; elle est plénière.
L'intelligence organique ou sensible s'exerce Seulement sur
les objets et les faits concrets qui lui sont révélés par la per-
ception des sens et le jeu des organes et lui fournissent des
images qu'elle groupe et associe « de manière à en former
des jugements et des raisonnements pratiques ». Mais elle ne
dépasse pas les organes et les sens; la mémoire n'y est que
la persévérance des impressions sensibles ; l'imagination, em-
preinte de ces impressions, y est toujours fatale ; le jugement,
la comparaison et le raisonnement, irréfléchis, inconscients,
nécessités par les circonstances, ne s'y exercent jamais au delà
du particulier et de l'individuel. Néanmoins cet ensemble de
facultés pseudo-rationnelles peut varier en étendue et en portée
suivant les espèces, et, dans chaque espèce, selon les races et
les individus. Ainsi dira-ton couramment, par exemple que
l'éléphant est plus intelligent que l'unau, ou bien que le lévrier
plus rapide à la course, est moins intelligent que l'épagneul ;
on dira facilement encore que l'autruche est un des oiseaux les
- ^~ ^ -,
_ , 1 ,

206 HEVUE THOMISTE

plus bâtes, la corneille un des plus fins. Et, dans une espèce
ou une race donnée, la langue vulgaire s'exprimera fréquem-
ment d'une manière analogue à ceci : « Rustaut ne fera jamais
un bon chien de garde, il est trop bête; lïrifaud a plus d'es-
prit, mais il préfère l'employer à chercher le gibier. Et ces
expressions sont admissibles si l'on entend ici le plus ou
moins d'intelligence comme un degré plus ou moins élevé de
la connaissance sensible, un jeu plus ou moins facile de l'as-
sociation et du groupement des images, si l'on n'a en vue, en
un mol., que cette sorte d'intelligence inférieure que nous
avons appelée intelligence organique ou sensible. C'est bien ainsi
wm->
que, au fond et malgré quelques erreurs d'application, l'avaient
compris Pierre Flourens et Frédéric Cuvier.
L'intelligence rationnelle est, avons-nous dit, plénière, com-
mençant il est vrai son opération à l'aide des organes et de
l'impression reçue par les sens, et débutant ainsi dans la
forme sensible, mais se développai)I ensuite jusqu'à dépasser
sens et organes pour s'élancer, par l'abstraction, dans la
m
nm->?>;•
région de l'universel, de l'idéal, de. l'absolu.
L'intelligence organique ou sensible n'est que partielle ; elle
commence aussi son opération par l'impulsion des organes el.
des sens, mais se développe seulement en eux et ne va point
au delà.
Les fins de l'animal, à qui est fermé le domaine de l'abs-
trait, de l'indéterminé, de tout l'ordre immatériel en un mot,
ne sauraient être les mêmes que celles de l'homme qui plane
dans ce domaine de l'immatériel, et qui en tire tous les
effets de science, de progrès, de langage conventionnel et écrit
d'esthétique, de moralité et de sens religieux dont nous avons
vu que l'animal est privé. Se développer, satisfaire ses besoins,
ses instincts, ses appétits, ses passions, pourvoir à sa conser-
vation, et cela fatalement; ne périr qu'après avoir assuré par
la génération, la perpétuité de l'espèce, voilà à quoi se bor-
nent les fins propres à l'animal. Or il y pourvoit par cette
sorte d'intelligence organique et partielle que nous avons
décrite.
Celle-ci est à l'âme sensitive ce que l'intelligence plénière
est à l'âme raisonnable. L'une, principe immatériel sans doute,
l'homme et l'animal 207

c'est-à-dire supérieur aux forces purement physiques el chi-


miques, mais inhérent à l'organisme, faisant en quelque sorte
corps avec l'organisme, naissant avec lui et mourant avec lui
âme, comme dit saint Augustin, plus enfoncée dans le corps
que celle de l'homme; l'autre, principe immatériel aussi, mais
de plus principe-esprit, principe percevant l'abstrait en dehors
et indépendamment de tout organe, par suite subsistant en lui-
même et ne pouvant périr.
Que nous donnions à la faculté directrice de l'activité de
l'animal le nom d'intelligence, avec ou sans l'épithète de sen-
sible ou de partielle, il reste constant que cette intelligence
inférieure diffère, non seulement en degré, mais surtout en
nature, de l'intelligence plénière, de celle qui s'élève jusqu'à
la raison. Mais une intelligence partielle, faite de connaissances
concrètes, de mémoire passive, d'images s'associant et s'en-
chainant sous forme de jugements et de raisonnements pra-
tiques, nous paraît suffire à expliquer les faits particuliers,
dûment et scientifiquement constatés, de ruses, d'adaptation des
moyens à la fin, et autres que l'on cite pour attribuer à
l'animal la raison comme à l'homme.
G. de Kirwan.
Nous avons rendu compte, l'an dernier, des essais de peinture
religieuse présentés par nos artistes, et l'on se souvient peut-
être qu'à part l'oeuvre magistrale de M. Tissot, nous avions trouvé
peu de choses à louer sans réserve. Cette année la pénurie est
plus grande encore. Les Saintes Femmes au pied de la Croix, de
M. de Munkacsy, l'oeuvre la plus importante en ce genre, ne nous
satisfait nullement. Le talent est grand, cela va sans dire ; l'im-
pression serait forte si l'on pouvait s'ôter de l'esprit qu'il s'agit
d'une scène divine. Mais cette douleur vulgaire, grimaçante nous
gêne aux pieds d'un Dieu mourant. Aussi préférons-nous de
beaucoup Avant la grève du même artiste. Ce genre de sujets lui
sied bien davantage; car il lui permet de déployer toutes ses
fortes qualités sans exiger un sentiment qui lui manque. Nous ne
sommes pas le premier à le dire : ce que M. de Munkacsy réussit
le mieux dans ses tableaux religieux, c'est ce qui ne l'est pas.
Au Champ-de-Mars la Vie de Jésus absente a fait place aux
Heures de la Vierge de M. Dubufe. La compensation n'est pas
suffisante. L'auteur semble avoir apporté à son travail beaucoup
de sérieux et d'attention, il a obtenu de Sa Sainteté le Pape
Léon XIII des encouragements qui l'honorent; mais la vérité
nous force à dire que le but poursuivi n'est pas atteint. Ces
vierges d'éventail, toutes bleues et toutes roses, ne donnent pas
une impression vraiment religieuse. Ce sont des petites filles
maniérées aux attitudes sentimentales. Mièvres et étiolées, elles
emploient toute leur profondeur d'âme à faire des grâces au milieu
de rubans, de fleurs en gerbes, d'amours câlins. — Comme nous
les donnerions toutes pour Y Annonciation ou la Nativité de
M. Tissot !
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE 209

Ce dernier nous réserve, pour la prochaine exposition, plus


d'une heureuse surprise; il nous faudra reparler de lui, et, à son
sujet, des tableaux religieux qui oseront affronter son voisinage.
Pour cette fois nous choisirons un point de vue différent, nous
parlerons morale. Les critiques d'art font entendre si rarement
ce mot à messieurs les peintres qu'il ne leur sera pas sans doute
trop importun,

Quels sont au juste les rapports — s'il y en a — de l'art avec


la morale? Voilà une question qui ne manque pas d'importance
en esthétique. — D'aucuns ont trouvé tout simple de nier ces rap-
ports, c'est la solution la plus facile; c'est la plus logique aussi
pour bon nombre d'esprits sceptiques. Après la morale indé-
pendante de la religion, nous avons l'art indépendant de la mo-
rale, c'est l'ordre naturel des choses. Qu'il survienne un troisième
larron qui rende la vie indépendante de l'art, et tous les bienfaits
de l'état sauvage nous sont acquis.
Nous n'avons pas la naïve prétention de redresser les idées de
ces hommes. Il n'est point ici question d'idées; ou plutôt les
idées ne sont, en ce cas, que les humbles servantes des instincts
de l'âme. Comme les troupes en marche ont des compagnies de
,

sapeurs, le troupeau d'Epicure a ses légions de sophistes; ceux-ci


n'ont de raison d'être que par ceux-là.
Toutefois il est important de démasquer certaines équivoques,
par le moyen desquelles les théoriciens du vice essaient de tirer
à eux les Ames droites. Plus d'un artiste consciencieux s'y laisse
prendre, il ne sera pas inutile d'en dire un mot.
On dit : L'art et la morale ont chacun son domaine. Pas plus
que le moraliste ne s'occupe du beau, l'artiste n'est obligé de se
soucier du bien : le beau à lui seul est le bien de l'artiste, et
l'art n'a d'autre but que l'art.
Par conséquent la mission de l'art est un non-sens; l'art n'a
210 REVUE THOMISTE

d'autre mission que d'être lui-môme. En faire un prédicateur de


morale, un héraut de la civilisation, c'est au fond le détruire,
puisque c'est substituer à son objet, le beau, un objet qui lui
est étranger.
Il faut avouer que cette théorie, toute subversive qu'elle est,
renferme un peu de vrai, et c'est à la faveur de ce vrai qu'elle
trouve crédit chez des esprits sincères. Certains philosophes ont
voulu faire de l'apostolat une nécessité do l'art, bien plus, sa
raison d'être unique. Nous n'hésitons pas à dire qu'ils ont tort.
Rien n'oblige l'artiste, plutôt qu'un autre, à se mettre au
service d'une idée religieuse ou morale. S'il le fait, on doit assu-
rément l'en louer : puisque l'art est une force, il est à souhaiter
que cette force tourne au bien et serve à rendre lé devoir plus
facile. Mais cette orientation de l'art vers un but supérieur ne lui
est pas plus essentielle qu'à toute autre occupation intellectuelle.
L'astronome n'est pas tenu de chercher l'Infini dans les mouve-
ments des astres ; Linné pouvait terminer son livre avant
d'avoir entonné son hymne à Dieu. De même l'artiste, sans son-
ger à tout cela, peut être lui aussi parfaitement en règle. Quand il
a établi solidement son dessin, brossé sa toile dans les formes,
exprimé avec correction et noblesse une idée acceptable, il peut
se déclarer satisfait sans s'inquiéter de savoir si son oeuvre est
utile. Les idées morales, religieuses, humanitaires pourront lui
savoir gré de s'occuper d'elles ; leur diffusion par le moyen de
l'art sera pour lui un luxe, un surcroît qui l'honorera comme
homme, qui le grandira même comme artiste; car il introduira
dans son oeuvre et fournira à la contemplation un rapport de
plus, une harmonie nouvelle qui en achèvera la signification.
Mais c'est tout: rien de cela n'est à la rigueur nécessaire ; ce n'est
point là ce qu'on entend imposer à l'artiste sous "le nom de
moralité.

La moralité d'un acte est la qualité qui établit, entre cet acte
et la .fin de la vie humaine, une relation de conformité.
L'homme a un but à atteindre : c'est le perfectionnement de
son être, de sa vie, en vue d'une autre vie à conquérir par son
mérite. Tout ce qui, de soi, ou en raison des circonstances, ne
peut se rapporter à ce but.est moralement mauvais; tout ce qui
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE 211

s'y rapporte est bon : telle est, en deux mots, la loi de l'activité
humaine.
Il est très évident que cette loi, puisqu'elle dérive de la fin
dernière, est universelle dans son amplitude. Il suffit d'être
homme pour qu'elle s'impose à vous, de faire acte d'homme pour
qu'elle vous juge. L'artiste, pas plus qu'un autre, n'a le droit de
se récuser. Et ainsi il apparaît clairement que la théorie de l'art
indépendant ne repose que sur l'équivoque. Considéré on lui-
môme, l'art est indépendant, en co sens qu'il a son objet à lui,
distinct de celui de la morale. En tant qu'il est exercé par un
homme, il doit se soumettre h la loi de l'homme, il est tribu-
taire de la moralité.
Toutefois la moralité de l'art n'est pas nécessairement active,
si je puis ainsi dire; ce n'est pas comme un but qu'elle s'impose,
c'est comme une règle, comme une limite. Si l'oeuvre d'art,
a respecté cette limite, si d'autre part elle est esthétiquement
belle, on n'a rien autre à lui demander, elle est pleinement ce
qu'elle doit être ; si au contraire elle compromet la dignité de
Fhomrne en l'écartant de son but supérieur, la morale est en droit
de lui demander des comptes; chacun a le devoir de la con-
damner. En un mot, l'apostolat est à la moralité, en art, ce que
le conseiller bienveillant est au maître. Le premier s'offre à lui
pour le grandir, l'autre s'impose à lui et le juge. Il peut n'être
pas apôtre du bien, il doit en être sujet fidèle. S'il ne veut pas
prier, que du moins il ne blasphème pas.
Réduits à ces termes, il nous semble que les rapports de
fart avec la morale ne peuvent être niés par personne, si ce'
n'est par ceux qui nient la morale elle-même. — Et, au fond,
les larges concessions que nous faisons à la liberté de l'ar-
tiste sont beaucoup moins préjudiciables qu'on ne pourrait
croire aux intérêts de la morale. Dans le domaine du beau
comme dans celui du vrai, qui n'est pas contre elle est pour elle.
Tout lui est allié, tout lui est ami de ce qui tend à élever les
âmes ; car ses vrais ennemis, en nous, ce sont les bas ins-
tincts, les préoccupations grossières ou banales. Quiconque
travaille à établir nos esprits dans des régions plus hautes;
quiconque nous rapproche de la nature, nous aide à mieux
comprendre l'homme, la vie, l'histoire, la poésie des choses;
212 JiEVCE THOMISTE

quiconque fait cela travaille pour la morale, parce que tout


cela prépare son oeuvre, parce que tout cela tend à Dieu.
Dieu est le premier principe du beau comme il en est la
fin dernière. Toute beauté est un reflet de lui, et vers cet
idéal, inconsciemment tout idéal s'oriente. Dans tout ce qui nous
entoure et où se prend notre admiration, c'est lui, au fond,
qui nous attache. Nous ne le connaissons pas, il se dérobe;
mais ce qu'il a déposé de lui dans ses oeuvres le trahit, et
c'est sa splendeur que nous admirons, sans le savoir, dans la
beauté des êtr'.'S, comme c'est la richesse inépuisable du soleil
qui nous ravit dans les aurores et dans les couchants.
Or l'artiste se donne celle mission de nous révéler le beau
dans les choses. Lui-même, le premier, en a été saisi et ce
qu'il a éprouvé à son contact, il veut le redire. 11 veut offrir
son sujet aux regards d'autrui paré des charmes avec
lesquels il lui est apparu. Il dresse le beau sur son piédestal :
à lui, ensuite, de parler sa langue divine; à lui de révéler
Celui dont il procède, de porter vers les sommets les âmes
qui se soumettent à son influence. L'artiste qui pense à tout
cela fait bien ; mais s'il n'y pense pas qu'importe? Lui-même
y pourra perdre le bénéfice d'une bonne action; son oeuvre
n'en sera pas moins bienfaisante. Une beauté morale se cache
au fond de toute réelle beauté.
Voilà ce qui nous console quelque peu de ce qu'on appelle
la banalité de nos expositions de peinture. Les grands sujets
sont rares, assurément, la pensée des artistes ne s'élève pas,
en général, à des hauteurs fort sublimes; mais il y a du talent,
beaucoup de talent dépensé dans ces milliers de toiles. Il y a
des paysages vraiment beaux, des portraits excellents, quelques
pages d'histoire remarquables; il y a des sujets de genre, sur-
tout, absolument délicieux. Tout cela compte, tout cela agit sur
les esprits beaucoup plus peut-être qu'on ne pense. Si l'on sort
d'un Salon l'âme plus haute, un peu moins courbée vers la terre ;
si l'on se sent plus près de l'idéal, c'est-à-dire, en somme,
plus près de Dieu, peut-on dire que l'artiste ait perdu sa peine?
Non certes, il a travaillé pour le bien, au contraire, et s'il est
incontestable qu'il eût pu mieux faire, ce qu'il a fait, il ne
faut pas le mépriser.
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE 213

/ Mais pour que cette action salutaire se produise, encore faut-


il qu'on ne vienne pas l'entraver par des exhibitions coupa-
bles. Or il en est de deux sortes à redouter : les oeuvres fran-
chement immorales et les oeuvres au moins dangereuses. Nous
traiterons des unes et des autres successivement.

Il

L'immoral proprement dit trouve-t-il place à nos expositions


de peinture? Hélas! oui, et c'est chose étonnante que l'indul-
gence du public pour ces productions malsaines. On passe indif-
férent devant une Vénus consolatrice, qui s'offre au spectateur
en empruntant une parole de l'Evangile : Venite ad me omnes!
On ne trouve pas trop étrange de voir une Toute belle et toute
pui'e étalant une nudité insolente, une Chasteté vêtue d'un lys!
Si ce n'est point là de l'immoral, il faut rayer ce mot du
dictionnaire. Et par malheur ces exemples sont loin d'être isolés.
M. Lamy nous présente une Jeunesse aux grâces impudiques;
M. Lyonel Royer une Vénus luronne,lascive et provocante; M. Cha-
bellard une Somnolence voluptueuse vautrée dans des tissus
transparents. Puis c'est une Piscine d'Orient, occasion de ligures
libidineuses; puis une Baigneuse sensuelle de M. Danger; puis
encore une Femme qui rit, véritable bacchante impure et folle
couchée sur un drap. Une Courtisane au Caire, de M. Grim-
berghe; un Concert de sirènes de M. Lalire, une Vision d'au-
tomne de M. liougonnier sont dans le même goût, sans parler
à!Henri IV et Gabrielle d'Estrée de M. Monchablon, toile très
habillée, mais qui n'édifie pas davantage. Enfin que dire de
l'étonnante Madeleine de M. Mercié! Ce grand sculpteur qui se
fait peintre veut-il nous faire prendre pour l'amie de Jésus
cette nudité, massive, charnue, toute gonflée de sève animale?
Que fait ici cette pénitente dont la figure en plein relief semble
jaillir hors de la toile, et qui tient un papier sur ses genoux
21-4 REVUE THOMISTE

pendant qu'un amour dort à côté d'elle? Est-ce le Gil Blas


qu'elle lit ainsi? On pourrait le croire quand on regarde sa
têle ébouriffée, sa face rougeaude, ses yeux battus, mais non
de douleur. « Elle n'inspire aucun repentir, dit Charles Yriarte,
et elle est même faite pour porter à les braver tous. » Et c'est
une Madeleine ! quelle profanation !
Au Champ-de-Mars M. Berton croit bon de nous faire part
de ses Visions, c'était peu utile. Quand on a des visions de cette
sorte, on les dit à confesse, on ne les crie pas sur les toits.
Il semble vraiment que ce peintre se fasse une spécialité de
l'obscène. A. côté de son édifiante Vision il nous présente un
Lever dont l'héroïne s'habille le plus lentement possible, un
Après le bain où elle s'offre aux regards au sortir de l'eau;
une Toilette où elle se contemple elle-même.
M. Féliu s'avance plus loin dans le grossier et l'absurde. Il
peint une drôlesse dans une cabine de bains, regardant, a travers
la fente d'un rideau, sa voisine vêtue sans doute aussi simplement
qu'elle. Cela s'appelle : Indiscrétion! M. Albert Fourié, avec
moins de bassesse, mais plus de sensualité encore, colore et
plisse la chair, dans son Far mente, avec un odieux réalisme.
M. Rolshoven a aussi son Rêve, semblable à celui dont nous
parlions tout à l'heure; M. Harrison, sa Rêverie, sous la forme
d'un animal humain accroupi près d'une mare, et regardant des
points jaunes à travers les arbres. Est-il possible de s'abaisser ainsi
quand on est capable de peindre comme M. Harrison a su le
faire dans cette Solitude en mer, si belle, si grande avec son eau
vivante et son horizon infini !
Elle est bien noble aussi cette Femme au cygne, de M. le baron
de Gironde, suintant la sensualité avec ses lourdes lignes et sa
facture matérielle ! Elle blesse moins toutefois le sens moral que
La Femme au raisin, de M. Brull, et l'Ivresse, de M. Sain, où la
luxure déborde et où le voile double l'impudeur. Mettons au
même plan le Réveil du génie de la rose, allégorie prétentieuse de
M. Stott, où le sybaritisme a beau se voiler de gaze, il est moins
chaste cent fois que le nu.
Enfin, si l'impudeur doit étonner, c'est bien de la part d'une
femme; Mme Lee Robbins cependant y tombe en plein. Elle
expose un Repos dont les arcades Rivoli feront leurs délices, et
LA MORALE A NOS- EXPOSITIONS DE PEINTURE 215

dans le Miroir elle réédite le scandale de la Femme au masque


avec une presque égale dépravation.

11 est remarquable qu'entre les mains de nos peintres, presque


toutes les allégories deviennent des tableaux à femme. J'entends
par là des polissonneries plus ou moins avouées, comme chaque
exposition en ramène. Il paraît que ce système est très commode
pour les artistes, et qu'à un certain nombre du moins il vient
tout naturellement à l'esprit. Aussi quelle débauche, grand Dieu!
d5'Aurores et de Sources, à'Eckos et de Vagues, de Soirs et de
Matins dans toutes les dimensions, dans toutes les attitudes;
mais invariablement dans le même costume, on devine lequel!
Quand il ne s'agit que d'études c'est bien, nous y reviendrons;
mais n'y aurait-il pas, souvent, un peu de recherche, beaucoup
même dans ces peintures ; le sexe,, par hasard, y serait-il pour
rien? Quand M. E. Michel peint la Vigne régénérée sous la forme
d'une jeune femme qui allaite ses nourrissons avec deux jets
de vin partant de ses mamelles, il est simplement absurde ; mais
toute lubricité est-elle absente de ce Double six de M. Lequesne,
fait d'un grand domino avec une femme nue en sautoir; dans
ces Quatre dames du même, dame de pique, dame de coeur, dame
de trèfle et dame de carreau, représentées d'une façon sem-
blable ; dans cette Sève de M. Martens, lourde, et ignoble créature
qui se vautre dans l'herbe avec un rire bestial, en tirant à soi la
branche fleurie d'un arbre. Ces messieurs ont beau dire, tout
cela relève du sixième commandement ; s'il leur reste un débris
de conscience, qu'ils y songent !
Et les portraits ! C'est un signe des temps que le caractère qu'ils
affectent; eh bien, il nous faut l'avouer, ce signe n'est pas rassu-
rant en notre aimable fin de siècle. Maints portraits de femme
sont exposés qui ne se tireraient pas avec honneur d'un débat
avec la morale. Je ne parle pas même du décolletage, fort peu
édifiant déjà, que ces dames le sachent! Mais que penser de ces
gestes lascifs, de ces attitudes provocantes, de ces coquetteries de
mauvais aloi, véritables roueries d'une sensualité agressive? Tout
cela est-il bien moral, bien chaste? Croit-on qu'il suffise d'être
enveloppée de tissus, si l'on fait de son mieux pour que le regard
216 reV.uk thomiste

les supprime, et certains yeux ne disenl-ils pas ce que la pudeur


défend d'exprimer ?
En fait, pour la mondaine, la demi-mondaine et le degré qui
suit, nos peintres ont des complaisances scandaleuses, nos jurys
des indulgences qui ne se conçoivent pas. Que du moins les hon-
nêtes gens sachent flétrir ces indécences oulrageuses. Si les jour-
naux, môme catholiques, ne capitulaient pas devant leur devoir ;
si au lieu de distribuer à tout venant des louanges banales, ils
savaient prendre en main les intérêts du bien, peut-être pour-
rait-on espérer la diminution du scandale. S'il est nécessaire,
selon l'Evangile, que le scandale arrive, ce n'est pas une raison
pour le favoriser.

Ainsi donc un bon nombre d'exposants — nous sommes loin


de les citer tous — ou prêchent l'immoralité ou tout au moins la
pratiquent. Une remarque importante toutefois. En prononçant
ce mot sévère nous avons en vue les oeuvres, uniquement les
oeuvres : les intentions des auteurs les regardent, nous ne pré-
tendons point les juger. Si même nous pouvions le faire, nous
sommes très persuadé que nous aurions plus d'une surprise.
Ce que nous appelons franchement immoral aura paru peut-être,
à son auteur, tout juste libre ou même légitime. Dans certains mi-
lieux et dans certaines circonstances, le sens moral subit
d'étranges déviations.
En effet, s'il en est — c'est trop certain — qui érigent la sen-
sualité en système, qui en font, à la suite de Musset, Hugo,
Théophile Gautier et tant d'autres, une chose honorable, presque
sacrée, qu'on peut étaler sans honte et pratiquer sans déshon-
neur, il en est beaucoup aussi — le plus grand "nombre sans
doute — qui sentent le besoin d'expliquer autrement leurs
hardiesses et d'en apporter quelques excuses.
Il en est qui prétendent qu'il faut exprimer la vie telle
qu'elle est, dans ses manifestations les plus viles comme dans
les plus nobles. Cela existe-t-il, oui ou non : c'est la seule
question qu'ils vous permettent. Tout ce qui a le droit d'être a
le droit d'être connu, pensent-ils, et l'ignorance ne peut profi-
ter à personne.
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE 217

Nous connaissons cette théorie! C'est elle qui a déversé des


flots de boue sur notre littérature; et comme la littérature et les
arts vont de pair, comme ces messieurs de la brosse, de la
plume et de l'ébauchoir voisinent un brin et se prêtent vo-
lontiers des idées l'un à l'autre, il n'y a rien d'étonnant à ce
qu'une môme inspiration les dirige.
Une simple observation suffira, je pense, à leur répondre. Etes-
vous historien, savant, ou bien ètes-vous artistes? Le but de l'his-
torien et du savant c'est le vrai; le but de l'artiste c'est le beau et
par conséquent le choix dans le vrai. Tout ce qui n'est pas beau,
fût-il vrai, n'est pas du domaine de l'art.
Et ici qu'on ne nous arrête pas sur une misérable équivoque.
Il ne s'agit pas de savoir si le laid peut être un élément, du beau,
si le peintre peut tirer parti d'une verrue et le statuaire d'une
bosse; l'affirmative est très certaine, et l'exposition si intéres-
sante de M- Carriès au Champ-de-Mars en est un éclatant exemple.
Nous dirons la même chose, qu'on le sache bien, qu'il s'agisse de
verrue à l'oeil ou à la conscience, de gibbosité matérielle ou mo-
rale ; nous avouerons sans aucune difficulté que Shakespeare a
eu le droit de représenter des assassins et Eugène Delacroix des
courtisanes ; mais, encore une fois, là n'est pas la question. Nous
demandons si une oeuvre prise de la réalité, mais dont la significa-
tion générale est le laid, demeure encore, comme telle, dans le do-
maine de l'esthétique, et nous répondons hardiment : Non !
Or l'immoral, comme tel, c'est le laid, quelque vrai que cela
puisse être.
Sans doute la beauté plastique pourra être entière; tous les
attraits de la forme pourront subsister. Mais la forme n'est pas'
tout, dans une oeuvre. L'idée, l'inspiration, la chose exprimée ont
une part dans l'impression qu'elle fait éprouver ; et si cette idée
est mauvaise, si cette inspiration est vicieuse, si la chose
exprimée, c'est le mal, par conséquent le désordre, par consé-
quent le laid, le fond de l'ouvrage est vicié et il devient inesthé-
tique dans la mesure de son immoralité.
Quttnd on analyse le sentiment du beau, en effet, on découvre
qu'il est constitué avant tout par le repos de l'àme dans l'harmo-
nie. Tout ce qui tend, d'une façon ou d'une autre, à troubler cette
harmonie est donc, de soi, antieslhétique. Qui ne voit dès lors que
REVUE THOMISTE. 3e ANNÉE. lf).
218 KEVUE THOMISTE

si le mal apparaît comme la dominante d'une oeuvre, si cette oeuvre


blesse le sens moral ou excite des impressions malsaines, le contre-
coup de ce désordre, affectant le sentiment du beau en vertu de
l'unité de notre être, en brisera l'harmonie et par suite l'af-
faiblira,
Qu'on laisse donc à la science, à l'histoire, dont l'objet est le
vrai chacune dans son domaine, le soin de s'occuper du mal dans
la mesure nécessaire. Que la psychologie l'étudié, que la patho-
logie s'en inquiète, que la morale elle-même le fréquente de
loin pour en graduer les culpabilités et rechercher les remèdes,
rien de mieux. Ces délicates études ont alors une raison d'être.
Mais dans les arts représentatifs, que peut bien faire l'étalage
complaisant du vice ? L'artiste n'y trouve plus son objet propre ;
il n'y rencontre que des éléments épars de beauté : l'ensemble,
avec cette note discordante de l'immoralité, et dans la mesure où
elle est admise, l'ensemble n'est pas beau. Donc il n'est pas fait
pour l'art.
Et puis, quand même tout cela ne serait pas ; quand même le
mal moral demeurerait, en soi, du ressort de l'artiste, il faudrait
encore le lui interdire.
Certes le domaine de l'art est assez vaste, les beaux et grands
sujets assez nombreux pour qu'on soit inexcusable de s'attacher,
comme à plaisir, à des imaginations corruptrices. Car, il faut bien
que les peintres en question se le disent, elles sont corruptrices
les représentations qu'ils nous tracent. Leurs scènes d'alcôve
ou de boudoir ne sont pas faites pour élever les coeurs et les
porter au bien. Que peuvent faire de pareils tableaux, si ce n'est
exercer en faveur du vice une sorte de propagande? Croit-on
qu'on puisse, impunément, remuer ainsi le fond malsain de notre
nature, de cette nature à qui le mal est cher, quoi qu'on fasse, et
qui ne porte qu'avec peine le joug fastidieux du devoir?
Tous les sophismes n'empêcheront pas ceci : c'est que le vice
est contagieux, que sa force de séduction est immense. Quiconque
est homme doit le savoir, et il ne sert de rien de faire l'esprit fort
en face d'une vérité humiliante. Les attitudes fanfaronnes n'y chan-
gent rien-: nous savons C3 qu'ils sont, ces chroniqueurs complai-
sants de la perversité humaine, et nous savons, aussi ce que serait
la société si des exhibitions de cet ordre devenaient la règle.
<$9f;

LA MOHAI.E A NOS IMPOSITIONS DE ['EINÏIJKE 219

L'atmosphère impure dans laquelle elles nous feraient vivre


aurait vite détruit en nous ce qui reste de délicatesse d'âme et
d'élévation.
Et ce qui rend plus dangereuse encore la libre peinture du vice,
c'est la grandeur môme de l'art, c'est J'autorité qu'il sait prendre.
Tout ce qu'elle touche de son doigtlaMusele magnifie, le consacre;
on la sent tellement faite pour exalter lebien; l'art dontelle cstFins-
piratrice apparaît tellement comme un sacerdoce que lorsqu'elle
propose un exemple, une doctrine, on est tout disposé à les recevoir
de ses mains. Les formes attachantes dont elle sait revêtir toutes
choses, les prestigesqu'exerce sa baguette de fée lui livrent presque
sans défense notre imagination séduite. Si elle exerce cette puis-
sance au sujet du mai, elle saura lui donner à nos yeux des couleurs
d'innocence. Pour elle, décrire le mal sans commentaire, c'est le
réhabiliter.
Il est vrai qu'à côté du mal on peut mettre le correctif qu'il
appelle ; on peut essayer de tourner contre lui les sympathies
du spectateur qui, s'il devient hostile, ne sera plus tenté. Par
exemple, à la peinture de la volupté on peut joindre le souvenir
des maux qu'elle engendre ; sur les traces du crime on peut faire
marcher le châtiment. Si Ton fait ainsi, en effet, et si le correctif
est assez puissant pour qu'au total l'impression de l'oeuvre soit
bonne, nous avons convenu plus haut que l'artiste est en règle, en
règle avec son art et avec sa conscience. Mais combien c'est là
chose difficile Entre Fatlrait prodigieux du mal et celui du bien
!

qui le redresse, qui peut prévoir avec sécurité de quel côté sera la
victoire ? La lutte, toujours, sera terrible, et qui sait si en défi-
nitive le bien ne sera pas vaincu ?
En littérature, il est relativement plus facile de diriger vers un
but donné les sympathies de l'auditoire ; l'auteur dispose pour cela
de plus nombreuses ressources, et cependant que de mal n'ont-
ils pas fait ces drames, ces romans à thèse prétendue morale! A
l'apparition du romande Dostoïevski : Crime et Châtiment, un étu-
diant de Moscou assassina un prêteur sur gages dans des conditions
identiques à celles que le romancier imagine. « Certes, écrit le
vicomie de Vogué, l'intention de Dostoïevski-n'est pas douteuse,
il espère détourner de pareilles actions par le tableau du supplice
intime qui les suit; mais il n'a pas prévu que la force excessive
220 HEVDE THOMISTE

de scs peintures agirait en sens opposé, qu'elle tenterait ce démon


de l'imitation qui habite les régions déraisonnables du cerveau (I).
Si l'on veut détourner les hommes du mal, il n'y a encore
qu'un procédé efficace : c'est de les porter au bien, son contraire.
L'artiste, à vrai dire, n'y est pas obligé : mais que du moins il n'a-
gisse pas en sens inverse. S'il n'est pas essentiel à l'art de flatter
directement le sens moral, il lui est essentiel de ne rien blesser
dans l'homme, même et surtout le sens moral.

III

Nous arrivons àlaseconde catégorie detableaux dont nous avons


promis de nous occuper; ce sont ceux qui ne présentent rien d'im-
moral en soi ; mais où se rencontre cependant, pour une raison ou
pour une autre, un danger pour le spectateur.
Le danger dont nous parlons pourrait être envisagé dans divers
ordres de chose, si nous avions à faire la thèse générale de la mo-
ralité dans l'art. Gomme notre intention est plus restreinte et qu'il
ne s'agit pour nous que des expositions de 1895, nous mentionne-
rons simplement le danger spécial qu'on y constate : nous voulons
parler du nu.

Le nu, en soi, est chaste comme la nature ; il est saint, étant de


Dieu, et il'n'a point à se cacher d'être : il peut se montrer sans
honte sous le ciel.
Dans Fart, si l'on se place au môme point de vue, il en est de
même, La glorification de l'oeuvre de Dieu, de son chef-d'oeuvre
ne peut que mériter toute louange, ne doit exciter que l'admira-
tion. Pourquoi serait-il coupable de figurer ce que le Créateur a
trouvé bon de faire ? Une oeuvre d'art ayant pour sujet la forme
humaine, est-elle autre chose qu'un hymne à Dieu, un cri d'admi-
(d) Le lioman russe. Dostoïevski.
\
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE l'EIN'Il'HE 221

ration écho do celui qui retentit au paradis terrestre, quand Jého-


vah, content de son oeuvre, se félicita lui-même et dit : C'est bien !
Tout cela, etisoi, est parfaitement juste. Mais par malheur, les
choses en soi ne gouvernent pas ce monde.
La nature humaine n'est pas intacte : voilà ce qu'il n'est pas
permis d'oublier dans une question de cette nature. Ceux qui
essaient de le faire par orgueil et qui nient la chute originelle ne
voient-ils pas qu'en réalité ils se privent ainsi d'une gloire ? Ils ne
peuvent refuser à l'évidence l'aveu de leur présente bassesse ; ils ne
font donc qu'une chose : renier leur ancienne grandeur.
Seule la révélation chrétienne sait tout concilier en cette matière.
Pour elle la chair a été bénie de Dieu au premier jour ; à latin des
temps, alors que Dieu la reconstituera selon des lois nouvelles, au
sein d'un monde régénéré, elle doit reconquériret voir multiplier
sa gloire. Mais à l'heure présente il lui convient de rester dans
l'ombre. Elle est non pas maudite, mais suspecte : la sagesse con-
siste, à son égard, à la tenir perpétuellement soumise, et, autant
que les nécessités de la vie le permettent, à la mettre en oubli.
C'est à quoi tend, au point de vue qui nous occupe, ce sentiment
délicat qui s'appelle la pudeur.
La pudeur n'est pas un préjugé, c'est le signe de la noblesse
persistante de l'âme humaine dans sa décadence, de l'âme humaine
qui ne se résigne pas à la perte de son empire sur la chair, et qui
sentlebesoin de dissimuler sa défaite. Oublier cela, c'est: ou faire
l'ange hors de saison, ou se rapprocher de la bête qui obéit sans
remords à tous les instincts de nature et qui, n'ayant pas la royauté
de l'intelligence, ignore en même temps les hontes de l'esclavage
des sens.
Déplus, la pudeur est pour l'humaine vertu une sauvegarde
nécessaire. Là où elle est absente, elle ne pourrait être remplacée
que par une hauteur d'âme innaccessible au commun des hommes.
Quand on parle des Grecs chez qui s'alliait, dit-on, le
culte des grandes pensées et l'amour de la forme humaine,, on
oublie de citer leurs vices, et la façon dont ils honoraient, dans
les temples de Vénus et ailleurs, cette beauté qu'ils prétendaient
chercher dans la représentation du corps humain.
Non, il faut prendre l'humanité telle qu'elle est et ne pas pré-
tendre ignorer ses faiblesses. Il est possible que dans des con-
222 hiïvue thomiste

ditions spéciales la nudité soil moins périlleuse; l'artiste, on par-


ticulier, familiarisé de bonne heure avec ce spectacle et absorbé
parla préoccupation du travail, peut y rencontrer moins de dan-
ger : il y en trouve cependant, les défenseurs du nu l'avouent
sans peine. On sait ce que sont, eu général, les ateliers où de
jeunes peintres sont admis à fréquenter des modèles ! Mais
accordons, si l'on veut, que ce péril est minime; il doit l'être, à la
vérité, lorsque l'âge est venu et que l'artiste aime son travail. Un
peintre de nu s'est représenté lui-même, en face de son modèle,
dans une attitude grave, presque religieuse; nous croyons de
bon coeur qu'il n'a pas menti. Mais les autres? Mais le spectateur,
le public ?
Le public est ici bien plus exposé que l'artiste. Ce dernier a
devant lui la réalité, et la réalité, vue ainsi, est rarement
attrayante; le public, lui, est en face d'une fiction séduisante, et
neuf fois sur dix il sera séduit.
Ah ! si l'on nous montrait toujours des Idylles comme celle de
M. Bryant, des Natures comme celle de M. Frédéric, des Ondines
et des Femmes nues endormies pareilles à celles que M. ïîinet et
M. Prouvé nous présentent, on pourrait compter sur la laideur
du tableau pour lui servir d'antidote. La Nature en question est
une véritable nature morte ; Y Idylle est la conquête d'un fromage
de Hollande par un ténia : YOndine et la Femme nue, des pièces
de gibier faisandé suspendues par la patte. Dans ces conditions,
le danger sans doute n'est pas grand. Mais, grâce à Dieu, nos
peintres ne cultivent pas toujours l'horrible avec une ferveur si
parfaite. Si peu que ce soit, ils poétisent leur oeuvre, ils épurent
les lignes, nuancent les carnations, ils essaient, enfin, de faire
trouver belle et de glorifier la forme humaine. Or là est précisé-
ment le péril.
Le public, dans la majorité des cas, est trop peu ami de l'art
pour Fart, de la forme pour la forme ; il est trop peu initié pour
extraire la quintessence de pensée et d'habileté technique dé-
posée par l'auteur sur sa toile.
Entrez par exemple dans la salle n° 16, où se trouvent de si
jolies choses, et observez vers quels tableaux se porte la masse
du public. Ce n'est pas vers les beaux portraits, vers les ravis-
sants paysages signés Poittevin, Cari Rosa, Lucas, Giaco-
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE 223

melli, etc.; ce n'est pas même devant la grande composition


historique de M. Jean-Paul Laurens pourtant si curieuse ; c'est
devant l'épisode à'Elisabeth Bathory.
Assurément la toile de M. Gsok Istvan est d'un mérite fort
ordinaire; mais cette histoire de jeunes filles changées en gla-
çons est si intéressante ! 0 la méchante dame hongroise que
voilà ! Et l'on entend de petits cris d'étonnement et de pitié
qui témoignent du tendre coeur des passants et de leur indiffé-
rence pour l'art.
Mettez ces gens-là en face d'une étude de nu, qu'y verront-ils?
La ligne? Le coloris? La pensée? Le style ? Non, ils y verront
avant tout et presque exclusivement la nudité troublante, et
pour peu que leur-imagination soit prédisposée à.la chose, dans
leur âme la tentation germera.
Les peintres nous diront que ce n'est pas pour cette catégorie
du public qu'ils travaillent. C'est bien ; mais puisqu'en fait ils
sont là et qu'ils constituent le grand nombre, peut-être serait-il bon
d'en tenir un peu de compte. Est-il sage de placer sous les yeux
de tous ce qui ne peut convenir qu'à une élite ? Voilà une ques-
tion qui a son importance. Telle anatomie qu'on a en carton ou
qu'on expose dans un atelier de peintre serait fort déplacée
comme frontispice d'un journal illustré.
Or c'est un vrai journal illustré, aujourd'hui, que notre exposi-
tion annuelle de peinture. On le feuillette périodiquement, comme
périodiquement on se rend aux courses, au bois, au concert, au
théâtre. Question de mode, au fond, que tout cela Il faut bien se
!

tenir au courant de ce qui se passe ; il faut bien que les conversa-


tions mondaines trouvent quelque chose à mettre sous la dent,
ne fût-ce qu'une douzaine de malheureux peintres. En mai on
parle du printemps et de la peinture, des marronniers qui bour-
geonnent et de l'art qui progresse, comme en hiver on parle
des grands froids, des jeunes premières et du wagnérisme. Ne
trouvez-vous pas que des idées de cette envergure, sont une
faible défense pour les âmes, quand elles se trouvent en face de
redoutables nudités ? *
N'exagérons rien toutefois. Il n'est pas douteux que cet état
de chose apporte avec lui un semblant de remède. Là comme par-
tout l'habitude joue son rôle. Quand on a folâtré, dans son en-
224 HEVUK THOMISTE

fance, an jardin des Tuileries, fréquenté le Luxembourg, passé


chaque matin et chaque soir devant l'Opéra et autre bâtisses
dont la nudité garde les porles; quand on a brassé nos revues
d'art, nos livres illustrés, nos catalogues de ventes, ou lu simple-
ment les affiches du Jardin de Paris, on est sans doute blasé
sur bien des choses ; tout au moins est-on plus disposé à passer
devant elles sans les voir. Mais ce n'est là qu'un palliatif; au
fond le danger persiste, et même' ce dépérissement de la pudeur
ne laisse pas d'être regrettable à un point de vue plus élevé. La
noblesse, la délicatesse des sentiments ne peut qu'y perdre ;
c'est une porte ouverte après bien d'autres à l'envahissement
toujours menaçant du matérialisme, je dis du matérialisme des
moeurs, de celui qui relègue au second plan les choses de l'âme
et qui laisse prendre à la chair une importance dangereuse à
laquelle elle n'a point droit.
Disons-le bien haut toutefois, ces considérations générales ne
résolvent point pratiquement la question du nu, ainsi que cer-
tains semblent le croire. Puisque le nu n'est pas mauvais en soi,
mais seulement dangereux, il y a lieu de discuter encore dans
quelle mesure la considération du danger doit arrêter le peintre :
on ne peut pas supprimer tout ce qui est dangereux.
Dirons-nous que l'art n'étant point chose indispensable, il y a
lieu de lui donner pour bornes les limites mêmes du danger ? Ce
serait, aller, selon nous, beaucoup trop vite en besogne. L'Eglise
a exclu des catalogues de l'index les poètes licencieux de la
Grèce et de Rome, à cause, dit-elle, de « l'élégance de la forme »,
preuve évidente qu'à ses yeux tout n'est pas dit contre les choses
d'art quand on en a constaté le péril.
Si l'art n'est pas indispensable à la vie il lui est gran-
,
dement utile. Nous le disions tout à l'heure, tout ce qui nous
élève a son prix, tout ce qui met en éveil l'intelligence hu-
maine est un allié de la vie morale. Si donc le nu est une néces-
sité de l'art, en sa faveur il faut l'admettre, et ne pas sacrifier
cette grande chose à la crainte d'un péril que chacun, s'il le veut,
est en mesure de conjurer.
Telle est donc la nouvelle question qui se pose : Quel est le
rôle du nu, dans les arts plastiques; quel est son degré de né-
cessité ?
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE 225

Une première chose dont il faut convenir, en se basant sur le


témoignage des maîtres, c'est que ]e nu est la grande école de
l'art. Là en effet se trouvent les vraies difficultés au point de vue
technique. Celui qui n'est pas initié de bonne heure aux mys-
tères de structure de la machine humaine, à l'emmanchement
des membres, au jeu compliqué des articulations et des muscles,
au balancement des lignes et aux délicatesses changeantes des
carnations, celui-là ne peut pas prétendre à être peintre, du
moins dans la complète acception du mot. Fût-il même formé,
il lui sera bon, presque nécessaire de s'entretenir la main en pei-
gnant sur nature, de temps à autre, quelque bon morceau,
comme le musicien arrivé ne laisse pas d'exécuter des gammes ;
comme Liszt transposait une fugue de Bach chaque matin avant
déjeuner.
Cela étant, on ne saurait contester aux artistes le droit de
faire du nu, à titre d'étude, quels que soient les inconvénients
qu'il présente. Ces inconvénients, c'est aux directeurs d'écoles,
aux chefs d'atelier, et plus tard à la bonne volonté de chaque
artiste à y prendre garde; ils ne doivent entraver d'aucune façon,
dans les circonstances ordinaires, le libre développement d'un
art précieux.
Il est seulement à craindre que cette concession n'en entraîne
une foule d'autres. Car que faire de ses études, une fois peintes?
Les garder chez soi serait fort louable; c'est ce que conseillait
Savonarole aux nombreux artistes dont il était le protecteur à
Florence. Mais si ce luxe était à leur portée, combien de jeunes
peintres aujourd'hui y trouveraient leur compte? Travailler pour
la muse ou pour l'avenir, c'est très bien; mais en attendant il
faut vivre, et si nos Zeuxis en herbe sont riches d'idéal, ils le
sont d'ordinaire assez peu d'écus. Que faire alors? Vendre ce qui
peut être vendu, et pour cela le présenter aux expositions an-
nuelles, ce qui a de plus l'avantage, en cas de succès, d'établir
votre réputation.
En vérité, nous ne voyons pas trop qu'on puisse refuser ce
droit à un artiste. Mais observons soigneusement que dans ce
cas certaines conditions s'imposent.
D'abord, pourquoi choisir comme prétexte à une étude de nu
un sujet plus ou moins obscène, une histoire plus ou moins
220 REVUE THOMISTE

égrillarde? On peut donner de bons coups de pinceau sans que


Léda et le Cygne soient en cause, sans rappeler les caprices
lubriques de Maria de Padilla. Faute d'avoir su observer cette
réserve, MM. Gervais et Sehutzenberger, qui eussent pu nous
offrir de belles études, ont fait des tableaux délictueux.
Et puis n'y a-t-il pas certaine façon de poser une figure, cer-
taine allure à lui donner qui peut atténuer, et beaucoup, l'im-
pression fâcheuse qu'elle pourrait produire? On trouve au Champ
de Mars plusieurs études de M. Aublet, dont l'une, Au matin, est de
tout point irréprochable. L'attitude est si simple, le coloris si
discret, la nudité si peu aperçue par le peintre que le spectateur,
à son tour, la juge à peine. Dans Au bord de la mer il en est
autrement, pourquoi? L'étude, assurément, n'en est pas plus
belle. Cette jeune femme qui contemple ses formes avant de s'en-
velopper d'un drap éveille, sans la moindre utilité, la pensée d'un
délit et sollicite les curiosités malsaines. Quand nous voyons un
artiste de grand talent et d'une honorabilité hors d'atteinte com-
mettre de pareils oublis, nous sommes portés à l'indulgence pour
les autres ; mais la vérité toutefois s'impose à nous, et si nous
sommes sûrs des parfaites intentions de quelques-uns de nos
peintres, nous n'en sommes que plus à l'aise pour leur dire qu'ils
se sont trompés.

Suffira-t elle à nos artistes, la concession que nous venons de


faire? A quelques-uns d'entre eux, peut-être ; à la très grande
majorité, non. Ce qu'ils revendiquent, à l'égard du nu, ce n'est
pas seulement la liberté de l'élude, c'est la liberté du travail. Ils
veulent cultiver le nu pour lui-môme; il le considèrent non
comme un chemin, mais comme un but, comme une branche de
Fart légitime au môme titre que le paysage ou la nature morte.
On y voit un danger? C'est tant pis; car on ne peut enlever
à l'art ce qu'il a de meilleur, et ce qu'il a de meilleur, c'est le nu.
« C'est chose, dite, s'écrie Ch. Polvin, le nu est le sommet de
l'art !»
Voilà une affirmation qu'on ne peut laisser passer sans con-
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE 227

trôle; les conséquences qu'on en lire sont trop graves pour


qu'on puisse s'en désintéresser.
Or demandez aux artistes sérieux leur manière de voir en
cette matière ; il se peut que leur première réponse soit celle
que je viens de dire ; mais gardez-vous d'arrêter là votre expé-
rience. Tandis que vous pariez de l'art, il se peut fort bien que
votre peintre ne songe tout d'abord qu'au métier. Or au point de
vue métier, nous l'avons dit, Ja réponse n'est pas douteuse. La
plus belle draperie du monde ne coûte pas l'emmanchement d'une
rotule, le modelé d'une hanche ou d'un bras. Comment dissi-
muler, ici, les incorrections du dessin, la timidité d'un crayon
novice? — Mais cette vérité, qu'on y prenne garde, ne décide
absolument rien relativement à, la valeur du nu, en esthétique.Le
difficile et Je beau sont deux, en peinture comme en tout Je reste.
Les morceaux à casse-cou, en musique, ne sont pas les plus
beaux"morceaux. Si les artistes, à un moment donné, s'y exer-
cent, c'est dans le but de se rompre au métier ou de se montrer
habiles : ils ne croient point, de cette sorte, atteindre le sommet
de l'art.
11 ne faut donc pas accorder au nu
une importance de premier
ordre pour cette unique raison qu'il est techniquement plus dif-
ficile. La difficulté est un obstacle à vaincre; mais quand il est
vaincu, le travail de l'artiste n'est pas achevé, il commence ; la
technique n'est qu'un instrument.
Au dessus, bien au-dessus de ce qui s'apprend à l'école, de ce
que peut donner au dernier des peintres la pratique persévé-
rante du pinceau, il y a ce qui ne s'apprend pas, ou plutôt ce
que donne à une nature suffisamment douée le commerce des
maîtres, de la nature, joint à l'habitude de la méditation; il y a
ce qu'on peut appeler l'art véritable, quoi qu'en puissen* penser
les grimauds de la couleur et de la plume : il y a Y inspiration.
Or le rtu est-il plus favorable à l'inspiration, et par là est-il
esthétiquement supérieur aux autres genres ? Nous croyons pou-
voir dire hardiment : a on !
Examinez les oeuvres des maîtres, soit dans l'antiquité, soit dans
les temps modernes : vous vous convaincrez qu'à égalité de génie
et de réussite les figures drapées ne sont pas inférieures. « Sur dix
marbres, dit M. Ch. Potvin, à peine en est-il un dont le nu ne fasse
228 REVUE THOMISTE

pas le charme. » Celte affirmai ion est d'abord très exagérée, car elle
écarte systématiquement toute une époque brillante de la sculp-
ture ; mais fût-elle exacte que prouverait-elle ? Il ne s'agit pas de
compter des statues, il faut les comparer entre elles. Or la Victoire
du Louvre vaut la Venus de Mêdicis ; le Moïse de Michel-Ange est
supérieur au David du même artiste, et si l'on dit qu'en ce dernier
cas l'âge du sculpteur explique ladifférence, qu'on aille à la Sixline.
et que l'on compare, parmi toutes ces oeuvres de même inspi-
ration et de même date, les ligures vêtues aux nudités. Les
vingt jeunes hommes sont assurément admi?*ables ; la Création
d'Adam et la Chute d'Eve sont sans prix ; mais tout cela est-il
supérieur aux Sibylles drapées, aux Prophètes ? C'est un problème.
Ces dernières fresques sont moins intéressantes peut-être pour le
praticien, elles sont tout aussi grandes pour l'artiste, preuve que le
nu, au point de vue élevé de l'esthétique, n'est pas en soi un genre
supérieur.
Nous allons plus loin et nous lui trouvons, sous divers rapports,
une infériorité manifeste.
11 est clair, tout d'abord, que la draperie offre à l'art de pré-
cieuses ressources, Maint exemple célèbre prouve quel parti un
artiste de sentiment peut tirer de ces plis qui, en accompagnant la
forme, en enrichissant les combinaisons de lignes, en doublant
l'effet des attitudes, renforcent l'expression et contribuent au
plus haut point à faire de l'oeuvre d'art une création véritable.
On possède un dessin de la Transfiguration, où Raphaël avait
préparé le nu du Christ avant de jeter la draperie volante. Que
l'on compare l'effet de ce dessin à celui de la toile définitive : lé-
gèreté, souplesse, élan, noblesse, presque toutes les qualités
maîtresses de cette figure sont dues au jet habile du vêtement. Et
cela ne peut étonner aucun artiste; ils le savent si bien, pour la
plupart, qu'ils n'ont garde, le plus souvent, "de se priver d'une
telle ressource. Seulement, au lieu de rester un voile, la draperie
devient un accessoire ; elle courtise la ligne et le coloris et refuse
à la pudeur ses services, afin que personne n'ignore par quel sen-
timent ces artistes sont mus. Kn vérité n'est-ce pas pousser trop
loin un parti pris injustifiable ? N'est-ce pas confondre la hardiesse
avec la fanfaronnade, la puissance avec la brutalité.
Autre considération spécialement applicable à notre art et à
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PBINTURI5 229

notre époque. Nous faisons partie d'une société chrétienne ; grâce


à Dieu, malgré les tristesses de l'heure présente, nous ne sommes
pas tout à fait païens. Ceux mômes qui ne croient pas subissent
l'influence d'une civilisation tout entière issue du christianisme ;
ils partagent donc, plus ou moins, la gêne qu'éprouvera toujours
une âme chrétienne devant de complètes nudités. Nous demandons
si ce sentiment n'est pas de nature à troubler la jouissance esthé-
tique.— Nous le disions à propos de la peinture immorale, l'admi-
ration veut l'apaisement de l'âme, son épanouissement parfait sous
la radieuse caresse de la beauté. Tout ce qui la distrait, tout ce qui
la trouble dans cette exquise jouissance équivaut à un élément de
laideur, puisqu'il combat, en fait, l'impression du beau. Aussi
peut-on dire sans hésiter que l'émotion du public, en face des
meilleurs nus, est rarement une émotion esthétique. « On aime ça»,
disent les peintres. « Cela se vend, donc on l'apprécie. » Oui, mais
encore faut-il voir par quel sentiment on l'achète, et souvent,
nous osons le dire, ce sentiment relève de la physiologie plus que
de l'art.
Un contemporain du Titien, parlant d'une de ses Vénus du palais
Pitti, disait : « Elle est si belle qu'elle excite à l'amour. »
C'était bien à cela en effet que la .destinait sa naissance. Un
riche patricien de Venise avait livré sa maîtresse à l'artiste,
afin qu'il lui en fit un double que son rêve impur pût cares-
ser plus à l'aise ; le résultat n'avait été que trop atteint. — La
volonté de l'artiste y était-elle pour quelque chose, il n'importe.
Avait-il eu dessein, lui le disciple de l'idéal, de se faire le
complice d'une passion perverse, je ne sais. Mais voilà toujours
à quoi avait abouti son habileté prodigieuse : tout ce qu'il
avait déposé de réelles beautés dans son oeuvre devait demeurer
sans effet. Ne croit-on pas que tel est presque fatalement le
résultat d'une oeuvre semblable? Il faut être Michel-Ange pour
affronter le nu sans risquer de faire tort à l'impression élevée
qu'on veut produire. Seul avec quelques anciens, le Buonarroti
a pu réaliser ce tour de force. Grâce à l'austérité absolue de
sa pensée, à la sublimité de ses conceptions, à la fierté sauvage
de son ciseau, il a su éviter, dans la plupart des cas, de sus-
citer dans les âmes un trouble quelconque. Son admiration ex-
tasiée de la machine humaine est tellement intense qu'elle
230 REVUE "thomiste

passe au spectateur, et on ne peut voir là que des prodiges de


science, de puissance créatrice. L'impression voulue est, pro-
duite, le sentiment s'impose et le nu disparaît. Mais qui donc,
aujourd'hui, sait faire du nu à la manière de Michel-Ange?
Un grand artiste avec qui nous causions de l'intention de ce
travail nous disait : Parler du nu? Mais comment allez-vous
faire? Il n'y en a pas!

On a beau parcourir, en effet, nos salles d'exposition, on ne


trouve guère en face de soi que des études. Ces Messieurs étu-
dient toujours; ils ne nous donnent jamais rien. Et comment
nous donneraient-ils quelque chose, puisque chez eux la pensée
est absente. Suffit-il de jeter un modèle sur un canapé ou de
le laisser transi sur une pelouse pour avoir fait du véritable
grand art ? Le grand art estime philosophie, voilà ce que la
plupart de nos peintres ignorent. Aussi que résulte-t-il de
leurs travaux de nu? — Des photographies sans caractère, des
transpositions banales de la réalité sur la toile. C'est toujours h;
môme modèle, inerte ou lascif, qui caresse des colombes sous
le nom de Vénus, qui tient un arc comme la chaste Diane,
qui fait semblant de se réveiller quand on lui dit qu'il s'ap-
pelle l'Aurore. Nos peintres se figurent-ils qu'on prend au sérieux
leurs divinités à cinq francs la pose? Elles jouent leur rôle du
mieux qu'elles peuvent assurément; mais on devine qu'elles
ont laissé leurs habits sir* un meuble. Qu'elles les reprennent!
Quand on a pour Olympe les boulevards, ou les coulisses des
Folies-Bergères, on ne se dénude pas ainsi.
A plus forte raison donnerons-nous le même conseil à toutes
ces dames qui font leur toilette en public, qui se baignent en
groupe sans le moindre voile, qui sommeillent au bord de l'eau
ou folâtrent à travers les arbres dans le costume d'Eve avant
son péché, ou qui encore, par une fantaisie passablement
étrange, ouvrent leur alcôve sur les galeries du Palais des Arts.
Tout cela n'est pas dans nos moeurs, Dieu merci ! Tout cela
choque le regard, puisque c'est la reproduction trait pour Irait
d'une réalité inacceptable. Il en faut conclure que tout cela
est inesthétique, et que si Ton n'a pas mieux a. faire, il faut
renoncer à peindre le nu.
Un peintre nous disait: il n'y a d'art véritable que le nu; car
LA MORALE A NOS EXPOSITIONS DE PEINTURE
231

Je costume altère les formes. L'homme, ce n'est pas le monsieur


en redingote dont l'épiderme. a peur de l'air et dont les
membres sont atrophiés ; c'est la créature saine et forte, bien
adaptée à son milieu, Jibre d'allure et souple de formes : c'est
la Vénus et le Gladiateur. » Fort bien ; mais si tel est l'homme
de la nature, tel n'est pas l'homme de la société, j'entends de
la société civilisée et chrétienne. Or c'est ce dernier que vous
nous offrez, sous une rubrique ou sous une autre. N'essayez
donc pas de le faire nu, il ne saurait être que déshabillé.
Chose étrange, cette distinction si simple n'est pas encore
tombée dans l'esprit de nos artistes. Ils ne voient pas que le
nu ne peut être acceptable, même pour l'art, que dans des
conditions de pensée et d'inspiration absolument transcen-
dantes. Transportez-vous en esprit hors de l'a société, hors de
toutes conventions humaines ; peignez l'homme dans son pro-
totype, tel que l'a conçu te Créateur, ou dans son individua-
lité profonde, tel qu'en chaque cas particulier la nature cherche
à le produire, à la bonne heure Votre oeuvre pourra présen-
!

ter des dangers; mais du moins ce sera une oeuvre, tandis,


que vous n'exposez que des morceaux.

En résumé, s'il fallait dire d'an mot ce que nous pensons de


nos expositions au point de vue spécial qui est le nôtre, nous
^n'écririons pas immoralité, bien que cette étiquette convienne
à plus d'une toile; nous dirions plutôt illusion, oubli, si l'on
veut, des vrais principes de l'esthétique. Nombre de peintres
ne savent pas que le beau et le bien ont affaire ensemble;
d'autres ignorent déplorablement la nature précise de leurs
rapports.
A défaut de science, sur ce point, plût à Dieu qu'ils eussent,
pour les sauvegarder, un sentiment plus haut de leur dignité
d'artistes; mais trop souvent, hélas! il n'en est point ainsi.
Dans bien des cas, ia muse s'abaisse au niveau du public, de
certain public, au lieu de chercher à l'élever sur ses ailes. La
gloire qu'on cherche, c'est d'avoir un hôtel bien meublé, d'être..
^32 - REVUE THOMISTE

choyé dans quelques salons à la mode. L'art, qui devrait être


une vocation, tend de plus en plus à devenir une carrière, une
exploitation dont la principale ressource est l'exportation pour
l'Amérique : d'un sacerdoce on a. fait un métier. Triste métier
qui met neuf fois sur dix celui qui le professe sur la paille ;
qui l'oblige en tout cas, pour vivre, à se mettre à la remorque
de l'opinion, du caprice, parfois de la perversité.
Les choses étant ainsi, on ne peut guère espérer trouver,
dans l'art contemporain, un élément de rénovation pour notre
société décrépite. Un grand nombre encore,, disons-le bien haut,
respectent l'honnêteté et honorent malgré tout l'école française.
Mais le mélange est par trop grand quand même, et, s'il fal-
lait juger en bloc, le mot à dire serait : DOUTEUX !

Fr. D. Sbutillanges, 0. P.
Lecteur en Théologie.
Cen'est pas l'atelier collectiviste, c'est un atelier patronal
agrandi et mieux dirigé que nécessite le machinisme ; et, cette
forme d'atelier, en fait, se développe et se répand aujourd'hui de
plus en plus. J'ai essayé, dans mon dernier article, de montrer,
par quel sophisme d'équivoque, les socialistes s'interdisent de le
reconnaître. Or, ils nous pronostiquent, ensuile, pour demain ou
après, l'évolution collectiviste de la propriété : elle doit être, selon
leurs prophéties, la juste et naturelle conséquence de l'évolution \

collectiviste du travail. Nous pouvons donc nous rassurer.


N'en restons pas toutefois à cette déduction sommaire. Re-
venons à l'observation directe des faits. Ils vont nous montrer
d'eux-mêmes, quelles sont les formes de propriété aujourd'hui
nécessitées et justifiées par l'état nouveau du travail.

I. — La Propriété individuelle, patronale et ouvrière.

Les socialistes nous disent que le produit est au producteur.


C'est vrai dans ces termes généraux; mais on serait bien dupe
encore de l'admettre sur la preuve fantaisiste qu'en allègue Karl
Marx. Le producteur, nous a-t-il dit, crée son produit; comme
créateur, il y a pleinement droit, et tend, de toutes ses forces, à se
l'approprier.
Mais non, nous ne créons pas les produits de notre travail.
Je cueille une noisette sauvage, je tourne un manche d'outil ;
toujours j'agis sur des substances extérieures à moi, qui préexis-
tent à mon effort, et dont j'utilise les propriétés naturelles. Par-
(1) Voir la Revue thomiste de mars 189S, p. 1.
BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 16.
231 IUÏVUE ïllOMISÏli

fumé et sain, le fruit peut m'être bon ; serrée et dure, la fibre


du bois me donnera un manche solide. Mais cette utilité n'est que
virtuelle, si le fruit reste sur l'arbre et si le bois n'est pas
tourné : le travail humain réduit en acte la valeur usuelle des
choses. Rien de plus, rien de moins.
On ne prendra pas, j'espère, celte discussion sur créer ou
réduire en acte, pour une argutie de scolastique. Quand un poli-
ticien ou un journaliste vient raconter aux ouvriers qu'ils sont,
en propres termes, les « créateurs de la richesse », ces braves
gens, vaniteux comme le reste de l'espèce, entrent dans un
transport de joie et de vénération pour ces bras et ces
mains dont, jusque-là, ils savaient confusément la toute-puis-
sance. Ils se sentent révélés à eux-mêmes. Ils comprennent le
néant du capital, des machines et des idées scientifiques ou
industrielles, qui, sans eux, sont et ne sont pas. C'est avec ces
colossales flagorneries, —si vraisemblables pour quiconque exé-
cute huit à dix heures par jour l'idée inconnue d'un autre, —
que le mépris du travailleur intellectuel, la haine du patron,
l'orgueil de classe et la guerre sociale s'allument dans ces braves
coeurs, gouvernés, hélas ! par des têtes mal éclairées. L'idée, si
aisément populaire, de l'ouvrier-créateur, est, de toutes les dupe-
ries dont il est menacé ou victime, la plus séduisante et la plus
funeste.

Mais, ces restrictions assurées, il demeure vrai que tout pro-


ducteur a le droit et ressent le désir naturels de tenir son produit
à sa disposition exclusive. Et tel est l'acte de propriété. Je cueille
un fruit, je cultive un champ, je rabote une planche : dans le
fruit cueilli, dans le champ couvert de sa moisson, dans la
planche rabotée, il y a l'effet propre et immédiat d'une idée
à moi. « L'homme — écrit Léon XIII, — s'applique pour
ainsi dire à lui-même la portion de nature corporelle qu'il cul-
tive, et y laisse comme une certaine empreinte de sa personne,
au point qu'en toute justice, ce bien sera désormais en sa pos-
session et à son usage, et qu'il ne sera licite à personne de violer
son droit en n'importe quelle manière... De même que l'effet
suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au
travailleur,,. Dans cet ordre de choses, le travail a une telle
SEKONS-NOIÎS SOCIALISTES? 235

fécondité et une telle efficacité, que l'on peut affirmer, sans


crainte de se tromper, qu'il est la source unique d'où procède la
richesse des nations (1) ».
Les formes de la propriété tendent donc toujours, par une con-
séquence naturelle et légitime, à se modeler sur les formes du
travail : les producteurs veulent, selon leur droit, jouir de leurs
produits. Tels sont, à leur origine, le droit et le désir naturels de
la propriété; et, si évolution il y a, les principes de son évolution.
Donc, la question capitale à résoudre, pour définir les formes
actuellement justes et nécessaires de la propriété, est celle-ci :
« Qui est maintenant producteur ? »

Nous l'avons établi, à rencontre de l'équivoque socialiste :


c'est, à titre d'agent principal et de premier moteur intelli-
gent, le patron; à titre d'agent subordonné et d'intrument rai-
sonnable, la collectivité ouvrière, avec l'opération combinée
de sa masse entière et de chacun de ses membres. A chacun
de ces trois producteurs partiels et coordonnés, semble devoir;
justement correspondre une forme spéciale de la propriété.
FA de fait, c'est ce qui tend, malgré les systèmes et les arran-
gements plus ou moins socialistes, à se produire sous nos yeux.
Au patron, chef suprême de la production, la propriété des
ateliers, des machines, des matières, des marchandises livrables,
puisque, seul, par son idée, par sa science, par son art et sa
prudence, il est capable de faire valoir les éléments et les instru-
ments mécaniques du travail. C'est lui. leur âme: sans lui,
l'atelier, garni de tous ses ouvriers à leur poste, serait une Babel
tapageuse et inaclive, comme la mine aux mineurs, ou les colo-
nies anarchistes fondées en terre vierge, sur l'autre bord de
l'Atlantique. Il a donc la propriété légitime de tout le matériel
du travail ; et. cette propriété patronale, c'est, en dernière analyse,
le salaire de l'idée directrice. Il lui est strictement,dû, en raison
môme de ce que son oeuvre contient de son idée.
Ce n'est donc pas, comme Marx l'avance, du travail « non
payé » qui constitue le bénéfice et la propriété du patron. Le tra-
vail de l'ouvrier est à lui, dans la mesure où il procède de lui;

(l) Kticvol. De condit. epificurg..


gg!^
236 HEVUE THOMISTE

or il procède de lui comme d'un simple exécutant. Le patron ne


lui a pas seulement fourni la « matière première » de sa pro-
' duction ; il lui en a imposé la fin et la forme. A chacun donc son
droit d'auteur.

La classe des patrons qui dirigent leur usine ou leur domaine


n'est donc pas cette race de « parasites », de « vampires »,
comme disent gracieusement Lassalle et Karl Marx. S'ils domi-
nent parmi les ouvriers, c'est la difficulté de la direction et la
supériorité de leur caractère qui le veulent. D'ordinaire, ils ne
sont pas arrivés à l'atelier en frac et avec des diplômes d'ingénieur;
on les a vus, petits apprentis, courir çà et là en bourgeron. Sans
cesse les plus capables des jeunes ouvriers s'élèvent ainsi, par
eux-mêmes, dans une situation que les autres ne pourraient
tenir. Chacun y trouve son bien ; donc cet ordre est juste : « car
il est bon — dit saint Thomas — au moins capable d'être régi par
le plus capable; et à celui-ci d'être aidé par l'autre... Les
hommes qui ont la vigueur de l'intelligence sont, par nature,
chefs et maîtres des autres (1). »
Le grand patron ne travaille donc pas seul, comme un créa-
teur. L'ouvrier, son instrument, applique son intelligence et sa
volonté à l'exécution du produit. Il y met sa manière à lui de
comprendre et de faire, tantôt plus rapide, tantôt plus soignée.
Qu'il tourne un simple bâton de chaise, il y a, dans la forme de
ce bâton, la main de l'ouvrier sous l'idée du patron. Ce qui est
de sa main est à lui, et participe en toute justice à la raison de
son travail, qui est de le faire vivre. C'est donc son strict dû qui
lui est remis sous forme de salaire. Car le produit lui-même
reste, de droit, à son auteur principal, à celui qui en a fourni
et l'idée, et la matière, et l'outillage. L'ouvrier, néanmoins, y
laisse quelque chose de lui, comme greffé sur le fonds d'autrui
et vivant de sa sève ; il reçoit « en compensation et en re-
tour » — dit saint Thomas — une sorte de prix de ce qu'il
laisse (2).

Ainsi le Salariat, comme disent les socialistes, n'est pas l'hu-

(1) II» 2ac, q. i.vn, art. 3, ad. 2m. — I. Met., prooemium.


(2) Ia2ao, q. exiv, art, 1.
,
<~""t~>,
,
'\ ~",rr--, i"/; ', '" " 7~r~yt "-ty,-t—;i ...._fii

SERONS-NOUS SOCIALISTES? 237

miliation et l'injustice qu'ils prétendent, dernier reste de l'escla-


vage antique. C'est Je seul moyen efficace qu'ait la classe ou-
vrière de s'assurer la propriété ; il lui est, en particulier, impose
de nos jours par l'incapacité naturelle où se trouvent infailli-
blement, sous le régime machiniste, les neuf dixièmes des ou-
vriers en grand atelier. Us sont donc légitimement amenés,
pour leur bien propre, comme pour celui de toute leur classe,
à s'engager au service d'un homme capable d'exercer, lui,
cette direction. En retour de ce service, cet homme les paie :
rien de plus juste encore et de plus naturel. Que si l'on veut, à
toute fin, noter là de l'esclavage, en vérité l'esclavage est, par-
tout ; car partout il faut que la volonté des moins éclairés se
subordonne à la raison des plus sages.
En tout cas, ce n'est pas aux socialistes à venir nous parler
d'esclavage. L'esclave antique travaillait sous le contrôle du
maître, et sans nul droit personnel au fruit de son propre tra-
vail : il vivait tout entier pour autrui et selon l'idée d'autrui.
Rester la chose d'autrui c'est le fond de tout esclavage. L'homme
dit libre, le « travailleur affranchi » de la future cité socialiste,
travaillerait sous la direction de la collectivité et à son profit,
dépourvu de tout droit personnel à la libre appropriation de
son travail. Sans option, il devrait travailler pour la société.
Fourier avait raison, dans son naïf système, d'appeler les agents
directeurs de cette société-là, des Omniarqucs; le monde socia-
liste ne serait qu'un immense ergastule ; et tout homme qui.
aurait eu le malheur d'y naître, un esclave public.
La nécessité et la justice réclament donc également^ dans l'état
présent des grands ateliers, la propriété du patron et celle de
chaque ouvrier. Toutefois, il faut reconnaître, en toute fran-
chise, dans les revendications collectivistes, les traits défigurés
et monstrueusement grossis d'une idée juste et qui vient en son
temps. C'est l'idée d'une certaine propriété collective dans la
classe_.ouvrière.

II. -—
La Propriété corporative et les survendions patronales.
En face du grand patron, riche et maître de tous les instru-
ments mécaniques du travail, comme des matières premières,
238 ' REVUE THOMISTE

l'ouvrier se rapprocherait vraiment, s'il demeurait isolé, de cet


esclave, à qui les socialistes affectent de le comparer. « Si vous
n'êtes pas content — écrit Malon — partez; d'autres attendent
à la porte (1). » Mais, si un ouvrier qui réclame se renvoie du
jour au lendemain, cent ou mille qui s'entendent sont une puis-
sance. Et comme leur travail d'instruments est un travail
d'hommes, ces hommes ont alors la force, comme le droit, de
discuter les clauses d'un juste contrat de salaire, les bases et la
publicité des tarifs; le nombre d'heures qu'ils resteront aux ale--
liers, les conditions hygiéniques de ceux-ci, la quotité des
amendes en cas de retard ou de chômage indu... Ici, les socia-
listes ont observé, avec raison, l'insuffisance de l'initiative indi-
viduelle toute seule; et, tout comme Léon XIII, ils concluent à
la nécessité naturelle et au droit des associations ouvrières. Elles
ne sont pas c7es créations arbitraires de l'Etat : leur droit,
comme leur utilité, est antérieur à la reconnaissance des pouvoirs
publics.
Mais, pour soutenir pratiquement ses efforts, une association
ouvrière a besoin d'argent. Sur les 1589 syndicats que nous comp-
tions en France, cinq ans après la loi de 1883, 379 distribuaient
des secours à leurs adhérents en cas de chômage, 176 se char-
geaient des démarches nécessaires à leur placement. Tous, bien
entendu, sauf les cas particuliers des 140 syndicats mixtes de
patrons et d'ouvriers, avaient aussi à se constituer un fonds de
réserve, pour l'éventualité, parfois inévitable, de la grève.
Lorsque les moyens de conciliation et d'arbitrage n'aboutissent
pas, le moment est venu d'appuyer le refus commun du travail,
sur cette sorte de trésor de guerre. On sait l'usage qu'en ont
fait l'an dernier encore les Traders Unions et certains groupes
de mineurs dans les charbonnages" d'Ecosse... Et puis, quand
la paix s'est rétablie et que le travail s'est remis en train, n'y
a-t-il pas d'honnêtes et légitimes récréations, des solennités cor-
poratives, dont le souci et les frais communs font la cordialité
et le charme? N'y a-t-il pas à espérer davantage encore de cette
propriété syndicale, dont certaines associations américaines vont
jusqu'à user pour instituer des bibliothèques ou des cours
d'adultes, très fréquentés des ouvriers?
(1) Précis, p. 221.
SËKOfJS-NOi;S- SOCIALISTES? 239

Il existe et il se développe aujourd'hui encore une sorte de


jouissance collective dont la nécessité et la justice ne semblent
pas moins claires. L'ouvrier vit de son travail et non de revenus;
son travail, même dans le cas d'un salaire aussi élevé que pos-
sible, suffit-il toujours parfaitement à le faire vivre, Jui et les
siens? Non ; car le patron doit aussi bien faire face aux frais
généraux de son entreprise et à de lourdes échéances dont il
ne voit jamais la fin. L'ouvrier, cependant, n'est pas un simple
instrument, loué pour tant d'heures; il est homme; il a le droit
et le devoir, sauf une vocation qui ne le retiendrait pas à l'usine,
de fonder une famille et d'établir un foyer. Le patron devra ne
pas oublier cette qualité d'homme; et, puisqu'il est riche,
pourvoir dans une certaine mesure à ce qu'elle réclame : ce
sera de l'humanité. Il devra ne pas oublier, lui, chef du travail,
le service réel que lui rend son ouvrier; et, bien que le salaire
proprement dit paie le travailleur selon son strict dû, le patron
s'intéressera aux nécessités domestiques de l'ouvrier : ce sera
de l'équité. 11 devra ne pas oublier, lui chrétien, que l'ouvrier
est, après sa propre famille, son prochain le plus proche et que
'.es besoins de cet homme sont urgents. Par humanité, par
équité, par charité, il lui fera, selon ces besoins, une certaine
part de son propre bien « quant à Vusage ». Tel est le régime
bien connu des subventions patronales, qui suppléent, — sans
grever le patron de charges insoutenables, comme sans exciter
les prétentions excessives des ' ouvriers, — à l'insuffisance
relative des salaires. Elles se répartissent sur les besoins
ordinaires de la vie domestique; ce sont alors des réductions
de prix sur les denrées essentielles, sur le pain, sur le chauffage,
dont le patron supporte la différence. Ou bien elles parent aux
frais exceptionnels d'une maladie, d'un décès; à l'instruction
d'un enfant, etc.. Ce régime n'est, dans l'industrie moderne,
que l'application opportune d'une vieille doctrine théologique :
« sous le rapport de l'usage, — dit saint Thomas, — l'homme ne
doit pas détenir les biens extérieurs pour exclusivement siens;
mais pour communs, de façon à les partager volontiers avec
ceux qui sont dans le besoin (1) ». Et Léon XIII, citant ce texte,

(1) lia II»», q. lxxi, art. 2.


" \s >— '

240 REVUE THOMISTE.

le déclare une vérité certaine pour l'Eglise : « Ecclesia quidem


sine ulla dubitatione respondet (1) ».
Un régime de propriété foncièrement individuel et familial,
soit pour le patron, soit pour les ouvriers, mais complété
par la fortune collective des associations et par le partage
commun des subventions patronales : voilà, semble-t-il, le type
de juste propriété qui tend à se dégager naturellement des
conditions actuelles de l'industrie, Ce n'est pas une fatalité
mécanique qui l'engendre; c'est la nécessité morale où sont
les patrons et les ouvriers, d'organiser leurs moyens d'existence
d'après leurs moyens de production; c'est la relation naturelle
du producteur au produit, comprise, voulue, établie autant
que possible selon la justice, dans la répartition de la richesse
produite.
Rien de moins rigide d'ailleurs, de plus facilement modifiable
en détail et selon les milieux, que ce régime à la fois un et
varié. Je ne voudrais point jurer que saint Thomas en ait deviné
les applications aujourd'hui praticables. Mais il en a nettement
défini le bienfait capital : un équilibre heureux, — là où de
telles institutions se développent à l'aise, — des avantages
propres à chaque forme de la propriété : « De part et d'autre,
c'est un bien à certains éga."ds, et que les propriétés soient
individuelles, et qu'elles soient en commun. Mais, si les pro-
priétés sont individuelles, et que de justes lois et coutumes
ordonnent aux citoyens de s'en communiquer une certaine
part, cette manière de vivre conciliera les avantages de l'un et
de l'autre mode de propriété (2). »

Si telle est aujourd'hui la vraie marche, des faits, les faits ne


doivent pas nous démentir. Et cependant, tout à l'heure,
M. Lafargue ne nous montrait-il pas les cerveaux prolétaires de
plus en plus fermés à toute idée de propriété individualiste? Et
ces masses d'ouvriers qui, de Roubaix ou de Chemniz envoient
les Jules Guesde, les Liebkemt et autres orateurs socialistes
siéger au Parlement, ne sont-ils pas une preuve vivante des

(1) De condit. opificum.


(2)11. PolHic, i.
SERONS-NOUS SOCIALISTES? 241

nouvelles aspirations du peuple? Non : ils ne sont pas ce qu'ils


paraissent.

III. — Socialistes pour le vote, iîourgeois au foyer.

Il y a peu d'années, un observateur a voulu en avoir le


coeur net : M. Paul Goebre, secrétaire du « Congrès socialiste
évangèliste de Berlin ». comme un Livingstone d'un nou-
veau genre, il a donc « enfermé dans sa garde-robe son
habit noir de candidat en théologie ; il a laissé croître en
broussaille sa barbe et ses cheveux, passé un vieux pantalon,
chaussé d'anciennes bottes du régiment, et, armé d'un gros
bâton, un sac usé en bandoulière, il a pris la route de Chemniz,
centre de la grande industrie saxonne et foyer ardent de la
démocratie socialiste. Là il a travaillé comme simple manoeuvre
dans une fabrique, pendant trois mois de suite, n'ayant de
rapports qu'avec les ouvriers, mangeant et buvant avec eux,
et partageant leurs plaisirs le dimanche, du moins leurs plai-;
sirs honnêtes (1). »
D'après M. Goehre' dans ce centre même d'une forte propa-
gande socialiste, les ouvriers d'intelligence moyenne, en somme
la majorité, ne croient pas aux prophéties des chefs du parti.
« Un ouvrier d'un esprit ouvert, socialiste exalté, lui disait
textuellement : « La façon dont Bebel veut arranger les choses
dans l'avenir est impossible à produire ». Et un autre :
« Il
faut qu'il y ait des pauvres et des riches; mais nous voulons un
ordre meilleur et plus juste dans la famille et. dans l'Etat »...
Nombre d'ouvriers, au lieu de s'abandonner aux rêves d'avenir,
exercent toute leur activité pratique dans les unions de métiers,
organisent des caisses de secours selon le sens de la démocratie
socialiste (2) ». Etre socialiste en ce sens qu'on organise
des caisses de secours, des unions de métiers; qu'on veut,
non le communisme ou le collectivisme, mais la propriété de
l'ouvrier et même celle du riche, du capitaliste, du patron,
cela explique les tempétueuses colères de M. Jules Guesde contre
le « syndicalisme », avec « son ornière professionnelle
».
(1) J. Boubdbau, p. 162, 16}.
(2) Boubduau, 177-178.
242 KEVUE THOMISTE

Gela rappelle certaine définition de Proudhon. Il est devant


:

le tribunal, après les journées dejuin 1848, et raconte au pré-


sident qu'il est allé contempler « les sublimes horreurs de la
canonnade ». — « Mais, — dit le président, — n'êtes-vous pas
socialiste? — Certainement, monsieur le président. — Mais
alors, qu'est-ce donc que le socialisme? — C'est, répond
Proudhon, toute aspiration vers l'amélioration de la société.
— Mais, dans ce cas, — observe le président, — nous sommes
tous socialistes. — C'est bien ce que je pense, — conclut
Proudhon (1).
Ce ne sont pas seulement des ouvriers isolés, ce sont des
groupes qui sont socialistes à la façon du président. Ils sont
avec Bebel ou J. Guesde pour déclamer contre le « capital
mort » qui suce le « capital vivant » ; mais ils n'entendent pas
qu'eux, « capital vivant », soient à leur tour sucés par la col-
lectivité propriétaire, Etat, commune, etc., (2). Et ce sera tou-
jours l'irrésistible volonté, la passion de tout ouvrier laborieux :
s'assurer le fruit de sou travail, bien à. soi. S'il a femme et en-
fants, sa volonté, comme sa passion, en redoublera. « En pas-
sant dans la société domestique, — a dit Léon XIII, — le droit
à la propriété individuelle y acquiert d'autant plus de force que
la personne humaine y reçoit plus d'extension... Que si les
individus, si les familles entrant dans la société, y trouvaient
au lieu d'un soutien un obstacle, au lieu d'une protection une
diminution de leurs droits, la société serait bien plutôt à fuir
qu'à rechercher (3). >>

Voilà le droit et l'instinct; non pas assurément le droit et


l'instinct immédiats, primitifs, universels, de tout homme qui
travaille et a charge d'un ménage. Nous avons vu que la pro-
priété collective de la famille patriarcale, de la tribu ou du vil-
lage, suffit largement à de nombreuses communautés de mé-
nages, dans le cas d'un travail facile et. facilement rémunéra-
teur. Mais c'est le droit et l'instinct commun des races humaines
où les individus ont à prévoir et à faire effort, — jus gentium,
comme l'appelle saint Thomas. C'est une sorte de convention
(1) E. de Lavkleye, le Socialisme contemporain, xi-xli.
(2) Bouhdeau, iîl, voir la note.
(.'}) Encyl. De condit. epificum.
SERONS-NOUS SOCIALISTES? 243

positive et spontanée, fondée sur la nature môme du travail —


condictum humanum — une addition raisonnable au droit naturel
— juri naturali superadditum per adinventione?n rationis hu-
inanoe (1).
Contre cette nécessité de droit et de fait, la prétendue évolu-
tion qu'annoncent; les prophètes socialistes n'existe pas. Mais
Benoît Malon le leur a dit avec son bon sourire à la fois désa-
busé et paternel : « Les ailes du rêve effleureront toujours le
front des réformateurs sociaux (2). » Eli bien, puisque Malon
nous y invite, faisons un peu la chasse à l'oiseau bleu. Gela
nous promet un carnier bien gonflé.

IV. — Les oiseaux isleus des socialistes.

Le père de toute la couvée, c'est le rêve de celte gigantesque


évolution qui, semblable au fantastique oiseau des Mille et une
Nuits, nous emporterait tous, pêle-mêle, vers le monde collec-
tiviste de demain. 11 emportera longtemps encore des gens très
naïfs, comme des gens très lins ; les uns et les autres en seront
d'abord contents. Mais il faut les attendre au casse-cou final. Le
progrès actuel des méthodes de travail et les institutions carac-
téristiques du socialisme sont inconciliables : vouloir les conci-
lier, c'est jouer avec un explosif. Jamais l'ouvrier laborieux,
ni le patron capable et actif ne supporteraient, en retour de
leurs peines et en face de leur foyer, l'universelle confiscation
des fruits du travail. La bourgeoise poule au pot, achetée de son
argent à soi et bouillie chez soi, leur sera toujours un meilleur
régal que le grand oiseau bleu.
Ce n'est pas, toutefois, l'avis des utopistes. Ils reconnaissent
sans difficulté qu'aujourd'hui l'amour de son bien propre, de sa
propriété individuelle subsiste encore trop, hélas! en tout homme.
Mais, demain, ils auront changé tout cela. Le seul et unique but
du travailleur de l'avenir, ce sera le pur bien collectif. Ainsi
(1) II» 2»°, q. i.xvi, art. 2, ad 1™. Cf. lvii, art. 2 et 3. ' ,
(2) Précu, [).
2-44 REVUE THOMISTE

parle Benoît Malon. Et pour convaincre lés gens terre à terre,


il nous dit ce que deviendra la confection de la poule au pot :
« La cuisine sera un sei'vice public ; les salles de réfection se-
ront des lieux de réunion et de plaisir, de tournois intellectuels
et esthétiques (1). » Des bouillons du cordon bleu à ceux de
M. Pasteur, toute oeuvre de science et toute oeuvre d'art procédera
du seul et unique désir du bien commun. « Les dévoués des
deux sexes s'enrôleront dans l«s armées agricoles-industrielles
que Morelly et Fourier ont rêvées ; et, munis d'une science sou-
veraine, d'un outillage incomparable, s'en iront, non pas conqué-
rir, mais bénéficier \e globe (2) ». Tout le monde fera les affaires
de tout le monde, et ce sera pour le mieux dans le meilleur des
mondés possible.
A quoi réplique S. Thomas : « Si chacun se mêle de son bien
propre et non de celui d'autrui, il n'arrive point de ces litiges si
fréquents entre individus qui, à plusieurs, ont à disposer d'une
même chose : l'un veut ceci ; l'autre cela (3). »
\i. Malon. — Dans la société individualiste, oui ; dans la so-
cialiste, non. Dégagé de toute appropriation individuelle et par le
fait et par la loi, il ne voudra plus que le bien commun. Ce sera
un sublime altruisme.
S. Thomas. — Doucement, Monsieur Malon. « Il est difficile de
décrire ce qu'il y a de joie à se dire qu'une chose est sienne.
La délectation en vient à l'homme de ce qu'il s'aime soi-
même; et, pour cela, il veut son bien, à soi. Ce n'est poinl
donc une illusion que cette amitié de chacun pour soi; c'est
la nature. De vrai, cependant, c'est parfois une amitié à re-
prendre ; non en elle-même, mais dans son excès. On blâme
ainsi les hommes d'argent bien que tout le monde aime l'ar-
gent ; le blâme ne porte que sur l'abus. Cette juste délecta-
tion de la propriété individuelle, la loi de Socrate et de Platon
— la vôtre Monsieur Malon. — l'enlève (4). »
]{. Malon. — Elle ne l'enlève pas : elle l'absorbe, par une
merveilleuse solidarité, dans la joie plus vaste, plus profonde,

fl) Précis, p. 329.


(2) Précis, p. 331.
(3) II Polit., i.
(4) II, Polit., i.
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SERONS-NOUS SOCIALISTES? 245


. . 1. - ...

plus généreuse du. bien collectif, comme l'expliquait derniè-


rement l'un des nôtres au Parlement français. Et si vous me
demandez comment cela se fera, je vous réponds : « Bien
irrévocablement, nous sommes à l'un de ces tournants cycliques
de l'histoire où, selon la saisissante observation de Musset,
ce qui était n'est plus et ce qui sera n'est pas encore. La mi-
norité pensante et la majorité souffrante marchent sans le
savoir à la conquête de. nouveaux cieux et d'une terre nou-
velle... Epoque palingénésique, à coup sûr » (1).
S. Thomas. — Ainsi, Monsieur Mal on, vous referez l'huma-
nité dans son essence même ? Vous supprimerez l'amour du
bien individuel sans supprimer l'individu : le savant n'aimera
plus étudier parce que cela lui plaît, l'artiste ne composera
plus parce qu'il en est heureux. Le pur amour d'autrui les
fera chanter el, contempler. C'est bien cela que vous voulez
dire ?
B. Maison. — C'est cela.
S. Thomas. — Eh bien, Monsieur Malon, voilà une idée qu'on
n'avait pas de mon temps. J'ai écrit moi-même ceci : « La
science des politiques ne crée pas les hommes : elle les reçoit
tout engendrés, selon les causes naturelles, et tels quels, les
emploie. (2) »
B. Malon. — Erreur : le socialisme « doit opérer la réno-
vation humaine (3). »
S. Thomas. — ??

Est-elle assez naïve, cette pourchasse obstinée d'un insai-


sissable rêve que démentent à chaque pas les irréductibles ins-
tincts de tout individu : l'instinct de chercher son bien à soi ;
l'instinct d'en jouir, dans la forme et dans la mesure où l'on
a peiné pour se le procurer... Est-elle assez chimérique, cette
morale, prétendue plus parfaite, qui priverait de son juste dû
le travail de l'intelligence comme celui de la main ; qui enri-
chirait la communauté aux dépens de tous ses membres, et,

(1) Précis., p. 33o.


{2) Polit., I. H.
(3) Précis, 3.
246 HEVUB THOMISTIC

de leur spoliation à. tous, prétendrait tirer la réalité d'une jus-


tice supérieure, « une civilisation vivace, — dit encore Malon,
— et capable, comme les civilisations chrétienne et païenne, de
fournir une carrière cyclique de quinze siècles (1). » Il y a du
nioins, au fond de cette conviction naïve, un sentiment très
noble, très humain, des réformes ou des améliorations aujour-
d'hui nécessaires, mais rien qu'un sentiment. « Un monde
plus juste veut naître et il naîtra », écrivait le informateur.
Souhaitons-le ; niais n'espérons pas que ce soit le monde collec-
tiviste. Les socialistes de toute nuance auront beau faire de la
propagande, des élections, des lois, des essais dils pratiques ;
peut-être même des coups d'Etat et des constitutions ; ils
n'apporteront ni le droit ni la paix ; le train du monde tourne
le dos à leur but. Dans la phase actuelle du travail humain,
les capables sont à la fois stimulés et mis en tôle, les masses
s'agglomèrent et se hiérarchisent d'elles-mêmes dans les ate-
liers ; l'avenir est aux groupements et aux institutions qui fe-
ront la part du bien collectif et celle du bien personnel, dans
la mesure même où se seront exercés l'effort collectif et l'effort
personnel, ouvrier et patronal. Et alors?... Nous ne serons pas
socialistes.

Fr. M.-Ji. Schwalm,


clos l'Yùros Proche»ps.

(1) Précis, p. ix.


m
N l'iO-K ANÏISMK AKfil, AIS

Prof. Andkjsw Sjîtji : The Epistemology of Neo-Kantism (1). — Shad-


woiitii II. Hodcson : Minci (2). — G. F. Stout, M. À. : The Phi-
losophy of Mr. Shadworlh Hodgson (3). — W. Galdwjïi.l : The
Epistemology ofEd. V. Haktman.v (4). — Prof. Henhy Jones : The
Nature and Airns of Philosophy (5).

La question demeure entière : oui ou non, nos connaissances sont-elles


susceptibles d'une valeur scientilique, absolue et définitive ?
Kant sauve la nécessité de nos principes premiers. Mais il'n'opère ce
sauvetage qu'aux dépens de leur valeur objective.
L'empirisme anglais se refuse aux avances de cet imprudent ami:
M. Scliurmaiij nous l'avons vu, lui préfère un sage ennemi comme Hume.
M. P. Carus se garde de lâcher la proie jaour l'ornbre. Gomme le rat de la
fable, retiré dans un fromage de Hollande, M. Bain se blottit dans Fexjné-
rience positive, retraite peu sûre, à la vérité, car je vois s'avancer, pour
le débusquer, une formidable armée de Rominagrobis. J'ai nommé les
Néo-Kantiens.
Ceux-ci ne se contentent pas, comme Kant, de nier l'objectivité des
principes. Ils compromettent jusqu'à la nécessité subjective réserver: par

(i)Pkilosopkical Jîcview, May 3S93-


(2) Prooee.dmgs of the AriUotelian Society, vol. Il, n" 2, Parti.
(3) Ibid., Part JI.
(4) Jl/inrl, A prit 1893.
(3) lbid.
248 REVUE THOMISTE

Kant. Pour ce dernier, la nécessité des principes trouvait un fondement


solide dans l'existence du sujet pensant. Les néo-kantiens professent qu'il
n'y a plus ni sujet ni objet. Ou plutôt, sujet et objet se fondent,
pour eux, dans le procède de connaissance, dans l'Expérience. Ainsi, ce
mot que les sensualistes regardaient comme leur chose, se trouve adapté
par nos modernes empiristes à un usage tout nouveau. Il désigne un
moyen de connaissance idéal. La nécessité des principes est livrée à toutes
les iluctuations des apparences, que rien de lîxe ne cause, que rien de fixe
n'assemble. C'est l'Illusionnisme érigé en système.
Ecoutons M. A. Selh nous raconter cette transformation :

I. — Kant, par l'extension donnée au mol Expérience en était venu à lui


faire signifier un monde quasi indépendant, distinct: des faits de la con-
science subjective et des réalités transsubjectives.
Les néo-kantiens développèrent de préférence celte conception. Ils
devaient aboutir à faire de l'expérience la réalité unique.

1° — Kant maintenait dans la science la référence transsubjective au noii-


mène. Ce fut sur ce point que se portèrent les premières attaques. Elles
remontent à Jacobi et à Schultze, à Fichtc et à Hegel.
Les néo-kantiens n'admettent la référence à la ebose en soi qu'au titre
de nécessité subjective, de forme de la pensée. Pour eux, Kant a prouvé
seulement que l'idée de la chose en soi est un élément nécessaire de l'expé-
rience. Transformer cette idée en c/wse, ce serait tomber dans le dogma-
tisme. Une telle pensée « fait lever les bras aux néo-kantistes dans un
accès de pieuse horreur ».
Cohen n'admet l'objet transcendant que dans le sens d'une idée qui
s'impose et fait intrusion dans notre manière de concevoir;
— pour Lange,
nos perceptions ne sont pas provoquées par des choses en soi transcen-
dantes : ce n'est là qu'une simple apparence.

2° — Mais Je sujet, lui aussi, est une notion ou catégorie, la notion des
notions, la catégorie des catégories.
i

C'est ce que Cohen enseigne en s'appuyant sur certains passages de


Kant. Sujet et objet ne sont donc plus que des aspects d'une seule réalité :
« l'expérience ». L'expérience (Erfahrung) est donc la réalité unique.

— Cette expérience n'a pas de lieu, elle* évolue « in vacuo », elle est
comme « une construction suspendue en l'air ». Ce défaut provoqua de la
BULLETIN l'HlI.OSOPHIQL'li 249

part de Lange, quoique favorable à la doctrine de Cohen, une timide pro-


testation. Il propose « l'organisation physico-psychique » comme la base
et la source des formes, idées et notions; mais il se garde bien d'en faire
une chose-en-soi. C'est une simple apparence bien qu'elle puisse être l'ap-
parence d'une chose-en-soi inconnue.

— Hartmann a spirituellement raillé ce confusionrmme de Lange (1)


',V.
qui souffle ainsi chaud et'froid avec un «peut-être ». II le somme de
prendre parti pour l'apparence ou la chose-en-soi. Lui-même s'accom-
mode de cette dernière. — Vaihinger déclare et prouve avec une inexo-
rable logique que Lange est tombé dans le dogmatisme. Cohen est dans
le vrai. Seulement, il n'a pas tiré la conséquence logique de son système. »
Cette conséquence est le scepticisme. Tout est subjectif, sujet et objet.
II n'y a que des apparences qui « volent libres et indépendantes comme
des oiseaux dans l'air ». (lleid.)
lin résumé, l'objet a disparu le premier; le sujet s'est évanoui à son
tour. II ne reste plus que le rêve d'un songeur, mais ce rêve n'est rêvé
par personne ; il se rêve lui-même. Celte illusion est tout ce qui existe.

C'est dire que l'Illusionnisme ferme le cercle de la pensée kantienne.


Partie de Hume, elle revient à Hume. Empirisme idéaliste, réalisme
iranscendantal, scepticisme, autant d'étapes qui marquent ce retour.
M. Seth les a personnifiées dans Cohen, Lange, Hartmann et Vaihinger.
Il est facile de trouver leurs Ménechmes en Angleterre.
MM. Hodgson et Stout seront les substituts anglo-saxons de Cohen.
M. Caldwell vengera Lange des railleries de Hartmann. M. Henri Joncs
voudra bien transposer en style anglais, pratique et; dilettante, le scepti-
cisme de Vaihinger (2).

— M. Hodgson était en 1893 président de l'Aristotclian Society. Il est


J.I.
''oiinu par d'importants ouvrages. Sa « Philosophy of Reflection » serait un
(1) Neukantianismus, Schopenltatierianismusund Heffclwnismus. 1877.
(2) Los citations que nous faisons représentent soit des paraphrases, aussi exactes que
possibles, soit le texte même des articles que nous avons analyses. Nous nous sommes
«IforciSs d'entrer dans la pensée des auteurs. Bien que nous ayons conservé à la phrase
son tour personnel, nous n'entendons donc mettre dans la bouche des auteurs que les
passages entre guillemets.
liEVUE THOMISTE. — 3« ANNÉE. — 17-
250 REVUE THOMISTE

ehef-d'ceuvre, si la première condition d'un chef-d'oeuvre philosophique,


n'était l'accord avec la raison. L'article que nous analysons fut lu, comme
message présidentiel, à l'ouverture de la session de 1892-1893. Il a pour
titre : Mina, l'Esprit. Il est la contre-partie d'un article antérieur sur la
matière. Tous deux reflètent la philosophie de la réflexion.
M. Hodgson part de la croyance du vulgaire sur la matière et l'esprit.
On dit qu'ils peuvent coexister. M. Hodgson nie celte possibilité : si la
matière existe, dit-il, pas d'esprit; si l'esprit existe, pas de matière. La
•conception commune estprèpliilosoplvique et c'est, ajoute-t-il, un malheur
<jue la religion lui soit inféodée. M. Hodgson préférerait sans doute
qu'elle fût inféodée à la sienne. D'avance, grand merci!
M. Hodgson se propose de réconcilier la matière et l'esprit. Pour ce
faire : 1° il analysera la prétendue perception actuelle, que nous avons
de l'esprit; 2° il montrera sa réalité.

1°.— Qu'est-ce que la matière i'C'est le quid perçu en touchant, en voyanl.


•en mouvant. Qu'est-ce que l'esprit ? C'est le qukl qui i>erçoit, c'est-à-dire
sent, pense et veut. Or, la perception immédiate de l'un et de l'autre
lombe devant l'analyse, comme la perception immédiate que nous avons
de l'eau tombe devant son analyse en oxygène et hydrogène.
a) Rien ne correspond à la perception du moi. Sa quiddité n'a rien de
positif. La seule expérience serait une conscience personnelle. Or l'acte
•d'examen intérieur n'a pas de contenu : il est; vide à l'endroit précis où la
quiddité du moi devait se trouver. Nous ne percevons que les opérations.
Seules, elles ont un caractère distinclif.
b) La quiddité de la matière consiste dans des données positives tactiles,
visuelles, motrices. 11 n'y a pas d'ailleurs de réalité actuellement perçue.
11 ne reste donc, de la matière, au point de vue de la conscience, que les

procédés de la conscience.
On objecte à la vérité que, précisément, la nature de l'esprit est d'être
vide. Qu'on le prouve ! C'est là, en effet, une hypothèse des plus
hasardées. Et comment la concilier avec l'affirmation du sens commun qui
prétend avoir de l'esprit une connaissance claire. Une chose Yide, incon-
naissable, serait-elle donc évidente comme existence?
Conclusion : L'esprit est tout aussi inconnaissable que la matière et la
matière que l'esprit. Or, la vraie méthode delà philosophie, pour décou-
vrir la vérité, n'est j>as de s'approcher de l'inconnaissable. II faut donc
laisser les constructions a priori et en particulier la conception qui un'l
tout dans le moi, quitte ensuite à distinguer en lui deux faces, l'une
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 25]

objective, l'autre subjective. II faut s'adresser au connu, et pour cela,


analyser l'expérience. '

Philosopher, c'est repenser soigneusement les pensées préphiloso-


phiques de tradition et d'expérience.

2°. —M. Hodgson applique immédiatement cette méthode à la recherche


de ce qu'il y a de réel dans la notion d'esprit.
Ce qu'il y a de faux dans la conception du sens commun, c'est de pré
tendre connaître immédiatement l'esprit : ce qu'il y a de correct, c'est que
les phénomènes de conscience font appel à un agent réel qui les cause.
C'est \yav une science d'inférence, et non par une intuition, qu'est connu
l'esprit.
"
On croirait entendre parler Aristote ou saint Thomas. Mais, pas de
fausse joie ! M. Hodgson ne saurait donner à ces expressions leur sens
péripatéticien. Pour lui, comme pour tout néokanlien, la conscience; a
en elle-même l'objet connu comme extérieur. Dès lors, cette causalité que
nous attribuons à l'esprit vis-à-vis des phénomènes de conscience est
purement imaginaire. « Les anciens la nommaient le sang ou le souille.
C'est l'origine de la concej:>tion de l'âme comme transcendante. Quelle
consolation de pouvoir rejeter cette fiction »
!

Conclusion : S'éveillera laphilosophie! c'est-à-dire commencer à observer


les procédés de la conscience comme ils découlent de cette source. « Le
verdict de l'expérience soigneusement observée, tel est notre drapeau. »
Ce verdict, en ce qui concerne l'esprit, peut d'ores et déjà se libeller
ainsi :
Les concepts de sens commun sont embrassés par les ojMnions théo-
logiques ou anti-théologiques. Les théologiens tiennent pour l'esprit ; les
antithéologiens, pour la matière.
Ceux qui sont animés de l'amour de la science vraie tiennent que la
matière peut être appelée, dans un sens large, du nom d'esprit. En les
définissant ainsi, nous supprimons leur antagonisme. Matière et esprit
•sont réels, comme conditions prochaines de la conscience.

Cette conclusion ne plaît pas à M. Stout, vice-président de l'Arislo-


lelian Society. II prend vivement à partie son président dans le numéro
suivant des Proeeedings. Il l'attaque moins dans ses conclusions' pa'rticu-
252 HE VUE THOMISTE

lières relatives à la matière et à l'esprit que sur sa méthode même. Cilons


les passages les plus caractéristiques de cette réplique.

III. — M. Ilodgson a dit : Le principe que je crois avoir établi sans


retour possible en arrière est celui de la Refleciion. Quelque autre partie de
mon système que l'on rejette, celle-là doit demeurer.
Qu'est-ce donc qu'il entend par Refleciion 1?
« La Philosophie, dit-il [PMlmophy of Refleciion, p. 100) se distingue
de la science en ce qu'elle est un exercice de réflexion et non de cons-
cience directe. Son principe est « le mode de la conscience personnelle » ;
sa méthode, réglée par ce principe, consiste dans l'analyse répétée des
phénomènes tels qu'ils se trouvent dans la conscience, comme parties ou acci-
dents d'elle-même, et non comme objectifs. Cette manière est plus générale
que celle qui se restreint: aux phénomènes de caractère objectif. C'est la
méthode de réflexion. »
Cette explication signifie deux choses :
1° Une chose claire et irréfragable : La Philosophie diffère de tous
es autres mode de connaissance en ce que ceux-ci nous donnent des idées
des choses; en philosophie, au contraire, les objets sont considérés dans
leurs rapports avec la pensée qui en prend connaissance. Sa méthode est
donc la méthode socratique et consiste dans l'analyse des idées,
2° Une chose souverainement obscure et douteuse. 11 suppose, en
effet, que la conscience se" référant à un objet, cet objet est. par le fait
même un état de conscience. Il suppose que c'est ce même état de con-
science qui en prend connaissance. Pour lui, en effet, la conscience co-
gnoscitive et l'objet connu sont non pas deux éléments, mais deux aspects
d'une môme existence. Ces points de vue ne diffèrent pas plus qu'une
même ligne AB, considérée de A à .13 ou de 13 à i\.
Il parle donc toujours d'objets comme composés d'états de conscience.
Examiner les réalités empiriques au point de vue objectif, c'est, pour lui.
séparer un groupe d'états de conscience comme chose et leur référer
d'autres états de conscience comme attributs ou qualités
Or cette identification de la conscience eognoscitive avec l'objet connu
est une hypothèse dissimulée, fausse, sans fondement :
Dissimulée, cart nulle par M. Ilodgson ne se pose la question de sa vé-
rité ou de sa fausseté ;
Fausse et sans fondement, car la perception que j'ai d'un objet, d'un
arbre par exemple, n'est pas l'objet lui-même. Mill l'a dit : Après avoir
<c

eu une sensation actuelle, nous pouvons concevoir une sensation possi-


ble. Or concevoir une sensation comme possible, c'est la concevoir sans
BL'LLETIX PHILOSOPHIQUE 253

l'expérimenter actuellement... D'ailleurs il y a des attributs et des rap-


ports qui conviennent à notre expérience et dont cependant nous ne
découvrons pas, par la réflexion, la présence dans notre expérience...
Ainsi, les concepts généraux caractérisés par une applicabilité indé-
finie... L'objet dépasse ici certainement l'expérience.
M. Hodgson cherche à la vérité à expliquer la genèse de l'état de
conscience directe à partir de l'état de conscience personnelle ou de
réflexion. Et le voilà, dit M. Stout, qui «plonge dans la psychologie du
bébé » (in baby psychology). Il distingue en lui une conscience primi-
tive. Par elle, le bébé connaît certains groupes de perceptions, son corps
en particulier. La réflexion survient et il formule l'hypothèse que tous
les sentiments appartiennent au corps et que cette chose est séparée des
autres, comme séjour et source des sentiments ; en d'autres termes, le
corps devient une personne.
M. Stout raille agréablement le savoir-faire de ce « remarquable en-
fant ». « Il me semble qu'il doit rejeter avec une indignation de bébé
la pensée de ces groupes d'états de conscience, dont l'un est la maison
où habitent les autres, le puits où ils sont puisés... Je ne vois pas pour-
quoi le baby ferait une hypothèse, ni pourquoi ce serait précisément celle
qu'on lui prête. »
Conclusion : Dans l'opération par laquelle nous prenons connaissance
de l'objet, M. Stout voit deux choses : 1° une pensée qui dans l'intention
du sujet n'est pas une modification actuelle de la conscience • 2° un con-
tenu plus ou moins spécifique qui définit et détermine la direction de la
pensée vers tel ou tel objet : il l'appelle « une présentation ».
Pour lui, la référence objective unie à la présentation constitue l'idée. La
présentation n'est idée qu'en tant qu'elle accomplit la fonction de rendre
la pensée distincte.
11 n'admet donc pas la doctrine des aspects objectifs et subjectifs ; il

rejette d'ailleurs la doctrine des existences inconnaissables qui est pour


lui la quintessence du non-sens. Objet et sujet doivent être regardés
comme des éléments substantiels et pourtant distincts de l'unique réalité,
l'expérience.

En deux mots, quels sont, entre MM. Hodgson et Stout, les points de
contact et les divergences ?
Ils s'entendent pour re]>ousser le Réalisme de sens commun « préphilo-
sophique ! » dit M. Hodgson. « Quintessence du non-sens ! » riposte
254 REVUE THOMISTE

M. Stout. « Bon pour les matérialistes et les théologiens, » renchérit le


président de l'A. S. Et le vice-président de louer sur ce point les justes
idées de son président.
Tous deux renferment toute réalité dans l'expérience, c'est-à-dire
dans l'acte môme de connaître. Objet et sujet n'existent qu'à titre de
parties de l'expérience. S'imaginer que le sujet prend connaissance de
l'objet, quelle naïveté ! Est-ce assez vieux jeu ?
On voit que MM. Hodgson et Stout soumettent largement leurs esprits
« à la discipline de Kant ». Ils ont été bien sages. La Revue de Métaphy-
sique et de Morale leur doit un bon point !
Veut-on s'enquérir de la liberté de mouvement qui reste à des esprits
serrés dans un pareil étau? Qu'on se rende bien compte du sujet débattu.
Pour M. Hodgson. sujet et objet sont deux aspects de l'expérience : pour
M. Stout, ils sont deux éléments également substantiels, mais tous
deux subjectifs. La -différence est, on l'avouera, minuscule. Je vois bien
que M. Stout évite la contradiction qui éclate dans le système de M. Hodg-
son. Il n'identifie j>as deux êtres qui se présentent comme opposés. L'ex-
périence étant, en effet, la seule maîtresse de vérité, c'est le moins que
l'on donne, à ce qu'elle montre comme distinct, comme opposé, une
réalité à part. Or la conscience apparaît douée d'une référence objective.
Elle doit donc être considérée comme constituant quelque chose à l'état
d'objet, « de présentation », dit M. Stout.
La belle affaire vraiment ! Et: pourquoi dire présentation alors que c'est
représentation que demande le témoignage de la conscience! L'idée sans
doute est un élément de l'expérience, mais elle est de plus l'idée d'une
chose qu'elle représente. Comme présentation, elle est subjective et: fait:
corps avec l'expérience; comme représentation, elle est distincte de celle-
ci. Les anciens le disaient en d'autres termes : la species impressa- est une
affection de la pensée, nécessaire pour la déterminer, pour lui donner un
contenu distinct : mais c'est un fait d'exjiérience et d'observation interne
que nos idées sont tout autre chose : elles ne sont pas de simples modifi-
cations du dedans : elles ouvrent des horizons vers.le dehors; elles ne se
superposent j>as à la pensée comme une couche de j>einture à une super-
fiéie, mais comme l'oeil aux centres optiques du cerveau; nos idées ne
sont pas seulement imprimées, elles expriment.
Expression et impression sont-elles une seule et même chose ? Matériel-
lement, soit ! formellement non ! Cette impression qui terminel'expérience,
cette présentation qui est la limite dernière de la conscience, laisse reluire
dans sa matière subjective, sorte d'objet prochain, une réalité non subjec-
tive. C'est elle qui distingue sjaécifiquement nos expériences par le
moyen de l'espèce impresse.Ainsi parle la réflexion observant l'exj^éi'ience :
BULLETIN PIIILOSOPIIIQUK 255

M. Stout a dit : M. Hodgson en a appelé à César, il ira à César. Il ira


«
au tribunal de la réflexion. » Je les cite tous deux à ce même tribunal....
Malheureusement, nos modernes kantiens relèvent, sans s'en douter,
,
d'un autre César.
Ils relèvent du tribunal de la Terreur. Kant a écrit les Prolégomènes à
toute métaphysique qui se présentera comme science. Pour Kant c'était
un défi. Pour les néo-kantiens, c'est une servitude. Ils ont peur d'être
traités de naïfs, de préphilosophiqiies. Us ne bronchent pas en face de
conséquences qui eussent arrêté certainement Kant. N'est-il pas, en effet,
un moment où l'évidence se fait, où la nature réagit où le Faust qui som-
meille au fond de tout philosophe s'écrie : « Hélas ! c'est dans un cachot
que je languis. Misérable trou de muraille, où la douce lumière du ciel ne
peut pénétrer qu'avec peine à travers ces vitrages peints... Délivre-toi, lance-
toi dans l'espace. »
C'est ce qu'a tenté M. de Hartmann.

IV.—L'article de M. Caldwell est un exemple de la compréhension et,


tout à la fois, de la réserve avec laquelle un Anglais sait accueillir les idées
allemandes. Certes M. Caldwell professe pour les idées de Hartmann
la plus vive sympathie : il ne les acceptera cependant qu'après leur avoir
fait subir une transformation qui les rendra méconnaissables, en les rap-
prochant de la philosophie du sens commun.
Le système du réalisme transcendanlal est, suivant M. Caldwell, ca-
ractérisé par ces deux traits :
1" Hartmann accepte l'immanence de nos connaissances.
2° Il nous fournit cependant une connaissance des choses en soi.
Par le premier trait, il se rattache à l'idéalisme. II s'en distingue par le
second, mais sans tomber dans le réalisme naïf, car il tient que notre con-
naissance des choses en soit n'est pas directe mais indirecte.
i° — Où l'on voit M. de Hartmann s'enfermer dans la citadelle de l'Idéa-
lisme.
En quoi consiste le réalisme naïf ? Voici ses principales préten-
tions d'après Hartmann : 4° Ce qui est perçu ce sont les choses en soi et
non pas par leurs effets ; 2° ce qui est perçu dans les choses est réellement
dans les choses tel qu'on le perçoit ; 3°ce qui agit l'un sur l'autre, ce sont
les choses en soi et cette causalité est elle-même objet de perception ;
A" les choses sont comme elles sont
perçues, mêmes lorsqu'elles ne sont
perçues actuellement ; 5° les objets de la perception sont pour tous les
sujets percevants une seule et même chose.
Hartmann déclare ces propositions opposées au principe cardinal de
256 REVUE' THOMISTE

TEpistémologie: « Il est contradictoire que je sois capable de penser quel-


que chose qui ne soit pas ma pensée. » Il rédige cinq propositions anti-
thétiques : 1° Ce qui est perçu est uniquement le contenu de conscience,
c'est-à-dire les modifications produites dans les conditions psychiques
d'un chacun ; 2° Les choses en soi sont en dehors de l'expériene ; 3° savoir
si nos intuitions sont applicables aux choses eu soi est également en dehors
de l'expérience ; -i' le monde pour moi est mon apparence subjective.
8° Y a-l-il un autre monde ? Même réponse.
M. Galdwell attaque ces propositions qui réduisent la perception à
n'être plus qu'un mécanisme utile mais aveugle, semblable à celui de 1
pupille de l'oeil qui se dilate ou se rétrécit suivant les nécessités de la
vision. 11 s'efforce de rétablir, par la physiologie, la valeur spéculative de
nos connaissances. Quoi qu'il en soit de leur valeur subjective, les pro-
cédés psychiques, dit-il, ne sont possibles que par le mouvement orga-
nique qui est la base physique de la perception du monde réel. Le moi
lui-môme peut faire partie de ce monde. A l'idéaliste qui répète lé mot de
Schopenhauer : « Il y a l'esprit entre nous et les choses », le réalisme
répond : « Nous pouvons connaître la réalité, puisque l'esprit est une des
choses que nous pouvons observer. »
Pour M. Caldwell, le réalisme naïf, le système du sens commun, la
psycho-physique, sont fondés en fait. Ils ont seulement besoin de se
compléter mutuellement. Cette doctrine, on le voit, tient à la fois de l'E-
cole écossaise et du système de Lange. Nous verrons, tout à l'heure, la
part qu'elle fait à l'idéalisme.

2°— Du pont que M. de Hartmann enferme dans les murailles de


l'Idéalisme s'efforce de jetter sur les fossés j>our gagner la. plaine du
Réel.
Le réalisme transcendantal est caractérisé par ceci qu'il cherche et
trouve la chose-en-soi non pas du côte de l'objet de l'expérience, mais du
côté de sa cause interne. Mais il ne s'arrête j>as, comme Fichte, au sujet
pensant. Il ne saurait le faire puisqu'il partage sur ce point la foi de l'idéa-
lisme : sujet et objet ne sont que des aspects ou des éléments de l'expé-
rience. Il remonte donc plus haut, vers l'intérieur, au delà de la région où
Kant plaçait le sujet, jusqu'à ce qu'il soit arrivé à un être, supra-subjectif
c'est dire transcendant, cause du sujet, de l'objet et de l'expérience elle-
même.

a). — Sur quelles preuves Hartmann s'appuie-t-il pour établir celte


espèce de noumène immanent. II y en a deux : l'une déductive, l'autre
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 257

inductivc. La preuve ihductive (comme toutes les preuves induotives d'ail-


leurs) consiste à observer certains faits accessibles et à rechercher leur'
cause. Les faits pour être accessibles doivent être du domaine de l'imma-
nent : celle base matérielle de la preuve est exposée dans « le Grùnd Pro-
blem » et dans la « Philosophie de l'Inconscient ». La cause à laquelle on
aboutira sera à fortiori du même domaine. Hartmann avoue que cette preuve
inductive ne conduit qu'à une hypothèse, mais suivant un procédé qui lui
est familier (i), il la corrobore par la preuve qu'il appelle déductive. Cette
seconde preuve consiste à supposer que le réalisme naïf est seul en face
du réalisme transcendantal, à les opposer et à déduire de cette comparaison
la supériorité du dernier comme explication de la connaissance. Le ré-
sultat de cette comparaison ne donne, paraît-il, à l'hypothèse du réalisme
naïf qu'une probabilitéde 1/8. Suivant M. de Hartmann, le réalisme trans-
cendantal seulpeut bénéficier de la probabilité restante. Le scepticisme et
l'idéalisme transcendantal ne sauraient avoir de titre à la répartition.

h). —M. Caldwell ne dissimule pas que, pour opérer « cette application
transcendanlalc du principe de causalité », Hartmann a fait audit principe
« un brin de toilette ». (Et il rappelle malicieusement à ce propos la toi-
lette faite par Kant à la table des Jugements.) Hartmann, en effet, ne con-
çoit pas la cause dans le sens étroit d'une connexion de présentations
(Kant), mais plutôt comme une loi de conjonction entre choses existantes.
Il n'a plus qu'à ajouter qu'il y a un lien entre les choses de l'esprit et les
transcendantes, et que nous avons dans les mains l'un des bouts, l'im-
manent. On aboutit ainsi à un transcendantal cause de nos « affections ». Ce
qui revient à dire, suivant M. Caldwell, qu'il faut être avant de con-
naître. II peut dès lors attribuer à cet être déjà en possession de la caté-
gorie de cause toutes les autres catégories kantiennes : unité, plura-
lité, etc. Sa théorie n'est plus une épistémologie, mais une métaphysique,
car il doit faire des choses-en-soi des entités métaphysiques. Comment,
accorder cela avec le principe de l'idéalisme qui soutient qu'une
chose en soi est contradictoire ?

/;).— « On ne sort de ce labyrinthe, dit M. Caldwell, que pour tomber


dans « un cid-de-sm\ » Hartmann, pour l'éviter, imite Schopènhauer, Il

se garde du Mysticisme « cette tombe de la connaissance », en admettant
que. le Transcendant doit correspondre, en partie seulement, il est vrai,
à la connaissance que nous en avons. Il est, dit-il, ma pensée et cepen-
dant pas ma pensée; une idéalité, mais non une idéalité de ma conscience

(1). Cf. Philos, de l'Inconsc, I, c. i.


2S8 REVUE THOMISTE

actuelle. — D'autre part il se méfie de la rubrique de l'Idéalisme et dit :


((La conscience reproduit par la réflexion une pensée présentée; se di-
sant à elle-même que cette jirésentation n'est pas sa pensée présente »,
parole qui n'est intelligible que sur le terrain du postulat idéalistique.
Quelle impasse pour le pauvre postulat ! — Finalement le Transcendant:
se trouve « épingle » comme Inconscient, c'est-à-dire comme une espèce
de double pensée excessivement subtile. Il balaie Panthelismus et Pan-
logismus. Hartmann le baptise : un Devenir idéal, efficace, inconscient.
Sommes-nous bien éloignés, se demande M. Caldwell, de l'énergie me-
surable des physiciens ?

d). — M. Caldwell ne trouve rien de bien nouveau dans ce résultat.


C'est quelque chose d'inconnaissable, il se confond avec les données po-
sitives ou bien avec le sens commun. Malgré le mépris que Hartmann
éprouve pour ce dernier, M. Caldwell préfère le réduire à cette der-
nière. Car, dit-il, je rejette in toto le retour détourné à la réalité par le
porche de l'idéalisme subjectif. La fonction de la pensée ou de la connais-
sance n'est pas de créer la réalité, mais de nous rendre capables d'inter-
préter les différentes sphères de réalités. (Pour Hartmann, le Transcen-
dant est un principe créateur.)
Aussi, répond-il à l'alternative posée par Hartmann entre son réalisme
et le réalisme naïf, par une fin de non-rccevoîr. Choisir? Certes non !
puisque le transcendanlalisme n'est qu'une forme du réalisme, laquelle
manque de réalité. Revenons plutôt au réalisme du sens commun qui
n'est jDas contradictoire, ni faux, mais incomplet. Complétons-le par la
science. La science explique les réalités psychiques par des conditions
physiologiques et chimiques ; elle rapporte un ensemble à un ensemble
plus général. Y a t-il quelque objection à ce procédé et Hartmann ne fait-il
pas la même chose? Hartmann, comme les savants, explique un j>Ian de
réalités par un autre plan de réalités supposé, non comme plus réel (tous
sont également réels), mais comme plus connu par rapport à nous.

e). — Maintenant, pratiquement, le réalisme transcendantal a-t-il


une signification propre ? Certainement. II exj>rime ce fait qu'aucun plan
de la réalité n'est le dernier. Nous pouvons toujours aller d'une espèce de
réalité à une autre qui sera mieux connue, grâce aux progrès de la science
humaine. Notre étude de la réalité est susceptible d'un progrès indéfini.
La tendance à regarder un plan de la réalité comme le dernier est une
tendance commune aux savants et aux métaphysiciens : cette tendance
n'est qu'une tendance, sans terme. Un dernier plan serait la chose en soi,
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 259

mais la chose en soi ne sera jamais atteinte par nous. Il n'y a pas de chose
en soi : tous les plans de la réalité sont relatifs (related). Ainsi, le savant
qui explique l'énergie psychique par des procédés chimiques n'a pas
détruit le fait de l'énergie psychique, absolument comme l'idéaliste n'a
pas détruit la réalité des choses en insistant sur la nécessité de passer
par certains procédés purement psychiques avant de connaître les choses.
L'idéalisme est l'idole du philosophe comme le matérialisme est l'idole
du savant. Au-dessus et au milieu se tient le transcendanlalisine pour leur
dire que la réalité n'est pas mesurée par l'un seulement de ses plans. Mais
le transcendantalisme ne doit pas devenir dogmatique. Il attire l'attention sur
certains faits comme le matérialisme et l'idéalisme. Tous trois sont des
aspects du réalisme au sens large. Le réalisme scientifique et le transcen-
dantalisme ne sont donc pas inconrpatibles.
Le réalisme transcendantal a été inventé pour sortir de l'abstraction de
l'idéalisme. Il y a une meilleure voie pour en sortir que par ce « salto
mortale ». Ce serait, dit M. Caldwell, de refuser d'y entrer. L'idéalisme
repose, en effet, sur une fausse et incomplète analyse des facultés.
3° — M. Caldwell résume les résultats généraux de ses investigations :
1° L'idéalisme dogmatique est un idolon specus. Le transcendantalisme
a pour but de s'en débarrasser.
2° Le système du sens commun est une entrée en communication avec
la réalité, — imparfaite, mais non contradictoire : il a besoin d'être com-
plété par la science.
3° Le réalisme au sens large n'exclut pas, mais inclut l'idéalisme.
•4° La forme épistémologiquc du scepticisme est le produit de l'idéa-
lisme. Ce scepticisme est l'illusionnisme. Son principe est que la connais-
sance est un procédé qui se détruit lui-môme. On peut l'énoncer ainsi :
« Nous ne pouvons connaître les choses jsarce que, entre les choses et
nous, il y a l'esprit : ce qui veut dire que, pour les connaître, il faut les
connaître, c'est-à-dire les falsifier. »

Il est inutile d'insister. Cette jolie réfutation défie tout commentaire.


Constatons la triste situation qu'elle fait au système de Hartmann. Le
voilà réduit à « s'épingler » au réalisme naïf complété par le réalisme
scientifique; à ne garder de sa transcendance que l'étiquette vide et.pom-
peuse : magni nominis mribra. A quoi donc a pensé M. de Hartmann en
« faisant la toilette » au principe de ceusalité, en lui reconnaissant la
valeur d'une conjonction entre choses en soi? M. de Hartmann a cru
sans
260 REVUE THOMISTE

doute qu'une application immanente du principe était possible, puisqu'elle,


garderait ainsi une valeur idéale. Mais il n'est pas dit qu'en appliquant
aux réalités du sujet le principe de la causalité réelle, on aboutisse seu-
lement à l'inconscient ; on aboutit aussi aux conditions antérieures des
phénomènes subjectifs âme, moi, cerveau. Go sont là des « plans de
réalités » aussi bien que le transcendant, que l'on souscrive ou non à
l'explication « pratique », en tout cas bien anglaise, qui réduit le transcen-
dant à un mot destiné à formuler la relativité de notre connaissance. Dès
lors, aucune impossibilité, puisqu'il est des réalités intérieures distinctes
des réalités psychiques, à ce qu'il y ait aussi des réalités extérieures. La
perception peut fort bien s'y référer, et le réalisme naïf et le sens com-
mun avoir leur pari de vérité. Ainsi interprété, le transccndantalisme a du
bon. 1! nous débarrasse de « Yidolon specus » de l'idéalisme. Mais est-il
encore le transcendantalisme de Hartmann !
Je crains qu'entre les mains de M. Galdwell il ne soit devenu quel-
que chose comme la bourse plus ou moins efflanquée qui sert de
commentaire perpétuel aux voyages en zigzag de ïoppfer. Pleine au dé-
but, elle se creuse à mesure que le voyage s'avance et finit par mourir
vidée dans un cul-de-lampe final.
Le mieux, comme dit M. Caldwcll, pour sortir de l'idéalisme dogma-
tique, eût peut-être été de n'y pas y entrer !

V. — C'est; ce que fait M. Henry Jones.


Hartmann a dû sortir de l'illusionnisme par le « saut mortel » du trans
oendantalisme. Cela prouve en faveur de son caractère et de sa foi dans
« la doctrine du saut ».
D'autres le prennent moins tragiquement. M. Henry Jones est entré
sans doute dans la citadelle de l'idéalisme, mais sans idée dogmatique,
en simple touriste. Frappé de la curiosité du spectacle, il s'est installé sur
la plus haute tour et, de là, contemple en dilettante le kaléidoscope des
choses. Ainsi (sans comparaison, bien entendu), Néron du haut de la
tour de Mécène, au milieu des écroulements sinistres de la capitale du
monde, modulait des variations mélodramatiques sur l'embrasement de
Troie.
11 est clair, dit; M. Henry Jones, que la philosophie contemporaine « a
de mauvais jours, si elle n'est pas tombée parmi de mauvais hommes ».
Tout est contesté, et ces défaites des philosophes contrastent avec le
succès des sciences positives. Aussi, « la canaille du dehors, pour nous
servir du mot de Hume, juge aux bruits du dedans que tout ne va pas
bien à l'intérieur ».
i»UJ.i.ETrx pjiiLOSOi'niouK 261

C'est la conclusion de « la canaille ». En réalité, la vérité elle aussi


élève la voix ; le cri des combattants est l'indice d'une vigueur philoso-
phique intense ; la vérité comme la vertu est essentiellement combaltive,.
La faute en est aux philosophes qui se sont vantés d'avoir construit de
systèmes complets et stables. Un tel système n'existe pas, ne peut pas
ne peut pas exister : voilà ma thèse. « Je ne crois pas plus à une philoso-
phie dernière qu'à un dernier poème. »

— Ce qu'est la philosophie d'après M. Henry Jones'.


•1"

La philosophie n'est que l'interprétation réflcctive de l'expérience


humaine. (MM. Hodgson et Stout peuvent: être contents.) — Elle n'a
jamais pu et ne pourrajamais construire un inonde avec nue pensée vide
par le moyen d'une logique déductive. (V'oilà pour M. de Hartmann).
La philosophie part de l'hypothèse, passe à travers le doute, pour
gagner la stabilité. Elle ne la trouvera pas dans ses fondements, niais
dans sa clef de voûte.
Comment cela? —- L'expérience nous apprend que le mouvement de
la connaissance humaine est un mouvement qui retourne continuellement
sur lui-même pour toujours recommencer. Comme tout ce qui vit, elle ne
se maintient que par une continuelle reconstruction. Nul individu, nulle
génération ne j>eut recueillir l'héritage du passé qu'en se l'appropriant.
C'est une rénovation de toute l'expérience à chaque âge, avec chaque
individu. Quoi d'étonnant donc que la jihilosophie qui n'est que l'inter-
prétation réflective de l'expérience suive la même loi ? « Elle aussi doit
mourir pour vivre ».
Le fait de l'effondrement successif de tous les systèmes garantit la
possibilité et la permanence de la philosophie.

-2"
— La Philosophie, les Sciences et les Arts.
On objectera que c'est attribuer la perpétuité de Terreur à toute forme
systématique de la pensée : la Philosophie marche à tâtons, tandis que les
Sciences, elles, progressent.
Je pense, dit M. H. Jones, qu'il en est de la philosophie comme des beaux-
arts. Jjeur histoire présente une série de phénomènes abrupts. « Tous
les poètes sont des Melchisédech, sans généalogie possible, sans conti-
nuation de l'un à l'autre ». Le même contraste existe entre les 'beaux-
arts et la science qu'entre la science et la philosophie.
L'incohérence et l'irrégularité dans les productions des beaux-ans.
loin d'être une imperfection, sont la condition de leur progrès. Chaque
262 REVUE THOMISTE

'««.livrelittéraire est un tout distinct; un poète''.ne doit pas être le conti-


nuateur de l'autre.
Dans les sciences, au contraire, on cherche à trouver la raison d'un
objet dans un autre. Les sciences procèdent, par'agrégation. Elles admet-
tent donc progrès dans la même ligne.
La philosophie réunit ces deux caractères. Elle a le mouvement analytique
de la science et le mouvement synthétique de l'art.

il'1—•Le But de la Philosophie.


La science n'a affaire qu'à des aspects et des phases, et non à des tout.s"
Elle décompose les objets les plus simples par des divisions artificielles".
Ordonnée dans ses parties, elle est anarchie quant à son tout. Nous sen-
tons ainsi le besoin d'une science qui fasse l'unité des sciences.
Cette unité peut être donnée par l'imagination qui revêt l'universel
d'un vêlement de particularités et ne produit jamais qu'un « noble men-
songe », ou par la raison. La raison donne à l'universel une forme adé-
quate à lui-même. Elle accepte les aspects de vérité que lui révèlent les
sciences el les harmonise en un tout articulé, où les différences ont libre
jeu. Elle ne doit s'arrêter que lorsqu'elle sera capable d'envisager le
inonde à la lumière d'une catégorie qui soit à la fois « l'unité la plus
intime et la source des plus profondes différences ».
Cette catégorie est celle de la Conscience personnelle (self-eonseious-
ness). La philosophie cherche donc à interpréter le inonde en connaissant,
l'homme. Idéalistes, réalistes, dualistes, tous s'accordent à reconnaître
<|ue le problème unique est celui de la pensée humaine. Qu'est-ce que ce
monde qui peut être connu? Qu'est-ce que la pensée qui le connaît ? Comment
ces deux élérnenls constiluenl-ils un tout harmonieux ?

i° — Conclusion :
Par là, l'échec apparent des systèmes cesse de nous troubler. La phi-
losophie est indépendante des systèmes comme la vie de l'humanité est
indépendante des vies «jui la composent. La chute des systèmes philoso-
phiques n'est que le procédé négatif nécessairement impliqué dans le
développement de la pensée. Les systèmes passent : la philosophie de-
meure comme l'expression réflective de la vie grandissante de l'esprit
humain.
La philosophie est donc essentiellement humaine, comme l'art, comme la
moralité. Ces trois formes profondes de notre activité spirituelle sont
la poursuite constante et inefficace d'un idéal absolu. L'idéal ne change
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 2fi3

pas, le problème demeure toujours le même, mais les formes sont plus
riches, plus complexes, plus harmoniques.
« Croyances et systèmes doivent péril* pour que la religion et la philo-
sophie puissent vivre. Celles-ci sont les principes d'unité et d'harmonie
d'un monde qui sans elles serait fragmentaire et discordant. »

Dans un coin de la célèbre Ecole d'Athènes, un jeune homme, appuyé


contre une colonne, écrit avec ardeur sur les tablettes que soutiennent ses
genoux, les discours des philosophes qui l'entourent. On prétend que
Raphaël a voulu symboliser ainsi l'Eclectisme, ce dernier-né des systèmes
philosophiques. Accoudé sur le socle de la colonne, penché au-dessus de
l'épaule du jeune homme, un philosophe lit curieusement sur les tablettes,
et sa lèvre se soulève d'un rire inextinguible, moqueur et, tout à la
fois, dilettante.
Je voudrais que la mode existât encore de ces commentaires du Moyeu
âge qui entouraient, comme un cadre, de lignes petites et pressées le texte
d'un maître célèbre. Je mettrais au milieu, le jeune homme et le philo-
sophe, de VEcole d'Athènes, et tout à l'entour, leur faisant cadre, en lignes
petites et pressées, l'article de M. Henry Jones.

IV

LA LEÇON DU RÉALISME.

Prof. Andrew Setit : The Epistemology of neokanlism (1). (Suite.


Prof. Jamus Sjktii : The Truth of Empiricism (2).

La Dispute du Saint-Sacrement qui fait face à Y École d'Athènes a aussi


son philosophe et son jeune homme. Mais quelle différence d'attitudes!
Le sceptique moqueur fait place ici au sage bienveillant, le jeune homme
a laissé ses tablettes et ses inquiets labeurs pour contempler un spectacle
nouveau que lui découvre son maître : celui d'un adolescent, au front
intelligent et rasséréné écrivant sous la dictée du grand docteur Augustin.
M. Wagner a dit : « lorsqu'on dit à la jeunesse actuelle : Le monde
se perd, revenons au gh"on de l'Eglise... voici ce qu'on lui demande :
un effort de volonté pour admettre en bloc la « Somme » de saint Thomas
d'Aquin ! (3) » Eh non! cher et bouillant pasteur! Pas en bloc, mais peiit-
(1) Philasophical Review, may, 1893.
(2) IMd. september 1893.
(3) Jeunesse. Fischbacher.
;''
;>ii^V'^''-,/;'T

264 RKVDE THOMISTE

être en détail! Un effort d'intelligence, soit! un effort de volonté cela


dépend. Pour les matières de morale nous ne refusons pas, certes, la
droiture de la volonté. Pour la philosophie nous ne demandons que .l'in-
telligence.
Qui sait si ce que M. Wagner prend pour un épouvantait ne sera pas
bientôt pour la jeunesse intelligente un objet d'attraction? G'esl
en tout cas un signe du temps, (pie des philosophes indépendants,
entrevoient et indiquent à la jeunesse le terme de leurs longues pérégri-
nations à travers les fantômes de l'idéalisme dans une doctrine qui ne
manque pas d'analogie avec celle de saint Thomas d'Aquin.
Tels nous apparaissent les deux professeurs André et James Seth.
Lassés de parcourir un labyrinthe sans issue, ils ont rompu le lil
d'Ariane de l'idéalisme néokantien. L'enchantement s'est dissipé
Les voilà sorlis des causses de l'illusionnisme. Et ils déclarent que la
leçon qu'ils ont apprise dans ce ténébreux voyage est la leçon du réa-
lisme.

I. — Je ne sais, dit M. Andrew Seth, s'il existe une réfutation du


scepticisme, mais le sens commun de l'humanité éclairée a toujours consi-
déré une telle conclusion comme une réduction à l'absurde. Cependant,
sans nous en tenir à celte fin de non-reeevoir, faisons la critique des
principes et des prémisses de l'argumentation qui y conduisent.
La cause du scepticisme idéaliste est l'extension non justifiée donnée
par Kant au terme « Expérience », et sa conception de l'usage purement
immanent des catégories et des formes de la pensée : c'est cette dernière
idée qui, chez les récents idéalistes, absorbe la référence irancendantale
que Kant avait maintenue.
11 faut donc d'abord restituer à « l'Expérience » sa vraie et propre

signification : par « pure expérience » : il faut entendre uniquement mes


propres états de conscience ; tout autre chose est transcendante.
Or, les phénomènes subjectifs ne sont pas de purs états de conscience.
Us ne sont intelligibles, en effet qu'en tant que référés à un monde de
réalités indépendantes, monde que tout système philosophique a toujours
présupposé. Pour Mill, par exemple, le monde extérieur est constitué par
des possibilités de sensation s'etendant à tous les êtres humains. Ces pos-
sibilités, quel que soit le sens qu'il y attache, ne sont au fond que la réalité
Iranssubjective. Il leur prête, en effet, une existence indépendante de la
conscience, en les considérant comme permanentes, en dehors des sensa-
tions actuelles.
Les uéokantiens en ont déduit la substantialion de l'expérience. L'ex-
buixetin philosophique 265

périencc actuellement sentie, reste comme expérience passée et possibilité


d'expérience future. Gomme telle nous pouvons toujours l'expérimenter.
sans sortir de l'expérience. Les néokantiens vont plus loin : « ils généra-
lisent les différentes expériences d'une chose transsubjective et les subs-
lantialiscnt comme objet phénoménal. » Ainsi naît un monde qui n'est
ni l'apparence subjective, ni la réalité transsubjective, mais quelque chose
qui se balance entre les d-eux, un hybride philosophique, sans fait ni
réalité correspondante.
Cet emploi du mot Expérience dissimule une énorme pétition de prin-
cipes ; car la question est jjosée de la possibilité de la science transsubjec-
tive et cette expression commence par.couper court à toute discussion
puisqu'elle place la réalité transsubjective hors de la portée de mon expé-
rience.
Pour éviter, sans doute, le reproche de cercle vicieux, le professeur
Bain part de l'hypothèse que pour connaître une chose il faut être cette
chose. La notion de l'objet est indubitablement subjective, mais elle est la
notion d'un objet réel d'une chose transsubjective. Les états de conscience
ne sont pas de pures expériences : ils ont une valeur évidentielle, ils
rendent témoignage aux réalités qu'ils ne sont pas (1).

Le professeur Seth a raison et le professeur Bain n'a pas tort. Oui,


pour connaître une chose il faut être cette chose. Intelleetus fit omnta,
disait saint Thomas après Aristote. Oui, nos idées ont une valeur éviden-
tielle : la réflexion les montre comme des expressions de réalités qu'elles
«e sont pas. Qu'en conclure, sinon comme faisait saint Thomas, qu'il faut:
distinguer dans l'idée l'être enlitatif par lequel elle inhère, l'être inten-
tionnel par lequel elle se réfère à un objet distinct ?
Lorsque je dis cela pour la première fois, on me cria haro. La distinc-
tion avait perdu toute valeur pour ceux qui avaient soumis leur esprit « à
la discipline de Kant » : la belle chose vraiment que la discipline de Kant!
Elle réduit des analystes comme Hogdsonet Stout à discuter, comme jadis
le sénat romain, sur l'assaisonnement du turbot impérial ; par elle une
intelligence puissante, comme Hartmann, est contrainte à un « saut mor-
tel » ; un esprit, comme celui de M. Henry Jones, se voit forcé, pour
gagner sa vie, à chanter sur la guitare de l'Illusionisme :

(1) Cf. Lr.Pini. La Critica délia mgione para secondo Kante la vera filosofia.
«EVIJJÏ THOMISTE. — 3° ANNÉE. — 18.
266 REVUE THOMISTE

J"ai langui histe et solitaire


Sans pouvoir trouver le lien
Qui m'attache encoreà la terre
Je ne vois rien, je ne sais rien.
Pauvres grands esprits En quels puits sont-ils tombés !
!

M. Seth a raison : L'illusionnisme, conséquence de L'idéalisme, n'a pas


besoin de réfutation : il est sa propre réfutation. Il n'a pas seulement raison,
mais sa parole est pleine d'autorité, lorsqu'il indique, pour sortir des
causses kantiens le vieux chemin de la réflexion sur la valeur évidem-
ment objective de nos idées, car, on ne peut lui dire, comme à nous qu'il
«n'en connaît pas d'autre ». C'est aprèsavoir essayé de soumettre son esprit
à la discipline kantienne en l'examinant dans toutes ses parties, c'est après
avoir tâté des voies nouvelle, qu'il retourne au vieux chemin. Ne serait-
ce pas qu'il est le meilleur ?

II. — C'est encore une doctrine thomiste, celle de la passivité de


l'intellect possible vis-à-vis des objets, qui nous revient d'Angleterre avec
M. James Seth. Il prétend la tirer de Kant et de l'empirisme psycholo-
gique, en les forçant un peu.

1° — Non seulement Kant, mais les progrès universels de la eience


humaine nous apprennent que l'attitude constante de l'intelligence cher-
chant à savoir est Vattitude docile, de l'observation et de la réceptivité ». La
science ne trouvera sa justification que dans un empirisme plus plein
.encore et moins prévenu de préjugés que celui même de Hume.
Hume, en effet, n'est qu'un empiriste partiel. Sous son empirisme repa-
raît la doctrine de « l'idée simple » de Locke. Pour tous deux, les diffé-
rents éléments de la vie mentale existent comme entités indépendantes ;
le problème est doue d'expliquer la connexion qui se trouve dans la science
actuelle et forme sa caractéristique. L'empirisme qui en résulte est con-
séqueinmcnt un « sensatiormalisme ou mieux un « associationisme ».
Kant accepta, lui aussi, cette vue de Locke : la « matière brute » de la
science consiste en des sensations singulières, isolées, chaotiques. Le
problème est celui del 'unité synthétique de cette pure multiplicité.
Ce fut pour Kant comme pour Hume un problème insoluble, parce qu'ils
s'étaient placés sur le même terrain. « Tant qu'on regardera la science
comme atomique, on est en danger constant de la voir se dissoudre en scep-
ticisme.
Kant fut donc obligé d'admettre que les éléments de la science, incohé-
rents entre eux, devaient avoir été en connexion dès l'abord.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 267

2°— Cette tardive découverte de Kantest presque un lieu commun pour


la nouvelle école psychologique et ses représentants. Ils ne se fatiguent pas;
d'y insister. Et la leçon qui s'eu dégage pour l'epistémologie, « c'est que
l'office de l'esprit humain n'est pas de dicter aux faits l'ordre dans lequel ils
procèdent, mais de reconnaître la structure de la réalité ».
« Ce sont les relations réelles qui se reproduisent elles-mêmes dans mon
esprit. »
« Serrons donc le point de vue empirique et il nous fournira la réalité
des faits, la- réalité, qui est l'objet constant de la recherche de la science. »,
Si Hume avait su se débarrasser du préjugé sensationnaliste, il aurait
découvert dans l'Univers l'ordre au lieu du chaos, dans l'âme la science et
non l'illusion : car la connexion qu'il trouve entre nos impressions et nos idées,
quoique subjective, a un fondement objectif.
Envisagée ainsi au point de vue empirique et non transccndantal, l'expé-:
rience nous met en contact avec l'objet et nous garantit la réalité de la
science. L'empirisme résout donc le Scepticisme que n'a pu dissiper la mé-
thode kantienne en prenant juste le contrepied de celle-ci.
La vérité de l'empirisme consiste donc en ce que le sujet a tout à apprendre
de l'objet, pour s'y conformer, l'étudier, le reproduire.

3° — La leçon qui s'en dégage pouii l'Ep-istémologil est la leçost


du réalisme.
Donc point d'à priori pour ne pas tomber avec kanl dans l'Agnosticisme,
pour ne pas transformer la philosophie, comme Hegel, en et un ballet
spirituel de catégories exsangues ». L'empirisme nous apprend que
l'expérience est en contact constant avec la réalité. Ethériser ou idéaliser
notre science est aussi difficile que « de faire couler les eaux aux sommets
des collines. » Voilà la leçon de l'empirisme.

4° — Résultats.
1° Tandis que l'Idéalisme tend à stéréotyper la réalité, l'empirisme réa-
~ liste nous montre, non des essences fixes et rigides comme les idées de
Platon, mais la vie riche d'un monde concret, variable et changeante. Ce
réel restera toujours pour le penseur humain, non l'universel, mais le
particulier que son concept n'atteint pas.
23 Le fait que le réel est toujours le singulier semble impliquer l'impos-
sibilité de jamais concevoir ou catégoriser pleinement la réalité, car la parti-
cularité qui singularise l'universel ne peut être connue qu'empiriquement.
Ce sont là cependant « des matières de fait qui sont la base de nos rela-
288 REVUE THOMISTE

tions d'idées » car l'ordre idéal esf le miroir de l'ordre de fait (the idéal
ordes is the mirror of the faclual). .
Epilogue.
Il se produit Jicluellement en Angleterre une réaction : (qui a toujours
été la tcndanc de la pensée anglaise) en faveur de l'empirisme. Celte réac-
tion n'est pas moins évidente en France, en Allemagne et en Amérique.
Toutes les tendances actuelles nous prouvent que la philosophie, bien que
tard, s'inspire de l'esprit d'empirisme et que la leçon qu'elle apprend est
celle du réalisme :The lesson she is harning is thelesson of Realism.

Sans doute, ce n'est pasla pleine lumière.Les -formules du Docteur Angé-


lique sont autrement précises, incomparablement mieux prouvées. La res-
semblance consiste dans le même sens donné au problème, dans une ten-
dance vers des solutions analogues. M. James Seth ne distingue pas suffi-
samment, à notre gré, l'expérience sensible de l'intuition intellectuelle.
Mais il donne à notre connaissance en général un caractère neltemeni
passif. L'ordre idéal, dit-il, est le reflet du réel. Il approuve Kant d'avoir
lancé que la connexion des idées, devait préexister dans les choses, mais
il n'admet pas, et avec raison, que cette préexistence soit subjective,
Sur un autre objet, M. J. Seth pose merveilleusement les deux faces du
problème de la connaissance vu du point de vue réaliste : d'une part, la
singularité des objets réels se refuse à la connaissance; d'autre part, il
faut qu'il y ait là des matières de fait, la base de nos relations d'idées. On
reconnaît l'énoncé de la solennelle dispute des Universaux : Utrum nature
sit wùversaUs a parte rei. M. J. Seth ne fléchit: pas devant ces deux alterna-
tives qui semblent s'exclure : il tient fermement les deux bouts de la chaîne
' sans voir encore clairement par où l'enchaînement se continue. Rare
mérite et marque de fermeté d'esprit! 11 hasarde cependant que l'impossi-
bilité qu'il y a à « catégoriser pleinement la réalité », vient de ce que le
singulier n'est connu qu'empiriquement. (11 parle évidemment de l'expé-
rience sensible ou sensation.)Mais il tient énerg'iquement qu'il y a une base
objectivement réelle à nos relations d'idées (Universelle existil in particulari
fundamentaliteii). Sans doute M. J. Seth n'indique même pas le méca-
nisme par lequel est extrait l'universel de la gangue des choses particu-
lières. S'il connaissait saint Thomas, ce qui reste de mystérieux dans le
problème qu'il pose si bien s'éclairerait tout autrement. Saint Thomas a le
mérite, à cet endroit critique du problème de la connaissance où tarif
d'autres font naufrage, dans leur dépit :
De ne pas le comprendre et pourtant de le voir
BULLETIN PHILOSOPHIQUE 269

de ne pas déserter, de ne pas lâcher les données du problème, de tenter


une explication.

L'esprit est pour lui actif et passif tout à la fois. Il agit sur les données
expérimentales, toujours singulières, par une sorte de travail d'illumina-
tion qui pénètre leurs profondeurs et fait briller dans leur fond l'idée em-
barrassée dans ses liens matériels. Mais, tout en agissant, il reste attentif,
comme un miroir prêt à recevoir l'impression qui va surgir des ténèbres
sous l'action du faisceau de lumière qui fouille l'objet sensible. Tout à
coup, semblable à ces fonds richement colorés, qui s'illuminent sous les
rayons du soleil,, à travers les flots saumâtres, l'universel se dégage, à la
lumière de l'intellect agissant, des profondeurs de l'objet matériel. L'oeil
qui tout à l'heure restait vide a vu se révéler tout un monde : l'esprit, qui
fouillait le monde des sensations, a vu, sous son action iliuminatrice,appa-
raître l'universel. Il le reflète, il se l'assimile, il l'exprime dans un veriïe
mental. Tout travailleur qui s'obsserve a surpris en soi ces deux phases :
la j>remière où il fixe, où il projette sa lumière sur l'objet : la seconde où
l'obje tvient comme se peindre en lui, où il contemple, où il jouit.
Maintenant, l'universel est transposé par l'action de l'esprit. II se trouve
dans son vrai milieu, dépouillé de la gangue des singuliers qui l'obstruait,
apte à se communiquer indéfiniment à des êtres de même espèce, encore
que cette forme d'universalité ne le suive pas dans chacun d'eux. Les rela-
lions qui se déduiront par analyse de l'universel ainsi obtenu, auront tou-
jours un regard sur la réalité transsubjective. Il n'est pas jusqu'à « la vie
riche du monde concret, variable et changeante » qui ne puisse être enre-
gistrée et « catégorisée » autant que possible grâce aux notions d'état
potentiel et d'état actuel, qui se retrouvent dans toutes les catégories du
réalisme aristotélicien.
Si le domaine du singulier à proprement parler reste la propriété du
sens, rien de ce qui, dans cet objet, est universel, notions générales, prin-
cipes, lois, rien en un mot de ce qui est scientifique n'échappe à l'esprit.

Lorsque Christophe Colomb et ses compagnons eurent navigué pendant


quarante jours, les étoiles qui les guidaient baissèrent et disparurent
landis que sur leurs têtes de nouvelles constellations s'étalaient.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques

Ils regardaient monter en un ciel ignoré


Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
270 REVUE THOMISTE

Plus lard, la carte fut dressée, de ces astres déconcertans. On vit alors
<jue les astres des deux hémisphères faisaient partie d'un même monde, et
semblaient se rallier aux mêmes points d'attache, tourner autour de l'an-
tique pivot.
Kant a exploré, lui aussi, un nouveau monde, le monde subjectif. Je
n'ose dire qu'il l'a découvert, et l'on trouverait jieul-être, perdus dans la
nuit de l'histoire, des Islandais, des Danois de la philosophie pour
réclamer la priorité. Quoi qu'il en soit, Kant a entraîné dans ces parages
nouveaux toute une génération de conquistadores. En ce moment, leurs
travaux, ceux en particulier que nous avons analysés, nous font, l'effet des
premières caravelles, déroutées par des astres nouveaux.
Chez quelques-uns, la carte se construit : chez d'autres elle est presque
achevée. On voit alors le dessin des astres des deux mondes, de l'Idéalisme
et du Réalisme, s'organiser par rapport à un même point fixe qui n'a pas
changé.
Kant n'a pas révolutionné la philosophie. 11 a seulement exploré plus
à fond l'une de ses parties. II n'est pas un Copernic, comme il s'en est
vanté : c'est un Christophe Colomb manqué. Voulant conduire les siens
par des routes nouvelles, il les a égarés parmi des astres troublans.
Mais la polaire qui domine les deux mondes et leur sert de point d'at-
tache, l'évidence de l'objectivité de nos idées, est: toujours là où l'avaient
fixée le Stagyrite et: Thomas d'Aquin.
Fr. A. (xAimKiL,
des Frères Prêcheurs (1).

UNE NOUVELLE REVUE D'ART.

Les Revues d'Art sont nombreuses ; en est-il beaucoup de vraiment


satisfaisantes?
La réponse dépend en grande partie du caractère spécial et des exi-
gences de chaque groupe de lecteurs. Mais il faut constater cependant
que peu de publications de cet ordre sont à la fois intéressantes et utiles.
Les unes professent une morale par trop indulgente, c'est malheureuse-
ment le grand nombre; les autres — ou les mêmes •— n'offrent qu'un
intérêt de curiosité et ne se j>réoccupent pas assez de donner à leurs
abonnés un enseignement artistique sérieux. Ce sont des recueils d'images
(1)II n'est que juste de joindre à ma signature le nom du R. P. van Becelaere qui a
traduit et analysé les articles de revues, Jiase de ce bulletin.
BULLETIN PHILOSOPHIQUE -271

plus ou moins bonnes, empruntées de-ci de-là sans beaucoup de discer-


nement, groupées sans méthode, quand même ces recueils ne tournent
pas au catalogue bibliographique, à l'usage des amateurs de livres illus-
irés.
Nous ne voulons parler en particulier d'aucune de ces revues, ce serait
prendre a leur égard une altitude gratuitement désobligeante ; nous ne
voulons retenir de nos remarques que ceci : c'est que la place était à peu
près libre pour une véritable revue du grand art.
Or cette lacune ne serait-elle pas aujourd'hui comblée ?
II y a peu de temps que paraissent les Chefs-d'OEuvre, — tel est le titre
de la publication que nous avons en vue, — il serait prématuré peut-être
de porter sur elle un jugement sans appel; mais, à en juger par ce qui a
été fait, à en juger par les garanties hors de pair que fournit l'entreprise,
lout porte à croire que nous aurons enfin une revue d'art à laquelle tout
le monde pourra s'abonner avec profit.
Le prix de la souscription est un peu élevé, il faut en convenir ; si les
éditeurs nous en croyaient ils feraient effort pour mettre leur oeuvre plus
à la portée de toutes les bourses. Peut-être y songent-ils, c'est leur
affaire ; mais en attendant on ne saurait regretter la dépense faite quand
on a en mains les magnifiques héliogravures que la maison Braiin, la pre-
mière d'Europe on peut le dire, soigne pour la revue avec une si imj)ce-
cable conscience.
Les clichés de cette maison sont d'une perfection absolue, personne ne
l'ignore : ses impressions ont un accent, un cachet de distinction qu'on
trouverait difficilement ailleurs. Voici par exemple le Moïse de Michel-
Ange. Cette merveille tant de fois gâtée par des reproductions maladroites
se retrouve ici dans toute sa majesté olympienne. Le modèle a été éclairé
avec une habileté rare ; il est baigné dans une chaude lumière qui accuse
les plans et caresse la forme jusque dans ses moindres détails. Pas de
ces durs reflets qui balafrent brutalement le modelé dans les photogra-
phies ordinaires ; ce défaut, presque impossible à éviter dans les pro-
cédés de reproduction directe, ne se fait ici nullement sentir,
Le reste est à l'avenant. Le Banquet des Archers, le Radeau de la Méduse,
la Sainte Famille de Murillo, la Madone de saint Metine, la Cathédrale
d'Amiens, la Bergère de Millet, etc., etc., toutes les planches, en un mot,
publiées jusqu'ici sont vraiment superbes. On a beau savoir par coeur tou?
ces sujets, on 'éprouve un plaisir infini à les contempler de nouveau dam
des reproductions si parfaites.
Ce qui décuple encore l'intérêt, et ce qui assure en même temps le profit
ce sont les études spéciales qui accompagnent chaque planche. M. Henry
Jouin, l'auteur si connu de tant de belles études, a su grouper autour de
272 REVUE THOMISTE

lui pour cette entreprise 1oute une pléiade d'écrivains dont la compétence
est; hors de conteste, et avec eux il travaille à éclairer l'opinion- sur des
oeuvres dont tout le monde parle, mais dont bien peu ont une juste idée.
Nous ne pouvons qu'applaudir à un effort si généreux et au succès qui
déjà le couronne. Bien que la Revue de M. Henry Jouin ne se renferme
pas, loin de là, dans le domaine de l'art chrétien, elle ne saurait pour cela
nous être indifférente. II nous suffit que .ses collaborateurs sachent garder,
ainsi qu'ils l'ont fait jusqu'ici, le respect et la gravité qui conviennent.
Pourquoi ferions-nous preuve d'exclusivisme? Tout ce qui est grand el
noble n'est-il pas chrétien ?
Fr. D. Skrtillanges, 0. P.
H. P. M.-J. Oluvihh, nus Fiti:w;s Pjikchiïuus.—Les Amitié-? de Jésus.
Paris, Lethielleux, 1895.

Nos lecteurs peuvent d'avance se rendre comjjte de ce qu'est ce livre :


deux de ses chapitres ont paru dans nos numéros de mai et novem-
bre 1894 et l'accueil qui leur a été fait j>résageait suffisamment le succès de
l'ensemble. De fait, l'édition en est déjà à son six mille, après quel-
ques semaines à peine de publication.
Faut-il s'étonner d'un tel empressement de la part du public catho-
lique? La vie affective de Jésus-Christ, avec ses sublimes et délicieuses
manifestations à toutes les époques de son existence terrestre, depuis les
ineffables caresses du berceau jusqu'aux divines sollicitudes du Calvaire;
l'histoire, sans cesse recommencée, neuve toujours, de Marie et de
Joseph, de Jean-Baptiste et de Lazare, de Marie-Madeleine, de Marthe,
de Jean le Bien-Aimé et des apôtres associés à l'oeuvre divine; enfin l'ana-
lyse des sentiments du Maître pour sa patrie et de ses idéales tendresses
pour l'Eglise, quel sujet plus riche, plus attrayant et plus propre aux
recherches savantes comme aux charmes du style et aux élans de l'âme ?
Tout cela se trouve réuni, en des proportions harmonieuses, dans le beau
travail du R. P. Ollivier.
Un critique compétent; appelait son Essai sur la Passion « un des plus
beaux livres du siècle » : nous ne croyons pas que le présent travail puisse
rien envier au premier.

M. l'abbé Stanislas Gamheh. — Le Fils de VHomme dans VÉvangile. —


Lyon, Era. Vitte. —• Paris, Vie et Amat, 1895.

Cet ouvrage, du même genre que le précédent, ne saurait aspirer à le


remplacer et n'y ajouterait même que peu de chose. Il est toutefois inté-
ressant et pieux, et on le lira avec fruit, pourvu qu'on veuille bien passer
sur certaines formes convenues qui sentent trop leur rhétorique. Le style
274 REVUE THOMISTE

de l'auteur est élégant; mais il manque un peu de vérité, de nature si l'on


peut ainsi dire. Les aperçus, quelquefois originaux, sont toujours élevés
et sérieux.

R. P, Do m F. G a n n oi.. — Etude surla Peregrinatw Sttvix.

Les églises de Jérusalem, la discipline et la liturgie au ivc siècle. Paris, 1805.


La Peregri?iatio Silviic est le récit détaillé d'un pèlerinage en Terre
Sainte et en Orient, vers la fin du iv° siècle, écrit par une femme chré-
tienne que l'on croit être généralement sainte Silvia, soeur de Rufin d'Aqui-
taine. Dejsuis la découverte assez retentissante de ce précieux document
dans la bibliothèque d'Arezzo, en J885, par M. Gamurrini, on n'avait pas
encore fait rendre à cette source nouvelle tous les importants renseigne-
ments qu'elle contenait. Elle demandait d'ailleurs, pour cela, à être solli-
citée par une main habile, familiarisée avec l'étude des textes et l'histoire
de la liturgie primitive. Le savant prieur de Solesmes, Dom F. Cabrol, a
entrepris cette tâche et s'en est acquitté avec un remarquable succès.
Malgré les obscurités apjjarentes de son texte, la Peregrinaiio a fourni les
détails les plus précis et les plus importants pour résoudre divers pro-
blèmes de topographie hiérosolomitaine, de discipline et de liturgie ecclé-
siastiques au ivc siècle.
« Et tout d'abord, écrit l'auteur dans sa préface, pour la topographie
ecclésiastique de Jérusalem au iv° siècle, la Peregrinaiio nous permet
d'établir le véritable emplacement des principaux édifices sacrés à cette
époque, et de rectifier ainsi, sur plusieurs points, l'opinion des plus
savants archéologues.
« Mais c'est surtout pour l'histoire de la discipline et de la liturgie que
la Peregrinaiio est importante ; celle qui a écrit ces pages nous donne dans
les plus minutieux détails la description des cérémonies liturgiques et des
offices de chaque jour ; elle nous parle des principales fêtes de l'année
ecclésiastique à une époque où les autres écrivains restent muets sur ce
sujet, ou ne nous fournissent que quelques renseignements vagues et
incomplets. »
Ce sont ces diverses données de la Peregrinaiio qui ont été mises en
oeuvre avec beaucoup de bonheur par l'éminent professeur d'histoire de
l'Université catholique d'Angers. Elles forment une contribution des plus
remarquables sur des sujets demeurés jusqu'à ce jour passablement,
obscurs. Le R. P. Dom Cabrol n'a d'ailleurs pas limité son étude aux
seuls points de vue principaux que nous avons signalés. Divers appen-
dices, ceux qui traitent en particulier du manuscrit de la Peregrinaiio, de
COMPTES RENDUS 275

la date du voyage général et des voyages particuliers en Orient complè-


tent l'ouvrage et en font une étude d'ensemble des plus intéressantes et
des plus utiles pour l'histoire ecclésiastique.
P. Man bonnet, O. P.

J.-J. Bekthieh. —Lettres de Jean-François Bonomio, nonce apostolique en


Suisse, à Pierre Schnewly, prévôt de Saint-Nicolas de Frïbourg, etc. F ri-
bourg, 1894, in-8°, lxxxii-284 p.
Cette précieuse collection de lettres,-publiée parle R. P. Berthier, va
de 1579 à 1580 et nous montre sur le fait l'action profonde exercée par
l'Eglise romaine sur les différents pays de la chrétienté au xvie siècle. Ce
que l'on a appelé coiilre-réformatioii, mais n'est en réalité que le réveil de
la vie catholique en présence des schismes et des hérésies de cette période
est surtout représenté par l'oeuvre conciliaire de Trente et l'activité des
nonces pontificaux. François Bonomio, archevêque dé Verceil, appartient
à ce groupe d'hommes admirables par leur intelligence des affaires et leur
invincible énergie dont Rome se servit pour reconquérir les positions
perdues et défendre les points menacés. Quoique ayant un intérêt surtout
local, la correspondance de Bonomio se rattache à un mouvement général
de l'histoire de l'Eglise, et l'action du nonce lui-même n'a d'ailleurs pas
été limitée à son intervention en Suisse. En publiant cette correspondance,
le R. P. Berthier l'a fait précéder d'une importante préface qui nous fait
connaître le milieu où s'est réalisé l'oeuvre de Bonomio et les hommes qui
ont été ses collaborateurs. Ce livre forme une belle contribution à l'his-
toire religieuse et politique de Fribourg.
P. M.

J.-J. BiïnTHUïit. —La luronne d'Holca, restauratrice de la paroisse catholique


Fribourg, 1894, in-8°, 154 p.
de Lausanne.

Le premier centenaire de la restauration du culte catholique à Lau-


sanne a inspiré au R. P. Berthier cette intéressante biographie. Le sou-
venir presque mystérieux de cette grande dame dont le nom et la piété sont
liés si intimement aux origines de la paroisse catholique de Lausanne,
était demeuré jusqu'à ce jour dans une ombre recherchée par celle même
qui en était l'objet. Les recherches du R. P. Berthier ont permis de
remettre, sinon en plein jour, du moins dans une lumière suffisante, cette
intéressante figure de femme chrétienne qui semblait s'ingénier à se
dérober aux regards de l'histoire. De nouveaux éclaircissements ont d'ail-
276 BEVUE THOMISTE

leurs été la conséquence de la publication que nous signalons. Désormais


la paroisse catholique de la vieille cité lausannoise sera en possession de
la première et belle page de son histoire.
P. M.

L'AitisK HoitNiiii. — Quelques directionspour l'enseignement du latin et du grec.


Paris, 1895, br. 38 p.
L'auteur de cette intéressante brochure, professeur de pédagogie à
l'Université de Fribourg, a condensé en un j>etit nombre de pages les dif-
férentes idées aujourd'hui en cours sur l'enseignement dos langues
anciennes grecque et latine, en y ajoutant surtout ses Arues et ses obser-
vations personnelles, fruit d'un long et fécond enseignement. La pédagogie
scientifique n'a pas occupé pendant longtemps en France une place com-
parable à celle qui lui a été faite en Allemagne et même en Suisse, les
Français visant volontiers au résultat de l'enseignement sans discuter à
perte de vue sur les conditions théoriques des procédés. Depuis un cer-
tain nombre d'années cependant, les questions pédagogiques se sont
posées chez nous sous des formes multiples et pour des degrés divers de
l'enseignement. Ces questions sont; aujourd'hui ouvertes et elles préoccu-
pent un grand nombre d'esprits. Le inonde professoral y est particulière-
ment intéressé. Aussi ne craignons-nous pas d'indiquer l'étude de
M. Horner comme jsouvant être très utile aux professeurs de l'enseigne-
ment secondaire. Ils y trouveront résumées avec une grande jirëcision et
beaucoup de clarté les idées courantes sur le sujet, en France, en Suisse
et en Allemagne, et surtout lés jugements et les vues pratiques du savant
et distingué professeur.
P. M.

M. w: chanoink E. Desbjbks. — La Sainte Face de K.-S. Jèsm-Ghrist.

11 y a beaucoup d'érudition dans ce livre, beaucoup aussi de conviction


et de piété. C'est un manuel qui,avec des prétentions assez restreintes au
début, finit par devenir très complet, trop peut-être. Tout ce qui se rap-
porte de près ou de loin an sujet se trouve réuni là, non sans charger
beaucoup le volume, mais d'une façon intéressante toutefois. De nom-
breux documents, de plus nombreuses citations, des aperçus personnels
parfois assez originaux rendent la lecture de ce travail des plus utiles.
COMPTES RENDUS 277

En évitant certaines bizarreries et en délimitant plus soigneusement le


champ de son étude, l'auteur eût pu nous donner pleine satisfaction.

R. P. j»k C.ugny, C. iSS. R. Apologetica de oequipirobabilismo Alphonsiano.


Historico-philosophica dissertalio juxta principia Angelici Doctoris. —
Paris, Librairie Internationale catholique, 1895.
Nous avons rendu compte il y a peu de temps d'une remarquable dis-
sertation du R. P. Fr. der Haar, intitulée : De systemate, morali antiquorum
probabilislarum. L'auteur avait pour but de venger saint Alphonse de
Liguori du reproche de nouveauté formulé par ses adversaires.
Dans une pensée plus large et non moins opportune, le R. P. de Cai-
gny entreprend une apologie nouvelle de l'ajqnijjrobabilisme. en le con-
frontant avec la doctrine de saint Thomas d'Aquin dont saint Alphonse
déclare, on le sait, ne vouloir jamais s'écarter.
Le volume s'ouvre par un • préambule sur la vérité et sur les di-
vers étals dans lesquels peut se trouver, à son égard, l'intelligence
humaine, Là sont exposés les principes qui serviront à édifier la
thèse. Puis vient une dissertation historique et critique dont la
conclusion est celle-ci : jusqu'à l'an 1762 environ, saint Alphonse
a été probabiUsle; mais il n'a adhéré au probabilisme pur qu'avec hésita-
tion, plutôt par obéissance à certains ordres reçus que par conviction
personnelle, et avec l'arrière-pensée de rechercher plus soigneusement
la vérité. D'autre part, depuis cette année 1762, si ce n'est plus tôt, il a
explicitement et persèvérammsnt enseigné l'iequiprobabilisme.
Après cette étude de la question de fait, l'auteur aborde ce qu'il appelle
question de droit : Saint Alphonse de Liguori a-t-il vu juste? Oui. ré-
pond-il et il n'a fait qu'appliquer et développer les principes de saint
Thomas d'Aquin.
Cette thèse, la plus importante en soi, n'est peut-être pas cependant
la plus forte du livre. Elle est convaincante toutefois, et elle rendait, ce
semble, assez inutile la réfutation directe des objections de l'adversaire.
Le R. P. Caigny s'est imposé cette réfutation, et il s'efforce de répondre
à tout, aussi bien au point de vue historique qu'au point de vue
doctrinal.
Dans tout l'ensemble de l'ouvrage on pourrait souhaiter peut-être une
exposition plus méthodique, une discussion plus nerveuse ; l'enchaîne-
ment des idées et des preuves, tout en demeurant logique et par con-
séquent démonstratif, laisse parfois à désirer au point de vue d'une
mise en oeuvre habile. N'importe, le but poursuivi est atteint, et il
278 REVUE THOMISTji

nous paraît impossible, pour quiconque aura lu et compris ce travail,


de ne j>as demeurer convaincu de ses principales conclusions.

M. l'abhk Eugène Durand. Éléments de -philosophie scientifique et morale.


Paris, Poussielgue, 1894.
Ce livre est offert aux élèves des maisons d'éducation chrétienne. Il ne
constitue point une oeuvre personnelle, d'après la déclaration de l'auteur
lui-même. On y a simplement réuni les notions philosophiques exigées ou
suggérées par le programme des classes de mathématiques élémentaires
et de première-sciences. Justesse et clarté c'est tout ce qu'on pouvait de-
mander à un ouvrage de cette nature: sur ces deux points, professeurs
et élèves auront généralement satisfaction. Est-il besoin de dire toutefois
que nous ne signerions jjas en bloc toutes les définitions et toutes les
thèses accumulées dans ces courtes pages ? Un livre élémentaire ne
réclame point une approbation de cette sorte, particulièrement lorsqu'il
aborde un sujet si difficile et si étendu.

M. l'aihié Fi'ïmx Klein. Autour du dilettantisme. — Paris,


Lecoffre, 1895.
Sous ce titre, M. l'abbé Félix Klein réunit un certain nombre d'études
littéraires dont le point de contact n'est pas toujours nettement indique:,
mais dont chacune prise à part a sa valeur,jointe à des qualités de forme
très réelles. L'étude sur Paul Bourget nous a particulièrement plu, bien
que l'auteur, sur certains points, exagère un peu selon nous la bienveil-
lance. Cette tendance très marquée, on le sait, chez M. l'abbé Klein, ne
laisse pas d'avoir certains inconvénients, malgré la largeur d'esprit et la
générosité de coeur qu'elle dénote. A trop vouloir rajaprocher certains
esprits, on s'expose à en dérouter beaucoup d'autres, et présenter par
exemple le dernier livre de M. Huysmans comme un ouvrage d'une lec-
ture saine et fortifiante nous paraît excessif. Quoi qu'il en soit, l'ensemble'
du recueil est digne de louange, et les lecteurs un peu initiés à la littéra-
ture contemporaine y prendront un vif intérêt.
REVUE BIBLIQUE
l'UJtLlÉji SOUS LA UIHECTION J)JiS PP. DOMINICAINS
(Paris, Lecoffre, rue Bonaparte.)
Avril 1895
P. BatiflbI. — L'Eglise naissante {fin).
II. P. Lagrange. — Le récit de l'enfance de Jésus dans saint Luc.
A Van Hoonacker. —La question Néhémie et Esdras.
R. P. Lagrange. — Néhémie et Esdras. (Réponse.)
R. P. Scheil. — Sippâr-Sepharwaïrn.
W. Sanday. — Etude critique sur le codex parisiensis du N. T.
Mélanges. — Les Psaumes de la captivité, Do m Parisot. — L'introduc-
tion à l'Ancien Testament d'après un livre récent, J. B. Pelt. — Gram-
maire grecque du Nouveau Testament, J. Viteau.— Inscriptions x-o-
maines et byzantines. R. P. Germer-Durand.
Chronique d'Italie, R. P. Serneria.
Chronique de Jérusalem, R. P. Séjourné.
Recensions.
Bulletin.

RIVISTA INTERNAZIONALE
(Rorna, via Torre Argenliua, 76'j
Gknnajo 1895
1 béni di iainiglia. M. d'Amelio.

La schiavitù nella politica di Arislotele. S. Talamo.


Lo stato j>resenle dell' emigrazione in Europa. R. A. Ermiiii. [Coni. e//ne
veiMfasc. XXII).
Feudalisino romano. G. Tomassetli. {Gont.efine^veclifasse. XIII).
1 recenli riscatti délia Società Aniischiavista Italiana. F. ToIIi.

Sunto délie Riviste.


1. Riviste italiane, p. 7(j.
— II. Riviste francesi e belghe, p. 90. — III.
Riviste spagnuole, porloghesi eibero-arnericane, p. 110. — IV. Riviste
tedesche, p. 112. —V. Riviste inglesi e ainericane, p. 121. — VI. Ri-
viste greche e slave, p. 135.
Esame d'opere.
I. R. Quilliel. De cîvilis poteslalis origine Theoria Calholica, A. Bu m.
p. 141. —II. Contardo Ferrini, C. E. Zacharioe von Lingentlial, G. To-
280 •
REVUE THOMISTE

niolo, p. 144. — III. Lucio Fiorentini, Socialismo ed Anarchia,


Q. Mirti Délia Valle, p. 146. — IV. Georges Goyau-André Pératé-Paul
Fabre, Le Vatican, les Papes et la Civilisation. Le gouvernement central
de l'Eglise. Introduction par S. Emce le Gard. Bourret. Epilogue par
M. le V. M. de Vogué, G. Semeria, p. 149. — V. Provins Henri, Con-
férence sur la question Louis XVII, F. F. Pasini, p. 156. —VI. Otto
Heyn, Der Indische Silberzoll und die Hebung des Rupiencourses in
ihrer Bedcutung fûrEuropa, F. E., p. 159.— VII. Cardinal Maning,
The tempérance speeches, W. Croke, p. 1(50.
Noie bibliografiche.
Annunzi di recenti publicazioni.
Cronaca sociale.
Cenni connnemorativi. — Il Padre Francesco Denza. — M. Del Gaizo.
Fjîhbkajo 1895
I béni di famiglia. M. d'Amelio. (Continuqzione efine,vedifasc. XXV).
La schiavitù nella politica di Aristotele S. Talamo. [Continuazîone, vodi
fose. XXV.)
Gli sludi sociali nella Spagna. R. Rodrigue/- de Cepeda. [Continiumone c
fine, vedifasc. XXIV).
Progressi reali nell'ordinamento sociale del lavoro. L. Bossi.
Sunto délie Rivistc.
I. Riviste italianc, p. 261. — II. Rivisle i'rancesi e belglie, p. 273. —
III. Riviste spagnuole,,portoghesie ibero-américane, p. 294. — IV. Ri-
viste tedesche, p. 295. — V. Riviste inglesi e ainerjcanc, p. 302. — VI.
Rivistc greche e slave, p. 323.
Esanie d'opere.
I.Le dispute eelebri di diritto civile estralte dalle Dissensiones dei GIos-
satori, ed annotate, per uso accademico e forense, dall'avvocato Valen-
tino Rivalta, F. Buonamici, p. 327. — II. Francesco Schupfer, M:i-
nuale, di storia del diritto italiano, F. Ermini, p. 330. — III. Contro il
divorzio, Bollellino II del comitato centrale perla difesadel matrimonio.
Prof. Augusto Conli, Contro il divorzio, R Puccini, p. 333. — IV.
Léon Ollé-Laprune, Le prix de la vie. G. Semeria, p. 336. — V. Prof.
Dr Heinrich Dernburg, Die Panthasie ira Recble, A. Guidi, p. 339. —
VI. David Murray Ph. D. L. L. D.,j Japan, P. C. p. 341.
Note bibliograiiehe.
Annunzi di recenti pubblicazioni.
Cronaca sociale.
Lu Gisant : P. SERT1LLANGES.
PAKIS. — IMPRIMERIE I'. LÏîVK, HUB CASSETTE, 17.
LE DROIT NATUREL DE L'HOMME A LA PROPRIÉTÉ

Il y a des gens qui ont le bonheur d'aimer la philosophie pour


elle-même. Ils n'encombrent pas les rues, mais la Revue Thomiste
les choie comme ses lecteurs de prédilection. Elle se demande sou-
vent quelles études seront les bienvenues dans leurs ermitages de
philosophes, dans ces tranquillesobservatoires d'où le spectacle du
monde physique et moral est si intéressant, si beau, vu de loin et
de haut.
Ce n'est point témérité, j'espère, de présumer ce bon accueil pour
une étude de la propriété d'après la philosophie de saint Thomas.
Notre Docteur n'a pas traité le sujet à l'un de ces points de vue res-
treints qui intéressent les spécialistes. Il l'a considéré dans ses
rapports essentiels avec la nature humaine, ce qui l'amenait à en
déterminer les causes premières et universelles. Cela ne veut pas
dire qu'il les ait exclusivement contemplées : d'ordinaire, quand le
regard s'élève, l'horizon ne se rétrécit pas. Les principes thomistes
sur la propriété rayonnent donc au loin et au large. De la philoso-
phie morale et sociale, leur lumière peut se projeter pour nous, mo-
dernes, au travers de tout un monde de sciences : la science écono-
mique, la science particulière des espèces ou variétés ultimes de
types sociaux, ou science sociale, les sciences juridiques, les bran-
HEV1IK THOMISTE. 3° ANNÉE. 19. '
.
!rf82 REVUE THOMISTE

ches et annexes de l'histoire. Chacune de ces sciences n'a-t-clle pas


à, étudier la propriété sous quelque aspect particulier ? La science
sociale nous en définit et classe les formes diverses à Rome, en
Grèce, en Egypte, etc. ; l'histoire du Droit nous en raconte les con-
ditions légales déterminées par les codes ou les coutumes. Eli bien,
toutes ces études de spécialistes ne présupposent-elles pas quelques
notions essentielles et générales ? C'est ainsi que les sciences phy-
siques, lorsqu'elles traitent de l'électricité, de la chaleur, de la
lumière, des affinités et réactions chimiques, présupposent cer-
taines notions universelles sur le mouvement, les qualités ou les
corps.
Les études de saint Thomas sur la propriété transportent donc
l'esprit jusqu'à l'un de ces centres de lumière intellectuelle, autour
desquels gravite un vaste système, compliqué mais régulier, de
causes et d'effets. Ce que le ciel tout piqué d'étoiles dit aux rêves
d'un poète, cet horizon intellectuelle dit aux philosophes qui le
contemplent; il dit mieux encore, bien mieux : puisque la lumière
dont y jouit l'intelligence est d'une nature plus élevée, et, pariant,
d'une beauté qui ravit davantage.
Et puis, afin que personne ne soit jaloux, ce spectacle peut dire
aussi quelque chose aux hommes d'action. Non seulement pour les
délasser; pour les instruire. Ils ont beau se tenir à distance de
l'oiseuse spéculation, n'ont-ils pas appris, dans les clubs, les oeuvres,
les réunions publiques, les bureaux de journal, les parlements, que
la propriété est une grosse question du jour? Cela se dit à Paris
comme à Vienne, et à Berlin comme à Sydney. De temps en temps
les systèmes, socialistes ou autres, se formulent en programmes de
parti ou de ministère, et tendent à passer en articles de loi. Ceux
donc qui aiment à relever leurs études d'un petit bouquet de mo-
dernité, peuvent aujourd'hui encore s'intéresser à une philosophie
de la propriété. Ets'il est vrai que les sciences morales se ramènent
toutes à du bon sens précisé et muni de preuves, ce sera vraiment
double profit.
Le nom môme de sainl Thomas n'est point pour diminuer cetin-
térèt actuel. Six siècles avant M. Jules Guesde, le collectivisme était
né; il avait son état civil dans les gros livres des scolastiques. La
'Politique d'Aristote leur avait nommé le Grand Ancêtre, Platon,
et fourni le bilan de son héritage. Saint Augustin et d'autres Pères
LA PROPRIÉTÉ' u'aPUÈS I.A PHILOSOPHIE DK SAINT THOMAS 28.'$

de l'Eglise leur avaient fait suivre la filiation de ces pseudo-apos-


toliques, qui avaient cru lire le socialisme dans les marges de
l'Evangile. Depuis, je n'ai garde de l'oublier, la thèse socialiste de
la propriété, s'est renforcée de beaucoup de science et a beaucoup
grandi. Tant d'études et les fièvres de croissance Font rendue mé-
connaissable : un Palarin même ou un Cathare serait ahuri à la
lecture du Socialisme intégrai de cet excellent Malon. Mais,
de môme que l'adulte conserve et développe le tempérament fon-
cier de l'enfant, le collectivisme dernière mode a retenu, sur la pro-
priété notamment, les illusions capitales de l'utopie antique. 11
en vit, comme un homme fait vit des premières observations de sa
petite enfance; elles lui ont ouvert l'esprit : ce sont comme les se-
mences de ses premiers principes. Aussi, la doctrine thomiste qui
expose et critique les prétendus principes de la propriété commu-
niste, nous offre-t-elle un intérêt à la fois historique: et actuel.,
Ainsi pense, — j'allais dire un thomiste de marque, bien in-
formé de toutes les choses du temps présent; mais il faut dire plus
— ainsi pense le pape Léon XIII. Ouvrez l'Encyclique De condi-
tione opificum; chacun sait que si elle ne formule aucune définition
dp foi, elle expose néanmoins la doctrine même du siège aposto-
lique. Or, en face du socialisme, ce document livré à l'Eglise uni-
verselle, ex cathedra,, nefaitque reproduire et appliquer les principes
de la Somme Théologique sur la propriété. Le pape va même—qu'on
me passe le mot — jusqu'à faire endosser à l'Église une citation
textuelle delà question LXVI, art. II (II " II ,l°) : « Ecclesia quidem
sine ulla dubitatione respondet ». Ainsi donc, que nous discutions
dans le temple et sous le rayonnement de l'autel, comme dans la
Dispute du Saint-Sacrement, ou bien que nous affrontions sur d'autres
parvis non plusl'Ecole d'Athènes, mais celles, du monde laïque et
moderne, il y a partout un vrai regain d'à-propos actuel, spéculatif
et pratique, pour ces vieilles thèses si tranquillement ruminées il
y a six cent cinquante ans par ce bon frère Thomas, le plus abstrait
des hommes, sous les paisibles cloîtres de Saint-Jacques de Paris
ou de Sainte-Marie-sur-Minerve, à l'intention de ses chers étu-
diants, novices dominicains ou séculiers.
Où donc a-t-il consigné les résultats de cet enseignement?
y-Y ""** -pv f'^; " r N
> 7 — r- - -u;= -- - * ~^_ ~ > » « ? e^ *"

284 REVUE THOMISTE

I.—Les Documents sur la Propriété dans les oeuvres


de saint Thomas.

Ce sont avant tout deux articles de la « Somme théolo-


gique ». Parmi les actes contraires à la justice commutative, saint
Thomas en rencontre un qui lèse le droit d'autrui sur les biens
extérieurs à la personne humaine : le vol. Comme tout péché
se définit par rapport au bien qu'il détruit, une thèse capitale
gouverne tout le traité De Furto : « Qu'estrce que la propriété ? »
Deux articles suffisent a la réponse.
C'est court : trois pages en tout dans l'édition, petit in-12,
de Padoue. Cela ne pèse guère à côté du solennel ouvrage
de Thiers ou des longs chapitres enchevêtrés d'Herbert Spencer.
Mais cela suffit à élucider pleinement les bases premières du
droit de propriété et la raison d'être de ses formes diverses.
Ce sont deux résumés concis et clairs, fortement ramenés aux

vérités fondamentales. Nous avons en outre le bonheur de les


trouver dans l'oeuvre par excellence du saint Docteur, dans cette
Somme tellement sienne et puissante qu'elle a fait oublier celles
des autres, Halès, Albert le Grand, etc. Nous sommes donc
bien sûrs de tenir ici la doctrine personnelle de saint Thomas.
Il est d'ailleurs toujours facile et utile de commenter et de
compléter le Maître par lui-même : JJivus Thomas sut interpres,
comme a dit l'un de ses meilleurs disciples. Saint Thomas va
nous offrir à cette fin, trois leçons du Commentaire sur la Politique
d'Aristote, justement empruntées à ces premiers livres de l'ou-
vrage dont il a pu lui-même achever la rédaction. "
Le thème de ces leçons se rapporte d'ailleurs essentiellement
au sujet qui nous occupe. Dans le livre Ior, Aristote (édition
Didot, cap. ni, n° 7), traitant la question de la richesse, indique
en trois ou quatre lignes le principe naturel du droit de pro-
priété. Saint Thomas a su tirer de ce bref passage, qu'il aime
à citer souvent comme une source de premier ordre, une démons-
tration originale du domaine naturel de l'espèce humaine sur les
].A PROPRIÉTÉ D'APRÈS l.A PHILOSOPHA \)K SAINT THOMAS 285

choses de la nature (1). — Au livre II (Didot, cap. m), Aristote


expose et réfute le communisme platonicien. De sa réfutation,
tout à fait copieuse, se dégage une démonstration positive de la
propriété individuelle, longuement élucidée par saint Thomas.
C'est ainsi que, pour commenter nos deux articles, nous userons
des leçons vi du livre l*r et iv et v du livre II.
Mais nous le ferons avec certaines réserves, commandées
par la nature même de l'ouvrage. Le commentateur ne s'occupe
que d'établir le vrai sens d'Aristote : de l'aveu de ses biographes,
qui étaient ses disciples intimes, il l'a formellement voulu. Et
pour se convaincre s'il a réussi on n'a qu'à suivre parallèlement
le texte et le commentaire : visiblement, certains critiques de
l'interprétation thomiste se sont dispensés de cette précaution.
Rien n'est donc plus impersonnel que cette exégèse philoso-
phique des idées et des raisons du Stagyrite : à sa seule lecture,
on ne saurait que penser de la doctrine propre de l'interprète.
Un thomiste, déjà vieilli dans l'école, pourrait bien, de l'ensemble
de pi'incipes essentiel à sa .doctrine, tirer mainte présomption.
En politique comme en métaphysique, saint Thomas ne doit
être, pour les données de ses thèses, qu'un Aristote ressuscité;
éclairci, élargi, surélevé [par le rayonnement des dons surna-
turels de la foi et de la charité : intelligence et sagesse, sur
son génie et sa science de philosophe. Mais tout cela n'est qu'une
présomption générale, non une preuve. Il reste toujours à con-
fronter les paragraphes du commentaire avec d'autres textes
plus personnels, pour savoir, à n'en pas douter, ce que pensait
saint Thomas. Les trois leçons sur la Politique ne nous serviront
donc que comme documents de second ordre. fAvec elles nous
compléterons ou ferons valoir les thèses personnelles des deux
articles de la question lxvi.

En troisième lieu nous utiliserons divers fragments plus courts,


empruntés soit à la Summa contra Gentes, soit encore à la
Summa Theologiça. Çà et là, en effet, par occasion, saint Thomas
revient sur la question de la propriété. Tantôt c'est comme dans

(I) II» n>=, quoest. r.xvi, art. i. — QusBst. lxiv, art. 1.


— Quant. Disput. De Poteniia V,
art. 9. — Contra Gentes, III, c. xxn.
286 KËVUE THOMISTE

la question cv, à propos du régime des biens établi par


I" IIae,
Moïse chez les Hébreux. Tantôt, comme au livre III Contra Gentes,
c'est à propos de la place naturelle et légitime de l'espèce
humaine dans le gouvernement du monde. Même les plus brefs
de ces fragments valent la peine d'une glane scrupuleuse : ils
montrent toujours les rapports de la propriété avec quelque
autre fait social qui en est la condition, la cause ou l'effet. Ainsi,
dans la II" IIae, question lvii, article 'S, il s'agit de savoir « si le
droit des gens est identique au droit naturel ». Et la réponse
amène incidemment la démonstration condensée d'une thèse;
capitale et fameuse : « Que la propriété privée n'est pas absolu-
ment de droit naturel, mais surtout de droit des gens. »

Nous avons donc, pour notre commentaire des deux articles,


question lxvi, des matériaux abondants, variés et de choix.
C'est déjà un premier encouragement à introduire dans un
« article de revue », genre moderne, s'il en est, un commentaire,
genre ancien s'il en fut, et qui évoque l'austère et anguleux profil
de Cajétan. Autre raison, et plus efficace : ce vieux genre, si
oublié qu'on peut le considérer comme neuf, représente le seul
procédé vraiment apte à faire vivre une intelligence dans l'in-
timité de la doctrine thomiste. Dans nos écoles dominicaines, il
n'est pas un lecteur qui n'ait fait cette expérience, soit comme
disciple, soit comme maître. Il sait qjjjî pour comprendre, non
pas quelque chose dans saint Thoriijdi^'mais saint Thomas, il
est inutile, parfois nuisible, de l'avoir-seulement feuilleté çà et
là oii lu par traités isolés, li^faut avoir disséqué question par
question, article par articJeJ^reuve par preuve, idée par idée,
cette Somme de théologie où se ramassent en une incomparable syn-
thèse, dont leblocne se fragmente point, toutes ses vues de Dieu et
des choses. L'originalité personnelle n'y est certes pas comprimée ;
elle s'y trouve dégagée au contraire de ces petites constructions
étroites et fragiles, assemblages incohérents, mauvaises baraques
d'abri, qui encombrent et stérilisent le champ de la théologie. La
vieille méthode du commentaire, féconde en vues pénétrantes sur
l'éternelle assise des questions et sur leurs faces nouvelles ou
nouvellement discutées, mérite d'être remise en honneur. Qu'on
me permette donc, ici, de m'y essayer. Inutile alors que je prie
LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 287

le lecteur de vouloir bien se reporter de suite à la question lxvi,


pour lire mon texte, les articles 1 et 2.
Voici leurs titres : Article premier : Utrum naturalis sit komini
possessio rerum exteriorum. — Art. 2 : Utrum licitient sit quod
aliquis rem aliquam possideat quasi propriam. — Ces deux titres
nous mettent en présence d'une vaste division qui domine toute
la matière, et permet d'en aborder sans équivoque les difficultés
spéciales. Montrons-le tout d'abord.

IL — Le Genre et les Espèces de la Propriété.

Le titre de l'art. 1er dit seulement : « La possession des biens


extérieurs est-elle naturelle à l'homme? » Les deux termes « pos-
session des biens extérieurs », « naturelle à l'homme »' laissent
de côté toute idée de propriété individuelle. Ce sera l'affaire de
l'article 2, sous ce titre : « Est-il permis à quelqu'un de posséder
quelque chose en propre ? » Propriété ne s'oppose donc pas ici à
possession collective, à régime de communauté; mais simple-
ment à cet état privatif où personne, individu ou groupe, n'a
encore mis la main sur un objet. Le mot s'entend donc abstrac-
tion faite de toutes les espèces ou variétés d'appropriation, au
sens le plus général.
Ce sens n'est pas un simple artifice de [logicien ; il [se fonde
immédiatement sur l'observation de la réalité. Que le propriétaire
d'une île soit Robinson ou une compagnie coloniale, de part
et d'autre, il a certains droits de jouissance et d'administration
de son bien, partout les mêmes. La propriété se manifeste donc
sous diverses formes qui ont toutes entre elles quelque chose
de commun. Les termes classiques de genre et d'espèces viennent
donc ici très à propos : avant de considérer les différentes espèces
de la propriété, saint Thomas détermine le genre auquel elles
appartiennent.

On me pardonnera de tant insister sur la présentation d'une idée


aussi élémentaire. C'est une inconnue pour beaucoup d'esprits,
1 \
288 REVUE THOMISTE

même cultivés. « En général, quand on parle de propriété, on éveille


uniquement, pour l'immense majorité des lecteurs français, l'idée
de la seule espèce de propriété qu'ils voient en vigueur autour d'eux..
Pour le commun, la propriété sans qualificatif est la propriété telle
qu'elle existe dans nos codes, ce dominium exclusif et héréditaire,
comportant le jus utendi et abutendi. Elle n'est, en réalité, que l'une
quelconque, des espèces si nombreuses et si diversifiées de la pro-
priété (1). »
Les spécialistes eux-mêmes, jurisconsultes ou économistes,
n'échappent pas toujours à cette confusion. Lorsqu'ils définissent
Ja propriété, ils semblent n'avoir pris aucun souci de distinguer ce
qui la constitue en général et ce qui lui appartient en vertu de ses
différentes espèces. Mourlon, dans ses Répétitionsécrites sur le Droit
civil, écrit que « la propriété est, pour l'homme, tout à la fois un
besoin et une faculté, c'est-à-dire un droit »; que l'idée de ce droit
se retrouve « dans l'universalité des hommes » ; puis, de suite,
sans transition ni distinction, il se met à parler de la pi'opriété in-
dividuelle (2). M. Paul Leroy-Beaulieu procède de môme dans son
Précis d'économie politique. Il parle excellemment de « ce fait ins-
tinctif,, essentiel à l'homme comme le langage, comme l'échange,
comme la constitution d'une société » ; puis, sans plus de transi-
tion ni de distinction que Mourlon, il oppose entre eux le régime de
propriété et celui de l'appropriationcollective, dont il cite en exemple
le fameux wr russe et une autre communauté analogue, l&dessa
javanaise (3). Il faudrait, au contraire, dans une étude de la pro-
priété qui veut être précise et complète, éviter jusqu'à l'apparence
d'une telle confusion. Et pour cela il faut reprendre sans détour
la distinction thomiste par genre et par espèces.
En dehors môme de toute visée philosophique, des savants l'ont
déjà reprise. « La propriété, — écrivait Le Play, -— se montre se-
lon les lieux et les coutumes sous des formes qui varient à l'infini.
Cependant on peut les ramener toutes à deux types principaux : la
possession collective et la possession individuelle (4). » L'Ecole de
Le Play, en perfectionnant sa méthode d'observation, a bien com-

(1) R. Pinot. La Propriété, dans la Science sociale, XII, 34-35.


(2) Mourlon, loc. cit., I, 723.
(3) Leroy-Beaulieu, loc. cit., p. l'i-115.
(4) Le Play. La Réforme sociale en France, I, 231.
LA PHOI'HIKTÉ D'M'RfïS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 280

pris l'importance capitale de cette distinction. « Jl faut, — dit M. Pi-


not, — dans une étude où nous voulons déterminer et classer toutes
les manifestations du phénomène de la propriété, rendre à ce terme
toute son amplitude, cesser de donner à une espèce le nom de la
classe à laquelle elle appartient : et quand nous parlerons de la pi'o-
priététout court, ne pas croire qu'il s'agit plutôt de la propriété
individuelle et héréditaire que de la propriété collective, temporaire
ou autre (1). »
L'ohservation des savants, comme celle des philosophes, nous
ramène donc à cette question fondamentale : « Qu'est-ce que la
propriété, abstraction faite de ses espèces ou variétés particulières?»
L'article premier va nous le dire.

III. — Le Pouvoir qu'a l'homme d'utiliser les choses


POUR SOIS RIEN.

C'est au début même de l'article que saint Thomas établit cette


définition : « Une chose extérieure (2) se peut considérer sous un
double aspect. D'abord, quant à sa nature : en quoi elle n'est pas
soumise au pouvoir de l'homme, maiaà celui de Dieu, universelle-
ment obéi sur un signe, —cuiomnia ad nututn obediunt. — En se-
cond lieu, une chose extérieure se peut considérer dans l'utilité
qui en est tirée, — quantum ad usum, — et de cette manière l'homme
aie domaine; naturel,des choses extérieures.
Notons d'abord, pour commencer par le plus simple, les faits
d'observation qui manifestent cette définition. "Voici le propriétaire
d'un vignoble. Que peut-il, directement, sur la nature de son bien,
de ses plants, par exemple? Rien : ce n'est pas lui qui donne à son
chasselas ou à son alicante, le principe et l'ensemble de leurs qua-
lités propres. Chaque espèce de raisin se constitue essentiellement
d'après le terroir où elle estplaniée, le climat quila mûrit, lesgermes

(1) R. Pinot, Cours de méthode de la Science sociale, dans la Science sociale, XII,
3:;-35.
(2) C'est-à-dire tin objet quelconque de ce monde sensible, en dehors de notre personne
et de celle d'autrui.
~~
1 s ' -r- 1 l '

290 HEVUE TnOMISTE

ou les provins dont elle sort, et non d'après les vues arbitraires du
viticulteur.il n'en fixe ni l'essence, ni les propriétés, etc'estlàune
incapacité générale de l'homme en face des choses. Toutes les mé-
thodes des sciences physiques imposent sur cet axiome; tous les
procédés industriels sur cette nécessité première : « que nous ne
pouvons ni faire ni défaire les lois de la nature ». L'observation
manifeste donc rigoureusement le principe de saint Thomas : « Mes
exterior, quantum ad ejus naturam, non subjacet humanse povestati. »
On objecterait volontiers qu'avec desgreffes, par exemple, le vi-
ticulteur peut croiser et varier les espèces et les qualités de ses
plants. L'homme arrive ainsi, par sa science et son art, à modifier
la nature des choses. C'est vrai ; mais il n'y arrive pas de lui-même,
par la seule et pleine efficacité de son action. Il détermine, au con-
traire, l'action naturelle des choses qu'il transmute ; chimiste ou
agriculteur, il y coopère, modifiant ainsi une nature par une autre.
De ces actions et réactions chimiques, végétales, physiologiques,
l'agent et le patient, le greffon et le plant greffé, déterminent la
mesure, toute la mesure, en vertu même de leurs propriétés natu-
relles. La nature des choses, ce principe premier et substantiel de
leur être et de leur mouvement, n'est donc jamais notre oeuvre;
auxiliaires seulement deses forces, nous l'appliquons à nous servir,
selon nos besoins. Telle est, d'après l'expérience, l'extrême limite
de notre pouvoir sur les objets extérieurs.
Or la propriété est un certain pouvoir sur les objets extérieurs;
.
donc elle se limite nécessairement à leur utilisation : « Fosse uti re-
bus exterioribus ad suam utilitatem. »

fait constaté, saint Thomas en recherche la cause. L'obser-


Ce
vation directe d'un fait nous donne seulement à savoir qu'il est
et ne nous dit pas, d'elle-même, pourquoi il est. Nous n'avons
donc aucune raison nécessaire de le tenir pour absolument cer-
tain : je vois bien, en fait, que tous les cas de propriété observés
par moi se ramènent à une simple utilisation des choses natu-
relles ; mais pourquoi cette limite du domaine humain? Où est
la force naturelle, la condition inévitable qui la nécessite? Ne
pourrait-on pas la cohtre-balancer par une force opposée, par un
ensemble différent de circonstances ? Ces doutes ne me sortiront
tout à fait de l'esprit qu'au moment où j'aurai le pourquoi vé-
LA PHOI'RIKTB d'aI'HÈS LA J'IIILOSOPJIIK J)E SAINT THOMAS 2!M

ritable dont la simple observation des limites de la propriété


ne me donne pas la vue.
C'est de très haut que saint Thomas va reprendre la question,
pour arriver à ce pourquoi. Dans son intelligence de philosophe,
familiarisée avec la recherche des causes les plus élevées et les
plus universelles, l'idée du pouvoir humain sur les choses suscite
immédiatement une antithèse entre ce pouvoir et celui de Dieu.
D'être en être, toute hiérarchie d'espèces remonte graduellement
jusqu'à un premier type souverain dont toute essence et toute
qualité créée ne fait que reproduire plus ou moins une toute
petite analogie. Si donc l'homme est propriétaire, il ressemble en
cette qualité à celui qui est le Seigneur, le Maître de tout. Ainsi
donc, en venant poser une analogie entre le pouvoir humain et
le pouvoir divin, saint Thomas ne se livre pas à d'habiles jeux
de logique. Il s'occupe d'un réel rapport entre deux réalités, par-
tout mêlées et partout distinctes dans ce qui nous entoure : il y
a le domaine de Dieu et le domaine de l'homme, jusque dans
ce petit jardin où le philosophe relevant sa tête de dessus ses
livres, va regarder quelques fleurs dont il jouit distraitement.
En quoi donc les choses appartiennent-elles à Dieu? La ré-
ponse se devine ; mais il la faut préciser. Dieu est l'Être, au sens
plein du mot. Toute épithète qui prétend qualifier cette plénitude
n'est qu'un pléonasme accordé à notre débilité mentale. Dès qu'on
essaie de raisonner sur Dieu, il faut donc partir de cette notion :
sans limite aucune, venue de n'importe où, il est Etre:« Qui EST»
comme dit la Bible. Mais tout être a la puissance d'agir propor-
tionnellement à ce qu'il est : matériellement s'il est un corps,
intelligemment s'il possède une intelligence. Donc, toute forme
créée, quelle qu'en soit la nature et la perfection, tiendra de la
puissance divine tout ce qu'elle est : de celui qui est l'Etre en sa
plénitude, tout procède sous tout rapport ; tout sort de sa puis-
sance, sans que rien y préexiste, y échappe, y résiste. Tout reste
sous sa puissance, tel qu'il en est sorti, puisque cette puissance,
comme son être, est sans limites. Et alors, toute la série des na-
tures corporelles ou spirituelles qui s'échelonnent du minéral le
plus simple jusqu'à la première intelligence, lient de lui et con-
serve par lui l'essence même, la nature, d'où procèdent ses qua-
lités, ses actions et que présuppose n'importe où le simple fait
292 1V' REVUE THOMISTE

d'exister. La nature des choses reste donc, quant à son principe


môme, sous l'absolu pouvoir de Dieu, telle qu'il l'a faite et qu'il
la maintient. Le domaine divin est sans limites, comme l'Etre
même dont il signifie, à notre manière humaine, la toute-puis-
sance sur tout ce qui est.
L'homme, au contraire, être fini, n'aura qu'une puissance
finie sur les choses. Egalement limité dans sa substance et dans
ses opérations, il aura nécessairement besoin d'une matière
préexistante dont sa culture, son industrie, son art même le
plus spiritualisé, subiront les conditions. C'est la nécessité essen-
tielle de notre être et de notre activité bornée, qui réduit notre
pouvoir sur les choses à une simple utilisation de leurs natures et
de leurs qualités. L'absolue puissance de Dieu sur lès natures
créées, et le pouvoir humain d'utiliser simplement celles ci, ne
sont donc point déterminés arbitrairement, ni du côté de Dieu
ni du nôtre. Là-haut comme en nous, c'est une nécessité essen-
tielle qui détermine l'objet du domaine. Cette stricte limite de nos
actes de propriété nous est posée par la condition même de notre
être fini.

Mais, dans ces limites, nous exerçons néanmoins un pouvoir


spécial, bien à nous, bien à notre mesure, et dont nous nous
regardons comme tellement maîtres que la vieille langue du
'droit a fait synonymes propriété et domaine. Où est la racine d'un
tel pouvoir ? En nous, dans notre propre nature d'hommes, ré-
pond saint Thomas. Et, continuant son article, il nous l'explique.
Cette fois encore il va nous faire jouir d'une large et belle syn-
thèse. Seulement il n'y réunira plus l'Etre premier et les êtres
créés; mais, restreignant soi horizon au monde visible et ter-
restre, il nous fera voir notre espèce en regard des autres. Tout à
l'heure, d'un bond de métaphysicien, il saisissait les origines de
son sujet en Dieu même ; peu à peu, il va redescendre au niveau
de l'observation courante et de la vie pratique. Mais ce n'est pas
fait ; patience. Expliquons d'abord un grand principe rationnel,
fondé encore sur l'observation, et qui domine l'aspect nouveau
pris ici par notre sujet.
LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS-LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 293

IV. E\ QILE SIJNT IMPEKFI2CTA IN NATURA ORDINANTL'R AD PERFECTA

SICCÏ AD FINES! (1 ).

« L'homme a un domaine naturel sur les choses extérieures,


parce qu'il peut, au moyen de sa raison et de sa volonté, les uti-
liser comme faites pour soi. Car toujours les êtres moins par-
faits ont pour fin les plus parfaits. » Tel est— dit ailleurs saint
Thomas — « l'ordre des choses », l'ordre des fins « dans la na-
ture (2) ».
Mettons ce raisonnement en forme ; nous en reconnaîtrons
aussitôt les propositions ou les termes qui demandent à être
expliqués. — Dans la nature, les espèces moins parfaites, sont
destinées à être utilisées par les plus parfaites. Or, toutes les 1

espèces (minéraux, végétaux, animaux), sont moins parfaites que


l'espèce humaine (elle leur est supérieure par la raison); donc,
toutes les espèces de la nature sont faites pour être utilisées par
l'espèce humaine.
C'est évidemment la majeure de ce syllogisme qui, à première
vue, paraît discutable. La mineure se concède immédiatement :
un évolutionniste lui-même admet dans notre espèce un degré
supérieur des facultés qu'elle partage avec les animaux. Bornons-
nous donc, pour le moment, au commentaire de la majeure. Fort
à propos nous trouvons au livre III de la Somme Contra Gentes
un long fragment du chapitre xxn qui nous en donne la sub-
stance.

Voici d'abord quelques faits d'où se tire facilement une


preuve par induction. « Nous voyons, — dit saint Thomas, — les
corps mixtes se soutenir par assemblage d'éléments qui se con-
viennent : les plantes à leur tour se nourrissent à l'aide de mixtes ;
les animaux à l'aide de plantes, et, parmi eux, certains, plus par-

(1) Quoest. Disput. De Potentia, V,.ari. 9.


(2) Quoest. V De Potentia, arl. 9. — II" II11", qmesl. 7..xiv, art. 4.
5294 REVUE THOMISTE

faits et plus, forts à l'aide des moins parfaits et des moins forts.
Quant à l'homme, il utilise toutes ces espèces pour son propre
bien: les unes pour se nourrir, les autres pour se vôtir,... les
autres pour se transporter ». L'observation toute générale qui
suffit dans ces matières à la philosophie, se trouve exactement
confirmée ici par les observations spéciales des sciences phy-
siques. C'est la loi de l'utilisation naturelle des espèces infé-
rieures par les espèces supérieures, dans tous les règnes de la
nature. Elle se retrouve, par exemple, dans ce que Wurlz, après
Dumas, nommait « la statique physique"et chimique des êtres
organisés ». Il définit les végétaux comme « des appareils propres
à former de toutes pièces et à emmagasiner de la matière orga-
nique,c'est-à-dire des composés du carbone, de nature complexe »;
voilà le Planta; ex mixtis nutriuntur de saint Thomas. À son tour
le règne végétal fournit au règne animal «la condition "de son
existence et l'instrument de son activité, savoir, les matières
organiques toutes formées»; c'est encore: Animalia ex p>la,ntis
mttrimentum habent. Voici enfin la.gradation notée par saint Tho-
mas entre les espèces animales elles-mêmes : « Pour vivre, les
animaux ont besoin de consommer sans cesse les matières orga-
niques qu'ils trouvent toutes formées dans les plantes. Les uns
s'en nourrissent directement ; les autres, d'une manière in-
directe, en faisant leur proie des premiers (d) ». C'est donc
une. môme loi générale des espèces, dont tour à tour les
sciences physiques et la philosophie naturelle ou morale, obser-
vent les divers aspects, les intentions et les résultats multiples:
Ea quai sunt imperfecta in natura ordiiiantur ad perfecta sieut ad
finem.

Un tel ensemble de faits est saisissant. Et toutefois, la conclusion


qu'il amène ne formule pas une de ces propositions manifestement
évidentes qui reposent l'esprit en pleine lumière, dans la certitude.
Toute cette belle preuve, de fait, n'est que probable. Saint Thomasne
va donc pas s'en contenter. C'est par nature, lui dit l'observation,
que le végétal s'assimile le minéral, et l'animal le végétal. Insis-
tons donc à la comparaison de leurs natures respectives: là se

(1) Wuiiïz. Traité de Chimie biologique, p. 2, 3, 33, etc.


.— -s

LA "l'HOPHIKTR d'aPKÈS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 293

doit trouver le pourquoi évident de la finalité qui subordonne l'es-


pèce inférieure à l'autre.

De telles considérations à propos d'une question sociale vont


sans doute étonner. Elles sortent tout à fait des limites propres de
la philosophie sociale. L'objet de celle-ci est l'homme pris en
groupe. Mais ici, nous parlons, avec saint Thomas, d'espèces, de
fins, de subordination des espèces inférieures à la fin des supé-
rieures. Ces quelques mots très simples nous reportent, presque
sans en avoir l'air, dans les hautes régions de la plus abstraite des
sciences. Avec eux, nous oublions ces aspects particuliers du
monde qui intéressent le physicien ou le chimiste. Nous ne regar-
dons qu'aux formes les plus universelles et aux relations les plus
Iranscendantes des êtres. Nous entrons, délestés de toute autre
considération, en pleine métaphysique.
J'espère que mes lecteurs ne craignent point le vertige. A. la
suite de saint Thomas, je ne peux pas faire autrement que de les
enlever au terre-à-terre de la petite observation, étroitement parti-
cularisée. Saint Thomas lui-môme, ne peut pas détruire les néces-
sités fondamentales de l'esprit humain. Il est impossible, en effet,
de séparer de toute science supérieure la science ou la philosophie
des sociétés. Ses principes reposent, comme saint Thomas l'admet,
sur l'observation qui analyse les faits sociaux (4). Mais ces prin-
cipes, comme, par exemple, la subordination naturelle des espèces
inférieures à l'espèce humaine, ne sont pas d'une nécessité évi-
dente de soi. L'observation, si exacte, si abondante, si variée
qu'elle puisse être, n'assure donc que le fait et ne dit rien de sa
cause. Tantôt c'est à la psychologie, tantôt à la métaphysique qu'il
faudra demander cette cause. Autrement, les principes de la socio-
logie n'auraient qu'une sorte de valeur empirique: la réalité sen-
sible du fait plus ou moins généralement constaté. Tel est l'incon-
vénient où tombe M. Durkheim, l'universitaire sociologue, avec
sa méthode sociologique «émancipée» de toute philosophie: jeune
touriste aventureuse qui pourrait bien finir dans un casse-cou. Ne
faisons donc pas fi des guides, sur les sommets que nous ne con-
.
naissons pas ; avec eux nous apercevrons, selon le mot de M. Durk-

(I) In libros Polilivorum, 1, 1.


i&MSMSSSiîi

296 REVUE TUOMISÏE

heim lui-même, « les faits fondamentaux des autres règnes dans


le règne social» sous la forme d'ailleurs «plus haute» qui leur
convient là (1). Allons, lecteur, du jarret! Il y a de ces vues, en
montagne, qui récompensent et au delà de toutes les peines d'une
ascension.

C'est au service de l'espèce humaine, — nous dit saint Thomas,


toujours au chapitre xxn du IIIe livre Contra Gentes, — que la ma-
tière primitive et universelle de toutes les espèces, reçoit sa per-
fection suprême, sa forme la plus élevée.
Cette transformation s'opère en effet de deux manières. D'abord
par assimilation substantielle; c'est le cas du minéral, carbone,
azote, hydrogène dont se nourrit le végétal. Dans le minéral, la
matière possède une forme qui ne peut, d'elle-même, se déter-
miner d'aucune manière à l'action. Ni l'azote, ni l'oxygène de l'air
ne se déterminent à s'échauffer ou à s'illuminer : un foyer exté-
rieur de chaleur ou de lumière spécifie le mouvement dont ils vont
être sujets. Ils n'exercent actuellement cet acte, illumination ou
échaulfement, qu'en vertu de l'impulsion d'abord subie. Ils n'agis-
sent pas, ils sont agis, quant à l'espèce el quant à l'exercice de
leur action. C'est évidemment le degré infime de l'activité, la der-
nière des formes que puisse recevoir la matière. Dans la plante,
il y a progrès. Du dehors, elle ne reçoit que des éléments mi-
néraux, ou des impulsions mécaniques : un rayonnement de cha-
leur ou de lumière. Or, tout cela reçu en elle y perd sa forme
primitive et y prend forme d'organe. Et le tissu nouveau respire,
se nourrit, s'accroît, fleurit et fructifie, par une assimilation inces-
sante de matière inorganique, absorbée dans l'unité de sa forme
et entraînée dans son imperturbable mouvement. La plante exerce
donc par elle-même, selon sa propre forme spécifique, les opéra-
tions de sa vie; en cela elle n'est pas actionnée comme le minéral
qui se combine, elle actionne, elle agit. La matière'qui passe
sous sa forme a monté d'un degré- Avec la nutrition animale,
nouvelle ascension. Car l'animal n'agit pas, comme la plante, selon
lanéçessité antécédente de son espèce. Un pied de vigne s'assimile
bien les éléments du terroir, mais selon sa nature et sans y rien

(1) En. Durkiieim. Les Règles de la méthode sociologique, p. 172-173.


LA PROPRIÉTÉ DAPRKS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 297

modifier. Un chien court, aboie, mange et se livre à toutes sortes


de mouvements spéciaux, selon les impressions spéciales que se
sont assimilées sa vue, son odorat, son toucher, etc. La matière,
devenue ainsi, dans le règne animal, organe de la connaissance
sensible, s'y trouve sous une forme qui n'exécute plus seulement
ses actions, qui les spécifie. Encore un degré franchi. Chez nous,
enfin, les données des sens fournissent à l'esprit les expériences
d'où il tire ses notions universelles, et surtout celle du bien, de la
fin, des moyens. Nous sommes aptes, par notre raison, à considérer
en tout bien particulier son côté relatif et imparfait, et, par consé-
quent,^ nous en détourner, selon notre choix. Nous ne recevons pas
comme l'animal, dans une sensation fatale, l'impulsion du dehors
qui nécessite l'espèce de nos actes; nous la lirons, au contraire,
essentiellement de notre raison. Dans nos yeux alors, dansnos nerfs
optiques, dansnotrecerveau, la matière s'est trouvée associée à four-
nir les conditions préparatoires, les matériaux lointains, les instru-
ments de cette activité rationnelle. Elle a travaillé pour l'intelli-
gence et pour l'intelligible: l'évolution qui J'entraîne de forme en
forme, jusqu'à la plus parfaite ici-bas, est achevée : « Post kanc
autem,formant, non invenitur in gênerabilibus et corrupttbiUbiis,pos-
teriorforma et dignior. »

Or, — reprend saint Thomas, — cette évolution achevée, c'est sa


fin. Puisque du minéral elle passe à la plante, de celle-ci à
l'animal, puis à l'homme, ce passage de forme en forme, démontre
par iesactes à quoi elle tend. «Elle est en puissance à la forme de
corps simple, par elle-même ; sous forme de corps simple, elle est
en puissance à la forme de composé ; sous forme de composé, elle
est en puissance à l'âme végétale ; car la plante qui vit, a une âme;
sous forme végétale, elle est en puissance à la forme sensitive
de la vie animale ; et dans celle-ci à la vie de l'intelligence. » D'un
mot expressif, emprunté à la langue usuelle, saint Thomas a rendu
cette passivité essentiellement mobile, changeante et en voie
d'assimilation à une forme plus parfaite. C'est un appeti(us ad
formam; un de ces mots, tels qu'affinité, attraction, réaction, dont
le contenu, dégrossi et comme spiritualisé, semble rendre plus
saisissable son fugace et pourtant réel objet.
BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 20.
298 HE VUE THOMISTE

En résumé, voici donc la preuve de saint Thomas : c'est dans


l'homme que la matière de toutes choses, assimilée, reçoit sa
forme la plus parfaite ; or, la matière est essentiellement une
tendance évolutive de forme en forme, jusqu'à la plus parfaite;
donc^ c'est en l'homme que la matière de toutes choses trouve la
fin suprême de son évolution. — L'espèce humaine est donc par
nature, en puissance active, vraiment bonne et juste, à s'assimiler
ce dont elle a besoin dans sa vie. Par là elle est propre à utiliser
les espèces inférieures, à faire acte de propriété sur la nature
entière.

On peut objecter ici que tout acte de propriété ne consiste pas à


consommer les objets; la propriété est aussi le pouvoir d'utiliser
sans détruire. D'où vient ce pouvoir ?De la même cause que l'autre ;
et, à vrai dire, il ne s'endistingue pas réellement. Il y est inclus :
le plus, dit-on, emporte le moins. Car là, encore, selon saint Tho-
mas, la matière des choses reçoit de notre contact une perfection
nouvelle et plus haute. Nous dressons un cheval à la course ; un
chien à la chasse ; nous traitons un minerai pour en tirer de la
fonte, puis de l'acier, puis un outil. Là encore toute matière uti-
lisée par nous reçoit, par l'effet de notre art et de notre science, une
disposition réelle, supérieure à sa forme propre. Le cheval dressé
court, trotte, galope à l'idée de son écuyer ; l'outil d'acier, scie ou
tarière, est applicable à des travaux dont l'intelligence de l'ou-
vrier détermine la forme. La matière, simplement utilisée parnous
sans perdre sa propre nature, en reçoit une forme néanmoins plus
parfaite. Et ainsi ce pouvoir utilisateur, qui est la propriété, s'étend
aussi bien aux objets de service etaux objets de consommation que
nous fournit la nature. Départ et d'autre, l'évolutionnaturelle de
la matière vers la forme humaine se poursuit, quoique sous deux
modes essentiellementdistincts. Le pouvoir utilisateur que l'un et
l'autre supposent au même titre, constitue donc bien la préroga-
tive toute humaine de la propriété.

Il faut bien l'observer : la propriété est une aptitude exclusive


de l'espèce humaine. Ne voit-on pas l'impossibilité, avec cette dé-
monstration de saint Thomas, de se laisser prendre aux analogies
LA PROPRIÉTÉ «'APRÈS' LA PHILOSOPHIE DE SALNT THOMAS 29.9

spécieuses qu'établissent complaisamment les philosophes évolu-


tionnistes? Qui ne connaît en effet, après les monographies riche-
ment documentées de Sir John Lubbock, les instincts thésauriseurs
de certaines espèces de fourmis? El c'est là un faitientre mille.
D'où Spencer induit que, dans l'animal, à partir des plus basses es-
pèces, le sentiment de la propriété commence son évolution.
L'idée n'est pas neuve ; elle rappelle la jolie boutade de Mon-
taigne : « Pourquoi, ne dira un oyson ainsi: « Toutes les espèces de
l'Univers me regardent; la terre me sert à marcher, le soleil à m'es-
clairer, les estoiles à m'inspirer leurs influences: j'ay telle commo-
dité des vents, telle des eaux ; iln'estrien que cette voulte regarde
si favorablement que moy; ie suis Je mignon de Nature. Est-ce pas
l'homme qui me traictc, qui me loge, qui me sert? C'est pour
moy qu'il faict et semer et mouldre: s'il me mange ainsi faict
bien l'homme son compaigrion; et si foys-ie, moy, les vers qui le
tuent et le mangent (1). »
Bravo, Messire Michel! Quand ils ont tant d'esprit, les oysons
n'en sont pas. Votre oyson, s'il n'est pas homme, mais vray et pur
oyson, ne raisonnera de la sorte ni peu ni prou. Où l'avez-vous
vu ? A la basse-cour, sur le pré, dans la mare. Il y mange, il y
boit, il y barbote. Et chaque jour, sans jamais dévier, il court à
l'herbe, à l'eau, à la pâtée, toujours infailliblement attiré par la
bonne odeur, le bon goût ou la fraîcheur. Il est trop régulier à
suivre son appétit du moment pour avoir en face du pré verdoyant
cette raison de philosophe qui, assis devant un fin souper, pèse en
soi-même, à la lumière du Bien absolu, les avantages et les in-
convénients de la sobriété ou de la gourmandise. Iln'a pas, le petit
oyson, cette libre volonté du philosophe qui se décide àl'abslinence
malgré le fumet du rôti, ou se permet des faiblesses de gourmet,
malgré l'austère beauté delà tempérance. Nul oyson ne se déter-
mine librement à ce qu'il fait ; tout oyson y est déterminé par sen-
sation et instinct. On ne saurait dire le contraire sans lui prêter
gratuitement nos meilleures qualités, et nos plus rares vertus.
L'oyson sans raison, qui mange l'herbe n'en est donc pas pro-
priétaire. Car alors, il use moi,ns des choses, qu'il n'est poussé à
en user, tout passivement, sans libre choix. Il est actionné par'

(1) Essais, il, 12. Apologie do Raymond Scbond.


300 BEVUE TUOMISTK

ses propres instincts et sensations pour utiliser les éléments de


sa conservation. Seuls, entre tous les animaux, nous nous déter-
minons pleinement de nous-mêmes à cette appropriation des choses
en vue de nos besoins. C'est pourquoi l'animal irraisonnable n'est
apte qu'à une simili-propriété, tandis que nous avons, nous, la
vraie utilisation active, la vraie propriété.
Pour ôter à l'idée de celle-ci toute équivoque, le vieux mot de
Dominium est des mieux choisis. Il rappelle l'idée d'un pouvoir
supérieur, non actionné de plus haut, mais agissant de haut sur
ses objets. Or, tandis que le pouvoir utilisateur des bêtes est un
pouvoir actionné par la sensation et l'instinct, le pouvoir utilisa-
teur de notre espèce est un pouvoir de raison et de volonté, qui
s'actionne lui-même. La propriété est donc un cas particulier
de ce pouvoir dominateur de nos actes, qui s'enracine dans notre
nature d'hommes. Pouvoir intelligent; pouvoir libre ; pouvoir
bon et juste, puisqu'il tend au bien propre de notre espèce, à ces
trois titres, il n'est pas, comme chez les bêtes, un appétit sensitif,
il est un droit. Le droit de propriété est une aptitude essentielle
de notre nature, et d'elle seule.

Alors, quoi? Serait-il une prérogative sans exemple, dont le


règne purement animai n'offrirait que de basses, lointaines et tou-
jours incomplètes analogies? Oui et non. Oui, pour les analogies
de la quasi-appropriation des bêtes, et de notre propriété : elles
se ressemblent comme les sens ressemblent à la raison etl'insinc!
au libre arbitre. Non, pour ce qui est de l'exemplaire, du type de
perfection que reproduit la propriété. Seulement ce n'est pas au-
dessous de nous qu'il faut Je chercher. Le domaine humain est une
imitation, dans sa petite mesure, de l'absolu domaine divin. Il fait
de nous une espèce de petite providence terrçswe qui ressemble
un peu à la grande. C'est pourquoi saint Thomas, par une exé-
gèse rigoureusement philosophique, retrouve l'institution primor-
diale du droit de propriété dans le récit de la Genèse. « Ce do-
maine naturel de l'homme sur toutes les autres créatures, dit-il,
et qui lui appartient en vertu de sa raison, où estl'image de Dieu,
se manifeste dans l'acte même de sa création. Car Dieu dit : « Fai-
sons l'homme à notre image et ressemblance, et qu'il domine sur
v;U,;f

LA PROPRIÉTÉ D'APRIiS LA PHILOSOPJ1IE DE SAINT THOMAS 301

les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur
toute la terre, sur tous les reptiles qui rampent dessus. »
Les limites morales du droit de propriété sont rigoureusement
fixées par cette analyse toute spéculative, en apparence, de ses
origines. Puisque ce droit est fondé sur notre nature raisonnable
et subordonné à son bien, il n'est jamais le pouvoir absolu et,
,
arbitraire d'user et abuser sans règle, de gaspiller ou de détruire.*)
Rien n'est plus erroné que cette égoïste, et d'ailleurs inexacte
traduction du fameux jus utendi et abutendi. Le droit romain
n'en est pas responsable. « A Rome, — observe Mqurlon, —
abuti éiait pris par opposition à uti, qui signifie se servir d'une
chose sans la détruire ni la dénaturer. Abuti est donc faire de sa
chose un usage qui la consomme ou la dénature, ou qui, tout au
moins, la fait passer de notre domaine dans le domaine d'un
autre (1). » II serait donc assez peu scientifique de déclamer ici
contre l'égoïsme du droit romain. Mais il est juste et pas mal
opportun de réagir contre l'égoïsme plus ou moins systématique
de ces propriétaires qui se croient maîtres absolus de leurs \
biens. Us sont maîtres, oui ; mais pour utiliser raisonnablement,
non pour jouir sans règle, pour gaspiller ou pour laisser en friche.
Le droit de propriété, en tant qu'aptitude à disposer des choses,
est donc fondé sur la nature même de notre espèce. Tout homme
est, par essence, virtuellement propriétaire. Mais, comment
acquiert-il la propriété ; comment ces aptitudes, non pas seule-
ment générales et lointaines, in actu primo, mais spécifiées et dont
l'acte se dessine pour ainsi dire à l'avance, dans la raison et
dans la volonté, môme d'un tout jeune enfant; comment ce
domaine in actu signato devient-il un domaine acquis et s'exer-
çant : in actu exercito ?
L'observation a quelque difficulté de le démêler. Les modes
d'acquisition de la propriété sont nombreux. En théologie morale
comme en droit, on distingue ordinairement les modes origi-
naires, ceux qui ne supposent aucune transmission d'un droit
antérieur, et les modes dérivés, qui la supposent. Parmi ceux-ci :
la prescription, la tradition, la vente, l'adjudication, l'héri-
tage, etc. ; parmi ceux-là : l'occupation et l'accession. En pré-

(i) MounLON. Répélilions, I, 726.


^^^»fppm^^^^l#^pp»
302 ' REVUE THOMISTE

sence de ces titres partout connus et aussi variés que nombreux,


la philosophie doit, avant tout, rechercher le plus fondamental,
sur lequel tous les autres se basent. Or, les titres dérivés sup-
posent nécessairement les titres primitifs. Et ceux-ci, à leur
tour, en supposent, comme nous allons le voir, un autre plus
foncier.

V. — Le travail, premier titre actuel de l'homme a l'exercice

DE LA PROPRIÉTÉ.

Cette conclusion n'est pas formellement enseignée par saint


Thomas. Mais elle me semble se déduire en toute rigueur de sa
conclusion que, par notre intelligence et par notre volonté, nous
sommes en puissance prochaine à l'utilisalion des choses, ou pro-
priété. Car c'est un principe, facile à vérifier et fondamental
pour le thomisme, que l'acte, immédiatement sorti d'une
puissance quelconque, en tient sa forme spécifique : l'acte d'in-
telligence est idée, comme l'acte de vision est image. Donc, notre
domaine actuel sur les choses procédera immédiatement de notre
intelligence et de noire volonté appliquées à l'utilisation des
choses. Or, l'utilisation des choses est toujours l'effet d'un tra-
vail quelconque. Il faut récolter et transporter les fruits sauvages,
cultiver la terre, extraire la houille, forger le fer, fabriquer un
outil. C'est donc le travail qui fait immédiatement passer à son
plein exercice notre droit inné et virtuel de propriété.
Mais cette déduction, quelle qu'en soit la rigueur, ne constitue
pas une preuve décisive. Nous y appliquons simplement à une
conclusion spéciale sur le litre premier de toute propriété un
axiome général sur la puissance et l'acte. C'est, logiquement par-
lant, une démonstration du fait, par raisons communes — de-
monstratio quia, ex communibus. Elle a sa valeur pour nous mon-
trer la suite nécessaire des causes les plus universelles et des
effets les plus particuliers. Elle est de celles qui peuvent jeter
quelque jour sur l'unité et l'ampleur de la synthèse thomiste.
Mais il la faut compléter par une démonstration du pourquoi
'' '
.
' y -
LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPME DK SAINT THOMAS
'
303

nécessaire et immédiat. Ce sera relativement facile, avec les don-


nées que nous offre saint Thomas sur la notion même du do-
maine.
Notre domaine actuel s'exerce, selon lui, sur nos actes hu-
mains. C'est en ce sens qu'il nous appelle : Causa quès habet domi-
nium super pffeetm (1) : une cause ayant le domaine de ses
effets.
Or, le travail est un acte humain, non pas immanent à l'intel-
ligence comme la pensée, ou à la volonté comme le désir, mais
transitif. C'est un acte où l'intelligence et la volonté guident la
main et l'outil ; il devient complet seulement lorsqu'il atteint son
objet extérieur. En nous, il a son principe actif; mais son terme
essentiel n'est jamais que hors de nous : la cueillette n'est pas
sans le fruit cueilli, la moisson sans la gerbe ramassée. Le travail
projette donc immédiatement ainsi hors de nous quelque chose de
nous-mêmes : « Les choses que nous travaillons, — dit saint
Thomas, — ont une similitude avec le travailleur, en tant qu'elles
expriment l'idée même de son art et manifestent sa volonté de
les réaliser; car, de même qu'un agent naturel agit par sa forme,
un artisan le fait par son intelligence et sa volonté (2). » Il y a
donc essentiellement, dans tout objet travaillé de nos mains,
l'effet réel de notre idée et de notre vouloir. Si, comme le dit
magnifiquement saint Thomas, l'idéal de l'artisan ou de l'artiste
repose dans son âme, comme une représentation intellectuelle de
son oeuvre, — quoedam intentio intelligibilis, in anima quiescens (3),
cet idéal produit dans la matière façonnée une transformation
dont il est la fin et la mesure. Ce n'est point orgueil d'artisan ou
folie d'artiste, quand nous disons de notre ouvrage : « J'y ai mis
de ma. substance et de ma vie; je m'y retrouve, moi. » Cela est
vrai, cela est juste. Dieu fit-il autrement lorsqu'il dit de la créa-
lion qu'elle était bien ?
Ainsi, tandis que nous avons par nature le domaine immédiate-
ment actuel de nos actes humains, parmi ceux-ci, nos actes de
travail mettent immédiatement hors de nous, dans les objets que
(1) Effectua dicitur esse in causa duplicité!'. IJno modo sçciindum qnod causa habet
ilominium super effectuin : sicut aetus nostri dicuntur esse in nobis. De Verilale, XXVIII,
ill't. vu.
(2) De Verilale, quoest. XXVII, art. vir.
{3) Ibid.
" V.
304 BEVUE TnOMISTE

nous travaillons, une réelle empreinte de nous. Donc, immédiate-


ment en vertu de ces actes, nous avons le domaine actuel de tout
ce qui porte celte empreinte.

Ce titre du labeur n'infirme pas l'axiome fameux des théolo-


giens et des jurisconsultes, et n'en reçoit lui-même aucune
atteinte. « Quod ante nullius est, id naturali ratione: occupanti con-
ceditur. » Occuper un champ, un territoire, c'est le détenir inten-
tionnellement en son pouvoir exclusif. Or, cette détention volon-
taire et effective ne va jamais sans quelque travail dont elle est
ou le résultat ou le moyen. L'occupation d'un territoire vacant
par une compagnie coloniale résulte de ses travaux d'exploration
et prépare un défrichement, une culture, une mise en valeur du
pays. Le travail est donc à la fois l'agent et la fin de toute occupa-
tion, en sorte que celle-ci le suppose toujours comme la base
même de ses droits à la propriété.
Il n'y a pas, d'ailleurs, un vrai désaccord; mais plutôt une
différence de point de vue, entre la théorie juridique de l'occupa-
tion et celle du titre de labeur. Les jurisconsultes de Rome, —
observe le cardinal Zigliara, — ont eu principalement en vue les
objets du droit de propriété, tandis que les économistes ont voulu
remonter à ses origines dans la nature humaine, sujet de ce
droit. Or, en nous, c'est le travail qui actualise nos aptitudes au
domaine des choses; mais le travail a toujours pour effet, au
dehors, une certaine occupation. Et ainsi se concilient deux
points de vue, d'où l'on aurait tort de prétendre tirer deux opi-
nions contradictoires (1).
Je ne sais pourquoi, néanmoins, il s'est formé contre cette doc-
trine une sorte de préjugé courant. « Si le travail, dit-on, fonde
actuellement le droit de propriété, il faut alors.spolier le patron,
le capitaliste, au profit de l'ouvrier qui cultive leurs terres et fait
marcher leurs usines. » C'est, vraiment tomber dans une pauvre
équivoque. Le patron, lui aussi, travaille. Il travaille éminem-
ment, comme je l'ai montré dans un de mes derniers articles (2).
Et, comme on a pu le voir alors, le principe du produit au pro-

(1) ZichWRx. Summa l'hilosophica, III. Jus naluroe, I, c. m, g 11.


(2) Revue Thomiste, n"s do mars el mai 1890.
r,A PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE DK SAINT-THOMAS 305

ducleur, loin de le spolier, lui assure, en face de ses ouvriers, la


juste propriété qui lui revient. Quant au travail sur le fonds
d'autrui, il vient s'ajouter, comme une simple disposition acciden-
telle, à une propriété déjà fixée en substance. L'ouvrier met
quelque chose de lui-même dans ce qui est et demeure, quant à
son fonds essentiel, la chose d'autrui. Il ne devient donc pas,
comme l'ont imaginé de trop ingénieux sociologues, le copro-
priétaire du champ labouré par lui, mais le créancier d'une juste
rétribution. Ainsi, le principe général que le produit est au tra-
vailleur reste, dans sa teneur la plus simple et la plus universelle,
le titre primitif de toute propriété actuelle. Il faut seulement, pour
le dégager de toute conclusion fausse et dangereuse, ne pas équi-
voquer sur le terme de travailleur, et tenir compte des autres
titres légitimes, selon la matière et les circonstances.

Ces réserves faites, il serait aujourd'hui utile, dans notre vieille


Europe, dans notre France en particulier, de remettre vigoureu-
sement en lumière et en pratique tout ce que ce principe inclut
et comporte. Pour légitimes qu'ils soient, les titres dérivés de la
propriété ne la justifient jamais aussi radicalement que le titre du
travail. Ni la donation, ni l'hérédité, ne supposent, dans leur bé-
néficier, ce droit immédiat et primordial du travailleur sur le pro-
duit où il a mis réellement quelque chose de lui. Elles se légiti-
ment surtout du côté du donateur ou du testateur, maître de ses
biens; mais le titre du travail se justifie adéquatement par le
droit essentiel du possesseur lui-môme.
C'est là, j'ose le penser, une des causes profondes du discrédit
où tombe, parmi de trop nombreuses populations, la propriété
tombée aux mains d'absentéistes ou d'oisifs. Elle est impopu-
laire, contestée, parce que, aux droits dérivés et peu sensibles de
l'hérédité, ils n'ajoutent pas les droits aisément reconnaissables,
manifestement respectables du travail. Il faudrait que, de géné-
ration en génération, les propriétaires du sol raffermissent leurs
titres secondaires, par cette unique et primordiale légitimation que
donne seule le travail. Les sophistes du collectivisme ont tou-
jours beau jeu de déclamer contre ces jouisseurs qui n'ont eu
que la peine de naître et le plaisir d'hériter; ils seraient moins
hardis, moins écoutés, en face d'hommes qui, héritiers ou non,
300. REVUE TIIOM1STK

se seraient faits, par un travail au grand jour, les ouvriers de


leur fortune personnelle, ajoutant ainsi au droit de l'héritage,
moins personnel, moins sensible, le droit visible, le titre per-
sonnel du travail, sanctionné par la noloriélé publique.
C'est ce titre que Léon XIII avait en vue, dans ce passage de
l'Encyclique De conditione opificum, où l'inspiration thomiste est si
manifeste : « L'homme s'applique pour ainsi dire à lui-même la
portion de la nature corporelle qu'il cultive, et y laisse comme
une certaine empreinte de sa personne, au point qu'en toute jus-
tice ce bien sera dorénavant possédé comme sien, et qu'il ne sera
licite à personne de violer son droit en n'importe quelle manière...
De même que l'effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du
travail soit au travailleur ». Nous trouvons de nouveau ici une
conclusion thomiste incorporée à l'enseignement officiel de
l'Église.

Avec elle, nous pouvons enfin compléter l'analogie, déjà indi-


quée plus haut, du domaine humain au domaine divin. Dieu,
cause première efficiente, renferme en lui-même l'exemplaire de
toutes ses oeuvres : elles le copient de plus ou moins loin, selon
leur place dans la nature. Mais, tout en procédant de lui, elles
retournent vers lui; car tout minéral qui se conserve, toute plante
qui respire, tout animal qui s'émeut, tout esprit qui pense, ne
tendent-ils pas, chacun à sa manière, vers son bien propre, image
ou vestige, dans son espèce, du Bien suprême et infini? Tout être
qui marche à sa fin marche donc vers Dieu, prototype de tout
bien. Regardez maintenant l'espèce humaine en face des règnes
de la nature; le même rythme alternatif de causalité efficiente
exemplaire et de causalité finale vous apparaîtra. L'homme trans-
forme la matière ou la façonne à son idée : .c'est le travail, l'art
humain, analogue à l'art divin. L'homme utilise la matière trans-
formée selon son idée : c'est la propriété; domaine humain, ana-
logue au domaine divin. Par le travail, nous sommes au milieu
des espèces inférieures de la nature, une sorte de premier prin-
cipe efficient et exemplaire, d'où tout procède, informé à nou-
veau; par la propriété, nous sommes la cause finale, où tout
revient, sous le poids même de son être.
/il ' > 1 ''

lA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 307

Ainsi, le fait et le droit de la propriété ne se fondent pas seule-


ment sur les plus essentielles particularités de l'espèce humaine.
Ils complètent, dans ce monde visible, où s'exerce notre activité,
le retour de toute chose vers son principe. C'est donc bien une
vue de génie qui faisait découvrir a saint Thomas les raisons pre-
mières du droit de propriété, lorsque, dans la Somme Contra
Gentes, il examinait cette question de pure cosmologie. : « Quo-
modo ren diversimode in suos fines ordinantw (1). » La propriété fait
partie de l'ordre naturel de ce monde, du moment que notre
espèce y vit et y travaille; elle n'est pas un phénomène isolé,
exceptionnel et sans antécédent. Bien au contraire, dans l'univer-
selle évolution de la matière sous les formes de la nature ou de
l'art, elle réalise la plus haute destinée de tout ce qui nous est
inférieur: elle met dans tout ce que nous utilisons une plus
large part de divin.

(.4 suivre.)

Fr. M.-B. Schwalm,


des Fr. Prêcheurs.

(I) I.ih. III, cap. xx-ii.


UN PÈLERINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE

{Suite et fin) (i).

MICHEL-ANGE ET L'AIIT CHRÉTIEN

Michel-Ange esl idéaliste à sa manière; est-il chrétien? —La


question n'est pas nouvelle, on l'a discutée à maintes reprises et je
le conçois. On se trouve en effet en face de ces deux vérités égale-
ment incontestables : Michel-Ange est le plus personnel des ar-
tistes, le plus sincère, comme on dit aujourd'hui, et d'autre part il
est croyant, presque mystique. Ne s'en sui'-il pas qu'il doit être
par excellence le peintre et le sculpteur chrétien?
Ce raisonnement esl impeccable, à ce qu'il semble; il a paru tel
à beaucoup, et dans maint, catalogue d'oeuvres chrétiennes on
range imperturbablement Je Moïse, [a David, la, Sainte Famille, pôle
mêle avec les Prophètes, la Madone de Bruges, ou avec les oeuvres
d'Angelico.
J'oserai demander qu'on y regarde de plus près, et.qu'on distingue
chez Michel-Ange lui même ses diverses oeuvres, et dans la pensée
chrétienne les divers points de vue qu'un artiste peut exprimer.
Mais auparavant il y a lieu de s'expliquer sur une particularité
des oeuvres de Buonarroti qui adonné lieu à bien des étonnements
et à bien des scandales, je veux parler de l'emploi constant des nu-
dités, même dans les sujets de dévotion.
C'est une question complexe et délicate qui se poseraitici, pour
peu qu'on voulût généraliser le cas de Michel-Ange; l'esthétique
et la morale devraient l'une et l'autre entrer en cause et le débat
serait long. Aussi n'ai-je pas l'intention de l'instituer pour le
quart d'heure; quelques observations suffiront à mon objet (2).

Je remarque d'abord que les nudités de Michel-Ange ont été très


diversement jugées, même par les hommes les moins suspects de
parti pris d'aucune sorte. Le plus grand nombre s'accordent, il faut

(i) Voir les numéros de janvier et septembre 1894 et janvier 1895.


(2) Depuis que ces lignes ont été écrites, le sujet en question a été touché dans l'article
intitulé : la Morale à nos expositions de peinture (mai 1895). — N. D. L. R.
T^r-r ,
^
—-

UN PÈLERINAGE ARTISTIQUE-.A-FLORENCE 309

le dire, à trouver inutile et peu prudent, peu respectueux pour le


lieu saint, lorsqu'il s'y montre, ce perpétuel étalage de chair où se
complaît manifestement le grand artiste ; mais de là à effacer des
fresques ou à briser des marbres il y a, pensent-ils, un grand pas.
Or ce pas faillit être franchi du vivant même de Michel-Ange.
Le Christ de la Minerve, \aSiwtine et dans celle-ci le Jugement der-
nier plus que tout le reste, soulevèrent de vives protestations. On
adjurait le Souverain Pontife d'intervenir, de ne pas tolérer dépa-
reilles énormités dans sa propre chapelle : un moyen terme fut admis
et Daniel de Volterre y gagna le surnom ironique de Braghettone, le
Culottier.
Pourquoi cette sévérité d'une part et d'autre part cette indul-
gence?
C'est que Michel-Ange a sa manière à lui de traiter le nu, comme
il a sa manière de traiter toute chose, et il s'expose ainsi à être
plus ou moins compris.
Ce qu'il n'est permis à personne de mettre en question, toute-
fois, c'est l'honorabilité absolue des intentions de l'artiste. Michel-
Ange est sans contredit le plus chaste de tous les maîtres de la Re-
naissance, comme il en est le plus chrétien. On ne saurait donc,
à aucun degré, l'accuser de complaisancescoupables contre lesquelles
toute sa vie proteste. De légèreté encore moins ; Buonarroti est
l'homme austère et grave par excellence. Comment se fait-il donc
qu'avec de tels sentiments il ait mis en oubli d'une façon si complète,
dans ses oeuvres, le sentiment de la pudeur?
On a parlé d'anatomie; on a parlé de la mode créée au xvie siècle
par l'imitation de l'antique. Tout cela est vrai dans une large me-
sure, mais ne suffit pas, à ce qu'il me semble.
Je ne crains pas de le dire, quelque étrange, au premier abord,
que la chose puisse paraître, il y a d'ordinaire dans le nu de Michel-
Ange tout autre chose qu'une question d'anatomie, à plus forte rai-
son qu'une question de mode. La mode, Michel-Ange l'a créée
bien plus encore qu'il ne l'a subie, et quant à l'anatomie, qui lui
fut à la vérité si chère, elle n'exigeait pas à ce point le sacrifice des
convenances.
N'y a-t-il pas maints artifices au moyen desquels un artiste peut
atténuer, du moins, l'effet d'une nudité complète? Ces artifices,
Michel-Ange les dédaigne; c'est un parti pris chez lui de heurter -
., ,. 4 -r -—5 —v" ' -v ' ,'_r-p t » 7_z - »
tj ^ - '

310 REVCG THOMISTE

de front, brutalement, tous les sentiments vulgaires. Pourquoi ?


Son tempérament fougueux, son indomptable nature y sont assu-
rément pour quelque chose: mais il y a, je le répète, une pensée
plus profonde dans sa manière de traiter la figure humaine.
Drapez, par exemple, le Crépuscule et Y Aurore de la chapelle
Saint-Laurent, vous constaterez au premier coup d'oeil que leur
valeur esthétique n'est plus la même.
L'expérience est facile à faire; certains photographes italiens en
fournissent les éléments quand, préoccupés avant tout de vendre
leurs épreuves, ils se permettent de jeter un lambeau d'étoffe sur
leur modèle. Il est facile de voir alors que l'impression produite
est tout autre. La pensée du maître est altérée, quoi qu'il en soit
de la valeur de cette pensée elle-même. On se rend compte que ce
mépris des conventions, disons mieux, des convenances sociales,
avait un but précis : accentuer, fût-ce aux dépens de la prudence
chrétienne, l'expression de cette mélancolie hautaine, de cette (ierté
farouche qui forment le fond des sentiments de l'artiste et qui cons-
tituent, à ses yeux, Je vrai regard porté sur la vie.
Michel-Ange fait effort pour créer des êtres au-dessus de l'hu-
manité vulgaire, quoique souffrant du même incurable mal; il ne
faut pas que ces êtres tiennent trop de compte des susceptibilités
humaines. Ils ne seraient plus eux-mêmes s'ils étaient accessibles
à ce sentiment délicat, mais petit par un côté, qui s'appelle la
pudeur.
La pudeur, en effet, suppose une faiblesse; c'est une vertu fille
du péché, une fleur qui pousse, noble et fragile, sur le tronc désho-
noré du péché originel. C'est de plus une vertu éminemment so-
ciale, que le respect les uns des autres nous impose. Or les person-
nages de Michel-Angeméprisentla société etils ignorent si le péché
existe. Ils ne sont pas de notre race; que leur importent nos con-
ventions, nos faiblesses, nos délicatesses maladives ! Tout cela leur
est étranger, et ils se montrent tels qu'ils sont, sans honte comme
sans effronterie.
Il est bien vrai que des considérations de cet ordre n'auto-
risent point un artiste à faire fléchir la morale; mais ici encore
il y a lieu, pour être juste, de distinguer, soigneusement entre
la morale de quinze ans et la morale de quarante. Que ces com-
plètes nudités ne puissent être exposées sans danger aux regards
ON' l'ÈLERINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE 311

de l'enfance, rien n'est plus certain, et Michel-Ange n'eût pas


dû l'oublier quand il sculptait ses statues pour une chapelle
publique; mais il n'en reste pas moins vrai qu'en soi et aux
regards de l'homme mûr, il n'y a rien là qui blesse la morale.
Le sentiment de l'artiste est si évident, il est exprimé avec une
telle puissance qu'il absorbe la pensée de quiconque est capable
d'en avoir une. Le nu, alors, disparaît et ne saurait troubler ni
déplaire. L'être humain ainsi regardé n'a pas de quoi séduire,
il est trop malheureux pour exciter autre chose que de la pitié.

S'agit-il, maintenant, de juger au point de vue chrétien les


conceptions de Michel-Ange, il y a lieu encore, je l'ai dit, à des
distinctions multiples.
La religion touche à toutes choses. Dans l'histoire comme
dans l'âme humaine elle a un rôle prédominant, qui n'est pas
pour cela un rôle unique. Le divin, uni à l'humain, ne l'absorbe
jamais tout entier, et quand, par suite, on se trouve en face d'une
oeuvre d'art plus ou moins chrétienne par le titre, il y a lieu
encore de se demander : Est-ce bien le côté surnaturel du sujet
que l'artiste a su exprimer? Si oui, il faut conclure à une oeuvre
chrétienne; sinon, l'artiste peut avoir droit encore à toute
louange, il n'a pas mérité de l'art chrétien.
Prenons exemple du fameux Moïse.
Il y a dans le rôle historique du grand législateur deux
points de vue parfaitement séparablcs, du moins par l'esprit :
le point de vue humain et le point de vue surnaturel. Moïse est
à la fois un habitant de la terre et un familier du ciel, un
conducteur de peuples et un élu de Jéhovah, un législateur et
un prophète. Lequel de ces deux ordres de caractère se trouve
incarné dans le Moïse de Michel-Ange?
Nous présente-t-il l'élu de Dieu? Il le doit, s'il veut faire
oeuvre chrétienne. Mais alors, pourquoi cet aspect sauvage,
ce regard dur autant-que puissant, cet accoutrement bizarre, qui
:îl2 REVUE THOMISTE

cadrent si peu avec l'allure convenable à un délégué d'en


haut?
Est-il compréhensible que celui qui a vu « la gloire de Dieu »,
qui a tremblé d'épouvante sur le Sinaï pendant que le doigt de
Jéhovah écrivait la loi sur des tablettes, se souvienne si peu
maintenant des origines de sa mission sainte qu'il fasse un
objet de parade, un accoudoir, disons le mot, de ce monument
sacré sans lequel il n'est rien ? Il a placé cavalièrement sous son
bras la pierre où se lit une écriture divine, et il y appuie sa large
main, pour caresser plus à l'aise l'immense barbe dont le
sculpteur l'a gratifié !
Ce n'est pas ainsi que procède un artiste religieux dans la con-
ception de ses oeuvres. Qu'on voie dans le colosse-effrayant du
Buonarroti une merveille de puissance, d'énergie morale, d'au-
torité souveraine; qu'on en fasse un pasteur de peuples d'une
grandeur épique, tout cela n'est que justice. Je doute que Phi-
dias ait donné à son Jupiter Olympien un visage plus mâle, une
assiette plus ferme, Un regard plus imposant; mais ce n'est pas
une raison pour voir dans le chef-d'oeuvre du grand statuaire
ce que lui-même, sans doute, n'y a pas voulu mettre. Confessons-
le sans crainte de manquer de respect à sa gloire, l'apothéose
qu'il a faite à Moïse est sublime ; mais elle est purement humaine,
l'élément religieux n'y [est pour rien.
A plus forte raison dirons-nous de même du David, oeuvre
aussi païenne qu'elle pouvait l'être, de la Vierge de Saint-Lau-
rent, si sublime de noblesse idéale et de bonté triste; mais
qu'on prendrait aussi bien pour une Latone, comme le remarque
Alexandre Dumas.
Et la Sainte Famille des Uffizi, est-elle bien chrétienne, elle
aussi, avec sa Vierge accroupie entre les genoux de saint
Joseph, son Enfant-Dieu qu'on se passe sans façon par-dessus
l'épaule, ses étranges acolytes du second plan, jeunes Grecs
égarés à Florence, qui étalent leur nudité sur les parapets de
l'Arno!
On pourrait discuter davantage, à certains points de vue,
sur le fameux Christ de la Minerve, qui valut au sculpteur une
lettre si flatteuse du roi de France. Mais outre l'inconvenance
de sa complète nudité, je n'y puis voir, toute réflexion faite,
I

UN' PÈLERINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE 313

qu'un héros l'ésigné, élevé par sa grandeur d'âme au-dessus de


toute faiblesse; qui, ayant un grand rôle à jouer, s'y prête
avec un calme stoïque, mais nullement [divin. Il tient en mains
les instruments de sa passion comme un Achille antique tien-
drait sa lance ; c'est un héros, je le répète, ce n'est pas un Dieu
souffrant, un Dieu aimant.

De plus en plus, chose étonnante, cet étrange génie semble


s'éloigner, quant à ses habitudes d'imagination, de la pensée
chrétienne, alors que sa vie au contraire s'en rapproche.
Voyez, à ses débuts, la pure et idéale inspiration de sa Pietà
de Saint-Pierre. — Comme ce Christ est beau, étendu doucement
sur les genoux de la Vierge, dans une rigidité mêlée de délica-
tesse et de grâce ! On dirait que la mort ne l'étreint qu'à demi
et qu'elle lui laisse un vague sentiment de la tendresse mater-
nelle qui le couvre. Ses membres, sa tête doucement inclinée
s'abandonnent avec une sorte de confiance, et la Vierge, absorbée
dans une douleur pleine de résignation, en reproduit instinc-
tivement les attitudes. « Voyez, semble-t-elle dire, ce qu'ils en
ont fait!... » Et ses paupières s'abaissent sur ses yeux pleins
de larmes, pendant que son regard intérieur s'arrête dans une
contemplation apaisée, bien que douloureuse, sur le mystère
d'amour qui lui ravit son fils.
Par une délicatesse vraiment touchante, Michel-Ange a repré-
senté Marie sous les traits d'une toute jeune femme. La fleur
de la virginité, disait-il, et sans doute aussi une permission
divine durent conserver en elle cette fraîcheur de jeunesse.
Ne fallait-il pas prouver au monde qu'elle avait conçu sans
souillure et enfanté sans douleur?
Cette pensée si profondément chrétienne se retrouve tout
entière encore dans la Madone de Bruges. Michel-Ange est
déjà en possession de toutes ses facultés comme artiste, et son
âme n'a pas subi encore ce froissement douloureux contre lequel
il ne sut pas réagir.
La Vierge est représentée assise, dans une attitude calme et
rêveuse. Sa main droite, d'un dessin superbe sans recherche,
s'abandonne délicieusement sur le coin d'une tablette; de la
KEVUE THOMISTE. 3e ANNÉE. 21.
KEVUE THOMISTE

lin gauche elle soutient l'Enfant-Dieu, qui glisse doucement


tre ses genoux, les pieds posés sur un pli du vêtement
iternel.
Ni Marie ne regarde' Jésus, ni Jésus ne regarde sa mère,
cependant on sent que ces âmes se rencontrent dans la
asée intérieure qui les absorbe. Leurs mains enlacées, leur
ppanle ressemblance, la direction identique de leurs regards
lemi voilés, tout indique deux êtres vivant d'une même vie.
st vers l'avenir, sans doute, que leur commune rêverie se
te; mais, cet avenir encore lointain n'excite en eux qu'une
airation soumise; il n'altère point leur sérénité, et l'on
ouve, à les contempler, une émotion calme et suave comme
face d'un cours d'eau tranquille, par un beau soir.

ourquoi faut-il que Michel-Ange ait abandonné sitôt cette


u'rable et si religieuse manière? — Comme artiste il n'a fait
grandir, c'est incontestable; mais l'idéal a dévié et s'est
ibli sur plus d'un point.
uelle dis lance, au point de vue chrétien, de la Madone de
ges à ce fameux Jugement dernier où, à côté de quelques
ceaux que l'art chiétien peut reconnaître, mille inconve-
;es s'étalent à l'aise sur l'immense muraille!
i
n'insiste pas sur les nudités, si choquantes pourtant au-
us d'un autel où s'immole la Victime sainte. Ce qu'en dit
Emile Ollivier me paraît bien peu sérieux : Ces nudités
nt une nécessité du sujet, assure-t-il; « car s'il est écrit
ressuscitera avec son corps, il n'est dit nulle part qu'on
scitera avec ses habits. »
e pareille raison est à peine spécieuse. Tout le monde
ue dans une oeuvre d'art la fiction est permise el parfois
ose.
présume que les martyrs ne ressusciteront pas avec des
des scies, des couteaux et des échelles dans les
,
: Michel-Ange cependant leur en donne. Il ne se fait
ute davantage d'employer la draperie, quand il le croit
aire à l'expression de ses figures, ou qu'il a besoin d'un
pécial pour alterner avec ses carnations. N'a-t-il pas
v;^:y^;';' U'VK/M:-?7

VN PÈLEKliNAGE ARTISTIQUE A EIORENCE 315

râpé entièrement la Vierge? Et serait-il écrit de la Vierge plus


ue des autres qu'elle est montée au ciel avec ses habits ?
Mais ce n'est pas là, je le répète, ce qui choque le plus
ans l'oeuvre colossale du grand artiste. On pourrait à la
igueur excuser le nu, s'il laissait place à un sentiment vrai
u sujet traité et de ses convenances. Mais il n'en est rien.
Que penser de ce Christ, bourreau tenace et impitoyable,
ercule aux muscles épais, tout gonflés de sève animale? De
es saints, qui semblent montrer leurs biceps et leurs pecto-
iux pour preuve de leurs mérites? De ces anges, voiturant
iutôt qu'ils ne les portent les instruments de la passion,
.'ec des gambades et des contorsions inouïes !
Est-ce bien de l'art chrétien, cette colossale exhibition de
îair humaine, de membres déjetés et tordus en tout sens,
le secoue un sentiment unique, la terreur?
Certes le JJies irai est un sujet qu'il faut traiter, que
ichel-Ange pouvait traiter plus que personne au monde s'il
rait su rencontrer la note chrétienne; il ne l'a point fait.
!S élus ne sont pas des élus : ils sont aussi troublés que

3
damnés eux-mêmes. On a peine à les découvrir dans la
sque, tant ils se trouvent môles à l'universel effroi. Les
•uverons-nous aux côtés du Christ, jugeant avec lui l'uni-
rs, selon la parole de l'Evangile? Non, ils s'écartent de
avec frayeur, et après une telle secousse on se demande
s pourront jamais parvenir à l'aimer.
Du reste il faut avouer qu'il n'est guère aimable. Il est
ange qu'on ait pu voir un véritable Christ dans ce colosse
ï flancs de taureau!
1 est représenté maudissant, ce qui est parfaitement légi-

ie; sur ce point comme sur tous les autres l'orthodoxie de


conception doit être mise hors de cause. Mais un Dieu
udissanl est-il pour cela un Dieu barbare ? Ne peut-on le
résenter autrement que sous des formes d'une matérialité
quante ? Andréa Orcagna a représenté Jésus-Christ dans la
me action et avec le même geste ; il ne Fa fait pour-
t ni implacable ni matériel, tandis que Michel-Ange l'a
à la fois l'un et l'autre,
'artiste qui faisait de Dante sa lecture assidue ne devait
316 REVUK THOMISTE

pas, ce semble, méconnaître à tel point la conception chrétienne


si divinement chantée par le poète. La justice, en Dieu, est
une bonté. Quand il frappe, c'est avec la sérénité qui con-
vient à la perfection suprême; à travers ses colères on doit
apercevoir toujours l'Être dont l'essence est d'être bon.
Le Christ de Michel-Ange n'est point ainsi. Il n'offre point
l'image d'un Dieu de miséricorde à qui la répression s'impose.
Il maudit maintenant; mais tout à l'heure bénissait-il? Le sujet
le veut; l'imagination se refuse à le croire : on ne se repré-
sente pas un tel visage s'épanouissant dans un sourire ; une
telle main n'est pas faite pour bénir.
Les critiques que nous venons de faire sont si évidemment
méritées que, à part quelques rares exceptions, elles ont été
consenties de tout temps et dans tous les mondes. Je ne sais
guère, aujourd'hui, que M. Emile OUivier, décidé d'avance à
trouver tout beau dans Michel-Ange, pour fermer les yeux aux
aberrations manifestes dont l'artiste fait preuve dans cette
fresque.
M. Sigalon, qui avait ses raisons pour la bien connaître, puis-
qu'il est allé la copier sur place, en trouvait maint personnage
grotesque à force de hardiesse, obscène à force de liberté. —
Qu'eût-il dit si au lieu de se placer simplement au point de
vue d'un honnête peintre, il se fût placé comme nous au point
de vue supérieur de l'art chrétien?

Est-ce à dire que Michel-Ange ne comprend en aucune ma-


nière le divin, et qu'il ne l'ait jamais rencontré en dehors de
ses premières oeuvres ? — Ce serait aller beaucoup trop loin que
de parler de la sorte. Trop souvent,- nous venons de le voir, il
a oublié le côté surnaturel de ses sujets au profit de préoccupa-
tions secondaires; il ne l'exclut pas, toutefois.
Seulement il le conçoit à sa manière; il n'en prend que ce
qui cadre avec sa façon habituelle de sentir.
Son âme est tourmentée, violente, consumée de douloureuses
UN PÈLEUINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE 317

fièvres, avec une élévation et une noblesse de dieu tombé : dès


qu'un sujet religieux se prêtera à l'expression figurée de senti-
ments de cet ordre, on est assuré d'un chef-d'oeuvre ; Michel-
Ange sera sans rival.
Voici, par exemple, la Création de Vhomme. A-t-on jamais
conçu ce sujet d'une manière plus large, plus grandiose ?
Au penchant d'une colline se découpant en plein ciel, Adam
s'éveille à la vie et son corps merveilleux s'étend dans une atti-
tude pleine de noblesse. D'un vol majestueux, qu'accentuent les
plis d'une vaste draperie lloltanle, la famille divine, entourée
d'anges, plane, portée par des chérubins.
Qu'il est puissant! Qu'il est beau, ce corps du Père éternel
dont une légère draperie accentue tous les plans, loin de leur
nuire ! Du bras gauche il étreint la Sagesse et va chercher dans
l'Amour les effluves de vie qu'il veut répandre. Son bras droit
s'étend vers le premier homme et le touche... L'argile idéale a
tressailli La poitrine puissante se soulève ; les membres se
!

dressent, nerveux, comme les rameaux d'un chêne gonflé de


sève. Adam, colosse au regard d'enfant, lève vers le Créateur sa
belle tête pensive: «.Me voici, Seigneur, parce que vous m'avez
appelé !»
Mais pourquoi ce voile de tristesse qui se répand sur la scène
et vient assombrir l'aurore du premier jour de l'homme ? Les
anges se pi-essent, pour voir, derrière l'épaule divine ; mais leur
curiosité est anxieuse ; l'Amour détourne la tête avec mélancolie ;
la Sagesse, mesurant du regard sa belle créature, semble rêver
d'un inquiétant avenir. « Pauvre être ! Gomme il souffrira! »
Voilà ce que disent ses yeux dilatés,, sa lèvre soucieuse. Elle
admire son oeuvre et en a pitié.

Tout ce qu'il y a de tragique et d'humainement sublime dans


la religion et dans son histoire, Michel-Ange l'a exprimé avec
une supériorité qui défie toute comparaison et toute critique. L'é-
nergie créatrice, la terreur des vengeances, la malédiction jetée
sur la race d'Adam, nul mieux que lui n'a su les rendre. Mais ne
lui demandez pas autre chose. Sauf de rares exceptions, il me
semble voir dans les rapports de Dieu avec l'homme que majesté
sombre et terreur. —Deus, ecce Deusf voilà ce qu'il entend et
318 REVUE THOMISTE

ce qu'il répète. Ezéchiel frémissant, Isaïe anxieux, Jérêmie triste


et las, Daniel renversé et comme pétrifié sous la vision menaçante,
voilà ses types ; le tressaillement douloureux de l'être humain
sous la touche de la divinité, voilà ce qu'il sent et ce qu'il t'ait
sentir.
Qui ne voit combien un pareil idéal diminue la pensée chré-
tienne? N'est-ce pas en renverser toute l'économie que de
mettre ainsi au premier plan la terreur et la puissance ? La
puissance n'est que l'exécuteur de la pensée divine ; la ter-
reur n'est que son dernier moyen ; c'est l'amour qui la pénètre
et la dirige. La grâce est le fond de toute la religion, et la grâce
n'est pas autre chose que l'Amour incréé venant au-devant de
l'homme, pour le conduire à la béatitude et le diviniser.
Michel-Ange ne l'a point compris. Il le savait, pourtant, il y
comptait pour lui-même. Il écrivait, peu de temps avant sa
mort, celte phrase touchante : « Peinture ou statuaire, que rien
maintenant ne vienne distraire mon âme, tournée vers le divin
amour qui sur la croix ouvrit les bras pour nous recevoir. »
Et par une contradiction étrange, jamais ou presque jamais
sa main n'a essayé de rendre ce sentiment, comme si sa pensée
.et son imagination étaient condamnées à suivre des voies diverses;
comme si cette dernière avait subi le sort de cette âme de
Dante, autour de laquelle un serpent s'enroule et l'entraîne en
disant : « Je veux que tu passes par ce sentier. »

Si l'absence du sentiment chrétien est quelque part manifeste


chez Michel-Ange, c'est assurément dans les mausolées qu'il a
dû dessiner ou sculpter à plusieurs reprises. Quel sujet
appelle davantage l'inspiration religieuse? Est-ce que le gardien
de la mort n'a pas pour haute mission de nous parler d'espé-
rance? N'est-ce pas lui le héraut divin qui doit prêcher
l'éternel réveil?
Cherchez cela dans les mausolées de notre statuaire, vous ne
le trouverez pas : l'inspiration en est franchement païenne.
Lui qui voulait qu'on réservât sa joie « pour le jour où meurt
UN PÈLERINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE 319

un homme qui a bien vécu », il ne songe à mettre sur ses


tombeaux que des figures insignifiantes ou des images de déses-
poir.
Qu'a-t-il trouvé pour les deux chapelles funéraires de Bainte-
Marie-JYouvelle? Un sarcophage de marbre surmonté d'une con-
sole à volutes," des coquillages, des bouts de draperie, des
anneaux ouvragés, deux mascarons dessinés en caprice, c'est
tout.
A la chapelle Saint-Laurent nous savons à quels motifs de
décoration il a donné place : ce ne sont tout autour que guir-
landes et banderoles, écussons et vases grecs, chimères et gro-
tesques ; pas un emblème pieux, pas un souvenir du culte,
et, sur les tombes mêmes, des allégories destinées à exprimer
la vie humaine, à la juger indépendamment de la vie future,
c'est-à-dire à faux !
En vérité, en face de semblables aberrations, et malgré la
crainte respectueuse qu'inspirent de pareils ouvrages, on serait
tenté d'apostropher Michel-Ange et de lui demander : Etes-vous
chrétien? Croyez-vous à la Providence qui gouverne le monde;
à l'âme sortie des mains de Dieu et faite pour des destinées
immortelles ? Croyez-vous que la mort n'est qu'un passage, un
passage de cette vie de misère à un avenir radieux? — Oui,
vous le croyez, toute votre vie l'atteste, votre propre mort doit
en faire foi. Mais alors que signifie cette esthétique païenne ?
Qu'est-ce que ces mausolées où pas un signe, pas un emblème,
pas une inscription ne nous rappelle une autre vie, ne nous
fait concevoir une espérance ? Pourquoi n'avez-vous pas donné
une réponse de foi au problème douloureux que se posent, en
votre nom, ô Michel-Ange, ces personnages puissants et tristes,
ces vaincus de la vie que vous couchez sur des tombeaux?
O Michel-Ange, vous croyez en Dieu; mais votre ciseau ne
connaît que l'homme ; vous croyez au ciel, mais vous ne savez pas
y regarder. C'est pourquoi vous n'avez sur cette vie même que
des lumières incomplètes; vous n'exprimez qu'une part du
vrai, la moins importante, la plus facile à connaître, hélas !
Aussi* malgré la souveraine puissance de vos oeuvres, malgré la
secrète volupté qu'elles nous font souffrir, il est meilleur à
l'âme de se reposer dans la calme suavité d'un Angelico de
320 REVUE THOMISTE

Fiesole. Là est la vérité que vous avez adorée et méconnue tout


ensemble ; là est l'explication véritable et consolante de la vie.
Si vous avez pour vous la transcendance du génie, il a pour
lui la transcendance dans la lumière; vous nous rappelez que
la vie est une misère; il nous dit, lui, que Dieu est amour.

Une question qui vient naturellement à l'esprit en face des


oeuvres de Michel-Ange est celle-ci : Gomment ce grand génie
conciliait-il dans sa pensée, sa foi de chrétien avec son esthé-
,
tique naturaliste? IL serait curieux de pouvoir formuler sur ce
point autre chose que des conjectures. Est-ce possible?
Peut-être.
En général, Michel-Ange avait peu dégoût pour les théories
esthétiques ; il était d'avis de « laisser tant de disputes, qui pren-
nent plus de temps qu'il n'en faudrait pour faire des statues ».
Toutefois, lorsqu'on l'en priait, il donnait son avis, et (sa fougue
naturelle l'entraînait parfois très loin, dans ces mêmes disputes
qu'il disait oiseuses. Ne s'oublia-t-il pas une fois jusqu'à traiter
de lourdaud, un goffo, le Pérugin, son illustre confrère ?
Un autre jour, pourtant, il se montra plus gracieux et s'expli-
qua en meilleurs termes. François de Hollande, envoyé par le gou-
vernement portugais pour étudier la peinture italienne, se trou-
vait, à Rome, chez Vittoria Colonna, l'amie de Michel-Ange. On
discutait sur les qualités que doit réunir la bonne peinture, et
au cours de la conversation, il prit envie aux personnes pré-
sentes de connaître l'avis du Buonarroti sur la matière. On l'en-
voya chercher sans trop d'espoir de réussite ; car on le savait
absorbé par ses travaux et peu partisan de ces amusements sté-
riles. Cependant, par déférence pour son illustre amie, il voulut
bien se prêter à cette fantaisie et venir exposer ses idées esthé-
tiques.
L'entretien une fois entamé se prolongea, à la grande satisfac-
tion de l'assistance, et comme Vittoria faisait quelques observa-
UN PÈLERINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE 321

tions au grand Florentin relativement à sa manière de comprendre


la peinture religieuse, celui-ci répliqua aussitôt, au témoignage
de François de Hollande :
« La bonne peinture est noble et dévote par elle-même ; car
« chezjés sages rien n'élève l'âme et ne la porte davantage à la
« dévotion que la difficulté de la perfection qui s'approche de
« Dieu et qui s'unit à lui. Or la bonne peinture n'est qu'une
« copie de ses perfections, une ombre de son pinceau, enlin une
« musique, une mélodie. »
Je soupçonne fortement François de Hollande d'avoir énervé,
en le fleurissant à sa manière, le style de Michel-Ange ; mais l'es-
sentiel de la pensée a dû être respecté, et Ton doit s'apercevoir
que cette pensée est au fond beaucoup moins chrétienne qu'elle
ne veut et croit l'être.
« La bonne peinture est noble et dévote par elle-même » ; voilà
qui dit tout : c'est la théorie de l'art pour l'art déguisée sous
une formule pieuse ; c'est l'oubli systématique de tout point de
vue vraiment surnaturel.
Qu'est-ce en effet que la « bonne peinture » selon Michel-Ange?
C'est celle où l'artiste a su vaincre « la difficulté de la perfection ».
Et en quoi consiste cette perfection elle-même ? Dans la fidélité à
rendre la pensée du Créateur en reproduisant ses ouvrages, de
sorte que l'oeuvre d'art soit vraiment « une ombre de son pin-
ceau >'.
Il paraîtra peut-être étrange, au premier abord, qu'on puisse
trouver à redire à une théorie si belle, si haute. N'est-ce pas la
théorie de Platon, cette préface de l'Evangile ? Etudier la nature,
non à l'aide de la pure sensation, mais en pénétrant par la con-
templationjusqu'aux essences, c'est-à-dire jusqu'à la pensée de
la nature, jusqu'à la pensée de Dieu réalisée imparfaitement dans
les choses ; puis, cette idée supérieure dégagée, l'incarner dans
une oeuvre puissante qui parle aux hommes le langage divin,
n'est-ce pas sublime? N'est-ce pas le côté supérieur de l'art, le
point par lequel il confine au sacerdoce, puisqu'il va puiser ainsi
aux sources éternelles, puisqu'il se met en contact avec la Beauté
incréée et la communique, en faisant briller sur la forme vile un
rayon de l'esprit créateur ?...
Malgré cela, et quelle que soit l'élévation de la théorie de Mi-
SHSWi
"- r
322 •' KEVUK THOMISTE

chel-Ange, je persiste à dire que cette théorie, comme celle de


Platon, n'atteint pas r essentiel de la pensée chrétienne. La « pré-
face de l'Evangile » n'est pas l'Evangile lui-même ; il y a entre
les deux un fait capital qui modifie tout, il y la révélation.

Après la révélation, il n'est plus loisible à l'homme de contem-


pler solitairement le monde. Puisque Dieu a parlé, indiquant lui-
même le plan et la signification de son oeuvre, n'est-ce pas un
devoir d'être aux écoutes, de recueillir des lèvres mêmes du Créa-
teur l'interprétation authentique de la vie ? Or, l'interprétation
de la vie, c'est tout le rôle du grand art, tel que l'ont compris
les vrais maîtres. Celui qui copie servilement la nature sans
chercher alui ravir son secret, celui-là n'est qu'un ouvrier, ce n'est
pas un véritable artiste : le grand art, qu'on le veuille ou non, est
une philosophie, comme la poésie lyrique en est une ; d'où je
conclus que pour le peintre, pour le sculpteur chrétien, une ins-
piration naturaliste ou même déiste n'est point suffisante. Il leur
faut la révélation tout entière, le contact habituel avec les vérités
éternelles qu'elle renferme, l'illumination qui en jaillit pour
éclairer toutes choses d'un jour nouveau, en montrer l'orienta-
tion véritable et la véi'itable valeur.
Sans doute « la bonne peinture » est noble et dévote jJar elle-
même ; ily a dans toute grande oeuvre un reflet de Dieu. Mais com-
ment se contenter de cette lueur vacillante quand le Soleil de vérité
est apparu ! Est-ce que le Christ n'est pas venu« renouveler toutes
choses » ? Est-ce qu'il n'a pas « illuminé la vie » au témoignage
de Saint Paul ? Rejeter cette lumière* venue directement du ciel
pour courir après les feux follets qui voltigent à la surface des
choses, c'est manquer de sagesse et de clairvoyance : c'est se
montrer indigne de ces mêmes anciens qu'on prend pour maîtres,
car plusieurs d'entre eux cherchèrent passionnément cette vérité
que l'Evangile nous donne ; c'est mériter le reproche de l'évan-
géliste : « La lumière est venue dans le monde et les hommes ont
préféré les ténèbres à la lumière ; c'est là ce qui les jugera. »
L'artiste chrétien ne s'expose point à mériter ce blâme. Comme
Adam au paradis terrestre, il se promène avec Dieu dans le champ
de la création, et il écoute ce Dieu lui nommer de son vrai nom
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UN PÈLERINAGE ARTISTIQUE. A FLORENCE 323

chaque chose ; il prête l'oreille au commentaire sacré et il le tra-


duit à sa manière, avec des couleurs oiv dans un bloc de marbre.
Frère de la création, il l'admire, il l'aime, il la comprend, il l'ex-
plique, il contribue pour sa part à la pousser vers son but divin,
et c'est ainsi que, sans sortir de son domaine, il devient philo-
sophe, théologien, pontife à demi, à demi prophète, artiste, enfin,
dans la complète et splendide acception du mot.
Michel-Ange a-t-il prévu tout cela dans sa théorie esthétique ?
Non, pas plus qu'il n'y a songé dans la pratique. Il a étudié la
nature, l'homme ; la nature et l'homme l'ont rapproché de Dieu
et il a essayé de rencontrer sa pensée dans ses oeuvres ; mais c'est
tout. Le langage direct que tout chrétien écoute, que lui-même,
croyant passionné, entendait dans son coeur, il n'en a point tenu
compte comme artiste ; c'est pour cela que son idéal religieux est
demeuré incomplet.

Si l'on compare cet idéal à celui d'Angelico, on trouvera entré


eux une distance au moins aussi grande que celle qui existe, au
point de vue matériel, entre les mérites respectifs de leurs oeuvres.
Autant le grand Florentin est supérieur comme facture,
autant il est inférieur, comme conception religieuse, à son émule
de Fiésole. Celui-ci a pour domaine le divin ; Buonarroti ne dé-
passe pas le gigantesque et le sublime dans l'humain. La transfigu-
ration de la nature humaine, âme et corps, par la gloire future ;
sa transfiguration dès ici-bas par la vie surnaturelle de la grâce;
ces deux thèmes sur lesquels roule presque toute la peinturechré-
tienne et qu'Angelico a exploités avec tant de bonheur, Michel-
Ange n'en a nul soupçon, tout comme Angelico n'a nul soupçon
de la vie proprement terrestre.
Lacune immense de part et d'autre, qui doit rendre inconsola-
bles les amis de l'art religieux. Car de quelles merveilles ne nous
ont pas privés les imperfections d'un Angelico et le paganisme
d'un Michel-Ange !
De ces deux hommes, si leurs procédés étaient conciliables,
on ferait le peintre complet; mais ni l'un ni l'autre n'a pu ou
n'a voulu l'être. Le premier est trop idéaliste, le second trop
naturaliste. Les musculatures de MicEel-Ange nous rivent à
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324 REVUE THOMISTE

la vie terrestre ; les fautes d'Ange]ico mutilent, pour l'épurer,


l'oeuvre du Créateur. Si le/Florentin a gravi le dernier sommet
de l'art au point devue de la perfection et de la puissance ; si le
Fiésolan, à son tour, a conçu l'idéal chrétien dans toute sa profon-
deur et sa sublimité, nous attendons encore le grand génie qui
réunira en un seul faisceau tous ces dons magnifiques ; qui, s'a-
breuvant à la fois aux sources de l'Evangile et à celles de la na-
ture, dessinant en naturaliste et sentant en chrétien, saura réali-
ser dans des formes parfaites des pensées divines, [digne en môme
temps des splendeurs delà renaissance et de la foi des premiers
martyrs.
Y aurait-il dans l'expression de ce voeu une contradiction ca-
chée ? Je ne saurais le croire. Rien ne pourra me persuader que
pour se rapprocher de Dieu il faille s'éloigner de ses oeuvres, ou
que pour mieux étudier ses oeuvres il faille le mettre lui-même en
oubli. Le réel et l'idéal ne sont-ils pas faits pour se prêter appui
l'un à l'autre ? Pourquoi une âme divinisée requerrait-elle un
corps difforme ? Ou pourquoi une belle créature aurait-elle néces-
sairement une âme vulgaire ? Que les artistes fassent beau etymte
tant qu'ils pourront, ce n'est pas là, certes, ce qu'on leur reproche.
Autant est insensée au chrétien l'idolâtrie de la renaissance, au-
tant est absurde à l'homme de goût l'idolâtrie des primitifs. Lais-
sons aux brocanteurs allemands l'adoration des magots antiques ;
n'appelons point beau et parfait ce qui n'est qu'intéressant par la
date ou louable par les tendances. Appelons chat un chat et Mar-
garitone un boucher. Puis efforçons-nous, selon les talents que
Dieu nous donne, de faire grandir en nous et autour de nous l'a-
mour du beau sous toutes ses formes ; car la vraie beauté est fille
du ciel, et elle nous aide à y monter.

Ainsi que je l'avais promis, j'ai visité tout à loisir mes cha-
pelles. Trop à loisir peut-être; c'est pourquoi je trouve bon de
clore ici mon pèlerinage.
UN PÈLERINAGE ARTISTIQUE A FLORENCE 325

J'aurais pourtant mille choses à dire encore et il m'en coûte


un peu, je l'avoue, de fermer sitôt mon carnet de notes. Je n'ai
pas dit un mot des musées, qui sont tout un monde à Florence ;
mais le moyen d'être court en abordant un pareil sujet ! J'aime
mieux remettre à un autre travail l'étude des caractères généraux,
des qualités et des lacunes de l'art florentin considéré dans son
ensemble. Son histoire est des plus attachantes, des plus instruc-
tives aussi ; mais elle veut, pour ces raisons mêmes, une atten-
tion que nous ne pouvons lui accorder à cette heure. Je me dé-
clare satisfait si j'ai pu, dans les pages qui précèdent, donner
quelque idée de ce que fut Florence.
L'intensité de la vie publique et la culture exceptionnelle des
esprits ont fait de la Ville des Fleurs une rivale de Rome et
d'Athènes. Comme celui de ces deux cités, capitales des esprits
et points culminants de l'histoire, son nom ne s'effacera plus de
la mémoire des hommes. Elle aura été un de ces points du globe,
privilégiés entre tous, où la plante humaine pousse un rejeton
plus vigoureux et s'épanouit en floraison superbe.
11 faut avouer toutefois qu'après tant de vicissitudes et d'étran-

ges fortunes, Florence a bien perdu aujourd'hui de ses anciennes


gloires. Le musée moderne, auquel j'ai consacré quelques heures,
est bien vide et bien pauvre. Mais le génie de la race n'est pas
mort ; il suffirait d'une étincelle pour en raviver la flamme.
Quand on s'appelle Florence et qu'on a tant produit, on peut sans
honte se reposer durant quelques siècles !
Les choses humaines sont ainsi ; il s'y produit toujours des dé-
chirures et des lacunes ; mais rien n'empêche qu'au-delà la trame
interrompue se reforme.
La ville de Dante et de Michel-Ange n'a pas dit encore son
dernier mot.

Fr. D.-Sertjllanges,
des Frères Prêcheurs.
Il y a huit cents ans que l'argument de saint Anselme oc-
cupe la raison des philosophes et il est peu d'esprits qui ne
se soient laissé prendre tout d'abord à son apparente simplicité
Pourquoi chercher Dieu par de longs détours à travers les inex-
tricables labyrinthes des démonstrations savantes? Vous osez
demander s'il existe? Mais, son existence, ne la trouvez-vous pas
dans l'idée même que vous avez de lui? —•N'est-ce pas l'explica-
tion lumineuse etraisonnéede ce mot de l'Ecriture : Dieu est proche
de vous; c'est au dedans de vous-mêmes qu'il vous le faut-cher-
cher.
Il n'est donné qu'aux génies d'élite d'agiter ainsi l'intelligence
de vingt générations et de forcer toute pensée à ne point passer
indifférente devant la leur. Aussi ne pouvons-nous qu'être d'ac-
cord avec le récent historien du saint Docteur sur « l'intérêt qui
s'attache à la démonstration d'Anselme (1) », comme « sur les
difficultés qu'elle présente ».
« Un argument, nous
dit-il, qui a paru à un génie philoso-
phique de premier ordre comme saint Anselme une découverte
importante, et que Descartes,,Leibniz, Fénelon, Mallebranche, ont
adopté, remanié et défendu avec passion, mérite qu'on ne le re-
jette point sans l'avoir examiné sous toutes ses faces et de très
près, et que si Von arrive à y découvrir quelque défaut qui ait
échappé à ces esprits si pénétrants, on se rende du moins bien
compte de ce qui a pu causer leur erreur et de ce que, à défaut
de solidité, la démonstration pour laquelle ils se sont épris a de
particulièrement spécieux. »
(1) V'Argument de saint Anselme, par leR. P. Rauey, maristc, préface,]), i.
^ t ^-—> • ^—TF-
î

L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 327


f-—.—. . ——
On aurait torl de croire, cependant, que le livre du Père Ra-
gey a précisément pour but de découvrir dans l'argument du
saint Docteur « quelque défaut qui ait échappé à ces esprits si
pénétrants ». Bien plutôt pense-t-il à couvrir ceux que d'autres
ont pu mettre en lumière. Tous ses efforts tendent à prouver
la solidité parfaite de ce qui a pu sembler à quelques-uns
a particulièrement spécieux ».
Il y eut bien, autrefois, certain moine de Marmoutiers nommé
Gaunilon qui refusa de se laisser convaincre par la démonstra-
tion de son voisin le savant prieur Du Bec. Ce n'était pas sans
doute « un esprit pénétrant ». Aussi « le mal est-il que Je bon
moine de Marmoutiers n'a point compris cet argument » ! —
« C'est saint Anselme aflirme-t-on, qui nous l'assure, à cinq ou
six reprises, et il faut bien reconnaître qu'il avait raison (1) .»
Saint Thomas a réfuté en trois ou quatre endroits de ses
ouvrages (2) certaines affirmations qui ont fait croire à ses com-
mentateurs qu'il s'agissait du raisonnement d'Anselme. Or saint
Thomas ne laisse pas que d'être une autorité fort gênante dès
qu'on l'a contre soi. Il n'en est rien —- jamais il n'a voulu
toucher à la preuve Anselmique. Deux fois pourtant il a bien
nonïmé le saint Docteur pour lui attribuer la paternité d'une
erreur où l'on découvre un certain air de parenté avec l'ar-
gument qui nous occupe.
Mais, « que saint Anselme ait commis cette prodigieuse con-
fusion et ce colossal déraisonnement (3) »,ne Je croyez point —
Alors, c'est saint Thomas qui les lui a prêtés? — Non! « ce
n'est là qu'une affaire de stratégie scolastique ! ! ! » (4).
Descartes connaissait le Proslogion : c'est de là qu'il a tiré la
preuve de l'existence de Dieu par l'idée de l'Être parfait.
Mais cet argument, il l'a déformé, tout au moins modifié : « Il
ne serait pas absolument exact de dire que la substance de la
démonstration cartésienne est la substance de la démonstration
de saint Anselme (5). Attaquez Descartes, mais vous vous trom-

(1) Chap. i, p. 10.


(2) Ia P. quoest. n, art. 1 ad 2m. — Cont. Gent, lilj. I, cap. x. — De Vcritale, q. x,
art. 12, ad 2m et in O. — Sentent, lit). I, Dist. m, q. 1, art. 2, ad im.
(3) Préface, p. vu.
(4) Chap. x'vi, p. 106.
(o) Chap. m, p. 21.
m , „. , , g— .—-tt———. î nr^-^ —7—^ rî^"~" iT '~ - t (i'i| ^ ^ ^ «r, ~7T ^> \

328 REVUE THOMISTE

periez fort si l'ayant réfute vous croyiez avoir touché à saint


Anselme.
Leibniz a bien soulevé quelques objections sérieuses contre
cette preuve de l'existence de Dieu. Mais c'est qu'il ne con-
naissait le raisonnement d'Anselme qu'à travers celui de Des-
cartes. Il avait bien su découvrir la jalousie l'aiguillonnant que
celui-ci l'avait dérobé à celui-là. Il citait même méchamment:
le livre auquel l'avait emprunté son rival. Mais « il n'avait pas
étudié le Proslogion » (1).
Ainsi pense le P. Ragey.
Il a bien le droit de penser ainsi.
Et il ne nous contestera pas celui d'émettre un avis quelque
peu différent du sien.
Il nomme encore Fénclon et Mallebranche parmi « les défen-
seurs passionnés » de l'argument d'Anselme. La vérité est que
la preuve ontologique qu'ils apportent en dspil de quelque res-
semblance superficielle en est essentiellement distincte. Nous
reconnaissons, sous cette réserve, qu'ils l'ont « défendu avec
passion ».
Nous voudrions,, nous, parler seulement avec vérité de cette
démonstration célèbre, et, reprenant la thèse indiquée par son
défenseur dans sa préface, essayer de nous rendre compte « et
de son peu de solidité » et de ce qu'elle a pour les meilleurs
esprits « de particulièrement spécieux >;.
Nous essayerons dans une première étude de faire connais-
sance avec saint Anselme et Gaunilon.

SAINT ANSELME ET GAUNILON

Dans une telle cause il convient tout d'abord, sous peine de


s'égarer dans des préoccupations étrangères, d'entendre saint
Anselme lui-même. Voici son argument tel qu'il l'expose dans le
Proslogion :

(1) Ibiâ., p. 24.


L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 329

« Tout d'abord nous croyons, Seigneur, que vous êtes tel que
« rien de plus grand ne se peut concevoir. Pareille nature
« n'existera-t-clle point parce que l'insensé aura dit dans son
« coeur : « Dieu n'est pas !»
« Mais cet insensé même quand il entend ce que je dis, à
« savoir, un être tel que rien de plus grand ne se peut imagi-
« ner,
il comprend mes paroles, et ce qu'il comprend est dans
« son intelligence, bien qu'il ne comprenne pas qu'il existe.
« C'est tout autre en effet d'avoir une chose en l'esprit et de
« comprendre qu'elle existe. Quand un peintre prémédite le
« tableau qu'il doit faire, assurément il l'a dans l'esprit, mais il
« ne pense pas qu'il existe, ne l'ayant point encore exécuté.
<c
Mais après son exécution ce tableau qu'il a peint, il l'a tou-
« jours dans l'esprit, mais dès lors il comprend qu'il existe.
« L'insensé lui-même est donc convaincu qu'il est, tout au
« moins dans son intelligence, un être tel que rien de plus
« grand ne se peut concevoir. Car ce qu'il entend, il le com-
« prend, et tout ce que Ton comprend est dans l'intelligence.
« Or un être tel qu'on n'en saurait concevoir un plus grand,
« ne peut être dans l'intelligence seulement. Car s'il est seu-
« lement dans mon esprit, je puis imaginer qu'il existe aussi
« en réalité, ce qui est plus grand. Si ce qui est tel qu'on ne
« peut se représenter rien de plus grand est seulement dans l'es-
« prit, cet être même qui est tel qu'on n'en peut concevoir un
« plus grand est donc aussi tel qu'on en peut concevoir un
t<
plus grand. Ce qui certainement est impossible.
« 11 existe donc sans doute aucun, et dans l'intelligence et
« en réalité, uzi être tel qu'on'' n'en saurait concevoir un plus
« grand.
«
Et il est si vrai qu'il existe qu'on ne peut même concevoir
« qu'il n'existe pas. Car on peut imaginer un être tel qu'on

« ne puisse concevoir qu'il n'existe pas, et il sera plus grand


« que si l'on pouvait se le représenter comme n'existant pas. Par
« conséquent, si ce qui est tel que rien de plus grand ne se peut

« imaginer peut être conçu comme n'existant pas, cet être

« même le plus grand qui se puisse imaginer n'est pas le


« grand qui se puisse imaginer. Ce qui ne se peut accorder.
« Cet être, le plus grand qui se puisse concevoir, existe donc
BEVUE THOMISTE. — 3" ANNÉE. 22. »
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330 HKVUK THOMISTE

« en réalité, tellement qu'il n'est même pas possible de conce-


« voir qu'il n'existe pas.
« Cet être, c'est vous, Seigneur notre Dieu... (1) »

Tout le reste du livre est consacré à démontrer les perfections


de Dieu par le même principe. Dieu est bon, Dieu est sage,
Dieu est. miséricordieux, Dieu est juste, etc., parce qu'il est mieux
pour lui d'être ainsi et que sans ces attributs il ne serait pas
l'être le plus grand qui se puisse concevoir.
Avant d'entrer dans l'examen du raisonnement d'Anselme, il
importe, croyons-nous, pour en mieux pénétrer le sens et en
mieux saisir la portée, de nous demander quelle est la pensée
inspiratrice qui s'est emparée de son esprit pour le faire sortir
des voies ordinaires et le lancer à la découverte d'une démons-
rtation nouvelle.
D'après le P. Iîagey, « il a voulu condenser en une seule preuve
toutes les preuves de l'existence de Dieu et ramasser cette unique
preuve dans le moins de mois possible, en faire comme une
formule qui dirait tout ou du moins d'où l'on pourrait tout tirer.
Les preuves telles qu'il les avait exposées dans le Monologion
formaient une longue chaîne : il a voulu réduire celte chaîne
au point qu'elle n'eût pour ainsi dire plus qu'un seul anneau
ou plutôt supprimer la chaîne pour y substituer un simple
anneau » (2).
De sorte que, si nous comprenons bien, nous n'aurions dans
ce raisonnement autour duquel l'intelligence humaine a livré
tant de batailles, qu'une formule nouvelle et abrégée des
démonstrationstraditionnelles.
Vraiment c'est trop réduire son mérite comme sa responsa-
bilité.
Le savant prieur de l'abbaye du Bec n'a pas voulu faire de
son argument le résumé de tous les autres. Il le peut revendi-
quer tout entier. 11 en est l'auteur, non seulement de la formule,


mais...4e-.i;da'-;?|i^»séc qu'elle exprime et contient. Les autres
preu^^aïte l'existence de Dieu ne se peuvent ramènera celles-là

()) Proalogion, cli. n. •


(2) Cliap. i, p. 9. •
; :^^V ;

l.'AHGCMENT DE SAINT ANSELME 331

et, quelque bonne volonté qu'on y mît, il serait difficile de les y


découvrir..
C'est bien pour .parer à l'inconvénient des autres démonstra-
tions surchargées de raisonnements multiples dont l'enchaîne-
ment est difficile à suivre qu'il s'est mis à l'oeuvre et qu'il est
allé à la découverte ; mais ce qu'il cherche, ce n'est pas une
formule abrégée qui les résume, « c'est « un argument nouveau
dontil sera l'inventeur », argument unique, indépendant de tout
autre, « ne supposant- aucune démonstration préalable et qui
se suffit à lui-même pour établir que Dieu existe et qu'il est Je
souverain bien, pouvant se passer de tout ce qui n'est pas lui et
principe lui-même de tout être et de tout bien (1) ».
Voilà l'idée d'Anselme, celle du moins qu'il a bien voulu nous
«lire :
Il est bien entendu que nous n'avons pas à juger ici du sens
particulier et inédit que la formule de l'argument pouvait avoir
pour saint Anselme lui-même. Nous prenons cet argument tel qu'il
est dans sa teneur, avec la signification naturelle des termes qui
l'ont transmis à la postérité. Eux seuls peuvent nous dire quelque
chose de l'idée de son auteur. S'il en était une autre, secrète, qu'il
eût gardée pour lui, ce n'est point celle-là que nous avons à
étudier ici. Il n'a certainement pas apporté de mauvais vouloir à
nous la dérober : et s'il n'a pas su nous la dire, c'est peut-être que
Dieu seul la pouvait savoir. Jusqu'à ce que Dieu suggère, à quel-
que fervent disciple du saint Docteur de nous la révéler nous croi-
rons prudent de faire sur elle le silence.
Gaunilon ne nous semble point si réprôhensible de n'avoir pu
pénétrer du premier coup dans ce mystère, et encore moins de
n'avoir pas été convaincu.
Les objections qu'il soulève contre l'argumentation du prieur
du Bec peuvent se ramener à trois :
1" Puis-je avoir l'idée de cet être le plus grand qui se puisse con-
cevoir ?

(I) «Gonsidcrans illutl {Monologion) esse multat'uui coneatenalioiio coutextum ar^umen


toi'iim. coepi mecmii qu.-erere si forte posset inveniri uiimu argumentiiin, quod nullo alio
ad se pi'oljandum, quaiu se solo indigoret : et solum ad asU'uendum quia Deus vere est
f\ quia est summum Ijonuiu nullo alio indigeng et quo omnia indigent,ut sint et l)cne sint
i:l:i|iuccunu|iie crcdimu.s do divtnà substantià, sufficeret. Proslog Proemini.1111.
332 REVUE THOMISTE

2° A supposer que j'aie cette idée, en pouvez-vous faire le point


de départ d'une démonstration ?
Si démonstration il y a, elle n'aboutit point à la conclusion

que vous prétendez m'imposer : xcet être, Je plus grand qui se •

puisse concevoir — Dieu — existe en réalité.


L'examen de ces trois difficultés suffira à nos efforts.

II

PCIS-JE AVOIR L IDEE DE CliT ETRE, LE PLUS GHAND OUI SE


PUISSE CONCEVOJ R ?

Avant tout délimitons le terrain sur lequel se place saint An-


selme lui-même pour établir son argumentation.
Il s'adresse à un athée, à l'insensé dont parle l'Ecriture et qui
prétend que Dieu n'existe pas.
Mais, dit notre Docteur, « dès qu'il entend parler d'un être tel
,
qu'on ne peut s'en représenter un plus grand il comprend ce qu'on
lui dit et ce qu'on lui dit est dans son esprit alors même qu'il ne
comprend pas que cet être existe » (1).
C'est la position que le moine de Marmoutiers se permet d'atta-
quer. Il trouve que le savant disciple de Lanfranc s'y établitun peu
à la légère et sans trop de façons. Le procédé, en effet peut paraître
un peu sommaire pour suggérer l'idée de l'être le plus grand qui
se puisse concevoir à quelqu'un qui. n'en a pas auparavant la pre-
mière notion et il propose certaines réflexions qui ne laissent pas
d'être assez embarrassantes. N'est-il pas aussi difficile de se repré-
senter cet être, le phis grand qui se puisse-imaginer que de se re-
présenter Dieu même auquel il est identique ? Et cette idée la plus
haute de toutes, la plus inaccessible, il suffira do quelques mots
prononcés pour l'éveiller en moi alors qu'elle m'est demeurée
jusqu'ici complètement étrangère ?
Le mot lui-même dit Gaunilon est une réalité sans doute, un son
combiné de lettres et de syllabes ; mais quand je me forme un
concept, ce n'est pas tant le mot lui-même que je me représente
que ce qu"il signifie. Or il n'éveillera pas chez celui qui l'entend

(1) Proslogion, ch. H.


l'argument DE SAINT ANSELME 333

pour la première fois la môme idée que chez un autre qui est fa-
miliarisé avec sa signification ordinaire. Il pourra bien essayer
par un mouvement naturel de l'esprit provoqué par la parole
qu'il a entendue, d'imaginer ce qu'elle signifie, mais ce sera mer-
veille s'il réussit par hasard à se faire une idée exacte de la réa-
lité » (1).
Saint Anselme cède un peu de terrain pour tenter d'envelopper
son adversaire.
Il a bien compris que le jeu de Gaunilonn'était qu'un rôle, qu'il
avait affaire à un esprit convaincu qui se faisait volontairement
le porte-parole de l'insensé : quidam non insipiens et catholiciis pro
insipiente. Aussi déplace-t-il la lutte pour répondre au croyant:
sufficere trahi potest respondere catholico (2).
« Si l'être le plus grand qui.se puisse concevoir, riposte-t-il,
n'est ni conçu ni compris, il faut bien reconnaître qu'il n'est ni
dans l'intelligence ni dans la pensée. Mais alors il faut dire ou bien
que Dieu n'est pas l'être le plus grand qui se puisse concevoir ou
bien que vous ne le connaissez pas, que vous n'en avez pas l'idée
et qu'ainsi il n'est ni dans votre esprit ni dans votre pensée? De
la fausseté de cette supposition je ne veux point d'autre preuve
que votre conscience et que votre foi » (3).
Assurément Mais Gaunilon pourrait très bien prier son inter-
!

locuteur de le négliger un peu pour s'occuper surtout deson client


qui a le tort ou le malheur de n'être pas très sage. Celui-ci peut
très bien admettre l'une et l'autre hypothèse. Pourquoi ne sou-
tiendrait-il pas que Dieu n'est pas l'être le plusgrand qui se puisse
concevoir, ou qu'il ne s'en fait aucune idée. Il ne compromettra
ni sa foi, qui est nulle, ni sa conscience, si elle n'est pas éveillée
sur ce point.
C'est pourtant par cette première solution que saint Anselme
part en guerre contre son adversaire. Il est vrai, que dans les
dernières pages de sa Défense, il se souvient que cette réponse
peut paraître insuffisante et il vous donne celle-ci.
« Fût-il vrai qu'il est impossible de se représenter l'être le plus
grand qui se puisse concevoir, il ne serait pas encore faux de dire

(1) Liberpro Insipiente, § i.


(2) Liber apologeticus contra Gaunilonem. Prologus.
(3) M., caput i.
334 REVUE THOMISTE

qu'on peut se représenter l'Être le plus grand qui se puisse conce-


voir » (1).
Certes l'affirmation ne manque pas d'audace. Les coups d'audace
peuvent séduire la fortune et mériter ses faveurs ; mais la vérité
est décomposition moins facile et son austéritérésiste à dépareilles
entreprises. Il y a dans l'esprit d'Anselme quelque chose de ces
chevaliers errants du moyen âge, toujours en quête de luttes et de
batailles, et que n'effrayaient les fossés ni les meurtrières d'aucun
donjon. Là où toute autre raison capitulerait, la sienne n'en a que
plus d'ardeur à planter son drapeau. Du moins le sait-il défendre ?
« Quiconque nie l'existence de cet être le plus grand qui se puisse
concevoir, continue-t-il, comprend, je suppose, la négation qu'il
fait. Or cette négation il ne la peut saisir sans avoir l'intelligence
de ses parties. Or l'une de ses parties est précisément celle-ci:
l'être le plus grand qui se puisse concevoir (2). »
Oui, mais je puis supposer aussi quesa négation ju'ocôde de l'igno-
rance. Il n'en est pas d'ailleurs à nier absolument l'existence de
l'être le plus grand qui se puisse concevoir. Il est d'allure plus mo-
deste, il avoue ne pouvoir s'en faire une idée. Or peut-on dire vrai-
ment qu'il a l'idée de cet être par le fait même qu'il dit qu'il ne
l'a pas? De cette façon j'aurais la science de tout ce que j'ignore ;
car avant de pouvoir-dire que je l'ignore il me faudrait première-
ment connaître ce que je prétends ignorer. L'ignorance la plus
noire serait par là même le meilleur titre pour entrer à l'Institut.
N'est-il pas manifeste que pour dire que je n'ai pas l'idée de
l'être le plus grand qui se puisse concevoir, il me suffit de contrô-
ler les idées que je possède et de constater que chaque être qu'elles
me représentent pourrait être plus parfait, sans que cette perfec-
tion que je conçois épuise encore ma puissance d'imagination?
Aussi bien nul raisonnement au monde ne saurait faire admettre
une proposition comme celle-ci : Fût-il vrai qu'il est impossible
d'imaginer l'être le plus grand qui se puisse concevoir, il ne serait
pas encore faux qu'on peut se le représenter !!! — Admettons
l'identité des contradictoires, mais ne raisonnous plus.

(1) Sed etsi verum cssol, non posso cogitai'i vel intolligi illurl quo majus ncquil cojji-
(îii'i, non lamen falsum easel, rjuo majus cogitari nequit, co'gitari
posse cl intelligi...
TAberapolvg. cap. i.\.
(2) Loc. cit. seq.
- * * /

l.':U(G('Ml'M' HE SAINT A\>KI.MFC 335

Saini Anselme excelle dans ces mille formes de l'argumentation.


Il s'y sent maître et à bon droit : on diraitqu'ilfait volontiers parade
de sa dialectique, si elle lui était moins naturelle : elle est deve-
nue la forme môme de sa pensée. Il a la passion de son art, mais
chez lui le. virtuose égare parfois dans ses entraînements le sens
et le goût de l'artiste.
Heureusement son adversaire lui fournit l'occasion de mani-
fester sa raison dominatrice autrement que par ces subtilités qui ne
sont guère qu'un amusement de l'esprit.
« Non seulement, lui dit Oaunilon, il ne suffit pas d'entendre
nommer Dieu pour en avoir l'idée, alors môme que vous l'appelez
l'être le plus grand qui se puisse concevoir, mais cette idée-là, je
ne vois nul moyen de l'acquérir. Car tout être m'est connu par son
genre ou par son espèce : or cet être qui est Dieu, je ne le connais
point lui-même, et je ne puis m'en faire une idée par comparaison
avec ses pareils puisqu'il est de telle sorte, dites-vous, que rien de
semblable ne peut être (-!). »
Ecoutez la réponse d'Anselme, et voyez de quelle lumière intense
il sait revêtir la vérité dès qu'il renonce à en poursuivre seulement
les apparences.
« Il est évident, affirme-t-il, que lefaitvous donne tort. »
« Tout bien inférieur est semblable à un bien plus grand dans la
mesure môme où il est bien. IL est manifeste pour tout esprit qui
raisonne, qu'en s'élevant des biens moindres aux plus grands qui
nous fournissent à leur tour l'idée d'un plus grand, nous avons la
faculté de concevoir un être tel que rien de plus grand ne se puisse
imaginer. Quel est celui par exemple qui ne pourra suivre ce rai-
sonnement : S'il est une perfection en toute chose qui commence
et finit, bien plus parfaite sera cette antre qui commence, il est
vrai, maisnefinira point? Et si cette dernière est plus parfaite-, bien
supérieure sera celle qui n'a ni commencement ni fin, alors môme
qu'elle va du passé à l'avenir en passant par le présent— qu'elle
existe ou non. — Mais plus grande encore sera celle qui n'aura ni
mouvement ni changement. Un tel être ne peut-il se concevoir? En
peut-on imaginer un plus grand? N'est-il pas du moins de ceux
qui peuvent nous donner l'idée de l'être le plus grand qui se puisse

(1) Liberpro insipiente, $ i.


336 11IÎVUE THOMISTE

imaginer ? — On peut donc arriver à se faire une idée de l'être le


plus grand qui se puisse concevoir et il est ainsi facile de réfuter
l'insensé qui ne reconnaît pas l'autorité des Ecritures, »
On ne saurait mieux exposer le procédé d'analogie qui joue un
si grand rôle dans nos connaissances humaines. — Sans doute je
ne puis avoir une idée directe et toute positive de Dieu. — sur-
tout si j'ignore encore qu'il existe, — qui me soit foui'nie par la réa-
lité même qu'elle repi'ésente. Mais ne puis-je le concevoir en me
reportant aux êtres que j'observe, et en supprimant les imperfec-
tions qu'ils renferment ? ne suffit-il pas que j'imagine un être qui
n'aurait aucune des infirmités ou des limites de tous les autres
pour qu'il soit le plus grand qui se puisse concevoir ?
Le moine de Marmoutiers a raison, sans doute, quand il dit que
« cette réalité qui est Dieu je ne la connais point elle-même, et
que je ne saurais m'en faire une idée par comparaison avec ses
pareilles puisqu'elle est de telle sorte que rien de semblable ne
peut être. » — Que peut-il y avoir de commun entre sa nature et
celles qui m'entourent, puisqu'il est si fort au-dessus d'elles? Sa
transcendance même le met en dehors de tous les genres et de
toutes les espèces qui morcellent et se partagent la perfection du
monde.
Mais n'est-ce pas trop ignorer qn'à défaut d'une idée directe et
positive, on en peut acquérir une indirecte et négative, prise non
pas de la similitude, mais du plus ou moins d'analogie que l'objet
qui me la fournit peut avoir avec celui qu'elle me représente ? (1)
Cet être, Je plus grand qui se puisse concevoir, ne puis-je, par
exemple, imaginer de lui qu'il est comme je perçois de tous les
autres qu'ils sont? Celte ressemblance qui les rapproche ne saurait
cependant les confondre ni les égaliser même en ce point. Car s'il
est, eet Incompréhensible, je pressens bien que ce doit être d'une
manière absolument supérieure et incommunicable, et que cette
perfection qui paraît le rapprocher de tous le laisse encore à part de
tout le reste.
On peut donc acquérir ainsi et dans cette mesure une certaine idée

(1) I p. q. 36, art. 3, o. Aliquid cognoscitur 3 ter... alio modo, per proesentiam suoe simi-
litudinem in potentia cognoseiliva... Tertio modo per hoc quod similitudo rei cognitoenon
accipitur immédiate ab ipsa re cognita sed a re aliqua in qua résultat.
L'ARGUMENT J)E SAINT ANSELME 337

de l'être le plus grand (pu se puisse concevoir, bien qu'il ne suffise pas
de l'entendre nommer.
Mais quelle peut être, dans le cas où nous sommes la nature et
la portée d'une pareille idée ?
j Cet être à part, est-ce vraiment lui que je connais, son essence
ï même que je perçois ? Le concept que j'en puis avoir n'est qu'une
î image effacée, faite d'éléments étrangers, empruntés à des réalités
I « qui offrent avec lui plus de différence que de ressemblance » (1).
S Cette image amoindrie, aux traits d'ébauche, je ne puis l'acqué-
! rir que par des moyens compliqués parmi lesquels l'élimination
I tient -sinon la première, du moins la plus large place. Aussi
saint Thomas enseigne-l-il que les substances immatérielles
ne se trouvent point par elles-mêmes dans le champ de nos
connaissances. Ce n'est que par comparaison que nous en pou-
vons dire quelque chose, et ce que nous savons d'elles, c'est
surtout ce qu'elles ne sont pas... (2)
Or cette aperception lointaine et par reflets que j'ai de cet être
que vous nommez Dieu, m'exprime-t-elle du moins une réalité? —
Mais! j'ignore encore s'il existe! — Elle ne fait que me déterminer
le sens qui s'attache à ce mot qui désigne, me dit-on,l'être le plus
grand qui se puisse concevoir. Pour saisir cette définition, j'ai dû
faire appel aux idées que j'ai pu acquérir par l'étude des réalités
qui tombent sous mon observation.
Mais quand j'explique la signification d'un mot par les élé-
ments intellectuels que j'ai déjà dans l'esprit, je ne saurais con-
clure de celte définition même à une réalité extérieure corres-
pondant à l'idée que je m'en forme ainsi. Si je sais déjà que
nulle idée ne se peut trouver dans mon intelligence qui ne pro-
vienne du dehors, je puis bien me rendre compte qu'il y a des
réalités représentées par chacun des concepts simples que j'ai
dans mon entendement. Mais quand je les combine entre eux, je
ne puis rien préjuger sur la réalité objective de l'assemblage que
j'en fais.

(1) Intcr creatorem et croaturam non potest tanta similitudo nolari quam inter eos major
sit dissimilitudo notanda. Concil. Later.
(2) De anima. Q. unica. Art. 17,-o. — « Per eiïectus déficientes devenimus in causas
excellentes ut cognoscamus de eis tantuin quia sunt; et dum cognoscimus quia sunt causoe
excellentes, scimus de eis quia non sunt taies quales sunt earum ei'f'ectus ; et hoc est scire
de eis magis quid non sunt quam quid sunt v
: V".

3;j8 HKVl'E TIIOMISTIC

Pour conclure à la réalité, il faut de nouveau prendre pied


dans la réalité. Toute autre voie n'a d'issue que sur les pays
bleus de la chimère et du rêve.
Saint Anselme lui-môme ne répudierait pas ces principes.
Mais il nous dirait que l'être dont il s'agit est tellement au-
dessus de tous les autres que sa connaissance échappe par là
même aux lois communes de notre esprit. — Ecoulons-le: De
cette idée comment va-l il nous démontrer que l'être qu'elle me
représente existe réellement?
« Un être tel qu'on n'en peut concevoir un plus grand ne peut
pas exister seulement dans l'intelligence. Car s'il existe seule-
ment dans l'intelligence, on peut s'en représenter un autre qui
existerait dans l'intelligence et en réalité ce qui est plus grand.
Si donc cet être existe dans l'intelligence seule, l'être le plus
grand qui se puisse concevoir n'est pas l'être le plus grand qui
se puisse concevoir. II faut donc admettre qu'il existe en réa-
lité^). » -
Soit. Mais s'il en est ainsi, vous ne sauriez me démontrer
l'existence de Dieu.

III

LE SYLLOGISME D ANSELME NE SACRAIT El'IUC UNE VRAIK DEMONSTRATION

Toute démonstration, chacun le sait trop pour que nous nous


permettions d'insister ici, va du connu à l'inconnu en vertu d'un
lien nécessaire qui les unit. Or, dans cette argumentation, l'un
ou l'autre de ces éléments fait, défaut.
En effet, l'être le plus grand qui se puisse concevoir n'est pas
le plus grand qui se puisse concevoir s'il n'existe pas, nous dit-
on. Son existence entre donc nécessairement dans l'idée que j'ai
de lui. Dès que je conçois cet être, je sais donc qu'il existe.
Sinon je n'aurais pas l'idée de l'être le plus grand qui se puisse
concevoir. Et alors, que reste-t-il à me démontrer. Toute
démonstration est inutile. Il n'y a pas d'inconnu (2).
(1) Proslog., cli. n.
(2) C'est par là. nous le verrons dans une prochaine étude, que le raisonnement appa-
rent d'Anselme implique que cette proposition : Dien existe, est une proposition de science
immédiate, connue par elle-même.
1
i ' s

l'aHGIJMKNT DE SAINT ANSELME


' 3.3'J

Si vous prétendez que je ne sais encore qu'il existe, je ne le


conçois plus, je n'ai pas l'idée de cet être le plus grand qui se
puisse concevoir, et si je n'ai pas cette idée comment pouvez-
vous y faire appel pour me prouver l'existence de cet être même
que je ne conçois point. Toute démonstration est impossible. Il n'y
a pas de principe à moi connu.
Ou bien, si je puis me représenter cet être le plus grand qui se
puisse imaginer sans comprendre qu'il existe, c'est donc qu'il
n'est pas nécessaire de comprendre qu'il existe pour se le repré-
senter. El s'il n'est pas nécessaire qu'il existe pour le concevoir,
comment pouvez-vous conclure nécessairement qu'il existe à
raison même de l'idée que j'ai de lui? Où est le lien entre le prin-
cipe et la conclusion.
Cette réfutation préalable et ad hominem est touchée par le
bon moine de Marmouliers dans cette réflexion : « Je ne puis
me représenter cet être qu'en connaissant, qu'il existe : mais s'il
en est ainsi, il n'y aura pas un instant où j'aurai cet être dans
l'intelligence et un second où je connaîtrai qu'il existe en réa-
lité (1). »
TJans le Proslogion, saint Anselme a pressenti cette difficulté:
« Comment l'insensé a-t-il pu dire ce qu'il n'a pu penser? C'est
qu'il y a penser et penser. Autre, en effet, est la manière de
penser une chose en pensant simplement le mot qui la désigne,
autre, la manière de penser cette même chose en comprenant
cette chose elle-même(2).
Sans doute, mais jusqu'ici je ne connais de Dieu que son
nom et l'explication de son nom. C'est toute l'idée que j'en ai.
Je ne pense pas cette chose elle-même que serait Dieu. J'ignore
encore, s'il est une réalité puisque vous entreprenez de me
démontrer qu'il existe.
Dans sa défense, aiguillonné par l'objection de l'adversaire, il
semble admettre cette hypothèse qu'on peut se représenter d'une
certaine manière l'être le plus grand qui se puisse concevoir
sans comprendre qu'il existe. — «Si l'insensé nie son existence
parce qu'il ne comprend pas tout à fait ce dont on lui parle, ne
sera-t-il pas plus facile de lui prouver l'existence de ce qu'il
(1) Liber pro insipiente, n" 2.
(2) Proslogion, oli. iv.
'MO IÎTÏVUE THOMISTE

comprend dans une certaine mesure que L'existence de ce qu'il


ne comprend en aucune manière (4)? »
La question est de savoir si cet être, le plus grand qui se
puisse concevoir, peut être compris avec cette mesure, Si vrai-
ment je conçois cet être en niant son existence, je maintiens
que son existence n'entre pas nécessairement dans l'idée que j'ai
de lui; si, le comprenant ainsi, je ne le comprends pas tout à
fait, je ne le comprends pas du tout. Je puis avoir dans l'esprit
une idée quelconque; ce ne peut être que par une déception de
ma pensée que je puis croire qu'elle me représente l'être le
plus grand qui se puisse concevoir. S'il est de l'essence de cet
être d'exister, je ne puis nier son existence qu'en niant son
essence môme. Il est manifeste que je ne saurais en avoir l'idée
en niant son essence. Le concept que j'en puis avoir n'est qu'une
illusion ou fantaisie de mon esprit; et l'illusion ne peut pro-
duire que l'illusion.
Nous demandons au lecteur la permission d'entrer ici dans
quelques développements.
Notre esprit, nous le savons, doit subir la tyrannie des ser-
vices qu'il réclame et dont il ne peut se passer. Il est rivé aux
sens : il ne peut atteindre la perfection fondamentale et substan-
tielle des choses que par les phénomènes accessibles à la sen-
sation. Or, les phénomènes d'une même substance sont mul-
tiples, multiples par conséquent les idées que l'intelligence en
acquiert et dont la totalité seule pourra lui faire connaître l'unité
substantielle dont ils dérivent.
Dès lors nous pouvons supposer un état où '.'esprit n'a pas
encore assemblé tous les éléments de sa pensée, v»ù il ne saurait
par conséquent en faire le total définitif. Dans quels rapports se
trouvera-t-il vis-à-vis de cet être dont l'indivisible unité ne peut
avoir sa correspondance parfaite que dans la collation intégrale
de toutes les idées qui le représentent. — L'idée qu'il se fait de
lui, est-elle fausse ou est-elle vraie?
Oui et non, suivant qu'il oublie ou qu'il reconnaît son insuf-
fisance relativement à l'expression adéquate de la vérité. C'est
avec le jugement porté sur l'acquisition qu'il vient de faire que

(1) Liber contra Gaunilonem, cli. vu.


L'AKGUMEKT ])E SAINT ANSELME 341

commencera pour lui'la vérité ou l'erreur. Prenons un exemple :


Les philosophes définissent l'homme : un animal raisonnable.
Ce sont là deux idées bien distinctes et qui peuvent être consi-
dérées séparément. Puis-je les désunir dès qu'il s'agit de
l'homme? Quand je dis seulement: l'homme est un animal,
ma pensée est-elle fausse? Non, si je me rends compte de son
insuffisance à me dire ce tout indivisible qu'est l'homme. Oui,
si je prétends enfermer son essence entière en ce seul concept:
car je nie parla môme qu'il soit raisonnable. Ces notions bien
distinctes, je les puis évoquer séparément, mais je ne saurais
porter cette division dans l'être même qu'elles exprimenl. Dans
la réalité, ces deux perfections se confondent en une indivisible
unité (1).
Ainsi en est-il de la notion que nous pouvons avoir de Dieu,
de quelque nom qu'il nous plaise de le nommer. Nous ne sau-
rions nous faire de lui une idée simple qui nous le représente
tout entier et comme d'un seul bloc. Nous sommes impuissants à
définir sa nature dans sa simplicité même. Il nous faut faire,
appel à la multiplicité des idées que nous avons acquises des
êtres inférieurs et les additionner sans mesure comme dans ce
cri du poète :
II est, II est, Il est, Il estopei-dâment.
Or, ces idées multiples, devrai-je les avoir toutes à la fois pré-
sentes à l'esprit, comme groupées sous un seul regard, dès que je
voudrai me représenter cet être incomparable, sous peine de

manquer à la vérité? Mon intelligence est-elle seulement capable
de cet effort et de cette ampleur de vision? Sa loi n'est-elle pas de
développer peu à peu la vérité comme se déroulaient les volumes
antiques? Il lui suffira de ne la point mettre tout entière en
chaque tour du rouleau, de ne pas considérer la limite de cha-
cune de ses idées comme la limite même de l'être dont elles lui
parlent toutes ensemble. Mais ce serait le méconnaître assuré-
ment que de l'enserrer dans 1 imperfection même de son esprit,,
el Aa mer de lui qu'il soit plus grand que chacun de ces con-
cepts. Je puis avoir l'idée de Dieu sans penser à sa bonté. Je ne
vois pas de lui tout ce qu'il est; mais, le voyant ainsi, je vois

(1) Oajetanus. De Pruidicabilibus Porphgrii : De génère.


3-12 KKVUIÎ ÏHOMISÏK

que je vois: ma vue, pour manquer d'étendue,ne saurai!


bi'e)i ce
être taxée d'inexactitude Mais je ne saurais vraiment me le
représenter en niant qu'il soit bon. Dès lors je cesse de le con-
cevoir (1).
Pareillement, s'il entre nécessairement dans l'idée que je me
forme de lui, qu'il existe réellement, je pourrai me le représenter
sans penser à son existence, mais je cesserai de le concevoir dès
que je nierai qu'il existe.
Or n'est-ce pas là précisément le cas de l'insensé. Il ne, saurait
donc avoir l'idée de Dieu, l'idée de l'être le plus grand qui se
puisse concevoir, et dès lors impossible de partir de ce principe
pour lui démontrer qu'il existe.

Assurément il y a une réponse à faire à celle objection, une


réponse qu'Anselme n'a jamais faite. Oui, je ne saurais avoir
l'idée de l'être Je plus grand qui se puisse imaginer, sans com-
prendre au moins implicitement Vidée d'existence; je. ne puis du
moins l'exclure. Il me faut le concevoir comme un être auquel
il est essentiel d'exister, par conséquent, s'il existe, ca ne peut
être que par lui-même el nécessairement. Mais existe-t-il en réa-
lité? Cette vérité n'est-elle point encore à démontrer, bien dis-
tincte de celle que j'ai dans l'esprit? — C'est, ce que n'a pas suf-
fi sain mont considéré l'adversaire de Gaunilon.
Voilà donc le chemin que nous avons parcouru:
1" Nous avons, ou du moins nous pouvons acquérir une
certaine idée de cet être, le plus grand qui se puisse conce-
voir.
2° Nousvenons de définir tout ce qui dérive de cette idée,
non par démonstration, mais par la seule analyse de ce qu'elle
est elle-même. Le concept que j'ai de cet être éminent en-
ferme l'idée de son existence : elle nous fournit donc cette
notion : s'il existe, ce ne peut être que par son essence
même.

(1) « lia sunt a ratioue riistincta non seinper possunt eogilari afj invicem séparai»
qiiffi
esse qnamvis scpai'atim cogitari possenl. Quamvis vis onini Deus cogitari possit sine hoc
quod ejns bonitas cogitetur, non tamen potest cogitari quod sit Deus et non sit bonus. Un-
de lient in i>eo distinguant)!!' quod est et essa rationc; non tamen soquitur quod pôssii
Cogitari non esse. » S. Tir., De Veriiate. q. x,a. 12, ad 9m.
l'argument de SAINT AXSKLMK 'ii'S

Mais existe-l-il en réalité? C'est une question toute nouvelle


qui se pose? Cette question, l'idée que j'ai de cet être peut-
elle suffire à la résoudre? Nous louchons, à la troisième diffi-
culté soulevée par Gaunilon. L'argument ne conclut pas.

IV

L AKlîlî.MKNT D AXSEJ.ME .NE CONÇU,"!' J'AS

« Que cet être est non seulement dans l'intelligence, dit


l'avocat de l'insensé, mais qu'il existe nécessairement en réa-
lité, on me le démontre par celte raison que, s'il n'existe pas
réellement, tout ce qui est, en réalité, sera plus grand que lui.
et il ne serait pas, dès lors, l'être le plus grand, de tous. »
Mais, à supposer que je conçoive cet êlre le plus grand de
tous et que je l'aie dans l'esprit, « comme vous ne pouvez
conclure de là qu'il existe aussi en réalité, je ne reconnaîtrai
son existence que si vous l'établissez par un argument sans
réplique (1) ».
Ici saint Anselme reproche, à juste litre, à son adversaire
de confondre deux notions distinctes et de diminuer ainsi la
portée de son raisonnement.
L'être le plus grand de toits n'est pas nécessairement l'être
le plus grand qui se puisse concevoir. Eu second lieu, Je
prieur du Bec ne conclut point que cet être existe, parce que,
s'il n'existait pas, tous les êtres existants seraient plus grands
que lui, ce qui est plus que discutable. Mais parce qu'il ne
serait pas, lui, le plus grand qui se puisse imaginer (2).
Anselme relève la méprise de Gaunilon avec un peu d'hu-
(1) Liber pro insipiente, n" ïi.
(2) Le P. Kagey, proie à saint Anselme une repartie que nous croyons inexacte.
Celui-ci reprocherait à Gaunilon de substituer Vctre. le pins grand possible à Vôtre
le plus grand çpti se puisse concevoir. La, différence est iliflieile à saisir. Graunilon
ne dit pas « Vctre le plus grand possible, mais l'être le plus g?'and de tous », et
saint Anselme ne lui reproche pas autre chose. Le V. Jla.gey reconnaît lui-
même, p. 27 et 28, et à, bon droit, que ce qui est possible, c'est précisément ce
qui peut se concevoir, et que ne le point comprendre, « c'est ignorer le premier
élément de la philosophie.» La logique, comme l'érudition du P. Kagey s'est donc
,
laissé mettre en défaut sur ce point. ' Nous n'aurions pas relevé sa méprise si, par
mégarde, il ne blessait saint Anselme lui-même avec l'arme destinée à le défendre.
344 REVUE THOMISTE

meur. C'est injustement,. lui dit-ii, que vous m'avez reproché


'

des paroles que je n'ai point dites et qui diffèrent absolument


des miennes : « Injuste me reprehendisti dixisse quod non dixi
qunm tantum différât ab eo quod dixi. »
Mais la rectilicalion de l'auteur ne suffit pas à faire bouclier
à son argument, La difficulté soulevée par Gaunilon ne dépend
pas de cette confusion involontaire, mais réelle. De ce que j'ai
dans l'esprit — non pas l'être le plus grand de tous — mais,
l'être le plus grand qui se puisse concevoir, vous ne pouvez
établir que cet être existe en réalité.
Voici le raisonnement dans sa forme primitive :
« Ce qui est tel que rien de plus grand ne se puisse
concevoir ne saurait être dans l'intelligence seulement. Car
s'il est seulement dans mon esprit, je puis imaginer qu'il
.
existe aussi en réalité, ce qui est plus grand. Si ce qui est
tel qu'on ne peut se représenter rien de plus grand existe
seulement dans l'intelligence, cet être même, le plus grand qui
se puisse concevoir, n'est donc pas le plus grand qui se puisse
concevoir. » —Rien de plus juste.
« Donc,
il existe en réalité! (1) » — Non !
Donc, je dois le concevoir comme existant.
L'être le plus grand qui puisse être en réalité ne serait pas
l'être le plus grand qui puisse être en réalité s'il n'existait pas
en réalité. De même, l'être le plus grand qui se puisse concevoir
ne serait pas l'être le plus grand qui se puisse concevoir, s'il
n'était pas conçu, comme existant; mais il suffit que je le con-
çoive existant pour qu'il soit vraiment l'être Je plus grand qui
se puisse concevoir, bien que de fait il n'existât point; de
même que l'être le plus grand qui puisse être en réalité, s'il
existe réellement sera toujours le plus grand qui puisse être
alors même que je le concevrais comme n'existant pas. Nos
pauvres concepts humains n'ont pas l'empire de l'être. Ils ne
sauraient produire un atome comme ils sont impuissants à Je
détruire: ils ne sont pas créateurs. Seule, la science de Dieu
peut épandre en dehors de lui cliaque perfection qu'il con-
çoit.

(1) Proslogion, ch. il.


L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 345
_

Il faut le saint Docteur, sous l'aiguillon de cette diffiT


voit*
culte, développer les merveilleuses ressources de sa dialec-
tique !
Gaunilon a peine à pénétrer dans cette idée nouvelle pour
.lui; il no peut la saisir et l'étreindre. Parfois, nous l'avons vu,
ses coups portent un peu au hasard. Il est surpris par ce
qu'elle a d'insolite, et c'est cet instinct de droiture surtout
qui est la note de son esprit, qui lui fait pressentir ce qu'elle
a de particulièrement captieux.
Pour Anselme, au contraire, cette idée est la moelle même
de son intelligence. Tout son labour solitaire a germé dans
l'effort 'et s'épanouit à l'aise dans cette mêlée d'opinions. La
discussion lui permet de donner sa mesure; sa pensée s'éclaire,
se précise, se condense : on dirait, qu'elle se ramasse sur elle-
même comme un athlète, puis semble bondir, souple, nerveuse,
prête à tous les assauts et, ce qui n'a jamais desservi dans
la lutte, confiante en sa force avec une foi de martyr dans
l'apparente vérité de sa cause.
Mais l'arme qu'il manie peut bien lui servir à tenir son
adversaire en respect ; si bon tireur qu'il soit, elle ne saurait
faire.de blessure profonde: elle a perdu sa pointe. De tous
les arguments apportés par la défense, aucun qui ne se heurte
à la difficulté déjà signalée : ils ne concluent pas.
Tout ce que vous pouvez affirmer, lui objecte-t-on, c'est que
je conçois cet être existant.
— « Et moi, je dis avec certitude, riposte-t-il aussitôt: Si
seulement l'on peut concevoir qu'il existe, il est nécessaire
qu'il existe.
« En effet, cet être le plus grand qui se puisse imaginer,
on ne peut que le concevoir existant sans commencement. »
— C'est vrai!
« Or, tout ce qu'on peut se représenter existant, s'il n'existe pas,
on peut le concevoir comme ayant un commencement »???
« L'être le plus grand qui se puisse concevoir, on ne peut donc
se le représenter existant sans qu'il existe (1). »
Avant d'accepter pareille conclusion, examinons de plus près la

(1) Liber apologeticus contra Gaunilonem, cap. j.

REVUE T1IOJÎISTE. — 3e ANNÉE.


— 23.
346 ' REVUE THOMISTE

mineure de ce raisonnement : « Tout ce qu'on peut se représenter


existant et qui n'existe pas, on peut le concevoir comme ayant un
commencement. » Oui ! si n'existant pas', il peut lui arriver d'exister.
Mais l'être dont vous me parlez, le plus grand qui se puisse conce-
voir, peut-il réaliser cette condition?
Il est bien certain, comme Arous l'affirmez, qu'il ne peut avoir
de commencement. Et... s'il n'existe pas, comme le prétend l'in-
sensé? J'en conclurai seulement qu'il n'existera jamais! Car s'il
lui arrivait d'exister, il aurait un commencement, il ne serait plus
l'être le plus grand qui se puisse concevoir, car ce fait de com-
mencer d'être servirait à établir qu'il n'a pas son existence de lui-
même. Et s'il existe? j'en conclurai qu'il existe depuis toujours;
car il ne peut avoir de commencement.
Or entre ces deux alternatives : Il existe depuis toujours ou il
n'exislerajamais, qui décidera mon choix? Celui qui tranchera la
question s'il existe ou s'il n'existe pas.
Comme on le peut voir, le disciple de Lanfranc revêt sa pensée
de formes complexes. Sans vouloir faire injure à son génie, nous
pouvons dire que c'est la manière préférée des sophistes, l'argu-
mentation pleine d'embûches des propositions modales compli-
quées des hypothétiques.
Et le saint docteur n'en a pas encore fini avec ses passes de lo-
gique. C'est même déplus en plus fort, et de plus en plus fort dans
l'inconséquence. Nous nous contenterons de rectifier ses raisonne-
ments d'après les réfutations que nous avons données.
« Bien plus, continue-t-il, parmi ceux qui nient ou mettent en
doute l'existence de cet être le plus grand qui se puisse concevoir,
il n'est personne pour nier ou mettre en doute que s'il existait il
ne pourrait pas ne pas exister non seulement en esprit, mais en réalité.
Autrement il ne serait pas l'être le plus grand qui se puisse con-
cevoir.
Mais tout être qui se peut imaginer et qui n'existe pas, s'il existait
pourrait ne pas être soit dans l'esprit, soit en réalité. Par consé-
quent, si seulement on peut se représenter cet être, il ne peut pas
ne pas exister (\).
Ramenons cet argument à une forme plus concise : l'Être le plus

(i) Liber apolog. contra Gaunilunem, ch I.


L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 347

grand qui se puisse concevoir, s'il existait, ne pourrait pas ne pas


être.
Or tout ce qu'on peut imaginer et qui n'existe pas, s'il existait
pourrait ne pas être.
Donc dire que l'être le plus grand qui se puisse imaginer
n'existe pas, c'est dire que s'il existait : 1° il pourrait ne pas être*
2" il ne pourrait pas ne pas être — ce qui est une contradiction
manifeste. On ne peut donc dire qu'il n'existe pas.
Etudions ce raisonnement en détail.
L'Etre le plus grand qui se puisse concevoir, s'il existait ne pour-
rait pas ne pas être. Oui! Car il ne peut exister qu'essentiellement
par lui-même et de lui-même. De même que s'il n'existe pas,
nous l'avons dit, il n'existera jamais, puisqu'il ne peut exister
par un autre. Son absolutisme ne s'accommode point de cette
dépendance : sa grandeur même veut qu'il soit irréalisable et
improductible.
— Or tout être qui se peut imaginer et qui n'existe pas, s'il exis-
tait pourrait ne pas être... ???
Tout être qui se peut imaginer, dites-vous? Oui, tous! à l'ex-
ception toutefois de cet être exceptionnel dont il s'agit.
Tout être que j'imagine et qui n'existe pas, s'il existait pour-
rait ne pas être, si je le conçois tel que s'il existe, il aurait pu
cependant ne pas exister, et que s'il n'existe pas il ne répugne
cependant pas à recevoir l'être qui lui manque. Un tel être aurait
pu ne pas être s'il existait, de même qu'il pourrait être s'il n'exis-
tait pas.
Est-ce ainsi que je me représente l'Etre le plus grand qui se
puisse concevoir? J'ignore s'il existe ou s'il n'existe pas. Mais je
connais les lois de sa nature telle que je la conçois. Je sais que
s'il existe, il ne peut pas ne pas être; — que s'il n'existe pas, il ne
sera jamais. Est-ce de lui par conséquent que l'on peut dire : Cet
être qui n'existe pas, s'il existait pourrait ne pas être? Lui seul
est en dehors et au-dessus de cette loi. De lui se vérifie le mot de
Pascal (1) : « L'éternel est toujours s'il est une fois ». Comme
aussi, il n'est jamais, une foisdonné qu'il n'est pas. On ne saurait
donc conclure par la contradictoire Cet être, s'il existait, à la fois

(1) Pensées. Ed. Havet, art. XXV, p. 89. ' "


348 REVUE THOMISTE

ne pourrait pas ne pas être et il pourrait ne pas être. Le second


membre de la contradiction s'applique à tout autre qu'à Lui. Je
ne suis donc pas tenu d'admettre la conséquence de cette impos-
sibilité prétendue. Je puis très bien concevoir cet être, sans être
convaincu qu'il existe.
Mais, continue saint Anselme, si vous supposez qu'il n'existe
pas, alors que vous vous le représentez, voyez ce qui s'en suit :
« Tout ce qu'on peut imaginer et qui n'existe pas ne serait pas
s'il existait, l'être le plus grand qui se puisse concevoir. Cela re-
vient à dire que l'être le plus grand qui se puisse concevoir ne
serait pas l'être le plus grand qui se puisse concevoir. Ce qui est
par trop absurde : Quod nimis est absurdumf (1) »
Toujours la même équivoque!
Tout ce qu'on peut imaginer et qui n'existe pas ne serait pas,
s'il existait, l'être le plus grand qui se puisse concevoir. Oui, si
j'imagine que, n'existant pas, il ne répugne pas à être réalisé et
que, s'il existe, ce n'est que d'une existence d'emprunt. Un tel
être assurément n'est point le plus grand qui se puisse concevoir.
Car on en peut imaginer un autre qui, s'il n'existe pas, ne peut
cependant recevoir l'être, et qui, s'il existe, ne le doit qu'à lui et
ne le tient que de lui. Celui-ci serait infiniment plus grand, el
le plus grand qui se puisse imaginer. Et il suffit que je le conçoive
pour qu'il soit le plus grand qui se puisse concevoir.
Nous touchons ici à une des faiblesses de ce raisonnement.
Quel est le grand grief relevé par Anselme contre Gaunilon? —
C'est d'appliquer à cet être à part la loi commune des êtres infé-
rieurs, de juger de lui comme de tous les autres, de ne pas se
rendre compte suffisamment des conditions particulières qui le
mettent au-dessus d'eux tous.
Or est ce que ce reproche ne se retourne pas contre lui ? Que
fait-il autre chose dans les syllogismes que nous venons de démêler
que de lui appliquer des conditions qui sont la loi des êtres contin-
gents et auxquelles il ne saurait être soumis?
Cependant, cette objection que nous venons d'élever, la perspi-
cacité d'Anselme l'a prévue. Il se l'est faite tacitement et il a es-
sayé d'y parer.
(1) Liber apolog., ch. i.
L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 349

Vous ne sauriez admettre, nous dit-il, que cet être, s'il n'existe
pas, n'existera jamais.
« Ce qui n'existe pas partouf.et toujours, alors même qu'il existe
à un moment et dans un lieu déterminés, je puis me le représenter
comme n'existant nulle part ni jamais, comme dans l'endroit et le
temps où il n'existe pas. Car ce qui hier n'était pas et existe au-
jourd'hui, je puis concevoir qu'il n'existe jamais, comme au jour
qui précédait son existence. Ce qui n'est pas dans un lieu bien
qu'il soit dans un autre, je puis imaginer qu'il n'est nulle part
comme dans le lieu où il ne se trouve point.
« Pareillement un être dont quelques parties n'occupent pas le
même point du temps et de l'espace où se trouvent les autres, je
puis concevoir que toutes ses parties — et par conséquent le tout
— ne sont nulle part ni en aucun temps.
« Si l'on dit que le temps est toujours, que le monde est partout,
le temps n'est cependant pas tout entier toujours ni le monde tout
entier partout. Et comme certaines parties du temps n'existent pas
au moment où d'autres existent, je puis concevoir qu'elles n'ex-
istent jamais. Comme aussi certaines parties du monde n'occupent
point le même lieu que d'autres, je puis supposer qu'elles ne sont
nulle part.
« De plus, ce qui est constitué de parties, peut être décomposé
par la pensée et on peut se le représenter comme n'existant pas.
« Tout être qui n'est pas tout entier en un lieu et eh un temps, je
puis donc me le représenter comme n'existantpas alors même qu'il
existe.
« Mais l'être le plus grand qui se puisse concevoir s'il existe je ne
puis imaginer qu'il n'existe pas : car alors, s'il existe, il n'est plus
l'être le plus grand qui se puisse concevoir, ce qui est une contra-
diction. »
Jusqu'ici aucune assertion qui ne soit de la plus rigoureuse ex-
actitude. Mais entendez la conclusion :
« Il n'y a donc aucun lieu ni aucun temps où il ne soit tout en-
tier : Il est tout entier et partout et toujours (1) ! »
Oui ! s'il existe !

Qui m'assurera de la vérification de cette hypothèse ?

(1) Contra Gaunilonem, ch. i.


350 REVUE TIIOMISTK

Rétablissons l'argument dans sa formule complète pour en mieux


découvrir le défau+ :
Cet Être, on ne peut concevoir qu'il n'existe pas dans un lieu ou
à un moment donnés, s'il existe.
Or il existe.
Donc il ne saurait y avoir un temps ou un lieu où il ne soit pas:
il existe tout entier j>artout et toujours.
Saint Anselme a sous-entendu la»?mewédanssonraisonnement.
Il suffit de la prouver pour avoir le droit de conclure comme il le
fait. Mais cette petite proposition si habilement négligée, c'est
toute la question qui se pose sans cesse, implacable, à chaque dé-
tour de son argumentation :
Existe t-il ???
Le lecteur a pu en juger, nous en venons toujours à l'argument
primitif et au vice de forme que nous avons signalé : 11 est plus
grand d'être en réalité que d'être dans l'intelligence seule. Par
conséquent l'être Je plus grand qui se puisse concevoir ne peut
être dans l'intelligence seule, il doit être aussi en réalité.
Ici, comme toujours, ce qui peut séduire l'esprit et lui donner
l'illusion de lavérité, c'estla confusion même des termes.
Dès que nous parlons d'existence idéale, d'exister dans l'intelli-
gence, nous nous trouvons immédiatement en présence d'une équi-
voque. Ces mots peuvent signifier l'état d'un être dans mon esprit
à raison même de l'idée que j'en ai. De cette façon tout ce que
je connais ou imagine est dans mon intelligence soit que je me le
représente existant, soit que je ne prête nulle attention à son ac-
tualité.
Ou bien je puis vouloir dire que je mereprésente cetêtre comme
existant, que son existence même entre dans l'idée que j'en ai, fait
partie de son essence, qu'il existe ou non en dehors de ma pensée.
Cette existence que je lui attribue dans mon esprit peut être dite
idéale pour la distinguer de celle qu'il a en réalité.
Or il est vrai de dire que cet être le plus grand qui se puisse con-
cevoir, ne peut être dans l'intelligence seule, suivant le premier
sens que nous avons donné. Pour avoir de lui une idée complète il
me faut comprendre son existence dans le concept que je me forme
de lui ; mais je ne sais pas pour cela s'il existe réellement. Et s'il
existe réellement, vous ne pouvez dire que cet être est de ce fait
5 1
Jf '

L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 351

plus grand que celui que je conçois, car il n'a rien de plus que ce
que je lui attribue dans ma pensée.
Là est la grande confusion qui met le trouble dans l'esprit et les
déductions d'Anselme. Il semble que pour lui, dès qu'il s'agit de
cet être sans rival, le concept môme de son existence et le fait de.
son existence soient identiques. Il concluera indifféremment : Si
j'ai l'idée'de cet être, il est nécessaire que je me le représente exis-
tant et il est nécessaire qu'il existe. « Il est évident, dira-t-il, que
ni il ne manque d'existence, ni il ne peut en manquer ni ne peut
être conçu comme en manquant (1) .»
Et encore: « Tout ce qui a un commencement et une lin,
tout ce qui est composé rie parties, tout ce qui n'est pas tout
entier partout et toujours, je puis me le représenter comme
n'existant pas. Mais cet être, qui, dans l'idée que je me forme
de lui, n'a ni commencement ni fin, qui n'est point composé
de parties, qui est tout à la fois et partout et toujours, je ne
puis imaginer qu'il n'existe pas (2). »
Cette conclusion est rigoureuse, mais nous avons le droit de
nous récrier dès qu'Anselme prétend connaître par là même
qu'il existe en réalité.
Il oublie, dès qu'il s'agit de cet Être incomparable, la dis-
tinction qu'il a faite lui-même entre « deux actes de l'intelli-
gence : imaginer et connaître. » — « Dès qu'une chose existe* je
ne puis connaître qu'elle ri'exisie pas. Ce serait précisément la
méconnaître. Mais je puis imaginer qu'elle n'existe pas, à l'ex-
ception, ajoute-t-il, de cet être souverain. »
Oui, puisque l'idée de son existence même entre dans la
représentation que j'ai de lui : c'est cette exception, et cette
exception seule qui le met à part et au-dessus de tous les
autres, dans la catégorie de mes idées. Tous les autres, je puis
me les représenter sans leur existence, qu'ils existent ou non.
Celui-là seul, je ne saurais le concevoir ainsi, qu'il existe ou
qu'il n'existe pas!
Mais suit-il de là que je connais qu'il existe? Non! Ce sont
là deux états d'esprit bien différents. Pour imaginer, l'esprit

(1) Contra Gaunilcnem, ch. v.


(2) U., ch. iv.
352 REVUE THOMISTE

n'a besoin que de s'isoler en quelque sorte au dedans de lui-


môme. Four connaître ce qui n'est pas lut, il doit sortir de sa
solitude pour entrer en relations avec le monde extérieur. Et
ce n'est pas par son imagination qu'il découvre la réalité,
c'est la réalité même qui doit l'arracher à son rêve pour le
tromper ou l'assouvir.
Tout ce qu'établit le raisonnement d'Anselme, c'est que
cet être, s'il existe, existe par soi. Il nous fait la description
de l'Hypothèse Dieu, mais cette grande Hypothèse est-elle une
réalité? Le Proslogion n'a pas su nous le démontrer.
Si vous insistez d'ailleurs, le P. Ragey ne fera aucune dif-
ficulté d'admettre « que cette démonstration est incomplète en
soi; mais elle est instituée par quelqu'un qui connaît cette
voie, qui l'a suivie, et qui, par elle, est arrivé lui-même là
où elle conduit (1) ».
Le savant défenseur d'Anselme nous le pardonnera. Ce sont
là phrases d'avocat dont la pensée flottante semble braver
l'écueil de la contradiction. Nous regrettons que le R. P. Ragey,
s'il le voit lui-même, n'ait pas eu l'inspiration ou Fobligeance
de nous apprendre ce que cet argument, a d'incomplet. Ce
point élucidé suffirait peut-être à mettre tout le monde d'ac-
cord.
Si cette voie est « incomplète», inachevée, il nous semble
qu'elle ne doit pas mener au but poursuivi ! Comment saint
Anselme, en la suivant, à-t-il pu y arriver lui-même? On lui
accordera, sans doute, les ailes du génie pour franchir les fos-
sés que son argument ne comble pas. Nous nous faisons un
devoir de les lui reconnaître ; n'oublions pas pourtant qu'un
raisonnement n'est pas un simple coup d'aile.
On aura beau nous dire que « plus l'intelligence humaine
est puissante, plus elle tend à se rapprocher de l'intelligence
angéliqùè en groupant dans un faisceau des idées qu'elle em-
brasse d'un seul regard ! » Oui assurément, répondrons-nous :
mais encore faut-il se tenir dans de justes limites. Il y a péril
à vouloir trop faire l'ange. Pascal, qui était un génie, lui aussi,
nous donne sur ce sujet des avis précieux qu'il accompagne

(1) L'Argument de saint Anselme, ch. xiv, p. 86.


L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 353

de vérités fort décourageantes pour toute tentative de ce genre


Saint Anselme d'ailleurs, nous lui devons cette justice, n'avait
nullement besoin de la leçon. Vouloir l'élever à ces hauteurs,
n'est-ce pas plutôt l'amoindrir ? Loin de chercher à rivaliser
avec les anges dans l'élaboration de cette preuve nouvelle, il
n'avait d'autre souci que de se rapprocher des humbles. Déjà
dans son Monologion, ne se proposait-il pas, nous dit-on, d'indi-
quer un moyen d'arriver à la connaissance de Dieu, de con-
naître son existence et ses attributs, quand même on les igno-
rerait complètement, qui est à la portée des esprits médiocres
eux-mêmes et, à son avis, le « plus aisé de tous (1) »? Mais
cette voie était encore trop compliquée (2) ; il a voulu en éta-
blir une plus facile et plus courte.
Il n'a eu d'autre prétention que de fournir une démons-
tration accessible aux moins angéliques, parmi les esprits, une
preuve populaire de la Vérité divine. Ne lui contestons pas, du
moins, à défaut du succès, cette noble ambition et ce pieux
tourment de sa pensée.
Essayer de la placer au-dessus des lois de la raison hu-
maine est un effort qui peut être généreux, mais n'en demeure
pas moins parfaitement inutile. Les lois de la raison sont les
mêmes pour tous les hommes, et le seul fait de s'en être af-
franchi suffit à la ruine de ce célèbre argument.
Cette critique n'a pas, sans doute, l'attrait de la nouveauté.
Ce n'est point une raison, croyons-nous, pour qu'elle manque
de justesse.
Saint Anselme est l'un de ces génies passionnés pour la
science, impatients de connaître et de manifester la vérité,
« mais génies un peu aventureux (3) », a-t-on pu dire, qui se
laissent facilement aller à la tentation d'emporter la vérité de
haute lutte, par des tours de force qui n'aboutissent qu'à « des
jeux d'esprit (4) ».
Plus humble, plus patient et plus sûr est le procédé d'Aristote.

(1) L'Argument de saint Anselme, ch. xiv, p. 86; Monologues, ch. i.


(2) Proslog., Proemiùm : « Gonsiderans illud esse multorum concatenatione argumen-
lorum, contectum, etc. »
(3) Domei de Vohges, Science catholique, 15 octob. 1S93.
(4) T. R. P. Monsabké, Conférences, 1873, 4° Conf.
354 REVUE THOMISTE

Il nous dira, lui aussi, qu'il faut au monde un principe qui soit
« acte pur >>,..dont l'existence soit l'essence même. Mais il s'est
préalablement assuré de sa réalité par la réalité même du monde.
« Sans lui, nous dit-il, l'univers n'existerait pas (1) .»
Son existence étant connue, il étudiera la condition de ce prin-
cipe qui est d'être premier et, par conséquent, de ne rien rece-
voir d'autrui. Il ne saurait donc tirer son existence de nul autre;
et, ne la recevant de nul autre, il ne saurait non plus la recevoir
de lui-même, car, pour se la donner, il faudrait déjà qu'il l'eût.
Il en conclura qu'il est son existence même.
N'est-ce pas là le vrai procédé de la raison, qui va de la réalité
à la réalité, de l'être mobile à l'Immobile, de l'être contingent à
l'Être nécessaire, de la multitude organisée à l'Unité dont elle
dérive, à l'Intelligence qui l'ordonne, au Vouloir qui la com-
mande et la conduit à Celui que Dante appelle « la Première
Pensée et le Premier Amour (2) ».
Nous demandons pardon au lecteur d'avoir peut-être fatigué
son esj)rit après avoir fatigué le nôtre, h donner la chasse à ces
subtilités, à travers tous les halliers de la Dialectique. C'est un
peu,le P. Ragey qui en est cause. N'a t-il pas prétendu que tous
ces raisonnements font partie essentielle de l'argument d'An-
selme (3)? -

Nous avons tenu à faire connaître l'appui qu'ils lui apportent.


« On peut les attaquer, accorde-t-il d'ailleurs, et prétendre
qu'ils constituent un paralogisme. » Il ne nous en voudra donc
pas d'avoir usé de cette concession.
Nous aimons à croire qu'il ne nous refusera pas de discuter
maintenant les observations qu'il apporte lui-même. Les réfuta-
tions que nous avons déjà données nous permettront d'être bref.
Nous trouvons dans sa défense une exposition, des explications,
une formule.

« En se représentant, nous dit le P. Ragey, l'être le plus grand


qui se puisse, concevoir, on se représente un être qui, non seule-
(1) Metapltys. lib. XII, lect. 5 6.
(2) L'Enfer, chant 3°. — Metapht/s., lib. XII, lect. 7.
(3) Ch. ix, p. 129-130.
l'argument de saint akselmk 353

ment existe actuellement, mais encore tel que l'existence actuelle


fait partie de son essence; un être qui ne peut pas ne pas exister
et qu'on ne peut se représenter comme n'existant pas, tel que si on
se le représente comme n'existant pas, ce n'est plus l'être le plus
grand qu'on puisse concevoir, qu'on se représente (1) .»
Toutes ces déductions sont assez rigoureuses. Mais attendons la
fin. « Un être qui, loin d'être le plus grand qui se puisse conce-
voir, serait, par sa colossale impossibilité, la plus absurde des
chimères, s'il n'existait pas! » — Oh ! non. Si on se le représen 1
tait comme n'existant pas ! Oui!
En vérité, cette exposition n'a d'autre mérite que celui d'être
fidèle jusqu'à l'inconséquence. Les explications qui l'accompa-
gnent suffisent-elles à la justifier de ce reproche? Le lecteur en
jugera : elles doivent du moins être entendues.
« L'être le plus grand que je puisse concevoir, même quandje
le conçois existant, mais qui de fait n'existe pas, on le suppose,
n'est pas, par le fait môme de cette supposition, le plus grand
que je puisse concevoir. Car je puis en concevoir un dont il ne
soit même pas possible de faire cette supposition sans être ab-
surde, comme si l'on voulait se représenter un cercle carré. Je
puis en concevoir un qui existe à la fois dans mon intelligence
et dans la réalité, un qui soit à la fois objet idéal et objet réel de
mon idée et qui soit plus grand que celui que je concevrais
comme existant et qui n'existerait pas. En un mot, votre être
conçu comme existant mais n'existant pas, n'est pas la dernière
limite de ma pensée. Elle peut aller plus loin. Elle peut même
aller plus loin que l'être le plus grand que je puisse concevoir et
réellement existant. Je puis concevoir un être qui dépasse toutes
mes conceptions mêmes, en lui accordant par la pensée tout ce
que je puis concevoir de plus grand et en le supposant réa-
lisé (2)..».
Cette argumentation est renouvelée d'Anselme dans la Défense
contre Gaunilon. Nous répondrons seulement :
1° Pour me représenter cet être le plus grand qui se puisse-con-
cevoir, il faut, mais il suffit que je le conçoive existant, puisque

(1) L'Argvment de saint Anselme, cli. x, p. 62.


(2) Ch. xxnr, p. 160-161.
356 REVUE THOMISTE

son existence constitue son essence même. Existe-t-il, n'exisle-


t-il pas ? Ce fait n'ajoute ni n'enlève rien à mon idée qu'un l'ap-
port à une réalité extérieure. S'il n'existe pas, elle n'est qu'une
fantaisie de mon esprit. S'il existe, elle correspond à un objet
réel ; mais cet objet, du fait de son existence, ne saurait être
plus grand que celui que j'ai dans l'esprit, puisque je lui at-
tribue dans ma pensée même cette existence qu'il possède.
2° En second lieu, quand vous prétendez pouvoir imaginer un
être plus grand qui existe nécessairement en réalité, pouvez-
vous oublier encore que vous ne faites autre chose que le conce-
voir ainsi. Qui vous renseignera sur la portée de votre concept?
Qui vous dira s'il a une valeur objective? Est-il une création
d'artiste? Est-il vraiment un portrait? Vous pouvez aller ainsi à
l'infini, jusqu'à l'être qui dépasse toute conception et au delà.
Vous aurez beau « le supposer réalisé ». Est-ce que la réalité
divine peut dépendre de vos suppositions et de votre puissance
de concevoir?
C'est toujours le même illogisme. Vous voulez forcer le pas-
sage de l'ordre idéal à l'ordre réel. Et à chacune de vos tenta-
tives la logique vient vous dire : On ne passe pas.
Il est vrai qu'arrêté à cette impasse, le P. Ragey essaye de s'ou-
vrir une autre issue.
Est-ce bien d'une idée que part l'argument du Proslogion?
N'est-ce pas plutôt à'un fait psychologique, d'une donnée expéri-
mentale ? Il va donc de la réalité à la réalité. Que peut lui repro-
cher la logique la plus rigoureuse? Les exigences qu'on lui prête
ne seraient-elles point que le mot d'ordre systématique de cer-
tains préjugés?
Laissons la parole à la Défense :
« Nous avons dit jusqu'ici pour ne rien préjuger, et parce que,
dans tous les cas, cela est vrai d'une certaine manière, que l'ar-
gument du Proslogion part d'une idée, et qu'il s'appuie sur une
idée. Ne peut-on pas dire avec plus de raison et d'une manière
plus exacte qu'il s'appuie sur un fait et qu'il a pour point de
départ une donnée expérimentale? Il nous semble qu'on peut le
dire ; mais dans quelle mesure et dans quel sens précis, il nous
reste à ce sujet des incertitudes qu'un long examen et le soin que
l'argument de saint ansklme 357
,

nous avons pris de consulter n'ont pu dissiper entièrement (lj). »


Malgré ses doutes, le P. Ràgey demande à s'expliquer : Ecou-
tons-le.
« L'argument de saint Anselme dit : Le fait d'avoir l'idée de
l'être le plus grand suppose la réalité objective, non pas parce
que toute idée a une réalité objective, mais parce que si celle-ci
n'a pas un objet qui lui corresponde, si elle est un concept vide,
Vidée qu'on a n'est pas l'idée de l'être le plus grand qui se puisse
concevoir; on a cette idée et on ne l'a pas (2). » Evidemment, c'est là
une contradiction.
Est-ce là vraiment la pensée d'Anselme?
Est-ce que cette orientation nouvelle donne à sa preuve une
portée qu'elle n'avait pas?
Tout le monde sait que l'on peut considérer dans une idée un
double rapport à son principe dont elle procède, et à l'objet ima-,
ginaire ou réel qu'elle représente.
« Dans ce mot idée, dit Descartes, il y a de l'équivoque : car il
peut être pris matériellement pour une opération de mon enten-
dement, et il peut être pris objectivement pour la chose repré-
sentée par cette opération, quoiqu'on ne suppose point qu'elle
existe hors de mon entendement (3). »
Tout concept de mon esprit est donc une réalité, un acte de
mon intelligence, un phénomène psychologique, un fait. Mais il
est aussi la représentation d'un objet. A ce titre, sa valeur repré-
sentative dépend de l'objet lui-môme : elle sera imaginaire ou
réelle suivant que l'objet sera une réalité distincte de l'idée que
j'en ai, ou une simple création de mon entendement.
L'argumentation d'Anselme, nul ne le saurait nier, repose sur
l'idée de l'être le plus grand qui se puisse concevoir. Cette idée, la
considère-t-il comme un phénomène de mon esprit, un fait d'ex-
périence intime, ou bien comme la représentation môme de cet
être à part ie plus grand qui se puisse concevoir?
La question est facile à résoudre, si Ton prête attention aux
termes mêmes de la contradiction à laquelle il prétend acculer

(1) P.
179, cli. xxiv.
(2) Ch. xxv, p. 182.
(3) Descautes, Objections et Réponses.
358 REVUE THOMISTE
.

son adversaire. Jamais il ne lui dit : Fous avez cette idée et vous
ne l'avez pas, mais Yobjet qu'elle représente, cet être le plus grand
qui se puisse concevoir n'est pas l'être le plus grand qui se
puisse concevoir s'il n'existe pas. Ce n'est donc pas lefait d'a-
voir cette idée ou de ne pas l'avoir, mais sa valeur représenta-
tive, qui est le principe môme du raisonnement. Il nous semble donc
acquis que Pargiiment du Proslogion n'a point pour base, dans
la pensée de son auteur, « une donnée expérimentale ». Il faut
faire honneur au P. Ragey de cette découverte : s'il gardait sili-
ce point la moindre incertitude, nous ne pourrions l'attribuer qu'à
sa modestie.
Mais cette interprétation prête-t-elle à la preuve primitive un
sérieux appui? Nous ne le pensons pas. Le raisonnement que
l'on établit sur ce fondement porte en lui-même le même vice
que l'autre.
a hefait d'avoir l'idée de l'être le plus grand qui se puisse
concevoir suppose la réalité objective », nous dit-on : pourquoi?
Parce que « si celle-ci n'a pas un objet qui lui corresponde,
l'idée, qu'on a n'est pas l'idée de l'être le plus grand ».
Mais c'est précisément ce qui est en question. Pour avoir l'i-
dée de cet être, avons-nous dit, il n'est pas nécesaire qu'il
existe, il suffit de se le représenter existant. Vous ne sauriez
conclure que s'il n'existe pas, je n'en ai point l'idée.
Et puis, on le peut voir, malgré ses excellentes intentions,
l'Interprète d'Anselme ne prend nullement comme point de
départ de son argumentation, le fait psychologique de l'idée, mais
sa valeur représentative, puisque la réalité même du phénomène
dépend, d'après lui, de sa portée objective (1). Aussi n'avons-
nous pas avancé d'un pas dans la découverte de la vérité.
Enfin le P. Ragey nous a donné une formule de l'argument
anselmique.
Nous pourrions faire remarquer que si le saint Docteur n'a-
vait fait que trouver une formule nouvelle, comme l'a laissé
entendre son apologiste, si là se bornait son mérite d'inven-
teur, elle devrait être respectée. En donner une autre aux pen-

(1) On peut de ce fait comme de tout autre s'élever à la connaissance de Dieu, mais
en faisant intervenir le principe de causalité.
L'ARGUMENT DÉ SAINT ANSELMK 359
.

sées qu'elle recouvre, serait détruire d'un seul coup tout ce qui
est de lui. Mais ne cherchons pas de mauvaise querelle. Ecou-
tons -plutôt cette formule qui nous est apportée, dans laquelle
l'auteur a dû résumer ses propres pensées et nous laisser sa
manière de comprendre et d'interpréter la preuve d'Anselme.
« L'être le plus grand que l'on puisse concevoir existe si,
dans le cas où il n'existerait pas, il faudrait admettre comme
vraies deux propositions contradictoires. »
On ne saurait dire plus juste.
« Or dans le cas où cet être n'existerait pas, il faudrait
admettre comme vraies deux propositions contradictoires.
On veut bien nous prévenir que « cette proposition a besoin
d'être prouvée ». Recueillons donc la preuve.
« Dans le cas où l'être le plus grand qui se puisse conce-
voir n'existerait pas, il faudrait admettre qu'il est possible et
qu'il n'est pas possible.
« En ce cas, en effet, il serait possible, attendu que le con-
cept que nous nous en formons ne renferme pas d'idées que
notre esprit ne puisse associer, ce qui, de l'aveu de « tous les
philosophes, constitue la.possibilité intrinsèque».
— Nous n'y saurions contredire.
a — Mais dans ce même cas et en même temps ce même
être ne serait pas possible, attendu que nulle cause ne pourrait
le produire (1). » —• C'est encore vrai.
— Eh bien!
— Eh bien ? si le P. Ragey avait voulu nous dire tout ce qu'il
sait, il aurait ajouté ici comme précédemment :
« C'est ce que les philosophes appellent la possibilité extrin-
sèque. » Il eût ainsi mis plus d'équilibre et d'harmonie entre les
différents membres de son raisonnement!
Oui ! mais, du même coup, il nous en eût découvert le défaut.
Cet être, possible intrinsèquement, ne serait pas possible extrinsè-
quement. Où est la contradiction? Il y a simultanément négation
du même attribut vis-à-vis du même sujet, mais pas sous le
même rapport.

(1) Cli. xxn, p. 136.


'SBC

360 REVUE 'THOMISTE

Loin d'enfermer une contradiction, il nous semble que celte


proposition exprime une vérité nécessaire.
Si Dieu existe, il faut bien admettre qu'il est possible et en
même temps qu'il ne peut tenir son existence d'un autre; en
d'autres termes, qu'il est jiossible intrinsèquement et impossible
extrinsèquement.
La formule d'Anselme n'est pas plus concluante, nous l'avons
vu : mais le défaut en est plus dissimulé. Remercions son défen-
seur de l'avoir mis en lumière.
Celui-ci reprend tous ses avantages, quand il venge le saint
Docteur des erreurs gratuites qu'on a pu lui attribuer, et des
systèmes parasites dont certains classificateurs à outrance des
opinions humaines ont voulu voir dans son argument les pre-
mières racines.
C'est à tort assurément que l'on a voulu ranger saint An-
selme parmi les réalistes exagérés. Sans doute, dans son argu-
ment, il conclut de l'idée à la réalité, mais il n'a jamais pro-
fessé que « toute vision du sujet lui révèle un objet, un objet
qui réellement subsiste, parfaitement conforme selon l'essence à
l'image conçue ou recueillie par l'intelligence » (1).
Il a seulement prétendu que cette idée seule, l'idée de l'être
le plus grand qui se puisse concevoir, nous représente un objet
réellement existant, à raison des conditions particulières de cet
objet.
Gaunilon le premier lui avait reproché cette tendance qu'il
croyait plus générale chez lui. Anselme s'en défend dans les
termes les plus catégoriques.
Il admet parfaitement qu'un être puisse n'avoir qu'une exis-
tence imaginaire, et les conséquences de son raisonnement ne
s'appliquent, suivant lui, à nul autre qu'à l'être le plus grand qui
se puisse concevoir.
Cette exception n'est pas justiliée, nous croyons l'avoir prouvé.
Mais toute exagération de la pensée dAnselme serait tout aussi
injustifiable. Quand on lui reproche de passer dans son argu-
ment, de l'ordre idéal à l'ordre réel, on a raison. Quand on l'accuse
de ce chef de faire de cet objectivisme exceptionnel une loi de

(1) M. ILvuRi'îAii, cité par le K. P. .Uagey-, ch. vin et xi.


l'aiigumënt de saint aksklmk 361

noire esprit, un principe universel gouvernant toutes nos con-


naissances, la conséquence de tout un système créé par la raison
pure, on montre que l'on ne connaît guère dé sa philosophie
que les quelques lignes de son raisonnement. C'est trop igno-
rer les explications mêmes qu'il en donne. C'est se donner des
torts à soi-même dans la mesure où l'on exagère les siens.
Ainsi sommes nous heureux de souscrire à. toute cette partie de
l'oeuvre du P. JRagey.
Quant à son argument, nous l'avons dit et le répétons en
finissant, ni l'apologie qu'en fait Anselme lui-même, ni la
défense de son récent historien, n'ont réussi à en faire une dé-
monstration concluante. Toujours contre lui se dresse l'instance
de Gaunilon, importune et tenace comme la vérité. « Prouvez
d'abord que cet être existe et, alors, de ce qu'il est le plus grand
de tous, nul ne fera difficulté d'admettre qu'il existe par lui-
même (1). »
C'est le mot du bon sens jeté au travers des envolées du génie.
C'est le grain de plomb qui abatJe vol de l'aigle.

Nous savons à quoi nous nous exposons en prenant ainsi parti


contre la preuve apportée par le savant et saint Pieur du Bec.
Nous serons traités peut-être, comme « ce bon moine de Marmou-
tiers qui ne l'a jamais compris, » et de là tout le mal. « C'est saint
Anselme qui nous l'assure à cinq ou six reprises différentes, et il
faut bien reconnaître qu'il avait raison, nous dira-t-on, à moins
de soutenir qu'il ne s'était d'abord pas compris lui-même et qu'il
ne parvint jamais à se comprendre » (2).
Si l'on renonce à-cette exécution un peu sommaire, on opposera
à toutes vos critiques une lin de non-recevoir comme celle-ci :
« Il faut avouer que cet argument n'est fait que pour saint Anselme
et les génies de sa trempe (3). » Vous ne pourrez avouer que vous
l'avez compris sans émettre une très grande prétention ! Et cette
prétention deviendra de l'outrecuidance, si vous osez n'être point
convaincu.
(1) Liber pro insipiente, n° S, in fine.
(2) L'Argumentde saint Anselme, cli. i, p. 10.
REVUE THOMISTE. 3e ASNKE. 21 V
362 RIÎVUIÎ THOMISTE

Par bonheur, nous ne sommes point tenu d'accepter ces lins de


non-recevoir. Non. — Il suffit d'une intelligence ordinaire pour
redire exactement et rectifier parfois les découvertes du génie. 11
n'est plus nécessaire aujourd'hui d'être un Christophe Colomb
pour faire le voyage d'Amérique et être bien sur du rivage où l'on
aborde.
Aussi ne craindrons-nous pas de paraître outrecuidant ou sim-
plement irrespectueux envers le génie d'Anselme en osant dire,qu'il
n'a pas suffisamment compris lui-même son argument pour en
saisir l'exacte portée et en déterminer la valeur. 11 ne fallait rien
moins qu'une grande intelligence comme la sienne pour courir
une pareille aventure, rien moins que celte dialectique souple et
vigoureuse pour défendre sa découverte et l'imposer à l'attention
de tous les penseurs. Mais faut-il s'étonner qu'un noble et puis-
sant esprit ne soit pas assuré contre toute défaillance ?
— Eh quoi! nous dira-t-on, n'avoir pas vu leprétendu vice de ce
raisonnement signalé depuis par un si grand nombre, même par
ceux d'esprit médiocre auxquels il s'adressait! — Eh ! mon Dieu !
oui ! Si l'on nous presse trop d'en rendre raison, nous ne donne-
rons que celle-ci: C'est son argument! Le saint nous l'apprend
lui-même (1) : Il avait été Je rêve obsédant de ses veilles avant
ir- .1, d'être la récompense de recherches tourmentées, le fruit d'une
attente pleine d'angoisse. Il s'offrit à lui alors qu'il désespérait de
le trouver jamais. Il était le fils de sa pensée, un fils de douleur et
de prédilection !
Ne serait-ce que de nos jours que les pères ont la vue un peu
courte pour l'avoir trop tendre?
L'auteur distingué de la vie d'Anselme a été notre introducteur
et notre guide dans ces dédales célèbres et vraiment trop peu con-
nus. Ce n'est pas sa faute ni la nôtre si nous n'avons pas pu nous
laisser convaincre ni surprendre par le charme de ses récits. Nous
n'en devons pas moins le remercier du plaisir qu'il nous a procuré,
comme du service qu'il nous a rendu. Nous aurons l'heureuse for-
tune de le retrouver dans une prochaine étude.
Frère Jourdain Hurtaud,
des Frères Prêcheurs.

(1) Prcslogion, Prooemium.


LE SITE DE L'EDEN

[Fin (1)]

LES QUATRE FLEUVES

L'EDEN N'A NULLEMENT ÉTÉ BOULEVERSÉ

nul besoin des quatre Jleuves pour fixer le


.Nous n'avons eu
site du Paradis terrestre. Les prendre pourpoint de départ, c'est,
selon nous, s'engager sur une route qui n'aboutira pas. On en
dira seulement un mot afin de rapprocher les descriptions d'ori-
gine diverse.
Pour la Genèse, le Pishôn « entoure toute la terre de 'Havilah »,
et le Gihôn « entoure toutela. terre de Koush ». La Vulgate, l'Hé-
breu et les Septante s'expriment absolument de même. Environ-
nées complètement par les eaux, ces deux terres sont dans des
îles (2), ou comme parle le sanscrit, des dvipas « deux eaux ».Les
Poèmes et Pourânes (3) donnent la même configuration à leurs
parties du monde. La terre entière est une île, et chacune de ses
grandes divisions une île encore. C'est une notable identité de
plus entre les deux sources.
En ce qui concerne le Tigre et l'Euplirate, qui s'écartent fort de
cette donnée commune, peut-être faut-il y voir, une marque que
les porteurs de la tradition avaient émigré de J'ouest himalayen
sur leurs rives.

est sur l'Eden une opinion fort répandue que nous pensons
11
devoir combattre comme tout à fait erronée. Luther supposait,

(1) Voir les numéros de mars et mai 1893.


(2) Une pareille géographie n'a pu se présenter qu'en des pays arrosés abondamment,
ainsi que l'était le Kaboulistan.
(3) Mahâ-bJiârata, Bhishma-p., st. 401 et s. — Vishmi-p., 1. Il, ch. in et iv.
364 HEVUE TllOMISTl'I

.et beaucoup le supposent comme lui, que la configuration antédi-


luvienne de FEden avait été bouleversée et effacée de la surface de
.laterre parle cataclysme. Une pareille idée montre que l'on ne
s'est rendu compte ni du texte de la Genèse ni du site de l'Eden.
Dans sa brièveté, le passage de la Genèse renverse en effet cette
thèse, eu décrivant un état de choses qui, comparé avec l'état
actuel, n'entraîne aucune altération quelque peu notable, sur-
venue soit dans le relief général, soit dans le climat, soit dans les
productions du sol. ]\ous citons :
Ch. II. « H. Nomen unius (duvii) Pishôn : ipse est qui circuit
omnom terrain ïïavilalh, ubi nastitur aurum.
« 12. Et aurum tenve illius optimum est. Ibi invenitur bdcllium
et lapis shoham. »
Puis est nommée la terre de Kousli.
Ce court exposé emporte par lui-même la permanence dans
les deux périodes successives de l'Eden. Lorsqu'il fut composé,
l'Eden était ce qu'il avait été dans l'origine ; car si le narrateur
entend décrire le primitif Eden il le fait d'aprèsl'aspect que l'Eden
avait encore, employant des noms géographiques déterminés, et
qui n'étaient ignorés de personne, signalant, dans le but manifeste
de faire reconnaître le jardin par ses beautés, des objets précieux,
des articles de vente ou d'échange qui lui étaient familiers et en-
traient dans le commerce contemporain.
Le narrateur est-il Moïse, invoquer le Déluge comme cause de
perturbation est un gros anachronisme, car des troubles profonds
survenus avant Moïse, eussent laissé leurs traces de son temps,
anéanti l'ancien état, — c'est la supposition que l'on fait ; — mais
l'hypothèse est en contradiction palpable avec le récit, qui expose
l'état d'autrefois comme s'il n'avait jamais cessé d'être.

Les deux éléments principaux delà topographie esquissée sont


les deux « pays de Kousli et d'Havilah », accompagnés de leurs
populations bien connues, et de toute leur histoire naturelle. Si
les deux pays ne datent pas du premier Eden, ils datent pour Je
moins des jours où fut rédigé le récit, c'est-à-dire aussi tard que
la fin du'xive siècle avant notre ère ; et dans ce cas leur position
foute géographique renseigne parfaitement sur le site cherché. —
LE SITE DE t'ÉDKN 365

Us y éhiient avant que les Koushites eussent émigré de'là pour


le bas Euphrate el l'Arabie méridionale, emportant de leur mère
pairie les dénominations édéniques, Koush et Mlavilah.
— Ils y
étaient quand leRig Véda parlait de Kuçaal Kauçika, ainsi que de
laKuè/iâ, Ils y étaient encore à l'époque de la compilation du
Mahâ bhârate et des Pourânes qui les reconnaissent, fort nette-
ment aux lieux voulus, dans leur Kuça-dvîpa et leur Krauncha-
dvîpa. —Ils y sont toujours à l'heure présente, sous les mêmes
noms impérissables de Koush et celui à peine dévié de Kaboul.
Avec les pays passe co qui leur appartient, en particulier les
sujets par lesquels sont représentés non pas seulement quelques
curiosités exceptionnelles, mais les différents règnes de la nature.
Si nous avons pu retrouver les Terres de l'Eden dans les pages
précédentes, c'est précisément parce que les signes anciens pré-
sentés par le narrateur continuaient à s'appliquer on ne peut
mieux sur l'état actuel.
L'or optime, loin d'avoir disparu, a été recueilli sans fin ni
trêve par les hommes de l'HindouKoush et par les populations
voisines ; il l'est encore. — Les pierres précieuses ont brillé sur
le sol et orné les habitants en tous les âges, le nôtre compris.

Le bdellium de l'amyris a rempli l'atmosphère de ses parfums
du fond de l'histoire à. l'atmosphère moderne. Rien n'est
ravi, ni les substances, ni les propriétés qui leur donnaient de la
valeur : tout se retrouve.

Quand la Genèse donne le bdellium comme troisième caracté-


ristique de 'Havilah, elle fait entendre que l'arbre au doux arôme
y était abondant, et assez réputé chez les peuples lointains, pour
que, malgré la distance, ils voulussent en recevoir l'extrait. La
plante était en effet du pays ; elle y croissait spontanément. Mais,
à habitat des plus limités, le bdellium ne peut se passer de
son terrain et de ses conditions climatériques. Si les botanistes
constatent qu'il est aujourd'hui, sous cette môme latitude, tout
aussi spontané qu'au temps où les premières ventes en furent
faites, ni le sol ni les conditions de climat ne sont donc alté-
rées.
Le figuier est nommé au ch. m, v. 7 ; il s'agit ici de notre
fSï^'PP?

366 REVUE THOMISTE

figuier-le plus connu, ficus carica, on hébreu teeimk, non pas du


bananier, musa paradisica, qui, malgré les prétentions de l'un de
ses noms, n'est pas un figuier. Le vrai figuier, ficus carica, a été
si peu troublé dans sa possession qu'il est resté l'un des arbres
les plus communs et les plus féconds de l'Hindou-Koush (1).
Il en est de même pour la vigne, que la Genèse ne cite pas ici,
mais qu'elle mentionnera bientôt (ix, 20), à l'occasion de l'ivresse
de Noé (2). Ce sera, il est vrai, après le récit du Déluge, mais,
sans doute, on ne compterait pas l'apparition de la vigne comme
l'un des désastres causés par l'inondation, 'route la face duCham-
douipe est couverte de la. liane, qui, sur des ceps énormes pro-
jette de luxuriants rameaux. Elle y est également indigène ; si
elle ne l'est pas, elle a précédé de Lien des siècles la formation des
sociétés. En tous cas., les hommes la virent toujours, puisque ce
ce sont les plants de l'Hindou-Koush qui, transportés en Egypte,
avec les mêmes noms figurent depuis plus de six mille ans sur
les vieux hypogées de Saqqarah. Pour l'emporter ainsi, il fallait
apparemment posséder déjà la connaissance de ses vertus. Temps
anciens, temps modernes, pour la vigne, point d'état nou-
veau.
Le chapitre h ne parle pas plus de l'ibis et du lotus que de la
vigne ; cependant, quoique non en termes formels, ils y sont
d'une manière certaine, puisque le nom de 'Havilah ne signifie
pas autre chose que ibis et lotus. Nous pouvons répéter, comme
précédemment, que l'Egypte ayant vénéré l'un et l'autre dès sa
fondation, et les appelant comme on faisait au Cham-douipe,
habu, leur présence en ce dernier est pré-égyptienne et peut bien
y remonter jusqu'à la Création.
Mais, à leur tour, ibis et lotus révèlent la figure du sol et la
température. Les premiers veulent une contrée de montagnes,
avec ses sommets, vallées, ruisseaux et lacs, en même temps que
la fraîcheur recherchée parles oiseaux migrateurs comme parles
hommes pour une station d'été. Les seconds demandent la cha-
leur avec des eaux paisibles qu'ils puissent transformer en par-
terres. Qui prononce le mot de 'Havilah éveille dans l'esprit tout

of Ihts Ilindoo-Koosh, p. i.
(1) BiDDUiiPH, Tribus
(2) Nous croyons que ia scène so passa au'Cliam-doiiipe. ,V. Chamites, A|>. li
LE SITE DE L'ÉDEN 367

ce spectacle, et par suite l'idée de dispositions locales et d'une


température, qui furent en effet invariablement celle delà région
accidentée de l'IJindou-Koush et du Kaboulistan.
Il ne faut pas oublier le redoutable cobra, le nakhash, hôte des
entrailles de la terre, où reposent les matériaux d'une première
métallurgie, à évoquer bientôt (ch. iv, 22), Fétain, le plomb, le
cuivre, le fer, l'antimoine, qui partagent avec Fophidien un seul
et même gîte, et les deux premiers un seul et môme nom. Cobra
et métaux sont restés comme l'or fidèles à leur demeure ; et le
cobra, toujours doué, pour les admirateurs des psylles, des mêmes
propriétés prestigieuses, est aussi savant qu'aux premiers
jours.
Ne voit-on pas manifestement la conservation du climat de
Koush et 'Ilavilah dans la conservation de ces nombreux habitats,
habitat très restreint de Famyris, habitat du liguier, habitat de là
vigne, habitat du lotus, habitat.favorable pour les oiseaux voya-
geurs ? — Si le climat s'est maintenu, le eol, pour sa part, en
dépit des tremblements de terre, qui sont, il est vrai, fréquents
dans ces parages, mais à effets insignifiants sur l'ensemble, n'a
subi aucune transformation : ses produits viennent de nous l'ap-
prendre.
Qu'est-ce que la Genèse montre dans J'Eden ? Le meilleur or
que l'on connût, les pierreries, le bdellium, le figuier, la vigne,
le lotus, des légions d'échassiers, le cobra, de hautes montagnes,
des vallées, la profusion des eaux... Et que voit-on aujourd'hui
dans la sphère de l'IIindou-Koush ? Tout à fait les mêmes
choses.
11 ne serait pas exact de prétendre que la Genèse ne dit rien
d'où l'on puisse conclure que l'Eden n'a été modifié par aucune
révolution terrestre (Yicounotix, la Bible et les Découv. mod.,, t. I,
p. 222). Qu'elle ne dise rien en termes formels, transeat, niais
d'une manière implicite, elle le fait entendre très clairement : nous
venons de le montrer. La description édénique ne cite-t-elle pas
expressément, et avec l'intention même de désigner les lieux,
des pays et des richesses qui sont à part ? Et nos yeux ne peuvent-
ils pas voir encore et les uns et les autres ? Si les prérogatives
morales sont perdues, ni les localités, ni leur histoire naturelle
ne le sont.Tout est en place.
368 REVUE THOMISTE
7

On doit donc rejeter l'hypothèse gratuite de disparition, que


! contredisent et les faits et le texte même de la Genèse, et qui ne l'ut
émise que pareeque l'on ne savait où prendre le beau jardin.
Mais, dira-t-on, si rien d'important n'est changé dans J'Eden,
s'il est encore maintenant ce qu'il fut en ses heureux jours, on
s'il,
peut s'y rendre et contempler sa végétation ravissante. « Il est
1res vrai ; et ce ;sera pour nous une joie que d'y conduire Je lec-
teur, et d'admirer avec lui tout à loisir.

Revenons à nos preuves pour les résumer. Ce serait, vraiment


trop exiger que d'en vouloir sur Ja situation de J'Eden de plus
fortes et de plus nombreuses. Elles portent principalement sur
remplacement des deux divisions paradisiaques, la terre de Koush
et la terre de 'Jlavilah ou Xavilah.
I. La situation de la terre de Koush est fixée au nord-ouest de
'Inde par des données géographiques multipliées de lieux au
nom de Koush, qui ont traversé tous les âges, sans jamais dispa-
raître.
Elle l'est encore d'une manière éclatante par les Poèmes et les
Pourâncs qui eux aussi, ont un Kuça-dvîpa dans l'ouest hima-
layeii. — La Péninsule fut autrefois couverte de grands royaumes
et de grandes villes à nom de Kvça (mol identique à. Kusk), ra-
mifications du Kuça-dvîpa. Par excellence, elle était donc la ré-
gion de Kuca.
Comme nom de personnes, iT«m y fut des plus honorablement
porté.
Ces peuples avaient toute la physionomie koushite brune, et le
reste.
Le fils aîné de Koush, Seba, répond à Siva : or, Siva qui a sa
première demeure sur les hauteurs du Nord-Ouest, est précisé-
ment tenu pour un Kauçi.ka et Kueala. Par les moeurs il est encore
plus que par le nom chamite et koushite.
Terre de Koush et Kuça-dvipa sont tous deux, comme ils doi-
vent l'être, contigus à la seconde terre du 'Jhavila^douipe.
Le Pays de Koush, de toute certitude, fut donc dans la région
de FUindou-Koush et ouest himalayen.
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- - ' --7^— =- — ,, ^ .< t——-,T,r^-n, ,^.,( „ 7^" vi*"^'v<."~r

LE SITE DE J,'ÉDEN ' 309

II. La Terre de Xavilali doit être voisine.


1" Elle est encore d'une manière indéniable lixée au nord-ouest
par l'habitat commun, des trois produits caractéristiques que lui.
attribue la Genèse. Indépendamment de la Bible, les Poèmes
indiens les placent aussi expressément dans cette zone.
Et, en réalité, ils y sont. L'or y est copieusement répandu,
et sa qualité (optimum de la Gen.) fut de tout temps très estimée.
— Les pierres précieuses les plus variées y brillent en quantité non
moins considérable que l'or. — h'aguru du bdellium est par les
botanistes tenu pour spontané entre les 34° et 35e degrés de lati-
tudes, dans le Petit-Tibet et ses environs. D'autres données nom-
breuses l'y placent également. Il l'ut acheté là par l'antiquité;
et tandis que ailleurs il était presque inconnu, il inondait l'Inde
avec l'or cl: les gemmes.
L'existence simultanée et surabondante dans le nord-ouest des
trois marques de signalement est tout à fait unique sur la face du
globe, et suffirait à elle seule pour résoudre le problème.
2° Au groupe l'on doit adjoindre le Serpent Tentateur, dont le
nom hébreu nakltash n'est autre que celui du fameux nâga de
l'Inde, le cobra de capello. En môme temps qu'il est le serpent
de l'Eden, il est par excellence celui du berceau des Ghamil.es,
qui lui prêtent des pouvoirs magiques extraordinaires. — Par
une connexité très contirmative, son nom est aussi celui de Pe-
lai n et du plomb trouvés près des serpents dans les mêmes monta-
gnes avec le peuple nâga pour travailleur. Peuple nâga, serpent
nâga ou nakhash, étain et plomb nâga, or, pierreries, bdellium,
avec le lotus et l'ibis, dont nous allons parler, tous ensemble for-
cent d'aller à eux, hôtes de l'Eden, pour trouver l'Eden.
3° 'lïavilah est encore déterminé par sa propre signification et
par les circonstances qui l'accompagnent. Cette signification est
celle d'ibis (égypt. habu, éthiop. hoioè), nom autrefois très aimé et
porté par les hommes et par les lieux, tandis qu.e l'échassier lui-
même était un objet d'hommages dans tout le domaine chami-
lique, Inde, Chaldée, Accad, Egypte, Polynésie.
En premier lieu, le nom égyptien de l'ibis, habu, est conservé
aux Indes, souvent uni en un seul avec celui du lotus comme dans
Kuba, Kubal, Kazela. Ici il offre' l'incomparable avantage de fixer
par son application géographique le Pays de Xavilah, en ce qu'il
370 REVUE THOMISTE

devient le pays et la rivière homonyme de Kaboul, qu'animent des


myriades d'ibis et de lotus. Kaboul est Xavilah.
Dans ces mêmes circonscriptions les livres sacrés des Indiens
placent à leur tour, d'une façon où l'accord est aussi étonnant
qu'entre le Pays deKoushat le Kw;a dv/pa, un douîpe des oiseaux
pêcheurs. Seulement le nom de cet oiseau passe [comme de juste
par la traduction sanscrite, qui dit Kratmcha, « courlis ou héron ».
avec le Kraimcha-dvîpa pour séjour. ' Havilah-douipe et Krauncha-
douipe sont corrélatifs. Qui plus est, le Krancha douipe des Indiens
est contigu à leur Kuça-douipe, comme le Pays de 'Havilah de la
Genèse est contigu à son Pays de Koush.
Les mêmes livres ont un Pushkara-dmpa, « douipe de la grue
et du lotus », un Vaka-dvipa « douipe du héron ou de la grue »,
une division territoriale de Kanka, le héron, et, au sein même du
Kuça-douipe une montagne de Kuçe-caya, la grue.
Tous ces êtres et ces noms se lient étroitement au chami tique
Kavela ou 'Havilah. Ils indiquent des pays de même nature.
En second lieu, delà Bible aux Pourânes la parenté entre les
éponymes se répète :
Dans là Oible, Kash est père de 'Havilah, l'ibis ;
Dans les Pourânes, Kuça est petit-fils de Balâka, la grue.
En troisième lieu, une contrée d'ibis réclame le dieu des ibis,
et le premier siège du dieu Tekh, à fête d'ibis, et de son peuple de
Tak iiit effectivement au » pays des ibis », le Kaboul.
Il est donc certain que le « Pays de 'Havilah » fut dans la région
du Kaboul.

En conclusion : avec l'identification dans le nord-ouest liima-


layen des deux divisions de l'Eden, « Pays de Koush et de 'Ha-
vilah » ; avec la présence simultanée et très abondante des trois
beaux produits, avec celle de la faune et de la flore de 'Havilah
même avec celle du serpent nakhash, dont le nom, marié à celui
de l'étain, surgit, dans J'Il indou-Kous.h, il n'y a pas à hésiter sur Je
site de l'Eden lui-même.

III. L'Eden n'a point été bouleversé. — Croire à un bouleverse-


ment et effacement de l'Eden est une erreur. De tout temps, les
m

LE SITE DE L'ÉDEN 371

« Pays de Koush et 'Havilah » [furent en place, non seulement


en eux-mêmes, et avec les mêmes noms, mais avec toutce que la
Genèse leur reconnaît, l'or optime, les gemmes, le bdellium, le
serpent nakhash, auxquels on peut ajouter les oiseaux pêcheurs,
le figuier, la vigne. Les habitais de fous ces êtres, par leur inva-
riable permanence Jusqu'à.ce Jour, attestent que ni le sol ni le
climat ne sont changés.

Fr. Etieni\e Brosse, 0. l\


Les arguments contenus dans la première partie de notre travail
concluent à l'existence d'un premier principe des choses que nous
appelons Dieu. Mais savoir que Dieu est, sans savoir ce qu'ii est.
ne peut satisfaire la raison; instinctivement elle se demande quelle
est la nature dé ce premier des êtres. Est il actif ou passif, mode
ou substance, distinct de l'ensemble des choses ou immanent à cet
ensemble? quelles sont les conditions de son existence et les pro-
priétés de son être? Errer sur la nature du premier principe, n'est
pas moins regrettable que d'errer sur son existence. ïerlullien
pense même que c'est, plus honteux pour nous. « Il vaut mieux,
dit-il, ne point croire à l'existence d'une chose que de croire
qu'elle est autrement qu'elle ne doit être. (2) »
Nos erreurs viennent de ce que nons n'avons pour comprendre
Dieu que les idées empruntées à ses créatures, et pour le nommer
que les noms qui traduisent ces idées; de sorte que nous ne distin-
guons pas toujours suffisamment, dans notre langage comme dans
notre pensée, ce qui convient au principe de ce qui convient
aux dérivés. Nos erreurs viennent aussi de ce que l'on se permet
d'attribuer à Dieu des choses absurdes qui ne sont pas même
vraies du dernier des êtres (3). « Il y a des hommes, dit saint Au-

(1) Ce travail est le premier chapitre d'un livre en préparation sur lesatlriljuts divins,
destine à faire suite à Dieu, devant- la science et devant la raison. Paris, Oudin, 189i.
(2) Diff ius credimus non tsse quodcnviq'ie non ita fuerit, ni- esse tebebit. (Contra Marc,
lib. I, c." 3.)
(3) NonnuUi ca quoe de corporalUm* rébus,.., per sens'is corporeos accepta... ad res incorpo-
reas et sjyïritua es transferre cona-niur, u.t ex his .lias meti-ri atqne opinari velint. Suitt eiiam
alii jfd secun lum humani aninii naturam- vel aff'erium de Deo seutiunt, si qaid sentiunl ; et
ex hoc errore, cum de Deo disputant, sermoni suo disiorias et faUaces reyulas Jîgunt.{TriniL
iib. I. c. 1.)
w
NATURE DU'l'REMIEH PRINCIPE 373

giist.in, qui se servent des données recueillies par les sens dans le
monde des corps... el qui no craignent pas de les appliquer aux
choses immatérielles et spirituelles, pour apprécier ces choses et
en prendre connaissance. D'autres prêtent à Dieu, dans la connais-
sance qu'ils prennent de lui, si véritablement ils en prennent quel-
qu'une, la nature et les affections de l'âme humaine, ce qui soumet
leurs discours sur la divinité à de tortueuses et fausses règles. »
N'avoir de Dieu que l'idée que l'on se fait d'une créature corpo-
relle ou spirituelle, mesurer son être à la taille des autres êtres, ce
n'est pas le voir dans ce qui lui est propre, ni prendre de lui
une véritable connaissance. Les dérivés ne sont pas de môme con-
dition que le principe, ni les effets que les causes; les esprits qui
réfléchissent s'en sont facilement aperçus, c'est pourquoi ils ont
fait effort pour s'élever plus haut, et contempler en lui-même, par
delà le monde de la contingence,le centre glorieux d'où émane un
si prodigieux rayonnement. La voie est toute tracée et la lumière
pour la suivre ne fait pas défaut. La raison sait que les perfections
qui se rencontrent dans les effets se retrouvent dans la cause et
doiventy être à un état plus parfait. Au lieu d'entrer dans une
voie si simple, beaucoup d'esprits se sont égarés dans des che-
mins opposés.
« D'autres hommes, dit encore (1) saint Angustin, s'efforcent de
pénétrer au delà de toute la création visiblement mobile, pour
fixer leur attention sur l'immuable substance qui est Dieu; mais,
accablés sous le poids delà mortalité, désireux de paraître savoir
ce qu'ils ignorent, incapables d'atteindre il ce qu'ils voudraient
connaître, ils mettent en avant leurs manières de voir par trop aur
dacieuses et pleines de présomption, et se ferment tout accès à. la

(1) Est etiam aliud hominum genus, eorum qui universam quidem creaturam, quoe prqfecio
vmtuHUs est, nituntur transcendere, ùt ad incommutabiïcwi substantiàm quee Deus est, eriganl
intentionem<; sed mortalitatis onere proegravati, cura et videri volunt scire quod nesciunt et
quod volunt scire non possunt ; pnesumpliores opinionum suarum audacius affir?nando, interclu-
dunt sibitnet intelligentioevias, magis eligentes sententiam suam non corrlgere perversam, quam
mutare defensam... eo remotiores a vero, qnoidquod sapiunt, nec in corpore reperitur, nec in
facto et condito spiritu, nec in ipso Creator'.. Qui enim opinatur Deum, verbi gratia, candi-
dum vel rutilum, fallitur ; sed tamen hoec inveniuntur in corpore. lîursus qui opinatur Deum
nunc obliviscentem, nunc recordantem, vel si quid hujusmodi est, nihilominus in erroreest; sed
tamen hoec inveniuntur in anime Qui autem putat ejus esse potestatis Deum ut seipsum ipse
genuerit, eo plus errât, quod non solum Deus ita non est, sed nec spirilualis, nec corporalit
creatura; nulla enim omnino res est quoe seipsam gignat ut sit. {Trinit., lib. I, c. I.)
374 KEVOB THOMISTE

vérité. Ils aiment mieux ne point changer leur sentiment que


d'embrasser ]e bon et de le défendre... Ils sont d'autant plus éloi-
gnés de la vérité qu'ils prêtent à Dieu des choses qui ne se rencon-
trent ni dans le corps, ni dans l'esprit créé,ni dans le Créateur lui-
môme. Celui, en effet, qui s'imagine que Dieu est blanc ou rouge,
se trompe; toutefois le blanc et rouge existent dans le monde des
corps. Celui également qui met en Dieu tantôt l'oubli, tantôt le
souvenir ou chose semblable, se trompe également; mais de telles
alternatives se rencontrent dans les esprits créés. Celui, au con-
traire, qui croit Dieu assez puissant pour se faire lui-même, est
dans une erreur d'autant plus grande que non seulement Dieu,
mais aucune créature corporelle ou spirituelle n'est ainsi. Il n'est
point d'être, en effet, qui puisse d'aucune manière ni se faire ni se
donner l'existence. »
Celte erreur, la plus profonde où l'esprit humain puisse tomber,
puisqu'elle met en Dieu, avons-nous dit, ce qui ne se trouve
même pas dans le dernier des êtres, est cependant la plus répan-
due de nos jours: peu de systèmes philosophiques en sont exempts.
C'est qu'elle est l'application au Premier Principe de l'idée évolu-
tive, non par où l'évolution s'appuie sur l'être et contient du
positif, mais par où elle s'ouvre sur ie néant et ne contient que
du négatif.
Non seulement Dieu, dans cette manière de voir, se confond
avec l'ensemble des choses, ce qui est l'erreur commune à tous les
panthéistes ; mais encore il ne prend des choses que le côté indi-
gent et défectueux, ce qui lui donne une naiure inférieure à la
dernière des réalités. Il n'est pas, il se fait; il se fait et se défait, il
naît etmeurt. Loin de posséderla plénitude de l'être, il ne possède
que la plénitude du devenir ; son essence consiste dans le devenir;
ce qui est presque assimiler Dieu au néant.
Partant de cette ei'reur, comme du point extrême, pour exposer
ce que la raison sait du Premier Principe, nous établirons d'abord
qu'il est parfait et possède la plénitude de son être.

PERFECTION DU PREMIER PRINCIPE

Jamais les Grecs n'ont osé dire que la divinité fût imparfaite.
NATUHK DU PRHMIEK PH1NCIPIÏ 37S

Leur bon sens, et l'idée qu'ils se sont toujours faite que les dïeux
sont éternels, et que ce qui: est éternel est parfait, les ont préser-
vés de cette erreur. Quand les Eléates assimilaient Dieu à l'être,
comprenant sous ce nom toutes les réalités, ils aimaient mieux
prêter aux choses contingentes les qualités du divin que de don-
ner à Dieu les imperfections des choses. En disant que l'être est
Dieu, ils ajoutaient : « l'être est tout, l'être est un, l'être est
immuable. » C'est une erreur, puisqu'il y a du mouvementet du
devenir dans le monde; mais une erreur moins grave que celle
qui place le devenir dans la cause du monde. Les Eléates se trom-
paient en méconnaissant les données fie l'expérience pour tout
rapporter aux idées de la raison; mais les modernes se trompent
plus encore en voulant tout juger par les seules données de l'ex-
périence. Ni l'une ni l'autre de ces conceptions n'est la bonne,
leur exclusivisme les empêche de voir toute la vérité.
Revenant à notre sujet, nous disons en premier lieu que., s'ilya
du devenir, de l'imparfait et de l'inachevé dans les dérivés, il n'y
en a pas dans leur Principe. Le mot parfait vient du mot fait, et
signifie qu'une chose, arrivée au terme de son développement;
possède enfin la plénitude de son être : une oeuvre parfaite est
une oeuvre à laquelle rien ne manque de ce qu'elle doit avoir. Si
le mot parfait n'avait pas d'autre sens, il nous serait impossible
de l'appliquer au Premier Principe sans supposer que ce Prin-
cipe a commencé, qu'il a d'abord été inachevé, incomplet, puis
achevé et complet, c'es?-à-dire sans supposer ce qui est en ques-
tion; genre d'erreur qui se présente souvent quand il s'agit de
Dieu. Heureusement le mot parfait se prend dans un sens plus
étendu et désigne encore toute perfection, quelle que soit la ma-
nière dont cette perfection existe. C'est en ce sens que nous l'en-
tendons de Dieu.
Les philosophes, dit saint Thomas, qui ont placé de l'imper-
fection et du devenir dans la cause du monde, l'ont fait parce
qu'ils ont considéré le côté mobile et changeant des choses (1).

(1) Quidam antiquiphilosophi... non attribuermit optimum et perfectissimmn primo prin-


cipio. Ciijus ratio est, quia antiqui consideraveru?it principium maleriale tantum : primum
autem principium materiale imperfectissimum est, Cum enim materia, inquantumhujusmodi, s il
in potentia, oportet quodprimum principium materiale ait maxime inpotenlia, et ita maxime
imperfectum. (I, q. iv, a. i, c.)
376 REVUE THOMISTE

(]e côté existe, personne ne peut le nier. Les globes célesles ne


sont-ils pas tous.en mouvement sans jamais repasser par le même
chemin ? Il faut donc les voir aptes et préparés à parcourir inces-
samment des lieux toujours nouveaux. Et ces globes, comment
ont-ils été formés ? La science admet qu'ils sont issus d'une
masse commune à laquelle ils peuvent retourner, tant, leur exis-
tence est précaire. Eparse ou groupée, la matière conserve sa
mobilité Elle a ses associations et ses dissociations, les êtres
soumis à la génération naissent, grandissent et meurent ; la face
des choses n'est jamais la môme.
L'univers nous apparaît donc inachevé et plein de devenir. Cela
est d'autant plus vrai que l'on s'approche davantage par la pensée
de son premier ternie de développement; car il manque à chaque
instant ce que les termes ultérieurs sont appelés à lui apporter.
Le monde est en devenir même avant tout développement, puis-
que son être n'a rien de nécessaire. Qui donc a donné au monde
d'exister quand il n'était pas, et d'évoluer aux différents âges do
son existence? La contingence et le devenir du monde sont évi-
dents; mais où est l'être nécessaire, le principe actif appelé par
cette contingence et par ce devenir ? L'univers ne s'est poinl
fait lui-même, et à tous les termes de son développement, s'il
acquiert ce quelque chose, ce quelque chose, il ne le prend pas
en lui-même, puisqu'ilnel'a pas.
La science expérimentale nous dit qu'un corps inerte ne peut
ni se donner un mouvement qu'il, n'a pas, ni modifier un mou-
vement qu'il a reçu, la raison fondée sur l'essence des choses
-nous dit plus évidemment encore, et avec plus de certitude, qu'un
être en puissance ne peut passer à l'acte et se donner ce qu'il n'a
pas, sans le secours de l'être qui est en acte. Il y aurait contra-
diction à le soutenir, puisque d'une part l'être en puissance n'au-
rait, pas, et que d'autre part, il aurait ce qu'il acquiert en passant
de la puissance à l'acte.
Or, le principe que nous appelons Dieu n'est pas le principe
passif du monde, mais son principe actif, nécessaire pour actua-
liser son devenir. C'est l'agent qui donne au monde d'être quand
il n'est pas. et de se développer quand il a commencé à exister.
Un tel principe ne peut pas être imparfait ni confondu avec le
devenir, il faut, au contraire, qu'il soit parfait puisqu'il est plein
d'activité.
NATUHE DU PHEMII5R PRINCIPE Ml
^

Non seulement le principe actif du inonde est parfait, comme


tout principe d'action qui n'agit qu'autant qu'il est en acte, mais
sa qualité de Premier Principe le montre encore comme souve-
rainement et universellement parfait. Si le monde, en effet, n'a
rien de nécessaire ni dans son être, ni dans ses manières d'être, il
appelle a son origine les deux principes que nous venons de re-
connaître, l'un très imparfait, parce qu'il n'est que la possibilité
d'être des choses ; l'autre très parfait, parce qu'il est l'être corres-
pondant à cette possibilité. Ces deux principes se trouvent à l'o-
rigine des choses ; car si pour arriver à l'être il faut qu'une chose
soit possible, il faut, à plus forte raison, qu'elle rencontre l'agent
capable de lui donner l'existence.
Or, ce qui est nécessaire dans toute la production, l'est surtout
dans l'ordre premier. Là, en effet, les principes ont toute leur va-
leur. La possibilité des choses est sans limite, puisque rien de ce
qui est possible n'existe encore, el le premier agent doit tout créer.
Quand les possibilités secondes viennent s'attacher à ce qui est
déjà actualisé, elles ne sont que les restes et les applications res-
treintes de la possibilité première ; et quand les agents seconds
viennent actualiser ces possibilités secondes, il est plus visible
encore que ces agents sont les serviteurs de "l'agent premier.
Tel est le spectacle que nous offre l'univers. Nous ne pouvons
pas le voir autrement, parce qu'il n'est pas autrement. Que la
raison, par le progrès des sciences, perfectionne la connaissance
qu'elle en a, elle verra de mieux en mieux que les agents qui s'y
rencontrent relèvent tous du Premier Principe; ce qui constitue
ce Principe souverainement parfait, c'est-à-dire parfait au-dessus
de tout ce qui est parfait. Elle verra également que l'action de la
cause première s'étend sans exception à tous les effets produits,
puisque les uns relèvent immédiatement de celle cause, et que les
autres sont dus à des agents qu'elle a constitués; ce qu'on ex-
prime en disant : Dieu est universellement parfait (1).

(1) Deus autem poniturprhnum principium, non matérialité sed in f/enere caitste efficientis:
et hoc oportet esse perfectissi m uni. Sicut enim materta inquantum hujmmodi, est in potentiel,
ita, a yens in quantum hvjusmodi est in actu : unde primum principium aclivum cpvtt t
maxime esse in actu, et per conséquent maxime esse perfectum : secundum hoc enim dicitur
aliquid esse perfectum secundum quod est in actu; nam perfectum dicitur cui nihil deest
secundiwi modum suoe perfectionis.
(T, q. iv, a. 1, c.)

REVUE THOMISTE. 3e ANNÉE. — 23.


378 HEVUli THOMISTE

La perfection du Premier Principe est si grande, qu'elle dépasse


tout ce que nous pouvons imaginer et comprendre. Si, en effet,
on appelle parfait, et avec raison, l'être qui possède tout ce qu'il
doit avoir, jamais la pensée humaine ne pourra mesurer tout ce
que la cause première doit posséder de perfection et d'actualité.
Déjà le principe passif des choses ou la matière, échappe à notre
compréhension parle nombre et la variété des formes qu'elle peut
revêtir, à plus forte raison le principe actif du monde dépasse-t-il
notre savoir, puisqu'il contient en acte tout ce que la matière est
appelée à recevoir. Le raisonnement, d'autre part, peut seul nous
aider à comprendre quelque chose de la nature de Dieu, les sens
ne nous sont d'aucun secours dans une connaissance si au-dessus
de leur portée. Ils nous égareraient même, si nous les écoutions
sans contrôle, comme ils ont égaré longtemps la raison touchant
le véritable système du monde.
Les sens, en effet, constatent, dans le champ ouvert à leur per-
ception, que tout ce qui naît a d'abord des commencements très
humbles, pour se développer ensuite et s'accroître. La montagne
se forme d'agrégats successifs, la plante sort d'un germe parfois
imperceptible, et l'animal doit son existence à un oe.aî sans pro-
portion avec lui. Si donc on s'en rapportait au témoignage des
sens, ce témoignage nous dirait que le monde, comme tout ce qui
commence, a dû venir de peu de chose, même de rien, avant d'ap-
paraître tel qu'il est et de prendre les dimensions sous lesquelles
nous l'admirons aujourd'hui. Cela est vrai si on l'entend du prin-
cipe passif du monde, en ce sens que tout ce qui a commencé vient
du non-être, puisqu'il n'est pas avant de naître; mais cela est faux
si on l'entend du principe actif. La nécessité de l'agent, par con-
séquent de J'être parfait, s'impose partout où il y a du devenir;
elle est absolue quand il s'agit de l'origine première des choses.
Là, nous sommes en face de leur complet devenir, qui ne se réali-
sera jamais sans une complète perfection capable d'actualiser co
devenir.
NAITRE MJ CREMIER PEINCU'K i$79

Le monde par la mullitude et la variété des êtres qu'il


contient, par l'ordre qui y règne, dit assez haut qu'il est
l'oeuvre d'un sage et puissant architecte; mais il faut quelque
réflexion pour comprendre ce langage. « Il s'adresse à tous,
remarque saint Augustin, et tous ne l'entendent pas (1).» Com-
ment s'en étonner quand les oeuvres des hommes demandent
elles-mêmes tant d'attention! Par exemple, un livre, bien peu
de personnes se rendent compte du travail qu'il a coûté.
S'il fallait en instruire un enfant, le mieux serait de le con-
duire en présence d'une de ces machines si complètes qu'elles
reçoivent à l'entrée les matières premières destinées au papier,
et donnent à la sortie les feuilles du livre tout imprimées. Il
sera d'abord ébloui à la vue de tant de mouvements divers;
mais bientôt il comprendra l'utilité des rouages et le travail
qui en résulte. Notre jeune intelligence suivra facilement la
transformation du chiffon en papier, car tout se passe sous les
yeux, puis elle s'initiera à la fonte des caractères, à leur ar-
rangement dans les clichés, à leur reproduction sur les feuilles
imprimées : ce n'est qu'en dernier lieu qu'elle s'élèvera à la
pensée de l'auteur, cependant cause première de tout ce qui
est produit. Si l'enfant croyait un instant que le livre se fait
tout seul, il serait vite détrompé: un peu de réflexion lui
montrerait que les rouages ne se meuvent pas sans l'action
d'un moteur, et. que les pensées du livre ne viennent pas
d'elles-mêmes se ranger sous les mots.
La nature est un livre ouvert sous les yeux de l'homme, et
que l'homme est appelé à comprendre. Sur un fond commun
que la science reconnaît formé par les corps simples, et que
la pensée philosophique, allant plus loin que la science, a le
droit de regarder comme une matière unique, préparée pour
toutes les formations à venir, nous voyons des êtres admi-
rables et sans nombre se succéder comme les mots d'un
livre, et chacun de ces êtres nous apporte une pensée de son
auteur. Aux sciences naturelles de nous dire quelles sont Jes
causes prochaines et immédiates de ces merveilleuses produc-

(1). « Omnibus lopdtia; sed illi intelligent qui ejus vocem àcceptam forii
cum veritate conferunt, • (Confes., lib., X, c. 6,)
"3 f> <,j '" ~~? "' * ' "^ * ~ î , , i' «

380 HEVUE THOMISTE

tions, à la raison philosophique de s'élever jusqu'à la cause


première et générale qui les commande toutes. Estimer que
le monde s'est fait et se développe lui-môme, en vertu d'une
force immanente, n'est permis qu'à l'enfant qui ne juge encore
que par les sens ; mais la raison et l'homme fait ne peuvent
méconnaître le vaste enchaînement de causes et d'effets dont
l'univers est composé.
Si donc autour de nous le devenir et l'imparfait précèdent
l'actuel et le parfait, cela vient de ce que nous sommes dans
l'ordre secondaire des choses au milieu des formations et des
naissances particulières. Mais, si l'on se reporte par la pensée
à leur ordre premier, on voit qu'il ne peut plus en être ainsi.
Quand rien n'existe, de ce qui peut exister, il faut au moins
que la cause existe. « Ce qui n'est point premier, dit excel-
lemment Plotin, a besoin de ce qui est avant lui (1) » ; car
ce qui n'a pas l'être par soi, ne peut Je posséder qu'en le
recevant d'autrui.
Mais l'être par soi, l'agent premier, est ce qu'il y a déplus en
acte et de plus parfait; il faut donc qu'en soi, et selon l'ordre pre-
mier des choses, le parfait et l'actuel précèdent l'imparfait et le
devenir (2). Les sens peuvent nous montrer un effet dépendant
d'un autre effet, celui-ci d'un troisième, et ainsi de suite; l'ima-
gination peut se représenter une suite sans limite d'effets s'enchaî-
jiant les uns les autres ; la raison sait que tout enchaînement où
un terme dépend de l'autre quant à l'existence, si loin qu'il s'étende
se soude ontologiquement à un premier principe qui n'admet plus
rien de successif ni d'imparfait.
Le panthéisme allemand témoigne à sa manière que la per-
fection appartient à Dieu, puisqu'il appelle Dieu le dernier terme
de l'évolution et qu'à ses yeux ce ternie est le plus parfait. Mais
pour un peu de vérité, que d'erreur dans toute la conception !
dominent soutenir que ce sont les contingents qui font Dieu et non
Dieu les contingents? Le premier principe, en effet, n'est aucun
dos termes de la série; il serait le dernier, moins que tout autre,

(1) To yàp [AT] TTpwxrovj (lïnn. 5, lib. 4, c. 1.)


èvoss; Tôt lîpô aO-rou.
(2)« Si eiùm qiuïïrilur quidest prius simplicité?, oportet perfectumesse prias imper/ecto, sicut
it acluvi potentia. Nihil inim reducitur de imperfecto ad perfectum, vel de potentia' ad
actum, nisi per aliquod perfectum ens in actu. » (In Mttapliy. Hb. I, Jec. 8.)
NATURE DU PREMIER PRINCIPE 3S|

puisque le dernier est celui qui reçoit davantage, ce qui l'éloigné


le plus de la qualité de principe. Et cette perfection destinée à
élever le dernier terme au rang de la divinité, où la prend-on ?
Elle n'est point dans les termes qui précèdent, puisque tout
terme antérieur ne contient qu'en puissance et en devenir le terme
qui suit, il faut donc la demander au néant.

DIEU EST ACTE PI; H

seulement le premier principe des choses est en acte et par-


xNoii
fait, comme nous venons de le démontrer ; mais il est encore
complètement en acte et complètement parfait, ce que saint
Thomas exprime en disant que Dieu est acte pur, actus jmrus (1).
Ceux qui ont trouvé les preuves de l'existence du Premier Prin-
cipe, n'ont pas ignoré que ce principe est tout en acte. «Il faut,
dit Aristote, qu'il existe un premier moteur et que ce premier
moteur soit immobile (2). »
Or, de cette immobilité du Premier Moteur, sa qualité d'acte
pur est facile à déduire, ainsi que nous le verrons tout à l'heure.
Mais d'abord, remarquons qu'immobile, ici, ne veut pas dire
inerte, comme l'imagination pourrait le croire ; l'entendre de la
sorte, c'est aller contre les faits et contre la pensée d'Aristote. Le
premier moteur est essentiellement actif, puisqu'il est cause de
tout le mouvement communiqué à l'univers; mais immobile veut
dire que le genre d'activité propre au corps, et que l'on désigne
par le nom de mouvement, est trop imparfait pour se trouver en
nature dans la source première du mouvement. Si, en effet, le
mouvement se trouve en Dieu, ce né peut, être que parce qu'il y
est apporté du dehors, ou parce que Dieu se meut lui-même à la
manière des corps vivants que nous voyons se transporter d'un
lieu dans un autre ; or, ces deux suppositions sont impossibles :
la première, parce que aucun agent extérieur n'existe avant Je
premier agent; et quant à ceux qu'il a établis, il y a contradiction
(1) <tNaturel divina maxime et parissime actus est."» {Pot., q. II, a. 1, c.)
(2) 'AvâyxY) sïvat n 3 7tpâ>Tov XLvet,.. xal io jipôJTOv y.tvoûv àxîvrjxov. (Phys., lib. XIT,
SI.
:J82 ' "' HEVUE'THOMISTE

à dire qu'ils peuvent avoir action sur leur principe : la source ne


s'alimente pas à ses dérivés, ni le foyer à son irradiation.
Donc Dieu devrait se mouvoir lui-môme, comme l'animal ou
comme l'homme. Avant d'établir l'impossibilité de cette seconde
hypothèse, nous tenons ii rappeler que si, par le mot mouvement,
on entend dire avec Platon que Dieu possède une activité digne
de son être, nous l'admettons et nous appelons Dieu le plus
mobile des êtres, parce qu'il est'effectivement le plus actif. Mais
si le mot mouvement conserve le sens qu'il a dans la bouche du
vulgaire et; des savants, c'est-à-dire désigne le genre d'activité
propre aux corps, nous ne pouvons plus le placer en [Dieu, non
qu'il y fasse défaut, mais parce que Dieu est doué d'une activité
que sa perfection rend exclusive du mouvement.
La raison donnée par Aristote est des plus simples. Il suffit,
dit-il, de remarquer que les corps qui se meuvent eux-mêmes,
tels que la plante, l'animal et l'homme, sont doués d'une activité
plus parfaite que celle dévolue aux corps inanimés, mais d'une
activité qui porte encore avec elle les caractères de la contin-
gence. Elle a commencé, puisque ces êtres ont commencé; elle
est variable, intermittente, précaire, puisque la fatigue la di-
minue, le sommeil l'interrompt, la mort la supprime. Il en est
d'elle, à ce point de vue, comme de toutes les activités de l'uni-
vers : elles naissent et périssent avec les sujets qui les portent;
elles augmentent ou diminuent; aucune n'est nécessaire, cepen-
dant elles existent, ce qui ne peut se faire sans qu'elles se rat-
tachent à une activité première sans contingence.
Le raisonnement est le même pour les activités que pour les
moteurs. Tout moteur qui ne meut que parce qu'il est mû, se
rattache nécessairement à celui qui meut sans être mû. Egale-
ment toute activité entachée de devenir émane forcément d'une
activité qui exclut tout devenir. Le mouvement est toujours
accompagné de devenir, il ne peut donc se trouver en Dieu.
Il faut en conclure que la qualité d'acte pur appartient néces-
sairement au Premier Principe; car la perfection absolue de
l'activité entraîne, en lui, i!a perfection absolue de l'être. En effet,
sans être identique à l'être, l'activité en dépend comme le dérivé
dépend de sa source : si donc Ton trouve une activité pure do tout
mélange, à plus forte raison la source d'où elle émane est-elle
NATURE DU PREMIER PRINCIPE 383

pure et sans mélange. En second lieu, si l'imperfection pouvait,


exister quelque part, ce serait dans le dérivé et non dans la
source, car le dérivé est moindre que la source; et nous Je sau-
rions, puisque nous connaissons le dérivé. Enfin l'on peut des
substances qui peuplent l'univers remonter à l'être premier,
comme on remonte des activités secondes à l'activité première, et
voir directement, sans passer par les activités, la souveraine per-
fection du premier des êtres.
On arrive à la même conclusion, à savoir que Dieu est acte
pur, en considérant que le Premier Principe existe par lui-
même, à la différence des êtres qui n'existent que par aulrni.
Cette propriété qu'on appelle Yaséité montre à sa manière que le
Premier Principe est acte pur et parfait sous tout rapport. Si la
chaleur, dit saint Thomas (1), si diversement répandue dans les
corps, existait par elle-même, elle ne serait que de la chaleur,
et de la chaleur à l'état excellent sans mélange d'autre chose.
Aucune propriété ni corporelle, ni spirituelle, n'est à même
d'exister de la sorte; mais nous avons vu, à la quatrième preuve
de saint Thomas, que l'être, fondement de toute propriété, existe
véritablement en soi dans le Premier Principe. Il faut donc que
Dieu ne soit que de l'être, excellemment de l'être et de l'être sans
mélange, c'est-à-dire acte pur et parfait.
Le rôle de tin dernière des choses, dévolu au Premier Prin-
cipe, prouve aussi la perfection de sa nature. Aucun être, en
effet, n'est fin que par où il est en acte, et aucun ne peut être
fin dernière s'il n'est pas tout acte. On comprend que les fins
intermédiaires ne soient pas obligées de posséder la plénitude de
l'être, puisqu'elles rie donnent aux choses qu'un repos partiel
avant la pleine satisfaction de leurs tendances ; mais il n'en est
plus ainsi, lorsqu'il s'agit de la fin dernière. Celle-ci ne peut
être telle sans contenir à l'état d'acte tout ce que les êtres qui lui
sont ordonnés, contiennent à l'état d'aspiration. Si elle-même
restait entachée de devenir, elle chercherait une fin capable de
la contenter; de sorte que la fin dernière ne serait pas la fin der-
nière, ce qui implique contradiction.

(1) Sicut quod est caUdvm, potest habere aliqu-id exlraneum quam calidum, ut albdinem ;
sed ipse caler nihil habet proeter calorem, (f, q. m, a. 6,.c.)
334 REVUE THOMISTE

PERSONNALITE UIJ PREMIKR PRINCIPE.

Montrer que le Premier Principe est en acte et parfait sous tous


rapports suffit à renverser l'opinion qui place en lui du devenir, à
plus forte raison celle qui ne le regarde que comme un devenir;
mais l'erreur que nous combattons refuse encore à Dieu de sub-
sister en lui-môme, distinct de l'ensemble des choses. « Toute con-
ception religieuse qui personnifie Dieu, ditFichte, je l'ai en hor-
reur et je la considère comme indigne d'un être raisonnable (1). »
Ces paroles nous jettent en plein panthéisme.
Les panthéistes sont tous d'accord pour n'admettre, en fait de
réalité, qu'une seule et même substance à laquelle ils confèrent les
prérogatives de la divinité ; mais ils se séparent lorsqu'il s'agit de
déterminer la nature de cette substance, et forment autant de
sectes qu'ils ont d'opinions différentes sur ce point. L'appellenl-
ils matière, esprit, idée, le panthéisme devient matérialiste, spiri-
tualiste, idéaliste. 11 est inutile d'examiner ces différents pan-
théismes ; la réfutation est la même. Le vice radical de toute con-
ception semblable sera toujours d'aller à l'cncontre de la nature
des choses, quand cette nature est d'ailleurs parfaitement connue.
C'est ainsi que le panthéisme spiritualistc nie l'existence de la
matière, le panthéisme matérialiste, celle de l'esprit, et ainsi des
autres ; ou que, sous n'importe quelle forme, la conception mé-
connaît l'individualité des êtres, en leur attribuant la même subs-
tance. Quand on veut raisonner sur les choses,il faut les admettre
'. telles quelles ; renvoyons les panthéistes aux données du bon sens

et aux certitudes de la science. Le vrai savoir que la raison prend


des objets qui l'entourent est leur éternelle condamnation.
Quand le panthéisme nie la contingence du monde et le pro-
clame autonome et divin, il va à]'encontre des faits qui établis-
sent cette contingence, et les arguments qui sortent de ces faits
pour prouver l'existence d'un être nécessaire, l'ont déjà réfuté.
Nous puisons aux mêmes sources pour établir la personnalité

(1 î Cité par A. Foith.lk, Histoire de la Philosophie, p. -H!.


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NATURE DU PREMIER PRINCIPE 385

divine et montrer que le Premier Principe possède un être propre,


un être substantiel, un être incommunicable.
D'abord Dieu possède un être qui lui est propre. Sa qualité de
principe actif, ou cause du monde, ne laisse aucun doute à cet
égard. L'être, en effet, est seul actif, le néant n'agit pas, toute ac-
tivité procède de l'être et s'y rattache ; il nous est impossible de
concevoir de l'activité sans concevoir l'être; comme on ne com-
prend pas de l'être sans l'activité. Dieu étant le principe actif du
monde possède donc en propre un être correspondant à l'activité
qu'il communique au monde. Il faut cette richesse dans la cause
pour que les effets soient possibles, il faut cette abondance dans
la source pour alimenter les dérivés ; Dieu possède incontestable-
ment et en propre l'être que réclame son activité.
Ensuite l'être propre au PrcmierPrincipe est un être substantiel
c'est-à-dire qui existe en soi, et non un être accidentel qui ne
peut exister qu'en autrui. Ces deux sortes d'êtres se distinguent
parfaitement, l'un n'est pas l'autre, La substance est ce que l'esprit
conçoit dans les choses, comme leur être excellent, leur être pro-
prement dit, tandis que l'accident est une manière d'être,'une
modalité qui survient et s'attache aux substances. Le mouvement
local, par exemple, est quelque chose, puisqu'il fait l'objet de
sciences si importantes ; on ne dit cependant pas qu'il soit une subs-
tance, puisqu'il n'existe pas en lui-même; mais seulement dans
les mobiles. On dit qu'il est une manière d'être survenue dans ces
mobiles. Ce qui est vrai du mouvement local, l'est au même titre
de la chaleur, de l'électricité, en général de toutes les modifica-
tions qui affectent les unités substantielles de l'univers..
Le Premier Principe des choses est-il mode ou substance? Il
est substance et non pas mode ; car Je mode par son essence est,
postérieur à la substance, et le Premier Principe n'est postérieur
à aucun être. La question est acquise: s'il y a de l'être substantiel,
il est dans la source avant de passer dans les dérivés. La vérité
complète sur ce point est que le Premier Principe est au-dessus
de cette classification de l'être en accidentel et substantiel, classi-
fication trop étroite pour lui, et propre uniquement à ses dérivés.
Pour le moment, il suffit de savoir qu'il est au moins une subs-
tance et non un accident.
Enfin un être propre, un être substantiel ne suffit pas à

•386 REVUE THOMISTE

(constituer une personne, il faut que cet être soit incommuni-


cable. L'âme humaine, par exemple, possède un être propre,
puisqu'elle a des actions propres; elle possède un être subs-
tantiel, puisqu'elle subsiste en elle-même et survit au corps;
cependant on ne peut pas dire qu'elle est la personne humaine.
Pour faire un homme, il faut de plus un corps auquel l'âme
communique son être, et ce corps fait partie de notre per-
sonne. La personnalité, en effet, comme l'a très bien dit
Boèce (1), est aux natures intellectuelles ce que l'individualité
est aux natures inférieures ; et l'être individuel ne saurait être
communiqué. La question pour Dieu revient donc à savoir si
l'être qui lui est propre avant toute production, suflit à cons-
tituer sa personnalité, ou s'il a besoin de ses dérivés pour'
s'unir à eux et l'acquérir.
Le stoïcisme regardait Dieu comme l'âme du monde, témoin
le vers si connu de Virgile : « L'esprit agite la masse et se
mêle au vaste corps (2). » Les païens n'ont-iJs pas divinisé
toutes choses, « communiquant, dit le livre de la Sagesse,
aux pierres et aux arbres le nom incommunicable de Dieu? »
(xiv, 29). L'idée panlhéistique permet d'attribuer à Dieu Je
mouvement, la vie, l'être même de tout ce qui existe. L'en-
semble des choses devient un vaste épanouissement de la divi-
nité qui se donne sans se quitter, s'épanche sans se répandre,
se multiplie sans se diviser, dont l'être enfin et la personna-
lité s'étendent et s'accroissent en proportion de leur propre
développement. Mais l'ignorance ou le manque de réflexion des
uns, la difficulté que rencontrent les autres à comprendre com-
ment deux sortes d'êtres si différents, tels que l'incréé et le
créé, le nécessaire et le contingent peuvent coexister sans se con-
fondre, entrer en relation sans que l'un absorbe l'autre, ne
nous empêchent pas de connaître et d'aflirmer la vérité.
Il y a une distinction parfaite entre ces deux sortes d'êtres
et impossibilité pour chacun, surtout pour le plus grand, de
devenir élément ou partie de l'autre. L'un, en effet, est prin-

(1) Persona est rationalis naturte individua mdistantia. (De Duab. JVat. princ.)
(2) Métis agitât molem et magno se corpore mUcet.
• (sKneidos, lilj. VI, v. 727.)
NATURE DU PREMIER PRINCIPE 387

cipe et l'autre dérivé; l'un est cause et l'autre effet; or, dit le
Père Pétau, « ce qui se fait ne se fait pas de J'ôtre de s'a-
cause (1) ». Vérité incontestable; il y a, en effet, deux ordres
de causalité : celui où les causes produisent des effets de
même nature qu'elles et celui où elles n'en produisent que
d'une nature inférieure. Le vivant qui engendre son semblable
appartient au premier ordre de causalité ; l'architecte qui
bâtit, une maison se range dans le second. Or il est visible que
l'être de l'architecte ne devient pas l'être de la maison, la
différence de nature qui existe ici entre l'oeuvre et l'ouvrier
le montre clairement.
Il en est ainsi même quand l'effet reproduit la nature de sa
cause, quand l'homme, par exemple, reproduit son semblable.
L'être qui appartient au père n'est pas l'être qui appartient
au fils. Il faut deux humanités numériquement distinctes, con-
crétées dans deux êtres également distincts : l'humanité du
père qui engendre, l'humanité du lits qui est engendré. S'il
n'y avait qu'une humanité, il n'y aurait ni père, ni fils, ce
qui revient à nier la génération, genre de causalité pourtant
si palpable dans l'univers. Il y a, en effet, pour toute généra-
tion et pour toute causalité, deux termes en présence : l'un,
la cause, qui donne l'être et existe antérieurement à l'effet;
l'autre, l'effet, qui reçoit l'être et dépend de la cause quant à
l'existence. Confondre l'être delà cause avec l'être de l'effet,
ou les unir pour en former un troisième, ne peut se faire
sans aller contre les premières données de la raison.
Ce qui est vrai de toute causalité, l'est également, et à plus forte
raison, delà causalité première. Remarquons d'abord que le Pre-
mier Principe ne peut pas se donner des égaux, car il ne peut pas
faire que ses dérivés ne tiennent de lui leur être et leur existence.
Ce que ceux-ci possèdent, ils l'ont reçu, tandis que lui possède
tout sans avoir rien reçu; la nature de leur être n'est donc pas la
même. « La substance incréée, dit Lactancc, tenant son existence
d'elle-même, ne peut être de même nature que la substance qui
n'est que par autrui (1). »

(1) Quod enim fît, ex facientis substantiel non est. (Dogmes, vol. I, p. 4 57.)
(2j « Quoe enim nalura per se increala est et a nuilo produci polesl, non esleadem
specie cum ea quoe esc se nisi producatur, esse non potest. » (Lib. I, c. 3.)
388 REVUE THOMISTE

Cen'est point par manque de puissance que le Premier Prin-


cipe ne peut pas se donner des égaux, mais parce que cela est en
soi impossible. La puissance divine se montre en ce qu'elle doit,
tout tirer d'elle-même, car rien n'existe antérieurement à son
action, et ce caractère, inhérent à la causalité première, fait en-
core mieux ressortir la distinction qui existe entre Dieu et ses
créatures. Les cires soumis à la génération ont un élément com-
mun, la matière. L'art et la nature n'agissent que sur une matière
donnée. Quand il s'agit de la cause première, rien n'existe qui
puisse fournir une matière à ses oeuvres et constituer un élément
commun entre elle et ses productions.
Enfin les conditions indispensables pour qu'un composé existe,
ne permettent pas à Celui qui est acte pur et parfait so.us tous rap-
ports, d'entrer dans aucun composé. « Tout composé, dit Démé-
trius de Cydon, résulte au moins de deux parties, dont l'une n'est
pas l'autre, ni quant à son être, ni quant à sa nature, et qui reçoit
cette autre dans son être pour former un tout avec elle (i). » Dans
le composé humain, par exemple, l'âme communique au corps
l'être qui lui est propre, et reçoit en échange de pouvoir faire avec
lui un tout qu'on appelle l'homme. De sorte que, dit saint Thomas,
« un composé renferme toujours du devenir, uni à l'actuel qui le
constitue. Une partie y est en acte, L'autre en puissance; et toutes
deux sont en puissance à l'égard du tout, ce qui ne peut avoir lieu
quand il s'agit de Dieu » (2). L'être, en effet, qui est acte pur et
parfait, ne peut rien recevoir du dehors, ni rien acquérir qu'il ne
possède déjà. S'il pouvait recevoir, il ne serait pas acte pur; s'il
pouvait acquérir, il ne serai! pas parfait.
Ànaxagore l'avait très bien compris quand il disait que l'intel-
ligence, cause première des choses, ne se mêle pas avec elle; car,
ajoute-t-il, si elle était mêlée ne fût-ce qu'à une seule, elle le serait
à toutes les autres (3). On ne voit pas, en effet, la raison qui l'en

(1) ïûvOeTov yàp son tô êx ô'jô lovlàyjarov <tuvi(ttc(|/svov, <3v GaTEpov oOx ïan Oaxépw
toÙto v.a\ •jrpayij.âTi, xat ).ôy» * rt zb Sexttxôv tevo? èxépou 7tap* aû-rà 7ipàç \j7rapf1v, wv
yjctjvoSoç s;'v àîïOTsXet ' rj to noï.Xoïç sic to avTO <7'jvioûa"Lç à-KapTi^û^evo^. (De Process.
S. Sancti, c. 4.)
(2) In omni composito oportel esse polenliam et acluin, quoi in Deo non est, quia
Vel una partium est actux respectu alterius, vel saltem omnes partes xunt in potentia
respectu tolius. (I, q. III, a. 7, c.)
(3) Frag. 6.
rii " >

NAITRE DU PREMIER PRINCIPE -


389

exempterait. Toutefois si le Premier Principe ne se môle pas à ses


dérivés, rien ne s'oppose à ce qu'il contracte avec eux toute autre
sorte de société.

TRANSCENDANCE DV PREMIER PRINCIPE

L'ancienne métaphysique, à la suite d'Aristote, a classé les êtres


de ce monde en dix catégories, mettant dans la première les subs-
tances, et dans les neuf autres les accidents. Cependant l'être pris
en général, et les propriétés qui en sont inséparables, tels que le
vrai, le bien, le beau, etc., dépassent toutes les catégories cl; ne
sauraient, être renfermés dans aucune, c'est pourquoi on les
appelle des transcendantaux.Telleest l'origine de ce mot qui,appli-
qué au Premier Principe, veut dire que l'être de ce Principe est au-
dessus de tous les autres êtres, et les dépasse incomparablement.
Platon nous aide à comprendre la transcendance du premier
principe, quand il dit au commencement du Tïmêe : « Avant tout,
selon moi, il faut établir la différence qui existe entre l'être qui est
toujours et ne devient pas, et: l'être qui devient et n'est jamais (1). »
C'est sur cette distinction en effet que repose la démonstration de
la transcendance du Premier Principe.
Ce qui « devient et n'est pas » s'entend d'abord et surtout de la
partie phénoménale du monde. Ce qui apparaît et disparaît, Je fait
grâce au mouvement: or le mouvement est essentiellement deve-
nir, puisqu'il n'existe qu'autant qu'il reste au mobile du chemin à
parcourir; le but une fois atteint, il n'existe plus. « Ce qui est
toujours autrement et autrement, dit saint Augustin, n'est pas;
parce qu'il ne garde pas ce qu'il a. On ne peut pas dire qu'il n'est
d'aucune façon, mais on dit qu'il n'est pas totalement (2). »
Les paroles de Platon s'entendent encore des substances parti-
culières qui par voie de génération se succèdent sur le fond im-
muable des choses. On ne dit pas à proprement parler que leur

(1) "Efftiv o5v Sri xar' è[).rr> SôEav itç&zov ocaipsvéov TaSs - u tô ôv àei, -flve<7ti/ Se oùx
ïyo-i, v.uà. tI to Yiyvô|AEVov \).bi, ov Se oOSénoTe. '
Quod semper aliter atoue alitir est, non est, quia non manei. Non omnino non est, sed , .
(2) <(

non summeest. » {In Pualm. 121.)


.'{90 ' KKVUE-TJ10MISTE

naissance ou leur mort est un véritable, mouvement, bien que le


mouvement n'y soit pas étranger ; on dit plutôt que ce sont des
changements : la naissance amène le non-être à l'être; la mort,
l'être au non-être. Quand il s'agit de l'apparition ou de la dispari-
tion des substances, il y a toujours un terme négatif en corrélation
avec un terme positif ; tandis que le mouvement qui produit les
manières d'être des substances déjà existantes, va nécessairement
d'un terme positif à un terme également positif. Quoi qu'il en soit,
la naissance et la mort indiquent suffisamment que les êtres qui y
sont assujettis n'existent pas toujours, et qu'en un sens on peut
dire : ils ne sont pas.
La contingence, enfin, et par elle le devenir et l'accidentel, s'at-
tache même aux êtres simples et impérissables tels que l'âme
humaine et les substances spirituelles ; parce que ces êtres et tous
ceux qui sortent par création du Premier Principe, n'ont qu'une
existence empruntée, c'est ce qu'exprime encore Platon. « Dieux
issus de dieux, dit-il au même dialogue, ouvrages dont je
suis l'artisan et le père, vous êtes indissolubles parce que vous
avez été formés par moi et que je le veux. Tout ce qui a été com-
posé peut être dissous, mais il est d'un méchant de vouloir
détruire une oeuvre belle et-bonne. Ainsi, puisque vous êtes nés,
vous n'êtes point immortels ni entièrement exempts de dissolu-
tion; mais vous ne serez pas dissous ni sujets à la mort, parce
que ma volonté est un lien plus fort et plus puissant que ceux dont
vous avez été unis au moment de votre naissance (1). »
Si au lieu de tous ces contingents nous jetons les yeux sur le
Premier Principe, il se présente à nous dans des conditions toutes
contraires.
Plutarquea raison de remarquer qu'en nous adressant à Dieu,
nous lui disons qu'il est, comme pour lui donner la vraie, l'infail-
lible, la seule appellation digne de lui. Pour nous, en effet, nous
n'avons rien de l'être véritable, et toute nature périssable ne donne

(1) ©eoî Beûv, o>v êyù> BrjfjLtoup-yôç k'pywv, a 5t' Ijaoù yevôpisva â'/ura Ifioû
iràTiip te y&
[XT|
êeéXovToç. Ta |xèv o\iv Sy| SsGév nâv Xurov, tô ye [«.rçv nakioç ap|io<i6èv xaï l-/ov e-j
Xûetv É6é).eiv xaxoû • St' à v.a\ ràewcep y£y£Vï)crOE, àSâvaroi [/.èv ovy. êaTÈ 0Ù8' â'JiUToi m
-jtâtwiav, otf ti i).èv Sr\ ).u0ï|a-E(78e ye oûSé TCÛ^eaOs OavâTOU (toÉpa;, tîjç êpi9)ç (SouXigaïwç
y.t!Xo-JOi £Tt SectjjioO v.ai xvpiwTépou Xa-^ovTeç êxEtvwv, oî; ôt' ÈyiyvsaOE. (Timée, Didol,
p. 211 ; trad. Schwalbé.)
NATURE 'DU PRËMIKR PRINCTPK 391

entre la naissance et la mort qu'une apparence, qu'une obscure et


faible opinion d'elle-même (1).
« Dieu, dit encore saint Denis, n'est pas
d'une manière et non
d'une autre manière, il est totalement et sans limite (2). » « Tout
l'être se recueille en lui, selon la belle expression de saint Jean
Damasçène, et y réside comme dans un océan sans fond et sans
rivages (3). »
Or la transcendance est acquise au Premier Principe par ce fait
seul qu'il est l'être existant par soi, qu'il est l'être premier, l'être
nécessaire, l'être dans toute sa plénitude; tandis que les autres
sont des êtres seconds, contingents et partiels. Les conditions
d'existence pour ces deux sortes d'êtres ne sauraient être les
mêmes, et les propriétés de leur nature s'opposent. Ce qui est
second, contingent et partiel, appartient à un ordre de choses op-
posé à ce qui est premier, nécessaire et total.
La transcendance nous fait donc connaître Dieu mieux que ne
Font fait jusqu'ici les autres attributs, parce qu'ellenous le montre
dans ce qui lui est propre. Etre parfait, c'est-à-dire posséder tout
ce que réclame sa nature, peut se trouver dans les dérivés; quant
à la personnalité et à l'individualité, elles conviennent à toutes
les unités de ce monde; seule la transcendance appartient à leur
cause et en devient le caractère distinctif.
Ces notions si claires ont cependant été obscurcies par les philo-
sophes allemands; Kant et ses disciples ont rejeté la définition
traditionnelle de la substance pour lui substituer une nouvelle
définition qui en fait à leurs yeux le véritable transcendant. Ils ont
dit que la substance est ce qui ne suppose rien au delà quant à
l'existence ; et ils ne s'aperçoivent pas qu'en parlant de la sorte, ils
font un a priori, que rien ne légitime. La raison, en effet, voit
avant toute recherche sur les origines, que, parmi les choses de ce
monde, les unes subsistent en elles-mêmes et les autres en autrui.

(1) 'H|Aeïç 8è TtoeXiv â[/.ecëÔ!«.£voi zov 6sôv, ET ^ajtév,


àlnfiy), xoà àtpeuSîj, -/.ai [».6vï)v
<!>;
|aôv<;> Ttpoavjxousav Trjv toO et TtpoiraYÔpeuatv àitoSiSôvTEç • yj[«v yàp outcdç toù eÏvoci
[léTEortv oûSèv' àXXa 6vv]tï) iiâaa cpOfftç èv \i.é<7(jj> çpôopâç, xai fevéattat;- yEvojjivvj, çàcF|jt,a
7iaps-/et, *«> 86x7|<rtv àp.u8pàv, xat àëégacov aû-r?,;. (Lib. de Et, trad. Bétolaud.)
(2) Kat Y*P à Oeô{ ovi irevi èutîv mv, àXk' ànXiàç, x«i àirsptuptCTTw;, ô'Xov iv èmutw xh
Eivat (7uveiXïi9<ôc, xai npoëeùaj'.pÙK- {De Divin. Nemi., c. S.)
(3) "OXov yàtp sv éauTcô <ruXXa6(«v £j(£t za eïvat, oîov xi méXa-yo; oûcrcaç â7t£ioov, xai
âépiijTOv. {De Fide, lib. IV, c. 12.)
392 REVUE .TIIOÎHSTE

Un homme subsiste en lui-même, tandis que la pensée qui s'élève


dans son intelligence ou le mouvement qui anime son corps ne
peuvent subsister qu'on lui. Définir là substance autrement que
l'ont fait les anciens, revient à ne vouloir admettre d'autre réalité
que la réalité première, ou à mettre les dérivés sur le même pied
que leur principe. La raison ne peut, sans préjuger, agir de la
sorte; elle n'a pas le droit de rejeter les notions premières sur la
nature des choses, pour en chercher de plus éloignées; car les plus
éloignées, elle ne les voit qu'à travers les premières.

UMTE DU FHEMIKU IMUNCIPK

Appliquée à Dieu, l'unité désigne une propriété soit extérieure,


soit intérieure à son être. Elle veut dire, dans le premier cas, qu'il
n'y a, numériquement parlant, qu'un Dieu, comme il n'y a qu'un
soleil pour éclairer notre monde planétaire, elle est synonyme
d'unité: dans le second cas, elle signilîe que l'être divin n'est en
.
lui-môme ni divisé, ni multiple; ce que nous verrons facilement
quand nous aurons étudié cet être de plus près; pour le moment
nous ne parlons de l'unité divine que dans le sens d'unicité.
La raison est instinctivement pour l'unité de Dieu. « Quand les
hommes, dit Lactance, prêtent serment, quand ils appellent au
secours ou rendent grâce, ce n'est point Jupiter ni la foule des
dieux qu'ils invoquent, c'est Dieu ; tant la vérité, malgré eux,
s'échappe de leurs coeurs (1). Cependant, cette vérité n'est pas d'é-
vidence première, et le polythéisme a trouvé de nombreux parti-
sans dans le vulgaire ; le paganisme succombait sous le poids et la
multitude de ses dieux. L'erreur a même gagné de bons esprits,
car si le Premier Principe peut être appelé Dieu parce qu'il, possède
un être propre, distinct et transcendant, il ne s'ensuit pas encore
qu'il est unique. Pourquoi n'y aurait-il pas plusieurs causes à
l'origine des choses si nombreuses et si variées ? Les anciens
Egyptiens admettaient trois principes : deux bons, Isis et Osiris,

Nam et cum jurant et cum optant et cum gracias agunt, non.Jovem aut deos multos,
(1) «
sed Daim appellant. Adeo ipsa-Veritas, cogente natura, etiam ai invitispecloribus erumpit. »
(Lib. II, c. d.)
NATURE DÛ PREMIER. PRINCIPE 393

et un mauvais, Typhon. Les Perses se contentaient de deux, l'un


bon, l'autre mauvais : Ormuzd, le dieu de la lumière, et Arihman,
le dieu des ténèbres. Les manichéens ont professé la même doc-
trine. Malgré de tels égarements, la raison se rend parfaitement
compte de l'unité de Dieu.
Orose remarque dans son Histoire que « les philosophes païens,
lorsqu'ils se sont sérieusement appliqués à la connaissance de
chaque chose, ont vu qu'un seul Dieu est l'auteur de tout et qu'il
faut tout lui rapporter (1). » « Platon, dit Porphyre, a pensé et
même soutenu qu'il n'y a qu'un Dieu (2). » Maxime de Tyr prête
aux païens le sentiment, communément admis, « qu'il n'y a qu'un
Dieu, auteur et père de toutes choses, et que les autres dieux sont
ses enfants et ses associés à l'empire (3) ». « Ce ne sont plus que
des satellites et des ministres, dit Lactance, auxquels le très grand
Dieu distribue les fonctions, et qu'il soumet à sa puissance et à ses
ordres (4). »
D'excellentesraisons viennent confirmerces témoignages. La pre-
mière est empruntée à l'unité du monde. Si l'oeuvre est une, non
d'une unité absolue, puisque le monde comprend tant d'êtres dif-
férents, mais une en son ensemble, sa marche et son développe-
ment, il est naturel de penser qu'elle relève d'un seul et même
auteur. « Les choses, dit Aristote, ne veulent pas être mal gouver-
nées; or le gouvernement de plusieurs est mauvais, il faut donc
qu'elles soient gouvernées par un seul (5). » En disant que les
choses ne veulent pas être mal gouvernées, Aristote n'énonce pas
une vérité abstraite, qui ne serait d'aucun secours pour son raison-
nement, il constate un fait, à savoir que le monde est bien gou-
verné; ce qui donne un fondement à la preuve de l'unité de Dieu.
Il appartient à la science de montrer l'ordre qui règne dans

(1) Dum intento mentis studio guxrunt scrutanlque omnia, unum Deum auctorem om-
nium reperire, ad quem unum omnia referantur. (Lib. VI, hist. cl.)
(2) AoÇcûrrai ts IlÀâTwva, ml (A^v xat tppàrrai ità),w Ttspt êvb; OsoO. (Hist. Philotophitc,
lib. IV.)
(3) "O-ct Osàç EÏç ttâvTtov pao-O.sùç, xai Tiari^p, /.ai Osoi jcoMol, OsoO JtctïSsç <7UV(£p)jovTSî
Ûe£. (Orat., I.)
(4) Jam ergo céleri dei non erunt scd satellite.* ac ministri, quos ille unus maximus et
potins omnium officiis hit prccfecit, ut ipsi ejus imperio ac nutibus servianl. (Lib. I, c. 3),
(5) Ta S* o'vTa ou poOXeTai ito),iT£ÛE<rOat xaxùc.
Oûx âyaOôv ito>,wotpavt*] ' et; xospoiva; ëorw. (Métaphy»., lib. 12,.
HEVUE THOM1STK. — 3" ANNÉE. — 26.
394 REVUE THOMISTE

l'univers ; elle le fait de jour en jour avec plus d'éclat, chacune de


ses découvertes est une vue plus profonde de l'art merveilleux selon
lequel tout est construit. Prenant les données de la science, nous
•dirons, avec saint Athanase : « Si le monde était l'ouvrage de plu-
sieurs architectes, il contiendrait des mouvements de direction
différente qui ne convergeraient pas vers le tout. Regardant, en
effet, vers ceux qui l'ont bâti, le monde recevrait de chacun d'eux
autant de motions particulières incapables de s'harmoniser entre
elles : Je désordre, comme nous l'avons dit, s'introduiraitdonc dans
la nature, et nous aurions un chaos à la place d'un monde (1). »
La science reconnaît qu'il faut 30.000 ans à un rayon lumineux
doué d'une vitesse de 73.000 lieues à la seconde, pour parcourir
notre monde d'une extrémité à l'autre : cependant la solidarité
qui relie toutes les parties pour en constituer un tout harmonieux,
prouve qu'il est l'oeuvre d'un seul architecte. Mais la preuve, s'ap-
puyant sur le monde, ne conclut pas au delà du monde, et l'esprit
se demande s'il n'existe pas, ou du moins s'il ne pourrait pas
exister d'autres mondes relevant d'autres dieux, comme il existe
tant de soleils en dehors et indépendamment de notre système
planétaire, de sorte que la preuve ne conclut qu'à une unitérelative
de la divinité. Cela ne satisfait pas la raison, elle s'est donc
demandé si véritablement, à tout point de vue, le Premier Principe
est unique, ou s'il ne l'est que relativement au monde que nous
connaissons.
Unique est celui qui n'a pas commencé, disent les chants
orphiques, d'un seul viennent toutes choses (2). » En effet, Dieu,
étant celui qui est par lui-même, devient le principe non seule-
ment de ce qui est, mais encore de ce qui peut être, et dès lors il est
unique. Car rien n'existe que ce qui possède l'être, soit par autrui,
soit par lui-même ; s'il le possède par lui-même, il est principe ;
s'il ne l'a que par autrui, il est dérivé. Or la raison, si elle mul-
tiplie les mondes, voit en même temps qu'aucun de ces
mondes n'est nécessaire, n'existe par lui-même; tous relèvent
donc d'un principe.
Mais pourquoi ce principe est-il unique ? Parce que celui

(1) Lib. Contra Gentes.


(2) Et; êo"r' adioyevrn ' èvo; sxyova navra TîXuxxet.
NATURE DU PREMIER PRINCIPE 395

qui est l'être en personne est forcément unique, comme le


soleil qui nous éclaire serait unique, non seulement pour notre
monde, mais encore pour tous les mondes, s'il était la lumière
elle-même; car la lumière, si elle existait quelque part en
elle-même et par elle-même, ne pourrait être qu'une, et la
source de tout ce qui est lumineux. Ainsi le veut la nature
des choses.' Ce qui serait vrai de la lumière, l'est nécessaire-
ment de l'être sur lequel tout repose. Il n'est plus questiou
de savoir s'il existe quelqu'un possédant l'être par soi : du
moment qu'il existe quelque chose ne possédant pas l'être
par soi, ce quelque chose prouve invinciblement qu'il y a
quelque part un être qui est par soi ; si donc l'on comprend
qu'il ne peut y avoir plusieurs litres semblables, l'unité du
Premier Principe est absolument établie.
Le polythéisme est donc insoutenable devant la raison, et
il faul interpréter bénignement les conceptions des anciens.
La trilogie égyptienne est fausse si on l'entemjl du Premier
Principe des choses, mais elle a quelque vérité quand on
l'applique aux principes secondaires. Plutarque l'avait déjà
remarqué. « C'est, dit-il, une même intelligence qui fait pré-
sider Isis et Osiris à ce qui est la part du bien. Tout ce qui
dans la nature est beau et parfait, existe par eux. Osiris
en donne les principes générateurs, Isis les reçoit et les
distribué (1). » Typhon demeure l'expression de la mort
ou du principe destructeur. Les Perses, qui ne gardent plus
que deux principes, l'un bon, l'autre mauvais, semblent avoir
symbolisé les deux principes que saint Thomas lui-même
place à l'origine des choses : la matière, cause de leur deve-
nir, en même temps que de leur imperfection et de leur cor-
ruptibilité, et Dieu, principe actif du monde, de qui relève
tout ce qui n'a qu'un être emprunté.
A. Villard, 0. P.
(I) De hi <t 0W, §G4; trad. Déloland.
Les appréhensions que la maladie du créateur de la science archéo-
logique chrétienne moderne, Jean-Baptiste de Jio.ssi, avait excitées dans
l'âme de ses amis et de tous les hommes de science se sont malheureu-
sement vérifiées depuis notre dernier bulletin (1). Le 20 septembre passé,
cette précieuse existence s'est éteinte à Castel-Gondolfo, dans une
chambre du môme palais pontifical où, vingt-sept ans plus tôt, de Rossi
présenta à Pie IX le premier volume de sa « Rome souterraine », qui fut la
première grande pierre du piédestal glorieux sur lequel l'ont élevé ses
travaux immortels. Nous avons, dans notre premier bulletin, esquissé les
publications scientifiques de M. de Rossi et les résultais obtenus par ses
recherches. La grandeur de ce savant catholique et les relations intimes
qui m'ont lié à ce maître chéri et vénéré nie serviront d'excuse si j'évoque
maintenant encore sa mémoire par ces quelques lignes. C'est un hommage;
bien dû aux qualités éminentes que tous ceux qui le connurent admirèrent
en lui et qui, pour moi, faisaient delui l'idéal du savant catholique. Jamais
jusqu'ici en effet je n'ai rencontré réunis à un tel degré tant de zèle pour
'

le travail, soutenu par une idée si élevée de la volonté divine qui l'ajjpelait
à la science; une foi si simple, s'exprimant par la dévotion la plus pro-
fonde dans la pratique des devoirs religieux, unie à la vraie liberté dans
x
les recherches scientifiques; une largeur de vue, qui le faisait s'intéresser
à toutes les grandes questions agitées par la société moderne, liée à cet
esprit de critique scientifique minutieuse qui fait le véritable historien ;
un attachement inébranlable au Pape, qu'il regardait toujours comme son
seul .souverain, joint à une prudence extrême dans les rapports qu'il
devait nécessairement entretenir avec ceux qui gouvernent aujourd'hui
l'Italie ; une fermeté constante dans ses principes de catholique et de
savant qui n'empêchait pas les relations les plus intimes avec de grands
érudits protestants comme Henzen, Momrnscn et d'autres ; un attache-
ment tendre et constant à sa famille, qui l'aimait et le vénérait, uni aux
(1) Revue Thomiste, II, p. 28t.
,^

BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 397

relations multiples dans lesquelles l'entraînait sa longue vie de savant


admiré par tous ses contemporains ; une amitié fidèle et dévouée, sou-
tenue par une générosité sans bornes et une noblesse de coeur sans
pareille.
Rarement un homme de science a été honoré comme lui, mais rare-
ment aussi un autre a mérité tant d'honneurs comme homme, comme
catholique, comme savant. Il a été vraiment chéri de Dieu et des hommes,
et sa mémoire restera en bénédiction.
Pendant sa longue infirmité, M. de Rossi n'a pas interrompu ses études
et ses publications. Nous aurons l'occasion, dans ce bulletin, de men-
tionner les travaux de la dernière période de cette vie si bien remplie.
Commençons par parler de la dernière année du Bullettino di archeologia
crisMana, de ce recueil périodique de mémoires et de notices sur les
thèmes les plus variés d'archéologie chrétienne, que M. de Rossi a rédigé
seul pendant trente et une années. La quatrième année de la cinquième
série, publiée en 1894, termine cette publication. Nous y trouvons d'abord
un mémoire sur la crypte des saints martyrs Protus et Hyacinthe dans la
catacombe de saint Hermès près de la voie Salaria veiils (1). En 1845 on
découvrit, dans cette catacombe, le tombeau encore intact du martyr
saint Hyacinthe, contenant les cendres et quelques restes des os les plus
gros du corps,presque entièrement consumé par les flammes auxquelles le
saint avait été livré. Après avoir extrait les reliques vénérables, on avait
de nouveau rempli de terre et abandonné la crypte du tombeau. En 1893,
les excavations régulières qui se font dans les catacombes romaines furent
dirigées vers l'a région où ce tombeau avait été trouvé, pour rechercher et
rendre accessible aux études des savants et à la dévotion des fidèles ce
sanctuaire. On déblaya l'escalier, qui avait été construit vers la fin du
iv° siècle pour conduire directement au tombeau et en rendre plus
facile la visite aux pieux pèlerins. Ces travaux avaient été exécutés par
un prêtre nommé Théodore, à l'époque du Pape saint Damase ({ 38-4) ;
une inscription en vers, dont on recueillit dans les décombres
11 fragments, formant à peu près la moitié du marbre original, fait l'éloge
de cette pieuse entreprise. Une épitaphe murée dans cet escalier men-
tionne les travaux de restauration qu'un chrétien de Rome du nom de
Félix, mort en 400, avait fait faire dans l'église bâtie dès avant cette année
sur la crypte des martyrs. Malheureusement celle-ci fut trouvée dans un
état de destruction complète ; après les fouilles faites en 1845, le rocher
peu dur, dans lequel la catacombe est creusé, ne résista plus ; la voûte, les
côtés, tout s'était écroulé. On dut reconstruire, d'après la description et
(1) La Cripta dei SS. Proto e Giacinto nel cimitero di S. Ermete presso la Salaria
Vetere, p. !î-34.
398- REVUE THOMISTE

les.plans donnés parle E. P. Marchi (l),toute la crypte et les.galeries qui


y conduisent. Un peu au delà du sanctuaire, on découvrit un autre esca-
lier plus étroit et plus ancien, auprès duquel un arcosoliurn est décoré de
figures en mosaïque. La crypte des saints est très simple, on peut dire
pauvre en comparaison de tant d'autres hyj>ogées des catacombes ro-
maines, où reposaient des martyrs ; le tombeau de saint Hyacinthe se
trouvait tout en bas d'une paroi, sans rien de distinctif que l'inscription,
qui le qualifiait de martyr. M. de Rossi explique tout ceci, par-la persé-
cution de Valérien durant laquelle très probablement les saints furent mar-
tyrisés. Cet empereur avait interdit sous peine de mort aux chrétiens de
fréquenter les catacombes. Voilà pourquoi on était obligé d'enterrer des
martyrs illustres, comme Protus et Hyacinthe, en cachette et à la pre-
mière place qu'on trouvait libre dans le cimetière. Celui-ci est très
ancien; il remonte, selon le témoignage de plusieurs épitaphes appar-
tenant à la première époque de l'épigraphic chrétienne, au commen-
,

cement du second siècle. L'auteur profite de cette occasion pour fixer la


topographie de tous les cimetières chrétiens antiques de la voie Salaria
Vêtus, et il donne une carte des environs de Rome du côté nord, indi-
quant les catacombes de la voie Flaminienne, des deux Salaria et de la
Nomentane (2).
Les excavations qui furent continuées en diverses régions de la
même catacombe de saint Hermès n'ont pas manqué de fournir d'autres
résultats intéressants. C'est ainsi qu'on a constaté que la grande église
entièrement souterraine qui se trouve au centre du cimetière, n'est j>as la
partie la plus ancienne, comme l'avait cru le P. Marchi, mais qu'elle est
postérieure aux galeries qui l'entourent. Elle fut donc bâtie au iv° siècle,
comme tant d'autres sanctuaires des cimetières romains. Non loin de
cette basilique, une chambre sé23ulcrale a conservé sa décoration de la fin
du me siècle. Au centre de la voûte, l'image du Bon Pasteur rappelait la
\ bonté du Seigneur pour ses fidèles; les quatre petits tableaux qui l'en-
tourent représentent trois sujets bibliques : le sacrifice d'Isaâc, Daniel
entre les lions, les trois Hébreux dans la fournaise, faisant tous allusion à
la toute-puissance de Dieu, de laquelle nous pouvons espérer que les âmes
des défunts seront délivrées des peines éternelles ; le quatrième contient
une Oranle; enfin dans l'arccsolium du fond, la multijdication miraculeuse
des pains par Notre-Seigneur rappelle l'eucharistie, l'antidote de la mort
.

et la nourriture de l'immortalité. Quelques épitaphes de la catacombe

(1) Monumenti primitivi délie arti cristiane, I, p. 198.


(2) V. encore l'article du R. P. Bonavenia S. /.,' Un cenno sulle recenti scoperte faite
nel cimitero diS. Ermete ai Parioli, dans lïoem. Quartalschriftf. ckristl. Alterthumshimde,
1894, p. 138 ss.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUK 399

implorent le « refrigerium », la félicité éternelle pour les défunts (1). Dans--


le môme cimetière de saint Hermès on retrouva, entre autres petits objets,,
un fragment de vase à fond d'or contenant les lettres LORVS; M. de-
Rossi croit qu'il faut lire FLORVS ; et que le personnage représenté sur
le fond d'or n'était autre que l'ami du Pape saint Damase, Florus, connu
pour avoir déployé tant de zèle à l'égard des tombeaux des martyrs
romains (2). — Deux inscriptions dont l'auteur parle ensuite témoignent de
la vénération profonde des anciens chrétiens pour les saints. L'épitaphe
d'une enfant, Gastula, trouvée à Terni et conservée maintenant dans le
musée du Campo santo Teutonico près du Vatican, nous montre deux
ligures dans l'attitude de la prière placées à droite et à gauche de l'ins-
cription (3); elles sont accompagnées des noms AGAPE et DOMNINA.
L'auteur prouve qu'il y faut voir deux viei'ges martyres enterrées dans le
cimetière. de saint Valentin près de Terni, et mentionnées dans l'ancien
martyrologe hiéronymien. L'idée exprimée par ces figures de saintes sur
l'épitaphe n'est autre que celle que nous lisons sur une inscription ro-
maine: la certitude que l'enfant, mort à un. âge où le péché lui était
inconnu,a été reçue dans le choeur des saints au ciel (4).L'autre inscription,
provenant de Guelma (Calama) en Afrique, mentionne les reliques placées
dans l'autel d'une église au moment de la consécration; elle date du v° ou
du vi" siècle. Les saints nommés sont : la Massa candida, ces 300 martyrs
d'Utique jmmolés à la fois pendant la persécution de Dèce, puis Isidore,,
les trois Hébreux jetés dans la fournaise, dont les reliques avaient été
transportées à Alexandrie, Martin, probablement le grand saint de Tours,
et Romain (8). Les articles suivants traitent de monuments de la dernière
époque de l'antiquité et du commencement du moyen âge. Un fragment
d'épitaphe provenant de Rome et porté à Genazzana mentionne une.
Fl[avia) Amala Amalafrida Theodenanda, avec l'épithète cl(arissima)-
J\emina), princesse de la famille royale Amala des Goths, qui avait épousé
un sénateur romain. C'est une preuve monumentale des relations entamées
entre les Romtins et les princes des barbares, leurs oppresseurs (6). Une
autre inscription se rapporte aux travaux qui avaient été exécutés sous le
roi goth Théodoric, dans les marais Pontins, par le Sénat romain. A la
même contrée appartiennent des inscriptions mentionnant des moines
bénédictins, que l'auteur communique d'après les notes de Suarez, évêque

(t) Ultime scoperte nel cimitero di S. Ermete, p. 70-70.


(2) Frammento di vetro cimiteriale col nome Florus, p. 37-38.
(3) V. plus bas Jicemische Quartalschrtft, 1893, p. 287 ss.
(4) Due vergini martiri storiche effigiate in forma di cranti in un epitafio di Terni,
p. 35-36.
(ô) Iscrizione di Guelma {Calama) in Africa, p. 39-40.
(6) V. Boissier, la Fin du paganisme, II, p. 4S9 ss.
400 KEVUE THOMISTE

de Vaison(l).— Parmi les anciennes églises romaines donl les origines sont
restées incertaines malgré toutes les recherches faites par les historiens,
se trouve la célèbre basilique de l'Ara Goeli au Gapitole. Lors de la démo-
lition du couvent situé à côté, dont l'emplacement doit être occupé par le
monument de Victor-Emmanuel, on a trouvé un fragment d'architrave
avec le mot grec HTOYMENOC; le nom de l'abbé manque. M. de Rossi
attribue le monument au vin" siècle, et il en conclut qu'à cette époque,
lorsque tant de moines grecs possédaient des couvents à Rome, il y en eut
également dans le monastère près de l'Ara Goeli; au siècle suivant, ils y
étaient remplacés par les Bénédictins. Mais l'église elle-même est beau-
coup plus ancienne; un chronographe, Timolhée, qui semble avoir vécu
dans la seconde moitié du vic siècle, j>arle <JC l'église de Sainte-Marie'au
Gapitole comme existant depuis longtemps déjà à l'époque où il écrivait.
En 1250,1e sanctuaire fut restauré et donné aux Franciscains (2). —'Après
cela, M. de Rossi parle des publications de l'abbé Saint-Gérând sur la
basilique chrétienne de Tipasa en Afrique (3) ; il rapporte plusieurs ins-
criptions qui y furent trouvées, en les accompagnant de notes judicieuses
et instructives (4). Parmi les communications au sujet de plusieurs petits
objets de l'antiquité chrétienne (p. 95-105), relevons la notice sur un
calice en verre, trouvé au cimetière Ostrien et conservé au musée chrétien
du Vatican, plusieurs notes sur des inscriptions et des symboles de
contenu religieux tracés sur les objets de la vie ordinaire par les chrétiens
au iv° siècle, et quelques uns sur des amulettes superstitieuses portant:
des signes chrétiens. Le dernier fascicule était presque terminé, quand la
mort mit fin à l'activité de l'auteur. L'ami et: le collaborateur du défunt,
M. Gatti, ajouta aux àrticlesde M. de Rossi sur un cimetière souterrain
chrétien anonyme, découvert au Monta Mario près de Rome (5), et au
sujet de l'inscription en honneur de saint Quirin, évêque de Siscia, sur
laquelle nous reviendrons encore (6), une courte notice biographique de
l'auteur, et un mémoire sur les inscriptions de Rome, que celui-ci avait
composé en 1848 pour une séance de l'Académie romaine d'archéologie,
mais qui n'avait pas pu être lu à cette assemblée et, pour cette raison,était
resté inédit (7).

(1) Epigra/e d'una illustre donna délia régla ttirpe'degli Âmari ostrogoti, p. 77-82; Un
cippo del re Teoderico nulle paludi Pontine, p. 83-84.
(2) Le origini délia chiesa delV Ara Coeîi, p. 85-89.
(3) Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, 1892, p. 466-484.
(4) Basilica ed insigni Ucrizioni in 'Mosaico scoperte in Tipasa di Mailritania, p« 90-94.
1
(5) Cimitero sotterràneo di ignoto nome sul monte Mario, p. 133-146.
(6) Scoperta delVépigraphe metrica del martire Quirino, vescovo di Siscia, nella platonia a
S. Sebastiano, p. 147-130.
(7) Délia raccolta délie iscrizioni cristiane di Roma dei primi set secoli, p. 181-173:
— *. r

BULLKTIN ARCHÉOLOGIQUE 401

Le Bullettino contient en outre les comptes rendus des séances de la


Società dei cultori di archeologia cristiana rédigés par le secrétaire M. Ma-
rucchi (1). Relevons parmi les communications si variées se rapportant à
différents monuments, les notices de M. Lanciani sur la basilique chré-
tienne de Vérone du ve siècle; de M. Marucchi sur la cathédrale de Parenzo
en Islrie; de M.deMossi au sujet de chancels en marbre du viesiècle trouvés
dans la basilique de sainte Agathe à Ravenne; du R. P. Bonavenia sur les
inscriptions de la catacombe de saint Hermès ; de M. Gamurrini sur un
sarcophage chrétien du vi" siècle ; du Rév. abbé Oozza-Luzî sur le cime-
tière de Sainte-Christine à Bolsène. Plusieurs de ces communications ont
été publiées sous forme de dissertations, de sorte que nous aurons l'occa-
sion de les mentionner plus bas dans notre bulletin. La revue archéo-
logique fondée et rédigée par M. de Rossi ne cessera pas avec la mort de
son auteur. Les élèves du défunt ont regardé, à juste titre, comme un
devoir sacré envers le maître, de continuer son oeuvre. Une revue nouvelle,
le Nuovo Bullettino di archeologia cristiana, rédigée par MM. Stevenson,
Armellini et Marucchi, paraîtra chez l'éditeur Spithoever à Rome} elle
sera rédigée dans le même esprit, avec les développements devenus
nécessaires dans les circonstances nouvelles.

L'étude si féconde en résultats importants des nécropoles chrétiennes


antiques n'a pas été restreinte aux catacombes romaines, où se font les
excavations régulières, sous la direction de la commission pontificale
d'archéologie chrétienne. Nous pouvons enregistrer des travaux d'en-
semble et des recherches particulières concernant cette branche de
l'archéologie chrétienne. M. Armellini a publié un résumé très utile de
toutes les études qui ont été faites sur les cimetières de l'Italie entière, en
y insérant les résultats de ses recherches personnelles (2). Après avoir
parlé des rites funèbres en usage dans l'église des premiers siècles, des
cérémonies liturgiques qui accompagnaientla sépulture, et des solennités
le jour de l'anniversaire des défunts, surtout des martyrs, l'auteur traite
d'abord des tombeaux et des cimetières en général, de la condition dans
laquelle se trouvaient les chrétiens vis-à-vis de l'Etat par rapport à 'la
sépulture, de l'administration ecclésiastique des cimetières, des docu-
ments sur la topographie et les sanctuaires les plus célèbres des cata-
combes romaines, et de leur histoire. Dans une troisième partie, nous

-
({) Bullettino, d894, p. 41 ss. ; 106 ss. ; 174 ss..
(2) Armellini Maiuano, Gli antichi cimiteri cristidni di Borna e d'Italia. Roma, 1893.
d vol. de 779 p. in-8°.
402 REVUE THOMISTE

trouvons la description, d'après l'ordre des anciennes voies romaines, de


tous les.cimetières de Rome : l'origine et le développement successif des
galeries souterraines, les tombeaux des martyrs célèbres, les peintures et
les inscriptions les plus importantes y sont traitées tour à tour, d'après
les publications les plus récentes et les études sur place de l'auteur lui-
même. Les deux parties suivantes contiennent les mêmes indications,
d'abord, sur les cimetières du territoire suburbicaire de Rome et ensuite du
reste de l'Italie d'après l'ordre topographique des anciennes provinces
romaines.
Tous ceux qui s'occupent de l'histoire des monuments d'Italie savent
combien il est souvent difficile de connaître et de se procurer les publi-
cations spéciales qui les concernent. Nous devons être d'autant plus
reconnaissants à M. Armellini d'avoir entrepris ce travail de recherches
patientes et d'en avoir livré les résultats au public savant.
Une des parties les plus intéressantes des souterrains près de la basilique
de Saint-Sébastien est la grande chambre voûtée, dans laquelle on a
reconnu jusqu'ici le monument où les corps des apôtres Pierre et Paul
auraient été déposés pendant un. certain temps. Le fait, que réellement les
dépouilles mortelles des deux apôtres y ont été transportées de leurs
tombeaux primitifs à une certaine époque des trois premiers siècles du
christianisme, est établi par plusieurs documents historiques et archéolo-
giques d'une grande importance. Cependant il est très difficile de déter-
miner cette époque et les circonstances qui ont amené cette translation.
Pour résoudre ces difficultés, Mgr de Waalût exécuter des fouilles dans
la « platonia » comme on appelle ordinairement la grande crypte souter-
raine du-tombeau apostolique. Les résultats de ces recherches forment
l'objet d'un volume, que M. de Waal a récemment publié (1). Il,y déve-
loppe les principales preuves historiques et monumentales concernant la
sépulture primitive de saint Pierre au Vatican. Puis, examinant les témoi-
gnages de l'antiquité sur la déposition temporaire des corps des apôtres
« ad catacumbas », il croit que cette translation eut lieu bientôt après leur
mort, à l'occasion de la tentative qu'auraient faite des judéo-chrétiens
romains pour s'emparer des restes vénérables, et les porter dans un
cimetière qui leur appartenait. II faut avouer que cette manière de voir
ne résout pas toutes les difficultés que les documents présentent à l'exa-
men critique. Les découvertes archéologiques fournies par les fouilles et.
que l'auteur décrit dans tous leurs détails, ont ajouté même une difficulté

(1) A. deWaal, Dh Apostelgruft « ad Catacumbas » an der via Jppia-fô" vol. supplé-


mentaire de la lîoemische Ciuartalschrift fur chrisll. Âlterthumskunde),Rome et Fribourg-en-
Brisgau, 1894, 143 p. et 3 pi. ~
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BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 403

nouvelle. Il résulte en effet d'une inscription monumentale, peinte sur la'


paroi qui forme le pourtour de la crypte, qu'on y déposa au Ve siècle les
reliques de saint Quirinus, évêque de Siscia en Pannonie, apportées à'
Rome par les fidèles qui s'y réfugièrent lors de l'invasion des barbares.-
La construction du souterrain lui-même, dans sa forme actuelle, n'est
pas antérieure à cette époque. L'auteur croit donc qu'elle fut bâtie dès
l'origine à cette fin; il cherche dans une autre partie de la basilique le:'
tombeau des deux apôtres. L'église ayant été construite primitivement en
honneur de ce monument Apostolique, et désignée dans toute l'antiquité
par le nom de « basilica apostolorum », il pense qu'elle fut bâtie de
manière à pouvoir placer l'autel devant l'abside, précisément au-dessus de
ce sanctuaire. Plusieurs textes d'auteurs anciens examinés par M. de
Waal viennent à l'appui de ce sentiment; ils placent le tombeau des
apôtres au milieu de la basilique de saint Sébastien, et nullement dans la
platonia située à côté de l'abside et en dehors de l'enceinte de l'église. On
a entrepris des excavations dans cette direction, en partant de la chapelle
du cimetière où avait été déposé le martyr Saint-Sébastien, laquelle se
trouve du côté gauche.de l'église au-dessous de l'autel qui renferme
!

actuellement les reliques du saint. Attendons le résultat de ces nouvelles


fouilles avant de nous prononcer d'une façon définitive sur la question.
Plusieurs cimetières chrétiens, en Italie el en Russie, ont été dans ces
derniers temps l'objet d'études spéciales, à la suite de fouilles qui y furent
entreprises. A Atripàlda, l'antique Abellinum, près de Naples, on a dé-
blayé la crypte de l'église de Saint-Hipoliste Martyr. Des inscriptions
remontant au iv" siècle mentionnent les tombeaux des saints, auprès des-
quels les fidèles ont cherché et trouvé un lieu de repo/> après leur mort.:
Mgr Galante (1) nous donne le compte rendu des découvertes auxquelles
ont conduit les travaux. Les corps des saints avaient été enterrés dans des.
sarcophages en terre cuite qu'on a retrouvés, malheureusement sans ins-
criptions. L'église fut érigée au-dessus des tombeaux primitifs, et le
terrain avoisinant continuait à servir comme lieu de sépulture après
l'époque des persécutions. On a trouvé auprès de l'église une grande
quantité d'épitaphes, dont quelques-unes munies de dates consulaires du
Ve siècle.
Nous avons été très heureux d'apprendre qu'on a repris également les
fouilles dans les catacombes grandioses et importantes de Siracuse.M. Paolo.
Orsi, directeur du musée de cette ville, s'est voué à l'étude des nécropoles
chrétiennes antiques delà Sicile. II a publié en 1893 deux rapports,l'un sur
les découvertes qui ont été faites dans les catacombes de San Giovanni et

(1) Galante, Il cemetero di S. Jpolislo martire in Atripalda, .'Na.pnU, 1893.



404 HE\ VK THOMISTE

de la Vit/na Cassiu, à Siracuse même, l'autre sur les tombeaux trouvés près
de Gatania (!). Plusieurs épitaphes intéressantes sont venues au jour,
dont quelques-unes portant des dates du iv° et du vc siècle; d'autres men-
tionnent la qualité de prêtre ou encore la patrie et la condition civile des
défunts. Une particularité dont on a pas encore trouvé d'exemple jusqu'ici
a été remarquée à un tombeau de San Giovnmvi] la plaque de pierre hori-
zontale qui fermait une tombe en forme d'arcosolium était percée de trois
trous plus larges en haut qu'en bas, dont l'un conservait encore son cou-
,
vercle Iraforé en guise de tamis. Ces ouvertures étaient destinées proba-
blement à verser sur le cadavre des essences, afin d'empêcher les effets
de la décomposition.
Dans un faubourg de la ville de Kertsch, (Russie méridionale), des ou-
vriers travaillant dans une carrière s'abattirent dans une chambre sépul-
crale antique païenne, ornée de fresques. Les recherches faites à la suite
de cette trouvaille et dirigées par M. le professeur Julien Kulakowsky
amenèrent la découverte d'une crypte sépulcrale chrétienne datant de
l'année 491./Elle est creusée,dans une couche d'argile, de forme carrée,et
contient trois tombeaux en forme de niches, un tombeau 23ar côté, le qua-
trième étant réservé à la 2'orte d'entrée, qui était fermée par une grande
pierre. Les parois sont entièrement recouvertes de longues inscriptions,
divisées en 13 compartiments et accompagnées de croix. Dix de ces com-
partiments contiennent le texte grec de divers passages des psaumes 26 et
120 et le psaume 90 en entier. Dans un autre on lit la date de l'année 788
de l'ère bosphorienne, qui commence en 297 avant Jésus-Christ; l'an-
née indiquée correspond donc à 491 de l'ère chrétienne. Les deux qui
restent nous donnent deux prières liturgiques, dont nous voulons com-
muniquer le texte, en suppléant avec l'auteur les lettres qui manquent dans
îe texte original. L'une d'entre elles a la teneur suivante :

>
Xoipd [j.eyixXyi yévyovev (sic) tw ol'xw toutci) u^jAspov, twv à^t'w (v) xapays-
vo[Aévwv, twv êwtewv (Sixattov), auvaÀ (X) ouiveov "/al tôv îtavtwv ty.voû (v)
tg) (v) Ge lié (vj) a (ov),

Une grande joie fut faite aujourd'hui à cette demeure, puisque des
«
saints y arrivèrent, des justes s'associèrent à leurs cris d'allégresse et
tous vous adressèrent des hymnes en disant : Ayez pitié de nous. »
Une grande croix, accompagnée des lettres A et ûj est tracée à travers
le texte.

(1) Le calacomhe di S. Giovanni in, Siracusa, dans Notizie degli scavi publ. par Fioreli.i,
1893, juillet, —Ipogeo cristiano dei basai tempipresso Calania (ibid., septembre).
BULLETIN AKCUÉ0L0G1QUE 4Ô5

L'autre dit :

"A^toç o jSeôç, àfisioç [sic] zteyyyôp (hyjjyép) aYistoç aOâvaToç, èXsïjaov


tov iSouXov cou Zauâyav y.at ç«£tffi:âp-av.

« Saint Dieu, saint fort, saint immortel, ayez pitié de votre serviteur
Savagas et Phaeispartas ».-
M. Kulakowsky croit qu'on avait tracé l'inscription quand le premier
défunt fut enterré dans la crypte ; de là le singulier « voire serviteur ».
Quand le second fut porté au tombeau, on se contenta d'ajouter son nom,
sans changer le nombre des mots précédents. L'auteur examine le monu-
ment dans tous ses détails, le compare à d'autres découvertes qu'on a
faites dans la même contrée, et en tire des conclusions historiques sur
l'introduction et la propagation du christianisme au Bosphore (1).

(A suivre.) J.-P. Kihscii.


%

(1)J. Kulakowsky, iiint allchristliche Grableammer in Kerlsch aus demjahre 491, clans
Roem. Quartalschrift fur christl. Alterthnmskunde, etc.,''VIII (l'89i); p. 49-88; 309-328.
H. Beaunis et A. Binet. — L'année Psychologique.
I11-80, p. vn-619. Paris, F. Alcan.

Le volume se compose de trois parties : lre : « Mémoires originaux » •


2e: ,« Bibliographie », ou comptes rendus d'ouvrages français, allemands,
anglais se rapportant à la psychologie ; 3e : « Tables bibliographiques ».
Remarqué : a) parmi les neuf « Mémoires originaux » : « Auteurs drama-
tiques par MM. Binet et Passy ». —• Rôle effacé de l'hérédité littéraire,
les « Notes psychologiques de M. de Curel » (auto-psychologie) ; les
« Recherches phonétiques de Wceks; surtout « les Laboratoires de psy-
chologie en Amérique », par E.-B. Delabârre : établissement, installation,
organisation, ressources, cours, professeurs, nombre des élèves. A citer:
l'Université de Harvard, dont le laboratoire a sept pièces, comprenant
une salle de lecture pour 230 étudiants — matériel évalué à 35.000 (v. ;
crédit annuel 3.000 fr. — Remarqué : b) parmi les comptes rendus :
celui du récent et déjà fameux ouvrage de Ramon-y Cazal, Les Nouvelles
Idées su?- la structure du système nerveux chez Vliomme et les vertébrés, par
\ J. Courtier, et celui de l'étude de Mosso sur La température du cerveau,
par M. Beaunis. « Pendant l'activité cérébrale et l'attention, il se produit
une contraction des vaisseaux sanguins de toute la périphérie du corps,
contraction qui jieut facilement s'observer à l'avant-bras et au pied ; le
volume du cerveau augmente ».
Tous les amis de la science sauront gré à MM. Beaunis et Binet d'avoir
inauguré cette publication de l'Année Psychologique, et feront .des voeux
pour qu'une oeuvre si importante obtienne le succès qu'elle mérite.
Plusieurs regretteront seulement que l'éminent rédacteur de l'Introduction,
M. A. Beaunis, connaisse si mal la psychologie d'Aristote, 'd'Albert le
Grand, de saint Thomas d'Aquin, et n'ait pas encore compris que
-' ;-t•;<•y-

NOTES BIBIOTGBAFlIinEES 4Q7

prononcer et maintenir le divorce absolu entre la psychologie expéri-


;mentale et la psychologie rationnelle, c'est sacrifier à la vieille idole du
positivisme, la vraie méthode positive, et mutiler, sinon tuer, la science.

R. P. Pkillaubk, S. M. — Théorie des concepts. In-8°, p. 4G6.


Paris, Lethielleux.
Ce livre, thèse de doctorat présentée à la Faculté canonique de Théolo-
gie de Toulouse, traite, en trois parties, de l'existence, de l'origine, de la
valeur de nos concepts. Je ne fais que l'annoncer aujourd'hui ; mais nos
lecteurs en auront bientôt un compte rendu détaillé. Sans vouloir préju-
ger l'avis du critique aussi compétent que distingué qui a bien voulu ac-
cepter cette tâche, j'affirme, sans crainte, que la thèse du R. P. Peillaube
fera honneur à la Faculté de Théologie de Toulouse dont il fut un des bril-
lants élèves; et qu'elle se range de plein droit parmi ces travaux, déjà
nombreux, qui affirment la vitalité des Instituts catholiques de France, et
démontrent aux moins clairvoyants les services de premier ordre qu'ils
peuvent rendre à la cause de la science spiritualiste et chrétienne.

Sac. Gai.ua.— De charttate sive de dilectione Dei ac de ejusdem dilectivnis


motivo ad mentem D. Thomoe AquinaUs. In 8", p. 7ti. Augustoe Tauri-
norum. '

Bossuet disait un jour : « J'ai autrefois donné au roi une instruction par
écrit, où je mettais l'amour de Dieu pour fondement de la vie chrétienne.
Le roi, l'ayant lue, me dit : Je n'ai jamais ouï parler de cela, on ne m'en
a rien dit ». (OEuvres, éd. Vives, t. XXVI, p. 187.) On ne parle pas plus
aujourd'hui de cette vertu, « fondement de la vie chrétienne », qu'au
temps de Louis XIV. C'est pour qu'on s'en occupe et qu'on en parle
davantage que M. Galea a écrit son élude (Prolog.). Dans la Ire partie, il
s'applique à donner une notion précise'et complète de la charité : dans la
11°, il recherche par quel motif on doit aimer Dieu pour avoir une charité
vraie. Cette seconde partie était la plus difficile. L'auteur, après avoir
distingué entre le motif d'amour qu'il appelle « motivum-causam per
modum objecti » et celui qu'il nommé « înolivum-fînem », exprime sa
pensée dans les deux propositions suivante : « Bonitas divina, in quantum
in dilectione Dei ex charitatedicitmotivum-causamper modum objecti, aoei-
pienda estprout est simul bonum nostrum. »— «Bonitas divina,ih quantum
didt motivum-finem quo tenemur diligere Deum kk chariteitè, ciccipienda'estprout
est bonum ipsiusDei, elnonprout est bonum nostrum proprium » — Cette dis-
.
408 REVUE thomiste'

tinction et ces propositions paraissent de nature à concilier les opinions


si diverses des théologiens sur cette délicate question. Ils devront du
moins se trouver tous d'accord pour reconnaître que M. Galea possède et
expose bien saint Thomas. Pour mon compte, je trouve sa distinction et
ses propositions, non seulement clairement expliquées, mais encore soli-
dement établies : et je préfère son opuscule à beaucoup de gros livres.

Dr Lamijeut Filkuka, — Die metaphysisclben Gmmtttagen der Etliik l>d


Aristoteles. In-8°, p. iv-138. Wien, Verlag von Cari Konegen.
On fait à l'Ethique d'Àristote de graves reproches : c'est une morale
empirique, dit-on, rien de plus qu'un recueil de prescriptions ou de
règles de prudence, sans base métaphysique; c'est une morale indépen-
dante ; Dieu n'en est point le législateur, mais la raison de l'homme ;
enfin, c'est la morale de la jouissance, puisque tout y rejjose sur notre
aspiration instinctive au bonheur. M. Filkuka entreprend de démontrer
qu'Aristote, bien compris, ne mérite point ces reproches. Mais il faut
bien comprendre Aristote. Afin d'y réussir, l'auteur choisit pour étudier
sa morale, non la méthode « philologico-historique, atomistique » de
MM. Elser, etc., mais la méthode « philosophico-historiquè, organique »,
d'après laquelle on explique les passages obscurs ou incomplets en les
rapprochant des idées notoirement fondamentales du système philosophi-
que aristotélicien. Puis, après avoir exposé en deux ch^itres fort intéres-
sants, quelle fut l'attitude d'Aristote à l'égard des philosophes ses prédé-
cesseurs, en particulier de Platon ; comment il fut beaucoup) moins novateur
que conservateur, et s'occupa bien plus de corriger et de compléter les
systèmes de ses devanciers que d'en créer de toutes pièces un nouveau, il
montre : que la morale d'Aristote procède de sa conception métaphysi-
que sur la téléologie immanente des êtres et de l'univers ;^^que l'obliga-
tion morale, d'après le philosophe de Stagyre, a la volonté de Dieu pour
première cause ; — enfin, que le plaisir, ou la jouissance, n'est pas, à ses
yeux, la dernière fin de la vie et de l'activité humaine. En morale, comme
dans tout le reste, Arjstote a pour but, avant tout, de rectifier et de com-
pléter la doctrine de Platon. Voilàpourquoi, sur lespointsoù il est d'accord
avec son maître et que celui-ci a d'ailleurs largement développés, il est bref
jusqu'à paraître incomplet, par exemple, en ce qui concerne la fin suprême
de l'Éthique, la contemplation de la divinité ; pourquoi aussi il a surtout
mis en lumière le côté humain de la morale. —• Pour prouver ses asser-
tions, M* Filkuka cite des textes du maître nombreux et habilement choi-
sis. Son exposition est claire et bien ordonnée. Enfin il s'est mis au
NOTES BÏBLiOfiR&PHIQUKS '40!):

point de vue qu'il fallait pour comprendre le grand génie dont il dé-
fend là gloire, et ne pas arriver à cette déconvenue de M; Elsér trouvant
qu'Ai'islbte est ce poisson étrange « Tiritenfisch » qui, au momeriteri-
tique, s'enveloppe et se dérobe dans un noir impénétrable; ::-:•i

Proelectiories dogmaticie q.uas in Golhgio Ditton-Halle Jiabebai' C7iristiçntfs


Pesch 8. J. Tomus II : I, Tradatus dogmatici [De Deo unosecwidum/iia-
turam. II, De Deo trino secundum personas). In-8°, p. XIII-370, Friburgi
Brisgovias, Herder.

Le traité de Deo uno a trois parties : I. De eognoscibilitate Del. — II. De


Essentiel Dei, —- III. De attribiitis Del. Dans la première partie l'auteur
traite successivement de la connaissance de Dieu qu'il appelle « naturelle
et obvie », « de la connaissance scientifique et par voie démonstrative »,
« de la connaissance surnaturelle, par la Foi et par la Vision intuitive ».
Pour ce qui concerne les deux premiers modes de connaissance, il montre
comment l'homme peut arriver à la certitude que Dieii existe, mais n'ex-
pose pas les arguments qui l'y conduisent, supposant que ce travail a été
fait par la philosophie. Il n'admet 2>as que l'idée de Dieu soit innée, au
sens propre du mot, et réfute, à l'occasion, les théories des Traditio-
nalistes et des Ontologistes. Dans ce qu'il dit de la connaissance de Dieu
surnaturelle, je remarque seulement qu'il suit l'ojrinion commune des
théologiens de la Société de Jésus : « affirmant commimiter theologi S. J. »
(p. 21), en enseignant que « idem potest ab eodem simul sciri et credi ».
Preuves ordinaires.
Voici la thèse sur l'essence de Dieu : « Ratio essentioe divinoe consista in
aetupurissimo seic in eo, quodDeus est ipsum esse ». Rien de l'intéressante
discussion entre les théologiens au sujet de Vaséité et de VinieUigere actuale.
En revanche, l'auteur résume bien, en quelques pages, ce que notre savant
Raymond Martin, au moyen âge, et, de nos jours, les linguistes les plus
habiles ont écrit sur le nom divin de Jahvé. Il nous dit, au passage, qu'il
n'admet pas qu'entre l'essence et l'existence, dans les créatures, il y ait
autre chose qu'une distinction de raison (p. 63).
Le R. Père adopte la division des attributs divins en « quiescentia » et
« operativa ». Dans les quelques paragraphes qu'il consacre aux premiers,
je ne vois autre chose à noter que l'élonnement où le jette la belle et pro-
fonde théorie thomiste sur la présence des futurs dans l'éternité divine.
« Très étrange, valde mira! »
L'auteur s'était réservé du temps et de l'espace pour développer à son
aise ses doctrines sur les attributs de la seconde catégorie, « attributa ope-
BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE.
— 27.
MO REVUE THOMISTE
.

.rativa ». Il parle de la science de Dieu depuis, la page 85 jusqu'à la page


1-45, et de la prédestination, de la page 105 à la page 226 : soit 121 pages
consacrées à ces deux questions, dans un traité de Dieu qui en compte
seulement 230.
Pendant que je lisais le livre du IL Père, j'ai reçu le dernier numéro de
la savante revue des Pérès Augustins de l'Escurial : la Ciudad de Dios,(5 de
Abril). La Revue annonce le livre; cl; après l'avoir loué comme elle a cru
devoir le faire, elle ajoute : que l'auteur donne une importance spéciale
aux questions d'école; que son ouvrage renseigne bien sur la doctrine
moliniste, mais qu'il est « défectueux et }>assionnc — déficiente y apasio-
nado — en ce qui regarde l'appréciation de la doctrine thomiste ». On ne
saurait mieux dire,etje ne veux rien ajouter,sinon que ce mot « passionné »
exprime simplement ici un état d'âme qui n'a pas permis au R. P. Pesch
de reconnaître la force et la vraie valeur de l'opinion qu'il combat, et ne
signifie nullement qu'il s'oublie à l'égard de ses adversaires comme cela
était arrivé au P. Schneeman, par exemple. S'il raille et plaisante, ce qu'il
fait volontiers, il s'}- emploie de façon permise, et de telle sorte que nos
thomistes militants, pourront parfaitement, cl; sans aucun scrupule, lui ré-
pondre sur le même ton. Du reste,il va sans dire que Je R. Père n'apporte
ni une seule objection nouvelle contre le thomisme, ni un seul argument
nouveau en faveur du molinisme, et que la science moyenne demeure, après
comme avant son livre, indigne de Dieu.
Le traité De Deo Trino est partagé en cinq sections : I. De existentiel
mysterii Trinitatis.— II. De processwne, divinarum personarum. — III. De
relationibus divinis. — IV. De notionibus et proprietatibus divinarum per-
sonarum. — V. De missions divinarum personarum. L'auteur a rangé sous
ces titres les thèses cl; les notions communément enseignées par les théo-
logiens sur ce grand mystère. A coup sûr cette division ne vaut pas celle
du même traité dans la Somme Théologique, et le procédé du P. Pesch ne
rappelle que de bien loin cet art merveilleux avec lequel saint Thomas dé-
veloppe la doctrine, ces fines et pénétrantes analyses où les éléments du
dogme sont nettement distingués et comme dissociés, mais pour être repris
aussitôt par une synthèse puissante qui les ramène à l'unité en les ratta-
chant aux premiers principes et aux notions maîtresses. Sans doute encore,
si l'auteur ne donne pas trop d'importance au fait, il ne se montre pas assez
soucieux d'en chercher la raison, et ainsi son oeuvre n'a pas autant qu'elle
le pourrait avoir le caractère proprement et formellement scientifique.
L'on dirait qu'il fait de la spéculation par devoir, et un peu à contre-coeur.
Mais il touche à toutes les questions importantes, et en homme quia pris
la peine de se renseigner. Il est clair, bref, précis. Son dernier chapitre :
De missione divinarum personarum, où il expose et critique les théories de
NOTES BIBÏJOGRAPHIQUKS 411

Lessius, Ripalda et Viva sur « la raison formelle Je noire filiation adop-


tîve », est particulièrementintéressant.

I?Exposition littérale et doctrinale de la « Somme Tliéologiquv » de saint.


Thomas d'Aquin, t. J. in-8°, p. 832. Lierre (Belgique), Joseph van In
et Cu.
Je parlerai une au Ire fois à nos lecteurs de cet ouvrage remarquable.
En attendant, je veux au moins le leur signaler, en faisant des voeux pour
(pie beaucoup se le procurent et l'étudient.
F. M. Th. Coconniich, O. P.

D''G. Ghuim». •— KuMurgeschichte des MMMaUers. — Stuttgard,


1894-95, 2 vol. in-8°.

Cet ouvrage du Dr Grupp, comme sou til.re l'indique, est. une histoire de
la civilisation du moyen âge, pourvu toutefois qu'on ne prenne pas le mol;
histoire dans un sens trop rigoureux cl; systématique. 11 serait plus juste,
en effet de dire que ces deux volumes sont une suite de tableaux relatifs
aux éléments multiples qui ont constitué la civilisation chrétienne depuis
latin du monde antique jusqu'à celle du moyen âge. Chaque tableau ou
étude (et il y en a cinquante distribués en nombre égal dans les deux vo-
lumes) forme un petit tout indépendant, groupant les diverses données
constitutives de la question. L'auteur est d'ordinaire bien informé sur ses
sources, encore qu'il vise manifestement: à écarter de son livre tout appa-
reil d'érudition. L'ouvrage n'est pas,dans la pensée de son auteur, un 'livre
d'étude pour les spécialistes, ni une contribution scientilique aux diverses
et nombreuses questions qu'il effleure plus qu'il ne les traite dans le bref
espace qu'il leur consacre ; c'est un ouvrage destiné à donner une vue
intéressante et; suffisamment scientifique des éléments de la civilisation du
moyen Age. A ce point, de vue l'ouvrage sera utile et atteindra son but.
L'ordre chronologique dans lequel sont disposées ces diverses études
pouvait à la rigueur permettre à l'auteur d'envisager son ouvrage comme
une sorte d'histoire de la civilisation. Néanmoins il leur manque pour jus-
tifier pleinement ce titre un groupement plus étroit et plus logique des
éléments constitutifs de la civilisation du moyen âge, ainsi qu'une
exposition méthodique de leur dépendance et de leur développement suc-
cessif. Tel qu'il est, l'ouvrage renferme une masse de renseignements
intéressants,et les illustrations qui viennent çà et là compléter les données
du texte, achèvent de faire de ces deux volumes une excellente publication.
P. M.
412 ' REVUE THOMISTE.

Aiiiik Régis Chégut. Le Concile de Clermont en ,109»


et la première Croisade.

La ville de .Clermont a fêté noblement, on le sait, le huitième anniver-


saire de la première croisade. Les pompes religieuses se sont déployées
avec une magnificence extraordinaire ; des discours mémorables ont été
prononcés, toute la France a recueilli les échos de cette manifestation
grandiose. Le moment était bien choisi pour l'élaboration et la mise au
jour d'un travail de fond sur l'oeuvre d'Urbain II et de ses vaillants colla-
borateurs. Ce travail vient d'être offert au public.
L'auteur est un écrivain déjà connu par plusieurs éludes de haute valeur.
Homme d'esprit et d'érudition, il sait allier le charme d'un style élégant et
pur à la sévérité de la critique la plus ferme. Point de parti pris dans ses
allégations ; l'autorité des faits est la seule qu'il reconnaisse ; il se dégage
de ses discussions un air de vérité qui conquiert l'esprit, et ce n'est point
un mince éloge quand il s'agit d'un sujet semblable. Les croisades ont été
jugées de façons si diverses; tant de préjugés et de passions, favorables ou
,
hostiles, se sont donné carrière à leur sujet et sont venus enténébrer
encore une matière d'elle-même obscure, qu'il faut un flair spécial pour
ne point s'égarer après tant d'autres. M. l'abbé Crégut est heureusement
doué de cette rare qualité. Pour n'en donner qu'une preuve, il a su nette-
ment distinguer, dans la première croisade, chose que la plupart des his-
toriens négligent, l'expédition guerrière, on croisade proprement dite, et
ce qu'il appelle le « pèlerinage populaire », que la voix de Pierre l'Ermite
avait mis en branle, sans qu'il eût le pouvoir de l'organiser.
L'auteur montre que c'est à celte seconde entreprise et non aux véri-
tables croisades que s'adressent la plupart des récriminations hostiles.
Il fait ainsi justice de bien des critiques j^assionnées. sans que la vérité ait
à souffrir le moins du monde de son bon vouloir d'apologiste.

Lu Gkiiaxt : P. SEKTILLANGES.

PAMS. — IMPRIMERIE F. I.KV1Ï, ItUU CASSMTK, 17.


Suite (1)

LA DiÉFEKSE

Les fonctions de recteur de l'Université de Fribourg, que j'ai dû


exercer pendant l'année scolaire qui vient de finir, ne m'ont laissé
ni le temps ni la liberté d'esprit nécessaires pour continuer l'étude
sur l'hypnotisme que j'avais commencée dans la Revue. Si re-
grettable qu'ait été une pareille interruption, elle aura cependant
produit deux bons résultats. Le premier a été de fournir à nos
lecteurs l'occasion d'affirmer l'intérêt qu'ils prennent à ces re-
cherches, en m'encourageant, par des lettres aussi pressantes que
bienveillantes, à poursuivre mon travail ; le second sera que nous
ne formulerons point notre jugement sur l'hypnotisme sans avoir
pris connaissance de plusieurs ouvrages récents sur la matière
d'une valeur considérable. Qu'il me suffise d'en citer deux, celui
do M. l'abbé Gombault (2) et celui de M. le Dr Imbert-Gour-
beyre(3). Le premier est d'un philosophe et d'un théologien ; le
second est d'un savant. Tous les deux sont également sévères pour
l'hypnotisme. Selon M. l'abbé Gombault, Satan a beau garder
« l'anonymat dans l'hypnotisme » (4);
il l'envahit et l'inspire tout
entier (5). Quant à M. le Dr Imbert-Gourbeyre, nos lecteurs sau-
ront parfaitement à quoi s'en tenir sur sa pensée, par les quelques
lignes suivantes, que je relève dans son grand et savant ouvrage sur
la Stigmatisation : « 11 n'est pas besoin d'établir l'occultisme, l'im-

(1) V. n» de septembre 1894.


{2.) l'avenir de V hypnotisme, in-12, p. 308, Delhomme et Bbiguet.
(3) La Stigmatisation, l'extase divine et les miracles de Lourdes, Réponse aux libres pen-
seurs, 2 vol. in-8", I, p. xli, 576, n, p. 576. Vie et Amat.
(4) P. 300.
(5) P. 236.

REVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 28.


414 BEVUE THOMISTE

moralité et les dangers de l'hypnotisme; il est plus difficile d'en


faire accepter le diabolisme, surtout par les libres penseurs.
Le R. P. Franco a soutenu d'une manière supérieure la thèse de
l'immixtion diabolique dans les phénomènes de l'hypnose. C'est un
rude argunientateur que l'éminent rédacteur de la Civilta cattolica.
Lecture faite, on arrive promplcment à la conviction que l'hypno-
tisme n'est qu'un instrument mis au service d'une puissance spi-
rituelle, « surhumaine et malfaisante » (1). Voilà donc la thèse du
R. P. Franco qui rallie deux nouveaux partisans, dont l'un compte
parmi les vétérans de la science catholique, et dont l'autre se fait
reconnaître i emblée comme prêtre de talent. Foncièrementdiabo-
lique, essentiellement immoral, malfaisant par nature, tel est
l'hypnotisme au jugement, sans remission, de ces penseurs.

Mais il est d'autres penseurs qui rejettent ce jugement aussi caté-


gonquement que les premiers le formulent, avec la môme con-
viction et la même ardeur. « Il ne suffit pas, disent-ils, de porter
des accusations contre l'hypnotisme, il faut les justifier : or, c'est
ce qu'on ne fait point. L'hypnotisme, tel qu'il est en réalité, n'est
point l'oeuvre de Satan, il n'est point essentiellement immoral, il
n'est point nuisible par soi. Nous affirmons que les faits et les
raisons articulés contre l'hypnotisme ne prouvent rien; car les
faits sont ou faux ou mal interprétés, les raisons sans valeur. »
Et les hommes qui parlent de la sorte sont, eux aussi, des théo-
logiens, des philosophes, des hommes de science et de talent.
Ils méritent d'être entendus, et l'intérêt de la vérité réclame
qu'on les entende.
Voilà pourquoi, après avoir mis sous les yeux de nos lecteurs,
aussi fidèlement que j'ai su le faire, les griefs et les arguments des
adversaires de l'hypnotisme, je vais maintenant leur soumettre la
réponse de ses défenseurs.

« L'hypnose, de l'aveu de tous les médecins, est une maladie


nerveuse, passagère, mais violente, artificiellement provoquée. La

(d) T. II, p. 482.


PROCÈS DE L'HYPNOTISME 41S

naissance n'en est point naturelle...,, les symptômes n'en sont


point naturels le pronostic n'en est point naturel la cure
n'en est point naturelle. L'hypnose est donc une maladie extra-
physiologique et préternaturelle. » Ainsi raisonne, on s'en sou-
vient, le R. P. Franco (1).
Mais, d'abord, le R. P. Franco est-il bien fondé à dire, d'une
façon si absolue, que « l'hypnose est une maladie? » n'y aurait-il
pas lieu de distinguer entre le sommeil provoqué et les accidents
qui peuvent survenir, entre un sommeil calme, tranquille, sans
secousse nerveuse d'aucune sorte, et celui qui est caractérisé par
des crises plus ou moins violentes ?
Puis, il est matériellement faux de dire que l'hypnose est une
maladie « de l'aveu de tous les médecins ».
« Le sommeil réel suggéré ne diffère en rien du sommeil na-
turel ». Ainsi parle M. Bernheim (2). M. Bernheim est un médecin,
et même un professeur de médecine.
M. Liébeault, de môme, affirme que, sauf la manière dont ils
sont produits, « les deux sommeils (naturel et artificiel) sont iden-
tiques, sous tous les points de vue » (3). M. Liébeault est un
médecin.
M. Forel, de Zurich, écrit de con côté : « L'affinité de l'hyp-
nose et du sommeil normal est indéniable, et je dois me ranger
à l'avis de M. Liébeault, quand il dit que la .seule différence qui
distingue l'un de l'autre est le rapport qui existe entre le sujet
hypnotisé et l'opérateur » (4). Médecin et professeur de médecine
est M. Forel.
Pour M. le Dr Ferrand, de Paris, l'hypnose se définit : « un état
du système nerveux, en tout comparable au sommeil » ou bien
« une sorte de sommeil provoqué et incomplet » (S). M. Ferrand,
encore un médecin, ne pense donc pas que l'hypnose soit, par
définition et par nature, une maladie.
De l'aveu du R. P. Franco, le Dr Henri Morselli « soutient pu-
bliquement la même opinion » (G) en Italie. Je pourrais citer

(1) L'Ipnvtismo tornato di moda, p. 146.


(2) De la Suggestion et de ses applications à la thérapeutique p. 23.
(3 Le sommeil provoqué et les états analogues, p. 27.
(4) Der Hypnotismus und seine liandhabung, p. 38.
(5) Des suggestions dans l'hypnose, p. 11.
(6) La nouvelle théorie de la suggestion, traduction de M. Onclaie, p. 40.
wmmmmsmmmmmmmmmsm
416 REVUE THOMISTE

d'autres noms, et j'aurai bientôt l'occasion d'en citer d'autres.


Quand il faut compter de telles exceptions, et que l'on a pour
contradicteurs des hommes d'un tel mérite, dont quelques-uns
sont de véritables chefs d'école, a-t-on bien.le droit d'écrire:
« Que l'hypnose, de l'aveu de tous les médecins, est une maladie
nerveuse »? et que Jes médecins « d'une voix unanime, ont jugé
que l'état hypnotique est un état morbide » (1).
— « Braid et Charcot, ces deux colonnes maîtresses de l'hyp-
notisme » (2), l'ont dit les premiers. — Mais Bernheim et Liébault,
ces deux colonnes non moins maîtresses de l'hypnotisme, disent le
contraire,
Et puis, comment les médecins qui tiennent que l'hypnose est
une maladie, expriment-ils leur sentiment à ce sujet? Se donnent-
ils pour inébranlablemont convaincus et certains, ainsi que l'in-
sinue Je R. P. Franco? Il s'en faut beaucoup, et, quand l'occasion
s'en présente, plusieurs ne se font pas faute de déclarer que, sur ce
point, ils ont et entendent émettre simplement une opinion. Ci-
tons, par exemple, M. leDrLadame, de Genève, qui partage l'avis
du R. P. Franco. Avec quelle réserve ne s'exprimc-t-il pas ? « Les
troubles nerveux du sommeil et de la veille, dit-il, que l'on observe
chez les individus hypnotisables, et qui forment les divers symp-
tômes de la névrose hypnotique, ne me paraissent pas appartenir
au fonctionnementnormal de l'encéphale, et je pense qu'il serait
difficile de prouver le contraire » (3). Et il donne le motif qui lui
fait tenir un langage tellement circonspect : c'est qu'entre la phy-
siologie et la pathologie, il n'existe point de limites nettement
définies, et que la science n'a point encore fixé les bornes qui sé-
parent l'une de l'autre : « On ne saurait avoir la prétention, dit-il,
de tirer une ligne de démarcationbien nette, entre ce qui est encore
dans les limites de la physiologie et ce qui appartient déjà à la
pathologie. Une telle ligne n'existe pas plus ici qu'ailleurs, et la
zone intermédiaire entre la santé et la maladie cérébrale est aussi
large et aussi variable que pour les autres organes » (4).

(i) La nouvelle théorie de la suggestion, p. 38.


(2) Ibid.
(3) Vhypnotisme et la médecine légale, p. 20.
(i) Ibid. On peut voir encore M. le Dr Pitres : Leçons cliniques sur l'hystérie et l'hyp-
notisme, t. II, p. 345; MM. Binet et Féhb, Le magnétisme animal, p. 71.
rv^

PROCÈS de l'hypnotisme 417

Voilà qui est parler raison, mais voilà aussi qui ne ressemble
guère à l'affirmation, si sûre d'elle-même, des adversaires de
l'hypnotisme.
Il ne faudrait pas croire, du reste, que l'on attribue par fantaisie
et pour le plaisir de contredire, au sommeil artificiel la qualité de
phénomène purement physiologique. Si on le fait, c'est sur bonnes
preuves :
Pourquoi, en effet, ne pas identifier deux sommeils qui se pro-
duisent par les mêmes moyens, présentent les mêmes phénomènes,
et se transforment si facilement l'un dans l'autre? Or, le sommeil
naturel et le sommeil hypnotique, nous le verrons bientôt, ont
essentiellement les mêmes causes : l'un et l'autre peuvent s'accom-
pagner de rêves de la même façon; enfin « ils se transforment l'un
dans l'autre. Par exemple, un dormeur artificiel abandonné à lui-
même, cesse d'être cataleptique peu à peu et finit par entrer dans
le sommeil ordinaire ; ainsi un dormeur ordinaire, si on le touche
en môme temps qu'on lui parle avec douceur, parvient lentement
et sans s'éveiller à se mettre en communication et à devenir
cataleptique (1)..»
De fait, si le sommeil hypnotique relève essentiellement de la
pathologie, il sera ou une psychose ou une névrose. Mais il n'est
ni l'une, ni l'autre, nous dit M. le Dr Albert Moll, de Berlin. La
preuve, c'est qu'aucune maladie ne cesse, pas plus qu'elle ne se
produit, instantanément. Or, je puis faire cesser le sommeil
hypnotique, avec tous les phénomènes produits, instantanément,
puisque je n'ai qu'à dire au sujet : « ré veillez-vous », il se réveil-
lera. L'hypnose n'est donc pas une maladie; mais il faut l'identifier
avec le sommeil naturel ou reconnaître au moins qu'elle présente
avec lui les plus intimes rapports, et constitue un état tout à fait
analogue (2).
Et comment l'hypnose serait-elle essentiellement une maladie,
si l'on s'en sert justement pour soulager les malades et améliorer
leur état? Or, c'est ce qui a lieu. « Contrairement à beaucoup de
médecins, écrit M. le Dp Beaunis, je regarde le sommeil hypno-
tique sans suggestion comme plus réparateur que le sommeil ordi-

(1) Liébault, le
Sommeil provoqué, p. 27. Behniieim, De la suggestion, etc., p. 220.
(2) Der Hi/pnetismus, 2. édit., p. 163-167.
418 ' REVUE THOMISTE

naire; et d'après les observations que j'ai pu faire chez le Dr Lié-


beault ou que j'ai faites par moi-même, une partie des effets
thérapeutiques produits par l'hypnotisme doit être attribuée à ce
caractère bienfaisant du sommeil provoqué (1). » De quel droit
appeler morbide un pareil sommeil, puisque morbide, il ne l'est
ni dans ses causes, ni dans ses effets.
En présence de pareils faits et de pareils arguments, l'on
s'expliquefort bien que beaucoup de médecins, et des plus illustres,
se refusent à voir dans le sommeil hypnotique un phénomène ou
un état essentiellement morbide, et que ceux qui le regardent
comme un événement pathologique ne formulent leur opinion
qu'avec réserve. En tout cas, il est incontestable que l'opinion qui
regardel'hypnose comme étant, de soi, un simple étal physiologique
a pour elles de nombreuses autorités médicales de premier ordre,
et de graves raisons. Aussi n'est-on pas sans éprouver quelque
surprise, quand, après avoir pris connaissance d'une aussi sérieuse
controverse, l'on entend le R. P. Franco parLer comme il suit :
« Nous autres appuyés sur le bon sens universel, et sur la manière
de voir commune des médecins, nous considérons l'affirmation de
Bernheim, non pas comme une doctrine, mais comme une hérésie
en médecine (2). » Il est à craindre qu'ici le bon sens universel n'ait
laissé le Révérend Père parler tout seul, et ne lui abandonne la
responsabilité entière de ce qu'il a dit.

Du reste il faut convenir que cette théorie rien moins que


démontrée de la névrose hypnotique est, au fond, pour le
R. P. Franco un point de départ plutôt qu'une base de démons-
tration, et aussi que le Révérend Père pardonnerait volontiers à
l'hypnotisme, s'il n'était qu'une maladie. Mais c'est qu'il est une
maladie de provenance diabolique. Vous vous souvenez de la
preuve qui l'établit invinciblement : Deux causes naturelles seule-
ment pourraient avec quelque vraisemblance être assignées à
l'hypnose, l'une objective, le fluide, l'autre subjective, l'imagination

(.1)Le Somnanbulisme provoque, p. 211.


(S) La Nouvelle Théorie de la Suggestion, p. 40.
PROCÈS de l'hypnotisme 419

du sujet. Or, l'hypnose ne procède ni de l'imagination, ni du


fluide. Donc l'hypnose ne procède point do cause naturelle. Et
cette conclusion reçoit encore une éclatante confirmation de ce
fait que tout est bon pour endormir, des passes, un souffle, un
rayon de lumière, nn bruit léger, un bruit étourdissant, un choc
électrique. On y peut employer ce que l'on veut, précisément
parce que rien de ce qu'on emploie n'est la vraie cause du
sommeil.
Ainsi parlent et raisonnent les adversaires de l'hypnotisme.
Nous allons voir que, dans la circonstance, ils parlent avec bien
peu d'exactitude et raisonnent bien faiblement.
D'abord est-il exact de dire, sans apporter aucune distinction,
que l'on peut employer pour endormir un sujet n'importe quel
moyen? Nous demandons, par exemple, s'il est jamais arrivé
qu'un hypnotiste ait endormi un homme sain de corps et d'esprit,
qui n'eût point encore été hypnotisé, qui n'eût point actuellement
le besoin, l'idée, ni la volonté de dormir, simplement par un coup
de tam-tam, ou par un souffle ou par la seule projection d'un
rayon lumineux. Cela ne s'est jamais vu : jamais hypnotiste ne
s'est vanté d'un pareil tour de force.
S'il s'agit d'une personne hystérique, oui, un coup de tam-tam,
un choc électrique ou une vive lumière pourra l'endormir sur le
champ.
Si le sujet a été déjà plusieurs fois hypnotisé, le moindre signe
lui rappelant qu'il doit dormir, un simple regard, un souffle, le seul
mot « dormez », un doigtfixé devant ses yeux, pourra le rendormir.
Mais l'infirmité, dans le premier cas, l'habitude, « l'éducation
suggestive (2) », dans le second, nous donnent l'explication toute
naturelle du phénomène. Ces moyens extraordinaires n'obtiennent
d'effets que sur des sujets névrosés ou déjà formés au sommeil
hypnotique.
Il n'est donc pas exact de dire qu'on peut employer n'importe
quel moyen, pour endormir n'importe qui. L'on vous met au
défi d'endormir un homme sain, à son état normal, et qui n'a pas
encore été hypnotisé, en lui soufflant une fois sur les deux yeux,
ou même en tirant à son oreille un coup de revolver.
(1) M. l'abbé Lelong, la Vérité sur l'hypnotisme, p. 61.
(2) Le mot est de M. Bednheim [Delà Suggestion, p. S).
- - F

420 REVUE THOMISTE

— Mais, n'y a-t-il pas quand même, dans la manière dont on


endort les sujets bien portants, quelque chose d'étrange, qui sent
l'occultisme, une disproportion plus qu'inquiétante, absolument
suspecte, entre les procédés d'hypnotisation mis en oeuvre et le
sommeil?
— La seule chose étrange, inquiétante, mais pas suspecte, en
toute cette affaire, c'est la facilité avec laquelle de bons esprits
voient ou soupçonnent des puissances occultes et au-dessus de
nature là où tout se passe et arrive de la façon la plus simple et la
moins extraordinaire. L'on pourra s'en convaincre, si l'on veut
bien lire avec quelque attention la belle page où M. le Dr Liébeault
compare, au point de vue de leur genèse, le sommeil ordinaire et
le sommeil provoqué.
« Si l'on considère, l'un après l'autre, les signes de la formation
du sommeil ordinaire et du sommeil artificiel, on remarquera
qu'ils sont les mûmes.
«Les psychologues qui se sont occupés du sommeil ordinaire,
ont déjà observé que cet état ne peut le plus souvent se manifester
sans un consentement préalable de l'esprit. Il est aussi acquis à
la science que, lorsqu'on veut s'abandonner au repos, on recherche
l'obscurité et le silence ; on se couvre la tête et le corps pour
éviter le contact d'un air trop vif ou la piqûre des insectes ; on se
place sur un lit moelleux et l'on chasse de son esprit toutes les
idées qui pourraient le préoccuper ; bref, on s'isole de ce qui amène
la distraction des sens et de ce qui alimente activement les
facultés intellectuelles; l'on ne songe qu'aune chose, reposer;
l'on ne se berce que d'une idée, dormir. Et ce n'est pas seulement
l'homme qui entre ainsi dans le sommeil, les animaux à sang
chaud s'isolent de même; les oiseaux se mettent la tête sous l'aile,
les mammifères se réfugient dans une retraite ou se roulent en
boule, la tête entre leurs pattes; tous cherchent une place commode
et profitent du silence et de l'obscurité de la nuit. Et l'enfant, dès
lors qu'il est fatigué parles excitants extérieurs des sens, ne fait-il
pas aussi de même quand il se replonge de nouveau dans le som-
meil? En se repliant instinctivement sur soi-même, en s'isolant
ainsi du milieu qui l'entoure, il entre dans l'élat de repos bienfai-
sant où il était dans le sein de sa mère et où s'accomplissaient les
mystères de son développement. Et, quand un élément nouveau,
J'ROCÈS dë l'hypnotisme 421

le rêve, s'ajoute à ce sommeil, n'est-ce pas que l'enfant a déjà


appris à sentir et à penser?
« Outre ces causes essentiellement psychiques du sommeil, il
en est qui leur sont antérieures et qui leur viennent en aide. Les
unes se révèlent sous forme de besoins; c'est d'abord un léger
degré de faiblesse ou de fatigue, dans lequel les sens sont émoussés,
et, par conséquent, peu susceptibles de distractions. C'est ensuite
le travail digestif qui exerce une révulsion puissante de l'attention
vers l'estomac et les intestins, aux dépens de celle qui se porte aux
sensations et au remuement des idées, fonctions qui, devenant
moins actives, prédisposent par cela môme à un laisser-aller, à la
pensée naturelle de reposer. Les autres causes sont de véritables
procédés pour déterminer le sommeil : ainsi, une lecture ou une
conversation ennuyeuse, le bercement, un bruit monotone, la
récitation de formules dont la tête esL ressassée, toutes choses qui
ont pour résultat, en imposant à l'esprit un aliment sans attrait,
de conduire, l'attention à s'immobiliser sur l'idée plus habituelle
et plus agréable de dormir. Les bains tiècles, qui ont la propriété
de calmer le sens le plus étendu et le plus impressionnable, le tact,
peuvent aussi être rangés dans cette seconde catégorie ; ce sont
des calmants de la sensibilité, ils éloignent les distractions.
« Ainsi, consentement au sommeil, isolement ménagé des sens,
afflux de l'attention sur l'idée de s'endormir, ce qui, physiologi-
quement, se traduit par le retrait de cette force des organes sen-
sibles pour s'accumuler dans le cerveau sur une idée ; puis, enfin,
subsidiairement, besoin plus ou moins pressant de reposer et
moyens mécaniques facilitant l'immobilisation de l'attention : tels
sont, au premier aperçu, les divers éléments du mode de la forma-
tion du sommeil ordinaire.
« Pour le développement du sommeil artificiel, ce mode n'est
pas différent. On s'est aperçu que les personnes que Ton veut
endormir ne sont nullement influencées, si leur attention va d'une
sensation à une autre ou voltige, tour à tour, sur une foule d'idées
sans s'arrêter à aucune ; si enfin, elles font des efforts pour résister
à la pensée de dormir ou sont convaincues qu'elles ne dormiront
pas. De plus, on peut faire la remarque que, dans leurs procédés
pour amener le sommeil artificiel, les endormeurs mettent d'abord
ces personnes dans l'isolement des sens en privant, autant que
422 REVUE THOMISTE

possible, ces organes de leurs excitants et en empêchant, par là,


l'attention de s'y diriger comme d'habitude. Aussi, leurrecomman-
dent-ils le silence et les placent-ils dans l'obscurité, sur un
siège commode et dans une chambre dont la température est
douce. Pour aider à l'immobilisation de l'attention de ces per-
sonnes, ils veillent encore à ce qu'elles fixent les yeux sur les leurs,
ou à ce qu'elles regardent un objet qui frappe la vue par son éclat,
et ils ont soin, ensuite, de les inviter à ne songer à rien autre
chose qu'à dormir, comme lorsqu'elles veulent d'habitude se livrer
au repos. Au bout de quelque temps, si leurs paupières ne sont
pas closes, ils les leur ferment, et d'une voix impérative, ils leur
ordonnent le sommeil.

« On le voit, au fond des procédés des endormeurs, on retrouve,


pour le sujet, les mêmes éléments psychiques et rationnels que
ceux par lesquels on entre dans le sommeil ordinaire : conviction
que l'on peut dormir, consentement au sommeil, isolement des
sens, concentration de l'attention sur un seul objet ou une seule
idée, et cette idée est ordinairement celle vers laquelle l'esprit
tend de lui-même. Il n'y a qu'un élément en moins, le besoin de
repos et un autre en plus, l'injonction de dormir ; ce dernier n'est
qu'une stimulation au cumul de l'attention sur l'idée de se livrer
au sommeil : c'est-à-dire, un moyen de concentrer la pensée avec
plus de rapidité.
De la comparaison qui précède, on peut conclure que, dans sa
formation et par les côtés mis en regard, le sommeil artificiel ne
diffère pas du sommeil ordinaire, et que, dans l'une et l'autre
forme de l'état passif, c'est le retrait de l'attention loin des sens et
son accumulation dans le cerveau, sur une idée, qui en est
l'élément principal (1) ».
Cette analyse comparée des moyens de produire le sommeil est
classique, et personne n'en pourra contester l'exactitude. Mais si
les faits se passent de la sorte, si les deux sommeils ont les mêmes
antécédents psychiques et physiologiques, pourquoi s'en va-t-on
nous parler d'occultisme, de préternaturel, de diabolique? Pour-

(1) Sommeilprovoque, p. 10-12.


PROCÈS de l'hypnotisme 423

quoi nous dire que la naissance de l'hypnose n'est point naturelle?


Rien de plus naturel, au contraire, et M. le DrLiébeault vient de
nous le montrer si clairement que, d'avance, l'on est convaincu
de la faiblesse et du néant des preuves par lesquelles on voudrait
essayer d'établir le contraire.
Le R. P. Franco nous dit : « Ou vous expliquerez l'hypnose
par le fluide, ou vous l'expliquerez par l'imagination. Or, il ne peut
s'expliquer ni par l'un, ni par l'autre. Donc... »
Il est visible au premier coup d'oeil que ce pauvre dilemme ne
tient pas debout. Pour le jeter par terre, il suffit de nier que rénu-
mération des parties soit complète. C'est ce qu'on n'a pas manqué
défaire. M. l'abbé Lelong s'en est chargé. « On peut répondre, dit-
il fort bien, qu'entre ces deux thèses {objective, explication par le
fluide, subjective, explication par l'imagination) il y a place pour
une troisième qui lui emprunte ses éléments. L'objective fournit
ses moyens physiques : passes, regard, commandement, etc, (je
ne rangerais pas le commandement parmi les moyens physiques).
La subjective prête ses moyens psychiques : volonté, imagination;
et de ces éléments surgit le phénomène hypnotique de la manière
la plus naturelle (1) ».
N'élait-il pas juste de dire que l'argument ne tenait pas'debout?
M. Liébeault fait suivre le passage de son livre que nous avons
cité, sur les causes du sommeil provoqué, de cette sage réflexion :
;<
Une chose m'étonne, c'est que la plupart de ceux qui ont écrit
sur le sommeil artificiel, en sont restés à des hypothèses pour s'en
expliquer la formation.. En pratique, ils n'ignoraient nullement les
conditions du développement de cet état, et, cependant, au lieu
de s'appuyer sur des faits tout trouvés et de les interpréter, ils
ont inventé des théories comme celle du fluide, ou des esprits, ou
de l'imagination.
C'est un travers de l'esprit humain de ne jamais se contenter
de ce qui est simple : quand il n'a qu'à conclure, il se jette dans
les hypothèses » (2).
Que ce soit ce travers de l'esprit humain, ou un autre, qui ait
créé la thèse de la « naissance préternaturelle » de l'hypnose, il

(1) La vérité sur VHypnotisme, p. 59.


(2) Le Sommeil provoqué, p. 12.
7f ^rrr--r—~--^ -^ rT--^JCT^T-r-y---'--T----';—. -j--- sT--^,~-,-^r-~Tr^T« jWpv.

424 REVUE THOMISTE

demeure toujours établi que cette thèse est sans fondement. Rien,
absolument rien, ne prouve que ce phénomène ne soit pas pure-
ment et simplement naturel.
.Mais que penser des faits étranges qui accompagnent ou
suivent le sommeil hypnotique ?

Avant tout nos lecteurs voudront bien se souvenir que, par


faits [hypnotiques, j'entends exclusivement ceux que les hypno-
tistes s'accordent à reconnaître comme relevant de l'hypnose, les
faits notoires, observés universellement et dûment contrôlés par
l'expérience scientifique. Nous n'avons donc point à nous occuper
ici des tables qui parlent ou qui écrivent, de la matérialisation des
esprits, de ceux qui se communiquent leurs jjensées à distance et
sans intermédiaire, de ceux qui voient par les oreilles ou enten-
dent par les yeux, de ceux qui lisent des lettres enfermées au
fond d'une boite, etc. Ces faits, ou n'étant pas notoires et n'ayant
pas été dûment contrôlés par l'expérience scientifique, oii ne rele-
vant pas de l'hypnose du commun aveu des hypnotistes, nous les
laisserons pour ce qu'ils valent sans les discuter, et nous examine-
rons seulement les phénomènes incontestablement hypnotiques,
tels que je les ai précédemment rapportés et décrits (1).
Or, ces phénomènes-là mêmes, selon le R. P. Franco, non moins
que les phénomènes dits supérieurs «fatticàiamalisuperiori », sont
préternaturels, c'est-à-dire diaboliques. Il est juste de reconnaître
toutefois que le Révérend Père se montre large, et veut bien nous
faire une concession. « Ces faits, dit-il, considérés dans leur subs-
tance, pourraient être admis comme naturels; mais si l'on regarde
la manière dont ils se produisent, manifestement ils sont préterna-
turels » (2).
— Et pourquoi ?
— Pour deux raisons capitales très fortes, « fortissime ragio-
ni » (3), dont la première est : qu'ils arrivent à l'improviste, sans

(1) Voir Revue thomiste, t. I, p. 598 et suiv., t. II, p. 66 et suiv.


(2) L'Jpnotismo, etc., p. 124.
(3) ma.
PROCÈS de l'hypnotisme 423

que rien les annonce, sans que rien les prépare « subitanei ed
improvisi » (1). Et si vous en voulez un argument en forme, le
voici :
Tout symptôme naturel de maladie naturelle a ses prodromes.
Or, les symptômes de l'hypnotisme n'ont pas de prodrome.
Donc les symptômes de l'hypnotisme ne sont pas symptômes
naturels de maladie naturelle.
La majeure se prouve par le consentement unanime des méde-
cins et de ceux qui ne le sont pas « fatto notorio ai medici e ai non
medici, » (2) en particulier par l'affirmation catégorique de
M. Paul Richet qui, parlant de l'hystérie fondement et substra-
tum de l'hypnose au jugement de M. Charcot, a pu dire : « L'at-
taque d'hystéro-épilepsie, ou la grande ' attaque d'hystérisme ne
surprend pas : elle est toujours précédée, quelquefois pendant plu-
sieurs jours, d'un cortège de phénomènes permettant aux malades
de prévoir le moment où elles vont tomber en attaque » (3).
La mineure est trop sûre : qu'un homme soit endormi, et vous le
verrez vous présenter successivement et sans transition, au gré
de l'opérateur, les symptômes de toutes les maladies imaginables.
Voilà donc un argument solide dans toutes ses parties et inatta-
quable.
— Hélas ! il est si peu solide dans toutes ses parties que sa base
même manque de consistance. .'
Que suppose, en effet, le R. P. Franco, quand il raisonne
comme nous venons de le voir? Il suppose que l'hypnose est une
maladie qui, comme telle, doit avoir ses symptômes, lesquels, à
leur tour, s'ils sont naturels, doivent avoir leurs prodromes. Mais,
nous l'avons vu, il n'est pas le moins du monde démontré que
l'hypnose soit une maladie. L'argument du Révérend Père, au lieu
d'être bâti sur le roc d'une certitude, repose donc sur le sable
d'une pure probabilité. C'est un vice irrémédiable.
Mais accordons que l'hypnose soit une maladie, l'argument ne
s'en portera pas mieux pour cela : car la majeure est fausse, et
.

nous la nions.

(1) Ibid.
(2) L'Ipnolismo, etc., p. 124.
(3) Etudes cliniques sur la grande hystérie, p. 1.
426 REVUE THOMISTE

Oui, nous nions que tout symptôme naturel de maladie natu-


relle ait ses prodromes: et, chose plus étrange, nous le nions de
par l'autorité de ce même M. Paul Richet que cite en sa faveur le
R. P. Franco, et qui, pour lui, représente l'universalité des méde-
cins et de ceux qui ne le sont pas, « medici e non medici ».
Ici, en effet, le Révérend Père joue de malheur. Ces paroles qu'il
nous oppose : L'attaque d'hystéro-épilepsie, ou grande attaque
<c

d'hystérie ne surprend pas, etc. », sont bien, comme il le dit, les


« premières paroles » (1) du grand traité de M. Paul Richet, inti-
tulé Études cliniques sur la grande hystérie ; mais il n'a pas remar-
qué qu'elles se trouvent sous ce titre : PREMIÈRE PARTIE. De
LA GRANDE ATTAQUE HYSTÉRIQUE
COMPLÈTE ET RÉGULIÈRE.
Nous sommes donc Lien avertis que M. Paul Richet ne parle ici
que de la grande attaque hystérique « complète et régulière ». L'asser-
tion de M. Paul Richet ne s'étend donc pas nécessairement à
toute espèce d'attaque d'hystérie, et n'implique point du tout, par
conséquent, que tout symptôme hystérique doive avoir son pro-
drome. Et de fait, si le R. P. Franco avait voulu pousser sa lecture
jusqu'à la «DEUXIÈME PARTIE. Des principales variétés de
la grande attaque hystérique, » il eût trouvé, entre les pages 166
et 167, « un tableau synoptique de la grande attaque hystérique et
des variétés qui résultent de modifications apportées aux éléments qui
la constituent », modifications dont l'une consiste précisément dans
l'absence de prodromes. M. Paul Richet reconnaît donc et admet
explicitement que l'attaque d'hystérie peut avoir lieu sans pro-
dromes. Que la chose arrive ainsi, c'est, du reste, « un fait notoire
pour les médecins,» — nous n'osons plus ajouter « et pour ceux
qui ne le sont pas, » — comme chacun pourra s'en convaincre en
lisant cette intéressante leçon de M. Pitres, dont le «Sommaire»
est ainsi formulé : « Attaques convulsives incomplètes : a) par ab-
sence de la période prodromiqme ; b) par absence d'hypnose consécu-
tive; c) par absence des périodes prag-et post-convulsives.,_. » (3)
C'est donc de plein droit que nous nions la majeure de ce pre-
.
mier argument qui devait être décisif: et, par le seul fait, l'argu-
ment tout entier tombe.

(1) L'Ipnolismo, etc., p. 125.


(2) Etudes cliniques sur la grande hystérie, p. 167.
(3) Leçons cliniques sur l'hystérie et l'hypnotisme, t. I, p. 220.
.'-**}

PROCÈS DE L'UYPNOTISME -427

La première des deux raisons «très fortes, fortissime. ragioni »


du P. P. Franco est, nous venons de le voir, plus que faible. Exa-
minons maintenant la seconde.
Il y suppose encore que l'hypnose est une maladie — mais
passons là-dessus — et, s'adressant à tous les médecins ensemble,
il les adjure de dire si, parmi les maladies naturelles, il en est.
une seule, à leur connaissance, dont les symptômes dépendent de
leur bon plaisir, à eux médecins, si bien que la maladie com-
mence et finisse, augmente ou diminue, bref se comporte en
tontes ses phases absolument selon leur gré, et comme il leur
convient. Les médecins ainsi consultés répondent unanimement
qu'il n'existe aucune maladie pareille. Sur quoi le Révérend Père
.
conclut :
Donc, les symptômes de l'hypnose ne sont pas naturels.
Car les symptômes du mal hypnotique sont entièrement à la
discrétion des hypnotiseurs qui, comme nous le savons, donnent
à leurs sujets, selon leur bon plaisir, la souffrance ou le bien-être,
le froid ou le chaud, l'agitation ou le calme, des larmes ou des
éclats de rire (1).
Et la conclusion est rigoureuse; car, pour la nier, il faudrait
reconnaître à la volonté de l'opérateur le pouvoir d'influencer di-
rectement le sujet, chacun de ses sens, ses veines, ses artères, ses
muscles, tous ses organes, ce qui ne peut convenir à une cause
extérieure, et toute en dehors de l'hypnotisé. Pour expliquer natu-
rellement tous ces symptômes, il faudrait une cause naturelle
intrinsèque au patient, et, ici, de cause naturelle intrinsèque, il
n'y en a pas. « JE qui la causa intrinseca non ci è, ci è solo la vo-
lonté altrui imperante » (2).
Que répondre à un tel raisonnement?
Nous répondons au R. Père qu'il a bien raison de demander une
cause intrinsèque pour expliquer les symptômes qui se produisent
dans l'intime des organes de l'hypnotisé; mais qu'il a tort quand
il suppose qu'une telle cause, et toute naturelle encore, n'existe
point. Cette cause existe.
— Quelle est-elle ?

(1) L'Tpnotisnw,etc., p. 132 et suiv.


(2) L'Ipnotismo, etc., p. 133.
428 REVUE THOMISTE

— La suggestion, oui, la suggestion communiquée par l'opé-


rateur au sujet, reçue dans le sujet. C'est la suggestion du bien-
être, reçue dans l'âme de l'endormi, qui cause le bien-être, et la
suggestion du malaise, reçue de la même façon, qui cause le ma-
laise : en général, chez l'hypnotisé, c'estla suggestion du symptôme
qui donne naissance au symptôme, et qui l'explique. Et, parce
que la suggestion est chose toute natm'elle et qui opère tout natu-
rellement, il s'ensuit que les symptômes de l'hypnose sont natu-
rels, et nullement préternaturels.
Mais c'est à quoi le R. P. Franco ne veut rien entendre : et le
voilà qui fait appel à toutes les ressoures de sa dialectique, pour
prouver que la suggestion est insuffisante à expliquer les symptômes
hypnotiques. C'est un suprême assaut qu'il livre contre la thèse du
caractère naturel de l'hypnose. L'on sent bien, à l'impétuosité et
aux audaces de notre vaillant adversaire, qu'il en est réduit à ses
derniers moyens, et que la lutte est arrivée à son moment
décisif.

Ecoutons le R. Père. Voici son premier argument « capital et


invincible, capitale edinvitto » (1). «Pour produire un changement
physique dans les muscles, une cause physique est nécessaire, et
une cause morale y est insuffisante. Or, la suggestion est une
cause morale; elle ne peut donc produire des effets physiques. R
faudrait, pour cela, ou qu'elle changeât physiquement les organes
des sens, ou qu'elle créât la qualité physique qui doit être sentie,
par exemple, le chaud, le froid, la paralysie, etc. Donc, la sugges-
tion n'explique pas les phénomènes de l'hypnotisme. »
Au lieu d'un argument capital et invincible, ne semble-t-il pas
plutôt que nous ayons ici une argumentation et une audace de
désespéré ? La réponse à faire saute aux yeux, et M. l'abbé Lelong
ne nous la fera pas non plus attendre longtemps :
« L'argument est en forme ei: serré, dit-il, mais le principe sur
lequel il repose est faux : pour produire un effet physique sur les

(1) VIpnotismo, etc., p. 135.


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^ I

PROCÈS OK L'UYl'NOTISMK 429

muscles, ou mieux un changement physiologique, une cause phy-


sique n'est pas nécessaire ; une cause morale peut le produire aussi
bien qu'elle, et plus efficacement quelquefois. Une surprise, par
exemple, une vive émotion, l'épouvante causée par l'appréhension
d'un péril, même imaginaire, sont tout aussi propres à déterminer
une perturbation considérable dans l'organisme, même une crise
violente, la paralysie, la catalepsie, Panes thésie, des hallucina-
tions, jusqu'à la folie. L'expéiïenGe journalière ne permet pas d'en
douter. Or, la suggestion est une cause morale de ce genre. Il n'est
donc pas étonnant qu'elle arrive à des effets similaires.
« Mais il n'est pas besoin pour cela de changer physiquement
les organes des sens, ou de créer la qualité physique qui doit être
sentie. Il suffit que les organes se prêtent à produire l'impression
et que les fibres sensitives soient affectées comme si elles rece-
vaient la sensation désignée : c'est ce qui a lieu par le concours
de l'imagination mise en activité » (1).

Le R. P. Franco, l'on se souvient à propos de quelle question,


accusait M. Bernheim d'avoir commis une hérésie en médecine.
Si le R. Père maintient son principe : « que pour produire un
changement physique dans les muscles, une cause physique est
nécessaire, et qu'une cause morale n'y peut suffire, » M. Bernheim
pourra accuser le R. Père, mais avec autrement de raison, d'être
hérétique en psycho-physiologie.
Mais, n'insistons pas, nous aurons plus tard Foccasion de faire
la démonstration scientifique de cette influence profonde de l'ima-
gination sur l'organisme. En ce moment, le R. Père ne nous écou-
lerait pas. Il est trop occupé à nous chercher une nouvelle preuve
que la suggestion est incapable de causer et d'expliquer les symp-
tômes hypnotiques.
Je vous ai déjà accordé, poursuit-il, que ces symptômes, pris en
eux-mêmes, peuvent s'expliquer naturellement, et, si vous le
voulez, par la suggestion ; mais ce que la suggestion n'explique ra
jamais, c'est cette excessive variété de symptômes, c'est la rapidité
avec laquelle ils se succèdent, c'est cette révolution de toute l'or-

(1) La vérité sur Vhypnotisme, p. 62.


3e ANNÉE.
BEVUE THOMISTE. — — 29.
•> ! ~< -^^-f^ , , s, x~ rrr77-7" v- rr'r-
430 REVUE THOMISTE

ganisation, c'est ce bouleversement universel de la sensibilité « uni-


versale dilorclim sensitivo », ces métamorphoses, ces changements
à vue de tout l'être des sujets. Rappelez-vous donc les faits : ce
môme homme qui, dans un quart d'heure, avait successivement
trois maladies différentes, étouffait de chaleur, grelottait de froid;
était gai, était triste, et tour à tour empereur, paysan, avocat,
prêtre, général, vieille femme. Il est clair que la suggestion ne
fait point et n'explique point tout cela : é chiaro cite il suggérimento
non basta a commutare le sensaziojiieon taie excesso » (i).
— Mais cela n'est pas clair du tout. C'est môme si peu clair, que
là dessus roule le débat entre vous et nous, et que c'est là juste-
ment ce que vous avez à prouver. Nous vous demandons une
preuve, et vous nous donnez une affirmation : é chiaro.
D'ailleurs, ce que vous jugez impossible vous apparaîtra comme à
nous tout simple etlout naturel, mon Révérend Père, si vous voulez
bien vous rappeler deux choses : la première, que l'imagination
est, non pas l'unique, mais Je grand facteur des symptômes
hypnotiques, la seconde, que ces .phénomènes auxquels vous faites
allusion ne s'observent pas d'emblée dans tous les sujets, mais
seulement dans une élite, c'est-à-dire cliez les prédisposés et chez
ceux qui ont reçu « l'éducation hypnotique (2).
Vous savez aussi bien que nous que là où préside et domine
l'imagination, on peut s'attendre à la variété, au disparate même,
et que, sur la scène où elle joue, l'imprévu et les coups de théâtre
deviennent la règle, et que cela est plus vrai encore si nous
sommes en présence d'une imagination exaltée, soit de nature,
soiI par entraînement. Pour ébranler la conviction des hypno-
fisles, il faudra, d'autres arguments. Il est vrai qu'ils ne manquent
pas, à ce qu'il paraît. En voici un troisième, dans lequel le
H. P. Franco n'a pas moins de confiance que dans les précédents,
car il va, nous assurc-l-il, fournir une « marque flagrante, marckio
Jïagrantissimo » que la suggestion n'est pas une cause naturelle.

Une cause naturelle, n'esl-il pas vrai, opère son effet nécessai-

'L'ipnolîsmo, p. 121-130.
(1)
(i) Voir les tableaux ds la suggcstibililc comparative des sujets dressés par
MM. Bcrnhcim, Liébeaull, Beaunis, etc.
PROCÈS de l'hypnotisme 431

renient et infailliblement, quel que soit celui qui l'emploie ; ainsi


un morceau de fer rougi au feu brSle, un morceau de glace refroidit
quel que soit la main qui les applique. Or, la suggession échappe
à cette loi. Si elle est donnée par l'hypnotiseur, ordinairement il
est obéi; si elle est donnée par un autre, elle demeure sans effet.
La suggession n'est donc pas une cause naturelle.
Ce qu'il y a déplus « flagrant » dans ce raisonnement, ce n'est
assurément pas la « marque» qu'il devait mettre en évidence.
M. l'abbé Lelong en fait justice sans peine. « La réponse est facile,
dit-il. C'est vrai, la sugeslion, cause naturelle, doit produire ses
effets, quel que soit l'agent qui la provoque, si elle est imposée
dans les mômes conditions; mais, si ces conditions sont différentes,
ii est clair que l'effet peut l'être aussi. C'est justement ce qui a lieu
dans le cas présent : la. situation est tout à fait autre. Seul, de
tous les spectateurs, l'hypnotiseur s'est mis en rapport avec le
sujet par le sommeil provoqué et par la puissance absolue que ce
sommeil procure sur la volonté et l'organisme; seul, par consé-
quent, il est en mesure de se faire écouter et obéir. Pour qu'une
autre personne pût jouir du même avantage, il faudrait qu'elle fût
dans la même situation, qu'elle, se fût mise en communication
avec le sujet. Le contraire a eu lieu : elle s'est laissée devancer par
l'hypnotiseur, qui s'est emparé de la volonté de ce sujet; il n'y a
donc plus de place pour elle. Est-il étonnant que sa tentative de-
meure infructueuse? La dissemblance des situations explique celle
de l'effet. »
Argumenter a pari de l'une à l'autre est un vrai paralogisme.
Evidemment, M. l'abbé Lelong ne dit pas sur ce raisonnement
tout ce qu'il y aurait à dire ; mais il en montre bien le vice essen-
tiel et « flagrant ». Cela lui suffit, et à nous aussi, pour le
moment.

Le 11. P. Franco est bien convaincu que les raisons dont nous
venons de faire l'examen doivent entraîner l'assentiment de tout
esprit sage et non prévenu ; cependant, comme abondance ne
nuit point, il continue son argumentation ; et pour porter à l'hypno-

(1) La vêiité sur l'hypnotisme, ]>. Ci.


43a -«EVITE THOMISTE

lisme un dernier coup, il nous demande malicieusement de lui


expliquer trois phénomènes : le phénomène de l'hallucination
négative, celui de la suggestion dite à longue échéance, enfin,
l'apparition des marques sanglantes, véritables stigmates, sur h?
corps de certains hypnotisés (1).
Voilà un médecin, nous dit-il en substance, qui affirme à une
de ses malades, après l'avoir endormie, qu'une fois réveillée elle,
ne le verra plus; à une autre, qu'elle ne le reconnaîtra pas; aune
troisième, que, le dixième jour qui suivra la présente expérience
et qui sera le vingtième du mois courant, à neuf heures du malin,
elle viendra lui faire une visite de remerciements ; enfin, à une
quatrième, que, après avoir dormi huit heures, la lettre V se for-
mera sur son avant-bras gauche, en deux traits sanglants. Cela
dit, il réveille ses quatre sujets, et toutes les suggestionsse réalisent
à point nommé. Expliquez-nous comment elles se réalisent. Vous
ne l'expliquerez pas ; et c'est pourquoi je conclurai de nouveau
contre vous :
Donc l'hypnose n'est pas un phénomène naturel (2).
Vous n'expliquerez pas comment se réalise tel phénomène :
donc ce phénomène est préternalurel.
A coup sûr, le Révérend Père serait plus embarrassé de nous
expliquer comment, dans, son argument, la conclusion suit de
l'antécédent, que nous ne~ le serons, nous, quand l'heure en sera
venue, de lui expliquer comment se produisent les phénomènes
qu'il nous objecte. Le Révérend Père accepterait-il, en principe,
de regarder comme préternaturels tous les faits dont il n'est pas
capable de nous assigner les causes et la genèse? La liste en
serait longue, malgré tout son savoir et son habileté, elle domaine
de la nature deviendrait bien réduit.
Nous n'expliquons pas ces phénomènes ; eh bien ! soit, vous n'en
pouvez rien inférer contre l'hypnotisme. Pour avoir le droit d'in-
férer quelque chose, il vous faudrait établir, non pas seulement
qu'ici nous n'expliquons rien, mais qu'il est impossible que rien soit
expliqué par des causes naturelles. L'avez-vous fait? Pouvcz-vous
le faire ?

(1) Voir Revue thomiste 1. I, p. 66 et stiiv.


(2) L'ipnotismo, etc., p. 137-140.
PROCÈS de l'hypnotisme 433

Du reste, il n'est pas exact que nous ne puissions, à l'aide de la


physiologie et d'une bonne psychologie, jeter un jour très suffisant
sur ces phénomènes surprenants; et, s'il plaît à Dieu, nous vous
le ferons voir. En attendant, après avoir constaté que votre argu-
ment ne conclut pas, nous allons vous donner brièvement la raison
pour laquelle ni celui-là ni d'autres ne pourront conclure : c'est,
que l'hallucination, la suggestion à longue échéance, et les
marques sanglantes ont leurs analogues, ou à tout le moins leurs
éléments, dans les faits notoirement naturels.

On nous parle d'hallucinations, et on s'exclame sur l'étrange té


de pareils événements. Mais rien n'est plus commun (?hez les
hommes distraits, préoccupés, et chez les somnambules. Si un
homme est sous le coup d'une vive émotion, ou s'il a simplement
une absence, il passera près de vous, vous regardera en face, et
ne vous verra pas ; il se heurtera à un mur, se déchirera la figure
ou la main, recevra un coup, une blessure, et ne s'en apercevra
pas. Faut-il rappeler l'histoire d'Archimède, et les stupéfiantes
aventures de M. Ampère et du Dr Robert d'Hamillon d'Aberdeén (1) ?
Hallucination positive, hallucination négative, amnésies, mais
c'est de tout cela qu'est faite l'histoire quotidienne du somnambu-
lisme naturel. Pourquoi se croire obligé d'en appeler au diable,
quand on rencontre ces faits dans l'hypnose, qui n'est qu'un
somnambulisme artificiel?
Relisons ensemble, si vous le voulez, le récit tant de fois repro-
duit mais toujours si émouvant de Dom Duhaguet, prieur de
Pierre-Châlel, et vous allez y trouver un exemple typique des
deux hallucinations :
« Un soir que je ne m'étais point couché à l'heure ordinaire...
j'entendis ouvrir ma porte, et je vis entrer un religieux, connu
pour être somnambule, mélancolique- et sombre. Les yeux ouve?*ts
mais fixes, vêtu de sa seule tunique, un grand couteau à la main,
il alla droit à mon lit dont il connaissait la position, eut l'air de
vérifier, en tâtant de la main, si je m'y trouvais effectivement : après
quoi, il frappa trois grands coups, tellement qu'après avoir percé
les couvertures, la lame entra profondément dans la natte. Il se

(1) Caupented, Mental PhysicAogy, p. 56i.


434 REVUE THOMISTE

retourna: et j'observai que son visage, tout à l'heure contracté,


était détendu et qu'il y régnait quelque air de satisfaction. L'éclat
des deux lampes qui étaient sur mon bureau ne fit aucune impression
sur ses yeux.: et il s'en retourna comme il était venu, ouvrant et
fermant avec discrétion deux portes qui conduisaient à ma cellule.
Le lendemain le pauvre somnambule se souvenait de cette aven-
ture comme d'un rêve, mais non comme d'un acte accompli : il
avait rêvé que sa mère avait été tuée par le prieur, et la vue du
cadavre de sa mère l'avait porté à la vengeance. »
Vous l'avez entendu : le moine, les yeux grands ouverts, n'avait vu
ni les deux lampes allumées, ni le prieur à. son bureau. Voilà bien
.l'hallucination négative. Par contre, ses yeux avaient vu, et sa
main avait iouché]c prieur dans son lit... où, par bonheur, il n'était
pas : hallucination positive.
Si le Prieur s'était levé, et lui avait barré le passage, le pauvre
somnambule, comme on peut le déduire avec certitude d'autres
histoires similaires, aurait tourné le prieur, simplement comme on
tourne un obstacle quelconque, sans le reconnaître, et nous aurions
eu, en plus, un exemple d'amnésie somnambulique.

Mais, que dirons-nous-dessuggestions à longue échéance? Nous


dirons que tous les éléments dont elles se composent, font partie
de notre activité psychologique à l'état de veille, qu'elles ne
réclament aucun pouvoir extraordinaire et mystérieux et que
nous ne voyons, en conséquence, aucune raison de les tenir pour
extra-naturelles.
> « Ce phénomène, comme le remarque judicieusement
M. l'abbé Méric, implique trois éléments : une suggestion, la con-
servation ou la permanence de cette suggestion dans le cerveau
inconscient de l'hypnotisé, et enfin son accomplissement au jour
indiqué (1).
Or, en premier lieu, l'hypnotisé reçoit la suggestion : « vous
viendrez me voir dans dix jours » tout comme il recevrait le même
ordre ou la même invitation, à l'état de veille.
Mais cette suggestion, il va la garder pendant dix jours. Oui,

(i) Le Merveilleux ei la Science, j>. 270.


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l'HOCKS de l'hypnotisme 435

mais il garderait de la même façon, le même ordre, si on le lui


avait donné pendant qu'il était éveillé.
Mais dans dix jours, il exécutera la suggestion. Oui encore:
mais si vous lui aviez intimé l'ordre, avant de l'endormir, de venir
vous visiter au jour marqué, il aurait agi absolumentde même.,
Suggestion réalisée à longue échéance, ordre exécuté à longue
échéance sont deux phénomènes dont les éléments essentiels sont
les mêmes, et qui sont d'ordre naturel au même titre.
S'il s'agit d'expliquer le mécanisme intime de ces deux faits,
l'on peut soutenir, nous le verrons plus tard, des théories diffé-
rentes, mais l'on n'apportera point de raisons démontrant que l'un
est moins naturel que l'autre.

Reste donc l'apparition des marques sanglantes, stigmates, vé-


sications, etc. Le R. P. Franco signale ce fait comme étant favo-
rable à sa thèse, sans insister toutefois autant que d'autres le
font : et cela se comprend. Les anciens théologiens auraient déjà
suffi à le rendre circonspect sur ce chapitre, mais à la suite des
récentes études sur ce qu'on appelle « le Dermographisme, leshémor-
rhagies et les ecchymoses spontanées (1), la réserve du Révérend Père
est plus que justifiée. Nous aurons à expliquer ces phénomènes
des marques plus ou moins sanglantes, quand nous ferons la
théorie de l'hypnose et de ses propriétés; en attendant, ce serait
une perte de temps inutile de s'attarder à établir que les vésications ,

ou les stigmates constatés sur certains sujets endormis ne


prouvent pas plus que le reste le caractère prétendu extra-naturel
et satanique de l'hypnotisme.
Fr. M. Th. Coconnieh.
(A suivre).

(1) Voir Elude sur le DcrmoyrapJïhme ou Dermoncurose toxivasomotrîoe par Toussaint


B.UITIIÉI.EMÏ.
Quand on éludic les rapports de Dieu avec les créatures, et
spécialement avec les créatures douées de liberté, on ne se
heurte pas seulement au problème de la prescience divine; il s'en
présente inévitablement un autre non moins important ni moins
délicat, non moins troublant pour notre pauvre raison humaine :
c'est celui de l'action de Dieu dans le monde.
De même que rien n'existe ni ne se fait sans que Dieu le sache,
de même rien n'existe ni ne se fait sans que de quelque façon
Dieu ne le cause. De toute éternité le regard de Dieu embrasse
l'ensemble et tous les détails de l'univers; il connaît tous les êtres
qui s'y succèdent, tous les mouvements qui s'y produisent; il
pénètre jusqu'aux plus secrètes profondeurs de l'âme humaine
pour y voir toutes les pensées, tous les désirs, toutes les dé-
terminations du libre arbitre : le nier, ce serait nier Dieu lui-
même qui ne peut être qu'un esprit intelligent, et dont l'intel-
ligence ne peut être qu'infiniment parfaite et omnisciente.
Egalement, quiconque ne veut pas se mettre en contradiction
avec la foi et avec la raison est obligé d'admettre la parole de
saint Paul : « De Lui et par Lui etenLui sont toutes choses...
« En Lui nous vivons, nous nous mouvons, nous subsistons. »
Par son action, Dieu a créé le monde, tous les êtres tiennent
primordialement de lui leur existence. Par son action en-
core, cette existence qu'il leur a donnée, il la leur conserve,

(I) Voir le numéro de mai \S9S.


-, - __ :--<* -r-7—~—T"

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME Ail

il la leur communique incessamment. S'il n'avait pas créé,'


rien ne serait ; s'il ne conservait pas, tout rentrerait dans le
néant.
Outre l'existence, Dieu a donné aux créatures l'activité en
vertu de laquelle elles agissent, évoluent, produisent des effets
conformes à leur propre nature et marchent vers un terme,
vers une destinée. Cette activité, Dieu la conserve et l'entretient;
il la stimule, il la dirige, il la perfectionne et la surélève souvent ;
d'autres fois il en contient ou modifie l'exercice; en un mot,
Dieu, par son action, gouverne le monde suivant le plan conçu
par sa sagesse, suivant l'ordre établi par sa providence. El
l'homme, non moins que les autres créatures, est le tributaire
de cette providence, le sujet de ce gouvernement divin. Cette
vérité est passée en proverbe : « L'homme propose et Dieu dis-
pose » ; « l'homme s'agite, Dieu le mène ».
Toutefois, il n'est pas aisé de déterminer au juste quelle pari
il faut accorder, quel rôle il faut assigner a l'action divine dans
les opérations des créatures, surtout dans les opérations de notre
volonté libre.
Jusqu'ici la raison philosophique et la théologie n'ont encore
fourni aucune solution qui ait eu la bonne fortune de mettre tous
les esprits d'accord. A ce problème de l'action de Dieu sur la
volonté humaine se rattachent plusieurs des plus célèbres hérésies
qui aient agité notre Occident : le pélagianisme, le protestan-
tisme, Je jansénisme. L'Eglise, il est vrai, en condamnant ces
erreurs, a par là même délimité le terrain où il y a lieu de cher-
cher la vraie solution; néanmoins le champ laissé à la libre
discussion est encore assez vaste pour qu'il y ait place à des
opinions multiples, à des systèmes fort opposés. Les plus
fameux qui se soient produits sont, on le sait, le molinisme
avec son concours simultané, et le thomisme avec sa prêmotion ou
prédétermination physique.

Dans son opuscule « Saint Thomas et le prédéterminisme »,


M. l'abbé Gayraud, on s'en souvient, avait réservé la pre-
mière partie à la question de la divine prescience; il consacre
la seconde à l'action divine, à la causalité effective de Dieu dans
' S-, H i <?c
, / 1 " - ' * " -" * ' ' * '

438 REVUE THOMISTE

les opérations de la créature, en particulier dans les actes de


notre volonté libre. Or, sur ce point, comme sur Je précédent,
il trouve que l'école thomiste, en dépit de son nom, n'enseigne
pas la vraie doctrine de saint Thomas;' et, se séparant de cette
école dont il fut autrefois un fervent défenseur, il entreprend
d'exposer, après une élude plus indépendante, ce qui lui paraît
aujourd'hui le véritable sentiment du Docteur Angélique.
1 Dans cette seconde partie, comme nous l'avons fait pour la
première, nous allons suivre M. Gayraud pas à pas, reproduisant
aussi loyalement, aussi abondamment que possible, sa pensée ;
et, quand elle nous paraîtra erronée, la réfutant avec toute la
liberté, toute l'indépendance qu'autorise l'attitude môme de
l'auteur. Cette méthode, nous le reconnaissons, n'est pas sans
inconvénient : elle parait donner à la personne de l'auteur que
l'on réfute une importance qui ne saurait être accordée qu'à
.la doctrine; elle n'est, de plus, attrayante ni pour 1 écrivain,
ni pour le lecteur qu'elle condamne, en quelque sorte, à tenir
entre les mains deux livres à la fois. Nous l'adoptons pourtant
comme plus appropriée à l'oeuvre de critique doctrinale que nous
avons entreprise. Le public spécial auquel nous nous adressons
demande moins d'être charmé et agréablement distrait, que d'être
instruit et éclairé sur ces questions de haute spéculation théo-
iogique. Ce qu'il nous pardonnerait le moins serait, croyons-
nous, de manquer d'exactitude et de clarté; il voudra bien se
montrer indulgent, si, pour éviter ce défaut, il nous arrive de
tomber même dans le genre ennuyeux. Nous nous sommes
déterminé à adopter cette méthode pour une autre raison en-
core que nous dirons franchement. Dans les discussions doc-
trinales abstruses comme lest celle-ci, rien n'est plus ordi-
naire, rien n'est plus aisé à l'adversaire que de prétendre qu'il
n'a pas été compris, que la doctrine réfutée'n'est pas la sienne,
que ses phrases ont été mal rendues, son sentiment altéré, etc. ;
ou bien encore que la réponse n'entamant en rien les preuves
qu'il'a avancées, il est obligé pour sa justification d'entrer dans
de nouveaux développements. De là des débats sans fin qui n'ont
d'autre résultat que de rendre les questions un peu moins claires
qu'elles ne l'étaient au début. Je ne puis, évidemment, m'at-
tendre à ce que M. Gayraud laisse sans réponse la critique peu
TCTTT^r

SAINT TITOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISMK -i.39

élogieuse que j'ai commencée de son livre. Toutefois, après cette


première défense qui nous a paru nécessaire, nous désirons bien
vivement ne pas avoir à reprendre la discussion avec un adver-
saire que nous avons été si surpris, si peines '— pourquoi le
taire? — de voir prendre l'offensive contre l'école thomiste, en
une question que rien, présentement, ne l'invitait à soulever
et au progrès de laquelle, de son propre aveu, il avait si peu de
lumière à apporter. Pour écarter, autant qu'il dépend de moi,
tout prétexte à des rectifications ou à de nouvelles explications,
je me résous donc à suivre du plus près possible, et dans tous
ses circuits, la pensée de M. Gayraud.

« Comment Dieu est-il cause efficiente des opérations des


créatures, en particulier de nos actes libres? » — « Comment cette
divine causalité s'accorde-t-elle avec la contingence des causes
secondes, surtout avec notre liberté? »
Tels sont les deux points qui servent à M. Gayraud de division
toute naturelle pour cette seconde partie de son étude.
Le premier suffira à nous occuper aujourd'hui.

Commençons par rappeler brièvement l'explication donnée


par les deux écoles rivales sur la causalité de Dieu dans les opé-
rations des créatures, dans nos actes libres en particulier.
Suivant les molinistes, Dieu n'agit pas sur l'activité des causes
créées, il ne la meut pas, il ne l'actionne pas. Celle-ci passe
d'elle-même à son acte, fatalement ou librement suivant les
natures. Toutefois, il est à remarquer que l'effet de l'activité créée,
quel qu'il soit, extérieur ou immanent, participe à la raison
générale d'être qui ne saurait dériver que de Dieu, l'Être, par
essence. Dès lors, sous peine que cet effet reste ou retourne dans
le néant et qu'ainsi tout l'effort de la cause créée soit vain, il
faut que Dieu agisse en même temps que la créature, colla-
440 REVUE THOMISTE

(oralement, simultanément avec elle; comme deux hommes qui


tirent une barque — c'est l'exemple choisi par Molina — concou-
rent chacun de leur côté, simultanément, sans que l'activité de
l'un excite, actionne l'activité de l'autre. Dans l'ordre sur-
naturel, cependant, les molinistes admettent une action directe
de Dieu sur l'activité humaine qu'elle surélève, sollicite, excite ;
mais en laissant toujours, en définitive, à celle-ci toute seule,
la mise en oeuvre de cette force et. de cette excitation, l'ébran-
lement effectif qui constitue le passage de la puissance à l'acte.
Telle est la théorie du concours simultané.
Les thomistes entendent la chose autrement. Pour eux, dans
toutes les opérations des causes créées, naturelles ou libres,
Dieu intervient au moyen d'une motion qui tombe sur la cause
créée elle-même, qui actionne et met en jeu actuellement ses
facultés opératives. Celles-ci, en effet, sont par elles seules im-
puissantes à passer de l'état de repos à l'exercice, de la puis-
sance à l'acte. L'action de Dieu ne tombe donc pas seulement
sur l'effet de la faculté opérative, mais sur là faculté elle-même;
elle n'atteint même l'effet qu'en agissant sur la cause seconde
d'où il émane. Et sans cet ébranlement, sans cette mise en
mouvement de la faculté par la motion de Dieu, aucun effet,
aucun acte ne sera jamais-produit par aucun agent créé, qu'il
s'agisse des agents doués de volonté et de liberté tout aussi
bien que des causes naturelles et purement matérielles. « Rien
« plus, cette mise en mouvement n'est pas une impulsion géné-
« raie et indéterminée que la cause créée particularise et déter-
« mine à produire tel acte et tel effet ; mais elle est spécialisée,
« déterminée par elle-même à tel acte et à tel effet, et c'est

« elle qui cause efficacement la détermination actuelle de la


« créature » (p. 71). Telle est la théorie thomiste de la prémotion
ou prédétermination physique. On l'appelle physique, parce que,
cette motion n'est pas d'ordre idéafif et moral, comme le serait
la motion produite par le commandement d'un maître à son
serviteur, par l'éloquence persuasive d'un orateur sur son audi-
toire, mais d'ordre entitatif et exécutif; physique parce que,
encore, celte motion s'adresse à tous les agents quels qu'ils soient,
dans tous les règnes, et par cela seul qu'ils sont agents réels
agissant et produisant quelque chose.
—T -1 -T

SAINT THOMAS ET LE PRÉ DÉTERMINISME 441

De ces deux théories, moliniste et thomiste, quelle est celle qui


peut se glorifier du patronage de saint Thomas ?

Nous sommes heureux d'entendre M. Gayraud conclure son


examen du molinisme par ces mots : « Il est donc hors de doute
« que
la motion en quoi consiste, d'après saint Thomas, l'opéra-
« tion de Dieu dans les causes secondes, n'est pas un con-
« cours simultané. » (p. 83).
Voilà le molinisme jugé.
Et le thomisme ?
Pour le thomisme, la sentence à porter, suivant M. Gav-
raud, est, sinon plus obscure, du moins plus complexe. Dans
le système des thomistes, en effet, il y a des choses vraies
et des choses fausses ; il y a du bon grain et il y a la paille.
Le bon grain à conserver, les choses vraies, ce sont les prin-
cipes, les idées générales ; les choses fausses, la paille à brûler,
ce sont les conclusions particulières. Il faut donc, dans
l'examen de ce système, avancer avec précaution, choisir avec-
discernement. C'est à ce travail minutieux et délicat que j'in-
vite mes lecteurs, à la suite de M. Gayraud.
Commençons, comme de juste, par le bon grain.
Pour rester fidèle à la doctrine de saint Thomas, faut-il
d'une manière générale admettre la motion, la prémotion
physique telle que l'expliquent les thomistes? Oui certainement.
M. Gayraud l'avoue sans ambages. « Il suffit, dit-il (p. 75),
« de jeter un coup
d'oui rapide sur les endroits où le Doe-
« teur
Angélique traite de l'opération de Dieu dans les créa-
« tiires, pour se convaincre que les termes généralement eni-
« ployés par lui à désigner l'action divine sont le verbe movere et le

« substantif motio. Pour saint Thomas, Dieu met en mouve-


« ment la cause créée comme l'ouvrier meut l'instrument dont
« il se sert. La comparaison est classique et usuelle. Pas n'est
« besoin de citer des textes... Cette motion est une chose faite
« par Dieu dans la cause créée pour quelle agisse (p. 83). On
« peut môme à juste titre l'appeler une prémotion, en vertu
« de cet axiome vraiment thomiste : Motio moventis pracedit
« motum
mobilis rationc et causa (C. Gent. III 190).
-442 BEVUE THOMISTE

Saint Thomas est donc réellement prémolionnisle; mais est-


il piédéterministe, comme le sont les thomistes?
Volontiers aujourd'hui on accole cette épilhète de prédé-
terministe à la doctrine des thomistes. ' Quand il s'agit des
actes de la faculté libre, cette expression, de notre temps, sonne
assez mal ; c'est probablement pour cela que nos adversaires
se plaisent de préférence à nous l'appliquer. Et les thomistes
généralement bonnes gens, qui s'inquiètent fort peu des déno-
minations, pourvu qu'en Jes expliquant elles offrent un sens
acceptable, les thomistes, dis-jc, laissent passer, sans protester,
celle-ci qui, aux yeux pourtant du gros public théologique, les
désigne, à première vue, pour des adversaires du libre arbitre (1).
Jadis Je tort capital des thomistes était d'admettre la prémotion
physique; là était la seule cause du dissentiment des moli-
iiistes. Aujourd'hui la prémotion physique ne paraît plus un
si grand mal. Beaucoup parmi les molinistes se sont ravisés;
et nous avons entendu quelques-uns des plus distingues d'entre
eux avouer que Molina et Suarez, avec leur concours simultané,
n'ont réellement pas fait à l'action de Dieu dans les opérations
de la créature une part assez large, et qu'il faut, de toute néces-
sité, lui accorder, en outre, l'impulsion ou la motion qui fait
passer la cause seconde do la puissance à l'acte. Mais il est-
entendu que changer d'opinion pour les molinistes n'est pas
un signe qu'ils se soient jamais trompés, et que, au contraire,
il faut de toute rigueur que les thomistes n'aient jamais eu
raison. On ne s'élèvera donc plus guère contre la prémotion
des thomistes, on s'en prendra surtout à leur pré-détermination
physique.
M. Gayraud entend bien, lui aussi, nous attaquer sur ce
chef, puisqu'il a donné à son opuscule ce titre : « Saint Thomas
et le prédéterminisme », comme équivalent de cet autre :
« Saint Thomas et le thomisme. » Toutefois, je dois lui rendre
cette justice qu'if ne s'est pas conlenlé de nous opposer le mot;
il a cherché à en préciser le sens, et il a trouvé que tout
n'y était pas mauvais, et que sous cette expression était encore

(1)
qu'étant entendus ils ont un très bon sens ». '
Bossuot déjà reconnaissait que « ces termes semblent rudes à quelques-uns, mais
'
SAINT THOMAS ET LE I'RÉDKTERMIiMSMIÎ Ïi3

contenu du bon grain qu'il ne fallait pas dédaigner. « Il me


paraît fort clair, écrit-il (p. 86), que l'expression : applicare
u ad agend,um, signifie, pour saint Thomas, la mise en mouve-
« ment effective et actuelle de la cause seconde par la motion de
« Dieu... XJagere actu, voilà ce que Dieu fait faire à la cause
«
seconde quand il la met en mouvement... Tel me parait
« être le vrai sens thomiste de la formule : Deus movel res
« ad operandum quasi applicando formas et virtutes rerum ad
«
operatior.em, sicut artifex applicat securim ad scindendum.
« (Soin. Théol. p. I, q. 105, a. 5.) Dieu applique à
l'acte, c'esl-
<f
à-dire Dieu détermine la cause seconde à exercer son acti-
«.
vile, à agir en effet. On peut donc appeler la motion divine
« telle que nous la décrit saint Thomas, une prêdétermination
« physique. »
Saint Thomas n'est donc pas seulement prémotionniste, il
est encore prédéterministe avec et comme les thomistes. Mais
l'est-il. en tout et toujours? En arrive-t il jusqu'à cet excès où
nous tombons, nous thomistes, d'attribuer à Dieu une motion
déterminante, non seulement sur les causes purement natu-
relles, mais encore sur l'activité volontaire et libre ? C'est là,
en définitive, le point important; et il nous servirait de bien
peu d'avoir pour nous saint Thomas dans la question des opé-
rations des causes naturelles, s'il était contre nous dans la ques-
tion du libre arbitre.

.Avant de répondre, M. Gayraud analyse par le menu la



manière d'agir du libre arbitre, et nous ne saurions, certes,
l'en blâmer. « Distinguons d'abord dans, (a. volonté, dit-il
« (p. 89),
deux espèces d'actes : 1° le vouloir qui a pour objet
« le bien général, velle bonwm universale; 2° le vouloir qui a
« pour objet tel bien déterminé, celle hoc vel îllud.
« Quant au premier acte, il est incontestable que Dieu meut
« la volonté à le produire. Cette doctrine est clairement ensei-
« gnée dans la Somme Théolog.(P.I, q. 105, a. 4, et I 1, 2, Ilq. 9)...
11 est donc clair que lorsque la volonté se porte actuelle-
v
ment au bien en général, cet acte est de Dieu, cause prê-
ce

te
mière, qui meut la volonté à agir. Je ne vois aucune raison
4-ii ' KËVUE THOMISTE

« de nier que cette motion divine soit une prédêterminaiion


(^physique à cet acte. » Appliquée à la première espèce d'actes
volontaires, la prédétermination physique est donc acceptable,
elle s'impose, elle est du bon grain tout pur.
Mais que dire de la seconde espèce, des vouloirs particu-
liers : velle hoc vel illud. C'est évidemment ici qu'il faut nous
attendre à rencontrer la paille thomistique. Et, cependant, ici
encore tout n'est pas bon à jeter au feu.
Tout d'abord, il faut se garder de penser que, d'après saint
Thomas, la motion divine n'atteigne que l'inclination de la
volonté au bien universel et qu'elle ne s'étende aucunement à
l'acte libre lui-même. M. Gayraud nous prémunit contre cette
fausse interprétation. Au début du chapitre IY, qui. est le
plus important de cette seconde partie de son ouvrage, il
écrit ceci : « On ne peut mettre en doute que, d'après saint
« Thomas, la motion divine n'atteigne en quelque manière
« l'acte libre lui-môme. Les textes abondent pour prouver que
« telle est bien la doctrine de l'Angélique Maître. Le chapitre
« 80 du IIP livre C. Gent,, a été écrit précisément contre
« ceux qui
niaient : quod Deus faciat nos velle hoc vel illud. Il
« suffit d'entendre le saint Docteur parler de la motion divine a
« l'acte du péché qui est sans doute un acte du libre arbitre : Deus
« est primum movens respectu omnium motuum et spiritua-
« lium et corporalium... Un de cura actus peccati sit quidam
« motus liberi arbitrii, necesse est
dicere quod actus peccati,
« in quantum est actus, si! a Deo (III de Malo, a. 2)... On

« 'l'homas. L'acte
«
premier moteur. ».
« voit donc clairement qu'elle est la véritable pensée de saint
libre est un mouvement qui procède du

C'est donc encore partie gagnée pour les thomistes. 'Ils sont
bien réellement avec saint Thomas quand ils disent que la volonté
.

en procédant à l'acte libre n'échappe pas à l'influence de la mo-


tion de Dieu premier moteur. « L'acte libre est un mouvement
« qui
procède du premier moteur. » Oui. « Mais de quelle ma-
« niôre en
procède-t-ii? »

^'ous approchons, évidemment, du point brûlant de la question.


H.nous faut donc avancer avec précaution, d'autant plus que la
-
\Y~>'7~?r7 ~--^^y~^ H • • j. -.--,,,--. - -^t-^—^ .

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 448

logique de M. Gayraud, j'en avertis mes lecteurs, nous réserve des


surprises;

II

Gayraud commence par l'aire cette remarque préalable :


M.
« La volonté est libre en tant qu'elle se meut elle-même. Or la

« volonté se meut
elle-même in quantum per boc quod vult finem,
« reducit seipsam ad volendum ea qua; sunt ad finem, c'est la
« doctrine expresse de saint Tbomas (Siim. ïbeol. \. 2, q. 9, a. 3
« et'4). Que fait Dieu dans l'acte où la volonté movet seipsam.
« dans ce velle ea quai sunt ad fine m qui est l'acte de la volonté
« libre? » M. Gayraud le demande au saint Docteur dont il aligne
trois textes les uns à la suite des autres (1), en les faisant suivre
immédiatement de ces réflexions : « Ces textes, on peut le dire,
« sont le champ clos où partisans et adversaires de la prédéter-
« mination physique épuisent, depuis trois siècles, tous les efforts
« de la dialectique la plus subtile. »
Et en deux ou trois pages il en résume, sans y rien ajouter
de nouveau, l'interprétation proposée par chacune des deux
écoles rivales. Sur le troisième texte, en particulier, le plus
« fameux », M. Gayraud remarque qu'il « est commenté de cent
« façons contraires. Saint Thomas a-t-il voulu?... Ne faut-il y
« voir que?.. N'y a-t-il là que?... Dieu n'agit-il jamais?... Dans
« l'ordre de la grâce... cette motion est-elle?... Le vouloir que

(1) Voici ces textesVoluntas Jicitur habere dominium sui actus non per exclusionein
:

caus;c primoe, sed quia causa prima non ita agit in voluntate ut eam de necessitale ad
unum delerminet sicut déterminât naturam ; et ideo delei'mînatio actus relinquitur in potes-
tate ratiouis et voluntatis. (III de Pot. a. 7 ad 31'".)
Quia voluntas est activum principium non determinatum ad unum sed indifferenter se
habens ad multa, sic Deus ipsam, movet quod non ex necessitate ad unum déterminât, sed
l'emanet motus ojus contingens et non necessarius, nisi in liis ad quoe naturaliter
movetur (S. Th. 1, 2, q. 10, a. 4).
Enfin « le texte fameux » (1. 2, q. 9, a. 6 ad 3) : Dcus movet voluntatem hominis sicut
universalis motor ad universalc objectum voluntatis quod est bonum ; et sine hâc univer-
sali motiono liomo non potest aliquid velle. Sed homo per rationem déterminât se ad volen-
dum hoc vel illud quod est vere bonum vel apparens bonum. Attamen interdum specia-
liter Deus movet aliquos ad aliquid determinate volendum quod est bonum, sicut in bis
quos movet per gratiain.
ItEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. 30.
' ' - l! I ^

Ï16 REVUE THOMISTE

« Dieu produit par sa motion universelle, est-ce un acte réelle-


« ment distinct
du vouloir auquel l'homme se détermine per
« rationem? Autant de
questions, autant de disputes! Je ne sais
« si l'on parviendra
jamais à définir exactement quelle était,
II « lorsqu'il rédigeait ce texte, la pensée
de saint Thomas. »
Néanmoins « deux conclusions se dégagent nettement de tous
« ces textes : 1° Dieu meut la volonté à
l'acte libre — facit nos
« velle hoc vel illud ; 2°
la détermination de cet acte est au pou-
« voir du libre arbitre,
determinatio actus relinquitur in potes-
« tate rationis et
voluntatis,— homo per rationem déterminât se
1
1 ih
1
« ad volendum hoc
vel illud. L'expression exacte de la pensée
11! « thomiste serait-elle donc que Dieu meut et ne détermine pas la
m '
Wïty.j « volonté? ». Pardon, si
je vous interromps, un seul mot : par
cette dernière phrase interrogative voulez-vous insinuer une solu-
'-* tion? Alors, permettez-moi de vous le dire, ce serait un escamo-
1
i tage. Car vous venez de le dire vous-même, il n'y a qu'un ins-
-,;
i
tant : « ces textes sont le champ clos où partisans et adver-
.
1
i
? *
« saires de la
prédétermination physique épuisent depuis trois
W\\!
« siècles tous
les efforts de la dialectique la plus subtile », et
m « vous ne savez pas vous-même
si l'on parviendra jamais à dé-
« finir exactement quelle était, lorsqu'il rédigeait ce (3') texte —-
« le
plus fameux, —la pensée de saint Thomas. » Vous n'ignorez
fl; pas, du reste, que les plus décidés des prédéterministes n'ont
m jamais nié que la motion de Dieu laisse à la raison et à la volonté
le pouvoir de se déterminer à ceci ou à cela; ils ne nient qu'une
chose, dont vous ne soufflez mot, c'est qu'elles se déterminent
comme cause première et indépendamment de l'influence motrice
1 de Dieu ; ils affirment même que
la motion divine a précisément
pour effet défaire que la raison et la volonté se déterminent déli-
va ,-
bérément et librement à ceci ou à cela. — Si, au contraire, votre
interrogation n'avait pas d'autre intention que de poser un pro-
blème, excusez mon interruption et continuons.
Il me semble, ajoute M. Gayraud, que le point obscur est
fct «
Comment la volonté passe-t-elle du velle bonum uni-
« celui-ci :
« vermle à
l'acte de vouloir un bien particulier? ad volendum hoc
« vel illud? Comment
la motion divine au vouloir général
«
s'étend-elle au vouloir particulier? »
t Oui, c'est cela. Mais venons enfin à la, réponse : Saint Thomas
ff
X «
<mmm

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 447

« enseigne en termes formels que le mouvement de la volonté


« qiiancl elle se meut elle-même est un passage de la puis-
ci sance
à l'acte, in quantum actu vult finem reducit se de
« potentia in actum respeetu eorum qua>. sunt ad finem, ut
« scilicet ea actu velit (1. 2, q. 9, a. 3 ad i). S'ensuit-il (voyons,
« que s'cnsuit-il?) s'ensuit-il que ce passage de la puissance à
« l'acte
exige une motion spéciale, une détermination particu-*
<c
lière de la pari du premier moteur? Ne peut-on pas dire que
« la volonté étant en acte quant à la lin ou au bien universel, en
« vertu de la motion divine, n'a pas besoin d'une nouvelle im-
«
pulsion pour passer à l'acte de vouloir ce moyen ou ce bien
« particulier? » (Eh bien, décidez, quelle est, de ces deux consé-
quences, celle qu'accepte saint Thomas?) « 11 me semble, con-
'!.,
« dut l'auteur, que saint Thomas ne s'est pas
expliqué sur ce '.%

« point. »
Nous voilà guère avancés. Mais, patience.
« A la vérité, saint Thomas affirme, poursuit M. Gayraud,
« que l'acte instinctif et spontané de la volonté, qu'il nomme
« simplement velle, et l'acte libre qu'il appelle eligere, sont
« deux actes distincts et non pas une seule et môme entité
« ou réalité physique : Eligere est alius actus quam velle.
«
Electio et ipsum velle sunt diversi actus, sicut etiam intel-
« ligere et raliocinari (24 de Verit. a. 6 ad 2. —S. Th., q. 83,
« a. 4, ad 2). Mais il ne dit nulle part que le passage du pre-
« mier acte au second, du velle à Y eligere, exige une action
« spéciale du premier moteur sur la volonté. Voilà pourquoi,
« me semble-t-il (ce pourquoi est adorable !), on peut soute-
« nir que tout ce que le saint Docteur enseigne concernant la
« motion divine à l'acte libre doit s'entendre de la motion au
« vellefinem en vertu de laquelle la volonté se meut elle-même,
« sans laquelle on ne peut rien vouloir, et par laquelle l'homme
« se détermine délibérément à vouloir tel ou tel bien parti-
« culier. »
Si long que fût le morceau, il m'a paru nécessaire de n'y rien
retrancher. Ce que j'y distingue, et ce que je signale aux esprits
réfléchis, c'est la logique de l'argumentation. Je suis intimement
convaincu que si M. Gayraud, quand il était disciple, avait en-
tendu l'un de ses maîtres raisonner de la sorte, il aurait com-
iftsl!?

448 REVUE THOMISTE

mencé de faire du bruit avec son pupitre, et qu'il aurait pris la


parole à peu près en ces termes: « Comment, Monsieur le profes-
« seur ! Vous venez, il n'y a pas une minute, de nous dire ceci :
Saint Thomas enseigne en termes formels, que le mouvement de la
volonté, quand elle se meut, elle-même, est un jjassage de la puis-
sance à l'acte; mais quant à savoir si ce passage de la puissance à
l'acte exige une motion spéciale ou s'il ne p>eut s'effectuer sans une nou-
velle impulsion, il me semble que le saint Docteur ne s'est pas expli-
qué sur ce point précis. Vous avez ajouté ensuite : A la vérité, saint
Thomas affirme que le simple velle bonum universale et Teligere
sont deux actes distincts, et non pas une seule et même entité ou
réalité physique (ce qui, vous l'avouerez bien,est loin d'augmenter
la présomption en faveur d'une motion unique et indistincte poul-
?# ies deux actes). Mais comme il ne dit nulle pa?-t que le passage du
LU premier acte au second, du, velle à Teligere, exige une motion spé-
m ciale (et quoiqu'il ne dise nulle part aussi que celte motion ne
soit pas exigée), vous concluez screinemeiit : Voila pourquoi, me
fi, semble-t-il, on peut soutenir que tout ce que le saint Docteur enseigne
concernant la motion , divine à l'acte libre, doit .s'entendre de la mo-
tion au velle finem en vertu de laquelle (sans une nouvelle motion
Ut spéciale de Dieu), l'homme se détermine délibérément à vouloir tel ou
tel bien particulier. En \rcrité, Monsieur le Professeur, vous faites
injure à l'intelligence de vos disciples, et votre raisonnement res-
semble absolument à celui-ci qui me vient à l'esprit : Les histo-
n riens ne s'expliquent pas sur le lieu précis où est né tel auteur,
le Languedoc ou la Gascogne. A la vérité, il y a bien un indice
a-St
qu'il est né en Gascogne; mais ils ne disent nulle part qu'il soit né
dans cette province ni dans la province voisine. Voilà pourquoi
m tout ce qui se rapporte au lieu de la naissance de cet auteur doit
s'entendre... du Languedoc (1). »
Je renonce à dire quelle impression eût éprouvée M. Gayraud,
disciple, s'il eût entendu son professeur poursuivre aussitôt :
« Quant au petit texte (extrait du « fameux texte» de la 1" 2oe q. 9,
m
(1) M. Gayraud nous dit dans sa préface que son travail, avant de paraître, avait été
lu, à Paris, devant les membres de l'Académie de saint Thomas. Je serais bien étonné
que l'illogisme de l'auteur n'y ait pas été remarqué. N'est-ce pas ce que M. Domet de
Forges laisse entendre clans son compte rendu de la brochure de M. Gayraud {Science
catholique, juin 189B) en disant qu'elle « témoigne d'une habileté exceptionnelle » ?
SAINT THOMAS ET IE -PHÉDÉTEBMIKISME 449

« a. G ad 3m) : Attamen interdum specialiter Deus movet aliquos


« ad aliquid determinate volendum quod est bonum, sicut in his
« quos movet per gratiam, il ne paraît pas suffire à prouver que
« la motion divine ad aliquid determinate volendum soit une
« prédétermination spéciale à l'acte libre; Dieu meut, en
effet,
« notre volonté au bien de plusieurs façons, différentes de la pré-
« détermination physique. » Et puis, cette conclusion finale,
vraiment digne de tout ce qui précède : « Ne doit-on pas conclure
« de ces divers textes que saint Thomas n'est pas le vrai chef de
« l'école des prédéterministes ni clans son langage, ni dans sa
« pensée... (page 100)... S'il paraît clair que l'Angélique Maître
c.
enseigne la prédétermination physique pour les opérations des
« causes naturelles et les actes purement spontanés, indélibérés,
« nécessaires, de la volonté; il ne paraît pas moins clair qu'il ne
« l'enseigne pas pour les actes du libre arbitre. » Le chapitre IV
de l'opuscule de M. Gayraud portait ce titre : « Saint Thomas
« enseigne que Dieu meut la volonté à l'acte libre, mais qu'il ne
« la prédétermine pas ». La démonstration ne vous paraît-elle pas
admirable?

J'exposerai plus loin ce qui nous semble être, à nous thomistes,


la vraie doctrine de saint Thomas sur la motion de Dieu dans nos
actes libres. Que M. Gayraud veuille, cependant, me permettre
au sujet, du petit texte de la 1° 2oe, q. 9, a. 6 ad 3m de lui pré-
senter, en passant, une simple observation, toute ad hominem, et
qui est indépendante des interprétations diverses données de ce
passage par les commentateurs. Un peu plus haut il avait cité
la première partie de cette môme réponse ad 3m en témoignage
de la prémotion, do la prédétermination physique à l'acte de
vouloir le bien en général. Voici ses propres paroles: « Saint
Thomas dit dans la « réponse ad 3m de cet article 6 : Deus mo-
« vet voluntatem hominis sicut universalis motor ad universale
« objectum voluntatis quod est bonum et sine hac universali
« motionc homo non potest aliquid velle. Il est donc clair que
« lorsque la volonté se porte actuellement au bien en général,
« cet acte est de Dieu, cause première, qui meut la volonté à
« agir. Je ne vois aucune raison de nier que cette motion divine
480 REVUE THOMISTE

« soit une prédétermination physique à cet acte. » Or saint


Thomas ajoute immédiatement après : Sed homo per rationem
déterminât se ad volendum hoc vel illud quod est vere bonum
vel appareils bonum. Attamen interclum specialiter Deus movet
àliquos ad aliquid determinate volendum quod est bonum, sicut in
IIII /lis quos movet per gratiam. C'est la môme expression que plus
haut, movet; c'est une motion spéciale, specialiter, qui meut à un
11 bien particulier objet de l'acte libre, ad aliquid, pour qu'il soit
déterminémcnt voulu, determinate volendum. Et vous nous dites
de sang-froid : « Quant à ce petit texte » (celui qui est souligné),
((
il ne paraît pas suffire à prouver que la motion divine ad ali-

i
« quid determinate volendum soit une prédétermination spéciale
« à l'acte libre; Dieu meut en effet notre volonté au bien de
« plusieurs façons, différentes de la prédétermination physique. »
— Mais veuillez nous dire, je vous prie, pourquoi ces niots Deus
sjjecialiter movet aliquos ad aliquid determinate volendum ne parais-
sent pas suffire à prouver que la motion divine soit une prédéter-
mination spéciale à l'acte libre, tandis que, dans le même lexle, je
w pourrais dire clans la même phrase, ceux-ci : Deus motet volunta-
tem hominis sicut universalis motor, ad universale objectum voluntatis,
p vous paraissent si clairement suffire à prouver que « cette mo-
« tion divine est une prédétermination physique à la volition du
« bien en général que vous ne voyez aucune raison de le nier »,
et que vous ne songez même pas aux autres façons différentes dont
Dieu meut notre volonté au bien. Voudriez-vous donc nous faire
entendre que la bouche de saint Thomas est de celles qui soufflent
en même temps et le froid et le chaud (1) ?
M. Gayraud reconnaît, du reste, que son explication par la
seule motion au bien universel laisse subsister bien des points
d'interrogation, a Je n'ignore £>as, dit-il (page 104), les arguments
« subtils que l'on peut faire contre cette motion
divine ad uni-
« versale bonum et contre la détermination de la volonté à vou-
« loir hoc vel illud sous l'influence de cette motion universelle. »

(1) Peut-on entendre, autrement que d'une prémotion el préde'termmation physique, le


passage suivant qui semble très directement visé par le texte précité. « Duplicitcr ex
gratuita Dei voluntate homo adjuvatur. Unb modo in quantum anima hominis movel-ur
a Deo ad aliquid cognoscendum vel volendum vel agendum. Et hoc modo .ipse gratuitus
effectué in liomine non est qualitas sed motus quidam animai, actus enim moventis in moto
est motus, ut dicitur III Phys. » (1. 2. q. 110 a. 2).

«Ht
SAINT THOMAS ET LE PRÉDI3TERMINISUK 451

Seulement, si défaut il y a, c'est affaire à saint Thomas.


« Que la position de saint Thomas soit tenable ou non, il im-
« porte peu dans la question présente. Nous cherchons unique-
ce
ment à mettre en lumière quelle est la véritable doctrine de
« saint Thomas. » Et encore (page 104), à la fin de ce chapitre IV,
après en avoir résumé toute la doctrine. « Voilà,me semble-l-il,
« la véritable théorie thomiste. On dira sans doute que présentée
« de la sorte elle est incomplète et défectueuse. Je ne Je discute
« point; il me suffit qu'elle soit vraiment de saint Thomas. »
Grand merci ! c'est-à-dire qu'après avoir jeté au feu la paille
thomislique de la prédétermination physique aux vouloirs parti-
culiers, vous jetez, comme on dit vulgairement, saint Thomas à
l'eau.
Du moins, allez-vous nous permettre, à nous disciples pas-
sionnés pour la gloire du saint Docteur, de compléter sa théorie,
d'en corriger les défauts, de fortifier au moyen de quelques ré-
flexions supplémentaires sa position, menacée ?—-Nullement; les
thomistes n'ont que trop travaillé à défendre, à éclaircir, à déve-
lopper la.doctrine de saint Thomas; c'a été là leur grand tort.
Mieux valait laisser à cette doctrine ses obscurités et ses lacunes.
Quoi ! c'est à cela qu'aboutit votre « étude nouvelle et plus
indépendante des oeuvres de saint Thomas ». Se résigner à l'im-
mobilité, voilà le conseil que vous donnez ! Et cela, quoique peut-
être « la position où s'est mis saint Thomas ne soit pas tenable »,
que « sa théorie soit incomplète et défectueuse » Vraiment, — per-
!

mettez-moi de vous le dire •— si vous n'aviez pas d'autres révéla-


tions à nous faire, il ne valait guère la peine de prendre la plume
et de rompre en visière avec une école à qui vous devez le meilleur
de votre pensée. Sans doute, la vérité est au-dessus de tout; et ser-
vir sa cause, c'est bien mériter de toutes les écoles catholiques-
Mais quand on croit devoir mettre le public dans la confidence de
sa rupture avec l'école théologique dont on fut le disciple elle dé-
fenseur, encore faut-il apporter des raisons sérieuses et ne pas se
contenter d'imputations sans preuves. Vous dites : la prédélermi-
niition physique aux vouloirs particuliers est contre la doctrine
de saint Thomas. — Pourquoi, de grâce 1
— « Parce que le saint
Docteur ne s'est expliqué nulle part sur le passage du vouloir
général au vouloir particulier. » — C'est faux ; mais serait-ce
W v'?"' >"<"'' ' /< * ' -*'**** ' /" ' ^ '' '-* "V ^

4o2 REVUE THOMISTE

vrai, c'est là un argument purement négatif qui ne prouve rien;


et, en tout cas, il resterait à voir si cette théorie n'est pas contenue
implicitement dans sa doctrine générale sur les rapports de Dieu
avec la créature. Pour connaître la vraie doctrine d'un auteur en
matière philosophique, il y a quelque chose qui sert mieux encore
que les textes isolés, c'est l'ensemble de ses principes, surtout
quand il s'agit d'un auteur comme saint.Thomas aux vues larges
et éminemment synthétiques. Les textes isolés, considérés hors de
leur place naturelle et séparés du contexte, peuvent devenir le
sujet d'interminables discussions où se complaisent les esprits
superficiels et des adversaires aux abois. Mais ce qui ne trompe
pas sur l'intention de saint Thomas, c'est la mutuelle et harmo-
nieuse dépendance des parties dans l'ensemble, c'est l'enchaîne-
ment logique qui relie les conclusions particulières aux prin-
cipes généraux. — Ici, vous vous mettez derechef en travers, et
vous dites : « Les prédéterministes, on doit le reconnaître, s'ap-
« puient constamment sur des principes vraiment thomistes.
« Ainsi ils se donnent l'apparence de ne faire que développer la
« pensée intime de saint Thomas. Mais ce développement n'est-il
» pas contre l'intention du maître? Est-ce un complément lo-
« gique, ou une exagération sophistique de sa pensée?... En
« poussant jusqu'à l'extrême les principes logiques de l'opération
« de Dieu dans la volonlé libre, ne s'expose-t-on pas au péril de
«
blesser cette dernière?... que Dieu détermine la volonté et que
« la volonté se détermine néanmoins elle-même, c'est ce qu'il est
« difficile de bien entendre » (pages 101, 102). — Que ce soit facile
à entendre, nous ne l'avons jamais prétendu. —Il s'agit du con-
tact de l'action divine avec le ressort de notre volonté en un point
tellement subtil que nous avons peine à saisir comment il est
touché par notre propre activité volontaire. Mais que cette mo-
tion déterminative de Dieu soit une exagération de la pensée de
saint Thomas et qu'on ne la déduise de ses principes que par. un
sophisme, c'est ce que vous auriez dû nous montrer, au lieu de
vous contenter de l'affirmer.

Si je ne voulais que réfuter M. l'abbé Gayraud, je pourrais


m'arrêter là, et passer à la seconde question qu'il agite sur
SAINT THOMAS ET LÉ PRÉDÉTERMINISMÉ 433

l'action de Dieu, à l'accord de cette action avec notre liberté.


Mais c'est un des droits et des devoirs de la vérité, après
avoir montré combien sont fragiles les raisons qu'on lui oppose,
de profiter de l'attaque elle-même pour s'affirmer à nouveau et
montrer ses titres de créance. Nous allons donc rappeler quelques-
uns des principes do saint Thomas qui nous paraissent supposer et
entraîner avec eux, comme un corollaire nécessaire, la motion
déterminative de Dieu dans nos vouloirs particuliers, dans nos
ac.tes libres. Nous proposerons ensuite une explication sur le rôle
et sur la nature de cette motion prédéterminante dont beaucoup
se font peut-être une idée plus ou moins juste.

111

C'est un principe incontestable — saint Thomas serait plus


qu'hérétique s'il le niait — que Dieu connaît tous nos actes
libres d'une manière distincte et sous la raison spéciale qui les
individualise et les différencie les uns des autres. C'est un autre
principe certain, indubitable, dans la doctrine de saint Thomas,
que Dieu ne connaît les êtres, quels qu'ils soient, et tous leurs
éléments, soit génériques et spécifiques, soit individuanls et déter-
minants, que parce qu'il en est et dans la mesure même où il
en est la cause efficiente. Dans la doctrine de saint Thomas
on doit donc raisonner ainsi : Si en'tel être il pouvait y
'avoir quelque réalité que Dieu ne connût pas, ce serait parce
qu'il ne l'y causerait pas. Si en tel être il y a quelque réalité
que sa causalité n'atteigne pas, cet être lui restera inconnu
par ce côté-là. — Si donc la causalité effective de Dieu n'atteint
notre acte libi*e que sous la raison de volition du bien général, Dieu
ne connaîtra cet acte que comme volition du bien général ; et si,
au contraire, il connaît cet acte comme acte particulier, déterminé
à tel ou tel objet, comme acte distinct de tel autre acte qui pouvait
également dériver de la volition du bien général, c'est parce que
sa causalité effective, sa motion atteint, en quelque manière, cet
V*^ "!<*,*- r, > - -. ,-1-
"-- 1l

454 REVUE THOMISTE

acte sous cette raison spéciale d'acte particulier déterminé, et


quant à ce qui le distingue de tels autres actes qui pouvaient éga-
lement dériver de la motion générale.
Pour établir cette doctrine de saint Thomas, j'emprunterai le
témoignage d'un livre : Providence et libre arbitre, qui a paru à
Toulouse en 1892. Voici ce qu'on y lit (pages 82 et suiv.) :
« S'il est une doctrine clairement enseignée par saint Thomas,
c'est sans nul doute que l'essence divine est espèce intelligible
précisément en tant qu'elle est cause. La causalité de Dieu, telle est
la raison propre et formelle, la mesure exacte, de sa science des
créatures. Bossuet exprime ainsi cette vérité : Le rapport de cause
à effet étant le fondement essentiel de toute la communication
qu'on peut concevoir entre Dieu et la créature, tout ce qu'on sup-
posera que Dieu ne fait pas demeurera éternellement sans aucune
correspondance avec lui et n'en sera connu en aucune sorte.
{Traité du libre arbitre, ch. m.)
« Mettons en pleine lumière la pensée de saint Thomas... L'es-
sence divine est l'espèce intelligible de toutes choses, en tant
qu'elle est cause de toutes choses : « essentia divina est univer-
sale médium quasi universalis,causa. » (De Veril. II, a. 4 ad 7.) La
raison formelle de l'intelligibilité des êtres dans l'essence divine,
c'est sa causalité. Parcourez tous les endroits où Je saint Docteur
traite de la science de Dieu, dans toutes les questions vous le
verrez faire appel à la causalité divine. S'il veut montrer que Dieu a
une connaissance distincte et précise de chaque chose : il faut sup-
poser, dit-il, que Dieu est. cause de tout être : Deum esse causam
oninis entis supponatur. (C. Gent. I, 3,0. — S. Th. IP. q..14, a. 6.)
Se propose-t-il de prouver que Dieu connaît non seulement les
genres et les espèces, mais encore les individus en particulier et'
tout le détail des événements et des phénomènes de la nature?
C'est toujours sur la causalité de Dieu qu'il appuie ses démons-
trations. (C. Gent. I, (Jo et seq.) Enfin, selon saint Thomas, la
mesure de la science de Dieu c'est sa causalité même : Omnia
Deus cognoscit, suam essenliam cognoscendo, ad qiue sua cau-
salitas extenditur. (Ibid. ch. lxviii.) Par conséquent, quel que soit
l'être connu (l'imperfection et le péché ne sont pas des êtres), la
raison propre de la connaissance divine de cet être, c'est que
Dieu en est l'auteur.
"}

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 455

« Il s'ensuit évidemment que Dieu connaît nos actes libres,


précisément parce qu'il les cause. Ce sont les paroles mômes de
l'angélique Maître. Dieu, dit-il, connaît nos pensées et nos volontés
dans sa causalité, parce qu'il est l'universel principe de l'être.
En effet, par la science qu'il a de sa propre essence, il connaît
les autres choses, de même qu'en connaissant la cause on connaît
les effets. Dieu donc connaît, en voyant son essence, tout ce
qu'embrasse sa causalité. Mais la causalité de Dieu s'étend aux
actes de l'intelligence et de la volonté... Dieu connaît donc nos
pensées et nos volontés. (C. Gent. 1, 68. — Cf. S. Th., q. 57, a. 4.
— De Malo, d(î, a. 8.) Quoi de plus clair que cet enseignement?
Dieu est cause de nos actes libres, et c'est pourquoi illes connaît. »
L'auteur de ces lignes est le R. P. Gayraud. Je le renvoie à
M. l'abbé Gayraud pour qu'il apprenne de lui comment cet exposé
qui « se donne l'apparence de développer la pensée intime de saint
« Thomas, est contre l'intention du Maître et n'est qu'une exagé-
« ration sophistique de sa pensée. » Pour moi, je me déclare inca-
pable do faire cette démonstration. Je trouve, au contraire, d'une
irréprochable et invincible logique ce raisonnement. La volition
du bien universel est l'élément générique commun à tous nos
actes libres indistinctement; et cet élément générique n'est spé-
cialisé et individualisé à tel acte particulier que par l'application
déterminée qu'en fait notre libre arbitre à tel objet. — Or, Dieu
ne connaît nos actes libres, comme tous les autres êtres, que
dans la mesure où il en est cause efficiente. — Donc, si Dieu ne
cause nos actes libres que sous la raison de volition du bien uni-
versel, il ne les connaîtra que d'une manière générique, indis-
tincte et indéterminée. Si, au contraire, il connaît nos actes
libres d'une manière distincte et déterminée, s'il connaîtj par
exemple, ma volonté libre actuelle d'écrire, non seulement en
tant qu'elle est la volition du bien universel, mais en tant
qu'elle est cette volition générale effectivement appliquée à cet
objet déterminé, c'est qu'alors sa causalité atteint, dans ma
volition libre, l'application particulière elle-même qui détermine
ma volition du bien universel à la volition de cet acte spécial,
écrire.
Il est vrai que, depuis sa nouvelle élude plus indépendante
des textes de saint Thomas, M. Gayraud a élevé des doutes sur
456 KBVU1C THOMISTE

la mineure, à savoir si la causalité de Dieu est la raison propter


quid de la prescience divine. Mais j'ai montré précédemment com-
bien ces doutes étaient fondés.

Voici une autre preuve tirée des principes de saint Thomas sur
la Providence de Dieu et sur son gouvernement.
C'est une vérité absolument hors de controverse dans la théo-
dicée chrétienne et rationnelle que tous les êtres dans le monde,
tous leurs effets, tous leurs actes, tous les accidents et'les phé-
nomènes qui s'y l'attachent, sont, jusque dans les dernières parti-
cularités de leur être réel, ordonnés, par la divine Providence,à la
fin dernière unique,, qui est le bien général de l'univers sous
la forme et dans la mesure qu'il a plu à la bonté toute sage
et toute gratuite de Dieu de déterminer. Necesse est
dicere, affirme saint Thomas (S. Th. I P. q. 22, a. 2), omnia
divinse Providentiaï subjacere, non in universali tantum, sed
etiam in singulari... Necesse est omnia qua>, habent quomodo-
cumque esse, ordinata esse a Deo in finem. — Il n'est pas moins
certain que Dieu, par Faction de son gouvernement, assure,
jusque dans les moindres détails, la parfaite exécution de cet
ordre, de ce plan établi et fixé par sa Providence. Oportet dicere
quod Deus omnium etiam minimorum particularium ralionem
gubernationis habeat... Impossibile est quod aliquid contingat
praeter ordinem divinae gubernationis. [Ibid. q. 103, a. 6 et 7.)
Si, maintenant, vous demandez à saint Thomas pourquoi il
est nécessaire, necesse est, que tous les êtres sans exception, avec
toutes leurs particularités, soient compris dans le plan que Dieu a
conçu, qu'ils tombent sous cet ordre à la fin dernière universelle,
en un mot qu'ils soient soumis à sa Providence, le saint Docteur
répond sans hésiter : c'est parce que tous les êtres tiennent tout
ce qu'ils sont de la causalité de Dieu ; Cum omne agens agat
propter finem, tantum se extendit ordinàtio effectuum in finem
quantum se extendit causalitas agentis... Causalitas autem Dei,
qui est primum agens, se extendit usque ad omnia entia, non
solum quantum ad principïa speciei, sed etiam quantum ad
individualia ^principia. Unde necesse est omnia quai habent
quomodocumque esse, ordinata esse a Deo ad finem. Cum ergo
,ui" t r , i
TT-i ' ' ' r T—^ , -. , r' t ')
^ r

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTËRMINISME 457

nihil aliud sit Providentia quam ratio ordinis rerum in finem,


necesse est omnia in.quantum participant esse in lantum subdi
divinae, Providentia? (I P., q. 22, a. 2). El cette raison s'ap-
plique aux actes libres comme à tous les autres êtres (Ibid.,
ad. 4) : Sed quia ipse aclus liberi arbitrii reducitur in Deum
sicut in causam, necesse est ut ea qua? ex libero arbitrio
fiunt, divinoe Providentia subdantur. » Et (q. 116,. a. 1) :
3,

Solus Deus potest voluntatem immutare; et per consequens


ordinatio humanorum actuum quorum principium est voluntas,
soli Deo attribui débet. De même, III C. Gent. c. 90 (quod
electiones et voluntates humame subduntur divinae Provi-
dentia3) : « Omnia enim quai Deus agit, ex ordine Providentia?
suoe agit. Cum igitur Ipse sit causa electionis et voluntatis
nostra1., et electiones et voluntates nostra? divina Providentia?
1.

subduntur.
Si vous demandez, d'autre part, à saint Thomas pourquoi il
faut que l'action, la direction effective du gouvernement divin
atteigne tous les êtres, tous leurs actes avec toutes leurs moda-
lités, il répond : c'est parce que tous les êtres, quels qu'ils soient
et avec tout ce qu'ils sont, entrent dans le plan de Dieu et qu'ils
sont ordonnés à la lin dernière qui relève de Dieu : Voici ses
propres expressions (S. Th. I P q. 103, a. 5 : Utrum omnia
divina? gubernationi subdantur)... « Patet etiam hoc idem ex
ratione finis. In tantum enim alicujus gubernatio se extendit
in quantum se extendcre potest finis gubernationis. Finis autem
divina? gubernationis est ipsa sua bonitas. Unde, cum nihil esse
possit quod non ordinetur in divinam bonitatem sicut in lînem,
impossibile est quod aliquod entium subtrahatur gubernationi
divina?.. Stulta igitur fuit opinio dicentium quod ha?c inferiora
corruptibilia, vel etiam singularia, aut eliam res humana? non
gubernantur a Deo. « Et s'il pouvait rester quelque doute que ce
raisonnement s'applique également à nos actes libres, qu'on lise
la réponse ad 3m : « Creatura rationalis gubernat seipsam per
intellectum et voluntatem, quorum utrumque indiget régi et
perfici ab intellectu et voluntate Dei. Et ideo supra guberna-
tionem qua creatura rationalis gubernat seipsam tamquam domina
sui actus, indiget gubernari a Deo. »
Que mes lecteurs veuillent bien remarquer toute la grandeur
158 REVUE THOMISTE

m et la force du raisonnement de saint Thomas en ces deux endroits.


Dans l'ordre d'intention, la fin meut,excite l'agent; et tout ce que
celui-ci se détermine à entreprendre,il ne le veut.il ne peut le vou-
m loir, qu'en vue de la iin. De là vient qu'il ordonne toute son oeuvre
m à cette fin connue et voulue, et que, conséquemment, l'ordination
des effets à la fin est aussi étendue que la causalité elle-même de

I l'agent. Autant d'effets il causera, autant il en ordonnera à la


fin; tout ce qu'il atteindra dans ses effets, tout cela il l'ordonnera
à la fin, tantum se extendit ordinatio effectuum in finem quantum
se extendit causalitas agentis. Donc puis que Dieu est cause de
tous les êtres, et de tout ce qu'il y a de réalité dans tous les
êtres, il n'est pas étonnant que tous les êtres, avec tout ce qu'ils
ont de réalité, soient ordonnés à la fin dernière et suprême que
Dieu a en vue. Soustrayez quelque être, quelque réalité à la
causalité de Dieu, cet être, cette réalité échapperont par là même
à la nécessité d'être soumis à l'ordre vers la fin dernière, à la
Providence divine.
Dans l'ordre d'exécution, au contraire, l'action de la cause
efficiente ou motrice précède et produit la réalisation de la fin
préconçue. Autant il y a de choses à conduire à la fin, autant
Pf il faut que s'étende l'action motrice de l'agent, car tout ce qu'elle
te n'atteindrait pas resterait inévitablement en dehors du mouve-
ment vers la fin. Il faut donc reconnaître à l'action gubernative
autant d'étendue qu'en a la fin elle-même,in tantum enim alicujus
gubernatio se extendit, in quantum se extendere potest finis
gubernationis. Si donc la fin à atteindre est la fin suprême
et universelle, à laquelle sont subordonnés tous les êtres quant
à tout oe qu'ils sont, à laquelle ils doivent tous arriver, il faut
bien accorder à Dieu, de qui seul relève cette fin, une action
causative et motrice qui s'étende à tous les êtres et sous tous les
rapports. Soustrayez un être à la dépendance de la fin dernière,
à l'ordination vers cette fin ; l'action gubernative, la motion de
Dieu n'a rien à atteindre en lui, elle n'a pas à s'occuper de lui- —
Ne le soumettez à la fin dernière que sous un rapport, par un
seul côté, l'action motrice de Dieu n'aura à l'influencer que par
ce côté et sous ce seul rapport. — Reconnaissez qu'il est ordonné
à la fin dernière sous tous les rapports, absolument en tout ce
qu'il est, et vous voilà par là même obligés de le soumettre sous
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 459

tous les rapports, en tout ce qu'il est, à l'action gubernative de


Dieu, à la motion directive vers la fin (1).
La conclusion est dès lors facile à tirer; et elle s'impose invin-
ciblement, sans qu'il y ait à craindre « d'aller contre l'intention
du Maître et de tomber dans une exagération sophistique de sa
pensée » : Si la causalité divine, comme le prétend M. Gayraud,
n'atteint nos actes libres que sous la raison de volition du
bien universel, il faudra conclure que nos actes libres ne sont
ordonnés à la fin dernière, ne sont soumis à la Providence de
Dieu que sous cette raison-là, car tantum se extendit ordinatio
effeetuum in finem quantum se extendit causalitas agentis. Et dès
lors, nos actes libres, en tant qu'actes particuliers, déterminés,
échappent au plan de Dieu, et il est indifférent pour la fin que
Dieu se propose que, sous la motion au bien universel, nous
nous déterminions à tel acte particulier plutôt qu'à tel autre;
toutes nos élections, en tant que telles, sont, vis-à-vis de la
pensée divine, sans but, sans importance.
Evidemment voilà des propositions que personne ne saurait
accepter. — Mais, alors, si nos actes libres entrent dans le plan
divin, sont ordonnés à la fin dernière que Dieu poursuit, non
seulement comme volition du bien en général, mais encore
comme telles volitions particulières, déterminées, distinctes de
telles autres que, sous la motion au bien universel, nous pouvions
également choisir, il faut donc conclure que l'action guber-
native de Dieu, que sa motion directive, s'étend à nos actes
libres, non plus seulement en tant qu'ils contiennent la volition
du bien universel, mais encore en tant qu'ils sont précisément
et déterminément tel acte particulier, distinct de tous les autres
auxquels nous aurions pu nous porter en vertu de la motion
générale, tantum enim alicujus gubernatio se extendit quantum se
extendere potest finis gubemationis.
On m'objectera que les molinistes n'admettent pas d'action
déterminante de Dieu sur nos actes libres, sans nier toutefois
l'universalité &ë la Providence et du gouvernement divin. Je

(1)L'action gubernative de Dieu s'accomplit par sa motion physique ; Gubernatio est


qtuedam mutatio gubernatorum a guberuante. Omnis autem motus est actus mobilis a
movente. (1 V. q. 103. a. 5, ad 2).
460 REVUE THOMISTE

réponds que les molinistes, avec leur science moyenne et leur


concours simultané, sont hors de cause. Sur la manière dont
Dieu forme les plans de sa Providence, sur la manière dont il
les réalise par son gouvernement, ils ont des principes parti-
culiers qui sont diamétralement opposés, M. Gayraud en convient,
à ceux de saint Thomas. En partant de principes faux, on peut,
sans manquer à la logique, aboutir à des conclusions fausses.
Suivant M. Gayraud, les thomistes, au contraire, s'appuient sur
des principes qui appartiennent réellement à saint Thomas,
niais ils commettent des sophismes en tirant les conclusions. Je
demande qu'il nous montre ces sophismes dans le raisonnement
qui précède.
On me dira peut-être encore que ce raisonnement prédéter-
ministe ne décide pas si la motion directive et gubernalive de
Dieu dans nos vouloirs particuliers est une motion physique
ou seulement, comme le veulent les Augustiniens, une motion
morale. Ceci est une autre question que ne semble pas soulever
M. Gayraud. Je vais avoir, du reste, l'occasion d'y répondre
dans quelques instants.

J'emprunterai une troisième preuve de la prédétermination


physique à la théorie de saint Thomas relative au pouvoir 1

particulier de Dieu sur notre volonté. C'est là un argument, sinon


plus concluant, du moins plus direct, et qui nous fera entrer
plus avant dans la question.
Dans la première partie de la Somme Théologique, après
avoir.exposé (q. 103) les principes généraux sur le gouvernement
divin, saint Thomas étudie les effets spéciaux de ce gouverne-
ment : la conservation des êtres dans l'existence (q: 104), et puis
leur motion ou mouvement vers le bien. Ce mouvement, ces
mutations (ces termes sont synonymes dans saint Thomas) sont
produites dans le monde soit immédiatement par Dieu (c'est
l'objet de la q. 105), soit par l'intermédiaire des créatures (q. 106-
119).
Arrêtons-nous à la question 105 (De mutatione creaturarum
[immédiate] a Deo). C'est vraiment dans cette question qu'il faut
aller chercher les principes thomistes sur le pouvoir de Dieu à
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 461

mouvoir, à transmuer, à modifier les créatures corporelles ou


spirituelles et leurs opérations. Mais plus cette question est
importante, plus elle exige d'être lue avec attention et sérieuse-
ment méditée.
Quant au pouvoir direct de Dieu à mouvoir ou modifier les
créatures corporelles, saint Thomas propose deux articles qui
épuisent la matière. Dans un composé, matériel Dieu peut-il
directement produire de nouvelles formes substantielles? Peut-il
directement produire toute sorte de modification accidentelle? La
réponse est universellement affirmative sans autre limite que ce
qui entraînerait une contradiction.
Saint Thomas passe ensuite au pouvoir de Dieu de mouvoir, de
modifier directement les créatures spirituelles; et, puisque ces
créatures sont, quant à leur être, simples et incorruptibles, il s'oc-
cupe uniquement des mouvements, des mutations, des modifica-
tions que Dieu peut produire dans leurs facultés operatives,
intelligence et volonté, et conséquemment dans leurs opérations
(a. 3 et 4). Quelques-uns, peu versés dans l'étude de saint Thomas,
ont cru que le saint Docteur, dans ces deux articles, parlait
<lu concours ordinaire que Dieu apporte à l'intelligence et à la
volonté créées en toutes leurs opérations, et ils concluaient que
dans le célèbre article 5 : Utrum Deus operetur in omni opérante,
il ne s'agissait que de l'opération de Dieu dans les opérations des
causes naturelles. C'est là une très fausse interprétation. Les
articles 3 et 4 touchant le pouvoir direct de Dieu sur la faculté et
l'opération de l'intellect et de la volonté créés, (Utrum Deus imme-,
diate moveat [ou, suivant l'élenchus placé au commencement de
la question,possit movere] intellectumcreatum, — Utrum Deuspossit
movere voluntatem. creatam) sont corrélatifs aux deux premiers
sur les êtres matériels : Utrum Deus possit immédiate movere
materiam ad forinam. — Utrum Deus possit immédiate movere ali-
quod corpus. Dans ceux-là, comme dans ceux-ci il s'agit d'as-
signcrles limites du pouvoirtransmutateur,modificateur ou moteur
de Dieu sur sa créature. Ensuite viendra l'article S où saint
Thomas examine le rôle qui appartient à Dieu dans toutes les
opérations actuelles des agents quelconques, corporels ou spiri-
tuels (Utrum Deus operetur in omni opérante).
Dans l'article 3 : Utrum Deus moveat (possit movere, mutare)
REVUE THOMISTE. — 3° ANNÉE. 31-
462 REVUE THOMISTE

immédiate intelleclum croatum, — saint Thomas remarque que


l'on peut mouvoir, modifier l'intelligence, et par conséquent son
opération, de deux manières : ou bien en communiquant une nou-
velle vigueur, une lumière nouvelle, à la faculté ; ou Lien en
imprimant dans la faculté les images des objets. Or Dieu est le
premier dans l'ordre de l'intelligence comme dans Tordre de
l'être, il est la source, la cause de toute vertu intellective ; de
plus il a dans son essence la représentation intellectuelle de tous
les êtres. Il peut donc donner et accroître la vigueur, la lumière
intellectuelle, ajouter à la lumière naturelle une lumière surnatu-
relle; il peut donc encore imprimer dans l'intelligence, avec ou
sans le secours des objets eux-mêmes, les représentations intelli-
gibles de toutes les choses.
L'article 4 se rapporte à l'objet propre de notre étude : le pou-
voir de Dieu à mouvoir et à modifier notre volonté,et conséquem-
ment nos volitions ; la nature et l'étendue de ce pouvoir.
La volonté remarque saint Thomas peut, comme l'intelligence,
être mue, être modifiée de deux manières : objectivement, par le
bien qui lui est présenté, et subjectivement, par une inclination
intérieure mise en elle (i). Ceci posé, si arrive aux conclusions :
Tout objet qui renferme quelque raison de bien peut mouvoir
objectivement la volonté ; mais, Dieu étant le seul objet qui ren-
ferme dans toute sa plénitude la raison de bien, il n'y a que lui
qui, en se montrant tel qu'il est, puisse d'une manière adéquate
satisfaire la puissance appétitive de la volonté, et exciter objecti-
vement d'une manière invincible son amour.
Quant à la motion ou modification subjective, Dieu peut aussi
la produire dans la volonté, et même il est absolument le seul qui

(1) La motion objective s'appelle aussi motion morale, soit parce qu'elle s'adresse plus
particulièrement aux êtres floués d'intelligence et de liberté, soit parce qu'elle est le seul
moyen au pouvoir des créatures d'ébranler l'activité humaine sans nuire à la liberté,
condition de toute moralité. —La motion subjective qui produit intérieurement,ab ïntus
comme parle Cajetan, dans la volonté même, une' inclination, s'appelle aussi motion
physique, parce qu'elle est produite, à l'instar de tous les effets physiques, par une
cause efficiente qui modifie entitativement le sujet sur lequel elle agit. Cependant, si
cette motion ou modification jmysique n'enlève pas la liberté, il est bien clair qu'elle ne
nuira pas à la responsabilité morale de la volonté qui la reçoit; et par conséquent, tout
en étant d'ordre physique par son entité et par la manière dont elle est produite, celle

:"-'-
motion ne laissera pas d'être d'ordre moral, quant au résultat, quant à l'acte auquel
elle aboutit.
SAINT THOMAS ET LE l'KÉDËTERMI.NISMK 463

le puisse. Et voici la raison profonde-et absolument concluante


qu'en donne le saint Docteur (1). Seul cet agent peut produire inté-
rieurement une inclination dans la volonté, comme du reste dans
toute autre nature, qui a le pouvoir de produire cette volonté ou
cette nature. Or Dieu, et Dieu seul, a le pouvoir de produire la
puissance volitive. Et la preuve en est qu'elle est une puissance
ordonnée, comme à son objet propre et adéquat, au bien uni-
versel. Mieux encore (car nous sommes ici dans le traité du
gouvernement divin et il convient d'assigner des raisons qui se
rapportent à ce traité), l'acte adéquat, connatureJ de la volonté,
le vouloir qui se trouve implicitement contenu dans tous les
actes de la volonté, c'est l'inclination au bien universel. Or le
bien universel ne relève, que de Dieu; le mouvement, l'inclina-
tion au bien universel, ne peut être donné que par le premier
moteur à qui seul correspond la fin dernière universelle, qui seul
peut y conduire : Virtus volendi a solo Deo causatur. Yelle
enim nihil aliud est quam inclinatio qiuedam in objectum
voluntatis q'uod est bonum universale. Inclinare autem in bonum
universale est primi moventis cui proportionatur ultimus finis.
Donc Dieu peut, et seul il peut intérieurement mouvoir, mo-
difier subjectivement la volonté, donner et modifier l'inclination
intérieure.
Un point reste obscur dans ce raisonnement, et qui est cepen-
dant de suprême importance, c'est la majeure : seul, cet agent peut
produire intérieurement une inclination, dans la volonté, et dans
toute autre nature, qui a le pouvoir de produire la volonté ou
cette autre nature. N'y a-t-il pas bien des agents qui modi-
fient les tendances, les mouvemeuts d'êtres sur la nature
intime desquels ils n'ont pourtant aucun pouvoir ? Je lance en
haut un palet de plomb qui tendrait naturellement en bas, j'em-
prisonne dans un ballon captif, du gaz hydrogène plus léger que
l'air; et cependant sur la nature de l'un et de l'autre de ces êtres je
ne puis rien. Mais ici se place fort à propos une subtile remarque

()) Saint Thomas agite absolument la môme question et donne identiquement la môme
réponse dans le fameux article 6, (l" 2;l6, q. 9). Si l'on avait fait ce rapprochement on
eût évité sur cet article et sur la réponse ad 3 bien des commentaires fantaisistes, et l'on
eut été moins embarrasse pour « définir exactement qu'elle était, lorsqu'il rédigeait
celte réponse ad 3, la pensée de saint Thomas. »
464 lîtëVUE THOMISTE

dé Cajetan. II ne faut pas confondre, dit-il. (1), mouvement ou opé-


ration en général avec mouvement et opération par mode d'incli-
nation. Le mouvement, l'opération purement extérieure peut être
mise ou modifiée dans un mobile par des agents extérieurs
qui n'ont rien à voir dans la nature intime du mobile, comme
le prouvant les exemples cités. Mais l'inclination ne s'en-
tend que de la tendance intérieure des êtres, du mouvement qui a,
en quelque sorte, sa racine en eux, qui se produit pour ainsi dire
sous l'effort propre de ces êtres. Pour donner ou changer l'in-
-
clination,il faut,donc de quelque façon, pénétrer et modifier l'intime
de l'être lui-même. Quand je lance en haut le palet de plomb je lui
donne un mouvement extérieur, je ne lui donne pas une inclina-
tion, car le plomb, même sous l'impulsion qui le pousse en haut,
conserve son inclination en bas. Quand j'emprisonne l'hydrogène
dans les couches inférieures de l'atmosphère, je ne change pas son
inclination, sa tendance intime ; pour la changer, je devrais modi-
fier son poids spécifique ou les lois générales de la pesanteur, et
cela, il n'y a que l'auteur de la nature, que l'agent qui tient dans sa
main la nature de l'hydrogène, qui le puisse opérer. Or le mouve-
ment volontaire n'est pas un mouvement extérieur qui puisse
venir d'un moteur extérieur quelconque, c'est une inclination :
Velle, dit ici même saint Thomas, est inclinatio quxclam in.objectum
voluntatis. Et Cajetan (2) : Sub bac propositionc, inclinationem
solus potest mutare qui dat virtutem, posita est minor quod
omnis operatio voluntatis convenit ei ut inclinatio, quia velle
nihil aliud est quam inclinatio actualis volentis in volitum ;
igitur voluntas non potest educi de potentia ad actum volendi,
ex parte potentioe (subjectivement) ab aliquo extrinseco nisi a
datore voluntatis. Et haj.c ratio convincit intellectum et est per
se nota. Constat enim quod moveri ad.actualem inclinationem ut
sic, non nisi a se aut a sui factore, a quo habet habitualem
inclinationem, esse potest : inclinationis enim rationem habere
non potest respectu alicujus quod ab extra venit.
L'argument de saint Thomas est donc irréprochable : Dieu
peut donner, Dieu peut modifier l'inclination, le vouloir de la

(!) IP. q. 106, a. 2).


(2) lbid.
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 4R5

volonté, parce qu'il est l'auteur de la volonté. Seul, il le peut,


parce que seul il est l'auteur de la volonté. Et si ce raisonnement
vaut quelque chose, il prouve que Dieu peut à son gré, pleine-
ment, sans violenter en rien la volonté, sans nuire en rien au
libre arbitre, y mettre telle inclination habituelle ou actuelle
qu'il lui plaira, mouvoir à tel bien déterminé ou à tel autre, et
mouvoir d'une manière conforme à la nature du libre arbitre,
c'est-à-dire d'une motion qui produise, qui lasse produire à la
volonté un acte intrinsèquement libre. C'est la conclusion que
tire Cajelan (dans cet article 4) : Movere aulem ab intus nulli com-
municatur; solus enim Deus illabi jiotest libero arbitrio qui solus
fecit et conservât illud. Dieu, et Dieu seul, cause dans la volonté
le vouloir connaturel, adéquat de la volonté, à savoir l'inclination
au bien universel, qui contient virtuellement toutes les autres
volitions particulières et libres, lesquelles ne sont qu'une modi-
fication, qu'une application, qu'une particularisation, déterminée
à tel objet spécial, de cette inclination générale au bien: donc
Dieu, et Dieu seul, avec la volonté créée, peut donner, modifier,
changer l'inclination, la volition particulière et libre, incliner
vers tel ou tel objet déterminé.
Certains commentateurs, •— et je soupçonne un peu M. Gayraud
d'être du nombre, — entendent cet article 4 d'une autre manière.
Voici le sens qu'ils lui donnent : Dieu seul peut mouvoir subjecti-
vement la-volonté parce que seul il en est l'auteur. Et, de fait,
Dieu, et Dieu seul, donne à la volonté la motion, l'inclination au
bien universel: en quoi consiste tout le pouvoir moteurqu'il a sur
la volonté. De la sorte, d'après ces commentateurs, cette proposi-
tion : Dieu donne l'inclination au bien universel, serait la conclu-
sion de l'article, au lieu d'être seulement la raison'de la conclusion.
La vraie conclusion, d'après nous, est celle-ci : Proprium est Dei
movere (immutare) voluntatem... interius cani inclinando •—• et la
proposition doit s'entendre dans un sens général et sans restriction:
movere, immutare voluntatem interius eam inclinando ad quod-
libet et quantum ipsi placucrit. Et la raison, c'est que Dieu
est l'auteur de la puissance volitive, l'auteur de la première in-
clination au bien universel,laquelle est l'inclination adéquate,con-
naturelle, de la volonté et contient virtuellement toutes les autres
volitions particulières.
-466 REVUE THOMISTE

Et que telle soit bien la pensée de saint Thomas, c'est


ce que
réclament la marche logique de l'article et le procédé général de
toute cette question 105. C'est ce que démontrent tous les articles
similaires de saint Thomas dans les questions qui suivent immé-
diatement cette question 105, et qui, comme elle, rapportent
se au
gouvernement divin. Voici notamment ce qu'il dit (q. 406 : a. 2
Utrum unus angélus possit movere voluntatem alterius) : Respon-
deo dicendum quod, sicut supra dictum est, voluntas immutatur
2m' : Uno modo ex parte ohjecti, aliomodo
ex parte ipsius poten-
tise... Ex parte vero ipsius potenfe, voluntas nullo modo potest
moveri nisi a Deo. Operatio enim voluntatis est inclinatio qua?-
dam volentis in volitum. liane autem inclinationem solus ille
àmmutare potest qui virtutem volendi creatura^ contulil; sicut et
naturalem inclinationem solum illud agens potest mutare, quod
potest dare virtutem quam consequitur inclinatio naturalis. Solus
aùtem Deus est qui. potentiam volendi tribuit créature, quia ipse
solus Deus est auctor intellectualis naturae. Unde angélus volun-
tatem alterius movere non potest. S'il fallait nous en tenir à l'in-
terprétation que j'ai rejetée plus haut, tout cet article de la q. 106
serait inintelligible et sans aucune efficacité pour son objet. Saint
Thomas parle d'une immutation, d une modification dans l'inclina-
tion volontaire : or, à l'inclination au bien universel Dieu lui-
même ne peut apporter aucun changement, il détruirait la vo-
lonté même. Il se sert de la comparaison des autres natures or
;
dans ces natures Dieu peut non seulement donner la première
inclination, mais la modifier de diverses manières. Il conclut
que
l'ange n'a aucun pouvoir de mouvoir, de modifier la volonté des
autres anges, ex parte ipsius potentia; ; or cette conclusion man-
querait de fondement, car de ce que l'ange ne pourrait pas donner
cette inclination au bien universel, il ne serait nullement
démontré — ce qui est pourtant l'objet de l'article qu'il
— ne peut
pas changer la volition particulière d'un ange en une autre volition
particulière, et faire qu'un ange qui voulait ce bien déterminé,
cessât de le vouloir pour en choisir un autre (1).
(I) Même raisonnement de saint Tlio.nas et mêmes réflexions à faire sur l'article 2 rie
fa quest.iil (Utrum angeli possinl immulare voluntatem hominis) ; su;.- l'article 2 de la
question 116, clans ce texte déjà cité: Solus Deus potest voluntatem immutare, ut supra
liabitum est; et per consequens ordinatio liumanorum actuum, quorum principium est
T>bluntas,soli Deo atlribui débet. — De tous ces textes il ressort évidemment que, dans ce
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 467
,
/ ;
. .
Cotte doctrine de ]a Somme Théologique, saint Thomas l'a par-
tout enseignée. — Qu'on lise dans le IIIe livre C. Gent. le cha-
pitre 88. — Qu'on pèse attentivement surtout ce que dit le_, saint
Docteur dans la q. 22 de Veritate, a. 8 (Utrum Deus voluntatem
cogère possit) et art. 9 (Utrum aliqua creatura possit immutare
voluntatem vel imprimere in ipsam). Je ne sais s'il serait possible
au plus déclaré des prédéterministes d'exprimer sa pensée avec
plus de force: Deus potest immutare voluntatem de necessitate(l),
non tamen potest eam cogère. Quantumcumque enini voluntas
immutetur in aliquid, non dicitur cogi inillud... Cum igitur Deus
voluntatem immutat, facit ut prsecedenti inclinationi succédât alia,
inclinatio, et ita quod prima avfertur et secundo, manet. (Ces expres-
sions peuvent-elles se rapporter à d'autres volitions qu'aux voli-
tions particulières?) Unde illud ad quod inducit voluntatem non
est contrarium inclinationi jam existent! sed inclinationi quai
prius inerat, unde non est violentia nec coactio... Potest autem
Deus voluntatem immutare ex hoc quod ipse in voluntate opera-
lur sicut in natura : unde sicut omnis actio naturalis est a Deo,
ita omnis actio volunlatis, in quantum est actio, non solum est
a voluntate ut immédiate agente, sed a Deo ut a primo agente qui
vehemcnlius imprimit ; unde sicut voluntas potest immutare suum
actum in alium, ita et multo amplius Deus.
Et cette immutation, Dieu peut la faire sous un double aspect :
ou bien par une simple motion à l'acte, indépendamment de
toute forme habituelle; ou bien moyennant l'apposition d'une
forme habituelle qui est comme une seconde nature et prédispose
à cet acte. Immutat autem voluntatem dupliciter : uno modo mo-
vendo tantum, quando scilicet voluntatem movet ad aliquid vo-
lendum sine hoc quod aliquam formam imprimat voluntati, sicut
sine appositione alicujus habitus quandoque facit ut homo velit

traité du gouvernement divin, saint Thomas entend parler delà motion relative aux actes
particuliers et libres — et qu'il prend le ternie movere, immutare, dans le sens de mouvoir
de ce côté ou d'un autre, de modifier l'inclination'volontaire en la tournant vers ceci
ou vers cela, l'inclination au bien universel restant toujours sauve, et sauf aussi le
rapport de subordination qu'ont inévitablement vis-à-vis d'elle toutes les volitions parti-
culières libres.
(.1) Le sens est que Dieu peut mouvoir invinciblement ou même, on certains cas, aller
jusqu'à mouvoir nécessairement la volonté comme il s'en explique à la lîn de l'article ;
mais que, même en ce cas, il ne peut violenter la volonté, car cela entraînerait une con-
tradiction dans les termes.
IfSH "TirWTtfT^i \ r™^""* (

468 ' REVUE TnOMISTE

hoc quod prius non volebat. Alio modo imprimendo aliquam


formam in ipsam voluntatem, siculi enim ex ipsa natura quam
Deus voluntati dédit inclinatur voluntas in aliquid volendum (non
pas toutefois sans que Dieu intervienne par sa motion, s'il s'agit
de l'inclination actuelle), ita ex aliquo superaddito, sicut est
gratia (habitualis) vei virtus, inclinatur ullerius ad volendum ali-
quid aliud, ad quod prius non erat determinata natur?.li inclina-
tione... Et à l'article suivant: Ex parte voluntatis mutare acLum
voluntatis non potest (per modum causse, efficientis, comme il l'a-
vait dit quelques lignes plus haut), nisi illud quod operatur intra
voluntatem ; et hoc est ipsa voluntas et id quod est causa esse vo-
luntatis, quod secundum fidem solus Deus est. Unde solus Deus
potest inclinationem voluntatis quam ei dédit transferre'de uno in
aliud secundum quod vult. Je le demande de nouveau — qu'on
veuille bien me pardonner d'y revenir à satiété — est-il possible
d'entendre tous ces textes de saint Thomas en ce sens que la seule
immutation que Dieu pourrait faire dans la volonté serait d'y
produire le mouvement au bien universel, lequel esl un mouve-
ment nécessaire et immuable.
Je reconnais que plusieurs de ces textes parlent plutôt de ce
que Dieu peut produire dans la volonté que de ce qu'il y produit à
chaque détermination du libre arbitre. Mais ne sont-ils pas, néan-
moins la condamnation formelle de cette présomptueuse affirma-
tion de M. Gayraud : « On peut soutenir que tout ce que le saint
Docteur enseigne concernant la motion à l'acte libre doit s'en-
tendre de la motion au velle finem? »
Et du reste, si l'article 4 de la q. 105 n'affirme pas explicite-
ment la prédétermination physique à tous les actes libres, il
prépare cette conclusion qui appartient en propre à l'article
suivant (Utrum Deus operetur in omni opérante), où elle est
très nettement affirmée et très clairement démontrée. « Quand
plusieurs agents, y est-il dit, sont subordonnés (réellement et
pleinement, comme c'est le cas de tous les agents créés par rap-
port à Dieu), le second agent agit toujours en vertu du premier
(et comme son instrument) car c'est par la motion du premier
agent que le second procède à l'action. C'est pour cette raison
que toutes les causes créées (naturelles ou volontaires) agissent en
vertu (comme instrument) de Dieu; et ainsi Dieu est la cause de
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 469

toutes les actions (nécessaires ou libres) de tous les agents (1) ».


Et par là se trouve également démontrée cette proposition émise,
quelques articles plus haut, par saint Thomas (I P. q. 103. a. 8) :
(t
Omnis inclinatio alicujus rei vol, naturalis vel voluntaria,
niliil est aliud quam qusedam impressio a primo movente : sicut
inclinatio sagitt» ad signum determinatum nihil est aliud quam
quaîdam impressio a sagillante. Unde omnia quai agunt vel natu-
raliter vel voluntarie, quasi propria sponte pervéniunt in id ad
quod divinitus ordinantur. »

IV

Avant de terminer cet article, je dois à mes lecteurs quelques


mots sur le rôle précis et sur la nature de cette prédétermination
physique aux actes particuliers du libre arbitre, dont je viens de
montrer la nécessité.
Pour rejeter la prédétermination physique aux vouloirs par-
ticuliers, M. Gayraud s'appuie sur un raisonnement équivalent à
celui-ci : Nous avons, semble-t-il, avec la motion au bien uni-
versel, qui vient bien réellement de Dieu, tout ce qui est requis
pour passer de nous-mêmes à la volition particulière libre,
pour passer du velle à Yeligere. — Donc cette motion au bien uni-
versel est la seule par laquelle, en fait, Dieu intervient dans nos
actes libres, et il n'y a pas lieu d'admettre une motion spéciale
déterminante.
Dans cet enthymème, examinons d'abord l'antécédent. Que
faut-il en penser?
11 fut un temps — ses anciens élèves pourraient, au besoin, le
lui rappeler — où M. Gayraud se scandalisait presque de cette
proposition qu'il déclarait contraire à saint Thomas, et où il ne
se faisait pas faute de prendre à partie, du haut de sa chaire,

(1)... Si sint multa ageritia ordinata, semper secundum agens agit in virtute primi
agentis, nam primum agens movet secundum hoc omnia agunt in virtute Dei et ipsa est
causa omnium actionum agentium. Réduire cette dépendance des causes secondes libres
à la seule motion au bien général c'est ne rien comprendre à cet article.
470 RlîVUE THOMISTE

un de ses collègues qui croyait pouvoir l'accorder. Singulière


destinée des choses ! Voici que M. Gayraud en fait maintenant
son bien propre, il la réclame comme le fruit de son étude
nouvelle et plus indépendante; et oubliant de donner à
cette proposition Je complément qu'il faut nécessairement y
ajouter, il s'en fait une arme contre le thomisme dont il se posait
alors en si rigide interprète.
Oui, il semble à certains thomistes
— et je n'ai aucune répu-
gnance à me mettre du nombre — que l'on peut accorder cette
proposition : Avec la motion au bien universel, et sous l'influence
de cette motion mise et toujours conservée par Dieu en elle,
la volonté créée a toute l'activité suffisante (je parle, bien en-
tendu, des actes de l'ordre purement naturel) pour vouloir actuel-
lement tel ou tel bien particulier, et se porter, sous la direction de
la raison pratique, à celui-ci ou à celui-là. Cette inclina-
tion au bien universel paraît, en effet, renfermer, non pas seu-
lement à l'état de vertu potentielle, mais à l'état de vertu active
et agissante, à l'état de force vive tout ce qu'il est requis d'ac-
tivité volitive pour passer aux volitions particulières. Dans cette
opinion, il ne sera donc pas nécessaire de recourir à une nouvelle
motion divine pour que la faculté volitive, mise au bien général,
puisse passer de la puissance à l'acte vers les biens particuliers.
— Mais le tort de M. Gayraud est d'en conclure qu'il ne reste,
alors, plus aucune raison d'être pour cette motion spéciale.
La question, en effet, n'est pas tout entière -— comme il le sup-
pose — dans la suffisante actuation de la volonté. Il reste un autre
point de suprême importance à éclaircir, et le voici : L'usage de
cette activité volontaire est-il absolument abandonné au bon plaisir
de l'homme et livré à sa merci en dehors de l'intervention de
la Providence et de l'influence gubernative de Dieu ? De ce qu'un
soldat, avec son énergie physique, sa science du métier, ses
armes bien munies, a tout ce qu'il faut pour frapper à droite et
à gauche, pour parer à la défensive et à l'offensive, s'en-
suit-il que, dans le combat, il échappe à toute orientation,
à toute direction, à toute subordination vis-à-vis du chef
de l'armée? L'homme est créature de Dieu; il fait partie d'un
univers que Dieu conduit à la fin qu'il a lui-même fixée.
Chaque espèce d'êtres, et, en chaque, espèce, chaque individu a
SAINT THOMAS .ET LE PRÉDÉTERMINISMË 471

dans l'ensemble sa place marquée, son rôle particulier. Or, nous


Je disions plus haut, c'est à titre de cause première de tous les
êtres, de toutes leurs opérations, de tous les phénomènes, que
Dieu a formé le plan de sa Providence quant à l'ensemble et à
tous les détails; et ce plan, jusque dans ses plus minimes parties,
Dieu le réalise par l'action motrice et directrice de son gouver-
nement. Dès lors, i] est inadmissible que, dans l'usage qu'elle
fera de la motion au bien en général, la créature libre échappe
à la direction, à l'influence opérative de la causalité divine.
En d'autres termes, oh peut considérer la volonté libre, avec
son pouvoir électif et son élection, à deux points de vue diffé-
rents : 1° en elle-même et abstraction faite,m sensu diviso — dirai-
je en langue scolastique — de la Providence et du gouvernement
divin; 2° d'une manière concrète et en tant qu'elle entre
dans Je plan de la divine Providence et qu'eJJe est subordonnée
au gouvernementdivin chargé de l'exécution de ce plan, in sensu
composite avec le gouvernement divin. Séparez l'homme de
l'univers dont il est une partie, soustrayez-le à la Providence et à
l'action du gouvernement divin, faites-en, en un mot, un être
perdu, égaré en dehors du monde, un paria exclu de la société
des êtres et de toute relation avec Dieu; et alors je vous concéderai
qiravec la seule motion au bien universel donnée et maintenue
par Dieu, l'homme pourra agir et agira effeclivement sans autre
intervention de l'action divine. Il restera seulement à expliquer
pourquoi Dieu, dans cette hypothèse, donnerait à un tel homme
une motion au bien universel, puisqu'il serait sans relation vis-
à-vis de Dieu qui est Je bien universel réeJ, et sans rapport avec
la fin que Dieu s'est proposée et qui est la raison d'être de toute
action divine au dehors.
Les molinistes font prévoir à Dieu, par la science moyenne,
toutes les volitions libres des créatures et ainsi ils lui fournissent
le moyen, avec le seul concours simultané ou la seule motion gé-
nérale, de réaliser les plans qu'il a choisis de préférence. -- C'est
bien. Mais M. Gayraud n'en est pas encore à admettre la science
moyenne; bien plus, il admet — je ne sais trop comment par
exemple — que « la causalité divine souverainement efficace est
« l'explication dernière de l'accord de notre, libre arbitre avec
« la volonté et la toute-puissance de Dieu » (préface, page 8). Or,
, , - ( J ' — t? _-— - |f < > 7
^ _

472 REVUE THOMISTE

si cette causalité n'intervient pas pour saisir nos libres volitions


dans leur entité déterminée, et en ce qui les distingue des autres
volitions également réalisables sous la motion du bien universel,
comment les plans de Dieu s'accompliront-ils ? Est-il possible que
la causalité de Dieu nous fasse produire une volition déterminée
et qu'elle ne soit pas elle-même, par rapport à son effet, une action
déterminante ? est-il possible qu'elle imprime à notre faculté une
motion qui doive aboutir à un acte particulier déterminé et que
cette motion reste en elle-même une motion vague, confuse,
ordonnant seulement au bien universel? Ne faut-il pas, au con-
traire, qu'elle soit aussi une motion déterminée et déterminante?
C'est ce que fait clairement entendre saint Thomas dans ce
passage où il est question de la motion de Dieu requise dans
toutes les opérations de toutes les créatures : Et ideo quantum-
cumque natura aliqua corporalis vel spiritualis ponatur perfecta,
non potest in suum actum procedere nisi moveatur a Deo, qux
quidem rnotio est secundum suée Promdentioe rationéni, non secun-
dum necessitatem naturoe sicut molio corporis cteleslis (1. 2, q.
109, a. 1). La motion des corps célestes, comme de tout autre
agent physique, étant le résultat de leur activité naturelle, est
en elle-même uniforme et adéquate à leur -vertu opérative, et la
différence des effets vient tout entière des sujets sur lesquels ils
agissent, qui ne reçoivent pas également leur motion; tandis que
la motion de Dieu, étant réglée par sa Providence en vue de tel
effet, contient en elle-même et apporte la raison spéciale et
déterminative de l'effet à produire.

Avec notre conception de la motion de Dieu dans les causes


secondes, comment expliquer la contingence de certains effets
et la liberté des actions humaines? Comment encore expliquer
le péché, la résistance de la créature à la loi, à la volonté, à la
grâce de Dieu? Ces questions trouveront mieux leur place dans
notre prochain article, où nous examinerons le second point agité
par M. Gayraud.
Pour le moment nous n'avons à nous occuper que du fait, du
rôle et de la nature intime de la prédétermination physique.
La prédétermination physique, dans la doctrine de saint Tho-
mas et dans la véritable doctrine philosophiqne, est. un fait
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 473
.

qui s'impose, nous en avons apporte quelques raisons. Son


rôle précis est de déterminer les opérations des causes secondes,
des causes libres, non moins que des causes naturelles, en res-
pectant la nature de chacune, à être conformes au plan que
Dieu s'est tracé, et ainsi de réaliser effectivement, en elles et par
elles, le plan dont Faction gubernative de Dieu conduit et
effectue comme cause première le plein accomplissement.
S'il reste à quelques auteurs des doutes sur la pensée de
saint Thomas touchant cette prédéterminalion, c'est parce qu'ils
s'arrêtent à certains textes particuliers, à ceux surtout où le
saint Docteur étudie uniquement le jeu interne de nos facultés
considérées en elles-mêmes et in sensu divise, c'est-à-dire
abstraction faite de l'action divine dans la conduite de l'univers
à sa fin dernière. A ne considérer le mouvement volontaire et
libre qu'en lui-même, ou en donne une explication suffisante en
disant : étant donnée la motion du bien universel sans laquelle
il n'y a aucune activité vive dans la volonté, celle-ci peut, sous
la conduite de la raison qui lui montre son objet, se déterminer
ad hoc vel ad illud. De même pour un vaisseau : étant donnée
la vapeur sans laquelle il n'y aurait en lui aucune force activante
je m'explique suffisamment comment l'hélice est actionnée
et la masse du bâtiment-poussée sur les flots. Mais pour que
le vaisseau arrive à tel,port plutôt qu'à tel autre, pour qu'il
évite tel écueil ou aille heurter de son éperon tel vaisseau
ennemi, le mouvement de l'hélice et la propulsion de la vapeur
ne suffisent plus; il faut, en outre, supposer un mécanicien qui
dirige le jet de la vapeur et en mesure l'intensité, supposer encore
un gouvernai] et un pilote qui le manoeuvre. Ainsi, pour arriver
au but qui leur est assigné, pour réaliser dans tous ses détails
le plan que la Providence a conçu, il faut à tous les agents créés,
outre l'activité qui leur est particulière, qu'ils soient action-
.
nés et dirigés par l'opération divine. Le mécanisme de l'ac-
tivité n'est pas le même chez tous : les uns agissent en vertu
de lois nécessaires et fatales ; les autres, les créatures raison-
nables, agissent librement et en vertu d'un choix fait par leur
raison et leur volonté. Mais tous, quels qu'ils soient et dans tous
leurs mouvements, produisent exactement l'acte auquel le divin
mécanicien et pilote du monde les pousse, les dirige,les détermine,
474 :• REVUE THOMISTE

soit par une influence médiate s'il s'agit des causes inférieures,
soit par une influence directe et immédiate s'il s'agit des causes
supérieures et des agents spirituels (solus Deus illabitur libero
arbitrio). Il y a toutefois, entre le pilote dont je viens de parler,
entre le chef d'armée dont je parlais plus haut, et Dieu, une
différence capitale. Le pilote et le chef d'armée n'ont aucun
pouvoir intime sur les forces qu'ils mettent en jeu et dirigent,
et ils ne peuvent les influencer que par le dehors. Dieu, au
contraire, a tout pouvoir sur toutes les natures, dont il est
l'auteur, sur toute l'activité qui est eh elles et dont il est la
première source; aussi peut-il les diriger, les actionner, les
influencer par le dedans, de telle sorte que son effet est dans
les agents naturels une inclination, une propension naturelle,
dans les agents volontaires et libres une inclination volon-
taire et libre.
Un dernier mol, sur la nature de la prédétermination physique.
Est-elle en soi une motion totalement distincte de la motion au
bien universel, et faut-il la concevoir comme une motion sur-
ajoutée constituant une seconde entité specie et numéro diversa?
Avant de répondre, je remarque, d'abord, que le bien universel
et le bien particulier sont, quand on les prend parallèlement,
deux objets distincts, et que l'acte qui est uniquement le
vellefinem, l'inclination au bien général, et l'acte qui est la libre
élection d'un bien particulier sont, à les considérer séparément,
deux actes réellement distincts. De là, je conclus qu'il faut éta-
blir une distinction réelle entre la motion à f l'acte spécial qui
est uniquement la volition du bien général, et la motion à
l'acte qui est la volition particulière et libre. Des actes numéri-
quement et spécifiquement distincts exigent des motions causales
numériquement et spécifiquement distinctes.
Je remarque, en second lieu, que dans toute volition parti-
culière, dans tput acte libre, est contenue, est englobée la volition
du bien général. Vouloir librement un bien particulier, c'est
le vouloir cpmme détermination du bien général auquel on tend;
c'est poser un acte unique qui, par un côté, est volition du bien
général, par un autre côté volition du bien particulier, ou plutôt
qui dans sonunique et simple entité est par tout lui-même voli-
tion du bien général déterminé en tel objet particulier, ou volition
SAINT THOMAS ET LE I'RÉDÉTERMINISMK 475

do tel bien particulier ordonné au bien général. A. ce point de


vue, et considérant la promotion- au bien général et la prédé-
termination au bien particulier dans cet acte unique qui est la
volition particulière et libre, je suis porté à croire qu'elles ne
constituent pas deux motions distinctes, mais une seule et
unique motion qui atteint l'acte libre dans toute son unique et
intègre réalité, et qui nous fait vouloir le bien général comme
actuellement concrétisé, particularisé en tel bien déterminé,
et vouloir ce bien déterminé comme ordonné au bien général
et comme sa représentation actuelle concrète quoique limitée.
Par une seule motion embrassant à la fois les deux objets,
et respectant le rapport tout contingent qui les unit, Dieu incline
donc physiquement notre volonté à se porter à travers le bien
général, à tel bien particulier plutôt qu'à tel autre. C'est cette mo-
tion même pour cette raison qui me paraît clairement respecter
dans l'acte humain, que dis-je, apporter avec elle, suivant l'ex-
pression de saint Thomas, la liberté même de l'acte (I). Toutefois,
même en ce cas et dans cette opinion, il n'en reste pas moins
vrai que celte motion, entitativement unique, peut être con-
sidérée par l'esprit à un double point de vue : en tant qu'elle
atteint et produit la volition du bien général, et en tant qu'elle
détermine et fait la volonté se déterminer à tel acte particulier.
Je sais que plusieurs thomistes parlent de cette prédéter-
mination physique à l'acte particulier, comme si elle était,
même dans l'acte libre, totalement distincte de la motion au
bien général. Faut-il y voir l'expression d'un sentiment réflé- >

chi et arrêté? faut-il penser seulement — suivant une remar-


que de Massoulié — que ces théologiens n'ont tant insisté sur
cette distinction que pour mieux remplir leur rôle de philo-
sophes dont le propre est de distinguer très nettement les
choses, et qu'alors ils ont simplement voulu attirer l'attention
sur les divers aspects d'une motion, unique et simple il est
vrai dans son entité, mais cependant virtuellement multiple?
Je n'ai pas à le prononcer.

(1) Je ne parle toujours, cela va sans dire, que de la motion aux actes de l'ordre pu-
rement naturel. Pour la motion aux actes surnaturels, il y a à l'aire d'autres considé-
rations qui m'entraîneraient trop loin et qui sont, du reste, étrangères au présent débat.
476 REVUE THOMISTE

En tout cas, c'est là une question fort secondaire et qui laisse


subsister entre, les diverses explications, l'unité et le parfait
accord en ce qui fait l'essence du système thomiste de la prédé-
termination physique.
Quand un général indique à ses soldats, au sommet d'une col-
line, le point stratégique où ils doivent, après en avoir chassé
l'ennemi, établir leurs campements, il laisse à chacun la liberté
d'y arriver par tel chemin, tel sentier qui lui paraîtra le plus
sûr ou le plus rapide. Il ne leur demande qu'une chose : c'est de
rester fidèle au drapeau et de le défendre' loyalement. — Dans
l'école thomiste, on ne nous demande rien de plus. Nous ne vou-
drons jamais, s'il plaît à Dieu, lui accorder rien de moins. Cette
indépendance nous suffit. -

(A suivre.) Fr. Henri Guiixehmin, 0. P.,


Professeur île dogme à l'Institut catholique de Toulouse.
« En matière pénale tout ce qui se précipite est mauvais .»
disait, je crois, M. Voisin dans l'une des Assemblées générales
du Congrès. Les lecteurs de la Revue ne pourront'pas adresser
pareille critique à notre étude. Peut-être lui reprocheront-ils
plutôt de ne paraître qu'après deux mois, et de rappeler des sou-
venirs déjà lointains...
Le cinquième Congrès pénitentiaire international s'est ouvert
le dimanche 30 juin, au grand amphithéâtre de la Sorbonne, en
présence de M. Félix Faure et sous la présidence d'honneur de
M. Georges Leygues, ministre de l'Intérieur. La clôture a été
prononcée le mardi 9 juillet, à l'issue de l'assemblée générale. Si
l'on déduit les deux jours consacrés aux excursions et visites
pénitentiaires dans les environs de Paris, il a donc fourni une
semaine entière de travail effectif.
C'est beaucoup pour un Congrès.
M. A. Rivière (1) estime môme qu'à ce point de vue celui de
Paris l'emporte sur les précédents : Londres (1872), Stockholm
(1878), Rome (1885), Saint-Pétersbourg (1890). D'autre part, le
Bulletin de la Commission préparatoire forme six beaux volumes
in-octavo où lés principaux rapports sont réunis.
Ce simple énoncé de l'oeuvre extérieure du Congrès constitue,
nous semble-t-il, une réponse suffisante au scepticisme un peu
(I) Le. Monde, 16 juillet 1893.

BEVUE THOMISTE. 3e ANNEE. — 32.


478 ItEVUE THOMISTE

railleur avec lequel certains journaux Font accueilli. Au reste,


puisque nous devons à la gracieuse amabilité de M. le secrétaire
général de la Société des prisons d'en avoir pu suivre toutes les
séances* nous laisserons le lecteur lui-môme juge de l'utilité et
de l'importance des principales questions qui y ont été résolues
ou agitées.

l'esprit du congrès

Cherchons à dégager d'abord la physionomie générale des réu-


nions : le matin, au Collège de France, clans le travail des
sections; dans les assemblées plénières de l'après-midi, à la
Sorbonne,
Entre tous les membres adhérents, étrangers ou Français, s'est
établie très vite, bien entendu, une franche et simple cordialité.
Au moment du vote, la divergence des opinions s'affirmait, par-
fois de façon énergique, presque passionnée. Pendant le cours des
discussions, tous n'avaient visiblement qu'un désir : s'éclairer
mutuellement, et provoquer, avec belle humeur et courtoisie,
l'échange des idées. Que si une note un peu plus aigre a été
entendue, nous dirons tout à l'heure à quoi il faut l'attribuer.
Quel lien réunissait ainsi des volontés si diverses ?
En premier lieu, nous ne craignons pas de l'affirmer, une con-
ception unique du but ù poursuivre par la science et la pratique
pénitentiaires; savoir : l'amendement du coupable, le reclasse-
ment aussi facile et complet que possible du condamné. Au-dessus
de la porte des différentes salles où se réunissaient les quatre
sections, il semblait que fût écrite la célèbre maxime proclamée
en 1704 par le pape Clément XI : « Parum est coercere improbos
poenâ, nisi probos efficias disciplina (4). » On devinait, en tout cas,
en chacun des congressistes, cette conviction si heureusement for-
mulée par un criminaliste contemporain : a Le difficile n'est pas
d'emprisonner un homme, mais de le relâcher. » — A la lumière
de cette préoccupation maîtresse se sont discutées toutes les

(1) Citô par M. de Sartiges. — Bulletin de la Commission. 5e livraison, p, 312.


LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENTIAIRE INTERNATIONAL 4"9

questions. Comme disait le Dr Eugène de Jagemann, elle a été


« l'étoile polaire » que tous consultaient d'un commun accord
pour discuter la route et faire le point.
Il faut en louer le Congres sans réserve. Certes, la peine n'a pas
exclusivement pour but la guérison du délinquant. JNous avons eu
déjà, dans cette Revue, l'occasion d'affirmer qu'elle doit procurer
également la réparation expiatoire de l'acte criminel ou délic-
tueux, et donner un exemple qui sauvegardel'avenir. Il n'en est pas
moins vrai que l'effet médicinal, pour employer le mot des théo-
logiens, est celui auquel le législateur doit s'attacher avant tout.
Plus une société se civilise, plus elle prend conscience de la
dignité de ses membres et de l'honneur qui leur est dû, plus aussi
elle laisse percer dans son code le souci de ne jamais les punir
sans vouloir, par là môme, les relever. C'est ainsi que dans
l'Eglise — la plus haute des sociétés humaines. Puisqu'elle
est en même temps société divine, — dans l'Église, toutes
les peines proprement dites ont essentiellement ce caractère de
remèdes, et visent au redressement moral de la conscience
qu'elles atteignent. Nous ne pouvons donc qu'encourager les
législations civiles dans le mouvement qui les porte à entrer
de plus en plus dans cette voie.
Mais du moment où l'on se préoccupe de la sorte de guérir et
de reclasser le délinquant, il est clair qu'on a introduit un
élément nouveau clans les délibérations d'où sortiront les mesures
à lui appliquer. Le coupable ne relèvera plus seulement de la
Justice qui le frappe, mais encore de la Charité qui veut le sauver,
c'est une conséquence que M. Duflos, le président du Congrès,
proclamait dans son discours d'ouverture, en le terminant par
cette phrase significative : « Honneur donc à la charité et à la
« science! Tel est le cri auquel je vous propose d'ouvrir le
« Ve Congrès international. Honneur à la charité et à la
« science Elles sont indissolublement liées ici. C'est grâce à
!

«
elles que se réalisera l'oeuvre de progrès et de paix; c'est
« en elles, enfin, que nous fraternisons aujourd'hui. (1) »
Or la charité a des moyens et une méthode qui lui sont pro-
pres. Elle aura donc pour effet de tempérer les intimidations

(1) Bulletin du Congrès, n" 2.


480 REVUE THOMISTE

de la Justice. Pour tout dire, elle se donnera la mission d'intro-


duire plus de douceur dans le traitement du condamné.
Eh bien, jusque-là, nous avons constaté la plus parfaite una-
nimité dans l'esprit pénitentiaire du Congrès.
« Vous aviez enfermé une fleur entre les pages austères du
« Code ('!). » Nous disait M. Leygues, en parlant des Congrès
antécédents. Celte fleur de la charité, le Congrès de Paris n'a
pas voulu la laisser tomber. On ne la retrouvera pas, délaissée,
dans la rue des Ecoles... Nous nous sommes assurés, au con-
traire, qu'elle était toujours là, dans le vieux livre, et nous lui
avons amené des soeurs pour renouveler son parfum...
Est-ce à dire, comme on l'a reproché au Congrès — que cet
esprit de douceur soit allé jusqu'à la faiblesse? — Nous ne le
pensons pas. — Sans doute, on a pu s'étonner de certaines paroles
prononcées par quelques membres, d'ailleurs simples adhérents.
Nous avons entendu soutenir qu'il fallait, par exemple, laisser
le prisonnier libre de choisir lui-même entre le régime cellulaire
et le régime commun; libre même de les essayer alternativement,
l'un et l'autre, au gré de son caprice, sous le prétexte que « c'était
déjà beaucoup de lui avoir enlevé sa liberté ». Mais je dois dire
que si pareilles hérésies pénitentiaires ont été écoutées avec une
politesse bienveillante, on ne les a pas prises un instant en
sérieuse considération. Comme ensemble, la fermeté nécessaire a
vu reconnaître tous ses droits.
Ainsi la responsabilité, non pas seulement juridique, mais
morale, du délinquant n'a pas été contestée. « Nul ne proclame
«
l'irresponsabilité de l'être qui a failli : ce serait affirmer l'inu-
\ « tilité du châtiment ou de la récompense. » M. Leygues avait
écrit cette énergique déclaration au frontispice du Congrès.
M. Bonjean s'est fait applaudir-très chaleureusement quelques
jours plus tard en flétrissant « les théories malsaines de l'irresjion-
sabilité » et en les dénonçant comme l'une des causes les plus
efficaces dans la progression constante de la criminalité. Je
n'oserais pas affirmer qu'il n'ait froissé aucune opinion. Mais
enfin pas un congressiste, — même Italien, —n'a relevé le gant...
Les directeurs des prisons ne pourront pas se plaindre davantage

(ij Bulletin du Congres, n° 2.


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LE CINQUIÈME CONGRÈS PENITENTIAIRE INTERNATIONAL 481

d'avoir été désarmés. Chaque fois qu'ils ont parlé au nom de


leur expérience, et combattu des propositions trop libérales, de
nature, affirmaient-ils, à énerver leur autorité et à rendre leur
oeuvre impossible, la grande majorité du Congrès les a suivis.
L'honorable M. Stevens a dû être satisfait à ce point de vue.
Sa parole énergique et simple, sans dédaigner à l'occasion le
trait de plaisante bonhomie, a remporté plus d'une victoire
chèrement disputée.
La société peut donc, en dernière analyse, être rassurée. Il a
été affirmé, à plusieurs reprises, que Ton continuerait à la dé-
fendre, et que Pandore restait, jusqu'à nouvel ordre, du côté
des honnêtes gens.

On voit que nous n'avons que des éloges à formuler sur ce


que j'appelais tout à l'heure l'esprit pénitentiaire du Congrès.
Si nous passons maintenant à ses dispositions au point de vue
moral et religieux, nous serons obligés déjà à bien des réserves.
Non pas que cette double préoccupation ne se soit fait jour dans
les séances, et même n'ait trouvé parfois des interprètes éloquents
et convaincus. En ce qui concerne la morale, notamment, il y a eu
des déclarations nombreuses et. de véritables homélies. J'aurais
voulu apprendre seulement de quelle morale il s'agissait. Car on
sait qu'il y en a de plusieurs espèces; la civique, par exemple, qui
peut subsister, nous dit-on, sans le secours d'aucun dogme, et la
religieuse qui s'y appuie, au contraire, de tout son poids. Dans
bien des cas il m'a été impossible d'être fixé sur ce point qu'on
jugera pourtant assez délicat. Heureusement, il restait la ressource
de dépouiller les rapports. Nous l'avons fait consciencieusement, et
nous avons trouvé que l'écriture suppléait, cette fois encore, aux
imperfections de la parole.
« Je crois devoir ajouter que l'affaiblissement de tout sentiment
- F:'

482 REVUE TUOMISTE

« religieux, affaiblissement qui est général aujourd'hui, ôte à la


« morale son plus fort soutien (1) ».
« Sans religion il n'y a ni probité, ni honnêteté, ni morale, ni
« sagesse : car ces vertus sont les filles naturelles de la reli-
er gion (2) ».
On pourrait trouver beaucoup de textes semblables. Pour ne pas
fatiguer le lecteur, arrêtons là les citations, et concluons que nos
moralistes étaient, en général, des moralistes de tradition, je veux
dire des moralistes religieux.
Mais encore, de quelle religion?
Il ne fallait pas s'attendre évidemment à l'uniformité de con-
fession religieuse dans un congrès où l'Allemagne, l'Angleterre,
FAutriche-Hongi'ie, la Belgique, le Brésil, le Chili, le Danemark,
l'Espagne, les États-Unis, la France, la Grèce, la Hollande, l'Italie,
le Japon, le Grand-Duché du Luxembourg, la République de Nica-
ragua, la Norvège, le Portugal, la Roumanie, la Russie, la Suède,
la Suisse et le Wurtemberg enfin, étaient représentés. Tout ce que
l'on pouvait demander était que chacune des confessions différentes
fût respectueuse des autres, et pût s'affirmer en toute liberté.
Aussi avons-nous regretté que Mme Pognon, présidente de la
Ligue française pour le droit des femmes, parût redouter, en assem-
blée générale, la faveur qui s'attacherait, disait-elle, aux prison-
niers « qui feraient bien régulièrement leurs pi-ières, ou récite-
raient leur chapelet ». De même, dans le rapport, d'ailleurs
intéressant et élevé, de Mme d'Abbadie d'Arrast, nous voudrions
pouvoir effacer des phrases comme celles-ci : « Ce n'est pas la cel-
lule que ne peut supporter la religieuse, c'est la vie que l'on mène
dans les cloîtres : la vie contemplative qui est contre la nature et le
bon sens. » Ou encore : « Nous ne demandons pas que l'on mette en
« lecture des livres mystiques : nous pensons au contraire que
« Yitifluence du mysticisme serait détestable (3) ». Tout cela ne sent-il
pas le protestantisme d'une lieue ?
Ce que l'on pouvait demander encore c'est que, pour les congres-
sistes français, la confession, — disons ici : la religion — catho-

(1) Rapport de Mme la comtesse Op2)ezzi. — Bulletin de la Commission, 6° livraison,


page 368.
(2) Ibid. Rapport de M. Pettorelli, médecin-chirurgien des prisons. Plaisance, Italie.
(3) Bulletin de la Commission, 2" livraison, pages 181-188.
LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENTIAIRE INTERNATIONAL ^83

lique fût largement représentée et affirmée. J'ai le regret de dire


qu'il n'en a pas été ainsi. On avait fait une très grande place, dans
les invitations, aux oeuvres protestantes et laïques (1). Nous avons
été surpris de voir si peu d'aumôniers, ou simplement de reli-
gieuses et de Dames de charité. Est-ce que dans la section de l'en-
fance et des mineurs, en particulier (4e section), la proportion
des oeuvres catholiques était, — môme approximativement —
respectée ?
Mais surtout, pourquoi ce silence systématique sur la question
religieuse dans presque tous les discours, et, hélas! presque tous
les rapports de nos administrateurs et de nos magistrats! La Bel-
gique nous donnait cependant un exemple qu'il eût été facile et
glorieux d'imiter. Par les lèvres si autorisées de M. Lejeune,
ministre d'Etat, et de M. Stevens, directeur de la prison de Saint-
Gilles à Bruxelles, elle ne manquait pas une occasion d'affirmer
l'importance, la nécessité même de l'influence religieuse dans le
régime pénitentiaire. Nous sommes restés sourds et muets. Afin
de pousser la franchise jusqu'au bout, j'aurai le déplaisir d'ajouter
que, si on a pu entendre, dans l'enceinte du Congrès, une parole
explicitement chrétienne, elle n'est pas partie d'une bouche catho-
lique. C'est M. le pasteur Arboux qui, à propos du reclassement
des transportés, a eu l'honneur de terminer par ces mots : « Et
puisqu.'il s'agit de rachat, Messieurs, je pense qu'il faudrait mettre
souvent devant leurs yeux et essayer de graver dans leurs âmes
l'image sacrée du Rédempteur. »
C'est égal, d'où qu'elles viennent, il y a des affirmations qu'on
est bien heureux de voir applaudir par une grande assemblée. La
majorité du Congrès nous a procuré cette joie rare. Tâchons de
nous persuader qu'elle exprimait alors son vrai sentiment...

J'aurai fini d'en esquisser les traits généraux, quand j'aurai


ajouté que le Congrès de Paris m'a semblé atteint du mal'adminis-
tratif aign. Que de Directeurs de prisons, juste ciel! Que d'Inspec-

(1) Voii" Bulletin du Congrès, n" I.


mm.

484 REVUE THOMISTE

teiirs, généraux et particuliers! Que de Fonctionnaires, à tous les


degrés de l'échelle hiérarchique, et appartenant aux ministères
les plus variés (1)!
Et nous ne songerions môme pas à nous en plaindre.
Car, enfin, ces Messieurs apportaient dans les délibérations un
élément indiscutable de compétence et d'expérience personnelle.
Ils sont les praticiens, toujours écoutés avec profit, de cette science
pénitentiaire dont la théorie s'édifie lentement.
Malheureusement, tous n'ont pas su dépouiller assez complète-
ment —r à ce qu'il m'a semblé —leurs habitudes professionnelles.
Tel Inspecteur général nous toisait du regard avec autant de sévé-
rité et de dédain que si nous eussions été de simples criminels.
Avec lui, le, Bureau essentiellement pacifique d'une section pre-
nait tout de suite des airs de prétoire. Si tranquille que soit la
conscience, ne trouvez-vous pas qu'on est désagréablement
impressionné d'être regardé ainsi?... Tel autre— sans parti pris,
c'était encore un Inspecteur général — avait la physionomie plus
douce. Au repos, s'entend. Car, dès les premières phrases, le
charme s'évanouissait. Et les paroles se précipitaient, générale-
ment peu suaves déjà en elles-mêmes, mais encore accentuées par
une contraction des sourcils dont tout le front était rem-
bruni...
Surtout, j'ai trouvé ces Messieurs extrêmement chatouilleux
sur le point précis de leurs prérogatives et de leurs droits. Ce qui
frisait — fût-ce de très loin—la critique de l'administration; ce
qui avait l'apparence seulement d'une défiance, ou d'un doute,
sur l'efficacité de son action; un souffle, une ombre, un rien, tout
leur donnait la fièvre. Il en est résulté que certaines questions,
comme celles de la transportation et du régime cellulaire, n'ont
pas été discutées avec l'indépendance d'esprit qu'il eût été néces-
saire d'y apporter.
Puisqu'un congrès n'a pas de puissance législative et se borne
à émettre des voeux, pourquoi redouter les résolutions qu'on y
pourrait prendre, sous le prétexte qu'elles sont à l'encontre du
fait établi? Poussé à l'extrême, un pareil esprit ne fermerait-il
pas la voie à toute réforme, et, conséquemment, à tout progrès ?

(1) Consulter toujours : Bulletin du Congrès, n° 1. Liste des membres.


LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENÏ'IAIHE INTERNATIONAL 485

Tendance administrative et officielle exagérée; tendances reli-


gieuses réelles, mais, — pour ce qui regarde la France, — trop
soustraites à l'influence catholique, trop rares et trop timidement
exprimées; tendance pénitentiaire excellente; tel serait donc
notre jugement d'ensemble sur l'esprit manifesté par le Congrès.

LES CONCLUSIONS PRINCIPALES DU CONGRES

Nous ne pouvons songer à présenteraux lecteurs de la Revue la


totalité des travaux. Une analyse, même succincte, nous entraîne-
rait beaucoup trop loin. Ainsi que le remarque judicieusement
M. Rivière, il nous a été d'ailleurs, à nous aussi, impossible de
nous diviser en quatre, et nous n'avons guère suivi que les délibé-
rations delà seconde section. (Questions pénitentiaires.)
Aussi lui emprunterons-nous deux questions : celle du salaire,
et celle de la cellule.
Grâce aux Rapports, et au Bulletin du Congrès, nous pourrons
demander ensuite à la première section [Législation pénale ) ce
qu'elle pensait de la Transportation; à la troisième .{Moyens pré-
ventifs) comment elle a résolu le problème si grave du vagabon-
dage et de la mendicité; à la quatrième enfin {Questions relatives
à l'enfance et aux mineurs?) jusqu'où elle voulait étendre la mino-
rité pénale; à qui elle prétendait confier la tutelle des jeunes
détenus libérés. Et quelles barrières elle désirait voir élever contre
le mal rongeur et envahissant delà prostitution, dont les mineures
;sont.— malgré la protection inefficace des lois existantes, — les
!fréquentes et tristes victimes.
On voit que c'est déjà un programme fort chargé.

Les détenus ont-ils droit au salaire ? (2e section, 4e question.)


Dès les premières lignes de son rapport, M. Ammitzboll, direc-

teur du pénitencier de Vridslosclille, (Danemark.) reconnaît que
cette question a reçu, en fait, dans les divers États de l'Europe,
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486 REVUE THOMISTE

des solutions différentes. Les mêmes divergences devaient évi-


demment se produire au Congrès.

Notons d'abord que — sauf peut-être M"10 Pognon —tout le


monde accorde que le détenu doit subir, sur le fruit de son travail,
le prélèvement des frais généraux et particuliers de son hospita-
lisation. Il serait par trop commode d'être logé et nourri,
même en prison, en se déchargeant sur les contribuables du soin
d'acquitter le terme, et de solder le boulanger.
Mais, ce prélèvement fait, le détenu a-l-il droit au reliquat du
produit de son industrie personnelle, comme l'ouvrier libre a droit
à son salaire?
Sur ce point précis a porté l'effort de la discussion.
M. Nassoy, directeur de la colonie de Saint-Hilaire, soutenait
l'affirmative. « Les détenus ont droit au salaire, écrit-il, en vertu
de ce principe, admis par la société moderne, que tout travail
mérite une rétribution (1) ». Ils y ont droit encore, à cause de la
nécessité qui existe pour eux de se constituer des ressources pour
l'époque de la libération. Personne ne conteste, en effet, «qu'un
libéré qui a amassé un pécule suffisant pour quelques mois, n'ait
la possibilité, s'il veut réellement travailler, de se maintenir dans
le droit chemin. Il n'en serait pas de môme de celui qui se trouve-
rait sans ressources, sans papiers établissant ses services et d'où il
vient, et qui, rebuté par les refus, se laisserait aller au découra-
gement, puis au crime, trouvant vis-à-vis de sa conscience et
de ses juges l'excuse du profond dénûment dans lequel il était. »
— Enfin, la possibilité de dédommager, en tout ou en partie, les
membres de la société qui ont été lésés par lui, « consacre, elle
aussi, le droit du détenu au salaire. »
A quoi les adversaires répliquaient : Il est illusoire d'espérer
qu'à sa sortie de la prison, le détenu emploiera son pécule à indem-
niser ses anciennes victimes. On sait de quelle façon il le dissipe
en quelques jours, la plupart du temps. Beaucoup étaient, avant,
leur condamnation, de mauvais pères de famille, de mauvais fils.
Par quel miracle la prison les aurait-elle transformés ?
Le pécule, amassé par le travail, est inutile, dans tous les cas,
aux prisonniers condamnés à perpétuité ou à plus de vingt ans, et
(1) Bulletin delà Commission 3e Iiv., p. 320.
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LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENTIAIRE INTERNATIONAL 487

à ceux qui appartiennent à des familles riches ou aisées. Lors


même, d'ailleurs, qu'il n'aurait plus aucune dette matérielle envers
la société, le condamné n'aurait pas, pour autant, droit au salaire
de son travail. Car le travail fait essentiellement partie du régime
de la prison. Sauf pour les très courtes peines, ou dans les cas de
punition, Je Congrès lui-même a décidé qu'il fallait le rendre obli-
gatoire comme élément d'ordre, de préservation, de moralisation,[et
d'hygiène. (II0 section, 3" question.) Il est donc englobé, pour ainsi
dire, dans le traitement moral du délinquant, et ne doit pas cons-
tituer pour lui un profit financier (1).
Nous reconnaissons toutefois, qu'a titre de gratification, il sera
utile d'abandonner aux détenus une partie des fruits de leur travail
en vue de les encourager et de faciliter leur reclassement. — La
section a débattu vivement ces idées. M. Bouillard a appelé l'at-
tention sur ce fait que, dans la pratique, le libéré fait de son pécule
le plus déplorable usage. On ne peut nier, d'autre part, qu'à l'ap-
proche des temps rigoureux, une affluence de prévenus se presse
devant les tribunaux, où ils vont chercher une condamnation qui
les mettra à l'abri. « N'accordez pas encore le droit au salaire, con-
cluait-il, à ces détenus volontaires, et réfléchissez que ce droit,
posé en principe, entraîne propriété et ne permettra plus de garan-
tir le libéré contre lui-même en gardant son pécule. » Edifiée par
M. Laguesse qui raconte qu'à Poissy certains détenus obtiennent
des salaires allant jusqu'à 5 francs par jour, et jouissent d'une
situation meilleure que celle des gardiens, la section adopte à l'una*
nimité les deux résolutions suivantes :
1° Le détenu n'a pas droit au salaire;
2° Il existe pour l'Etat un intérêt à donner une gratification au
i
détenu (2).
A l'assemblée générale du 2 juillet, les propositions de la section
étaient acceptées à une forte majorité, sans même l'adjonction
proposée par M. Joly, portant que le salaire attribué au détenu ne
serait pas laissé à la décision de l'administration, mais fixé par
voie de règlement général (3).
Tant — comme je le disais — ces Messieurs sont chatouilleux !
(1) Rapport de M. Ammitzboll déjà cité. Rapport de M. Joseph de Marclii,
6e livr., p. 93.
(2) Bulletin du Congrès, n° 3.
(3) Bulletin du Congrès n° 4.
I
!

488 REVUE THOMISTE

La Cellule. — Le lecteur ne trouvera pas ici les indications


accoutumées : section tant; question tant. II parait que la cellule
n'entrait pas dans le programme du Congrès. Ainsi en a décidé
l'assemblée générale, le 4 juillet, sous les adjurations véhémentes,
— presque irritées — de M. l'Inspecteur général Fournier. En vain
M. Stevens s'est-il efforcé de prouver que la 2m«section avait cru
pouvoir lire entre les lignes, et découvrir la question de la cellule
dans celle-ci, qui figurait au second rang :
Convient-il d'appliquer aux prisons de femmes des règlements par-
ticuliers... aussi bien en ce qui concerne le travail que le régime disci-
plinaire et le régime alimentaire? En vain a-t-il montré que la plu-
part des rapporteurs l'y avaient vue en effet. M. Fournier a été in-
flexible. En style de geôle, « régime disciplinaire » ne signifie, et
ne peut signifier, que le système des punitions. Il n'y a pas à sortir
de là. On avait bien fait observer à M. l'Inspecteur que, si l'on
retranchait l'étude particulière de la cellule, il n'y avait plus rien
d'intéressant dans la question. Quel besoin de discuter, en vérité,
une conclusion aussi générale et anodine que celle-ci : « Il est né-
cessaire de prévoir dans les règlements des dispositions adoucis-
sant le régime disciplinaire, et améliorant le régime alimentaire
des femmes? » (1) — Mais depuis quand, je vous prie, M. l'Inspec-
teur Fournier était-il chargé de fournir au Congrès des questions
intéressantes? Et n'est-ce pas un précepte universel de la sagesse
que de savoir se borner?
Ces raisons ont convaincu le plus grand nombre des congres-
sistes.
' Peut-être en découvrirons-nous d'autres plus cachées — et plus
concluantes —- en racontant ce qui s'était passé dans la sec-
tion.
Donc, la matinée du 4 juillet avait été particulièrement chaude
au Collège de France. Une véritable joute oratoire avait eu lieu

(1) Bulletin du Congrès, n° G. >


LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENTIAIRE INTERNATIONAL 489

entre Mme d'Abbadie d'Arrast et M. Stevens, d'une part; MM.Puy-


baraud et Granier, d'autre part.
Les premiers se déclarant partisans absolus de l'emprisonne-
ment individuel ou cellulaire; les seconds ne l'admettant qu'avec
beaucoup de correctifs et de restrictions.
En faveur de la cellule, on faisait valoir son effet moralisateur
opposé à' la promiscuité déshonorante de la prison en commun. —
« On trouve encore à Saint-Lazare, disait Mme d'Abbadie d'Ar-
« rast, ces ebambrées communes où les femmes demeurent la
« nuit par deux, trois, jusqu'à six, sans qu'aucune surveillance
« soit exercée sur leurs moeurs ou
leurs agissements; les moins
« malhonnêtes d'entre ces femmes se trouvent ainsi
livrées sans
« défense aux détestables conseils des détenues les plus vicieuses.
« On y tourne en ridicule la pudeur et les sentiments d'hon-
« ncur.
« Les chambrées sont occupées dès la tombée de la nuit, à cinq
« heures en
hiver, jusqu'au lendemain matin. Nous pouvons
« affirmer qu'il se tient, pendant ces heures d'obscurité et d'oisiveté,
« un véritable bureau de recrutement pour l'armée de la débauche et
« du crime (1). » Avec l'emprisonnement individuel, la prison
cessera d'être ce que tout le monde avoue qu'elle demeure encore
aujourd'hui, une école de démoralisation d'où l'on sort pire qu'on
n'est entré.
Sans contester celte affirmation, — ceci est à remarquer —
M. Puybaraud demandait jusqu'où on prétendait étendre la pra-
tique du régime cellulaire.
\ L'admettant très volontiers pour les peines de courte durée
n'excédant pas un an, il affirmait que là cellule trop prolongée
amènerait forcément, au moins pour les femmes françaises, les
plus graves troubles physiques et intellectuels. Ce que-M. Granier '
Confirmait en citant la statistique de M. Lauzdeys (Hollande), qui
indique une augmentation du « pour cent » des malades avec
l'adoption du régime cellulaire pour les femmes.
Ici, M. Stevens intervenait. Vous parlez d'isolement, répétait-il.
Vous nous montrez la femme déprimée par ses longues heures de
solitude, anémiée par la monotonie désespérante de ses journées.

(1) Bulletin de la Commission, 2° livr., p. 10H.


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-1 ' -. -

490 REVUE THOMISTE

«Mais ce n'est pas cela, la cellule! » La cellule, je la demande,


comme nous la pratiquons en Belgique, avec les visites conso-
lantes et moralisatrices du Directeur, des Dames de charité, de
V aumônier; avec les secours et les exercices de la religion. Ainsi
entendue, je vous assure que la femme, môme la femme française,
est très apte à la supporter. Et puisqu'elle est meilleure pour elle;
puisqu'elle ne lui inflige pas la flétrissure des contacts inavouables,
il ne faut pas hésiter à la lui appliquer.
D'ailleurs, ajoutait Mme d'Abbadie d'Arrast, « Qu'est donc la
femme? N'est-elle pas, dans le couple humain, la créature d'inté-
rieur par excellence? N'est-ce pas elle qui vit à la maison, casa-
nière de goût et d'habitude? Souffrait-elle donc tellement, la
matrone antique, dont le plus bel éloge qu'on pût lui décerner
était de dire qu'elle était restée fidèle à sa vocation féminine,.
« Domnm, mansit, lanam fecit (1) ». Et l'on imprime qu'il ne faut
pas de cellule pour la femme !
« A Bayonne, j'ai vu nombre de femmes très actives, leur tricob
à la main, ou occupées à fabriquer des cordages pour les navires,,
ou cardant la belle laine, blanche comme la neige, des moutons de
la frontière. Beaucoup d'entre elles étaient des paysannes; elles
étaient paisibles et paraissaient contentes. En tout cas, elles no
s'ennuyaient pas, elles ne se plaignaient pas. »
Ainsi à Nanterre, Saint-Etienne, Nice, Mende, ïarbes, où depuis:
vingt ans les quartiers cellulaires fonctionnent...
Et c'était, une fois encore, l'éloge presque enthousiaste, des
vertus de la cellule. « C'est bien le traitement qu'il fallaitfaire subir
à la femme délinquante ou criminelle, le seul moyen radical de la
soustraire aux influences pernicieuses auxquelles sa faiblesse native
la rend si accessible. Dans le silence qui l'enveloppe elle rentre en
elle-même; elle se rend compte, quelque légère qu'elle soit; elle
réfléchit; elle écoute la voix de sa raison et de sa conscience. En
cellule les velléités de révolte et d'insubordinatiou ne durent guère.
Elle n'a plus l'occasion de jouer un rôle. Où seraient les specta-
teurs? A quoi bon alors continuer une simulation sans profit et
sans gloire ? L'excitation nerveuse, cette ennemie de la femme:

(1) Rapport déjà cité.


LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENTIAIRE INTERNATIONAL 49 L

tombe rapidement; on n'a plus à déplorer les attaques hystéri-


ques et les feintes épilepsies delà prison encommum » (1).
Enfin, après le témoignage de Mme la baronne de Welderen
Rengers, dame visiteuse à La Haye, assurant que « la santé des
femmes en cellule est excellente », la section avait passé aux voix,
et adopté Sur la question particulière de la cellule, les deux
résolutions suivantes :
1°L'emprisonnement cellulaire complet (opposé au système au-
burnien : cellule de nuit et travail de jour en commun sous la règle
du silence) doit être appliqué pendant toute la durée de la préven-
tion.
2° Le principe de l'emprisonnement cellulaire doit être adopté
par les femmes, quelle que soit la durée de la peine (opposé à la
rédaction du rapporteur, M. Puybaraud, qui eut voulu : application
du système cellulaire pour les peines de courte durée seulement).
Les partisans delà cellule triomphaient. «Ce n'a pas pas été
sans peine, » me disait M. Stevens, en sortant.
Dans l'après-midi, nous apprenions de M. Fournier que toute
cette peine avait été inutile. Et comme le lendemain, j'en deman-
dais, dans cette môme cour du Collège de France, l'explication à
un congressite que, cette fois, je préfère no pas nommer : « Ils ont
eu peur de l'aumônier, me répondit-il, que nous avions voulu faire
entrer.
ce Et puis, il y a
les nécessités budgétaires qui ne permettent pas
chez vous, la création de prisons ou même de quartiers cellulaires
en nombre suffisant. On n'a pas voulu sanctionner, par le voeu
général du Congrès, un principe qui ne peut pas être appliqué d'ici
longtemps. Et c'est dommage. » Là dessus, nous nous quittâmes.

La Transportation dans, le sens le plus large peut-elle être admise-


dans un système rationnel de répression? (\v" section, 2e question.)
Il était écrit que la première section aurait son orage, comme la
seconde.

(1) Mme d'Abbadie d'Arrast, 6" liv., p. 160.


REVUE THOMISTE

C'est sur le terrain de la Transportation que les nuages se sont


amoncelés et que la foudre a grondé quelque peu. J'en avais eu le
pressentiment, en voyant M. le sénateur Bérenger, « l'ennemi
héréditaire », intervenir dans le débat, et supplier le Congrès ou
de ne pas résoudre la question, de la laisser indécise, ou de lui
consacrer au moins les heures de la dernière assemblée générale
qui devait avoir lieu le lendemain. La lecture des rapports, et
celle des procès-verbaux de la section (1) montraient combien les
esprits étaient divisés. L'attitude même des congressistes, les
allées et venues dans l'amphithéâtre ou dans les couloirs, indi-
quaient que — chose plus grave — ils se passionnaient. Sous
l'empire de toute cette excitation ambiante, nous arrivions à la
Sorbonne, en cette dernière après-midi, un j)eu enfiévré, comme
à un champ clos. Quelle ne fut pas notre déception, en remarquant
qu'une des deux parties se dérobait! Un discours violent de M. Lé-
veillé où les Belges « qui font non pas de la transportation, mais
de l'exportation » n'étaient guère mieux traités que l'Angleterre
« que ses colonies, paraît-il, envoient promener », quand elle
parle de leur envoyer des convicts, et qui ne fait plus de transpor-
tation, uniquement « parce qu'il faut être deux pour en faire » et
que l'Angleterre est seule. Une motion de M. Babinet ainsi conçue :
« La transportation sous ses formes diverses, avec les améliorations
déjà réaliséeset dont elle est encore susceptible, a son utilité, soit
pour l'exécution des longues peines pour de grands criminels, soit
pour la répression des criminels d'habitude et des récidivistes
obstinés (2). » Un vote, d'abord, par mains levées déclaré dou-
teux. Un second vote par assis et debout, réunissant une faible
majorité en faveur de la transportation, et accueilli avec une joie
qui m'a paru un peu bruyante par ses partisans. C'est, au fond,
tout ce que le Congrès a entendu de la question. Pas un mot de
M. Bérenger... Pourquoi?...
La chose en valait la peine, cependant. JNon pas que l'on discute
beaucoup la légitimité de la transportation. Quand, dans leurs
rapports, M. Ch. Petit, conseiller à la Cour de cassation, et M. Ba-
binet (3), s'attachent à prouver que cette peine n'est ni injuste,

(I ) Bulletin du Gongrh, n° 7 et n" S.


(2) Bulletin du Congres, n" 8.
(3) Bulletin de la Commission, 2e livraison.
LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENTIAIRE INTERNATIONAL 493

ni barbare, à la con di'tion qu'elle s'applique dans des climats favo-


rables et ne constitue pas une peine de mort déguisée, ces mes-
sieurs sont, en vérité, à peu près en dehors de la question.
Celle-ci réside pratiquement en ce point précis : La mise à
exécution de cette peine produit-elle des résultats efficaces au
point de vue de la répression et du reclassement?
C'est à quoi, beaucoup d'esprits répondent par la négative.
—-
Et quand on médite en particulier le l'apport si détaillé de M. de
Sartiges (4), sous-chef de bureau de l'Administration pénitentiaire
de la Nouvelle-Calédonie, on est bien forcé de convenir que les
arguments ne leur font pas défaut. ïl en ressort, en effet, avec
la plus parfaite évidence, que jusqu'au Règlement de 1887 pour
les relégués, et jusqu'au Décret disciplinaire de 1891 pour les
transportés, les choses se passaient de façon déplorable. Avant
celle époque, avoue M. Babinel, a l'histoire des vicissitudes de
la transporlation serait le plus souvent, le tableau des erreurs de
ceux qui ont eu pour mission de la faire fonctionner (2). » Et
quand, de ces insuccès de la transportation française, on rap-
proche les insuccès, non moins éclatants et trois fois séculaires,
de la transportation russe (3), on comprend que la Commission
de la Société juridique de Saint-Pétersbourg ait déclaré « que
pour ce qui est de l'application pratique delà transportation, elle
oppose une opinion négative, attendu qu'il y a lieu de douter de
Vorganisation rationnelle de la- transportation en Russie, où, depuis
trois cents ans qu'elle existe, elle n'a pu parvenir à s'établir
fortement ».
! Dans ces conditions, — après une expérience si courte en
France, et si malheureuse en Russie, — pourquoi le Congrès
n'a-t-il pas écouté M. Bérenger, et ne s'est-il pas abstenu?
; C'eût été, semble-t-il, plus sage et plus prudent.
On pouvait s'en tenir aux décisions si mesurées de Stockholm
et de Saint-Pétersbourg. (1878-1890).
Mais, voilà! M. Babinet avait prononcé, en section, le mot
fatidique. « Je ne voudrais pas, avait-il dit, que les étrangers,

la Commission, ïjc livraison, p. 238 et suiv.


(1) Bulletin de
(2) Bulletin de la Commission, 2° livraison, p. 13.
(3) Rapport de M. Taganlzew, professeur à l'École de Droit de Saint-Pétersbourg.

Bulletin, 3° livraison, p. 43.
BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. 33.
494 REVUE ÏHOMISTIC

en condamnant la transportation, décourageassent les adminis^


tratenrs français qui ont dirigé la transportation et qui chaque
jour l'améliorent (1). » Avec l'affirmation de M. Petit et de
M. Léveiilé sur le petit nombre des récidivistes parmi les trans-
portés, (5 % , tandis que 95 % parmi les libérés de l'ancien bagne,
et 50 pour les libérés delà prison fermée) — n'était-ce pas assez
pour que la transportation fût adoptée et applaudie?

La quatrième section (1™ question) a reculé de 16 à 18 ans l'âge


de là Minorité pénale, c'esl-à-dire la période pendant laquelle le
juge peut prononcer l'acquittement pour manque de discerne-
ment, sauf envoi dans un établissement correctionnel;
Actuellement, en effet, explique très nettement le rapporteur
M. Voisin, dans la plupart des législations, l'enfant, en principe,
est irresponsable jusqu'à 16 ans. Ou bien donc les tribunaux
reconnaissent qu'il a agi avec discernement, et alors ils appli-
quent une peine. Ou bien ils déclarent que le coupable a
manqué de discernement, et en ce cas il est remis à sa famille,
si elle est capable de l'amender, sinon il est confié à un établis-
sement d'éducation correctionnelle pour une durée qui ne peut
dépasser sa vingtième année. Après seize ans l'enfant est consi-
déré comme entièrement responsable. Or l'enfant ne se rend
pas compte des conséquences d'une condamnation. Il aime beau-
coup mieux la prison, avec sa flétrissure sans doute, mais sa
libération toujours prochaine, que la maison correctionnelle avec
son stage plus long.
Aussi tous ses efforts tendent-ils à déguiser son âge et à
prouver son discernement, pour encourir la condamnation, et
échapper à l'internement prolongé que comporte Fenvoi en cor-
rection.
Mais la prison en fait presque toujours un récidiviste, tandis

(1) Bulletin du.Congrès, n° 8.


LE CINQUIÈME CONGRÈS PÉNITENTIAIRE INTERNATIONAL 495

que l'emprisonnement correctionnel permettrait d'assurer son


éducation morale.
..
Il faut donc le protéger contre lui-même en étendant pour le
juge la faculté de lui appliquer le second de ces traitements.
La réunion plénière s'est rendue à de si bonnes raisons, et
malgré l'intervention angoissée de M. le conseiller Petit qui a
tout perdu en exigeant trop (1), elle a donné, la majorité à la con-
clusion de M. Voisin :
« Il convient de fixer la limite de la minorité pénale à l'âge de
18 ans, à condition que les enfants envoyés dans une maison
d'éducation correctionnelle après l'âge de 16 ans, ne seront pas
confondus avec les autres. »
Comment et par qui les placements individuels dans les familles
des enfants sortant des colonies pénitentiaires, assistés ou moralement
abandonnés, devraient-Us être surveillés? (IV0 section, 7" question).
On voit assez le lien qui unit à la précédente cette question rela-
tive aux mineurs libérés, soit parce qu'ils ont atteint leur ving-
tième année, limite extrême, actuellement, de l'éducation correc-
tionnelle; soit parce qu'ils bénéficient de la libération condition-
nelle ou ont été frappés d'un arrêt plus doux.
Elle a donné lieu — et c'est pourquoi nous la signalons en pas-
sant —à un mouvement de sympathie très marquée en faveur des
Sociétés de patronage.
M. Lejeune, ministre d'Étal, a lutté avec avantage contre
M. Brueyère, membre du Conseil supérieur de l'Assistance
publique qui — naturellement — préconisait cette même Assis-
tance publique, et le Service administratif des enfants assistés.
L'ancien ministre de la justice, en Belgique, a demandé pour
lés sociétés de patronage — et avec quelle fermeté, quelle sagesse,
quelle distinction élégante de pensée et de diction! — un affran-
chissement aussi complet que possible de la surveillance de
l'État. L'État, a-t-il dit, avec son peu de souplesse, son goût des
paperasses, « tue le germe du patronage. » Il faut cultiver ce
germe, au contraire. \yez confiance dans l'initiative privée. C'est
elle qui a assez de charité pour faire le bien et assez de zèle pour
nous sauver. — Ce n'étailpas l'affaire de l'éternelle Administration.

(1) Voir Bulletin du Congrès, n» 7.


496 -REVUE THOMISTE

Pour cette fois, elle fut battue. Et la conclusion suivante a été


adoptée :
' « Les placements individuels des enfants placés sous la tutelle
,
« administrative ou mis à la disposition du gouvernement ne
« peuvent être surveillés que par des sociétés de-patronage ».

Resteraient les deux questions si gravés et que l'on peut appeler


sociales, du vagabondage et de la mendicité, et de la prostitution.
Les rapports qui ont trait à cette dernière surtout sont remplis
de révélations. La traite des blanches avec ses routes tracées et ses
convois réguliers; la complicité delà police inscrivant, malgré la
loi, des mineures au-dessous de seize ans sur les rôles des maisons
de tolérance ; la levée de boucliers presque générale centre ces
établissements auxquels on reproche de légaliser le vice; l'aveu que
les règlements ne sont pas observés; la constatation des progrès
effrayants du mal; l'énoncé de ses causes diverses, depuis l'extrême
misère des logements ouvriers et leur exiguïté troublante, jusqu'à
la littérature qui s'abaisse à écrire Nana, et jusqu'aux Altesses
qui baptisent « Gigolette » leur embarcation de plaisance, quelle
matière à réflexions, pour le penseur et pour l'apôtre!.. Mais nous
nous apercevons seulement que cet article est déjà bien long.
On a remis d'ailleurs au prochain Congrès international,
l'examen de la Prostitution réglementée, et voté seulement
l'élévation de 13 à 15 ans pour les attentats contre la pudeur.
Attendons...
M. Rivière (1) parlait de « faillite partielle », ou môme, je
crois, de «demi-faillite » en analysant l'oeuvre du Congrès de
Paris. Le mot est peut-être un peu sévère. Si le Congrès n'a
pas innové — et c'est le cas pour toutes les questions qu'énu-
mère M. Rivière — il a du moins sanctionné de son auto-
rité plus large les mesures discutées et adoptées avant lui.
N'est-ce pas assez pour avoir fait faire à la science péniten-
tiaire une étape de plus ?
.
Fr. J. Héiseut, 0. P.
(1) Le Monde, article déjà cité.
ÉTUDES SUR LA THÉORIE TÉTRAEDRIQUE

Dans son excellent Traité de Géologie, M. de Lapparenl con-


sacre un chapitre aux essais de coordination systématique des
éléments du relief terrestre (I). Avec la netteté qui le caractérise,
il expose d'abord le principe de celle recherche, puis, laissant de
côté les tentatives infructueuses et peu connues d'Oken (2), de
Boucheporn (3). de Pissis (4), de Ilauslab (5), assimilant la Terre
à un octaèdre irréçulier, de Francq (6) et d'autres encore, il passe
immédiatement aux deux principales, le système pentagonal d'É-
lie de Beaumont (7), qu'il discute d'une manière fort intéressante,
et le système tétraédrique de M. W. L. Green (8), qu'il préfère
avec raison au précédent et dont il perfectionne encore l'exposé
dans la dernière édition.de son livre.
Nous n'aurons garde de revenir sur ce qui est si bien fait. Nous
laisserons complètement de côté les systèmes antérieurs à celui
de M. Green pour nous attacher uniquement à ce dernier, mais
ici, en revanche, nous aurons beaucoup à ajouter (9).
i

!
Troisième éd, (1883), p. 1577.
(1)
: (2) Eu 1809; trad. Boné, Bull. Soc. géol. fr. (1851), VIII, 274.
(3) Etude sur l'hist. de la Terre, 184i.
!

' (4) Bull. Soc. gêol./r. (1848), V, 453.


;(5) Ibid., (1831), VIII, 178.
(6) Acad. des sciences, 4 avril 1853. Voit" A. Favre, dans la Bill. univ. de Genève,
juillet 1SS3.
(7) Voir la Notice sur les syst. de mont., les Comptes rendus de VAcad. des Se, LVII, 121 '.
LVIII, 308, 341, 394, et les Annales des Mines (6), XI, 1807.
(8) Vestiges ofthe molten globe, Londres, 1S75.
(9) Les bases de cette étude, qui paraît aujourd'hui, étaient fixées déjà en 1S90 et nous
fournissaient notre leçon inaugurale à l'Ecole polytechnique suisse. Nous ne connais-
sions alors la théorie tétraédrique que par l'exposé de M. de Lapparent. Depuis lors,
nous avons réussi à nous procurer le livre de M. Green, épuisé et rare, ce qui nous a
permis d'étudier sa théorie dans sa forme originale. Nos idées antérieures s'en trouvant
confirmées et les lacunes que nous avions soupçonnées se montrant bien réelles, nous
10W

498 REVUE THOMISTE

En effet, étudiée dans son auteur lui-même ou dans l'exposé


de M. de Lapparent, la théorie tétraédrique ne semble pas diffé-
rer essentiellement de celles qui l'ont précédée, et cependant elle
en diffère du tout au tout par son point de départ même. Les
systèmes antérieurs ne se proposaient qu'un but : trouver un ré-
seau géométrique capable de coïncider le plus fréquemment et le
plus exactement possible avec les alignements orogéniques obser-
vés. Que le réseau ainsi choisi répondît par ses propriétés ma-
thématiques aux nécessités mécaniques qui régissent l'affaisse-
ment centripète de la lithosphère terrestre ou, qu'il y répugnât
absolument, peu importait, on ne s'était même pas soucié de ce
côté de la question, Celait là, cependant, le point capital et c'est
pour l'avoir négligé que les auteurs de ces systèmes ont dépensé
un travail énorme, voire même du génie, dans des directions où
fatalement ils devaient échouer. En effet, le problème était mal
posé : On se demandait quelle est laforme de la Terre ? et, n'ayant
posé aucun principe qui pût guider la recherche, on se laissait
entraînera tous les écarts de l'imagination. Or, il est impossible
d'arriver à la solution de ce problème, ou d'une question quel-
conque de géologie, transcendante, à moins de prendre comme
base delà recherche le principe de causalité. Si l'observation doit
rester la méthode générale de la géologie, du moins est-il indis-
pensable de lui donner, comme fil conducteur, une théorie aprio-
ristique indépendante des causes d'erreur inhérentes aux
sciences expérimentales. Or, cette théorie directrice sera d'au-
tant plus parfaite et plus féconde qu'elle sera plus purement ma-
thématique.

nous décidions à publier ce travail lorsque l'apparition du livre de M. St. Meunier, La


géologie comparée, .(1895) vint nous imposer une nouvelle révision de nos idées. Nous la
finies consciencieuse et le résultat en fut de nous ancrer encore plus profondément dans
notre manière de voir. En effet, M. Meunier proclame bien (p. 54) que la théorie tétraé-
drique de la forme de la terre est fausse ; il ajoute même que « l'inexactitude de cette
hypothèse se montrera évidente » ; seulement, cette promesse il ne la tient pas, et pour
cause. On cherche vainement dans son livre, fort intéressant d'ailleurs et très bien fait,
l'ombre d'une preuve à l'appui de cette proclamation. Au contraire, on y trouve, en faveur
de la théorie tétraédrique, plusieurs arguments dont l'auteur ne paraît pas avoir saisi
la portée à ce point de vue, et que nous mentionnerons à mesure qu'ils se rangeront dans
l'ordre logique de nos preuves à nous. Enfin, et surtout, on retrouve dans le livre de
M. Meunier, relativement à la forme des astres, les malentendus ordinaires avec d'autres
nouveaux ; de sorte que ce livre nous a paru rendre plus nécessaire encore une tentative
de les dissiper.
LA FORME DE LA TEItHE 499

Le problème morphologique doit être posé autrement. Nous sa-


vons que la lithosphère terrestre est animée d'un mouvement gé-
néral, rapsodique si ce n'est absolument continuel, d'affaissement
centripète, conséquence de la nécessité où cette écorce se trouve
de suivre, dans sa contraction progressive, Je noyau interne où
elle trouve l'appui continu qui lui est indispensable. Ce mouve-
ment, qui a commencé avec la lithosphère elle-même pour durer
jusqu'à l'entier refroidissement de l'astre, est la cause première
et unique, en somme, de toutes les actions de dislocation dont
l'ensemble constitue le phénomène orogénique dans la plus large
acception du terme. Ce mouvement général d'écrasement centri-
pète est donc le phénomène capital dans l'existence de la planète,
depuis le jour de son encroûtement définitif. Forcément, cet écra-
sement doit modifier la figure de la Terre; bien plus, lui seul peut
la déterminer en dernier ressort. Voilà la cause qu'il faut intro-
duire dans la discussion pour que le problème soit posé dans ses
véritables termes : Quelle forme Vécrasement centripète général de
la lithosphère doit-il donner d la Terre ?
Or, le problème ainsi posé, la théorie tétraédrique seule est en
mesure d'y répondre. Voilà ce qui fait son originalité, sa supé-
riorité' incontestable, et assure sa fortune. Comment M. Green
a-t-il passé â côté de cette remarque qui tranche-la question en
sa faveur et qui eût été le plus beau fleuron de sa couronne ? Nous
l'avons vainement cherchée dans son livre. Si donc nous pre-
nons la plume après lui et son savant commentateur, c'est tout
d'abord pour développer comme il le mérite cet argument mathé-
matique, qui met le système tétraédrique hors de pair. Cela fait,
la théorie sera fondée sur une base inexpugnable, mais il lui
manquera encore certains développements dont ni M. Green ni
M. de Lapparent ne font mention et qui pourtant sont indispen-
sables, surtout pour réfuter les critiques et éviter de nouveaux
malentendus. Nous voudrions essayer de les fournir; ils sont au
nombre de cinq : le degré de symétrie qu'il convient d'attribuer au
réseau tétraédrique; la limite de l'écrasement polyédrique dans les
astres à lithosphère ; \& permanence de la déformation tétraédrique,
avec ses conséquences; le tracé de la dépression méditerranéenne,
qu'il importe de préciser; enfin la détermination des caractères
géographiques et géologiques des arêtes tétraédrigues terrestres.
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500 REVUE TI10MISTE

L ARGUMENT MATHEMATIQUE.

M. Green l'ignore et M. de Lapparent ne l'énonce que d'une


(-1)
manière incidente : « On peut encore remarquer, dit-il (p. 1573),
que si la sphère est, de tous les solides réguliers, celui qui em-
brasse le plus grand volume sous la plus petite surface, le té-
traèdre est, au contraire, celui pour lequel le rapport de la sur-
face au volume est un maximum. Il est par conséquent, tout na-
turel qu'une écorce sphérique mal soutenue cherche à prendre la
figure tétraédrique, destinée à lui assurer le plus longtemps pos-
sible la conservation de sa superficie. » C'est parfaitement exact,
seulement la tendance des lithosphères (et en général de toutes
les enveloppes non contractiles privées de leur appui interne)
/ers la forme tétraédrique est plus que naturelle, elle est mécani-
quement nécessaire ; il est aisé de s'en convaincre :
La Terre, nous le savons, s'est formée comme tous les astres
par la réunion de matériaux primitivement disséminés dans un
espace beaucoup plus grand que ses dimensions actuelles, c'est-à-
(I) Au commencement de son chapitre III (p. 17), il se demande si l'écrasement té-
traédrique de la lithosphère peut invoquer une cause physique ou mécanique, et, à ce
début, on s'attendrait à. le voir aborder le problème par l'analyse. Ti n'en est rien, ce-
pendant, et après avoir déclaré que la question de l'écrasement centripète d'une enve-
loppe sphérique n'a. encore été étudiée ni théoriquement ni expérimentalement (déclara-
tion que M. de Lapparent renouvelle, p. 1 uS2), il consacre tout le reste du chapitre aux
arguments physiques. Ce sont d'abord les tubes et les anneaux écrasés do Fairbairn, puis
la forme des bulles d'air et des bulles de savon, enfin celle de certains coquillages et de
plusieurs fruits, spécialement des noix de coco. Mais quelle parité y a-t-il entre les
conditions d'une lithosphère planétaire en voie d'écrasement et celles d'une coquille ou
d'une noix dans lesquelles ne se développe aucun effort dynamique? Plus concluantes
sont les expériences de M. Lallemand, ingénieur des mines, qui en dégonflant avec pré-
caution do petits ballons de caoutchouc, les voit prendre une forme tétraédrique (de
Lapparent, p. 1583). Ici, les conditions sont celles d'une lithosphère : affaissement cen-
tripète et nécessité de réduire par plissement, la projection centrale d'une surface im-
possible à modifier en elle-même. Il en est encore de même dans l'expérience de
MM. Ghesquière et Joly, qui obtiennent l'affaissement centripète tétraédrique en faisant
un vide partiel dans un matras do verre chauffé jusqu'à ramollissement. [Belgique mili-
taire du 6 avril 1890, p. 464). Ces deux dernières expériences fournissent donc le con-
trôle matériel de nos inductions à-priori.
(
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LA FORME DE LA TERRE
501

dire par un processus de condensation successive. Or, ce processus


a eu pour effet de manifester, à l'état d'énergie libre, une quantité
de chaleur déterminée et. essentiellement limitée, constituant dé-
sormais une provision calorifique que la planète devra s'efforcer
de conserver, ou tout au moins d'épargner. La valeur originelle de
cette provision fut telle que notre Terre dut nécessairement com-
mencer son existence individuelle par l'état de fusion ignée. C'est
grâce à cette fluidité initiale que ses matériaux purent se dis-
poser par ordre de densités décroissantes du centre à la surface.
Quelle que fût, cependant, sa valeur initiale, celle provision de
chaleur (comme, du reste, la provision générale d'énergie du
globe terrestre), engendrée par la condensation fonctionnant
comme mesure propre à combattre le rayonnement (1), demeure
en butte à celle cause très active de diminution. Il est vrai que
ce mal porte en lui son remède, au moins jusqu'à un certain
point : Le rayonnement, enlevant au globe de la chaleur, diminue
d'autant la valeur totale des forces répulsives qui maintiennent
ses molécules à distance, c'est-à-dire favorise, ou même déter-
mine, sa contraction. Or, cette contraction diminuant le volume
total et partant la surface, diminue aussi la valeur totale du
rayonnement. Mais cette diminution de volume sans disparition
de matière, en d'autres termes cette augmentation de densité, ne
saurait être poussée au-delà d'une certaine limite, déterminée, à
chaque instant, par l'ensemble des conditions générales, tant
intérieures qu'extérieures, au milieu desquelles la condensation
s'opère. D'autre part, la diminution de son volume n'est pas le seul
moyen de réduire la surface d'un corps. Un autre moyen, très
efficace, c'est Y aménagement convenable de ce volume à l'intérieur
de la surface, c'est-à-dire le choix pour celle surface de la forme
la mieux appropriée. Le fait seul de la condensation ne saurait
assurer à un corps le minimum instantanément possible de sur-
face. Sa densité moléculaire étant fixée à chaque instant,
comme nous venons de le dire, et l'intensité absolue du rayonne-
ment dépendant de circonstances pareillement immodifiables par
l'astz'e lui-même, le problème imposé à la masse terrestre par le

(1) Voyez, à l'appui do lout ceci, notre Exposé raisonné de la théorie cosmor/onioue
moderne, dans les Mouat-Rosen, 189;j.
502 REVUE THOMISTE

principe de la conservation de l'énergie est donc constamment


celui-ci : « Enfermer un volume donné, impossible à modifier, dans
la surface extérieure la plus petite possible. »
La masse terrestre doit donc choisir, parmi toutes les formes
solides possibles pour elle, celle pour laquelle le rapport de la
surface au Arolume inclus est minimum. Or, la symétrie'essen-
tielle à toutes les transformations par lesquelles la planète a passé
jusqu'ici excluant toute figure qui ne serait pas régulière et cen-
trée, le choix est limité aux polyèdres réguliers. Cela étant, la
géométrie enseigne que, de tous les solides réguliers de môme
volume, c'est la sphère qui possède la plus petite surface. La né-
cessité thermodynamique s'ajoute donc aux raisons qui dérivent
de l'origine tourhillonnaire, pour faire prendre à la Terre la
forme sphérique. La tendance vers ce mode de symétrie est donc
la loi supérieure qui préside à la condensation tellurique, dès
l'instant où ce travail individuel commence, et ce que nous ve-
nons de dire de la Terre s'applique à un astre quelconque.
Ce premier résultat est exact, mais insuffisant. En effet, la
masse terrestre n'est pas immobile ; à quelque moment qu'on
la considère, elle est animée d'un mouvement tourbillonne!
qui comprend une translation dans l'espace el une rotation
du corps sur lui-même, Or, les calculs de Newton et les expé-
riences de Plateau ont montré qu'une masse fluide, pesante et
homogène (1) tournant sur elle-même doit, en vertu de la force
centrifuge développée par la rotation, prendre la forme d'un
ellipsoïde de révolution, c'est-à-dire d'une sphère aplatie aux pôles.
Mais, depuis Newton, la question a provoqué de nouvelles
études : Jacobi et d'autres mathématiciens ont prouvé que, pour

(1) Pour légitimer la supposition de cette homogénéité, qui n'était d'ailleurs, chez
Newton, qu'une assimilation faite en vue des calculs, on peut remarquer que la forma-
tion et le pelotonnement des tourbillons exigent des différences dans les vitesses des
filets contigus, mais ces différences résultant, dans un anneau, delà dislance des filets
au centre, il n'est pas nécessaire, pour expliquer le tourbillonnement, de supposer
l'hétérogénéité des filets différents. D'autre part, on peut admettre que la masse terrestre
était encore homogène, à ce moment-là, puisqu'elle provient de la matière cosmique
primitive qu'il est naturel et logique de se représenter comme homogène tant que les
réactions capables de la diversifier n'ont pas commencé. Or, l'exposé que nous avons fait
de la genèse des astres (Monat-Rosen) nous a montré des phénomènes mécaniques cl
plrysiques mais, jusqu'au moment présent, aucune action chimique de nature à rompre
l'homogénéité originelle de la matière.
t r^T~7^

LA FORME ])E LA TERRE 503

une masse pesante animée d'un mouvement de rotation axiale,


la forme de Yellipsoïde.de révolution n'est pas absolument indis-
pensable, mais que la figure plus générale de Yellipsoïde à trois
axes, étant encore une figure d'équilibre pour les circonstances
indiquées, peut suffire (1). Pour la Terre, il y a lieu de croire, ce-
pendant, que c'est la figure de révolution qui s'est produite. Quoi
qu'il en soit, d'ailleurs, un point est acquis, c'est que l'aplatisse-
ment polaire provient du mouvement de rotation et de lui seul. Il
se dessine dès l'origine de ce mouvement, acquiert sa valeur
définitive dès que la vitesse de la rotation est iixéc et, à partir de
ce moment, ne change plus, tant que les conditions du mouve-
ment restent les mômes. Ce n'est pas à dire qu'il ne puisse plus
changer; en effet, la fluidité ignée de la masse interne ne pa-
raît pas être, comme on l'a cru longtemps, une condition néces-
saire de cet aplatissement. L'énorme pression des masses super-
posées doit suspendre les effets de la cohésion dans les régions
profondes et mettre leurs matériaux dans cet état de plasticité la-
tente, comme l'appelle M. Heim, que révèle la structure de cer-
tains plissements montagneux formés sous la charge de massifs
entiers de terrains que l'érosion a enlevés depuis. Dans cet état,
la masse du globe, môme solide, doit être plastiquement défor-
mable et pouvoir se comporter vis-à-vis de la force centrifuge
comme un fluide plus ou moins visqueux. Donc, en admettant
même comme le prétend une certaine école, que l'intérieur de la
Terre soit actuellement tout à fait solide, cela n'empêcherait pas
l'aplatissement de varier encore s'il y était sollicité par une rai-
1
son mécanique extérieure. Inversement, on ne pourrait plus
:
invoquer cet aplatissement en preuve de la fluidité primitive du
globe, laquelle du reste n'a pas besoin de cet argument. Mais
laissons ces questions qui n'ont pour nous qu'un intérêt secon-
daire ; le résultat auquel nous sommes parvenus est le suivant:
« A la fin de la phase sidérale (2) de son existence, la Terre a pris
la forine d'un ellipsoïde de révolution. »
La tendance à la condensation, qui s'était manifestée dès l'ori-

(1) Avec la plupart des astronomes et des géologues, nous partageons l'existence des
planètes en deux parties : la phase sidérale avant et la phase planétaire après la forma-
tion de la croûte rocheuse supprimant la radiation lumineuse.
(2) S. Guxtiieb, Lehrbkch der Ceophytil; I, 109.
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504 REVUE THOMISTE

gine, n'a cessé de régner et, sous son influence, la masse tellu-
rique, d'abord gazeuse, est devenue liquide. Etant donné le faible
volume de la Terre, le passage y a été rapide de l'état gazeux â
l'état liquide. Le globe présente alors l'aspect d'un magma à l'é-
tat de fluidité ignée, dans lequel les marées lunaires se font puis-
samment sentir. Ce magma étant à une température très élevée,
se refroidit rapidement en rayonnant vers les espaces ; aussi rapi-
dement, du moins, que le lui permet sa vaste atmosphère, con-
tenant, toute l'eau des océans futurs et les vapeurs de plusieurs
substances volatiles actuellement fixées, ce qui porte sa pression
à 250 ou 300 fois sa valeur actuelle. Ce rayonnement calorifique
s'effectue selon la loi de Newton : il est d'autant plus intense que
la différence de température est plus grande entre le globe
magmatique et les espaces ambiants. II arrive un moment où le
refroidissement, plus intense naturellement à la surface, y est
assez avancé pour permettre la formation de scories, constituées
par des silicates à la fois légers et très réfractaires, flottant sur le
bain en fusion.
Les lambeaux scoriacés, d'abord isolés, se soudent peu à peu,
formant une pellicule, d'abord très mince mais bientôt épaissie,
qui supprime immédiatement la radiation lumineuse, en môme
temps qu'elle gène, au point de finir par les annuler, les marées
lunaires de la masse interne. Avec l'extinction du globe, com-
mence la phase planétaire de son existence, qui dure encore au-
jourd'hui. Cette phase est donc caractérisée par la présence, à la
surface du noyau, d'une écorce rocheuse, solide et continue, que
nous appelons la lithosphère terrestre (1).
Dès que la lithosphère est formée, commence la série des
phénomènes mécaniques dus aux réactions mutuelles de l'é-
corce et du noyau central qu'elle enveloppe. L'ensemble de ces
réactions constitue ce que nous appelons le phénomène orogénique,
dans l'acception la plus générale du terme; c'est l'objet de la
géologie mécanique, voici en quoi elles consistent :

(I) Du grec lithos, pierre, et sphaïra, sphère: « sphère rocheuse », par opposition à
atmosphère, « sphère gazeuse », photosphère, « sphère lumineuse », hydrosphère, « sphère
liquide », formée' par la masse océanique, et pyrosphère, « sphère ignée », ainsi que
quelques auteurs allemands appellent le noyau central, faisant sur son état actuel une
hypothèse, très vraisemblable sans doute, mais néanmoins trop peu sûre, à notre avis,
pour servir de base à un terme de la nomenclature classique.
«Éâiii?

LA FORME DE LA TERRE 503

La lithosphère, une fois constituée, s'épaissit lentement par le


bas, mais elle n'offre encore,qu'une très faible résistance ; elle se
fendille el la pression des marées internes force, à chaque instant,
les masses demeurées par dessous à l'état liquide ou pâteux, ainsi
que les gaz qu'elles contiennent, à monter par les fissures et même
à s'épancher au dessus de l'écorce. Ainsi se forment toute sorte
d'injections, de veinules, de veines, de massifs ou de nappes
éruptives qui viennent prendre part à la constitution de l'en-
semble lithosphérique, de plus eu plus hétérogène, et modifier
par leur contact ou leur voisinage, les parties encaissantes. Pen-
dant ce temps, les parties supérieures de l'écorce sont de plus en
plus exposées à l'influence des puissances externes, ella dégradation
des assises déjà consolidées s'y ajoute dans une mesure toujours
croissante, comme cause de dépôt, à la cristallisation du milieu
liquide ambiant. La transition se prépare donc peu à peu entre
les portions de l'écorce produites par refroidissement et cristalli-
sation, d'une part, et les véritables formations sédimentaires,
d'autre part; ces dernières, oeuvre exclusive des agents de la dyna-
mique externe, composées de matériaux détritiques, dans le pre-
mier arrangement desquels la pesanteur est seule en jeu, prenant
de plus en plus le grand rôle. Sous cette double influence, la
croûte s'épaissit de plus en plus ; la chaleur obscure rayonnée par
la Terre diminue. En même temps la rotation diurne s'accélère et,
comme le Solei 1, qui vient de prendre figure, grandit constam-
ment, la Terre s'en rapproche de plus en plus, et la durée de sa
révolution diminue rapidement.
Pendant que ces transformations s'accomplissent, la lithosphère
continue à se refroidir, et ce refroidissement, qui l'a amenée de
l'état gazeux à l'état liquide et de celui-ci à l'état solide, se pour-
suit maintenant en s'accompagnant de contraction, jusqu'à ce que la
lithosphère soit arrivée à l'équilibre de température avec les es-
paces sidéraux, en d'autres termes, jusqu'à ce qu'elle soit complè-
tement refroidie.
En môme temps que la lithosphère, le noyau central se refroidit
aussi ; mais le refroidissement de la lithosphère marcheplus vite que
celui du noyau, car elle le protège contre le rayonnement, tandis
qu'elle-même n'a d'autre protection que celle de l'atmosphère. Se
refroidissant plus que le noyau, l'écorce se contracte davantage, et
806 REVUE THOMISTE

il arrive un moment où elle se trouve trop 2>etite pour lui. Il se déve-


loppe alors dans la lithosphère un système de tensions qui l'obligent
à sefendiller pour compenser son défaut de surface. Par ce moyen,
chacune de ses dimensions augmente de la somme des largeurs
des fentes perpendiculaires (1). Toute fente tend à s'ouvrir norma-
lemenr à la direction des tractions opposées qui la produisent. Or,
les fissures dont nous parlons, résultant de tractions contenues
dans l'épaisseur de la lithosphère et produites par la nécessité
d'échapper à la pression centrifuge verticale du noyau devenu trop
grand pour son enveloppe, ces tractions, opposées par couples,
sont donc horizontales, etles fentes qui en résultent deviennentplus
ou moins verticales, c'est-à-dire radiales. Cette position, coïncidant
avec la normale à la lithosphère, c'est-à-dire avec sa moindre
épaisseur, est celle pour laquelle l'effort de déchirement est mini-
mum; elle satisfait donc au principe de la moindre action, et cet
avantage, combiné avec la tendance précilée, lutte pour la verti-
calité des fentes contre l'hétérogénéité du milieu. De plus, les fis-
sures en question sont descentes de retrait, c'est-à-dire produites
par des tractions opposées, parallèles à la plaque à fissurer. Ces
tractions produisent donc un éloignement horizontal de leurs points
d'application, c'est-à-dire que les fentes qui en résultent sont
béantes (2). Etant béantes et verticales, elles peuvent servir de
(1) La nécessité directrice imposée à )a lithosphère par le principe de la moindre
action est encore, à ce moment, la figure sphèrique car, possédant le maximum de voluma
dans le minimum de surface, cette figure permet de réduire au minimum possible le
travail de fissuration.
(2) Ce qui, théoriquement, ne saurait être le cas des fentes de cisaillement ou a failles »,
produites par des efforts normaux à la plaque, c'est-à-dire verticaux. Dans ce cas. il y a
déplacement vertical relatif des lèvres ou « rejet », mais pas d'éloignement horizontal.
Pour qu'une fente de ce genre s'ouvre et puisse se minéraliser, il faut que des différences
alternatives dans la résistance à la traction des bancs traversés donnent à la faille la dis-
position en gradins, dans laquelle les bancs durs sont traversés selon leur normale et les
bancs tendres selon une direction oblique, voisine du pendage général de la fente. Il y a
alors glissement sans écartement des parties peu inclinée^ (platteuses), les unes sur les
autres, et éloignement horizontal des parties raides [dressantes) qui laissent entre elles
des vides (poches) capables de se minéraliser. D'où la règle connue : « Les parties raides
sont les parties riches ». — II n'y a, du reste, que ces deux, espèces de fentes. Celles qui ont
été attribuées à la Jlexion, à la pression, à. la torsion ou à Vondulation l'ont été à tort, parce
qu'on n'a pas su voir que, relativement aux régions fendues, ces efforts composés se ré-
duisaient localement en traction simple ou en cisaillement (par exemple, dans les expériences
de Daubrée). Oh sait, du reste, que la flexion et l'ondulation se composent de pression et
de traction; la torsion n'est qu'une forme'du cisaillement, et, quant à la pression, il est
évident qu'elle ne peut pas aboutir directement à la fissuration, puisqu'elle rapproche les
parties.
LA FORME DE LA TEKHE 507

canaux pour les venues centrifuges. C'est ce qui arrive : Il s'y pro-
duit, par suite de la tension et des marées de la masse interne, des
émissions éruptives qui ressoudent les fentes, constituent des
dykes rocheux et, s'épanchant au dehors, forment les grands
massifs granitiques de la période primitive. Ces émissions arrivent
à l'état igné, incandescent, souvent avec des gaz et des vapeurs
enflammés; elles rendent à certaines régions de la planète un éclat
local et momentané; la Terre est alors une étoile à catastrophes, vi-
sible temporairement des autres astres.
Mais le refroidissement gagne toujours dans la direction du
centre. Bientôt il atteint les couches les plus profondes de la li-
thosphère et touche au noyau. Il se forme en cet endroit une zone
dont l'état pâteux établit la transition entre le noyau fluide et
l'écorce solide. C'est comme une couche de colle qui soude Ja li-
thosphère au noyau, et dont l'influence, impossible à négliger, sur
les dislocations delà croûte,constitue le plus délicat des problèmes
orogéniques. Epaississant toujours, la lithosphère devient bientôt
trop forte pour pouvoir être rompue par les agitations du bain
interne. A partir de ce moment, les marées ne pourront plus
amener d'éruptions et, pour faire jaillir le magma central, il faudra
une action mécanique, émanant de la lithosphère elle-même.
D'ailleurs, le refroidissement de l'écorce touche à sa fin. Il a été
très rapide, parce qu'aucune enveloppe solide ne la protégeaiteontre
le rayonnement. Il est donc naturel qu'elle arrive bientôt à l'équi-
libre de température avec les espaces ambiants.
A ce moment-là, le refroidissement de la lithosphère est terminé,
tandis que celui du noyau, entravé par l'enveloppe mauvaise con-
ductrice que lui oppose la lithosphère, se continue encore, non
plus par la voie du rayonnement immédiat vers les espaces, mais
par l'entremise de l'écorce et la voie très lente de sa faible con-
duction (t). 11 y a donc un instant à partir duquel le noyau central
({) A partir de cet instant, la chaleur reste presque tout entière emmagasinée dans la
masse fluide intérieure ; le rayonnement du noyau vers les espaces devient très faible,
par conséquent, la tendance à le diminuer, tendance que nous avons vu dominer toute la
phasii sidérale, va s'affaiblissant. Avec elle, diminue jusqu'à s'annuler presque, la ten-
dance corrélative à prendre et à conserver la figure sphériqne en tant que thermoécono-
mique. Voilà pourquoi lorsque, dans la suite, nous parlerons de l'opposition faite à
l'écrasement polyédrique de la lithosphère par le noyau interne, nous pourrons négliger
complètement cette tendance, dérivant du principe de conservation de l'énergie, pour ne
nous occuper que de la tendance, toute différente dans son principe, qui pousse le noyau
Vers la forme ellipsoïdale et dérive pour lai de sa plasticité permanente et de. la rotation
diurne.
§08 " HE VUE THOMISTE

continue à se contracter, tandis que la lithosphère ne subit plus aucune


variation de volume. A partir de cet instant, le phénomène de tout à
l'heure se renverse : c'est le noyau qui devient trop petitp>our la litho-
sphère, et la lithosphère trop grande pour le noyau. La tendance de
l'écorce à se fendiller est donc supprimée ; les émissions centri-
fuges deviennent moins fréquentes cl moins abondantes; la Terre
cesse d'être une étoile à catastrophes pour devenir une planète
toujours obscure. Les éruptions se localisent dans l'espace et
dans le temps : dans l'espace, aux points où les phénomènes
orogéniques de détail ouvrent des fentes toujours étroitement
limitées; dans le temps, aux moments où s'ouvrent ces fentes,
c'est-à-dire aux époques de dislocation. Mais le phénomène capital
désormais est le suivant: Le noyau fuit par contraction, sous
l'écorce invariable, comme l'eau d'un étang en vidange sous la
glace qui la recouvre. Or, le peu d'épaisseur de l'écorce, la fai-
blesse de sa courbure et le nombre indéfini de fissures que lui a
léguées la période précédente l'empêchent de tenir au vide sur une
étendue appréciable. Il lui faut un appui en quelque sorte continu
qu'elle ne peut trouver que dans le noyau. Son poids la maintient
donc constamment appliquée sur le magma interne, comme un
corps flottant. Mais le volume du noyau va sans cesse en diminuant
et, pour le suivre dans son mouvement centripète, l'écorce est
obligée de s'accommoder' à cette diminution de la capacité qu'elle
enferme, sans pouvoir réduire le moins du monde son étendue
absolue, puisque, complètement refroidie, elle ne saurait plus
éprouver aucune contraction. Au reste, ce qu'il importe à l'écorce
de diminuer, ce n'est pas en réalité son étendue absolue, c'est la
projection de cette étendue sur la surface du noyau. Or, pour cela
il n'y à qu'un moyen, le plissement (1) et voilà l'origine de cette

(1) La chute centripète, sous l'influence de la pesanteur, d'un voutsoir (ou d'un groupe de
voussoirs) de la lithosphère, assimilée à une voûte spliérique, ne saurait produire l'effet
désiré. Kn effet, de deux choses l'une : Ou les voussoirs mohiles descendent'sans se plisser
ni plisser leurs voisins, et alors leur descente, écartant les voussoirs fixes, augmente la
surface totale de la lithosphère au lieu do la diminuer; — ou bien les voussoirs mobiles
,se plissent (en prenant à leur compte tout le ridement nécessité par leur descente ou en
le faisant partager aux voussoirs fixes voisins, peu importe), mais dans ce cas, le plisse-
ment (total) n'ayant d'autre but que de permettre la descente des voussoirs mobiles,
d'autre cause que leur coincement progressif entre les parois convergentes (radiales) de
leurs voisins, ce plissement se borne à racheter l'excès de largeur horizontale que les
voussoirs mobiles présentent à mesure qu'ils descendent. Il ne saurait dépasser cette
mesure, ni par conséquent modifier en rien la surface totale de l'écorce.
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LA FORME DE LA TERRE 509

Undance primordiale au ridement, déjà définie par Elie de Beau-


mont. La lithosphère se plisse donc et, diminuant ainsi son am-
pleur excessive, elle peut s'abandonner à un mouvement général
d'affaissement centripète et ne pas quitter le noyau. Ce mouvement
développe dans l'écorce une série d'efforts, tangentiels et radiaux
(compressions, torsions, tractions et cisaillements) et devient ainsi
la cause première unique de toutes les dislocations de détail (plis,
cassures, effondrements, etc.) dont l'ensemble constitue le phéno-
mène orogénique (1). Et nous voilà en possession du principe fonda-
mental de la géologie mécanique :
Le phénomèneorogénique consiste essentiellement dans Vaffaissement
centripète général et progressif de la lithosphère, par suite de la con-
traction lente et continue du, noyau interne.
Mais n'oublions pas qu'une dislocation, une déformation quelle
qu'elle soit est un travail et comme tel consomme, pour se pro-
duire, une certaine quantité de force vive. Or, en vertu du prin-
cipe de la moindre action, ou de la moindre consommation de force
vive, — qui n'est qu'une forme du principe général de conservation
de Vénergie, auquel sont soumises toutes les actions du monde
physique, — la lithosphère doit s'efforcer de réduire autant que
possible son travail de déformation, c'est-à-dire qu'elle tâche de
conserver le plus possible intacte son étendue superficielle. Le
problème à résoudre pour elle est donc à chaque instant :
« Enfermerunvolume donné (celui du noyau à l'instant considéré)
et impossible à modifier, dans la surface extérieure la phis grande pos-
sible. »
La lithosphère doit donc choisir, parmi toutes les formes
solides possibles pour elle, celle qui présente la plus grande
valeur pour le rapport de la surface au volume inclus. D'autre
part, le globe entier a déjà une forme ellipsoïdale très voisine de
la 'sphère parfaite. Les formes actuellement possibles pour la

(1) Le phénomène orogénique, lui-même, devient la cause indirecte du phénomène sé-


ilinicntaire, en ce sens qu'il produit les lignes de relief dont la auiTeclion ravive l'activité
des agents érosifs, dont la puissance est proportionnelle aux différences de niveau dont
ils disposent et qui, sans cette intervention, finiraient par n'avoir plus matière à s'exercer.
Ainsi se déroule l'histoire géologique, tandis que la primitive écorco se revêt d'un man-
teau de sédiments, tous constitués par des matériaux détritiques enlevés soit à celte pre-
mière eroûtesoil aux formations éruptives auxquelles elle a livré passage.

HEVUE THOMISTE. — 3e ANKJÎE. — 34.


510 REVUE THOMISTE

lithosphère se réduisent donc à celles qui peuvent dériver d'une


sphère par affaissement centripète général, c'est à dire lui être
inscrites. Or, les polyèdres réguliers sont seuls dans ce cas. La
lithosphère doit donc choisir parmi ces polyèdres celui qui, pour
un volume donné, offre la plus grande surface. La géométrie
enseigne que c'est le Tétraèdre; donc, a priori, la loi générale de
l'affaissement lithosphérique ne peut être autre que la tendance
vers la forme tétraédrique; celle-ci seule répond aux nécessites
mécaniques de cet affaissement.
Ce principe, on le voit, découle immédiatement de la nature
du phénomène orogénique, et cela par la voie infaillible de l'a-
nalyse mathématique. Il est indépendant de toute expérimentation
physique, de toute observation géologique, et par conséquent aussi
incontestable aujourd'hui qu'à l'abri de toute atteinte de la part
des progrès de la science. On conviendra qu'il mérite le premier
rang parmi les preuves de notre théorie, aussi tenons-nous à le
mettre bien en relief :
« La loi générale de
Vaffaissement centripète de la lithosphère est
la tendance vers la forme tétraédrique ».
Nous disons la tendance, et non Yacquisition ; on verra plus loin
l'importance capitale de cette réserve, mais continuons.
Une fois posé, le principe ci-dessus entraîne immédiatement
deux conséquences :
1° Pour une enveloppe sphérique qui s'écrase en vertu des
nécessités mécaniques auxquelles est dû l'écrasement centripète
des écorces planétaires, la forme sphérique ne répond pas aux
nécessités de l'écrasement. Une sphère qui s'écrase dans les con-
ditions que nous avons définies ne donne pas, comme polyèdre
d'écrasement, une autre sphère. Donc, pour, les astres à lithosphère
en voie d'écrasement centripète par contraction du noyau, pour la
Terre en particulier, la conservation de la forme sphéroïdale est im-
possible.
Dès lors, on ne saurait admettre l'opinion de l'école sphériste,
d'après laquelle notre globe, et les planètes en général, conser-
veraient à travers toutes les dislocations, qu'i Is subissent depuis le
commencement de la phase planétaire de leur existence, la forme
sphéroïdale que leur avait léguée la péi'iode sidérale. Cette opinion
LA FORME DE LA TERRE 511

est insoutenable à priori; d'ailleurs les arguments géologiques sur


lesquels elle prélend s'appuyer ne sont nullement concluants.
2° Des cinq formes polyédriques régulières possibles pour une
enveloppe sphérique qui s'affaisse d'un mouvement centripète
général, la forme tétraédrique seule répond aux nécessités méca-
niques qui régissent l'écrasement. Aucun des quatre polyèdres
restants ne répond à ces nécessités, aucun d'eux, par conséquent,
ne saurait représenter cette lithosphère écrasée. Dès lors, tout
système morphologique qui assigne à, la lithosphère écrasée une forme
polyédrique autre que le tétraèdre estfaux dans son principe. C'est le
cas, en particulier, pour le système pentagonal d'Elie de Beau-
mont qui assimilait la lithosphère écrasée à un dodécaèdre penta-
gonal régulier. Au reste, comme M. de Lapparent l'a fort judi-
cieusement observé (1), ce système, qui ne rencontre dans les
faits géologiques qu'un appui insuffisant, a en outre la grave
infériorité de ne pouvoir invoquer en sa faveur aucun argument
théorique conçu à priori. Il n'a pas été basé, comme il aurait dû
l'être, surtout de la part de l'inventeur de la tendance naturelle
au ridement, sur des considérations mécaniques tirées du refoule-
ment, mais au contraire sur l'élude du retrait des pâtes en voie de
dessiccation ou de refroidissement, c'est-à-dire sur Yétirement. Il
pourrait donc à la rigueur, si l'observation géologique ne l'infir-
mait pas, s'appliquer à la jsremière période de l'existence de la
lithosphère, dominée par la tendance à la fissuration, tandis qu'il
ne saurait convenir à la phase actuelle, dans laquelle un état
général de compression horizontale engendre la tendance au ride-
inent, précisément inverse de la première.

II

DEGRE DE SYMETRIE DU HÉ8J2AD

Nous avons établi que la tendance vers la forme tétraédrique


constitue la loi général de l'écrasement litliosphérique. Pour
arriver à ce principe, nous avons appliqué à la lithosphère ler-
(1)La Symétrie sur le Globe, p. 17; Traité de Géologie, 3<> éd., p. 1582 ; et .Lettre de
M. de Lapparent à l'auteur*
mmsmMMM

512 REVUE THOMISTE

restre, et à celles des planètes en général, les lois de la mécanique


rationnelle, sans affecter le résultat ainsi obtenu d'aucun coefficient
d'application. Or, ces lois ne s'appliquent sans correction qu'aux
'milieux homogènes au point de vue mécanique. La marche que
nous avons suivie revient donc à considérer les lithosphères
comme des enveloppés homogènes*, et force nous a été de la suivre,
attendu que le coefficient de correction, dont on peut théorique-
ment indiquer le rôle, est impossible à déterminer. Mais, nous
dit-on, ce que l'observation nous a appris de la constitution de
la lithosphère terrestre interdit absolument cette assimilation. La
géologie montre que la composition lilhologique de l'écorce, la
disposition tectonique qu'y affectent les masses rocheuses, son
état calorifique, sa teneur en eau ou en éléments argileux, etc.,
toutes choses variables d'un point à l'autre, en font un tout émi-
nemment hétérogène, et il doit en être de même des lithosphères
planétaires. Dès lors, notre point de départ serait faux et notre
théorie entièrement vaine.
Ce serait malheureux, mais on va voir qu'il suffit de préciser
notre opinion pour la justifier. La constitution variable de la
lithosphère, dit-on, en fait une enveloppe hétérogène au point
de vue mécanique. Dans le détail, soit; mais dans l'ensemble,
non. II y a, en effet, un élément, déjà aperçu par Élie de Beau-
mont (1), et qu'il ne faut pas oublier, c'est l'extrême minceur de
l'écorce comparée à son étendue. Grâce à cette minceur, doit-on
penser, la croûte se comporte dans son ensemble, vis-à-vis des
agents de dislocation, comme une enveloppe sensiblement homo-
gène (2). Il s'agit donc d'établir ce principe: La lithosphère ter-
restre est extrêmement mince relativement à son étendue.
On en peut donner deux raisons, la première est basée sur les
considérations géothermiques, la seconde sur le principe de la
plasticité latente. Commençons par la première : Elie de Beau-
mont fixait l'épaisseur de l'écorce à 40,000 ou 50^000 mètres.
M. Folie lui donne au plus 1/100 du rayon, ce qui fait 60,000 mè-
tres. M. de Lapparent pense qu'à des profondeurs probablement

(1) In Lai'parenXj op. cit., p. 1577.


,
(2) Nous sommes obligés d'emprunter nos arguments à la lithosphère terrestre, la seule
que nous connaissions assez, mais rien n'empêche de les appliquer-aux' autres écorces
planétaires, puisque leur histoire est la même. '
^'" A1 "T~"y-iJ" --^ - ' • > -
^ ' ^ y - _^ "-r-T'—r k v "- ?*5~->^-~r-

IA FORME DE LA TERRK 513

voisines de 60 à 70 kilomètres, l'écorce doit passer peu à peu à


une zone de matières doût la température est extrêmement éle-
vée (1). En appliquant la formule qui résume les opérations faites
au grand sondage de Schladebach, dans la Saxe prussienne, il
trouve que la température de deux mille degrés, correspondant à
la fusion de toutes les roches, doit régner à 71 kilomètres au des-
sous de la surface (2). Pfaff indique 80 à 90 kilomètres. La for-
mule géothermique de Henrick donne, pour la température de
2,500 degrés, une profondeur de 84 kilomètres (3). Ami Boue
indique 100,000 mètres (4); Pilar, 1/40 à 1/50 du rayon, au
maximum 120,000 mètres. Enfin, il n'y a pas lieu de s'arrêter
aux systèmes qui, comme celui de M. J. Darwin, avec son mini-
mum de 1,600 kilomètres, équivalent à admettre la solidité inté-
grale de notre planète (5). D'abord, comme le remarque judicieu-
sement M. de Lapparent, tous ces calculs ont le tort grave d'ap-
pliquer à une matière essentiellement complexe le raisonnement
mathématique, qui ne convient qu'aux problèmes simples. Tous
sont obligés de prendre pour point de départ des postulats inad-
missibles aussi bien au point de vue expérimental qu'au point de
vue logique. Ces calculs sont pour le moins prématurés, leur
précision apparente ne saurait faire illusion sur la faiblesse des
données qui leur servent de base et, quant à la résistance de la
lithosphère, son état de corps flottant sur le noyau suffirait à la
faire retirer du débat s'il n'était prouvé, comme nous allons le
voir, qu'elle s'annule forcément à un,e profondeur relativement
faible.
Parmi les chiffres admissibles, le minimum est de 40.000 mè-
tres, le maximum, de 120.000, ce qui donne la moyenne de
80.000 mètres, assez voisine du chiffre de M. de Lapparent
bien que moins favorable encore à la théorie de la minceur
de l'écorce. Si nous nous basons sur ce nombre, on né pourra
donc pas nous accuser de plier les faits à nos idées théoriques.
Or, le rayon terrestre étant d'environ 6.000.000 de mètres

(1) Traité de Géologie, 3° éd., p. 510.


(2) Ibidem, p. 492.
(3) S. Guntiieh, Geophysilt, I, 308.
(4) Ibidem,'p. 323.
(5) In Lapparent, qp, cit., p. 519.
.
514 REVUE THOMISTE

(6.378.284 mètres pour le rayon équatorial), les valeurs extrêmes


pour l'épaisseur de la lithosphère lui donnent respectivement
1/150 et 1/50 du rayon, la moyenne étant de 1/75.
Les valeurs de ce genre étant très difficiles à fixer exacte-
ment, une bonne moyenne doit paraître ce qu'il y a de plus
juste, de plus satisfaisant pour le véritable esprit scientifique.
Nous adopterons donc la valeur de 1/75 du rayon et notre
assertion sera vérifiée : La lithosphère terrestre est extrême-
ment mince relativement à son étendue.
La seconde raison est tirée de considérations toutes différentes :
La lithosphère est, d'après sa définition classique, une écorce so-
lide, rigide, tandis que le noyau est une masse plastique, que sa
plasticité lui vienne de sa température ou de la pression qu'il
supporte ou des deux causes à la fois. Or, il est aisé de faire
voir que la solidité, la rigidité, de la lithosphère disparait à une
profondeur relativement faible, pour faire fylace à l'état de plas-
ticité latente résultant pour toutes les roches de la charge
qu'elles supportent. M. Ileim, qui a donné la théorie de cet
étal particulier, le définit comme suit (1) : Les termes dur
et tendre, dit-il, n'ont rien d'absolu; les qualités qu'ils expri-
ment dépendent entièrement des circonstances. Un corps paraît
dur lorsque la pression qu'on exerce sur lui ne dépasse nulle
part sa cohésion. Il paraît cassant, se brise et se réduit en
poudre, lorsqu'on exerce sur lui, d'un seul côté, une pression
supérieure à sa cohésion. Mais la pulvérisation devient impos-
sible au cas où la pression supérieure à la cohésion agit en
tous sens. Les grains de poudre qui se forment ne peuvent
s'éloigner au delà de la sphère des attractions moléculaires
ni, par conséquent, échapper à la cohésion ; le corps demeure
donc entier. Mais la pression qui, appliquée d'un seul côté,
briserait le corps, se borne maintenant à neutraliser partiel-
lement la cohésion : Les molécules ne peuvent pas s'éloigner,
leur distance mutuelle reste invariable. Mais ce qui devient
variable à volonté, c'est leur position réciproque. C'est absolu-
ment comme des sphères qui seraient assujetties à demeurer
tangentes, mais dont les points de tangence facultatifs, leur per-

(1) Meehanhmus der Gebirysbilduntj, p. 79 etsuiv.


LA FORME DE LA TERRE 515

mettraient de rouler les unes sur les autres. Dans ces conditions,le
corps devient parfaitement plastique, tout en conservant pro-
bablementla même résistance à l'écrasement. L'équilibre molécu-
laire est instable ; il est en butte à une plasticité qui n'at-
tend pour se manifester que la rupture de l'équilibre entre
les pressions extérieures à chaque élément du corps. C'est cet
état particulier que M. Heim appelle la plasticité latente. Ce
terme a été critiqué; nous ne voyons pas bien pourquoi. II
nous paraît très juste et entièrement expressif; nous conti-
nuerons à nous en servir jusqu'à ce qu'on en ait proposé un
meilleur. Comme on le voit, cet état est tout à fait analogue
à celui d'un liquide, sauf que, dans les solides en général et dans les
roches en particulier, lefrottemententreles particules est beaucoup
plus grand et demande, pour être annulé, des surcharges plus
considérables. La plasticité latente des roches n'est pas une pure
conception théorique. Comme la pression orostatique, dont elle
dérive qui, elle, résulte de l'arc-boutement mutuel des particules
lilhosphériques sous l'influence de la tendance centripète, la
plasticité se révèle, de bien des manières, dans l'allure des
dislocations montagneuses et dans les travaux aux grandes
profondeurs. Ce n'est, malheureusement pas un mythe; ce
double agent est au contraire parmi les plus redoutables ennemis
de l'ingénieur des mines et de l'ingénieur des tunnels qui,
avouant leur quasi-impuissance à son égard l'ont surnommé
l'effort irrésistible.
Ainsi donc, les roches qui, à l'air libre, sont rigides et cas-
santes, c'est-à-dire indéformables, deviennent parfaitement
plastiques sous l'influence des pressions énormes dues aux masses
surjacentes et répercutées en tous sens, grâce à l'arc-boute-
ment dont nous venons de parler. On peut reproduire expé-
rimentalement ce curieux phénomène, à la condition d'enfermer
le corps sur lequel on opère dans un vase résistant qui l'em-
boîte exactement et dont la mission est de répercuter en tous
sens, d'après le principe de Pascal; la pression qu'on exerce.
Des expériences de ce genre ont été faites, mais nous n'avons
pas à nous en occuper ici. Ce qui doit attirer notre attention,
c'est la valeur des pressions nécessaires pour produire la plas-
ticité latente, ou mieux encore la profondeur à laquelle les
WfZPï^^fi&M^'

516 REVUE TUOMISTE

roches peuvent prendre cet état. Or, cette profondeur est facile
à déterminer.
La résistance à l'écrasement de la plupart des matériaux a
été déterminée, et môme plus d'une fois, par des expérimen-
tateurs différents, dans un but technique. La pression néces-
saire pour pulvériser un fragment de roche, ou comme l'on
dit, -la résistance cl l'écrasement de la roche considérée, com-
porte, d'après M. Heim (1) et par mètre carré de section
chargée, les valeurs suivantes :
Briques 400.000 kilogrammes.
.
Grès divers 2.000.000 à 3.000.000
Calcaires compacts. 3.000.000 à 5,000.000
. . . . . .
Granit frais 5.000.000 à 7.000.000
Porphyre felsitique frais 8.000.000 kilogrammes.

A l'aide de ces valeurs, on peut chercher quelle doit être


la hauteur h d'une colonne formée de la roche en question,
pour que le poids de cette colonne écrase son pied.' Pour cela,
soient :
S, la section de la colonne, supposée prismatique ou cylin-
drique;
p, le poids de l'unité du volume de la roche en cause;
,cr
le coefficient de rupture à l'écrasement de cette roche,
c'est-à-dire la charge nécessaire, par unité de surface, pour
écraser la roche.
Le poids total de la colonne rocheuse sera S h p, et nous
allons écrire «que ce poids est précisément la charge néces-
,
saire pour écraser le pied de la colonne :

S h p=S cr

d'où h = —
P
c'est-à-dire que la hauteur à donner à une colonne rocheuse pour
que son poids écrase son pied est égale au quotient du coeffi-
cient de ?'upture de la roche par le poids de son unité de volume.

(1) Mechanismus, p. 88.


s* 4 -v/T ' '-;«; * -,-•-.-r^.—^y-^-Tr-^-,^ - f„u ^.,.^™_^r__v____r7.

LA FORME DE LA TEHRË 517

M. Heim donne, pour résultat de ce calcul, les quelques


valeurs suivantes :
Briques 166 mètres.
Grès 900 à 1.300 —
Calcaires 1.100 à 1.800 —
'
.

Grès quartzeux de Taveyannaz. 2.160 —


.
Granités et gneiss 1.800 à 2.600 —
Porphyres. 2.860 —
.

En faisant usage des valeurs de p et de a indiquées par le


Manuel-formulaire de Blétry frères, ingénieurs, nous avons
obtenu les valeurs suivantes pour/* :

P a h
Hoches Poids du m3 Résistance <i l'écras. en kg. Valeur en M.
en kg. par m2 de surface.

Porphyre 2.870 24.700.000 8.606


Basalte 2.930 20.000.000 6.780
Grès dur 2.380 8.780.000 3.403
Marbre 2.700 3.100.000—7.900.000 1.148—2.926
Granité 2.700 7.030.000 2.604
Syénite 2.850 (3.200.000 2.173
2.000-2.600 1.000.000—3.000.000 500—1.154
Briques 1.360 1.020.000 1.038 (max)
Grès tendre.. 2.370 40.000 15,5

Les valeurs obtenues pour h diffèrent sensiblement selon celles


qu'on adopte pour v, or, ces dernières varient beaucoup selon les
auteurs. Les colonnes, dont nous venons de calculer les hauteurs,
sont encore portées par leur pied, mais tout accroissement de hau-
teur, si faible soit-il, amène immédiatementl'écrasement du pied,
dont la poussière estexpulséelatéralement jusqu'àce que lacolonne
se soit abaissée à la valeur limite de sa hauteur. Si la fuite latérale
des poussières est entravée, la déformation ne peut avoir, lieu;
mais la cohésion du pied de la colonne est instable ; la déformation
n'attend pour se produire que l'ablation des pressions latérales.
En d'autres termes, le pied de la colonne est en état de plasticité
latente; c'est bien ce que nous voulions obtenir.
T"V ï " ;• ~ ' "> ^ ^

318 - REVUE THOMISTE

La valeur la plus élevée de A est toujours celle du porphyre, et


on peut estimer son maximum à 8000 mètres environ. Donc, en
prenant le chiffre rond de d 0,000 mètres, on est sûr de trouver, à
cette profondeur, toutes les roches en état de plasticité latente.
C'est-à-dire qu'à dix-mille mètres de profondeur, toute distinction
pratique disparaît entre Vétat solide et Vétat liquide, et cela quelles
que soient les conditions thermiques (1). La valeur de 80.000 mètres,
précédemment adoptée pour l'épaisseur delà lithosphère, se réduit
donc encore : Sur ce chiffre, le huitième externe, rigide et solide,
constitue à lui seul, en réalité, toute la lithosphère. Les sept hui-
tièmes restants sont parfaitement et nécessairement plastiques, et
ils le demeureront toujours, quelle que soit leur température. C'est
dire qu'ils se confondent avec le noyau et, qu'en réalité l'épaisseur
de la lithosphère est de 10.000 mètres, soit un six-centième du
- rayon (2).
(1) On pourrait objecter à la plasticité latente rlu noyau la haute température des ré-
gions internes, dont les effets tendent à diminuer ceux de la compression. Mais cet argu-
ment, juste s'il s'agit de combattre la théorie des grandes densités que les matières internes
devraient à leur propre poids, n'est plus de mise en ce qui regarde la plasticité latente,
laquelle trouverait encore, dans la compression atténuée qu'on lui concéderait, une cause
plus que suffisante et qui, d'autre part, s'arrangerait fort bien du concours de la chaleur,
venant diminuer les attractions intermoléculaires et, par le fait, réduire d'autant les frot-
tements qui s'opposentà la plasticité.Quant à la densité elle-même, elle n'entre pas direc-
tement en cause. La présence de gaz en tension dans le magma interne ne nous semble
pas devoir être contestée. Mais, au point de vue qui nous occupe, ces intcrcallations
gazeuses sont négligeables, car elles ne peuvent subsister qu'à la condition d'avoir une
tension égale aux pressions extérieures qu'elles supportent (Sinon, elles sont écrasées et
les molécules gazeuses séparées pénètrent entre celles du solide ou du liquide ambiant :
le gaz est dissous.) Auquel cas elles agissent comme toute autre masse mise à leur place :
elles figurent des portions de paroi appliquant le principe de Pascal, combiné avec celui
de l'égalité entre l'action et la réaction.
\ (2) Ce principe est de'la plus haute importance, en ce qu'il enlève toute utilité réelle
aux discussions sur l'épaisseur de l'écorce, basées sur les phénomènes géothermiques.
L'incertitude des données suffisait à les rendre oiseuses, mais il n'en est que plus pré-
.cieux de posséder un moyen de s'en passer.
La forme des montagnes est le plus souvent pyramidale, et il en résulte que la pression
qu'elles exercent sur leur pied est beaucoup plus forte dans la région centrale, sous le
sommet, que vers les bords. Mais, en moyenne, la pression sur la base est plus faible que
dans une colonne rocheuse qui aurait la hauteur de la montagne, et d'autant plus faible
que la base est plus large. C'est pourquoi les montagnes peuvent, sans écraser leur pied,
dépasser do beaucoup les hauteurs maximales indiquées. Le Glaerniscb, l'une des som-
mités des Alpes les plus isolées, dépasse de ses parois abruptes les vallées environnantes
de 1900 à 2400 mètres, c'est-à-dire d'une hauteur bien supérieure au maximum possible
pour une colonne calcaire. La pression moyenne qu'il exerce sur sa base, au niveau des
vallées d'alentours, est de 220.kilogrammes par centimètre carré, tandis que la résis-
tance à l'écrasement du calcaire qui le constitue atteint 330 à 400 kilogrammes par cen-
timètre carré, c'est-à-dire près du double. Le Cervin, le plus hardi peut-être dos sommets
-^&ï> " M
- ' ; - '• - -
> , > t ,s

LA FORME DE LA TERRE 519

Nous pouvons donc bien prétendre que la lithosphère terrestre


est extrêmement mince relativement à son étendue. Partant delà, nous
pouvons admettre qu'elle se comporte, dans son ensemble, comme
une enveloppe homogène, et appliquer aux dislocations de cet en-
semble les méthodes mathématiques, comme nous l'avons fait.
En somme, donc, la lithosphère n'est hétérogène au point
de vue mécanique que dans le détail, quand on considère des
portions d'écorce assez petites, des dislocations d'amplitude
assez faible pour que la minceur de l'enveloppe ne puisse
racheter son hétérogénéité. Alors, les différences d'état molé-
culaire des diverses parties de la lithosphère ne peuvent pas se
compenser et l'écorce apparaît comme hétérogène. Mais dans son
ensemble, ou déjà pour de très grandes zones, pour des dislo-
cations de grande amplitude, comme celles qui règlent les traits
généraux de la géographie et de la géologie terrestres, on peut
admettre que la minceur annule les effets de l'hétérogénéité.
La méthode étant légitime, le résultat sera exact et nous pour-
rons bien prétendre, comme nous l'avons fait, que la tendance
vers la forme tétraédrique constitue la loi dominante de l'écra-
sement lithosphérique, —- préside aux grands traits de la
géographie et de la géologie, — mais, hâtons-nous de l'ajouter
il serait faux d'en chercher les conséquences jusque dans les
détails de cette même géographie, de cette môme géologie.
Ce serait une utopie que d'installer à la surface du globe un
réseau tétraédrique riche en éléments de symétrie, c'est-à-dire
possédant un grand nombre de mailles de cercles et de noeuds,
et de chercher à y rattacher les accidents secondaires de la
lithosphère : les chaînes de montagnes, les alignements de failles
et défilons.

alpins, avec les aiguilles du Mont-Blanc, exerce sur sa base une pression égale seulement
au quart de la résistance de celle-ci à l'écrasement.
M. Ileim, à qui sont empruntées toutes ces données, remarque encore que les chiffres
donnés ci-dessus, pour les résistances àl'écvasement, ont été obtenus dans des expériences
de courte durée (une demi-Jiewe environ, pour chaque essai),, dans lesquelles on faisait
augmenter très rapidement la pression, jusqu'à ce que rupture s'ensuivit. Les chiffres
donnés se rapportent donc à un écrasement brusque, et les limites qui correspondraient
à une action lente et continue seraient bien moins élevées. Les craquements, indices de
déchirements internes, qui, dans les expériencesd'écrasement, se font en tendre longtemps
avant que la rupture survienne, prouvent que la cohésion est déjà notablement altérée
par une force très inférieure à celle qui amène l'éclatement définitif. tl
Sftrais

520 REVUE THOMISTE


-

Sans doute, la tendance à la régularité mathématique se


retrouve dans tous les phénomènes de dislocation mais, la plupart
du temps, cette tendance est contrariée par le défaut d'homo-
généité du milieu. Cette influence perturbatrice de l'hétérogénéité
se. fait sentir aussi bien dans les dislocations de dimension
moyenne ; chaînes de montagnes et grandes failles, que dans les
déformations intimes des roches dont l'ensemble constitue le
métamorphisme mécanique. Dans les deux cas, nous voyons à
chaque instant la direction primitive des efforts déviée par
la présence de lignes ou de surfaces de moindre résistance,
preuve évidente que le milieu considéré n'est pas homo-
gène au point de vue mécanique. La déviation des efforts
entraîne naturellement la déviation des dislocations résultantes.
C'est ainsi que la composition lithologique variable de Fécorce
imprime des déviations faciles à constater, aussi bien aux rides
montagneuses qu'aux fentes filonicnnes ou stériles. C'est ainsi
encore que les phénomènes de schistosité, de clivage et de
microclivage nous avertissent que, à part des circonstances spé-
ciales, la faculté de se prêter à la déformation n'est pas la même
suivant toutes les directions, dans le milieu rocheux (1).
En résumé, la lithosphère, considérée dans le détail, est un
milieu essentiellement hétérogène au point de vue mécanique.
Mais cette hétérogénéité disparaît, son influence s'annule, quand
nous considérons la lithosphère dans son ensemble, ou même .
déjà pour des calottes sphériques assez grandes pour que leur
étendue soit hors de proportion avec leur épaisseur. Dans ce cas,
la minceur de l'enveloppe rachète son hétérogénéité.
\()r, des dislocations de très grande amplitude, telles que les
flexions qui transforment le sphéroïde primitif en tétraèdre,
affectent des portions de la lithosphère suffisamment étendues
pour pouvoir être considérées comme homogènes. Nous avons
donc le droit d'appliquer, comme nous l'avons fait, à l'étude
de ces dislocations primaires les théorèmes de la mécanique ration-
nelle, et nous avions raison de prétendre que la symétrie tétraé-
drique présidé aux grands traits de l'écrasement orogénique, mais
qu'elle ne saurait en régler les manifestations secondaires.
(1) On trouvera des détails fort intéressants sur cette question dans l'ouvrage du pro-
fesseur Alb. Heim: Meehanismiis der GebirffsbildUng, et les traités de minéralogie ensei-
gnent les phénomènes analogues présentés par les cristaux et les amas cristallins.
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LA FORME DE LA TERRK 521

Ça été précisément le lort d'Elic de Beaumont que de descendre


trop avant dans les détails et de demander de son système pentcc-
(jonal plus qu'on ne doit attendre de théories de cette nature.
Sans l'avouer expressément, sa méthode revenait à considérer la
lithosphère comme homogène dans le détail, comme susceptible
d'obéir à une loi mathématique jusque dans ses dislocations
secondaires. Cette prétention engendrait le besoin d'un grand
nombre de coïncidences entre les points ou les lignes du réseau
et les points ou les lignes de dislocations réelles. Ce besoin a
égaré le savant géologue sur une fausse piste; il lui a fait perdre
de vue les raisons de causalité qui auraient dû le guider dans le
choix de son réseau, pour ne lui faire plus chercher que le
maximum possible de richesse en éléments de symétrie, cela afin de
multiplier les chances de coïncidence. Voilà uniquement pourquoi
Elie de Beaumont a choisi le réseau le plus riche jiossible, le réseau
pentagonal, sans se demander'si ce réseau répondait aux néces-
sités mécaniques de l'écrasement lithosphérique. Ce principe,
que l'écrasement lithosphérique s'effectue selon le maximum pos-
sible de symétrie (principe dont Elie de Beaumont ne s'est pas
occupé, du reste) est absolument faux, parce qu'il suppose la
lithosphère homogène non seulement en détail mais à l'infini.
Si, à défaut d'arguments de causalité, c'étaient des raisons de
symétrie qui nous guidaient dans le choix de notre « polyèdre
lithosphérique», nous choisirions au contraire le plus pauvre en
symétrie, car : 1" un tel réseau s'appliquerait à la lithosphère :

dans son ensemble seulement, ce qui est conforme aux exigences


précédemment établies, et 2°, les coïncidences géographiques et
géologiques, rendues aussi difficiles que possible par la pauvreté
du réseau, acquièreraient ainsi le maximum de valeur probante.
Or, ce réseau, le plus simple possible, est précisément le réseau
tétraédrique.W est formé par la réunion des six grands cercles,
se coupant trois à trois suivant des angles de 120 degrés, qui résul-
tent de l'inscription dans la sphère du solide géométrique appelé
tétraèdre régulier. Chacun de ces six cercles détermine une arête
du solide et deux médianes, une dans chaque face non adjacente
à l'arête considérée. A eux seuls, ces six cercles déterminent donc
l'inscription du tétraèdre fondamental et celle de ses trois dérivés
cristallographiques : Yhexatétraèdre (obtenu en employant les
m

522 REVUE THOMISTE

médianes dans toute leur longueur), le tritétraèdre ou tétraèdre


tripyramidé (en employant de chaque médiane la portion com-
prise entre le centre de la face et un de ses angles) et le dodécaèdre
trapézoïdal (en prenant de chaque médiane la portion située
entre le centre de la face et le milieu de l'un de ses côtés). Tels
sont les éléments de la symétrie tétraédrique : Six cercles, ni plus,
ni moins, tandis qu'Elie de Beaumont et son successeur, M. de
Chancourtois, en avaient porté le nombre à plus de 159, et ils
n'étaient pas près de renoncer à la faculté que leur donnait la
propriété de leur réseau de pouvoir s'enrichir indéfiniment. Nous
ne retomberons pasj en faveur du système tétraédrique que nous
défendons, dans les mêmes errements. Nous nous garderons bien
de chercher à enrichir notre réseau par addition de cercles auxi-
liaires. De cette façon, nous échapperons à l'un des reproches
principaux qu'on a adressés au système pentagonal; les coïnci-
dences géographiques que nous pourrons obtenir} auront lieu
forcément au profit des éléments principaux de notre système,
puisque ce système n'en renfermera pas d'autres. En outre,
lorsque nous chercherons des coïncidences géographiques ou géo-
logiques, nour nous bornerons aux grands traits de la figure du
globe (ou des autres planètes), nous gardant bien de descendre
dans les détails. C'est à cette condition seulement, répétons-le,
qu'on peut se permettre l'application si féconde de la mécanique
aux questions de géographie générale. C'est à cette condition,
qu'on peut espérer triompher des préventions accumulées contre
les méthodes mathématiques en géologie par l'abus qui en a été
fait (1).

(Asuivre.) R. de Girard,
Professeur à l'Université de Fribourg (Suisse).

(1) Une propriété du réseau tétraédrique (comme de tous les réseaux polyédriques, (lu
reste); très précieuse au point de vue de l'emploi, géographique, consiste à se développer
sur le plan de l'une des faces du solide, sans se dé/ermer aucunement. Dans ce .développe-
ment, chacune des arêtes latérales de notre solide se compose de deux parties à 180", et
chaque arête est perpendiculaire aux deux médianes qu'elle détermine.
{Suite.

Les doux basiliques du Vatican et de la voie Osticnnc, bâties au


ive siècle sur les tombeaux des apôtres Pierre et Paul, ne sont point les
seuls monuments de la Ville Eternelle auxquels se rattache le souvenir
des deux fondateurs de la communauté chrétienne de Rome. Leur séjour
dans la capitale a donné origine à plusieurs traditions locales, qui se con-
servent encore aujourd'hui, grâce aux sanctuaires érigés aux endroits
mômes qu'on dit avoir été sanctifiés par le £>assage des apôtres. Telles
sont la basilique de Sainte-Pudentienne, bâtie sur la place occupée autre-
fois par ïa maison de Pudeiis, dans laquelle saint Pierre aurait trouvé;
l'hospitalité à Rome ; l'église de Sainle-Prisquc sur l'Avenlin, sur l'empla-
cement de laquelle se serait élevée la maison habitée parles épouxAquilas
et Prisca, centre d'une communauté chrétienne à laquelle saint Paul
envoie un salut dans sa lettre aux, Romains. Devant les ruines grandioses
de la basilique de Constantin sur le Forum s'élevait autrefois une clia-
pelle, qui marquait l'endroit du conflit entre saint Pierre et Simon Je
Magicien, lequel joue un rôle important dans quelques récits a2ipcryphes
de l'antiquité. La catacoinbe Ostienne sur la voie Nomentane, un peu au
delà de la basilique de Sainte-Agnès, fut désignée anciennement par le
nom : ad Nymphas beuti JJeiri, expliqué par une autre notice de la
même éjioque nous apprenant que saint Pierre aurait baptisé en cet
endroit les lidèles qu'il avait convertis. A ces souvenirs topographiques
viennent s'ajouter d'autres « mémoires » de l'activité du prince des
apôtres, comme les chaînes conservées dans la basilique de San Pielro in
Vincoli, la chaire de saint Pierre enfermée dans l'autel absidal de la
basilique du Vatican. Il est certainement très intéressant de connaître les
titres sur lesquels on peut baser l'authenticité de telles mémorise des apôtres
Pierre et Paul à Rome. Plusieurs archéologues, parmi lesquels M. de
Rossi et M. Armellini, ont traite cette question pour l'un ou l'autre de ces
monuments, quand l'occasion se présentait, et récemment un autre archéo-
524 REVUE THOMISTE

logue romain, M. Orace 3IaruccM, a publié une monographie sur ces sou-
venirs topographiques et monumentaux, dans laquelle il a réuni tout ce
que nous savons à leur sujet (1). Il parvient à établir en leur faveur des
preuves historiques et archéologiques, qui nous reportent à une très
haute antiquité.
D'autres sanctuaires de Rome conservent d'une manière semblable les
traditions locales touchant la vie et la mort des martyrs célèbres vénérés par
l'église de la capitale. Déjà, à plusieurs reprises, des fouilles exécutées
dans ces sanctuaires ont donné des résultais de la plus haute importance.
Dans le courant des dernières années, la basilique des saints martyrs Jean
et Paul sur le mont Goelius a été l'objet d'études et de travaux de ce
genre, exécutés par le R. P. Germano di San Stanisïao, de l'ordre des Pas-
sionnistes, auxquels le sanctuaire appartient. Les résultats des fouilles ont
dépassé toutes les attentes. On a retrouvé, sous le sol de la basilique
actuelle, le rez-de-chaussée de la maison habitée au ivc siècle par les saints
martyrs avec ses grandes salles encore ornées de peintui'es du m" et dii
îv" siècle, avec sa cuisine, ses magasins, ses chambres de bains. C'est
dans un coin reculé, sous un escalier de leur maison même, que Jean et
Paul avaient été tués jJour la foi pendant la j>ersécution de Julien l'Apos-
tat, et leurs coi^s vénérables avaient été enterrés à la même place. Gel;
endroit deux fois sacré fut changé en sanctuaire aussitôt après la mort des
martyrs, et vers la lin du iv" ou au commencement du vc siècle, une grande
basilique à trois nefs fut bâtie au niveau du premier étage de la maison, éi
on ne conservait de celle-ci qu'une partie des murs extérieurs, qu'on uti-
lisait pour la basilique. Le 11. P. Germano a fait connaître au monde
savant les résultats magnifiques de ses fouilles et de ses études dans un
beau volume richement illustré, qui contient la description détaillée de ce
monument unique au monde et d'une importance capitale pour l'archéo-
logie chrétienne (2). Nous y trouvons d'abord une partie concernant
plutôt l'archéologie profane, je veux dire la descrijîtion de la maison avec
ses salles et ses escaliers, ses chambres de bains et ses offices. Cependant
déjà ici les peintures qui décorent les parois des salles et des corridors
nous révèlent la profession de christianisme des propriétaires. Aucune
Jigure de divinité païenne ne frappe le regard du visiteur; par contre, au
milieu de peintures décoratives de différentes époques, il_y a quelques
sujets appartenant au cycle ouvertement chrétien. C'est ainsi que, dans la

(1) Or. Marucchi, le Memorie dei SS. Apostoli Pietro e Paolo nella citlà di Roma. Cou
iilcune notizie sut cimitero di Priscilla. Roma, 1893. — 131 p.
(2) La Casa Celimontanadei SS. martiri Giovanni.e Paolo, scoperla ed illustrata dal P.
Germano di San Stanislao, passionisla. Cou una pianta in cromolitografia e 84 fig. nel
testo. Roma, 1894.
BULLETIN ARCUÉOLOGIQUK 525

salle principale, le tablinum, sur la paroi au-dessous de la Voûte vis-à-vis


l'entrée, on voit représentée la ligure de l'orante, c'est-à-dire une
femme dans l'attitude de la prière, les bras étendus et quelque peu relevés.
Six compartiments de la voûte contenaient des images de prophètes ou
d'apôtres, occupés à lire ou à écrire; mais aucune de ces figures n'est
entièrement conservée. Dans le corridor qui conduit au tuMÏ/ium, j>rès de
la porte de celui-ci, nous voyons une autre image du cycle symbolique
chrétien. C'est un vase rempli de lait, placé sur un petit tronc de colonne,
entre deux brebis. Nous savons par plusieurs passages d'auteurs ecclé-
siastiques des premiers siècles, que le lait, la nourriture des enfants, fut
considéré comme un symbole de l'eucharistie, dont se nourrissaient les
néophytes, nouveau-nés de l'Eglise, aussitôt après avoir reçu le baptême.
Les brebis, le troupeau du Bon Pasteur, sont les fidèles. Toutes ces
images sont de la plus haute importance pour l'histoire de la peinture
chrétienne, car c'est la première fois qu'on a trouvé des figures du cycle
symbolique et: allégorique de l'art chrétien antique en dehors des cala-
combes ou d'autres lieux de sépulture.
En s'appuyant sur les données archéologiques fournies par la maison et
à l'aide de notices historiques certaines, l'auteur fait l'analyse des actes
de martyre des saints Jean et Paul. La rédaction qui nous en est con-
servée n'est pas antérieure au vi° siècle. Cependant le P. Germano
parvient à dégager et à établir un grand nombre de détails positifs et
certains sur la vie et la mort des martyrs. Une troisième partie contient
d'abord la description du tombeau changé en sanctuaire qui conserve
encore presque intacte sa décoration primitive de la fin du iv° siècle. Les
sujets représentés sont pris presque tous dans la vie même des saints.
Citons comme présentant un intérêt, tout particulier une scène de martyre.
Trois amis des saints, Crispus, Crispinianus et Bénédicte, étant plusieurs
fois venus pour vénérer le tombeau des deux martyre, furent également
condamnés à mort. On les a représentés ici. Agenouillés sur la terre
lés yeux bandés et les mains liées sur le dos, les confesseurs intré-
pides attendent le coup mortel de la main des trois bourreaux qui sont
|»lacés derrière eux et tiennent le glaive levé pour frapper. C'est une
preuve archéologique indubitable, que Jean et Paul ne furent pas les seuls
chrétiens punis de mort pour leur foi sous Julien l'Apostat. Ce sanctuaire
devint la confessio souterraine lors de la construction de la basilique que
le P. Germano suit dans ses différentes vicissitudes à travers les siècles
jusqu'à nos jours. I

REVUE THOS1ISTB. — 3° AXNÉE. — 35.


'^^^^^^^^^W0^^mmê^m^wm-
526 REVUE THOMISTE

Passant aux travaux concernant Yarchitecture religieuse de l'antiquité


chrétienne, qu'il nie soit permis de citer d'abord une étude d'ensemble sur
les édifices liturgiques de cette époque et leur ameublement, publiée par
l'auteur de ce bulletin (I). Ayant établi la distinction qu'il faut faire, pour
avoir des idées claires sur l'histoire des édifices du culte, entre les lieux
de réunion situés dans l'intérieur des villes et ceux qui se trouvaient sur
les cimetières et au-dessus des catacombes, j'ai cherché à donner un
aperçu général du développement de ces' deux espèces de bâtiments
religieux. Voici en peu de mots les résultats .auxquels je suis parvenu :
Les premières églises chrétiennes situées dans l'intérieur des villes étaient
des salles choisies dans des maisons de riches fidèles, et dans- lesquelles
la communauté, encore petite, se réunissait pour célébrer le culte eucharis-
tique. La disposition des habitations grecques et romaines permettait d'a-
grandir facilement, le cas échéant, uzie des salles dont on pouvait disposer
et de l'adapter aux besoins du culte. Pendant les deux premiers siècles, ces
maisons restaient, de droit, la propriété privée de ceux qui les possédaient.
Vers le commencement; du 111e siècle, les différentes chrétientés locales
commencèrent à devenir elles-mêmes propriétaires de « maisons de l'é-
glise « ; elles bâtissaient même des édifices destinés à servir aux besoins
du culte. Cependant ces bâtiments ne se distinguaient guère des maisons
privées; il y avait une grande salle, souvent à trois nefs, pour la célé-
bration de l'eucharistie, tandis que les autres appartements servaient
comme logement à l'évoque et à d'autres membres du clergé et encore
comme offices pour conserver les vivres et les vêtements qui devaient
être distribués aux pauvres. A partir de l'époque de Constantin le Grand,
on commença à bâtir de grands édifices pour les réunions liturgi-
ques : à savoir les basiliques chrétiennes, en réduisant à quelques pièces
(sacristies) les salles accessoires qui ne servaient plus qu'à conserver les
vases sacrés, les livres liturgiques et les autres objets dont on avait besoin
pour le culte. Ces édifices religieux présentent beaucoup de variété sous le
rapport de la grandeur et de la décoration intérieure, même sous le rapport
du plan de construction. A côté de ces bâtiments destinés à la célébration
régulière de la liturgie eucharistique, il y avait les églises ciinetériales.
Celles-ci, à l'origine, n'étaient autre chose que les salles destinées à
l'accomplissement des rites qui accompagnaient l'enterrement et la célé-

(1) Kirsch (J. P.), Die ehr'utlichen Cultwgeboeude im Altertkmn (Vcrcinssclirift (1er
Goerrcsges.aurPflcge dev Wissenschaft ira kathoh Doutscliland), Cologne, I3acUem,l893.
BULLETIN AHC11É0L0GIQUE 527'

bration des anniversaires pour les défunts, ainsi qu'aux réunions pour l'a-
gape funèbre qui avait lieu à cette occasion. Bientôt ces églises prenaient le
nom de quelque martyr célèbre enterré dans le cimetière où elles étaient
situées; elles devenaient des édifices religieux dédiés à la mémoire des
martyrs, dont la fête annuelle y fut célébrée. A partir de l'époque cons-
lantinienne, on commença à bâtir également des basiliques souvent très
somptueuses sur les tombeaux des martyrs célèbres; mais ces basiliques
restaient des églises de cimetière, elles ne servaient pas, en général, à la
célébration de la liturgie dominicale. L'autel de ces églises contenait; le
tombeau du saint ou du moins il se trouvait dans le voisinage de la tombe
vénérée, tandis que dans l'autel des basiliques, à l'intérieur des villes, iil
n'y avait pas de reliques des martyrs. Ce n'est que dans le courant du IVe
siècle, grâce au développement du culte des glorieux confesseurs de la' fqj.
qu'on commençait à placer aussi des reliques dans les autels.de ces
basiliques des villes et à les dédier ainsi d'une manière spéciale à un saint :
usage qui, vers la fin de l'antiquité, devint loi et l'est resté jusqu'à nos
jours.
Parmi les études sf)écialcs concernant les monuments de l'architecture
chrétienne antique, les plus importantes ont été publiées sur les basi-
liques de l'ancienne Afrique chrétienne. Depuis quelques années, M. Sté-
phane Gsell fait des explorations archéologiques sur le territoire de
l'Algérie. Les résultats de ses recherches jettent une lumière très vive sur
la vie chrétienne de ces contrées, si florissantes dans l'antiquité. La
ville dans laquelle il a retrouvé les plus nombreux souvenirs du christia-
nisme primitif, est ïipasa, située à 08 kilomètres d'Alger. A côté de plu-
sieurs autres édifices chrétiens, qui ont laissé des vestiges assez bien
conservés, cette ville possède les ruines de la basilique de sainte Salsa.
martyre célèbre, et du cimetière ancien qui l'entoure. M. Gsell nous a
donné la descrij)tion détaillée de ces monuments dans un volume spécial,
consacré à ses recherches archéologiques en Algérie (1). Il y revient dans
sa thèse latine de doctorat et dans un mémoire très étendu, annulant celte
thèse, publié dans les Mélanges de l'Ecole française à Rome (2). Nous y
trouvons tous les détails sur la construction de l'église de Sainte-Salsa.
sur les restaurations et les modifications qu'elle subit dans la première
moitié du vic siècle. Puis l'auteur parle des autres sanctuaires situés sur

(1) Stéphane Gsell, Recherches archéologiques en Algérie. Avec des planches exécutées
par P. Gavault. Paris, Leroux, 1893.
(2) Stéphane Gsell, De Tipasa, Mauretanioe Coesariensis urbe. Alger, 1894.
— Tipasa,
ville de la Mauritanie Césarienne. Dans les Mélanges d'archéologie et d'histoire, 189£,
p. 291-450.
t—

528 REVUE THOMISTE

remplacement des anciens cimetières chrétiens de la ville et des tombeaux


qui présentent des formes très variées. Il décritles nombreusessculptures,
mosaïques et inscriptions qui y furent trouvées. L'ensemble de tous ces
monuments forme un groupe du plus haut intérêt pour l'archéologie
chrétienne.
Dans ses Recherches archéologiques, M. Gsell publie également les résul-
.

tais de ses explorations entreprises pendant les années 1891 et 1892 sur
une partie du territoire du déparlement de Conslantine. II a continué
depuis, avec [son collaborateur H. Graillot, ces recherches dans d'autres
régions de ce territoire, et les deux explorateurs nous ont rendu compte
de leurs résultats dans les Mélangea (1). Les découvertes qu'ils ont faites
ajjportent une preuve éclatante de la grande diffusion du christianisme
parmi la population si nombreuse de ces contrées. Il n'y a presque pas
de groupes de ruines d'une certaine- importance, dans lesquels ils n'aient
trouvé les vestiges d'un ou de plusieurs édifices religieux chrétiens.
Parfois ce sont de simples chapelles de dimensions modestes, mais ordi-
nairement des basiliques à trois nefs d'une grandeur assez considérable.
Souvent les vestiges ont été assez bien conservés, de manière à présenter
des détails suffisants pour pouvoir reconstituer le plan du bâtiment. Nous
relevons là bien des variétés curieuses et importantes pour l'architecture
chrétienne antique; ainsi par exemple plusieurs églises qui n'avaient pas
d'abside proprement dite, mais qui se terminaient en trois compartiments
de forme carrée, dont celui du milieu doit avoir servi de choeur; la forme
et la disposition des sacristies [secrelarùt) à droite et à gauche du choeur;
la place de l'autel vers le milieu d'un des murs latéraux, les deux fonds
étant occupés par des chapelles funéraires. Ces descriptions exactes
accompagnées de plans forment une contribution très importante pour une
élude d'ensemble des basiliques chrétiennes d'Afrique. Cette étude sera
d'autant plus précieuse que tout ce qu'on trouve en Afrique est antérieur
au vu" siècle environ ; tout appartient donc à l'antiquité proprement dite,
et les vestiges représentent la forme originale et primitive sans les chan-
gements apportés par les siècles postérieurs.
Mentionnons ici également un ouvrage sur les édifices du culte chrétien,
dans lequel, il est vrai, l'étude de la décoration intérieure, les mosaïques,
occupe la première place. Il est consacré aux monuments chrétiens du
moyen âge, mais l'auteur y a assigné aux basiliques de l'antiquité la place

(1) St. Gsell et If. Grau-lot, Exploration archéologique dans le département de Cons-
tantine (Algérie). — Ruines romaines au nord de l'Aurès. Dans les Mélanges d'archéol. et
d'histoire,. 1893, p. 461-541 ; 1894, p. 17-86. — Ruines romaines au nord des monts de
Batna. 1894, p. 5C1-609.
BULLETIN ARCHEOLOGIQUE 329

qui leur convient (1). Les monuments y sont traités, dans une étude d'en-
semble et de vulgarisation, par ordre chronologique et par séries topo-,
graphiques. Tour à tour, les mosaïques des basiliques de Rome, de Ma-
yenne, de Naples, de Milan, de la Sicile, etc., passent sous les yeux dû
lecteur. La limite chronologique est iixée d'une façon différente j>our les
différentes contrées, selon les influences qui se sont produites dans le
développement de l'art. A Rome, l'auteur nous conduit jusqu'à la Renais-
sance, tandis que, dans les villes du midi et du nord de l'Italie, il s'arrête
au temps de l'influence byzantine. M. Glausse ne se contente pas d'une
simple description de tous ces monuments; il parle des édifices dans les-
quels ils se trouvent, étudie les ligures symboliques innombrables et sou-
vent difficiles à interpréter qu'il rencontre sur Jes mosaïques; insère des
digressions sur d'autres objets d'art qui sont en rapport avec le sujet
qu'il traite. De plus, il ne s'est pas contente de puiser dans les ouvrages
qui l'ont précédé; il a étudié les originaux eux-mêmes, et se base dans
ses recherches sur ses observations personnelles. Aussi l'ouvrage en-
richi de nombreuses illustrations, est-il d'une grande utilité non seule-
ment pour le grand public lettré qui s'intéresse aux oeuvres d'arl, mais
encore pour les érudils en matière d'archéologie chrétienne.

Depuis plusieurs années, un archéologue allemand, Mgr Jos. Wilperf,


consacre tout son temps et tout son travail à l'étude des peintures des cata-
combes romaines. La dernière découverte importante qu'il a faite dans ce
domaine doit être considérée comme le couronnement des résultats
auxquels était arrivé M. de Rossi dans ses études sur le symbolisme
! dogmatique de l'art chrétien primitif. Il existe dans la catacombe de Sainte-
Priscille une chapelle souterraine, qu'on appelle ordinairement la Capella
Greca à cause de deux longues inscriptions en langue grecque qui sont
peintes sur l'une des parois. Elle est formée de deux parties : une chambre
oblongue suivie d'un espace carré flanqué de trois absides un peu irré-
gulières. La première partie est décorée de peintures d'un style classique
connues depuis longtemps ; sur les deux parois on voit représentée l'his-
toire de la chaste Suzanne; du côté de la porte d'entrée se trouvent la
scène de Moïse faisant sortir l'eau miraculeuse du rocher et celle des trois
Hébreux dans la fournaise; comme pendant de celle-ci, un prophète, péut-

(1)G. Claussë, les Monuments du christianisme au moyen âge. Basiliques et Mosaïques.


Paris, Leroux, 1893, 2 vol.
e ~ --/--'*" >>

530 REVUE THOMISTE

èlre Daniel, indique du doigt cette scène. Au-dessus de l'arc, qui réunit
l'es deux compartiments, les rois mages apportent leurs cadeaux au
Messie nouveau-né, assis sur les genoux de sa mère. La voûte ne conserve
plus que des restes de la ..décoration très gracieuse qui l'ornait; on y
reconnaît le paralytique guéri portant un lit sur ses épaules. Dans la
seconde partie, les parois au-dessus des arcs des absides étaient complète-
ment recouvertes d'une couche épaisse de stalactites sorties des murs et de
souillures qui étaient descendues par la lanterne de la voûte. M. Wilpert
ne crut pas possible que la première partie de la chapelle fût si richement
décorée et la seconde sans décoration. On pouvait, en effet, distinguer
dans un coin de la lanterne Noë dans l'arche, peint sur fond rouge.
Assurément, les autres parois avaient eu autrefois et conservaient peut-
être encore, sous la couche qui les recouvrait, leurs peintures. Il essaya de
laver les murs, mais sans obtenir les résultats désirés; il fallait une prépa-
ration chimique qui enlevât les souillures sans endommager le stuc et les
peintures. Cette préparation fut trouvée; et après un travail pénible de deux
semaines, M. Wilpert avait réussi à restituer à l'état primitif, autant qu'il
était possible, la décoration des parois de ce sanctuaire. C'est en effet une
chapelle souterraine, qui servait à la célébration des rites eucharis-
tiques au jour de la sépulture et de l'anniversaire des défunts. Les résul-
tats de la découverte, sur laquelle nous possédons deux rapports de
Fauteur, dépassaient toute attente (1). Non seulemement plusieurs scènes
de l'histoire sainte déjà connues, Daniel dans la fosse aux lions, Abraham
voulant sacrifier Isaac, la résurrection de Lazare, sortirent bien conser-
vées et se présentèrent avec des détails très curieux dont on n'avait pas
eu encore d'exemple, mais encore une image unique jusqu'ici parmi les
peintures des catacombes apparut au-dessus de l'abside au fond de la
chapelle. On y voit six personnages, parmi lesquels une femme, assis à
table, pour prendre le repas mystique, qui est figuré par le poisson
symbolique, Jésus-Christ dans l'eucharistie; à côté du poisson, on
remarque non seulement le pain, mais encore un vase à deux anses,
rempli de vin : c'est la première fois que les deux éléments eucharistiques
sont représentés dans une scène de ce genre. De plus, un septième person-
nage, plus âgé que les autres, se tient à la tête de la table, ayant dans les
mains un petit pain de forme arrondie qu'il rompt pour le" présenter aux
convives. C'est donc réellement la « fraction du pain », terme technique
dans, Ies_ plus anciens écrits chrétiens pour désigner le repas eiicharis-

(1) Jo's. Wilpert, XVichtige Fanàe in der Capota Greca, clans la Riim. Quartahchrift
fin- christl. Alte.rthumtkimde, 1894, p, 121-130. — La Fractio punis rappresentata in affresco
cimiteriah délia prima meta dtl secolo II. Memoria lctta alla Pont. Accademia di arelico-
logia. Roma, 1894.
» * > t,< ,',-<> 1 !

BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 531

tique, qui y est représenté. Pour ne laisser aucun doute sur le sens
allégorique du tableau, le peintre a eu soin d'ajouter, à droite et à gauche,
des paniers remplis de pain, qui rappellent la multiplication miraculeuse
des pains dans le désert, à l'occasion de laquelle"Noire-Seigneur pro-
mit l'institution du repas sacré, dans lequel il voulait donner sa chair
et son sang à ses disciples. Toute la décoration est de la première moitié
du ii" siècle. La scène que nous venons de décrire suffirait à elle seule
pour réfuter l'opinion de M. Ad. Harnack, lequel a voulu prouver que
saint Justin, vers le milieu du 11e siècle, indiquait comme éléments
eucharistiques en usage dans l'église de Rome le pain et l'eau (1). Nous
attendons pour un avenir très prochain une publication détaillée préparée
par Mgr Wilpert avec des planches phototypiques et le texte explicatif en
allemand et en français. Le même savant archéologue a présenté à l'Aca-
démie pontificale d'archéologie à Rome un mémoire sur la technique des
peintures cimetériales, dans lequel il prouve que les décorations des
catacombes romaines sont peintes à fresque, et développe de quelle
manière les artistes ont procédé ("2).
Une peinture d'une plus basse époque, qui méritait une attention parti-
culière à cause de la grande vénération dont elle jouit depuis tant de siè-
cles, a été l'objet d'une étude spéciale de la part de mon collègue le R. P.
Bertliier,0. P. C'est une antique image de la sainte Vierge, vénérée dans
l'église des saints Dominique et Sixte à Rome (3). L'auteur prouve qu'elle
est identique à une image de la sainte Vierge qui a été vénérée plus
que toute autre dès le vu" siècle, ainsi que nous le savons par le témoi-
gnage positif d'un Guide pour les pèlerins (Itinerarium) écrit entre 630 et
tiio, comme le montre M. de Rossi qui publia ce document dans le pre-
mier volume de sa Borne souterraine.. L'image est peinte sur un panneau
de bois avec fond d'or,- la Vierge a le visage un peu allongé, le front
large, les yeux grands, le regard vif et mélancolique; tout l'ensemble est
très majestueux et présente des traits caractéristiques que l'on cherche
en vain dans les madonnes ajopelées byzantines d'une époque postérieure.
M. Eug. Mùntz, bien connu par ses publications sur l'histoire des
beaux-arts, a présenté à la Société des antiquaires de France un travail
sur l'une des branches les plus importantes de la peinture pendant les

(1) An. Harnack, Brod irnd Wasser, die euckaristischen Opferelemente bei Justin, dans
Texte und Untersnchungen, VII, 2. Leipzig, 1 890.
(2) Wili'EHï, Svlla teenica délie pitture cimiteriali e sullo stato délia loro eontervaziane.
Roma, tip, Cuggiani, 1894.
(3) BbuthikUjO. P. La, Vierge achéropite des SS. Domenicoet Sisto à Rome, dans la Revue
del'art chrétien, 1894, ]). 483-94; 1895, p. 42-37.
332 REVUE THOMISTE

premiers siècles de l'Église : la mosaïque (1). Il y parle d'abord de la


technique de ce genre de décoration, qui a servi pendant l'antiquité
chrétienne à orner les parois des catacombes et, sur une échelle plus
vaste, les basiliques et: les baptistères. Ensuite il décrit: les décorations
en mosaïque assez rares qui se trouvent dans les cimetières-souterrains
de Rome ou qui y ont été découvertes autrefois.
Trois sujets iconographiques de l'art chrétien, dont les origines
remontent à l'époque de l'antiquité, ont été traités dans des monographies
spéciales. C'est d'abord l'histoire de nos premiers jiarenls Adam et Eve,
dont la chute surtout est assez souvent représentée sur les fresques des
catacombes et sur les sculptures des sarcophages (2). Puis la naissance de
Notre-Seigneur, qui a sauvé l'humanité des tristes conséquences du péché
originel (3). Enfin les images de la croix et du crucifix ont été étudiées
au point de vue de leur rejirésenlalion caractéristique dans les dif-
férentes époques jusqu'à la Jin du moyen âge (-i). Un tel aperçu n'est pas
sans valeur; cependant les reproductions des monuments, à l'exception
des planches phototypiques, laissent beaucoup à désirer. Les monuments
qui attirent l'intérêt le plus grand sont les tissus provenant de fouilles
dans le cimetière chrétien d'Achmim-Panopolis dans l'Egypte supérieure.
Dans cette nécropole, qui pendant des siècles a servi de cimetière à la
population chrétienne de Panopolis, on a trouvé une grande quantité de
tissus d'une conservation excellente, de petits objets en métal, en bois, en
os, qui avaient servi aux défunts pendant leur vie. Bon nombre de ces
vêtements et de ces objets sont ornés de ligures chrétiennes, et nous
révèlent des productions d'art industriel du plus haut intérêt pour
l'archéologie chrétienne pendant l'époque du iv° au vnc siècle. Les monu-
ments de ce genre qui intéressent l'archéologie chrétienne ont été réunis
et-publiés par M. Forrer, collecteur infatigable, de ces objets dans un
volume enrichi de nombreuses planches et illustrations dans le texte (5).
L'importance principale de ces découvertes réside dans les tissus et leurs

(1) Eug. Muntz, la Mosaïque chrétienne pendant les premier! siècles. Extrait des Mémoires
delà Société nationale des antiquaires de J'Vance, tome LU. Paris, 1893. Avec de nombreux
dessins.
(2) Ara;.- Breymaxx, Adam knd Em in der Kunst des christlichen Alterthums. WoJfen-
bûttel, -1893.
(3) Fkrii. Noack, Die Geburt Christi in der Mldenden Kunst bis sur Renaissance. Im
Anschluss an die Elfenbeinwerke des grossh. Muséums zu Darmstadt. Darmstadt, 1894,
fi) Torrer R. et Mui.i.kr Ci-.-, Kreuz nnd Kreuzignng CJirittiin ihrer KunstentwicMunff.
Avec 12 planches et 83 illustr. dans le texte. Strasbourg, 1894.
(S) R. Forrer, Vie fruhchristUckeri- Alterthnmer aus dem Griïbcrfeïdc non Achmim-Pano-
polis. — Mit 18 Tafeln, 2S0 Abbildungen. Sti'assburg im Elsass, 1893. aussi Kaot-
— V.
makn, Eiii altchristliches Palliolmn des k. Muséums in Berlin {Roemische Quartalschrift, 1894,
p. 341-345.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 533
.

ornements d'une exécution très diverse et très instructive pour l'élude des
broderies à cette époque.
Quelques monuments de l'antiquité appartenant aux produits des arts
industriels ont été l'objet d'études spéciales. En jjremier lieu il faut men-
tionner un mémoire du P. Grisai", S. J., au sujet de la représentation de la
croix et du crucifiement sur la jîorte en bois de la basilique de Sainte-
Sabine à Rome(l). L'suteur étudie dans tous leurs détails les scènes dans
lesquelles ligure la croix, et en tire des conclusions sur l'âge et le carac-
tère des sculptures en bois; il attribue celles-ci à l'époque de la construc-
tion de l'église (c. 435) et les regarde comme l'oeuvre d'un artiste latin.
Mgr de Waal, dans la même revue, parle des anciens reliquaires conservés
dans l'église de Saint-Pierre à Rome, dont le principal est la grande croix
donnée à saint Pierre par l'empereur Justin (2). Le P. Gozza-Luzi, sous-
bibliothécaire de l'Eglise romaine, fait connaître une matrice ayant servi
à faire les figures appelées Agnus Dei(3). Dans la Bévue de l'Art chrétien, le
R. P. Delattre continue le catalogue, illustré de nombreuses figures, des
lampes en terre cuite et des plats chrétiens de Cartilage (4). M. Vict.
Schultze a consacré un mémoire aux lampes de l'antiquité chrétienne
trouvées à Athènes (5). Pour l'histoire de la miniature, si importante sur-
tout pour étudier les relations entre l'art antique chrétien et celui du
moyen Age, nous pouvons enregistrer deux publications d'une grande
valeur. L'une d'elles a pour auteur le P. Beisscl, S. J., et pour objet une
collection de miniatures choisies dans différents manuscrits de la biblio-
thèque Vaticane, appartenant: à l'époque du v" au xv° siècle. Les planches,
sur lesquelles elles sont reproduites, sont au nombre de trente ; le texte
explicatif est en allemand et-en français (6). M. Wickhoff étudie les minia-
tures d'un manuscrit chrétien antique conservé dans la bibliothèque
impériale de Vienne (7).
Une étude de M. Helbig sur le soi-disant trésor d'ornements et d'ins-

(1) GiusAi), Kreuz und Kreuziguiig aiif der altchristliehen Thnre von S. Sabina in Rom,
dans la Roemische Quartatschrift, 1894, ]). 1-48.
(2) De Waal, Dis antiken, Reliquiare der.Petersltirche, dans la Itoemische Quartalschrifl,
1893, p. 245 ss.
(3) Cozza-Luzi, Sopra un' antica stampa di Agnus Dei. Appunti storico-critici. Ibid.,
1893, p. 263-274.
(4) Delaïïbe, Lampes et plats chrétiens de Caithage, dans la Revue de l'Art chrétien,
1893, p. 34-40.
(5) Vncr. Scnur.ïzii, Allchristliohe Lampen ans Athen, dans le Christliches Kunstblatt,
1893, n» 2.
(6) St. Beissel, Miniatures choisies de la bibliothèque du Vatican. Documents pour une
histoire de la miniature. I"'ribourg-en-Brisgau, Ilerder, 1893.
(7) Fn. Wickhoff, Die Ornamente eines altchristliehen Codex der k. /,-. Hofbibliothek. Ans
Jahrbiicher der Kunstsammlungen des ail. Kaiserhautes. Wien, 1893.
v .">'' •
~<"1 v

534 KEVUE THOMISTE

truments liturgiques du diev. Giancarlo Rossi à Rome, qui depuis


quelques années a été l'objet d'un certain nombre de publications et d'ar-
ticles de revue (1), me fournit l'occasioiideprésenter l'observation suivante :
tout récemmentleP. Grisai", S..!., a prouvé que les objets de celte collection
sont tous des falsifications (2). Il s'agit de plaques en or et en argent, de
reliures dé livres, de vases liturgiques, etc., qui auraient été trouvés dans
le tombeau d'un évoque. Sans entrer dans les détails de l'argumentation
du P. Grisai", il suffit de dire que ses conclusions sont péremptoires à
mon avis, et qu'il faut dorénavant se garder de citer comme [document
archéologique un objet quelconque de cette collection.

La publication la jilus importante concernant Yépifjruphie chrétienne de


l'antiquité, est la collection terminée l'année dernière des inscriptions
chrétiennes des pays du Rhin, depuis les origines jusqu'au milieu du
xine siècle ; nous la devons à M. le professeur Kraus (31. Cet ouvrage
est un vrai standard worlc, un modèle pour les publications de ce genre.
L'auteur suit l'ordre topographique dans chacune des deux parties dont
l'ouvrage se compose; il a classé les inscriptions d'après les anciens dio-
cèses qui se trouvent dans les pays traversés par le Rhin. Commençant
par Coirè (ep. Curiensis), il passe par Bâle, Constance, Strasbourg, Spire,
Worms, Mayence, Metz, Trêves, pour terminer par Cologne. Les ins-
criptions sont reproduites avec la plus minutieuse exactitude et les plus
inijjortantes se trouvent encore dans lés nombreuses planches qui sont
ajoutées soit dans le texte, soit à la fin des volumes. Chacune d'elles est
accompagnée de notes, indiquant l'endroit où elle fut trouvée, où elle est
conservée aujourd'hui, etune discussion complète, contenant la critique du
texte et des publications: de plus, quand l'auteur le trouve nécessaire, il
ajoute des commentaires historiques, comme il fait par exemjile pour la
célèbre inscription de l'église Sainte-Ursule à Cologne (I, p. 143, n° 294).

(1) J. Hei.iiig, le Trésor d'ornements et d'instruments Uturciqu.es de la, collection du chev.


Giancarlo Rossi à'Rome {Revue de l'Art chrétien, 1893, p. 89-97)1'
(2) H. Gnis.Mi, Un prétendu trésor sacré des premiers siècles (le « tesoro sacro » du
chev. Giancarlo Kossi a Rome). Etude archéologique. Home, 1895. — Cf. Zeitschrift fur
kathol. Théologie. Innsbruck, 1895, fasc. 2.
(3) F. X. KltAUS, Die christlichen fnschrif'ten'der Rheinlande. Inscriptiones chrislianio
in provinciis Rhcnanis quotquot 'reportas sunt anno post Clir. n. MOCL antiquiores.
Pars I (jusqu'au milieu du \'in° siècle) pars II en deux volumes (jusqu'au milieu du
xiii« siècle). Fribourg'eïi-Br., 1890,92, 94.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 333

C'est là sans contredit un travail définitif au sujet des monuments si variés


sur lesquels se trouvent des inscriptions, et dorénavant les érudits pour-
ront s'en servir avec toute la sûreté désirable pour leurs études archéolo-
giques et historiques.
Pour l'élude du symbolisme de l'art chrétien antique, le document
considéré comme le plus important par M. de Rossi est l'épitaphe de
l'évoque Abercius de Hiérapolis de la lin du 11e siècle. Un grand fragment
de la pierre originale Cul retrouvé, ce qui fournit l'occasion à M. de Rossi
d'en parler dans l'Introduction à son second volume des Inscriptions
chrétiennes de Rome. Le sultan de Constantinople eut l'heureuse idée de
faire cadeau à S. S. le pape Léon 1X111 de ce monument qui se trouve
aujourd'hui dans la riche collection d'inscriplions chrétiennes du palais du
Latran. M. de Rossi y revient de nouveau dans sonBvMetti.no (1) et se
prononce à cette occasion d'une façon très sévère contre un jeune archéo-
logue allemand, M. G. Ficker, qui essaya de prouver que l'épitaphe
n'était pas chrétienne. Dans un mémoire présenté à l'Académie de
Berlin, M. Ficker veut démontrer en effet que l'auteur de l'épitaphe, qui
la composa pour son propre tombeau, était un adorateur de Cybèle et
d'Altis, et cherche à expliquer les expressions symboliques qui s'y
trouvent par les mystères de ce culte (2). Cet essai fut iMrpoussé presque
unanimement par les archéologues les plus en vue; M. Duchesne [Bulletin
critique, 1894, p. 117) termine les lignes qu'il lui consacre eu disant :
h M. Ficker a sans doute voulu rire et dérider aussi l'Académie de
Berlin (3) ». Cependant l'idée de M. Ficker vient de trouver un défenseur
dans M. A. Harnack de Berlin, l'un des plus grands érudits théologiens
protestants de notre temps (4). J'apprends à ce moment, que mon ami
Mgr Wilpert reviendra sur la question dans un appendice à son ouvrage
sur les peintures du cimetière de Priscille, et publiera à cette occasion un
fac-similé exact de la partie de l'épitaphe qui nous est conservée. Nous
nous réservons donc d'entretenir nos-- lecteurs-plus en détail de cette
question dans notre prochain Bulletin.
Un grand nombre d'inscriptions chrétiennes ont été publiées ou étudiées
dans jdusieurs revues archéologiques. M. Wilpert traite d'une épitaphe

(1) De Rossi, Il cippa iepolcràle di Abercio collocalo nel museo Lateranense (BulleUinodi
archeol. criât. 1894, p. bd ss.).
(2) Ficker Gerhard, Der heidnitche Charakter der Abercius-Inschrift. Silzv/ngsbanchte
der Akadamieiu Berlin, -1894,V- 87 ss.
(S) V. aussi 3)E Waai., Die InscArift des Abercius (Roemlsche Quartahchrift 1894,
p. 329-331.
(4) IIarxvck ad, Zur Aberciui-Inschrift-, dans les Texte und Untersuchungen XII, i,
Leipzig 189S.
.
^^^^^^^^^^m^^W^^m^i
536 .-revue-THOMISTE

provenant de la basilique de Saint-Valcntin à Terni ; M. de Rossi y


ajoute une remarque, par laquelle il prouve que les deux ligures orantes
Agape et Domnina représentées sur ee marbre sont des martyres véné-
rées par l'église de Terni (1), M. Marucchi parle d'une inscription en
honneur de Anieia Proba, du ivc siècle récemmejit retrouvée (2).
Mgr de Waal communique une inscrij)tion de l'église de Sainte-Ursule
à Cologne, un texte épigraphique en vers en l'honneur d'un martyr, et
une inscription dans laquelle il est fait allusion à la dernière grande persé-
cution dirigée contre les chrétiens dans l'empire romain (3). L'auteur de
ce bulletin publie une épitaphe provenant de l'ancien cimetière de Saint-
Eucaire, à Trêves (4). •

Dans la Revue ipùjraplvique du midi de la France nous trouvons plusieurs


inscriptions chrétiennes nouvellement découvertes sur ce sol classique.
Notons les deux vers suivants de l'épitaphe d'une enfant (S).
Ne doleas genilor, genitrix quoqno flcre désiste.
.
Aeternae vilae gaudia proies habit [sic).
Ne pleurez pas, père, et vous, mère, cessez de verser des larmes.
«
votre enfant possède les joies de la vie éternelle ».
Cette épitaphe fut Iroirvée dans l'église de Saint-Pierre à Vienne. Du
même endroit provient une autre épitaphe remarquable par ses belles for-
mules. En voici le texie avec les restitutions de l'éditeur (6).
[Hi) c requiescit inpace boue memorie Eufenvia. Beo [virtjo?) (/rata, omn (i)
yracia spiriiale omata, quw (pri) ma est cariias e (la) ra virginitas, pioetas...
YJCIII suae (aetatis) anno morte (m) perdidil et vilain {in) venit, quia sulum
1
vite au (c) tore (m) dilixit in (t) e (») ris cum ipso jun {c) ta est in eaelo. Obiit in
G (h) r (ist) o resurrictura, in gloria. Depo (sitio) lad...
Ici repose en paix Eufemia de bonne mémoire, (vierge?) agréable à
«
Dieu, ornée de toutes les grâces spirituelles parmi lesquelles la première
est la charité remarquable, la virginité, la piété ; à la année de son
âge elle a perdu la mort pour trouver la vie; parce qu'elle a aimé senle-

(i), Wn.i'EitT, Altchristliche Grabplatte ans der Basilika des hl. Valentin in Terni, dans
lioemische Quartahclirifl 1893, p. 287 ss. — Du Rossi, ibid. 1894, p. 131 ss.
(2) Or. Mahuoriii, Ritrovamento di un importante ucrizionc ônorariu. (Ibid, 1894,
p. 134 ss.
(3) Diï Waal, AllchristlicheInschrift avs S. Ursula in Kwln (Ibid. 1893, p. 302 ss.)
— JSinemonumentalemetrische Martyrer-Inschrift (Ibid. 1894, p. 335^36). — Fin. nettes mo-
numentales Zeugniss fur die letete grosse Christenverfolgangim roemischen Reiche (Ibid. 1893,
p. 391 ss.).
(4) Kmscii, Inschrift vom S. Fucharins-Coemeterium in Trier (Ibid., 1894, p. 332-34).
.
(3) Revue épigr. du midi de la France, 1893, p. 214.
(6) Ibid. 1883, p. 241.
— V, encore 1894, p. 274, 275, 27G, 289.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 837

ment l'auteur de la vie sur la terre, elle a été unie à lui dans le ciel. Elle
est morte dans le Christ pour ressusciter dans la gloire. Elle fut en-
terrée le »
Est-il rien de plus beau que cette expression : elle a perdu la mort
pour trouver la vie.
Le sol inépuisable de l'Afrique du nord a rendu aux explorateurs de ces
dernières années un grand nombre d'inscriptions chrétiennes, qui ont été
publiées surtout clans les Notices el mémoires de la Société archéologique du
département de Constantine, » dans les « Comptes rendus des séances de TAca-
démie cCHippoiie » et dans le « Bulletin archéologique du comité des travaux
historiques et scientifiques ». Sur les épitaphes de Garthage, recueillies et
étudiées avec autant de zèle que d'érudition par le 11. P. Delattre, on
rencontre très souvent la formule « fidelis in pace ». Plusieurs de ces
inscriptions ont été trouvées dans des édifices religieux et se rapportent à
l'histoire de ces monuments et de leurs autels. Pour la Dalmatie, le
« BullMtino di archeologia e sioria Dalmata » contient les inscriptions nou-
vellement trouvées et des travaux concernant l'épigraphie chrétienne de
ces contrées, surtout de la nécropole près de Spalalo. Les deux savants
archéologues MM. les abbés Buliç. et Jeliç se vouent principalement à
l'élude de ces monuments comme de tous les autres restes de la vie chré-
tienne antique de leur patrie.

En dernier lieu, nous mentionnerons une série de publications qui ont


une portée plus générale ou qui concernent les sciences auxiliaires de l'ar-
chéologie chrétienne.
Le Souverain Pontife qui préside aux destinées de l'Église sait bien
mesurer l'importance de l'élude des monuments que l'antiquité chrétienne
,
nous a laissés. Sous son pontificat, une série d'objets précieux est venue
s'ajouter à la collection si riche, conservée dans le Musée chrétien de la
Bibliothèque Vaticane. M. de Hossi, qui a été pendant de longues années le
préfet de ce Musée, nous a donné dans un de ses derniers travaux le cata-
logue descriptif de tous les monuments qui sont entrés dans cette collec-
tion sous le pontificat de Léon XIII (I). Tous les archéologues connaissent
la grande utilité de publications de ce genre, par lesquelles ils peuvent se
procurer la connaissance des objets qu'ils auront à étudier. Pour cette

(1) De Rossi, Incremenli del museo sacro délia biblioteca Vaticana durante il pontificato di
Leone. XIII. Roma, 1893. --"
j38 h'kvue thomiste

raison, nous attirons leni' attention également sut' la description richement


illustrée des monuments chrétiens conservés dans l'antique capitale de la
Dalrnàtie, Spalato-Salona. Elle est due aux archéologues distingués.
MM. Jeliç, Buliç et Rutar qui ont si bien mérité des reliques que l'antiquité-
nous a laissées dans cette contrée classique. Sous le titre modeste de
Guide, ils ont publié un ouvrage vraiment scientifique, contenant la des-
cription des monuments et le catalogue des objets conservés dans les
musées de la capitale, la première peut-être après Rome pour la variété et
l'importance des restes de l'antiquité chrétienne (1). L'occasion qui a fait
naître l'idée de cette publication fut le rjremier Congrès d'archéologie
chrétienne, qui se réunit précisément dans la ville de Salona l'automne de
l'année passée. Le compte rendu officiel de celte réunion n'a pas encore
paru; nous nous réservons d'y revenir dans un prochain Bulletin.
Notons encore ici un ouvrage et quelques mémoires de M. E. Le Blant,
l'infatigable explorateur des premiers siècles du christianisme. Son livre
sur les persécuteurs et les martyrs contient une étude très intéressante
de la lutte gigantesque et séculaire engagée entre l'Etat romain païen et la
nouvelle religion,' qui devait prendre la place de l'Empire dans la domina-
tion du monde, en changeant toutefois le caractère de cette domination (2).
D'autres études dues à la plume du même auteur concernent les moeurs
des premiers chrétiens et traitent de quelques idées particulières qui
régnaient parmi eux (3).
Deux érudits allemands ont étudié dans leur ensemble les plus anciennes
traces monumentales du christianisme dans quelques contrées du midi et
de l'ouest de l'Allemagne : M. Ebner a consacré son travail aux monu-
ments de l'antique cité de Ralisbonne en Bavière, 31. BartJiol traite des
restes qui ont été découverts dans les pays au centre du Rhin, à l'embou-
chure du Mein (4). Un savant italien cherche à fixer les résultats obtenus
par l'étude des monuments pour la théologie et pour l'apologétique (5).
Nous sommes heureux de pouvoir annoncer cet ouvrage ; car il est cer-

(!) Jeiju, BuiJÇi Rutar, Guidadi Spalato c Salona. Zara, 1894.


(2) Le Blant, Les persécuteurs et les martyrs aux premiers siècles de notre ère. Paris,
Leroux, 1893.
(3) LÉ Blant, Note sur quelques anciens talismans de bataille (Mém. de VAaid. des ins-
criptions XXXIV, 2 ; 1893). — Sur quelques carreaux de terre cuite nouvellement découverts
en Tunisie {Bévue archéologique, 1893). — Les premiers chrétiens et les dienx (Mélanges
d'archéol. et d'histoire, 1894, p. 3-16).
(4) Adalbert Ebner, Die oeltesten Denkmale des Christentums in Regensùurg. Stadt-
amhof, 1893. — H. Bautiiol, Die oeltesten Spuren des Christentums in der mittleren Rhein
und untern Maingegend. Francfort, 1894.
{ïï) yiNCENZO di Giovanni, VArcheologia crisliana in sostegno délia Theologia e dell'Apo-
logelica. Palermo, \ 894.
,
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE 539

tain que les arguments, souvent si décisifs, fournis par l'archéologie chré-
tienne, ne sont que trop négligés dans l'étude de la théologie. Et jsourtant
il y a bien des questions, par exemple celle du culte des martyrs, de l'in-
vocation des saints, du suffrage pour les âmes des trépassés, j>our
lesquelles les preuves monumentales sont jjlus frappantes que les textes
que l'on tire des auteurs ecclésiastiques de l'antiquité.
Enfin, consacrons un dernier souvenir à celui par le nom duquel nous
avons commencé ce Bulletin, en mentionnant l'édition du plus ancien
grand martyrologe de l'église romaine, le « Martyrologium Hierony-
mianum», faite par MM. do Bossi et Duchesne.
Ce calendrier des saints connus et vénérés dans différentes contrées
de l'empire romain, forme la base du martyrologe romain moderne. Il
est conservé dans plusieurs manuscrits, lesquels ont été étudiés minu-
tieusement par les deux savants auteurs. Des années ont été consacrées
à cette édition, vivement désirée par tous les érudits en matière d'his-
toire. L'introduction nous fait connaître le caractère et la composition
du calendrier, et les manuscrits qui nous l'ont transmis. Le texte con-
tient la rejjroduction exacte des manuscrits les plus importants avec les
variantes des autres en note, de sorte qu'on trouve là tous les éléments
que peut fournir cette source de premier ordre pour l'histoire des saints
vénérés dans les premiers siècles de l'Eglise (1).

J.-P. KlKSGH,
professeur à l'Université de l'riljourg (Suisse).

(1)Martyrologium Hieronymianum ad lidem eodicum, adiectis prolegomenis, ediderunt


J.-B de Rossi et L. Duchesne. {Acta Sanctorum, novembris, t. III.) Bruxelles, 1894. —
Se vend aussi séparément.
M. l'aimé J. GnissTEY. L'esprit nouveau dans Vaction morale
et religieuse. — Paris, Guillaumin, 1895.

C'est avec une réelle pénétration et un véritable esprit pratique que


M. l'abbé Crestcy étudie, dans ce livre, les conditions de l'action sociale
catholique. Assurément plus d'une théorie de l'auteur pourrait être contes-
tée, plus d'une ajîprëciation sur les oeuvres existantes semblera injuste ou
en tout cas trop sévère. On dira encore que l'auteur pousse trop au noir
le tableau de la situation présente et qu'il abuse du lieu commun autrefois
et aujourd'hui. Tout cela n'empêche que l'idée du travail est bonne, gé-
néreuse, et que si le public auquel elle s'adresse lui accorde l'atten-
tion qu'elle mérite, elle sera utile. Stimuler les initiatives privées, pousser
le clergé et les catholiques dans la mêlée sociale où leur dévouement
aux affaires du peuple leur ferait reconquérir l'influence perdue, c'est là
un noble but ; et si M. Fabbé Crestey n'est pas le premier à le poursuivre,
il n'en est pas pour cela moins méritant.

AvENciiuiioLis. Fous vitse ex ardbico in latinum. translatais ab Jolianne His-


pano et Dominico Gundissalino. Ex codicibus parisinis, Amplonimw Colum-
bino primum edidit Clemens Baeumker. Munster, 1895, Aschendorf.
Cette savante édition d'un ouvrage dont le texte original a disparu mérite
tous les éloges et toute la reconnaissance des thomistes. On n'ignore pas
que saint Thomas cite en plusieurs endroits l'ouvrage d'Avicebron. Il ré-
fute en particulier deux opinions du philosophe arabe, l'une concernant la
nature des substances spirituelles (1), l'autre qui refuse l'activité aux subs-
tances corporelles (2).
(1 j I. q. t, a. 2. — De Spir. créât,, a. i. ad, 9. — De Subslàntiis separatis, cap. 5°, 6°,
7», 8°. f
(2) I. q. cxv, a. i. — Contra Gantes, III, C9. — De Veritate, V. — De Pot., III.
m^^M^^^w^^^^^B^^^^
NOTES MHMOGHAIMIIQUKS 541

M. le Dr Baeumker nous fait part dans la préface déco livre des recher-
ches qu'il a dû faire pour se procurer les manuscrits les plus anciens de
celle traduction latine. « J'ai lu moi-même, nous dit-il, les codex A, C,
M, N. J'ai copié le premier qui pour cela m'avait été envoyé à Breslau...
Les manuscrits N et M, grâce à l'entremise de l'illustre Rodolphe Bosse,
ministre de l'instruction publique en Prusse, me furent envoyés par Léopold
Delisle et Auguste Molinier, directeurs des Bibliothèques Nationale et Ma-
zarine,avec la gracieuseté qui leur est couluinière. 11 fut plus difficile d'ob-
tenir le manuscrit de Séville car son fondateur avait défendu par testament
de le faire sortir de la bibliothèque capitulaire. Je dois à la bienveillance
de Son Eminence Mgr Kopp. archevêque de Breslau d'en avoir pu faire
usage. Il s'interposa auprès du cardinal Zéj^hirin Gonzalez, archevêque
de Séville, et, sur la demande de celui-ci, le bibliothécaire en chef de la
Colombine, Don Simon de la Rosa y Lopez, lit photographier par Antonio
Rodriguez, artiste d'élite, les 108 feuillets du manuscrit. La Société de
Goerres, dont j'allai trouver le président, Georges de Herlling, prit sur
elle, avec libéralité, de faire face à la plus grande partie des dépenses. »
Ces lignes diront mieux que nous ne le pourrions faire la valeur de
cet ouvrage. Nous ajouterons que le professeur Baeumker, est une des
célébrités de la science allemande et que sa valeur de savant n'est surpassée
que jiar son amour des doctrines thomistes. Il l'a bien montré lors de
l'apparition de la Revue Thomiste dont il fut le premier abonné étranger.
Le texte du Fons vitoe est suivi d'une table alphabétique et raisonnéedes
plus complètes, conçues dans le genre de l'Index d'Albert de Bergaine.
Les professeurs pourront ainsi se fixer en un instant sur tel ou tel point
delà doctrine d'Avicebron qu'ils auront plus particulièrement en vue.
L'impression confiée à la maison Aschendorf, de Munster, rivalise avec
les productions les plus belles de l'Imprimerie nationale et des Didot.
Ki'. A. Gari)i:ii..

A. Malnoiiy. — Saint Césaire, évêgue d'Arles, 508-343. — Paris, 1894.


La remarquable étude que nous signalons ici sur saint Césaire d'Arles
a déjà reçu les honneurs et les applaudissements académiques, lorsque son
auteur l'a présentée et défendue en Sorbonne comme thèse d'examen pour
l'obtention du titre de docteur es lettres. Ge travail est un remaniement
critique de toute l'histoire du célèbre métropolitain d'Arles. L'état dans
lequel les précédents écrivains avaient laissé la question demandait une
révision sévère et minutieuse. M. Malriory a réussi à nous donner une
étude d'ensemble sur saint Césaire ci sur le milieu contemporain, dans
UBVUE THOMISTE. — 3e ANNJÎE. — 36.
542 KEVUÏ5 T110MISTK,

laquelle l'érudition est sûre d'elle-même, l'exposition limpide et pleine


d'intérêt. Rarement une étude historique arrive à joindre dans une pro-
portion aussi bien mesurée l'élément scientifique à l'aisance de l'allure, au
mouvement des faits, à la constance de l'intérêt. Quant à l'importance du
sujet, elle ressort assez lorsqu'on songe au rôle joué par saint Césaire
comme écrivain ecclésiastique et législateur religieux, comme défenseur
et protecteur de son église au milieu des graves mutations politiques con-
temporaines de son épiscopat.
Nous signalons particulièrement: à nos lecteurs de la Revue le chapitre
relatif an semi-pélagianisme où l'auteur a exposé l'historique des idées et
des événements avec une grande clarté et beaucoup d'impartialité, tout en
n'oubliant pas que des compatriotes ont un droit spécial à notre bienveil-
lance. Pareillement le chapitre relatif à l'histoire des règles monastiques
et à celle de saint Césaire en particulier est d'un grand intérêt.
L'ouvrage de M. Malnory sur saint Césaire forme le 103e fascicule de la
Bibliothèque de l'Ecole des Hautes-Etudes qui contient déjà un si grand
nombre de précieux travaux.
P. M.

Yvjîs \.v. Qukhdijc vient de tirer successivement de sou portefeuille les


Lettres cVwimrè de campagne (LeeoflVe. 4894) et 1rs Lettres d'un curé de
canton (1895).

Ces deux curés n'en sont qu'un. Desservant ou doyen, il ne se résigne


pas à viv.re en simple fonctionnaire du culte, estimable d'ailleurs, pour sa
tenue correcte et ses talents de jardinier ou d'apiculteur. 11 veut être el; il
devient, non sans épreuves, non sans écoles, un « curé missionnaire ».
dont l'action jnersonnelle atteint directement, dans leur vie privée, et sous
le rapport religieux, ses paroissiens de toute catégorie. Il comprend les
temps, et ce qu'on appelle « l'action sociale nécessaire au clergé ». Natu-
rellement, des allures aussi nouvelles ont d'abord étonné beaucoup de
inonde et irrité pas mal de préjugés au château comme au village, à l'ate-
lier comme chez l'usinier, dans les presbytères eux-mêmes comme dans les
sacristies. Le curé missionnaire en fait largement; confidence à son ami
Jacques Voisin. Puis nous apprenons comment peu à peu, avec ses habi-
tudes de rapprochement personnel qu'il refuse d'appeler « une méthode »
et surtout « sa méthode », il a mérité la pleine confiance de son évèque,
gagné ou calmé l'opinion, rallié les sympathies, préparé des conversions.
11 convertit son vicaire lui-même ; oh un bon prêtre, suffisamment exact
1

dans l'administration des sacrements; mais aussi un « bon enfant ». il


rêvait, ce cher abbé Firmin, d'une théorie toute laite-du gouvernement
NOTKS bibliographiques" 5411

paroissial, et que son curé lui apporterait en bloc, rédigée par articles,
comme une espèce de « service des places » ; il rêvait d'un curé tout brave
homme, joyeux partenaire au piquet et aux dominos. Gfaussens) feuilleté et
pillé lui fournissait une fois la semaine toute son homélie, matière et
forme : les fructueux binages du château de Pinadas venaient agréable-
ment l'enlever chaque dimanche aux besognes ingrates de la paroisse... Il
est jeune, heureusement, le vicaire; l'égoïsme n'a pas encore noué son
arne à tout jamais. Stupéfait, attendri, il observe son curé, il l'ecoule, se
compare, se juge et se transforme. Félicitons Yves le Querdec d'avoir su
se donner l'heureuse chance de joindre quatre ou cinq lettres du vicaire
converti, à la correspondance de son convertisseur. [Sans déprécier per-
sonne, il y a certainement en France, dans mainte cure et dans quelques
autres espèces de maisons ecclésiastiques, pas mal d'abbés Firtnin à
convertir.
Yves le Querdec aura donc eu le mérite d'avoir traité sous une forme
vivante et familière, tantôt élevée, tantôt piquante, avec une grande jus-
tesse d'observation sociale et de sens pratique, une grave et urgente ques^
lion de notre temps. 11 y a de nos séminaires où ces Lettres ont été lues au
réfectoire de la communauté : lecture « édiiianle el instructive » qui eu
valait bien d'autres.

M. Faikjës vient d'achever, avec la collaboration'de M. ^Bauuëukttk,


l'édition, entièrement revue et renouvelée, du Manuel de philosophie
si'.olastique de M. Brin (Philosopiiia Scoi.astica, ad menlen D. Tlw-r.
mx, etc.. Berche et Tralin). Deux volumes in-12, de (500 pages cha-
cun, dont le premier renferme : Logique, Ontologie et Cosmologie,
et le second : Psychologie, Théodicée et Morale individuelle et sociale.

Iln'est pas seulement opportun maintenant, il est nécessaire à l'inté-


grité de la philosophie — comme le dit saint Thomas — de montrer les
principes fondamentaux de la seolastique dans leur application à la
société (1).
Ce manuel, comme beaucoup d'autres, porte en sous-titre « ad mentein
I). Thomae'», ce qui est un des effets les plus universels de l'Encylique du
4 août 1879; mais, par un effet moins commun et de haut prix, l'ouvrage
lient vraiment ce que promet cette formule. M. Farges est thomiste sans
équivoque; en particulier sur celte question de la prémotion physique
dont néanmoins il fait, à toi't selon nous, une question secondaire. Elle
l'est si peu qu'elle applique immédiatement, à l'ordre spécial des actes

(!) I. J'olitic. Lee. h. Wecessejuit ad complementum pfrilotophioe.


^r^'^-^--77^-^7^™-" ^ _
- Iffl
5M HE VUE-THOMISTE

libres de la volonté créée, les notions fondamentales de la cause seconde


subordonnée à la cause première, du moteur et du. mobile, de la puis-
sance et de l'acte. Toute cette application est tellement une que nier la
'promotion c'est s'obliger à défigurer plus ou moins ces notions premières
<[ui.cn l'enferment virtuellement,toute la thèse.
.Par sa brièveté même, le manuel de M. Farges pousse à remonter aux
sources: et, comme dit l'auteur, « des références nombreuses placées au
bas des pages indiquent aux. professeurs les auteurs et les sources à con-
sulter ». Pourquoi ne pas ajouter « et aux élèves » ? Car un manuel est-il
autre chose qu'un résumé clair et concis, une Summulu, d'un enseignement
oral, immédiatement documenté de première main, et commenté avec
l'ampleur requise par l'importance des questions et l'intelligence des
('lèves:' Un manuel doit préparer, doit exercer à lire saint Thomas inlelli-
gennnent et par soi-même; il ne doit pas borner la vue, mais élever plus
liant que lui. M. Farges, avec son expérience de professeur et sa science
du thomisme l'a fort bien compris.
.le souhaiterais seulement qu'à côté de saint Thomas, la source maî-
tresse; des seolastiques modernes, sources dérivées, le manuel nous eût
cité abondamment les deux grands interprètes de saint Thomas : Cajclan
et Jean de Saint Thomas. Un professeur qui veut dominer sa matière, un
étudiant à l'esprit vraiment ouvert et philosophique ne sauraient s'en
passer. Les commentaires de Cajclan sur la Somme, ses divers opuscules
de logique ou de métaphysique, son commentaire du De Anima; de même
que le Cours de Philosophie et le Cours de Théologie de Jeaii de Saint
Thomas, sont, pour la profonde et lumineuse intelligence du maître, pour
la pénétration subtile et juste de son esprit, pour la synthèse de ses prin-
cipes, indispensables à consulter. Us réformeraient bien des notions
inexactes ou incomplètes, parfois accréditées par les plus en renom des
scolastiques modernes : Sanseverino par exemple. M. Farges, qui semble
lui avoir emprunté sa notion du principe de l'induction, eût certainement
découvert et signalé dans le Cursus llieolpyicus de Jean de Saint Thomas,
ces belles pages, où à propos de la genèse des premiers principes dans
l'esprit humain, la doctrine aristotélicienne et thomiste de l'induction se
trouve élucidée à fond. De semblables compléments ne feraient qu'ajouter
à l'utilité, de ce manuel, et à cette impulsion des esprits vers les grandes
sources, que M. Farges sait donner avec tant de science, de conviction et
d'entrain.
Fr. M.-B. Sciiwalm,
des Frères Pi'kcIkjui's.

Lk Gisiianï : P. SERTILLANGES.
PAIUS. IMl'RIMIÎHIH V. [.KVIC, M1K CASSETTE, 17.
La prédétei'minalion physique, à ne la considérer que du côté
de Dieu, n'offre prise à aucune objection sérieuse. Elle est, au
contraire, mieux que toute autre explication — on en convient
volontiers — en parfaite harmonie avec la perfection, la suprême
indépendance, la prééminence active souveraine de Celui qui est
l'Etre par essence, l'être premier et infini, de qui tout, sans excep-
tion, dans l'ordre universel de l'être et de l'actualité, doit néces-
sairement procéder et dépendre. Dieu, certes, n'est pas, comme
le rêvent les panthéistes, la réalité même de toutes choses, la
cause immanente et constitutive de tous les êtres; il est par rap-
port à l'universalité des choses une cause extérieure et trans-
cendante. Il n'est pas cause intégrante du monde, il en est la
cause efficiente et productive. Mais, dans cet ordre-là, il doit être
bien réellement le principe, la cause, la raison première de
tout : Ex ij>so, et per ipsum et in ipso sunt omnia.
Les adversaires de la prédétermination physique cherchent
ailleurs le fondement de leur opposition. Ils lui reprochent de ne
pouvoir s'accorder avec les faits, avec deux faits surtout : la li-
berté humaine et l'existence du mal moral. C!est la remarque,
que faisait déjà saint Thomas (III Cont. Ge?it. c. 89) « Quidam vero
non intelligentes qualiter molum vohmtatis Deus in nobis causare
pessit absque prsejudicio libertatis voluntatis conati sunt... » C'est
pour^sauver la liberté humaine et expliquer comment peut se pro-
duire le péché, que Molina, rejetant les décrets prédéterminants et

(1) Voir les numéros de mai et de septembre.


BEVUE THOMISTE. — 3e ANNEE. — 37.
550 REVUE THOMISTE

la prémotion physique, a inventé son système de la science


moyenne et du concours simultané. C'est pour ce même motif
que, depuis trois siècles, ses disciples repoussent le thomisme et
l'attaquent sans trêve.
Si le désaccord entre les deux célèbres écoles a pu durer si
longtemps, il faut évidemment l'attribuer, pour une bonne part,
à des malentendus et à des divergences sur l'idée même que l'on
se fait de la prémotion physique et de la liberté humaine. La
meilleure manière de discuter me paraît donc de préciser en quoi
consistent ces divergences et de rappeler Les véritables notions.

Commençons par la prémolion physique.


Plusieurs s'imaginent que la motion de Dieu apporte l'opéra-
tion, dans la cause seconde, comme une forme, une entité toute
faite que la faculté n'a qu'à recevoir. C'est l'opinion que na-
guère cherchait à faire prévaloir le cardinal Pecci, et à laquelle
se rangeait tout récemment M. Domet de Vorges. — Qu'une sem-
blable motion s'accorde avec la liberté humaine, c'est à ses
défenseurs de le montrer; pour nous, nous n'avons pas à l'es-
sayer, car tout autre est notre manière de concevoir la prémo-
tion.
La motion divine, nous l'avons déjà dit maintes fois, a pour
but et pour résultat de mettre en jeu, d'ébranler l'activité
créée, pour que celle-ci produise actuellement Fade, l'opération
qu'elle renferme en puissance. Les puissances actives, en effet,
se distinguent essentiellement des puissances passives. Celles-
ci reçoivent, par l'action de l'agent, une entité, une actualité h
laquelle elles n'ont d'autre aptitude que d'êlre le sujet en qui
elle résidera et qu'elle perfectionnera. Les puissances ou fa-
cultés actives, au contraire, ont, par rapport à l'acte, à l'opéra-
tion, une aptitude de production. Cette aptitude, il est vrai, se
distingue de la production actuelle effective, et même elle ne peut
y procéder sans être préalablement excitée, ébranlée par la
SAINT THOMAS ET Uî PRÉDÉTERMINISME 531

motion divine; toutefois, l'acte, l'opération, n'est pas l'effet immé-


diat de la motion mais delà puissance ébranlée, actionnée par
elle. Cela est surtout vrai des opérations vitales immanentes,
dont Je caractère essentiel est d'émaner immédiatement de
l'agent dans lequel elles résident. La motion divine ne met donc
pas dans la volonté humaine la volition toute faite, mais
seulement l'ébranlement en vertu duquel la volonté, capable
de vouloir, exerce actuellement cette capacité et veut effective-
ment, d'une volition qui émane d'elle en même temps qu'elle
réside en elle. Saint Thomas dit toujours : « Deus movet, applicat
voluntatem ad volendum. » Et si la Sainte-Écriture, lès Pères ou
lui-môme emploient des expressions comme celles-ci : « Deus
operalur opéra nostra in nobis, operaturin nobis velle, etc., »
le saint Docteur les entend toujours en ce sens que Dieu, par sa
motion, nous fait produire nous-mêmes nos propres opérations:
« ut velimusfacit, operatur ».

De cette première remarque en suit une seconde de suprême


importance : la prémotion physique, en mouvant les facultés des
causes secondes à produire leurs actes, ne change rien au méca-
nisme de ces facultés. S'agit-il d'une faculté dont le mode d'agir
naturel soit de procédera son acte pour ainsi dire d'un seul bond,
en un seul temps, la prémoiion physique actuera cette faculté
de manière à lui faire produire réellement son acte d'un seul
bond, en un seul temps. — S'agit-il d'une faculté dont le procédé
soit complexe et qui n'arrive à son acte final qu'au moyen d'un
mécanisme à plusieurs rouages, la prémotion physique respectera
cette complexité, et elle ne fera produire l'effet qu'en actionnant
tout le mécanisme, telle la vapeur ne meut les roues d'une
locomotive qu'en actionnant le piston et les bielles dont elles
dépendent.
La prémotion, en actionnant les facultés opératives, ne change
rien, non plus, aux rapports naturels qu'elles ont avec leur acte.
L'acte et la faculté ont-ils entre eux un rapport de nécessité, de sorte
que la faculté n'ait aucune puissance à d 'autres actes : la motion
divine laissera subsister ce rapport d'invariable nécessité. —La
faculté n'a-t-elle avec son acte qu'un rapport variable et contin-
gent par suite de sa dépendance avec d'autx'es causes extérieures
T-r-7_ _ r^I.J _
y -^ „_ ^ „^-—_ J^,

552 BEVUE THOMISTE

qui pourraient fortuitement intervenir : elle laissera subsister


cette dépendance avec les causes extérieures, et conséquemmenl:
le rapport contingent entre l'acte et la faculté. — Celle-ci, enfin,
a-t-elle avec son acte un rapport de liberté, de telle sorte que la
variabilité de l'acte soit au pouvoir intrinsèque de la faculté elle-
même : la motion divine ne changera encore rien à ce rapport,
et laissera subsister dans la faculté cette puissance plus étendue
en vertu de laquelle il dépend d'elle que tel acte soit ou tel autre.
Or, rappelons-nous quel est le fonctionnement de l'activité
psychique dans l'acte libre. La volonté agit de concert avec l'in-
telligence qui lui montre d'abord le bien général, puis les diffé-
rents biens particuliers, en les comparant entre eux dans leur
rapport avec le bien général. Parallèlement à ces actes de l'intel-
ligence s'éveille l'activité volitive. C'est d'abord la volition du
bien général toute spontanée ; ensuite la complaisance, l'approba-
tion initiale et encore suspendue, pour chaque bien particulier
successivement proposé par la raison avec son degré respectif
d'aptitude à procurer la fin cherchée; puis, après la comparaison
des divers biens entre eux, c'est le déclanchement du ressort vo-
lontaire se déterminant lui-môme à tel bien, à telle volition de
préférence aux autres. C'est en ce dernier phénomène que con-
siste, à proprement -parler; l'élection, le choix, la volition libre.
La volonté s'y détermine elle-même, non pas évidemment sans
motifs, mais en présence, toutefois, de motifs favorables à une
autre détermination auxquels elle aurait tout aussi bien pu se
plier. — Ainsi, l'acte libre présuppose plusieurs actes. Bien plus,
même considéré directement dans son entité formelle et indivi-
sible, il implique un rapport essentiel à plusieurs choses. Choisir,
en effet, ce n'est pas se porter simplement à un bien particulier;
ce n'est même pas s'y porter après avoir consécutivement désiré
le bien général et approuvé, de cette approbation suspensive dont
je parlais plus haut, plusieurs autres biens particuliers. Non.
Choisir, c'est, entre plusieurs biens qui n'ont tous avec le bien
général qu'un rapport contingent, en élire, en préfère? un, c'est-à-
1

dire en prendre un en écartant simultanément les autres auxquels


on le compare ; et c'est le préférer en vue et par l'amour actuel
du bien général dont la possession, cependant, n'apparaît pas
nécessairement liée à ce bien particulier plutôt qu'à tel autre.
SAINT TIIOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 353

Amour du bien général, constatation du rapport tout contingent


qu'ont avec lui les divers biens particuliers, comparaison de
ces divers biens entre eux : voilà ce qui est renfermé actuel-
lement, d'une manière au moins implicite, dans cette accep-
tation d'un bien déterminé, que nous appelons élection, volition
libre.
Eb bien, telles sont précisément les conditions de l'acte que la
motion divine fait poser à la volonté. C'est une volition particu-
lière qui procède de la volition antérieure et persistante du bien
général, et en concurrence avec d'autres volitions particulières
également contenues dans la vertu active de la volonté. La mo-
tion divine meut la volonté à procéder, à se mouvoir effectivement
ex uno (velle bonum générale) ad aliud (velle bonum particulare
determinatum) pra? aliis (velle bona particularia pariter eligi-
bilia) : or, vouloir ainsi, c'est précisément vouloir librement. Pour
expliquer l'existence de cet acte, nous remontons à la motion
divine qui l'a fait sortir de l'état potentiel où il se trouvait dans
la faculté ail repos; mais pour expliquer la nature intime de cet
acte, nous examinons la nature et le mécanisme de la faculté elle-
même, et le rapport où il se trouve avec elle. C'est la réflexion que
fait constamment saint Thomas. Qu'il me suffise de citer ce texte
entre mille. Il s'objectait (q. vi de Malo, art. unique [Utrum homo
habeat. liberam electionem], Obj. III) : « Alla animatta ab homine
non habeat liberam electionem, quia eorum appetitus a quodam exteriori
movente movetur. Si ergo voluntas hominis immobiliter movetur a Deo,
sequitur quoJ homo non habeat liberam electionem svt.oruw, actuum. »
— Voici la réponse : « Animalia bruta moventur per instinctum
superioris agetitis ad aliquid determinatum secundum modwn formai
partictdaris, cujtis conceptionem sequitur appetitus sensitivus. Sed
Deus movet quidem voluntatem immutabiliter propter efficaciam vir-,
tutis moventis; sed propter naturam voluntatis motoe quoe indifferenter
se kabet ad diversa, non inducitur nécessitas sedmanet libertas. Sicut
etiam in omnibus providentia divina infaillibiliter operatur; et tamen a
causis co?itingentibu8proveniunteffectus contingenter, i?i quantum Deus
omnia movet proportionabiliter, unumquodqué secundum suum mo-
dum. » Massoulié a donc bien raison de remarquer que la pré-
motion physique des thomistes n'a rien de commun avec cette
poussée fatale et toute mécanique sous les traits de laquelle on
554 fiEVUE THOMISTE

se plaît parfois à la représenter. Elle est Lien plutôt une touche


suave, un doux contact de Dieu sur le ressort extrêmement délicat
de notre volonté. C'est le terme qu'emploie saint Thomas {Siim.
Th., 1° P., q. cv, a. 2, ad 1) : « Deus secundum virtualem contactum
tangit movendo creaturas. » De sorte que, ajoute Massoulié, « pro-
priissime divina, motio non aliud intelligenda sit quam spiritualis
contactus quo Deus sua operatione voluntatem nostram contingït in
eaque operatur... Unis quidem et blandus contactus quo Deus blan-
ditur animas eamque, Ms immissis deliciis, in quam partent voluerit
inclinai.

Une dernière observation. La prémotion, avons-nous dit, est un


ébranlement du mécanisme volontaire; mais il ne faudrait pas
croire qu'elle se borne uniquement à toucher, pour ainsi dire, le
premier rouage, h donner la première impulsion, abandonnant
ensuite la volonté à elle-même. Non. Elle s'infiltre et circule à
travers toute l'activité humaine, elle suit tous les contre-coups
dont elle est la cause originelle, comme la vapeur avance dans
tous les conduits qu'elle dégage elle-même. Elle préside, ou plutôt,
par elle, Dieu préside à toute l'opération volontaire jusqu'à son
complet achèvement, il dirige, il soutient le libre arbitre, il con-
serve et consacre, en quelque sorte, sa force native et son mode
naturel d'agir, prêt, s'il le fallait, à suppléera tout ce qui pourrait
manquer, à maintenir tout ce'qui pourrait fléchir, à écarter tous
les obstacles et vaincre toutes les hésitations.
Voilà, l'idée que nous nous faisons de la prédétermination
physique, et comment nous entendons son efficacité. Cette notion
renfermc-t-elle quelque chose de contradictoire? Est-il impossible à
Dieu d'agir de cette manière dans la volonté créée? Il n'est per-

sonne, je crois, qui l'ait dit, ni qui le pense. Mais ce que l'on dit,
c'est que sous l'influence infailliblement efficace de cette motion,
s'il, y a encore place pour l'activité volontaire, il n'y en a plus
pour sa liberté.
Et cela m'amène à parler des malentendus qui existent entre
les prédéterministes et leurs adversaires sur la vraie notion de la
liberté.
SAINT THOMAS ET LE PREDETERMINISME OOO

II

Les antiprédéterministes définissent généralement Ja liberté en


la considérant à l'état de puissance au repos, et par rapport à
l'acte qui n'est pas encore. Pour qu'il y a ait liberté, d'après eux, il
faut qu'étant donné dans la volonté tout ce qui est requis pour
l'actuation. sauf uniquement l'actuation elle-même, celle-ci
puisse, au gré de la volonté,'être, en fait, réellement posée ou
réellement omise. Cette explication suppose évidemment — et
en cela elle est dans la logique du système moliniste — que le
passage de la puissance à l'acte n'exige rien autre chose que
l'activité virtuelle delà faculté, laquelle, sans aucune autre inter-
vention et même malgré toute intervention de Dieu, sort à son
gré ou ne sort pas de son état potentiel. La liberté consiste dans
l'indifférence de la puissance adutrumlibet, qui laisse en suspens,,
malgré toutes les impulsions de Dieu, l'existence de l'effet. La
nécessité, la contingence ou la liberté d'un effet, d'une opération,
ne consistent donc pas dans un rapport spécial de cet effet avec la
nature de la cause qui le produit, mais dans le rapport de cet effet à
l'existence future. Si, dans la cause, le rapport de cet effet à l'exis-
tence est certain, infaillible, l'effet est un effet nécessaire.
Si, dans la cause, le rapport de cet effet à l'existence est
incertain, l'effet est contingent ou libre. Demandez à un anti-
prédéterministe si un acte présentement existant, par exemple
mon acte d'écrire, est un acte nécessaire ou libre. Pour vous
répondre il n'examinera pas le rapport qu'a présentement cet
acte avec ma volonté ; car dès lors que l'acte existe il est trop clair
qu'il n'a plus, dans la cause, tin rapport incertain avec l'existence,
et que ma volonté n'est plus indifférente ad utrumlibet. Pour
répondre, il remontera par la pensée à l'état qui a précédé l'actua-
lisation de l'acte. A ce moment-là, la volonté étant considérée
avec toute son énergie, avec toutes les circonstances extérieures,
toutes les excitations intérieures et les impulsions divines, était-
«s?

REVUE THOMISTE

il certain, infaillible qu'elle poserait l'acte d'écrire : alors cet acte


est nécessaire ; était-ce encore incertain ou douteux, pouvait-il
arriver que l'acLe fût posé, pouvait-il arriver qu'il ne fût pas posé :
alors mon acte est contingent et libre.
Les prédéterminisles entendent autrement la nécessité et la
liberté. Pour eux, l'une comme l'autre est un rapport spécial de
la cause avec son acte ou son effet considéré en soi, même à l'état
d'acluation. L'acte n'est pas nécessaire ou libre parce qu'avant
d'être posé, il était certain ou incertain qu'il le serait. Mais
l'acte est nécessaire parce que la cause qui le pose présentement,
en le posant et in sensu composito avec l'actuation, n'a en elle qu'un
trésor d'activité restreint à ce seul acte, qu'elle est par conséquent
sans vertu active envers des actes différents, et que le rapport qui la
lie à cet acte est celui de b puissance à b acte. L'acte est libre, au
contraire, parce que la cause qui le pose présentement, en le
posant et in sensu composito avec l'actuation, a en elle un trésor
d'activité qui n'est pas limité à ce seul acte, et que le rapport qui
la lie à cet acte est celui de puissance <x> à acte b. En un mot,
pour juger de la nécessité ou de la liberté de l'effet ou de l'acte, les
prédéterministes ne considèrent pas précisément ,1e rapport cer-
tain ou incertain, immanquable ou non, que, dans la cause, cet
acte a avec l'existence, mais le rapport qui existe entre l'acte et
la nature de la cause. Pendant, comme après et avant l'actuation,
la cause et l'acte sont cause et acte nécessaires si cet acte est
adéquat à la vertu de la cause ; ils sont cause et acte, libres si la
vertu opéralive est plus étendue que l'acte. Dans ce dernier cas,
il s'ensuit, il est vrai, que l'acte considéré avant sa production
n'était que douteusement futur; mais ce n'est là qu'une consé-
quence, ce n'est pas la raison constitutive de la liberté.
De ces deux définitions, laquelle répond le mieux à la raison
philosophique des choses? Est-ce celle des thomistes ou bien
celle de leurs adversaires?

Dans la définition des antiprédéterministes, nous avons à


signaler plusieurs inconvénients. Tout d'abord, avec leur notion
de la liberté, il n'y a plus à proprement parler d'actualité réelle
qui soit nécessaire ou contingente; il n'y a plus de contingent et
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 557

de nécessaire que des potentialités. C'est sous une nouvelle forme


la thèse suarézienne de l'identité formelle de l'essence et de l'exis -
tence. Tout acte qui est, tant qu'il est, ne peut pas ne pas être
actué, donc il n'est pas un acte contingent ; toute cause agis-
sante, tant qu'elle agit, ne peut pas ne pas agir, elle n'est pas
indifférente ad utrumlibet, donc elle n'est pas cause agissante
contingente ou libre. — Autre inconvénient : cette définition
donne pour essence de la liberté ce qui n'en est que la consé-
quence. Il est faux de dire que la volonté est libre pour cette
raison propter quid, antécédente et formelle, qu'elle est indifférente
ad utrumlibet. C'est bien plutôt le contraire qui est vrai : elle est
indifférente ad utrumlibet parce qu'elle est libre. Il y a, en effet,
une raison à cette indifférence, c'est la suréminence de la vertu
opérative sur l'un et sur l'autre acte, c'est parce qu'elle est
ordonnée au bien général, et qu'elle surpasse en étendue voli-
tive chaque volition particulière. Or cette étendue supérieure
existe, soit avant, soit pendant la volition particulière. 11 faut
donc définir la liberté par le rapport que l'acte a avec sa cause et
non par l'indifférence que, dans sa cause, il a avec l'existence
future. — De plus, avec cette notion, comment expliquer la
liberté de la volonté divine?L'acte par lequel Dieu veut les créa-
tures est éternel et immuable : la liberté est-elle donc en lui un
attribut irrémédiablement perdu par le seul fait qu'elle s'exerce? ou
bien n'existe-t-elle encore que par relation à un instant de raison
que nous imaginons en Dieu in signo priori, avant son éternelle
détermination,et dans lequel la volonté divine nous est représentée
comme pouvant indifféremment vouloir l'ordre de choses établi
ou un autre tout différent? La vérité n'est-elle pas plutôt
que Dieu affirme sa liberté par sa volition même d'un ordre de
choses déterminé qui n'épuise pas l'étendue de sa vertu volitive?
Les théologiens disent bien, avec saint Thomas, qu'étant donnée
l'immutabilité de Dieu, il est nécessaire ex suppositione que Dieu
veuille la chose qu'il veut ; ifs n'ont jamais dit, en langage
rigoureux, que Dieu cesse d'être libre ex suppositione : car, alors
même qu'il est nécessaire ex suppositione que Dieu veuille ce
monde, il reste vrai et nécessairement vrai t qu'il veut ce monde
par un acte de volonté libre : « Cum actus divinus mensurètur
xternitate semper considercttur ut egrediens a voluntate per
-v^Kf. ; ' - \ ,
-*
,
.' r _
' if
y.
558 REVUE THOMISTE

modum libertatis » (q. vi de Ver. a. 3 ad 10). Je pourrais encore


montrer comment la définition moliniste rend à peu près inexpli-
cable la liberté dans Je premier acte de volonté des anges et du
Christ, et dans l'acte d'obéissance du Christ impeccable et des élus
confirmés en grâce stavte Deiproecepto. Mais je fais grâce à mes
lecteurs de ces questions qui m'entraîneraient trop loin.

La définition des prédéterministes,onle pense bien, n'est pas,elle


non plus, à l'abri des objections. La principale, on pourrait même
dire l'unique, se résume à ceci : Notre définition laisse place à
une contradiction ; car elle suppose qu'une cause peut être libre
tout en étant limitée, liée à son acte avant de le poser. Par la pré-
motion, en effet, la puissance est déterminée à l'acte in signo
,
priori avant qu'il soit posé, et puisque la prémotion est efficace, il
est impossible que la volonté ne le pose pas. — Nous répondons :
si la puissance était déterminée par une détermination qui
limite sa vertu opéralive, elle n'aurait plus, effectivement, avec
son acte un rapport de liberté; mais si, in sensu composito avec
cette détermination, la vertu opéralive reste [plus large que son
acte,elle garde dès lors avec lui un rapport de domination et de
liberté. On peut, du reste,, opposer la même objection aux antipré-
déterministes, puisque la volonté né procède jamais à l'acte Jibre
sans s'être donnée à elle-même une détermination actuelle à
cet acte.
On insiste, et l'on fait remarquer que si la volonté reste libre
sous sa propre détermination, c'est qu'elle en est la cause active ;
tandis que relativement à la détermination produite par la mo-
tion divine elle n'est que passive : la volonté ne se détermine
pas, elle est déterminée. — Cette objection part de l'idée fausse
que l'on se fait de la prémotion physique et que nous avons
déjà réfutée. A proprement parler, la prémotion physique, reçue
dans la volonté, n'est pas une détermination de la puissance voli-
tive : elle est un mouvement qui pousse la volonté à se déter-
miner elle-même. Je ne conçois pas, en effet, la volonté déter-
minée à agir, avant qu'elle s'y soit déterminée elle-même per deli-
berationem rationis; je ne conçois même pas qu'elle soit déterminée
à se déterminer, Je conçois seulement qu'elle est miie à se dé ter-
..
- '! ' w i

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 559

miner. La détermination n'est pas la motion même, elle est le


résultat de la motion, soit delà motion active de Dieu, soit de Ja
motion passive reçue dans la volonté. Lorsque, par exemple,
j'obtiens de l'eau, en combinant au moyen d'un courant élec-
trique l'hydrogène et l'oxygène, l'eau est le résultat de l'action de
l'électricité et du mouvement altératif produit dans les éléments,
elle n'est pas ce mouvement lui-même. Ainsi de la détermina-
tion de la volonté : elle n'est pas l'action divine, elle n'est pas la
motion passive produite par cette action dans la puissance ; elle
est le résultat auquel l'une et l'autre aboutissent. Il y a, toute-
fois, une différence (1), c'est qu'ici la motion est reçue dans une
faculté active, dont le mode d'agir, avons-nous dit, est de
procéder du vouloir général au vouloir jmrticulier, de se
donner en quelque sorte le vouloir particulier en vertu du
vouloir général. Et ainsi l'action divine et la motion passive
n'obtiennent la détermination, qui est le résultat final, qu'en
actionnant la volonté, puissance active de détermination, qu'en
faisant, efficacement et infailliblement il est vrai, produire celte
détermination de la volonté par la volonté elle-même. C'est en ce
sens seulement qu'il faut entendre ces expressions : Dieu déter-
mine la volonté, et la prémotion physique est une prédétermina-
tion. Il est reçu de désigner une action et un mouvement par le
nom du terme auquel ils tendent,du résultat qu'ils produisent. Mais
ce serait abuser de ces dénominations que d'en prendre occasion
d'oublier la manière dont le résultat est obtenu.
En somme, les thomistes accordent à la volonté le même
pouvoir de détermination que leurs adversaires; la seule diffé-
rence, c'est que nous faisons dériver cette détermination de deux
causes subordonnées : de la volonté comme cause seconde, de
Dieu comme cause première. Les molinistes ne veulent pas
entendre parler de cette subordination quand il s'agit de la déter-
mination libre. Etre libre, pour eux,c'est être cause première,cause
indépendante, de son élection. Mais ce libéralisme psychologique
nous déplaît tout autant, pour le moins, qu'à eux notre prédéter-
minisme physique. Et les raisons en sont faciles à deviner. En voici

(I) Quelque chimiste de profession soutiendra peut-être que dans la combinaison chi-
mique l'agent physique ne l'ail que mettre en exercice les forces actives des éléments. Je
ne saurais y contredire.
\'l '„ *^> S ?' M !
' ÎJ -^t—r-,^ T7' r *S"" _T (};,.-

560 REVUE TI10MISTE

une qui a son poids, c'est qu'il a été explicitement réfuté par
saint Thomas. Voici ce qu'écrit le saint Docteur (II, Dist. 25, a. 1,
ad 3) : « Determinatio actionis et finis in potestate liberi arbitra
constituitur. Unde remanet sibi dominium sui actus, licet non ita sicut
primo agenti. » Dans la question III de Malo, a. 2, l'objection IV
était ainsi conçue : Liberum arbitrium dicitur liberum quia seipsum
ci\

môvet ad agendum. Sed omne id cujus actio ciusatur ab alio movetur


ab Mo, et sic non movetur a seipso née est liberum. » Il répond :
« Ad4m dicendum... Manifestum est quod cum aliquid movet alterum
non ex hoc ipso quod est movens ponitur quod est primum movens,
unde non excluditur quod ab altero moveatur et ab altero habeat
similiter hoc ipsum quod movet. Similiter cum aliquid movet seipsum
non excluditur quin ab alio moveatur a quo habet hoc ipsum quod
se ipsum movet; et sic non répugnât libertati quodDeus est causa actus
liberi arbitrii. Dans la Somme Théologique, qui est entre toutes
les mains, on trouve des textes non moins catégoriques : I. P.,
q. 83, art. 1, ad 3; — q. 105, art. 4, ad 2 et ad 3...

Les antiprédéterministes nous objectent enfin quelques pas-


sages isolés de saint Thomas qui leur semblent favoriser leur
définition de la liberté et condamner formellement la détermi-
nation de la volonté par. la prémotion. Je me bornerai aux trois
textes que M. Gayraud signale comme « le champ clos où, depuis
trois siècles, partisans et adversaires de la prédéterminalion
épuisent tous les efforts de la dialectique la plus subtile », et
qui lui paraissent en effet passablement embarrassants pour nous.
1° Saint Thomas dit (III de Pot., art. 7, ad 13) : Voluntas dicitur
habere dominium sui actus, non per exclusionem causa; primai, sed
quia causa prima non ita agit in volantatè ut eam de necessitate ad
unum determinet, sicut déterminât naturam ; et ideo determinatio actus
reliquintv.r in potestate rationis et voluntatis. — Donc, concluent
nos adversaires, d'après le saint Docteur la cause première par
son action ne détermine pas ad unum, elle ne détermine ad
unum que les causes naturelles; quant à l'homme,la détermination
de son acte est laissée au pouvoir de sa raison et de sa volonté. —
Nous répondons : le sens logique de la phrase, non seulement
permet, mais exige que la négation porte sur de necessitate, et non
pas sur determinet. La comparaison entre la volonté et les causes
5'ftfeiï W/M

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTEHMINISME 561

naturelles n'est pas établie relativement à l'existence de la déter-


mination, mais sur le mode de déterminer. La. cause naturelle
est déterminée à son acte par nécessité à cause de la limitation
de son activité ; la volonté est déterminée à son acte librement à
cause de l'étendue de son activité, d'où résulte, ainsi que nous le
disions il y a un moment, que Dieu ne la détermine qu'en res-
pectant, qu'en actionnant son pouvoir de se déterrniner elle-
même. C'est dans ce sens que saint Thomas venait de s'expliquer
lui-môme immédiatement auparavant en répondant ad 12m :
« Deus voluntati kominis dédit dominum sui actus ut non esset obligata
ad alteram partent contradictionis, quod quidem dominium naturse
non dédit, cum per suam formam (il n'y a pas per motionem) sit
determinata ad unum. » La volonté n'est pas (per suam formam)
obligata ad imam partent, la nature est determinata ad unum : voilà
pourquoi sous la motion divine la volonté n'est pas, comme la
cause naturelle, déterminée de necessitate ni tout passivement,
mais librement et avec le concours de sa propre activité.
2° Dans la Somme Théologique (1° 11"°, q. x, art. 4), saint Thomas
s'exprime ainsi : « Quia voluntas est a'ctivumprincipium non deter-
minatum ad unum, sed indifferenter se habens ad multa, sic Deus
ipsam movet quod non ex necessitate ad unum déterminât; sed remanei
motus ejus contingens et non necessarius, nisi in his ad qusè naturaliter
movetur. » — Nous objecter ce texte, c'est vouloir nous mettre
les verges en mains. Car si quelque chose est manifeste en ce
passage, c'est d'abord que la raison pour laquelle, sous la motion
de Dieu, la volonté n'est pas déterminée ad unum, n'est pas la
motion indéterminée de Dieu, mais l'étendue de la puissance
yolitive qui n'est pas restreinte à un seul objet; c'est ensuite que
sous la motion de Dieu l'acte est bien réellement posé, et que
cet acte, tout efficacement posé qu'il est, reste un acte contingent
et non pas nécessaire; la contingence ne doit donc pas se prendre
de l'incertitude de l'existence de l'acte, mais de son rapport avec la
cause qui le pose actuellement. Et ceci apparaîtra d'une façon en-
core plus évidente si l'on rattache cette phrase à celle qui la précède
immédiatement dans cet article. « lAd providentiam divinam non
pertinet naturam rerum corrumpere, sed servare; unde omnia movet
secundum eoriim conditionem,ita quod ex causis necessariis per motio-
nem divinam SEQuesvTUR EFFECTUs ex necessitate, ex causis autem
562 REVUE THOMISTE

contingentibus (per motionem divinam) seqeuntuu eeeectcs contin-


genter. L'effet contingent n'est donc pas celui qui vient de la
seule détermination de la volonté indépendamment de la motion
divine, ni celui qui suivra douteusement; mais celui qui est réelle-
ment produit, par la motion divine, suivant un mode particulier
correspondant à la cause contingente. Il est dit encore (ad lm) :
« Voluntas divina non solum se extendit ut aliquid fiât j»<?r rem
quam movet, sed ut etiam eo modo fiât quo congruit naturse ipsius;
et ideo magis repugnaret dwinse motioni si voluntas ex necessitate
moveretur, quod suse naturse non competit, quam si moveretur libère
prout competit suse naturse. « Et (ad 3m) : Si Deus movet vohmtatem
ad aliquid, incompossibile est huic positioni quod voluntas ad illud
non moveatur ; non tamen est impossibile simjiliciter (c'est-à-dire ex
naturâ voluntatis) : unde non sequitur quod voluntas a Deo ex neces-
sitate moveatur. Par ces textes qui foisonnent dans tous les traités
de saint Thomas, on peut voir si dans la pensée du saint Doc-
teur il y a contradiction entre la liberté de la volonté et la
motion eflicace de Dieu.
3" Enfin vient le texte fameux de la I" II' (q. ix, art. 6, ad 3) :
10

« Deus motet voluntatem hominis sicut universalis motor ad universale


objectum voluntatis quod est bonum; et sine hae universali motione
komo non pûtest aliquid velle. Sed homo per rationem déterminât se
ad volendum hoc vel illud quod est vere bonum vel apparens bonum.
Attamen interdum specialiter Deus movet aliquos ad aliquid
determinatè volendum quod est bonum, sicut in Ais quos movet per
gratiam. » Comment se fait-il, dit-on, que saint Thomas ne
signale pas ici la prédétermination à tous les actes libres ? — La
réponse est bien simple : Non erat hic locus. Dans cet article C>,
il s'agit de prouver que Dieu seul est ce moteur extérieur dont
l'examen psychologique de la volonté nous avait montré la
nécessité à l'article 4. Voici quelle était la conclusion de cet ar-
ticle 4 : « Unde necesse est portere quod vu primum motiim voluntatis
voluntas prodeat ex instinctu alicujus exterioris moventis. » Or ce
premier mouvement de la volonté est de deux sortes : l'un
général, principe de toute volitibn; l'autre spécial que Dieu, par sa
grâce dite opérante et prévenante, donne en certains cas. « In Mo
eftectu in quo mens nostra est mota et non movens operatio Deo attri-
buitur : et secundum hoc diciturgratia operans... Quantum ad actum
^
^ _ - ,— —. r-y c-*-} -y ™ : "^7 ~-^-7—-^ t-j™ «*~ . * ^ *j

SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISMË 563

interiorem voluntas se habet ut mota, Deus autem ut movens, et pr<e-


sertim cum voluntas incipit bonum velle quai prius malum volebat;
et ideo secunduvi quod Deus movet humanam mmitem ad hune aetum
dicitur gratia operans. » (I" II"", q. 111, a. 2.) Dans les actes qui sui-
vent ce premier acte, la volonté déjà actuée intervient comme
principe moteur, déterminât se per rationem : ce ne sont plus
dès lors les actes dont il y a à s'occuper à l'article 6. On peut
remarquer aussi que dans l'objection- III à laquelle répondait saint
Thomas, il était dit : « Deus non est causa nisi bonorum. Si ergo a
solo Deo (ut a principio exteriori, et non etiam v. g. a diabolo) volun-
tas hominis moveretur, nunquam moveretur ad malum. » La réponse
alors a pour but d'expliquer que le mal s'introduit dans nos
actes par le côté où la volonté entre en jeu, et sous la motion
divine se détermine elle-même. Sed homo per rationem déterminai
se ad volendum hoc vel illud quod est vere bonum vel àpparens bonum
(et inde est quod potest peccare) : il est bien clair, en effet, que
ce n'est pas Dieu qui détermine au mal.
Puisque l'occasion s'en présente, disons quelques mots de
la production du mal ; ils compléteront notre explication de
la pré motion physique.

III

Comment se produit le péché? Quelle part y revient à la


créature, quelle part à Dieu?
On connaît la solution moliniste.
— Le libre arbitre, muni
du secours divin et placé en face d'un parti à prendre entre
l'acte bon et l'acte mauvais, est seul à pouvoir décider de quel
côté il fera pencher la balance. S'il décide pour le plateau de
gauche, il en a seul toute la responsabilité, et Dieu reste à
l'abri, de tout reproche, car il n'aurait pu l'empêcher et donner
victoire au plateau de droite qu'en privant la volonté de sa
liberté. — Il est bien vrai que Dieu avait prévu, par sa science
moyenne, que dans ces circonstances l'homme opterait pour
le mal, tandis qu'en d'autres il aurait opté pour le bien et
;
rrrrwm-^'' "?' f ~""V-<, ~r?-^~ v—r^- ^ , ,* |t

564 REVUE THOMISTE

s'il l'eût voulu, Dieu aurait bien pu placer l'homme dans des
circonstances plus fortunées. Mais ce point se rattache à la ques-
tion plus générale de la permission du mal. Pourquoi Dieu choisit-
il un ordre de choses où il sait que le mal se fera? Pourquoi
choisit-il tel ordre où le mal se fera par Pierre, au lieu de
tel autre où Pierre eût fait le bien et Jacques le mal?
C'est là un mystère commun à tous les systèmes théologiques
et qu'il n'y a pas lieu d'examiner ici. Il ne s'agit présente-
ment que d'expliquer la production du mal de manière à
mettre à couvert la responsabilité de Dieu. Avouez que le
molinisme y réussit à merveille.
Oui; et si nous n'acceptons pas sa solution, ce n'est certes
pas pour le plaisir de faire de Dieu l'auteur du péché; mais c'est
parce qu'elle se rattache au système, —qui nous paraît absolu-
ment injurieux pour Dieu, — de la science moyenne et du con-
cours divin indifférent et variable au gré de la créature.

Quelle solution présentent les thomistes? Peuvent-ils même


en présenter une? L'action - de Dieu qui se rencontre dans
toute action de la créature, n'est pas, disent-ils, un con-
cours simultané qui se plié aux caprices de la volonté; elle
n'est pas seulement, non plus, un concours général qui donne
à la volonté le mouvement au bien universel, en lui laissant
le pouvoir indépendant d'opter pour tel objet ou pour tel
autre, de faire pencher la balance du côté gauche ou bien du
côté droit. Elle est une motion prédéterminante qui cause l'acte
particulier déterminé. Or, si un pareil système fait à Dieu
l'honneur de lui attribuer tout le bien des bonnes actions,
ne lui fait-il pas aussi l'injure de le rendre responsable de tout
ce qu'il y a de mal dans le péché dont il le fait la cause pre-
mière efficace ? — Voilà le reproche que nous adressent les
antiprédéterministes. Nous Fécartons, bien entendu, et non pas
sans raison.
Il est à remarquer, en effet, que le péché ne se produit pas par
la motion effective de Dieu, mais à cause de la réception défective de
cette motion par le libre arbitre. La prémotion — répétons-le
pour la dixième fois — n'a pas pour effet immédiat de pro-
duire la volition libre de l'homme, mais de mouvoir la
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 56o

volonté à se déterminer elle-même à ceci plutôt qu'à cela.


Or, dans ce mouvement qui vient de Dieu comme premier
point de départ et qui aboutit finalement à la volition parti-
culière en passant par l'activité volontaire, il peut arriver,
par suite d'une indisposition morale habituelle ou actuelle
qui est toujours possible dans une nature défectible, qiie la
volonté fasse dévier la motion divine et l'égaré sur un acte
moralement défectueux, sur le péché. C'est l'explication que
donne partout saint Thomas. Yoici notamment ce qu'il dit,
q. in de Malo, art. 2 [TJtrum actio peccati sit a Deo) : « Cum
aliquid est in débita- dispositione ad recipiendum motionem primi
moventis, consequitur actio perjecta secundum intentionem primi
moventis, sed si non sit in débita dispositione et aptitudine ad
recipiendum motionem primi moventis, sequitur actio imperfecta;
et tune quod est ibi actionis reducitur ad primum movens sicut
in causam, quod aittem est ibi de defectu non reducitur in primum' "

movens sicut in causam, quia, talis defectus consequitur in actione


ex hoc quod agens déficit ab ordine primi moventis. Sicut quidquid
est de motu in claudieatione, est ex virtute motiva animalis, sed
quidquid est ibi de defectu non- est a virtute motiva sed a tibia
'secundum quod déficit ab opportunitate mobilitatis a virtute motiva.
Sic ergo dicendum est quod cum Deus sit primum principium
motionis omnium, quxdam sic moventur ab ipso quod etiam ipsa
se, movent, sicut qux habent liberum arbitrium. Quce si fuerint
in débita dispositione et ordine debito ad recipiendum motionem
qua moventur a Deo, sequentur borne actiones quse totaliter redu-
ïcuntur in Deum sicut in causam. Si autem deficia?it a debito or-
dine sequetur actio inordinata quae est actio peccati : et sic id
quod est ibi de actione reducetur in Deum sicut in causant', quod
autem est ibi de deordinatione vel deformitate non habet Deum
causam sed solum liberum arbitrium. Et propter hoc dicitiir quod
actio peccati est et Deo, sed peccatum non est a Deo. » — Est-
il possible de trouver rien de plus formel, soit pour faire peser
toute la responsabilité du mal sur la créature, soit pour éta- "

blir la .prémotion physique et nlême la prémotion détermi-


nante « sequentur bonoe actiones} quai totaliter reducuntur in
Deum sicut in causam ? »
On n'attend pas de moi que j'explique ici tout le méca-
REVUB THOMISTE, — 3e ANNÉE.
— 38
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" -1"' \ ' " >

366 HE VUE THOMISTE

nisme psychologique de la production du péché, ni que j'ex-


pose tous les aspects de ce redoutable problème de'l'existence
du mal moral dans le monde. Je dois me borner à quelques
réflexions qui se rapportent plus directement aux questions
auxquelles j'ai touché dans cette étude critique.
Bien qu'il y ait entre les thomistes certaines divergences sur
quelques points de détail, cependant ils s'accordent tous sur
les propositions suivantes :
a) Dieu n'est pas la cause productrice du péché considéré
formellement, et sa motion active ne l'apporte point avec elle.
Tout au contraire, alors que de soi la motion de Dieu n'ap-
porte que l'acte bon et parfait, la créature sous cette motion
divine produit d'elle-même l'acte imparfait et mauvais.. Il est
en effet au pouvoir du libre arbitre créé, par suite de sa
naturelle défectibilité, d'opposer des obstacles à la motion que
* ' Dieu lui donne vers le vrai bien ; et, de fait, il en oppose
.
souvent.
b) Quand le bien se réalise,, toute l'efficacité est venue de la
motion divine qui a apporté avec elle le consentement du
libre arbitre. Quand le bien ne se fait pas, c'est parce que le
libre arbitre a mis un empêchement ; car s'il ne l'eût pas mis
ù un moment ou à un autre de l'action de Dieu sur lui, celte
action divine serait allée jusqu'au bout de son oeuvre et
aurait fait effectivement produire au libre arbitre la bonne
opération.
c) Bien que Dieu ne soit pas la cause productrice du péché
et que la volonté créée ne le commette que par opposition à
la motion divine, toutefois cette opposition et le défaut moral
qui en résulte ne se produisent pas sans que Dieu le per-
mette. Cette permission de Dieu, n'a pas sur la volonté libre
une influence positive et effective, elle est cependant la con-
dition sine qua non antécédente de la réalisation du.-péelié, et
celui-ci ne peut être conçu comme voulu et posé par le libre
arbitre que conséquemment à cette volonté permissive de Dieu.
« Scientia Dei est causa rerum volcktaïe adjuncta ; unde non
oportet quod quoecumque sait Deus sint vel fuerint vel futura sint,
sed soluni ea quse vult esse vel permittit esse. » (S. Th., PP.,
q. xiv, a. 9, ad 3'".) C'est là un point fondamental et d'où
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 567

découlent plusieurs corollaires de suprême importance. — Il s'en-


suit d'abord que, même dans le cas d'opposition à la motion
de Dieu, la volonté divine dite conséquente n'est pas frus-
trée : il y a opposition à la motion divine quant à l'effet
qu'elle pouvait faire produire; il n'y a pas, à proprement par-
ler, opposition quant au résultat que Dieu, en fait, avait
arrêté dans son plan. L'infaillibilité de la grâce efficace reste
donc hors de cause. — Il s'ensuit encore que la théorie
thomiste sur la science divine reste sauve : Dieu connaît le
péché, comme il connaît les actes bons, dans ses décrets
prédéterminants; les actes bons dans son décret approbatif,
l'acte mauvais dans son décret permissif. La raison formelle
antécédente propter quid pour laquelle Dieu connaît le péché,
n'est pas uniquement le choix du libre arbitre s'égarant à
consentir au mal, c'est aussi, c'est même primordialement in
siyno priori de quelque façon, la détermination de la volonté
divine à permettre l'égarement du libre arbitre.
Happelons, à cette occasion, que toute connaissance vraie'
suppose une adéquation parfaite entre l'objet et la représenta-
tion mentale. Or l'acte réel libre, bon ou mauvais, dépend dans
son existence de deux volontés, la volonté divine qui le dé-
crète par approbation ou par permission, la volonté créée qui
le pose effectivement et librement. Pour que Dieu le con-
naisse infailliblement il faut donc que sa science l'atteigne dans
cette double dépendance. Et comme dans le libre arbitre l'acte
n'est déterminé à l'actuation qu'au moment même où il est
posé, de là vient que saint Thomas fait toujours porter la
science divine des futurs contingents, non pas sur l'être
potentiel qu'ils ont s<lans leur cause avant l'opération, mais
sur l'être actuel qu'ils acquièrent au moment même où ils sont
produits, de sorte que Dieu les voit de toute éternité « prout
unumquodque eorum est actu in seipso » et v non ut futura sed
in quantum subduntur divino conspectui secundum suant praisen-
tialitatem. » (S. Th., I" P., q. xiv, a. 43.) Toutefois, le con-
sentement du libre arbitre ayant utie infaillible subordination
au décret divin, celui-ci représente à l'intelligence divine les
acles libres selon leur actualité, et il est dès lors le milieu
adéquat dans lequel elle les voit de toute éternité.
ïiïffiïïx^fjèffi

568 REVUE THOMISTE

Mais quel rapport y a-t-il entre le'mal'moral et la causalité de


Dieu? Peut-on dire, comme pour le bien, que la causalité divine,
déterminée par le décret, est la raison formelle de la science que
Dieu a du péché? Certainement, au moins par le côté où le
péché est un acte, car « actus peccati et est ens et est actus pt ex
utroque habet quod sit a Deo » (I" II™, q. lxxix, a. 2). J'ajoute qu'on
peut, l'accorder aussi parle côté môme où le péché est un acte,
défectueux. — Avant de se récrier, qu'on veuille bien suivre
ma pensée jusqu'au bout. — Saint Thomas dit que le mal étant
une privation, on ne peut le connaître que par son contraire, le
bien. C'est par l'idée du bien que Dieu a l'idée du mal, comme
c'est par l'idée de la lumière qu'on a l'idée des ténèbres
(S. Th., PP., q. xjv, a. 10). La connaissance de l'existence du
mal n'est donc pas autre chose, en Dieu, que la connaissance
de la non-existence du bien dans un sujet donné. Or l'existence
du bien, en nos actes libres comme en toutes choses, est con-
nue par Dieu dans l'intervention positive de^ sa causalité. Il
connaîtra, par conséquent, l'existence du mal en nos actes libres
dans la non-intervention de sa causalité. Le décret permissif
n'est pas autre chose, en effet, que la détermination de ne pas
intervenir pour faire triompher le bien contre l'opposition cou-
pable qu'il, rencontre. C'est donc toujours dans sa causalité que
Dieu connaît tous nos actes libres : Nos actes bons et tout le
bon de nos actes, dans sa causalité positivement productive ;
nos actes mauvais, dans sa causalité abstentive. Le décret per-
missif, comme le décret approbatif, a un lien infaillible avec les
actes qu'il représente, il est la raison antécédente de la certitude
de leur production ; mais le décret approbatif est la raison du
cette certitude par son efficacité productive, le décret permissif
ne peut certainement pas l'être de cette manière-là. Comment
l'cst-il?
Les théologiens en ont essayé des explications qui ne man-
quent certainement pas de valeur, mais qui laissent pourtaul
subsister des doutes. Peut-être est-ce ici surtout le cas de dire
avec Bossuet qu'il faut tenir fermement les deux bouts de lu
chaîne tout en ignorant par quel anneau on peut les unir. L'un
des bouts de la chaîne, c'est que le péché n'aurait pas été pro-
duit si la volonté divine n'avait pas décrété de le permettre.
w », *. > - •
,
- "; - * (.

SAINT THOMAS ET LE I'RÉDÉTERMINISME' 569

L'autre, c'est que Dieu, n'est pas l'auteur du péché e>t que toute
la responsabilité en revient à la seule créature qui ie pose li-
brement : Perditio tua ex te, Israël (Osejî). La créature libre est
défectible par son propre fond, et Dieu lui-même, ne pouvait
pas faire que par essence elle ne le fût pas : la créature pourra
donc par elle-même recevoir défectueusement la motion divine
qui la pousse au bien et la fait agir. Sans doute, par sa toute-puis-
sante intervention, Dieu peut toujours remédier à cette défec-
tibilité et empêcher tout mal ; mais il juge digne de sa sagesse et
de sa bonté — et qui pourrait dire que c'est sans raisons? — de
gouverner les êtres conformément à leur nature, c'est-à-dire de
telle sorte que le libre arbitre défectible défaille quelquefois. Il
n'est donc pas tenu d'intervenir toujours par un secours infailli-
blement efficace afin d'empêcher le mal; il peut donc décréter
qu'il n'interviendra pas toujours par ce secours particulier et qu'il
laissera le mal se produire, d'autant plus que dans sa bonté il
est résolu d'en tirer un très grand bien. Et cependant Dieu accorde
à toute volonté libre, en outre des biens indispensables à la na-
ture, des secours gratuits au moyen desquels elle pourrait tou-
jours faire le bien; et si en réalité elle ne le fait pas, c'est parce
qu'elle a librement fait dévier la motion de Dieu et mis obstacle à
sa grâce. Nunc ergo judicate inter me et vineam meam. Quid est quod
debui ultrafacei*e vineoe mese et nonfeci ei ? (Isai., v, 3.)
Qu'on juge également si le thomisme mérite tous les reproches
qu'on lui fait, et si vraiment il est acculé à cette alternative de
faire injure à la sainteté et à la bonté de Dieu en voulant rester
conséquent avec lui-même, ou de devenir inconséquent à lui-
même pour sauver l'honneur de Dieu?

IV

Nous voilà loin de M. Gayraud. Je n'ai pas senti le besoin,


pour éclairer cette discussion, de recourir à son récent ouvrage,
Il faut pourtant que j'y revienne, avant de clore cette étude dont
il a été l'occasion, et pour réfuter certaines objections, point
S70 REVUE THOMISTE .

neuves en vérité, que l'auteur nous oppose sur l'accord de la prc-


détermination physique avec la liberté.
Voici son raisonnement, dans les chapitres V et VI de la
II0 partie de l'opuscule. Saint Thomas pour accorder le libre
arbitre avec la causalité divine a toujours recours, c'est cer-
tain, à l'efficacité souveraine de cotte causalité; et son effi-
cacité consiste précisément en ce qu'elle sauvegarde la con-
tingence de l'opération des causes secondes. En voulez-vous
des preuves? Lisez ces passages du saint Docteur.•>. et M. Gay-
raud remplit six pages de citations qui prouvent avec évidence
que « telle est bien la solution vraiment thomiste de la diffi-
« culte : les décrets de Dieu embrassent le mode môme de né-
« cessité ou de contingence de leurs objets. L'efficace de ces
« décrets n'est donc pas en contradiction avec la contingente
« des effets ou des causes... Selon saint Thomas, la contra-
« diction n'existe pas entre l'efficace de la motion .divine et la
« liberté de nos actes, mais elle existerait plutôt entre cette
« efficace irrésistible et la nécessité imposée violemment à nos
« actions... Assurément — c'est toujours M. Gayraud qui parle

« voilà des affirmations catégoriques et telles que les prédé-
« termihistes se plaisent à les répéter. Elles s'harmonisent fort
« bien avec la fameuse distinction du sens composé et divisé
« laquelle est vraiment de saint Thomas. »
Après ces aveux, vous allez évidemment conclure, cher lecteur,
que les thomistes sont avec saint Thomas et M. Gayraud avec
les thomistes. Détrompez-vous. Il y a une question à laquelle
vous n'aviez pas songé, « question fort délicate », sans doute;
,« question subtile, dira-t-on. Soit; la portée n'en est pas moins
« grande. » Il y a deux manières» de concevoir le rapport qui
existe, d'après saint Thomas, •«' entre l'efficace transcendante
« de la causalité de Dieu et la contingence des causes secondes

« ou de leurs effets : ou bien cette efficace souveraine est la


« cause immédiate et actuelle de cette contingence, ou bien elle
« en est seulement la cause médiate et virtuelle. » Or, notez
bien ceci : « Dans le premier cas, la pensée de saint Thomas
« serait favorable au prédéterminisme ; dans le second, les pré-
« déterministes abusent des solutions données par le saint Doc-
« teur. » Et la question à résoudre est alors celle-ci : saint
SAINT THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME 571

Thomas est-il pour la cause immédiate et actuelle, ou bien pour


la cause médiate et virtuelle? « La réponse n'est pas douteuse.
Voici des textes, et encore des textes qui montrent « clairement
« que pour
saint Thomas la raison immédiate de la contingence
« des effets causés par la science de Dieu se trouve dans la con-
« tingence
des causes secondes... que l'efficace de la causalité
« divine n'est pas la raison
immédiate de cette contingence. »
Alors arrive la conclusion : « Partant les prédéterministes n'ont
« aucun droit à faire de cette efficace souveraine et transcendante
« un rempart inexpugnable de leur
prédéterminalion physique. »
Très bien, vous nous aviez menacé de cette sentence. Mais
ce qu'il m'importerait surtout de' savoir, c'est le pourquoi de ce
jugement. Tous les textes que vous citez me prouvent des choses
qui n'avaient pas besoin de démonstration. Ce que nous aurions
le besoin, le désir, au contraire, de voir démontrer un peu au
,
long, c'est votre affirmation si grave, si hardie : « Dans le second
cas (le cas de la causalité médiate et virtuelle) les « prédéter-
ministes abusent des solutions données par le saint Docteur. »
Et sur ce point, l'unique en question, vous vous contentez de
quelques affirmations pleines d'équivoques.
Dans mes précédents articles j'ai déjà dû relever cette mé-
thode d'argumentation. M. Gayraud s'en est décidément fait un
genre. Il consiste, ce genre, à rappeler avec grande profusion de
textes, certains principes favorables aux thomistes et qui prou-
vent que M. Gayraud a parcouru son saint Thomas ; à introduire
ensuite, pour l'interprétation de ces textes, une distinction qui
atteste une certaine souplesse d'esprit; à agrémenter tout cela
dé « semble-t-il », de « ne s'ensuit-il pas? ». de « ne doit-on pas
conclure? », qui jettent sur l'érudition abondante et l'argu-
mentation spécieuse de l'auteur un manteau de modestie et un
air de subtilité un peu mystérieuse, et par là disposent à la con-
fiance ; et enfin, à déclarer, avec une concision sentencieuse en un
tour de phrase, que le débat est jugé puisque saint Thomas a
pris ces textes dans un sens de la distinction et les thomistes
dans le sens contraire. Le public, (qui ne connaît pas ou qui ne
remarque pas le jeu, pourra rester stupéfait ou ravi. Quant à
moi, je suis affligé que des questions si graves n'aient pas été
traitées avec un procédé plus sérieux.
S 72 REVUE THOMISTE

Dans la présente argumentation de M. Gayraud j'ai à signaler


plusieurs grosses méprises. Tout d'abord je proteste contre le
reproche fait aux thomistes de supposer que la cause seconde
ne serait pas la raison immédiate et actuelle de la contingence
des effets. C'est une imputation absolument fausse. Les tho-
mistes, s'accordent, au contraire, à attribuer formellement et
immédiatement cette contingence des opérations à la cause se-
conde. On a pu voir mon sentiment au début de cet article. Voici
celui de Lemos que généralement l'on ne considère pas comme
un thomiste mitigé. Dans un traité ex professo sur la matière (De
natura contingentis et rddice contingentise. — Panoplia, tome I,
part. II, tract. II) il dit: « Protima et formalis ratio contingentise
est causa proxima contingens et defectibilis sine qua effectus. contin-
gens, côntingentiâ particulariter accepta, esse non potest. » Et cette
réflexion, il la répète environ dix fois en huit pages. Alvarez
parle dans le même sens. Sylvius (in TflP. q. xix, a. 8, ad arg. 2)
s'exprime en ces termes : « Nullus effectus est mit dicitur forma-
liter contingens nisi per. respectum ad causant impedibilem et de-
fectibilem. quales sunt soloe causée secundoe, unde respectu solius
Dei nullus effectus potest esse contingens. »
Pour aider M. Gayraud à comprendre d'où a pu venir sa mé -
prise sur la pensée de certains thomistes, je lui rappellerai que.
tout en étant cause première, Dieu peut très bien être en même
temps, cause immédiate d'un effet sans empêcher la cause seconde
d'en êlre également la cause immédiate. Saint Thomas fait sou-
vent cette remarque : « Si consideremus, dit-il (q. ni de Pot., a. 7),
supposita ayentia, quodlibet agens est immediatum ad suum effec-
tuai, si autem consideremus virtutem quâjit actio, sic virtus superioris
causse erit immediatior effectui quant virtus inferioris, nam virtus infe-
rior non conjungilur effectui nisi per virtutem superioris ; unde dici-
tur in lier, de Causis, quod virtus causse primoe prius agit in cau-
satum et vehementius ingreditur in ipsum... Cum Déussit sua virtus,
et sit intra rem quamlibet non sicut pars essentioe sed sicut tenens
rem in esse, sequitur quod ipse in quolibet opérante immédiate opere-
tur, non exclusa operatione voluntatis et naturoe. » — Et (ad 4) :
« Tarn Deus qua.m natura immédiate operantur, licet ordinentur
secundum prius et posterius. »
~~'*' , m, i ' '-J-—^ t— --—j--r^™,,-^ ,_ _,._ ——.^.^^^

SAINT THOMAS ET 1E PRÉDÉTERMINISME 873

C'était là une première équivoque. En voici une seconde qui


sert de fondement même à l'objection de M. Gayraud. Dans la
Somme TMologique (I" P., 'q. xix, a. 8) et ailleurs saint Thomas
di t : « Non igitur propterea effectus voliti a Deo eveniunt contingenter
quia causoe proximoe sunt contingentes, sedpropterea quia Deus voluit
eos contingenter evenire contingentes causas' ad eos proeparavit. »
D'où M. Gayraud conclut que Dieu est bien, sans doute, la cause
qu'il y ait des effets contingents, mais qu'il l'est en ce qu'il a
créé des causes capables de produire des effets de cette sorte;
quant à la motion divine, elle atteint la contingence de l'effet
« seulement parce qu'elle met en acte une cause seconde contin-
« gente au mode de laquelle elle conforme sa propre efficace ».
— Mais à quoi pense donc M. Gayraud? Il veut prouver contre le
thomisme que l'efficacité de la prémotion physique n'est pas dans
les opérations de la cause seconde, la cause du mode de nécessité
ou de contingence; et voilà qu'il s'évertue à nous rappeler que,
pour avoir des effets nécessaires et des effets contingents, Dieu a
créé des causes nécessaires et des causes contingentes. Et depuis
quand, je vous prie, ces deux choses, cause contingente et motion
efficace contingente, s'excluent-elles"mutuellement? M. Gayraud
aurait-il donc oublié que Dieu est cause de nos opérations à plu-
sieurs titres : et in quantum dat et conservât rébus formis et virtutes
quibusagere possunt, et in quantum movet et applicat eas ad agendum,
et in quantum omnia agunt instrumentaliter in virtute Dêi ut princi—
palis agentisl Ou bien voudrait-il par hasard, pour que l'on pût
attribuer à l'efficacité de la motion divine la contingence des
actes, qu'elle fasse produire des actes contingents à des causes
nécessaires ? Bien loin que la modalité effective de contingence
dans la motion exclue la contingence dans la cause seconde,
elle la suppose au contraire pour cette raison donnée par.Caje-
lan(I°P., q. xix, a. 8) : « Contingentiez prseexigunt causas contin-
gentes et necessaria necessarias ut proximas et conformes sibi
causas, aliter enim non essent omnia disposita suaviter. » Et loin
que la contingence de la cause seconde exclue la modalité de
contingence dans la motion, elle l'appelle et la prépare, car
la motion n'a pas pour but de suppléer ou de transformer la
cause seconde, mais de l'actuer suivant sa propre nature et de
la compléter relativement à son opération propre. Ainsi, Dieu
574 REVUE THOMISTE

a préparé des causes contingentes pour qu'elles fussent appro-


priées aux actes contingents, et il donne une motion révolue
du caractère de contingence pour qu'elle soit appropriée aux
causes contingentes et à leurs opérations. S'Thomas a donné, il
y a longtemps, la vraie formule : « Effectus née a sola prima
causant excludit secundam, nec a sola secundo, ut excludit primam
necessitatem vel. contingentiam trahit, sed illam trahit a secunda
agente (amen in virtute prima?, et per virtutem et concursum ipsius
prima? in secunda receptum. » (Loc. cit.)
M. Gayraud concède que la prémotion physique « se propor-
« tionne, s'accommode, se plie à la nature spéciale de chaque
« cause et opère ensuite selon le mode d'activité propre à
« chacune d'elles.. » Mais il entend cette accommodation, cette
adaptation, d'une manière toute passive et en ce sens qu'à son
arrivée dans la cause seconde la motion divine, de soi indiffé-
rente à la nécessité ou à la contingence, est modifiée suivant
la nature spéciale de celle cause. II a l'air de ne pas se clouter
qu'il y a une autre espèce d'adaptation, l'adaptation active qui
consiste en ce que Dieu, mouvant les causes secondes, donne
lui-même à sa motion les caractères appropriés aux causes aux-
quelles il la destine, de telle sorte qu'elle est par elle-même néces-
sitante dans les causes nécessaires, contingente dans les con-
tingentes. Et, dans ce cas, si la cause seconde est- la raison
objective de la modalité spéciale de la motion, Dieu en reste la
cause effective, et à son tour la motion est cause effective, dans
la cause seconde et avec elle, de la modalité particulière de
l'opération ou de l'effet. C'est l'adaptation active que défendent
les thomistes. C est elle encore qu'enseigne saint Thomas (q. vi
de Malo, a. 1, ad 3) : « In omnibus Providentia divina infallibiliter
operatur; et tamep a causis contingentibusproveniunt ejfectus contin-
genter IN QUANTUM OSIN1.A MOVET ,-PROPORTIONABILlT.ËR, UniWtqUodque
secundum suum modum. » Et (1" II"C, q. 109, a, 1) : « Quoe guidon
motio est secundum suoe Providentioe rationem, non secundum neeessi-
(atem naturae, » Et (1 P., q. 83, a. 1, ad 3) : « Movendo causas
voluntarias non aufei't quin actiones earum sint voluntarise, sed
potius hoc jn eis KAciT, operatur enim in unoquoque secundum ej'us
proprietatem. »
Du reste, s'il en est autrement, s'il faut s'en tenir à l'adapta-
, SAINT THOMAS ET LE DiEDETERMINISME! O/O

(.ion purement passive, comment peut-on dire, sans manquer à


la loyauté du langage humain, que l'accord entre le libre arbitre
et la volonté divine s'explique, d'après saint Thomas, par l'efficace
intrinsèque, Yefficace toute-puissante et transcendante de la causa-
lité de et la motion divines?

M. Gayraud, à la fin de son opuscule, nous oppose un dernier


argument tiré de ce texte de saint Thomas (q. vi de Verit., a. 3):
« Libei^um arbitrium deficere potest a salute ; tamen in eo quem
Deus prédestinât, tôt alia aumiaucula préparât quod vel non cadat,
oel si cadat, quod resurgat. Sicut exhortationes et suffragia orationum,
donum gratis; et alia hujiismodi quibus Deus adminiculatur homini
ad salutem. Si ergo consideremus salutem respecta causas proximse
scilicet liberi arbitrii, non habet certitudinem sed contingentiam ;
respectu autem causa'- primai quse est pra;desti?iatio, habet certitu-
dinem. » Ce texte a été depuis si longtemps rendu à son vrai sens
qu'on peut s'étonner de voir M. Gayraud nous l'opposer. Je ne
m'attarderai pas à en donner la véritable interprétation. M. Gay-
raud a reconnu lui-môme qu'il laissait intacte la question du pré-
déterminisme:
« Ily aurait peut-être lieu de discuter ici, dit-il, quelle influence
« l'angélique maître reconnaît à ces divers adminicula quant à la
«
production certaine de l'acte libre, soit qu'il s'agisse d'éviter
« la chute, soit qu'il s'agisse de sortir de l'état de péché; il y
« aurait aussi à préciser la part qui doit revenir à la divine nïo-
« tion dans ces divers mouvements du libre arbitre. Ne trouve-
« rait-on pas dans cette subtile recherche quelque raison à l'ap-
« pui d'un déterminisme qui n'aurait de commun avec celui de
« la prédétermination physique que le principe de l'efficacité
« intrinsèque de la causalité de Dieu. » — Etait-ce vraiment
la peine de soulever une pareille objection pour en reconnaître
sitôt la futilité !

Était-ce même la peine de publier l'ouvrage ?


Je me le demande en toute sincérité et avec tout le respect du
à l'auteur : quelle lumière a-t-il apportée dans ce grave problème
de la science et du concours de Dieu ? M. Gayraud dit qu'il a pris
576 REVUE THOMISTE

la plume après une « étude nouvelle et plus indépendante des


textes de saint Thomas ». De l'attitude nouvelle et plus indépen-
dante de son esprit, je n'ai pas à rechercher les causes; mais
je me permets de douter de l'étude, de l'étude sérieuse et approfon-
die. Il n'est pas besoin d'être un éminent théologien pour s'aperce-
voir que le thomisme hybride de M. Gayraud est seulement le fruit
d'une double réminiscence: réminiscence des principes de saint
Thomas, et réminiscence des difficultés d'interprétation qui, à
première vue, se présentent à l'esprit de ceux qui n'ont pas saisi
dans sa pleine synthèse la profonde doctrine de l'Ange de l'école.
Le lien qui rattachait au Maître ayant faibli, et étant donné l'im-
périeux besoin de s'accommoder au milieu plus ou moins éclec-
tique où l'on a été soudainement jeté, ce double souvenir a man-
qué de son complément et de son correctif nécessaire. La doctrine
de saint Thomas est alors apparue comme une théorie inachevée,
« laissant dans l'ombre les rapports de la divine causalité avec
« la divine prescience, d'une part, el, de l'autre, avec le libre
« arbitre des créatures » (page 133), et qu'il était plus sage de ne
pas compléter ni expliquer; et le système thomiste qui donnait
cette explication a été taxé d'exagération et de falsification. —
M. Gayraud a-t-il réussi dans son oeuvre de démolition? Il se
trouvera, je crois, peu d'esprits qui le disent, même parmi les
plus indulgents. Je désire qu'il se renconlre de vrais amis, des
amis éclairés et sincères qui engagent M. Gayraud à renoncer à ce
travail négatif où il ne pourrait que s'amoindrir, et à consacrer
uniquement ses forces el ses talents à construire et à faire res-
plendir l'édifice doctrinal de la vérité et l'édifice social de l'É-
glise: « secundumpotestatem quant Dominus dédit... in éêdificationem
etnonindest?*uctionem.ï\ (II Cor. xih, 10.)

Fr. Henri Guillermin, 0. P.,


Professeur de dogme à l'Institut catholique de Toulouse.
LA DEFENSE
Suite (1)

J'ai montré (1) de quelle manière les hypnotistes se défendent


d'être, dans leurs pratiques, les compères de Satan, et comment
ils savent répondre aux raisons par lesquelles leurs adversaires
voudraient prouver que l'hypnotisme est, dans son essence,
diabolique. Mais avoir démontré que l'hypnotisme n'est pas
oeuvre de diable, ce n'est pas l'avoir suffisamment justifié. Il
reste encore à sa charge, si vous voulez vous en souvenir, deux
graves, très graves accusations : on soutient qu'il est fonciè-
rement immoral et malfaisant par nature.
Il pourrait môme se faire qu'il nous fût plus difficile d'établir
le mai fondé de ce reproche que le mal fondé de l'inculpation de
satanisme. Le fait est que je vois plusieurs auteurs paraissant
assez disposés à la conciliation, près de s'entendre avec nous sur
le chapitre du sommeil provoqué el de la suggestion, qui se
redressent en attitude d'intransigeants, sitôt que l'on aborde la
question de moralité. Je puis citer, comme exemple, M. le cha-
noine Ribôt, le docte auteur de la «Mystique divine distinguée
des contrefaçons diaboliques et des analogies humaines. » Par-
lant du sommeil provoqué, il avait dit :
« Dormir est une fonction régulière de la vie organique. En lui-
même le sommeil n'excède donc point la nature. Au fond la lé-
thargie artificielle ne diffère pas physiologiquement de la léthargie
spontanée. Les procédés mécaniques qui la déterminent, tels
que les passes, les compressions, la fixation d'un point précis,
le commandement delà voix et la fascination du regard —nous

(1) Revue Thomiste, n° de septembre 189;i.


578 REVUE THOMISTE

réservons la suggestion mentale — présentent un rapport phy-


sique avec l'effet produit. Il est donc logique d'admettre que le
sommeil provoqué par ces moyens est aussi naturel que le som-
meil ordinaire (1). »
Un hypnotiste n'aurait pas mieux parlé. Quant à la suggestion,
M, Ribet fait, il est vrai, ses réserves à propos de la suggestion
mentale et des suggestions à longue échéance, mais il reconnaît
de bonne grâce que « la simple direction des pensées et des im-
pressions du sujet endormi s'explique naturellement. » Et il
ajoute : « Ge phénomène se reproduit dans les rêves ordinaires,
où les fantaisies de l'imagination se mêlent aux incidents des
réalités ambiantes. Jusque-là, on n'aperçoit rien que de conna-
turel et d'humain (2). »
Jusque-là aussi tout va bien pour la cause de l'hypnotisme.
Mais écoutez la suite. Après avoir défini la suggestion, comme il
la comprend, M. Ribet poursuit : « La conclusion la plus
impérieuse et la plus pressante est qu'il faut tenir la suggestion
subie et exercée, passive et active, pour illicite et immorale (3). »
Il paraît bien que, pour le savant écrivain, l'immoralité de
l'hypnotisme est plus évidente que son caractère extranaturel.
Et telle est aussi la manière de voir de plusieurs autres auteurs,
en particulier,^ du R. P. ïouroude (4) et de M. l'abbé Claverie (a),
si j'ai saisi exactement la pensée fondamentale de leurs livres.
D'après cela, nous serions arrivés à l'endroit le plus dange-
reux pour l'hypnotisme, et il s'agit maintenant de défendre le
point par où il serait le plus vulnérable. Voyons; si nous allons
y réussir, et si nous ayons affaire,'ici, à des préventions ou à
des raisons.

« La question de la moralité ou de l'immoralité de l'hypnotisme

(1) Journal l'Univers, 30 janvier 1894.


(2) Ibid.
(:i) Ibid.
(4) L'Hypnotisme, ses phénomènes et ses dangers.
r
(y) Elude sur hypnotisme.
-•. -3 ~T~^

procès de l'hypnotisme 579

se résout substantiellement on démontrant qu'il n'est pas permis


de renoncer à sa propre liberté morale comme il arrive dans les
pratiques hypnotiques. Cette démonstration est faite depuis
longtemps et passée en force de chose jugée dans les Codes des
nations civilisées. Tout esprit raisonnable sent avec une profonde
conviction qu'il n'est pas permis d'éteindre la lumière de l'in-
telligence ni d'étouffer le jugement de la conscience, parce que
l'homme resterait indifférent à vouloir le bien qu'il doit faire et
indifférent à repousser, le niai défendu. Autant l'obligation de
faire le bien et d'éviter le mal est grave, autant est absolu le
devoir de ne pas se rendre impuissant à l'un et à l'autre. De là,
la condamnation admise par tous de l'ivresse, de l'usage de
fumer l'opium ou de boire l'haschisch, et de tout acte qui
mette obstacle, même pour peu de temps, à la liberté morale.
Il n'est pas d'homme si sauvage qui ne sente l'avilissement et
la culpabilité de celui qui, volontairement, se dépouille de son
libre arbitre, s'expose naturellement à mille périls matériels et
devient capable de toutes sortes de délits; comme si pour lui
n'existait plus de loi et qu'il fût changé en brute (1). »
Ainsi parle le R. P. Franco, et, après lui, tous les adversaires 1

de l'hypnotisme emploient leurs ressources de talent à faire


ressortir combien monstrueuse est une pratique qui, « de sa
nature, exige le renoncement à la liberté, à la conscience, au
jugement intellectuel, rend incapable de choisir librement le bien,
de se couronner par conséquent du mérite des bonnes oeuvres,
et réduit l'homme à l'humiliante condition d'un simple instru-
ment pour commettre toute sorte de crimes, comme s'il n'y avait
pas des lois à observer et des commandements à garder (2). »
Nous voilà en pleine éloquence : mais il faut se défier de l'élo-
quence dans les questions délicates et subtiles qui réclament une
observation exacte, et une grande précision dans l'analyse des
faits.
Voyons, vous nous dites que l'hypnose enlève, dans les sujets,
la liberté, la conscience, la raison : en parlant ainsi, entendez-

(1)Franco. L'Hypnotisme revenu à la mode, traduction de M. l'abbé Moreau, p. 163.


2) Lettre de Mgr Sancha-IIervas du 19 mars 1888. Trad. du R. P. Couderc, S. J.
580 REVUE THOMISTE

vous la faculté, ou seulement l'exercice delà faculté? Entendez-


vous que l'hypnose tue et supprime radicalement la liberté et la
raison, ou simplement qu'elle en suspend les actes?
Evidemment vous devez entendre que le sommeil hypnotique
suspend seulement l'activité des puissances et ne les détruit pas.
Nous connaissons,en effet, des centaines d'hommes, par le monde,
officiers, magistrats, étudiants, professeurs, qui se sont fait
hypnotiser dix fois, vingt fois, quarante fois, un grand nombre
aiin d'expérimenter sur eux-mêmes les effets de l'hypnotisme,
et qui, à cette heure, jouissent de leur liberté et de leur raison,
tout aussi bien que vous et moi.
Quand donc vous criez à l'anéantissement de la liberté et delà
raison par le sommeil hypnotique, malgré l'emphase de vos pa-
roles, vous voulez dire tout simplement : que l'hypnose arrête
l'exercice de nos deux facultés maîtresses, pendant sa durée, soit
pendant cinq minutes, un quart d'heure, une heure, une journée,
si l'on veut.
Cela bien établi, nous vous demandons : Admettez-vous qu'il
soit immoral, par soi, absolument et toujours, de se laisser mettre
' dans un état où l'activité de la liberté et de la raison se trouvent,
pour un moment, suspendue ?
Si vous admettez que cela soit immoral intrinsèquement, abso-
lument et toujours, le chloroforme empêchantmomentanément la
pensée et le vouloir libre, vous devrez proclamer intrinsèquement
immoral le sommeil provoqué parle chloroforme, et soutenir que
la morale interdit, absolument et toujours, au médecin de chloro-
formiser son malade, en quel qu'état que celui-ci se trouve, quelque
opération qu'il doive subir. Condamnez-vous ainsi l'emploi du
chloroforme ?Non, vous déclarez au contraire qu'il est permis de
s'en servir « dans les cas de grave nécessité, et pourvu que l'on
s'entoure de précautions nécessaires (1) ».
Dans les cas de grave nécessité, et les précautions nécessaires
étant prises, il n'est donc pas immoral de se laisser mettre dans un
état qui comporte la suspension momentanée de la raison et de la
liberté.
Dans les cas de grave nécessité, et les précautions nécessaires

(f) VIpnolismo tornato di moda, p. 1C8.


—.r-_-r.—-,—| ,-*— ~~=. . —^ ... . . » -*> *.— ' ' •;; i, ; »

PROCÈS DE l'hypnotisme 581

«tant prises, le sommeil hypnotique n'est donc pas immoral, au


moins de ce chef qu'il nous prive de la liberlé et de la raison.
Comme on le voit, se premier argument des adversaires repose
tout entier, suivant la remarque fort juste de M. le Dr Grasset, sur
« une exagération qui dénature complètementl'essenceetla portée
de l'hypnotisme (1) ». Il n'ensubsiste plusrien, devantcette simple
observation : L'hypnose, de soi, laisse intactes nos puissances de
raisonner et de vouloir, elle ne fait que suspendre, pourun moment,
leur exercice.

Mais l'on insiste quand bien même il faudrait accorder que


:
l'hypnose ne mutile pas l'âme humaine, il n'en reste pas moins
vrai que le sommeil hypnotique, par rapport à la morale, expose
le sujet aux plus grands dangers. « L'hypnotiseur prend sur le su-
jet un empire à peu près absolu. Il peut donc lui suggérer toute
sorte de pensées, de paroles et d'actions : cela fait, certains cas ex-
ceptés, assez rares d'ailleurs, où le sujet, par suite des habitudes
générales de la vie, oppose comme une résistance instinctive à
l'acte proposé,, la suggestion s'accomplira fatalement, quelle qu'en
soit la nature et quel qu'en soit l'objet, qu'il s'agisse d'assassiner
un homme ou de le livrer à des passions honteuses. Qui ne voit à
quel danger l'hypnotisé s'expose ? Comme l'esclave antique, de-
venu la chose de son maître, il devient, lui aussi, la chose et l'ins-
trument de son magnétiseur (2). »
Voilà qui prouve très bien que l'hypnotisme est dangereux; mais
s'ensuit-il de là qu'il soit immoral ? Non, car tout ce qui est dan-
gereux n'est pas immoral. Pour condamner absolument l'hypno-
tisme, il faudrait encore établir que les dangers qu'il présente ne
peuvent absolument pas être conjurés. Or, ils le peuvent être ai-
sément. M. Beaunis nous en indique lemoyen bienfacile. « Il faut,
dit-il, et c'est là une règle dont on ne doit jamais se départir, que

(1) Ces paroles sont tirées d'une étude composée par M. le D 1' Grasset et intitulée :
l'Hypnotisme et les Médecins catholiques. La science et les convictions religieuses de l'é-
minent Professeur de médecine, universellement reconnues, rendent son écrit doublement
précieux et utile ; et je ne saurais assez lui exprimer ma reconnaissance, soit de la com-
munication cm'il a bien voulu m'en faire, soit de l'autorisation de m'en servir qu'il m'a
accordée si gracieusement.
(2) F, Claverib, Étude sur l'hypnotisme, p. 70.

BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 39.


mms

382 KKVUE T1I0MIST1

le sommeil ne soit provoqué qu'en présence d'un tiers autorisé


parent, mari, père, etc., qui garantisse à la fois l'hypnotiseur e
l'hypnotisé (1). «Qu'on applique seulement cetterègle, et,du coup,
« tous les crimes à commettre pendant le sommeilhypnotique de-
viennent absolument impossibles (2). » '

Comme on le voit, nous répondons victoiïeusementà l'objection,


en mettant les choses au pire, et en accordant que, durant l'hyp-
nose, le sujet ne peut opposer aucune résistance à son hypnotiseur.
Mais il est loin d'en être ainsi toujours (3), M. l'abbé Claveriele re-
connaissait loyalement tout à l'heure. Et nous le constatons, alin
d'être exact, sans vouloir, à cet endroit, nous y arrêter davantage
et sans nous en prévaloir autrement.
Mais admettons encore une fois qu'il obéisse toujours, l'hypnotisé,
comme tel et nécessairement : nous représente-t-il donc pour cela
l'esclave antique, et peut-il être appelé « la chose » de son hypno-
tiseur? Laissons les images et les mots à effet, et prenons-un exem-
ple. Un homme a été témoin et victime d'un grave accident de
chemin de fer. Depuis ce temps, il se voit toujours précipité, avec
son wagon, dans un profond ravin. C'est un cauchemar perpétuel
qui l'obsède la nuit et le jour, le rend sombre, lui enlève l'appétit et
le sommeil, l'a réduit à l'impuissance de remplir ses fonctions de
magistrat. Tous les moyens qu'il a mis en oeuvre pour sortir de son
état ne lui ont pas réussi. Comme dernière ressource, il appelle son
médecin et le prie de lui enlever cette idée qui l'excède, par sugges-
tion ; et, de fait, le médecin l'endort, en présence de sa femme et
de son fils, un jeune avocat de vingt-cinq ans. Est-ce que ce ma-
gistrat est, par le fait, devenu « la chose » de son médecin ? Ana-
lysons un peu l'événement. Si le médecin est venu, c'est que
notre magistrat l'a mandé. S'il a endormi le malade, c'est
parce que celui-ci l'a voulu ; s'il l'a suggestionné, c'est sur son dé-
sir formel, et il ne lui a donné que le genre de suggestions que le
sujet lui-même avait demandé ; et il ne pouvait en donner d'autres,
étant supposée la précaution prise de faire assister h l'opération sa
(1) Le Somnambulisme provoqué, p. 39.
(2) DrGrasset, L'Hypnotisme et les Médecins catholiques.
V. dans la Zeitschriftfur Hypnotismus,\l. Jahrgang, les articles de M. le Dp Delboëuf:
Die VerJïre cherischen Suggcstioaen, p. 177, 221, 247, et celui de M. le
,
li' IioN'a : Der
IJypnotismus und der Widerstand gagen die Suggestion. —Voir encore Der Hypnotismus,
de M. le J)r Foiiki,, drille Auflage, p. 72 et suiv.
gsffiMÎ

PROCÈS de -l'hypnotisme 583

femme et son fils. Si la suggestion produit son effet, cet effet lui-
même aura été voulu, explicitement et implicitement, par celui
auquel il profite. Enfin, si le médecin revient et hypnotise de nou-
veau, c'est que son client lui a dit : « Revenez et hypnotisez-moi,
chaque jour, jusqu'à ce aue je sois enfin délivré de cette horrible
hantise. » On le voit, dans tout ce qui s'est passé, il ne se trouve
pas un détail qui échappe à la volonlé de l'hypnotisé : la visite du
médecin, le, sommeil, la suggestion et son effet, toutes les circons-
tances de temps, de lieu, de personnes, c'est sa volonté qui a tout
fixé et déterminé. L'hypnotiseur n'a rien fait etne ferarien qu'avec
sa permission et sur sonordre :il esta sonservice. Etl'on viendrait,
après cela, nous dire que l'hypnotisé est nécessairement, par état,
quoi que l'on fasse, « la chose » de l'hypnotiseur. Et on nous
parle de « l'esclave antique »!
C'est quand même, dira-t-on peut-être, une dépendance humi-
liante. —Mais les dépendances humiliantes sont la loi de notrevie.
Tous les êtres, hormis Dieu, sont dépendants. Quel est le plus hu-
miliant de recevoir, décemment assis dans un fauteuil, les sug-
gestions verbales d'un médecin, ou d'être là, gisant sur une table,
enivré et abruti par le chloroforme, au milieu de trois chirurgiens
qui vous découpent, sanglant?
Non ; employé « en cas de nécessitée! les précautions nécessaires
prises », suivant la formule du RI P. Franco (1), l'hypnotisme
n'offre pas, en lui-même, la moindre tache d'immoralité.
II. est vrai qu'on lui reproche encore d'être immoral à cause des
moyens qu'on met en oeuvre pour le produire, et d'un certain effet,
particulièrement condamnable et redoutable, qu'il entraînerait
après lui. Faisons brièvementjustice de ces futiles accusations.

Voici le bel argument que l'on tire des procédés pour endormir,
employés par les hypnotiseurs :
Les hypnotiseurs emploient pour endormir leurs sujets des
procédés que la morale condamne.
Donc, 1 hypnotisme est immoral.
Et l'on fait appel, pour établir ce fait qui sert de base à.. ce soi-

(1) Voir plus liant. ' -'


884 ' REVUE THOMISTE

disant raisonnement, au rapport de Bailly de 1784 (1), aux décla-


rations ou aveux de MM. Dumontpallier, Ochorowicz, Richet, etc.
— Est-ce que tous les hypnotiseurs emploient ces moyens
condamnables ? Est-ce qu'ils n'en ont pas de parfaitement hon-
nêtes à leur disposition ? Un malade vient prier M. Bernheini de
l'hypnotiser. Le docteur lui dit : « Prenez ce fauteuil, asseyez-
vous bien à votre aise, fermez les yeux et pensez uniquement à
ceci : que vous devez dormir... vous pouvez dormir... vous allez
dormir... voici le sommeil... vous dormez... dormez... Et le
malade dort. Ainsi procède toute l'Ecole de Nancy, qui est main-
tenant la grande école d'hypnotisme. Que voit-on de condamnable
dans ce procédé? Rien, à coup sûr. Ne dites donc pas : « Les
hypnotiseurs emploient pour endormir des moyens que la-morale
condamne; » dites : des hypnotiseurs... Avec cette seule petite
distinction entre les et des, c'est-à-dire entre les aventuriers
ignobles et les hommes de science et d'honneur, vous verrez votre
difficulté, et votre argument, s'en aller en fumée claire.
Mais c'est ce déplorable effet de l'hypnotisme, dont il ne faut
parler qu'à voix basse, qui peut-être va nous causer plus d'em-
barras.

L'on affirme donc que l'hypnose fait naître « une passion vio-
lente et une attraction presque irrésistible (2) dans le sujet hypno-
tisé, à l'égard de son hypnotiseur ». Et l'on cite des faits qui ne
laissent pas que d'impressionner; celui, par exemple, dont fut
témoin, au Havre, M. Ochorowicz : cette dame, épouse et mère
de famille, traversant la ville en courant pour se rendre près de
M. le Dr Gibert qui l'avait magnétisée, en lui donnant rendez-vous
à son cabinet de consultation, et qui, une fois arrivée, « se livre
à une joie folle, saute sur le canapé comme une enfant et frappe
des mains en criant : Vous voilà!... vous voilà enfin!... Ah!
comme je suis contente!... (3) » Et cette jeune femme tellement
éprise de son médecin qui la traitait par l'hypnotisme, qu'elle ne

(1) Rapport secret destiné au l'oi.


(2) Touroudb, VHypnotisme, ses phénomènes et ses dangers, p. 86.
(3) Ibid.
PROCÈS »e l'hypnotisme 3^5

peut supporter son départ, et va le rejoindre, au grand scandale


de la ville qu'elle habitait, dans la nouvelle résidence où il s'était
transporté (1); et celte autre dame disant à un médecin célèbre
que la discrétion a empêché de nommer : « Docteur, vous êtes un
honnête homme et moi je suis une honnête femme ; eh bien! je
ne me prêterai plus à ce traitement ; car à mon réveil, je l'avoue,
je ressens pour vous un attrait si violent que je ne pourrais pas y
résister (2). »
— J'admets les faits : mais je demande quelle en a été la vraie
cause. Est-ce l'hypnotisme ? L'hypnotisme en a-t-il été la cause,
ou seulement l'occasion? Est-ce que cette passion violente est en
quelque sorte l'effet spécifique de l'hypnose? Qu'on le prouve.
L'a-t-on prouvé ? A-t-on même essayé de le prouver? Non.
Une passion violente, mais un médecin non hypnotiste, un
avocat, un notaire, un officier, que dis-je? un valet, un tailleur,
un coiffeur peuvent l'inspirer, et l'inspirent, de fait. En irez-vous
conclure à l'immoralité de ces professions?
M. Bernheim et M. Liébault hypnotisent, à eux seuls, plusieurs
milliers de personnes. Allez-vous croire qu'ils inspirent, chaque
année, des milliers de « passions violentes »? En deux ans,
M. le l)r Wetterstrand a hypnotisé, à Stockholm, 3,148 per-
sonnes (3). Vous figurez-vous M. le Dr Wetterstrand en présence
de 3,148 sujets ayant conçu pour lui « une passion violente et
presque irrésistible » ?
Pourquoi serait-il défendu aux hypnotisés de concevoir un
sincère et profond attachement pour un [homme qui parfois
;
comptera parmi leurs grands bienfaiteurs? « Cette affection, dit
avec sa grande autorité M. le D Grasset, faite de reconnaissance
1'

ipour le bien ressenti, ne me parait avoir aucun inconvénient pos-^


Ssible avec un médecin honnête qui connaît tous les devoirs dé sa
dignité professionnelle. Elle le dédommage un peu de l'ingrati-
tude de tant d'autres, et ne peut être invoquée pour faire pros-
crire l'emploi de cet agent thérapeutique puissant (4). »

(1) TouaouDE, l'Hypnotisme, ses phénomènes et ses dangers


(2) Ibid., p. 88.
(3) I'orel, Der ïlypnotismus, p. 28.
(4) h'Hypnotisme et les Médecins catholiques.
386 REVUE THOMISTE

Et qu'est-ce donc enfin que l'on pourra invoquer, avec quelque


fondement solide, pour condamner et (proscrire l'hypnotisme?
L'on avait dit : il détruit la raison et la liberté : ce n'est pas
vrai; il asservit le sujet à l'hypnotiseur, il le fait « sa chose » :
ce n'est pas vrai; on ne le produit qu'en usant de moyens con-
damnés par la décence : ce n'est pas vrai ; il est une source fatale
de passion et de sentiments inavouables : ce n'est pas vrai. Par
quel motif voulez-vous donc qu'on le proscrive? Vous n'avez pas
pu prouver qu'il soit diabolique ; vous l'accusez faussement d'être
immoral. S'il est sans reproche, l'heure vient où il sera sans
adversaires.
— L'hypnotisme est malfaisant par nature.
— Examinons si cette dernière accusation est plus fondée que
les autres.

M. le professeur Pitres, dans son grand ouvrage : Lettons cliniques


sur l'hystérie et l'hypnotisme, a écrit un chapitre intitulé : les
Méfaits de l'hypnotisme (1). Il faut l'avouer, la liste de ces méfaits
est longue, et le tableau en est troublant :
Un jeune homme de dix-huit ans se laisse endormir par Han-
sen : grande faiblesse, après l'hypnose, céphalalgie persistante,
somnolence invincible, torpeur intellectuelle qui le force à inter-
rompre ses études... séjour à la campagne et repos complet de
l'esprit déclarés nécessaires... ne guérit que lentement. — Plu-
sieurs étudiants distingués, après un certain nombre de séances
d'hypnotisme, éprouvent une diminution de mémoire étrange, et,
pendant plusieurs semaines, ont le travail extrêmement difficile...
— Un jeune ecclésiastique, professeur, d'un esprit vif et très
cultivé, est hypnotisé par un amateur : pendant la nuit, cauche-
mars, céphalalgie, grande lassitude... est bouleversé de l'idée
qu'il a livré sa volonté à la domination d'un autre... s'imagine
être encore au pouvoir de son hypnotiseur... véritable obsession
psychique. — Un ouvrier faible d'esprit assiste à quelques
séances de « magnétisme »... Le malheureux en est tellement

{',) T. II, p. 361.


PROCÈS de l'hypnotisme 887

impressionné qu'il se croit poursuivi par un esprit dont l'influence


invisible le pousse au suicide... devient fou, et se brûle la cer-
velle. — Une femme tombe folle pour avoir servi pendant quelque
temps comme sujet extra-lucide dans un cabinet de consultations
somnambuliques... après dix-huit mois de traitement n'a encore
qu'un équilibre mental très instable. —Deux fillettes de quinze ans,
soumises à des hypnotisations fréquentes, deviennent toutes deux
hystériques. — Une dame de trente-huit ans, nerveuse sans
attaque, se trouve sujette à des accès de contracture après s'ôtre
livrée aux expériences d'un magnétiseur » de foire. — Un jeune
ce

homme de dix-huit ans s'étant soumis à des expériences d'hyp-


notisation, dans une représentation publique, des convulsions
hystériques apoplectiformes lui surviennent, qui persistent pen-
dant deux années. — Certaines personnes, après avoir été hypnoti-
sées, deviennent sujettes à des attaques de somnambulisme spon-
tané... comme ces deux pauvres filles qui, ayant été hypnotisées par
un amateur, s'endormaient à tout propos, en marchant, entravai!- "

lant. L'une, il est vrai, fut guérie par suggestion; mais l'autre fut
moins heureuse : elle perdit sa place et finit par se suicider. —
Enfin, parfois la sensibilité hypnotique se développe à un point
tel chez les sujets, qu'ils deviennent vraiment le jouet et tombent
à la merci de leur entourage : témoin cet infortuné garçon de dix-
neuf ans, qui, s'étant laissé endormir par deux de ses amis s'oc-
cupant d'hypnotisme, devint si facilement hypnotisablc que ses
camarades de magasin s'amusaient à l'envoyer crier : « Vive la
République! » à l'oreille de son patron, réactionnaire convaincu, et
j tenir, devant tout le monde, des propos grivois aux commises.....
En présence de tels faits, et autres semblables que nous con-
i naissons, qu'on pourrait compter par centaines, qui oserait encore
soutenir que l'hypnotisme n'est pas malfaisant?
— Il l'est. Mais l'est-il par nature? Voilà ce qui est à établir.
L'eau, le pain, le vin, la viande, ont fait beaucoup plus'de vic-
times encore que l'hypnotisme. Voulez-vous, pour cela, que nous
proclamions ces substances malfaisantes par naiure? Non,puisque
vous savez bien qu'elles ne deviennent malfaisantes que par l'excès,
que prises à contre-temps, que par l'abus enfin. Il en va de même
de l'hypnotisme. Appliqué à toutes sortes de personnes, sans
égard au tempérament, aux antécédents et aux prédispositions, à
588 KEVUE THOMISTE

l'état actuel, sans compter les séances, par tous moyens, doux ou
violents, indifféremment, l'hypnotisme pourra être, sera même
certainement fatal; mais il n'en faudra pas rapporter la faute à
l'hypnotisme, la faute en sera tout entière aux étourdis, aux
coquins ou aux maladroits qui l'appliquent ou le subissent.
Employé avec prudence et avec tact, par des médecins psy-
chologues et observateurs, juste dans la mesure où l'on juge
que le réclament l'état et l'intérêt du malade, l'hypnotisme
n'est pas malfaisant.
« Je crois, écrit encore M. le Dr Grasset, que les consé-
quences désastreuses de l'hypnotisme peuvent être absolument
évitées dans l'hypnotisme médical... et je peux dire, en toute
simplicité, que j'ai conscience d'avoir rendu de vrais services à
certains malades par ce moyen, sans avoir jamais porté préjudice
à aucun (1). » Du reste l'éminent professeur est le premier à
reconnaître « que, dans certains cas, l'hypnotisme peut faire
du mal, et ne doit pas être employé même médicalement (2) ».
Mais, ajoute-t-il aussitôt fort judicieusement, « ceci ne fait
que rapprocher ce moyen des autres agents thérapeutiques, qui
ont tous, dans leur étude, un chapitre des indications et des
contre-indications (3) ».

Les méfaits de l'hypnotisme! On ne m'accusera pas du moins


de les avoir dissimulés (4). Mais la justice évidemment ré-
clame qu'après avoir étalé les méfaits, je dise aussi quelque
chose des bienfaits. Car l'hypnotisme est bienfaisant, quoi qu'on
en dise ; et l'histoire du bien qu'il a déjà produit, si on pou-
vait l'écrire, serait longue et émouvante.
Mais ici je tiens à m'effacer. Je ne veux pas que rien, dans ce
qui va suivre, rappelle une apologie ou un plaidoyer. Des faits,
rien que des faits. Si, jusqu'à présent, j'ai pu sembler un avocat
qui s'efforce de gagner l'esprit des juges, je veux désormais

(1) L'Hypnotisme et les Médecins catholiques.


(2) Ibid.
(3) Jbid.
(4) Voir Procès de l'Hynoptisme : Accusation, 11° de septembre 1894.
.
' 1

l'RÔCÈS DE l'hypnotisme 589

me réduire au modeste rôle de l'huissier, qui ne fait qu'intro-


duire les témoins.
L'action de l'hypnotisme est particulièrement remarquable,
et impressionnante quand un opérateur habile l'emploie à
régulariser les troubles de la motilité. Braid nous en fournit
un exemple digne de mention : Une dame de trente-trois ans,
« à la suite d'une grossesse très pénible, vit ses jambes devenir
de plus en plus faibles, et finalement, être frappées de para-
plégie avec anesthésie. Pendant quatre mois on tenta, sans
résultat aucun, les médications les plus diverses. Lorsque Braid
l'examina, non seulement la sensibilité et les mouvements
volontaires des pieds et des jambes étaient abolis, mais encore
les genoux étaient fléchis et rigides, les talons relevés, les
pieds courbés et fixes dans la position d'un varus équin... « Je
« la mis, dit-il, en hypnotisme et j'essayai alors de régulariser
« l'action morbide des muscles et la mauvaise position des
« pieds et des jambes. Cinq minutes après, je la réveillai; elle
« se mit à remercier le ciel de ce qu'elle sentait le plancher
« sous elle et de ce qu'il lui était possible de remuer ses
« orteils. Je la fis lever, et, soutenue par son mari d'un côté,
« par moi de l'autre, elle put traverser la chambre. » Elle
fut hypnotisée quotidiennement pendant un certain temps;
l'amélioration fut constante. Au bout de quinze jours, elle
marchait seule; peu de temps après, elle était guérie (1). »
Le succès, en ce genre, de M. le D van Velsen, de Malines,
1'

ne fut peut-être pas moins éclatant : « Il avait été invité


\ à traiter une jeune fille de dix-sept ans, qui, ayant eu, après
;
des chagrins de famille, une violente crise d'hystérie, se
i trouva paralysée du corps entier. La paralysie était complète,
saut' au cou et à la face; de plus il y avait anesthésie géné-
ralisée. La malade était depuis trois ans dans cet état. On
avait tout essayé : électricité, douches, massage ; l'hypnotisme
avait même été tenté sans succès. Malgré ces circonstances défa-
vorables, M. van Velsen reprit le traitement psychique. Le
sujet tomba bientôt dans un. sommeil profond ; en moins de
six semaines tous les symptômes avaient disparu graduellement,

(1) D' Ouixère, La Thérapeutique*suggestive, p. 93.


IX,l. "*„-. -i-IV^'
f, Je

590 REVUE TIIOMISÏK

et, quatre mois après Je début du traitement, la malade était


définitivement guérie (1). »
Mais le maître, sous ce rapport, est encore M; Hernheim;
et l'on ne se lasse point de lire ces. récits de cures merveil-
leuses, rédigés sous forme « d'observations ». qui composent
une grande partie de son livre sur la Suggestion. Nous ne pou-
vons malheureusement en citer que quelques traits.
Observation LXXX. — G... (Jean-ISaptiste). quarante-neuf ans, ter-
rassier, se trouvait au café le 21 juin 1881, à six heures' du soir, quand
il sentit, tout à coup, qu'il ne pouvait plus soulevé] la main droite : les
1

doigts et le tiers inférieur de l'avant-bras étaient aneslkésiés cl: présen-


taient une sensation d'engourdissement et de pesanteur. Il y a sept ans,
il avait eu un rhumatisme articulaire localisé aux membres supérieurs ; la
douleur et le gonflement durèrent quatre jours, puis disparurent; mais les
bras restèrent paralysés pendant six semaines. G... n'accuse aucun antécé-
dent, ni syphilitique, ni alcoolique; il travaille dans l'humidité. Diagnostic :
paralysie rhumatismale.
Il vint à la consultation de l'hôpital pendant quatre jours; son bras fut
électrisé sans résultat.
Il vint alors consulter mon ancien chef de clinique, le I) Emile Lévy,
1'

qui constata une paralysie complète avec aneslhèsie du membre; le malade ne


pouvait faire le moindre mouvement.
Il l'hypnotisa (sommeil profond). A sou réveil, la sensibilité était-res-
taurée et le malade pouvait relever la main. Après une seconde séance, les
mouvements étaient plus prononcés encore.
Il l'envoya à notre consultation le 30 juin. Nous trouvons la main
droite légèrement tuméfiée; le médius, l'annulaire sont encore infléchis
dans la paume de la main sous un angle de 120°. Le malade serre assez.
bien avec la main, il redresse le poignet, mais avec une certaine difficulté.
Pas d'anesthésie.
,
Après deux nouvelles séances d'hypnotisme, le malade ouvre la main
très facilement, redresse parfaitement le poignet : la guérison était com-
plète.

Mais voici une autre observation » qu'il faut rapporter


«
encore, et tout entière, malgré sa longueur, car elle est sou-
verainement intéressante et suggestive :
Observation LV. — H... C..., quarante-sept ans, est comptable depuis
Vingt-cinq ans : il vient pour me voir le 13 novembre 1885 pour une crampe

(1) V Cui.I.KRlî, md., 94.


SÎT7

l'HOGÈS de l'hypnotisme 591,

des écrivains. C'est un homme bien constitué, intelligent,.nullement ner-


veux, qui n'a jamais eu de maladie. Il raconte qu'il y a environ trois ans,
il a ressenti les premiers phénomènes de sa crampe, se traduisant d'abord
par une flexion des cinq doigts, quand il avait écrit cinq ou six lignes,;
après un certain temps d'arrêt, il écrivait de nouveau quelques lignes et la
crampe réprenait. Ces jihénomènes allèrent en augmentant: il y a deux
ans, la crampe se manifestait après trois lignes d'écriture: il y a imi an, il
pouvait tout au plus écrire une demi-ligne, et la crampe en flexion surve-
nait. Il attacha alors la plume de tout son long à l'index, et, grâce à cet
expédient, il put écrire encore assez bien pendant trois à quatre mois;
mais bientôt les autres doigts s'infléchissaient au point de « s'incruster dans
la chair», dit-il. Depuis six. mois, s'il écrivaitjme adresse, arrivé à Mons.
la crampe se produisait, les cinq doigts se fermaient; la crampe dispa-
raissait quand il rejetait la plume et reparaissait au bout de deux ou trois
lettres, avec une intensité telle que la plume perçait Je papier.
La fixation delà plume sur J'indexne réussissant plus, il chercha un autre
moyen, il tint la plume appuyée par son boni: contre l'extrémité du pouce,
et sa lige était tenue horizontalement, entre les doigts inlléchis, l'extré^
mité passant en Ire les deux derniers doigts: mais bientôt le pouce, dit-il,
appuyait tellement fort sur la plume, qu'il a fallu arrêter. Depuis deux ans,
il a dû quitter sa place de comptable pour entrer dans les assurances.
Depuis trois mois, il a exercé sa main gauche à écrire.
Le 18, je l'endors: il est au troisième degré. Je suggère la disparition
de la crampe. A sou réveil, il écrit deux lignes et demie avant que la
1 >

flexion des doigts ne l'arrête.


Le 19, nouveau sommeil, troisième degré : au réveil, il écrit bien huit
lignes sans crampe.
Le 20, je le mets en somnambulisme, sans souvenir à son réveil. Il écrit
bien à son réveil; à la neuvième ligne seulement se produit une flexion
légère des trois derniers doigts qui disparaît par simple affirmation, mais
qui reparaît plus légère à la ligne suivante; il éprouve aussi une certaine
jraideur dans le poignet.
Le 21, il me montre une lettre de commerce qu'il avait pu écrire la
veille; il n'a presque plus de crampes, mais toujours de la raideur dans le
poignet. -— Continuation de la suggestion.
Le 22, la raideur a disparu: il écrit bien; il y a encore, quand il écrit,
une légère tendance à la flexion, mais qui n'aboutit pas entièrement : il
redresse les doigts immédiatement. De plus, avant la suggestion, il ne
pouvait pas écrire un seul chiffre avec un crayon court n'appuyant pas sur
la commissure interdigitale entre le pouce et l'index. La flexion était immé-
diate, aussitôt que le crayon était sur le papier; il lui fallait le tenir pres-
que horizontalement. Depuis hier, il a" pu écrire avec un crayon court.
Le 23, ce résultat se maintient; il n'a plus ressenti ni crampe ni flexion
dans les doigts. — Suggestioii quotidienne.
^ J'--v' ? ,
'— ' /v> ' ' * » < » * * ^ f' i ' ~ "^ ' "~ "* 1 v

592 REVUE THOMISTE

Le 2-i, il dit que cela va bien, sauf le poignet qui reste immobile; les
doigts sont plus souples. Je le fais écrire pendant le sommeil, en sug-
gérant de la souplesse dans le poignet. Les jours suivants, même état; il
accuse toujours de l'immobilité dans le poignet, qui se manifeste surtout
quand il écrit quelque temps.
Obligé de m'absenter le 30 pendant deux mois, je prie M. Liébeault de
continuer les suggestions.
Voici ce que le malade a noté :
« Le 30, j'écris ajjrès la séance : le poignet est toujours immobile, il
ne fait aucun mouvement, ce qui gêne beaucoup pour écrire ; les doigts
vont bien.
« Le 1er décembre, le poignet a un peu remué, et; il nie semble, en ce
moment, moins raide.
« Le 2, après la séance, et avant de quitter M. Liébeault, j'ai très bien
écrit au crayon, le poignet étant plus mobile; mais, en ce moment, il
redevient moins mobile, et le ]iouce appuie j»Ius fort que les autres doigts.
« Le 5, en écrivant très lentement et en pensant loujours qu'il ne faut pas
appuyer, cela va mieux; mais c'est toujours le pouce qui presse sur la
plume Après avoir dormi, le pouce exerce bien moins de pression sur
.
la plume ; j'écris mieux surtout en écrivant lentement. Le poignet lui-
même est moins raide.
« Le 7, il y a certainement du mieux dans le poignet; le pouce n'a plus
qu'une petite tendance à presser la plume. »
' Le 7, H... C... dit avoir écrit trois lettres; les deux premières allaient
bien, la troisième allait moins bien, et il écrivait de nouveau assez mal. Le
poignet fonctionne un petit peu; c'est le pouce qui exerce une pression
sur la plume.
Le 16, le pouce continue à appuyer davantage ; cependant des spéci-
mens d'écriture de ebaque jour, montrés par le malade, montraient qu'il
écrivait très bien.
Mais le sommeil hypnotique est moins profond depuis quelques jours,
ce qu'il attribue à ce que M, Liébeault l'endort dans une salle pleine de
monde, où il y a beaucoup de bruit, tandis que chez moi il dormait seul
et sans bruit, dans mon cabinet. 11 ne retourne plus chez M. Liébeault
et discontinue le traitement jusqu'au 29 janvier, après mon retour à Nancy.
La flexion du pouce appuyant sur la plume avait augmenté et entravé
l'amélioration.
Le 29, cette flexion avec un moment d'arrêt dans l'écriture se produit
assez souvent, tous les trois mots ; les autres doigts ne s'infléchissent plus,
mais le poignet est immobile.
Après une nouvelle séance le 29, le pouce ne fléchit plus immédia-
tement, après la séance, dans mon cabinet; mais chez lui la flexion se
reproduit.
Le 30, il écrit quatre lignes chez lui et ne peut plus continuer, le pouce
PROCÈS .de l'hypnotisme 593

et l'index fléchissant tous deux; la plume lui échappe de la main. Il essaya


en vain de continuer, les lettres n'avaient plus de forme.
1er février. Il écrit assez bien avant la suggestion, et très bien après.
Le 2, il dit qu'il écrit bien à de certains moments ; d'autres fois, lejDouce
et l'index fléchissent et alors il est obligé de s'arrêter; une fois que ces
doigts commencent à fléchir, il sent un picotement dans l'avant-bras ; ce
picotement, il l'éprouve aussi, surtout le soir quand il est tranquille et sans
écrire.
Je le mets en somnambulisme et je le fais écrire dans cet état, les yeux
ouverts : il écrit très bien ; je lui suggère la disjjarition du picotement.
Le 3, il dit n'avoir plus ni douleur ni picotement; il écrit bien. Mais
quand il écrit chez lui, en dehors de ma présence, au bout d'un certain
temps le pouce et l'index fléchissent, les picotements douloureux ont cessé.
Le 4, il écrit très bien chez moi. Toujours un peu de flexion dans le
pouce chez lui, et sa main devient lourde au bout d'un certain temps.
Le 5, il a pu écrire chez lui une lettre d'une page et demie; l'écriture se
maintenait bonne jusqu'à la /in, mais il sentait une fatigue dans la main. •—
Il continue à très bien écrire les jours suivants.
Le 8, il accuse encore une flexion du pouce et de l'immobilité dans le
poignet. Après chaque suggestion dans mon cabinet, il écrit très bien,
sans flexion et sans raideur. Celles-ci ne se produisent que chez lui.
Le 11 février, il a pu écrire pendant une heure de suite. A ce moment
seulement le pouce commençait à fléchir; il reposa sa main pendant vingt
minutes, et put recommencer sans nouvelle flexion ni raideur.
Je lui suggère [que plus il écrit, mieux il écrira, que la main s'assouplit
par l'exercice et ne se fatiguera plus.
Cet état continue les jours suivants en s'améliorant graduellement. Le
18, il écrit une heure et demie à deux heures. Au bout de ce temps-là
seulement le pouce commençait à fléchir, et il sentait une lourdeur dans la
main.
Le 19, il sent la main très légère et dit écrire comme s'il n'avait jamais
rien eu.

Le 20, en écrivant le matin, le pouce fléchit encore deux fois, et la
plume lui échappe des doigts ; cependant son écriture se maintient toujours
bonne. Je le fais écrire vite, eurrente eaîamo, en somnambulisme, les yeux
ouverts.
Le 20, dans l'après-midi, il lui fut presque imposssible d'écrire; il dut.
même de nouveau attacher la plume à l'index. Lelendernain sans suggestion
nouvelle, cela allait beaucoup mieux ; mais il ne put écrire longtemps ;
après une demi-heure d'écriture, il ne put continuer et il lui fut impossible
d'écrire les adresses de ses lettres.
Le 23, il travaille toute la matinée à faire des comptes ; après un certain
temps, il ressentait des tiraillements dans le dos du poignet qui l'em-
pêchaient de continuer. Voulant poursuivre, la plume lui échappe de la
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894 REVUK TllOMtSTK

main ; mais il put recommencer, et, ce matin, il ne rossent plus .aucun


tiraillement.
Le 25, il constate encore que, chez moi, il écrit très bien ; mais, arrivé
.
à la maison, sa main est plus raide, et il n'écrit plus avec la même facilité.
Je suggère qu'il écrive chez lui comme chez moi.
A partir du 27, il n'accuse plus aucune sensation de raideur ni de
llexion ; il écrit beaucoup le 2G et le 27 et: tout va parfaitement. Il fait des
lettres, des comptes, comme avant sa crampe.
Il revient le 2 mars ; puis les séances, quotidiennes jusque-là, sont
suspendues jusqu'au 8. II écrit toute la journée pendant: cet intervalle, et
né sent plus absolument aucun phénomène de sa crampe. « J'écris, dit-il,
comme je veux. » Le 8, nouvelle séance. Celles-ci sont plus espacées; il
revient le 11, le 13, le 10, le 22, le 27 et la guérison. complète s'est
maintenue depuis le 27. Je continue pendant un mois encore à l'endormir
deux fois par semaine, pour réprimer toute tendance à la rechute. Il a
repris son état de coniptable; il écrit toute la journée, absolument connue
avant sa maladie. La guérison.s'est maintenue.

Voici bien encore les Observations XCIX, 0, CI, Cil, qui


.
mériteraient d'être entendues : « Scialique datant de sept
semaines... Guérison par suggestion en six jours.— Scialique
datant de quinze jours... Guérison par la suggestion en deux
semaines. — Scialique datant de trois jours, enlevée par une
seule suggestion. — Sciatique datant de trois mois... Guérison
en quatre semaines... (1) » Mais il faut se borner.
C'est pour ce motif que je ne dis rien de tant de cures vraiment
remarquables qui se lisent dans les deux livres portant même
titre : « Thérapeutique suggestive », de M. Liébeault et de M. Cul-
lère, ainsi que dans la Revue de VHypnotisme de Paris et dans
celle de Berlin. Pourtant il se trouve dans cette dernière publi-
cation un récit de guérison que je veux traduire ici, ne serait-ce
que pouf rendre hommage à la persévérance de l'éminent
hypnotiste qui accomplit cette bonne autant que belle oeuvre,
M. le Dr Otto Wetterstrand... « Cinquième cas.
— Une dame
non mariée, quarante-quatre ans. Dès l'âge de seize ans,
commença à souffrir de douleurs de tête si violentes qu'elles

(1) Dr (Jui.i.iiBK, /,« Thérapeutique suggestive, Observations XOIX, C, CI, OU.


PROCÈS de l'hypnotisme 893

l'obligeaient souvent h garder le lit. Depuis dix ans est jugée


incurable, pour avoir essayé, sans résultat, tous les traitements
qu'on]peut imaginer. Quand je la vis pour la première fois, elle
était extrêmement souffrante et malheureuse- Son hypnotisation
tut d'une difficulté extraordinaire, car ses douleurs violentes ne
lui permettaient pas de rester un instant tranquille. Enfin, après
soixante-dix tentatives, je réussis à l'influencer. A partir de ce
moment, son état commença de s'améliorer. Grâce à la sug-
gestion, iJ s'améliora constamment pendant l'année 1889. En 1890,
la guérison était complète (I). »
Mais je trouve tout près, dans la môme Psvue, un autre fait qui
vaut bien aussi la peine d'être mentionné. Un prêtre dans le minis-
tère, jeune encore — quarante-quatre ans — d'apparence excep-
tionnellement forte et robuste, soutire depuis quelque temps d'une
oppression telle que la respiration lui manque à tout instant,
quand il marche, quand il mange, quand il est en société. La
prédication lui est devenue absolument impossible, et, le mal se
montrant rebelle à tout traitement, il se voit à la veille d'aban-
donner le service des âmes. M. Je Dr Brugelmann, un hypnotiste
distingué de sa connaissance, soupçonnant que la maladie a une
cause nerveuse, lui parle de l'hypnotisme et lui conseille de se
soumettre à l'hypnotisation. Pour ne pas négliger une dernière
chance de salut, le prêtre y consent... « Après vingt séances,
écrit le docteur,'il me quitta'guéri et plein d'entrain. Et, après
quatre ans, rencontrant, ces jours derniers, son frère, qui est lui- .
même médecin, j'ai eu la satisfaction d'apprendre que l'abbé se
porte à merveille et supporte sans peine les fatigues de sa pro-
fession (2). »

L'hypnotisme exerçant une telle influence sur le système ner-


veux, il était tout naturel qu'on cherchât à utiliser l'anesthésie
hypnotique pour pratiquer les opérations chirurgicales. Et, en
effet, l'hypnotisme, sous ce rapport, a donné les plus précieux

(1) Zeitsckrifl fur Hypnotitrims, II. Jahrgaot;'. p. 30fi.


(2) Jbid.,-y. 301.
596 REVUE THOMISTE

résultats. Si l'on veut se faire une idée des services qu'il a déjà
rendus, et surtout qu'il est appelé à rendre dans l'avenir, que
l'on veuille bien prêter quelque attention à cette communication
de M. le Dr Fort au Congrès de l'hypnotisme de 1889 :
« Le 21 octobre 1887, un jeune Italien, employé de com-
merce, âgé de vingt [ans, Jean Marabotti, se présente à moi et me
demande de lui faire l'extraction d'une loupe siégeant à la région
frontale, un peu au-dessus du sourcil droit. La tumeur a le
volume d'une noix.
« Reculant devant l'emploi du chloroforme, que le malade
désire, je me livre sur lui à une courte expérience d'hypnoti-
sation. Voyant que j'ai affaire à un sujet hypnotisable, je lui
promets de lui faire l'extraction de sa tumeur sans douleur et sans
employer le chloroforme.
« Le lendemain je le fais asseoir sur une chaise et je le plonge
dans le sommeil hypnotique par la fixation du regard, ce qui
a lieu en moins d'une minute.
« Les docteurs ïriani et Colombo, médecins italiens, présents
à l'opération, constatent que le sujet a perdu toute sensibilité et
que ses muscles conservent toutes les positions qu'on leur donne.
comme dans l'état cataleptique. Il ne voit rien, il ne sent rien,
il n'entend rien ; son cerveau reste en communication avec moi
seul.
« Dès que nous eûmes constaté que le malade était complè-
tement plongé dans le sommeil hypnotique, je lui dis : Vous
dormirez pendant un quart d'heure, sachant que l'opération ne
durerait pas plus longtemps. Il resta assis, parfaitement immo-
bile. Je fis une incision transversale, de 0m06 de long; je disséquai
la tumeur que j'enlevai entière, je pinçai les vaisseaux avec les
pinces hémostatiques de Péan, je lavai la plaie et j'appliquai
le pansement. Je ne fis pas une seule ligature. — Le malade
dormait toujours. — Pour maintenir le pansement, j'enroulai
une bande autour de la tète. Je disais au malade : Baissez la
tête, levez la tête, penchez la tète à droite, à gauche; il obéissait
avec une précision mathématique.
« Lorsque tout fut terminé, je lui dis : Réveillez-vous. Il se
réveilla, déclara qu'il n'avait rien senti, qu'il ne souffrait pas;
et il se retira à pied, comme s'il n'avait pas été touché.
l'HOCÈS de l'hypnotisme 597

L'appareil fut enlevé cinq jours après; la. cicatrisation était


«
complète (1), »
Une fois la voie si brillamment ouverte, les opérateurs, comme
cela devait arriver, s'y sont engagés à l'envi, et l'expérience a
prouvé que, en beaucoup de cas, l'hypnose a sur le chloroforme de
sérieux avantages (2).

L'hypnotisme a soulagé, dans une large mesure, les douleurs


humaines et guéri bien des infirmités corporelles. N'eût-il fait
que cela, que déjà il mériterait nos sympathies; mais il a fait da-
vantage. Outre les infirmités du corps, il y a celles de l'âme, sou-
vent plus humiliantes et plus cruelles. Sur ce domaine, si vaste,
hélas ! l'hypnotisme exerce encore une influence glorieuse à force
d'être bienfaisante. Venons aux preuves :
Yoici ce que racontait M. le D1 Briand, médecin en chef de l'a-
sile de Yillejuif, au premier congrès international de 1889 : « Il y
a quelques mois, un médecin m'adressait une dame qui poussait
toutes les nuits, à la même heure, des vociférations qui effrayaient
son mari et aussi les voisins. Elle n'avait elle-même aucune
conscience de ses cris. Un confrère qu'elle avait consulté en pre-
mier lieu, se basant sur la régularité des accès, avait conseillé le
sulfate de quinine ; un autre, s'appuyant sur la perte des souvenirs
de l'impulsion et pensant à l'épilepsie larvée, avait administré,
sans plus de succès, des doses élevées de bromure de potassium.
J'essayai d'endormir Mmc X..., et, comme j'avais réussi assez faci-
lement, je lui fis ma première suggestion en ces termes: « Vous
ne crierez plus pendant Ja nuit. » Deux jours après, le mari reve-
nait m'informer que, contrairement à mon attente, le résultat du
traitement avait été négatif. Je pensai alors que peut-être il eût "

été préférable de suggérer à la malade, que les raisons qui la fai-


saient crier n'existaient plus, et j'engageai son mari à l'interroger
au moment même de la crise et à me livrer le résultat de son

(1) Premier Congrèsinternational d'Hypnotisme, p. 202.


(2) Comment l'anesthésie obstétricale a mérité d'être appelée « un des succès de la
psychothérapie », M. Gullèreet M. Liébcault îe montrent fort bien dans leur livre :
La thérapeutique suggestive. Voir aussi Zeilschrift fur den Ifypnotismiis, passiic.

REVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 40


598 REVUE THOMISTE

enquête. Il fut très difficile au mari de me fournir les renseigne -


ments demandés. Cependant, il finit par comprendre, d'après les
réponses de sa femme, qu'elle était en proie à un cauchemar épou-
vantable : s'imagin an t assister à son convoi funèbre, elle était
obsédée par l'idée qu'on allait l'enterrer vivante, et ses appels
déchirants coïncidaient avec le moment où les fossoyeurs jetaient
de la terre sur son cercueil.
« Lorsque je la revis, je fis repasser sous ses yeux, pendant
l'hypnose, foute la scène de l'enterrement, en ayant soin d'affir-
mer à la malade qu'avant la fin du rêve je l'arracherais aux
mains des croquemorts ; je lui affirmais aussi qu'elle assistait à
cette scène pour la dernière fois et que jamais elle ne serait la
victime d'un pareil accident. A la suite de cette seconde séance,
MmoX... dormit cinq nuits sans être obsédée par son cauchemar.
Une deuxième suggestion lui procura un moisde tranquillité. De-
puis la troisième séance, je la considère comme complètement
guérie. »
M. leDrde Jong (de La Haye), après avoir rapporté,devantlemême
auditoire choisi, comment, en trois semaines, il avait guéri, parla
suggestion, un pauvre charpentier atteint de« mélancolie aiguë »,
poursuivait en ces termes : « Un homme, souffrant depuis plu-
sieurs années de ce terrible mal de l'agoraphobie (1), sollicita mon
secours. Tous les traitements que j'avais employés auparavant
pour guérir des cas semblables étant demeurés sans effet, je réso-
lus d'employer l'hypnotisme. Il me fut très facile d'endormir mon
malade et de le mettre en somnambulisme. Je le fis rêver pendant
l'hypnose. Je le fis se promener, en rêve, dans toutes les rues et
sur toutes les grandes places, dans toutes les circonstances pos-
sibles, par un soleil éblouissant, par un temps de neige, etc., et,
par suggestion, je lui donnai l'idée qu'il n'éprouvait pas la moin-
dre peur, ce dont il convint, en hypnose. Je lui ordonnai, par sug-
gestion toujours, de se rendre, étant éveillé, dans une rue, sans
être accompagné, de se promener dans telles rues et sur telles pla-
ces déterminées. Après dix séances, son agoraphobie avait disparu
sans laisser la moindre trace. Il s'est écoulé depuis lors plus d'un

Cl) «Agoraphobie, folie consistant en angoisses et palpitations devant un espace vide.


Dictionnaire des Sciences Physiques et Naturelles. (Thkvknin et de Varigny.)
PROCÈS ]>K l'hypnotisme f)99

an et demi, et, il y a peu de temps, il m'assura qu'il ne s'aper-


cevait plus de rien, même qu'il lui était impossible de comprendre
comment il avait pu éprouver autrefois ces impressions désa-
gréables (1). »
M. de Jong ne fut pas moins heureux dans le cas suivant, assez
singulier : Une dame était venue le supplier de la guérir d'une
peur de l'orage et des voyages en chemin de fer telle « qu'elle lui
rendait, suivant sa propre expression, la vie insupportable ». L'ha-
bile docteur l'endormit, et la mit en somnambulisme. « Je lui fis
rêver qu'elle voyageait en chemin de fer: je fis disparaître, par
suggestion, toute sa peur, et lui assurai que, éveillée, le chemin
de fer ne lui inspirerait plus la moindre crainte. Par suggestion,
j'éveillai aussi en elle le goût des voyages. Après six séances, je
rencontrai par hasard cette dame à la gare revenant d'une visite
aune ville voisine. Elle m'assura n'avoir pas éprouvé la moindre
angoisse. De la même manière j'éveillai en elle l'idée du tonnerre,
la supposant dans toutes les circonstances imaginables, chez elle,
dans la rue, en chemin de fer, et je lui suggérai qu'elle n'éprou-
verait plus la moindre peur. De fait, pendant l'hypnose, ses traits,
calmes et tranquilles, me prouvèrent, elle en convint du reste,
qu'elle n'éprouvait pas la moindre inquiétude.
Il y a quelque temps, après environ douze séances, la malade
partit pour Bruxelles avec l'intention d'aller plus tard à Paris, où
elle se trouve à présent, si je ne me trompe. Dans une lettre de
Bruxelles, adressée à un de ses parents, elle assurait qu'elle n'a-
vait pas eu la moindre peur en voyageant, et, qu'ayant eu à subir
;un orage violent, elle avait étonné, par son calme, tout son
entourage (2). »
: Vous connaissez cette terrible « folie toxique » si commune de
nos jours, la morphinomanie. L'hypnose en est un des meilleurs
remèdes : « J'ai traité vingt-deux cas de morphinomanie par la
suggestion hypnotique, nous dit M. Wetterstrand. Dans deux cas,
l'entêtement des malades empêcha la guérison. Dans un troisième,
le malade me laissa sans nouvelles ultérieures : les dix-neuf
autres ont été suivis de guérison. Un malade qui absorbait plus

(1) Premier Congres international d'Hypnotisme, p. 1.17.


(2) Ibid., p. 199.
i€iOO revuh; thomiste

d'un gramme de morphine par jour depuis plus de Irois ans (il en
avait pris l'habitude pendant une maladie au Caire), fut débar-
rassé de son habitude en quinze jours. Il mourut plus tard d'une
pneumonie. Mon expérience m'a enseigné qu'il est difficile d'ac-
quérir de l'influence sur les morphinomanes : on a besoin de
temps et de beaucoup de patience pour arriver au but, mais le
médecin accoutumé au traitement suggestif peut être sûr du
succès (!)•.» '
.
En fait de succès, l'on obtiendra difficilement quelque chose de
plus remarquable que M. Auguste Voisin, médecin de la Salpê-
trière, dans les circonstances que l'on va lire :
« Une fille âgée de vingt-deux ans,séquestrée à Saint-Lazare à la
suite de vols et d'abus de confiance, avait été reconnue aliénée et
envoyée à la Salpêfrière. C'était une fille grande et forte, d'une in-
telligence peut-être au-dessous de la moyenne, pensive et sour-
noise. Sauf un front bas, on ne remarquait chez elle aucune con-
formation défectueuse. Indocile, paresseuse, oïdurière, elle mani-
festait toujours de la mauvaise humeur, et récriminait à propos de
tout. Quand elle était inoccupée, elle prononçait des paroles incohé-
rentes qui annonçaient l'existence d'un délire.maniaque. Bientôt,
elle a des accès d'agitation, devient furieuse, eton ne peut la main-
tenir qu'avec la camisole de force. Elle a aussi, de temps en temps,
des attaques d'hystérie sous forme de perte de connaissance, sans
convulsions.
« M. A. Voisin pensa à l'hypnotisme pour calmer cette violente
agitation. Etant un jour venu à l'improviste dans son service, il
trouva la malade camisolée, assise dans la salle des douches, le
bonnet d'irrigation d'eau froide sur la tète. Il essaya de l'hypnoti-
ser en lui faisant fixer des yeux le doigt placé au-dessus de son
nez; mais, à cause de la difficulté de lui faire regarder fixement
un objet, il n'obtint le sommeil qu'en la regardant de très près, à
quelques centimètres de son visage et en suivant tous les mouve-
ments de ses yeux. Au bout de dix minutes survint un strabisme
convergent auquel succéda bientôt un sommeil stertoréux. Après
cinq minutes de ronflement, elle se mit à bavarder d'une façon
incohérente.

(1) Revue de l'hypnotisme, juillet 189i.


'^.- ''* '^i.^.''''M#'

PROCÈS DE L'HYPNOTISME 601

Les jours suivants, nouvelles tentatives d'hypnose, plus dif-


«
ficiles que la première, mais cependant suivies aussi de succès ; à
la suite des séances, on constate un peu de calme. Voici un échan-
tillon des difficultés que rencontra M. Voisin dans ses expériences :
« Elle résiste, se débat, lui crache au visage; la grande difficulté
« est de lui faire fixer un objet. M. Voisin est obligé de lui tenir
« les paupières entr'ouvertes et de suivre ses yeux ; après sept ou
« huit minutes, elle se débat, devient somnolente, prononce quel-
le ques mots,
puis s'endort. » Peu à peu le sommeil devient de
plus en plus parfait : « Elle es! assise sur une chaise, la tête ren-
ée
versée en arrière et appuyée sur un lit; les mains pendantes se
« cyanosent, les membres sont dans la résolution absolue, l'anes-
« thésie est complète; une grosse épingle enfoncée dans la peau
« n'est nullement sentie. C'est à partir de cette séance que nous
« l'avons interrogée, et qu'elle nous a donné sur sa vie les détails
« qu'elle nous avait cachés jusqu'alors ».
« Peu à peu, sous l'influence d'hypnotisations répétées, cette
malade se calma, devint lucide, et put être rendue à la liberté. Un
point remarquable, c'est qu'en même temps que l'intelligence
reprenait son équilibre, le moral se modifiait d'une façon avanta-
geuse et qu'elle abandonnait son langage et ses habitudes de pros-
tituée (1). »

C'est qu'en effet l'hypnotisme, au service d'un honnête homme ;

et d'un praticien bon psychologue, n'est pas seulement un moyen


thérapeutique efficace contre certaines maladies organiques ou
des troubles de l'imagination; il devient encore sans peine un ins-i
trument de relèvement moral à l'égard des individus frappés de
déchéance. ;

Écoutez M. À. Voisin, dont nous avons pu admirer tout à l'heure-,


la patience et le dévouementvéritablement héroïques : « La mora-
lisation des enfants dépravés, dit-il, est encore un des côtés les,
plus intéressants et les plus importants du sujet. J'ai pu transformer
;

absolument du tout au tout les habitudes de penser, d'agir, d'en-


fants et de jeunes adolescents. Je leur ai fait aimer le bien alors

(1) Dr Cullùre, La Thérapeutique suggestive, p. 2H.


602 REVUE THOMISTE

qu'ils n'aimaient que le mal. Je Jes ai amenés à détester Jcs vices


auxquels ils s'adonnaient : c'est ainsi que j'ai fait disparaître chez
eux les habitudes de mensonge,de vol,de débauche,etc. (1). » Com-
bien le langage de M. Voisin est légitime, on pourra en juger par
ce seul trait qu'il racontait lui-même dans un numéro df la Revue
de l'hypnotisme de 1889. Une famille lui avait amené un garçon de
seize ans, dominé par les instincts les plus pervers, afin qu'il le
soumît au traitement de l'hypnotisme. Le jeune homme était men-
teur, indiscipliné, méchant, voleur « Dans ces deux dernières
années, les idées de vol ont beaucoup augmenté et, de plus, il est
devenu débauché. 11 vole sa mère pour courir les tilles. Les pra-
tiques solitaires.vicieuses sont devenues pour lui une passion, et
il s'y livre sans pudeur... Dès le jour même de son arrivée, on
essaya le traitement par l'hypnotisme. Le sommeil a été obtenu
après quelques minutes de fixation d'un objet brillant et après l'in-
jonction de ce dernier. Dès le sommeil obtenu, on commence des
suggestions qui portent sur la cessation du vol et sur le changement
de caractère. A partir de la-première séance, le jeune homme n'a
plus volé, et son caractère s'est modifié dans un sens favorable.
Le traitement était appliqué tous les trois jours, et les suggestions
ont porté tour à tour sur son mauvais caractère, sur ses instincts
vicieux, sur le vol et ses habitudes de débauche.
« Moins d'un mois après, ce jeune homme était absolument
transformé, et sa famille se plaisait à en donner à M. Voisin le
témoignage reconnaissant (2). »
M. Bernheim raconte à son tour : « Un enfant de huit ans
s'abandonnait depuis trois ans aux pratiques solitaires, cédant à
l'exemple d'un camarade plus âgé qui lui avait appris la chose. Il
s'y livrait plusieurs fois par nuit et par jour. 11 était intelligent,
laborieux, docile, sans antécédents nerveux héréditaires. La médi-
cation hromurée, l'intimidation, les menaces furent essayées en
vain. Cependant, l'enfant avait connaissance de la nature vicieuse
de son habitude, et désirait guérir sans avoir la force de résistera
l'impulsion. Dès la première séance, il est mis en sommeil profond
avec amnésie au réveil : on lui suggère qu'il n'aura plus jamais

(1) Congres international de l'Hypnotisme, p. 152.


(2) I>Cui,lèbe, La Thérapeutique suggestive, p. 308.
l'KOCÈS de l'hypnotisme 603

l'idée de faire le mal ni le jour ni pendant le sommeil de la nuit ;


qu'il sera désormais assez fort pour résister à toute tentation.
« La
suggestion hypnotique est répétée plusieurs jours de suite.
Dos les premières séances, l'enfant a été guéri ; il n'a plus eu l'idée
de faire le mal. En même temps, la santé s'améliore, il prend un
embonpoint rapide. Depuis plusieiu's mois la guérison ne s'est pas
démentie (1). »
M. le Dr Bérillon, le distingué fondateur et directeur de la. Bévue
de l'Hypnotisme, écrit de son côté : * En limitant nos expériences
aux traitements des vices, des troubles mentaux, des instincts per-
vers qui pourraient dans un avenir prochain placer l'enfant qui en
est atteint, dans les conditions sociales les plus défavorables...,
nous avons pu guérir, par suggestion, un certain nombre d'enfants
qui présentaient des habitudes de mensonge irrésistible, de/deptoma-
nie{2), de cruauté,de jiratiques solitaires,de paresse invincible;de mal-
propreté, d'indocilité, de pusillanimité. Les résultats complètement
favorables enregistrés jusqu'à ce jour sont trop nombreux pour ne
pas entraîner la conviction de tous ceux qui seraient tentés de les
contrôler de bonne foi (3). »
De fait, comme le remarque M. le docteur Bérillon, ses observa-
tions personnelles sont conformes à celles qui ont été recueillies
par d'éminents confrères, au nombre desquels nous citerons parti-
culièrement MM. les docteurs Bernheim, Liébault, Aug. Voisin,
Van Rantengher, Van Eeden,Ladame,de Jong, Vetterstrand, Moll,
Ilerrero (4).
Il faut ajouter que tous ces habiles praticiens n'ont pas opéré
seulement sur des enfants et des adolescents, mais que, au prix
parfois de beaucoup de patience et de beaucoup de peine, ils ont
iréalisé sur des hommes faits les merveilles que nous admirions
tout à l'heure dans des sujets très jeunes.M. Ladame, de Genève, en
particulier, M. Von Krafft-Ebing, de Vienne, et M. Von Schrenck-
notzing (3), de Munich, ont obtenu la guérison, ou l'amélioration,
(1) De la suggestion, p. HOC.
(2) « Kleptomanie, aliénation mentale poussant au vol. » (Thisvenin et de Vabégny.)
(3) Premier Congrès international, p. 175.
(i)Ibid.,p. 176.
(5)11 va sans dire qu'en citant M., le docteur Von Schrencknotzing,
je n'entends nulle-
ment approuver les suggestions qu'il raconte avoir données à quelques-uns de ses ma-
lades.
ifiSSips -t——-—r-1"-*^"—r~cr ~~~^

604 REVUE THOMISTE

d'habitudes vicieuses et de perversions qui avaient résisté à tous


les moyens employés.
Mais il est un vice dont les progrès de nos jours sont visible-
ment effrayants, et contre lequel on ne pouvait manquer d'éprouver
la vertu delà suggestion; je veux dire l'alcoolisme. Voyons si. là
encore, l'hypnotisme s'est montré bienfaisant.

M.Beaunis,parlantdes transformations successives que peutame-


ner l'hypnolisation chez les individus adonnés aux boissons alcoo-
liques, écrit : « J'en ai vu chez M. Liébeault un exemple frappant.
M. D... étant grand fumeur et en même temps grand buveur de
bière, ce qui va souvent ensemble, et cela à un tel degré que sa
santé en était réellement compromise et inquiétait sa famille,
M. Liébeault l'hypnotisa et lui suggéra pendant son sommeil qu'il
ne fumerait plus et ne boirait plus de bière; il lui traça en un mot
tout un programme hygiénique qui, suivi docilement par le sujet,
amena un résultat excellent, que toutes les exhortations de la fa-
mille et la volonté même de M. D... avaient été impuissantes à
obtenir. Quelques séances d'hypnotisation et la suggestion avaient
suffi (1). »
M. Beaunis ajoute: «Le même effet fut obtenu par le même
moyen sur un médecin, très distingué d'ailleurs, mais trop adonné
h l'alcool; chez lui aussi quelques séances suffirent; mais, au
bout de trois mois, il retomba dans ses habitudes d'intempérance,
et je ne sais s'il a de nouveau eu recours au docteurLiébault (2). »
À ces récits il faut joindre le témoignage suivant de M. le doc-
teur Forel. Après avoir raconté ses insuccès hypnotiques auprès
des aliénés, il poursuit : «Au contraire, j'ai obtenu d'excellents ré-
sultats durables sur les alcooliques (non pas pendant le delirium
tremens, mais après), en leur suggérant l'horreur des boissons
alcooliques, l'abstinence totale de ces boissons pour toute leur vie,
et leur incorporation à une société d'abstinence totale. Cette der-
nière leur procure de vraiment bons amis, qui continuent par leur
fréquentation, devenue définitive, la'suggestion (sanshypnotisme !),
c'est-à-dire l'habitude de l'abstinence totale pour toute la vie. De

(1) Le Somnambulismeprovoqué, p. 151.


(2) Ibicl., 4H1.
PROCÈS de l'hypnotisme 605

même pour les morphinistes et cocaïnistes. Seulement ici les so-


ciétés font défaut (1).»
A la réunion de la « British Médical Association » tenue à Not-
tingham, en 1892, M. le docteur Charles Lloyd Tuckey fut admis à
lire une étude sur le traitement, par l'hypnotisme, de l'alcoolisme
chronique. Écouté avec intérêt par cette grave et docte assemblée,
qui si longtemps avait trouvé indigne d'elle de s'occuper de
l'hypnotisme, il terminait ainsi sa lecture :
«
Voici les conclusions où je suis arrivé, en ce qui concerne le
traitement de l'alcoolisme chronique par l'hypnotisation : 1° L'hyp-
notisme est un agent de grande valeur (of great value) dans le trai-
tement de l'alcoolisme chronique. 2° Il agit en développant à un
degré extraordinaire la suggestibilité du sujet, et son aptitude à
réaliser les suggestions. 3° Il réussit spécialement dans les cas
d'habitude d'alcoolisme contractée, sans prédisposition héréditaire,
quand le sujet désire sa guérison, mais n'a pas l'énergie de volonté
suffisante pour faire le premier pas. 4° Bien qu'il soit de règle gé-
nérale que, plus le sommeil est profond, plus Je traitement est effi-
cace, il ne s'ensuit pas cependant que tous les somnambules gué-
rissent, ni que ceux qui sont légèrement influencés ne reçoivent
pas d'amélioration. Le résultat dépend de la constitution, du tem-
pérament, du milieu des sujets autant que du degré de l'hypnose.
5° Une hypnotisation de passage est généralement sans effet. Pour
réussir il est nécessaire d'organiser un traitement suivi et métho-
dique, et de tenir le sujet, un certain temps, sous une stricte sur-
veillance. 6° Une rechute ne compromet pas nécessairement le
succès définitif, aussi longtemps que le patient garde le désir d'être
guéri, et la confiance dans le traitement (2). »
M. Lloyd Tuckey avait traité par l'hypnose 31 alcooliques,
20 hommes et 11 femmes. Voici le tableau des résultats qu'il avait
obtenus : « guéris depuis plus de deux ans, 3; encore en traitement,
mais allant bien, S ; sont retombés mais restent en traitement et
ont chance de guérir définitivement, 4; se maintiennent améliorés,
{permanenthj benefited), 4; insuccès comjîlets, 3; retombés après

(1) Premier Congrès international, etc., p. 153.


(2) The Value of Hypnotism in Clironie Alcoholism, p. 47. Lire l'appendice II où
M. Lloid Tuckey rapporte les expériences encourageantes de plusieurs médecins de l'An-
cien et du Nouveau Monde
606 REVUE THOMISTK

une amélioration temporaire, 11. Un sujet donnant de belles pro-


messes est mort de la fièvre typhoïde, après six mois d'absti-
nence (1). » -

Voilà les faits, et voilà cet hypnotisme qu'on voudrait nous re-
présenter comme étant, de soi et par nature, malfaisant, immo-
ral, diabolique. Malfaisant, de soi, l'hypnotisme, quand il guérit
tant d'inlirmités et de douleurs! Immoral, quand il aide si efficace-
ment, la volonté défaillante à secouer le joug des vices ! Diabo-
lique, quand il nous est un si précieux instrument pour écarter
de l'homme les deux choses où le génie du mal doit particu-
lièrement se complaire la souffrance dans les corps et. la cor-
>:

ruption dans les âmes ! Ces trois épithètes; les plus dures qu'on
puisse imposer, la science et le bon sens protestent de concert,
si on veut en 'flétrir l'hypnose.
Sans doute, sous le nom et sous couleur d'hypnotisme, on peut
se livrera des pratiques d'un ordre transcendant; sans doute l'hyp-
notisme est d'un emploi délicat et peut offrir des dangers, donner
lieu à des abus; mais cela n'empêche pas que l'hypnotisme vrai,
scientifique, ne se ramène à des causes absolument naturelles, et
qu'employé avec prudence, uniquement pour le bien des sujets, il
ne soit un agent tout à la fois très puissant et trèsbienfaisant. Quoi
qu'on en puisse dire, l'hypnotisme « restera une des plus belles
acquisitions de la Biologie contemporaine(2) », un des plus riches
présents qu'ait faits à l'homme la bonté de Dieu.

Ainsi parlent les défenseurs de l'hypnotisme.

(A suivre.)

Fr. M. Th. Goconiniish. 0. V.

' (i) Tlie Value of Hypiwl.., Appendice I, p. i'i.


(i) I) Grasset, Etude cilée
1'
-'"-•- ^:<ù>"^-v

11. LA PHILOSOPHIE DU CONSCIENT. M. FOUILLÉE


— —

Kant avait réduit le Réel à la Science et à la Morale (1). Il avait


dédaigné le problème de l'Être, cet objet capital de la spéculation
antique. Ses disciples ne l'imitèrent pas Ils revinrent à la Méta-
physique par la voie môme où le Maître les avait engagés pour les
en détourner à jamais. On les vit bientôt transformer les lois de la
pensée en lois de l'Etre. Le Sujet de Fiehte, l'Absolu de Schelling,
l'Idée de Hegel, que sont-ils, sinon des entités métaphysiques ?
De ces trois points de vue, les seuls possibles, celui d'Hegel fit
;
fortune. Schopenhauer, Hartmann, pour ne nommer que les plus
grands, complétèrent l'Idée, qu'ils jugeaient impuissante à ex--
;
pliquer la vie.concrète del'Univers, parla Volonté. Chez Hartmann
;-cette Volonté, bien que dirigée par l'Idée, est inconsciente. Il res-
tait, pour achever le cyclehégélien, à la faireconsciente; L'histoire
<le la Philosophie laissait à prévoir que cette place vide serait
bientôt, occupée. M. Fouillée, que ses tendances y préparaient,
ne manqua pas de le faire. Ainsi, c'est un philosophe français
qui tient en ce moment le record de la Métaphysique issue de
Kant. Si Descartes en est le patriarche avec sa philosophie du

(1) Voir Revue des Cours et Conférences. Cours de M. Boutroux, 1894-95, leçons Ire,
p. 193.
608 REVUE THOMISTE

Moi conscient, M. Fouillée avec sa philosophie du Conscient uni-


versel peut en être justement regardé comme Je Benjamin.
Dès 1872, l'auteur de la, Liberté et le Déterminisme préludait à
ses destinées futures en réhabilitant, contre les matérialistes si
puissants alors, l'influence des idées. A l'entendre, fussent-elles
des illusions, elles intervenaient efficacement dans la marche des
processus mécaniques. Le vieux mythe de Prométhée enchaîné,
adapté à cet usage par M. Fouillée, faisait ressortir avantageuse-
ment ce que dès lors sa doctrine offrait de caractéristique.
« Prométhée semble fixé pour jamais au dur rocher de la ma-
tière : les liens de la nécessité l'enveloppent de toutes paris...
Pourtant dans ce corps captif, une pensée habile qui ne connaît
point de bornes, qui soumet toutes choses, même l'avenir, à ses
propres lois... L'idée de liberté est l'étincelle inextinguible ravie .

au foyer des dieux. A cette idée répond un désir que rien de borné
ne peut satisfaire: mais ce désir insatiable qui fait le supplice de
' Prométhée prépare aussi sa délivrance... La nécessité, du jour où
elle a été comprise, commence à être vaincue...L'un après l'autre,
Prométhée dénoue ses liens : par la science, parles arts, il semble
rendre ses chaînes plus flexibles et recouvrer peu à peu la liberté
de ses mouvements. Néanmoins, ses liens ont beau devenir de
plus en plus ténus et presque invisibles, il les retrouve toujours.
En même temps qu'il s'y voit enveloppé, il y voit aussi tous les
autres hommes ; il voit s'agiter en vain, il voit souffrir ceux qui
ont reçu le feu du ciel... il s'oublie en entendant la voix de ses frères;
sa, pensée et son coeur volent vers eux, il voudrait les secourir,
mais un dernier et inflexible lien le retient encore... Tout à coup,
la merveille que la pensée et le désir cherchaient en vain, un su-
prême élan de l'amour l'accomplit : en voulant faire tomber les
chaînes de ses frères, Prométhée a fait tomber les siennes ; il est
près d'eux, il est à eux, il est,en eux, il est libre (1). »
Mais c'était trop peu que de délivrer l'homme aux yeux de ce
libérateur juré. Aujourd'hui, Prométhée est pour lui l'Univers,
emprisonné par les lois de l'Evolution mécanique ou téléologique.
Dans ses derniers ouvrages, M Fouillée s'est employé tout entier
à dégager les Idées-Forces prisonnières dans [le réseau des néces-

(!) La Liberté et. le Déterminisme, dernier chapitre.


l'evoeutio.nisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS 609

sites cosmologiques. C'est une entreprise qui ne manque pas d'a-


nalogie avec celle qu'avait tentée, dans la première partie de ce
siècle, un grand philosophe spiritualiste, Maine dcBiran. Celui-ci,
il est vrai, avait peut-être été un peu loin. Personne n'a oublié la
moqueuse réplique dont Taine, alors débutant, l'accablait :
« Monsieur de Biran, vous avez été sous-préfet; voici des factieux,
dispersez-les; je vous donne des forces, trois cents soldats et un
capitaine. Pour ne pas vous embarrasser je retiens la partie inutile,
le pur phénomène, l'étendue, c'est-à-dire les habits, les gibernes,
les fusils et les corps. 11 vous reste les forces. Marchez avez elles
et faites triompher la loi (1) .»
M. Fouillée se garde avec raison des extrêmes. Il tient pour l'ef-
ficacité des idées et des forces sans rejeter l'indispensable concours
des lois mécaniques et nécessaires. Il unirait Taine et Maine de
Biran. A cette question : « Etant donnés les cuirasses, leurs mou-
,
vements à tel moment de la durée..., un Laplace idéal pourrait-il
prédire la prise de Constantinople, sans se préoccuper de savoir,
s'il y a des corps sous les cuirasses, encore moins des pensées et
des passions sous les corps » ? il répond en demandant la question
préalable, car il ne saurait y avoir « de cuirasses mouvantes sans
corps dedans, ni de corps sans quelque chose de mental qui les
anime ».
Réduite à cette simplicité, la Philosophie de M. Fouillée sem-
blerait être la philosophie même de ce bon sens dont M. Bergson
faisait récemment, un peu tard peut-être, un si bel éloge. Malheu-
reusement, la technologie métaphysique qu'en philosophe il se
croit tenu d'employ,er, nous gâte un peu son système. Il serariéces-
saire, pour achever cette revue de l'Evolutionisme contemporain,
d'en entreprendre la critique.

L'Evolutionisme des Idées-Forces, étant une Métaphysique


fondée sur une psychologie spéciale, nous examinerons successi-
vement sa base psychologique et se,s théories métaphysiques.

(1) Philos, classiques, III, p. 71.


1 ' •
>

61.0 REVUE THOMISTE

Psychologie.

En psychologie, deux grandes doctrines sont en présence :


«
l'une admet une activité quelconque d'ordre mental; l'autre place
toute l'activité dans l'organisme, dont les états de conscience et
surtout les idées ne sont plus que des reflets successifs, sans lien
réel entre eux. sans action réelle l'un sur l'autre, à plus forte rai-
son sans action réelle sur le milieu extérieur. »
Si nous ajoutons qu'une troisième doctrine, inconnue sans doute
à M. Fouillée, combine lé caractère représentatif et la valeur active
des idées, nous aurons le partage de cette première partie : 1" Doc-
trine des idées-reflets et sa critique par M. Fouillée; 2° Doctrine du
mental et sa critique, du point de vue Thomiste.

I. — Doctrine des idées-reflets.

Fouillée expose et critique les trois systèmes qui se parta-


M.
gent cette conception, puis leur principe commun.
A. — a) Pour Spencer, le réflexe mécanique est l'élément fonda -
mental des phénomènes psychologiques (t). La connaissance pour
avoir lieu requiert deux sortes de phénomènes : un phénomène de
différenciation produit dans l'être connaissant par un être exté-
rieur; un phénomène d'intégration, c'est-à-dire d'assimilation de
cet état nouveau par les états antérieurs. Le premier de ces phéno-
mènes, par l'ordre qu'il a à un objet extérieur, est de nature cen-
trifuge : le second, au contraire, qui fait rentrer le nouveau dans

entendre M. Fouillée, il existerait entre les deux parties de la Psychologie do


(1) A
.
Spencer une contradiction flagrante.; Son analytique aboutirait au « sentiment de diffé-
rence ». Sa synthèse prendrait son point de départ dans l'acte réflexe. Après examen, il
nous faut laver Spencer de ce reproche. L'analytique se terminé par cette définition de
l'acte mental : différenciation et intégration continue d'actes de conscience. Et Spencer
fait aussitôt remarquer l'analogie do ce processus avec celui du réflexe mécanique. Il
semble que les expressions que relève M. | Fouillée, si vraiment Spencer s'en est servi
quelque part, doivent être expliquées suivant sa doctrine perpétuelle, et en particulier
d'après ce passage qui est formel. (Princip. de Psychol:,:\l, trad. Ribot, p. 314.)
l'évolutionisme et lks PRINCIPES DE SAINT THOMAS 611

l'acquis antérieur marque une tendance centripète. On retrouve


ainsi dans le domaine psychologique le pendant du réflexe orga-
nique, où toute fonction provient d'une différenciation des tissus,
toute différence d'une assimilation de nourriture. Tous deux sont
donc des expressions d'un même processus fondamental, du reste
largement répandu dans le monde le réflexe mécanique, dont le
phénomène psychologique est le reflet et comme « la luenr phos-
phorescente ».
A moins, répond M. Fouillée (1), que le réflexe mécanique ne
soit dominé lui-même par un facteur de l'ordre mental. Or, c'est
là ce que manifeste l'observation intense. Une activité appétitive
se révèle directement comme le fond du réflexe mécanique : et les
lois mécaniques du réflexe n'apparaissent à la conscience que
semblables à l'instrument des relations de l'appétit avec le
milieu matériel.
b) L'instinct et ses inconsciences remplacent chez Ed. de Hart-
mann le réflexe mécanique. Pour lui, les états de conscience,
états complexes, doivent se résoudre en états plus simples. Que
peuvent ceux-ci être, sinon des états inconscients ? La conscience
serait donc constituée par des zéros de conscience. L'inconscient
est donc son constitutif : le reste n'est qu'apparence, ou, si l'on
veut, reflet.
A moins, réplique M. Fouillée, que ces composants ne soient
des éléments subconscients, ou encore indistincts de la cons-
cience. Si nous n'apercevons pas leur nature consciente, c'est
peut-être par suite d'une difficulté analogue à celle de l'analyse
microscopique. Avec un appareil d'introspeclion plus grossissant,
« nous verrions de nouveau la nébuleuse intérieure se résoudre
en étoiles ou en lumière diffuse ». Cette hypothèse est d'ailleurs la
seule possible : car le mental est perçu directement comme réalité
sut generis, et l'on ne comprend pas que des zéros de conscience
en s'accumulant produisent la conscience (2).
c) La théorie atomique de l'esprit des psycho-physiciens alle-
mands considère lés sensations comme une combinaison de
chocs. Suivant les différences quantitatives des combinaisons se
forment les différences qualitatives des sensations, comme dans la

(1) Êvol., Introd., xxi.


(2) Évol., Introd., xxv.
612 REVUE THOMISTE

théorie atomique de la matière les formes ou qualités des corps


ressortent des groupements des atomes. Encore ici, reflets, lueur,
voilà toute la conscience;
Cette thèse contredit la doctrine de l'aperception directe du
mental comme réalité primitive. Cela suffit à M. Fouillée pour la
condamner. Le choc ne saurait être autre chose que la réaction
de quelque appétit sourd contre le milieu résistant. Mais cet
appétit sourd est de nature mentale, puisqu'il est un élément rudi-
mentaire mais constituant du mental.
Telle est la triple réfutation que M. Fouillée oppose aux trois
manières d'entendre les Idées-Reflets. Elle est tout entière fondée
sur ce principe que la- psychologie « nous introduit au coeur de
la vraie réalité, qui, se révélant à soi par la conscience... ne
cesse pas d'être en se connaissant, mais se connaît comme elle est
Net agit (1).
»
B. — Le principe commun à ces trois systèmes est, d'après
M. Fouillée, l'abstraction illégitime par laquelle on considère uni-
quement dans les états mentaux le côté représentatif(2). En effet,
si les idées ne .sont que des représentations des choses, elles parti-
cipent de la nature des choses sur lesquelles elles se modèlent.
Si donc le monde mécanique est seul réel, les idées doivent être
conçues comme étant de nature mécanique. De là, les théories
de l'acte réflexe et de l'idée molécule (3).
Il faut évidemment excepter le système de M. deHartmann. Celui-
ci est un système organique, vital et nullement mécanique. Il de-
mande une réponse à part que, du reste, M. Fouillée lui accorde.
Nous la trouverons plus loin.
Or, toute idée, reprend M. Fouillée, peut être considérée sous
deux rapports : ou bien comme .ayant statiquement un certain con-
tenu qualitatif, qui la constitue telle et non autre ; ou bien dyna-
miquement, comme une condition de changement dans le système psy-
chique total dont elle forme une partie. La plupart du temps, les
psychologues s'en tiennent au premier point de vue. Dès lors,

(1) Évol., Introd., xxix.


(2) Le système de Hartmann, à mon sens, ne mérite pas cette critique. Hartmann
reconnaît nettement le caractère actif de,1; idées. Ce qui ne. l'empêche pas de faire de la
conscience le reflet de l'inconscient. Nous y reviendrons à propos de la métaphysique
des Idées-Forces.
(3) Introd., xxx.
l'évolutionismb et" les principes'de SAINT THOMAS 613

absence totale de ce qui peut s'appeler force, énergie, efficacité,


action, môme d'ordre purement psychique. Deux idées sont entre
elles « comme deux tableaux immobiles contre un mur ». L'objet
seul les fait varier, « comme le mouvement du feuillage fait varier
les taches d'ombre sur le sol lumineux ». Cette manière exclusive-
ment statique de représenter les idées et faits de conscience est
fausse. Au point de vue de la conscience, on peut et on doit conce-
voir tout état de conscience, par exemple la douleur, comme con-
tenant en soi des conditions de changement pour d'autres états de
conscience. Quand la douleur me fait m'écarter d'un objet, c'est
bien, pour la conscience, la douleur qui explique l'aversion, parce
que la douleur a en soi certaines conditions indispensables du
changement intérieur appelé aversion.
Maintenant, faut-il attribuer l'énergie aux idées et étais men-
taux pris en eux-mêmes comme objets, ou à un sujet capable d'ap-
pétition et agissant sur des objets ? La première théorie est celle
des associationnistes et celle de Herbart. D'après eux, le sujet se
réduit lui-même à une « idée complexe » qui naît sous des condi-
tions particulières ; les autres représentations agissent les unes sur
les autres suivant des lois d'affinité, de répulsion, de fusion, etc. Le
côté appétitif, d'après Herbart, n'est qu'un rapport de représenta-
tions : « une tension résultant de leur conflit ».
M. Fouillée se refuse à cette conception qui fait dériver des ob-
jets extérieurs la force que possèdent les idées. Jamais les physio-
logistes n'admettront une telle hypothèse. À quoi serviraient, en
effet, les vibrations cérébrales? « Les ombres chinoises », dit
M. Fouillée, dans le langage imagé qu'il affectionne, ne se succè-
dent pas dans tel ordre, parce que la première agit sur la seconde,
mais parce que la main qu'on ne voit pas les fait apparaître dans
cet ordre. Il faut donc un sujet réagissant contre les objets exté-
rieurs. Le subjectif, c'est-à-dire « le sentiment et l'appétition », est
donc un élément essentiel à la psychologie.

Cette critique judicieuse met à nu l'incohérence du système ato-


miste de l'esprit, si faussement appelé intellectualisme. La néces-
sité d'un sujet, actif dans la formation et la transformation des
idées est victorieusement établie. Si, dans le syllogisme, par
exemple, A = C, ce n'est pas parce qu'il y a eu dans un cerveau
REVUE THOMISTE. 3e ANNEE. — H.
614 KEVUE THOMISTE

une danse de molécules aboutissant à la proposition A = C, c'est


parce que l'on a d'abord penséÀ=B, B=G. M.Fouillée marche ici
avec les scolastiques les plus exigeants (1). C'est, de ma part, un
éloge que je ne lui marchande pas. Reste à savoir exactement
quelle est la nature et la manière d'agir de ce sujet conscient et
agissant.

Il" — Doctrine du Maniai ou des Idées-Forces.

1° Exposition. - .

Par la Conscience, l'être s'apparaît à lui-même (2). Cette mani-


festation directe et claire constitue le procédé fondamental des
investigations psychologiques.
Le fond de l'être, révélé par la Conscience, est une activité par
laquelle l'être s'adapte les choses et s'adapte aux choses. Au delà
de cette activité spontanée, l'analyse ne peut descendre.
Telle est en résumé la doctrine du Mental.
M. Fouillée donne indifféremment à cette activité les noms de
Volonté, d'Appétition ou Processus appétitif, d'Action.
« Conscience » et « Volonté » ne sont qu'un seul être sous deux
aspects : « Si la forme essentielle de notre existence est
la pensée consciente, le fond de notre existence est l'ac-
tion... » (3) La volonté, c'est l'être lui-même, la conscience est
l'être en tant qu'il s'apparaît. C'est dire que la volonté ou l'appétit
participe de la nature mentale de la conscience, laquelle, dit

(1) Psych. des Idées-Forces, I, Introd.,. p. vi. — .Toannics a S. ,Thoma (Logica, II. P.,
q, xxiv, art. 2.'« Utrura prsemissoe efficienter influant in conclusionera») : « Les prémisses
peuvent être prises formellement ou objectivement; formellement, elles constituent le
jugement, acte du sujet; objectivement, elles sont les choses qu'atteint le jugement. En
tant qu'objets, la Logique les dispose et les propose à l'intellect...— suivant la connexion
qu'elles présentent, — et dans l'espèce, dit le Philosophe (II. Phys., lecl. v, apud. D. Th.),
les prémisses ne font que fournir la matière de la conclusion. Si, au contraire, on les prend
comme les actes mêmes du sujet..., l'opinion la plus commune reconnaît une causalité effi-
ciente aux prémisses, vis-à-vis de l'acte qu'est, dans ce cas, la conclusion. (Voir saint
Thomas : Commentaire sur leI"T livre des Posé. Anal., lect. ni. — IL Phys., lect. v.—
V. Métapk., lec. m. — I. P., q. xix, a. 7. »
(2) Èvol., Introd,, xl.
(3) Psychol., Introd., vm.
l'évoluïionisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS (815

M. Fouillée, « ne cesse pas d'être (ce qu'elle est) parce qu'elle se


connaît. »
Nous sommes donc en présence d'une doctrine, sinon pleine-
ment spiritualiste, du moins immatérialiste. Le cerveau n'est pas,
comme dans le système de l'acte réflexe ou dans la théorie ato-
mique de l'esprit, l'organe pensant: il n'est que le corrélatif
mécanique exigé par l'appétit fondamental pour entrer en con-
tact avec Je milieu extérieur. L'action est la réalité première.
L'activité mentale domine le cerveau et n'est pas dominée par
lui. « Au commencement, dit le Faust de Goethe cité par M. Fouil-
lée, était l'Action ».
Dans cette adaptation appétitive, M. Fouillée distingue trois
phases : 1° L'être sent des changements d'état; 2" il éprouve un
sentiment rudimentaire d'aise ou de malaise; 3° il réagit. La dis-
tinction de ces trois stades est fournie par l'observation des phé-
nomènes psychologiques les plus primitifs, ceux qui doivent être
communs à l'homme et aux animaux inférieurs, vides de con-
tenu, intellectuel, la douleur par exemple. M. Fouillée prétend que
ce processus est le facteur foncier de tous phénomènes psycholo-
giques, y compris les phénomènes intellectuels : « Quand ce pro-
cessus indivisiblement sensitif, émotif et volitionnel arrive à se
réfléchir sur lui-même et à constituer une forme distincte de la con-
science, nous l'appelons, au sens cartésien et spinosiste, une idée ».
Toute idée recouvre donc une force dont elle est l'ouvrage.
C'est en entrant en lutte contre l'extérieur que la force, élément
primitif de l'être, produit l'idée. Toute idée est donc une force. Les
Idées-Forces ainsi conçues ont une efficacité réelle pour agir les unes
sur les autres, se modifier, se combiner, évoluer (1). Et défait
« tout état de conscience est la résultante
d'un ensemble prodigieux
d'actions et de réactions entre nous et l'extérieur (2) ».
Mais états de conscience ou idées ne sont pas doués d'une force
détachée; <r leur action est celle môme de la conscience tout
entière dont ils ne sont que les formes et manifestations actuelles,
en raison composée de l'activité intérieure et des activités exté-
rieures ».

Cl) Evol., \i. XLI.


(2) Psychol.. I., p. xii.
J-

616 ' HEVUË THOMISTE

Conclusion. — « La psychologie des idées forces aboutit donc a la


continuité et à la solidarité de tous les processus mentaux qui viennent
tous se réduire au processus appétitif (\ ) ».
Critique.

A. — Louons tout d'abord la part de vérité que, contiennent ces
théories.
La méthode d'introspection par la conscience psychologique a
certainement sa place dans la science à côté de la méthode d'ob-
servation externe. L'une et l'autre atteignent des réalités, et par-
fois des aspects réels d'urïe même réalité. Harmoniser leurs résul-
tats est le but dernier de la psychologie. IJ faut être reconnais-
sant à M. Fouillée de la fermeté avec laquelle il maintient cette
proposition non moins que de l'évidence avec laquelle il la
prouve, en face môme et aux dépens des doctrines incomplètes
du matérialisme.
Ce que la conscience révèle, c'est une action. Ici encore, vérité
cl parfaite entente entre M. Fouillée et la philosophie thomiste.
Pour saint Thomas, pas d'aperception directe des substances, y
compris le moi. Nous ne percevons directement que des acti-
vités. Les activités psychologiques sont donc pour nous, comme
pour M. Fouillée, la découverte dernière de l'observation interne.
Pour nous encore, comme pour M. Fouillée, ces activités se
révèlent comme des tendances vitales dont l'activité est déter-
minée, spécifiée par leur objet. Le cerveau et les organes des
sens sont également la condition nécessaire mais subordonnée
des activités mentales.
Les trois stades que M. Fouillée pose dans l'appétition se
retrouvent à peu près dans saint Thomas. Le discernement cor-
respond à la sensation considérée spécialement dans le ce sens
commun »; l'émotion- est « la passion » de saint Thomas; la
réaction appétitive est « l'appétit » des thomistes.
Enfin et surtout, M. Fouillée maintient l'unité de composition
de l'esprit sous la diversité des idées. Il nous rappelle la position
de saint Thomas dans une question connexe, à savoir : si la
diversité des images accumulées par l'expérience se retrouve dans
le sujet qui s'adapte par elles aux réalités, si le sujet connaissant

(1) Pmjch,, I, p. xu.


fc'ÉVOtUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 61'

en tant que tel est un pu morcelé. Saint Thomas tient pour l'unité
de la puissance et de « l'habitus » dans le morcellement dés
représentations (1). M. Fouillée tient pour la continuité de tous
les processus mentaux dans le processus appétitif. Sans doute,
cette expression est vague, et, d'une manière générale, la doctrine
de saint Thomas nous semble plus précise que celle de M. Fouil-
lée. La ressemblance entre les tendances des deux doctrines n'en
demeure pas moins un fait. .

B.'^7- Examinons donc cette question dû processus appétitif


considéré comme fond dernier, irréductible des faits psycholo-'
giques. Sur ce point qui est la basé même de la métaphysique, dites-'.'
Idées-Forces, il nous faut faire plus que des réserves.
En effet, si les activités psychologiques sont l'objet des inves-
tigations de la conscience, il ne s'ensuit pas qu'au delà de ce
terme l'analyse ne puisse descendre, comme le,veut M. Fouillée.
« On yeut, dit-il, parce qu'on a voulu, si bien que vous avez
beau remonter sans cesse en arrière, vous ne pouvez trouver un
commencement de la volonté qui se confond avec l'existence de
la vie.:(2):'»"- ;
.-.''.>' -
.
Car ne roublions pas, il y a deux sortes d'analyse : l'ana-
lyse expérimentale et l'analyse rationnelle. La première s'oc-
cupe à décomposer uni .tout en des éléments qui> ainsi dégagés,
deviennent bu sont susceptibles de dévenir à leur tour l'objet
d'observations directes^ Telles les analyses des chimistes. L'ana-
lyse rationnelle procède autrement. Elle constate que certains
jêtres complexes ne rendent pas compte de certaines de leurs
[activités, dé eêftains modes de ces activités'. Elle déduit de là, par
yoie de conclusion nécessaire, l'existence d'éléments extrinsèques
actes êtres, qui fendent compte de ces activités ou dé ces modes
d'activité. Nulle vérification possible par les sens, par l'observa^ "
tion directe puisque l'existence de pareils êtres n'est affirmée .....:
qu'en s?appuyant sur ; des nécessités intellectuelles, biens entendu
de valeur objective comme le fait qui leur sert de point de départ.
Sans eux l'existence de l'être directement observé impliquerait
une contradiction. Oi% comme le/dfeâit encore tout réeemmè/nt

(1> I"H><?, q. 'i.jv, a, i, ad 3m. — Cf. CW»?t#. Cafet., ibid.'


(2) Èvol., Introd.,. xi,i;. ,- .'.-.
6J18 REVUE THOMISTE
——— ——; * ~T~J ' '——

M. Fouillée lui-même ce n'est pas introduire clans la science


: «

une conception intense et parasite que de poser la non-contra-


diction et la causalité comme universellement applicables à tout
ce qui est du domaine de la connaissance; cela, c'est la concep-
tion et la position de la science même (1). »
M. Fouillée doit donc admettre avec nous que le fruit de l'ob-
servation directe ne se confond pas avec le résultat de l'analyse.

Car des êtres reconnus par l'observation directe peuvent ren-


fermer une contradiction relative (2J, que dévoilera l'analyse de
leurs éléments, et dès lors s'impose pour l'esprit l'obligation de
chercher en dehors du fait observé et peut-être des faits directe-
ment observables, la cause de la présence de l'élément inex^
pliqué.
Voyons si ce n'est pas le cas de l'activité vitale mise par
M. Fouillée à la tête de son évolutionisme. Du point de vue de
l'analyse rationnelle, l'appétition est-elle irréductible ? La volonté
possède t-elle ce que Wundt appelle son « autogénie » ?
« On veut parce qu'on a voulu » — « le mobile
lui-même* si
on y regarde de près se résout en un acte de vouloir qui a eu lieu
à Un stage plus ancien et qui a ainsi créé le précédent. »
— Soit! répondrons-nous; voilà qui explique les volontés
dérivées. Mais cette activité simple, primitive où « le vouloir,
une fois posé dans sa spontanéité première, se fait à lui-même
un mobile par l'action qui résulte de son déploiement et de sa
rencontre avec le milieu » ?
— Elle se confond avec l'existence et la vie.
— Ce sont là des mots. En réalité, tout être qui existe agirait-
il, encore resterait-il à prouver qu'il est de l'essence de tout être
d'agir. Or, on peut concevoir un être sans activité. Et, de fait,
nombre d'êtres suspendent l'exercice de leur activité.
— Mais c'est pour en exercer une autre.

Ce n'est pas la question. J'appelle être agissant, le principe,
la cause d'une action en tant qu'il est cela, c'est-à-dire principe et

(1) Revue philosophique, mai 1893, p 458.


(2) L'observation représente par exemple les corps en mouvement comme automo-
biles. Cette donnée est en réalité contradictoire. Aristote le démontre par l'analyse ra-
tionnelle des éléments qui font nécessairement partie d'un corps en mouvement. Il éta-
blit que tout corps en mouvement est nécessairement mu par un moteur extrinsèque à
lui-même. {Phys. lib. VIII. — Cf. /. Contra Gentes, c. lîi.)
l'évoi-utionisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS 619

cause, et rien que cela. Or, il est évident qu'en l'absence de l'exer-
cice de l'effet qu'elle seule peut produire, la cause existe.
— Comme possibilité seulement !
— Comme possibilité existante /'Donc l'être n'est pas l'action,
quoi qu'en puisse dire l'observation directe. Et l'activité primi-
tive, origine du processus mental, ne saurait s'identifier avec
l'existence et la vie.
Sommes-nous rendus au terme de notre analyse ? Examinons le
résidu jusqu'ici obtenu. Nous sommes en présence d'une puissance
à vouloir, d'une puissance appetitive, laquelle doit d'un moment à
l'autre exercer son acte. Une puissance peut-elle d'elle-même pas-
ser à l'action ? Telle est la question posée àl'analyse. Elle répond :
Agir est plus que tendre à agir. Si une puissance pouvait d'elle-
même passer à l'acte, le pJus sortirait du moins, l'être du non-être.
Ce serait la contradiction réalisée. Il faut donc recourir, en vertu
du principe de causalité, à l'intervention d'une cause antérieure à
la puissance (1). Et comme, par supposition, nous avons opéré
notre analyse sur l'activité primordiale du monde psychologique
observable, c'est au delà de ce monde, antérieurement à la puis-
sance primordiale de cet ordre, qu'il faut placer l'action complé-
mentaire capable de donner le premier branle à l'évolution des
Idées-Forces.

L'évolutionisme des Idées-Forces ainsi complété n'est pas con-


tradictoire et si, au point de vue psychologique, il laisse à dési-
rer, du moins n'offense-t-il pas les données certaines de l'esprit. Il
est apte à fournir une base à une Métaphysique.

II. — Métaphysique.

« La Science, comme telle, présuppose quelque unité fondamen-


tale entre le sujet et l'objet, qui sans cela nepourraient s'unir dans
la connaissance, et la Métaphysique est la recherche même de cette
unité fondamentale. »
Le dualisme, le monisme inconscient et le mécanisme sont les
/. '/
(1) Voir l'ÉvoIutionismo cl les Principes de saint Thomas : Revue Thomiste, l>'e année,
pages 322 et seq. . ,
620 REVUE THOMISTE

trois formes qu'a revêtu cette recherche. M. Fouillée leur subs-


titue un monisme conscient. Il le caractérise par son opposition
même aux systèmes précédents. C'est sur ce terrain qu'il nous faut
le suivre si nous voulons connaître et apprécier la Métaphysique
des Idées-Forces.

1° — M. Fouillée et la Métaphysique du Mécanisme.


Cette métaphysique, nous l'avons vu plus haut, manque* pour
M. Fouillée, d'une solide base psychologique. Cela suffirait pour lui
refuser le droit à l'existence. Mais, même en admettant ses don-
nées, M. Fouillée lui adresse, du point de vue strictement méta-
physique, deux principaux reproches :
a) Elle confond le processus de l'évolution avec les lois réelles
(ou causes) de l'Evolution (1).
b) Elle n'explique qu'une partie de ce processus et supprime ce
qui est le principal.
a) « Spencer, dit-il, prend la conséquence pour le principe, le
résultat de l'entre-croisenïentdes lois pour la loi primordiale, comme
si on croyait que ce sont les dessins de la toile qui ont fait la toile,
sans les fds, la navette et le tisserand. Les lois mécaniques, dont
l'évolution n'est qu'une résultante générale, sont déjà elles-mêmes
des résultantes ; elles ne sont pas des lois radicales de la nature,
mais des produits déjà complexes, extérieurs de lois plus fonda-
mentales. »
Voilà qui est parfait, et il nous plaît de voir aussitôt après,
M. Fouillée mettre parmi les théologiens et les mylhologistes ceux-
là mêmes qui s'en croyaient le plus éloignés, et reléguer le Méca-
nisme en compagnie deZeus et d'Anangkè.
Le mécanisme a pourtant sa valeur. Il est « l'expression de l'ac-
tivité des choses dans leur rapport avec le milieu, la conséquence
de leurs propriétés intimes et constantes ainsi que de leurs rap-
ports mutuels. En un mot, il n'est pas la cause mais l'effet, il n'est
pas le démiurge, mais la forme du Cosmos engendré !... Le processus
réel de la nature qui aboutit à faire tomber un corps est tout diffé -
rent de ce que nous appelons la loi physique de la chute du corps...
(1) M. Fouillée, je suis heureux de le constater, donne au mot de loi force de cause. La
loi n'est pas pour lui une relation, mais une réalité qui cause. Evol. Inlrod. p, ui it.
, ; ,'' W".'' 1 < :vr-r.--r_; - " ' >•'' .^:n,;,^,1-.nl;...,i^y-71

l'bvolutionisme et les principes DE SAINT THOMAS 021

Métaphysiquement,le corps ne peut tomber qu'en vertu de cer-


«
taines actions et passions, de certaines énergies intimes. » Et ces
énergies, nous ne pouvons nous les représenter que par analogie
avec nous, avec ce que nous sentons et éprouvons nous-mêmes. « Il
faut donc se souvenir que l'évolution n'est pas une loi antérieure
aux facteurs mêmes et les régissant comme un code, mais qu'elle
est la forme et le signe du processus appétitif qui constitue l'exis-
tence interne en nous et vraisemblablement en toutes choses. »
Cette conclusion a trop d'analogie avec notre propre manière de
voir pour que nous engagions une querelle de mots. A la place de
processus appétitif et de loi, lisez forme, et entendez ce mot au sens
péripatéticien, comme un principe d'action qui porte replié en lui
la formule génératrice de ce qui doit sortir de lui. Ajoutez, confor-
mément aux données démontrées plus haut, que cette activité ne
saurait se déployer par elle-même. Vous n'êtes pas loin d'une
thèse thomiste.

De la géométrie plane à deux dimensions on ne déduira pas


b) «
la géométrie des solides, parce que fia troisième dimension ne se
trouve pas contenue dans les deux autres ». De même, pense
M. Fouillée, on ne peut déduire des facteurs purement mécani-
ques toutes les relations de l'Univers, spécialement celles qui
appartiennent au domaine du Psychique. « Il existe sans doute
entre les choses certaines relations qui peuvent se définir complè-
tement et exclusivement par les mathématiques ou par la méca-
nique : par exemple les relations des masses, des vitesses, des
directions ; on peut donc "dire que dans ce domaine, c'est le méca-
nisme qui qualifie les choses et on peut dire que dans la même
mesure, c'est le mécanisme qui les conditionne. Mais, dans l'Uni-
vers, il est bien évident qu'il y a des relations qui ne peuvent se
définir que partiellement par les mathématiques et par la méca-
nique... 11 y a, dans le domaine mental des phénomènes, des qua-
lités, des relations qui ne sont pas totalement réductibles à des
nombres, à des figures et à des mouvements : ici donc, le méca-
nisme ne qualifie pas tout ». A plus forte raison, ne condi donnera-
t-il pas tout: « Comment donc la ^pensée pourrait-elle venir du
mouvement comme tell ïl faut admettre dans le substratum réel du
mouvement quelque chose qui, outre le mouvement môme, enve-
622 REVUE THOMISTE

loppe la racine de la pensée, du sentiment et de l'appétition, en un


mot du psychique ». Cela est vrai, pour M. Fouillée, non seule-
ment du phénomène humain de la pensée et de l'appétition, mais
aussi, car le monde est un, delà pensée et de l'appétition qui se
trouvent représentées dans l'univers matériel, sous forme de fina-
lité agissante^ Il dit fort bien : « La nécessité de la loi mécanique
n'est pas plus objectivement réelle que la nécessité impliquée dans
la relation des moyens aux fins. Cette dernière relation, il est vrai
ne peut trouver place dans le mécanisme de la nature à titre
d'explication scientifique. » Le mécanisme n'est donc pas l'expli-
cation totale de l'Univers. Il supprime les notions de force, d'effort,
d'action, d'efficacité, pour y substituer des symboles de mouve-
ments dans l'espace. « On obtient ainsi un monde abstrait de fan-
tômes, un songe bien lié. » Mais la psychologie et la métaphy-
sique ne sauraient ainsi s'abstraire du fond vivant et actif.
La science et la philosophie péripatéticienne s'unissent pour
approuver cet arrêt. La science revient chaque jour des affirma-
tions tranchantes des Descartes et des Spencer. Elle s'arrête sur
un seuil qu'elle n'ose franchir, mais au delà duquel les causes
finales et les qualités l'attendent. Entre le savant contemporain et
le métaphysicien des anciens jours l'entente se fait silencieuse-
ment.
M. Fouillée a le rare mérite d'être l'un des promoteurs de cette
entente. Le mental, le psychique dontil défend si avantageusement
l'existence- contre les prétentions des mécanistes, répondent en
réalité aux mêmes nécessités intellectuelles qui ont conduit les
péripatéticiens à reconnaître, au fond des choses, la forme.
Me permettra-t-on d'avancer que la méthode suivie par le Sta-
gyrite pour arriver à ces résultats est plus exacte et plus cer-
taine que celle que suit M. Fouillée ? Sans doute celui-ci excelle
dans la partie négative de son oeuvre : il est péreniptoiro contre
les théories mécanistes. Mais, lorsque pour compléter l'explication
de l'Univers que celles-ci ne font qu'ébaucher, il fait sortir ledeusex
machinaMental-Psychique, il laisse notre esprit quelque peu flot-
tant. C'est qu'il nous paraît bien que si la nature est oeuvre d'intel-
ligence et suit des procédés tracés par une intelligence, il ne nous
est pas aussi évident qu'elle ait une conscience et une âme ana-
logue aux nôtres, car c'est bien ainsi, je crois, qu'il faut traduire
l'évolutionisme et les principes DE SAINT THOMAS 623

ces expressions Mental, Psychique. Le principe sur lequel s'appuie


M. Fouillée pour assurer que le mental est bien l'élément qui
manque au Mécanisme ne me paraît pas prouver une analogie
aussi radicale. Ce principe : Le monde est un ; il est une unité pro-
fonde qui sous la diversité de notre expérience, constitue le sup-
port commun des phénomènes matériels et des phénomènes men-
taux, prouve bien, à la vérité, l'antériorité de l'intellectuel sur la
matière, mais ne nous dit rien de la mesure suivant laquelle cet
intellectuel est participé par les divers êtres. M. Fouillée dira-t-il
qu'il y a du psychique et du mental dans une machine à vapeur !
L'expression serait impropre à coup sûr; la même impropriété
d'expression se retrouve quand on substitue un mécanisme natu-
rel au mécanisme artificiel. Nos manières humaines de par-
ticiper l'intellectuaiité ne doivent pas être transportées telles
quelles, en nature, dans n'importe quel objet. Or ce sont des
modes particuliers que désignent dans notre langue les mots
Psychique, Mental, et, je le dirai tout à l'heure plus longuement,
Conscience.

Au fond, cette conception provient d'un scrupule kantien :


L'esprit fait son objet. Sans s'en rendre compte M. Fouillée semble
en avoir été victime. Aristote, lui, qui était nettement objectiviste,
a évité par là même cette obsession que laisse toujours dans
un coin des cerveaux modernes, même après qu'ils ont échappé
à son étreinte, la tournure d'esprit propre à Kant. S'étant rendu
compte que l'intellect cesse d'exister dès lors qu'on lui enlève sa
référence à un objet qui n'est pas lui ; admettant d'autre part et
prouvant avec les réserves et les précautions nécessaires la même
théorie pour les sens internes et externes, i ne craignait pas d'af-
I

firmer que notre intelligence est en contact vrai avec les choses.
Elle pouvait donc s'appliquer à elles et reconnaître directement
l'existenceet la proportion d'intellectuaïité qui était en elles. C'est
ainsi que le philosophe reconnut (non pas construisit) les catégories,
c'est ainsi qu'il affirma l'existence de l'intellectuaiité àquatre états:
à l'état figé et comme cristallisé dans la matière, à l'état psychique
dans la plante, à l'état sensible/dans l'animal, à l'état mental et
conscient dans l'homme. Une telle observation ne confond rien, ne
mutile rien : elle est la traduction même de l'expérience.
—-i- x ; ^ \"J> ' t ^T ^^T - < J i
^h ^ I * ^' ^' r < I

624 REVUE THOMISTE

Je préfère des résultats acquis par une voie si lumineuse aux


conclusions hypothétiques que M. Fouillée cherche à tirer de ce
principe : le monde est un. Comment lesavez-vous sinonpar votre
esprit, et si votre esprit peut légitimement se rendre compte de
cette unité du monde, ne pourra-t-ii, au môme titre, reconnaître le
mode suivant lequel est répartie l'intellectualité qui constitue cette
unité ?

II0, — M. Fouillée et la Métaphysique de l'Inconscient.

Nous avons, dans un précédent article, exposé et critiqué la mé-


taphysique de l'Inconscient. Notre but actuel est de faire ressortir
un nouvel aspect de la théorie du conscient, en l'opposant à la
théorie de M. de Hartmann. Nous espérons, par cette opposition,
délimiter avec plus d'exactitude ce que les deux systèmes peuvent
offrir d'éléments véridiques et assimilables.
« Il y a certainement dans l'esprit, comme disentles Allemands,
un « côté nocturne (1) ». Tous les philosophes sont d'accord sur
ce point. Leibniz admet de « petites perceptions sans apercep-
tions ». Kant place « sur le seuil » de la conscience des repré-
sentations obscures, qu'Herbart loge « au dessous du seuil de la
conscience ». Schelling, Schopenhauer et M. de Hartmann leur
accordent une importance capitale. Wundt, sans s'égarer dans la
mythologie du pessimisme, représente les sensations comme des
raisonnements inconscients. Taine, à son tour, les décompose en
éléments qui échappent à la conscience et sont cependant « men-
taux. » Hamilton, Laycock, Carpenter accentuent cette matériali-
sation du système. Elle atteint son apogée avec Maudsley, pour
qui la conscience ne fait que saisir les résultats généraux, gros-
siers du travail accompli par l'automatisme cérébral. Et « telle
semble être aussi l'opinion deM. Ribot(2) ».
J'ignore si le savant professeur du Collège de France ne ré-
formera pas cet arrêt. Aussi bien professe-t-il des opinions trop
arrêtées contre l'intellectualisme et en faveur de lathèse delà prio-
rité du sentiment, si chères à M. Fouillée, pour ne pas consentir
(1) Evol. des Idées-Forces, IV, p. W.
(2) Evol. p. .41, note. .
L'ÉVOLUTIÔNISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 625

quelque jour à délimiter en quoi il se sépare du point de vue


« mental et psychique », si tant est qu'il entende s'en séparer.
Quoi qu'il en soit, de M. de Hartmann, le mythologue de l'In-
conscient, à Maudley, l'astrologue qui a pris à tâche de résoudre
la Nébuleuse Conscience, voilà toute une famille de philosophes
qui s'entendent pour reconnaître dans la sphère intérieure et
sombre du moi tout un monde de petits sentiments ou de petites
perceptions « semblables aux atomes de poussière qui se révèlent
dans un rayon de conscience ».
Ce monde existe-t-il vraiment hors de ma conscience? Toute la
question est là pour M. Fouillée.
Et de fait, si ces éléments réputés inconscients sont reconnus ;

conscients, il n'est plus impossible de construire le monde et de le


faire évoluer sous l'action de facteurs conscients. Ne l'oublions
pas, pour M. Fouillée, le monde est un, le moi conscient est l'une
de ses parties et comme le sommet de l'évolution universelle. Si,
dans le moi, la conscience totale procède de l'accroissement d'in-
tensités de milliards de consciences élémentaires, elle doit procéder
antécédemment de milliards de consciences répandues dans l'uni-
vers. Le Conscient est donc le principe immanent qui, par les
causes finales, dirige l'évolution mécanique et psychique jusqu'à
ce qu'il trouve sa suprême expression dans la conscience réfléchie
de l'être humain.
M. Fouillée répond : la conscience n'est pas différente en nous des
phénomènes intérieurs qu'elle saisit, quand elle les saisit (par la
conscience réflexe).
Deux preuves : 1° « La première preuve de cette assertion, c'est
que nous disons : j'ai conscience que je sens, que je pense, que je
yeux, et non pas : « Un sentiment se produit, une pensée, une
volition. » Quoi qu'on admette sur la nature du moi, il est impos-
sible de croire que le sujet conscient soit différent des états de
conscience qu'il s'attribue. Si, en effet, la conscience et l'état,
.
de conscience étaient séparés, ils n'arriveraient jamais à se réunir :
l'oeil voyant serait toujours différent de la chose vue (1). »
2° Il n'y a pas de différence entre jouir, sentir qu'on jouit, avoir
conscience qu'on jouit.., plus je jouis, plus je sens;; plus je sens, plus

(t) Evol.t p. 37.


626 REVUE THOMISTE

j'ai la conscience spontanée et immédiate de jouir. La conscience


spontanée est donc en raison directe des faits de conscience eux-
mêmes : plus ou moins intense selon qu'ils sont eux-mêmes plus
ou moins intenses. Elle n'est pas une faculté distincte qui viendrait
s'ajouter aux faits de conscience : elle est ce qui les constitue pré-
cisément états de conscience... S'il en était autrement, toute certi-
tude d'un fait antérieur serait impossible.
Examinons ces deux preuves :
Nous disons : j'ai conscience que je sens, que je pense, que je
veux : donc, c'est un même sujet, le moi, qui, d'une part, a con-
science, et qui, d'autre part, sent et veut. Saint Thomas ne parle
pas autrement lorsqu'il démontre l'identité du principe de l'intel-
ligence et de la sensibilité dans l'homme. Mais, de cette identité de
principe, peut-on logiquementinférer l'identité de nature des opé-
rations qu'il produit et dire par exemple : volonté == conscience ?
Nous ne saurions l'approuver, car une cause ne se communique
pas nécessairement à tous ses effets, suivant toute sa virtualité.
De ce que l'un de ces effets est de nature consciente, il ne s'ensuit
pas queious le soient. A ce compte, M. de Hartmann pourrait con-
clure de l'inconscience d'un groupe d'effets à la suppression de
toute conscience. Ces deux positions procèdent également d'un
préjugé systématique. C'est du fait qu'il faut partir et non d'un
moi dont le contenu n'est pas observable directement.
Or, les faits psychologiques se groupent en deux séries : d'une
part, les faits inconscients analogues à ceux que produisent les ani-
maux; de l'autre, les faits conscients, ces derniers Vraisemblable-
ment pai'ticuliers à l'espèce humaine. Un même « moi » est à l'ori-
gine des deux. Là s'arrête l'observation. Dire que le moi entre en
activité en tant que principe conscient, toutes les fois qu'il agit,
c'est dire : conscience — inconscience, c'est faire de la conscience
la caractéristique des actes conscients.
U n'existe donc entre le conscient et l'inconscient dans les sujets
conscients, ni cette séparation, ni cette identification qui consti-
tuent pour M. Fouillée les ternies d'un dilemme. H y.a union dans
un même sujet de deux opérations formellement différentes. Cela
suffit, puisqu'il s'agit d'opérations qui ne sortent pas du sujet, pour
que ce qui est inconscient soit connu par le conscient, sans être
lui-même conscient-
l'évolutionisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS 627

Nous croyons avoir répondu aux difficultés que soulève la pre-


mière preuve de M. Fouillée. Nous abordons la seconde, tirée de
la continuité du Conscient et de l'Inconscient, le premier n'étant
qu'un degré plus intense du second. Peut-on légitimement inférer
de cette continuité l'absorption de l'inconscient dans le conscient,
ou, ce qui revient au même, l'existence du Conscient sous le phé-
nomène en apparence inconscient?
Hartmann s'y refuse avec raison. La conscience, dit-il, n'apasde
degré (1). Mais le motif qu'il en donne n'est pas recevable. Si la
volonté approuve une idée ou un sentiment, le réflexe suit son
cours sans entrave : pour Hartmann, voilà l'inconscient. Si la vo-
lonté s'oppose, le conscient a lieu. Or, ajonte-t-il, s'opposer ou ne
pas s'opposer ne comportent pas le plus et le moins. Donc on a
conscience ou on ne l'a pas. J'avoue que mon esprit reste per-
plexe en face de ce pouvoir non pareil delà volonté et cherche
quelque chose de plus saisissable.
Ne suffirait-il pas d'interroger directement la conscience et de
lui dire : Quand vous n'avez pas conscience, percevez-vous en
vous « une subconscicnce ». La réponse sera sans doute : Oui, j'ai
une conscience vague d'un phénomène que je ne puis fixer avec
netteté. Or cette réponse, au lieu d'infirmer l'existence de l'incons-
cient, la prouve, puisque toute une partie de l'objet échappe à ma
réflexion et est cependant éprouvé directement quoique obscuré-
ment par les puissances inférieures. D'ailleurs, la sensibilité n'en-
registrc-t-elle pas fréquemment des sensations, dont on n'a nulle
conscience au moment même et que l'on retrouve plus tard. Elle
agit instinctivement sous certaines impressions, sous certains
imotifs : elle jouit, elle souffre sans que nous nous en doutions ; et
l'esprit ne se reproduit que plus tard toute la suite de ces actes qui
ont parfaitement existé, mais qu'il n'avait pas d'abord aperçus. Il
y a donc, à côté des phénomènes conscients, des séries de phéno-
mènes directs et incons-cients ; il y a une attention immédiate
et inconsciente de la partie intéressée qui ne se réfléchit pas
toujours en attention réflexe. C'est une matière à réflexion; ce
n'est pas la réflexion, ce n'est par conséquent pas la conscience.
Comment, dès lors, prendre connaissance de cette matière avec

(1) Met. de fine, II, p. 64.


628 BEVUE -THOMISTE

certitude? Rappelons-nous ce principe capital du péripatétisme


(qui n'est pas à prouver ici) que l'intelligence atteint la nature
des choses. Or, pour elle, la sensation, l'impression passionnelle
est une chose. Elles peuvent donc m'apparaître. C'est ainsi que je
puis me rendre compte, par l'attention, d'un malaise, d'une souf-
france, qui existait tout à l'heure comme inconscients. En ce qui
regarde la sensation, elle m'apparaîtra comme constituée par un
ordre à l'objet extérieur qu'elle s'assimile. Et comme il n'y a de
relation réelle qu'à un objet réel, comme d'autre part, il est de la
nature de l'agent (l'objet extérieur) d'imprimer sa ressemblance
dans le patient (le sens), je pourrai, ceci soit dit en passant, édifier
sur cette observation de la conscience dans le monde des sensa-
tions toute une théorie de l'objectivité des sensations. Je n'aurai
nul besoin pour cela de supposer une conscience spontanée
directe, qui ne saurait être autre chose qu'une conscience in-
consciente. La conscience est réflexe ou elle n'est pas. Biais l'in-
telligence peut réfléchir sur son propre acte ou] sur les actes de
la sensibilité. Ceux-ci sont indifféremment, inconscients ou cons-
cients, suivant qu'un faisceau de lumière intellectuelle vient ou
non visiter leurs profondeurs.

111°.
— M. Fouillée et le Dualisme.

L'univers est un. Toutes les philosophies sont d'accord sur ce


point. Le monde est-il un d'une unité immanente? Ici commence
le désaccord.
Il y a, selon M. Fouillée, deux manières de briser l'existence et
par suite Y unification du savoir.
La première est celle de Spencer. Séparer le mental du physique,
leur attribuer une évolution indépendante, couronner ces deux
fadeurs d'un grand X, l'Inconnaissable, sorte d'abîme d'oii
l'on peut faire sortir tout ce dont on a besoin, voilà l'oeuvre de
Spencer.
Voici maintenant celle des Spiritualistes. Nous admettons la
môme et inintelligible séparation, et nous plaçons le lien monis-
tique refusé à lanature, non plus dans un grand X, mais dans
un « Homme éternel ».
^-77—
l'ÉVOLUTIOiMSME KT LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 629

Pour M. Fouillée, la conception d'Herbert Spencer est tout


aussi mythique que celle de la Bible. Dans les deux systèmes, on
est en-présence d'un « démiurge » qui n'a d'autre valeur, pour
assurer l'unité du mental et du physique, que celle du trait
d'union- placé par Bain dans sa formule Mental-Physique.
M. Fouillée tient pour l'unité immanente du monde. L'Idée-
Force est le principe de cette imité. Il donne de cette assertion
deux preuves.
La première est le besoin d'unité de notre intelligence. Si le
monde n'est pas un, il devient inintelligible. D'accord ! Mais faut-
il qu'il soit un d'une unité immanente? Oui, répond M. Fouillée,
et voici sa preuve : « D'une part, les éléments des changements
physiques (A) sont à ces changements mômes (B) comme les élé-
ments des changements psychiques (a) sont aux changements
psychiques (b) ; d'autre part, les changements psychiques et les
changements physiques sont inséparables ; si donc l'élément des
processus mentaux est le processus élémentaire de Yappétition sen-
sation, il est naturel, le monde étant un, de transporter un pro-
cessus analogue, mais plus rudimentaire, dans les mouvements
physiques. »
Ce raisonnement n'est pas logique. On va en juger.'J'ai inter-
calé des lettres pour représenter d'une manière abrégée les élé-
ments que M, Fouillée combine ensemble. Cette combinaison peut
se rendre par la proportion suivante :
A a
B

.Pour conclure que a tient de la nature de A, jl faudrait établir


que best semblable en nature à B. Or, M. Fouillée constate sim-
plement qu'ils sont inséparables. Il doit donc conclure seulement
que A est inséparable de a et non pas qu'il lui est identique en
tout ou en partie; Sans doute le monde est un, mais il s'agit
précisément de savoir si cette unité est une unité essentielle ou
une unité d'ordre. On ne peut prendre comme principe de
démonstration ce qui est en question.
Deuxième preuve. — « Tous les faits de l'Univers, sans excep-
tion, doivent être engagés dans des liens d'action et de réaction et
1

former un seul tout dynamique. Or, à ce point de vue, on ne sau-


JIJSVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 42.
BfStïfS

630 HKVUE THOMISTE

rait reléguer le mental dans les limbes de l'inertie causale. Le


Mental, en effet, fait tout au moins partie des phénomènes compo-
sant l'Univers; si donc il est conditionné il doit être conditionnant.
Il est un des éléments de l'a corrélation universelle entre les phé-
nomènes, corrélation que nous appelons influence mutuelle, causalité
empirique-[y), y v

Quant à une unité transcendante et en dehors de l'expérience,


elle est « un pur problème que la pensée se pose sans pouvoir le
résoudre : s'en servir sous le nom d'inconnaissable pour l'unifica-
tion des choses est illusoire » (2).
Critique : Nous reconnaissons que le monde apparaît au regard
de l'expérience comme une unité de faits et d'êtres engagés dans
des liens d'action et de réaction réciproques. Nous ne faisons pas
de difficulté pour accepter dans tous les êtres, outre l'élément ma-
tériel, un élément « intellectuel » et actif, forme ou « idée-force »
si l'on veut. Ces idées, loin de nous être étrangères, sont fonda-
mentales dans l'Ecole issue d'Aristote.
Seulement cette unité, qui est-une-unit? de composition essen-
tielle pour les individus pris isolément, ne l'est pas pour le monde
considéré comme la totalité des individus. Elle n'est qu'une unité
d'action et de réaction qui suppose la distinction des êtres qui
agissent.el réagissent. Elle n'est pas enfin une unité suprême; elle
est une unité relative et qui en appelle une autre.
M. Fouillée lui-même le confesse lorsqu'il laisse imprudemment
échapper ces paroles : « L'unité toute relative qu'on peut chercher
et dont on est obligé de se contenter... c'est l'unité expérimentale
décomposition de tous les faits et de tous les êtres qui est un lien
immanent et non plus transcendant (3). »
Cela serait vrai si l'expérience était le dernier mot de la connais-
sance. Mais Pest-elîe? N'y a-t-il pas, encore une fois, une analyse
intellectuelle qui pénètre et dissèque l'expérience, qui démêle les
conditions au prix desquelles le donné n'est pas Contradictoire?
C'est doubler le mondé, j'en conviens : M. Tainenous le reprochait

(1) lbid., p. 267. '

(2) Voir à cesujet-le curieux article-.découvert dans le manuscrit de la Somme, du


Mont-Gassin, I, q> 47-, a.,2ê<s,ôdité et commenté par le JR. P. Guilleiinin (Desclée, 1881).
Se trouve en note dans l'édition Léonine.
(3) Ibid., p. 267. '
m

l'ÉVOLUTIONISME ET LES PRINCIPES DE SAINT THOMAS 631

assez ; mais si ces entités sont absolument nécessaires pour justi-


fier l'existence du donné, les poser esl absolument légitime.
Prenons l'Idée-Force, le principe suprême d'unification pour
M. Fouillée. Elle n'est qu'une donnée fruste, complexe, pas dégros-
sie. Elle correspond à l'expérience naïve qui consiste, en voyant
des corps se mouvoir sans que rien d'apparent les actionne, à les
concevoir comme doués d'une force intime et vive ; ou encore à
cette observation très hypothétique qui nous fait supposer que
notre volonté, passant de la volition d'une fin à la volition d'un
moyen sans détermination extrinsèque apparente, a.en elle-même
le principe premier, absolument premier de sa détermination.
Qu'en sait M. Fouillée ? Et, pour le tdire une fois de plus, que n'a-
t-il analysé à fond le fait qu'il traduit lui-même par cette phrase.
On veut parce qiiona voulu ? Ou l'on voit nettement exprimée la
nécessité de toute une hiérarchie de vouloirs, se commandantles uns
les autres, venant tous se répercuter dans le vouloir qui cause la
volition dernière, pour que cette volition ait lieu. — Or, cette série
ne saurait être infinie : il faut qu'un premier vouloir actuel actionne
ce système lié où chaque pièce ne^se met en branle que sous l'in-
flux de la première : si un premier chaînon ne causait pas actuel-
lement, nous ne constaterions pas l'activité du dernier. •— Ce pre-
mier chaînon serait-il immanent ? Serait-ce ce sentiment d'aise ou
de malaise, très rudimentaire, que M.- Fouillée place à la tête de la
série des activités psychologiques et qui faisait dire plaisamment
à un critique que le Récit de la Genèse, par M. Fouillée, devrait
commencer par ces mots : « Au commencement, il y avait une
certaine aise mêlée d'un certain malaise (1) » ?
Il y a à cela une double difficulté. D'abord, M. Fouillée n'expli-
que pas comment cet état rudimentaire s'est élevé à l'état compli-
qué, perfectionné, qui caractérise les vol itions supérieures. Ensuite,
cet état primitif a lui-même commencé ; il était en puissance avant
d'être en acte. Il est nécessaire de rechercher en dehors de lui la
cause qui Tamis en branle et qui a déterminé son ascension vers
un état supérieur qu'il ne se connaissait pas. Il faut, à la vérité,
en tête de la série, Une première volonté essentiellement active et •

qui porte en soi toutes les déterminations futures. Mais l'expé-

y\) Etudes religieuses. Mars 1891, p. 442. (R. P. Delmas).


632 REVUE THOMISTE

rience ne montre que trop qu'une semblable volonté ne fait pas


partie de la série des activités immanentes. C'est, en dehors d'elle
qu'il faut par conséquent la placer. On veut parce qu'on a voulu,
soit! Mais On, en définitive, appartient à une sphère transcendante.
C'est parleur continuité avec l'influence de cette première cause
que les Idées-Forces immanentes sont constituées à cet état d'effi-
cacité que nous constatons.
Une unité transcendante n'est donc pas un pur problème de la
pensée. A la vérité l'expérience ne l'atteint pas directement, et
c'est peut-être la faiblesse de Spencer de n'admettre l'Inconnais-
sable qu'au titre de limite de l'expérience. Mais les données de
l'expérience, dûment analysées, aboutissent au Transcendant sous
la forme de cette claire notion : première cause agissante,'idée-
force essentiellement active. Une telle idée-force est dénuée de
toute potentialité, elle est activité pure, elle est une pure exis-
tence subsistante et infinie. Les existences observables nous appa-
raissent comme essentiellement dépendantes vis-à-vis de ce pre-'
mier Etre. Et si, comme parle saint Thomas, « elle venait àN
soustraire sa divine influence tout tomberait dans le néant, comme
la lumière répandue dans l'air lorsque le soleil disparaît (1) ».
Nous voici loin de Jéhovah, du démiurge et de « l'Homme Éter-
nel ». M. Fouillée, d'ordinaire plus délicat, n'a pas dédaigné de
rabaisser la conception de la philosophie chrétienne par des ex-
pressions qui se ressentent davantage de la gaminerie voltaiiïenne
du collégien que de la gravité du membre de l'Académie des
Sciences Morales. « Il est vrai, dit-il, que Jéhovah est là pour
venir à notre secours... » Et encore : « Le lienmonistique refusé à
la nature même, on le transporte au-dessus, dans un homme éter-
nel. » M. Fouillée voudrait faire croire que le spiritualisme chré-
tien est identifié aux métaphores delà Bible, est réduit aux ima-
ginations des peintres de bons dieux à la [barbe de fleuve. Il
n'ignore pas cependant.que depuis longtemps la théologie chré-
tienne a reconnu son Jeovah dans le Dieu dont Aristote a prononcé
qu'il est la Pensée de la Pensée, et qu'il est Acte Pur.
Que je préfère à cette mauvaise tactique l'hommage discret
qu'un vrai philosophe rendait récemment à ce môme Dieu lors-

(1) If., Phys., lec. vi.


l'évolutionisme et les PRINCIPES DE SAINT THOMAS 633
qu'il terminait sa seconde Jeçon de Sorbonne de l'année dernière
par ces mots : « Le Faust de Goethe, traduisant l'Evangile, com-
mence par écrire : « Au commencement était la Parole, ou plu-
tôt la Pensée ». Mal satisfait, il en vient à mettre : « Au com-
mencement était l'Action ». Il faut réunir ces deux principes
el dire : Au commencement est l'Unité de la.Pensée et de l'Ac-
tion. »

Si Prométhée délivré symbolise la première oeuvre de


M. Fouillée, le Sphinx des Pyramides ne manque pas d'analogie
avec la seconde.
Etendu sur le sable dont il semble le produit monstrueux, Je
Sphinx a vu évoluer ses formes animales jusqu'au resplendisse-
ment d'une face humaine. Il en reste raidi dans un suprême effort
et ses yeux fixent éperdument le vide, comme s'il attendait qu'un
rayon vivifiant donnât la circulation à ses artères pétrifiées. A
ses pieds cependant le lion du désert s'agite et rugit, et l'animal,
resté à son rang, nargue, par la surabondance de sa vie la vaine
décoration de la face de son compagnon de granit..

Voulez-vous un évolutionisme qui soit autre chose qu'un énig-


matique cadavre? Ne vous contentez pas de lui plaquer sur la face
une figure humaine, ne faites pas la nature consciente et libre.
Mais, —la maintenant à sa placé, —rendez-lui le Soleil, qui
ne saurait lui infuser force et vigueur qu'à la double condition
d'opérer intimement dans ses profondeurs et de demeurer subs-
tantiellement distinct d'elle.
{La fin prochainement.)

Fr. A. Gardeil, 0. P.
II

Dans l'article premier de cette question soixante-sixième, saint


Thomas fait abstraction de toutes les formes spéciales de la-
propriété pour n'en considérer que les attributs génériques. Il
compare notre espèce avec ses inférieures dans les divers règnes
de la nature : c'est son moyen de nous démontrer notre aptitude
essentielle en tant qu'hommes, à l'utilisation raisonnable de tous
ces êtres pour la conservation de notre existence. Se conserver et
utiliser, tel est le double principe naturel du droit de propriété.
Pour en apprécier toute la valeur morale, il faut se reporter à la
question cinquante-septième (II* IP"), où saint Thomas a défini le
droit naturel. Là il établit (articles 2 et 3), que tout acte en rapport
avec la constitution de notre nature fait partie de son bien. Donc,
c'est un bien de conserver notre existence. Par suite, notre pouvoir
de travailler à cette conservation est lui-même un bien. Saint
Thomas le nomme donc un droit ; c'est-à-dire une chose conforme
à sa règle, une faculté ajustée à son but.
C'est même un droit de premier ordre. Est-ce seulement le bien

(!) II» II»8, quaest. i.ivi, art. 2.


LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA ' PHILOSOPHIE DE SAIMÏ THOMAS 63o

particulier d'une seule de nos puissances ou d'un seul de nos


organes, que vise ce juste pouvoir de se conserver? Non ; c'est.le
bien complet de tout ce que nous sommes. Aussi, nous y tendons,
comme saint Thomas l'observe ailleurs, sous une irrésistible et
universelle poussée qui nous emporte tout entiers : raison, volonté,
sens, passions, fonctions végétatives et réflexes inconscients (1).
Tout vivant, toute substance brute en est là : ^'est le premier et
universel appétit de tout ce qui est. Il surgit tout entier, sans inter-
médiaire, de la nature ellcTmême; c'est pour tous le premier droit.
La nécessité ou l'obligation d'y satisfaire s'appelle pour saint
Thomas : « le premier précepte de la loi naturelle ».
Or, pour nous, humains, l'utilisation des espèces inférieures est
un moyen çonnaturel de notre conservation. Donc, à titre de
conséquence immédiate de ce droit primilif et universel, la
propriété nous est de droit naturel.
Elle Test, en outre, à un titre plus spécialement nôtre : le « réè-
gne humain » se conserve par des moyens de sa façon. Celui des
plantes exerce des fonctions vitales, mais inconscientes; le règne
animal subit des appétits irrationnels et instinctifs, analogues im-
parfaits de notre pouvoir utilisateur. Seuls nous sommes capables
de cette libre et intelligente maîtrise sur les choses, qui mérite le
nom privilégié de domaine. Le droit de propriété se trouve donc
graduellement fondé en nous sur la loi universelle de notre con-
servation et sur la loi spéciale de notre domination en ce monde.
On peut en apprécier maintenant la haute valeur morale et juri-
dique; ce qui était nécessaire pour donner tout leur sens aux
conclusions do l'article premier.

Avec l'article second, que je vais maintenant commenter, notre


Docteur, passant du genre aux espèces, distingue tout bonnement
la propriété individuelle et la propriété collective.
Ce n'est pas grand'chose. Cela se présente avec un petit air de
simplicité banale dont les plus savants de nos sociologues du jour
feraient fi. Est-ce la peine d'avoir sa méthode, sa science, son
renom de philosophe, et l'originalité que supposent ces trois

(d) I» II»», quaist. xciv, art. 2. ' ' : • :


' Y
, .
636 REVUE THOMISTE

avantages, pour venir nous ressasser une division empirique,


usuelle, naïvement claire ? 11 faut être plus pi-ofond que cela.
Pourquoi donc saint Thomas n'a-t-il pas exercé son génie à
découvrir ici quelque chose de plus neuf et de plus compliqué?
Parce que l'usage, ce vulgaire usage de tout le monde, une fois
qu'il a passé en franchise de douane les frontières de partout, pour
s'imposer d'une manière générale à l'humanité, nous manifeste
commeUn signe et un effet, la commune nature de l'espèce et les
formes naturelles de ses institutions. C'est le cas ici même.
Partout des individus et des collectivités se font vis-à-vis comme
propriétaires. Il y a des individus qui possèdent, en face de ce
type extrême de la propriété collective : la communauté de
pasteurs nomades des grandes steppes asiatiques.. Le groupe
détient le troupeau et la disposition du parcours; les individus
possèdent armes, vêtements, ustensiles de ménage, tout un
mobilier personnel. Par contre, là où s'accuse le plus fortement
l'appropriation individuelle, — chez les Anglais, par exemple, —
la fortune collective des associations ou le domaine public ne sont
pas moins développés. Rien ne peut détruire cette opposition
symétrique : partout elle perce, au milieu de toutes les bariolures
possibles des institutions et des moeurs. Cette antithèse univer-
selle sera donc toujours, en vertu de sa vulgarité même, un
document de premier choix pour le philosophe.
Dois-jé rappeler qu'elle l'est en particulier pour saint Thomas?
Il pratique volontiei-s, de sa cellule même* le procédé d'Aristote
qui, à l'imitation de Socrate, s'en allait, parmi les propos de
l'Agora ou du Pirée, chercher des idées pour définir la Sagesse;
•—autrement dit : la Métaphysique. — Nous allonsdonc voir, à la
suite de notre maître, ce que deux notions et deux choses, imposées
à l'usage populaire universel par les nécessités de l'existence,
arrivent à suggérer au philosophe qui les analyse et ramène leur
contenu aux causes élevées dont il emporte partout le souci.

I. — Les Deux Espèces primordiales de la Propriété

L'une donc est individuelle: l'autre collective. Ces deux termes


LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE ])E SAINT THOMAS 637

commencent par éliminer toute une série de variétés accidentelles,


pour ne mettre sous nos yeux que des espèces proprement dites.
Ils supposent ainsi un travail de classification logique, besogne
aride. Je m'en excuserais auprès de lecteurs moins sérieux que
les nôtres ; d'ailleurs cette besogne a pour sa récompense, de la
lumière versée à flots sur tous les recoins du sujet classé. Ne
faut-il pas que le bûcheron s'époumone, cognée ou serpe en
main, pour abattre les rejets et les branches folles qui ôteraient à
la forêt les perspectives de ses grandes percées?
Donc certaines modifications du droit de propriété ne sont
qu'accessoires : elles se différencient par du plus ou du moins dans
la qualité de propriétaire. Celle-ci a pour type absolu le plein do-,
maine. Il est ainsi nommé parce que le pouvoir utilisateur s'y
étend, sans la moindre restriction, à toutes et chacune des utilités
retirables d'une chose. J'ai le plein domaine d'une forêt si je peux
également en disposer quant à la substance et (-ruant aux produits :
l'aménager en taillis ou en futaie, la défricher pour la culture, la
vendre ou la donner. Mais voici que je cède à un de mes voisins,
dans un can-ton de cette forêt, l'usage gratuit d'un chemin de
traverse; à un autre, j'y abandonne le droit de chasse, moyennant
loyer. Ce sont deux droits nouveaux : une location, un usage. Ils se
limitent à des utilisations partielles ; mais, au fond, ils contiennent
ce posse uti, qui est la substance même du droit de propriété. Ils se ,
réduisent à d'inégales participations de la qualité de propriétaire.
Saint Thomas, passant du genre aux espèces de la propriété, n'a
donc pas à en parler. C'est pourquoi son article n'y fait pas la
moindre allusion.

Il est dans le vrai, au contraire, lorsqu'il nous présente la


propriété individuelle et la propriété collective, comme deux
espèces proprement dites. Il y a reconnu d'irréductibles diffé-
rences.
Le droit de propriété est un pouvoir utilisateur. Or, c'est tou-
jours la fin propre et immédiate de nos facultés qui les spécifie
essentiellement. Pourquoi les habitudes d'esprit et de main qui
font l'habileté de M. Gladstone comme bûcheron, diffèrent-elles en
espèce de celles qui l'ont fait homme d'état ou orateur parlemen-
638 REVUE THOMISTE

laire? Parce qu'elles ont à produire des oeuvres d'art aussi peu
immédiatement attribuables à la môme puissance active, que le
débit d'une coupe à Harwarden, le programme politique du
premier ministre libéral, et la composition d'un discours en
faveur du Home Rule. Voilà, dans sa simplicité primitive, la loi
spécificatrice de tout être en puissance. Des milliers de fois, saint
Thomas l'applique à toutes sortes de sujets. En psychologie, eu
morale, elle lui sert universellement à classer facultés, disposi-
tions, habitudes, vertus, droits et devoirs. Dans toute cette seconde
partie de la Somme, à laquelle se rapporte notre commentaire
d'aujourd'hui, c'est un de ces axiomes perpétuellement sous-
entendus que l'auteur n'a plus besoin de formuler. Vous êtes
averti, lecteur intelligent, d'y penser toujours de vous-même.
Vous vous souviendrez alors de ces termes où saint Thomas a
marqué, dans l'article premier, la fin propre et immédiate du
droit de propriété : Fosse -uti AD SUAM UTILITATEM. Cette
formule même contient sa preuve : nous savons que le bien de
notre nature termine naturellement en ce monde l'évolution
ascensionnelle de la matière dans la série des formes. D'accord
avec la métaphysique, un paysan dira, parlant de sa vigne et de sa
vache : « Mon bien ». La fin essentielle et prochaine du droit de
propriété, c'est toujours son légitime détenteur.
Donc, à des propriétaires'd'espèce différente se rapporteront diffé-
rentes espèces de propriété. — Voici un paysan qui possède, dans
le finage de sa commune, deux ou trois hectares de bois. A ce titre,
c'est pour soi, sans partage obligé avec aucun autre propriétaire,
qu'il dispose de son terrain et de ses arbres, sur pied ou coupés,
morts ou vife. C'est donc la personne humaine, l'individu de nature
raisonnable, subsistant et agissant par soi, qui est la fin propre et
immédiate de sa propriété privée. — Voici maintenant la com-
mune de ce bonhomme, qui possède en nom collectif deux cents
hectares de taillis. Pour qui sont-ils? Pojhr tout le monde dans la
commune, pour personne en dehors d'elle. C'est dans le groupe et
par lui que chacun des habitants domiciliés exerce un droit per-
sonnel sur sa part d'affouage. De même donc que la propriété
individuelle a pour sa fin propre et immédiate le bien personnel et
son détenteur, la propriété, collective se subordonne à un bien
collectif.
LA PROPRIÉTÉ D'aPBÈS LA PDILOSOPIHE DE SAINT THOMAS 639

De là toute leur opposition spécifique. Individus, et collectivité


sont deux inséparables, appelés, dans l'essence même du tout so-
cial, à se faire toujours antithèse. L'individu n'est pas seulement
l'unité,'et la collectivité n'est pas seulement le nombre, un tas
d'hommes juxtaposés. Famille, atelier, commune, la société ajoute
toujours au nombre une manière d'être spéciale, une disposition
d'ensemble, une forme organique, dont l'action distincte manifeste
la vivante réalité. Le nombre c'est la matière du composé social,
rien que cela. La collectivité, c'est la forme. Matière et Forme : ces
deux vieilles entités aristotéliciennes, — dont quelques amateurs
sourient encore, sans doute parce qu'ils ont découvert mieux, —
saint Thomas les trouve de mise en sociologie comme en méta-
physique. Ainsi le veut la nature des choses; impossible de con-
fondre celte forme et cette matière de tout groupe humain sans
perdre du coup la notion fondamentale de toute étude scientifique
des faits sociaux.
Impossible, par suite, de confondre les biens et les qualités de
l'être collectif et les biens et qualités des individus qui composent
sa masse. La propriété individuelle est une qualité des individus ;
mais, puisqu'ils sont tous et chacun les matériaux du corps social,
elle devient, par suite, un bien commun. Elle est, — pour conti-
nuer l'analogie avec les composés physiques, — une certaine dis-
position de la matière sociale^—La propriété, collective est, au
contraire, d'uue manière immédiate, le bien de la collectivité ;
c'est une disposition formelle du tout social. Saint Thomas nous
met donc ici en présence de deux vraies espèces que différencie
,
l'opposition radicale des deux principes constitutifs de toute so-
ciété.

Des observateurs trouveront sans doute que, pour une classifica-


tion par espèces, c'est bien incomplet. Car enfin, si les diverses
natures de possesseurs différencientspécifiquement la propriété, ne
faut-il pas distinguer la propriété patronale et ouvrière, indus-
trielle et agricole^ privée et publique, etc.? Leur nom seul en !

montre l'importance. Pourquoi donc saint Thomas n'en dit-il pas


un mot ?
Par esprit d'ordre : dans une étude où il passe du genre aux
640 REVUE THOMISTE

espèces, il doit, en bonne logique, commencer par les plus simples


et non par les dérivées. Or, les deux seules qu'il nomme ici, nous
offrent les types primordiaux.
Il est facile de s'en rendre compte. Les différences d'individu à
collectivité sont les plus universelles que nous puissions relever
entre deux propriétaires : toutes les autres les présupposent. On
me dit : « Cette forêt appartient à un groupe » ; je demande aussi-
tôt : « Auquel^, la commune ou l'état ? » Yoici donc la propriété com-
munale et la propriété nationale qui présupposent un commun
genre: la propriété collective. Ce sont, par rapport à elle, des
sous-espèces. D'autres types se réalisent aussi tour à tour comme
sous-espèces de la propriété collective et de son opposée. Voici,
échelonnées dans une vallée forestière des hautes Vosges, aux
bords d'une petite rivière torrentueuse, une douzaine de scieries.
L'une d'elles.-se trouve aux mains d'une société d'actionnaires :
type collectif de propriété patronale; l'autre, aux mains d'un syn-
dicat de bûcherons et deségards: type collectif ouvrier; une
troisième, aux mains d'un maître artisan: type individuel ouvrier;
une quatrième, aux mains d'un grand propriétaire : type indivi-
duel patronal. Toujours et partout les deux types notés par
saint Thomas apparaissent comme primitifs.
Il devait par conséquent les amener tout seuls, en avant de tous
les autres, pour demeurer fidèle à l'allure méthodique de tous ses
livres. Qu'il étudie le mouvement, selon la physique d'Aristote, ou
les vertus, d'après son plan à lui, toujours l'ordre est le môme.
Toujours il passe du genre aux espèces et, parmi celles-ci, des
plus universelles aux plus particulières. Telle est la marche de
cette II" IIa0, où le droit de propriété lui-même trouve son entrée
dans la suite particulière de la justice commutative, elle-même
classée dans une catégorie plus générale, où elle s'avance de pair
avec la justice distributive. C'est réglé comme un défilé de cour.
Saint Thomas en renverserait illogiquement la belle ordonnance
hiérarchique, s'il ne nous présentait pas tout d'abord, en têtes de filer
et toutes seules, les deux espèces primordiales. On ne manque pas
à ce point aux préséances naturelles des idées et des choses.

5ÎOS lecteurs, pourront souhaiter,, il est vrai, s'ils pensent.aux


LA l'KOl'KlÉTK d'APKKS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 641

questions du temps présent, un peu d'attention à ces espèces secon-


daires que néglige ici saint Thomas. C'est un souhait bien légitime
que le seul amour de la science suffirait à justifier. Mais, précisé-
ment sur les diverses formes dérivées de la propriété, qu'elles se
rapportent aux particuliers ouà FEtat, les thomistes peuvent ne pas
craindre de dire leur mot. L'oeuvre de leur Maître, en particulier
toute la seconde partie de la Somme, est toute constellée de notions
partout éparses, mais toujours lumineuses et pénétrantes, sur
toute question de droit privé ou public. Ceux d'entre nous qui
aiment d'aller à la découverte, peuvent s'avancer avec une tran-
quille hardiesse, sous ce rayonnement qui fait toujours reconnaître
et la voie et l'écueil. — En tout cas, l'article que je commente en ce
moment se borne avec raison à nous présenter les. deux seules
espèces primordiales de la propriété,

Il les présente à un point de vue spécial, déjà indiqué plus haut,


mais auquel je dois revenir ici ; car il influe notablement sur la
manière dont saint Thomas nous présente l'une et l'autre de ces
deux espèces.
Saint Thomas fait de la science sociale au point de vue supé-
rieur de la philosophie ; or on sait que, par définition, le philoso-
phe est un homme qui remonte toujours aux causes premières.
Donc il remontera ici aux causes premières des faits sociaux dans
la nature humaine. C'est nécessaire absolument, si du moins il
veut ajouter à leurs explications par les causes secondes et parti-
culières un suprême pourquoi, La fameuse boutade de Joseph de
Maistrc n'est qu'à demi juste, comme tous les mouvements d'hu-
meur, quand ils ne sont pas tout à fait détestables. Cet homme de
génie, comme chacun le sait, déclarait avoir vu des Anglais, des
Français, des Turcs, des Chinois; mais pas YHomme; un être de
raison dont les idéologues de son temps remplissaient leurs
phrases. Certes, nous n'avons pas la vue plus perçante que ne l'a-
vait le montagnardprophète: nous n'avons jamais vu que des indi-
vidus, ayant tous patrie, famille, domicile et nom propre. Pas un
n'était comme l'autre, et cepehdani'tb%s"nè,slérësséMblàiétit-ilspas?
Pas un n'a défilé sous nos yeux, qui n'ait porté en soi les traits
universellement semblables du genre humain. Ces traits, qui se
642 REVUE THOMISTE

ramenaient tous à quelque qualité propre de l'animalité raison-


nable, se reconnaissent du Tartare au Yankee.Un peu d'expérience
de la vie, agrémentée surtout de quelques promenades cosmopo-
lites, suffirait, à défaut de métaphysique, pour persuader que ce
fonds commun du type, l'Homme, n'est ni un mot ni un mythe. IJ
est à la fois la matière première et l'agent initial de tous les faits
sociaux ; c'est pourquoi les données de la philosophie sur sa nature
portent seules la lumière à fond sur les causes premières de ces
faits.
C'est, — disais-je, — ce point de vue philosophique qui déter-
mine la part d'attention respectivement accordée par saint Tho-
mas aux deux espèces primordiales de la propriété. Car il lui
suscite une difficulté spéciale, aussitôt mise en tête des objections
de l'article IL La voici : « Tout ce qui est contre le droit naturel
est illicite; or, tout selon le droit naturel est en commun (puisque
c'est en vertu de leur commune nature que les hommes ont droit
à la propriété); or la propriété individuelle s'oppose à la pro-
priété en commun ; donc elle est illicite.'» — Le semblant de
base philosophique des utopies communistes apparaît ici, mis à
jour avec une force de logique qui a sa crânerie. Saint Thomas
s'oblige par là même à une étude toute spéciale du droit de pro-
priét'é individuelle. C'est ce qu'annonce le titre de son article :
« Utrum liceat alicui rem aliquam quasi propriam possidere. » Que
fait-il alors de la propriété collective? Un repoussoir: il en faut
toujours. Les objections ou les développements accessoires de
l'article lui permettent de remplir ce rôle modeste, mais foncier.
Mais encore, ramené à ce parallèle inégal, le problème de-
meure bien complexe. Aussi notre Docteur va-t-il fortement
appuyer son article sur une distinction capitale : pour lui, le droit
naturel de l'homme à la propriété se décompose en deux droits
partiels. Par conséquent la question de savoir si la propriété indi-
viduelle est, oui ou non, conforme au droit naturel, se dédouble
aussi. II faut donc expliquer cette importante distinction, aussi
simple qu'originale. Ni l'une ni l'autre de ses termes ne nous dira
rien d'extraordinaire; mais l'analyse de leur contenu, poussée à
fond, suffit à saint Thomas pour résoudre sans équivoque toutes
les difficultés du problème.
LA 'PROPRIÉTÉ ])'APRÈS LA PUILOSOf'Ulli ME SAINT THOMAS 643
,

II. — Gérer. — Utiliser.

« A l'égard des biens extérieurs, — dit notre texte, — deux


attributs conviennent à l'homme: d'abord le pouvoir de soigner
et d'administrer son bien, — potestas procurandi et dispensandi,
— ensuite, l'utilisation de ce bien : usus. »
C'est avec intention que je traduis ici usus par utilisation et non
par usage, Saint Thomas nous parle ici de cette application
actuelle des choses à notre bien, où il a reconnu l'acte essentiel et
adéquat du droit de propriété. Les deux termes s'appellent l'un
l'autre : passe uti et icsus. Ainsi entendu, ce dernier ne doit pas être
confondu avec l'usage, au sens restreint où le prennent les juris-
consultes et les praticiens de la théologie morale. Us y voient le
service direct retiré d'un bien, selon sa nature gardée intacte : lé
port d'un vêtement, l'habitation d'un appartement. Ce simple
usage n'est, comme je l'ai déjà dit, qu'un acte partiel d'utilisation,
tout comme la jouissance, la location, l'usufruit et autres variétés
accidentelles du droit de propriété, h'usus, au sens complet du
mot, implique l'utilisation sous tout rapport : uti,frui,abuti. C'est
l'acte parfait et final du droit de propriété.
Donc, quand on veut savoir si la propriété individuelle est ou
n'est pas légitime, il faut d'abord se poser celte question : « Est-il
licite à un individu de se réserver personnellement les utilités d'un v

bien? »
Une seconde question s'ensuit. Pour utiliser son, bien, ne faut-il *
pas l'avoir rendu ou gardé utilisable? La terre exige sa culture,
un immeuble son entretien. Je ne parle ici que des richesses natu-
relles, et non du capital en argent, doiit}la valeur dérivée,- artifi-
cielle et de convention, soulève des difficultés toutes spéciales,
Saint Thomas a grand soin de les traiter à part, sans les mêler en
quoi que ce soit au problème général dii droit de propriété (i ). Je
resterai fidèle à sa méthode, dans tout le cours de ce travail. Le
droit de propriété, appliqué à des valeurs naturelles, — c'est-à-dire

(1) Polilic. I., lec. v. à n. — JIa II»0, qufcst. iaxviii.


î«sffi

644 REVUE THOMISTE

utilisables selon les qualités mômes de leur substance ou de leur


composition, —^ à une terre, à une maison, inclut donc le pouvoir
de les soigner matériellement : potestas procurandi.
Saint Thomas ajoute : et dispensandi; car le soin d'une chose est
au moins inutile si la raison n'y met ordre. Le pouvoir de soigner
appelle donc celui d'administrer : ce sont deux corrélatifs. L'un
dirige, l'autre exécute. A la rigueur ils se séparent: ici l'oeil du
maître, là le bras du fermier ou du tâcheron. Mais, en ce cas, le
maître demeure l'agent principal dont tous les autres ne sont que
les auxiliaires ou les instruments. Le droit de propriété annexe
ainsi au droit d'utilisation finale un droit subsidiaire de gestion
complète, directive et executive.

Un droit et un devoir: ne l'oublions pas. Ce serait tronquer


l'institution naturelle de la propriété, que d'en prétendre recueillir
les utilités finales après s'être dispensé de ses charges. L'être rai-
sonnable, dominateur d'un bien quelconque, manque à sa nature,
s'il veut moissonner sans avoir pris le moindre souci des semailles ;
jouir du résultat et du but sans avoir travaillé à la coordination
des moyens. L'excuse habituelle : « cela ne fait de tort à per-
sonne », n'est pas valable ici. Sans doute, le propriétaire oisif,
uniquement soucieux de palper son revenu, ne vole personne.
Mais, d'abord il se fait tort à lui-même. Il s'expose à toutes les
suites immorales de l'oisiveté, jointe à la richesse ou à l'aisance ;
il se prive de cet heureux équilibre de l'âme raisonnable, des nerfs
et des sens, que facilite une vie laborieuse. 11 ne fait pas moins
tort à la société : car chacun est redevable au bien commun de
l'emploi utile de ses facultés et de ses biens, et de l'exemple qui
eri résulte. Il commet donc envers lui-même cette sorte d'injustice
qui consiste â se frustrer d'un bien nécessaire pour sa propre na-
ttlre ; il commet envers les autres, une véritable injustice sociale.
Rien ne peut donc le dispenser plus ou moins de son travail de
gestion, que des travaux d'ordre, supérieur, plus importants pour
le bien commun : Fétude et renseignement, les charges publiques,
la vie religieuse, l'apostolat. Sonfcce de cesitravaux et de ces biens
que recherchent ces propriétaires si empressés à s'exonérer de
l'administration et du soin habituels de leurs biens ? lis mécon»
LA PROPRIÉTÉ «'APRÈS LA PUILOSÔl'IIIK DE* SAINT THOMAS 613

naissent donc un devoir toujours inséparable du droit en matière


de propriété.
Mais alors surgit cette seconde question que j'annonçais tout à
l'heure : « Un individu a-t-il le droit de se réserver personnelle-
ment la gestion de son bien; ou ce droit n'apparticnf-il qu'à la
société? » '

Saint Thomas répond immédiatement qu'il appartient à l'indi-


vidu. Gérer soi-même son bien, c'est se donner, pour l'accomplis-
sement de la loi naturelle du travail, un stimulant de premier
ordre, excellent d'ailleurs en soi.

III. — Le Stimulant du Bien propkk.

« Chacun, —dit notre texte, —est bien plus soigneux d'admi-


nistrer ce qui lui revient à soi seul, que le bien commun de tous
ou de beaucoup : parce que chacun, fuyant la peine, laisse à autrui
ce qui est en commun. »
L'expérience a toujours confirmé cette doctrine. Un enfant de
six ans conservera bien mieux ses propres jouets que ceux dont il
partage la jouissance avec ses frères et soeurs. Faites mine de les
lui prendre ; de quel ton il s'écriera : « Laissez donc, c'est à moi! »
Les mères de famille qui ont à coeur de former des hommes vrai-
ment actifs et laborieux, recourent volontiers à un tel stimulant.
Voici l'aveu d'une mère de famille anglaise : « On a l'habitude de
donner aux enfants de l'argent de poche, avec lequel ils achètent
et entretiennent complètement des animaux de leur goût. Les en-
fants prennent ainsi intérêt à ces petits êtres et ont le sentiment
de leur responsabilité. Si un de ces animaux est négligé et vient
à tomber malade, il n'est pas nécessaire de faire une réprimande ;
le petit coupable est assez puni par le blâme de ses camarades » (1).
Saint Thomas ne constate pas seulement le fait; il en indique
la cause, lorsqu'il dit : « Chacun est bien plus soigneux d'adminis-
trer ce qui lui revient à soi seul : « id quod sibi soit competit. » L'in-
dication achève de se préciser par l'antithèse de ce bien préféré

(I) Le mouvement sociat, 1894, p. 27, 30.


BEVUE THOMISTE. — 3e ' AKSÉIÏ. 43.
(H6" ' REVUE THOMISTE

avec le bien commun, toujours négligé : « id quod commune ».


Deux propositions bien nettes se dégagent alors du texte : 1° L'at-
trait naturel du bien propre est d'une particulière efficacité pour
nous faire travailler; 2° Cet attrait se réalise pour nous dans la
gestion individuelle de notre propriété. Conclusion : le droit de
gérer soi-même ce qu'on possède est un des meilleurs stimulants
de l'humanité au travail. Je vais, en suivant de très près des doc-
trines souvent expliquées par saint Thomas, tâcher de mettre en
lumière l'originalité et la force de cette démonstration.
En quoi donc consiste ce bien propre, doué pour nous de tant
d'attrait ?
Une réflexion toute simple nous le fera comprendre. Je veux
m'occuper du soin de ma forêt; je veux aussi monter ma biblio-
thèque, je veux encore cinquante autres choses de diverse na-
.
ture : autant de volitions particulières, c'est-à-dire restreinte
chacune à un seul bien de nature spéciale. Je veux donc chacun
de ces cinquante biens pour un motif différent. N'empêche que
j'ai un motif général de les vouloir tous : soin de ma forêt, biblio-
thèque et le reste, tout cela « me convient ». Tout cela est en
rapport avec ce que je suis, avec « ma nature ». Cette première
intention générale, transcendante, se retrouve nécessairement
engagée dans toutes mes volitions particulières : ce qui lie me
convient sous aucun rapport, je n'en veux ni ne peux le vouloir.
J'y suis pour le moins indifférent. Donc, par nécessité de nature,
ma volonté est déterminée d'avance, d'une manière confuse quant
au détail, mais nettement circonscrite pour l'ensemble à tout ce
qui est le bien de la nature (1). Voilà le bien propre.
Deux éléments concourent donc à le former ; puisque, dans ma.
nature qui le réclame, il y a deux éléments par où elle m'est
propre. Il y a dans l'âme raisonnable et dans l'organisme animal
les qualités caractéristiques de l'espèce humaine. Aucune autre
espèce animale n'en jouit : c'est la nature propre de l'espèce. Tou-
tefois, entre hommes, ces qualités nous sont communes; aussi,
trouvons-nous en chacun de nous quelque chose de plus incom-
municable, de plus intime : l'individualité. En vertu de quoi cha-
cun a sa complexion organique, son degré de raison. Nous sommes

(1) I" n» quoest. x, art. I.


w
TA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE »E SAINT ÏJIOMAS 647

ainsi un composé d'attributs spécifiques et de particularités indivi-


duelles. Tout cela, mais surtout ces particularités, c'est le « moi » ;
le moi incommunicable, la nature propre.

Donc, quand nous voulons le bien propre de notre nature, nous


le voulons et selon les attributs de l'espèce et selon les particula-
rités de notre individu. Aimer la vie, c'est aimer sa vie à soi ; c'est
aussi la vouloir digne d'un homme, et non pas telle que s'en con-
tenterait une bête de somme. Nous voulons donc d'une intention
générale et nécessaire le bien de notre nature personnelle.
Nous voulons fortement, en conséquence, tout libres que nous
restions dans nos divers choix, chaque objet particulier où nous
reconnaissons un moyen de satisfaire ce premier désir. Tâchons
ici de bien voir cet enchaînement de nos libres choix à cette pre-
mière volonté nécessaire ; toute l'attirance de la propriété indivi-
duelle lui vient précisément de ce qu'elle est un moyen direct et
on ne peut mieux adapté, de nous faire saisir librement une por-
tion de ce bien propre, nécessairement cherché.
Un homme, par exemple, voudra savoir; un autre, voyager; l'un
sera Pasteur, l'autre Monteil, pareeque l'un, spéculatif et expéri-
mentateur par nature, et l'autre, par nature aussi, entreprenant et
actif, trouvera soit au laboratoire, soit à l'exploration du désert,
le moyen d'obtenir son bien propre. Il le trouvera, mêlé, comme
tout autre bien particulier, d'inconvénients et d'avantages. L'é-
tude avec ses obscurités et ses angoisses ; la vie de pionnier, si dan-
gereuse, ne peuvent, malgré leurs attraits positifs, satisfaire plei-
nement l'immensité du premier désir. Ce sont des biens relatifs
après tout ; leur imperfection permet toujours de les rejeter ou de
les poursuivre, en pleine liberté. Mais néanmoins la nature incline
fortement aies choisir: pour l'amour du'but, le moyen passionne.
Et puisque l'attrait du bien propre nous saisit tout entiers, et
comme hommes, et au plus intime de notre moi, tout acte et
tout objet, exactement proportionné à sa mesure, nous passionne
tout entiers. Donc, quand c'est le bien propre qui stimule au tra-
vail, on peut être sûr que le travailleur ne paressera pas.
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648 REVUE THOMISTE

Justement, c'est lui, ce bien propre, qui stimule au travail tout


individu laissé maître de gérer personnellement son avoir. Cha-
cun de nous, s'il exerce cette gestion, y trouve infailliblement la
satisfaction de nombreux désirs, à la fois très humains et très per-
sonnels.
Gérer une chose utile, c'est le bien spécifique de notre propre
nature d'hommes. Un grand propriétaire forestier s'en va, au
soleil levant, suivi de ses gardes, marquer des arbres pour une
coupe. L'acte est éminemment humain par son objet ; il tend à
utiliser de manière raisonnable, pour le bien de la vie humaine,
des espèces inférieures que leur propre nature y destine. L'acte
est humain ensuite par l'exercice des facultés proprement,
humaines, qu'il nécessite immédiatement : avec sa raison pratique,
aidée de sa science spéculative et de son art de forestier, le
patron détermine l'emplacement de la coupe. La volonté accède
à ca choix : toute l'âme raisonnable est à l'oeuvre. Les facultés
organiques elles-mêmes fournissent leur concours à son opéra-
tion : le maître parle à ses gardes, leur donnant ses ordres.
Demain, quand l'équipe des bûcherons sera au travail, il reviendra
en forêt : ses allées et venues, et cette chose tout animale qui en
est la fatigue physique, participeront au caractère intelligent de
sa gestion. Celle-ci tend donc à réaliser, soit du côté de son objet,
soit du côté des puissances qu'elle exerce, un bien propre de
l'espèce humaine : l'acte dominateur de l'animal raisonnable sur
les espèces d'en dessous.
Cette domination exerce à son tour, en grande partie, l'attrait
passionnant du bien propre. Un colon quittant l'Europe pour
l'Australie, a rompu, sinon les attaches, du moins tant de fibres de
son coeur; mais il est parti afin de s'établir : c'est assez pour lui
donner dans son lointain exode les compensations d'une joie saine
et virile. Sur la terre nouvelle qu'il défriche, il se sent mieux de
jour en jour à sa place éminente, parmi les éléments et les forces
asservies delà nature. Son troupeau qui prospère, son blé qui
pousse, son home qui s'élève et s'embellit, tout à son gré, selon
son effort, surgissent comme le vivant et docile hommage de la
terre à sa suzeraineté d'homme. Il accomplit, satisfait, le précepte
naturel et divin : « Dominamini, — Soyez des maîtres (1). »
({) Genèse, i, 28,
^T— -r
LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS 6i9

Sa joie, pourtant, n'est complote que s'il est, lui seul et en


personne, le maître de son domaine. Autrement, il lui manque
l'attrait de son bien proprement individuel. Or, là où manque cet
attrait, notre activité s'éveille avec peine et à demi seulement (1).
Nous trouvons bon, par exemple, selon les impersonnels principes
de la raison, de nous intéresser au bien des autres. Il est humain ;
donc il ne nous est pas étranger. Il l'est quand môme à demi ;
c'est le bien des autres. Il lui manque l'attrait individuel. C'est ce
qui manque, par situation, au jeune emigrant, trop pauvre pour
s'acheter d'emblée une terre : il subit, au service du bien d'autrui,
une situation dépendante; il est fermier, intendant. Sa gestion,
subordonnée au contrôle d'autrui, ne lui donne qu'un demi-conten-
tement. Mais il a hâte de se faire un pécule et s'acheter un domaine
où il restera enfin le seul maître.
C'est alors qu'il possédera son bien propre, vraiment complet.
Tel qu'est l'être, il agit. Mais l'homme est individu, c'est-à-dire
unité complète de soi, et ne subsistant dans aucun autre tout.
Donc, — conclut saint Thomas, — « de même que la substance
individuelle a cela de propre, qu'elle subsiste par soi, elle a cela
de propre : agir par soi (2) ». A l'opposé du fermier, lié par les
stipulations de son bail, le propriétaire, gérant son bien, jouit
seul de cet « agir par soi ». Il est donc seul à jouir pleinement du
stimulant de son bien propre dans son travail.
Celui-ci, mieux aimé, n'en sera donc que mieux soigné. Mais
sous quel rapport? II faut tâcher de l'établir; car le travail humain,
méthodes ou produits, est toujours si complexe. En continuant
d'analyser le texte de l'article 2, nous pouvons répondre à cette
question. L'attrait du bien propre dans le travail personnel du
maître sur sa propriété amène d'ordinaire un double effet.

IV. -— L'Intensité de l'Effort et la Qualité des Proddits.

Creusons toujours cette simple, mais profonde notion de la


nature propre et de son bien. Dans tout travail de notre façon,

(1) Iall»e, quoest. lvi, art. 6. —Qusest. Disp. De Virlutibvs, i, art. S et 6.


(2) Qusest. Disput. De Potentia, ix, art. 1, ad 3m.
650 REVUE THOMISTE
. .

nous engageons et les communes aptitudes de notre espèce et les


particularités incommunicables de notre individu : un trait de
charrue ou un poème portent à la fois l'empreinte de l'homme et
de tel homme. Mais l'empreinte de l'homme est d'autant plus
parfaite que l'attrait de son bien propre a mieux stimulé tel homme
à produire.
Qu'est-ce que l'empreinte de l'homme dans le travail? C'est le
double effet du double principe concomittant de tout acte humain :
la raison pratique et la volonté. Jamais l'une n'y agit sans l'autre.
Yoici le propriétaire forestier de tout à l'heure qui se décide à
marquer trois cents de ses arbres pour l'abatage. Se décider, c'est
un acte de volonté. Par lui, la puissance du désir est passée d'un
état d'indétermination et de repos à un acte déterminé; elle s'est
appliquée à vouloir; elle s'est mue vers son objet. « Motion d'exer-
cice », dit saint Thomas. Et le nom est d'autant mieux choisi, que
la volonté ne s'applique pas seule à l'acte : elle fait agir les autres
puissances et les organes. Elle fait parler et marcher le propriétaire
qui veut entreprendre sa coupe. Elle détermine toute la série
d'efforts que nécessite son travail (1).
Mais cette volonté, puissance naturelle d'une âme raisonnable
par essence, veut aussi par nature êtreraisonnée (2). Bien ou mal,
peu ou beaucoup, elle le veut. A moins d'être somnambule ou
inconscient, le propriétaire ne décidera pas sa coupe s'il n'en a
calculé la possibilité et les avantages. Ainsi l'exercice du travail,
par manière d'acte humain, nous induit toujours à en considérer
..intelligemment l'objet et les procédés. La raison nous présente
alors, sous forme d'idée directrice, le type de l'ouvrage à faire :
«motion spécificatrice », dit saint Thomas, car c'est l'objet du
travail qui en spécifie les actes (3).
Donc, l'exercice d'un travail humain quelconque ne va jamais
sans nous porter, en raison même des facultés qu'il exerce, au
soin de sa qualité. C'est le sens du proverbe : « A forger on devient
forgeron. »

(1) JAU»", .quoest. x, art. i.


(2) Id., cjurost. xvn, art. 1.
(3) Id., cjuoeft. x, îoc. cil.
LA PROPRIÉTÉ n'A PUES LA PIIILOSOPIIIK 1)E SAINT THOMAS 651

Cependant, tout forgeron n'est pas parlait. Il y a des gâte-


besogne; il y a de courageux ouvriers, bons à l'effort, mais inca-
pables de se diriger. Cela ressort de tant de causes étrangères à mon
sujet, que je n'ai même pas la tentation de les énumérer ici. Mais,
du moins, l'un des plus sûrs moyens de rendre un travailleurquel-
conque, ouvrier ou patron, aussi soigneux de la qualité qu'attentif
à l'effort, c'est de donner à son intelligence et à sa volonté le sti-
mulant du bien propre, dans la conduite de son travail.
La preuve en est. dans les divers régimes de propriété utile qui
existent sousnos yeux. Voicila petite propriétédel'ouvrier-patron:
la forge de village aux mains de son forgeron. Pourquoi donc cet
homme a-t-il pris autrefois si courageusement et avec tant d'ap-
plication sa tâche d'apprenti? Pourquoi a-t-il voulu se faire le
renom d'un bon ouvrier, expert en son art? Parce qu'il voulait
s'établir chez soi. L'espoir de devenir patron, c'est-à-dire le
maître de ses journées de travail, de ses bras, de son atelier, de
toute sa propriété d'ouvrier, l'a soutenu à la fois dans l'effort cou-
rageux et dans l'application intelligente.
A plus forte raison cet espoir doit-il se trouver satisfait, dans
le régime de la grande propriété patronale, industrielle ou agri-
cole. Jamais un homme ne se donnerait la peine de tant d'efforts
personnels et de tant d'études, s'il ne devait rester, sur sa terre
ou à l'usine, le seul maître. A mesure que se compliquent les mé-
thodes du travail et les difficultés des affaires, la grande loi de la
gestion personnelle s'y vérifie plus rigoureusement : « Les affaires
humaines, dit saint Thomas, se traitent avec plus d'ordre, si
chacun y a le soin personnel de ce qui est à lui. »

Saint Thomas ajoute : « il y aurait confusion, si n'importe


qui, dans le même groupe, avait à soigner n'importe quoi. » C'est
la contre-épreuve de la loi posée. Mettez la plus modeste exploita-
tion rurale aux mains d'une communauté de' famille où tous, père,
mère, enfants mariés, brus, serviteurs ou proches parents domi-
ciliés au foyer commun, auront, sans partage d'attributions, le
même droit à tout conduire. Cela rie tiendra pas. Dans les commu-
nautés de famille ou de village qui, chez les Bulgares ou les Serbes,
cultivent la terre, il y a toujours un unique gérant ordinaire, à qui
G52 HEVUE THOMISTE

tous obéissent. Si la communauté veut i*ossaisir son droit de su-


prême contrôlé, elle se réunit en conseil plénier, dont l'unique
décision oblige tout le monde. Elle s'individualise le plus pos-
sible, là même où elle veut user de sa suprématie collective. La
gestion d'un seul bien par un seul maître reste donc le type par-
fait el le meilleur stimulant d'une gestion énergique et intelligente.
C'est pourquoi, sans doute, l'activité industrielle et la qualité des
produits font si peu de progrès dans les ateliers communautaires
de l'Orient.
La gestion impersonnelle aurait nécessairement un désavantage
que n'oublie pas saint Thomas. Le bien de la communauté, c'est
le bien des autres : il ne nous stimule donc pas tout entiers comme
notre bien propre. Il nous laisse à demi alourdis par l'attrait du
moindre effort. Qui de nous ne s'est trouvé pris de cette somno-
lence ? Elle engourdit déjà notre ardeur à notre bien personnel;
quant à celle du bien d'autrui, elle l'endort profondément. Il faut
une certaine dose de vertu pour travailler avec énergie et intelli-
gence dans un régimede communauté: il faut cette justice, cette
charité, cette formation de noviciat qui exercent l'individu à se
dévouer au bien commun. Les socialistes arguent donc très mal,
ici, du travail monastique. Privé des stimulants ordinaire du bien
propre, le bénédictindéfricheur, colon, architecte, copiste, recourait
de toute nécessité aux stimulants del'ordre surnaturel. Les moines
relâchés devenaient tout doucement des moines fainéants. Donc,
le reste de l'humanité qui n'a pas fait voeu de tendre à la perfec-
tion chrétienne, et qui n'en recevra jamais les grâces d'état, ne
marcherait, dans la servitude du travail en commun, que sous le
sifflet et la matraquedes gardes-chiourme. Voilà le dilemme .'cou-
vents ou travaux-forcés. Ne pouvant faire des ateliers autant de
couvents modèles, le socialisme serait contraint de les mettre au
régime des bagnes. « Autrement, — dit saint Thomas, — chacun,
fuyan l la peine de l'effort, laissera aux soins d'autrui ce qui sera
au commun. » Pour avoir de bons patrons et de bons ouvriers,
laborieux et intelligents, laissez-les donc maîtres chez eux. Il faut
aux spécialistes nombreux du travail humain le stimulant du bien
propre, si du moins l'on veut qu'ils sortent de la routine élémen-
taire.
La part est donc large, dans la doctrine de saint Thomas, aux
'
\ •

LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE DE SAINT THOMAS


653

lins individuelles de la propriété privée ; néanmoins, elle n'y est


pas exagérée. Voici maintenant les fins sociales que notre Docteur
ne développe pas avec moins de complaisance.

L'Intéhêt de chacun a la Paix sociale

Dans un pays,où chacun est assuré de pouvoir soigner et admi-


nistrer son bien comme il l'entend, tout le monde vit content chez
soi et la tranquillité universelle en résulte. « Magis pacijicusstatus
hominum conservaturdum unusquisque re sua contentus est. » Le fait
est de toute évidence. Il est d'un grand secours aux patrons et
aux hommes d'Etat qui ont cette sagesse de vouloir intéresser les
classes ouvrières à la tranquillité du pays. Il est le cauchemar des
agitateurs socialistes. Je ne sais plus lequel de ces virtuoses de
la grève, jaloux sans doute de : « La propriété, c'est le vol », s'en
allait répétant: « L'ouvrier qui épargne est un traître. »
Il y a une cause profonde à cette trahison économique de l'ou-
vrier embourgeoisé. Saint Thomas va nous l'apprendre, en nous
aidant à résoudre deux questions. Qu'est-ce que la paix sociale?
Gomment devient-elle un intérêt de chacun, dans le régime de la
propriété individuelle?
Pour définir la paix sociale, saint Thomas nous ramène à une
observation des plus simples. Un ouvrier est en paix avec son pa-
tron, si, de leur plein gré, tous deux se sont mis d'accord sur
quelque affaire commune : mettons sur le taux du salaire. La paix
de l'usine est troublée au contraire, si l'accord est rompu : la guerre
est à l'atelier du moment où l'ouvrier vient dire : « Je demande cin-
quante centimes d'augmentation, » et où le patron réplique: «Non. »
La paix enfin n'est pas rétablie, si l'ouvrier, par pure crainte du
renvoi, abandonne sa réclamation et subit malgré lui un refus sans
appel. La paix sociale n'est donc pas seulement l'absence de cris
et de violences ; toute cette tranquillité matérielle n'est que son
effet extérieur ou sa condition. La vraie paix suppose l'entente réci-
proque, spontanée, sur le même bien, convenable à tous et à cha-
cun : « Unus concordat cum alio secundum illud quod utrisque con-
î^^^^^É^^^g^^iP^p^^p
,654 REVUE THOMISTE

venit. » Elle rend tranquilles l'atelier et la rue parce qu'elle unit les
coeurs : « Diversorutn cordium volunttytes simul in unum consensum
conveniimt (1). » Elle est ce repos d'une société où tout le monde
s'entend sur le Lien commun.

La gestion individuelle de la propriété privée inlércsse-t-elle à


cette entente ? Oui ; mais à condition que la propriété privée soit de
fait un bien commun. Saint Thomas dit : « Chacun content de son
bien, tout le monde est plus tranquille » ; il ne dit pas : « quelqucs-
uns ». Il ajoute : « content de son bien »; or, est-on content d'un
.
bien qui ne suffit pas à faire vivre? Si la propriété individuelle, ca-
pable de faire vivre, demeure le monopole d'une caste ou d'une
classe privilégiée, ceux-là seuls qui composent cette minorité au-
ront intérêt à maintenir l'ordre établi. Les autres lui seront hos-
tiles ou s'en iront ailleurs chercher leur vie : l'Irlande et l'Italie
sont, là pour le montrer avec leurs troubles populaires et leurs
bandes d'émigrants en loques. Saint Thomas a nettement vu la loi :
« Par la concentration des propriétés aux mains du petit nombre,
beaucoup de cités se sont détruites »; souvent encore elles n'ont
pu éviter « le dépeuplement de la ville ou du pays (2) ».
Au contraire, la propriété individuellement accessible à tous
devient, par le fait même;de sa distribution générale, l'intérêt de
tous, le bien commun. Tous ceux qui la détiennent n'ont pas seu-
lement des intérêts personnels similaires, mais séparés, indiffé-
rents les uns aux autres, lis ont, solidairement, en tant que pro-
priétaires, un intérêt unique, dont chacun détient sa part. Car un
bien qui esta tous ou à presque tous, dans un groupe, réclame des
lois, des agents, des traditions, tout un ordre social pour le ga-
rantir. Chacun voit alors dans cet ordre social l'auxiliaire immé-
diat de son bien propre; chaque paysan comprend qu'en proté-
geant tout le monde, le code et la police le protègent, lui.
Voyez-le gaulant des noix dans son pré, derrière sa haie, h l'abri
des maraudeurs; il sourit du coin de l'oeil au bicorne protecteur du
gendarme, que le trot du cheval balance sur la grand'route. Maître

(1) IIa IIn0, qiuest. xxix, art. i, corp. et ad V".


(2) I» Hac, quoest. cv, art. V, corp. art. et ad 3m.
r<~ *.' r "^

LA. PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE DE' SAINT THOMAS 655

chez soi et dans son champ, Jacques Bonhomme sera toujours


conservateur de l'ordre de choses qui lui garantira d'y rester maître.
Conservateur; le mot est suggéré par saint Thomas: « Magis pacifi-
cus status hommum consertatur•.» Je comprends qu'au Congrès inter-
national,de Marseille, les socialistes, plus empressés d'attirer les
paysans que de rester fidèles à la théorie du système, aient sous-
crit cette belle promesse : « Nous ferons prendre des mesures con-
servatrices de la petite propriété rurale. »

Servir le bien commun dans l'intérêt de son bien propre, et tra-


vailler à la tranquillité commune par amour de sa propre tranquil-
lité, ce n'est pas, sans doute, la plus noble manière de comprendre-
la paix sociale. Mais notons bien, avec saint Thomas, qu'elle est
pleinement légitime. C'est notre droit naturel, à nous personnes
humaines, dont la nature personnelle est un bien, de nous vouloir,
selon ce qu'elle exige, heureux. L'homme, tout en devant vivre
pour les autres, puisqu'il est sociable, doit vivre aussi pour soi :
« propter se ipsum existens (1) » .'La société manquerait un de ses buts
essentiels, — elle irait contre la nature humaine, — si elle faisait
banqueroute à ce bonheur de l'individu. Or, elle le ferait sûrement,
si, privé de la gestion de son petit avoir, le « charbonnier » n'était
plus « maître chez soi ». Ce serait de l'injustice.
Il ne faut donc pas s'étonner que l'Église elle-même, dans son
égal souci de la justice et de la paix, ait pris en maui cette cause de
la propriété individuelle; qu'elle la recommande expressément
comme un moyen d'intéresser les masses à l'ordre social. « Que
l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective
d'une participation à la propriété du sol — a écrit Léon XIII — et
Ton verra peu à peu se combler l'abîme qui sépare l'opulence de
la misère et s'opérer lé rapprochement des deux classes (2). »
Ce rapprochement nous fait entrevoir des motifs plus élevés que
l'intérêt de chacun, et dont saint Thomas va encore nous aider à
définir l'efficacité.

(1) Ii« II»", quoest. lxiv, ai t. 2, ad 3™


(2) Encyclique De Conditions opijicum.
i[ --

650 REVUE THOMISTE

VI. :
Le Dévouement de l'Élite, parmi les Propriétaires, au
Bien social de la Paix.

En quoi consiste ce dévouement? De quelle manière le régime


de la propriété individuelle peut-il amener une certaine élite à
l'exercer ?
La société, en ce sens absolu où elle signifie l'ensemble complet
des institutions privées et publiques d'un peuple, la « société par-
faite », n'est pas seulement l'auxiliaire du bien de chacun. Elle ne
mérite pas seulement que chacun l'aime par intérêt. Par la mul-
tiplicité de ses institutions de.toute nature, elle réalise, dans
son ensemble, tous les développements spéciaux des facultés et
des oeuvres humaines. Dans cet ensemble, elle ne les additionne
pas seulement : elle les élève à un degré de perfection que n'at-
teint aucun individu isolé, aucun groupe partiel pris à part. Pay-
san, artisan, industriel, littérateur, savant, homme d'état, chacun
apporte son petit appoint personnel à la perfection totale de l'être
collectif. Celui-ci se profile au-dessus d'eux tous, comme une réa-
lisation colossale, aussi parfaite que possible, du type humain :
« Ultimum et perfectum bonum in rébus humanis » (1). Un pays a sa
richesse foncière, son industrie, sa littérature, ses beaux-arts,
infiniment supérieurs, dans l'ensemble, à l'appoint ordinaire de
chacun de ceux qui les ont développés. De l'ensemble, au con-
traire, chacun d'eux a reçu quelque part d'impulsion ou de bien-
faits, qui a complété sa valeur personnelle. Il est dans le tout so-
cial, « comme l'imparfait dans ce qui est parfait ».
.
Pour elle-même donc, la société mérite d'être aimée ; pour elle-
même elle mérite que nous travaillions à sa paix avec dévouement,
sans retour égoïste. Si, en effet, la nature humaine rend déjà digne
d'inspirer ce sentiment, tout individu qui réalise supérieurement
son type intellectuel et moral, combien plus ne sera-t-elle pas
aimable dans la perfection suprême de son type social? Ge sera,
comme l'observe finement saint Thomas, le seul véritable amour

(1) /. Polilic.,1'- —i- Ia U> qurcst. i.xxxi, «art. 1.


(2) I» II"" qu.-E.st. i.xiv, art. i.
LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PIHLOSOPIIIE 1)K SAINT THOMAS (557

de la patrie: dans l'amour intéressé de la paix publique, c'est soi-


même qu'on recherche et qu'on aime ; dans cet amour désinté-
ressé, c'est vraiment au bien commun et au repos de tous qu'on
se dévoue (1).

Les gens positifs, les business men, trouveront sans doute bien
idéaliste, bien digne d'un métaphysicien et d'un mystique, cette
religion du bien commun et de la paix sociale. Je tombe d'accord
avec eux qu'elle n'est pas accessible à tout le monde. Il faut, pour
être à sa hauteur, certaines qualités natives ou acquises : savoir
s'abstraire de la vie matérielle, regarder avec les yeux de l'âme,
pour apercevoir au-dessus d'un tas d'individus vulgaires ou mal
formés, cette forme et cette beauté suprême de l'être collectif. Il
faut même un coeur indulgent non moins qu'un oeil lucide : la
beauté, la perfection des collectivités n'est pas plus absolue en ce
monde que celle des individus, Il faut enfin que l'observateur
sache dépouiller les préjugés de son égoïsme personnel ou d'une
excessive passion de l'indépendance. Le bon Frère Thomas, avec
sa métaphysique et sa sainteté, y a parfaitement réussi.
Sans être le Frère Thomas, et même en demeurant homme
du monde, avec tous les intérêts de sa situation, un esprit élevé,
un coeur généreux, n'y peut-il pas suffisamment réussir?
C'est juste ici que le régime de la propriété individuelle peut
rendre de très nobles services, en préparant un homme à com-
prendre et à exercer ce dévouement. Cette loi, psychologique et
sociale, est souvent rappelée par saint Thomas; de l'amour inté-
ressé d'un bien quelconque, notre volonté raisonnable est naturel-
lement portée, si ce bien mérite vraiment son nom, à l'aimer pour
lui-même. Les natures d'élite ressentent plus que d'autres ce gé-
néreux mouvement ; elles ne peuvent s'empêcher, tout en utili-
sant un homme ou un groupe, de considérer la perfection intrin-
sèque, d'en goûter l'attrait final. Et c'est là une loi sociale aussi.
Par elle, l'amour filial reçoit son caractère de piété élevée et
grave, dans certaines familles qp les soins attentifs d'une éduca-

(1) QuEest. Disp. De Virtutibus, n, art. 2.


-',! + ~ï,-\'~-^ 7" > '^ - \ - -i' -
~ yr" **

s^ '

058 REVUE THOMISTE

tion virilement comprise mettent, sous les yeux des enfants, leur
père et leur mère, comme un idéal vivant de force et de délicatesse
morale. L'amour de la patrie, lui aussi, ajoute peu à peu la même
piété dévouée, à ses premiers mouvements intéressés. Partout, en
définitive, si nous ne sommes pas trop incurablement égoïstes
nous aimons la société pour elle-même, et pas seulement pour
nous. Et comme tout avantage personnel qu'elle nous procure
engage sa.perfection collective et la manifeste,il nous aide à conce-
voir un amour désintéressé du tout social, de son bien et de sa
paix.

Tel est en particulier, sur l'élite, l'effet de la vie active et labo-


rieuse du propriétaire gérant son bien. Dans ce métier, un homme
d'esprit élevé et de coeur généreux reçoit chaque jour un plus
grand développementde ses facultés humaines: il lui doit de l'éner-
gie, des connaissances, théoriques et pratiques, une domination
intelligente sur les forces physiques de son milieu, le sentiment
et la joie d'être à sa place dans l'ordre des êtres. Il sent donc tout
ce qu'il doit à l'ordre social par où de tels avantages lui sont per-
sonnellement garantis chaque jour. Il est donc personnellement
stimulé à reconnaître dans la société ce que saint Thomas nomme
si justement : « le bien parlait et suprême dans l'ordre humain:
« Ultimum etperfectum bonum in rébus humants (1) ;,. D'autres avan-
tages l'y portent aussi : mais d'une manière moins intime : la li-
berté individuelle, la vie de famille, la sécurité de son foyer et de
sa rue. Parmi eux tous, la propriété se tient au premier rang,
puisqu'elle donne à chacun le moyen direct de conserver, en
homme et par soi-même, sa vie humaine : Je plus substantiel de
tous nos biens.

L'administration et le soin de la propriété individuelle sont donc


un puissant moyen d'éducation pour ces « Optimi » ; cette aristo-
cratie naturelle dont le propre, selon saint Thomas, est de «gouver-
ner ». c'est-à-dire de promouvoir le bien commun, « par la ver-

(1) 1. Politic.l.
LA PROPRIÉTÉ D'APRÈS LA PHILOSOPHIE 1 » 15 SAINT THOMAS 059

lu » (1). Je ne veux pas prétendre que ce soit là un portrait avant


la lettre du gentleman : ce grand propriétaire rural ou industriel
qui sérieusement appliqué à la gestion personnelle de sa fortune,
n'est pas moins dévoué aux oeuvres du bien public. Mais saint
Thomas a nettement perçu la loi originelle et l'essence môme du
type. Il a vu qu'entre la vertu politique — c'est-à-dire la disposi-
tion raisonnable et généreuse à se dévouer au bien commun —- et
l'exact accomplissement des charges personnelles de la propriété
privée, il y a, chez les meilleurs par nature et par éducation, une
relation constante. Le soin de la propriété, par les avantages no-
blement humains qu'il procure, porte une âme élevée à mieux
comprendre l'excellence de l'état social, la supériorité de son bien;
et par suite, à mieux s'y dévouer. Puis, lapropriété elle-même csi
aux mains d'un tel homme, l'instrument naturel de ses libéralités,
de ses fondations, de ses oeuvres. En sorte que, basée sur l'intérêt
personnel elle aboutit, aux mains de cette aristocratie du travail
utile et dévoué, à provoquer ie souci désintéressé du bien commun
et de la paix sociale.
L'administration collectiviste de la propriété rendrait, au con-
traire, ce généreux concours impossible. La société n'offrant plus
à chacun ce bien propre cher entre tous, qui est la maîtrise per-
sonnelle de son avoir, il serait impossible de lui reconnaître cette
dignité, cette valeur, cet attrait éminents, d'une plus parfaite réa-
lisation du bien humain. Loin d'exalter le dévouement, l'altruisme
forcé de ce régime d'esclavage universel ne ferait qu'irriter les
plus égoïstes et les plus brutales convoitises. Léon XIII, qui a
l'habitude de peser tous ses mots, prévoit comme la suite néces-
saire de cette « odieuse et insupportable servitude », « la poiie
ouverte à toutes les jalousies, à tous les mécontentements, à toutes
les discordes (2) ».

La gestion individuelle de la propriété privée est donc un bien


propre pour l'individu, qu'elle stimule au travail et un bien com-
/

(1) I» II»eq. cv, art. 1.


(2) Encyclique De Condition* opificum.
660 ; ' :. ' HÈyOE ïHOMisfMf

mun pour la société, dont elle assuré la paix; elle gagneront à la


fois à la cause publique les intérêts de la niasse et le dé vouement
de l'élite. Il faut donc que, pour son bien et pour le bien commun,
tout homme personnellement maître d'une propriété quelconque,
ou aspirant à. ledevënir^ ne la regarde pas Uniquement sous l'as-
pect d'un fermage apercevoir où d'un coupon a détacher; Il est
tenu d'exercer radministratiôn et le soin de sa propriété : c'est
spnnjétier que de gouverner son avoir. Lé retour du propriétaire
an travail, soit ouvrier, soit patronal, ce serait:donc le retour/de la
propriété^ihdividuellë au principe premier d'utilité et de justice
qui en Consacre le respect dans L'opinion et enassurë les avantages
à toute la société. Les plus savantes et lés plusï vraies des thèses
sur les bienfaits de la propriété individuelle ontisouvent l'appa-
rérice de théories chimériques, quand On les confronte avec les
fàitSj tels qu'ils se passent chez nous. Pourquoi? Parce que les
,
bienfaits privés et sociaux de la propriété individuelle sont annu-
lés ou à peu près, lorsqu'aux avantages de sa jouissance, ses
détenteurs ont perdu l'habitude de joindre les travaux et les
charges de sa gestion. ;- '

(A suivre.) '.:. Fr. M.-Bv Sçuwalm,


'•-;-••' !
•'." :
' des Frères Prêcheurs.
L'Université de Paris était, pendant le Moyen Age, l'institut seientilique
le plus important de l'Europe chrétienne. Toutes les sciences, à l'excep-
tion du Droit civil (2), y furent enseignées par les maîtres les plus illustres,
et de tous les pays, les étudiants affluèrent vers cette « mère des sciences,
cette cité des lettres », pour y trouver, comme dans « un atelier de la
sagesse, les veines pures d'argent et d'or » de la vraie science. L'histoire
de l'Université de Paris est, pour ainsi dire, l'histoire de la science elle-
même au XIIIe et au xiv° siècle. Surtout les deux Facultés de philosophie
[facilitas artium) et de théologie jouissaient de la plus haute renommée. La
première seule comptait, vers la lin du xiv" siècle, environ mille maîtres
imagistri) présents à Paris. Quant à l'importance de la Faculté de théolo-
gie, nous pouvons en juger par la lettre que l'Université de Paris adressa,
le 4 février 1254, à tous les archevêques, évoques, prélats, et à tous les
étudiants du monde chrétien, au sujet de la lutte contre les Ordres Men-

(!) Chartularium Universitatis Parisiensis sub auspiciis consiliigeneralis facultatum Pari-


niensium ex diversis bibliothecis tabulariisque collegit et cum autkenticis chartis contulit jffen-
ricus Dentjle, O.P., in arehivio Sedis apost. vicarius, auxiliante JEmilio Châtelain, bibtio-
thecoe Universitatis in Sorbona oonservatore adiuncto. Tom. I (1200-128B) : tom. Il (1286-
1350); tom. III (1350-1394). Parisiis, ex tjpis fratrum Delalain, 1889-1894. — Auctarum
C/iartularii UniversitatisParisiensis,tom. I, Liber Procuralorum nationis anglicanoe (Aleman-
nioe) ah a. 1333 usque ad a. 1406. Parisiis, ap. IV. Delalain, 1894. Les quatre volumes sui-
vants du Chartularium continueront, le quatrième et le cinquième, l'histoire générale de l'Uni-
versité; le sixième et le septième contiendront les documents concernant les collèges
séculiers. L''Auetarium comprendra quatre volumes, dont le deuxième reproduira la fin
du Liber Proeuratornm nationis anglicanoe, le troisième et le quatrième contiendront lèo
Livres des procureurs nationis gallicanm et nationis Picardorum. /.
(2) L'Université d'Orléans était, pour ainsi dire, la
"
. ..
Faculté de Droit civil de Paris.
REVDE THOMISTE. — 3" ANNÉE. — 44.
y—t-t^-r^^

662 REVUE THOMISTE

(liants. Les professeurs réclament qu'on les protège d'une manière efficace,
« de peur que, disent-ils, le fondement de l'Eglise, que
l'on sait être l'Uni-
versité de Paris, étant ébranlé, l'édifice entier ne s'écroule tout à coup(l) ».
Dans une autre occasion semblable, Rodolphe Glachard, doyen de la
Faculté de théologie, prononça, dans un discours adressé à cette Faculté
en 1387, les paroles suivantes : « Je ne parle point des évéques de Paris
qui, dans la condamnationdes doctrines hérétiques se sont toujours appuyés
sur l'autorité de nos professeurs de théologie; car je vois que partout les
évèques ont à peu près tous agi de môme, quand ils se trouvaient entou-
rés de difficultés. Et de là a pris origine cette renommée si illustre, qui
fait asseoir dans cette vénérable Faculté la vérité catholique comme dans
son propre siège, d'où elle n'a jamais pu être arrachée (2).» Certes, une idée
pareille de l'importance de l'Université de Paris pour l'Eglise elle-même ne
pouvait être que le résultat d'une véritable domination dans le domaine de
la science, exercée pendant un grand nombre d'années et reconnue d'une
manière implicite ou explicite j>ar les autorités ecclésiastiques et civiles.
En effet, nous voyons, dès le début du xni° siècle, les Papes et les rois de
France accorder aux professeurs et aux étudiants de Paris un grand nombre
de privilèges, qui favorisaient le développement intérieur et extérieur de
l'Université, et qui en firent, vers la fin du xivc siècle, une véritable répu-
blique des lettres, un petit Etat dans l'Etat, traitant presque d'égal à égal,
non seulement avec l'évêque de Paris, mais avec le Parlement et la
royauté. L'histoire de l'Université de Paris est donc de la plus haute im-
portance, non seulement pour l'histoire de la science et des lettres, mais
encore pour l'histoire politique et religieuse, et surtout pour l'histoire de
la civilisation au Moyen Age. La base nécessaire pour les études histo-
riques sérieuses est la publication complète, exacte et critique des
sources originales, travail souvent très difficile et ingrat, mais indispen-
sable! L'Université de Paris a eu la bonne fortune de trouver dans la per-
sonne du R. P. H. Denifle, O. P., sous-achiviste du Saint-Siège, l'érudit
qu'il fallait pour jeter les fondements solides de son histoire. Soutenu
par le Conseil général des Facultés de Paris, qui avait entrepris cette
publication aux frais du Ministère de l'instruction publique de France,
le savant Dominicain se mit à recueillir dans les archives et les bi-

(1) «Ne coiicusso eeclesie fundamento, quod Parisiense studiumesse dinoscitur, conse-
quenter corruat ipsum edificium improvise. » ( Chartul., I. p. 237.)
(2) « Non loquor (quantum ad) Parisienses episcopos, qui in articulorum ac heretico-
rum dampnatione eorum (scil. theologorum Parisiensium) semper usi auctoritate, nam
onines ferme in arduis ila fecisse ubilibet video. Et exinde parta est illa percelebris fama,
que inhacalma facultaté tanquam in sua sede catholicam veiïtatem reponit, née àb ea
umquam avei-lî potuisse commendat. » (Ckartul.,111, p. 488.)
BUXLKTIN d'histoire 663

bliothèques de Rome et de Paris, de France et des autres pays; de l'Eu-


rope, tous les documents et toutes les notices manuscrites qui.pouvaient
illustrer l'histoire de l'Université do Paris pendant l'époque du Moyen
Age, de la fin du xii" jusqu'à la fin du xve siècle. Dans ce travail
de collection des documents, comme dans la publication, le P. Denifle eut
•comme collaborateur M. Ern. Châtelain, professeur de paléographie latine
à la Sorbonne. Grâce à leurs efforts réunis, l'entreprise gigantesque
a pu être mise à exécution beaucoup plus vite qu'on ne pouvait l'espérer,
et grâce à l'érudition historique hors ligne du P. Denifle, la publication,
tant parle choix des documents et la manière de les reproduire, que par
la valeur des introductions, des notes et des tables, est un véritable mo-
dèle du genre. Le but de ces lignes est de faire connaître aux lecteurs de
la Revue Thomiste quelques-uns des résultats de ce travail fondamental
pour les études théologiques du Moyen Age. Nous y relèverons quelques
détails sur l'organisation de l'Université, sur sa vie et ses luttes inté-
rieures, sur les études, spécialement celles de théologie, et sur ses rap-
ports avec les autorités ecclésiastiques et civiles.

L'Université des maîtres et des étudiants de Paris, comme corporation,


prit naissance dans les dernières années du xii° siècle ou les premières du
xm". Le Gartulaire s'ouvre par le célèbre privilège accordé en 1200 par
le roi Philippe-Auguste aux étudiants de Paris pour garantir leur sécu-
rité personnelle. Avant cette époque il y avait, il est vrai, plusieurs écoles
à Paris. Nous n'avons qu'à rappeler l'école célèbre, au xnesiècle, de l'ab-
baye de Saint-Victor, puis celle de Sainte-Geneviève, instituée par Abé-
lard ; mais les plus anciennes et les plus nombreuses se trouvaient sur
l'île de la Seine, « entre les deux ponts », et dépendaient de la juridiction
du chancelier de la cathédrale de Paris. Cependant toutes ces écoles, où
l'on enseignait la philosophie, la théologie et d'autres sciences, n'avaient
pas de lien commun ; chacune d'elles existait indépendamment des autres,
et les documents qui les concernent se rapportent soit à une de ces
écoles en particulier, soit seulement aux maîtres ou seulement aux élèves.
Ces documents, au nombre de 55, sont publiés par le P. Denifle comme
Introduction au Gartulaire de l'Université; ils appartiennent à l'époque qui
s'étend du pontificat d'Alexandre III jusque vers la fin du xne siècle (1163
à 1196). Vers ce temps-là, les maîtres et les étudiants des diflérentes
,t>64 REVUE T110MISTK

écoles situées sur l'île de la Seine formèrent une corporation, une « l/ni-
versitas magistrorum et tscolarkim », dans le but de promouvoir et de
défendre leurs intérêts communs (1). Le P. Denifle trouve la première
mention de cette nouvelle organisation dans la vie de Jean Ior, abbé de
Saint-Alban (1195-1214) ; son biographe rapporte en effet que, par son
zèle à fréquenter les écoles de Paris pendant sa jeunesse, il mérita d'être
admis dans la société des maîtres élus [ad électorum consortium magistrorum
meruit attingoré). En tout cas, l'Université se présente à nous comme com-
plètement organisée au commencement du xin* siècle. En 1208 ou 1209, le
.
pape Innocent 111 adresse une bulle à tous les docteurs de l'Eci'iture
Mainte, du droit canon et des arts libéraux à Paris, dans laquelle il (ail
allusion au règlement établi par les maîtres en ce qui concerne leur cos-
tume, les heures des leçons et des disputes, et l'assistance aux funérailles
d'un clerc défunt; il cite encore un autre statut établi par la communauté
de tous les maîtres, par lequel chaque membre devait obéir strictement
aux décisions prises par la communauté, sous peine d'être exclu de la
société, s'il ne se soumettait, après une triple inonition, à « l'université
des maîtres ». Un professeur, dont le nom n'est pas indiqué dans le docu-
ment, avait encouru cette peine, dont il ne pouvait être délivré qu'en
s'adressant au Saint-Siège. Le pape intervient en faveur du professeur
auprès de la communauté (2). Le P. Deniîle pense que le règlement
auquel le pape fait allusion dans sa lettre est le premier acte de l'Univer-
sité des maîtres comme corporation. Quelques années plus tard, en 1221,
nous trouvons l'Université des maîtres et des élèves de Paris agissant
comme personne morale en cédant à perpétuité aux Frères Prêcheurs le
terrain appelé Saint-Jacques, près de l'église de Saint-Etienne, et tous
les droits que leur corporation y pouvait, avoir (3). 11 n'y- a donc pas le
moindre doute, qu'à cette époque l'Université existait comme communauté
formée librement par les maîtres et leurs élèves : elle avait des propriétés
dont elle pouvait disposer, elle élaborait des règlements auxquels tous les
membres devaient obéir. Vers ce temps, elle s'était même fait un sceau
particulier en vue des actes officiels de la corporation ; il est mentionné
comme de fabrication récente dans une bulle du pape Honorius III donnée
le 2 avril 1221 (4). Mais le chancelier de l'église de Paris réclama contre
ce droit que l'Université s'était arrogé d'avoir un sceau particulier ; et en

(1) Chartul., t. I, p. vin s*.


(2) Chartul., I, p. 67, n. 8.
(3) Iiid., p. 99, n. 42.
(4) Jàid., I, p. 98, n. 41.
KILLKTIN .-u'jlISTOIHK 665

1225 celui-ci dut être brisé. Ce n'est qu'en 1246 que le pape Innocent IV
conféra à l'Université le droit d'avoir son propre sceau (1).
La lutte entre l'Université nouvellement formée et le chancelier de la
cathédrale de Paris était inévitable à cause des droits que celui-ci avait
exercés jusqu'alors et dont il continuait à jouir vis-à-vis des écoles de l'île,
soumises à sa juridiction. C'est lui, en effet, qui donnait la permission d'en-
seigner à tous ceux qui voulaient faire des cours dans une des écoles
situées sur l'île. II garda le même droit vis-à-vis de l'Université nouvelle-
ment formée; lui seul pouvait accorder la licence de l'enseignement, ou,
comme on dirait aujourd'hui, conférer les grades académiques. Il était par
là même le chef de 1 Université, d'autant plus que, par le privilège de
Philippe-Auguste que nous avons mentionné plus haut, les professeurs et
les étudiants furent soustraits à la juridiction du prévôt, chef de police de
la ville, et placés sous celle de l'offîcial de la curie épiscopale; De cette
façon, le chancelier était devenu le juge civil de l'Université, dont il était
déjà le chef en ce qui concernait la nomination des maîtres des différents
gracies. En outre, le chancelier reçut en 1208, du légal apostolique Guala
Bichierus, le pouvoir par délégation de prononcer l'excommunication
contre tous les maîtres et élèves de l'Université, qui ne se soumettraient
pas à la constitution publiée par lui sur la vie et les masui's des clercs.'
Grâce à tous ces pouvoirs, le chancelier de Notre-Dame se trouvait à la
tête de la communauté des écoles établies sur l'île ; elle était soumise à sa
juridiction. Nous parlerons plus tard des luttes qu'il eut à soutenir contre
l'Université.
Vers l'année 1220, une partie des maîtres de philosophie avec, leurs
élèves quittèrent l'île et allèrent s'établir sur le terrain relevant de l'abbaye
de Sainte-Geneviève. Le grand nombre de chaires de celte faculté, l'espace
trop serré de l'île et aussi le désir de se soustraire à la juridiction du
chancelier de Paris furent les motifs de cette émigration. Les nouvelles
écoles furent placées sous la juridiction de l'abbé de Sainte-Geneviève
et, en .1222, l'abbé conféra la licence de l'enseignement à des membres
de ces nouvelles écoles; le pape Honorius 111 lui reconnut le droit de le
faire, malgré les réclamations du chancelier de Paris. Le nombre toujours
croissant de maîtres, surtout de philosophie, qui vinrent s'établir « sur la
Montagne » près de Paris, dans la dépendance de l'abbaye, eut pour suite
l'institution d'un chancelier spécial pour ces écoles, lequel est mentionné
pour la première fois dans une bulle du pape Alexandre IV, en date du
7 décembre 1277 (2).

i.1)Jbid., ], p. 194, n. 165.


(2) Ibid., I, p. 103, ii. 4,H.
. ,: . - ^ ^

t)66 BEVUE THOMISTE

\
Le souverain pontife défend dans ce document de conférer la licence
pour l'enseignement à tous ;eeux qui ne se soumettraient pas à la consti-
tution publiée par lui, Pape, au sujet de l'Université. Or, la bulle est
adressée en même temps au chancelier de Paris et. au chancelier de Sainte-
Geneviève : preuve certaine que la juridiction de l'un et de l'autre} sur les
maîtres et les élèves qui relevaient d'eux, était également reconnue par
Alexandre IV (1). Cependant le nouveau chancelier n'acquit point la même
importance que son collègue, la grande majorité des maîtres restant tou-
jours établie sur le territoire soumis à la juridiction de ce dernier.
L'Université avait été formée par la réunion en corporation des maîtres
qui enseignaient ces sciences : la théologie, la philosophie ou arts
libéraux, le droit canonique et civil et la médecine. L'organisation du
corps entier des maîtres entraîna dès le commencement du xiii0 siècle, la
constitution des Facultés. Les membres de l'Université qui cultivaient la
même science formèrent entre eux une corporation plus étroite, dans le
luit également de mieux promouvoir les intérêts de leur science. Dans une
charte datée du mois d'août 4210, par laquelle l'évêque Pierre de Paris
publie l'arrangement conclu entre le chancelier et l'Université,nous lisons,
après les articles généraux, d'autres stipulations conclues entre le chance-
lier et les ordres des théologiens, des juristes, des médecins et des
artistes (2). Le nom de Faculté ne s'y trouve pas encore; nous le rencon-
trons dans plusieurs documents postérieurs, mais employé dans le sens
d'enseignement d'une branche ou discipline. Dans les statuts de l'ordre
des philosophes rédigés en 1255, le mot de faculté est employé pour la
première fois dans le sens de corporation de tous ceux qui enseignent el
étudient la même discipline scientifique (3). Mais l'organisation existait
depuis le commencement du xne siècle ; car nous vovons par les doeu-
ments, que les quatre Facultés tiennent leurs réunions particulières, éta-
blissent des règlements sur les études, les examens, la collation des
grades, excluent de leur communauté ceux qui se montrent récalcitrants à
leurs lois,' etc. Aussi la grande charte .donnée à l'Université en 1231 par
lé pape Grégoire IX prend-elle en considération les quatre Facultés, pour
régler plusieurs détails des rapports entre chacune d'elles et le chancelier
de Paris (4). A la tête des trois Facultés de théologie, de .droit et de
médecine était placé le doyen d'âge des maîtres régents de la Faculté : c'est
lui qui convoquait et présidait les réunions, et faisait les communications

(1) liid., I, p. 298, n. 2oi), et p. 299, n. 26(1.


{i\llid., I, p. 75 s., n. 16.
(3) Mi., I, p. 277, n. 240.
. .
(i) jbid., I, p. 13C rs., n. 7ft: huile Païens seientiarum du 13 avril 1231.
_
i - - i ' iTT t"~"~ "~7>r

BULLETIN d'uISTOIRE 667

nécessaires aux membres de sa Faculté. On ne connaît pas exactement


l'époque de l'origine des doyens; probablement, dès la constitution môme
des Facultés comme corporation, le plus âgé parmi les professeurs pré-
sidait aux assemblées. En effet, dans un document de l'année 1264,
concernant la Faculté de théologie, il est dit que, par une ancienne coutume
approuvée et paisiblement observée, le plus âgé parmi les maîtres
régents a le nom de doyen et exerce les fonctions attachées à ce titre (1).
Quelques années après, nous trouvons dans le Oartuïaire mention des
sceaux des deux Facultés de droit et de médecine (2).
La Faculté des artistes ou de philosophie avait une organisation parti-
culière. Elle formait pour ainsi dire la base de toute l'Université, comme
son enseignement constituait la préparation générale pour les études
spéciales dans chacune des trois autres Facultés. Aussi le nombre de ses
maîtres et de ses élèves était-il de beaucoup supérieur à celui des mem-
bres d'une autre Faculté. On y pouvait commencer les études dès la
première jeunesse; car, pour l'examen de bachelier, l'âge demandé n'était
que de 1-i ans, et à 21 ans on pouvait être admis à la licence et au magis-
tère (3). Le grand nombre des étudiants venus de tous les pays de l'Eu-
rope chrétienne pour étudier à Paris les arts libéraux entraîna pour la
Faculté de philosophie l'organisation par nations-. Il y en eut quatre au
xiii° siècle : celles des -Gallicans, des Normands, des Picards et des
Anglais ou Allemands. Chacune d'elles comprenait les maîtres et les
élèves appartenant aux pays ou aux provinces, formant le territoire
où elle se recrutait. — La nation gallicane était la plus nombreuse, puisque,
à l'exception de la province de Bordeaux, à laquelle appartenaient aussi
les Espagnols et les Italiens, son territoire était le plus rapproché
de Paris. Les membres de l'Université qui avaient terminé leurs études
dans la Faculté des artistes et entraient dans une autre Faculté pour
en suivre les leçons, restaient néanmoins ordinairement attachés à leur
nation, jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu le doctorat ou rnagisterium dans
l'une des trois autres Facultés. Il y eut même des maîtres de médecine, de
droit et de théologie qui ne sortaient jamais de la nation à laquelle ils
avaient appartenu. C'est ainsi que cette organisation, quoiqu'elle fût
propre à la Faculté de philosophie, comprenait de fait à peu près toute
l'Université. Son origine est peu postérieure à la constitution de l'Uni-
versité et des Facultés; en effet, le P. Denifle a prouvé (-4), à l'aide des

(1) Ibid., 1, p. 440, n. 399; bulle d'Urbain IV du 26 juin 1264.


(2) Ibid., p. S03, n. 44G de 1271-72, pour la Faculté de droit; p. 515, n. 451 de l'an-
née 1274 pour la Faculté de médecine.
(3) Auctarium chart. bnio. Paris.,1, p. xx.
(4) Chartid., I, p. xxr.
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668 REVUE THOMISTE

documents qu'il public, qu'elle remonte très probablement aux années


.1218 à 1222; en tout cas,elle est de beaucoup antérieure à l'année 12-45. A
la tête de chaque nation se trouvait un procureur [procurator), élu par elle
parmi les maîtres qui enseignaient effectivement [magistri actu régentes) ;
de plus, chaque nation avait son caissier (recepior) et ses bedeaux (bedelli),
qui étaient de grands personnages. C'est ainsi que le premier bedeau de
-
la nation anglicane, Boémond de Trêves, était notaire public et sollicita
l'église des Saints Côme et Damien comme bénéfice ecclésiastique (1).
Pour les examens, les différentes nations avaient à élire un ou plusieurs
examinateurs parmi leurs maîtres. Les nations étaient propriétaires des
maisons dans lesquelles se faisaient les cours des arts libéraux; elles
devaient procurer aux professeurs, ses membres, les locaux nécessaires
pour enseigner. Leur but était donc de venir en aide aux membres ap-
partenant à leur nation, afin qu'ils fuissent se vouer à l'enseignement cl à
l'étude. La caisse de chaque nation était alimentée par les taxes que
devaient payer tous les membres, soit à leur arrivée, soit à l'occasion des
examens et du début dans l'enseignement. C'est dans les « nations » que
se passait surtout la vie intime, collégiale des maîtres et des étudiants, cl
sous ce rapport surtout, le premier volume de VAuctariimi présente le
plus haut intérêt.
La Faculté des artistes n'avait pas de doyen, comme les trois autres; à
sa tête se trouvait un recteur, chef des quatre nations, par les délégués
desquelles il était élu. Le recteur n'était donc au commencement autre
chose que le président des quatre nations dont nous venons de parler.
Comme tel il est mentionné la première fois en 1245, à côté des procu-
reurs des nations, dans un règlement sur les locaux où se faisaient les
cours et sur les logements des étudiants. Le recteur et les procureurs
devaient veiller à l'exécution de ce règlement (2). C'est donc après
l'organisation des quatre nations que celte charge fut instituée. Comme
celles-ci constituaient la Faculté des artistes, le Recteur des nations devint
bientôt le chef de cette Faculté et il y occupa la place des doyens que
nous avons trouvés à la tête des autres Facultés. Cette place lui fut attribuée
par le fait, même qu'il était le président des quatre nations.
Cependant,commenous l'avons vu,les membres des Facultés de théologie,
de droit et de médecine continuaient à faire partie de la nation à laquelle
ils avaient appartenu lorsqu'ils se trouvaient dans la Faculté des artistes.
De cette manière,le recteur de cette faculté et des quatre nations était le
représentant principal de toute l'Université, de fait sinon de droit. C'est

(1) Auctarium, I, p. xxvi.


(2) Charlul., I, p. 177, n» 136; cf. n. 137.
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ttUILHTIN d'iIISïOIKE 669

ainsi que, en 1284, dans la lutte soutenue par l'Université contre les
Frères Prêcheurs, le Recteur apparaît comme agissant au nom de toute
l'Université. Il envoya les bedeaux dans la maison où les Dominicains
enseignaient, pour y publier les décisions prises contre eux ; et lorsque
ceux-là furent chassés, il se présenta lui-même, accompagné de trois
maîtres de la Faculté des arts, pour publier les décisions (1). En 1259, nous
trouvons dans un jugement prononcé par Octavien, cardinal-diacre de
Sainte-Marie in Via lata, en laveur de banquiers qui réclamaient de
l'argent qu'ils avaient avancé à l'Université, le titre de « Recteur de
l'Université des maîtres et des étudiants » (2). Pourtant, il était loin d'être
comme tel à la tête de toute l'Université; car, dans les assemblées géné-
rales, nous voyons en première ligne les doyens des trois autres Facultés,
ensuite le recteur et. les procureurs des nations ; il était plutôt le repré-
' sentant des intérêts communs des maîtres et fies étudiants formant les

quatre nations, et n'était encore qu'à titre restreint le Recteur de l'Uni-


versité. Pourtant on pouvait prévoir que ce rôle allait placer le Recteur
peu à peu à la tête de l'Université. Le 19 octobre 1279, le cardinal-légat
Simon, du titre de Sainte-Cécile, se prononça en faveur du Recteur dans
une querelle que les maîtres des deux Facultés de droit et de médecine
avaient soulevée contre les Artistes, pour ce motif que le Recteur s'était
arrogé le droit de faire convoquer par les bedeaux les doyens et les maî-
tres de ces deux Facultés aux assemblées générales (3). Restaient le doyen
de la Faculté de théologie et le chancelier de Paris, qui conservaient:
encore leur supériorité vis-à-vis du Recteur. La rivalité ne tarda pas à se
manifester; le chancelier dut céder le premier, vers la lin du xm" siècle,
et en 1341, le Recteur obtint le droit d'appeler également le doyen et les
maîtres de la Faculté de théologie aux assemblées générales (4) ; il était
devenu la tête de l'Université [caput iotius Universitatis).
Le Recteur était élu par les procureurs des quatre nations. Au commen-
cement il n'y avait pas de règle établie pour le temps pendant lequel l'élu
restait en charge; on alla jusqu'à élire un nouveau recteur tous les mois
ou toutes les six semaines. Le cardinal-légat Simon déjà cité plus haut
décida, en 1266, que l'élection devait se faire quatre fois l'an ; le Recteur
ne restait donc en charge que pendant trois mois (5). Tel est, dans ses
grandes lignes, le développement de l'organisation intérieure de l'U-

(1) Chartul., I, p. 236. Lettre circulaire de l'Université à tous les prélats, professeurs
et étudiants, du 4 février 1254.
[Tjlbid., p. 378, n. 330. |
(3) Chartul., I, p. S77, n. 493.
(4) Charlvl.. II, p. 313, n. 1 OSI.
(5) Chartul., I, p..449, n. 409." .'.
.
. . ....
670 REVUE THOMISTE

niversilé, tel que le P. Denifle l'a retracé dans ses Introductions, d'après,
les documents.
Il

L'Université comprenait, comme nous l'avons vu, les quatre Facultés,


de sorte que, au commencement du xme siècle, toutes les sciences étaient
enseignées àParis. Par sabulle Super spéculum en date du 16 novembre 1219,
le pape Honorius III interdit, sous peine d'excommunication, d'enseigner
et d'entendre un cours de droit civil à Paris et dans les localités voisines.
Les raisons indiquées dans le document pour cette défense sont : en
France et dans quelques provinces, les laïques ne font aucun usage des
lois publiées par les empereurs romains ; rarement des causes ecclésias-
tiques se présentent, qui ne puissent pas être décidées par le droit cano.
nique; enfin motif principal, les clercs, de la sorte, se voueront entièrement
à l'étude de la théologie (1). En effet, l'Université de Paris était le grand
centrede toute la chrétienté pour les études philosophiques etthéologiques.
Les deux Facultés de droit canon et de médecine n'ont jamais acquis
la réputation que possédaient les Facultés des arts et de théologie.
Néanmoins, nous trouvons dans le Gartulaire les détails les plus impor-
tants pour l'histoire de la médecine et du droit canon au Moyen Age.
Quant à la philosophie et à la théologie, les documents sont tels, qu'on
doit considérer le Gartulaire comme la source principale, pour l'histoire
de ces sciences au Moven Aae.
Nous y trouvons en premier lieu un grand nombre de statuts faits par
chacune des quatre Facultés sur la méthode à suivre dans l'enseignement
et sur la manière de faire les examens pour l'obtention des grades académie
ques.Ces règlements, développés d'une manière systématique pendant deux
siècles, grâce à l'expérience acquise par la pratique, ont contribué beau-
coup à favoriser les études sérieuses. Relevons comme preuve les
statuts publiés en 1215 par le cardinal-légat Robert, du titre de Saint-
Etienne au Goelius, dans lesquels il est dit entre autres choses : que per-
sonne ne pouvait enseigner la théologie à Paris avant d'avoir atteint l'âge
de 3b ans et étudié pendant huit ans au moins: et qu'un clerc devait avoir
entendu pendant cinq ans la théologie, avant d'être admis à faire des cours
publics (2). Par ces statuts des différentes Facultés, les livres que les
maîtres et les lecteurs devaient expliquer furent indiqués, de même que
l'ordre dans lequel les leçons devaient être faites, et la durée des cours
pour chaque livre (3). La licence de donner les cours était accordée, nous
(*) Chartul., I. p. 90, il. 32.
(2) Cha'tul., I, p. 79, n. 20.
statuts, Chartul., II, Appendix, p. 691 ss. — V. l'article du P. Denifle
(3) Cf. les
dans la Revue Thomiste (II, p. 249) sur les livres d'après lesquels se faisaient les cours de
théologie.
BULLETIN d'hISTOIHK 67Ï 1

le savons, parle chancelier de Paris ou par celui de Sainte-Geneviève:'


Mais l'un et l'autre étaient obligés de jurer, dès leuï- entrée en fonction,;
en présence de deux maîtres de l'Université, qu'ils n'accordei*aient la-
licence qu'à des personnes dignes de cet honneur. Quand quelqu'un avait
demandé la licence, le chancelier devait, dans l'intervalle des trois mois'
qui suivaient la demande, s'informer consciencieusement auprès de tous
les maîtres en théologie présents à Paris et auprès d'autres personnes
compétentes, sur la vie, la science et le talent oratoire du candidat et sur
les autres points qui devaient être pris en considération (1). La licence en
théologie ne fut accordée qu'aux bacheliers « formés », qui avaient pendant
le nombre d'années fixé par les statuts, suivi les cours des bacheliers et
des maîtres, et enseigné eux-même d'abord les cours inférieur de la Bible,
puis les Sentences, et passé les examens établis. Elle n'était donnée que
tous les deux ans.
Le chancelier de Paris convoquait tous les maîtres eii théologie pré-
sents à Paris, pour concerter avec eux la liste des bacheliers qui devaient
être licenciés; il était obligé de s'en tenir aux suffrages des maîtres-. Les
bacheliers qui voulaient; être promus se rendaient devant la maison du
chancelier pour présenter leurs hommages aux maîtres qui entraient. La
liste établie, le chancelier envoyait à chacun un billet l'invitant à venir le
lendemain dans la grande salle de l'évêché pour recevoir la licence; ceux
qui avaient reçu le billet recevaient les visites de félicitation de leurs amis,
auxquels il faisaient un festin ('« omnibus baccdlariis et amicis suis illa iota
dis eum successive visitantibus dat species et propinat bis de vino »). L'étudiant
allait lui-même remercier Je chancelier et envoyait ses amis faire de même
pour les maîtres en théologie. Le lendemain, tous les bacheliers qui
devaient obtenir la licence se rendaient à la cour épiscopale, où se réunis-
sent les maîtres et les autres bacheliers. Le chancelier faisait lire parle
bedeau les noms des élus, qui venaient s'asseoir devant le chancelier pour
entendre les recommandations que celui-ci leur adressait; et après avoir
jirèté un serment, par lequel ils s'obligeaient à observer les statuts de
la Faculté, à garder la révérence due au chancelier et à la Faculté
dans quelque position où ils Se trouveraient, à conserver la paix entré
les clercs séculiers et réguliers, les bacheliers recevaient la licence de
disputer, de lire, de prêcher et d'accomplir tous les actes de maîtres dans
la Faculté de théologie (2). Les grades étaient conférés dans les autres
Facultés d'une manière semblable, après un temps, relativement long,
prescrit pour les cours qu'on devait suivre et l'enseignement qu'on devait

(J) Chartid,, I, p. 137, n. 79; bulle Parens scientiarum Je Grégoire IX du 13 avril 1231.
(2) Chartnl., II, p. 683 : « De modo licentiandi in thcologia.
»
,1
'

*»7:2 REVUE THOMISTE

fournir sous la direction d'un maître, et après les examens qu'il fallait
subir pour les différents grades. II est certain que cette discipline rigou-
reuse, pour le maintien de laquelle les Facultés firent tous leurs effort*
pendant le xm0 et le xiv" siècle, exercèrent la meilleure influence sur If-
développement des hautes études.
La célébrité de l'Université de Paris au Moyen Age y attirait les plus
grands philosophes et théologiens de tous les pays ; et cette présence des
savants renommés à leur époque contribuait, en retour, à augmenter l'im-
portance de ces Facultés. Nous trouvons dans le Gartulaire les noms de
tous les philosophes et théologiens célèbres du Moyen Age. Le savant
éditeur s est donné la peine immense de rechercher dans les sources
manuscrites les notices concernant ces savants et leurs ouvrages. Un
grand nombre de ceux-ci se trouvent mentionnés dans le texte même des
documents et dans les listes des prix des livres, qui furent fixés pour l'usage
des maîtres et des étudiants de l'Université. Et là encore on se rend bien
compte que le Gartulaire est la source la plus importante pour l'histoire
littéraire de la philosophie et: de la théologie, au moyen âge. Il est souve-
rainement désirable que ces indications soient mises à profit par les érudits
qui s'occupent de lascolastique, et qu'elles poussent à l'étude de l'histoire
si peu ap2>rofondie encore de ce développement de la science théologique
au xm0 et au xiv'' siècle. Inutile de faire remarquer que le grand théolo-
gien dont cette Revue porte le nom, joue un rôle important dans les docu-
ments qui concernent les éludes à l'Université de Paris, il est très curieux
de poursuivre dans le Cartulcmre le mouvement, produit par l'étude des
ouvrages d'Aristote et le changement introduit dans la méthode de l'ensei-
gnement par ces ouvrages. Le xm' siècle avait reçu en héritage du siècle
précédent la méthode dialectique suivie et perfectionnée par Abélard. Un
très petit nombre d'ouvrages seulement d'Aristote était connu alors ; les
autres, traduits en latin pendant le xm" siècle, furent introduits à Paris en
même temps que les commentaires des philosophes arabes et juifs de
l'Espagne. La spéculation philosophique et théologique s'empara avec
empressement de cet aliment: nouveau qui lui était offert, toujours pourtant
sous l'oeil vigilant de l'autorité ecclésiastique. Certains des ouvrages qui
venaient de faire apparition ne furent livrés aux maîtres et aux étudiants
de Paris qu'après avoir été purifiés des erreurs qu'ils contenaient. Grâce
à l'affluence des plus grands savants en philosophie et en théologie de
toute l'Europe, à l'impulsion donnée à la spéculation par les ouvrages
d'Aristote, au raisonnement clair, strict et concis auquel la méthode
scolastique forçait l'esprit, à la discipline sévère que l'on maintenait pour
les épreuves nécessaires avant d'obtenir les grades, l'Université de Paris
parvint à l'apogée de sa renommée scientifique pendant la seconde moitié
du xme siècle.
BULLETIN D IHSTOIHK 673

II. est vrai que les erreurs ne manquent point à cette époque, le Gartu~
faire en fait foi par un grand nombre de condamnations de thèses avancées
par des maîtres de Paris. En effet, il n'était pas facile d'appliquer la spé-
culation philosophique d'Aristote aux dogmes de la foi révélée, de systé-
matiser la vérité catholique d'après un plan emprunté à la philosophie
antique, sans se mettre en contradiction avec les définitions de.l'Eglise.
Ensuite il y eut certaines parties de l'enseignement philosophique et, en
conséquence, de la sj>éculation théologique, sur lesquels on pouvait avoir
et défendre des opinions différentes, tout eu restant complètement sur le
terrain solide des définitions dogmatiques de l'Eglise. Des divergences de
ce genre ne tardèrent pas à se produire, non seulement .entre les profes-
seurs individuellement, mais encore entre les ordres religieux qui occu-
paient une place si importante dans les études théologiques et philoso-
phiques à Paris. Les plus célèbres sous ce rapport étaient les Frères Prê-
cheurs et les Frères Mineurs, avec leurs grands docteurs, le bienheureux
Albert le Grand et saint Thomas tl'Aquin appartenant à l'ordre de Saint-
Dominique, Alexandre de Halès et saint Bonaventure sortis de l'ordre de
Saint-François. L'enseignement de ces docteurs éminents devint l'ensei-
gnement officiel des deux ordres eux-mêmes," et les divergences qui exis-
taient entre les maîtres excitèrent la rivalité scientifique entre leurs
frères.
Mais, loin d'entraver le développement des études, les luttes littéraires
excitées soit par des doctrines erronées, soit par la lutte scientifique
entre les différentes écoles ne faisaient qu'activer davantage le travail
scientifique des philosophes et des théologiens. L'Université de Paris, la
Faculté de théologie en particulier, s'est montrée dans ces circonstances
vraiment digne des éloges que lui prodiguaient les papes : la grande
majorité de ses maîtres est restée toujours pendant le xni 0 et le xivc siècle
sur le terrain solide des vérités révélées et de l'enseignement officiel de
' l'Eglise. Les professeurs étaient toujours les premiers à saisir, à montrer,
et à combattre les erreurs qui sortaient de l'enseignement de quelque
' membre de l'Université. Et grâce à ce zèle pour l'orthodoxie et à cette

I vigueur dans les études, l'Université de Paris a introduit dans le domaine


de la science théologique les plus belles richesses amassées par Tesprit
philosophique de l'antique Grèce, non seulement sans compromettre un
.seul point de la foi révélée, mais en faisant de ces vérités naturelles la
base scientifique la plus solide pour les dogmes de l'Église. Là sera,tou-
jours la plus grande gloire de l'Université. Le Cartulaire nous permet,
maintenant, de suivre et d'étudier ce travail scientifique, d'en observer le
développement, d'en fixer'les résultats1.
.,....
A une époque où déjà la décadence des études se montrait partout
! 674 REVUE THOMISTE

malgré la grande puissance de l'Université, je veux dire pendant le grand


schisme, ce zèle à sauvegarder les intérêts généraux de l'Eglise se montre
.

encore dans toute sa force/Après avoir reconnu d'abord Urbain. VI


comme pape légitime, l'Université se rangea, il est vrai, dans sa grande

majorité, du côté de Clément VII pendant une période de onze ans à peu
près. La confusion générale excitée par le schisme, la pression exercée
.parle roi et les princes de France, l'habitude acquise depuis longtemps
par les maîtres de se procurer de gros bénéfices ecclésiastiques par la
grâce des papes d'Avignon expliquent cette position prise par l'Université.
Mais à partir de l'année 1390, après la mort d'Urbain VI et l'élection de
Boniface IX, le%,Tnembres principaux de la Faculté de théologie commen-
:

cèrent à comprendre la gravité de la situation et, tandis que les princes ne


suivaient que les conseils dictés par la politique et que les évoques res-
taient dans leur grande majorité insouciants, l'Université de Paris prit en
main le rétablissement de l'unité ecclésiastique. On discutait dans les
assemblées générales les moyens à prendre dans ce but, on publiait des
traités dans ce sens, on envoyait des lettres et des légats auprès des per-
sonnes influentes, aiin de promouvoir l'idée de la nécessité d'une entente,
et de rendre la paix et l'unité à l'Eglise (1). Cette position d'école Idéolo-
gique principale, centrale dans toute l'Europe nous explique la haute opi-
nion que ses membres avaient de leur importance, opinion dont nous
avons dit quelques mots au commencement de ce bulletin.
Les études scientifiques de la théologie avaient atteint leur apogée à
Paris dans la seconde moitié du xme siècle. Bientôt la décadence com-
mença à se manifester, quoique la position extérieure de l'Université
se soit développée encore dans le courant du xive siècle. — Nous
avons cherché à établir les raisons pour lesquelles les études ont pris un
.
essor si magnifique ; ce fut par contre l'ébranlement de cette base solide,
que nous constatons par les documents du xive siècle, qui amena la déca-
dence (2). Ce fut d'abord le relâchement de la discipline touchant la
collation des grades académiques. La Faculté de théologie, elle, s'efforçait
bien de maintenir en vigueur ses anciennes lois sur les épreuves et le
nombre d'années pendant lesquelles le candidat pour la licence devait
avoir enseigné. Mais les candidats, eux, cherchaient à tourner la loi en
s'adressantau pape par l'intermédiaire de patrons puissants, pour obtenir
.
une bulle ordonnant au chancelier de Paris de leur conférer la licence,
sans qu'ils aient rempli toutes les conditions requises par les statuts. Le
premier exemple d'une telle intervention du souverain pontife est fourni

(1) Chariul., III, p. 582 ss., n. 1603 ss.


(2) Chartul., II, p. vi ss; et de nombreux documents des volumes II et III.
IJULLKTIN D'HISTOIRE G75

par une bulle d'Alexandre IV, en date du 3J janvier 1256, en faveur de


Guido de l'ordre des Cisterciens (1). Pendant le xuie siècle, nous ne ren-
controns que quelques rares exemples de ce genre; mais à partir de
Jean XXII, ces dérogations aux statuts de la Faculté par privilège ponti-
fical devinrent de plus en plus nombreuses; car on préférait ce moyen
plus sûr et plus expéditif au risque des épreuves et à l'obligation d'en-
seigner pendant plusieurs années avant de devenir maître.
Ce qui devenait plus funeste encore pour les études, c'était la faculté
accordée par les Papes, à partir de Clément V, de recevoir la Licence en
théologie dans une ville où il y avait une Université, mais où il n'y avait
pas encore de Faculté de théologie, ou bien de se faire donner la Licence
à l'occasion du Chapitre général d'un ordre, auquel assistaient réguliè-
rement plusieurs maîtres en théologie.
Tout cela devait nuire beaucoup au caractère sérieux des examens, et,
par conséquent, des études.
Le nombre de ceux qui cherchaient à obtenir les grades en théologie
était d'autant plus grand, que ces grades étaient: regardés par la Curie
comme une excellente recommandation pour obtenir de gros bénéficesecclé-
siastiques. Cette recherche avide de revenus considérables par l'obtention
de plusieurs bénéfices réservés et conférés parole Pape,se propageade plus en
plus à Paris, même au sein de l'Université. Régulièrement, les délégués de
celle-ci portaient à Avignon la liste (rot.uli) de ceux parmi les professeurs qui
demandaient des bénéfices. Le P. Denifle a inséré toutes ces listes dans le
Cartulaire, parce qu'elles nous font connaître les noms des docteurs qui en-
seignaient à Paris. Il est clair que cette préoccupation de se procurer des
bénéfices, et, par conséquent, d'augmenter ses revenus, n'était j^as pro-
pice à l'étude sérieuse. Une raison spéciale pour laquelle les sciences
théologiques furent moins cultivées par les ordres religieux, c'est le relâ-
chement dans la discipline qui se manifestait pendant le xive siècle. Cette
déchéance ne tarda pas à se faire sentir également dans plusieurs maisons
que ces Ordres possédaient à Paris, et dont le but principal était de pro-
duire des hommes de science. Le relâchement de la discipline entraîna
toujours l'abandon de l'étude sérieuse dans une maison religieuse.. Les
ordres ayant eu une place si importante dans les Facultés de philosophie
et de théologie, leur décadence devait se faire sentir dans l'Université
elle-rnéme.
L'enseignement, lui aussi, était pour beaucoup dans cette décadence,
.
La rivalité entre les deux grands ordres des Dominicains et des Francis-
.cains avait dégénéré dans la lutte stérile des Thomistes et des Scotistes.

(1) Chartul., I, p. 302, u. 265.


^®mm§

67(1 lltiVUË T110MISTK

Les représentants des deux écoles ne traitaient plus les grandes questions
philosophiques et théologiques qu'on cherchait à approfondir au xiii' siècle •
1

ils se perdaient dans les subtilités, en voulant trouver quelque chose de


nouveau, une théorie particulière, avant môme d'avoir étudié à fond les
ouvrages de leurs anciens maîtres. Il en était ainsi de la lutte entre les
Réalistes et les Nomirialistes dans la Faculté de philosophie, lutte qui
devait influer également sur l'étude de la théologie.
Aussi longtemps que Paris eut le monopole de la haute science théolo-
gique, l'aftluence des plus grands savants de toute l'Europe contribua
beaucoup au développement des études. A partir du milieu du xve siècle.
d'autres Universités également, telles que Pise (en 1343), Prague (en 1347),
Florence (en 1349), obtinrent: du Souverain Pontife la permission d'orga-
niser les Facultés de théologie et de conférer les grades. Cette concur-
rence, qui devint plus forte à l'époque du grand schisme, contribua à
abaisser le niveau des études théologiques : car les Facultés nouvelles
cherchaient à attirer les candidats aux grades, en facilitant les conditions
pour parvenir à la Licence en théologie. A Paris même, pendant l'époque
du Schisme, cette grave question préoccupait tellement les esprits, que
les études durent s'en ressentir très fortement. Ajoutons cependant que
nous trouvons dans les deux volumes du Vartulaire, qui comprennent le
xiv" siècle, un nombre consolant de docteurs vraiment imbus de zèle pour
la science, dont les ouvrages prouvent que le goût des études ne s'était
pas entièrement perdu. La décadence, qui se manifestait insensiblement,
n'entratna que peu à peu la majorité des membres de la Faculté de théolo-
gie vers l'abandon de l'étude systématique et sérieuse, sous l'influence des
raisons que nous venons d'esquisser.

NI

La grande importance de l'Université de Paris ne pouvait échapper à


l'attention, tant de ceux qui étaient appelés à diriger les destinées de
l'Eglise et des peuples que des personnes qui portaient intérêt au déve-
loppement de la science. Aussi voyons-nous les Souverains Pontifes
accorder aux maîtres et aux étudiants de Paris des privilèges ecclésias-
tiques considérables, et dans les luttes que l'Université eut à. soutenir
contre qui que ce fût, se ranger presque toujours du côté de celle-ci. De
même, les rois de France avaient pris l'Université sous leur protection
particulière' et lui concédaient des franchises matérielles rpji facilitaient
BULLETIN D'HISTOIRE 677

beaucoup le voyage elle séjour des étudiants à Paris. En même temps,


par la fondation et la dotation de collèges, où les maîtres et les étudiants
pauvres pouvaient trouver le vivre et le couvert,et recevoir en même temps
une direction spéciale dans leurs études, des personnages ecclésiastiques
et laïques montraient leur intérêt pour l'Université et ne eontribuaientpas
pour la moindre part à la rendre prospère.
L'Université de Paris fut vraiment l'enfant gâté des Papes au Moyen-
Age. La plus grande partie des documents publiés dans les trois volumes
du Cartulaire est constituée par les bulles pontificales. Aussitôt qu'une
difficulté se présentait, soit avec les autorités ecclésiastiques : l'évoque, le
chancelier, l'official, le chapitre de Paris, soit encore avec le roi et ses
fonctionnaires à Paris, l'Université s'adressait à Rome, sûre de trouver
auprès du Souverain Pontife la protection la plus efficace. Aussi rencon-
trons-nous la plus grande variété dans le contenu de ces documents
émanant de la chancellerie pontificale. Tantôt ce sont des privilèges d'une
portée générale,comme par exemple la concession d'Innocent III,accordée
à la corporation des étudiants, de constituer un procureur pour les repré-
senter en justice (1); les lettres de Grégoire IX à l'abbé Odon de Saint-
Germain-des-Prés et à l'évéque Guillaume de Paris, par laquelle il leur
ordonne d'astreindre les citoyens soumis à leur juridiction, vis-à-vis des
membres de VUniversité, aux mêmes observances imposées aux ci-
toyens de Paris par privilège royal (2). Ce sont encore: la bulle du même
Pape, qui défend de lier dans certains cas par des censures ecclésiastiques
les maîtres, les étudiants et leurs procureurs, pendant une période de sept
ans (3); le «.privUegiumfori » accordé par Innocent IV aux maîtres et aux
étudiants, en vertu duquel ils ne jDouvâient être cités en justice hors de la
ville de Paris, pour des causes qui étaient survenues dans la ville, à la
suite d'une lettre pontificale dans laquelle il n'était pas fait mention
expresse de ce privilège (3). Une autre grâce spéciale non moins impor-
tante du même Pape accordait aux membres de l'Université que personne
\
ne-pût prononcer la sentence d'excommunication contre eux sans per-
mission spéciale du souverain Pontife (5). Dans d'autres occasions, les
.
Papes prennent sous leur protection spéciale les biens des maisons insti-
i.

tuées à Paris pour favoriser les études, ou bien ils accordent aux étudiants
en théologie de percevoir pendant un certain nombre d'années les revenus
de leurs bénéfices ecclésiastiques sans observer la résidence prescrite par

(1) CAartul., I, p. 82, n. 24.


(2) Chartul., I, p. 139, n. 81; p. 144, n. 88; of. p. 146 ss., n. 82, 93,94.
{3) Ibid., I, p. 147, n'. 95; cf. p. 160, n. 113^
(4) Ilid., I, p. 181, n. 142.
(5) lbid., I, p. 192, n. 162.

BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. 4;i.


078 1ÎEVUE THOMISTE

les lois ecclésiastiques, et donnent des bénéfices aux maîtres de l'Université.


Quand ils le trouvaient nécessaire,les Papes ne manquaient pas de recom-
mander à la sollicitude des rois de France et des évoques de Paris leur
protégée et fille de prédilection (1). Dès qu'une difficulté de quelque gravité
surgissait, le Souverain Pontife ne négligeait rien pour la résoudre de la
manière la plus favorable au progrès des études et de l'Université. Les
exemples de ce genre sont tellement nombreux, que nous ne saurions
entrer dans des détails. 11 en est de même des bulles pontificales concer-
nant renseignement, la confirmation des règlements des Facultés, les
livres dont on devait se servir et les doctrines professées par l'un ou l'au-
tre des maîtres qui enseignaient à Paris.
Les rois n'avaient pas moins à coeur de garantir par de nombreux pri-
vilèges le développement de l'Université. La charte fondamentale de ces
franchises est le diplôme de Philippe-Auguste de l'année 1200, que le
P. Denifle a placé en tête de la première partie du Gartulaire (2). Par celle
charte, les étudiants de l'Université furent placés en quelque sorte sous la
protection de tous les citoyens de Paris ; ils eurent l'assurance que justice
prompte et sévère serait faite contre tous ceux qui oseraient leur causer
du mal ; ils furent soustraits eux-mêmes en cas de méfait au tribunal du
prévôt (civil) de Paris, pour être livrés à la justice ecclésiastique; chaque
prévôt nouvellement institué devait prêter serinent, en présence des délé-
gués de l'Université, dans une des églises de Paris, qu'il observerait de
bonne foi toutes ces dispositions. Par ce privilège, tous les membres de
l'Université recevaient pour toujours une position exceptionnelle parmi
les habitants de la ville (3). Pour faciliter aux étudiants et aux maîtres le
séjour à Paris, il.fut établi que de temps en temps le prix des logements
devait être fixé par deux maîtres de l'Université et deux citoyens de Paris ;
et aucun habitant de la ville ne pouvait demander un loyer dépassant le
tarif établi (4;. Quant aux libraires et aux prix qu'ils pouvaient demander
en cas de prêt ou de vente des manuscrits, on avait également des tarifs
détaillés établis par l'Université (5); de même la vente du parchemin était
réglée par des conventions particulières (6).

(1) Uni., I, p. 128, î). 71 : p. 145, n. 90 ; p. 149, n. 91, et beaucoup 'd'autres documents.
(2) Churtul., I, p. 59, n. 1.
(3) Cf. Chartul., I, p. 120, n. 66; p. 122, n. 67; p. 538, n. 466, 461. — II, p. 3, n. 531 ;
vovez également l'ordonnance de Philippe IV en 1207. pour la durée de la guerre, p. 73,
n. 601: p. 77, n. 603; p. 94, n. 624, etc.
(4) Chartul, I, p. 140, n. 82; p. 483, n. 429: p. 597, n. 511. —II, p. 28, n. 556 et
passim. — V. II. p. M. n. 612.
(5) Chartul., I. p. 532, n. 402; p. 644, n. 530.
(6) Chartul., II, p. 49, n. 574, 575: p. 51, n. 575 a.
bulletin d'histoire .
679

Pendant les voyages qu'ils faisaient pour se rendre à Paris et pour en


revenir, les étudiants étaient affranchis de tous les droits de péage tant'
pour eux-mêmes que pour leurs bagages. Le pape Innocent IV leur conféra
en 1246 un privilège général sous-ce rapport, faveur qu'il .confirma, en
1252, en nommant l'évêque de Senlis conservateur dudit privilège en
faveur des étudiants (1). — Le roi Philippe IV ordonna de son côté
qu'on devait permettre de transporter par tout le royaume de France les
biens des étudiants sans réclamer aucun péage (2). Lorsque le même roi
introduisit des changements considérables dans l'usage des monnaies en
France, il eut soin d'accorder aux membres de l'Université des droits
exceptionnels sous ce rapport, en permettant aux étudiants étrangers
d'apporter les monnaies interdites dans le royaume (3). En général, l'Uni-
versité était placée sous la protection spéciale du roi, et des documents
<jui le déclaraient furent publiés en sa faveur (4).
Cette position privilégiée permettait à l'Université de prendre en main
son organisation intérieure, de développer et de consolider les institutions
qu'elle s'était données, de se défendre contre toutes les tentatives dirigées
contre la marche progressive de ses libertés. Aussi était-elle très jalouse
de toutes ses franchises; elle n'en tolérait pas la moindre violation, et elle
cherchait à garantir les libertés déjà obtenues par de nouveaux privilèges.
Un grand nombre de documents nous montrent cette lutte presque conti-
nuelle que l'Université soutenait pour défendre, sa position privilégiée;;
Parmi ces documents, ceux qui se l'apportent aux difficultés entre le chan-
celier de Paris et l'Université présentent un intérêt particulier, parce
qu'ils jettent une grande lumière sur la vie intérieure de larépublique'des
lettres. Nous avons vu que le chancelier se trouvait placé à la tête de
l'Université, où l'on souffrait avec peine son autorité. Aussi le moindre
abus dont il se rendait coupable, la moindre entrave qu'il mettait au déve-
! loppement de l'organisation soulevaient aussitôt l'opposition contre lui.
,
Des abus qui s'étaient produits dans la collation de la licence, au commen-
cement du xiile siècle, entraînèrent une action énergique à la cour de
Rome contre le chancelier; elle aboutit à une bulle d'Innocent III, par
laquelle le chancelier fut reconnu coupable (5). L'Université, une fois
établie commença à gagner une certaine autonomie dans l'organisation
de l'enseignement, dans les dispositions concernant le costume el la
sépulture de ses membres, dans la fixation des tarifs pour les logements.

(1) Chartnl., p. 194, n. 164: p. 237, n. 2H, 212.


(2)11, p. 79, n. 606;p. 105 n. 638; p. lli, n.646;p. Iîi9, n. 701, elc.
(3) II, p. 160, n. 702; p. 168, n. 707. '
(4) II, p. 174, n. 718; p. 175, n. 720.
(5) Chartnl,, I, p. Ti, n. 14.
C80 REVUE THOMISTE

Elle astreignit ses membres à s'obliger par serment à l'observation de ces


constitutions. Cette manière de procéder provoqua l'opposition de
l'évoque et du chancelier de Paris; mais le pape Honorius III se plaça du
eôté de l'Université (1); et celle-ci, encouragée par de tels succès, continua
de marcher dans la voie qu'elle s'était ouverte, vers l'autonomie de sou
administration intérieure.
Une" nouvelle lutte s'ensuivit ; elle fut déterminée par la bulle impor-
tante Parens sùientiarum publiée par Grégoire IX en 1231, dans laquelle
les rapports entre le chancelier et l'Université furent clairement définis (2).
Dorénavant, les statuts concernant la collation de la licence étant ap-
prouvés par le pape, les droits et les obligations des deux autorités en
présence se trouvaient fixés; néanmoins, à plusieurs rej>rises encore nous
remarquons des documents pontificaux qui se rapportent à cette matière,
et l'Université eut à défendre plusieurs fois encore les droits qui lui
avaient été conférés (3). Dès qu'un chancelier n'observait 2sas les règle-
ments établis pour la licence, l'Université le dénonçait auprès du pape
et soutenait sa cause contre lui, jusqu'à ce qu'elle eût obtenu la reconnais-
sance complète de ses droits (4). Une des luttes les plus acharnées que
l'Université eut à soutenir sous ce raj>port fut celle qui éclata en 1383
entre elle et le chancelier Jean Blanchard. La véritable cause du conflit fut
la rivalité entre le chancelier d'une part et le recteur de la Faculté des
arts de l'autre. En 1384, à l'occasion d'un dîner pendant lequel le chan-
celier avait pris la première place, laissant la seconde au recteur, quelques
membres de la Faculté des arts résolurent d'humilier le chancelier en
excitant un procès contre lui. Les abus qui s'étaient introduits auparavant
déjà dans la collation de la licence aux bacheliers et qui,sernble-t-il, étaient
devenus plus graves sous Jean Blanchard, fournirent l'occasion voulue
pour accuser celui-ci auprès du pape Clément VII. A la tête des adver-
saires de Blanchard se trouva Pierre d'Àilly, dont le caractère ne se montre
nullement sous un beau jour dans cette querelle. L'acte d'accusation de
l'Université contre le chancelier ne contient pas moins de 83 articles, et
les griefs de celui-ci contre l'Université sont exprimés dans 37 paragraphes.
La nomination de juges, l'audition des témoins dont les dépositions les
plus importantes sont rapportées par le P. Denifle, l'immixtion du Parle-

(1) ChartvX., I, p. 88, n. 31; cf. p. 75, n. 16; p. 76, n. 17; p. 77, n. 18; p. 80, n.
p. 93, n.33;p. 98, n. 41.
(2) Chartul., I, p. 136, n. 79. — Cf. p. 113, n. 38; p. 117, n. 61.
(3) Chartul., I, p. 396, n. 345; p. 397, n. 347; p. 440, n. 399 ; p. 441, n. 400; p. 58S,
n. S02.
(4) Châtiai., I, p. 605, n. 315; p. 623, n. 516. — II, p. 43, n. 569; p. 53, n. 577; p. 55
•n. 579.
BULLETIN D'HISTOIRE 681

ment dans l'affaire, ont dû donner à ce procès un retentissement considé-


rable ; aussi les documents qui le concernent présentenl-ils un intérêt tout
particulier. Le différend ne.fut pas poursuivi jusqu'au bout; en 1386 Jean
Blanchard résigna de son propre gré la dignité qui lui avait causé tant
d'ennuis (1).
L'Université ne montrait pas moins de vigueur dans la défense de ses
privilèges vis-à-vis du prévôt (séculier) de Paris. Quand en 1301 Guil-
laume Thiboust fit mettre en prison le maître es arts Guillaume le Petit,
et lui infligea des peines infamantes, elle le lit excommunier et lit procéder
contre lui d'après les lois ecclésiastiques (2). Plus tard, l'Université se
trouva encore dans le cas de porter plainte devant le roi Charles V contre
le prévôt Jean Bernier (3) et d'accuser auprès de Charles VI et de l'évêque
de Paris le prévôt Hugues Aubriot, lequel n'avait pas seulement mal-
traité le recteur, les professeurs et les étudiants, mais s'était encore rendu
coupable d'hérésie (4).
Dans toutes ces luttes qu'elle eut à soutenir contre le chancelier de
Paris et contre le prévôt, l'Université possédait une arme terrible, dont
elle fit même usage, lorsqu'elle crut ses droits violés par le pape ou par le
roi : ce fut la suspension des cours. Grégoire IX avait approuvé expres-
sément ce procédé de l'Université pour se faire justice, dans le cas qu'on
voudrait lui refuser la taxation des logements, ou qu'on ne donnerait pas
suite dans l'intervalle de quinze jours à ses réclamations, lorsqu'un de ses
membres aurait été gravement maltraité (o).
L'Université employait assez souvent ce moyen de la grève générale,
surtout au sujet des démêlés qu'elle eut avec les Frères Prêcheurs, dans le
courant du xme siècle, et dans l'opposition qu'elle essaya de faire au pape
à cette occasion, à tel point que même son existence se trouva en danger.
Le résultat général de toutes ces luttes, que nous trouvons même à
l'époque de la plus grande prospérité de l'Université,fut en sa faveur; car
elle y trouva une occasion de connaître et de développer ses forces, et en
même temps un moyen de consolider de plus en plus l'esprit de corps
parmi ses membres.
La célébrité de la Faculté de théologie de Paris attira dans cette ville un
grand nombre d'ordres monastiques qui y fondèrent des maisons, afin de
pouvoir donner à leurs religieux la facilité de faire leurs études et de

(1) Chartul., III, p. 340-420, n. 1504-1S22, cf.. p. 424, n. 1527.


(2) Chartul.,11, p. 91, n. 619.
'/'
Ç3) Chartul., III, p. 151, n. 1324.
(4) Chartul., III, p. 186, n. 1354; p. 293, n. 1454; p. 298, n. 1457.
(5) Bulle Parens scientiarum (Chartul., I., p. 136, n. 79). — Nous voyons que la grève
n'est pas une invention aussi moderne qu'on le croit généralement.-
t%S ??§?''!£'®3B?î8S§j
I;

682 REVUE THOMISTE

prendre les grades théologiques. Celle participation du clergé régulier


contribua beaucoup à développer les études sérieuses et à propager la
science. Nous voyons, en effet, que le plus grand nombre des théologiens
célèbres du xmc siècle est sorti des ordres religieux. Les Frères Prê-
cheurs furent les premiers parmi tous les religieux qui enseignèrent à
l'Université de Paris. Ils y arrivèrent le 12 septembre 1217, et s'éta-
blirent d'abord auprès de l'hôpital de Notre-Dame, devant le palais épis-
copal. L'année suivante, ils passèrent à l'église de Saint-Jacques, située
dans la paroisse de Saint-Benoît; le territoire de Saint-Jacques leur fut
définitivement cédé par Jean, doyen de Saint-Quentin, et par l'Université
en 1221 (1). Celle ci était très favorable a l'établissement des fils de saint
Dominique, comme nous le voyons par une lettre du pape Honorius III
adressée en 1220 aux maîtres et aux étudiants de Paris (2). Le premier
Dominicain qui eut une chaire dans la Faculté de théologie fut maître Ro-
land; il commença à enseigner comme maître vers le milieu de l'an-
née 1229; en 1231, l'ordre obtint une seconde chaire dans la Faculté (3).
Les fils de saint François d'Assise suivirent de près les Frères Prê-
cheurs. On ne connaît pas la date exacte de leur arrivée à Paris; cepen-
dant il résulte des documents qu'ils s'établirent à Paris entre le
11 juin 1219 et le 20 mai 1220 (4). Leur première maison'fut située sur le
territoire de Saint-Denys ; plus tard ils bâtirent un couvent près de Saint-
Germain, après s'être fixés dans l'intervalle, pendant un temps très court,
dans l'endroit appelé Vauvert. (vallée verte) (5). Le premier Franciscain
qui occupa nne chaire dans la Faculté de théologie fut le célèbre
Alexandre de Halès ; il commença à enseigner vers l'année 1231 et depuis
lors, les Frères Mineurs eurent toujours une chaire dans la Faculté. Les
autres ordres religieux qui vinrent encore s'établir à Paris à cause de
l'Université, dans le courant du xiiie,siècle furent : l'ordre du Val-des-
Écoliers, qui suivait la règle de saint Augustin (vers 1229), les moines de
Gîteaux (vers 1227), les Prèmontrès (en 1252), les Carmes (en 1260), les
Ermites de Saint-Augustin (en 1259), les moines de Cluny (en 1261) (6).
Pour ce qui est du xive siècle, nous trouvons dans le Çartulaire des docu-
ments concernant les Bénédictins, les ordres de Grammont et des Guillel-
mites du Mont-Rouge, les Chanoines réguliers, les Servîtes (Serfs de la

(1) ChariuL, I, p. 93, n. 34; p. 94, n. 33; p. 99, n. 42: p. 100, n. 43.
(2) Chartul.,}, p. 93, n. 36.
(3) Chartul., I, p. 94, note du P. Denille au n. 34.
(4) Chartul., i, p. 93, n. 37 avec la note du P. Denille.
(a) Chartul., I, p. 139, n. 76 avec la note; p. 168, n. 126.,
;..(6.) Chartul., I, p. 119, n. 63 ; p. 109, n. 33; p. 238, n. 214
: p. 409, n. 360; p. 403,
n. 338; n.42J, n. 373.
BULLETIN D'HISTOIRE 083

sainte Vierge) (l).Le savant éditeur ne publie pas seulement les documents
concernant l'établissement de ces différents ordres à Paris, mais encore
les statuts et les ordonnances des Chapitres généraux concernant les
éludes ; de plus, il donne les notices les plus précieuses sur les maîtres
(]iii en sont sortis.
Parmi tous ces ordres religieux, les plus célèbres pour l'enseignement
à l'Université de Paris furent les Dominicains et les Mineurs. La grande
influence qu'ils acquirent bientôt après leur arrivée à Paris excita contre
eux une vive opposition de la part des maîtres appartenant au clergé
séculier. A plusieurs reprises, des luttes ardentes éclatèrent entre l'Uni-
versité et ces ordres, les Dominicains en première ligne. Une première
fois, l'occasion de démêlés longs et véhéments fut une loi édictée j>ar l'U-
niversité en 1252. Elle portait que dorénavant chaque collège de religieux
devait se contenter d'un seul maître enseignant et d'une seule école (2).
Les Dominicains avaient, depuis la rentrée de l'Université à Paris en 1231,
deux chaires, comme nous avons vu; ils étaient les seuls qui se trouvaient
dans cette situation; nul doute, donc, que cette loi n'ait été dirigée princi-
palement contre eux. Ils n'entendirent pas se laisser enlever si facilement
une position acquise et s'opposèrent vivement à l'exécution du nouveau
statut. De là grande lutte entre l'Université et les Frères Prêcheurs, dont
l'ennemi le plus acharné fut le célèbre maître Guillaume de Saint-
Amour (3). En 1250, on voulut terminer le différend par une transaction, à
la suite de laquelle les Dominicains auraient gardé les deux chaires, mais
à condition qu'ils n'en auraient jamais un plus grand nombre et que leur
admission dans la communauté des maîtres et étudiants séculiers dépen-
drait du bon plaisir de ceux-ci. Celte transaction fut annulée par le Pape
Alexandre IV, qui prit la défense des ordres religieux; ce n'est qu'en 1259
que la lutte fut apaisée grâce à son intervention, les professeurs et les
i
étudiants des ordres religieux furent réintégrés dans tous les droits que
l'Université avait tenté de leur enlever. Vers la même époque, on voit se
préparer une vive opposition de la part d'une grande partie de l'épiscopat
i français contre les privilèges accordés par les Papes aux Ordres Mendiants,
en ce qui concerne la faculté de prêcher et d'entendre les confessions des
fidèles. Déjà en 1255, le maître général des Dominicains Humbert en
parle dans une lettre à tous les frères de l'ordre (4). L'Université de Paris
ne pouvait rester étrangère aux événements qui marquent la suite dé

(]) Chartnl., Il et III, en divers ennroit*.


(2) Chartul.,1, p. 226, n. 200.
(3) C/iartul., I, p. 226-J03, passim
(4) Chartul., I, p. 287, n. 250.
684 REVUE THOMISTE

cette lutte entre le clergé régulier et séculier; nous trouvons à ec sujel


dans le Cartulaire des documents de la plus haute importance (1). Quoique
les ordres mendiants aient remporté la victoire dans ces grandes luttes,
l'opposition contre eux, qui ne cessait pas entièrement, devait néanmoins
nuire à leur influence et à leur développement. Une nouvelle lutte, qui
éclata en 1387, leur Ait plus funeste encore. Jean de Montesono, Domini-
cain, avait, dans sa première leçon de maître, avancé différentes opinions
qui provoquèrent à juste titre l'opposition de l'Université. La Faculté de
théologie formula quatorze propositions énoncées par ce maître, parmi
lesquelles quatre qui contenaient que la doctrine sur l'immaculée con-
ception de la sainte Vierge était contre la foi, et le somma de les retirer.
Jean de Montesono refusa, même après que l'évéque de Paris lui eut or-
donné également de se rétracter. Le maître dominicain vit son opposition
appuyée dans son ordre, et une nouvelle lutte éclata entre l'Université et
les Frères Prêcheurs, à la suite de laquelle ceux-ci furent exclus de la
Faculté de théologie dans laquelle ils ne purent rentrer qu'en 1403. La
doctrine erronée de Jean de Montesono ne resta nullement le seul point de
discussion dans cette grande lutte ; la question du schisme, naguère sou-
levée, y entra pour heaucoup (2).
A côté des maisons fondées par les ordres religieux, nous trouvons
également des collèges pour les membres du clergé séculier et pour les
laïques qui étudiaient à Paris. Ces fondations prirent un grand dévelop-
pement dans le courant du xme et du xiv" siècle. Déjà,en 1180, fut fondé le
collège des « Dix-Huit » pour fournil" le logement à 18 clercs pauvres (3).
Le plus important de ces collèges fut celui de la Sorbonne. En 1254,
Robert de Douay [de Duaco) et Robert de Sorbonne {de Sorbona) commen-
cèrent à en préparer la fondation par des achats et des donations (4).
En 12S7, le roi Louis IX donna à Robert de Sorbonne une maison en
vue de cette fondation, qui avait pour but de donner le logement et la
pension aux maîtres es arts qui se vouaient à l'étude de la théologie, et qui
manquaient de ressources. Par des legs considérables, ce collège se déve-
loppa rapidement et devint la maison lapins importante en ce genre. Nous
trouvons dans le Cartidnire non seulement les chartes qui concernent la
fondation et la dotation du collège, mais encore les règlements et les
autres pièces qui concernent l'organisation intérieure. A côté de la Sor-
bonne, il y eut encore plusieurs maisons semblables : les collèges pour

(1) Ckartul., I, p. 267, n. 240; p. 5!)2, n. 508. — JI, p. 8, n. 539; p 13 n. 543


(2) Chartvl., III, p. 486 ss., n. 1557, 1563.
(3) Charlul., I, p. 49, n. 50.
(4) ChartuL, 1, p. 270, n. 241; p. 271, n. 241.
BULLETIN D'HISTOIRE 685

les Orientaux, pour les Danois de Saint-Denys, de Navarre, de Saint-


Thomas du Lupara, et d'autres ; elles formaient autant de centres pour le
développement de la vie scientifique à l'Université.
Le but que nous nous étions proposé dans ce compte rendu était de
montrer les origines et l'organisation de l'Université de Paris, le déve-
loppement et la marche des études, les circonstances qui ont amené la
haute prospérité de la vie scientifique à cette école par excellence des hau-
tes études philosophiques et théologiques du moyen âge. II va sans dire
que dans cette courte élude, nous n'avons fait qu'effleurer une partie des
documents et des indications qui se trouvent dans le Cartulaire. Il n'y a
pas un seul grand mouvement dans l'histoire ecclésiastique politique et
littéraire du moyen âge, qui n'ait trouvé un écho dans l'histoire de l'Uni-
versité de Paris et, par conséquent, dans les documents qui forment
son Cartulaire. De plus nous voyons se refléter dans toutes ces querelles
entre les membres de l'Université, dans toutes ces luttes entre celle-ci et
différentes institutions ou personnes individuelles, dans toute la vie des
étudiants et des professeurs, les moeurs entières du moyen âge, de sorte
que le Cartulaire constitue une source de premier ordre pour cette branche
la plus moderne et la plus attrayante de l'histoire. On peut dire avec raison
qu'aucune jjublication de documents ne présente tant de variété par rap-
port aux différents côtés de l'histoire du Moyen Age comme aussi aucune
autre ne la surpasse pour la perfection de la méthode et la valeur de l'édi-
tion.

Dr J.-P. Kirsch,
Professeur à l'Université de Fribourg (Suisse).
Georges Goyau, André Péhatk et Paul Fabke, anciens élèves de l'École
française de Rome. — Le Vatican; les Papes et la Civilisation, le Gouver-
nement central de Vjaglise, Introduction par S. E'. le cardinal Bourret ;
épilogue, par M. le vicomte E.-M. de Vogué. Firmin Didot, 1895.
Ce splendide volume, publié récemment par les soins de la librairie
Firmin-Didot, contient les documents les jjlus précieux et les vues les
plus larges sur tout ce qui se rapporte à la Papauté et a son rôle dans le
monde. Nos lecteurs ont pu apprécier, par le spécimen qui leur en a été
donné (!), la valeur des aperçus présentés par M. Goyau, en particulier,
pour initier le public à l'action parfois cachée, toujours profonde de
l'Eglise dans les choses humaines. D'autres études, d'un ordre moins
élevé, n'en sont pas moins fort intéressantes et instructives. On sait peu,
en France, comment vit et fonctionne cet organisme social, d'un genre à
part, qui s'appelle l'Eglise. Qu'est-ce au juste qu'nn consistoire, un con-
clave, une congrégation romaine? quels sont le rôle et le mode d'action de
ces grands corps, juges et gardiens des intérêts religieux ? Bien des chré-
tiens et des hommes de savoir sont sur ce point d'une parfaite ignorance;
ignorance regrettable, assurément, qui prépare plus d'un esprit à se
laisser surprendre par les déclamations passionnées des ennemis de la foi.
On est parfaitement édifié dans un certain monde sur ce qu'on appelle les
abus de la cour romaine ; on n'en ignore que mieux ce que c'est que la
cour romaine ; l'ouvrage que nous recommandons à nos lecteurs fera
tomber sans doute plus d'une prévention sur ce point.
L'ouvrage,est divisé en quatre sections : 1° Vue générale de l'histoire
do la Papauté, de saint Pierre jusqu'à Léon XIII ; 2° le Gouvernement
central de l'Église : le Sacré-Collège, les consistoires, les congréga-
tions, la secrétairerie d'État, la Propagande, la cour pontificale; 3° les
Papes et les Arts, au moyen âge, à la Renaissance, de nos jours ; -4° la
Bibliothèque Vatkane : son rôle et ses diverses transformations, parti-
culièrement sous Léon XIII.
Chaque section comprend, outre le texte, un grand nombre d'illustra-
tions fort soignées, qui constituent tantôt un document intéressant, tantôt
une véritable preuve. Deux gravures au burin, l'une du regretté F. Gail-
lard, l'autre de son très habile élève Eug. Burney sont les perles de cette
édition, pour la perfection el l'intérêt de laquelle la maison Didot n'a rien
négligé. D. S.

(1) N° de novembre 189}.


-- T\

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES <>87

Gaudaih :La Connaissance. — Lcthielleux, 1895.


Le style c'est l'homme, a dit cet excellent BufFon. Je dirais volontiers, —
en retournant l'aphorisme, — d'un professeur expérimenté et qui sait son
monde : l'auditoire c'est le cours.
Lorsqu'il y a quelques années je grimpais l'escalier boyauté qui menait
à la salle haute de la Sorbonne concédée à M. Gardair pour son cours
libre de Philosophie thomiste, je rencontrai un auditoire des plus mé-
langés. II n'y avait pas, comme aux cours officiels, une masse d'étudiants
inscrits, qui servît dé fond à la garniture des auditeurs bénévoles. Tout
était bien libre ; professeur, doctrine et auditoire. Ainsi le scolastique de
profession qui vient écouter pour son plaisir se trouvait à côté de l'excel-
lente dame, pour qui l'assistance à un cours de philosophie catholique en
.
pays infidèle, prend le caractère d'une oeuvre pie : on y voyait l'étudiant
de l'Institut catholique prenant des notes, et l'étudiant curieux, échappé
de la salle d'en bas, qui n'en prenait pas : et... que sais-je? Quelques
hommes du monde, des prêtres et de rares universitaires. Que voulez-
vous ? C'était un cours libre.
La leçon s'en ressentait : ce n'est pas un reproche ; c'est l'éloge du flair et
du tact du professeur. Tour à tour, élémentaire et profond, sachant
instruire et intéresser, tel apparaissait le maître auquel il n'eût manqué
qu'un manteau pour encadrer sa belle tête de philosophe chrétien et nous
èntr'ouvrjr un coin du Portique.
Vendre des huiles et philosopher sans contrainte, en Sorbonne encore,
c'est un rêve digne d'un Grec. Où trouver de nos jours le pendant d'une
énergie pareille sinon dans cet •Outre-Mer Yankee qui sait joindre les deux
contraires que l'antiquité n'associait que successivement: Prius est vivere,
deinde philosophari? M. Gardair vit et philosophe : "peut-on reprocher à une
lampe de vivre de son huile, à un philosophe de-vivre de ses champs d'o-
liviers?— S'il éclaire! — Or M. Gardair éclaire, il philosophe en Sor-
i
bonne, il y philosophe librement, et, c'est un comble, il y philosophe tho-
mistiquement.
Corps, et Ame, Les passions et la volonté, nous avaient déjà fait parvenir
l'écho du cours libre de Sorbonne. La Connaissance est, à son tour, une
fidèle expression du genre suggéré au professeur par ses auditeurs. Peut-
être, n'y rencontre-t-on pas la même pénétration, le même au courant des
desiderata de la Philosophie moderne que nous trouvons dans la Psycho-
logie Thomiste d'un Domet de Vorges/ dans la Théorie des Concepts d'un
Père Peillaube! En revanche, je ne sais quoi de concis, de distingué, de
maître de soi, de profond sans en avoir l'air, des généralisations qui
subitement vous ouvrent des horizons à perte de vue, une faim et soif de
faire voir clair, de faire goûter et admirer, une pensée puissante dans sa
688 REVUE THOMISTE

modestie, parce qu'elle ne se croit jamais plus forte que lorsqu'elle se


colle sur la pensée, du Maître et se moule, pour ainsi dire, en elle.
M. Gardair expose. Ce qui,chez d'autres serait prudhommie est chez lui
...
originalité. II expose saint Thomas, et, si ce n'était son sens des questions
actuelles,on pourrait presque croire qu'il les ignore. On voudrait à certains
moments le voir lutter, se battre. Non! Il expose encore; il expose tou-
jours. II est bien, comme je l'augurais tout à l'heure, un de ces yankee
qui ne discutent pas avec les critiques, qui suivent imperturbablement
leur idée, certains que par sa propre efficacité elle ne peut manquer de
prévaloir.

Ce volume reproduit les principales thèses classiques des divers traités


de saint Thomas sur la connaissance. En voici la division pour mémoire:
les sens externes (théorie de l'assimilation cognoscitive) ; —• les sens
internes •— l'objectivité de la sensation (critique de l'opinion de M. Far-
ges) -— l'entendement humain (intellect possible et intellect agent)
— l'in-
telligence des principes —• les principes rationnels — le raisonnement
(déduction et induction) — conscience et mémoire intellectuelles.
M. Domet de Vorges a accusé une divergence de vues touchant le mode
de génération des premiers principes. Je prends la liberté d'insister sur
ce point.
Et tout d'abord, M. Gardair considère l'affirmation : « Ce qui est est »
comme antérieure au principe de contradiction. Suivant lui, « l'entende-
ment se dit à lui-même : « ce qui est est » avant de se dire « ce qui est
n'est pas non existant » et c'est parce que la première proposition est
vraie que la seconde l'est aussi ». Saint Thomas parle autrement
« Primwn principium indemonstralile est quod non est simul affirmare et
neyare qitodfundatitr stipra rationem entis et non entis ». (2° 2a" q. 94, a. 2).
Où l'on voit que l'entendement, avant de former le principe de contra-
diction, ne se dit rien à lui-même. Il fait mieux que de se parler, il agit :
Par un acte naturel, il appréhende l'être et, par opposition, forme le con-
cept de non être. La certitude de l'un et l'autre concept vient de l'adhésion
même de l'esprit qui appréhende avec évidence. Elle ne requiert donc
pas de composition entre deux termes. Elle est, et sur ce qu'elle montre
vient se fonder directement le principe de contradiction.
Ajoutons que l'énoncé : ce qui est est, ne porte nullement en soi le
caractère de nécessité propre aux principes premiers. Il est, à le prendre
comme proposition (abstraction faite de la valeur que lui apporte peut-
être l'esprit dans son for intérieur) une simple constatation. Que si on le
complète en disant : ce qui est est nécessairement, il devient équivoque,
car de quelle nécessité s'agit-il ? Si c'est d'une nécessité de fait, il est faux
dans tous, les cas d'existences contingentes; si c'est d'une nécessité résul-
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 689

tant d'une impossibilité intellectuelle d'unir être et non être sous le même
rapport, qui ne voit qu'on fait appel, pour le prouver, au principe
même de contradiction.
M. Gardair, ne me semble donc pas heureux en quittant sur ce point la
lettre du IVe des Métaphysiques.
Il ne l'est pas davantage lorsqu'il introduit dans la philosophie thomiste,
un principe qui n'y a jamais eu droit de cité, le principe leibnitzien de la
raison suffisante et surtout lorsqu'il a la singulière pensée d'englober dans
ce principe le principe même d'identité.
En l'ait de principe de raison suffisante nous ne connaissons, nous
autres thomistes, que le principe de causalité. Le mot raison tel que
l'emploie Leibnitz a une saveur subjective qui jure avec notre objecti-
visme ; le mot suffisante est inexact : ou bien l'on entend par cette expres-
sion ce qui est capablepar soi de poser effectivement un effetf et alors ce n'est
pas suffisant qu'il faut dire mais efficace] ou bien, on lui laisse sa signifi-
cation aristotélicienne suivant laquelle?» suffisance désigne la capacitépoten-
tielle, et alors, il faut, en plus, pour que quelque chose soit, une « raison »
efficace. J'ajoute que dans la théorie leibnitzienne de la force, raison suffi-
sante joint les deux, ce qui forme la conception de la cause créée la
plus étrangère à la doctrine de saint Thomas,tout entière fondée sur l'irré-
ductibilité de la puissance à l'acte.
Bannissons donc du thomisme intègre ce mot de raison suffisante :
parlons causes tout simplement et disons : rien ne devient actuellement
sans une cause actuellement influente. Mais alors, ce principe n'est plus
absolument premier. Il contient une matière, j'entends une matière méta-
physique. S'il est vrai, c'est qu'antérieurement, il est impossible qu'un
devenir s'effectue sans qu'il soit actuellement effectué par une cause actuel-
lement agissante. Sans cela ce devenir serait acte et puissance à la fois. Le
principe de causalité est donc régi par le principe de contradiction.
Voilà pourquoi au chapitre IV du premier livre des Derniers Analy-
tiques, parmi l'énuméralion des choses qui conviennent à ce sujet, per se,
en vertu de lui-même, le propre et l'effet propre ont rang immédiatement
après l'essence. Celle-ci est le fondement du principe dit d'identité. La
propriété, l'effet propre ont, à leur tour, dans leur essence un ordre à
une cause extrinsèque à eux. Ils ne seraient pas sans cet ordre. La défi-
nition que l'on en donne en contient une marque bien significative. Elle
j'enferme toujours le nom du sujet d'inhérence de la propriété, de la cause
propre de l'effet. On ne saurait définir le Rire sans nommer l'homme,
l'être participé sans nommer l'être par essence. Aristote et saint Thomas
ramènent ainsi le principe de causalité au principe dé contradiction. Si
l'effet requiert une cause c'est qu'il est impossible qu'un effet, reconnu
comme tel, ne soit pas un effet.
&^m^^^^m^^m^^^Ê^^^^
(590 HEVUE "THOMISTE."

Sans doute l'être garde sa priorité ontologique sur la vérité/ Si Socrale


est assis, sa position actuelle est la raison suffisante de la vérité nécessaire
de la proposition qui l'énonce. Mais c'est là une raison suffisante de l'ordre
des réalités : elle ne donne pas au principe de la raison suffisante une
antériorité logique.
Cette confusion de l'ordre ontologique et de l'ordre logique conduit ail-
leurs M. Gardair à refuser une valeur probante à la théorie de l'objectivité
des sensations dont M. Farges s'est fait parmi nous le vulgarisateur. Je
veux que sous la forme que lui donne M. Bouillier (p. 103) cette théorie
n'ait pas de valeur. De ce que, dans la sensation, il y a un point de con-
tact entré l'agent et le patient (objet et sens) on ne peut inférer avec
certitude que le patient s'assimile l'objet dans sa vérité. Mais si, de prin-
cipes généraux sur les relations entre l'agent et le patient, on infère qu'il
doit être ainsi, dans le cas particulier dont il s'agit, tout change de face. Il
:i'y a pas alors preuve directe par intuition, mais il y a preuve indirecte et
par déduction. Or telle est bien,du moins dans son Traité du moteur et du
mobile, la pensée de M. Farges. Il présente sa théorie comme une conclu-
sion de la Théorie générale du moteur et du mobile et justifie ainsi, onto-
for/iquement, l'instinct naturel qui nous porte à objectiver nos sensations.
En dépit de ces ombres et d'autres encore, malgré de véritables lacunes
dans le chapitre de l'induction par exemple, mosaïque aristotélicienne si
habilement composée, ce livre reste un bon et solide... j'allais dire :
manuel. Et puisqu'il est dit, je ne le retire j>oint. C'est un manuel qui a le
double avantage d'être le résumé d'un travail considérable, fidèle par con-
séquent, et, de traduire en français notre vieille philosophie. Ne l'oublions
pas : une philosophie ne règne dans un pays que dans la mesure où elle
s'empare de sa langue. M. Gardair a le mérite de tenter de rendre en
un français très pur, les formules latines de saint Thomas. Peut-être
quelques-unes de ces expressions nouvelles — assimilation — entende-
ment —- sens appréciatif, etc., paraîtront-elles, à première vue, peu satis-
faisantes. L'avenir prononcera. C'est le privilège des doctrines à robuste
vitalité défaire servir à leur usage les mots qu'elles trouvent et de finir par
imposer au langage usuel le sens qu'elles y ont attaché. Pensons donc
fortement avec Aristote et saint Thomas, et comme M. Gardair, ne crai-
gnons pas de traduire nos antiques pensées dans le langage de nos con-
temporains. Il faudra bien qu'ils finissent par nous comprendre.
Fr. A. G.
REVUE NEO-SCOLASTIQUE
octobre 1895
XIV. — De Wulf. — Les Théories Esthétiques propres à saint Thomas.
1. Le resplendissement du beau [Suite).
XV. — A. Thiéry. — Les Illusions dans la mensuration des grandeurs
et des courbures.
XVI. — E. Scens. —La Théorie de Hume sur la connaissance et son
influence sur la philosophie anglaise.
XVII. —• D. Mkhciek. — L'Agnosticisme.
Mélanges et Documents.
VI. — H. Lambhechts. — Les Bases philosophiques du Droit interna-
tional privé (Suite).
VII. — De Wulf. — L'Office international de Bibliographie.
BuUletin de l'Institut supérieur de philosophie :
X. — Programme des cours de l'Institut supérieur de philosophie pour
l'année 1893-1890.
Comptes rendus .-
,
J. Gardai». La Connaissance. — R. P. Wiîiss. La Question sociale et
l'ordre social, ou Institutions de sociologie. •— J. Izoulet. La Cité
moderne. Métaphysique de la sociologie. —7 Maurice Block. Les
Assurances ouvrières en Allemagne. — Guillaume. Collection de clas-
siques chrétiens comparés.

REVUE PHILOSOPHIQUE
NOVEMBRE 1895
B. PisiiEZ. — Le Développement des idées abstraites chez l'enfant.
A. Fohel. —Activité cérébrale et conscience.
G. Richard. — La Sociologie ethnographique et l'histoire. Leur opposi-
tion et leur conciliation.
H. Lachelier. — La Théorie de l'induction d'après Sigwarl.
Analyses et comptes rendus.
Revue des périodiqnes étrangers.

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SEPTEMBRE 1895/
G. NoëL. — La Logique de Hegel. lia Logique dans le système [Suite)..
M. Hanuion. — L'Alternance des moyen-âges et des renaissances et ses
conséquences sociales.
L. Dimieh. — Le Modelé dans la peinture et sa troisième dimension.
692 REVUE THOMISTE

Etudes critiques :
Th. Ryssen. — La Morale dans la philosophie allemande contempo-
'

raine. MM.Hartmann, Wundt et Paulsen (Suite et Un).


.
H. Havard. — La Religion et la Science évolutionniste (Social Evolution,
par B. Kidd).
Discussions .•
G. Lechalas. — Sur l'absence d'espace sonore,
Supplément :
Livres nouveaux. — Revues. — Académie des sciences morales et
politiques. —- Institut international de sociologie.

REVUE BIBLIQUE
octobre 1895
P. Batiffol. — L'Eglise naissante : les institutions hiérarchiques.
R. P. Laghangk. — Origène, la critique textuelle et la tradition topo-
graphique.
Ch. Robert. — Les Fils de Dieu et les filles de l'homme.
A. Quentin. — Inscription inédite du roi Assurbanipal.
Mélanges.
R. P. Séjourné. •— Chronique de Jérusalem.
Recensions.
Bulletin. — Table.

LA QUINZAINE
1er novembre 1895
François Descostes. —Joseph de Maistre orateur.
Clarisse Baser. •— Journal inédit du duc de Montpensicr. — Le
duc de Montpensier, le duc de Chartres (Louis-Philippe) et Mme de
Genlis visitant la Trappe en 1788.
E. Buisson. — Les Victimes de Boileau, Cotin.
Jean Birot. — Le Sens de la mort. — Considérations sur l'homme et sa
destinée.
La Conquête, roman.
Georges Vitoux. — Chronique scientifique. — Analyse des travaux de
Pasteur.
Jean de Prémery. — Chronique la de quinzaine.

Le Gérant ; P. SERTILLANGES.
PARIS. — IMPRIMERIE F. IEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
Après avoir rendu compte avec une bienveillance extrême de mes
premiers articles surl'hypnotisme, un écrivain (l), dont ttoslecteurs
ont eu le plaisir, déjà une fois, d'apprécier le savoir et la distinc-
tion, ajoutait ces paroles : « Seulement, le travail du R. P. Gocon-
nier ne se termine pas là. Ayant donné, dans le « Procès de l'hyp-
notisme », les arguments de l'accusation, il nous doit encore l'ex-
posé de ceux de la défense, suivi du résumé des débats et de sa
propre conclusion » (2). Cette dette, si gracieusement réclamée, je
l'ai payée en partie, car j'ai fait entendre la défense comme j'avais
fait entendre l'accusation (3) ; mais, afin de m'acquitter tout à fait,
je dirai à mon tour, puisqu'on veut bien me le demander, ce qui
me semble être la vérité sur le grave problème qui nous occupe.
Je dois avouer d'abord que, ayant lu avec une attention égale et
une entière impartialité,l'argumentation des adversaires de l'hyp-
notisme et celle de ses défenseurs,c'est l'argumentation de ces der-
niers qui, dans l'ensemble, m'a laissé l'impression la plus favorable.
Des deux côtés, sans doute, l'on fait preuve de talent, de science et
d'habileté : mais je trouve que les partisans de l'hypnotisme
montrent une connaissance et une analyse des faits plus précises,
une logique plus correcte et plus ferme, une psychologie plus
exacte et plus profonde. Je le reconnais, un grand et noble zèle
pour la défense des âmes contre l'action et les influences sata-
niques anime les adversaires ; cela se voit bien à l'ardeur, à la
/
(1) M. Cn. de Kirwan. Voir le n° do mai 1895 de la Revue Thomiste..
(2) Revue des Questions scientifiques, avril 1895.
(3) Voir notre n» de novembre.
REVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 47.
694 REVUE THOMISTE

verve, à la fécondité qui distinguent leurs écrits. Mais, générale-


ment, l'on est plutôt édifié que convaincu par ce qu'ils disent. Par-
fois, on a le sentiment qu'ils ne présentent pas les phénomènes
sous leur vrai jour, avec leur vraie physionomie : que, dans le feu
de l'attaque et sans qu'ils le soupçonnent, ils exagèrent les incon-
vénients et dissimulent les avantages : ailleurs, il paraît bien
qu'une distinction nécessaire leur a échappé, qu'ici ils concluent
du particulier au général, que là ils raisonnent sur une circon-
stance accidentelle, fortuite, comme s'il s'agissait de la substance
même des choses.
Mais, à la réflexion et à la suite des études personnelles que j'ai
dû faire, cette première impression aurait pu se modifier : il n'en
a rien été. Plus j'ai étudié l'hypnotisme tel qu'il se révèle d'après les
résultats obtenus dans les cliniques et les laboratoires, moins il m'a
paru condamnable sans rémission: et, aujourd'hui, puisque je dois
prendre parti, ce n'est point du côté de ses adversaires que mes
convictions m'obligent à me ranger, mais parmi ses défenseurs, si
par adversaires de l'hypnotisme l'on entend ceux qui soutiennent
que son emploi n'est jamais permis, et si, par défenseurs, l'on
désigne ceux qui soutiennent qu'il est permis quelquefois.
Toutes mes réserves faites et maintenues au sujet du magné-
tisme (4), du spiritisme et de l'occultisme (2), je prétends donc que
l'hypnose, réduite aux phénomènes produits par suggestion ver-
bale et que j'ai rapportés précédemment, n'est pas toujours défen-
due, mais est quelquefois permise, qu'elle n'est ni toujours diabo-
lique ni toujours immorale, et que, si délicate et si dangereuse
qu'en soit la pratique, on peut, en certains cas et moyennant cer-
taines précautions, l'employerutilement en toute honnêteté et pru-
dence.
Voilà, en attendant un meilleur avis quej'accueillerai fort bien,
•s'il se présente, ce que je pense sur l'hypnotisme. Mais parce que
nos lecteurs se demandent peut-être sur quoi je base mon opinion.

(1) M. E. Boirac, professeurde philosophie au lycée Condorcet, a publié, dans le n" du


1er octobre 1895 de la Nouvelle Revue, un article digne d'attention où il raconte comment
des expériences personnelles, fort intéressantes et fort bien conduites, je dois le dire, l'ont
amené à conclure que le magnétisme et l'hypnotisme, la suggestion et l'influence'magné-
tique, sont deux agents distincts « aussi réels l'un'que l'autre ». Ibid., p. 20.
(2) "V. Revue Thomiste, n° de novembre 1895.
. .
CE QU'IL MB SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME 6i)5

et que d'ailleurs, dans Une question ouverte aux études et à ia dis-


cussion des théologiens aussi bien que.des médecins, comme est
celle de Fhypnotisme, la vérité profite toujours à ce qu'on remue
quelques idées, je dirai d'après quelles considérations je me suis
dirigé, et crois que l'on doit se diriger, pour apprécier la nature et
la moralité de l'hypnose, et par quels principaux raisonnements
j'ai été amené à celte conclusion : que l'hypnose n'est ni toujours
diabolique ni toujours immorale.
Je parlerai d'abord de la moralité pour deux raisons : la pre-
mière, parce que bon nombre de nos lecteurs désirent avant tout
s'éclairer sur ce point; la seconde, parce que c'est dans cette ques-
tion de la moralité que nos adversaires semblent se croire, et sont
peut-être, les plus forts. Nous l'avons vu, plusieurs reconnaissent
volontiers que beaucoup de faits hypnotiques peuvent s'expliquer
par des causes naturelles; mais cela, disent-ils, n'innocente point
l'hypnotisme : il n'en est et n'en demeurera pas moins condamné
par la morale. C'est donc en morale surtout qu'ils espèrent vaincre.
Mieux vaut descendre tout de suite sur leur terrain préféré et voir
si, réellement,l'hypnose étant supposée de provenance naturelle, ce
qu'ils sont disposés à accorder pour plusieurs phénomènes et ce
que nous prouverons être vrai d'un plus grand nombre encore, elle
est de telle nature que, partout et toujours, l'emploi en soit con-
damnable et ne puisse être jamais légitime au jugement d'une
conscience d'homme et de chrétien.

Avant tout, nous nous demanderons, comme il convient à des


philosophes et à des théologiens, quelle est la moralité intrinsèque
et spécifique de l'hypnotisme.
Saint Thomas, recherchant comment avait pu se produire l'er-
reur étrange qui admettait deux principes suprêmes, l'un du mal,
l'autre du bien, dit que les premiers auteurs d'une pareille concep-
tion y furent amenés par ce double fait qu'ils méconnurent la
cause universelle de tout l'être, et s'imaginèrent qu'il existait des
choses mauvaises par nature, comme il en existe de bonnes par
nature. Quelle fausse méthode avait amené les Anciens à se figurer
69Ô REVUE ïnOMISTE

de la sorte des êtres naturellement mauvais, le saint Docteur l'ex-


plique en ces termes : « S'ils rencontraient un être qui causât du
dommage à un autre, ils jugeaient de ce seul fait que la nature de,
cet être nuisible était mauvaise, tout comme si quelqu'un disait
que la nature du feu est mauvaise, parce qu'il a brûlé la maison de
quelque pauvre. Mais quand il s'agit de juger de la bonté d'une
chose, il ne faut pas ainsi regarder à un fait particulier et acciden-
tel, il faut la juger selon ce qu'elle est en elle-même et d'après le
rôle et la place qui lui ont été fixés dans l'ordre de l'univers. Judi-
cium de bonitate alicujus rei no?i est accipiendum secundum ordinem ad
aliquid pa?iiculci?,e, sed secundum seipsum et secundum ordinem ad
totum universum (4).
Cette règle que saint Thomas, ou plutôt la raison, veut que l'on
suive, quand il s'agit d'apprécier la bonté des êtres, elle s'impose,
avec une force égale, à qui doit porter un jugement sur la mo-
ralité spécifique d'un acte humain, d'un fait relevant de l'acti-
vité libre de l'homme; car, dit le saint Docteur, « il faut rai-
sonner de la bonté et de la malice dans les actions, comme l'on rai-
sonne du bien et du mal dans les" choses (2) ». Si vous êtes autre
chose qu'un casuiste, si vous avez à vous prononcer sur la qualité
ou la valeur d'une action, d'une pratique, non pas en des circons-
tances données et tout individuelles, mais en général et par un
jugement absolu, vous devez regarder ce. qu'est l'action en
elle-même, ce qu'est, dans son fond, le procédé, et non pas l'un ou
l'autre des mille accidents qui peuvent bien venir se greffer sur sa
nature, mais n'ont avec elle aucun rapport obligé, aucun lien né-
cessaire. Dans l'hypothèse, par exemple, que vous deviez définir si
l'aumône est bonne et le vol mauvais, vous ne ferez pas dé-
pendre votre décision du fait que le pharisien du Temple donnait
aux pauvres pour se faire admirer, et que tel pauvre de votre con-
naissance vole pour la décoration d'une église. De même, ayant à
décider en général si l'hypnotisme est une pratique morale ou im-
morale, licite ou non, nous perdrions notre temps à raisonner sur
une multitude infinie de détails dont nous le voyons, en fait, s'ac-
compagner, mais qui ne lui tiennent pas de plus près que l'habit

.(l)Sum. llieolog. I, q. 50, a. 3.


(2) Sum.theolog.l, n, q. 18. a. 1.
GI3 QU'IL ME SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE L'HYPNOTISME 697

au corps : c'est en lui-même qu'il faut le considérer, dans son fonds


immuable et ses dépendances essentielles. Autrement, nous nous
exposons à juger à la façon de ces Anciens dont nous parlait tout
à l'heure saint Thomas, et qui affirmaient que le feu est mauvais
essentiellement, mauvais par nature, parce qu'on l'avait vu brûler
la maison d'un pauvre, « quia combussit domum alicujus pau-
peris (1) ».
Si donc on vient nous dire qu'un hypnotiseur s'est [servi d'un
moyen malhonnête ou brutal pour endormir un sujet, qu'un
autre a fait tomber dans l'hystérie une jeune fille, un troisième
rendu fou un jeune homme, un quatrième tué le malade qu'il
voulait guérir, tous ces récits nous laisseront absolument indiffé-
rents en ce qui concerne le problème de moralité spécifique que
nous avons à résoudre, tant que l'on n'aura pas ajouté, mais avec
preuves à l'appui bien entendu,: et ces malheurs sont la suite
fatale, inéluctable de l'hypnotisme, et l'hypnotisme ne peut être
employé sans que, sinon tous, au moins l'un ou l'autre n'arrive.
Car, si l'hypnotisme peut être employé quelquefois sans dom-
mage, cela nous prouvera que nuire n'est pas de son essence,
puisque, comme le dit saint Thomas, le signe qu'une chose n'ap-
partient pas essentiellement à une autre, c'est qu'elle ne l'accom-
pagne pas toujours « quod enim accidit alicui naturse, non invenitur
unwersaliter in natura Ma » ; sur quoi nous jugeons, par exemple,
qu'avoir des ailes n'est pas de l'essence de l'animal, puisque tout
animal n'a pas des ailes » (2). L'hypnotisation pouvant être pra-
tiquée sur cinquante individus sans qu'il en résulte dans l'orga-
nisme d'un seul le moindre accident, comme chacun peut s'en
convaincre et comme j'ai pu le voir moi même à Toulouse, à
Paris, à Montpellier, à Nancy, à Genève, à Zurich, tous ces
accidents mentionnés ne font point partie de la nature de l'hyp-
nose et n'en sont pas davantage des propriétés. Ils ne doivent donc
pas entrer directement en ligne de compte quand il s'agit de
déterminer ce qu'est, par nature, l'hypnotisme, au point de vue
de la morale. Si nous devons en faire l'objet d'une enquête — et
nous devons la faire, cette enquête — voici simplement pourquoi :

(1) Loc. cil.


(2) Sum. Theolog., I, q. i.i, a. J.
TflJ -
698 REVUE THOMISTE

c'est afin de pouvoir établir quel degré de chance ou de probabi-


lité il y a que ces accidents surviennent, et d'inférer de là à quel
point la propriété de dangereux convient à l'hypnotisme, mais non
pas pour conclure immédiatement et directement à sa nature.
Nous ne voulons point renouveler en morale l'argumentation que
l'on, lit autrefois dans un autre domaine : Le feu a brûlé la mai-
son d'un pauvre : donc le feu est mauvais.
Il est de toute évidence que la même remarque doit être appli-
quée aux abus dont l'hypnotisme peut être l'occasion. L'abus est
étranger à la nature des êtres qu'il profane : il rend les personnes
coupables, mais ne rend pas les choses mauvaises. Si vous con-
damnez l'hypnotisme, parce que d'aucuns en abusent, condamnez
aussi le repos, la nourriture, la liberté, la science. Tout peut être
à l'homme occasion et instrument de mal. C'est ce fait aussi triste
qu'indéniable qu'exprimait saint Thomas par ces belles paroles :.
« Il n'est rien dont l'humaine malice ne puisse abuser, puisqu'elle
abuse même de la bonté de Dieu, Nihil est quo humana malitia non
possit abuti, quando etiam ipsa Dei bonitate abutitur » (1).
Mais le principe que, pour juger sainement la moralité intrin-
sèque d'une action ou d'une pratique il faut la considérer en elle-
même, dans sa nature, bien dégagée de tout ce qui n'est pas elle,
nous amène à une troisième observation que voici : pour être
assuré d'avoir l'hypnose en quelque sorte pure et sans mélange,
l'on ne doit pas s'adresser à des hommes qui, à raison de leur
profession, de leur intérêt, de leur caractère, peuvent être soup-
çonnés d'employer concurremment avec le sommeil artificiel
d'autres pratiques, de faire appel par exemple à la prestidigitation,
aussi bien qu'au spiritisme et à l'occultisme, de fausser et d'outrer
intentionnellement les expériences, pour exciter l'opinion, provo-
quer les applaudissements, attirer les foules, et faire de grosses
recettes. L'on doit s'adresser, et nous nous adresserons au con-
traire à ces hommes d'une honorabilité reconnue, qui, étudiant
l'hypnose dans un but scientifique et thérapeutique, ont le même
désir que nous d'en découvrirla vraie nature, y travaillent d'après
une méthode rationnelle, respectent le cours normal des phéno-
mènes et poursuivent comme but principal l'avancement du savoir

(1) Sum. Theolog., III, q. lui, a. 8, ad 1.


ce qu'il me semble qu'on doit penser de l'hypnotisme 699

et Je bien de l'humanité. Ceux qui, pour établir leur jugement sur


la moralité de l'hypnotisme, invoquent les hauts faits de Donato,
de Hansen, de Pickmann, etc., me représentent un homme qui
choisirait les pièces des faux monnayeurs pour apprécier la valeur
des espèces ayant cours dans un pays, ou un chimiste qui voulant
étudier la nature et les propriétés du vin irait acheter ses échan-
tillons dans un cabaret de faubourg. Accorder la même confiance
aux aventuriers de tréteaux qu'aux savants de laboratoire, ne
serait pas seulement blesser lajustice et les convenances, ce serait
encore méconnaître les lois élémentaires de toute recherche
sérieuse.

* **
Mais quels sont ces éléments essentiels de l'hypnose, ou qui du
moins ne s'en séparent pas ? En première ligne il faudra mettre,
sans doute, le sommeil? Eh bien, non, ce serait une erreur. Bien
que le sommeil l'accompagne ordinairement, l'hypnose, en dépit
de son nom, peut exister sans sommeil. Le fait est constant,
comme nous Talions voir.
M. Bernheim l'affirmait déjà, au premier congrès international de
l'hypnotisme expérimental et thérapeutique de Paris, en 1889.
« Certains sujets, disait-il alors, c'est l'exception, mais ils ne sont
pas rares, sont si faciles à impressionner, qu'un simple mot suffit
à provoquer chacun des phénomènes de l'hypnose avec ou sans
sommeil. Dès la première fois et sans qu'il ait assisté à aucune
expérience de ce genre, je lève le bras d'un tel sujet, et je lui dis :
ci
Vous ne pouvez plus le baisser. » Il ne le peut plus. Je dis :
« "Votre corps est insensible. » Et je le pique sans qu'il manifeste
aucune douleur. Je dis : « Vous êtes obligé de vous lever et de
marcher. » Et il marche sans pouvoir résister. « Tenez ! voici un
gros chien qui aboie ». Il le voit et recule épouvanté. J'ajoute :
« Dormez! Il ferme les yeux et dort, piar-dessus le marché.
Tout cela s'exécute, chez lui, le plus simplement du monde.
Ce sont là des suggestibles, des somnambules, sans artifice de
préparation » (4).
Deux ans plus tard M. le docteur J. Déjerine écrivait à son tour,

,(1) Premier Congrès international, ele , p. 8'i.


w^^^m^^^^^^^^^^^^
700 REVUE THOMISTE

dans un article remarquable de la Médecine moderne (1) : « J'ai


observé deux sujets n'ayant jamais été hypnotisés, qui étaient
suggestibles à l'état de veille à un degré aussi prononcé que peut
le réaliser l'hypnotique le plus suggestible. 11 s'agissait, dans ces
deux cas, de jeunes campagnards (dont un est encore actuellement
dans mon service), fraîchement débarqués à Paris, au sortir du
service militaire. Le jour où je les examinai pour la première fois,
j'obtins, chez eux, par simple suggestion verbale, dans le domaine
psychique, sensoriel ou moteur, des résultats qui ne s'obtiennent
pas souvent d'emblée, môme chez les hypnotiques très sugges-
tibles (contractures, paralysies, anesthésies, hallucinations senso-
rielles, dédoublements de la personnalité, suggestions à échéance
plus ou moins lointaines et qui se réalisèrent à l'époque fixée, etc.).
En d'autres termes, j'obtins chez eux le premier jour, par sugges-
tion à l'état de veille, les mêmes résultats que j'obtins le lende-
main, en employant alors la suggestion pendant le sommeil ».
M. le Dr Forel reconnaît le fait comme absolument incontes-
table, dans la troisième édition qu'il vient de donner de son livre :
« Der Ilypnotismus ». « Ordinairement, dit-il, on ne fait appel
à la suggestibilité à l'état de veille que chez des personnes ayant
déjà été mises en sommeil hypnotique une ou plusieurs fois.
Mais on peut aussi réussir des suggestions avec des hommes
éveillés, et que l'on n'a jamais endormis. C'est ce qui arriva pour
une dame de ma connaissance, très intelligente et d'un caractère
très énergique, à qui un magnétiseur, par suggestion, immobilisa
le bras en catalepsie, alors qu'elle était parfaitement éveillée, et
que jamais auparavant elle n'avait été mise en sommeil hypno-
tique. Moi-même ayant tenté l'expérience sur quatre personnes,
j'ai vu le phénomène se produire deux-fois. Il est beaucoup moins
rare et beaucoup plus facile à obtenir qu'on ne pourrait le croire.
Mon collègue, M. le Dr Barth, de Bâle, a souvent recours à ce
procédé pour opérer les sujets sans douleur, quand il s'agit de
courtes opérations, de pratiquer quelques incisions dans la
bouche, par exemple. Il prend une simple solution de sel, laisse
croire que c'est de la cocaïne, affirme sans hésiter que l'insensibi-

(1) N° du 29 janvier 189J.


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ce-qu'il me semble qu'on doit penser de l'hypnotisme 701

lisation sera complète, et l'obtient pour les quelques instants


qu'elle lui est nécessaire (1). »
Il est bien vrai que «beaucoup ne deviennent très suggestibies que
par l'effet du sommeil provoqué. Celui-ci augmente la suggestibilité
ou la crée. Aussi cherche-t-on en général dans l'hypnose à provo-
quer le sommeil ou un état aussi voisin que possible du sommeil,
pour rendre la suggestion aussi intense que possible. Mais il
importe de savoir que les deux phénomènes ne sont pas absolument
corrélatifs » (2).
Le sommeil « n'est donc pas nécessaire pour obtenir l'état de
suggestion, l'état hypnotique. Il y a hypnose sans sommeil » (3). Et
ainsi l'on comptera un cas de plus où, comme cela arrive souvent
dans les langues, selon la remarque de saint Thomas, un mot dési-
gnant à l'origine une propriété tout accidentelle d'une chose, sera
venu à signifier dans l'acception usuelle la chose elle-même, .
de telle sorte que autre soit la signification d'origine et autre
l'acception reçue et courante, « sieut. substantiam lapidis denomi-
namus ab aliqua actione ejus, quia Isedit pedem » (4).
Mais à quoi donc va se réduire l'hypnose ? Le voici : L'hypnose
est un étal de la sensibilité, du système nerveux, ou bien naturel
et spontané, ou bien provoqué soit artificiellement et volontaire-
ment, soit accidentellement et involontairement, dans lequel une
personne se montre suggestible à des degrés fort divers, c'est-à-
dire apte à être impressionnée et influencée par une image qu'on
lui suggère verbalement, à tel point qu'elle objective et réalise plus
ou moins parfaitement ce que cette image représente.
J'ai dit : un état du système nerveux, en d'autres termes, de
nos puissances ou facultés sensitives, particulièrement de l'ima-
gination, du jugement et de la mémoire des choses concrètes,
de l'émotivité. J'ai dit : un état naturel ou provoqué, puisque,
comme nous le savons, il peut être le fait de la constitution
individuelle et de l'hérédité, ou d'un accident, ou de manoeuvres
appropriées et intentionnelles.

(1) P. 87. ;

(2) Berniiiîim, Premier Congrès international, etc., p. 82.


(3)Ibid., p. 81.
(4) Smn. Theolog.I, q, xm, a. 8.
702 REVUE THOMISTE

J'ai ajouté que le propre de cet état est qu'une personne se


montre apte à être influencée par une image à tel point qu'elle
objective ou réalise ce que cette image représente. Si, en effet, je
dis à cette personne : voici une fleur, cueillez-Ja; voici un ser-
pent, fuyez; voici une potion, prenez-la, elle verra la fleur et la
cueillera, elle verra le serpent et fuira épouvanté elle verra la
potion et la prendra.
Mais, qu'on veuille Lien le remarquer, j'ai dit encore que
l'image est suggérée verbalement. C'est, en effet, par la parole que
l'hypnotiste se met en rapport avec son sujet. Cet intermédiaire
seul est essentiel, il peut se passer de tous les autres. S'il emploie
le regard, les signes, etc., c'est uniquement afin de renforcer
l'action de la pai'ole, et de favoriser l'impression, dans le cerveau,
de l'image suggérée verbalement.
Enfin, c'est par la parole, et par l'image qu'elle introduit dans
le sujet, que l'opérateur agit sur le vouloir de celui-ci. La théo-
logie, d'accord avec la philosophie, nous enseigne que Dieu seul
peut influencer directement la volonté humaine en elle-même :
ni le démon, ni les anges ne le peuvent (1). A plus forte raison, ne
saurait-il être question pour l'homme, quel qu'il soit, d'agir direc-
tement sur le libre arbitre d'un autre homme, en quel état qu'il se
trouve. Il peut solliciter et émouvoir, la volonté par des représen-
tations agréables ou désagréables, attrayantes ou repoussantes,
rien de plus : le créateur seul peut davantage (2).
Voilà ce que nous entendons par l'hypnose, et M. Bernheim
n'avait pas d'autre pensée, quand il disait aux savants du Congrès
de Paris, en 1889 : « L'état hypnotique est cet état psychique par-
ticulier, susceptible d'être provoqué et qui augmente à des degrés
divers la suggestibilité, c'est-à-dire l'aptitude à être influencé par
une idée acceptée par le cerveau, et à la réaliser » (3).
Toutes les fois qu'un sujet est dans cet état de suggestibilité que
je viens d'expliquer, il est en hypnose; et toutes les fois qu'un opé-
rateur fait appel à cette suggestibilité, pour provoquer dans le
sujet telles perceptions, telles émotions, tels actes que ce soit, il

(1) Sutn. Thenlog., I, q.


(2) 8. Thomas, De Verkale, q. xxh, a. 9.
(3) Premier Congrès international, etc., p. 81.
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CE QU'IL ME SEMBLE QU'ON DOIT PENSER DE i'h'VPNOTISME 70$


fait de l'hypnotisme. Suggestibilité et suggestion,
ces deux mots
expriment l'élément fondamental et essentiel de l'hypnose et de
l'hypnotisme. Sur ce point Nancy et Paris s'entendent, Charcotr
Dumontpallier et Gilles de la Tourette sont d'accord
avec Liébault,
Bernheim et Liégeois.
Cela établi et compris, nous pouvons tenter de résoudre notre
problème de la moralité spécifique de l'hypnotisme.

(A suivre.) Fr. M.-Tu. Coconmer, 0. P,

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L'histoire des doctrines au moyen âge est loin d'avoir atteint
une suffisante clarté. Malgré dès travaux importants entre-
pris sur cette période qui marque une étape capitale dans la for-
mation intêlïéct^^^ l'Europe, de nombreux et gravés pro-
blèmes sont encore indécis., Tel est celui auquel nous nous
proposons dé fournir la présente contribution : l'histoire de
l'averroïsme pendant le xiiic siècle.
;
Le mouvettient philosophique issu dé l'introduction d'Aristote
dans la société chrétienne est constamment pénétré par la ques-
tionaverroïste; si bien que l'on peut dire que lé groupe de pro-
blèmes qui la constitue forme l'objet spécial de la polémique
philosophique du sxiu* siècle, à peu près comme le nominalisme et
le réalisme au siëcle; précédent. Ces deux groupes de problèmes
d'ailleurs, agités chacun pendant un siècle, n'étaient pas sans con-
nexion; ils représentent deux faces diverses de la théorie de l'uni-
versel selon qu'on la transporte en ontologie ou èn^logiqué, \-'''..
Cependant, malgré l'importance de ce qu'on est, convenu
d'appeler aujourd'hui rayerroïsme, aucune question ne semble
plus obscure dans l'histoire de la philosophie du xme siècle. On
y touçher il est vrai, partout les doctrines ; mais les hommes qui
les acceptent et lés propagent n'y paraissent, semble-t41f nulle
part. Le fait est même si visible dans sa bizarrerie, que M. Renan,
**spFg%!B

POLÉMIOÙE AVËRROISTÈM)E SIGËR DE BRABÀNT Ët^'BÉ S::ïUOMAS^70S'

dans soii; ptivrage devenu à peu près classiquesurAvérroês-et-


l'Ai)erroïsme(i), en est réduit, pour- faire Fhistoriquede la question
au temps dont nous parlons, à demander ses seules informations
aux adversaires de l'averroïsme. C'est ainsi que, pour le saisir et
le connaître; il étudie successivementl'opposition que lui ont faite
Guillaume d'Auvergne, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin,
toute l'école dominicaine, Gilles de Rome et Raymond Lulle (2).
Puis, résumant lui-mêmele résultat de son investigation, M. Renan
écrit ces paroles : « On a pu remarquer qu'au xm* siècle ce n'est
pas sans quelque peine que nous avons reconnu les averroïstes.
Les réfutations dé l'école dominicaine, les fureurs de Raymond
Lullé nous ont seules révélé leur existence. Il serait impossible de
désigner nommément un seul de» maîtres qui avouaient ces
doctrines (3).» :' *

'• Ainsi nous sommes encore dans cette étrange situation de sa-
. .
,

voir que l'averroïsme a troublé le monde philosophique et théolo-


giqùe au temps d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin, et
d'ignorer qui s'est dit ou a été averroïste.
Il ne faudrait pas croire cependant queTavérïoïsmé se soit fait /
une règle de l'anonymat professoral ou littéraire, ni qu'il eût honte
d'avouer ses doctrines en plein jour. Au contraire, les écoles d'arts
libéraux où circulaient ces théories forniaient, à Paris plus,
qu'ailleurs, la partie la plus expansive et la plus turbulente de
L'Université. Les tenants d'Averrbès semblent avoir voulu.se don-
ner nettement des: airs d'esprits forts aux yeux de leurs contempo-
rains^ et yavoir apporté une certaine ostentation. Si l'histoire les a
desservis en les laissant dans l'oubli, il faut chercher la cause de ce
silence ailleurs que d^^a^^^
En réalité, ce qui fait pour nous que l'averroïsme, bien que .for-
niant un courant très jnarquéj est cependant,constitué J?ar
soiittalités innoméesvc>esttout d'abôjrdl'inférioritédeispro^uçtions
sorties de ce milieu. Elles ne peuvent en effet être comparées, à
aucun titre, aux grands travaux philosophiques exécutés : p^r ; •'
Albert le Grpid et saint Thomas^ d'Aquin, et d^ns lesquels s'est
incarnés raristotélisme chrétiéiifdu moyen âge. Lés ebhtémpoi-

:
.'(1): Paris, 1867,
". (2) P. 225-259.-
3= Mit. ;";
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'|3)v..P'.'."3'i8..;,
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',-' '; .;:'..':''/';;
I

706 " ' REVUE THOMISTE

rains des averrôïstes et la première génération qui a suivi semblent


avoir résolument dédaigné leurs.écrits. £n cela, nous ne croyons
pas que l'histoire puisse les condamner de s'être mis de préférence
à l'école des grands scolastiques plutôt qu'à celle de Siger de
Brabant (1) et deBoècede Dacie; mais, il faut le reconnaître, c'est
cette désertion qui a été la cause principale, de l'oubli où ils sont
rapidement tombés.
Ajoutons à cela l'usage, dont les auteurs du moyen âge se
faisaient une loi presque absolue, de ne désigner jamais par leur
nom ceux de leurs contemporains dont ils combattaient les opi-
nions. Cette manière de faire est le plus grand obstacle à la classi-
fication des écrivains et des écoles de ce temps. Les philosophes
averrôïstes ont subi cette condition générale. Les conséquences en
ont été d'autant plus rigoureuses pour eux que leurs travaux n'ont
pas eu, de par ailleurs, le pouvoir de se survivre. La nuit du
temps les a enveloppés plus entièrement qu'aucun des autres
groupes de leurs contemporains.
Il n'est pas impossible cependant de savoir quelque chose d'eux
et de lés tirer de leur obscur sommeil. Des restes notables de
leurs oeuvres sont disséminésdans les bibliothèques; ils attendent
patiemment cette demi-résurrection que l'érudition et l'histoire
donnent aux choses oubliées.
Nous nous proposons de faire connaître ici l'oeuvre princi-
pale de celui qui semble avoir été le porte-drapeau dé l'averroïsmc
au xiii° siècle ; celui que saint Thomas d'Aquin a personnellement
combattu et que Dante a immortalisé, nous voulons dire Siger de
Brabant. En voyant aux prises les deux plus grands maîtres des
deux camps opposés, nous entendrons mieux ce qu'étaient l'aver-
roïsme et l'opposition énergique que lui ont faite les philosophes
chrétiens. Toutefois, avant d'aborder-l'étude des deux traités
qui se font antithèse, celui de Siger de Brabant et, celui de Tho-

(î) Renan, en parlant de Siger de Brabant, qu'il ignore être le principal et même un
de ces averrôïstes dont il cherche vainement le nom, fait à son sujet cette réflexion :
« Ce Siger resté obscur, parce qu'il n'eut pas pour arriver à la renommée l'appui d'un
ordre religieux » (p. 272). Si Renan avait connu les doctrines et les oeuvres de Siger de
Brabant, il n'aurait pas eu de peine, crevons-nous, à admettre que même un ordre reli-
gieux n'aurait pu faire sa fortune. Il est vrai que les grands docteurs du moyen âge
doivent beaucoup aux sociétés religieuses qui ont promu et propagé leur enseignement,
mais cela ne suffit pas pour établir que l'on eût pu obtenir un résultat analogue, avec un
philosophe dont l'oeuvre et la carrière étaient aussi problématiques que celles de Siger.
POLÉMIQUE AVERR01STE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. THOMAS 707

mas d'Aquin, nous devons, pour une meilleure intelligence de la


question, présenter un état sommaire des positions occupées res-
pectivement par l'averroïsme et l'aristotélisme chrétien pendant
le xme siècle.

L'averroïsme, au xm0 siècle, n'est qu'un aspect partiel du


problème général posé par le fait de l'introduction d'Aristote
dans le monde latin. Lorsque, entre 1200 et 1210, les traductions
arabo-latines firent franchir aux oeuvres principales du Stagirite
les frontières qui séparaient le monde arabe du monde latin, un
grave problème se posa à l'attention de la société ecclésiastique.
Allait-on ouvrir les écoles de la chrétienté à un maître païen
dont l'enseignement était précieux sans doute, mais dont les
doctrines ne concordaient pas entièrement avec la foi de l'Eglise?
Allait-on surtout le laisser entrer en compagnie d'Averroès,
son homme lige musulman, et dont les desseins semblaient
plus perfides encore que ceux de son maître?
On eut à peine le temps de se consulter avant de répondre :
Aristote et Averroès traduits étaient déjà dans la place. L'autorité
ecclésiastique frappa un coup vigoureux ; elle défendit aux
lettrés chrétiens de lire et de fréquenter ces païens. Il y avait
toutefois un vrai danger à une pareille tactique : celui de n'être
que peu ou point obéi. Cela arriva sans doute. En tout cas,
le charme et le profit que l'on tirait de la fréquentation d'Aristote
étaient trop grands pour que l'Eglise ne songeât pas elle-même à
s'en assurer les avantages en évitant les inconvénients. Elle crut
trouver la solution de ce problème en séparant du maître le
dangereux disciple, en bannissant Averroèset en baptisant Aristote.
Il n'était pas aisé, toutefois, de faire repasser les Pyrénées à
Averroès et de mettre l'habit clérical au fondateur du Lycée.
Ce fut sur ces tentatives que le monde instruit d'alors se divisa.
L'Eglise et, en général, la société savante, car celle-ci était à
peu près exclusivementconstituée par des clercs, patronnèrent un
Aristote rectifié par les soins spéciaux d'Albert le Grand et de
saint Thomas d'Aquin. Un petit monde philosophique, pris dans
i , >& f -* r ' - ' -y-" t—>-7F??-yç-"> ? -n- _ j (

708 REVUE THOMISTE

les écoles des arts libéraux, protesta contre cet Aristote chris-
tianisé, et, non content, de prendre Aristote tel quel, même avec
ses erreurs originelles, il voulut l'entendre et l'enseigner à la
suite d'Averroès, c'est-à-dire en maintenant et exagérant les
points irréductibles à la doctrine chrétienne. C'est cette opposition
à l'enseignement philosophique et théologique chrétien sous le
couvert scientifique d'Aristote, mais plus encore sous l'influence
d'Averroès, qui constitue ce qu'il est d'usage de nommer l'aver-
roïsme.

*
* *

Pour entendre avec quelque clarté ce qui se passa au xme siècle


sur le terrain où nous sommes, il ne faut pas perdre de vue ce
qu'était Aristote et ce qu'il était devenu, après quinze siècles, en
sortant de l'officine philosophique d'Averroès et des autres
commentateurs anciens.
Dans son ensemble, l'oeuvre scientifique d'Aristote représente
le résultat le plus stable, et le plus étendu de l'activité intellec-
tuelle grecque. Venu après les développements des anciennes
écoles naturalistes et idéalistes, témoin de la direction nouvelle
donnée à la philosophie par Socrate et Platon, Aristote a pu
recueillir tous les éléments féconds du passé, les accroître par son
initiative personnelle et les ordonner avec cette puissance de
méthode devenue comme le synonyme de son nom et de son génie.
Il a poussé à la limite d'intensité et d'étendue la science et la
philosophie, telles que le milieu hellénique était susceptible de les
produire. Il résume et il clôt le travail intellectuel d'une race;
aussi ses écrits sont-ils gros d'une civilisation tout entière,
et il ne faut pas oublier qu'aucun peuple ancien n'eut, à l'égal
du peuple grec, l'art de la recherche et le privilège de l'invention
dans les choses de l'esprit. Aristote étant la grande encyclopédie
de la science antique, son oeuvre est comme un potentiel, un
capital intellectuel que vont se transmettre pendant de longs
siècles les races et les sociétés qui, le trouvant Sur leur chemin,
voudront naître à la vie de la pensée. Aristote a été le pédagogue
de trois ou quatre civilisations, et ce qui est devenu l'Europe
moderne lui a échappé moins qu'aucun autre milieu; c'est Aristote
POLÉMIQUE AVERROISTË DE SIGEft DE' BRABANT ET DE S. THOMAS 7.09

qui à fait l'éducation'.fondamentale de son intelligence et de sa


raison. "'.'
;..
Cependant, malgré ses qualités de premier ordre, l'oeuvre
d'Aristote contenait deux, grands elémenté de faiblesse.
.' Ce qu'on pourrait appeler la somme des erreurs qui déparent
la philosophie d'Aristote provient principalement du dualisme.,
que l'ancienne philosophie, jusqu'à Platon inclusivement, avait
établi entré lé monde de la matière et celui des substances -spiri-
tuelles'.- Après avoir créé celle opposition, l'esprit grec n'a plus
été capable, de la résoudre. Il a vainement tenté d'établir le vrai
rapport de ces deux termes et d'arriver à une théorie embras-
sant à la fois des facteurs qu'il avait conçus sous des notions et
des formes irréductibles. Ne pouvant unifier ces éléments dispa-
rates, Platon venait de se livrer à une étonnante entreprise pour
résoudre l'antinomie. Il avait rejeté l'un des deux" termes, le
monde matériel, hors du domaine dé la science et de la philo-
sophie. Un pareil sacrifice de la science de la nature au profit
d'une seule science de l'idéal devait amener une x'apide et pro-
fonde réaction. Le disciple même de Platon, Aristotey s'en fit
l'instrument. Il créa, en antithèse à l'oeuvre de son maître, une
science minutieuse de la .nature où il réduisit à son minimum
la. part du lion que son maître avait faite à la science de l'imma-
tériel et de l'abstrait.vMais ni l'un ni l'autre, en faisant porter
| alternativement la base de leur système sur chacun des deux
grands éléments dont la pensée grecque à ses divers moments
avait fait l'objet de la philosophie, ni Platon, ni Aristote
ne résolvaient véritablement les problèmes qui naissent des
rapports de la ' matière et de l'esprit, du fait et de l'idée,
,
de nature et delà métaphysique; tout au plus, arrivaient-ils à
la
les dissimuler en les plaçant à l'arriêre-plan dé leurs'systèmes.
Quoique réjetéè aux pôles-opposés du domaine philosophique,
leur synthèse porte bien l'empreinte de ce vice commun auquel
vient s'ajouter le vice spécial résultant, de la position extrême
prise par les deux maîtres, Platon n'entrant pas. suffisamment
dans l'ordre des faits, ni Aristote dans celui des idées.
Nous devons particulièrementwirisister; sur là manière dont
Aristote a posé son système "en antithèse à celui de Platon, car
au-cours de son histoire,' au ijapyeh âge surtout, Aristote à eu
REVUE THOMISTE. — 3° ANNÉE.
— 48. .
' ' '
710 REVUE THOMISTE

cette étrange destinée de voir son oeuvre complétée malgré lui,


avec les éléments empruntés à celle de son rival.
Le génie et l'oeuvre philosophique de Platon se caractérisent
d'un mot, l'idéalisme. Dans ce mot, en effet, sont contenus et
l'objet principal de Ja spéculation platonicienne et la méthode
employée. L'objet c'est le monde immatériel des substances
pures, ou des formes-idées, le seul véritablement réel, subsistant
en lui-même, parfait, nécessaire et divin, hiérarchisant ses types
éternels selon la loi croissante de leur universalité et achevant
cette dialectique lumineuse dans un principe suprême, le sou-
verain bien. Quant au monde physique, il doit ses formes, son
organisation et ses lois à l'empreinte que le monde idéal com-
munique, par un procédé que Platon ne nous fait pas connaître,
à la matière première, principe informe et coéternel, récepteur
de déterminations venues d'ailleurs. L'univers prenant nais-
sance dans une participation à des formes si éloignées de lui
par leur nature, ne peut prétendre qu'au titre d'ébauche approxi-
mative du sublime monde des idées; partant, il est à peu près
sans valeur, ne pouvant à cause de l'incertitude et de la muta-
bilité de sa condition devenir l'objet d'une connaissance cer-
taine, de la science. Quant au monde idéal, et c'est ici la
méthode platonicienne, l'esprit l'atteint et y pénètre par une
vision directe des essences qui le constituent. Ce privilège qui
Ja proportionne au monde intelligible, l'âme le tient de sa
propre nature, étant issue elle-même de ce milieu divin. Les
données empiriques que nous fournissent les sens sont de simples
occasions, tout au plus des excitants accidentels qui invitent
notre âme à se ressouvenir de sa patrie spirituelle et à la
regarder.
Après vingt ans passés à l'école d'un tel maître, sous l'influence
de semblables doctrines on ne peut expliquer la position prise
par Aristote que par une profonde révolution intellectuelle.
La réaction le jette en tout à l'opposite de son maître. En
méthode, il est expérimentaliste. Il croit à la certitude des
données fournies par les sens et à la vérité de cette grande
et bonne nature physique qui en est l'objet. Il condamne l'in-
telligence à tirer des connaissances empiriques son objet et
ses formules, et il lui bouche les yeux du côté de ce monde
POLÉMIQUE AVERROISTE DE SIGER DE BRABANT ET DE S. TJIOMAS 711

idéal vers lequel Platon l'avait si souvent convié à regarder


et à s'éblouir. Le terrain solide, pour Arislote, c'est la nature
elle-même, ses formes et ses mouvements ; il entreprend la
division et la classification de ses parties. Il constitue et définit
l'objet spécifique de chaque science. Il détermine ses propriétés,
ses phénomènes et ses lois. Il hiérarchise les sciences, depuis les
plus concrètes par leur objet jusqu'aux plus abstraites, depuis
les sciences physiques jusqu'à la philosophie première. Mais
partout, fidèle à lui-même, jusque dans l'étude de la nature de
l'âme et de la cause première, il n'atteint ces réalité transcen-
dantes que par l'intermédiaire de leurs manifestations obser-
vables. Bref, tandis que Platon est l'homme de l'idée, Aiïstote
est l'homme du fait; le premier pénètre dans un monde imma-
tériel par une vision directe de l'esprit, le second prend posses-
sion du monde physique par les sens et un travail corrélatif
et complémentaire de la raison. Platon ne veut rien, ou presque
rien savoir de la nature, Aristote l'adore et retourne à Platon
son mépris en feignant d'ignorer, ou mieux, en contredisant
ses archétypes idéaux, jusqu'à laisser soupçonner qu'il est peut-
être un détracteur passionné de la gloire de son maître et un
interprète infidèle de sa pensée.
L'oeuvre d'Aristote, on peut donc le dire, est empreinte d'un
esprit très net d'opposition aux méthodes et aux doctrines plato-
niciennes. De là une conséquence très grave pour Aristote lui-
même ; sa philosophie est trop exclusivement concentrée dans le
domaine des sciences logiques et physiques; elle n'a pas fait,
semble-t-il, une part suffisante au monde des substances immaté-
rielles. La crainte de verser, non seulement dans les opinions de
Platon, mais même celle de mettre le pied sur son domaine spé-
cial, a comprimé le développement normal du système d'Aristote.
Sans doute, on pourrait soutenir avec vraisemblance que la seule
méthode et les habitudes d'esprit du Stagirite ont suffi à lui faire
ainsi poser rapidement et sommairement le couronnement méta-
physique de son édifice, mais je ne puis me persuader que ses
tendances réactionnaires contre l'idéalisme de l'Académie n'aient
pas contribué à ce résultat.
mm»*

712 REVUE THOMISTE,

C'est au XII0 livre de la Métaphysique et.au IIIe du Traité de l'Ame


qu'il faut se transporter pour se rendre compte de la réserve avec
laquelle Aristote a traité des deux grandes entités qui absorbent
particulièrement l'attention de Platon, je veux dire la cause pre-
mière et l'âme intellectuelle.
On a parlé bien des fois du Dieu d'Aristote comme d'un Dieu
vague et aveugle. Il est vrai que le philosophe parle de la nécessité
et de la nature du premier principe avec une remarquable conci-
sion, mais aussi avec quelles admirables formules! Cette substance
éternelle, acte pur, moteur immobile, intelligence infinie, propre
objet de sa science et de sa félicité ; c'est là, il faut bien le recon-
naître, ce que l'esprit humain a conçu de plus vrai, de plus pro-
fond et de plus durable sur Dieu. D'autre part, on ne le. peut nier,
ce que ces théorèmes gagnent en précision et en vigueur, ils le
perdent en développement, en étendue. Entraîné par une puissante
dialectique, l'esprit attend encore un supplément de lumière; des
doutes naissent, des interrogations nouvelles surgissent, l'on
s'aperçoit avec regret que Je maître nous a abandonnés. Ajoutons,
si l'on veut, à ces silences, les erreurs issues de l'impuissance com-
mune à tous les penseurs grecs, au sujet des rapports à établir entre
les substances spirituelles et la matière. Aristote, il est vrai, croit
être en progrès énorme sur Platon en faisant de la cause première
un moteur du monde et non plus seulement une cause exemplaire
idéale. Malgré cela, le problème est bien peu avancé. Ainsi, cette
causalité souveraine, qui est Dieu, n'a pas intégralement produit le
monde. A elle, se trouve éternellement juxtaposé et indépendant
un principe infime, la matière, substratum commun de toute la
1nature, j)ermettant la réalisation numérique et individuelle des
choses. Matériels et singuliers, les êtres physiques ne sont plus
aptes à être l'objet delà connaissance divine, l'intelligence ayant
pour objet spécifique l'immatériel et l'universel. Dès lors, Dieu
ignore la nature et ses éléments constitutifs, la vie- et les actions
de l'homme. Ignorant le monde inférieur, comment en serait-il la
Providence? comment deviendrait-il le rémunérateur de la vertu
et le vengeur du crime?
Ces indéniables lacunes nous mèneraient aussi à nous demander
quels rapports Aristote a établis entre l'âme humaine et la cause
première, si nous n'étions déjà arrêtés par une question plus ion-
POLÉMIQUE AVERROISTE DEr SIGER DE BRADANT ET DE S, 'THOMAS 713:

dament&Je encore sur la nature même de l'âme. Quand Aristote


traite de Pâme inférieure, soit végétative, soit sensitiyëj il déploie
ses qualités maîtresses. Arrivé à l'âme intellectuelle, un doute
plané sur la question culnîinante dé sa psychologie. L'homme est
intelligent ; il comprend, juge, raisonne ; mais d'où vient le prin-
cipe dé semblables opérations ? Est-il quelque chose de personnel,
c'est-à-dire d'essentiellement lié aux restes des éléments constitu-
tifs de l'homme? L'intelligence, comme nos autres facultés, est-
elle un principe qui procède d'une substance unique, l'âme
humaine ? Ici, Aristote à des réticences troublantes. Nous savons
clairement, d'après lui, que Taçte de penser né peut être que le fait
d'une substance spirituelle séparée de la matière ; que^ dans cet
acte, cette substance qui détermine et produit l'opération est en
contact au moins transitoire avec l'élaboration interne des sens et
de l'imagination. Mais, après cela, ne demandez pas à Aristote si
cette substance est quelque chose de nous, quelque chose dé person-
nel, ou bien un agent universel, placé hors de l'humanité, commu-
niquant accidentellement aux individus la faculté et l'acte de
penser, par conséquent aussi, si l'immortalité de l'âme est autre !

chose que la pérennité de Cette substance pensante qui se retire de


nous en elle-même quand est-détruit notre corps, et perd jusqu'aux
traces fugitives des diverses opérations qu'elle a produites en cha-
cun de nous ; ne demandez pas cekv Aristote ne vous répondrait
pas. ', ": ''-.';'
/; En aucun autrepointpeut-être la^^philosophied'Aristotëln'alaissé
subsister une incertitude plus grave que sur la question de l?exis-
Jehcè d'une âme intellectuelle persomiélle et de son immortalité. ;
Jiussi, des polémiques ardentes allaient-elles avoir lieu autour de
ce problème dans l'histoire du péripatétisme chrétien.
I Peut-op dire qu'Arislote a suffisamment; résolu ce que lui-même
&^péléYMstmrerfey'âme,-et qu'il & répondu négativement en ce
qui touche a l'iminor tàlité individuelle? C'est l'opinion constante
dès commentateurs grecs et arabes. Par contre, les grands com-
mentateurs chrétiens du moyen âge soutiendront que l'esprit géné-
ral de la philosophie péripatéticiennejet 1 esprincipes posés par Aris-
tote lui-même en divers endroits conduisent à affirmer que rame
pensante est une partie de l'âme individuelle, et que .celle-ci est
immortelle.
714 REVUE THOMISTE

Quoi qu'il en soit de cette divergence de vues que nous retrou-


verons plus tard, nous croyons qu'Arislote né manque pas précisé-
ment de clarté en son troisième livre sur l'Ame. Le maître semble
avoir pensé que des lecteurs attentifs et familiarisés avec sa philoso-
phie atteindraient aisément le véritable sens de sa doctrine. Mais
si le maître n'est pas obscur, il commet délibérément une réticence
en refusant de nier positivement l'immortalité de l'âme chez les
individus, alors que cela était effectivement au fond de sa pensée.
Quand on vient après Platon, on n'est pas admis à garder de
pareils silences sur une question ouverte et capitale. Platon nous
avait entretenu au long de l'exil des âmes dans les corps et de leurs
pérégrinations à travers les astres, c'était plus qu'il n'en fallait
pour qu'Aristote fût dans la nécessité d'approuver ou de.contredire
son maître, comme il le pratique si volontiers sur la question des
idées.
Aristotc a mieux aimé se taire, et nous croyons en voir, en
grande partie, la raison dans l'appréhension où il était de tomber
malgré lui dans le système de son maître. Aristote pensait, autant
que nous pouvons en juger, que l'âme intellectuelle est réellement
un principe universel; dès lors, il ne pouvait fournir des explica-
tions détaillées à ce sujet sans reprendre pour son propre compte
la théorie des substances éternelles et des archétypes de Platon. Bien
plus, la seule affirmation que l'intelligence dans l'humanité est une
communion à un principe supérieur universel, cela est déjà une
conception platonicienne. Il importe peu qu'Arislote attribue aux
substances séparées, qu'elles soient la cause première ou l'intellect
agent, un rôle moteur, alors que Platon leur avait laissé, semble-
x
t—il, un simple rôle de causalité exemplaire, pour l'un et pour
l'autre,lefonddelaquestionestlemême; il s'agit de faire une théo-
rie des substances spirituelles, et il ne paraît pas que la chose soit
possible sans entrer dans le vrai domaine de laphilosophiede Platon
et sans lui emprunter les éléments essentiels de ses idées, Ne pou-
vant échapper à "cette nécessité logique, Aristote se hâte de revenir
sur ses pas pour paraître maintenir l'antithèse de ses conceptions,
là même où elles commençaient à s'identifier notablement avec
celles de son maître.
Mais la logique d'un système ne s'accommode pas de semblables
expédients. Aristote n'avait pas voulu se réconcilier, môme un
POLÉMIQUE AVERROÎSTE DE SIGER DE BRABANT ET BG-S. THOMAS 715

instant, avec son grand rival, ses disciples, païens et chrétiens,


allaient, par des procédés divers, l'y contraindre largement et
l'humilier jusqu'à achever son système par celui de Platon.
Après Platon et Aristote, la philosophie était définitivement
constituée; mais elle l'était, comme on a pu le voir, sous une
forme dualiste et antithétique. C'est dans cette condition qu'allait
se développer son histoire. Assez puissantes l'une et l'autre pour
n'être jamais entièrement vaincues, la philosophie de Platon et
celle d'Aristote devaient se partager longtemps la direction des
écoles et devenir comme le principe le plus général de la classi-
fication des esprits. Du côté de Platon, les belles âmes, les
mystiques, les poètes, les chimériques, les êtres de sensibilité et
d'imagination; avec Aristote, les intellectuels, les positifs, tous
ceux chez lesquels prédominent la force de la pensée, le sens du
raisonnable, le sentiment du réel et du vrai.
Mais les systèmes comme les institutions ne se développent
pas seulement par antithèse et réaction, ils progressent aussi par
imitation et attraction. Si à leur premier moment et à diffé-
rentes étapes de leur durée ils s'opposent et se combattent, en
d'autres temps ils se synthétisent ou s'agglomèrent par les em-
prunts réciproques qu'ils se font. Aristote et Platon n'allaient
pas échapper à celle seconde loi. Cependant cette fusion partielle
des deux grandes philosophies antiques ne devait pas s'opérer au
hasard. A raison de leur nature spécifique, celle d'Aristote était
destinée à servir de première et grande mise de fonds, celle
de Platon, haute et flottante, devait fournir lés contributions
supplémentaires. Le système d'Aristote, en effet, était de beau-
coup le plus ferme et le plus stable, le seul vraiment scientifique ;
aussi l'avenir lui était-il assuré. C'était à lui qu'appartiendrait
l'honneur de faire l'éducation intellectuelle de plusieurs sociétés,
parce que plus qu'aucun autre il était méthodique, précis et
positif. Toutefois les disciples et les commentateurs d'Aristote,
après avoir fait l'inventaire de son oeuvre, la trouvèrent un peu
bornée en quelques endroits; ils eh reculèrent sans scrupule
les limites et firent appel pour cela/aux bons offices de Platon.
Aristote laissa une école et des disciples. Théophraste de
Lesbos, qu'il choisit lui-même pour son successeur, forme le
premier anneau de cette chaîne de philosophes péripatéticiens
* .v« f J_. w~>r î1 'j "O ' v" j , * '! •> » j- .•? - '_- i -} '-^'y ?*vj| " "--

716 ,
REVUE THOMISTE
.

qui, presque sans interruption, avec des réputations diverses,


s'étend à travers un espace de plus de cinq siècles, de la fin
du ive avant Jésus-Christ, au commencement du m8 de l'ère
chrétienne, Alexandre d'Aphrodisias qui termine cette série
soit, avec Théophraste qui la commence, le philosophe le plus
célèbre du péripatétisme grec, et son nom est un de ceux qui
s'ont demeurés le plus étroitement attachés à la fortune d'Aris-
tote (t). Il est le commentateur par excellence de cette période,
et ses idées sur les opérations intellectuelles de l'âme seront
l'objet d'une polémique passionnée au temps d'Averroès.
Malgré la supériorité d'Aristote, ce ne fut pas cependant sur
l'horizon de son influence que déclina et disparut cette merveil-
leuse clarté de la philosophie grecque; ce fut dans une immense
flambée de platonisme où les religions de l'Orient jetèrent
l'apport de leurs conceptions pour former ce vaste brasier intel-
lectuel, fait d'autant de fumée que de feu, qui a nom l'Alexan-
drinisme. La philosophie, ou mieux le syncrétisme philosophique
alexandrin est certainement une déformation, une corruption de
l'oeuvre de Platon; on ne peut méconnaître cependant qu'elle
en est le dernier grand triomphe dans le monde antique. Ce
fut comme le délire des esprits, au déclin de la culture grecque,
que cette passion de faux idéalisme, poussée jusqu'à l'extrava-
gance, au mépris de ce que la sagesse hellénique avait produit
de plus raisonnable et de plus vrai.
Toutefois, Aristote était trop robuste et avait exercé une
influence trop prolongée sur la direction des esprits pour céder
longtemps à cet engouement qui avait fait des théories de Platon
les complices du mysticisme, de la théurgie, de la gnose alexan-
drine, Aristote, après Alexandre d'Aphrodisias, continuait à être
étudié et commenté, même dans le milieu néoplatonicien. Plu-
sieurs des grands noms inséparables de l'histoire du péripatétisme
appartiennent à cette direction, tels Porphyre au me siècle, Thé-
mistius au iv°, Philopon et Simplicius au vu" (2). Mais, il faut
le reconnaître aussi, de tels disciples, placés en plein soleil
d'idéalisme, furent exposés à étudier Aristote et à le comprendre

(1) UEBEmvEGS, Grundriss der Geschichte der Philosophie; Bas Altertkum, Berlin, 1886,
p. 236-242.
(2) Ibid.,\>. 236.
POLÉMIQUE AVERRÔÏSTË DE SIGÉR DE BRÀBÀNT ET DE S. TUOMAS 'Jl%

a cetïe lumière; dès lors il n'est pas siïrprenant que la


philosophie du Stagirite soit sortie du monde grec pour entrer
dans la civilisation syrienne et arabe en traînant aux confins de
sa métaphysique des lueurs platoniciennes.
Nous nous contentons de mentionner le passage d'Aristote à
travers la littérature syrienne. Dans révolution de ce milieu, il
joua, comme dans d'autres, le rôle de précepteur. Après l'avoir
reçu des Grecs, traduit et commenté dans leur langue, particu-
lièrement du yi° au ix" siècle, ils passèrent le flambeau qui les
avait éclairés à la société arabe, dès que celle-ci, au sortir de
l'âge de la conquête, commença, sous les Abbassides, à Se livrer
aux choses de l'esprit. L'histoire d'Aristote chëzles Syriens est pàrr
ticulièrement intéressante comme phénomène de translation
d'une culture philosophique d'un milieu dans un autre à raison, du
contact et dé là compénétration de ces milieux. Les Syriens n'ont
rien ajouté, semble-t-il, à Aristote ; mais les Arabes doivent tout
aux Syriens. Ce sont en effet ces derniers qui, non contents d'avoir
traduit dans leur langue les oeuvres principales du péripatétisme,
celles du maître et de ses grands disciples grecs, traduisirent
encore en arabe ces mêmes ouvrages et y revinrent a diverses ;

reprises, même très tard, puisqu'ils recommençaient encore ce


laborieux travail au x* siècle (1). ' '
L'hisjtoire de la philosophie arabe embrasse quatre siècles de
durée. Elle va d'Alkindi à Averroès. Elle est partagée entre
les deux grands centres civilisateurs extrêmes de' l'islamisme :
d'un côté, le bassin du Tigre et de TEuphrate avec Bagdad,
Bâssora et Damas ; de rautre, le midi de l'Espagne avec Sévillé,
Grenade et Cordôùe. Née, et mûrie a l'Orient avec Alkindi
;'(t À^ers; 864), Alfarabi (f 950), Ibn Sina = Avicenne '(f 103Ï) ;

et Algazzali (f. 1141), elle vient s'épanouir et s'achever en Anda-


lousie avec Ibn Bajja ;== Avempàçe (f 1138), ïhn Tofaïl == .-]

(i) Ë. RenaS,, De philosophia peripateticq apud Syrosi Paris. 18b2, et, le résumé du
'même auteur dans Franck, Dictionnaire des Sciences philosophiques, article: Sthjens
(philosophie des); L. Stein, Das erste ' Auftrèien dét•grièchitchen Philosophie tinter deri
Arabern, '.'; dans Àrchiv fur Geschichte der {Philosophie, Berlin, VIII (1894) 330-361 ;
J. Bach; Des Albertus Màgnus Verhâltniss ztidefi Erkenntnisslehre der Grieçhen, Lateiner,
Araber und Judeii, "Wiên, 1886, p. 80* etc. On' trouve dans ces deux derniers auteurs lès
sources, diverses relatives a cette question. — Voy. aussi Forget, la Science; catho-
lique décembre 1894, p. 38, etc..:
.
'':.".; ,'-.."
718 - REVUE THOMISTE

Àbubacer (f4188) et surtout avec ïhn Rôsehd = Àyerrôès


(t 1408).. >i "/- \-:- ^
"':/:.-/ /-;:/^;^;;;;--:;v;'-:J:\;-:''v ;.- ...<. v-f:
L'histoire intellectuelle des Arabes se résuiiië, pour le fond.'
dàus le travail d'absorption dé la philosophie d'Àristôte.AVerfoès
domine et clôt tout le mouvement. C'est lùi^qùi est le comnien-
tateur par'excellence, comme Alexandre d^phrodisiaschez l.és.\
Grecs, et c'est au sortir de ses mains oîi il a reçu une empreinte
assez profonde/ qu'Aristote-'passe dans la société chrétienne du
moyen âge/ La supériorité de l'oeuvre d'Averroès sur celle dés
autres,commentateurs/arabes, la proximité géographique du lieu
©ù elle s'était élaborée, sa juxtaposition chronologique avec là
fin d'Un siècle voué chez les chrétiens à dès luttes passionnées de
dialectique, tout cela contribuait à associer l?.oeuyre; d'Averroès à
celle d'Aristbte. Leur entréeehez les Lattes allait êti;e simultanée
et leur destinée inséparable. Ge n'est pas encore ici le lieu
d'examiner quelle direction lé philosophe de Cordoue avait fait
prendre à la pensée d'Aristote, comment il l'avait modifiée et
complétée; nous retrouverons Avërroès dans son principal dis-
ciple latin du xmB siècle, et nousi ajurons l'occasion, toute natu-
relle ,à ce moment, de comparer Siger de Brabant à Avërroès et
celui-ci à A ristote. '
Ainsi, après un exode de quatorze siècles, ayant traversé lés civi-
lisations grecque^ syrienne et arabe,leStagirite,commeuiipréçep-
teùr illustre dont le succès n'est pas épuisé, venait offrir au monde
latin de faire son éducation scientifique; nous verrons / bientôt
quels gravés: problèmes souleva l'acceptation; de ses sépvices: et ;
quelles difficultés accompagnèrent l'immense profit que l'on tira A
dVses doctrines. ,i. :. : ^
,
'', ;'/•.:.'..'.-/ r/

[Àmmre^\ >:'.-.: ;
Er. P. Mandonnex,;Q./I?.
En 1864, je fus chargé delà station quadragésimale à Bâghères-
de-Bigorre, et j'eus ainsi l'occasion de faire, entre deux prédi-
cations, le pèlerinage de Lourdes.
L'évêque de Tarbes avait, depuis deux ans, rendu son jugement
au sujet des apparitions de là très sainte Vierge, et les fonde-
ments de l'église demandée par Bernadette étaient déjà posés.
Cependant la physionomie primitive des lieux n'avait pas été sen-
siblement modifiée, de sorte qu'il était encore facile de recons-
tituer au vif, pour ainsi dire, Tes scènes émouvantes dont tout le
monde connaît le récit. Lès èàux du Gave, assez hautes en ce
moment, laissaient à peine accès à la grotte, où l'on descendait par
un sentier abrupt ouvert au chevet de l'église en construction.
Ce jour-là (1), un ciel sombre et pluvieux donnait aux roches
Massabielle le même aspect mélancolique et sévère qu'elles
devaient avoir, le 11 février 1858, alors que Bernadette y venait
chercher du bois mort pour son pauvre foyer. Le silence n'était
troublé que par le clapotis des eaux dans les pierres du tor-
rent, et la solitude semblait immense, à deux pas cependant
dès habitations groupées au pied de la citadelle, dont la haute
silhouette s'estompait dans le brouillard. Nous fîmes, mon
compagnon et moij une courte prièrëv au lieu même Où la
voyante avait -fléchi les genoux, et, châsses par la pluie,
nous regagnâmes l'hôtel, en échangeant nos impressions sur
le site et les événements dont il évoquait le souvenir.
Je l'avoue, mes impressions a: moi n'avaient rien d'enthoù-
siaste. J'avais;. assez de
~(ï-"i\\-'•.-'
grottes et de '.-'"'''"
rochers:
. .
vu ,
pour ne trouver
(1) Autant qu'il m'en souvient, c'était le lundi iimars.. x ,;\
.
+. <- s-1 Ji * *
? ? -

J'2Q';-/"-'; '. \:: ..^këvëë thomiste:

à ceux-ci rien de surprenant ni même de nouveau : Je récit


(Je l'apparition ne m'avait pas frappé outre mesure, et d'ailleurs
ce temps détestable m'eût gâté les plus beaux paysages et les
discours les plus émouvants. J'en étais à regretter d'avoir
quitté le presbytère do Bagnères, d'où j'aimais à considérer
la façade éminemment pittoresque de l'église, et les pentes déjà
verdoyantes des montagnes.
Bien que mon compagnon fût un ami intime du curé de
Lourdes, il n'avait pas jugé discret de frappera sa porte avant
le déjeuner, se réservant de le surprendre au dessert : ce que
' nous tentâmes inutilement. M. ' Peyramale « passait à table
comme une ombre », et il était déjà sorti quand nous arri-
vâmes. Le trouver était facile du reste: pour sûr, il devait
être à l'hôpital, où venait d'arriver Ja statue que le sculpteur
Kabish destinait à Ja grotte (1\
Nous Je trouvâmes en effet présidant à l'ouverture de la caisse
.
d'où sortit bientôt la belJe oeuvre connue de tous les pèlerins de
Lourdes. Si préoccupé que fût le bon curé, il nous fit Je
plus cordial accueil, et nous emmena, pour causer plus libre-
ment, dans un petit salon voisin. Je le considérai à loisir, pen-
dant qu'il contiait à son ami ses projets et ses espérances, —
je ne dis pas ses craintes, car je ne me souviens pas qu'il parût
en avoir. C'était bien l'iiomme que M. Henri Lasserre a peint
de main de maître dans sa Notre-Dame de Lourdes (2); J)rusque
et intimidant au .premier abord, mais affectueux et vile sympa-
thique, entraînant, au possible, s'imposant à la fois par l'intel-
ligence et par le cu'ur.
A la demande de voir Bernadette, — alors en traitement à
.
l'hôpital pour une indisposition qui devait bientôt dégénérer en
maladie grave, — il opposa un refus catégorique. — « La jeune
fille était souffrante, et l'en devait craindre de la fatiguer, en
lui demandant un récit au cours duquel elle s'animerait ou
plutôt se passionnerait : et d'ailleurs il ne lui valait rien d'être
ainsi mise en montre, sans autre raison qu'une curiosité dont
la vanité pouvait être ilattée, » etc.
— Il était vraiment éJo-

(l)vElle y fut placée,;le 4 ayril 1864.-\


(2) II.: Lasserre^ Nptre-ffams de Lourdes, liy. :.V, 8.
Y:

A LOURDES ' .''.-72.1:

quënt et ne tarissait pas. Mon compagnon h'essaya;pas d'ârrgtêrle


flot'-;,' mais prenant son temps, il combattit les -bîijeetions de
son a-mi-avec assez de bonheur pour obtenir qu'on nous amenai
Bernadette. ; ; r: y

-— « La voici justement dans la courh » dit M. Péyramale^


en nous la montrant dans une ronde qui tournait sous la, fenêtre.
Un instant après, elle entrait, toute rouge, étonnée de cet appel*
.'et, —;- me sembla-t-il, — disposée à trouver que nous aurions
tout aussi bien fait de la laisser à son amusement favori.
Elle fut accueillie par une douce gronderie sur le danger
de se mettre ainsi en nage, puis invitée à nous ; raconter briè-
vement lés apparitions de MassaM^^^^^^^ Pour ne pas la fatiguer,
nous nous contentâmes de quelques, éclaircissements,, dont;nos
questions déterminaient la nature et la durée : c'était en- réalité
une conversation, où l'enfant montrait Aine grande simplicité,
mais aussi une netteté d'esprit et une discrétion parfaites.
Je l'observais avec une grande attention, ou; plutôt avec une
grande curiosité, cherchant à voir l'âme dans les yeux, comme
l'esprit dans .les paroles. Je ne veux pas dire que je fusse
malveillant; mais j'obéissais à la défiance naturelle nui m'a
toujours, en pareille occunence, mis en garde contre les opinions
faites, aussi bien que contre les premières impressions. Je n'ai
pas la. prétention de m'en rapporter seulement à moi-même;
j'ai le désir très légitime, je crois, de me faire des convictions
personnelles.
Or à mesure que pariait neriiadelle, je me semais envahi
par une émotion douce et forte, qui ne laissait aucune possibilité
de.résistance. Je pourrais dire qu'il sortait d'elle un rayonne-
ment ou un parfum de vérilé qui atteignait jusqu'au plus
profond de moi-môme. Je ressentais les mêmes'impressions
que les premiers confidents des apparitions cl les premiers
témoins des extases (1). Homme M. Kstrade, « j'avais l'irré-
vislible intuition d'un être mystérieux, » que l'enfant voyait
des yeux de l'esprit après l'avoir vu des yeux du corps: on
ne parle pas ainsi des êtres qui ne vous sont pas réellement
présehls. Une indéfinissable grandeur environnait la jeune nar-

(1)11. Lassemu:, Notre-Dame de Lourdes, liv. III, 3.


722 REVUE THOMISTE

ratrice-t avec une nuance de douceur et de gi'âces féminines,


elle semblait un de ces anges que l'Ecriture nous montre révé-
lant aux hommes les secrets de Dieu.
Après trente ans, j'ai encore dans le regard l'irradiation de ce
candide visage, —dans l'oreille le murmure de cette voix, — dans
le coeur la pénétration de cette grâce. Ce n'était ni la beauté, ni
le charme comme on l'entend d'ordinaire : c'étaient l'innocence et
la modestie dans toute leur séduction, avec ce quelque chose d'achevé
qu'elles avaient pris au contact de l'ineffable pureté de Marie.
J'aime à croire que je me fais comprendre, si je suis incapable
d'exprimer ce que j'ai ressenti.
L'entretien fut interrompu par l'avis que la statue de Fabish
venait d'être dressée sur un meuble, dans la pièce voisine, où l'on
nous invitait à la voir. Aussitôt M. Peyramale nous entraîna et
nous mit en face de l'oeuvre du sculpteur lyonnais, l'une des
meilleures qu'il ait signées. Après un assez long examen, il fit
avancer Bernadette qui nous avait suivis et lui demanda ce qu'elle
en pensait.
— « Est-ce bien cela? » dit-il avec une sorte d'inquiétude.
L'enfant joignit les mains comme pour une prièi*e, puis fixa sur
l'image un regard plein de caresses et d'appels. Elle était évi-
demment heureuse de voir enfin reproduits par une main habile
les traits de sa divine interlocutrice, mais avec le désir impatient
d'animer le marbre et de lui donner une vie qui lui manquait.
— « C'est bien cela », murmura-t^elle : puis, après un silence,
et avec un accent de regret, presque de dépit : « Non, ce n'est
pas cela! »
:
Et désormais elle parut absorbée dans une rêverie qu'il nous
eût,coûté de troubler. M. Peyramale exigea cependant qu'elle
reçût notre bénédiction : après quoi elle se retira modestement
comme elle était venue, avec cadoux sourire d'enfant qui retrouve
sa liberté et remercie qu'on la lui rende. La voyante avait fait
place à l'écolière pressée de retotirner à ses jeux.
A LOURDES :7â8"-

II

Le carême s'acheva sans qu'il rne fût donné de revoir Massa-


bielle et Bernadette. Chose étrange ! Bien que le souvenir de mon
pèlerinage me fût resté présent, il ne nie vint pas à la pensée de
recourir à Notre-Dame de Lourdes, dans une maladie grave qui
m'arriva très peu de temps après. J'avais pourtant la foi la plus
vive en l'apparition, et je conseillais volontiers aux autres de
recourir à l'eau miraculeuse, sans y songer pour moi-même. Des
années passèrent, qui n'affaiblirent en rien les premières impres^
sions, mais produisirent un effet contraire à celui qu'on aurait pu
en attendre. Je ne désirais nullement revoir les bords dû Gave;'.—'
d'autant moins que la. piété y multipliait les constructions de
toute nature,:— depuis les couvents de divers ordres jusqu'aux
hôtels et aux comptoirs de dévotion. Il me répugnait de voir
envahis par la foulé et le'•'brait* des lieux où j'avais prié seul ;
j'ai toujours eu des préjugés contre les entassements autour des
";'. lieux consacrés par quelque pieux souvenir. En vrai Breton:$ fils
! des landes et des grèves, j'aime d'être isolé pour parler à Dieu, à
i sa Mère, à ses élus ;; comme le Père sLacordaire avait la honte des
\ larmes, j'ai celle- die mes émotions, et je prête volontiers aux "\
j autres l'état d'âme où je suis malgré tout.
!" De cette singulière disposition d'esprit résultèrent les refus que ;>
j'opposai plusieurs fois à l'invitation dé me joindrë à des amis'':
pour le voyage de Lourdes. Tout réçernment encore, j'avais éludé
les propositions d'un•'"vieil et fidèle compagnon de route, avec A

lequel j'ai couru tous les chemins de rEurope, de Dublin à Cons-


tantinople et de Rome à Berlin.; Jj m'obstinais à craindre une
déception ou, si l'on veut, un froissement, dont je ne voulais à
aucun prix : j'entendais ne pas déflorer le souvenir que j'avais
724 ' ltliVUE THOMISTE

garda do ma visite à la grotte solitaire et de ma rencontre avec


Bernadette.
L'homme propose et Dieu dispose. Une fatigue exceptionnelle
m'imposa le repos absolu, en même temps que des circonstances
imprévues me poussaient à désirer une intervention spéciale de
la divine miséricorde dans mon ministère. L'ami, dont je pu riais
tout à l'heure, snrvinl à point avec une nouvelle invitation, où
je crus voir l'appel de la Très Sainte Vierge, et je me mis en
route, à la fois pressé d'arriver et préoccupé de l'impression que
j'allais ressentir.
Je ne dis rien du voyage à travers l'Auvergne, le Roucrgue cl le
Languedoc, l'un des plus attrayants qui puissent tenter le tou-
riste, et-font regretter l'engouement pour les courses lointaines
de tanl de Français auxquels leur pays est inconnu. Douce terre
de France, la plus variée d'aspects, la plus riche en surprises, la
plus féconde en joies pour l'oeil et pour l'esprit, ne dois-tu pas
gémir de te voir ,ainsi délaissée? Ce ne sont pas, il est vrai, les
plus intelligents de tes fils qui te préfèrent les terres étrangères,
où la routine de la curiosité et du plaisir les entraîne ; mais com-
bien encore, de ceux qui peuvent l'apprécier, se croient obligés à
exaller des beautés bien inférieures aux tiennes, — comme d'autres
se croient tenus à glorifier un génie si fort au-dessous du tien !
Pour moi, qui ai salué, aux quatre vents du ciel, les horizons les
plus célèbres, j'ai toujours eu hâte de revoir les liens et d'ac-
clamer, à leur aspect, la Providence qui te les a richemenl
départis. Mers et montagnes, fleuves et plaines, lacs cl forêts de
la patrie, vous n'avez rien à craindre de la comparaison, cl tout
jeune Français devrait achever son éducation par ce tour de France
que les anciennes corporations imposaient à leurs affiliés. Il est
honteux, comme dit (3ossuet, d'ignorer son pays : ce qui s entend
de sa topographie aussi bien que de sa religion, sa langue et son
histoire.
Ce n'est pas toutefois à ces pensées que mon espril s'arrêtait,
surtout au cours de ce voyage. — d'assez longue durée pour pro-
duire une. réelle lassitude, quand il est fait tout d'une traite,
par la chaleur torride que nous subissions depuis un mois.
L'impatience d'arriver se conçoit.aisément en pareil cas, et. j'avais
hâte de saluer la flèche de la basilique.de Lourdes.
A tOUBDES 72S

Mais, je prie le lecteur de ne s'y pas tromper; cette impatience


était causée par un tout autre motif que la fatigue et la chaleurs
Je me sentais poussé par une force secrète,— qui s'irritait du
retard, pour ainsi dire,.— et se faisait sentir avec d'autant plus
d'intensité que nous nous rapprochions du but. Autant j'avais
mis autrefois peu d'empressement à revoir Lourdes, autant main-
tenant je désirais m'y retrouver, dans la conviction que j'y aurais
occasion de rendre grâces à Dieu pour lés manifestations de sa
miséricorde envers moi et ceux qui me sont chers. Je ne devais
y retrouvez" ni Bernadette, ni Mgr Peyramale, ni le compagnon de
mon premier pèlerinage : les lieux auraient perdu leur charmé pri-
mitif, dans des transformations dont j'appréhendais l'effet sur mon
imagination ; je ne pourrais plus m'y réfugier dans l'isolement
pour prier et méditer à ma guise: tout allait contre mes souvenirs,
mes habitudes, mes préjugés, et pourtant j'aspirais ardemment
a toucher le sol, où je déposerais le fardeau de mes préoccupations,;
où germaient déjà, j'en étais sûr, l'espérance et la paix. Où-'eût'.
dit que la Très Sainte Vierge se vengeait doucement de l'indif-
férence ou, si l'on veut, de la résistance opposée tant de fois
à ses appels : c'est au moins ce que je pensais, tout en accusant
de lenteur le train qui nous emportait à travers les monts d'Au-
vergne et les vallées du Languedoc.
Le 17 septembre, à jleux heures de l'après-midi, nous débar-
quions à Lourdes, et prenions gîte à l'Hôtel d'Angleterre, d'où
nous avions une admirable vue sur là basilique et ses alentours.
A peine avions-nous achevé les ablutions commandées par la
| chaleur et la poussière de la route, que nous fûmes attires aux
|| fenêtres par des chants d'une mâle vigueur, auxquels une fanfare
Il prêtait son éclatant appui. C'était le pèlerinage des Bretons du
»
diocèse de Vannés, au nombre de quatorze cents, ou lés hommes
iformaiènt une respectable minorité, Ce qui nous frappa tout;
d'abord dans ces chants, c'est la justesse et l'ensemble; -—a quoi
les foules n'arrivent guère, chacun de ceux qui les composent :
ayant d'ordinaire son rythme et son timbre particuliers. Ici rien
de discordant ; jeunes filles, toutes blanches sous leurs coiffés
de mousseline et rudes gars bronzes de la côte ou de là mon-
tagne, — artisans, marins, laboureurs, qui chantent au grand
air ou dans les ateliers,-— ménagères de; la ville ou des foyers
REVUE. THOMISTE, '.r— 3e .VNNÈB. 49. '."-..
726 REVUE THOMISTE

rustiques, — tout ce monde recevait l'intonation d'une oreille


sûre et suivait sans broncher l'impulsion de son directeur,
M. l'abbé Le Corre, un maître dans l'art de conduire les choeurs.
Le môme ordre se remarquait dans les mouvements : cette
longue procession se déployait avec une souplesse et une gravité
dignes des antiques théories de l'Egypte ou de l'Ionie.
Un mot, un signe, suffisaient à presser ou retarder la marche,
à rectifier les alignements, à suspendre ou activer les cantiques
et les prières. On le voyait tout de suite, il y avait dans cette
multitude unité parfaite de sentiment et de volonté : d'où la
docilité et aussi Ja paix et la joie qui débordaient visiblement
de toutes ces âmes.
En tête de la procession la lourde croix d'argent, portée par
un de ces fiers adolescents qui ressemblent aux chênes et aux
menhirs de leurs landes, — incapables de fléchir sous un coup
de vent, si violent qu'il paraisse. Puis, d'espace en espace, les
bannières des confréries, des cercles, des écoles; entre, les femmes
qui ouvraient la marche et le groupe des hommes qui suivaient,
— la fanfare, — où se confondaient, dans le mélange le plus
inattendu, les soutanes des prêtres, les frocs des religieux, les
vestes soutachées des Kloarecs et les vulgaires habits bourgeois;
au milieu des hommes, un ancien militaire, à la boutonnière
fleurie d'un ruban cueilli sans doute sur le champ de bataille,
tenait haut et ferme le drapeau de la France, avec le Sacré-Coeur
des guerres vendéennes brillant au centre des trois couleurs :
puis, le directeur du pèlerinage, ses confrères, et toute une foule
qui chantait avec les Bretons :
Nous venons encor
Du pays d'Armor,
Où le sol est dur, où le coeur est fort !
Fiers de notre foi, notre seul trésor,
Nous venons du pays d'Armor.

Beaucoup étaient venus des Alpes, de l'Auvergne, du Quercy,


des campagnes de FArros, un peu de partout (1); mais l'entrain
du cantique breton les enlevait, et mon compagnon lui-même,
parisien dans les moelles, se mit à chanter, comme moi : « JNous
venons du pays d'Armor !»
(1) V. le Journal de Lourdes du 1S septembre 1895.
A LOURDES ' 727

III

Un instant après, nous les retrouvions devant Ja grotte, où se


donnait la bénédiction du Saint-Sacrement, à la suite d'une brève
allocution par l'un des prêtres du pèlerinage. Dans un espace ré-
servé au milieu de l'assistance, de nombreux malades avaient
été transportés. Parmi eux un jeune paralytique à la physionomie
douce, résignée et parfois illuminée d'une confiance surnaturelle,
quand le prédicateur rappelait le souvenir des grâces obtenues en
ce lieu. Près de lui une petite paysanne, à visage de madone, pâle,
frêle comme un roseau, qui regardait, de ses grands yeux creusés
par la fièvre, la place de l'apparition. Puis une malheureuse fille,
évidemment de bonne maison, convulsée par la maladie, à peine
consciente des angoisses de sa mère qui priait à ses côtés. D'autres
encore, de tout âge et de toute condition, graves et calmes par
habitude, mais laissant voir, dans leurs regards, l'ardente sup-
plication contenue sur leurs lèvres par le respect de la parole de
Dieu.
La bénédiction donnée, l'assistance se forma en cortège, pour
reconduire à la basilique du Rosaire le Très Saint-Sacrement,
I
porté par un des chapelains. Les malades furent amenés, par un
chemin plus court, au bas du perron qu'allait monter le divin
Maître, pour lui présenter, au passage, une requête plus person-
nelle et plus pressante. C'est un spectacle qu'il est impossible
d'oublier, et qui met des larmes dans les yeux au seul souvenir
de ce qu'on a vu : tous ceux qui l'ont pu voir en rendront témoi-
gnage.
La vaste place, que ferment les deux rampes d'accès à la basi-
lique supérieure, s'était peu à peu remplie de pèlerins, au milieu
desquels la procession s'avançait lentement, au chant des litanies.
Au moment où le Saint-Sacrement atteignit l'extrémité de la
longue file des malades rangés sur son passage, la marche fut
B
728 REVUE THOMISTE

suspendue et tout le monde s'agenouilla, pendant que l'officiant


s'approchait du premier infirme, sur la tête duquel il posa le pied
de l'ostensoir. Le silence se fit, aussi profond que les chants
avaient été vibrants : on eût pu entendre respirer ou plutôt hale-
ter les poitrines. Alors s'éleva, grave et lente, la voix d'un prêtre,
qui priait au nom de tous :
« — Jésus, fils de David, ayez pitié de nous ! »
Et la foule répétait d'un accent pénétré : « Jésus, fils de David,
ayezpilié de nous ! »
— « Seigneur, celui que vous aimez est malade ! »
— « Seigneur, vous êtes la résurrection et la vie »!

— « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir » !

— « Seigneur, dites un mot, et votre serviteur sera sauvé ! >>

A chaque invocation, la voix de la foule faisait écho, el l'on


sentait que l'âme de tous était dans leur prière, avec une foi
pleine d'humilité et d'espérance. Les indifférents eux-mêmes,
ceux qui étaient venus en curieux, peut-être en sceptiques et en
railleurs,— on en montrait quelques-uns tout près de moi, —
gagnés par une irrésistible émotion, se tenaient respectueusement
attentifs, comme à l'approche d'une puissance mystérieuse. Il
serait inexact de dire qu'on attendait un miracle, bien qu'il fût
dans le désir de tous; mais il semblait naturel de l'attendre, et
presque douloureux de le voir retardé. Vraiment ces humbles
suppliants voulaient faire violence au Dieu qui a dit : « Demandez
et vous recevrez : frappez et on vous ouvrira, » — et devant son
retard, ils se rappelaient la parole de l'Apôtre : « Il ne se fera plus
beaucoup attendre, Celui qui doit venir (1). »
Quel prodige eût réussi à émouvoir plus profondément les
âmes sincères que celui de cet abandon à la volonté divine ? —
« La semaine
dernière, me disait M. le comte de B..., les mi-
racles sortaient.de terre à chaque pas ; cette semaine, la sainte
Vierge semble ne vouloir pas en accorder ! » La semaine précé-
dente, c'était.sifêstVrai, l'octave de la Nativité, et il était naturel
que Notre-Dàmè:s'y montrât généreuse; mais n'était-ce pas une
grâce magnifique que celle dont elle gratifiait ces malades et leurs
amis? Aucun ne doutait de la puissance de Marie: de leur gué-

(1) Ilebr. x, 37
A LOUCDES 729

rison, qu'ils souhaitaient ardemment, ils remettaient le moment


et la mesure à la miséricorde divine, dont quelques-uns disaient
naïvement qu'elle les attendait là-bas au seuil de leur demeure.
De plusieurs j'ai recueilli personnellement les impressions : ma
sympathie les touchait, plus que mes encouragements ne leur
semblaient utiles, parce que chez tous persistait le même tran-
quille espoir.
Quand le divin Maître eut franchi le seuil de sa demeure, la
foule se dispersa dans tous les sens : la plupart reprirent le che-
min de la grotte pour y continuer leurs prières, tandis que d'au-
tres, assis aux alentours, sous les grands arbres qui suivent le
Cours du Gave, prenaient leur modeste repas ou goûtaient la
fraîcheur du soir. Rien de pittoresque et de ravissant à la fois
«tomme le spectacle de ces humbles, venus de loin, peut-être à
pied, à travers les sentiers des montagnes, les pères avec leurs
enfants sur l'épaule, les mères portant les cliétives provisions de
la route, se disposant à passer, couchés sur la terre ou sur les
dalles, la nuit qui s'annonçait tiède et lumineuse. A la gravité des
plus âgés faisaient contraste la gaieté douce des jeunes et la
turbulence des tout petits. Rien de contraint ni de tendu ; tout
le monde était à l'aise, en famille autour de la mère commune,
avec une évidente disposition de bienveillance et même de
familiarité pour les voisins, ignorés la veille et devenus amis par
le fait de la rencontre en ce lieu.
J'ai encore dans les yeux mainte image charmante, qui sem-
blait venir en droite ligne du Moyen Age, comme une illustration
de ces légendes dont je voyais reprendre la suite, après une si
;
longue interruption, en dépit du rationalisme contemporain.
', Combien je regrette de n'avoir pas le pinceau des enlumineurs
:
gothiques pour mettre aux marges de mon récit toute une série de
figures naïves, mais bien vivantes, qui associeraient le lecteur à
la joie de mes souvenirs. N'en déplaise aux artistes qui ont prêté
leur concours à M. Lasserre, pour son édition illustrée de Notre-
Dame de Lourdes, le travail reste à faire, et je voudrais le voir
fait par quelque Dagnan ou quelque Breton, après une assidue
fréquentation des bords du Gave. La tâche a de quoi les tenter.

Un spectacle d'un tout autre genre nous fut offert après le cou-
730 KEVUE ÏBOMISTE

cher du soleil, par une délicieuse soirée, toute parfumée des brises
venues des montagnes, et transparente à l'égal des nuits orien-
tales, grâce aux étoiles dont le scintillement illuminait le ciel.
Nous avions rencontré, au pied d'une des rampes qui montent à
la terrasse du Rosaire, le supérieur des missionnaires de l'Imma-
culée-Conception (1), un homme charmant, dans la compagnie
duquel les heures passent vite. Tout en causant avec lui, nous
avions monté la pente et gagné la première plate-forme, d'où le
regard s'étend jusqu'à l'extrémité de la grande avenue. A ce
moment, tout était noyé dans l'ombre, à l'exception delà statue
de la sainte Vierge et de la croix dite des Bretons, qui marquent
le commencement et le milieu de cette magnifique promenade, et
qu'on a continué d'illuminer pendant les pèlerinages. Cependant
du côté de la grotte une vive lueur, reflétée dans les eaux du Gave
et sur les façades de l'autre rive, décelait la présence d'un groupe
nombreux au lieu de l'apparition.
L'horloge sonna huit heures. Au dernier coup, une voix mâle
entonna YAve maris Stella, que des milliers de voix continuèrent
avec un élan d'ineffable piété, pendant que la procession'sc dérou-
lait comme un serpent de feu, ondulant au gré des accidents du
terrain. Nous en suivions la marche à travers les hautes arcades
de la rampe dont les massifs piliers, coupant d'ombre la ligne
lumineuse, l'égrenaient en un rosaire de constellations. Puis la
tète de colonne déborda sur la place, la traversa lentement et finit
par s'engager sur la montée qui venait à nous.
A mesure que s'élevait la lumière, la haute flèche se dessinait
plus nettement, comme une apparition dont le pied semblait à
peine toucher le sol, tandis que son front se perdait dans le ciel.
C'était d'un effet magique ; on eût dit que le saint édifice s'animait
et qu'une voix allait en sortir pour répondre à l'appel des pèlerins.
Est-ce la chapelle bénie?
Fleur de marbre ouvrant à nos yeux
Sa corolle que le génie
Fit monter, un jour, vers les cieux? (2)
Sans doute ici les admirateurs de Zola verraient un peu d'hallu-
cination. J'avoue n'en avoir cure, et fermer encore les yeux pour
(1) Le T. R. P. Fournou.
(2) Manuel des pèlerins bretons, cantique II, p, 8.
iphï§$ï

A LOURDES 7.31

retrouver la vision mystérieuse. D'ailleurs je n'étais pas le seul


à ressentir cette impression, et l'un de mes compagnons la tra-
duisait, en me disant à voix basse : « Regardez donc! Ne semblc-
t-il pas que Notre-Dame plane au-dessus de nous, entre la basi-
lique et les étoiles » — À quoi j'eusse répondu volontiers :
« Silence! 11 ne lui convient peut-être pas d'être ainsi reconnue ! »
ri
I#
Cependant la procession, continuant sa marche lente et rythmée,
passait devant nous, dans l'atmosphère lumineuse que lui fai-
saient les flambeaux, et je voyais se succéder les types et les cos- H
tumes de mon pays, comme dans une revue organisée à plaisir.
C'était bien la Bretagne chantée par Brizeux, fidèle aux croyances m
et aux nïoeurs des ancêtres, défendue contre l'envahissement de
l'esprit moderne par la droiture de son jugement et la simplicité m
de ses goûts. Ce même spectacle devait m'être offert encore, le |M
lendemain et le surlendemain, sans épuiser le charme dont l'en-
traînement était irrésistible, comme il paraissait par l'empresse-
M
ment de tous à se joindre au cortège, à former la haie sur son
passage et à le suivre dans un pittoresque désordre, où se confon-
foi
daient les nationalités et les langues. ici
Peu à peu la terrasse rentrait dans l'obscurité et le silence,
pendant que la place devant la basilique du Rosaire se remplis-
sait de bruit et de lumière : la foule se massait au bas du perron, % 11*
dominée par les croix, les bannières et les drapeaux, attendant le
signal qu'allait donner le directeur du pèlerinage. Du lieu où nous
étions placés, nous avions devant nous un véritable lac de feu,
m
I

,
dont la brise agitait doucement la surface, et dans lequel venait
se perdre, d'instant en instant, quelque filet de clarté glissant
au long des escarpements voisins. Les yeux éblouis par cette
h
/lin1

; splendeur, nous entendîmes, comme dans un rêve, éclater le chant


du Credo. Rien ne peut rendre l'effet de ces cris de foi montant M,
vers nous dans un magnifique unisson, où se fondaient toutes }}h
les nuances de la voix humaine et toutes les émotions de l'âme
aspirant vers Dieu. » — « Que c'est beau ! » — dit près de
nous un prélat étranger, et vraiment il n'y avait pas d'autre mot
qui pût rendre l'impression générale. C'était beau à ravir les plus
insensibles, beau comme toute manifestation spontanée du \m
patriotisme et de l'amour.
#4M

%
m
732 BEVUE THOMISTE

IV

S'il m'eût été possible d'emporter de Lourdes un plus doux


souvenir, je le devrais aux derniers moments de ce pèlerinage
chrétien, auquel j'avais déjà tant de grâces à rendre. Au cours de
la dernière procession, j'avais salué, sur la plate-forme de la basi-
lique, Mgr l'évêque de Vannes, qui m'avait vivement pressé
d'adresser quelques paroles à mes compatriotes de son diocèse.
L'offre était séduisante et, bien que venu pour écouter seulement,
je me laissai persuader. 11 me semblait que je devais payer
aussi ma dette à la Reine de ces lieux, puisque j'étais venu lui
demander une faveur dont elle avait daigné me faire la pro-
messe.
Je m'explique.
Le lendemain de mon arrivée, je célébrai la messe dans la
basilique du Rosaire, à l'autel consacré au mystère de la Présen-
tation. Avant d'y monter, j'avais demandé à Marie de présenter
elle-même à son divin Fils la requête dont je désirais si vivement
l'acceptation, et pendant toute la durée du saint sacrifice, il me
parut qu'elle sollicitait avec moi : de telle sorte que mon espé-
rance allait grandissant, pour s'épanouir dans la persuasion que
j'étais exaucé. Au moment de quitter l'autel, mes yeux s'arrê-
tèrent sur l'inscription gravée dans l'arc de la voûte, comme un
mémorial du mystère : « Nunc dimiitis servum tuum, Domine,
secundum verbum tuum in pace : Maintenant, Seigneur, suivant
votre promesse, vous laisserez aller en paix votre serviteur. »
J'eus la Certitude que ma prière avait déjà obtenu son effet, et que
Tàvenir m'apporterait la plénitude de la joie demandée. Pouvais-
je donc m'en aller, sans avoir témoigné ma reconnaissance à ma
céleste avocate, en la louant publiquement, devant ce peuple
composé de mes frères dans la foi chrétienne et dans la tradition
des aïeux? J'aurais cru manquer au devoir le plus sacré et le plus
doux, si je n'avais déposé aux pieds de Marié le seul hommage
qui fût permis à ma misère. Aussi ne fut-il pas difficile à l'évêque
de me décider.
Le vendredi, 20 septembre, à neuf heures du matin, je montai
A LOURDES: H33

donc dans la chaire de la grotte. Une foule immense se pressait


dans tout l'espace, qui va du lieu de l'apparition au rivage du
Gave, s'étendant à droite et à gauche, aussi loin que le regard
pouvait porter: J'y retrouvais les miens d'abord; je veux dire mes
compatriotes de Bretagne, et autour d'eux ceux qui les avaient
assistés, depuis cinq jours, de leur sympathie et de leur charité :
gens des bords de l'Âdour, du Tarn, de la Duranee,;— des mon- ,
tagnes espagnoles et des plaines lombardes, — des rivages de
TOeéan, de la Méditerrannée et de l'Adriatique, C'était un admi-
rable auditoire et quels accents il eût inspirés à l'un des grands
prêcheurs du moyen âge, saint, Bernard et saint Vincent Ferrier!
« Mais où sont les neiges d'antan ? » Ces auditoires, il est vrai, sont
de bonne composition. Ils prêtent volontiers au prédicateur leur
propre flamme et leur désir d'être émus : aussi peut-on leur * >)

plaire et même les servir bien plus facilement qu'il ne serait * i ri

possible en des assemblées dé gens froids et raffinés, — la pire


espèce d'auditeurs, parce qu'ils sont tout d'abord en défiance contre
Ms séductions et. les entraînements. Quoi qu'il en soit, j'ai gardé
de ce moment un souvenir, qui égale tout au moins celui dés '
jours: les plus heureux de ma: carrière apostolique. Rarement je
me suis trouvé en communication plus prompte, plus intime,
plus continue, avec ceux qui m'écoutaient. Nous étions de même
race, de même foi, de mêmes habitudes : nous avions-été
:
amenés à Lourdes par la même pensée : nous espérions eh
rapporter les mêmes consolations, après y avoir murmiirë la
même'prière : nous adressions le même adieu à Celle que- nous
avions choisie pour intermédiaire, avec la même crainte de rie
plus revoir ces lieux pleins de sa miséricorde et de sa gloire. Nos
âmes vibraient donc à l'unisson; nia voix disait ce1 qui était
au fond de tous les coeurs, et j'en suis sur, le disait avec assez
de justesse, C'esi au moins ce que |e crûs lire sur les visages
bien avant que Mgr de Yannes daignât le dire avec une bienveil- '
lariçe à laquelle tous semblaient-participer. Si je me suis trompé,
je prie qu'on me le pardonne,, mais en pensant combien en
pareilles conditions, il était façilé/de se tromper.
Après la bénédiGtion de révêque, le salut du Très Saint-
.
Sacrement termina les exercices de pèlerinage, et la foule eut vite
abandonné la place, chacun s'occupant des préparatifs du départ;
734 REVUE THOMISTE

Les uns allaient une dernière fois boire et se laver à la fontaine


miraculeuse : les autres avaient à dire une dernière prière à la
basilique : d'autres encore s'empressaient de compléter l'achat des
souvenirs qu'ils avaient promis de' rapporter au pays. Les envi-
rons du sanctuaire offraient l'aspect d'une fourmilière, où les
allants et venants se croisaient dans tous les sens, se perdant,
s'appclant, se retrouvant pour se perdre encore, dans une sorte
de recueillement singulier qui dominait l'agitation et empêchait
le tumulte. Peu à peu les familles se groupaient, les paroisses
reprenaient corps, la sélection se faisait entre les Bretons et les
étrangers, — ceux-ci refluant vers la grotte, ceux-là prenant le
chemin de la gare où les attendait le train qui devait les rapa-
trier.
Mon compagnon et moi, nous avions suivi le cours du Gave,
sous les grands arbres qui bordent le pied de la montagne et font
une magnifique avenue aux prairies de la rive gauche du fleuve.
De là nous pouvions apercevoir, au delà du courant, des pâturages
et du chemin de fer, les diverses communautés qui sont venues
s'établir en vue du sanctuaire, mais assez à l'écart pour rester
dans le silence et la paix : les Soeurs grises avec leurs orphelines ;
les Carmélites, dont la gracieuse chapelle attire tout d'abord les
regards : les Dominicaines, plus retirées encore, dans une sorte
de hameau, où se groupent les oeuvres dont elles ont la charge.
Puis des chalets, des villas, môme des palais, perdus dans la ver-
dure, et à l'horizon, une flèche aiguë montant dans le ciel,
comme pour y porter une prière et y prendre une bénédiction.
Je n'avais plus rien dans l'esprit de mes anciens préjugés. Je
trouvais tout naturel que l'on fût venuvse grouper ainsi autour
de la grotte, sur les deux rives du Gave, et qu'on eût peuplé cette
solitude où je me plaisais jadis à ne rencontrer que Bernadette.
Au-dessus des pentes que nous allions gravir, par le joli chemin
des Lacets, d'autres couvents, d'autre villas, d'autres palais me
semblaient à leur place. La basilique était le centre justifié d'une
ville où rien d'inconvenant ne se montrait à mon gré, puisque
rien ne s'y rencontrait qui fît souvenir des passions sottes et
basses qui troublent ailleurs la tête ou le coeur de l'homme.
Partout aux alentours, on priait, on travaillait, on se reposait
dans la pensée de Dieu et de sa Mère. Seul, le chemin de fer rap-
A LOURDES 735

pelait un peu les trafics humains ; encore avait-il l'avantage de


rendre plus facile l'accès du lieu saint, et je lui pardonnais sans
effort de traîner aux plaisirs des gens capables de s'arrêter un
instant, à Massabielle, pour en saluer la Reine immaculée.
11 n'y avait pas jusqu'aux malencontreuses boutiques d'objets
de piété que je ne fusse prôs d'amnistier. En somme, elles ne
sont pas assez voisines du sanctuaire pour en déparer la beauté,
et personne ne peut raisonnablement prétendre à priver les
pèlerins du plaisir qu'ils trouvent à s'approvisionner dans ces
humbles entrepôts. De ma fenêtre, à l'hôtel, je me recréais à
voir mes chères petites Bretonnes voleter, comme des abeilles,
d'éventaire en éventaire, pour y butiner chapelets, médailles,
statuettes, dont elles augmentaient le nombre à plaisir. De
combien d'amis elles évoquaient ainsi l'image ? La soeur ainée
ou le petit frère, le père ou l'aïeule, le jw-oro's resté au labour
ou parti pour l'armée, la bonne soeur de l'école ou même M. le
Recteur, — à qui les douces filles prouveraient ainsi qu'elles
avaient pensé à eux. Faut-il l'avouer? J'ai fini par faire comme
elles — et rempli mon sac de ces mille riens pieux, rendus
précieux par l'amitié qui les apporte à l'amitié qui les conserve.
La Fontaine a bien raison :
Les délicats sont malheureux :
Rien ne saurait les satisfaire.
Et je ris maintenant d'avoir été du nombre des délicats,
quand je songe à la triste compagnie que je m'étais donnée,
— chrétiens plus ou moins intelligents, lecteurs des romans
naturalistes, et profonds adeptes de la libre-pensée. Que l'Apôtre
a donc raison de recommander la mesure, même dans la sa-
gesse : Sapere adsobrietatem!
Tout en échangeant ces impressions, nous remontions vers
le chemin qui passe entre la basilique et la maison des mis-
sionnaires, et nous prenions celui qui monte vers le calvaire
dressé au sommet du mont des Espelugues.
De nombreux pèlerins suivaient la même route, en faisant
le chemin de la croix. La chaleur était lourde et la pente est
bien raide : cependant les femmes, les jeunes filles et les petits
enfants, suivaient bravement les hommes dans cette montée
fatigante, et récitaient d'une voix ferme les prières accoutumées.
..,......, ___^_^.^ ,

:
736 -
REVUE THOMISTE

Après la dernière station, au pied de la grande croix qui domine


la montagne, tous s'assirent pour respirer le bon air et jouir
du spectacle incomparable qui, attend là-haut ceux dont la
piété ou la curiosité n'a pas eu peur de l'ascension. Au nord,
sous nos pieds, la basilique et le Gave : à l'est, la ville
dominée par.son vieux château ; à l'ouest, le torrent qui dispa-
raît dans des gorges de plus en plus étroites ; au midi, la grande
ehame des Pyrénées, dont les pics argentés se montrent dans
l'intervalle des dentelures verdoyantes ou rocheuses. Sur nos
têtes, le ciel d'un bleu sans tache, avec le rayonnement du
soleil attiédi par les brises qui glissent, a travers les mon-
tagnes, sur les lacs et les ruisseaux, s'imprégnant de fraîcheur
parfumée au contact des neiges et des prairies en fleurs. D'en
bas montait le bourdonnement des chants et des prières mêlé
au gazouillement du torrent dans les cailloux : de tous côtés
arrivaient ces mille bruits de la nature, voix mystérieuses où
l'on cherche à reconnaître la voix de l'Infini. Dans la vapeur
ardente dont le soleil couronnait les crêtes, se mouvaient des
silhouettes tour à tour grandioses et charmantes, — humbles
formes revêtues pour un instant de la majesté et du charme
de Dieu. Toute une fantasmagorie surnaturelle nous environnait,
et le besoin venait de crier aux échos son enthousiasme et sa
reconnaissance. De tels instants sont vraiment divins, trop
rares et trop rapides aussi, — pour qui sait les comprendre et
les savourer !

La ville n'a pas changé d'aspect depuis le jour où je la vis


pour la première fois, à cela près qu'elle a été mise en com-
munication, par une large voie, avec les nouvelles constructions
de la rive gauche du Gave et les annexes de la basilique. On
y a cependant construit un marché de vastes proportions, près-
i";* ; - • ~> ; ' '7^ rv ^.-^r,_-,-TO__,

A LOURDES 737

que en face d'un palais de justice de dimensions lilliputiennes :


ce qui tendrait li prouver qu'on y fait un grand commerce et
que les délits y sont fort rares. Quant à J'église, elle est iou-
jours aussi petite et aussi pauvre qu'au temps de Bernadette.
Le bon curé Peyramale avait rêvé de la remplacer par une
véritable cathédrale, dont les premières assises semblent déjà
des ruines et dont la crypte garde le tombeau désolé du fon-
dateur. Rien de navrant comme ce spectacle, et je n'arrive
pas à comprendre que le coeur des pèlerins ne bondisse pas
à la vue de cetle misère inexplicable. Sans doute on objecte
des difficultés de diverse nature ; mais, parmi ceux qui visitent
ces débris d'une grande et noble entreprise, il y en a plus d'un
capable de diminuer sinon de supprimer les obstacles. Espé-
rons que la main toute-puissante du fils de Marie s'étendra
un jour sur ces pierres et leur rendra le mouvement si brus-
quement arrêté. Ce sera pour tous les habitants de Lourdes,
trop pauvres pour remplir le dessein de M. Peyramale, un beau
jour, que celui où ils verront la basilique du Gave sourire, par-
dessus les peupliers de la vallée, à l'église de la cité.
Ce peuple de Lourdes est vraiment bon, et les détestables
influences qui en ont gâté tant d'autres n'ont, pas eu de prise
sur lui, en dépit des efforts les plus violents et les plus obstinés.
Le rêve de la libre-pensée était d'y fonder une Loge, avec la
mission avouée de mettre à néant l'oeuvre de l'apparition.
L'essai tenté a piteusement échoué, — si piteusement qu'il est
impossible d'en parler, à Lourdes, sans amener le sourire sur
toutes les lèvres; el, suivant toute apparence, il en sera de
môme de toutes les tentatives du même genre. Cependant rien
ne manquait pour réussir : on avait de l'argent, l'appui du pou-
voir, le zèle de tous les adeptes, cette opinion publique dont
certaine presse mène si grand bruit, et l'inertie ou l'indiffé-
rence des innombrables conservateurs qui semblent faits pour
assister aux funérailles do tout ce qu'ils représentent.
Le doux pays de France entendit dénoncer, à la tribune du
Parlement, le scandale de ces foules accourant à Massabielle, con-
duites par des évêques et priant pour le salut de la patrie et de
l'Église! M. Thicrs lui-môme dut répondre, en assurant ces
apeurés que « les pèlerinages ne sont plus dans nos moeurs».
738 ltEVUlî THOMISTE

Pour dérouter les manoeuvres de l'obscurantisme clérical, il suf-


firait d'allumer, à Lourdes même, le flambeau de la science et de
la liberté maçonniques. Hélas! pleurez, fils et filles de la Veuve!
Comme la lampe des vierges folles, celle du temple ouvert à
Vorient de Lourdes s'éteignit tout à coup, sans qu'on ait jamais
retrouvé la trace de ceux qui devaient l'entretenir, La superstition
est restée triomphante pour longtemps encore, à en juger par
l'obstination des peuples à venir, des quatre coins de la terre, à la
grotte de Massabielle, pour un de ces pèlerinages « qui ne sont
plus dans nos moeurs ». Durant la semaine qui précéda notre
voyage, les pèlerins de la Hongrie avaient prié aux côtés des
pèlerins de la Belgique, de l'Irlande, —de ceux de Marseille, de
Reims, de Saint-Etienne, de Quimper et de Belley. L'évêque de
Corke officiait pontificalemenl ; l'évêque de Luçon prêchait ;
le vicaire apostolique de Zanzibar marchait, en procession, entre
le prélat magyar Joseph Gselko et l'évêque hollandais de Curaçao.
L'abbé Cartuyvels y haranguait les AVallons et les Flamands, —
dans le même temps que les Bretons de Quimper écoutaient louer
la sainte Vierge dans le rude langage des Celtes.
Le même spectacle nous était réservé. Les pèlerins de !a Haute-
Italie, sous la conduite de l'évêque de Grosseto, s'y rencontraient
avec ceux de Vannes, de Rodez, de Versailles, accompagnés de
leurs évêques. Le cardinal Bourret y prononçait un éloquent
discours ; des religieux de divers ordres y remplaçaient, dans la
chaire, des prêtres de tout pays et de tout rang. L'amiral Mathieu,
M. Ollé-Laprune, le colonel de Crisenoy, M. l'abbé Bielle, mon-
signor Tedeschi, l'avocat belge Reikens, le comte de Kreusnach,
et cent autres personnages s'y trouvaient confondus, dans une foule
de plusieurs milliers de suppliants obscurs, tous animés de la
même foi en la puissance de Marie sur le coeur de son Fils.
Et cette foi, je prie de le remarquer, ne tient pas à ce qu'on
appelle l'hallucination du* mrracle plus ou moins fréquent et plus
ou moins constaté. Pendant toute cette dernière semaine, il ne
s'est point produit de fait que l'on pût à tort ou à raison qualifier
de miraculeux. Une seule fois, l'ardent désir, qu'avait une pauvre
mère d'obtenir la guérison de son enfant, donna prétexte à une
joie vite dissipée : l'examen médical coupa court à cette per^-
suasion trop facile à comprendre, mais aussi trop facile à dissiper;
A LOURDES 739

Cependant personne, même parmi les malades, ne doutait de la


miséricordieuse puissance de la Vierge Immaculée : il n'y avait
pas déception pour eux à ne pas être guéris, parce qu'ils s'aban-
donnaient au bon plaisir de la Providence, avec une foi si
simple et si calme, qu'il était absolument impossible de les traiter
à'hallucinés. La semaine précédente, il y avait eu de nombreuses
guérisons, examinées avec le plus grand soin et dûment cons-
tatées, — quelques-unes même d'un caractère exceptionnel, —
dont on parlait avec une joie tranquille et sans rien qui sentît
l'exaltation pour les uns ni le découragement pour les autres. Ils
savent, autant qu'ils le croient, Dieu maître absolu de la vie et de
la mort, de la santé et de la maladie : ils savent, et croient de
même, l'ascendant de Marie sur son coeur et la force de la prière
sur le coeur de Marie ; il n'y a rien là, n'en déplaise à M. Zola et à
ses lecteurs, qui ne soit parfaitement rationnel, qui donne
plus de vigueur et de tranquillité à l'àme, qui exclue davantage
l'idée des imaginations et des sensations nervosées. Il suffit d'avoir
passé quelques jours.à Lourdes, avec un esprit droit et libre de
préjugés, pour emporter la conviction absolument contraire à celle
que prétendent imposer les écrivains de la libre-pensée, et l'on se
demande tristement s'ils méritent plus de mépris ou de pitié. Le
mieux est encore de répéter la parole du Christ mourant : « Par-
donnez-leur, parce qu'ils ne savent ce qu'ils font. »
Ils ne le savent vraiment pas, en dépit des leçons que Dieu leur
donne en développant sans cesse les pèlerinages, et en paralysant
jusqu'au ridicule leurs efforts contre la croyance à l'apparition.
Comme des enfants entêtés, ils reviennent à la charge et à la
déroute, réduits souvent à ces mesquins outrages, dont quelque
goujat essaie de troubler les manifestations de la foi à la grotte
ou à la basilique. Une police exacte, il est vrai, surveille et ré-
prime au besoin les agissements de ces perturbateurs : mais il
suffit à leur joie d'êtreun sujet d'inquiétude, — à leur gloire
d'avoir apeuré quelque pauvre femme, — à leur canonisation
parmi les leurs d'avoir été poliment mais énergiquement remis à
leur place. Ils ne sont pas difficiles à contenter, comme on le voit,
et il n'y a pas lieu de s'en préoccuper outre mesure. On raconte
que, le jour où Pie IX rentra dans Rome, ramené par les armes
françaises, quelques insulteurs élevèrent la voix, au passage de
fiï'%

740 BEVUE THOMISTE

la voiture pontificale. Des officiers de l'escorte portèrent instincti-


vement la main à leur épée : mais le général Oudinot les arrêta
d'un mot : « Laissez, dit-il: ce n'est qu'une affaire de cravache. »
Je n'ai du reste constaté rien de déplaisant, pendant mon séjour,
et j'en ai rapporté un bonheur sans mélange. Ne pouvant retarder
mon départ, je quittai Lourdes, le samedi soir, 21 septembre, en
compagnie de deux aimables serviteurs des malades, qui avaient
terminé leur période de service, M. le comte de B... gentilhomme
poitevin, et l'un de ses amis, jeune Belge de bonne maison et
d'éducation parfaite. Tout en parcourant, au déclin du jour, ces
admirables défilés des Pyrénées,nous repassions ensemble nos sou-
venirs de pèlerinage, et le même regret achevait nos confidences :
celui de partir, quand il eût été si bon de rester encore. C'est là
en effet le sentiment qui est au fond de tous les coeurs français
et catholiques, à la fin de ces jours heureux entre tous, passés à
l'ombre du sanctuaire bâti par les mains d'une petite bergère,
sur l'ordre de la Reine des cieux. Pour s'en consoler, il faut penser
qu'on laisse derrière soi d'autres coeurs animés du môme amour
pour la France et pour l'Église, grâce auxquels la prière ne cesse
jamais, devant l'image de Celle que nous appelons en même temps
la patronne de l'Église et la Reine de la patrie.
Je confie ces notes à la bienveillance du lecteur. Elles n'ont rien
de saillant ni même de nouveau, mais elles lui agréeront peut-être
par leur simplicité et leur accent de conviction. Si par bonheur
elles plaisent à quelqu'un, si — mieux encore — elles lui font un
peu de bien,—je prie cet ami inconnu de me recommandera
Notre Dame de Lourdes, en disant, pour nous deux, un « Ave
Maria ».

Fr. Marie-Joseph Ollivier,


des Frères Prêcheurs,
ÉTUDES SUR LA THÉORIE TÉTRAÉDRIQUE (1)

III
LIMITE DE I.'ÉCRASEMENT UTHOSPHÉIUQUE.

Nous arrivons au point le plus délicat de nos éludes, à ce qui est


peut-être le noeud de la question et, en tout cas, à ce qui a été jus-
(1) Depuis la publication de notre premier article, M. Charles Laliemand, ingénieur
en chef des mines, a eu l'amabilité de nous signaler une note sur l'origine probable des
tremblements de terre, qu'il a fait insérer dans les Comptes rendus de l'Académie des
Sciences, tome Cil, p. 71S (séance du 22 mars 188G), et dans laquelle il dit avoir pré-
senté la première justification mathématique du système tétraédrique. On y trouve, en
effet, la phrase suivante : « Cette hypothèse (l'hypothèse télraédrique de L. Green) est
justifiée, à mon avis, par ce fait que, de tous les solides réguliers, le tétraèdre est celui
qui embrasse le plus petit volume sous une surface donnée et qui, par conséquent, impose
à I ecorce le minimum de contraction ». Et M. Laliemand ajoute, en note, qu'il a obtenu
une vérification expérimentale de ce principe en faisant progressivement le vide dans des
ballons de caoutchouc. Puis vient un résumé de la théorie de Green, suivi de quelques
- considérations à l'aide desquelles M. Laliemand établit que : « les tremblements de terre,
comme les volcans, ne seraient qu'un phénomène secondaire, révélateur du travail inces-
sant qui se produit dans l'intérieur de l'écorce. C'est à peu près exact, et à condition de
dire que le phénomène sismique est, non pas la conséquence ou l'indice, mais le proces-
sus du phénomène orogénique, dont le volcanisme lui, est la conséquence, on a un principe
qui, à l'heure actuelle, est un des fondements de la géoiogie mécanique, mais qui n'était
! pas [nouveau en 1886 (V. le Traité de Géologie deM. de Lapparent, éd. de 1885,p. 541);
| Ce principe est d'ailleurs tout à fait indépendant du système tétraédrique ou de toute
autre théorie morphologique du mémo genre. Quant à l'argument mathématique en faveur
:
du S3'stème tétraédrique, tout le monde savait (V. Lapparent, op. cit., p. 1459), et nous le
reconnaissons bien volontiers, que M. Laliemand avait énoncé ou en tout cas appliqué le
premier à la forme de la Terré la propriété en question du tétraèdre. On nous accordera
cependant que cette application avait besoin d'être précisée, ne fût-ce que pour montrer
1

le fondement qu'elle trouve dans l'histoire astronomique et géologique de la Terre et des


planètes en général : ou pour éviter de paraître intervertir les termes du problème en
considérant comme donnée la surface de la lithosphère, qui est précisément la variable,
tandis que la donnée, à chaque instant, est le volume du noyau ; ou encore, pour ne pas
parler de contraction de la lithosphère, puisque cette contraction, fonction du refroidis-
sement, ne pourrait être enrayée, à supposer qu'elle dure encore, que par le maintien
de la forme sphérique qui donne le minimum de surface rayonnante, tandis que ce dont
il s'agit, le 2>lisseinent de l'écorce, est un phénomène à tous points de vue différent.
M. Laliemand voudra bien nous pardonner ces remarques, faites
sans aucune aigreur et
destinées exclusivement aux lecteurs.
REVUE THOMISTE. — 3e ANNEE.
— 50.
742 REVUE THOMISTE

qu'ici la pierre d'achoppement de toutes les tentatives faites pour


appliquer à la recherche de la forme des astres les méthodes de la
mécanique. Ce n'est pas sans un sentiment de gène que nous nous
aventurons sur un terrain où tout ce qui devra nous servir de bases
n'est guère, encore que conjectures. Les spécialistes nous compren-
dront, et peut- être. pardonneront-ils notre témérité quand nous
aurons déclaré, selon la formule de l'Ecole, que « ce qui va suivre
est présenté sous toutes réserves».
Nous avons prouvé que la loi générale de l'affaissement centripète
des lithosphères sidérales est nécessairement la tendance vers la forme
tétraédrique, et nous avons insisté sur ce mot : la tendance. Or, le
principe ci-dessus a été méconnu par ceux qui croient devoir ban-
nir de la géologie l'induction mathématique; il a été nié par ceux
qui, en admettant la base, se sont laissé arrêter à la première ob-
jection que semblait y opposer la réalité des faits. La Terre, disent-
ils, en effet, et généralement toutes les planètes, se composent,
depuis l'établissement des conditions que nous avons appelées tel-
luriques, de deux parties : le noyau central et la lithosphère. La
lithosphère est solide, rigide par définition. Le noyau, au contraire,
est plastique, nécessairement. Il Fa toujours été et le sera toujours,
que cette plasticité lui vienne d'un état de fluidité ignée, comme ce
dut être le cas aux premiers âges de la planète, comme c'est en-
core le cas aujourd'hui pour la Terre, — selon le plus grand nombre
des géologues, —- ou qu'elle provienne seulement, pour le noyau
entièrement solidifié, de l'énorme surcharge des couches plus exté-
rieures, on vertu du phénomène de la plasticité latente dont nous
avons déjà parlé. Or, cette masse centrale, incontestablement plas-
tique, ne cesse pas d'être soumise à l'influence de la force centri-
fuge développée par la rotation diurne. La cause qui lui a donné sa
forme sphéroïdale subsiste pour la lui conserver, elle n'en peut pas
prendre d'autre, pas même la forme tétraédrique. Sans doute, la
lithosphère, enveloppe rigide et homogène dans son ensemble,
s'affaissant d'un mouvement centripète général en luttant pour
conserver sa superficie, doit tendre vers la forme tétraédrique, c'est
mathématiquement certain. Mais qu'est-ce que la lithosphère
comparée au noyau? Une pellicule dont l'épaisseur a été fixée pour
la Terre au 1/600 du rayon de l'astre! Et remarquez, ajoutent-ils,
que vous n'avez aucun intérêt à forcer ce chiffre ou à le supposer
LA FORME DE LA TERRK 743

plus grand dans les autres astres, puisqu'en vertu de votre


principe même et des bases de votre calcul, tout ce que vous gagne-
riez en épaisseur serait d'avance perdu pour la rigidité. Entre les
tendances opposées du noyau et de son enveloppe, il n'y a donc pas
à hésiter : c'est à la grande masse à faire loi; or, elle veut rester
sphéroïdale, donc l'astre gardera cette forme. Tant pis pour la
lithosphère et les nécessités mécaniques de son écrasement. Elle ne
peut se maintenir qu'en a flottant» sur le noyau, elle est donc bien
forcée d'accepter la forme de son support ; d'ailleurs, c'est ce que
l'observation montre: les aslres ne sont-ils pas sphériquesou à peu
près?
Telle est l'objection. Elle paraît formidable au premier abord,
et cependant elle est vide quand on y regarde de près. Sans doute,
il y a antagonisme entre les tendances du noyau et de la litho-
sphère; mais, en mécanique, les « minorités », si faibles soient-
elles, ont toujours voix au chapitre : elles sont écoutées propor-
tionnellement à leur importance. Les tendances opposées, étant
également nécessaires, ne sauraient disparaître; elles se concilient
par l'intervention d'une limite imposée à la réalisation de chacune
d'elles. C'est ce qui arrive ici : le noyau central, étant une masse
plastique, prend, sous l'influence do la rotation, une forme ellip-
soïdale qu'il tend à conserver tant que dure le mouvement qui l'a
produite. La lithosphère, constituée comme nous l'avons dit et
s'écrasant sous l'empire des nécessités mécaniques que nous avons
définies, tend vers la forme tétraédrique, et cette tendance se des-
sine de plus en plus nettement à mesure que progresse, avec la
contraction du support, l'appel centripète qui la sollicite. Mais la
« forme d'écrasement » prise par la lithosphère doit s'appliquer
exactement sur le noyau : cette application rigoureuse est le but
''

unique de l'écrasement. Dès lors, cette forme ne peut différer de


celle du noyau que d'une quantité extrêmement petite, correspon-
dant à la faculté très limitée que la lithosphère possède de « tenir
au vide ». Elle doit rester constamment très voisine du sphéroïde.
Et nous voilà en possession d'un principe conciliatoire de la plus
grande importance : La déformation tétraédrique de la lithosphère
est une nécessité mécanique, donc elle est réelle ; mais, d'autre part,
elle doit rester toujours trèsfaible, tropfaible, en particulier, pour se
faire sentir dans la forme générale de Vastre.
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REVUE THOMISTE

Ici une remarque est nécessaire. Nous venons de dire que la


figure d'écrasement de la lithosphère devra rester constamment
très voisine du sphéroïde. La première idée qui se présente pour
réaliser celle condition, c'est d'attribuer à la lithosphère écrasée
une forme polyédrique dérivée du tétraèdre, mais d'un degré élevé
de symétrie, c'est-à-dire possédant un nombre de faces assez grand
pour se rapprocher à volonté de Ja sphère dont elle proviendrait
par écrasement. Dans une forme de ce genre, les progrès de la
contraction du noyau, amenant un affaissement centripète de plus
en plus prononcé, auraient pour résultat Vappauvrissement de la
symétrie cristallographique : c'ost-à dire que le nombre des faces
du solide dérivé irait en diminuant sans cesse, ce solide tendant
de plus en plus vers sa forme fondamentale, le tétraèdre simple,
sans jamais l'atteindre cependant, ainsi que nous venons de le
prouver. Ce serait l'application en sens inverse du procédé cris-
tallographie ue de dérivation combiné avec la méthode des limites,
mais l'hétérogénéilé de la lithosphère, dès qu'on cesse de la
prendre dans son ensemble, rend impossible l'emploi de cette
méthode. Nous l'avons dit. il serait contraire aux indications de
la mécanique d'installer à la surface des globes planétaires un
réseau tétraédrique riche en éléments de symétrie, c'est-à-dire
possédant un grand nombre de mailles, de cercles et de noeuds :
or c'est à cela que reviendrait le procédé que nous venons
d'indiquer.
Selon nous, les choses doivent se passer tout, autrement : Dès
que la lithosphère est constituée à Ja surface d'un globe plané-
taire, l'écrasement tétraédrique s'y dessine, c'est-à-dire que la
tendance à la déformation polyédrique, résultant, pour l'ensemble
de l'écorce, de l'accord qui s'établit entre la somme des sollici-
tations centripètes qu'éprouvent toutes ses particules pesantes et
l'inertie totale de sa masse, accord aboutissant au principe de la
moindre action, que cette tendance polyédrique, disons-nous, se
localise et se concentre d'emblée dans les régions du globe où
passent les six grands cercles dont l'ensemble constitue le réseau
tétraédrique. Il est évident que ce système de six cercles peut
à priori être placé sur le globe d'une infinité de manières. La
position qu'il aura en réalité dépendra de la répartition originelle
et subséquente dés sollicitations centripètes, de la répartition dans
LA FORME lili; LA TERRE 745

l'écorce de la faculté de tenir au vide, et enfin des influences


astronomiques. Tous ces éléments étant impossibles à déterminer
d'avance, ce sera affaire d'observation géologique de découvrir
sur le globe la trace du réseau.
Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, de leur position, ces six cercles
deviennent les charnières autour desquelles se produisent les
flexions très faibles qui ont pour résultat un commencement de
rotation centripète des portions de la lithosphère destinées à
devenir les faces du solide tétraédique, à supposer qu'il puisse
jamais être atteint. Les lignes de charnières figurent naturel-
lement les arêtes de ce solide idéal (1).
Ces flexions rapprochent du centre du globe les régions des*-
tinées à former lés faces Au polyèdre lithosphérique; la courbure de
ces faces doit diminuer un peu, chacun de leurs arcs doit tendre
vers sa corde. Ces faces se trouvent donc trop grandes pour leur
nouvelle position et se voient forcées de diminuer leur ampleur
excessive par le seul moyen qui soit en leur pouvoir : le plis-
sement. Et voilà, interprétée dans le système tétraédrique qui ne
fait que l'amener d'une manière un peu différente, l'origine de
Yeffort plissant horizontal, cette notion positivement acquise à la
géologie expérimentale et qu'Ëlie de Beaumont appelait la ten-
dance naturelle au ridement.
Mais si le but mécanique est atteint, le ridement ayant permis
à la lilhosphère de ne point quitter le noyau fuyant, d'autre part
le principe de la moindre action est sauf: grâce à la symétrie
générale tétraédrique qui l'a régie, la déformation par plissement
; a été réduite au minimum possible. Inutile de répéter que cette
dernière condition n'est réalisée.que par le tétraèdre.
Tels sont, dans notre système, les grands traits d'une crise
orogénique. On sait que des crises de ce genre se répètent, à des
intervalles plus ou moins longs, tantôt dans une région du globe,
tantôt dans une autre. La période planétaire de l'existence d'un
astre, delà formation de sa lilhosphère au refroidissement com-
plet de son noyau, est donc remplie par une série rkapsodique de
travaux et de repos alternatifs. Jl peut même arriver que, pendant

la suite de cette étude, nous établirons les caractères géologiques que doi-
(1) Dans
vent posséder ces arêtes et, cela fait, nous chercherons à les découvrir à la surface de
notre globe et de quelques planètes.
746 KEVUË THOMISTE

un certain temps ou dans certaines régions, l'activité orogénique


ne fasse que diminuer entre les crises, sans cesser complètement.
Dans ces cas-là, le phénomène orogénique devient continu; c'est à
peine s'il est possible d'y distinguer des périodes de maxima et de
minima.
La formation et l'accentuation progressive (à chaque crise) des
lignes de flexion dont nous venons de parler et qui figurent les
arêtes du tétraèdre, constituent toute la déformation tétraédrique
de la lithosphère. Les dislocations secondaires qui se produisent à
l'intérieur des faces triangulaires ainsi déterminées et qui forment
les chaînes de montagnes, les aires d'effondrement, les failles
stériles, filonniennes ou volcaniques, ne sont plus soumises à la
symétrie tétraédrique, parce qu'elles affectent des portions de la
lithosphère assez limitées pour que l'influence de l'hétérogénéité
lithologique y prévale sur la tendance à la régularité géométrique.
Malgré cpla, il ne faudrait pas croire que ces dislocations secon-
daires, pas plus que celles du troisième ordre, qui constituent les
déformations intimes des roches, se produisent au hasard. Le
mode de leur production comme toutes les particularités qu'elles
revêtent sont régies par les nécessités mécaniques qui dérivent, en
chaque point, de la constitution intime du milieu rocheux et de la
répartition locale des efforts. Ces nécessités sont des lois méca-
niques absolues pour les conditions où elles prennent naissance.
Ce sont des applications, infiniment variées mais toujours rigou-
reuses, des principes delà résistance des matériaux et de la méca-
nique moléculaire. Seulement, elles sont extrêmement com-
pliquées et ce n'est que dans un petit nombre de cas simples que
nous parvenons à les analyser.
Il importe néanmoins que nous soyons persuadés de cette vérité
qu'un peu de réflexion rend évidente : Le hasard n'est qu'un mol
et ce mot doit être banni du langage scientifique. Tous les phéno-
mènes du monde physique sont régis par des lois inexorables qui
portent le caractère de la nécessité mathématique. Ces lois existent,
elles sont précises et toujours obéies. Alors même que nous ne
parvenons que rarement, à les découvrir, nous n'avons pas le droit
de douter de leur existence qui est philosophiquement indiscu-
table. La géologie mécanique, en particulier, est par excellence le
domaine de la fatalité au sens philosophiquementjuste de ce mot :
\ - - " T", ~T~" ~~r~ " - * '

LA FORME DE LA TEHKE 747

Si un phénomène sa produit, c'est que, étant donné les circons-


tances, il ne peut pas ne pas se produire. S'il se produit de telle
façon plutôt que de toute autre, c'est que le mode choisi est le
seul possible dans les conditions présentes. Or, la raison dernière
de ces nécessités qui font loi étant un principe de mécanique
appliquée, c'est-à-dire, en fin de compte, un rapport mathéma-
tique, la tendance directrice de la géologie mécanique doit être la
tendance mathématique.
Nous répudions- donc hautement cette espèce de quiétisme que
plusieurs géologues affectent et nous ne saurions nous associer
à leur manière de penser lorsque, ayant constaté un certain
nombre de faits, ils croient faire acte de sagesse en renonçant
spontanément à la recherche des causes. Ils oublient que cons-
tater n'est pas comprendre et que la science a été définie, il y a
longtemps : cognitio per prineipia.
Mais revenons au point capital de notre étude. Nous avons
établi d'une manière générale que la déformation tétraédrique des
lithosphères sidérales devait rester toujours très faible, à cause de
la masse interne qui, dans chaque astre, oppose à la tendance
polyédrique de la lithosphère la tendance des corps plastiques
tournants vers la figure sphéroïdale. Posons-nous maintenant la
question suivante : Que faudrait-il pour que la déformation tétraé-
drique pût acquérir dans un astre une valeur un peu considérable;
devenir sensible dans la forme générale de celui-ci ; ou même pour que,
dans sa contraction progressive, cet astre pût arriver à la forme par-
faite du tétraèdre simple ?
La réponse n'est pas difficile à donner : Ilfaudrait pour cela que
l'astre en question ne contint pas, dans son intérieur, la masse plas-
tique dont nous avons reconnufhifluence perturbatrice. En d'autres
termes, il faudrait : 1° que le noyau central de cet astre fût réduit,
par les progrès de sa consolidation superficielle, à un volume
assez petit pour que la force centrifuge de rotation ne pût y
développer que des réactions incapables d'entraver efficacement la
tendance polyédrique de l'écorce, c'est-à-dire qu'il faudrait que
l'astre fût en grande partie solidifié; — 2" il faudrait, en outre,
que la pression des couches extérieures ne pût restituer à aucune
portion de l'écorce de l'astre, sous forme de plasticité latente, la
758 > ' REVUE THOMISTE

mobilité moléculaire dont là solidification l'aurait privée ; autre-


ment cette portion de l'écorce s'ajouterait au noyau.
Cherchons si, et dans quelle mesure, ces conditions sont réa-
lisées dans les astres, en commençant par la Terre:
Quant à lapremière condition, d'abord, il n'en est pas question
puisque les considérations géothermiques nous ont conduit à ne
donner à l'écorce, en épaisseur, que 1/75 du rayon total (1). D'ail-
leurs, nous le répétons, les discussions sur l'épaisseur de la litho-
sphère, en partant de ce point de vue, sont absolument oiseuses,
attendu qu'on ne sait pour ainsi dire rien de ce qu'il faudrait
savoir pour asseoir les calculs. Ceci étant vrai pour la Terre,
quelle n'est pas notre ignorance au sujet des autres astres? Nous
laisserons donc cet ordre d'idées complètement de côté pour nous
attacher uniquement à la seconde condition qui, nous le savons
déjà, permet de se passer complètement de la première et, à
défaut de la certitude absolue dès qu'il s'agit d'astres autres que la
Terre, a du moins l'avantage de se prêter à un essai de cal-
cul.
Nous avons dit que la hauteur de charge minimale sous
laquelle toutes les roches connues prennent l'état de plasticité
latente est de 40.000 mètres. Nous en avons conclu que l'épaisseur
delà lithosphère, c'est-à-dire de l'enveloppe rigide qui entoure
notre globe, ne saurait dépasser 10.000 mètres, soit 1/600 du rayon
total. iLa masse plastique dont l'influence entrave l'écrasement
polyédrique de la lithosphère est donc 599 fois plus épaisse que
cette dernière. L'écorce « flotte » à sa surface et en outre, très
probablement, elle est « collée ' » par une zone de consistances
intermédiaires, car il fautadmetlre une transition insensible entre

(t) Nous avons dit précédemment qu'il n'y ava.it pas lieu de s'arrêter aux systèmes
qui équivalent à admettre la solidité intégrale de notre planète. Remarquons seulement
que la Terre: ou un astre quelconque, peut et même doit arrivera la solidification com-
plète avant d'atteindre au refroidissement complet. Une fois solide, cet astre continuera
donc à se refroidir et, parlant, à se contracter. Il y a même des corps où la contraction
est plus rapide après la solidificationqu'avant. La lithosphère, depuis longtemps refroidie
et devenue incapable de contraction, devra donc continuer à se rider, même après la
solidification du noyau central. Or, la tendance à réduire au minimum le travail de
déformation ne pouvant être abolie, la symétrie tétraédrique qui y satisfait ne cessera de
régir l'ensemble du phénomène. On voit donc que les théories qui veulent une litho-
sphère très épaisse, ou môme la solidité complète du globe, n'infirment aucunement le
système tétraédrique.
LA FORME DE LA ÏERRE 749

la rigidité superficielle et la plasticité complète qui règne à 10.000


mètres de profondeur. Dans ces conditions, il est évident que
l'écrasement polyédrique ne pourra jamais prévaloir sur la
tendance à la sphéroïdalité ni, par conséquent, devenir sensible
dans la forme générale de la planète. Pour que cela pût arriver, il
faudrait que la masse plastique intérieure ne dépassât point ce
que nous appellerons « des proportions inoffensives », c'est-à-dire
des 'proportions telles que la force centrifuge de rotation ne pût y
développer que des réactions incapables d'entraver efficacement la
tendance polyédrique de l'écorce. Quelles sont donc ces « proportions
inoffensives »?
Posé ainsi dans toute sa généralité, le problème ne paraît pas
d'une solution facile; nous nous en occupons, mais en attendant
faisons ce qu'on fait souvent en mathématiques : commençons par
examiner un cas particulier de la question, cas extrême qui nous
donnera l'une des limites de la solution générale. JNous allons
chercher à annuler cotnplètement la masse plastique interne. Pour
cela, il suffit qu'ira aucun point de la masse de l'astre, la hauteur de
charge ne soit suffisante pour produire la plasticité latente. Cet effet
se produisant sur notre globe pour une hauteur de charge mini-
male de 10.000 mètres, il faudrait que le rayon de la Terre fût
inférieur à ce chiffre, son diamètre inférieur à 20.000 mètres. C'est
là, évidemment, comme nous l'avons annoncé, la limite inférieure
des dimensions admissibles. Avec ce chiffre-là, le noyau plastique
disparaît entièrement, mais, en réalité, il n'est pas nécessaire
d'aller si loin pour obtenir nos « proportions inoffensives ». En effet,
le diamètre équatorial de la Terre étant de 42.755.000 mètres, ou,
en chiffre rond, de 12 millions de mètres, notre globe serait
600 fois trop grand pour que la déformation polyédrique pût jamais
se faire sentir dans sa forme générale. En réalité, nous le répé^
tons, l'excès n'atteint pas cette valeur, car la méthode de
recherche que nous suivons provisoirement nous fait demander
des astres plus petits que de raison. Peu importe, d'ailleurs :
qu'on admette, en partant des conditions de plasticité, une pelli-
cule rigide d'une épaisseur égale à 1/600 du rayon total, ou, en se
basant sur les considérations géothermiques, une écorce solide
formant 1/75 de ce rayon, il est évident que l'influence pertur-
batrice de la masse interne reste prépondérante.
, ^
_*_ , . . ^_^__^__ ^ ^-^- /:r- (/,

750 REVUE THOMISTE

Voilà une première raison pour laquelle la déformation tétraé-


drique est assujettie, comme nous l'avons dit, à une limite qui
l'empêche de se faire sentir dans la forme générale de la Terre ;
de modifier sensiblement la figure arrondie que la géodésie a
reconnue à notre globe, au moins dans ses traits généraux; de
changer quoi que ce soit à l'image circulaire qut celui-ci projette
sur son satellite, dans les éclipses de lune. Dès lors, les objec-
tions faites à la théorie télraédrique au nom des faits qui pré-
cèdent perdent toute valeur. Ils ne prouvent pas que la figure de
la Terre ne soit pas régie par la tendance vers la forme télraé-
drique ; ils prouvent seulement ce que nous venons d'établir /
priori, h savoir : que la déformation tétraédrique de notre planète
est limitée à une valeur trop faible pour influencer sa forme
générale. Il y a une seconde cause de limite qui nous occupera
plus tard ; pour le moment, poursuivons l'étude de la première
dans les autres crosses planètes de notre système.
On peut, dans cette recherche, suivre deux méthodes. La pre-
mière consiste à assimiler les autres planètes à la Terre à tout
point de vue et, comme conséquence, ù prendre pour diamètre
maximal, supprimant la plasticité interne et permettant une dé-
formation polyédrique sensible, la valeur qui convient à la Terre,
soit 20.000 mètres. Parlant de là, et se rappelant que le diamètre
équalorial vaut :

Dans le Soleil 1.385.300 kilomètres


Dans Jupiter 140.970 —
Dans Saturne 122.1S0 —
Dans Uranus 52.850 —
Dans Neptune 48.500 —

Dans la Terre 12.755 —


Dans Yénus - 12.648 —
Dans Mars 6.739 —
Dans Mercure 4.786 —
Dans la Lune 3.484 —

on est conduit, en ne perdant pas de vue que ce qu'on cherche


est une limite inférieure, à établir le rapport de ces nombres au
_-„ _ .^ -, j^-—-^

LA FORME DE LA TERRE 731

diamètre maximal de 20.000 mètres. Or, pour le plus petit de ces


astres, la Lune, ce rapport vaut :
3.484.000m
20.000™ ~ \ 74 ' 2
c'est-à-dire que le diamètre de notre satellite est encore 174 fois
trop grand pour que toute plasticité soit rendue impossible à son
intérieur, ou encore que, s'il était 174 fois plus petit, la défor-
mation polyédrique y trouverait les conditions les plus favorables.
En effet, la plasticité y serait tout à fait annulée, puisqu'elle ne
commence qu'avec un rayon de 10.000 métrés; d'autre part, il
n'y a aucun intérêt à diminuer encore le rayon de l'astre, car on
perdrait de la masse et par conséquent on affaiblirait d'autant
l'attraction centripète qui détermine l'écrasement lithosphérique.
Ce rapport 174,2 exprime donc à la fois le maximum des exigences
posées à notre satellite par la déformation polyédrique et les
conditions les plus favorables pour la réalisation de cette dernière.
Il en serait évidemment de môme pour les autres planètes, sauf
que le rapport irait croissant en remontant notre tableau- Dès
lors, poussant toujours nos exigences à l'extrême, comme nous
sommes convenus de le faire provisoirement, nous voyons que la
Lune, et à plus forte raison les planètes, sont beaucoup trop
grandes pour que la déformation polyédrique puisse y prendre
une valeur quelque peu considérable. Il en est de ces astres
comme de notre Terre : la déformation tétraédrique y est, pour
les mêmes raisons, mécaniquement nécessaire, mais elle est
limitée à une valeur très faible qui l'empêche de se faire sentir
dans la forme générale de l'astre. Voilà pourquoi, à la distance où
nous sommes d'eux, ces corps nous apparaissent comme parfai-
tement spbériques ou ellipsoïdaux. L'objection tirée des « ana-
logies astronomiques » est donc écartée : De ce que les autres
planètes nous présentent une figure arrondie, il suit que leur
forme générale est spbéroïdale. Mais cela n'empêche pas que la
loi générale de la déformation de leurs lithosphères ne soit la ten-
dance vers la forme tétraédrique. Cela prouve seulement que cette
tendance s'exerce dans la faible mesure que nous lui avons
assignée.
(A. suivre.)
R. DE GlIiARD,
Professeur à l'Ecole Polytechnique Suisse.
LES PETITES ÉCOLES POÉTIQUES CONTEMPORAINES

L'histoire des petites écoles poétiques qui fourmillent depuis vingt-


cinq ans est toute pleine d'imprévu et d'intérêt. Si l'on songe au point de
départ de ce mouvement poétique, on est stupéfait du but vers lequel il
est maintenant évident qu'il doit aboutir. L'ordre y semble naître de
l'extrême désordre, et la sagesse, de la folie. Et comme celle'curieuse
évolution n'a été à aucun moment ni délibérée ni voulue par les cervelles
sans réflexion des jeunes poètes qui la font et ne la comprennent pas, on
peut y voir un bel exemple de la Force du Bien.

LE POINT J)I! DÉPART

Il n'y a pas vingt ans la poésie paraissait morte. Un jeune critique d'a-
venir terminait un livre sur Nos poètes par un récit humoristique de
Théodore de Banville chez son barbier. Théodore de Banville jsrie le
barbier de lui couper les cheveux, et, consciencieux, l'homme de l'art s'y
refuse:.» Ce n'est, pas la peine, Monsieur* dans un quart d'heure il n'y en
aura jilus. » M. Jules Tellier, l'auteur de Nos poètes, voyait bien encore
quelques j>oètes, lui aussi, mais il était persuadé que dans un quart
d'heure il n'y en aurait plus.
En effet, ceux qui l'étaient déjà se réj3élaient et ainsi ils se continuaient;
mais il n'en venait pas de nouveaux. C'est que toutes les forces vives
de la jeunesse lettrée allaient ailleurs, elles allaient au roman et au réa-
lisme.
Quand le bon jeune homme qui avait des ambitions littéraires venait à
Paris, il y trouvait une jiuissantc école : elle lui offrait les trois choses
dont il avait besoin : une théorie de l'art, des maîtres impérieux et une
forte camaraderie. Avec cela on n'a pas à penser, on n'a pas à se con-
duire, et l'on est sûr de faire du bruit. Le bon jeune homme frappait donc
à cette porte, et voici par quelles paroles on l'accueillait:
i^^j „
\
^
• i-^^ -,>/!.,.•'/ * *l •-
^TnfHTT-p™

LES PETITES ÉCOLES POÉTIQUES CONTEMPORAINES 753

« Nous sommes l'a et l'a) de la littérature. On nous qualifie de réalistes,


et M. Brunetière nous prouve que nous ne le sommes pas (1). Effective-
ment il vaudrait mieux nous appeler Medanisles du nom de Modem, petit
^
village où soi-disant nous nous réunissons le soir pour écrire des nou-
velles. Nous sommes un état-major sans général. Zola croit l'être ; il ne
l'est pas. Il va devant, il porte un panache et il fait du bruit ; c'est notre
tambour-major. Tout le monde sait aujourd'hui — excepté lui — qu'il
n'est pas un réaliste comme nous ; il n'est qu'un romantique à l'imagina-
tion forte et un peu sale. Garde-toi de le prendre pour modèle. Ecoute
seulement nos conseils.
Tu rêves d'une oeuvre géniale : n'hésite pas entre la jioésie lyrique ou
dramatique, la critique ou l'histoire. Finis, les temps de Victor Hugo et
de Michelet. Fais un roman. Mais apprends les préceptes du genre.
Ne te trompes pas d'abord pour le choix de ton sujet. Zola te sera là un
bon maître : fais le contraire de ce qu'il a fait.
A-t-il trouvé l'action et l'intrigue de son roman? Immédiatement il
s'élève du sujet tout particulier au sujet le plus général, du détail à l'eii-
seuible. Toi, garde-t'en bien. Pour Zola un cabaret borgne devient l'alcoo-
lisme ; un financier véreux, c'est l'argent; un mauvais ménage d'ouvriers
mineurs, c'est la mine ; et ainsi du reste. Prends le contre-pied de cette
méthode ; Quand tu verras une masse de faits ou d'individus capables de
vivre dans une puissante synthèse, tu en dégageras une toute petite anec-
dote, une seule, et s'il est possible, un peu abjecte. Si par exemple tu
t'arrêtes à nos désastres de 1871 n'y vois pas un monde et n'écris pas la
,
Débâcle. Non ; tu consacreras ton talent et ton roman à un seul soldat, et
la seule question à laquelle tu intéresseras ce seul soldat, ce sera une
question de cabinet d'aisances. Dès le premier jour ton héros se troublera
de ne pouvoir satisfaire à certaines basses nécessités avec la décence et le
confortable habituel, et tu arrêteras ta narration et ses angoisses, quand
il aura enfin retrouvé les planches cirées d'un water-closet bourgeois (1).
Ton sujet ainsi avili sera maigre, il faut le nourrir et le garnir. Mais ne
l'inquiète pas. Pour trouver les péripéties, tu n'as besoin ni d'imagination
ni de philosophie. Es-tu capable de dénombrer les pavés et de remarquer
les couleurs des devantures, alfiches ou enseignes dans les rues où passera
ton héros ? Oui? Tu es sauvé. Cela remplira les 400 pages de ton roman.
Tu auras replacé tes personnages dans leur milieu. D'autres t'auraient dit
que le milieu c'est cette influence obscure et synthétique qui émane des
ensembles vastes, des collectivités et non ces plats détails, ces unités

(1) Cf. Brunetikehe, le lioman naturaliste.


(1) Cf. les Soiréea de Medan.
754 " KEVUE TIIOMISTIi
.

mesquines qu'on ne saisit que par une analyse et une observation de


désoeuvré. Ceux qui l'auraient ainsi parlé sont des romantiques. Nous ne
connaissons, nous, que la Documentation, semblable en son genre à la
mémoire d'un petit idiot, qui se rappelle une syllabe, la couleur d'un
caillou, le cri d'un oison.
Il ne te reste maintenant j>lus que le principal : le style. Le style, c'est
l'homme, a dit Buffon ;pour nous, le style c'est l'absence d'homme. Tu n'as
à dire que des choses concrètes et petites. Dis-les avec le mol le plus pré-
cis, le i^lus technique, le plus impersonnel qui soit. Dis ce qui est : ne te
contente pas des à peu près. Ton talent éclatera dans la minutie avec la-
quelle lu rendras exactement la plus imperceptible nuance. Comme la
langue courante est un peu grossière et assez pauvre, elle rend les choses
en gros. Enrichis-la donc de tous les mots qui te seront nécessaires ; de-
mande-les aux anciens auteurs, emprunte l'argot des métiers ; invente
s'il le faut, et ne te lasse pas, bon mosaïste, de feuilleter les répertoires
de mots. Le génie, c'est la longue 2>atience du dictionnaire. »
Voilà quelles leçons donna l'école réaliste. Et ainsi elle enseignait un
parfait objectivisme, mais un objectivisme condamné aux plus abjectes
réalités. Les jeunes gens subirent cette servitude mortifiante. Ils travail-
laient avec conscience, les pauvres « termites » (].). À tous l'air et la
lumière manquaient; quelques-uns d'un tempérament meilleur s'évadèrent
du côté du théâtre; et le « Théâtre-Libre » les sauva. Les autres n'ayant
pas trouvé cette sortie étaient en train peu à'peu de s'asphyxier 'comme
de misérables gens qui ont bouché les fentes des jjorles et des fenêtres et
qui ont allumé un réchaud de charbon. C'est alors que des gamins passant,
cassèrent leurs vitres mornes. Et, ivre de ce réveil, toute la jeunesse
réaliste se jeta du côté opposé. Epouvantée de l'étouflement qu'elle avait
failli subir, elle se rua avec une frénésie facile à comprendre vers le grand
air; du roman, elle passa à la poésie, du réel au rêve, du précis à l'im-
précis, du monde extérieur à la sensation pure, de l'être au non-être : elle
passa de la sottise à la folie (2).
(1) Voir le curieux roman de J.-H. Ros.nï' : le Termite. Le termite c'est le romancier
réaliste, fidèle aux principes de l'école, studieux, consciencieux, ennuyeux et ennuyé.
L'auteur l'oppose au romancier de talent qui s'est dégagé des formules pour peindrela
vie, à la manière de Zola. Le termite est un roman à clef, mais la clef n'est pas diffi-
cile à trouver.
(2) On peut dire qu'en un sens la seule école poétique qui semblât alors avoir quelque
vitalité, l'école parnassienne, est une sorte d'annexé de réalisme. Le Parnassien comme
le réaliste, s'attache à décrire, à décrire exactement, et avec l'impersonnalité la plus
absolue. Le Parnasse est comme le réalisme, lVcole de la description et l'école de l'objet-
L'objet diffère, et c'est sans doute une différence capitale, mais l'art est le même. Un
fait significatif démontre cet avoisinement du Parnasse et des réalistes. Flaubert dans
Bouvard et Pécuchet est le premier des réalistes, et ce même Flaubert est encore et
•evecla même supériorité le premier des Parnassiens dans Sahnambô.
"' ' "" -, v il >l- ~^~^ -~^~,-^—-^-~—_-T-_-^_-^^_

LES PETITES ÉCOLES POÉTIQUES CONTEMPORAINES 755

II

LA DECADENCE. PIIEMIEHE EPOQUE DE LA POESIE CONTEMPOKAINE

G'étaienl; en effet de purs gamins, ces Adoré FUrwpette, qui les pre-
miers cassèrent les vitres du réalisme; et leur petit livre qui était une
parodie, les « Déliquescences », fut la première révélation de la Décadence
au grand public. On ne sut ' d'abord si l'on devait ou non le prendre
au sérieux; mais quand on eut ]3ercé le joyeux mystère de sa naissance,
les vrais décadents, ceux qui ne plaisantaient pas, en avaient profité pour
se faire connaître. Le chef de la décadence sortant de l'ombre dont n'avaient
pu le tirer le zèle de ses amis et la publicité des petites revues, étant
signalé à la grande notoriété par Jules Lemaitre, le voilà célèbre, le
voilà illustre, ce fut fait en un clin d'oeil. Il y a dix ans, à part les initiés,
qui donc connaissait Verlaine ? et qui ne le connaît aujourd'hui.
D'où vient cette gloire, subite, cet engouement qui fait qu'aujourd'hui les
petits rhétoriciens eux-mêmes rêvent de Verlaine comme leurs aînés
rêvaient de Musset, et qu'ils commettent des vers amorphes et soi-disant
décadents avec une extrême fécondité ? La cause en est justement que
par ses oeuvres, ses théories, et tous ses disciples, Verlaine répondait
uniquement mais entièrement aux aspirations brutalement refoulées par
le triomphe du réalisme.
Verlaine reçut dans sa jeunesse la forte éducation poétique du Parnasse,
et ainsi s'explique sa science de la versification. Plus tard, dans un genre
sentimental et tendre, il écrivit des vers distingués qu'on croirait de
Goppée (1), Coppée le seul ami d'autrefois qui ait eu le bon coeur de
ne pas le renier. Jusque-là Verlaine n'avait rien inventé. C'était alors
un brave homme, vivant d'une existence tranquille, aisée et douce, bon
père et bon mari. II n'avait jioint de réflexion, ni de conviction, ni de
volonté; si, étant très artiste, il vibrait à toute chose, il était du moins
soumis aux habitudes, paisible et docile à son milieu (2). Mais alors
passe dans sa vie un être sauvage et presque monstrueux, un enfant
prodige : Arthur Rimbaud. Dès lors adieu la régularité de la vie et
de la pensée ! Verlaine est comme arraché aux lisières qui le maintiennent

(1) f,a Bonne Chanson.


{2) Voir dans le n° de la Plume du 15 novembre des «. Notes sur A. Rimbaud », de
Verlaine, qui vivait alors avec sa belle-mère, la meilleure et la plus intelligemment tolé-
rante des femmes, dit-il, et avec son beau-père, bourgeoisissime en revanche.
736 REVUE THOMISTE

à sa famille, à son passé, à ses habitudes et jusqu'aux notions qu'il


pouvait avoir du bien et du mal. C'est un passionné et un dément qui n'a
de sa passion et de sa démence, que la brutalité sans en avoir la logique,
et bref, des deux personnages ; l'un disparut on ne sait où, dans l'Inde
au service de quelque rajah ; l'autre, on peut l'écrire maintenant, après
avoir témoigné dans le mal comme dans le bien la plus incroyable
faiblesse et la plus parfaite incohérence, a le même sort que le poète
Villon. Il sort de cette aventure brisé, émietté et décadent. Des prêtres le
recueillent dans les Ardennes, le convertissent, si le mot convertir
peut s'appliquer à un tel homme, ou plutôt créent pour son imagination un
milieu, des habitudes constantes et nouvelles, il reste quelque temps dans
cet asile, y écrit ses plus beaux vers (1). Et il revient à Paris : ceux qui
le connaissent savent où il en est maintenant, mais cela n'importe
guère. Depuis « Sagesse », Verlaine n'a rien fait que d'insignifiant.
Ce qui se dégage de celle rapide biographie, c'est la'physionomie la
plus étrange qu'on puisse imaginer. Verlaine fut un être un peu au-
dessous de l'homme, il n'a eu ni volonté, ni intelligence, ni force, ni
logique, ni bdnté, ni méchanceté, ni rien, rien. Son appareil nerveux fut
très sensible. Mais jamais il ne songea à lier et à ordonner ses sensations ;
ni même à les rattacher à un objet. Il ne sut jaas se pousser à ce second
degré de la perception, qui fait reconnaître dans le coup de bâton le
bâton qui a donné le coup, il reste au premier. N'ayant que cela, il l'eut
plus complètement peut-être que les autres, et il put saisir mille délica-
tesses et nuances de sensation que les hommes n'ont pas le temps de
distinguer. Et il y arrivait non pas par analyse ou réflexion, mais parce
que rien ne le distrayant de sentir, il était sensation pure. Disons mieux,
il était mille sensations, sans objet, incohérentes, inachevées. Verlaine ne
fut pas un homme, il fut un cas pathologique.
Dans ce naufrage de lui-même, il conserva cependant une chose : le
don et l'art d'écrire en vers. Il a toujours été incapable de composer une
phrase, et sa jjrose est immédiatement au-dessous de rien. Ordonner les
mots en un beau dessin, leur faire traduire une idée, il n'y parvint jamais.
Il dédaignait cela, disant que c'était de la « littérature ». 11 n'a connu
des mots et des phrases que ce qu'il a connu de tout le reste, c'est-à-dire
des sensations: Il lui suffit de savoir que tels mots réunis ensemble
éveillent telle résonnance ; après quoi ils ne signifient rien autre chose
pour lui ; nous faisons un détour, nous, avant d'arriver à la sensation et au
sentiment et nous passons d'abord par l'idée ou l'image qui peuvent les
provoquer, Verlaine n'a jamais su faire ce détour. Il se contente, pour

(1) Sagesse.
LES PETITES ÉCOLES POÉTIQUES CONTEMPORAINES 7SÎ.

exprimer ses sensations successives et incohérentes, de combiner les


mots et lés systèmes qui produiront, dans une mesure plus discrète, ces
mômes sensations. Et il y excelle. ;

Cette poésie ne définit pas, ne décrit j>as, ne jieint pas. Le frisson du


poète passe au lecteur sans avoir été au préalable « objectivé ». On
parle devant la plaque d'un phonograjjhe, la parole s'imprime sur une
feuille d'étain en signes qui n'ont ni valeur ni sens pour nous. Remettez la
feuille d'étain dans le phonographe, pressez le ressort, la parole s'échappe
de ces signes. Telle la poésie décadente. C'est une vibration enregistrée
dans des lignes irrégulièrement coupées. A l'oeil, à l'oreille, à l'intelli-
gence, ces lignes n'offrent aucun sens. Mais si nous les déroulons en
abandonnant notre machine nerveuse aux secousses de ces signes d'ail?
leurs ineptes, le frisson qu'ils ont enregistré s'éveillera en nous.
Voilà le sens de la poésie de Verlaine, et de toute la poésie décadente.
Ne croyez pas que l'insignifiance du texte et l'irrégularité de la syntaxe
cachent une doctrine, ou fassent une allusion à des faits mystérieux. Ne
cherchez pas la clef de ces énigmes. Ne travaillez pas à déchiffrer la
plaque de votre phonographe. 11 n'y a point d'énigme, il n'y a que des
mots, il n'y a même point des mots, il n'y a que des sons, des rythmes et
de vagues ressouvenances.
Cela est bizarre et déraisonnable. On comprend que des gens d'un
esprit particulier s'y attachent par désoeuvrement, par haine du bon sens,
par amour de l'originalité malgré tout. Mais que cette poésie devienne
presque populaire, c'est un paradoxe plus étrange encore qu'elle-même.
Si ce paradoxe s'est réalisé, si la décadence a. eu un triomphe universel,
quelle en fut la cause ?
Le réalisme était l'école de l'objet, il prescrivait la notation minutieu-
sement exacte des choses comme elles sont ; la sensibilité n'avait sous
aucune forme le droit d'intervenir. Ici, au contraire, c'est l'absolue néga-
tion du monde extérieur (I) ; le sujet ne sort point de lui-même, il ne vit
qu'en lui-même, ne s'intéresse qu'à lui-même. Que dis-je « lui-même » ? Il
craint de. devenir objet à ses propres yeux en se traduisant dans une
pensée, dans une personnalité. 11 ne veut connaître que la série fuyante
de ses états d'âme, et il ne la connaît que par les sensations qu'il en a.

(1) On a également le droit d'affirmer que la poésie décadente est une réaction contre
le Parnasse. On passait à Verlaine pour fuir Lèconte de Lisle. Mais ce n'est là qu'une
cause seconde du triomphe de la décadence... Le Parnasse exigeait trop de science,
imposait un art trop difficile pour être jamais populaire. La foule n'avait pas essayé d'y
monter. Elie n'en sortait donc pas lorsqu'elle entra dans les nouvelles avenues poé-
tiques. Elle sortait du réalisme. Et la décadence fut en ce sens la revanche du vers sur
la prose, et du lyrisme sur le roman.
REVUE THOMISTE. — 3° ANNÉE;.— Si.
758 REVUE THOMISTE
.

II ne se sert également que de sensations pour les exprimer. Et même


comme les sensations verbales sont produites par des mots, que ces mois
1

ont un sens malgré tout et qu'il est difficile de les assembler sans qu'une
idée s'en dégage, pour échapper au péril de cette idée, il finit par renon-
cer même aux mots ; et sur une belle page blanche le poète décadent René
Ghil écrit :
Mille sanglots plangorent là.
C'est la conclusion logique du système, c'est le non-être.

III

LE SYMBOLISME. SECONDE ÉPOQUE Dli LA POKSIIS CO'NTEMPOBAIKlî

La Décadence est une école de rhétorique. Elle a révélé un nouvel


emploi de l'art du langage. On sait maintenant que les mots d'une langue
n'ont pas seulement un sens et un son. Leur puissance expressive dépasse
de beaucoup la portée que leur a donnée l'usage quotidien. Ils ont une
mystérieuse capacité d'émotion que la musique n'a point avec cette
variété et cette délicatesse et qu'on méconnaît si l'on veut s'en servir pour
le seul échange des pensées. Ils la doivent à bien des choses, car leur pou-
voir est complexe comme leur origine. Ils sont chargés d'humanité, et
quand on les dépouille de leur signification précise, quand on cesse de
voir en eux l'objet qu'ils nomment, ils n'ont pas perdu toute valeur, au
contraire. Et c'est alors qu'on leur rend leur puissance propre, et que
toute leur vie passée se traduit sur leur physionomie. La décadence a
enseigné l'art de se servir" des mots en ne leur laissant justement que
cette puissance. Tel est l'enseignement que devait recueillir l'Ecole sym-
bolique.
La gloire de Verlaine est un peu déjà le soleil couchant. Tous les jeunes
poètes passent par son école et y font leur apprentissage. Mais quand ils
sont sortis de nourrice, c'est chez Stéphane Mallarmé qu'ils vont s'enrôler.
Ils sont même déjà si nombreux qu'un seul chef ne leur suffit pas. El il est
maintenant presque aussi commun d'être symboliste que d'être décadent.
Le Symbolisme est beaucoup plus complet que la .Décadence. Il a sa
poésie, son théâtre, et jusqu'à sa morale qu'il appelle ou qu'on appelle
anarchiste. Et c'est un même principe qui l'inspire sous ces trois formes,
à savoir : la recherche des Essences, de leur expression et de leur loi. Le
symbolisme c'est l'esthétique et la philosophie des Essences.
Que sont les essences ?
Les symbolistes n'y ont même point pensé. Monsieur Jourdain
faisait de la prose sans le savoir. Eux quand ils font du symbolisme, ne
savent pas, M. Mallarmé excepté, ce qu'ils font. Ils obéissent à cette force
du bien dont j'ai parlé tout à l'heure. Aussi vaut-il mieux ne pas chercher
LES PETITES ÉCOLES, POÉTIQUES CONTEMPORAINES 759

une.définition chez eux, et sans nous, arrêter à-leur théorie, essayons de


pénétrer sans eux dans le secret de leur art et de leur philosophie.
Que connaissons-nous des objets qui tombent sous nos sens, d'une
rose par exemple ? Le parfum, la couleur, la forme, direz-vous. Non pas"
C'est une illusion de croire que pratiquement nous connaissons les
choses par leurs qualités et leurs attributs, et en voici la preuve, facile à
vérifier. Il y a bien des gens avec qui vous êtes familier certes vous les
reconnaissez sans peine, ce sera un ami, un domestique, que sais-je? tëh
bien! si je vous demande le signalement de cette personne, grande sur-
prise, un instant vous resterez court. Puis vous réfléchirez, et alors au
lieu de vous rappeler l'un après l'autre les détails que vous sauriez si vous
connaissiez le personnage par une première et instinctive analyse de ses
caractères extérieurs, vous évoquez devant vous son image et c'est d'après
cette image que vous détailles ses traits? L'image totale, accompagnée d'une
sensation ou d'un sentiment, est toujours la première impression qui nous
arrive des êtres composant le monde extérieur. Et il en est de même des
idées quand elles ne sont pas absolument abstraites, quand elles ne sonlni
des axiomes de géométrie, ni des formules vides.
11 y a donc comme un langage direct et synthétique que nous tiennent

les objets et que nous comprenons sans avoir besoin de l'analyse. D'eux à
nous se produit immédiatement une communication mystérieuse. Nous
voyons ; tout notre être s'émeut à chaque objet d'une énrotion particu-
lière et individuelle qui n'est jamais la même d'un objet à un autre objet.
C'est 2>ar là que nous connaissons le inonde. La littérature a suivi la
marche tout op230sée, la littérature réaliste surtout. Elle ne sait qu'ana-
lyser et consigner ses analyses. C'est un huissier doublé d'un commissaire-
priseur. Et voilà pourquoi elle est fatigante. Elle nous énumère les détails;
et c'est la chose accessoire, elle nous laisse le soin de reconstituer l'en-
semble, seule chose importante et difficile. Et le véritable artiste, ce n'est
pas le minutieux écrivain, qui nous dit : ceci est bleu, et cela est vert,
• avec telles formes, tels reliefs, tels signes distinctifs, c'est le lecteur qui
!
de tous ces morts fait surgir et vivre un être réel, et l'ayant l'ait surgir,
en est ému.
Le symbolisme au contraire tâche de revenir à la seule façon naturelle
et émouvante de connaître. Les pi'océdés de définition et de description
sont usés. Elle en veut d'autres. Où les trouver?
Dans l'Ecole décadente. La Décadence, nous enseigne, chose précieuse,
à transmettre une émotion, une sensation sans l'intermédiaire delà des-
cription et de la définition. Profitons de cette excellente leçon. Au lieu de
décrire et de nommer, faisons retentir dans le lecteur l'émotion particu-
lière, grande ou forte, simple ou compliquée, mais unique, par laquelle
nous communiquons avec chaque objet ou chaque idée. Et par là nous
760 HEVUE THOMISTE

serons les élèves de la rhétorique décadente, mais nous ne serons


certes pas des décadents.
Par opposition aux oeuvres décadentes les oeuvres symboliques ne se
bornent pas à enregistrer sans ordre et sans réaction de pures impres-
sions subjectives. Elles prétendent exprimer le monde extérieur, les
choses, les âmes et les sentiments. Elles leur font perdre, il est vrai, les
contours et les apparences, par lesquelles notre langage a l'habitude de
les distinguer, et de là l'obscurité déconcertante de ces oeuvres. Mais si
nous nous accoutumons peu à peu à cette obscurité, et si notre mauvaise
volonté ne résiste pas à l'action émouvante de ces mots, en y cherchant
un ordre grammatical, un sens logique, alors nous sentirons entourés
d'un monde où les objets nous apparaîtront non pas comme un ensemble
précis de qualités abstraites, mais comme des sources vivantes d'émo-
tions précises; dans ce inondc-là les objets sont des essences.

IV
\
!)lî LA JWCÏRINIi DES KSSliNCKS DANS LA l>OJiSlK LYHIQUJi, AU THKATUK
IÎT DAiVS LA MOHAI.IÏ

Le principe du symbolisme s'est manifesté dans trois domaines dans la


poésie lyrique, au théâtre, et dans la morale. Les mômes gens qui admi-
rent Stuart Merril, Henri de Regnie, furent lès premiers à bien accueillir
Moeterlink ou Strindberg et à célébrer aussi Zo d'Axa ou Jean Grave.
La poésie lyrique d'abord. Elle est le domaine propre du symbolisme.
Quelle forme y prend-il ?
Suivant sa définition,la poésie lyrique même symboliste nous dit les im-
pressions et lés sentiments qu'éprouve le poète à propos de certains évé-
nements et dans certaines circonstances. Et le poète lyrique symboliste a
pe rapport commun avec tous les autres qu'il ne sort pas des sentiments
simples et nécessaires qui sont, comme dit M. de Pomairols, toute la vie et
tout le coeur humain. Mais ils ai^portent là une puissance nouvelle.
Il chasse la banalité par l'imi>récision où il laisse toute chose. En
dépouillant les objets de leurs contours, pour ne leur laisser que leur pro-
priété d'émouvoir, il les appelle à la dignité d'idées j>ures sans les réduire
à la mort de l'abstraction. Lin versificateur d'autrefois nous aurtit parlé
d'une rose, et cet objet particulier a sans doute dans un livre quelque
intérêt: mais dans un jardin, sur un rosier, à la portée du regard et de la
main, ilcn a beaucoup plus. C'est un travail vain de nous dire comment
est une rose, le moindre petit enfant qui cueille une fleur dans son jardin
pour nous l'offrir, le fait bien mieux conqjrendre que le meilleur écrivain.
Un symboliste ne tente jamais concours ridicule où l'art veut lutter avec
la nature vivante. Il laisse au réalisme le soin servile de copier ce qui est:
LES PETITES ÉCOLES POÉTIQUES CONTEMPORAINES 701

il ne détermine point. Qu'est celle fleur qu'il me présente? Elle n'est pas
de celles que j'ai vues, et pourtant l'impression qu'elle me donne est hien
l'impression que je reçois de la nature. Elle n'a point de noms, ni de qua-
lités, je sais seulement qu'elle est l'émoi ion même éveillée par la splendeur
des floraisons. Et puisqu'il faut parler d'elle, je l'aiipcllerai : « L'absente
de tout bouquet ».
.De là vient la richesse de la poésie symbolislo el sa souplesse qui est
infinie. Amour do celle essence qu'elle nous oflre dépouillée de contours,
mais non d'émotion, chaque lecteur j>enl met Ire les lignes, les couleurs, et
la l'orme qu'il veut. Ses souvenirs on ses rêves viennenl se grouper autour
du faniorne flouant dont il seul passer le souille. Les spiriles prétendenl
que l'air est peuplé de larves dénuées de force; un médium leur dnnne-l-il
la sienne, ces larves se manifestent par des effets maléiiels el sous des
apparences sensibles. Telles les essences de la poésie lyrique symbolislo:
il est nécessaire que le lecteur leur donne un peu de lui-môme pour
qu'elles se matérialisent.
En soinme.il se fait là une élaboration qui semble surprenante et qui est
toute naturelle. Chaque objel nous laisse une idée et une sensation. Depuis
bien des siècles nous savons ne pas nous charger de ces idées particulières
en les réduisant grâce à rabs1ractioii, à une idée générale. Le symbolisme
en agit de môme avec les sensations particulières; par des procédés d'art
et non plus par le raisonnement il les ramène à une sensation générale.
Entendez bien la sensation même, non pas l'idée de la sensation, .car la
confusion est facile. El dès lors chacun de nous peut remonter de cette
sensation générale à telle sensation particulière, comme l'idée du chat se
représente pour moi dans la bêle eAlinc qui ronronne auprès de mon l'eu.
Voilà ce que les poètes symbolistes, inconsciemment ou non, essayent de
faire. El leurs efforts seul inéiïloires, mais ils ne réussissent pas toujours.
Ce n'est pas du |>romicr coup qu'un art aussi nouveau que le leur peut
i
arriver à avoir des moyens sûrs el une technique infaillible. Ils vonl au
' petit bonheur, en tàlonnanl. Souvent ils lombent mal; quelquefois cepen-
! dani ils ont de merveilleuses rencontres. Ecoute/, celle évocation, admi-
i
rable symbole du pur mouvement :
;
Toute blanche dans l'ombre, elle était devant moi.
Sa blancheur éclatait dans le feuillage sombre
Et mon âme frémit d'un ineffable émoi.
Le sol fuyait en bas comme un vaisseau qui sombre.
El j'ouvris mes deux bras vers elle éperdu ment;
Elje vis toul à coup qu'elle venait dans l'ombre.
Elle venait à moi comme on vient en dormant,
Sans un appel lointain de la voix el du signe;,
Sans un bruit, sans un geste el sans un mouvement.
Elle venait à moi selon la droite ligne.
762 REVUE THOMISTE

Droit en son chemin sûr au fil tracé de l'eau,


Elle glissait ainsi, lente et mystérieuse,
Sous l'yeuse au front noir, sous l'orme et le bouleau ;
Et le bouleau d'argent, l'orme ou la noire yeuse
S'écartant sur sa route aux deux côtés du val
Ouvraient plus largement sa route glorieuse.

Mais elle inattentive à tous les chants' du soir,


Seule à travers la nuit, comme une âme étrangère,
Passait sans rien entendre, et passait sans rien voir.
Elle allait lentement dans l'herbe et la fougère.
Elle allait droit à moi, dans l'herbe où j'attendais,
Aux rayons de la lune, elle passait légère.
Elle venait a moi sous l'ombre du grand dais
Et la lune entourait sa nocturne effigie,
Elle venait sous l'ombre et je la regardais.
(II. Bougjîs, le Jardin secret.)
Au théâtre, le symbolisme a eu un succès plus grand. Sur la scène, if
n'exigeait pas pour être compris un long et ennuyeux apprentissage, et
puis, sournoisement, il empruntait à l'art classique et à l'arl romantique
quelques-unes de leurs meilleures ressources. 11 avait enfin un aspect
d'exotisme, et il avait trouvé son Victor Hugo, dans la personne d'Ibsen.
Le génie de l'écrivain faisait ici valoir la théorie, ce qui n'est pas encore
le cas dans la poésie pure. Mais l'art symboliste pour s'adapter au théâtre
a dû subir de si grandes modifications qu'il n'est plus qu'un parent très
éloigné de la poésie symboliste. Et en effet au théâtre la personne même
de l'acteur, j)récise et concrète, enlève justement aux sentiments des per-
sonnages et aux personnages eux-mêmes leur imprécision et leur mystère.
Le drame lyrique et musical dans la troisième manière de Wagner serait
plus conforme à l'esthétique symboliste. C'est par son enseignement moral,
plus que par son art, que le drame norwégien appartient au symbolisme.
Quelle est donc cette morale i1 C'est la doctrine des essences, adaptée à
la conduite de la vie. L'art symboliste a dégagé le mondes extérieur de la
détermination que lui imjiosent nos sens et notre raison, il a fait de tous
l'es êtres des forces, et ces forces il ne les connaît que par leur action sur
nous, par nos émotions. Que fait la morale symboliste, elle dégage les
âmes des déterminations que leur imposent le milieu, l'éducation, les
moeurs, les convenances. Les âmes sont des forces, capables d'émouvoir
et d'être émues. L'art symboliste fait évoluer dans une liberté absolue les
essences, la morale symboliste donne la même liberté absolue à l'essence
qu'est notre personnalité. Et la mesure de la valeur des personnalités,
c'est leur force. Pousser tout sentiment à son paroxysme, c'est la seule
loi de cette morale. Aussi donne-t-elle à l'homme deux, conseils : le pre-
mier, c'est de se débarrasser des préjugés, c'est-à-dire de toute règle : la
seconde, c'est de chercher partout des nourritures capables de donner
LES PETITES ÉCOLES POÉTIQUES CONTEMPORAINES 763

toutes les énergies et ses forces essentielles. Et elle évoque cet avenir,—-,
éternel mensonge des doctrines qui ne sont pas chrétiennes —: où les âmes
et les volontés dégagées des obscures sujétions de nos préjugés, sous
lesquels furieusement elles se débattent en se blessant: les unes les autres,
s'épanouissent dans la splendeur, et n'étant ni contraintes ni tourmentées
seront heureuses, fraternelles et bonnes.
La morale symboliste, par opposition à l'absence de morale qui a carac-
térisé honteusement le réalisme, s'est dévouée à la vie : elle a glorifié la
jouissance de vivre ; et après la mort que le réalisme avait' fait peser sur
l'art et sur la conscience, c'est un progrès capital.
V
L'ÉCOLE KOMANIS. THOISIKMK ÉPOQUE DE LA POÉSIE CONTEMPORAINE

Sur quelques ouvrages, rares encore, mais extrêmement appréciés de


la jeunesse poétique, est une Minerve; c'est le sceau de l'Ecole romane.
Quelques versificateurs excellents la composent. Ils viennent de l'Ecole
symboliste, et vont aux plus purs classiques, à Ronsard, à Malherbe, à
Sophocle, à Pindare. Ils vont du Nord au Sud. C'est Jean Moréas, Ray-
mond de La Tailhède, Charles Maurras qui est le théoricien et le critique
de l'Ecole, d'autres moins connus. Que veulent-ils ajouter au symbolisme?-
Tout simplement la règle, c'esl-à-dire le beau puisqu'ici il s'agit d'art.
En effet il avait été fort méritoire,pour l'Ecole symboliste, de prêcher la
nécessité de la vie et de l'action. Mais la vie ne se suffit pas à elle-même,
et l'intensité n'est pas la beauté. Ce fut le contre-sens de l'Ecole symbo-
liste ; on peut l'excuser, car toutes les fois qu'une notion se perd, ceux qui
la retrouvent pris d'enthousiasme pour elle, lui attribuent une valeur uni-
que, et s'abandonnent à de fâcheuses exagérations. Les symbolistes n'évi-
tèrent pas le danger commun. Ils oublièrent que s'il faut d'abord vivre il
faut ensuite donner une règle à celte vie, le beau pour l'art, le bien pour la
conduite. L'École romane a compris cette nécessité : de là sa raison d'être,
de là son avenir.
« Cet insensé désir d'élever toute vie humaine au paroxysme,c'est le fond
de l'erreur moderne qui ôte la paix de tout coeur, dit Ch. Maurras. Rien
ne sera trop cher pour venir de l'anarchie où nous vivons aux accords et
à la beauté... » (Ch. Maurras, le Chemin de paradis, préface.)
Aussi les poètes de l'Ecole romane fidèles, encore aux essences des
choses, ne les unissent point au hasard ou suivant la capacité qu'elles ont
de nous émouvoir. Ils cherchent les combinaisons qui ont de la beauté. Ils
étudient les modèles purs que la Grèce leur en offre, et ceux aussi qui sont
l'honneur de notre renaissance et de notre âge classique. C'est leur pre-
mière préoccupation.
Peut-être la portent-ils à l'excès. Et en effet ils oublient quelquefois
764 REVUE THOMISTE

dans cette poursuite de la beauté ce sens de la vie que leur a enseigné le


symbolisme. Mais il ne faut pas trop leur en vouloir, eux aussi n'en sont
qu'à l'essai et au tâtonnement. Et puis ne faut-il pas qu'ayant tout ils affir-
ment les principes par lesquels ils se séparent du symbolisme.
Leur programme est donc vraiment très beau, leurs oeuvres, rares
encore, n'y répondent pas toujours ; elles ont souvent un air gauche de
copie et de pastiche. L'heure de l'éclatant triomphe n'est pas encore arrivé
et c'est le soleil symboliste qui brille sur l'horizon; mais cette heure vien-
dra. Ces jeunes poètes qui ont été comme Raymond de La Tailhède les
admirateurs et les amis de Verlaine, que plus tard le symbolisme a compté
parmi ses meilleurs disciples, ont l'avenir pour eux, car ils sont dans le
droit chemin. La poésie marche avec eux.
Ils sont de l'école de demain, et quand leur jour se sera levé, on saluera
leur oeuvre, comme le retour à la vérité, à la beauté, à la tradition fran-
çaise; en eux se résumeront les efforts, les tâtonnements méritoires et
incomplets de la Décadence et du Symbolisme. Les premiers jeunes gens
qui ont quitte le réalisme ont bien fait, ils ont quitté le néant, l'abjection,
l'ennui. Quand ils sont allés à Verlaine, on les a traités de déments, mais
la poésie de Verlaine était un commencement. Ils ont quitté Verlaine au
moment où sa gloire vulgarisée avait pénétré dans les cerveaux les plus
grossiers, ils avaient bien compris que son influence éducatrice était
épuisée. On s'est encore moqué d'eux, qui quittaient le temple au moment
où la foule y venait. Us sont allés à Mallarmé et au symbolisme. Ils font la
gloire de celte école dont là renommée aura bientôt le même sort que celle
de Verlaine, proie des philistins. Ils le sentent obscurément, et déjà ils la
quittent, elle ne leur suffit pas et l'évolution s'achève, se complète. L'on
peut prévoir au bout de ce cycle un merveilleux épanouissement lyrique.
L'instrument de la poésie, langage et versification, a passé grâce à
la Décadence par les plus radicales et les plus fécondes transformations.
Le sens de la vie, a été rajeuni, agrandi par le symbolisme. Vienne la
règle, qui donnera l'exnploi de ces richesses, et les jeunes poètes auront
ouvert des horizons plus larges peut-être que ne le firent il y a quatre-
vingts ans Chateaubriand, Hugo et Lamartine.
Mais il ne faut pas qu'ils s'arrêtent. Comme leur évolution n'a pas été
préméditée, jjeut-être seront-ils etlrayés quand ils la cornpendront : avoir
passé par tant de folies, pour arriver à tant de sagesse ! qui sait s'ils n'en
seront pas effrayés. En tout cas la « force du bien » les a menés jusqu'au
bord du monde nouveau. Ils ont à choisir : ou rester dans les, obscurités
fatigantes et dans les outrances de la morale et de l'art symbolistes, ou
bien passer avec toutes les richesses qu'ils ont acquises chez les barbares
dans le royaume de la lumière, de la beauté et de l'ordre.
Claude nus Roches.
M. E. Duiikeim : Les Règles de la méthode sociologique (Faris, Alçàn, 1895),
— M. G.Lebon : Loispsychologiques de V'Évolutiondespeuples (2e édi-
tion, 1895% Fschologie désfoules (1895).— M. Tarde : Les lois de l'Imi-
tation, ehidë sociologique;i(2e édition, 1895).— M.Ïzoulët : La Qitè
moderne, Métaphysique de la sociologie [2e.édition, 1895). /

L'évplutionnisme est entré partout; comment lés sociologues lui


eussent-ils fermé la porte de leur cabinet ? Il eût fallu, pour cela, que
cette catégorie de, philosophes, 'spécialement obligés par dèyôii' 3'étàtr
d'observer tout au moins de leur''fenê'trët. là foule qui passe, n'eussent été
ni. de leur temps, ni de leur pays. Or, un philosophé en est toujours,
quoi qu'ait dit, Taine; (Çe n'est pas, il est vfài, eïi tant que philosophe.
L'universel, son idéal, exigerait au contraire qu'il fût l'homme, dans
l'absolue pureté de sa définition métaphysique ; sa raison impersonnelle
et cosmopolite devrait voleter parmi les choses pour n'en butiner que là
. plus pure quintessence de l'abstraction formelle. Mais quoi, orT sera tou-
jours «, lin tel » ! Dès lors,/.on aura beau s'attacher, en toute Sincérité, a
formuler sans mélange de: conceptions subjectives, les lois, et les causes
premières des faits sociaùXj on ne se détachera pas de soi j pour cela, lié
normalien, l'agrégé de philosophie universi'taire, le professeur de faculté,
le médecin psychologuey l'ancien magistrat, emploieront, à philosopher y
des^choses sociales':, leurs tendances intimes, leurs, habitudes profession-
nelles, et, comme aujourd'hui l'ëvolùtiohnismé a pénétré tous les milieux
où spécule:la pensée et où se imeut l'action, c'est par cette empreinte du
.milieu particulier sur l'individu et de l'étatde vie surJe philosophe,;que
la contagionéyolutionniste s'est propagée' en philosophie .sociale.;. Je me
,
redisais donc une fois de plus ces jyërités cent fois dites, après avoir lu
ces derniers temps les récents ouvrages ou les dernières rééditions de /
MM. Durkheim, Lébon, Tarde et Izoulet. Ces rédites-la ont du bon.' Elles
766 REVUE THOMISTE

aident à comprendre un auteur au sens intellectuel comme au sens large et


sympathique du mot. Il faut, sans doute, tabler avant tout, en matière
scientifique, sur ce que dit un livre : la lettre de l'auteur fait foi de sa
pensée. Mais la lettre, c'est ce qu'on pense, plus ce qu'on dit volontaire-
ment, face au public; il y a derrière, ce qu'on pense à part soi, naturelle-
ment, et comme sans en avoir conscience. Il est permis au lecteur, curieux
de comprendre, de le découvrir, en regardant l'auteur dans le milieu où il
vit et dans les habitudes familières que décèlent le ton, l'allure, la couleur,
la composition de son livré. C'est de là souvent, de ce milieu où trempe sa
personnalité, qu'il tire les raisons de ses raisons, les principes de ses
principes, l'original mélange de découvertes et d'erreurs qui le fait être ce
philosophe un tel, évolutionniste en tel genre.

I. — Un j'ïvoLtmoNNisTii mécanistjî : M. Duiikhëim.

Dans la seconde édition de ses Règles.de la Méthode sociologique^


M. Durkheim ne nous présente pas, comme pourraient le faire croire ce
titre et la table des chapitres, un simple corps de règles à l'usage des
sociologues pratiquants, avec motifs à l'appui. Il se livre surtout à une
analyse très fouillée de certains faits primordiaux, d'où se dégagé toute
une philosophie sociale. Déjà celle-ci était indiquée, esquissée à d'autres
points de vue dans un ouvrage antérieur : De la division du travail social
(1893). La voici, dans les Règles de la Méthode, ramenée à ses principes
premiers.
L'un d'eux n'est autre que l'exclusion de toute finalité dans la production
des faits sociaux ; d'où il suit que leurs formes diverses n'ont d'autre
raison d'être que les divers agents d'où elles résultent : tout l'évolution-
i
nisme mécaniste dé M. Dûrkheini est en puissance dans celte exclusion.
II, faut donc la justifier elle-même pour justifier le système qui s'en
déduit.

Mi Durkheim, un vrai philosophe, remonte pour cela dès la première


page de son livre, à la définition de la société et du fait social. « La
société, -—nous dit-il, — n'est pas une simple somme d'individus; mais
le système, forme par leur association représente une réalité spécifique qui
a ses caractères propres... Le groupe pense, sent, agit tout autrement que
ne feraient ses membres s'ils étaient isolés (1). » Rien de plus vrai que

(1)P. 1 à 19; p. 127, 128.


BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE
767

cette notion générale de l'existence et de la nature du fait social. M. Durk-


heim se rencontré ici avec, saint Thomas dans l'idée fondamentale de
toute étude scientifique des faits sociaux. « Il faut, — dit le commentaire
sur YEtliiqiie d'Aristotc, — savoir que ce tout, la société politique ou la
famille, n'a qu'une unité d'ordre, unité relative. C'est pourquoi chacune
de ses parties peut exercer Une opération en dehors de celle du tout : le
soldat à son rang exécute des mouvements qui ne sont point ceux de la
troupe, prise en masse. Le tout lui-même a son opération propre qui
n'appartient à aucune de ses parties : un corps de troupes, par exemple,
chargera sur l'ennemi. De même le halagc d'un bateau est l'acte de tous
ceux qui le traînent, pris en groupe (i). »
Toutefois cette vue générale de l'existence et de la nature du fait social
ne suffit pas à la définir pleinement. M. Durkheim qui le sait bien, veut en
outre nous dire la différence spécifique de ce qui est social à ce qui ne
l'est pas. C'est, selon son expression, « la puissance contraignante » de
tout ce que croient, pratiquent, admettent d'une manière quelconque les
membres d'un groupe. Par exemple : la langue d'un pays donné, ses
modes, ses lois, sa moralité publique, ses méthodes industrielles. Refuser
de s'en servir ou de s'y conformer, c'est s'exposer à ne pas être compris,
à se rendre ridicule, à se faire blâmer ou punir, à se ruiner. On est donc
contraint par la force des choses d'en passer par là.

Vraiment, pour désigne]' un fait aussi palpable, le terme de .contrainte


est mal choisi. Un homme qui se contraint ou qui subit la contrainte
d'aulrui, agit ou souffre à l'encontre de ses inclinations spontanées : qui
dit contrainte dit violence. Or, quand nous parlons la langue de notre
pays ou celle d'un pays étranger où nous habitons, quand nous vivons
selon ses moeurs et ses modes, nous pouvons, il est vrai,nous imposer eh
cela quelques fois une certaine contrainte sensible ; mais nous nous l'im-
posons d'une manière spontanée. Notre raison pratique nous manifeste
les avantages de cet accommodement au milieu social; notre volonté nous
décide à le rendre effectif. C'est donc en nous qu'est le principe de notre
conformité à l'ordre social ; il est à la racine même de nos actes humains ;
il n'est pas dans notre milieu, agissant à notre encontre pour nous
dompter et nous contraindre. Hors les cas de désordres punis par la loi
et par la force publique, les faits sociaux s'imposent à nous sans
contrainte.
Mais ils s'imposent. Et ici, sous le terme inexact de contrainte,

(1) I. Ethic. I. — Cf. M. Ddhkiikim, p. 19.


Ï0 - ^ 'S RÊVÉE THOMISTE

.M.Durkheimrcache une notion en partie vraie. On ne peut durer dans un


.groupe sans en admettre :lés communes façons d'être et d'agir. Ne yoiïà-t-
il pas le « Necessaria sineqttibûs -nonpôtestesse vêlfieri lonufn aliqtwd », de
là métaphysique thomiste (1) ? C'est le nécessaire -— non pas decoactiôh
et de violence, -^ mais à titre de moyen en vue d'ii-ffe fin. La langue
d'un pays, c'est, le moyen nécessaire dé s'y faire comprendre ; ses
modes, lé .moyen nécessaire de n'y point passer pour '-ridicule-;
,
l'adoption de sa morale publique, le moyen nécessaire .d'y—éviter;
les coups de la loi et d'y passer pour honnête homme. Tout fait social
's'impose aussi à notre;choix.raisonnable, et par conséquent libre, comme
'•-un moyen particulier, objectivement nécessaire,dé vivre ou; de bien vivre,
sous un certain rapport. Loin défaire subir,à l'individu quelque-contrainte
il en est accepté, dans le cours' naturel dès choses,; comme Un aide :
« a'uoeiliym siH àd ~benevivendiim.{T) », • - ;
__

-Certainement, M. Durkheim n'en tombera pas d'accord : il est de ceux


qui redoutent pour leur bon, renom de philosophes, l'épithète de « cause-
finalier » (3). C'est-étonnant; l'auteur des Règles de la Méthode veut que le
sociologue se dégage de toute «'prénotion » et ne s'en tienne, qu'à l'obser-
'. vation des faits sociaux. ILest vrai que son observation lui a révélé ceci :
les phénomènes n'existent généralement pas en vue des résultats qu'ils
<<

produisent. » É'h bien, soit ! On ne se marié généralement pas pour trou-


ver un aide et fonder une famille; on ne s'établit pas industriel à" la tête
,
id'urié usine pour produire et:jîour' vendre; on ne; se syndique pas pour,
défendre les intérêts de son métier. Ce serait par trop cause-finalier. Ces
résultats, Comme rectifie M. Durklielm, sont des conséquences, des fonc-
tions, non des fins. Et de reprendre véhémentement Spencer qui a eu la
simplicité de dire : « Une société n'existe; que quand à la juxtaposition
s'ajoute la coopération. «Défense donc de rêyer en. sociologie aux causes
' finales. Il sera permis, en retour, de s'informer des efficientes et dès for-
melles : M. Durkheim appelle cela de la « Physiologie » et de la.'« Mor-
phologie » sociales. ;
.''; ?
Tant pisj nous passerons outré à là défense, sans peur de passer pour
caUsé-finâliers. Des jeunes, des normaliens, tout frais revenus de mission
en Allemagnej parlent là-dessug comme les plus orthodoxes des^ scolas-
;
tiques : M. Durkheim-—dit M. Bougie,—a comme malgré lui le sentiment

- (1)' V. 'Metaplt.;, V, leç; vi. ;

(2)1. Eth., t.
' (3) P. 110: ' '
.
BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE 769

que le ressort de tous ces phénomènes (sociaux) est téléologique et non


mécanique. Dans la même page où il affirme que « tout se passe mécani-
quement », il reconnaît que la division du travail est un « dénouement
adouci » de la lutte pour la vie. Elle résulte d'un choix, déterminé par la
prédominance de certains besoins, entre diverses solutions possibles,
suicide, émigration, guerre civile. C'est pour pouvoir vivre, dit-il, que les
hommes se spécialisent (1). » —Du coup, voici de la contrainte, la con-
trainte de la vérité sur les esprits bien faits qui s'illusionnent par de mau-
vais systèmes. Ce a pour pouvoir vivre » vaut de l'or. Je ne saurais mieux
faire reluire la vérité dont il est plein qu'en le commentant par ce texte de
saint Thomas : « La société est une union d'hommes qui veulent se pro-
curer un même bien — adunatio hominum ad aliquid tinum perfîcièndnm, —
donc, c'est en raison des divers liions à parfaire que les sociétés se distin-
guent et s'apprécient ; car tout s'apprécie principalement d'après
sa lin (2). » .

Faute de ce principe d'appréciation, M. Dùrkheim est assez embarrasse


de juger le bien et lé mal dans les sociétés, ou, comme il dit, « le normal
et le pathologique ». Système oblige. Vous n'admettez pas que la lin déter-
mine le groupe, vous vous interdisez, du coup, toute appréciation du
groupe selon la valeur du but. « Il faut renoncer, — dit M. Dùrkheim —•'
à cette habitude encore trop répandue de juger une institution, une pra-
tique, une maxime morale, comme si elles étaient bonnes ou mauvaises en
elles-mêmes et par elles-mêmes, pour tous les types sociaux indis-
tinctement (3). »
C'est plus facile à dire qu'à faire. Je trouve à la page 59 des Règles de
la Méthode une distinction entre les faits sociaux « qui sont ce qu'ils doi-
vent être, et ceux qui devraient être autrement qu'ils ne sont ». Mais c'est
ici que, pour éviter tout soupçon de cause-iinalisme, notre auteur s'engage
dans la distinction du Pathologique et du Normal. Suit alors Une longue
dissertation niédico-sôciale, où sont établies les analogies du corps
humain, — dépourvu de toute finalité, comme chacun sait, — et du corps
social. Maladie, santé,' tératologie, tous les aspects de l'organisme vien-
nent aider à ce rapprochement, avec exemples appropriés : variole, rhu-
matisme, etc.. Je ne veux certes pas avancer que'de telles analogies
soient de nulle valeur; mais toute analogie n'est qu'une proportion et sa
valeur exacte ne se mesure qu'après définition séparée et complète de

(1) Les Sciences sociales en Allemagne, p. 134-155.


(2) Contra hnpugnantes Dei cultmn ac religionem, cap. m.
()P. 10. -
770 REVUE THOMISTE

chacun des termes mis en comparaison. Les analogies ne .commencent pas


la science, elles la couronnent. Etés-vous ..médecin ou sociologue? Restez
alors dans l'objet de votre science ; ne cherchez pas tout d'abord des faits
extra-sociaux, pour me dire en quoi consiste le caractère normal ou
anormal des faits sociaux.
Cette analogie mal posée ne peut mener qu'à une erreur. Si l'organisme
social, comme l'organisme physique exclut toute finalité, l'un et l'autre ne
.
seront jugés sains ou malades que d'après les causes ou antécédents d'où
ils procèdent. Ce qui est exceptionnel, accidentel, est anormal ; au con-
traire, ce qui est général est normal : « Un fait social est normal pour un
type social déterminé, quand il se produit dans la moyenne des sociétés
de cette espèce, considérées à la phase correspondante de leur évolu-
tion (1). » Ainsi le crime est normal : toujours et partout il y a des crimi-
nels. Ce qui ne l'empêche pas d'être punissable, toujours et'partout ; car
le juge aussi est normal, comme le gendarme.
Il y a, sous ce terme de « normal », obstinément substitué à celui de
« bon », trop vieux, trop cause-finalier, une confusion : c'est la revanche
des causes finales sur M. Durkheim. Est normal — dit-il — ce qui est uni-
versel, ce qui est « fondé dans la nature des choses (2) ». Soit; mais, dans
toute nature, celle d'un homme ou d'un groupe,il y a le degré positif d'être
et de perfection, l'actualité ; puis la mobilité, la contingence, ce flux et ce
reflux de mouvement où le corps humain perd Je ses éléments et où
toute société se désagrège peu à peu. D'un côté des qualités et des ppéra-
tions; — tout ce qui est forme.et acte — de l'autre des maladies, des
,
monstruosités, des désaccords, des luttes — tout ce qui est privation et
matière changeante. Tout ce qui est normal ou selon la nature l'est
donc soit en Arertu de son actualité, soit en vertu de son imperfec-
tion. Au premier cas, c'est chose bonne et désirable; au second, c'est
chose mauvaise et à fuir : il y a donc le normal par rapport aux prin-
cipes défectiblcs de l'être, et tel est le crime ; — et le normal pur et
simple, la vertu, l'ordre, tout ce qui est selon ce type dugenus Iionio, comme
.

ne peut s'empêcher de dire M. Durkheim. La nature humaine, conservée


ou perfectionnée dans « ses attributs généraux », telle est la fin de toute
société. La critique directe de cette théorie ambiguë. du normal .et du
pathologique nous ramène ainsi à cette finalité qu'on se flattait en vain
d'exclure par tout cet appareil de science.

Dès lors, il nous est facile d'apprécier ce que peut valoir un évolution-

(1) P. 80. •
(2) P. 74.
BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE 771

nisrne fondé sur de pareilles confusions. Il méconnaît la première condi-


tion de toute division du travail humain et des groupes sociaux : des fins
distinctes.'« 6'ecundum diversa ad quiu perficienda societas ordinatur, oportet
-societates distingui et de eis judicm'i »... Ne nous arrêtons pas dès lors à
discuter dans le menu détail l'atomisme social de M. Dûrkheim : de la
horde, groupe primitif selon lui, il fait tout sortir, absolument tout ; et la
juxtaposition des hordes qui se combinent et des combinaisons de hordes
qui se recombinent derechef, lui expliquent toute forme sociale, depuis la
tribu ii'oquoise jusqu'à l'organisme compliqué de nos grands Etats
modernes. C'est logique : puisque en société, le'butne fait rien à l'affaire,
la combinaison matériellement prise fait tout; malheureusement c'est aussi
faux que logique, puisque le but, qui est le bien de la nature humaine,
nécessite la combinaison. L'évolution mécaniste de M. Dûrkheim ne
résiste donc j>as à l'observation ; elle n'est pas « fondée dans la nature » :
décidément, les causes iinales se sont vengées.

II. L'ÉvOLTJTIONNISME PSYCHOLOGIQUE : M. Llï BoN.

La psychologie sociale intéresse particulièrement M. Le Bon; ses titres


d'ouvrages le disent assez : Psychologie desfoules, — Loispsychologiques de
l'évolution des peuples. Foules ou peuples, les collectivités ont toujours
leur être propre, distinct de l'être individuel de leurs membres. Elles ont
donc aussi leurs opérations propres : elles pensent, sentent, s'irritent, se
calment, s'enthousiasment ou se découragent. Or. penser, sentir, s'ir-
riter, etc., sont des actes de l'âme ou du corps uni à l'âme. Ainsi se réalise
dans toute une collectivité un état d'âme commun, une « âme collec-
tive », dit M. Le Bon. Elle est donc bien un sujet d'étude scientifique,
d'étude sociale.
C'est donc aussi un légitime sujet d'observation et de recherche, que la
classification respective des divers groupes humains en raison des états
d'âme propres à chacun. Il y a, nous dit alors M. Le Bon, des « races
inférieures » et des « races supérieures ». Les inférieures se différencient
par « l'incapacité de raisonner, l'imprévoyance, l'esprit d'imitation, la
mobilité » ; les supérieures ont « l'aptitude à dominer les impulsions
réflexes par la raison » ; leur moralité s'en ressent : elles se tr-acent « des
règles fixes de conduite » dont elles ne s'écartent pas (1).
Dans cette description plus abondante que précise, il y a un fond
incontestable de vérité. L'homme social, c'est l'animal raisonnable à la

()) P. 28.
772 ' REVUE THOMISTE

recherche du bien de sa nature, en union avec ses semblables ; donc, plus


une société manifestera un état d'âme raisonnable et dominateur de l'ani-
malité pure, plus elle sera humaine et proche du bien où elle tend. Plus
elle sera parfaite, puisque toute société a pour principe premier de sa
constitution une fin préconçue, qui est sa norme et sa loi. Jusqu'ici tout va
bien dans la psychologie sociale de M. Le Bon. Mais voici,sous une forme
nouvelle, l'évolutionnisme mécanistc, et avec, lui de regrettables erreurs
dans une étude aussi scientifiquement commencée.
Le docteur Le Bon, lui aussi, n'est pas cause-iinalier. C'est étrange,
n'est-ce pas, quand on assigne aussi délibérément, comme type-et norme
de la race humaine parfaite, celle dont la raison domine l'animalité? C'est
étrange, mais cela est. Force est donc de rechercher,tout, comme M. Durk-
heim l'a fait, les causes de l'évolution des divers types de races, dans une
série dé nécessités antécédentes; seulement,au lieu de la chimie atomique
de tout à l'heure, nous aurons une théorie psycho-physiologique de
l'hérédité sociale. Deux propositions la résument : 1° Les institutions
sociales dérivent de l'âme des peuples (et non l'âme des peuples de leurs
institutions). — 2° L'âme des peuples résulte de leur hérédité. « Les carac-
tères moraux et intellectuels dont l'association forme l'âme d'un peuple
représentant la synthèse de tout son passé, l'héritage de tous ses ancêtres,
les mobiles de sa conduite... Les cai'actères psychologiques se repro-
duisent par l'hérédité avec régularité et constance (1). »
On reconnaît ici le médecin psychologue, qu'est M. Le Bon. Le méde-
cin fournit au philosophe sociologue sa théorie de la iixation du type
moral par l'hérédité physiologique; le :psychoIoguc explique les orga-
nisations sociales par l'état d'âme héréditaire. Ajoutez à cela que M. Le Bon
est grand voyageur, qu'il a visité les monts Tairas, l'Algérie, le Népal, et
même exploré les vestiges et les ruines des premières civilisations de l'O-
rient depuis l'Egypte jusqu'à l'Inde ; que le monde ainsi fouillé dans tous ses
recoins lui paraît le meilleur laboratoire et le meilleur manuel de psycho-
logie des sociétés (2). Ainsi, de la physiologie, de la psychologie et des
voyages au long cours, voilà les éléments originaux de la méthode de
M; Le Bon.
Tout cela concourt à former un ensemble assez subjectif. Dès le début
de l'ouvrage, et à propos de ces procédés d'investigation, arrivent des
formules comme celles-ci : « Ce qui m'est resté de plus clair dans l'es-
prit... Je suis persuadé, j'espère prouver... (3) » Qu'en est-il de cette
espérance ?

(1)P.9.
(2) P. 31, note.
(3) I\ 5.
BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE 773

Il en est que M. Le Bon nous présente comme prouvés deux postulats.


Premier postulat : « Les institutions et autres faits sociaux dérivent de
l'âme des peuples. » Jadis, dans l'univers entier, Maine de Biran ne voyait
que des forces; dans les sociétés, M. Le Bon ne voit d'agents immédiats
que des aines. Il faut y voir des hommes, des animaux raisonnables, des
composes d'âme et de corps. Leur âme y est, par sa raison, par sa
volonté, par ses moyens organiques d'action extérieure, la cause propre
de leurs groupements divers ; mais non la cause unique, omnipotente,
créatrice. Elle est aidée ou desservie par les causes externes que lixe la
nature du lieu habité, du travail jiossible en ce lieu, du groupement même
que commande ce travail. Les institutions humaines dérivent et de l'âme
et des nécessités matérielles de la vie humaine, coopérant à son action.
Or, telle nécessité matérielle,l'art pastoral sur la ste2ype ou la pèche sur les
bords de la mer, amène telles habitudes de travail, de groupement, d'in-
tentions, d'âme. Ainsi, selon les circonstances locales particulières se
diversifie l'Ame humaine, l'âme des sociétés. Les groupes sociaux réagis-
sent donc sur les âmes; et ici,au lieu de la formule simpliste de M. Le Bon
il y aurait à établir de nombreuses distinctions dont je ne puis ici qu'es-
quisser le double principe. Les nécessités physiques de la vie humaine
concourent,'à côté de l'âme raisonnable, à la genèse des sociétés; les
sociétés ainsi constituées réagissent à leur tour, et de bien des manières,
sur l'âme des peuples et des foules.

Le second postulat de M. Lebon n'est jjas moins risqué : l'ârnc des


sociétés leur vient par hérédité. — C'est avec foi, vraiment, que le doc-
teur recueille tout ce qu'il peut apporter de témoignages en faveur de ce
dogme : « Un savant économiste, — dit-il, — M. Cheysson a calculé
qu'en France, à raison de trois générations j>ar siècle, chacun de nous
aurait dans les veines le sang d'au moins vingt millions de contemporains
i
de l'an 1000 (1). » — Passons sur les chiffres et sur cette métaphore extra-
I scientifique, du sang des contemporains de l'an 1000,qui serait lui,ce sang,
! dans nos veines ! Admettons, ce que personne ne conteste, le fait de notre
hérédité physiologique. Mais sur qui, de grâce, l'hérédité agit-elle dans
les sociétés ? Sur des individus, éléments et matière première des sociétés.
Donc, elle n'agit pas directement sur la société elle-même; mais parcon-
comittance, par accident. Que leur donne-t-elle", l'hérédité, à ces indi-
vidus? On organisme avec ses tendances, ses qualités ou ses perturbations
un ensemble d'aptitudes ou d'inaptitudes, un tempérament colérique ou

(t) P. 11. '


' "

REVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 32.


774 REVUE THOMISTE

froid, par exemple. Et puis, c'est tout : elle lés rend plus ou moins pro-
pres à la vie sociale, elle ne la fait pas directement. Gela ne passe à l'acte,
qu'en raison des circonstances, des objets, des nécessités extérieures qui
sollicitent et ébranlent telle ou telle aptitude. La nourriture, le travail, le
vêtement qu'exige et fournit le climat réagissent ici sur l'hérédité; et la
raison qui s'applique au choix et à l'usage de ces divers moyens d'exis-
tence réagit à son tour. L'hérédité humaine en subit alors l'influence ; car
le pli du métier, les privations ou les jouissances matérielles font le pli
la joie, la tristesse, la force,,la faiblesse de l'âme et du corps. Ici de nou-
veau il y aurait à distinguer soigneusement. Il faudrait ne plus confondre
la double action de la vie sociale sur l'hérédité et de l'hérédité sur la vie
sociale. La formule simpliste de M Lebon est donc insuffisante.
D'un mot, elle pèche logiquement : cum hoc ergo projeter hoc. M. Tarde a
fort bien critiqué cette « acception élastique prêtée par les sociologues
naturalistes au mot hérédité, qui leur sert à exprimer pêle-mêle, avec la
transmission des caractères vitaux par génération, la transmission d'idées,
de moeurs, de choses sociales par tradition ancestrale, par éducation do-
mestique, par imitation coutume (1). »
La psychologie sociale de M. Le Bon est donc par trop l'oeuvre subjec-
tive d'un physiologiste voyageur et psychologue; mais il lui reste le mérite
d'avoir substitué au mécanisme éyolutif de M. Durkheim, un sérieux effort
pour reconnaître la place de l'âme, et de l'âme collective, dans la vie des
peuples et les mouvements des foules.

III. L'ÉVOLUTIONNISMJK ÎMITATIF : M. TAItDE.

M. Tarde, qui vient de critiquer si justement l'intrusion des théories


extra-sociales en sociologie, est tout entier dominé par une louable préoc-
cupation, dont il aimera qu'on lui rende justice. « En général, on n'a pas
pris garde à la fin que je ine proposais et qui était de dégager des faits
humains leur côté sociologique pur, abstraction faite, par hypothèse, de
leur côté biologique, inséparable pourtant, je le sais fort bien, du pre-
mier (2). » Le principe d'une vraie méthode sociologique est tout entier
dans cet énoncé. Mais, si je rappelle à M. Tarde que son vieil adversaire,
M. Durkheim, le professe avec non moins de conviction, M. Tarde ne
s'étonnera pas si je l'entends autrement que ces deux savants plaideurs.
De même donc que M. Durkheim tient pour la contrainte extérieure,

(1) Lois de l'Imitation, p. ix.


(2) P. x; p. xxi.
BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE 775

comme caractéristique du fait social, M. Tarde tient pour l'imitation. « Le


caractère distinctif de tout rapport social, de tout fait social est d'être
imitatif (1). » L'observation, l'expérience vont aussitôt objecter que beau-
coup de gens qui vivent ensemble, en famille, dans une ville ou une même
société politique ne s'imitent pas toujours nécessairement ; au contraire,
ils coordonnent ensemble des actes et même des vues qui diffèrent.
M. Tarde a prévu cette vétille, et il nous avertit du sens large où se doit
entendre l'imitation sociale. Elle n'est pas la simple copie volontaire d'une
action d'autrui; elle est toute reproduction de l'action d'autrui, consciente
ou non. C'est « une action à distance d'un esprit sur un autre, une repro^
duction quasi photographique d'un cliché cérébral sur la plaque sensible
d'un autre cerveau... J'entends par imitation toute empreinte de photo-
graphie inter-spirituelle, jjour ainsi dire, qu'elle soit voulue ou non,
passive ou active (2). »
Alors, objectera de rechef le gros et vulgaire bon sens, tout le monde va
se ressembler, penser de même, agir de même, et le seul fait de ces res-
semblances fera la société? M. Tarde répondra par une distinction :
Tout le monde s'imite ou se contre-imite. « Quand un dogme est proclamé,
quand un programme politique esl affiché, les hommes se classent en deux
catégories inégales : ceux qui s'enflamment pour et ceux qui s'enflamment
contre. Il n'y a pas de manifestation qui n'aille recrutant des manifestants
et qui ne provoque la formation d'un groupe de contre-manifestants...
Mais les uns comme les autres ont le même contenu d'idées et de desseins,,
ils sont associés quoique adversaires ou parce que adversaires. » De ces
faits manifestes, la formule est obvie : « Nous dirons donc, avec plus< de
.
largeur maintenant, qu'une société est un groupe de gens qui présentent
entre eux beaucoup de similitudes produites par imitation ou par contre
imitation (3). »
Tout'cela est profondément vrai : en ménage, en politique, partout, on
se ressemble ou on ne se ressemble pas, on s'accorde ou on se dispute,
« les hommes se battent ou se contre-battent », disait un vieux mission,-»
naire à ses heures de philosophie et d'humour.

Mais si c'est vrai, est-ce bien la vérité qu'il nous faiit ici? Est-ce;M'era la
première-vérité explicative de tout arrangement social ; le premier motif
de tout groupement humain? &'associer, être associé,, est-ce d'abopdî ell
avant tout se ressembler?

(1) P. x.
(2) P. vin.
(3) P. xii-xiii.
776' REVUE THOMISTE

<c
Qui se ressemble, s'assemble.»', dit le proverbe, et il a raison ; la
similitude des natures, des goûts, des travaux rapproche les hommes; on
se ressemble plus ou moins, on est d'un côté patron, de l'autre ouvrier,
mais on se ressemble, on est de part et d'autre cultivateur, forgeron,,
fabricant, on s'unit à l'atelier ou au syndicat. La ressemblance formelles
des qualités détermine en son espèce le type de société qu'on réalise et le
constitue activement; mais pourquoi s'assemble-t-on?
Pour gagner sa vie, l'un comme patron, l'autre comme ouvrier; afin de
s'assurer son salaire, sa clientèle, son crédit, par le moyen du syndicat.
Qui se ressemble s'assemble donc en vue d'un but, par Vattrait actuel d'une
fin, dont la conception et la volonté prédéterminent le rassemblement.
Aussi, M. Tarde est-il forcé, en dépit de son système, d'introduire dans
sa déiinilion du groupe social, un petit mot qui la fait craquer tout entière
dans son laborieux échafaudage. Ecoutez: un groupe social est « une
collection d'êtres, en tant qu'ils sont en train de s'imiter entre eux ou en
tant que sans s'imiter actuellement;, ils se ressemblent, et que leurs traits
communs sont les copies anciennes d'un même modèle ('1}. » — Une col-
lection; et non pas seulement une juxtaposition, un tas ; donc une chose qui
a son unité propre, l'unité collective. 11 n'y a qu'à reprendre ici l'analyse
que nous avons opposée au mécanisme atomique de M. Durkheim ; elle
porte aussi bien contre le mécanisme imilatif de M. Tarde. Parce qu'ils se
ressemblent de nature ou parleurs habitudes acquises ou spéciales, les
hommes ont mêmes désirs, mêmes fins désirables; donc c'est: la commu-
nauté des fins qui détermine le groupement social ; c'est la manière diffé-
rente de concevoir et de poursuivre les fins qui détermine les désagré-
gations et les luttes des groupes ; c'est lu poursuite du bien humain qui est
chez tous le principe premier etfoncièrement identique de toute la vie sociale.

Malgré ses multiples formes, matérielles, intellectuelles, morales, il est


foncièrement le même chez-tous; appellerons-nous donc, avec M. Tarde,,
.cette poursuite partout semblable, dans chaque groupe spécial une imita-
tion? Jamais; quoique, ce mot, cher à l'auteur,lui inspire l'éloquente préface"
où il résume, dans sa 26 édition, en formules rigoureusement: frappées, la
doctrine et l'apologie de la théorie imitative, M. Tarde n'apas le droit qu'il
réclame si bravement d'étendre, à son gré, le sens du mot imitation ; il ne
l'a pas, eh tant que '-philosophe.' Un homme tenu, par état, de parler tou-
jours en termes non-ambigus, non métaphoriques, en termes propres, ne
peut pas dénommer sous le même vocable des ressemblances dues à la

(i)P. 73.
. .
BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE 777

volonté consciente de copier, et d'autres produites à l'exclusion de cette


volonté. On ne donne pas à un commun genre, le nom propre de la plus
parfaite, delà jjlus complète des espèces opposées entre lesquelles il se
partage. Le nom d'homme ne peut pas servir, sous prétexte que dans
l'homme il y l'animal, à désigner l'animalité pure. Vouloir copier, c'est
imiter; ressembler sans le vouloir, c'est ressembler tout court, car le
terme manque, à ce qu'il semble, en français, jjour rendre cette ressem-
blance involontaire et inconsciente. Il faut, selon le précepte d'Aristote,
bannir delà j>hilosophie ces termes impropres et ces analogies abusivement
employées, sous peine de mériter la sévère critique du Philosophe à
l'égard des « Poeke theologizantes ». M. Tarde ne s'en offenserait pas, lui
qui a regardé l'absolutisme des anciennes philosophies de la société et de
l'histoire, comme la cause de leur ruine (1). Avec des métaphores et des
analogies forcées, on risque de ne construire que des systèmes subjectifs,
des idéologies savantes.
C'est donc ce qu'a risqué M. Tarde ; je dis risqué, parce qu'au fond de
ses analogies, il y a une vérité. L'auteur du système imitatif est un jouis-
sant généralisateur ; un de ces esprits qui ont, — il l'a dit lui-même de
Schelling et de Haeckel, — « des heures d'ivresse imaginative », où les
fantaisies du poète, de l'artiste en idées, emportent au loin, sur de;
grandes ailes, la raison du philosophe. Le philosophe a observé dans
les trois mondes, l'inorganique, l'organique, le social, le fait universel de
la répétition des mouvements, des qualités, des natures; l'artiste s'en-
thousiasme ; il célèbre le grand phénomène de la réjaétition universelle,
ondulation dans les corps bruts, hérédité chez les vivants, imitation dans
les sociétés, par où tout se groupe, en classes, en familles, en espèces, en
collectivités.
Assurément, tout n'est pas rêve, dans cette esquisse de synthèse si
beaucoup de termes y sont contestables, — comme celui d'ondulation, —
si d'autres y sont improj>res, — comme celui d'imitation. — Corps brut,
animal ou plante, sociétés, tout ce qui est est de l'être ; partout la même
réalité de l'être pénètre toute nature de choses et de faits, et la constitué
tout entière. « Qusdilet naturel essentialiter est ens. » Donc, toutes les
oppositions et différences spécifiques des êtres cessent, au regard de ce
fond universel de l'être, de s'opposer directement entre elles, les unes
aux autres. Elles sont des degrés, des participations plus ou moins
intenses de l'être. ;< Sunt etiim divêrsi gradus entitatis secundum quos
accipiuntur diversi modi essendi et juxta hos accipiuntur diversa 'rerum
gênera (2). » Tout se répète donc, un règne reproduit le même type
(1) P. XXII, XX111.
(2) De Veritate, 1,1.
,
778 BEVUE THOMISTE

général que l'autre, selon sa mesure d'être et de perfection; mais aux


causes exemplaires et"eflïcièntes que reconnaît Vimitativisme de M. Tarde,
le philosophe doit ajouter cette cause finale qui est pour tout être, pierre,
plante, homme ou groupe humain, le bien de sa nature.

IV. L'ÉVOLUTIONNISME M. IzOULET.


BIO-SOCIAL :

Une idée très simple domine la logique plus réelle qu'apparente de cette
thèse aux multiples conclusions, que viennent tour à tour renforcer de
leurs autorités si diverses Adam Smith, Milne-Edwards, Platon,
MM. Spencer et Ribot, M. Marion, J.-J. Rousseau, M. de Ronald, etc..
Voici l'idée : « L'âme humaine est fille de la Cité. » Avant d'entrer en
société, l'homme est un sensationnel, un impulsif, un anthropoïde; après
y être entré, il devient rationnel, libre, réellement homme. L'association
dit M. Izoulet, « produit une plus-vie, l'association crée » ; elle crée « la
raison humaine ». Et ce n'est pas une métaphore, dans le style imagé à la
Carlyle, qu'affectionne l'auteur : c'est selon lui, le mot propre : « L'union
fait la force dit-on. Mais le proverbe est encore bien au-dessous de la
vérité. L'union crée; voilà ce qu'il faut dire (1). »
Voici un nouvel aspect de l'évolutionnisme en sociologie. Ce n'est plus
le « fieri » de la société en général ou des sociétés particulières que
M. Izoulet veut expliquer ; c'est ce que devient l'homme par la société et
en elle. Ces deux aspects de l'évolution sociale sont d'ordinaire trop aisé-
ment confondus pour qu'on ne loue pas aisément un auteur d'avoir su
s'attacher à l'un d'eux sans le prendre pour l'autre.

Mais cependant c'est aller un peu loin.que de nous dire : « L'association


crée. » C'est aller si loin que c'est franchir d'un bond les limites de néces-
sité ou de convenance que les partisans de l'évolutionnisme entendent
toujours poser au fait de la création. Car on sait que les uns veulent
l'évolution pour épargner au Créateur l'inconvénient de trop créer ; et les
autres, parce que rien, dans le devenir ordinaire des choses ne leur
manifeste sensiblement le passage pur et simple du néant à l'être. Je
soupçonnerais donc ces esprits logiques d'avoir inspiré certaines criti-
ques, d'ailleurs allègrement portées par M. Izoulet : « On m'accusera
peut-être d'apporter au lieu d'une démonstration minutieuse, une intuition
(i) P. 7, 83, 54,
BULLETIN. DE PHILOSOPHIE SOCIALE 779

toute personnelle, et de ne pas faire voir dans le dernier détailla cité


créant la raison ». M. Izoulet se classe donc lui-même parmi « les hommes
à idées, à vues, à intuitions » qui s'opposent aux « hommes d'enquête,
de calcul et de contrôle minutieux et rigoureux ». « J'estime, dit-il, à
cent ans au moins le temps nécessaire, je ne dis-pas pour vérifier complè-
tement et définitivement, mais pour mettre hors de doute la vérité cer-
taine que mon livre résume et formule (1). »
Eh bien, voici notre doute, et plus même qu'un doute : l'association ne
crée pas. M. Izoulet, cherchant à expliquer cette vertu créatrice, nous dit
que l'association « spécialise » les aptitudes et les fonctions des êtres
associés, en « divisant » leur travail. C'est pour lui le dernier mot de la
sociologie, l'essence même du fait social. « L'organisation consiste dans
une division du travail, c'est-à-dire une spécialisation et une coopé-
ration (2). »
A la bonne heure ; voici des termes exacts, et l'exacte réduction du
pouvoir créateur de la société, à sa vraie formule. La société spécialise les
aptitudes et les fonctions humaines, en les répartissant entre les divers
individus. Donc elle présuppose nécessairement des aptitudes générales
éminemment aptes dans chacun à cette spécialisation : dans un atelier de;
peinture un élève sera de l'école de la tache, un autre de l'école de la
ligne; mais il faudra qu'avant ils aient les communes aptitudes de tout
peintre; qu'ils soient des « visuels ». C'est la loi formulée par Aristote.et
rejn'ise par saint Thomas : « L'ordre social ne fait pas les hommes, mais
les reçoit tout engendrés jtav la nature, et tels quels les dis230se : Romi-
nes non facit politia, sed accipit a naturel generatos et sic utitur Mis (3). »
L'enfant qui naît, qui n'a encore exercé aucun acte social volontaire, n'est
donc pas un « anthropoïde » ; il est un homme; il-a en lui le fonds uni-
versel d'aptitudes d'où sortiront les plus raisonnables et les mieux spé-
cialisés de ses actes. Seulement, faute d'avoir encore agi, il ne sait pas
agir humainement; il ne le saura que peu i peu. L'évolution de l'homme
dans la société se fait à partir de sa nature, qui est achevée dès sa nais-
sance ; elle consiste dans la génération des habitudes spéculatives ou pra-
tiques, — science, arts, métiers, vertus, •— qui viennent actualiser de
plus en plus la force originelle de ses puissances ; raison et volonté.

Comment M. Izoulet a-t-il pu, dans sa clairvoyance foncière d'intuitif,


ne pas reconnaître ce fait capital? Parce qu'elle a été troublée par une
(1). P. 544 à 548.
(2) P. 37-54.
(3) Politic. I, 8.
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780 REVUE THOMISTE

« hypothèse bio-sociale », qui lui sert, un peu trop confusément, atout


expliquer : les infusoires, les animaux et les sociétés. Partout un pro-
cessus identique de formation.
Examinons ce procédé. Partout M. Izoulet voit l'association ; et partout
il la voit créatrice. Il voit l'association dans l'animal organisé — insecte,
mammifère : une mouche ou un éléphant sont des associations de cellules.
Or, qu'est-ce que la cellule isolée? Une « amibe aveuglé, sourde-muette,
amorphe, torpide, stupide » ; qu'est-ce que la cellule associée, un animal
<c
viv'ace et divers », j>ar exemple « le chien, si savamment conformé et
configuré, si souple et si bondissant, si riche de regard, de flair, de voix
et d'actes (1). » Or, — continue l'auteur, — « un chien c'est tout simple-
ment un agrégat de plusieurs millions ou milliards de cellules, ou proto-
zoaires, les plus pauvres des êtres... Répélons-Ie, l'association crée. »
De même, du Métazbaire (= animal organisé) ou agrégat à TJIyper-
zoaire, ou agrégat d'agrégats (= société), il y a progrès, création de
facultés nouvelles par l'agrégat social. Et M. Izoulet abonde en exemples
empruntés à l'intelligence des fourmis et des termites, à la supériorité de
tout animal sociable sur tout animal solitaire. Enfin, du métazoaire à
l'homme, l'association crée de nouvelles différences, de plus en plus con-
sidérables à mesure que la société se perfectionne : l'association presque
nulle » des «'hommes primitifs » a produit la « raison obscure » ; « l'asso-
ciation ébauchée » des « -hommes, sauvages » produit la « raison crépus-
culaire » ; « l'association perfectionnée » des « hommes civilisés » pro-
duit la raison lumineuse. Telle est, en résumé, 1' « hypothèse bio-sociale »
Il y a, sous la différence profonde des termes et du style, une réelle
parenté, entre celle hypothèse et l'atornisme sociologique de M. Durk-
heim : de part et d'autre une seule unité primitive, —ici la cellule, là une
horde, —produit toutes les formes sociales par le seul jeu de ses combi-
naisons et de ses combinaisons de combinaisons. De part et d'autre un
même fait renverse l'hypothétique système : la finalité immanente de tout
organisme et de toute société. Un vivant n'est pas rien qu'un agrégat de
cellules, ni une société qu'un agrégat d'individus. L'animal qui se
nourrit, s'abrite, se défend, cherche son bien ; de même, l'homme qui
s'associe avec ses semblables. Si, dans-l'organisme animal comme dans
l'organisme social, il y a division du travail, c'est en vue et à l'effet du
bien commun. Il faut toujours, jsour se rendre compte à fond d'une orga-
nisation quelconque, en revenir à cette loi primitive de la finalité. Alors
seulement l'analogie de l'organisme physique et de l'organisme social

(1) P. 59.
BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE 781

prend sa pleine valeur scientifique. « Il faut, — dit saint Thomas, —


avoir cette idée : de même que l'animal est quelque chose d'un compose
de parties diverses unies en un tout, en sorte que l'opération d'une
partie quelconque se subordonne au bien, de toute autre 2>ctrtié ; — celle de
l'oeil au bien du pied et celle du pied au bien de l'oeil ; ainsi la cité est une
communauté composée d'un certain nombre d'individus dont les opéra-
tions sont suliordonnables au bien de chacun des autres en tant même que par-
ties de la cité [Y). »
L'analogie posée par M. Izoulet est donc juste; mais à une condition,
cependant, qu'il n'a pas tout à fait observée ; il a exagéré l'analogie, là où
il la reconnaît, jusqu'à y voir une identité. Partout, au sens propre du
' mot, il voit des associations. Un animal, c'est une association de cellules;
une société c'est une organisme dont les individus sont les cellules. Non,
c'est trop dire. Il y a société là seulement où s'agrègent et se coordonnent
des individus ; et il y a des individus là seulement où se trouvent des
unités numériques distinctes, indivisibles sous peine de destruction.
L'animal n'est pas une société de cellules, comme l'imagine M. Izoulet,
parce que, à part soi, séj>arée du corps en qui elle vit, la cellule se
corrompt et meurt. Mais la société est un tout formé d'individus, parce
que mis à part de la société, chaque homme subsiste dans l'unité de sa
personne et de sa nature. Il y a donc erreur à exagérer les analogies bio-
logiques et sociales, comme le fait M. Izoulet.
Mais, cette restriction jjosée, je rne hâte de reconnaître la vérité et
l'ampleur de ces analogies par rapport aux objets divers qu'elles embras-
sent. « Le (ait de la solidarité a des racines biologiques dans le monde
vital, et môme des racines jubysiques clans le monde minéral. » Rien de
plus vrai si l'on entend cette parole comme l'expression du fait et de la
loi d'analogie qui se découvrent universellement dans tous les ordres de
composés. C'est la loi de subordination des parties au tout, que réalisent
à divers degrés, et avec une finalité de plus en plus apparente, les com-
posés minéraux,les composés vivants, végétaux ou animaux, et le composé
social. Dans cet ordre d'idées le sous-titre de M. Izoulet : Métaphysique
de la sociologie, est bien à sa place : c'est le propre de la métaphysique de
ramener les différences des choses à l'unique loi de l'être, comme autant
de participations plus ou moins complètes, strictement graduées entre
elles.
Il est seulement à regretter que M. Izoulet n'ait pas compris dans les
termes de cette graduation qu'il entrevoit ce monde divin que son tour
d'es2>rit intuitif et mystique le préparait, semble-t-il, à ne point mécon-

(1) VoUlic, VII, lec. iv. •.-.;


Î782 REVUE THOMISTE

naître. Pour lui, le plus parfait de tous les composés,-c'est la société


civile, la cité des hommes. La cité de Dieu, la société religieuse avec sa fin
ultra et supra-terrestre ne serait qu'une rêverie, et la plus triste de
toutes : un pis-aller, une rêverie de misérables et de déçus. « Le monde
céleste tout entier n'a jamais été qu'un dérivatif à l'ambition terrestre
déçue. Faites à la foule sa place dans la cité terrestre et vous serez surpris
de voir qu'elle croira n'avoir jamais suivi.des yeux du rêve, je ne sais quel
mirage dans le désert des cieux (1). » A cette prophétie, un fait s'oppose :
toute cité terrestre passe, s'use, se corrompt et meurt; tous les hommes
qui la composent passent de même. Saint Paul a dit là-dessus un mot de
grand philosophe : « JSfon kabemus hic manentem civiiatem sed futuram
inquirimus. » Il n'y à ni nation, ni empire, ni patrie qui réponde au
besoin d'absolu et de permanent qui domine toute notre recherche du
bonheur. C'est pourquoi, d'instinct, comme emportée par l'immensité
de son désir d'un bien et d'un bonheur qui soient le Bien et le Bonheur,
la nature humaine cherchera toujours à faire société avec l'Invisible. Ce
serait peut-être ne toucher que médiocrement M. Izoulet, si j'insistais
logiquement sur la nécessité et les conséquences de cette recherche. Je lui
rappellerai le tressaillement, la vision de Carlyle, à la vue d'une petite
église de village perdue dans les montagnes de ses Highlands : « Celui-là
était fort qui avait une église, ce que nous pouvons appeler une église. Il
se tenait debout par elle, quoique au centre des immensités, au confluent
des éternités ; il se tenait debout, comme un homme, devant Dieu et
devant les hommes. Le vaste univers sans rivages était devenu pour lui
« une ferme cité » ; une demeure, qu'il connaissait (2). »

Conclusion. — Le vrai et le faux Évolutionnïsme en Sociolooie.

L'Évolutionnisme est donc entré en sociologie avec ce mélange d'er-


reurs et de vérités qui, partout où il s'introduit, irrite les uns et ravit les
autres. II irrité par les hypothèses étroitement mécanistes que la socio-
logie est, de toutes les sciences, la moins apte à tolérer ou à souffrir. Et
pour s'en tenir à son exclusion absolue des causes finales, il identifie, sans
tenir compte des différences propres de chaque règne naturel, les cons-
tructions atomiques — plus ou moins certaines •—• aux organisations
sociales, ou bien encore dans la genèse des individus et des groupes il ne

(1)P. XL.
(2) French Révolution, I, 13.
BULLETIN DE PIUXOSOPIIIE SACIALE 783

voit que l'hérédité. Mais, à côté de ces erreurs capitales, ses j)ropagateurs
nous auront rendu le service d'iittirer l'attention sur la question éminem-
ment philosophique du devenir social : comment se fait une société en
général et comment se font les diverses sociétés ? Et puisque la société à
son tour transforme les individus et agit sur l'espèce, que devient l'homme
dans la société et par elle? La question est pendante.
Il faudra, pour éviter les erreurs de ceux qui l'ont soulevée et pour pro-
fiter pleinement des vérités qu'ils ont découvertes ou remises en lumière,
reconnaître deux faits premiers, deux lois capitales. 1° L'homme n'est pas
homme du fait de la société, mais du fait de sa descendance physique ;
seulement, sa nature substantiellement complète à sa naissance est inha-
bile à exercer immédiatement son activité. 2° L'homme entre et vit en
société dans l'intention formelle de réaliser et de perfectionner les
divers biens nécessaires à sa nature et les diverses activités qui les
lui procurent. Donc, en vertu de ces deux lois, un agent, complet à
l'origine dans sa constitution essentielle d'animal raisonnable, et une fin
proportionnée par son universalité à l'ampleur de cette activité, domi-
nent tout le devenir des sociétés et des variétés de types humains
qu'elles réalisent. Il n'y a pas d'évolution mécaniste, de pure agrégation;
d'individus et de hordes, de division de travail sans but. Il n'y a pas d'évo-
lution où le plus sorte du moins, où l'association crée l'homme dans le
sauvage, et le sauvage dans l'anthropoïde. Il y a un homme et un bien
humain, dont la nature contient éminemment toutes les transformations
spéciales des sociétés et de leurs membres. Dès lors, les formes de ces
transformations ne sortent pas l'une de l'autre : les familles ne deviennent
pas village, ni les villages province, ni les provinces nation. Mais, de la
même matière sociale — la masse des hommes rassemblés en vue de leur
bien — sortent tour à tour les formes d'associations nécessaires à ce bien.
Tout cela est en puissance dans le plus primitif des groupes, sous l'action
•éminente de ces deux causes, inséparablement unies : la nature humaine
ET SON BIEN.

Fr. M.-B. Schwalm,


des Frères-Prêcheurs.

1
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f"

NOTE
SUR QUELQUES PUBLICATIONS RELATIVES AU CONGRÈS SCIENTIFIQUE
INTERNATIONAL DE BRUXELLES (1894), SECTION DE PHILOSOPHIE.

La publication du.compte rendu du troisième Congrès scientifique des


catholiques a remis sur le tapis des discussions dont nous avons entretenu
nos lecteurs en temps voulu.
Ce compte rendu renferme neuf fascicules. Le fascicule consacré à la
philosophie forme un beau volume in-8" de 332 pages. On y trouve les
procès-verbaux des séances et la plupart des mémoires présentés (1). Les
procès-verbaux, sans être d'une exactitude idéale, rendent généralement
bien la suite des événements et des discussions.
Parmi les mémoires, nous avons cherché vainement les travaux lus
par le R. P. Bulliot. Le R. Père nous avait écrit pour jious prier de
rectifier certaines de nos appréciations à son sujet et nous étions prêts à
nous exécuter s'il nous avait donné le moyen de le faire en connaissance
de cause. Pourquoi s'est-il dérobe ? Nous l'ignorons... Voici, en tout cas,
la protestation qu'il nous autorise à publier : « scotiste, du moins sur ce
point important de la distinction de la forme et de la force, nul ne l'est
moins que moi. J'ai précisément soutenu à Bruxelles, à propos de la
preuve du premier moteur que nulla substantiel est operaUva per seipsam. A
propos de la masse, j'ajoute aux raisonnements des mécaniciens un tout
petit raisonnement : vous excluez de la masse la force, donc encore la
forme qui en est le principe. Et ainsi votre masse répond à notre matière
première : » Je donne acte au Révérend Père de sa déclaration que je
trouve seulement un peu vague. On peut admettre la distinction de la
substance et du principe d'opération et cependant reconnaître à celui-ci
l'autoniobilité qui est précisément le caractère de la force (virtus) scotiste.
D'ailleurs, si force et forme sont distinctes, en excluant la force on n'exclut
nullementla forme. La suppression de l'antécédent entraîne la suppression
du conséquent, mais ce n'est pas réciproque.

La Revue de Métaphysique et de Morale a publié (mai), dans un style


badin, un compte'rendu de mon propre article sur le Congrès de Bruxelles.
J'y ai trouvé ma prose notablement défigurée. Quoi de plus contraire à la
lettre de mon récit, par exemple, que d'attribuer à tous le sentiment de
quelques-uns,et de mettre dans la bouche des « métaphysiciens thomistes »
(1) Nous disons présentés et non pas lus. Nous trouvons en particulier parmi ces mé-
moires un remarquable travail d'un évoque espagnol, Mgr Maura y Gelabert, sur le
concept et le principe ,de la vie. C'est un chapitre détaché d'un ouvrage en préparation.
NOTE 785

sans distinction un mot qui, dans le feu de la discussion, a échappé à .un


seul! Je comprends que le docte rédacteur, ait été désagréablement impres-
sionné de ce que l'on avait en son absence « exorcisé » le kantisme. Qu'il
soit donc là une autre fois. L'objection, que je sache, n'a nullement besoin
d'être catholique, pourvu qu'elle soit fondée en raison et courtoisement
présentée. Mais je pense que le rédacteur des suppléments jaunes aura
voulu tout simplement rire aux dépens de ces bons philosophes calho-t
liques. Je lui laisse la couleur de son rire.
Deux remarques cependant à relever dans cette notice. L'auteur s'ima-
gine que l'on a démontré la nature analytique des principes des sciences
par la « terminologie aristotélicienne » et en conclut que nous faisons
reposer l'évidence à priori de ces principes sur un simple changement de
dénomination. C'est méconnaître la pensée émise au Congrès. Pour le
péripatélicien, les mots sont: les signes des choses, le caractère de la défi-
nition reflète le travail intérieur de l'esprit. En ce qui concerne le prin-
c,yç& discuté qui est celui de causalité, l'esprit, à notre sens, voit positi"
veinent l'être de l'effet en tant qu'effet constitué par une relation à sa cause
propre. 11 a suffi pour cela que les deux termes non pas verbaux mais
intellectuels de cause et d'effet lui soient présentés (par voie d'induction)
qu'il les ait pénétrés, qu'il ait lu leur mutuelle convenance, leur rapport
absolu, nécessaire. Nous déclarons l'apriorité de ces principes parce qu'ils
ne reposent pas sur l'induction qui a servi à asseoir dans l'esprit la con-
naissance des termes qui les constituent matériellement, mais uniquement
sur la connexion nécessaire de ces termes entre eux; nous les proclamons
objectifs, parce que, si leur valeur nécessaire n'apparaît qu'à partir de
l'appréhension de l'intelligence, ce n'est nullement cette appréhension de
l'intelligence qui crée cette nécessité. L'intelligence constate, au contraire,
cette nécessité dans des termes qui s'opposent à elle et qu'elle ne détache
jamais que par abstraction des images et, des sensations qui font corps
.

avec eux et d'où la conscience,généraletémoigne que nous les extrayons


par le procédé inductif. Ces .principes sont donc à la fois objectifs et
à priori. ; ...... r
Nous sommes d'accord sur un second point avec l'auteur de la note que
-nous discutons. Il dit que « la science n'est que le prolongement du sens
commun » et il ajoute : « Ce n'est pas sur les hypothèses proprement
dites de la science, mais sur les principes des méthodes scientifiques que
portent les réflexions des philosophes. » Mais pourquoi sembler opposer
â M. Duhem ces idées justes que M. Duhem a garde de nier ? L'auteur a
senti sans doute que si M. Duhem! est prêt à.reconnaître les droits supé-
rieurs d'une philosophie objectiviste il n'entend rien à une philosophie
négative dont le- plus clair résultat est de faire, rentrer dans un monde
w«w^
786 REVUE THOMISTE

idéal les principes nécessaires à des sciences qui vivent dans le monde
réel. Que la gravitation universelle soit le produit de l'attraction concédée
à certains centres ou d'une poussée venant d'une périphérie quelconque,
les savants n'en ont cure. C'est affaire d'un -J- au lieu d'un —. Mais ceci :
y a-t-il une cause réelle et objective de la gravitation universelle ? Les
savants ne sauraient s'en désintéresser. Voilà précisément ce que leur
accorde notre philosophie tout en les avertissant qu'ils ne trouveront
jamais, par leurs hypothèses, que l'organe matériel des causes, et non
l'âme d'intellectualité qui forme leur véritable nature.

M. Domet de Vorges a donné dans les Annales de Philosophie chrétienne


(nov. 189b) un élégant résumé des séances de la section de philosophie
dont il était le vice-président. Nous remarquons les développements
dans lesquels, très naturellement, M. Domet de Vorges est entré au
sujet des discussions qu'a occasionnées son mémoire sur les Ressorts de la
volonté et le libre arbitre et spécialement de la première. Le R. P. Polydore
de Munnynck, lecteur à nôtre collège de Louvain, a « soutenu, dit M. Domet
de Vorges, que d'après saint Thomas, l'homme désire naturellement voir
Dieu, qu'il suffît de connaître son existence pour désirer voir son
essence. Nous avons répondu, continue M. de Vorges, qu'en effet on
peut entendre de cette manière la thèse de saint Thomas d'Aquin, mais
que nous avions dû tenir compte des décisions de l'Eglise sur la gratuité
entière de l'ordre surnaturel et de la vision béatifique ».
Je ne crois pas que le R. P. Polydore de Munnynck, qui est lecteur,
c'est-à-dire l'équivalent de docteur en théologie, ait « soutenu » une
opinion contraire aux décisions de l'Eglise. Et je trouve un peu précipité
ce recours à la gratuité delà vision béatifique dans une question où Suarez,
Scot, Ferrariensis, Solo, ont pu se mouvoir tout à leur aise. Ces docteurs
distinguaient entre un désir naturel de voir Dieu efficace, qu'ils n'admet-
tent pas, et un désir inné (Scot, Soto), ou même explicite maïs condi-
tionné, qu'ils admettent. Ferfa,riensis va jusqu'à dire que ce désir naturel
est nécessaire (III 0. Gentes, c. l), pourvu qu'on restreigne son objet à la
vision de Dieu en tant que première cause de l'ordre naturel et des attri-
buts qui découlent dé la considération des créatures. Je n'ignore pas tout
ce que l'opinion commune des thomistes objecte à ces manières de voir,
particulièrement à la dernière, et je sais qu'elles sont moins conformes, à
les prendre dans leur ensemble, aux principes de saint Thomas sur
l'ordre surnaturel que l'opinion de Cajetan plus communément suivie.
Par contre, elles apparaissent plus littérales, elles semblent serrer de
plus près le texte, de certains passages du saint docteur, tellement que
NOTE 787

Cajetan lui-même (I II., q. m, a. 8, § Spécialité?' tameii) après avoir donné


ses deux solutions accoutumées, éprouve le besoin d'en donner une troi-
sième spéciale au passage qu'il a en vueet qui se rapproche de celle de
Ferrariensis. L'essentiel est de maintenir, comme le dit d'aiileurs fort
bien M. de Vorges, que ce désir, dans la mesure où son objet est re-
connu surnaturel, est inefficace. Il appelle, par la même, un complément
pour prouver l'existence de la vision. Ce complément sera nécessai-
rement emprunté à l'ordre surnaturel : ce seront ou des effets surna-
turels reconnus par la raison, comme l'indique Cajetan, et dans ce cas
ce désir restera naturel en lui-même, bien qu'il doive sa consistance à
des manifestations de l'Etre surnaturel : ou bien ce désir j)rocédera de
l'ordination de tout homme à la fin surnaturelle, que supjDose toujours
saint Thomas dans sa Somme thèologique. Et il semble bien que cette der-
nière explication de Cajetan donne la clef du problème.

Charmant remember que la notice de M. le chevalier Mac Swiney,


chambellan de S. S. Léon XIII. Elle se distingue à la fois par son élégance
typographique (1) et la finesse de ses gravures. Celles-ci représentent
quelques-uns des principaux membres du Congrès et l'auteur lui-même.
Les comptes rendus des sections ont du relief et de la vie. Je relève une
petite méprise au sujet d'un incident de la section de philosophie. L'auteur
attribue à M. Gayraud l'argument par lequel l'un des nôtres, mon voisin,
à résumé l'argument de saint Anselme présenté par M. Berlin. Je
n'insisterais pas si, chose étrange, l'auteur ne donnait de cette inter-
ruption un tableau trop dramatique pour n'être pas un instantané pris sur
place. Voici le morceau :

« Entre autres, voilà un Père dominicain assis non loin de nous. Son
visage d'une maigreur effrayante avait une couleur uniforme de vieil
ivoire tachée de deux disques sombres qui étaient les yeux. Sa tête puis-
sante, au front haut, révélait le penseur. Elle était entourée de cette cou-
ronne étroite de cheveux, emblème de la couronne d'épines, qui laisse le
crûne entièrement découvert. Son nez, d'une finesse extrême, sa bouche
aux lèvres amincies et incolores, ses joues enfoncées nous faisaient penser
aux moines dont le visage décharné par les veilles et les privations a été
immortalisé par Fra Angelico. Son corps drapé dans l'ample froc du reli-
gieux était de haute stature, et ses mains, semblables à celles d'un sque-
lette, sortaient de ses manches et se crispaient nerveusement sur un
bréviaire usé. Soudain il se lève, et d'une voix caverneuse émet sèchement

(1) Société Saint-Augustin.


fe^-r- -v- -y'—' ''•• • ' ^T— -^t-ti--'T^":T^—-* « -_

788 REVUE THOMISTE

une opinion, mais avec une autorité que donne seul le savoir. Toutes les
têtes se tournent vers lui; il semble ne pas s'en apercevoir. Sur le même
ton il achève ses remarques, tout le monde l'applaudit; il s'assied, baisse
les yeux et semble perdu dans une rêverie profonde (p. 51). »
Et qui donc écrivait l'autre jour que certaines silhouettes de congres-
sistes, que j'ai jadis crayonnées ici, étaient de mauvais arguments, peu
sérieux, etc. ? Sans doute, comme .argument c'est faible! Mais comme cro-
quis pris sur le vif c'est si joli! Seulement, monsieur le chevalier, vous
accentuez trop les noirs ; rengainez une autre fois votre fusain ; le burin
suffit à qui sait frapper les médailles.

,
Ce n'est pas seulement mes croquis que l'on a'confondus avec des argu-
ments dans l'article des Annales (octobre 1895) auquel je viens de faire
allusion, c'est la Philosophie elle-même que l'on a confondue avec les
sciences. Certes le congressiste qui sous le voile de l'anonyme nous a cou-

rageusement attaqués, M. Duhem et moi, ne manque jjas de vigueur et
d'esprit. II en faut pour s'assimiler au point de produire l'apparence du
savoir, des théories dont on ne possède pas la clef. La notion exacte et
l'habitude de l'abstraction formelle est cette clef. Sans elle on j>eut
parler .philosophie comme Jean-Louis parle de Glwses et autres dans la
Revue Mené. On né philosophe pas,à proprement parler.
J'ai pu répondre, grâce à l'obligeante courtoisie de M. le Directeur des
Annales de Philosophie, chrétienne, dans le recueil même où j'avais été pris à
partie. Je ne pouvais, recevant l'hospitalité, dire tout le fond de ma pensée,
ce qui eût paru un peu personnel. Comme il s'agit d'un anonyme, on me
pardonnera de l'avoir dite ici, moins comme un reproche que comme l'ex-
pression d'un regret.
Que de travail, que de talents perdus dans les écoles philosophiques
catholiques, parce que l'initiation première manque! Quand donc trou-
verons-nous un ensemble de maîtres qui, avant de nous faire apprendre des
thèses, des conclusions, nous disent ce que nous allons faire, quel genre
de travail nous abordons, qui, dans le cours même de l'enseignement,
nous rappellent sans cesse aux principes premiers, fondements de tout sa-
voir,nous montrent en quoi le procédé que nous suivons diffère de celui des
sciences, et comment il est légitime à son rang comme le leur pour elles.
Cette école, qui n'existe pas encore, en France du moins, est d'ores et
déjà le véritable Prolègomè'iw à. toute métaphysique qui se présentera comme
science. Elle séparera nettement les confins disputés. Puisse le Congrès de
Fribourg que l'on commence à organiser pour 1897 en voir poser la
première pierre !
Fr. A. Gaiideil, O. P.
Defensio dàctrinoe:-S. Thornse Aq. de pisamoitione pïiysicà seu resporisio ud &. P.
V. Frins, S. J. — Auctore P. F. A./Dùmbieiimuth, O.P. sàcr. Theol,
magistro et in çollegio Loyaniensi ejusdem Ordinis Stiid. reg,.(l).

« Nous ne sommes pas redevables seulement à ceux dont nous acceptons


la doctrine, mais aussi à ceux qui abordèrent même superficiellement les
sujets qui nous intéressent. Ne servent-ils pas à exercer notre savoir? Si
Timothée n'eût pas existé, que de mélopées nous aurions perdues ! Or sans
Phrynis, nous n'aurions pas eu Timothée : si âé [aï) rppOvtç, Tij/.c50so<; bm âv
èfèvcto (2). » -... ." ..' ...* /
. .;
'.-., S'il est un genre de travaux auquel cette réflexion d'Àristote s'ap^- .

plique naturellement, c'est bien la célébré quësrion;vthéolpgique connue


sous le nom de Controverse de Âu&ilns. Aussi, me revient-elle! en
mémoire à propos du magistral traité qu'a publié le mois dernier le
' R. P. Dummermutlij C'eût été vraiment dommage qu'un tel ouvrage né
vît pas le jour. Et c'est Une sincère reconnaissance que nous devons à ces
;
collaborateurs indirects, comme, les. appelle saint Thomas (2), qui ont
exercé la verve, la science et peut-être quelquefois la patience, de; l'auteur-/
Àdjuvatur énim uniis al) altero ad considerationem veritatis indirecte, m
quantum prières érranïes> circa peritateM, postérioribus exercitii'occasionem
dëderiifit ut diligentidiscusèioneJiab;ta,verïtaslimpidiiis apparetet... Si enim
-
non'prueoessisset quidam pMlosophus, nomine Phrynis, TimotJieifs non fuisset
.itaAnstructtisid.estiîiuskaliuus^ïbid).» ,.-.''. ];; }' _••'' ./•<. :','
; .Le R. P. Frins Jivait divisé en sept sections sa réponse au premier
ouvrage du R. PvDummermuth. La répliqué; de ce dernier comprend sept
sections exactement correspondantes, à ce détail près cependant que_ la
section III du nouvel ouvrage fait face à là section V du Père Frihs. C'est ^
dire que le R. P. Dùmmermuth dispute pied à pied le terrain à sonâdver^-
saire. Méthode ingrate à la vérité] et plus propre à la polémique qu'à la

(1) Louvain, Uvstpruyst. — Paris, Lethielleux.


(2) Métaphysiques< — BeSXiov A'to sXotxtov 'oc.''«e- Selon saint Thomas, liv. II, leç. lrV
REVUE THOMISTE. — 3° ANNÉE. —53- ' ., .
T90 '";/.e>:-;' : '"' ;;' v'.'^Y-VV^'v';:-dêvoë thomiste''

synthèse. Celle méthode s'imposait. Si l'auteur ne l'avait adopté, eût-on


manqué de dire qu'il n'avait pas répondu ?
Le R. 1'. Duminermulh en lire d'ailleurs loul le parti possible. Tel
morceau de son Iîm'c, la section III, devient cuire ses mains connue une
petite Somme de la Prémolion-Physique, lit si l'on exige quelque chose de
plus syulhélique encore, le R. P. ne pourrait-il répondre connue est prêta
le faire loul vrai ihoniisle : «La synthèse n'est pjus à faire : elle exisic-;
adressez-vous à sainl Thomas » ? L'idée centrale de la Soinnfe n'esl-elle
pas en effet la doctrine de la subordination des causes el celle de la pre-
motion physique, qui ne font qu'un!' L'ouvrage du R. P. Dumnierinulh le
fail merveilleusement ressortir.
Dans la première section l'auteur redresse l'exégèse que le IL P. Frins
avait faile des témoignages d'approbation donnés par les Papes à l'Leole
thomiste. Quiconque aura la patience de confronte]' les documents el l'ex-
plication du R. P. Frins ne laissera pas d'être étonné, je dirais presque
stupéfié. Aussi,le R. P. Dummerniulh ne fait-il, en réalité, (juu rapprocher
les deux textes. 11 ressort de cette lecture (pie d'après le jugement des sou-
verains Pontifes, renseignement de l'Ecole ihoniiste après Raflez esl l'en-
seignement même de saint Thomas el de sainl Augustin (p. H-3i). Les
théologiens jésuites de l'ancienne école, de leur colé. ne pourront guère
êlrc la\és du reproche d'avoir altéré saint Augustin el sainl Thomas,
tout comme ceux de la nouvelle école allèrent la doctrine qui descend de
ces grands ihéologiens 'p. lî-IO'l.
Aux trois articles delà seconde section du R. P. Frins correspondent
irois articles chez le R. P. Dummerniulh.
Le premier esl consacré à répondre très sommairement aux diffi-
cultés que soulève le syslème thomiste. Lu R. P. Rummermulh ne nie
pas l'existence de difficultés. .Un système de Aua-Miia sans difficultés serait
bien extraordinaire. Il se conlenle de constate]' quej du jugement même
des papes, les auteurs thomistes les onlloujours résolues. Les ihoinisles
c<

sont traduits en jugeinenl comme de.slriic.lenrs de la liberté humaine et


comme sectateurs de Calvin 'qui fait de Dieu l'auteur du péché) • mais les
thomistes répondent d'une manière pleinement satisfaisante aux olijec- -
lions des uiolinistes. » Ainsi prononce Renoîl XIV 'p. 37-38).
Avec le second article nous louchons au point delira.trII s'agit de déter-
miner ce qui esl essentiel dans la doctrine de la prédélorminalion. Pour le
R. P. Frins. la promotion physique est d'une telle efficacité, efficiente,
physique, que l'agent créé, mû par elle, doil produire son action néces-
sairement, d'une nécessité physique, bien plus,métaphysique. Le bul de
son livre, à l'entendre, esl de démontrer que ce n'esl pas là le sentiment
de sainl Thomas. Ce n'était vraiment pas la peine, s'écrie avec raison le
<
NOTÉS DIBMÔGRAPHIQUES 791

R. P. Duinmermuth, d'écrire un ouvragé entier pour rechercher si saint


Thomas, a soutenu cette assertion, la principale assertion des thomistes,
' d'après le P. Frins, Ni saint Thomas ne l'a enseignée, ni les thomistes ne
la défendent... Les thomistes disent que, sous l'influx divin, en vertu de sa
causalité efficiente et de sa souveraine efficacité, l'agent créé, la volonté
par exemple, produit avec certitude et infailliblement, mais librement, son
action. » Le'R, Père prouve, par de nombreux passages de saint Thomas
(p. 39), que c'est bien la doctrine du saint Docteur, et, •—en rapportant
les passages des thomistes sur lesquels s'appuyait le P. Frins, —• que les'
thomistes ne disent pas autre chose (p. 39—M). Quant au mot « physique »
dont le R.P. Frins cherche à faire un épouvantail, il ne signifie rien de
plus quela causalitéefficiente (p. 42). .. ;

Je recommande,,en passant, la manière dont le R. P. Duinmermuth jus-


tifie son propre exposé de la prémotion physique contre les allégations
du R. P. Frins (p. -43-71) et le relevé très intéressant des querelles de
famille des molinistes (p. 72-87).
.
La troisième section renferme la jîièce de résistance de l'ouvrage. Car,
de^ viser à. faire admettre, comme le tentera le R. P. Frins dans ses
.
3° et-4? sections,, que saint Thomas se soit prononcé ouvertement contre la. /
jjrémotion physique sur la volonté libre, c'est une gageure qui n'a jamais
rencontré qu'un sourire de sceptique condescendance, auprès des théolo-
giens sérieux, impartiaux et renseignés de source. La seule question, si
c'est vraiment une question, est de savoir si saint Thomas n'a pas
.enseigné ex professola prémotion physique.. Et c'est l'objet de cette
troisième section. ...
.Successivement, les textes justement nommés classiques "p&v le R.P.
. .*.

Frins apparaissent dégagés des nuages dont il avait vainement tenté de


les entourer. Cette restitution défie toute analysé. Citons parmi.Ies jnèces
rendues ainsi A leur éclat.'primitif l'article 7 de la Question 111' de Potentiel
(si inconsidérément malmené depuis par le R. P. de San) l'article 5,de la
question CV, le chajùtre LXX du III 0 livre Contra- génies, la ques-
tion LXXXIII de .la.IVP., le chapitre CXXIX du Gpmpmdium TKeologioe.
C'est, on le vgitj- une. véritable Somme dés-Questions disputées, et combien
vivante ! v\-~-'. -.
-. -
"''
.
Car. les épisodes, ne manquent pas à ce long poème. On n'imagine
pas ce qu'il circule de mouvement et de vie dans ces disputes où le vieil
esprit théoïogique s'engage à fond.
Un exemple entre autres. Le /R. P. Frins n'avait pas craint dé citer,
comme témoin à charge pour les autres et. à.: décharge, pour lui, Ce vieux et
intègre thomiste qui a nom le cardinal Cajétan. Le commentateur officiel
de saint Thomas eût été. certes de bonne prise. Il faut v.pir comme le
IHBPI

REVUE. THÔMIStK

Hév. Père se redresse; et de quel air il demande:: « Cm poUiiSj credemûs?


Captant> âiiû M^ P.: Diimrrieïmuth ?» Là.; réponse né se fait }>as attendre :
<ipdtëor,.'menôn pidêrequomodc>'~'È.,'JP.':J^npyM_.g^staHe^''jlhMM^L)tùïiâ\
'-.'- proferre•audeàt. 3iaiitem quoestionem
non inièïMgii, anteqiiàmàdùèrsdriis sais
respondeaf, mhteridm addiàçai.-Itaque• dicmnits «*, - credehdum ésse Gdjetano
fidëtiséimc> S. T-hômm• interpretiyét'0am iniM^mrdmo mter Angélifii iÇôctofis
dïscipulos : nomniitto prorsus modo Jmic doeïrinse Qàjetani -çontràdico..
• •-
SeéUnàum ergo Oajetanuni... » Suit la'_plus lumineuse- iiiterprétatioîrdu
'texte de Cajétàn et la preuve que, M lui ni saint Thomasiqù'it commente,
:

n'ont jamais affirme dans cet endroit que la volonté humaine rie fût. point
passive vis-à--A'is .du Dieu glorieux (p. 170).-»-Ne dirait-on pasd'ùne larrie
d'acier'qui tranche un lacis de fils d'araignée. II; y «â vraiment de bons
coins dans ce volume et qui réservent de singulières jouissances; d'esprit
.
aux thomistes. '_ \
'.-
.
~ "''"
---". :-;-"~'.'\: .'•"•:"•
' Cequi est plus itnportantet ce qui nous arrête davantage, c'est l'uti-
;

lité de cette lecture pour tous ceux qui sont nécessairement- obligés
dé se-faiitë une opinion sur ces questions, professéurs;de séminaires, par
exemple, ou leurs- élevés les plus intelligents. Souvent le temjjs manque
pour lire les volumes divers où sont recensées les différentes .opinions'.-
Ce qui manque surtout, pour-ceux qui; tiennent à avoir coûte que coûte la
solution, de saint. Thonïas (et ils sont légion), c'est: un ouvrage où saint
Thomas: parle par lui-même, ou soient rassemblés de toutes les parties
de son oeuvre les textes épàrss où l'auteur n^appàraisse que'.pp.iir réunir
entré eux et comme.; pbûr. enchâsser, sans les toucher, lès pierres pré-
cieuses des textes de_ l'Angélique. Voilà l'avantage incomparable que
présente l'oeuvre dû R. P. Duininerinùth. Celui qui a lu son.ouvragéjpar^ |
ticûlièremehties sections III, IV, V, plus spécialement encore la III 0 n'a !.

plus besoin de chercher ailleurs. ,11-est. complètement, et définitivènïentX


renseigné; Merci'- encore Une fois au R. P. Frins qui nous ;a valu ce beau
'supplément de mélopée thomiste. Sï Pttrynis kon èèstitissetyne Tinioth.xùs
iquidem. ; ',-., > '.>:::' ''.';. ;' V:-"" ""'"' v'--pv -;;:,:.; .;' :'x'-'Y -.; ••'•'.' ;;-''".
N'insisïons pas ! Les sections. 4e et. 5e demànderit a être lues pour être
,
goûtées comme-elles le méritent, -signalons en particulier le redressèinënt j
.
de la méprise que coinmètteMt tous ceux; qui né lisent saint Thomas que
v
'-.comme un auteur qu'on consulte, àû sujet dé il'àrticle^l'2 question XIV;de
la ïrc;P. et 'deslieux; parallèles.-.ou il est question de la'connaissance par ,

Dieu des; futurs contingents. Les Mblinistes-croient s'y reconnaître parce


qu'il y est affirmé que Diëû ne Connaît pas les futùrscontingents dans leur
.Ganse; qu'il les connaît qutindo effiGiuntui' in'rêrum-riatura, qiiici tiinc Jiabmtt. :

inseipsis essëdetérmina(um(P.Fvins,p..186).Le R, P.Dummerrnutlï n'a pas


de peiné à démontrer qu'il ne s'agit ici que de la cause 'créée,, ad utry,m.<-
NOTES BIBLiOGRAPlltQijËS 793

présence des futurs dans l'éternité n'est pas opposée à leur


lilfet, que la
'.;..' présence dans le décret divin, mais au contraire là sUpj>ose comme moyen
' de connaissance.
La section VI est un acte, de justice et de réparation à l'égard de

Cajetan !.*. .'.'.'


compagnons de lutte et de victoire faussement accusés de désertion. Et
lesquels ? *Egidius, Pierre de Tarentaise... Capreolus, Ferrariensis,

La section VII, la «lus courte, rachète ce défaut'.par son intérêt. C'est la


remise au point, une fois de plus,'-de la fabuleuse légende de l'origine
bàfiézienhe du thomisme. S'il faut faire dater de l'époque de Bafjez l'appa-
-
rition de la grande controverse, le thomisme en est bien innocent; N'est-ce
pas de celte même époque que date l'entrée en lice de la jeune Gomjia-
gnie ? Auparavant, il n'y avait pas de question de Aitxiliis, parce que le
thomisme n'était pas mis en question. Par ses contradictions, Molina
l'obligea à sortir de lui-môme et à s'adajrter aux objections de la nouvelle
polémique. Si c'était là un signe de nouveauté, bien'des dogmes définispar
l'Eglise seraient nouveaux : car la plupart ont passé par là et se sont, à un
certain moment, sous le coup de controverses, formulés dans un mot,'
d'aspect nouveau, mais d'antique contenu. /

j D'ailleurs, les théologiens jésuites les plus anciens, n'ont-ils pas eux-

mêmes été thomistes ? Citons âyeç le P. Dummermuth (p. 426) Toletus et
Peréyre. Ce dernier ne va-t-il pas jusqu'à dire de la doctrine thomiste :
licet nonnuïli dissenticont, ego timien manibus ye&ibusqm in eam sententiam.
perqùam ïibenter eo. Et quant aux molinistes, s'entendent-ils seulement
sur l'époque de cette prétendue apparition du baîïezianisme ? Molina en
,
attribue la primeur à p. Soto -(1547), le R. P. Ifrins-. à Victoria (1546),,-
.Suarez à .Ferrariensis (1516), Toletus à Cajetan (1507), les Conimbricenses
à Capreolus (1436), sans préjudiciel' aux droits que Molina et Suarez
revendiquent pour Scot (1300) (p. 427). II. ne reste plus qu'à remonter à
saint Tlïoïiiàs lui-même, et l'on trouve de fait des passages de Toletus, de
,
Molina, de Bellarmin, des Conimbricenses, de Suarez lui-même,qui Ont la
naïveté de le reconnaître. À qui Croire ? .jj
Ce livre fera certainement époque dans la campagne entreprise il y &
quinze.'ans pai* le R. P. Schnemann et. continuée depuis par le R. P.
Frins, sans parler dès ouvrages minoris momenti (p. v). Mettra-t-il fin à"
cette lutte désespérée: d'une opinion, qui se meurt, acculée qu'elle est
pour vivre à s'appuyer, contre toute ATaisemblance, sur saint Thomas
d'Aquin ? Car ainsi le veut Léon/XIIÏ. Et .c'est le cas de répéter en le
modifiant le mot célèbre •..Sintsecundum ï). Thomam (tut non sint. —
On peut en douter. Il n'est bruit cependant,dans le monde théologiqUe,
que d'une lettre adressée par le Souverain Pontife à la Compagnie de
794 REVUE THOMISTE

Jésus au sujet de l'étude de saint Thomas. Tout né "semblerait pas éloge


dans cette lettre. Le Pape aurait ordonné que désormais Ta philosophie"
de saint Thomas eût=le pas sur les manuels jusqu'ici en usage J que les
auteurs mêmes de la compagnie ne fussent suivis que dans la mesure où ils
concordent avec l'Angélique Maître, rémarque qui se légitime suffisam-
,
ment par' ce fait « qu'on aurait pu trouver chez' certains examinateurs des
livres approuvés par la compagnie plus de diligence et de sévëritë'n^que
.
les professeurs'.«.-së-tinsient.-p'our dit (ut dictum habeant) ». qu'ils rie sont
pas libre de penser^ di philosophie, sans s'inquiéter de. ce que" saint'Thôi
7

maspense. « Quo etiam iîèt ut, si quoeforte speciosaj causoe vël inductoe
consuetudinis aliqua ex parte contraria;, vél minus recta? ihlerpretationis
resideant, ëis periitussublâtis, régula et normastatuatui*... » '":'.

Enfin, après avoir réfuté en détail et avec soin les objections qu'on
pourrait tirer de certains textes des Constitutions de la Cdrénjagnie, qui
paraissent favoriser sur ce point la liberté, le Pape> déclarerait qu'en tout
cas, sa propre autorité doit suffire et que son décret sera lu chaque armée,
au réfectoire, au moment de l'ouverture des cours'dans toutes les rési-
dences scolaires de la compagnie (1)^
Si. cela est exact, comme on ne saurait douter de l'obéissance de ceux
auxquels ces instructions s'adressent, la question de Auxîliis à fait uii
grand-pas, l'ouvrage du P. Dummermutli est bien 'près d'être' le digne
couronnement ide l'oeuvre gigantesque de défense soutenue depuis trois
siècles avec tant de vaillance. .-'" ":-;.'
Quoi qu'il en soit, les'thomistes resteront à leur posté, se: rappelant
l'encourageante parole du Pontife Benoît XI'II, de fraternelle mémoire":
« Laudabiliier Jiactenus docuistis sententias vestras... Pergiie^prro
Dbdoris
vestri sancti Thomas opérdsoh clariora,sineullo jjrorsns errofe consèriptagûilus
Ecclesiam Ghristi mira eriidiiione clarificavit, inoffensàyede decurrere... » \ :
Le R. P. Dummermutli ajoute (p. 430) : Etpergùnt t/iomiskc.
C'est le mot de la fin'de son livre : ce sera aussi celui dé ce compte
rendu. ""'-''.-- ,''-'"' ":':" ''" :"''••.•:;
-":.. Fr. A. vGardeil, O. P.- ;
_

Dr J/ P. Kirsch. — Die'Finanzverwàltuhgdes Kmdinaïkoliegiwiis iin XII


und XIV\Ja%rhunderi{KirclimigmchichtlicJieShiiïien, U, Bdi, IV. Hel't.
.
Mûnchen, 1895^ vm-138 p.);
Notre éminent collaborateur Mgr Dr Kirsch vient d'ajouter une nouvelle
,
contribution à l'histoire, des finances ecclésiastiques pendant.Ie moyen âge.
Le: travail que nous signalons sur Y Administration financière dû- collège des

(1) Liiterte apostolicse « Gràvissime-Nos » die. dècembris 1892. .-.'.,


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES , ' 79o

..cardinaux pendant le xiiie et le xiv° siècléÇ-esi d'un, intérêt général: ;pour


;

l'histoire ecclésiastique. Le rôle de l'élément financier' dans T'adminis^


tration.de l'Église à cause de son développement et de. sa' centralisation a
partir, du xifif! siècle^ devient prépondérant dans Jà dissection des événe-'
meiils extérieurs qui constituent l'histoire ecclésiastique jusqu'à la .Rë'-;..
forme •ce rôle pour être moins apparent de sa nature n'en â pas été moins
efficace. Orj dans l'histoire financière de la'papauté, le collège des cardi--
naux se j>lace au premier rang. Ge faitest la conséquence de l'importance
prise par je sacré collège dans l'administration centralisée de l'Eglise.
;

Pendant les xry° et xv° siècles, les cardinaux travaillent à se constituer en:
véritable pouvoir parlementaire qui limite, dirige . l'autorité pontificale.
Pour suffire à leurs fonctions de princes ecclésiastiques, de grands sei-'
gne.urs,, d'agents politiques, et aussi, il faut bien le dire, au goût de luxe et
d'ostentation qui emporte tout le mondé de ce lemps^ les cardinaux doivent
travailler à se procurer des revenus proportionnés, et chercher à modifier
l'ancien état de choses.' -,-....... ,-...;. ......
C'est la formation et le développement de ce régime financier que nous
....
présente Mgr Kirsch. Il en analyse tous les rouages particuliers et leur :

fonctionnement avec une grande précision, de manière à présenter une /


élude claire et achevée sur cette intéressante et gravé question. Dans une '
_
courte préfacé il détermine la;place prisé par les; adversaires dans le goii-
,
vernement de l'Église à la fin du moyen âge et lès conséquences finari- ;'"":•
çières de ce fait. Dans Une première section l'auteur traite des Revenus
du collège des cardiiumxr-è'e£tfà-dife dés. Servitia, des Visitaiions, dès Gens
et'des\ Revenus extraordinaires. Laseconde section étudielesOrganes .admi*
nistratifs'î c'est-à-dire le Collège cardinalice, le Cardinal.Camérisr,.ïéProcti-
ràteur du collège et les Clercs du collège. Pans une troisième et dernière
section consacrée à YAdministration des revenus du collège des Cardinaux oii
examine le Prélèvement de'l'argent, lé Partage des Revenus et la-Comptabilité.
Une suite de documents divisés en quinze groupes formé un important
appendice servant de basé historique à toute ï'étûdé. Finalementunrégis*':
tre des noms: et des matières. :

Le travail de Mgr Kirsch est un de ces boiis et rares ouvragés qui n'ont
pas besoin d'être: loués. \'\ '..-:. ':'/'.'-:; :P. M. ''"..:.
t
Ketteler et Organisation sociale en Allemagne.' Lefhielleux,
10j rue ^Cassette, 1894.
M, l'abbé Kannengieser a réuni; sous ce titré plusieurs articles publiés
par lui dans le Correspondant^ durant lé cours de ces trois dernières
années. À vrai dire, Te livre se ressent Un peu de ce mode dé çompôsi-»
lion. Malgré les efforts de l'auteur, je crains bien que l'unité n'en soit pas.
796 ' REVUE THOMISTE

le caractère csscnlicl et dominant. Visiblement, nous ne sommes pas


en 1894L (date de l'impression) mais en septembre 1892, on en juillet 1893.
C'est une sensation légèrement" lâcheuse pour le lecteur de 1895. Mais,
pour avoir un peu vieilli, les exemples qui nous sonl offerts n'ont rien
perdu de leur intérêt. Non pas qu'il faille espérer— ni peut-être désirer
seulement — acclimater en France les beuveries et la « gaieté humide »
des catholiques allemands. M. l'abbé Kannengieser ie reconnaît. Lui-
même trouverait « invraisemblable » Mgr d'Hulsl avec un béret vert,
assis devant une lable chargée de bocks innombrables, et dans un nuage
de fumée bleue. Aussi le Gommers n'esl-il jias le centre, ni le pivot, de
l'organisation sociale.
Et ce sont des pages utiles à lire que* celles consacrées, par
exemple, au VoUcsvercin, celle dernière pensée cl celle suprême victoire de
Windlhorsl, ou à l'Université populaire de Mùnchcn-GIadbach. On y voit
que, là-bas, les catholiques osent .regarder le socialisme en face ; restent
convaincus qu'il est le véritable ennemi j ne se faliguenl pas d'en parler ;
consentent à écouler ses revendications avanl de les juger; lui empruntent,
à l'occasion, ses méthodes d'action; et se dévouent enfin à le combattre
sérieusement aussi bien sur le terrain de la théorie et des idées que sur
celui du vole el de la pratique.
N'y aurait-il pas profit pour nous à méditer un peu loul cela ?
J. II.

Synopsis Theologùv thfjmalicx spocialis ad, mentem S. Thomm Anuiwdis,


' hodisrnis moribus accommodaia. — Auctore An. Tanquisbey, SS. — Tor-
naci, Desclée ; Aallimone, AI cl, Saint Mary's Seminary.
C'est un très court résumé du dogme où l'éminent sulpicien réussit à
mettre à la portée des élèves la substance de la doctrine de l'Ange de
l'Ecole en l'adaptant aux usages des écoles et aux besoins du xix° siècle.
La partie positive, surtout la preuve scripturairc, si utile de nos jours, a
reçu des développements étendus (vol. I, f. 173 sq. — p. 399-42-4;. Les
preuves sont rédigées en vue de réluter les erreurs les plus récentes, et
souvent les paroles mêmes des adversaires sonl cilées en note — en
anglais, — l'édition actuelle élant spécialement destinée à l'Amérique où
professe M. Taiiquerey.
Ancien élève à Rome du regretté cardinal Zigliara,l'auteur n'oublie pas
les grandes questions sur la prédestination el la grâce. Il expose, il est
vrai, plutôt qu'il ni! prend jjarli. Sans doute il aura remarqué qu'en lais-
sant pleine liberté aux élèves, ils adoptent plus facilement la solution vers
laquelle le professeur incline.
'NÔjrESrtBÏBLiÔGRATHiQl^^

M. l'aimé C. Piat, professeur à IThstiluI catholique de Paris. —


La Liberté (2° partie). Le Problème.

Dans un premier travail, M. l'alibé Pial a exposé, on II; sait, l'histo-


rique du problème de la liberté au xixe 'siècle. L'auteur s'attaque aujour-
d'hui à la question elle-même et s'efforce de la dégager, souvent avec
bonheur,des nuées de sophismes dont les déterministes contemporains ont
voulu l'envelopper. L'élude est claire et de valeur ; on y trouvera des
aperçus capables de calmer les esprits que troublent parfois'les affirma-
tions tranchées de nos adversaires. Plus on examine les travaux de la
<<

psychologie physiologique, plus on se convainc qu'ils n'ont qu'une


portée : ils tendent à préciser les conditions organiques de la liberté, ils
n'en montrent nullement le caractère illusoire. » Voilà une bonne remar-
que, que feront bien de noter nos philosophes déterministes. Ainsi de
cette autre, qui s'adresse au déterminisme psychologique : « Le propre
de l'idée est de se révéler à l'entendement comme ayant une valeur,'et par
là môme de provoquer un acte qui l'apprécie, un phénomène de réflexion,
un arrêt. L'idée sollicite la volonlé, mais ne la détermine pas. »

Un Missionnaire. — Vie de Ai. l'àbbè Randanm, supérieur de la Mission


diocésaine de Glermont-Ferrand, par M. l'abbé Plamsix, missionnaire. A
Clermont, librairie Bcllct; à Paris, Vie et. Amai. Prix : 3 fr.

Cette nouvelh; biographie d'un prêlre remarquablement vertueux,


.
instruit et zélé vient s'ajouter à beaucoup d'autres analogues et contri-
buera à former avec elles ce lot de gloire modeste mais durable qui pa-
raîtra aux yeux de la postérité un des biens les j>lus précieux de l'Église
de France pendant ce siècle.
.
Ce serait, déjà suffisamment recommander un livre à beaucoup de lec-
teurs que de leur dire simplement: il contient le récit d'une belle carrière
sacerdotale. Ce qui fait l'intérêt principal de celle-ci, c'est qu'elle a été
avant tout une carrière apostolique.
Voué par étal à la vie de missionnaire, M. Handanne a fait conver-
ger toutes ses forces morales et intellectuelles vers l'évangélisation fé-
conde du peuple chrétien dans le champ que la Providence avait ouvert à
son zèle. Kn nn temps où tout prêlre est un peu missionnaire, et où un
grand nombre le sont par vocation spéciale, sa biographie sera pour le
clergé d'une grande milité. L'évangélisation est une oeuvre où l'expérience
798 •; REVUE .THOMISTE

est d'autorité souveraine,et la vie du vénéré supérieur de la mission diocé


saine de Clermont aie mérite de contenir,avec une remarquable précision
de détails et; un abondant développement,la méthode, complète de ce qu'on
pourrait appeler la stratégie apostolique de M. l'abbé Randanne. Nous
serions bien surpris si même les missionnaires de profession ne trouvaient
pas à mettre à'profit l'un ou l'autre des éléments de la stratégie employée
par le vaillant apôtre pour aborder les âmes, les amener à lui, les trou-
bler, les éclairer, et les donner finalement à Dieu par Notre-Seigneur
Jésus-Christ.
En dehors de ce point de vue principal que nous signalons, la biogra-
phie de M. Randanne contient des pages pleines d'intérêt. Les mérites
littéraires du livre ne seront pas à leur tour un des moindres éléments de
son succès. Il est remarquablement pensé et écrit. Et ce que beaucoup
mettront au-dessus des dons d'une plume maîtresse d'elle-même, ce
sont les qualités d'émotion et de vie qui font pressentir dès les premières
pages que ce livre est une oeuvre de piété filiale.
P. Mandonnkt, O. P.
Professeur à l'Université de Fribourg (Suisse).
, .

Ph.-H. Dunand. — Histoire de Jeanne d'Arc. — 1 vol. in-8°, Paris 1895.


L'auteur de cette nouvelle « Histoire de Jeanne d'Arc » nous indique
lui-même dans son avant-propos, le but et la méthode de son travail. Il faut
qu'un prêtre écrive la vie de Jeanne d'Arc, parce que suivant le. mot de
Jean Macé, « le prêtre seul, n'aura rien à renier en se faisant l'historien de
Jeaune d'Are ». Effectivement, est-il nécessaire de le dire, M. Dunand ne
renie rien de l'élément surnaturel qui entoure la mission de la pucellé
d'Orléans, il n'atténue pas davantage les malédictions classiques dont on
charge ses juges et ses bourreaux. Quant au procédé historique suivi par
l'auteur, il nous dit lui-même qu'il « s'est proposé de retracer en un récit
uni, coulant, sans prétention philosophique ni doctrinale, la suite des faits
qui forment la vie de l'héroïne ». Il faut rendre cette justice à l'auteur
qu'il s'est strictement conformé à cette méthode. Elle avait d'ailleurs plu-
sieurs avantages, en particulier celui de dégager nettement la physio-
nomie et la vie de la Pucelle, d'e"n écarter l'encombrement historique et
de laisser beaucoup de rapidité au récit. M. Dunand s'est attaché à nous
faire entendre fréquemment Jeanne elle-même, ce qui est un excellent
procédé pour les nombreux lecteurs, qui ne peuvent pas consulter les
sources. Le livre semble écrit sans effort et se lit de même. Il est bien
adapté à la masse des lecteurs qui ne cherchent pas des connaissances spé-
NOTES BÏBLTOGBAPHÏOUÈS ';! ::309

cialos sur le sujet. C'est un livre agréable el utile. Par contre il no saurait
dispenser dos travaux écrits « à l'allemand*: ». On nu peut reprocher à
l'autour de n'avoir pas suivi cette méthode, puisqu'elle n'allait pas à son
but, mais il atorl, croyons-nous, de sembler un peu en médire. L'his-
toire critiquo el savanle es1 la base nécessaire à loule histoire, quelque
nom qu'on lui donne, cl sans ses services préalables, rien n'existe que le
lieu commun et la Jiclion. Si de nombreux travaux « à l'allemande ». puis-
qu'on veut les appeler ainsi, n'avaient été laits sur Jeanne d'Arc, M. Du-
îiund nous aurait-il donné un si bon livre ?
P. M.

Mgr A. Chabot. — Grammaire hëbraïaw. élémentaire. A'' édition.


Fribourg-en-lîrisgau, 1893.
Celte grammaire esl bien connue des séminaires français où elle sert de
rudiment aux jeunes ecclésiastiques qui entreprennent l'étude de l'hébreu.
Dans celle nouvelle édition, quoique revue, l'auteur demeure fidèle à son
ancienne méthode. Sur quelques points de détail les philologues de profes-
sion lui reprocheront peut-être de ne s'être pas suffisamment conformé aux
méthodes rationnelles suivant lesquelles on cherche aujourd'hui à< traiter
l'enseignement des langues. Les mérites du livre primeront tout le reste,
et l'accueil qu'on fera à la nouvelle édition de la grammaire hébraïque sera
d'autant plus favorable qu'elle est destinée à soutenir une lionne oeuvre.

Mauiuch A.iam, avocat. — La Parole en public. — In-12, p. 181.


Paris, Ghaïuuel, éditeur.
Voici le litre des questions traitées dans ce volume: Physio-psychologic
de la parole. — Du langage intérieur considéré dans ses rapports avec la
parole externe. — La parole cl les mémoires. — Histoire dos procédés
oratoires. — Ksquisse d'une méthode rationnelle. — Examen de quelques
procédés d'orateurs. — Résultats d'enquêtes personnelles.
Si je signale à nos lecteurs ce petit livre, ce n'est pas. à coup sûr, par
reconnaissance pour les sentimenis que professe l'auteur à l'égard des
philosophes et des théologiens, ces pauvres métaphysiciens el « cause-
iinalicrs » (!), niais parce' qu"il ouvre une voie, M. Ajam a eu la bonne
idée de meltrc à la base de son traité d'éloquence la division des penseurs
établie par Charcol : auditifs, visuels, moteurs. Les auditifs sont les
hommes qui «. soit par disposition native, soit par habitude, ne pensent
qu'avec des images acoustiques ou verbales » ; les visuels, ceux qui pensent
avec dos mots qu'ils voient écrits devant leurs yeux ; les moteurs enfin,
ceux qui ne peuvent penser qu'à la condition d'employer des images mus-
800 REVUE TnOMISTE

culàircs, et; dont Charcot disait : Ils jouent sur un piano muet dont les
touches fonctionnent, mais ne font pas vibrer les cordes « moteurs d'arti-
culation; ou sont ans graphiques à qui les idées ne viennent bien que la
plume à là main ». Le type le plus favori, au point de vue de l'éloquence,
est le moteur oral ou verbo-moteur. Le travail de celui qui se prépare au
métier de la parole doit donc être de se rapprocher autant que possible,
jaar l'exercice, de ce type modèle.
En introduisant dans la rhétorique cette donnée de la physiologie
moderne, M. Ajam l'a rajeunie et a contribué à établir sur un fondement
plus large la philosophie de l'éloquence.
Beaucoup d'honorables auteurs et professeurs de cours d'éloquence,
éloquence sacrée ou éloquence profane, gagneront à lire ce petit traité,
et y trouveront jusqu'au plaisir de pouvoir contredire avec raison l'au-
teur, en plusieurs endroits.
M.-Th. C.

R. P. Casto de Eleiia, O. P. — Gatalogo sistematico de toda la faima de


Filipinas conocida hasta el présente, etc. Manila, 1895, 2 vol. grand in-8°,
vin-701, 670 p.
Le vaste travail que nous signalons ici n'est autre que le catalogue de
toutes les esjjèces et variétés animales connues aux îles Philipjiincs. On
aura l'idée de son importance lorsqu'on saura que le chiffre des échan-
tillons zoologiques signalés par l'auteur dépasse celui de dix mille. Ce
catalogue de la faune des Philippines est en même temps celui du musée
zoologique du collège de Saint-Thomas qui renferme de nombreuses et
précieuses collections. Le premier volume est consacré aux Vertébrés et le
second aux Articulés. Quant à la méthode suivie 2>ar l'auteur,elle est on ne
peut plus rationnelle. Elle consiste à suivre l'ordre de la classification zoo-
logique en commençant parles espèces les plus parfaites. Un catalogue
Y
ainsi fait sous forme de classification a l'avantage très pratique de laisser
voir d'un coup d'oeil les espèces représentées dans chaque' groupe, et de
permettre facilement un travail de comparaison avec une autre faune. Sous
chaque espèce inscrite au catalogue comme appartenant aux Philippines
l'auteur indique les noms divers donnés à cette espèce par les naturalistes,
en renvoyant avec précision à leurs ouvrages spéciaux. C'est par là surtout
que le catalogue est précieux, car il représente un travail énorme de
recherches et de lecture. L'ouvrage monumental de l'éminent professeur
d'histoire naturelle fait le plus grand honneur à son savoir personnel et au
grand Institut scientifique dont il est membre.
P. M.
Raymond de Gibahb, professeur agrégea l'école.polytechnique' dé Zuriclu
— La Théorie sismique dii dèhige. In-8, 345 p. Fribourg, Fraguière.
Albert F. Thomas y. Àquin. Gompendiwn theologùe. '-
P. Louis Billot. De Eedesioe sacramentis; commentantes in Lit™ partent D.
Thomoe.T. II. Ïn-Sl - ."'''"',-'
li.hxssmuùi. La Vie chrètiétine au milieu du mojide.ln-l^.
P. Mendive. Jnstitutiones .theologùe dogmatiew scholasticoe <1111 Pars : De Deo
ttno et trino. lïir-18. •*
•'.-

J.Bovoiv. Elude sut l'oeuvre de la Rédemption. T'. I, gr. in-8>. Làusiinrie,;


Fisclibaclier. -
.1. Riiïet. La Mystique divine distinguée des \ contrefaçons diaboliques et des
analogies humaines. Les phénomènes mystiques. ATouv. édit. .2;vol,.. jn™8.
\

Paris, Poussiélgue. -
M. l'abbé Victoà Maùhak. Élus et sauvés. ïn-12. Marseille, Verdot.
Le R; P. Zahm. Science catholique et savants catholiques. Traduit de l'anglais
par''M;, l'abbé J: FLAGÉOLinv In-16, Lethielleux. J
Le D' A. IiMUEiiT-GouiiiiÉYiiE. La Stigmatisation, l'extase divine, et les
miracles de Lourdes.. Réponse aux libres-penseurs. 2 vol. iriT8. Yic et
Ama.t.:' -'". ?' .
."'.,
Le R.'P. Qlliyieh. La Passion de Jésus. Edit. populaire,"in-12. Lèthiël^
•'.'l'èux.'•'-";."• ' ."
;.-..-
;

Le R. P.rOLLiyiER.-iyes Amitiés de Jésus.] Gr. in-8j avec gravures.


&'
Lethiel-
'• leux. .'>'-,' .' .'."'.".,'''•' ;
-. '
.-'
.

Mgr tillv^sTjÇonfèreïices de Notre-Dame. Carême de 1894 : La Morale de


la famille. Iiv8. Poussiélgue. ;
_

Louis Peiuîi^; LaMission chrétienne africaine. Iri-8: Fisclibaclier.


Michael Rosset, episcopus Siàurianeiisis. Tr.adaiusdogmaticUsy moralis,
canonicus, liturgicus etjitdickiriiis de Sacromwnto Matrimônii\ cum Iocù-
plete indice alphabetico, distributus in sex toinos jn-8 dehsos. Apud
auctorem. S. Joan. MàuriansB (Sabaudia).
802 REVUE THOMISTE

De Charitale, sive de dileciipna Dei et de ejusdem dilectionis niolh'o, ad mentent


D. Thomas Aquinatis. Auctore Alôïsio Sac. Galea. Augustoe Taurihorum,
ex oflicina Salcsiana, in-8.
Le R. P. Thomas Esseh, O.' P. Le Saint-Rosaire de la Très Sainte Vierge,
traduit de l'allemand par Mgr Amédée Cubé. Un fort vol. in-8. Paris,
Dclhoinme cl; Briguet.
P. Deus. Theologia generalis, conipleelens tractatus de-actibus
mo?~alis
humanis, de legibus, de conscientia, de peccaiis. Maliues, Dessain.
P. Ragnisco. La Fede, la Speranza e la Carità neïl' Etica moderna.
Venezia.
C. Weiss. S. Thomas Aq.de septem donis- Spirjlûs S. doctrina. Vienn;e,Mit-
termiiller.
-
S. Dupasquiiïiî, O. M. Summa theologia: scotisticas, dogmatica et moralis ad
menlemDoctoris nosiri subtilisJoan. Duns Seoti. 2 vol. in-8. Gaen, Pagny.
Mgr Gay. Sermons d'Avent .- Sur les Béatitudes et sur la Grâce. 1 vol. in-8.
Paris, Oudin.
Mgr .de Si'ïGuit. Y a-t-il un Dieu qui s'occupe de nous ? M" édit. In-32.
Parisj Tolra.
P. j)E Bonniot. Le Problème'dit mal. 2° édit. 1 vol. in-18. Paris, Retaùx.
L. Bascout. Le Christ ou la mort. Etude sur la décomposition de la
France in-10. Vie et Arnat.
La Piîincessk Caholyni! de Sayn Wittgknstein. La Vie chrétienne au
milieu du monde et en notre siècle. Publié par II. Lasserre, in-I2, Dentu.
!E. Gollin et P. Suau. Madagascar et la Mission catholique. Gr. in-8, Sa-
nard et Derangeon.
M. l'abbé Mazoyeh. Lourdes et Betharram, vol. illustré de nombreuses
gravures. Fait partie de la collectionne L'Art chrétien en France. In-8,
Paris, Lethielleux.
M. l'abbé Piioi'-illjst. Le Martyrologe de VEglise du Japon (1549-1G49).
T. Ie1': les Saints et les Bienheureux. In-8, Paris, Téqiii.
R. P. Gallehani, S. J. Petit Guide du Prédicateur, ou la Circulaire sur la
prédication émanée de la Sacrée Congrégation des évoques et des régu-
liers, exposée dans des lettres à un jeune prêtre à l'aide de documents
épiscopaux inédits. — Traduit de l'italien par M; l'abbé Gh. Vallée.
In-18, Paris, Lethielleux.
Sa Sainteté Léon XIII. Paroles de Jubilé. Discours prononcé par
S. S. Léon XIII à l'occasion du cinquantenaire de sa consécration
épiscopale, suivis de l'Encyclique « Prseclara gratùlationis », recueillis
et exj>liqués par un pèlerin. In-12. Paris, Lethielleux.
M. l'abbé J.-B. Bigou. Le Mal et les Perfections divines. In-8. Paris, Vie et
Amat.
LIVRES NOUVEAUX !
803

R. P: Gallois, O. P. L'Apocalypse de saint Jean. Ordonnance et interpré-


tation nouvelle des visions allégoriques et prophétiques de ce livre.
Précédé d'une lettre-préface du T. R. P. Monsabré. Br. in-8. Paris,
Lethielleux.
C. diî Kihwax. LàThèologie et la Synthèse des sciences. Br. in-8. Louvain et
.
Bruxelles, imp. Polleunis el Ceuterick.
M. l'aiibi': Plat. Cinquante-deuxprônes sur le Décalogue. Beau recueil qui
se recommande, au jugement du T. R. P. Monsabré, par la sûreté de
la doctrine, jointe à la pureté, à la souplesse et à l'élégance du style.
Fort vol. in-8. Paris, Lethielleux.
Le R. P. Th. Ohtolan. Astronomie et Théologie, ou l'Erreur géocenlrique,
la pluralité des mondes habités et le dogme de l'Incarnation. Etude très
complète de l'influence exercée, aux diverses époques de la science, par
les doctrines cosmographiques courantes sur l'esprit des théologiens.—
Etat présent de la question. Mémoire couronné par l'Institut catholique
de Paris. Paris, Dclhomine et Briguet.
Ch. LoiiiiAi*. L'Action catholique. In-IG, Bloud et Barrai.

A. Fouillhh. Tempérament et caractère selon les individus, les sexes et les


races. In-8. Alcan.
Denys Cochin. Le Monde extérieur. In-8. Paris, Masson.
.1. Gaudair. Philosophie de saint Thomas : La Connaissance. In-16. Paris,
Lethielleux.
Gustave Le Bon. Psychologie des foules. In-12. Alcan.
A. «E Rochas. IJExtériorisation de la sensibilité. Etude expérimentale
et historique. In-8 avec grav. Ghamuel.
B. Boïdder. Theologia nafuralis Se. philosophia de JDeo uno. In-8.
xvi-37J p.
A. Etahd. Les Nouvelles Théories chimiques. In-12. Masson.
G. Hiuth. Les Localisations cérébrales en psychologie. Pourquoi, sommes-
nous distraits? Traduit de l'allemand par Lucien Akbéat. In-12. Alcan.
L. Schutz. Thomas-LexiJcon, 2 Anfl. Paderborn, Schoningh.
A. Mignon. Les Origines de lascolastique. 2 vol. in-12. Paris.
M. de Wulf. Hisl. de la philosophie scolastique dans les Pays-Bas et la
principauté de Liège. Uystpruyst, Louvain et Paris. Mémoire couronné
par l'académie dé Belgique. Paris, Alcan.
804 ' BEVUE THOMISTK

M, Novaiio. Il Concetto di infinit'o e il problema cosmologieo. Luglio-Agosïo.


G. Fano. LaFilosqfla in rapporta colla chimica e coUa'morfologia. Torino,
Loescher.
P. PitAJni';. La Divine constitution de Vunivers. In-8. Paris, Reïaux.
G. Dumas. Les États intellectuels dans la mélancolie. Paris, Alcaii.
G. Le Bon. Les Lois psychologiques de l'Evolution des peuples. 1 vol. in-12.
Paris, Alcan.
Van BiisKVLiEï. Eléments de psychologie humaine. In-8. Gand, Siff'or.
Mo il Miîiicilh. (Jours de philosophie. Vol. M: Psychologie, 2,; édil. Uysl-
pnïysl, Dicudoimé.
Beaunis el Binet. L'Année psychologique. lrc année 1891.1 vul. in-8. Pa-
ris, Alcan.
A. FiiiiiiKTTi. Instilutiones pdvHosophive tnoralis. Édil. ail. Vol. 11 in-8.
Rom<r.
Ch. Huit. La Vieel l'OEuvre de Platon, o vol. Paris, Thoriii.
L. Amiiiiosi. La Doitrina deW imaginazione in S. Agostino. In-8. lloma,
G. Balbi.
M. de Wule. Elude sur Henri de Oand. Uystpruysl ; Paris, Alcan.
Dr SuitDLiîD. Le Rêve, lilude de psycho-physiologie. Br. in-8. Arras,
Sueur-Gharruey.
Du même AuTiiuii. L'Intelligence et les lobes frontaux cerveau. Critique
d.v,
du matérialisme psychologique fondée sur les derniers résultais de la
physiologie. Br. in-8. Louvain et Bruxelles. Iinp. Polleunis el Ceu-
lerick.
Li'.oi'oi.i) Mahiij.ua u. Histoire de la Philosophie a/oniiste. Ouvrage cou-
ronné par"l'Académie des Sciences morales el politiques. Gr. in-8.
Alcan.
II. Faïii. Sur l'Origine du monde. Théories cosinogoniques des anciens
et des modernes. 3e édil. in-8. Gaulhicr-Villars.
G. m: FiiiïTfiixiïr. Essais sur la Philosophie des sciences. Analyse'. Méca-
nique. In-8. Gaulhicr-Villars.

G. ïaiu)F. Les Lois de l'imitation. Elude sociologique, 2° édit. revue et


augin. iri-18. Paris, Alcan.
E. Chevalier. La Loi des pauvres et la société anglaise. Organisation de
l'assistance publique en Angleterre. In-8°. A. Rousseau.
LIVRES NOUVEAUX 805

H. Dépasse. Du Travail et dé ses conditions. In-12. Alcan.


P. Deschanel. La Décentralisation. In-12. Berger-Levrault.
A. Hamon. Psychologie de l'anarchiste-socialiste. In-12. Stock.
Le Comte d'H'aussonvii.lk. Etudes sociales, Socialisme et charité. In-8.
G. Lévy.
V. Brants. Les Théories économiques aux xin° et xiv° siècles.
1. Novicow. Les Gaspillages des sociétés modernes. In-8°. Biblioth. de
phil. contemp.
L. Proal. La Criminalité politique.
Daudet (Ernest). La Police et les chouans sous le Consulat et l'Empire. In-12.
Paris, Pion.
H. FoiiGEOT. Jean Balue, cardinal d'Angers (1421-1491). Gr. in-18.
Bouillon.
Le commandant Housset, La Seconde Campagne de France. Hist. générale
de la guerre franco-allemande (1870-1871). T. II : L'armée impériale..
T. III : Le siège de Paris. In-8. Librairie illustrée.
Mgr Méric. Histoire de M. Emery et de l'Eglise de France pendant la Révolu-
tion. 5e éclit. augmentée de documents inédits. 2 vol. in-12. Poussielgue.
Le comte d'Haussonvili.u. Lacordaire. In-12. Hachette. — Fait partie de
la collection « les Grands Ecrivains français ».
Mgr d'Hulst. M. l'abbé de Broglie. Gr. in-8. Poussielguq.
A. Wachter. La Guerre franco-allemande de 1870-1871. Hist.'politique, di-
plomatique et militaire. Fdit. remaniée et augmentée. 2 vol. gr. in-8° avec
atlas de 10 pi. Baudoin.
Le baron de Barante. Souvenirs du baron de Barante (1782-1866), publiés
par son petit-fils, Claude de Barante. T. V. In-8. Lévy.
Elus Berger. Histoire de Blanche de Gastille, reine de France. Gr. in-8.
Thorin.
Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France de-
puis les traités de Westphalie jusqu'à la Révolution française, publié sous
les auspices de la commission des archives diplomatiques au ministère
des affaires étrangères. XIII : Danemark. Avec une introduction et des
notes par A. Gki.troy. Gr. in-8. Alcan.
Grenest. L'Armée de l'Est. Relation anecdotique de la Campagne de 1870-
71. (Tome II.) Nuits. Villersexel. Héricourt. Dijon. Fontenoy. La Cluse.
Dessins de L. Bombled. In-8. Garnier.
Goyau (G.), P. Fabhk et A.,' Péhaté. Le Vatican, les Papes, la Civili-
sation et le Gouvernement actuel de l'Eglise. In-4 avec 2 grav., 4 chromos,
8 phototypies et 450 grav. dans le texte et hors texte. F. Didot.
Marius Skpet. Jeanne d'Arc. In-4 avec 12 pi. et 40 gr. Tours, Marne.
BEVUE THOMISTE. — 3e ANNÉE. — 54.
:80t>
, RrayuE thomiste

P. Hochart. Nouvelles Considérations au sujet cîes « Annales » et des « His-


toires i> de Tacite. Gr. in-8. Thorin.
Ciiomton (l'abbé). Saint Bernard et le château de Fontaines-lis-Dijon.
Etude historique et archéologique. 3 vol. gr. in-8. (Dijon.) A. Picard.
Clehval (l'abbé A.). Les Ecoles de Chartres au moyen âge (du ye au xvi siè-
cle). Gr. In-8. A. Picard.
Coville (Alfred). Les Etats de. Normandie, leurs origines et leur dévelop-
pement auxiyu siècle. Gr. in-8. (Impr. nationale.) A. Picard.
J. lÎAiiTHJîLEMY-sAiNT-HiLAiiîJï.M. Victor Cousin : sa vie et sa correspon-
dance, 3 vol. in-8, Hachette.
Le Comte Beneditti, Essais diplomatiques. L'empereur Guillaume Ior et
le jjrince de Bismarck. La Triple alliance. La Paix et ses conséquences.
Ma mission à Enis. In-8, Pion. •
.
C. Chesnelon. Un témoignage sur un point d'histoire. La Campagne mo-
narchique d'octobre 1873. In-8 Pion.
Delauohue (II. Fi-ançois). Jean de Joinville et les seigneurs de Joinville,
suivi d'un catalogue de leurs actes. Gr. in-8. (Impr. nationale.)
A. Picard.
Denis (l'abbé L.-J.). Cartulaire du prieuré de Saint-Hippolgte de Vivoin et
de ses annexes. In-i. A. Picard.
Pasquieu. Histoire de mon temps. Mémoires du chancelier Pasquier. 2° Par-
tie : Restauration, III, 1824-1830. T. VI. Gr. in-8. Pion.
Mahiiis Se put. Napoléon. Son caractère, son génie, son rôle historique.
In-12. Paris, Pcrrin et Gic.
R. P. Mandonnut, O. P. Les Dominicains et la découverte de. TAmérique.
Etude 1res documentée des doctrines cosmograj>hiques enseignées au
temps de. Colomb dans les écoles dominicaines ci: de l'influence décisive
du dominicain Diego de Déza sur l'entreprise du grand navigateur.
In-12. Paris, Lethielleux.
R. P. Zahm, C. S. G., Prof, de physique à l'Université de Notre-Dame à
Indiana (E.-IJ;). Science catholique et Savants catholiques. Traduit de
l'anglais par M. l'abbé J. Flageolet. In-12. Lethielleux.
E. Misset. Jeanne d'Arc Champenoise. Etude critique sur la véritable na-
tionalité de la Pucelle, d'après les documents officiels de son époque et
les plus récentes publications.
Clément de Paillette. La Politique de Joseph de Maistre d'après ses pre-
miers écrits. Curieux opuscule contenant plusieurs lettres et fragments
inédits. In-8. Paris, Picard et iîls.
R. Tuamix.Saint Ambroise et la morale chrétienne au iv"siècle.Etude compa-
rée des traités «des Devoirs» deCicéron et de S.Ambroise.In-8.Masson.
LIVRES NOUVEAUX "
807

Vie duBienlieuréux Raymond de Gwpoïie.'& général de J'Ordre de Saint-


Dominique elconfesseur de sainte Catherine de Sienne. In-12. Pous-
sielgue.
A. Lafôtre. L'Europe elle Saint-Siège à l'époque Carlovingienne, lre partie.-
Le:pape Jean VIII (872-882). Gr.in-8, Picard.
Recueil des Historiens des croisades, publiés par les soins de l'Acadériiie des
inscriptions^ et belles-lettres* Historiens occidentaux. T. V. 2° partie.
Gr. in-fol. Klincksieck.
MàjokScheibert. La, Guerrefranco-allemande de 1870-71, décrite d'après-
l'ouvrage du grand état-major et avec son autorisation. Traduit sur là
2e édit. allem. par E, Jaéglé. 2e édit. In-8 avec 44 plans. Berger-Le-
vrault,
L'Arméefrançaise,devant l'invasion et les erreurs de « la. Débâcle», par:- un
capitaine de Farinée de Metz. In-12. Charles Lavauzclje, : ' '

.'•;'.'.'
Maréchal djï Gastkllaxjs, Mémoires (1804-1862). Tome II (1823-1831). . .

^ In-8. Pion. \ '


Fïktîand Cqiitès. Lettres de Fernand Cortès à Charles-Quint sur la dêcou-
verte et la conquête du Mexique. Traduites par Désiré Charnay. Gr. in-8.
' Hachette. -

Lkjiîiinê. Mémoires du général Lejeune, publiés par M. Germain Bapst.


.
T, II. En prison et en guerre. A-travers l'Europe (1809-1814). In-12.
' Didot. '•
H. LpiziLLOif. Campagne de Crimée. Lettres écrites de Crimée par le ca-
-pitaine d.'état-major à sa famille. In-8. Flammarion.

Léon Ollé-Laprune. Ce qu'on va chercher à Rome. In-18. Paris, Colin.


Marcel Hébert. Le Sentiment religieux dans l'oeuvre de Wagner. Paris,
Fischbacher.
G. Servois. Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, publié d'après le
Ms. du Vatican. In-8. Didot. ;|

L. Dugas. L'Amitié antique, d'après les moeurs populaires et les théories


des philosophes. In-8. Alçan.
Dahemberg. Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, d'après les
textes et les monuments. Ouv/fage rédigé par une société d'écrivains
spéciaux, d'archéologues et d:é|professeufs,sous la direction de MM-..Ch.
Daremberg et Edm. Saglio. ^O" fascicule, contenant 262 gravures. Iri-4.
Hachette.
E. MiiNTz. Histoire de l'art pendant la Renaissance. T. IIï : La Fin de la
Renaissance. Gr. in-8 avec 500 grav. et 32 pi. Hachette.
808 REVUE THOMISTE

Ch. Ponsonailhe. Les Cent chefs-d'oeuvre de Fart religieux. Reproduction


des scènes du Nouveau Testament d'après Botticelli, Mantegna, Ra-
phaël, etc. Gr. in-8. Didot.
A. de Mun. Discours et écrits divers du comte Albert de Mun, accompagnés
de notices par Geoffroy de Grandmaison. T. IV, 1888-1891. T. V,
1891-1894. In-12. Pous'sielgue.
Gaston Boissier. L'Afrique romaine. Promenades archéologiques en
Afrique et en Tunisie. In-12, avec -4 plans. Hachette.
Le Dr Carton. Découvertes èpïgraplviques et archéologiques.faites en Tunisie.
Région de Dougga. Gr. in-8. Leroux.
M. l'abbé Horner, professeur à l'Université de Fribourg (Suisse). Quel-
ques directions pour Venseignement du latin et du grec. In-8, 38 p. Paris.
Poussielgué.
.

Mgr Lootens. La Théorie musicale du chant grégorien. Gr. in-8. Tliorin.


Général Gosseiîon dk Villknoisy. De-ci, de-là. Causeries d'un père de
famille sur divers sujets d'utilité pratique. In-12. Paris, Téqui.
C. Eulaht. Monuments religieux de l'architecture romaine et de transition dans
la région picarde, anciens diocèses d'Amiens et de Boulogne. In-4, avec pi.
et grav. Amiens. A. Picard. (Mémoires de la Société des antiquaires de
Picardie.) --.
--VA K l'.Cx
Fr.-Aug. Gevaert. La Mélopée antique darisfilè~chant ' dfi.'V.église latine.
-

Gr. In-8. Gand, A. Picard.


Picard, /o' ",
'> \
\t. .
PREMIER NUMERO. — MARS 1895 •
.

Serons-noiis socialistes? Fr. M.-B. Schwalm, O.P...................... 1


Le Site de l'Eden. Rf P. Etienne Brosse, 0. P.......................... 23
Saint Augustin contre le manichéisme de son temps (fin). Ci. Douais 44
LJËvolutionisme et lés principes de saint Thomas: II.' Les Systèmes (sùitejJi
R. P^ A. Gardeil, 0. P.. ..:..................../. %1
El P. Zeferino. R, P. N.del Prado, 0. P.......... :........... .... ;. v.. : 85 ;
Une pensée de saint Thomas sur Pinspiratipn scriphiraire. R. P. Thomas^M.
Pegues, 0. P:. :....... :.., :....'"............ '.'.:
........ 95
Note sur. l'objet et les divisions de la logique (à propos d'un livre récent).
R. P. D, 'Sertillanges^ 0. P...
..
Comptes bendijs. —P. Alb. Lepidi, 0. F. : La Critica délia ragione pum
....... 113

seçondo, Kâril ela vera filosofia. <— Ch. Ponsonnàillie : Les Cent Che/ir
d?oeuvre de Varifr'eligïeiix. — Comtesse de Fiavigny : Vie de sainte Càthe*
ring deSienne,...".'.."......... ;..;... ;.......................... ,.... 126
Nécrologie. -^- Ji-B: Tornatore.;. 133
Sommaires de revîtes scolastiqiies...... ..-.:.
,/
134
,

DEUXIEME NUMERO MAI; — 189S

Le Site de TErfera-(suite). —- R, P. Etienne Brosse, 0. P.... 137


SaintThomàs et le prédéterminisme. R. P. Henri Guillermin, 0.
,... ..
P........ 162
L'Homme et l'Animal. G. de Kirwan.,.................:..,..........,/.' 188
La Morale à, nos expositions dé peinture. R. P. D. Sértillanges, 0. P , 208
Serons-nqûssocialistes'!(fin). R.P. M.-B. SchwàIm,'O..P.. '-.;. 233
bulletin philosophique,: Le Prob|ènie de la connaissance dans lés revues
anglo-ainë'iricanies .(fin)-. R.P/I'A, Gardeil, 0. P..;.,...;............... 247
- Une
nouvelle Revue d'art. R, P. Sértillanges.. ......:.. .........
Comptes bekdus, —..R- F. OJIivier : Les Amitiés de Jésus.-^ Abbé Gam-
270

ber : Le Fils de VHonme'dans l'Evangile: — R. P. Gabrol : Etude sur la


« Peregrinatio Silvioe ». •— J.-J. Berthier, : Lettres de J.~F, Bonomio,
810 TABLÉ'DES MATIÈRES

. nonce apostolique en Suisse. — La Baronne d'Holca, restauratrice de la


paroisse catholique de Lausanne. — Abbé Horner : Enseignement du latin
et du grec. — E, Desribes : La Sainte Face de N.-S.J.-C. — R. P. de
Caigny : Apologetica de oequiprobabilismo Alphonsiano. — Abbé E. Du-
rand: Eléments de philosophiescientifique etmorale. —Abbé Félix-Klein :
Autour du dilettantisme .' 273
,
Sommaires 279

TROISIEME NUMERO. — JUILLET 1895

La propriété d'après la philosophie de saint Thomas. R. P. M.-B.


Schwalm, 0. P..., 281
Un pèlerinage artistique à Florence (suite et fin). IV. Michel-Ange et l'Art *
chrétien. R. P. D. Sertillanges, 0..P 308
L'Argument de saint Anselme et son récent apologiste R.P. Jourdain Hur-
taud, 0. P.. 326
,
Le Site de l'Êden (fin). R. P. Etienne Brosse, 0. P '...'..... '.',. 36,3
Nature du premier principe. R. P. A. VilJàrd, O. P 372
,
Bulletin archéologique. L-P. Kirsch, professeur à l'Université de Fribourg
(Suisse)...., ...;;..... .
..,.'.' 396
Notesbibliographiques..:',.i '. 406

QUATRIÈME-NUMÉRO.
— SEPTEMBRE 189S

Procès cle l'hypnotisme (suite). La Défense. R. P. M.:Th. Coconnier, 0. P. 413


Saint Thomas et le prédéterminisme (suite). R.P. Henri Guillermin, 0. P.. 436
Le Cinquième Congrès pénitentiaire international. R. P. J. Hébert, 0. P.... 477
La Forme de la Terré. R. de Girard, professeur à l'école polytechnique
Suisse. 497
'.
.,.,.,....
'Bulletin archéologique, J.-P. Kirsch, professeur à l'Université' de Fri-
.

bourg ;..........;../..............,........: .
523
Notes bibliographiques. S40
: ,,

CINQUIEME NUMERO. — NOVEMBRE 1895

Saint Thomas et le Prédéterminisme (fin). R. P. Henri Guillermin, 0. P... 549;


Procès de l'Hypnotisme. La Défense (suite). R.P . M.-Th. Coconnier, .O. P. 577
VEvolutionnisme et les principes de saint Thomas.UI. Les Systèmes. R.P. A. •' '
Gardeil, 0> P ....... ;..,
La Propriété d'après la philosophie- de saint Thomas (suite), Fr. M.-B.
._,."." 607;

Schwalm,;0. P. ....,.:.....,.........;,:..'....., :;'!..'...'.:.. -634


TABLE DES MATIERES 811

Bulletin d'histoire : l'Université de Paris au moyen âge. Dr J;-P. Kirsch,


professeur à l'Université dé Fribourg 691
Notes bibliographiques. — Georges Goyau, A. Pératé et P. Fabre : Le Va-
tican, les Papes et la civilisation, le gouvernement central de l'Eglise. —
Gardair. : La Connaissanee •
686
Sommaires de Revues 691

SIXIÈME NUMÉRO.
— JANVIER 1896

Ce qu'il me semble qu'on doit penser de l'hypnotisme, R. P. M.-Th. Cocon-


,
nier, 0. P ... 693
Polémique averroïste de Siger de Brabant et de saint Thomas d'Aquin. R. P.
Mandonnet, 0. P.. 704
A Lourdes. R. P. M.-J. Ollivier, 0. P 719
,
La Forme de la Terre. R. de Girard, professeur l'école polytechnique
Suisse 741
Les petites écoles poétiques contemporaines. Claude des Roches.... : 752
Bulletin de philosophie sociale .^-rrrrrr-^... 765
Notes bibliographiques] '
S~$s>..'. .FffyX. 789
Livres nouveaux /^•"- -v • -'^' • ^01

I3fK

L'k $ékant : P. SERTILLANGES.

PARIS. — IMPRIMERIE F. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.


: Directeur,
R. P. CÔeÔNNIER, O. P.
I*r«;fcssciir
à l'Université de Fnbou'rp (StiisseJ

SOMMAIRE .- '
. ,
SeronSr-nous socialistes ?. —R. P.Schwalni.
Le Site de l'Ëden..— R.P. Brosse.
S. Augustin contre le manichéisme de son temps [fin). CDouais.
L'Évolutiomsme et les Principes de S. Thomas,
-r Los Systèmes {Suite).
-
R. P.Gardeil. :

El Padre Zeferino (S. E. le cardinal Gonzalès). —R. P. del Prado.


Unetpensée de S. Thomas sur l'Inspiration scripturairé.— R. P. Pègues.
.-'.: ' -
_
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..
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0
Note ' '.--"..•'•-..
Sur l'objet et les divisions de la Logique. —.11.,P. Sertillange».
Comptés rendus, Nécrologie, Périodiques étrangers.
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r" BUREAUX DE LA REVUE


222, FAUBOURG SAINT - HONORÉ ,"' PARIS
BRUXELLES (Société belge de librairie, 16, rue Treuronberg).'^.LONDRES (Biirns et dates, ,28; Orchard
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der). — VIENNE (Mayo'ï'et-C'V.7,' Singerstrassé),; — MADRID (Grégorio del Amo, 6,,-calle dé la Paz).—
LEIPSIG (L. A. Kittler, et F. À. Brockhaus, Querstrasse). — MUNICH (Leutnçr, Kaûfingerstrasser26);—
RÀTISBONNE (Fr.-Pustet). — ROME (Sari-aeeni, 13, via dolïa Uiiiversita). —NEW-YORK &CINCINNATI
(Fr.Pustel). — ST-LOUIS (U. S. of. A.)ÏB. Ilerdor). — ST-PÉTERSBOURG(Rickor). — VARSOVIE'
" '. ;-
(OebethniiBr et Wolff).
.
/ , . .
•-
La Iteyiie Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains, avec
la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etranger. Elle paraît
tous lès deux mois, par livraisons d'au moins 128 pages grand in-8°, et
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les abonnements
sont annuels ; ils sont payables d'avance et datent du mois de mars de
chaque année. s ' < '

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Paris kt Départements ..... 12 Fr. | Ktkanger. (Union Postale) ...... 14 Fr.
f.B Numéro S> Fn.
. ... ,

AVIS
4. L'acceptation.-du premier numéro d'une nouvelle année est considérée
comme un réabonnement, payable dans le courant du mois, à moins
que l'on ne préfère payer à domicile, par voie postale, dans le courant
du mois suivant.
2. Les fascicules parus dans le courant de l'année 4893 et 1894 ont été
réunis en volume et sont en vente aux bureaux de la Revue, 222, fau-
bourg Saint-IIonoré, au prix de 12 fr.
3. Les ouvrages déposés aux bureaux de la Revue seront annoncés par elle
et, s'il y a lieu, appréciés et analysés dans les Bulletins.

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I»arls. — Bureaux : 78, rue des Saints-Pères. — Paris.


Sommaire du numéro du 10 mars,': Chronique: L'industrie des confetti, Léo Claretie.
< —Une collaboration (suite), Jeaii de la Bretonnière. — Hindous et Indiens, Lucien
Biart,— Une évasion, À. Lecoy de la Marche. — A l'aube de la vie (suite), Victor
Fournel. — La destinée d'Isabelle (suite), Marguerite Levray. — La population et le
territoire de Paris, Paul Bory. — Petits échos du mois. Luc,
Illustrations de Métivet, Malteste, Vuillemin, Vogel.
Planche hors texte : Vapeur prenant son pilote, aquarella de C.h. Fouqueray.
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Sur la demande qui lui en a été faite, l'administration
delà "JRevue Thomiste'' veut bien se charger de procurer
à ses abonnés, anx prix de catalogue, tous les ouvrages
qu'ils pourront désirer. Il suffira d'en faire la demande
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Ces conférences ont été données à la chapelle du couvent de
Paris, -faubourg Saint-Houoré,/ 222. Elles contiennent^sous une
forme toujours claire et attrayante, la doctrine de l'angélique
docteur sur les plus grandes questions que-se pose l'intelligence
humaine. Dieu'et le monde, l'esprU et la, matière sont étudiés
successivement en suivant pas à pas le Maître, et en lui prêtant
toutefois, avec les données précises delà science contemporaine",
des formulés moins-algébriques, si l'on peut -ainsi/dire, et jjlus en
rapport avec les formes de pensée de nos esprits contemporains.
Le traité des Anges, le plus 'original et le plus fort peut-être
qu'ait écrit le saint docteur, a été-tiré à part, bien qu'il soit
compris dans le volume, intitulé la OrêatïonoOh y trouvera des
aperçus d'une ^élévation étonnante, dont la plupart des chrétiens, <
même instruits, n'ont aucun soupçon'. .._,.•'.,-'..'
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Paris. — Imprimerie F., Levé, rue Cassette, 17.


Directe vr :
R. P. COCÔNNIER, 0. V
Professeur
à l'Universitéde Fiilioui-jj (Suisse;

SOMMAIRE
Le Site de l'Éden (Suite). — R. P. Brosse.
Saint Thomas et le Prédéterminisme. — R. P. (jaiillermin.
L'Homme et l'Animal. — C. de Kirwan.
La Morale à nos expositions de peinture. — R. P. Sertillanges.
Serons-nous socialistes ? (Suite etfin). — R. P. Schwalm.
Bulletin Philosophique.— Le Problème de là connaissance dans les revues
anglo-américaines (Suite et fin). — R. P. Gardeil.
Une Nouvelle Revue d'art. — R. P. Sertillanges.
Comptes rendus, Sommaires de revues.

BUREAUX DE LA REVUE
222, FAUBOURG 'SAINT-HONORÉ, PARIS

BRUXELLES (Société belge do librairie, Ifi, nié Trenrenberg). — LONDRES (Burns et Oates, -28, Oreharcf
treet), — FRIBODRG (Suisse) (Librairio de l'Université). — FRIBOPRG (Grand-Duché de Bade), (H. Her-
er). — VIENNE (Mayei' et Cie, 7, Singorstrasse). —. MADRID (Gregorio del Amo, 6, calle de la Paz).
EIPSIG (L. A. Kittler, et F. A. Brockhaus, Qucrstrasse). — MUNICH (Leutncr, Kauflngerstrasse, 26). —

ATISBONNE (Fr. Pustot). — ROME (Sarraceni, 13, via délia Universita). — NEW-YORK & CINCINNATI
fr. Puatet). — ST-LOUIS (U. S, of. A.) (B. Herder). — ST-PÉTERSBOURCf (Ricker). — VARSOVIE
'ebethnner et WolfF). • .'
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ha Itévue Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains, avec : .
la collaboration de plusieurs savants de France etde l'Etranger. Elle parait
tous les deux mois, par livraisons d'au moins J28 pages grand in-8°, el
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les.abonnements
sont annuels; ils sont payables rlfavance el datent du mois de mars de
chaque année.

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Etranger (Union Postaltî) 14 Fr.
Le Numéro * I''r.

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Sur la demande qui lui en a été faite, l'administration
de la ".Revue Thomiste" veut bien se charger de procurer
à ses abonnés, aux prix de catalogue, tous les ouvrages
qu'ils pourront désirer. Il suffira d'en faire la demande
par carte postale adressée ainsi :
BUREAUX DE LA " REVUE TIIOMISTIv'

222, jmibourij. Saint-Honoré, Paris.


Charmant volume in-32 avec encadrement rouge
Broché. 0.75
Franco 0.90

Ces conférences ont été données a. la chapelle du couvent de


Paris, faubourg Saint-Honoré, 222. Elles contiennent, sous une
l'orme toujours claire et attrayante, la doctrine de l'angélique
docteur sur les plus grandes questions que se pose l'intelligence
humaine. Dieu et le monde, l'esprit et la matière sont étudiés
successivement en suivant pas à pas le Maîlre, et en lui prêtant
toutefois, avec les données précises de la science contemporaine,
des formules moins algébriques, si l'on peut ainsi dire, et plus en
rapport avec les formes de pensée de nos esprits contemporains.
Le traité des Anges, le plus original et le plus fort peut-être
qu'ait écrit le saint docteur, a été tiré à part, bien qu'il soit
compris dans tè volume intitulé la Création. On y trouvera des
aperçus d'une élévation étonnante, dont la plupart" des chrétiens,
même instruits, n'ont aucun soupçon.
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Paris, — Imprimerie, F. Levé, rue Cassette, 17.


Tkoisikjik Anné'iï. N° 3 Juillet 1.895.

Direelcuv : Administrateur :
11. P. COCONNIER, 0. P R. P. SERTILLANGES, O.P.
rrofosscnr Lecteur
il l'Université de Fribourn; (Suisse) eii Sacrée Théologie

SOMMAIRE
La Propriété d'après la philosophie de S. Thomas. — R. P. Schwalm.
Un Pèlerinage artistique à Florence (fin).
Michel-Ange et l'Art chrétien. — R. P. Sertillanges.
L'Argument de saint Anselme et son récent apologiste. — R. P. llurlaud.
Le Site de l'Éden {fin). — R. P. Brosse.
Nature du Premier Principe- — R. P. Villard.
Bulletin archéologique. — J. P. Kirsh.
Notes bibliographiques.

BUREAUX DE LA REVUE
222, FAUBOUHG SAINT-HONORÉ, PARIS

BRUXELLES (Société belge do librairie, 10, rue Treuronbei-g). — LONDRES (Biirns et Oates, 28, Orchard
Street), — FRIBOURG (Suisse) (Librairie de l'Univorsitti). — FRIBOURGr (Grand-Duché do Bado) (H. Her-
der)..— VIENNE (Mayor et C", 7, Singcrstrassn). — MADRID (Gregorio del Amo, C, calle do la Paz).

LEIPSIG (L. A. Kittler, et F. A. Brockhaus, Quorstrasso). — MUNICH [Leutncr, Kauflrigoi'strasse, 20). —
RATISBONNE (Fr. Pustot). — ROME (Sarraoeni, 13, via délia Universita). —NEW-YORK & CINCINNATI
(Fr. Pustet); — ST-LOUIS (U. S. of. A;) (B. Hei-dor). ST-PÉTERSBOURG (Rickor). VARSOVIE
— —
CGebethnnoi' et Wolff). v
La Revue Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains, avec
Ta collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etranger. Elle paraît
tous les deux mois, par livraisons d'au moins i28 pages grand in-8°, et
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les abonnements
sont annuels ; ils sont payables d'avance et datent du mois de mars de
chaque année. ''
,

ABONNEMENTS.
Paris et Départements 12 Fr. | Etranger (Union Postale) Fit.
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Le Numéro « Fn.
Troisième Année N° 4 Septembre. i<8,Ô5;.

Directeur : /. Administrateur :
R. P. COCONNIER, 0. P. R. P. SERTILLANGES, O.P.
Professeur' Lecteur
à l'ÏJnïVersilé de Fribourç (Suisse en Sacrée Théologie

SOMMAIRE
Procès de l'Hypnotisme {suite). La Défense. — R. P. Coconnier.
Saint Thomas et le Prédéterminisme {suite). — R. P. Guillermïn.
Le cinquième Congrès pénitentiaire international. — R. P. Hébert.
La forme de la terre. — La théorie tétraédrique.— R. de Girard.
Bulletin archéologique [suite). — J. P. Kirsch.
Notes bibliographiques.

BUREAUX DE LA REVUE
222, FAUBOURG SAINT - HONORÉ, PARIS

BRUXELLES (Société belge de librairi», 16, rue Treurenberg). — LONDRES (Burns et Oates, 28, Orehard
street), — FRIBOURG (Suisse) (Librairie do l'Université). — FRIBOURG (Grand-Duché de Bade) (H. Her.
der).— VIENNE (Mayer et C'y 7i Singerstrasse). — MADRID (Gregorio del Amo, 6, calle de la Paz).—
bEIPSIG (L. A. Kittlor, et F, A. Broekhaus, Querstrasse). — MUNICH (Leutucr, Kaufingerstrasse, 26). —
RATISBONNE (Fr. Pustet). — ROME (Sarraceni, 13, via délia Universita). —NEW-YORK ACINCINNATt
(Fr. Pustet). — ST-LOUIS (U. S. of. A.) (B. Herder). — ST-PÉTERSBOURG (Ricker). — VARSOVIE
Gebethnnur et Wolff).
La Revue. Thomiste est rédigée par des Pères Dominicains, avec
la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etranger. Elle paraît
tous les deux mois, par livraisons d'au moins 128 pages grand in-8°, et
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les abonnements
sont annuels ; ils sont payables d'avance et datent du mois de mars de
chaque année. \

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Paris et Départements .....: 12 Pu. | Ktuanger (Union Postalk) ...... 14 Fr
l.iî Numéro « Kn.
AVIS
Sur la demande qui lui eu a été faite, l'administration
delà ".Revue Thomiste" veut bien se charger de procurer
à ses abonnés, aux prix de catalogue, tous les ouvrages
qu'ils pourront désirer. Il suffira d'en faire la demande
par carte postale adressée ainsi :
HUHEAUX DE LA "jlKVUK THOMISTE "

222, faubounj Saint-Honoré, Paris.


Administrateur :
R. P. SERTILLANGES, O.P.
Lecteur
en Sncrée Théologie

SOMMAIRE
Saint Thomas et le Prédéterminisme (fin). — R. P. Guillermin.
Procès de l'Hypnotisme. La Défense (suite). — R. P. Coconnier.
L'Evolutionisme et les principes de saint Thomas. — R. P. Gardeil.
La Propriété d'après la philosophie de saint Thomas (suite). — R. P, Schwalm.
Bulletin d'histoire :
L'Université de Paris au moyen-âge. — J. P. Kirsch.
Notes bibliographiques. Sommaires de revues.

BUREAUX DE LA REVUE
222, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, PARIS

BRUXELLES (Société belge de librairie, 10, rue Trourenbcrg). — LONDKES (Rurns et Oates, 28, Orchard
street), — FRIBOCRG (Suisse) (Librairie) do l'Université). — FRIBOURG (Grand-Duché do Rade) (H. Her-
der). — VIENNE (Mayer et G", 7, Siugerstrasse). — MADRID (Grcgorio del.Amo, 0, calle de la Paz). —
LEIPSIG (L. A. Kittlor, et F. A. Brockhaus, Querstrassc). — MUNICH (Loutncr, Kaufingorstrassc, 20). —
RATISBONNE (Fr. Pustet). — ROME (Sarraoeni, 13, via délia Universita». —NEW-YORK & CINCINNATI
(Fr. Pustet). — ST-LOUIS (U. S. of. A.) (B. Herder). — ST-PÉTERSBOURG (Ricker).
Gebothnner et Wolff).
-
VARSOVIE
La : Revue .Thomiste; est rédigée, par des pères Dominicains, avec
la collaboration de plusieurs savants de France et de l'Etranger. Elle paraît
jtous, les deux mois, par livraisons d'au moins 128 pages grand in-8°, et
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les abonnements
' sont annuels ; ils sont payables d'avance et datent du
' mois dé mars de
chaque année.

ABONNEMENTS
i

Paris et Départements 12,Fn. |Étranger (Union Postale) ;. .


14 Fr.
Le Numéro fi Fr.
Directeur : Administrateur
U. P. COCONNIER, O. P.
.
R. P. SERTILLÀNGÈS, O.P.
Professeur Lecteur
il l'IJnivcrsilô de Fi'iljourg (Suisse en Sncrée Théologie

SOMMAIRE
Ce qu'il me semble qu'on doit penser de l'hypnotisme. — li, P. Coconnier.
Polémique averroïste de Siger de Brabant et de S. Thomas d'Aquin. —
R. P. Mandonnet:
- ' A Lourdes. — T. R. P. Ollivier.
La Forme de la Terre. — R. de Girard.
Le Mouvement littéraire :
Les petites écoles poétiques contemporaines. — Claude des Roches. ;
Bulletin de philosophie sociale. Les sociologues évolutionnistes en France. —-
R. P, Schwalm.
Note sur quelques publications relatives au congrès de Bruxelles. — . -
R, P. Gardeil ^
Notes bibliographiques, — Livres nouveaux.
.

Sommaires. -*- Tables.

BUREAUX DE LA REVUE

IiHUX.Kf.il.iKS (Société belge de librairie, il), nie Trourenborg). — LONDRES (Iiuins ai Oatos, 2S, Oroh<<)
stroet), — FRIBOURG (Suisse) (Librairie de l'Université). — FH1BOPRG (Grand-Duché de Bade) (II. Ho
-
der). — VIENNE (Mayer et C", 7, Singerstrasse). — MADRID (Grogorio . del Amo, 6, calle do la Paz,'. - ',
LEIPSIG (L. A. Kittler, et F. A. Brockhaus, Querstrasac). — MUNICH (Leutncr, Kaufingorstrasse, 2P),
RATISUONNE (Vr. Pustet). — ROUE (Sarraceni, 13, via dollà Univorsita;. —NEW-YORK & CINO.lNRâ l'I
(Fv. Pustot). — ST-IiOUIS (U.S. of. A.) (B.IIerder). — ST-PÉTERSBOURG (Rickor)l
Gobetbnnur et Wolil').
- VAIJSOtlE
La Itevué Thomiste est rédigée par des Pères DomiiVicains, avec
- laçoljaboration de plusieurs savants dô France et de l'Etranger. Elle
paraît
tous leS deux mois, par livraisons d'au moins i28 pages grand in-8°, et
forme chaque année un volume d'environ 800 pages. Les abonnements
sont annuels ; ils sont payables d'avance et datent du mois de mars de
ehaçjue année..

ABONNEMENTS
Contraste insuffisant
NFZ 43-120-14
i
Texte détérioré — reliure défectueuse
IMF Z 43-120-11

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