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TEXTES À L’APPUI

série « études coloniales »


dino costantini

mission civilisatrice
le rôle de l’histoire coloniale
dans la construction
de l’identité politique française

traduit de l’italien par juliette ferdinand

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE
9 bis, rue abel-hovelacque
PARIS XIIIe
2008
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ISBN 978-2-7071-5387-6
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sente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine
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dite sans autorisation de l’éditeur.

Ouvrage initialement publié sous le titre Una malattia europea. Il


« nuovo discorso coloniale » francese e i suoi critici aux éditions
PLUS (Pisana Libraria Universitatis Studiorum), 2006.

 Dino Costantini/PLUS, 2006.


 Éditions La Découverte, Paris, 2008, pour la traduction française.
À Patricia
Remerciements

Comme il n’y a pas de pensée sinon élaborée en commun, ce


livre n’a pu trouver sa forme que grâce au dialogue, à l’ensei-
gnement, aux sollicitations, aux conseils, aux encouragements,
aux intuitions, aux critiques, et finalement à la présence multi-
forme de tous ceux qui ont partagé avec moi ces années de vie
et de recherche.
Ma gratitude va d’abord à Yves Sintomer, qui a dirigé mes
recherches en France avec rigueur et patience.
Je remercie vivement tous ceux qui, par leurs lectures atten-
tives et compétentes, m’ont permis d’enrichir ce travail et de
corriger au moins une partie de ses erreurs : Sidi-Mohammed
Barkat, Pietro Basso, Bruna Bianchi, Jacques Bidet, Brunella
Casalini, Giuliana Chiaretti, Pietro Del Soldà, Gianfranco Fer-
raro, Sandro Mezzadra, Maria Chiara Pievatolo, Emilio Rai-
mondi, Eleni Varikas et Danilo Zolo.
Un grand merci va à Juliette Ferdinand pour son excellent
travail de traduction.
Je veux remercier aussi les Éditions La Découverte, notam-
ment François Gèze et Béatrice Didiot, pour l’encouragement
reçu et l’extrême professionnalité démontrée dans leur travail.
Enfin, un remerciement tout à fait particulier va à ma famille.
Sans son soutien affectueux rien de tout ça n’aurait été possible.
Introduction

« Et l’institution répond : “Tu n’as pas à craindre de


commencer ; nous sommes tous là pour te montrer que
le discours est dans l’ordre des lois ; qu’on veille
depuis longtemps sur son apparition ; qu’une place lui
a été faite, qui l’honore mais le désarme ; et que, s’il lui
arrive d’avoir quelque pouvoir, c’est bien de nous, et
de nous seulement, qu’il le tient”. »
Michel FOUCAULT, L’Ordre du discours

Lorsqu’au début des années 2000 j’ai commencé à m’inté-


resser aux thèmes traités dans cet ouvrage, la question colo-
niale occupait en France un espace encore marginal, tant dans
le débat public qu’académique. Cependant, la politique menée
par la France de refoulement systématique de son passé, pour-
suivie activement depuis l’époque des décolonisations, semble
s’être interrompue au cours de ces dernières années, et la ques-
tion coloniale semble être sortie du « trou de mémoire » dans
lequel elle était depuis longtemps tombée 1. Ce retournement

1. Au-delà des débats d’idées, il convient de citer aussi les tribunes de presse, appels
publics, controverses dans des émissions télévisées, films comme Indigènes de Rachid
Bouchareb, Le Malentendu colonial de Jean-Marie Teno, Harkis d’Alain Tasma, Mon
colonel de Laurent Herbiet, etc., qui ont marqué cette évolution. Par ailleurs, ces der-
nières années, de nombreuses revues ont consacré plusieurs dossiers à la question post-
coloniale : « Pour Frantz Fanon », Les Temps modernes, nº 635/2005-636/2006 ; « Pour
comprendre la pensée postcoloniale », Esprit, nº 10, 2006 ; « La question postcolo-
niale », Hérodote, nº 120, 2006 ; « Faut-il être postcolonial ? », Labyrinthe, nº 24,
2006 ; « Postcolonialisme et immigration », Contretemps, nº 16, 2006 ; « Postcolonial et
histoire », Multitudes, nº 26, 2006 ; « La colonie rapatriée », Politix, nº 76, 2006 ;

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mission civilisatrice

de situation peut être daté symboliquement par l’opposition


qu’a suscitée l’approbation de la loi du 23 février 2005, dont
l’article 4 imposait que les programmes scolaires français
reconnaissent en particulier
« le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en
Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des
combattants de l’armée française issus de ces territoires la place
éminente à laquelle ils ont droit ».
Cette mesure a été immédiatement contestée par les histo-
riens, qui y ont vu une atteinte « à la neutralité scolaire et au
respect de la liberté de pensée 2 ». En outre, l’article – qui
s’insérait dans un projet plus ample, et jamais abandonné, de
réécriture de l’histoire coloniale, voué à minimiser les crimes
de cette période et à réhabiliter le colonialisme comme une
œuvre globalement positive 3 – a suscité de vives réactions dans
la société civile, en particulier parmi la population dont les
ascendants ont connu l’oppression coloniale et les luttes de libé-
ration nationale. Les longues et intenses polémiques qui ont
suivi ont conduit le président de la République Jacques Chirac,

« Narrations postcoloniales », Multitudes, nº 30, 2007 ; « Qui a peur du postcolonial ? »,


Mouvements, nº 51, 2007.
2. « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle », pétition lancée
par Claude Liauzu et publiée dans Le Monde du 25 mars 2005. Sur la lancée de la
polémique autour de l’article 4 – et de celle provoquée par l’ouvrage d’Olivier PÉTRÉ-
GRENOUILLEAU Les Traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard, Paris,
2004) –, c’est la même communauté d’historiens qui s’est divisée autour de l’interpré-
tation des lois mémorielles. L’appel « Liberté pour l’histoire », lancé par Jean-Pierre
Azéma et publié dans Libération du 13 décembre 2005, en a demandé l’abrogation inté-
grale, suscitant entre autres les critiques de Gilles Manceron et de Claude Lanzmann,
et la perplexité du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, créé en
juin 2005 et présidé par Gérard Noiriel. Au sujet de cette polémique, le site de la Ligue
des droits de l’homme de Toulon est une source d’information précieuse <www.ldh-
toulon.net/>.
3. Témoigne de cette tendance la « proposition de loi 667 du 5 mars 2003 visant à la
reconnaissance de l’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en
Algérie pendant la période de la présence française ». Plus récemment, le discours du
président Nicolas Sarkozy à l’université Cheik Anta Diop de Dakar le 26 juillet 2007
va dans le même sens. Selon lui, si le colonisateur « a exploité, […] pillé des ressources,
des richesses qui ne lui appartenaient pas, […] il a aussi donné. Il a construit des ponts,
des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles ». Ce discours, qui finit par
absoudre le colonisateur du fait qu’il était souvent « sincèrement » convaincu de « rem-
plir une mission civilisatrice », a été très critiqué (voir notamment les interventions sur
le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon). Pour une introduction aux crimes
coloniaux, voir O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et
l’État colonial, Fayard, Paris, 2005 ; M. FERRO (dir.), Le Livre noir du colonialisme,
XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Robert Laffont, Paris, 2003 ;
Y. BENOT, Massacres coloniaux, La Découverte, Paris, 2001.

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introduction

le 26 janvier 2006, à solliciter le « déclassement » de l’alinéa


controversé par le Conseil constitutionnel. J. Chirac a déclaré
que l’approbation de cette loi avait participé à exacerber les
divisions qui parcouraient déjà le pays, en contribuant à léga-
liser – ce qui avait été identifié depuis le mois de mars précé-
dent par les historiens – « un communautarisme nationaliste
suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi
interdits de tout passé 4 ».
L’accusation d’encourager les communautarismes repré-
sente pour l’orthodoxie républicaine française une sorte
d’excommunication politique. En effet, le principe de l’unité
de la nation, affirmé en stricte opposition à l’idéologie de la
« guerre des deux races 5 » emblématique des sociétés d’Ancien
Régime, est un postulat premier du républicanisme français. Sur
ce postulat se construit l’essentiel du modèle français d’intégra-
tion, programmatiquement contraire à l’élévation à toute dignité
politique des appartenances ethniques, linguistiques, cultu-
relles, raciales ou religieuses, afin de protéger de façon impar-
tiale l’égalité des individus face à la loi. Clef de voûte de
l’universalisme républicain, le modèle français d’intégration
semble, justement en vertu de sa méfiance congénitale envers
toute communauté autre que celle des citoyens, ne pas posséder
les instruments adaptés pour répondre efficacement aux sollici-
tations d’une société de plus en plus multiculturelle. À partir de
la « Marche pour l’égalité » de 1983, en passant par la question
du voile islamique posée dès 1989 et par la lutte des sans-
papiers de 1996-1997 – pour ne citer ici que trois épisodes par-
ticulièrement significatifs –, le débat public français a porté de
plus en plus fréquemment sur les diverses demandes de recon-
naissance de dignité politique et sociale émises par des groupes

4. « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle », loc. cit. Sur la


question de la guerre des mémoires, voir B. STORA, La Guerre des mémoires. La France
face à son passé colonial, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2007 ; É. SAVARESE,
Algérie, la guerre des mémoires, Non-Lieu, Paris, 2007 ; C. LIAUZU et G. MANCERON
(dir.), La Colonisation, la Loi et l’Histoire, Syllepse, Paris, 2006 ; R. BERTAND,
Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial », Éditions du Croquant,
Paris, 2006 ; « Migrations en mémoire », Diasporas, nº 6, 2005 ; « Mémoire et his-
toire » (dossier), Vingtième siècle, nº 73, Presses de Sciences Po, Paris, 2002 ; D. LIN-
DENBERG, « Guerres de mémoires en France », Vingtième siècle, nº 42, Presses de
Sciences Po, 1994.
5. Voir D. COLAS, Citoyenneté et nationalité, Gallimard, Paris, 2004 ; M. FOUCAULT,
« Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France 1976, Gallimard/Seuil,
Paris, 1997 ; Ahmed BOUBEKER, « De la “guerre des races” aux luttes de l’immigra-
tion », Le Portique, nº 13-14, 2007 <www.leportique.revues.org/document619.html>.

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mission civilisatrice

issus de populations qui furent historiquement exposées à


l’entreprise coloniale. La multiplication de ces revendications a
été accueillie avec suspicion, car perçue comme l’expression de
pulsions identitaires incompatibles avec l’universalisme répu-
blicain. Les controverses relatives à l’interprétation de l’his-
toire et de la mémoire coloniales sont apparues, dans le contexte
de ce paradigme interprétatif discutable, comme un symptôme
de la tendance au repli communautaire de la société française.
Ainsi l’expression la plus spectaculaire du danger de ce pro-
cessus pour l’édifice républicain aurait été ce que l’on a appelé
la « crise des banlieues » de l’automne 2005.
L’embrasement des banlieues des grandes agglomérations
françaises est apparu à la grande majorité des commentateurs
comme non assimilable à un résultat mécanique de la concen-
tration de la misère. Et, en effet, les révoltes n’avaient pas seu-
lement pour origine un état de « dégradation » et ne renvoyaient
pas seulement à la précarisation sauvage du marché du tra-
vail, à la crise des politiques redistributives, à la polarisation
de plus en plus poussée de la société, qui pourtant en consti-
tuent autant de causes structurelles 6. Indices de pauvreté, taux
d’abandon scolaire et de chômage n’étaient pas en mesure de
résumer un problème qui, pour être saisi dans toute son
ampleur, doit également être analysé en termes culturels et poli-
tiques. La fracture économique et sociale qui sépare les ban-
lieues des centres urbains se superpose en effet à la fracture
qui sépare les Français dits « de souche » des immigrés et des
Français issus de l’immigration. La difficile intégration écono-
mique, politique et sociale des populations « postcoloniales »
explique le retour impérieux du « refoulé colonial 7 » au centre
de la scène publique, et permet de comprendre pourquoi cette
question est étroitement liée à l’actualité politique.
Avec les révoltes et le débat qui s’est développé à son sujet,
la question coloniale s’est directement superposée à la question
sociale, s’offrant non seulement comme une réflexion autour
de l’interprétation du passé, mais comme « l’un des principaux
analyseurs de notre propre société 8 ». Si le postulat de la

6. Voir Observatoire national des zones urbaines sensibles, Rapport 2004, Éditions de
la DIV, 2004 <www.ville.gouv.fr/pdf/editions/observatoire-rapport-2004.pdf>.
7. L’expression est de H. ROUSSO, Le Syndrome de Vichy, Seuil, Paris, 1987.
8. É. S AVARESE , Algérie, la guerre des mémoires, op. cit., p. 18. Voir aussi
N. BANCEL, P. BLANCHARD et S. LEMAIRE (dir.), La Fracture coloniale. La société fran-
çaise au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005 ; P. BLANCHARD et

12
introduction

relation directe entre question coloniale et question sociale peut


être facilement admis, la façon dont il convient d’interpréter
cette relation est beaucoup moins claire. Le trouble est particu-
lièrement grand en France car, à l’inverse des pratiques acadé-
miques développées au Royaume-Uni et aux États-Unis 9, il n’y
a que très peu de temps qu’une réflexion suffisamment
constante et profonde a commencé à interroger les consé-
quences théoriques et pratiques de l’engagement colonial sécu-
laire de la France, et la manière dont celui-ci a contribué à
façonner l’identité politique du pays jusqu’à aujourd’hui. Cette
carence a permis de penser pendant longtemps – en sous-éva-
luant le caractère systémique du colonialisme 10 – que le pro-
cessus de décolonisation ne devait s’accomplir que dans les
colonies et qu’il s’était effectivement accompli, inhibant toute
relecture critique de la tradition républicaine, indispensable
pour permettre une décolonisation de l’imaginaire politique
français véritablement efficace.
La prise de conscience publique de l’incohérence de prin-
cipe entre universalisme républicain et arbitraire colonial, pour
autant qu’elle ait pu apparaître évidente, depuis l’époque de la
Révolution française, aux défenseurs les plus conséquents du
républicanisme 11, est en réalité très récente. Acquise par le bon
sens politique français seulement à la suite des décolonisa-
tions, cette conscience s’est accompagnée du rejet de l’histoire
coloniale par celle de la nation, et a fait en sorte que le rôle
fondamental joué par l’idéologie coloniale dans le processus de
construction de l’identité nationale française soit ou bien effacé
ou bien complètement marginalisé.

N. BANCEL, Culture postcoloniale 1961-2006. Traces et mémoires coloniales en


France, Autrement, Paris, 2005 ; P. WEIL et S. DUFOIX, L’Esclavage, la colonisation et
après…, PUF, Paris, 2005.
9. Que l’histoire coloniale représente un élément constitutif de l’identité commune
européenne et occidentale est clair dans la réflexion anglo-saxonne depuis quelques
décennies. Cette réflexion est parvenue à se constituer en un champ disciplinaire auto-
nome, les postcolonial studies. Pour une introduction à ces recherches, on peut lire
R. J. YOUNG, Postcolonialism : an Historical Introduction, Blackwell, Oxford, 2001 ;
A. LOOMBA, Colonialism/Postcolonialism, Routledge, Londres, 1998 ; L. GANDHI, Post-
colonial Theory : A Critical Introduction, Columbia University Press, New York, 1998.
10. Voir J.-P. SARTRE, « Le colonialisme est un système », in J.-P. SARTRE, Situa-
tions V, Gallimard, Paris, 1964.
11. Voir N. BANCEL, P. BLANCHARD et F. VERGÈS, La République coloniale. Essai sur
une utopie, Albin Michel, Paris, 2003 ; G. MANCERON, Marianne et les colonies. Une
introduction à l’histoire coloniale de la France, La Découverte, Paris, 2003.

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mission civilisatrice

L’engagement colonial n’a pas représenté un simple incident


de parcours dans la construction de l’identité politique fran-
çaise : l’histoire de cette entreprise ne peut être évacuée en la
présentant comme une histoire différente et séparée de celle de
la France, ou comme sa projection difforme et grotesque, une
représentation faussée pour quiconque se met à la recherche de
sa « vraie identité ». Au contraire, il faut comprendre que l’his-
toire de la France républicaine n’est pas séparable de celle de la
France coloniale, c’est-à-dire que, pour reprendre les mots de
Françoise Vergès, « il existe une longue histoire de l’arbitraire
et de l’exception au cœur même de l’histoire de la Nation fran-
çaise 12 ». Comme on le montrera ensuite, l’universalisme répu-
blicain a maintenu depuis ses origines un rapport pour le moins
ambigu avec la question coloniale. À partir de la IIIe Répu-
blique, celui-ci a pris la forme d’une alliance intime, lorsque le
discours public français a fait siens les impératifs coloniaux, en
présentant officiellement l’engagement expansionniste du pays
comme une mission morale, comme un précieux instrument de
diffusion de l’« évangile » révolutionnaire et de réalisation de la
vocation à l’universel du pays. Dès lors et jusqu’à l’époque
des décolonisations, la « mission civilisatrice » a constitué un
chapitre important de la pensée d’État française. Par elle, l’uni-
versalisme républicain, contrairement à toute prétention de neu-
tralité ethnico-culturelle, a été le principal vecteur de
justification des politiques racialisées que le pays a imposées
dans ses colonies 13.
La carence de réflexion, en plus d’empêcher une compréhen-
sion adéquate des implications théoriques de cette délicate
question, permet l’utilisation dans le débat public d’arguments
reproduisant avec une précision inquiétante ceux que le dis-
cours colonial s’était appropriés. Un exemple parmi tant
d’autres est l’interview controversée du philosophe Alain Fin-
kielkraut au quotidien israélien Haaretz quelques jours après
l’éclatement des troubles dans les banlieues françaises 14 .

12. F. VERGÈS, « “Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc”, Frantz Fanon, escla-
vage, race et racisme », Actuel Marx, nº 38, 2005, p. 45.
13. Voir E. SAADA, Les Enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre
sujétion et citoyenneté, La Découverte, Paris, 2007 ; P. W EIL , Qu’est-ce qu’un
Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Grasset, Paris,
2002 ; D. COLAS, Citoyenneté et nationalité, op. cit.
14. « Quel genre de Français est-ce là ? », interview de A. Finkielkraut par Dror Mis-
hani et Aurélia Smotriez pour Haaretz, 18 novembre 2005 (traduction française de
Menhaem Macinam). Voir <www.upjf.org/actualiees-upjf/article-10553-145-7-genre-

14
introduction

A. Finkielkraut y partage l’idée que la révolte des banlieues ren-


voie en quelque sorte à la question coloniale, mais s’efforce de
se distinguer des intellectuels qui, paralysés par le sentiment
de la culpabilité, finissent par tendre un « miroir embellis-
sant » aux dévastateurs, en les considérant comme de nouveaux
« damnés de la terre ». Une telle attitude contribue, selon lui,
à transformer la noble idée de l’antiracisme en une « idéo-
logie hideusement mensongère ». L’antiracisme ne peut devenir
cécité face à l’existence d’une évidente carence de « civilité »
de la part des populations des banlieues, un manque qui trouve
sa meilleure démonstration dans le mépris qu’elles affichent
envers les valeurs républicaines. Pour A. Finkielkraut la seule
attitude responsable face à une situation qui peut être définie
comme un « pogrom antirépublicain » n’est pas l’autocritique
mais l’accusation. L’incapacité morale des populations des ban-
lieues apparaît destinée à se perpétuer tant que l’on répondra à
la violence antirépublicaine par un « discours répugnant d’auto-
critique sur l’esclavage et la colonisation ». Au lieu de cela, il
s’agit donc de cultiver la « honte » de ces populations, néces-
saire à leur problématique élévation au rang de sujets moraux.
A. Finkielkraut s’élève violemment contre la dégénération du
système éducatif français, indiquant – en parfaite assonance
avec les objectifs de la loi de février 2005 – que c’est justement
l’interprétation de l’histoire coloniale qui est l’une des origines
du problème :
« Actuellement on enseigne l’histoire coloniale comme une histoire
uniquement négative. On n’enseigne plus que l’entreprise colo-
niale avait aussi pour but d’éduquer, d’apporter la civilisation aux
sauvages. »
Pour A. Finkielkraut, en réalité, ce problème dépasse les
limites de la France. Les révoltes qui touchent la France « en
tant qu’ancienne puissance coloniale » n’ont pour cible la Répu-
blique que per accidens. L’histoire coloniale ne s’arrête pas aux
frontières du pays et donc, assure le philosophe, les révoltes
ne sont pas dirigées contre la France en tant que telle, mais
« contre la France en tant que pays européen ». Les révoltes
expriment « la haine de l’Occident, considéré comme

francais-est-interviec-finkielkraut-haaretz.html>. Une synthèse de cette interview a été


publiée le 24 novembre dans Le Monde, déclenchant immédiatement des polémiques
(Cf. S. CYPEL, « La voix “très déviante” d’Alain Finkielkraut au quotidien Haaretz »,
Le Monde, 24 novembre 2005).

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mission civilisatrice

responsable de tous les crimes ». Dans le cas particulier de la


France, ce sentiment revêt un caractère franchement antirépu-
blicain puisque, selon lui, « la République est la version fran-
çaise de l’Europe ». Le sentiment antirépublicain qui anime les
révoltes ne serait donc que la version française d’une haine plus
générale anti-occidentale et les banlieues représenteraient donc
le front français du grand « choc des civilisations » qui
s’observe sur toute la surface de la planète 15.
Les affirmations de A. Finkielkraut, mettant en doute la pos-
sibilité d’intégration des populations des banlieues au projet
républicain du fait de leur civilité imparfaite, reproduisent
presque littéralement certains des arguments que nous rencon-
trerons en analysant l’universalisme racialisé de la pensée colo-
niale. La dénonciation de l’irresponsabilité et de la décadence
des intellectuels qui, en proie à la culpabilité et aveuglés par
leur trop noble antiracisme, s’empêchent de comprendre le fait
de l’incapacité morale des populations des banlieues s’en ins-
pire déjà. Cette incapacité est décrite selon des registres repre-
nant directement ceux utilisés par le colonialisme français pour
décrire la sauvagerie des colonisés et pour imposer et justifier
leur exclusion de la vie civile. En soulignant le caractère antieu-
ropéen ou anti-occidental de la révolte, A. Finkielkraut accepte
encore une fois l’horizon de pensée colonial, pour lequel les
limites de la civilisation coïncident avec les limites de l’Europe.
La République représente de la façon la plus exemplaire le
caractère universel de la civilisation européenne : les valeurs
républicaines constituent des valeurs absolues et universelles,
des valeurs de vérité qui coïncident – par définition – avec les
valeurs humaines tout court. La haine antirépublicaine et antieu-
ropéenne que les révoltes expriment ne peut être ainsi repré-
sentée que comme l’expression d’un particularisme irrationnel,
construit sur des essentialismes ethniques ou des fondamenta-
lismes religieux. Les accusations envers l’Europe ne font que
démontrer que l’éducation des populations issues de l’immigra-
tion n’a pas atteint le point permettant de garantir leur pos-
sible assimilation à un monde, l’Occident, à l’intérieur duquel
les particularismes culturels doivent être dépassés au nom des
intérêts universels de la communauté politique.

15. D’après le titre du livre de Samuel P. HUNTINGTON, Le Choc des civilisations,


Odile Jacob, Paris, 1997.

16
introduction

L’audience dont peuvent jouir des positions comme celles de


A. Finkielkraut témoigne de la nécessité et de l’urgence de revenir
de manière critique sur le rapport historique entre l’universalisme
républicain et la domination coloniale, pour désamorcer le pou-
voir rhétorique du discours colonial et les équivoques cultura-
listes sur lesquelles il se fonde. Cet ouvrage voudrait contribuer à
cette tâche en évitant l’approche schizophrénique selon laquelle il
existerait deux Frances, celle de l’universalisme républicain et des
droits humains, et celle de la violence et de l’arbitraire colo-
niaux, pour soutenir au contraire l’hypothèse de leur contempo-
ranéité radicale et organique. La question est non pas de savoir
« si » mais « comment » l’universalisme républicain a été déformé
par la constance de sa complicité historique avec le colonialisme,
de son repli au stade d’instrument de légitimation des commodes
taxinomies culturelles du discours colonial.
Par ailleurs, affirmer la persistante contemporanéité du républi-
canisme et de la mission coloniale ne doit pas conduire à une sim-
plification contraire par rapport aux négationnistes coloniaux, et
réduire l’universalisme à une simple justification idéologique de la
brutalité coloniale. Prendre au sérieux le rôle du discours colo-
nial dans la formulation de la théorie politique signifie plutôt
reconnaître le caractère irréalisé de cet universalisme et donc
l’irréalisation de notre démocratie. En prenant la pleine mesure
du discours colonial et en affrontant la réduction historiquement
opérée par nos sociétés politiques des droits humains à des droits
européens l’on pourra peut-être commencer à dépasser l’âge de
l’autocomplaisance et recommencer ainsi à penser la démocratie
comme une tâche à accomplir plutôt que comme un patrimoine
acquis servant à légitimer des intérêts et des privilèges.
Cet ouvrage se déroule en trois temps.
Dans un premier temps, il rappelle synthétiquement la spéci-
ficité du républicanisme français, qui naît, comme on le sait, d’une
polémique avec le privilège et aboutit à l’affirmation de l’égalité
de tous les êtres humains. On s’interrogera, à travers la lecture de
certains textes classiques et la présentation d’exemples histo-
riques, sur le rapport contrasté entre cette tradition et la question
coloniale, en suivant la voie qui conduit de la perception de la
contradiction entre républicanisme et colonialisme chez un auteur
comme l’Abbé Grégoire jusqu’à l’emploi du colonialisme comme
mission au service de l’universel de la part de la IIIe République.
Dans un deuxième temps, on examinera les stratégies de légiti-
mation proposées par la pensée coloniale à l’apogée de l’empire.

17
mission civilisatrice

À cette époque, le colonialisme – sollicité par l’émergence de


mouvements indépendantistes dans les périphéries et de la propa-
gande anticoloniale communiste à l’intérieur – s’implique active-
ment dans l’« éducation coloniale du citoyen ». Il s’agit d’un effort
de propagande inhabituel, qui trouve son expression de façon
spectaculaire dans la réalisation de la grande Exposition colo-
niale internationale de Paris en 1931. Il en découle une nouvelle
conception du colonialisme – ou, plutôt, un nouveau dispositif dis-
cursif de légitimation –, dans laquelle les références à la tradition
universaliste et républicaine (qui ne représentent d’ailleurs pas une
nouveauté dans l’histoire de la pensée coloniale) tiennent un rôle
particulièrement important. À partir de ces textes, on tentera de
reconstruire les stratégies de légitimation hégémoniques de la der-
nière période du colonialisme français. Cette « nouvelle » concep-
tion du colonialisme s’est présentée comme capable de faire face
à la crise du système colonial qui déjà se profilait et s’est distin-
guée par sa ferme accentuation du caractère moral de l’entre-
prise coloniale. Le but de la présente analyse est de comprendre de
quelle façon l’engagement colonial a pu se proposer, jusqu’au
terme de l’expérience expansionniste française, et même de
manière particulièrement insistante à ce moment, comme
congruent avec l’universalisme républicain, voire comme l’instru-
ment de la réalisation de ses principes.
Enfin, la dernière partie du livre est consacrée à l’analyse de
trois textes classiques de la pensée postcoloniale d’expression
française – le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, le
Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur d’Albert
Memmi et Les Damnés de la terre de Frantz Fanon –, pour tenter
de comprendre quelle image de l’universalisme et donc quelle
conception de l’identité politique française – par extension, euro-
péenne et occidentale – sous-tendent ces textes. L’idée en est de
mettre à l’épreuve du regard des colonisés la définition du colo-
nialisme comme mission au service de l’universel produite par
le discours colonial. Il s’agit ainsi de contribuer à rechercher la
déformation que les catégories de pensée de la tradition univer-
saliste républicaine ont subie à la suite de leur contact prolongé
– peut-être, faudrait-il dire, de leur complicité – avec le
colonialisme.
I
La République,
l’universel, l’exception
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du
26 août 1789 marque un tournant décisif dans l’histoire de
l’humanité, constituant l’un des mythes fondateurs de la démo-
cratie moderne. Elle affirme le caractère sacré de l’individu et
situe le but de toute association politique légitime dans le res-
pect des droits de celui-ci, renversant ainsi radicalement la
manière de considérer la politique : du code des devoirs, nour-
rissant les conceptions traditionnelles fondées sur la préémi-
nence de la société par rapport à l’individu, on passe au code
des droits, accordant la priorité à l’individu. L’entrée dans la
modernité politique se fait, selon Norberto Bobbio, grâce à cette
« révolution copernicienne » qui place le sujet au centre de
l’univers politique, principe philosophique de base de la démo-
cratie moderne. Celle-ci trouve justement son fondement dans
le postulat de l’existence de droits naturels et inaliénables, inhé-
rents à l’homme en tant qu’être humain et prévalant sur son
appartenance à toute société historique. Dans l’« âge des
droits » inauguré par la Déclaration, les individus sont progres-
sivement élevés au rang de sujets juridiques du droit interna-
tional, ouvrant ainsi la voie à ce que Bobbio, à la suite de Kant,
définit comme le droit cosmopolite 1.
En opposition directe avec les institutions typiques de
l’Ancien Régime, la Déclaration 2 proclame solennellement

1. Voir N. BOBBIO, L’età dei diritti, Einaudi, Turin, 1990.


2. La Déclaration de 1789 devient le préambule à la Constitution de 1791. Les
constitutions révolutionnaires successives (1793 et 1795) modifieront de diverses façons

21
mission civilisatrice

l’égalité de tous les membres du genre humain, indépendam-


ment de leur status social et des privilèges qui y sont associés.
Son article premier affirme en effet : « Les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l’utilité commune 3. »
La protection des droits inaliénables de l’homme – et en par-
ticulier ceux concernant la liberté, la propriété, l’intégrité de
la personne (« sûreté ») et la résistance à l’oppression – est
déclarée par l’article 2 comme « le but de toute association poli-
tique ». L’annonce solennelle de l’ouverture de l’« âge des
droits » revêt donc un caractère doublement universel : d’un
côté, elle pointe l’universalité des composants du genre humain
en rappelant leur égalité naturelle ; de l’autre, elle fixe la
conservation des droits humains comme l’objectif universel de
toute entreprise politique. L’énonciation de ces devoirs, qui
concernent l’ensemble du genre humain, dépasse donc immé-
diatement les frontières de la France.
La double universalité de cette annonce représente le point de
départ du processus global de protection des droits de l’homme
qui culminera au XXe siècle dans la Déclaration universelle des
droits humains du 10 décembre 1948 et continuera à travers la
lente diffusion du droit humanitaire positif. À côté de sa portée
symbolique universelle, la Déclaration constitue aussi la pierre
angulaire de la construction de l’histoire et de la conscience de
soi de la République française. La France, déclare Pierre Bou-
retz, a une « vocation intime » à l’universel, s’inscrivant dans
la continuité de cet acte inaugural et entreprenant sa réalisation
progressive. La passion pour l’universel parcourt l’histoire de
la République française depuis ses origines et en détermine le
caractère exceptionnel, lequel consiste, pour reprendre les mots
de Bouretz, à mettre en équation « les conditions de sa propre
grandeur [et] la vérité même du monde », équation qui permet
à la France de vivre son histoire comme un « récit de

ce préambule, incluant par exemple dans la liste des droits inaliénables de l’homme
celui à l’égalité, ou, dans le cas de la formulation de 1795, prolongeant l’énumération
des droits par celle des devoirs. Notre discours s’appuie sur la formulation de 1789
puisque c’est celle à laquelle la tradition française – jusqu’aux constitutions de 1946 et
1958, qui y font explicitement référence dans leurs préambules respectifs – se réfère de
manière la plus continue.
3. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, in Les Consti-
tutions de la France depuis 1789 (présentation Jacques Godechot), Garnier Flamma-
rion, Paris, 1995, p. 33.

22
la république, l’universel, l’exception

l’universel 4 », une mission providentielle à son service. Celle-ci


constitue indubitablement l’expression la plus éloquente de la
« spécificité » française. Cette spécificité paradoxale – elle tend
à l’universel et donc à l’effacement de toute particularité –
culmine dans la figure de la République, où s’additionnent
vocation universaliste et particularité nationale.
Il convient maintenant d’étudier ce paradoxe de façon plus
approfondie.

4. P. BOURETZ, La République et l’universel, Gallimard, Paris, 2000, p. 12.


1
La vocation à l’universel de la République

« Notre particularité, c’est notre universalité. »


Étienne GILSON

La lutte contre le privilège

La République naît en déclarant l’égalité naturelle entre les


hommes. Dans la Déclaration de 1789, l’égalité n’est pas pré-
sentée comme constituant à proprement parler un droit humain.
Sa protection n’apparaît qu’à l’article 6, qui établit que la loi
« doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle
punisse 1 ». Cet article ouvre, avant tout, une polémique contre
les privilèges sur lesquels reposait la société d’Ancien Régime.
L’on comprend ainsi comment la Constitution du 3 septembre
1791 se préoccupe dès son préambule d’abolir « les institutions
qui blessaient la liberté et l’égalité des droits », c’est-à-dire la
noblesse et toutes les institutions juridiques, honorifiques ou de
toute autre nature qui étaient basées sur des distinctions de nais-
sance. La première préoccupation de la Révolution sera donc
celle d’établir que :
« Il n’y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun indi-
vidu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les
Français 2. »

1. Déclaration des droits de l’homme, op. cit., p. 34.


2. Constitution du 3 septembre 1791, in Les Constitutions de la France depuis 1789,
op. cit., p. 35.

25
la république, l’universel, l’exception

L’enjeu de cette polémique – la production de l’égalité for-


melle des citoyens face à la loi – trouve une expression limpide
dans un court texte d’Emmanuel-Joseph Sieyès, Essai sur les
privilèges, publié pour la première fois en 1789.
L’existence d’une classe de citoyens privilégiés corrrespond
pour Sieyès à une dispense par rapport au droit commun, ou
à l’attribution d’un droit exclusif à une classe de personnes
déterminée quelle qu’en soit la manière. Sieyès ne cherche pas
à définir les origines des privilèges, et admet qu’ils peuvent
avoir les motivations les plus nobles et les plus pures (comme
dans le cas d’un privilège honorifique concédé à la suite d’un
service particulièrement important rendu à la patrie). Tout ce
qui compte à ses yeux est le fait que, quelle que soit leur cause,
les privilèges demeurent toujours, « par la nature, des choses
injustes, odieuses et contradictoires à la fin suprême de toute
société politique 3 ». Ils ne peuvent pas être confondus avec des
récompenses, comme les dons d’argent, les avancements de car-
rière, les charges de prestige, qui peuvent être accordés aux
individus les plus méritants sans offenser le principe fonda-
mental sur lequel, selon Sieyès, se base toute société politique-
ment bien ordonnée, celui de l’égalité formelle de tous les
citoyens face à la loi. L’attribution de privilèges conduit, en
revanche, à la constitution, à l’intérieur du corps unitaire de la
nation, de castes séparées, dépositaires d’intérêts distincts des
intérêts communs, car régies par leurs propres lois, différant de
celles qui, en vertu du droit commun, s’appliquent uniformé-
ment aux non-privilégiés 4.
« [Le privilégié] se considère, avec ses collègues, comme faisant un
ordre à part, une nation choisie dans la nation. Il pense qu’il se doit
d’abord à ceux de sa caste et, s’il continue à s’occuper des autres,
ce ne sont plus en effet que les autres, ce ne sont plus les siens 5. »
Le privilégié s’isole ainsi de la nation et finit par traiter ceux
qui n’appartiennent pas à sa caste comme des étrangers, « les
autres », le peuple, c’est-à-dire comme des « gens de rien, une
classe d’hommes créée tout exprès pour servir, au lieu qu’il est
fait, lui, pour commander, et pour jouir 6 ». Le comportement
des nobles, qui en présence d’hommes du peuple ne réussissent

3. E.-J. SIEYÈS, Essai sur les privilèges, Paris, 1789, pp. 5-6.
4. Ibidem, p. 2.
5. Ibidem, pp. 14-15.
6. Ibidem, p. 15.

26
la vocation à l’universel de la république

pas à retenir un sentiment de répulsion et de mépris, trouve sa


raison d’être dans la conviction d’appartenir à une humanité
différente et supérieure. Comme l’exprime Sieyès de manière
lapidaire, « oui, les privilégiés en viennent réellement à se
regarder comme une autre espèce d’hommes 7 ». Le privilège
confère une valeur juridique à cette perception, divisant
l’ensemble du pays en classes dotées de droits différentiels.
Dans la tentative de justifier leur propre privilège, les nobles
ne se considèrent pas seulement comme appartenant à une
« espèce » différente et supérieure, mais présentent leur propre
« espèce » comme nécessaire au bien-être de celle de rang infé-
rieur. Le peuple étant, du fait de son imparfaite rationalité, inca-
pable de comprendre son propre intérêt, il a besoin de la tutelle
de la classe noble afin de réaliser son propre bien. L’opinion
selon laquelle le bien-être du peuple dépend de sa prise en
charge par la classe noble constitue la plus classique des stra-
tégies de légitimation du pouvoir de l’Ancien Régime. Elle
plonge ses racines dans une tradition qui remonte au moins à
la Politique d’Aristote. Dans le premier livre de cette œuvre,
Aristote justifie la hiérarchie esclave-maître par la différence de
nature séparant le genre humain entre « [ceux] dont la nature
est de commander » et « [ceux] dont la nature est d’être
commandés 8 ».
« L’être qui, par son intelligence, a la faculté de prévoir est par
nature un chef et un maître, tandis que celui qui, au moyen de son
corps, est seulement capable d’exécuter les ordres de l’autre, est
par sa nature même un subordonné et un esclave : de là vient que
l’intérêt du maître et de l’esclave se confondent 9. »
La distinction aristotélicienne met l’accent sur les dons intel-
lectuels dont la carence empêcherait l’esclave de pourvoir lui-
même de manière adéquate à son propre bien et rendrait
nécessaire l’autorité tutélaire du maître. La différence de nature
entre eux fait de l’esclave et du maître des êtres appartenant à

7. Ibidem.
8. ARISTOTE, La Politique, Vrin, Paris, 1995, p. 25 (1252a). Notons que, pour ce phi-
losophe, l’esclavage n’est pas toujours et inévitablement l’expression de cette différence
de nature. La mise en esclavage peut intervenir par convention, en conséquence de
l’application de la constriction et de la violence sur un individu naturellement digne
d’un destin de liberté. Mais cela n’enlève rien à la séparation introduite au sein du genre
humain par la notion d’esclavage naturel.
9. Ibidem.

27
la république, l’universel, l’exception

deux « espèces » humaines hétérogènes. Aristote décrit ainsi


cette différence et sa conséquence décisive :
« Quand des hommes diffèrent entre eux autant qu’une âme diffère
d’un corps et un homme d’une brute (et cette condition inférieure
est celle de ceux chez qui tout travail consiste dans l’emploi de la
force corporelle, et c’est là d’ailleurs le meilleur parti qu’on peut
tirer d’eux), ceux-là sont par nature des esclaves pour qui il est pré-
férable de subir l’autorité d’un maître 10. »
L’esclave possède si peu de dignité indépendamment de son
maître qu’Aristote peut le considérer comme « en quelque sorte
une partie vivante du corps de [son maître], mais une partie
séparée 11 ». L’esclave par nature ne peut donc avoir un intérêt
différent de celui de son maître, qui, l’utilisant à ses propres
fins, fera son bien d’esclave. La distinction de l’humanité en
espèces différentes est ainsi ramenée à une harmonieuse unité,
à l’intérieur de laquelle il y a de l’espace jusque pour l’amitié.
Une semblable position, construite à partir de la négation de
l’unité du genre humain, ne peut pas être tolérée par la tradi-
tion républicaine qui, comme nous l’avons vu, naît à partir de
l’affirmation de l’égalité naturelle de tous les membres du genre
humain. Pour Sieyès, le peuple possède en lui-même toutes les
énergies et les qualités nécessaires pour prospérer. Il a besoin
non pas d’une tutelle, mais de l’institution d’un pouvoir
capable, non pas de niveler toutes les différences qui continuent
à exister dans la société, mais d’imposer uniformément le res-
pect de la même loi à la totalité des citoyens, indépendamment
de leurs origine ou fonction à l’intérieur du corps social. Pour
Sieyès la production de la nation en tant qu’unité – l’intégration
de son tissu atomique – ne met pas fin à l’existence des diffé-
rences sociales. Contrairement à Rousseau, et dans la continuité
de Locke, Sieyès conçoit l’égalité d’un point de vue formel
ou abstrait. L’égalité est à la lettre un espace artificiel, le pro-
duit d’une métaphysique constructive ; c’est l’espace de l’abs-
traction politique, qui ne remet pas en cause la structure de
classes sur laquelle repose la société. La production de l’homo-
généité atomique du tissu national ne doit donc pas être
comprise comme production d’une égalité absolue, mais plutôt,

10. Ibidem, p. 40 (1254b).


11. Ibidem, p. 47 (1255b).

28
la vocation à l’universel de la république

comme le suggère Pasquale Pasquino 12, comme l’ouverture


d’un espace symbolique d’appartenance commune. À l’inté-
rieur de cet espace, la distinction entre gouvernants et gou-
vernés – la seule qui n’enfreigne pas les droits naturels des
hommes – forme l’unique hiérarchie nécessaire de toute
société :
« Nous ne confondons point avec la supériorité absurde et chimé-
rique qui est l’ouvrage des Privilèges, cette supériorité légale qui
suppose seulement des Gouvernants et des Gouvernés. Celle-ci est
réelle ; elle est nécessaire. Elle n’enorgueillit pas les uns, elle
n’humilie pas les autres : c’est une supériorité de fonctions et non
de personnes 13. »
L’unique subordination acceptable par les hommes nés libres
et égaux est celle, artificielle, du gouverné par rapport au gou-
vernant. Il s’agit d’une subordination de fonction qui ne per-
vertit pas les principes de l’égalité, mais qui au contraire permet
de les rendre efficaces. Au-delà de cette hiérarchie, toutes celles
internes au corps des gouvernés sont dénoncées comme fausses
et inutiles. Selon Sieyès, leur existence peut être rapprochée de
la perpétuation d’un état de guerre :
« Pour concevoir une subordination entre les Gouvernés, il faut sup-
poser une troupe armée s’emparant d’un pays, se rendant proprié-
taire et conservant, pour la défense commune, les mêmes rapports
de la discipline militaire 14. »
Le privilège fracture la société en la maintenant dans un état
de guerre. Tout privilège sera donc aboli, et l’unique hiérar-
chie acceptée sera celle liée à la fonction artificielle du gouver-
nement. Entre les citoyens et le gouvernement, aucun corps
intermédiaire ne semble nécessaire : aucune division autre que
celle « nécessaire » qui divise les gouvernants et les gouvernés
ne doit fracturer le corps unique de la nation, fondé sur l’éga-
lité des individus-citoyens et sur leur obéissance à la hiérarchie
fonctionnelle de la loi.
C’est à partir d’une semblable conception du privilège que
Sieyès, dans son œuvre la plus célèbre, Qu’est-ce que le tiers
état ?, peut dépeindre l’ordre nobiliaire comme un corps

12. P. PASQUINO, Citoyenneté, égalité, liberté chez Rousseau et Sieyès, in D. COLAS,


C. EMMERI et J. ZYLBERBERG, Citoyenneté et nationalité. Perspectives en France et au
Québec, PUF, Paris, 1991.
13. E.-J. SIEYÈS, Essai sur les privilèges, op. cit., pp. 21-22.
14. Ibidem, p. 28.

29
la république, l’universel, l’exception

étranger à la nation. « Dès l’instant qu’un Citoyen acquiert des


privilèges contraires au droit commun, il n’est plus de l’ordre
commun 15. » La noblesse vit comme un peuple à part, à l’inté-
rieur de la nation, comme un parasite doté d’intérêts per-
sonnels et non conciliables avec ceux, généraux, incarnés par le
tiers état. Le tiers état coïncide pour Sieyès avec la totalité de la
nation, il en incarne les intérêts et en compose le tissu atomique
homogène. Il refuse en son sein toute hiérarchie et fournit à la
nation tout ce dont elle a besoin pour vivre et prospérer. Le tiers
état est tout, dénonce Sieyès, et ne compte rien. L’existence
de la noblesse, loin d’être nécessaire au bien-être du peuple,
emprisonne la nation et empêche sa liberté, parce qu’« on n’est
pas libre par des privilèges, mais par les droits de Citoyen :
droits qui appartiennent à tous 16 », c’est-à-dire uniformément
à chaque individu, en raison de son appartenance au genre
humain. La persistance de la noblesse empêche donc l’unité et
le bien-être de la nation, bafoue les droits humains et la légiti-
mité du pouvoir politique.

Intégration nationale
et transcendance républicaine

La définition de la nation proposée par Sieyès et reprise par


la première Constitution révolutionnaire s’appuie sur l’idée de
l’égalité formelle de tous les citoyens face à la loi et implique
l’abolition de tous les privilèges liés à la naissance. Une telle
définition représente une part essentielle du patrimoine de la
pensée républicaine et de sa vocation à l’universel. L’œuvre
de Dominique Schnapper s’inscrit parfaitement dans la tradi-
tion révolutionnaire et républicaine et démontre la continuité
de l’influence de celle-ci jusqu’à nos jours 17. Pour la socio-
logue – qui, dès le début de son étude La Communauté des
citoyens, déclare ne pas vouloir limiter son analyse au cas
français mais vouloir étudier « le type idéal de la société natio-
nale moderne, fondée sur les valeurs, les principes et les

15. E.-J. SIEYÈS, Qu’est-ce que le tiers état ?, 1788, Paris, p. 21.
16. Ibidem, p. 16.
17. Étienne Balibar dialogue de façon polémique avec Dominique Schnapper dans
É. BALIBAR, Nous, citoyens d’Europe ?, La Découverte, Paris, 2001.

30
la vocation à l’universel de la république

institutions de la citoyenneté », c’est-à-dire le modèle de la


modernité politique 18 –, la nation est
« une forme particulière d’unité politique se défini[ssant] par sa sou-
veraineté, qui s’exerce, à l’intérieur, pour intégrer les populations
qu’elle inclut et, à l’extérieur, pour s’affirmer en tant que sujet his-
torique dans un ordre mondial fondé sur l’existence et les relations
entre nations-unités politiques 19 ».
La nation doit être distincte de l’ethnie, que D. Schnapper
définit comme une communauté historique et culturelle, qui,
bien que suscitant des sentiments d’appartenance, ne réussit pas
toujours à trouver une expression politico-institutionnelle adé-
quate. La nation a, en revanche, besoin de pouvoir offrir les
deux prestations : générer une appartenance et trouver son
expression dans une unité politique. Celle-ci ne coïncide pas
avec l’État, c’est-à-dire avec toute unité politique dotée de
souveraineté.
La nation, par tradition républicaine, précède l’État ; « elle
existe avant tout, elle est l’origine de tout. Sa volonté est tou-
jours légale, elle est la Loi elle-même. Avant elle et au-
dessus d’elle il n’y a que le droit naturel 20 ». Précédant et
légitimant l’État, la nation est supérieure à celui-ci, qui ne
recèle pas la source de sa légitimité. Ce principe est ainsi
exprimé dans l’article 3 de la Déclaration des droits de
l’homme :
« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
Nation. Nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en
émane expressément 21. »
Aucune autorité qui se prétende légitime ne peut donc se
passer de la nation. Ce qui signifie aussi qu’aucune autorité qui
se prétende légitime ne peut se donner un but différent de la
production de l’unité de la nation, de l’élimination du privi-
lège et de la réalisation de l’égalité par l’assujettissement de
son tissu atomique à une loi unique. Même si l’État n’est pas
en mesure de créer sa propre légitimité, il est l’instrument
nécessaire par lequel l’égalité formelle et le respect des droits
humains, but de toute association politique, peuvent être

18. D. SCHNAPPER, La Communauté des citoyens, Gallimard, Paris, 2003, p. 14.


19. Ibidem, p. 45.
20. E.-J. SIEYÈS, Qu’est-ce que le tiers état ?, op. cit., p. 111.
21. Déclaration des droits de l’homme, op. cit., pp. 33-34.

31
la république, l’universel, l’exception

garantis. En d’autres termes, si l’État trouve dans la production


de la nation son but et sa légitimation, la nation trouve dans
l’État l’instrument de sa réalisation effective.
La nation se situe, pour D. Schnapper et pour la tradition
républicaine, à l’origine et à la fin de ce processus constructif :
« sa spécificité est qu’elle intègre les populations en une
communauté de citoyens, dont l’existence légitime l’action inté-
rieure et extérieure de l’État 22 ».
La nation advient quand les populations qui habitent un ter-
ritoire s’intègrent à l’intérieur d’une communauté de citoyens
dont l’existence est la source de toute action politique légitime.
Le concept d’« intégration », tel qu’utilisé par D. Schnapper,
est complexe et absolument décisif pour la compréhension de la
pensée républicaine ; il revêt au moins deux sens.
Dans une perspective sociologique, le terme, entendu comme
« intégration sociale », renvoie au processus par lequel la nation
en tant que société produit son unité et se reproduit elle-
même. La nation en effet ne peut être conçue comme acquise
une fois pour toutes. La communauté nationale n’est pas une
donnée, mais une entité dynamique, qui demeure face à elle-
même comme un devoir réclamant indéfiniment satisfaction
(tout au moins à chaque renouvellement de génération). Le
dynamisme de la nation correspond à celui de la nature
humaine, à son infinie perfectibilité, et au dynamisme de la
société, qui impose à la nation l’intégration. On comprend ici
l’importance donnée par la pensée républicaine au thème de
l’éducation des citoyens. L’éducation des jeunes générations
– leur socialisation, et donc leur intégration au tissu de la
nation – est l’instrument par lequel la nation garantit sa survie
au fil du temps. L’intégration est donc, dans cette première
dimension, la vertu dynamique de la nation, servie par sa capa-
cité à renégocier indéfiniment les termes de sa mise en œuvre.
Il y a ensuite l’intégration proprement nationale, c’est-à-dire
la libération de la nation des particularismes qui empêchent son
unité. Dans cette seconde acception, l’intégration de la nation
– le processus de production et de reproduction de son unité –
telle que pensée par la tradition du républicanisme universaliste
contient en soi, admet Schnapper, une bonne part de violence.
Une violence qui apparaît comme nécessaire à la réduction des

22. D. SCHNAPPER, La Communauté des citoyens, op. cit., p. 45.

32
la vocation à l’universel de la république

particularismes politiques et culturels maintenant le corps social


en état de fragmentation :
« La nation se définit par son ambition de transcender par la
citoyenneté des appartenances particulières, biologiques (du moins
telles qu’elles sont perçues), historiques, économiques, sociales,
religieuses ou culturelles, de définir le citoyen comme un individu
abstrait, sans identification et sans qualification particulières 23. »
Le projet politique d’intégration de la nation est un projet
universel qui doit savoir transcender les particularismes des
appartenances. Le modèle républicain français, pour reprendre
les mots de Jacques Godbout, « ne reconnaît rien d’autre que
des citoyens abstraits, dépouillés de leurs caractéristiques
propres et d’abord de leurs liens, de leurs réseaux sociaux 24 ».
Le républicanisme se méfie donc de l’existence de toute
communauté qui ne soit pas la communauté abstraite et égali-
taire des citoyens. Du point de vue de l’orthodoxie républi-
caine, la formation de communautés internes à la communauté
nationale et ne coïncidant pas avec elle « se transforme alors en
un particularisme qui menace l’intérêt général et symbolise un
retour à l’ordre d’Ancien Régime 25 ».
Ainsi, comme le relève Françoise Vergès, pour pouvoir
accéder au statut de citoyen,
« il faut faire la preuve que l’on a su s’émanciper des structures par-
ticularistes, culturelles, linguistiques et religieuses et ainsi affirmer
sa rupture avec l’Ancien Régime qui favorisait les particularités. La
citoyenneté ainsi conçue […] renvoie […] à une culture commune
qui fonctionne comme frontière entre citoyens et étrangers 26 ».
L’on comprend ainsi comment la violence envers les parti-
cularismes politiques et culturels – conçus comme étrangers par
rapport au projet unitaire de la nation – peut apparaître comme
une violence immédiatement légitime. C’est seulement en éli-
minant les privilèges communautaires – ces exceptions au droit
commun des Français – que l’on peut mettre en lumière la seule

23. Ibidem, p. 73.


24. J. GODBOUT, « Qui a peur de la communauté ? À propos de la laïcité », Revue du
M.A.U.S.S., nº 13, La Découverte/M.A.U.S.S., Paris, 1er sem. 1999, p. 76.
25. Ibidem, p. 77. Selon J. Godbout, le modèle français exprime une forme d’« inté-
grisme de la modernité », en mettant en avant un système qui ne laisse rien exister à
l’extérieur, fondé sur le présupposé que la société existe indépendamment du pouvoir
politique et de l’État.
26. F. VERGÈS, « Frantz Fanon, esclavage, race et racisme », Actuel Marx, nº 38,
2005, pp. 45-63, p. 46.

33
la république, l’universel, l’exception

communauté légitime, celle des citoyens. La violence que la


nation sécrète envers les particularismes qui la traversent appa-
raît dès lors comme une condition indispensable à sa produc-
tion, un nécessaire effet de l’universalité du projet national.
La nécessité de produire et reproduire constamment sa propre
intégration et sa propre transcendance fait de la nation un devoir
inépuisable, dynamique et contagieux. Le caractère incitatif ou
enthousiasmant 27 du projet révolutionnaire républicain, reconnu
par ses défenseurs comme par ses adversaires, représente une
modalité ultérieure et décisive de l’universalisme républicain.
Selon D. Schnapper, comme l’énonçait déjà la Déclaration de
1789, la nation est universelle non seulement dans le sens
qu’elle constitue le tout dans lequel toutes les différences tra-
versant le corps social s’intègrent et s’unifient, mais aussi dans
le sens que le dépassement des particularismes qu’elle engendre
est un principe universalisable, c’est-à-dire susceptible d’être
adopté par toutes les sociétés. La transcendance républicaine
– le dépassement des particularismes, la réalisation de l’éga-
lité naturelle de tous les hommes, la réunification de la nation –
devient par cette voie le devoir général de chaque société poli-
tique, ou au moins de chaque société qui entend être gouvernée
par une autorité légitime, c’est-à-dire capable de réaliser l’éga-
lité naturelle entre les hommes.

Nation et citoyenneté

La citoyenneté est l’instrument que l’État met au service de


la nation pour réaliser concrètement l’égalité naturelle des
hommes en produisant son unité. Thomas Humphrey Marshall
définissait dans Citizenship and Social Class – peut-être la plus
citée des synthèses historiques relatives à la genèse de la
citoyenneté à l’époque moderne – la citoyenneté comme
« un status qui est conféré à ceux qui sont membres à plein titre
d’une communauté. Tous ceux qui possèdent ce status sont égaux
quant aux droits et aux devoirs conférés par ce status 28 ».

27. Voir N. BOBBIO, « La Rivoluzione francese e i diritti dell’uomo », in N. BOBBIO,


L’età dei diritti, op. cit.
28. T. H. MARSHALL et T. BOTTOMORE, Citizenship and Social Class, Pluto Press,
Londres-Chicago, 1996.

34
la vocation à l’universel de la république

Dans sa reconstruction de la genèse de la citoyenneté et plus


généralement de la société modernes, Marshall propose une
interprétation significativement alternative à l’hypothèse de
Maine 29, pour lequel l’affirmation de la modernité politique
doit être comprise comme le passage d’une société construite
sur le status à une société fondée sur le contrat. Pour Marshall,
la vision de Maine recèle une vérité profonde, à savoir que la
citoyenneté moderne n’accepte pas les privilèges de status, mais
occulte un fait essentiel : pour que l’on puisse parler de société
moderne, l’on doit présupposer que la liberté de contracter se
soit généralisée, c’est-à-dire qu’elle soit possédée de manière
homogène par chaque membre du corps politique. Cette liberté
généralisée de disposer de sa personne est ce qui fonde le der-
nier des status connus de la théorie politique moderne : le status
de citoyen. C’est donc précisément la généralisation du status
unique de la citoyenneté qui marque pour Marshall la modernité
politique par rapport à ce qui l’a précédée et non, comme le
voulait Maine, l’élimination du status des relations sociales :
« […] Le contrat moderne est en substance un accord entre les
hommes libres et égaux en status, mais pas nécessairement en pou-
voirs. Le status n’a pas été éliminé du système social. Le status dif-
férencié, lié à la classe, à la fonction et à la famille, a été remplacé
par le status unique et uniforme de la citoyenneté, qui fournissait
la base égalitaire sur laquelle on a pu édifier la structure de
l’inégalité 30. »
La généralisation progressive de ce status fait que l’histoire
de la citoyenneté moderne proposée par Marshall est l’histoire
d’un mouvement qui tend par une nécessité intime à l’inclusion
et à l’égalité 31. Le résultat de cette progressive extension est, du
point de vue du républicanisme, l’intégration nationale, c’est-
à-dire la production simultanée de l’unité de la nation et de la
légitimité de la société politique.
L’égalité ne fait pas partie de l’histoire naturelle ; elle est le
résultat de la construction de l’artifice politique, son but et la
raison de sa légitimité. L’intégration nationale réalise dans la
figure du citoyen l’égalité naturelle des hommes en posant les

29. Voir H. S. MAINE, Ancient Law, John Murray, Londres, 1861.


30. T. H. MARSHALL et T. BOTTOMORE, Citizenship and Social Class, op. cit.
31. Ce mouvement conserve, dans l’interprétation de Marshall, l’ambiguïté selon
laquelle l’extension de l’égalité formelle est exactement ce qui permet de rendre accep-
tables les inégalités réelles, c’est-à-dire la stratification de la société en classes.

35
la république, l’universel, l’exception

prémisses d’une protection efficace de leurs droits. La figure


du citoyen, résultat de l’intégration républicaine, clôt le cercle
qui mène de la Déclaration des droits de 1789 à l’affirmation
du caractère universel de la forme politique républicaine. Dire
que le projet républicain d’intégration nationale est le seul en
mesure de fermer le cercle qui fait de l’homme un citoyen, et
de faire que la fusion de l’un dans l’autre se produise sans écart,
est une autre façon de réaffirmer le caractère universel du projet
politique républicain. La République est universelle car elle est
la seule forme politique qui sache mettre en œuvre la protection
des droits universels de l’homme par la production du citoyen
républicain.
L’intégration républicaine trouve son expression la plus
concrète dans le rituel démocratique du vote, par lequel le
citoyen participe activement à la construction artificielle de
l’unique hiérarchie tolérable à l’intérieur d’une société de pairs,
la hiérarchie qui, par la distinction entre gouvernants et gou-
vernés, institue le pouvoir politique légitime :
« Le vote démocratique manifeste concrètement l’existence de
l’espace politique abstrait, dans lequel, contrairement à toute expé-
rience sociale réelle et observable, chaque citoyen est l’égal de
l’autre 32. »
Par le principe « un homme, une voix » est inaugurée l’his-
toire de l’égalité politique, l’histoire de la démocratie moderne.
Le vote concrétise l’égalité formelle des citoyens et légitime
l’ordre politique. Le droit de vote, à l’intérieur de la religion
civique républicaine, représente, selon la définition de Pierre
Rosanvallon, une sorte de « sacrement » de l’égalité. L’admi-
nistration de celui-ci est, selon le même historien, l’acte fonda-
teur à l’origine de la société moderne des individus 33. La
généralisation du droit de vote représente ainsi la frontière entre
les sociétés légitimes et celles illégitimes, à savoir toutes les
sociétés dans lesquelles la transcendance politique ne s’est pas
encore accomplie, le droit de vote y étant accordé selon des
critères de qualité ou d’appartenance particulières (ethnique,
religieuse, sociale, politique, historique ou économique). C’est
la raison pour laquelle, dans la tradition républicaine, parmi la
pluralité des droits, les droits politiques occupent une position

32. D. SCHNAPPER, La Communauté des citoyens, op. cit., p. 141.


33. P. ROSANVALLON, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France,
Gallimard, Paris, 1992.

36
la vocation à l’universel de la république

particulièrement importante. Jürgen Habermas, émule tardif de


cette tradition, résume la situation ainsi :
« Seuls les droits politiques à la participation politique fondent le
statut juridique réflexif et autoréférentiel du citoyen. En revanche,
les libertés négatives et les droits à la participation sociale peuvent
être accordés de façon paternaliste. L’État de droit et l’État social
sont en principe possibles sans démocratie 34. »
L’universalisme républicain repose donc sur la généralisa-
tion de la possession des droits politiques à l’ensemble des
membres de la société, et trouve son expression concrète dans
la figure du citoyen. Le citoyen est donc le sujet de la méta-
physique constructive du républicanisme, c’est-à-dire l’instru-
ment fondamental par lequel l’égalité naturelle est réalisée et les
droits naturels de l’homme garantis.

34. J. HABERMAS, L’Intégration républicaine. Essais de théorie politique, Fayard,


Paris, 1998, p. 82.
2
La République et l’exception coloniale

« Il faut bien se convaincre qu’il n’y a plus de tranquil-


lité d’existence dans les colonies si vous attentez aux
préjugés qui sont les seules sauvegardes de cette exis-
tence. Ce régime est absurde, mais il est établi. Ce
régime est oppressif, mais il fait exister, en France, plu-
sieurs millions d’hommes. Ce régime est barbare, mais
il y aurait une plus grande barbarie à vouloir y porter
la main. »
BARNAVE à l’Assemblée constituante,
le 29 septembre 1791

Un catalogue des pathologies

Le chemin que la République a tenté de suivre en conformité


avec l’universalité proclamée de ses principes afin de réaliser,
par l’unité de la nation, l’égalité humaine a été long et tor-
tueux. Si l’administration du sacrement de l’égalité constitue
le moment le plus important de la liturgie républicaine, l’his-
toire du suffrage universel en France peut être un bon indica-
teur de la distance qui sépare la théorie républicaine et sa mise
en pratique. Un rapide regard sur l’histoire du suffrage nous
enseigne en effet comment l’égalité des droits politiques de tous
les membres de la nation a été gagnée progressivement et au
prix de longues luttes (définissables comme des luttes pour
l’intégration). Ces luttes ont eu comme enjeu la définition des
conditions d’accès à la pleine citoyenneté politique. Les faits
sont connus et peuvent être résumés comme suit.

38
la république et l’exception coloniale

La Constitution de 1791 ne concède le droit de suffrage


qu’aux deux tiers de la population adulte de sexe masculin,
c’est-à-dire à 4,5 millions de personnes sur les 26 millions qui
peuplent la France de l’époque. La limitation du suffrage est
basée sur la distinction entre citoyen actif et passif. La néces-
sité d’opérer une distinction semblable est déjà proposée par
Sieyès, qui doute que les mendiants, les vagabonds, les domes-
tiques 1 et, en général, tous les représentants des « classes
infimes » dussent jouir des mêmes droits que les citoyens pro-
priétaires. L’opinion de Sieyès est justifiée par l’idée que la
distinction entre citoyens actifs et passifs ne va pas contre le
principe de l’unité de la nation, mais constitue au contraire le
moyen de « représenter » cette unité. Le suffrage universel mas-
culin est institué pour la première fois par la Constitution de
1793, qui, bien qu’elle ne fût jamais appliquée à cause de la
guerre, théorise pour la moitié de la population adulte une indis-
tinction parfaite entre nationalité et citoyenneté. Mais, dès 1795,
le suffrage universel masculin est aboli et remplacé par un suf-
frage restreint sur des bases censitaires, qui soustrait à la jouis-
sance des droits politiques les classes les moins aisées de la
population. L’exclusion des « classes infimes » de la participa-
tion politique reflète une conception du citoyen comme « pro-
priétaire », héritée de la pensée des Lumières et de la tradition
libérale et reprise par la Révolution. Selon P. Rosanvallon, il
s’agit d’une conception largement partagée dans la France de
l’époque :
« Le citoyen propriétaire constitue en effet au XVIIIe siècle le modèle
positif et la référence presque naturelle en matière de droit politique.
Dans l’Encyclopédie, d’Holbach écrit que “c’est la propriété qui
fait le citoyen ; tout homme qui possède dans l’État, est intéressé
au bien de l’État, et quel que soit le rang que des conventions parti-
culières lui assignent, c’est toujours comme propriétaire, c’est en
raison de ses possessions qu’il doit parler, ou qu’il acquiert le droit
de se faire représenter” 2. »

1. Catégorie relativement cultivée et aisée, les domestiques représentaient une part


non négligeable de la population, et étaient considérés par des auteurs comme
Condorcet et Sieyès comme incapables d’exprimer une volonté authentiquement libre
et individuelle en vertu du rapport de dépendance directe qui les liait à leur maître.
Dépendants de ce maître et économiquement improductifs, ils demeurent confinés au
monde privé de la domus, à l’image, comme nous le verrons, des femmes (voir
P. ROSANVALLON, Le Sacre du citoyen, op. cit., pp. 155-169).
2. P. ROSANVALLON, Le Sacre du citoyen, op. cit., p. 57.

39
la république, l’universel, l’exception

L’exclusion censitaire de la jouissance des droits politiques


de la « populace » se justifie longtemps à partir de considéra-
tions d’ordre capacitaire (qui ne manqueront pas d’avoir des
échos institutionnels, comme par exemple dans la Loi électo-
rale municipale du 21 mars 1831) : la « populace » précède
l’humain ; elle est brutale, gouvernée par les instincts et les
besoins, proche de l’animalité et donc incapable de la liberté
et de la rationalité nécessaires à la participation politique. La
restriction des frontières de la citoyenneté active faite sur des
bases censitaires s’accélère avec la Restauration : en 1814, le
nombre d’électeurs descend à 72 000, et remonte lentement
jusqu’à 241 000 en 1845. Le suffrage universel masculin réap-
paraîtra en 1848, sera de nouveau restreint par la loi du 31 mai
1850 et rétabli le 2 février 1852. Il se consolidera définitive-
ment sous la IIIe République seulement, qui en 1875 abolira
définitivement le cens du catalogue des possibles critères
d’exclusion de la citoyenneté politique.
Les oscillations qui accompagnent l’histoire du principe de
l’exclusion censitaire – liées à l’émergence parallèle du mou-
vement ouvrier – ne touchent pas celle de l’exclusion de genre,
caractérisée en France par une singulière persistance. L’idée de
la fonction essentiellement domestique et reproductive de la
femme est acceptée – sauf rares exceptions – par la Révolution
comme une évidence :
« Les hommes de 1789 ont presque tous la tête remplie des lieux
communs du XVIIIe siècle sur la nature féminine. Pendant tout le
siècle, la philosophie, la littérature et la médecine ont croisé leurs
approches pour “naturaliser” à l’extrême la féminité. Il serait aussi
facile que fastidieux de dresser une impressionnante liste de toutes
les expressions négatives qui sont employées pour décrire la nature
féminine. Le roman, la philosophie et les sciences ne parlent que
de constitution délicate, de tendresse excessive, de raison limitée,
d’émotivité exacerbée, de tissus relâchés, de dispositions mala-
dives, de nerfs fragiles : l’infériorité intellectuelle et physiolo-
gique de la femme est déclinée dans une série infinie et répétitive
de métaphores 3. »
L’incapacité politique de la femme est une conséquence iné-
vitable de cette vision de sa nature. Celle-ci la condamne à
jamais au monde de la famille auquel elle appartient naturel-
lement. Ce monde est un espace privé, à l’écart de l’ensemble

3. Ibidem, p. 170.

40
la république et l’exception coloniale

des activités sociales. Considérée comme incapable de dépasser


sa nature exubérante et tendant à être irrationnelle, porteuse en
somme d’une différence ineffaçable empêchant la transcen-
dance républicaine, la femme demeure exclue de la participa-
tion politique. Son incapacité politique trouve sa sanction la
plus explicite dans le Code napoléonien, qui formalise sa sou-
mission à l’autorité indiscutable du mari. L’exclusion des
femmes du droit de vote ne s’explique pas seulement par ce
type de préjugés. Elle fut longtemps contestée par des groupes
et des partis d’inspiration républicaine qui ne partageaient pas
cette conception essentialiste de la femme mais craignaient,
pour des raisons électorales, l’entrée en politique des femmes,
soupçonnées d’être philocatholiques et conservatrices. L’exten-
sion du droit de vote aux femmes sera ainsi différée jusqu’en
1944, accusant un retard non seulement par rapport au continent
européen – où la guerre avait accéléré le mouvement d’ouver-
ture des droits politiques aux femmes –, mais aussi par rapport
à de nombreux autres pays du monde.
C’est en partant de ce contexte que P. Rosanvallon souligne
le caractère singulier de l’universalisme français, ressemblant
plus à un catalogue des pathologies de la modernité politique
qu’à son modèle idéal. Son ouvrage Le Sacre du citoyen ana-
lyse abondamment l’exclusion des femmes et de la « popu-
lace », mais comparativement moins une troisième forme de
limitation du droit de suffrage, qui présente pourtant une
constance supérieure à celle touchant la population féminine, à
savoir la tenue à l’écart de la grande majorité des habitants
des colonies. Or, force est de reconnaître que la question de la
citoyenneté coloniale interroge, de manière radicale, la notion
d’universalité du suffrage 4. L’exclusion des populations colo-
nisées de la cité ne représente rien d’autre qu’une reformula-
tion – maintenue jusqu’en plein XXe siècle – de la « peur de la
masse » qui avait animé l’exclusion censitaire. Elle constitue
un problème nouveau et différent, capable de pousser vers ses
propres limites l’« abstraction universaliste moderne 5 ».
Pour comprendre l’exclusion des populations coloniales de
la citoyenneté il faut, selon P. Rosanvallon, insérer dans le dis-
cours républicain un concept nouveau et à plus d’un titre sur-
prenant : celui de la « civilité » des populations colonisées,

4. Ibidem, p. 565.
5. Ibidem, p. 566.

41
la république, l’universel, l’exception

c’est-à-dire leur « intégrabilité » plus ou moins complète au


projet universaliste républicain. Par ce concept – formulé plus
que véritablement élaboré –, P. Rosanvallon soulève une ques-
tion pour le moins curieuse à l’intérieur d’un horizon de pensée
qui, comme nous l’avons vu, au nom de l’unité du genre
humain et du principe de la transcendance républicaine, se
méfie des communautés et refuse de reconnaître toute dignité
politique à l’expression d’une appartenance particulière.
Pour chercher à comprendre pleinement le paradoxe contenu
dans la mise en discussion du principe de la transcendance
républicaine par le concept de civilité, nous tenterons ici de
prendre en considération d’un peu plus près le thème de l’exclu-
sion des populations colonisées de la cité républicaine. Pour
ce faire, nous reviendrons une fois encore à la Révolution,
durant laquelle l’exclusion de la citoyenneté se confond, dans le
contexte des colonies, avec l’institution de l’esclavage.

La Révolution et l’esclavage

La Déclaration de 1789 entretient par principe une claire


incompatibilité avec l’institution de l’esclavage. Du point de vue
du républicanisme, pour reprendre les paroles de Rousseau :
« Le droit de l’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illé-
gitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots,
esclavage et droit, sont contradictoires 6. »
À la veille de la Révolution, la population de Saint-
Domingue, de loin la plus prospère de toutes les colonies fran-
çaises, comprend environ 31 000 Blancs, 28 000 Mulâtres et
« Nègres libres » et 500 000 esclaves 7. Aux Nègres libres, qui
étaient souvent eux-mêmes propriétaires d’esclaves, furent
imposées au fil des années une série de mesures vexatoires,
qui dérogeaient aux dispositions du Code noir 8 : interdiction
d’exercer des métiers dans certains secteurs comme la médecine
ou la chirurgie, exclusion des charges et des bureaux du service

6. J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social, Flammarion, Paris, 1992 (1762), p. 37.


7. Voir M. EZRAN, L’Abbé Grégoire. Défenseur des Juifs et des Noirs. Révolution et
tolérance, L’Harmattan, Paris, 1992.
8. Le Code noir, promulgué en 1685 sous le règne de Louis XIV, est l’instrument par
lequel l’Ancien Régime donne une forme juridique à l’institution de l’esclavage (voir
L. SALA-MOLINS, Le Code noir ou le Calvaire de Canaan, PUF, Paris, 1987).

42
la république et l’exception coloniale

public, interdiction de porter des noms européens, de manger


avec des Blancs, de s’asseoir à l’église sur les mêmes bancs
qu’eux, de porter les mêmes vêtements. En août 1789, une délé-
gation de Nègres libres de Saint-Domingue se rend à Paris, afin
d’être autorisée à représenter leurs intérêts face à l’Assemblée.
Bien que cette demande ne remette pas en question l’institu-
tion de l’esclavage, qui fait prospérer l’économie coloniale,
l’opposition des colons – qui de leur côté avaient obtenu qu’une
délégation de cinq d’entre eux fût admise à l’Assemblée pour
représenter les colonies – est très forte 9. Le 22 octobre 1789,
la première délégation, parmi laquelle émergent les figures de
Vincent Ogé et Julien Raimond, est reçue par l’Assemblée. Les
délégués apportent une dot de six millions de francs comme
contribution patriotique à l’assainissement du budget public et
demandent l’extension des droits politiques et civils à la totalité
des populations libres des colonies. Ils obtiennent la promesse
que leur pétition sera sérieusement examinée. Le 3 décembre,
l’Assemblée décide la création d’un Comité colonial, chargé de
s’occuper de la question, qui ne sera constitué que quatre mois
plus tard. Devant le Comité, les colons dévoilent la raison de
leurs craintes :
« Les colons ne peuvent pas être tranquilles […] surtout quand une
Déclaration absolue et illimitée de liberté et d’égalité pour tous les
hommes sans distinction est posée en tête de la Constitution
nationale 10. »
Devant le danger que l’égalitarisme révolutionnaire repré-
sente pour l’ordre colonial, les colons – qui entre-temps mènent
à l’Assemblée de Saint-Marc (Saint-Domingue) une agitation
de type indépendantiste – demandent un Décret de tranquil-
lité. Ils l’obtiennent le 12 octobre 1790 : l’Assemblée nationale
établit que rien ne changera concernant le statut des per-
sonnes dans les colonies sans demande explicite de la part des
colons. Henri Grégoire, à l’époque porte-parole de la Société
des amis des Noirs 11, attaque avec une acuité extraordinaire

9. Les colons s’étaient réunis à l’hôtel Massiac, formant un groupe de pression connu
sous le nom de « club Massiac ». Ses principaux animateurs étaient Barnave, Lameth
et Moreau de Saint-Méry.
10. Mémoire des députés de Saint-Domingue, cité dans M. EZRAN, L’Abbé Grégoire.
Défenseur des Juifs et des Noirs, op. cit., chap. 12.
11. Fondée en 1788 par Brissot, la Société comptait parmi ses membres des person-
nages illustres et influents comme Condorcet, Mirabeau, Necker, Sieyès, La Fayette,
Clavière, Olympe de Gouges… Brissot avait trouvé l’inspiration de sa création dans les

43
la république, l’universel, l’exception

l’entier dispositif dans la Lettre aux philanthropes 12. Pour lui,


la décision de l’Assemblée, en faisant de ceux qui vivent grâce
à un abus les juges de la possibilité de sa réforme, constitue un
honteux fléchissement devant le préjugé et la cupidité, coupable
de subordonner à l’orgueil et à l’avarice les droits imprescrip-
tibles des hommes. L’Abbé Grégoire, fidèle à son idéal répu-
blicain, définit la mesure du 12 octobre comme impolitique,
car, au lieu d’éveiller l’intérêt des populations en question à
l’égard du maintien de l’ordre républicain, elle les exclut et
les avilit. Le décret est scandaleux non seulement parce qu’il
consacre l’« asservissement de nos frères », mais aussi parce
qu’il le fait « d’une manière solennelle », en lui donnant le
« placet » de l’Assemblée républicaine 13. Le 18 janvier 1791,
Grégoire est élu président de l’Assemblée. Fort de ses nouveaux
pouvoirs, il réussit à dépasser l’obstructionnisme des députés
liés aux intérêts des colons, et le 7 mai rouvre la discussion sur
le statut des personnes dans les colonies et sur l’abolition de la
traite. Le résultat en est le décret du 15 mai 1791, par lequel
les droits politiques et civils sont étendus aux Mulâtres et aux
Nègres libres qui paient les impôts. Grégoire s’en félicite dans
la Lettre aux Citoyens de couleur :
« Vous étiez hommes, vous êtes citoyens, et, réintégrés dans la plé-
nitude de vos droits, vous participerez désormais à la souveraineté
du peuple. Le décret que l’Assemblée nationale vient de rendre à
votre égard, sur ce sujet, n’est point une grâce, car une grâce est un
privilège, et un privilège est une injustice ; et ces mots ne doivent
plus souiller le code des Français. En vous assurant l’exercice des
droits politiques, nous avons acquitté une dette ; y manquer eût été
un crime de notre part et une tache à la Constitution 14. »
Bien qu’il se réjouisse du succès obtenu, Grégoire ne manque
pas d’en souligner les limites, montrant que seule la perspective

society of friends quakers, répandues aux États-Unis et en Angleterre, et dans la fon-


dation, à Londres en 1787, du Committee for the abolition of the slave trade. Les liens
directs avec les abolitionnistes anglais furent à l’origine des accusations répétées d’anti-
patriotisme que le « parti colonial » ne manqua pas d’adresser aux Amis des Noirs (voir
Y. BENOT, La Révolution française et la fin des colonies, La Découverte, Paris, 2004).
12. H. GRÉGOIRE, Lettre aux philanthropes sur les malheurs, les droits et les récla-
mations des Gens de couleur de Saint-Domingue et des autres îles françaises de l’Amé-
rique, Belin, Paris, 1790.
13. Ibidem, p. 1.
14. H. GRÉGOIRE, Lettre aux Citoyens de couleur et Nègres libres de Saint-Domingue
et des autres îles françaises de l’Amérique, Imprimerie nationale, Paris, 1791, pp. 1-2.

44
la république et l’exception coloniale

de l’abolition de l’esclavage est véritablement congruente avec


les principes de l’égalité et de la dignité humaines 15 :
« Un jour, le soleil n’éclairera parmi vous que des hommes libres ;
les rayons de l’astre qui répand la lumière ne tomberont plus sur
des fers et des esclaves. L’Assemblée nationale n’a point encore
associé ces derniers à votre sort, parce que les droits des citoyens,
concédés brusquement à ceux qui n’en connaissent pas les devoirs,
seraient peut-être pour eux un présent funeste ; mais n’oubliez pas
que, comme vous, ils naissent libres et égaux. Il est dans la marche
irrésistible des événements, dans la progression des lumières que
tous les peuples dépossédés du domaine de la liberté récupèrent
enfin cette propriété inamissible 16. »
Le décret du 15 mai représente par rapport à l’universalité
des principes républicains une réforme à la portée limitée, qui
n’accorde la citoyenneté républicaine qu’aux « gens de couleur
nés de père et de mère libres ». Toutefois la pression implacable
des délégués proches des intérêts coloniaux mènera rapidement
à son abrogation. Le 23 septembre, un nouveau décret déclare
libres tous les Mulâtres et les Noirs qui vivent en France, indi-
quant implicitement que la situation est différente pour ceux qui
habitent dans les colonies.

L’exception coloniale

Giorgio Agamben, dans son État d’exception 17, propose une


généalogie de cette notion, qui renvoie à une origine double.
Il y a, d’un côté, l’« état de siège », situation dans laquelle
l’autorité militaire assure la totalité des fonctions qui durant
l’« état de paix » sont assurées par l’autorité civile ; de l’autre,
les mesures qui permettent la suspension des garanties constitu-
tionnelles, dont G. Agamben retrouve le premier exemple dans
l’article 92 de la Constitution française de l’an VIII, qui per-
mettait, en cas « de révolte à main armée ou de troubles qui

15. Voir D. COSTANTINI, introduction à H. GRÉGOIRE, La nobiltà della pelle, Medusa,


Milan, 2007.
16. H. GRÉGOIRE, Lettre aux Citoyens de couleur, op. cit., p. 12.
17. G. AGAMBEN, État d’exception, Seuil, Paris, 2003. Voir aussi G. AGAMBEN, Homo
sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997 ; S. M. BARKAT, Le Corps
d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Amsterdam,
Paris, 2005.

45
la république, l’universel, l’exception

menaceraient la sécurité de l’État », de suspendre temporaire-


ment l’« empire de la Constitution » 18.
Qu’elle renvoie directement à l’état de siège, ou bien aux
mesures de suspension des garanties constitutionnelles en cas
de révolte, pour G. Agamben la riche phénoménologie des
mesures qui composent le phénomène juridique de l’exception
naît comme technique de gouvernement de l’urgence. C’est seu-
lement par la suite que l’exception se généralise progressive-
ment afin de devenir « paradigme constitutif de l’ordre
juridique 19 », « durable pratique de gouvernement 20 ». La thèse
centrale d’État d’exception est justement que la « création
volontaire d’un état d’urgence permanent » soit devenue « l’une
des pratiques essentielles des États contemporains », voire « le
paradigme de gouvernement dominant dans la politique
contemporaine » 21 . Le moment décisif sur le chemin qui
conduit l’exception à se diffuser et à se banaliser est, selon
G. Agamben, la Première Guerre mondiale. C’est à cette occa-
sion que « la législation exceptionnelle par voie de décret gou-
vernemental (qui nous est aujourd’hui parfaitement familière)
devient une pratique courante dans les démocraties euro-
péennes 22 ». L’état d’exception, qui se configurait précédem-
ment comme une suspension temporaire et localisée de l’ordre,
devient alors la règle dans toute l’Europe.
« […] Nombre d’États européens commencèrent à introduire des
lois qui permettaient la dénaturalisation et la dénationalisation de
leurs propres citoyens. La France le fit la première, en 1915, avec
les citoyens naturalisés d’origine “ennemie” ; en 1922, l’exemple
fut suivi par la Belgique, qui révoqua la naturalisation des citoyens
qui avaient commis des actes “antinationaux” pendant la guerre ;
en 1926, le régime fasciste promulgua une loi analogue envers les
citoyens qui s’étaient montrés “indignes de la citoyenneté ita-
lienne” ; en 1933, ce fut le tour de l’Autriche, et ainsi de suite
jusqu’en 1935, lorsque les lois de Nuremberg séparèrent les Alle-
mands en citoyens de plein droit et en citoyens sans droits poli-
tiques. Ces lois – et l’énorme masse d’apatrides qui allait en
résulter – ont marqué un changement décisif dans la vie de

18. Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), in Les Constitutions de


la France depuis 1789, op. cit., p. 161.
19. G. AGAMBEN, État d’exception, op. cit.
20. Ibidem.
21. Ibidem.
22. Ibidem.

46
la république et l’exception coloniale

l’État-nation moderne, qui s’affranchit définitivement des notions


naïves de “peuple” et de “citoyen” 23. »
Pour G. Agamben la généralisation de l’état d’exception et
l’apparition parallèle de la figure du réfugié 24 sont des manifes-
tations de la crise radicale de la politique des droits de
l’homme, qui, bien qu’en gestation depuis l’époque de la Décla-
ration avec la fiction de l’équivalence entre homme et citoyen,
ne trouve son plein développement qu’au XXe siècle.
L’histoire de la relation de la France révolutionnaire avec
ses colonies incite cependant à interpréter la crise des droits
de l’homme selon un point de vue partiellement différent de
celui de G. Agamben. Bien qu’apolitique et scandaleux, le
décret du 12 octobre 1790 ne satisfait pas le désir de tranquil-
lité du « parti colonial », qui pousse avec Barnave pour que la
suspension des principes républicains dans les colonies
devienne une règle constitutionnelle. Pour Grégoire, qui s’y
oppose de toutes ses forces, une semblable sanction représen-
terait une vraie défaite pour l’idée républicaine, capable de
déterminer un mouvement contre-révolutionnaire du rapport
entre humanitaire et politique :
« La Constitution est la distribution des pouvoirs politiques ; mais
l’état de personnes, leur égalité, leur liberté sont hors de la Consti-
tution, antérieurs à la Constitution. L’Assemblée nationale peut
reconnaître ces droits, les déclarer, en assurer l’exercice ; mais ce
qui est dans l’ordre essentiel des lois de la nature ne peut être l’objet
d’un décret. Les hommes ont le droit d’exercer leur liberté comme
ils ont le droit de manger, dormir, etc. »
Malgré l’opposition de Grégoire et des Amis des Noirs,
l’intérêt des colons l’emporte et le projet de Barnave est mené
à terme. Cette initiative qui – en relation avec la norme répu-
blicaine – peut être définie comme l’« exception coloniale 25 »,
trouve sa sanction la plus solennelle dans la Constitution

23. G. AGAMBEN, Moyens sans fins : notes sur la politique, Rivages, Paris, 1995,
p. 28.
24. Voir H. ARENDT, L’Impérialisme, Fayard, Paris, 1982 (« Points », Seuil, 2006).
Pour H. Arendt le fait d’être apatride est le phénomène de masse le plus moderne, et
les apatrides sont le groupe humain le plus caractéristique de l’histoire contemporaine.
Voir aussi A. LOTTO, « Diritti umani e cittadinanza in Hannah Arendt », DEP (Depor-
tate, esuli, profughe), nº 5-6, 2006, <www.unive.it/dep>, I. POSSENTI, L’apolide e il
paria. Lo straniero nella filosofia di Hannah Arendt, Carocci, Rome, 2002.
25. Voir D. COSTANTINI, « L’eccezione coloniale », DEP, nº 7, 2007, <www.unive.it/
dep>.

47
la république, l’universel, l’exception

républicaine de 1791, comme le montrent ses dispositions


conclusives :
« Les colonies et possessions françaises dans l’Asie, l’Afrique et
l’Amérique, quoiqu’elles fassent partie de l’Empire français, ne sont
pas comprises dans la présente Constitution 26. »
L’intérêt des colons réclame le maintien de l’esclavage, mais
ce système contredit profondément les principes de la Répu-
blique naissante. Pour répondre au désir de tranquillité des
colons, l’inclusion des colonies dans la Constitution de la
France républicaine prend la forme paradoxale de l’exception,
c’est-à-dire de leur exclusion du droit commun. Par elle, les
colonies – en tant que pays d’esclaves – peuvent être sou-
mises à une législation spéciale construite sur la base des
intérêts particuliers des colons et qui accepte, en contradiction
évidente avec les idéaux républicains, l’existence de popula-
tions privilégiées et sous-privilégiées. Du point de vue de la
théorie républicaine telle que nous l’avons approchée, l’exis-
tence de territoires et de populations soumis à une législation
spéciale réintroduit constitutionnellement le privilège, empê-
chant la transcendance républicaine, l’unité de la nation et la
réalisation de l’égalité humaine que la Déclaration posait
comme but de toute société politique. L’exception coloniale ne
suspend pas temporairement l’ordre républicain, mais se pose
immédiatement comme une règle. L’exception coloniale ren-
voie donc plus à la logique de l’intérêt qu’à celle de l’urgence.
L’exception coloniale est impérativement liée à l’existence du
privilège colonial, ainsi qu’à sa défense et à sa légitimation ;
elle se produit comme une fracture dans le droit commun, et
coïncide avec la constante, banale et quotidienne coexistence
d’un horizon théorico-politique égalitaire avec une pratique de
domination inégalitaire et institutionnellement racialisée. La
constance de cette fracture – plus durable que celle provoquée
dans la nation par les exclusions de caractère censitaire et de
genre – montre comment ce divorce entre l’humanitaire et le
politique, qui selon G. Agamben accompagne le fait d’élever
l’exception au rang de règle pendant la Grande Guerre, accom-
pagne en réalité la démocratie moderne depuis les origines,
comportant une réduction décisive et très précoce de ses

26. Constitution du 3 septembre 1791, in Les Constitutions de la France depuis 1789,


op. cit., p. 67.

48
la république et l’exception coloniale

principes comme instrument de légitimation idéologique des


privilèges existants. En ce sens, l’exception coloniale montre
comment l’histoire de la politique des droits de l’homme est,
depuis les origines, l’histoire d’une crise et l’histoire de l’habi-
tude, progressive et insensible, que nous en avons.

La première abolition de l’esclavage

La contradiction entre l’universalisme des principes républi-


cains et l’attention accordée aux intérêts particuliers, qui empê-
chait l’immédiate application des premiers à la situation
coloniale, ne tarda pas à susciter de vives oppositions. Elle
n’échappa pas à ceux qui, parmi les esclaves de Saint-
Domingue, avaient mis un espoir dans le potentiel de libéra-
tion contenu dans la Déclaration de 1789. À partir de la fin
août 1791, déçus par l’insuffisance des réformes proposées par
l’Assemblée, des dizaines de milliers d’esclaves et d’affranchis
déclenchent dans l’île une révolte armée, qui aboutira à terme à
la création de la Libre République d’Haïti le 1er janvier 1804 27.
Cette révolte n’est réprimée qu’en novembre 1791, après
qu’un millier de colons ont été massacrés, que deux cents raf-
fineries de sucre ont été détruites et que plus de quinze mille
esclaves ont été tués ou se sont enfuis. C’est sur la poussée irré-
sistible de ces événements que la République est contrainte de
reconsidérer la question coloniale. Le 4 avril 1792, l’égalité des
droits politiques est de nouveau concédée aux « sang-mêlés » et
aux Noirs affranchis, cette fois sans restriction censitaire. En
même temps, l’Assemblée nomme deux commissaires, Polverel
et Sonthonax, qu’elle envoie dans les colonies avec les pleins
pouvoirs. Sur place, Sonthonax sera amené par les nécessités de
la guerre contre les Anglais et les Espagnols à accorder d’abord
la liberté à tous les esclaves qui prennent les armes à ses côtés,
et ensuite à proclamer le 19 août 1793 la liberté générale. La
concession de la liberté générale anticipe non seulement l’abo-
lition formelle, qui sera proclamée le 4 février 1794, mais aussi
la condamnation de l’esclavage introduite par l’article 18 de la
Déclaration jacobine de juin 1793, dont la nouvelle ne pou-
vait s’être propagée dans les colonies en si peu de temps.

27. Voir A. CÉSAIRE, Toussaint-Louverture. La Révolution française et le problème


colonial, Présence africaine, Paris, 1981.

49
la république, l’universel, l’exception

L’abolition de 1794, puisqu’elle fait suite à la concession de la


liberté générale, n’apparaît donc pas tant comme un signe de
respect envers les principes républicains, que comme le pro-
duit de la nécessité politique – l’abolition doit aussi fonctionner
comme un appel à la révolte des esclaves dans les colonies de
tous les pays ennemis.
Quelle qu’en soit la raison, le décret d’abolition réalise au
moins formellement les principes républicains en transformant
les anciens esclaves en citoyens français de plein droit :
« L’esclavage des Nègres dans toutes les colonies est aboli ; en
conséquence tous les hommes, sans distinction de couleur, domi-
ciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les
droits assurés par la Constitution 28. »
C’est cependant seulement la Constitution d’août 1795 qui
conduit réellement au rétablissement de l’orthodoxie républi-
caine, niant explicitement l’exception coloniale présente dans
la Constitution de 1791 : « Les colonies françaises sont parties
intégrantes de la République, et sont soumises à la même loi
constitutionnelle 29. »

Le rétablissement de l’esclavage
et l’« esprit de famille » européen

Bien que correspondant aux idéaux républicains, l’abolition


de l’esclavage décrétée en 1794 ne pourra jamais être effecti-
vement mise en pratique à cause de la résistance acharnée des
colons. Le 20 mai 1802, un décret du Sénat napoléonien réta-
blit même formellement l’esclavage, réintroduisant le Code noir
en Martinique et en Guadeloupe. Le conseiller d’État Dupuy,
au cours de la discussion du projet de loi, argumente ainsi en
faveur de la nécessité de réintroduire l’esclavage :
« On sait comment les illusions de la liberté et de l’égalité ont été
propagées vers ces contrées lointaines où la différence remarquable
entre l’homme civilisé et celui qui ne l’est pas, la différence des
climats, des couleurs, des habitudes, et principalement la sûreté des

28. Cité dans P. ROSANVALLON, Le Sacre du citoyen, op. cit., p. 562.


29. Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) dans Les Constitutions de la
France depuis 1789, op. cit., p. 104.

50
la république et l’exception coloniale

familles européennes, exigeaient impérieusement de grandes diffé-


rences dans l’état civil et politique des personnes 30. »
Dupuy interprète le colonialisme comme une question euro-
péenne, anticipant de façon vraiment surprenante l’une des plus
importantes lignes de pensée du discours colonial français du
XXe siècle. La France a le devoir de contribuer de façon respon-
sable à la sécurité des colons européens, et plus généralement à
la conservation des intérêts coloniaux de l’Europe. Cependant, à
la différence de ce que soutiendra le nouveau discours colo-
nial – qui, comme nous le verrons, se prétendra parfaitement
congruent avec les principes révolutionnaires et républicains,
voire l’instrument privilégié de leur réalisation et de leur diffu-
sion –, Dupuy pense que, pour atteindre ses objectifs, la France
doit revenir sur ses pas, abandonnant les dangereuses abstrac-
tions révolutionnaires de la liberté et de l’égalité, pour recon-
naître l’existence d’une différence de civilité, tant évidente que
profitable, entre les populations européennes et celles de cou-
leur, une différence capable de justifier l’institution de l’escla-
vage. Une fois obtenu l’assentiment du corps législatif, la
mesure est renvoyée à la Tribune. Le tribun Adet y reprend et
approfondit les arguments de Dupuy :
« Il en est de l’esclavage comme de la guerre. Longtemps les phi-
losophes ont gémi sur la fureur qui altère les nations de sang et leur
font compter leurs jours de carnage pour des jours de gloire. Cepen-
dant tous ces peuples se font la guerre, et les gouvernements, en
déplorant cette cruelle nécessité, sont obligés de se tenir tous en
état de défense. Quelle serait la condition du peuple qui, abjurant la
guerre, renoncerait à fabriquer des armes, à s’en servir et à entretenir
une armée prête à le protéger ? En rompant l’équilibre de forces
qui se contrebalancent, ne deviendrait-il pas comptable, envers les
autres nations, des maux que sa renonciation à l’usage commun
pourrait attirer sur elles, et ne s’exposerait-il lui-même à tous les
fléaux ?
Ce que je viens de dire de la guerre peut s’appliquer à l’esclavage
des Noirs. Quelque horreur qu’il inspire à la philanthropie, il est
utile dans l’organisation actuelle des sociétés européennes, et aucun
peuple ne peut y renoncer sans compromettre les intérêts des autres
nations.

30. P. GRUNEBAUM-BALLIN, Grégoire, l’ami des hommes de toutes les couleurs. La


lutte pour la suppression de la traite et l’abolition de l’esclavage 1789-1831, SEFI,
Paris, 1948, pp. 134-135.

51
la république, l’universel, l’exception

Aujourd’hui que la fureur de la guerre a fait place aux idées


sociales, aujourd’hui que la France s’est placée avec gloire au rang
qu’elle occupe dans la famille européenne, elle doit reprendre
l’esprit de famille 31. »
La généralisation au Nouveau Monde des idées républi-
caines est une illusion dangereuse et « autolésioniste », un
péché de jeunesse de la métaphysique révolutionnaire dont la
France doit se libérer au plus vite pour renouer, maintenant que
son isolement est rompu, avec l’esprit de famille européen.
Esprit colonial, orgueilleusement blanc et raciste, qui pousse
Adet à comparer la diffusion des idées républicaines entre les
peuples incivils des colonies à celle d’un germe pestilentiel :
« L’Europe est une grande famille dont chaque partie est astreinte
aux lois adoptées pour la conservation de tous… Un homme pour-
rait-il… avoir le droit de se donner la peste ? Eh bien, une nation
qu’on peut, relativement aux autres, comparer à un individu peut-
elle jeter au milieu d’elles un germe contagieux aussi expansif dans
sa nature que rapide dans sa communication 32 ? »

La « noblesse de la peau »

Au-delà des argumentations déployées pour en soutenir la


nécessité, le rétablissement de l’esclavage opéré à l’époque
napoléonienne représente un saut de qualité dans ses procédures
de légitimation. Le Code noir fondait sa légitimité sur le droit
de conquête et ne présupposait pas l’idée d’une distinction de
nature entre les populations blanches et de couleur. Le Code
civil, promulgué dans les colonies le 7 novembre 1805, intro-
duit pour la première fois dans la justification de l’esclavage
des critères franchement raciaux. L’existence de deux caté-
gories de citoyens est ainsi justifiée par l’article 3 :
« […] de tout temps, on a connu dans les colonies la distinction des
couleurs, […] elle est indispensable dans les pays d’esclaves, et […]
il est nécessaire d’y maintenir la ligne de démarcation qui a toujours
existé entre la classe blanche et celle de leurs affranchis ou de leurs
descendants 33 ».

31. Cité dans Ibidem, pp. 135-136.


32. Cité dans Ibidem.
33. Cité dans G. MANCERON, Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire
coloniale de la France, op. cit., p. 69.

52
la république et l’exception coloniale

L’esclavage trouve ici son fondement dans la « distinction


des couleurs », dans la séparation juridique entre populations
blanche et de couleur. Cette distinction est en évidente opposi-
tion avec l’unité du genre humain proclamée par la Déclaration.
Par la distinction des couleurs, le privilège, que la Révolution
croyait avoir mis à la porte de l’histoire en même temps que la
noblesse, réussit à rentrer par la fenêtre en enfreignant les prin-
cipes de l’égalité, de la transcendance et de l’unité de la nation.
Grégoire est parfaitement conscient de ce risque lorsqu’en 1826
– en pleine Restauration – il écrit un savoureux pamphlet autour
de l’analogie des privilèges nobiliaire et colonial intitulé De la
noblesse de la peau.
Pour Grégoire, la lutte contre le privilège est liée à la capacité
de l’opinion à se libérer du préjugé. C’est en effet l’opinion
qui « distingue les rangs et assigne à chacun le sien 34 ». Elle a
une force immédiatement politique : une opinion suffisam-
ment diffuse, comme celle sur les duels qui domine en Europe
à l’époque, est capable selon l’Abbé de faire taire la loi. Le
contrôle de l’opinion est donc un objectif politique fonda-
mental. C’est grâce à lui que l’Ancien Régime a été en mesure
de produire sa légitimité :
« Les régulateurs de l’opinion, distribuant à leur gré le blâme et
l’éloge, le mépris et l’estime, réservant celle-ci pour les hauts men-
diants et les hauts parasites, mirent en honneur la fainéantise, dégra-
dèrent l’agriculture et d’autres professions utiles 35. »
Pour les régulateurs de l’opinion, le but est atteint lorsque
leur propre point de vue, qu’il soit vrai ou faux, s’impose
comme un préjugé, c’est-à-dire est « adopté sur parole ou sans
examen 36 ». Le préjugé est pour Grégoire l’instrument classique
de la justification du privilège, de la légitimation de l’existence
de classes de personnes dotées – en vertu de leur prétendue
éminence – de droits différentiels. La production de semblables
partis pris est l’instrument de justification de toutes les sociétés
incapables d’accéder à la légitimation démocratique, fondée sur
l’égalité du genre humain et sur l’unité de la nation :

34. H. GRÉGOIRE, De la noblesse de la peau ou du préjugé des Blancs contre la cou-


leur des Africains et celle de leurs descendants noirs et sang-mêlés, Jérôme Millon,
Grenoble, 2002 (1826), p. 18.
35. Ibidem, p. 20.
36. Ibidem, p. 17.

53
la république, l’universel, l’exception

« Les puissants de la terre eurent toujours une propension à croire


et surtout un grand intérêt à faire croire que l’éminence de leur rang
était la mesure de leur mérite, et qu’autant ils surpassaient les autres
en autorité, autant ils excellaient en vertus, en talents 37. »
Pour produire la croyance en leur propre excellence, les puis-
sants de tous les temps ont pensé devoir se doter de « signes
extérieurs 38 » de distinction. Particuliers à chaque société et
capables d’en fonder les différentes noblesses, ils prennent les
formes les plus diverses. Grégoire en propose une liste
amusante :
« noblesse des grands ongles, des ongles teints en rouge, des pieds
très petits, des oreilles volumineuses et pendantes ; noblesse des nez
percés et décorés d’anneaux métalliques ; noblesse du tatouage,
noblesse du turban vert chez les musulmans ; du vêtement jaune et
du bâton de vieillesse en Chine, du bonnet blanc dans le Congo ;
noblesse des parchemins, noblesse de la peau, etc. 39 ».
La « noblesse de la peau » ne se confond pas, à ses yeux,
avec l’institution millénaire de l’esclavage. Celle-ci est une
« invention moderne », qui doit son existence à l’histoire de
l’« avarice coloniale », laquelle a ajouté au crime horrible de
la servitude perpétré sur les populations africaines « celui
d’imprimer une flétrissure ineffaçable à leur couleur 40 ». La
noblesse de peau est la forme extérieure que prend le préjugé
nécessaire à la légitimation du privilège colonial : « Ce préjugé
parut aux Blancs une invention merveilleuse pour étayer leur
domination 41. »
La construction et le maintien de ce préjugé sont pour Gré-
goire des instruments indispensables au despotisme colonial.
Sans la foi dans la différence des couleurs, l’exploitation éco-
nomique des colonies par le travail des esclaves ne serait pas
possible. Pour son maintien sont employées des générations de
fonctionnaires coloniaux dont l’intérêt réside dans la perpétua-
tion du statu quo. Dans le but de justifier leur oppression systé-
matique, ces derniers s’emploient scientifiquement à accroître
le mépris attribué publiquement aux hommes de couleur. Gré-
goire cite divers épisodes tirés de la jurisprudence coloniale et

37. Ibidem, p. 19.


38. Ibidem, p. 22.
39. Ibidem, p. 23.
40. Ibidem, pp. 24-25.
41. Ibidem, p. 25.

54
la république et l’exception coloniale

en montre la préoccupation commune, qui est d’enfermer les


populations de couleur dans l’état d’humiliation qui doit rester
le leur afin de maintenir des distances insurmontables entre les
« races » : des dispositions obligent les nouveau-nés à porter
des noms africains, d’autres interdisent les mariages mixtes,
d’autres encore se préoccupent même d’interdire aux hommes
de couleur de s’habiller comme les Blancs ou de porter des per-
ruques. L’administration coloniale connaît l’importance pour sa
survie du maintien de cette distance, et organise le « préjugé
colonial » comme un système d’avilissement fondé sur le prin-
cipe suivant : « Avilir les hommes est le moyen de les rendre
vils 42. »
Le préjugé de couleur n’a pas pour fondement une aversion
présumée naturelle des Blancs envers les populations de cou-
leur, mais une origine historique liée à la situation coloniale.
Pour Grégoire, la trame moderne du préjugé colonial peut
témoigner de la « décrépitude de nos sociétés européennes 43 ».
La situation des colonies européennes prouve que : « Dans la
vieille Europe le despotisme est organisé, tandis que, de fait, la
liberté, celle même qui est établie en droit, reste inactive 44. »
La foi intéressée par le préjugé colonial enferme les colons
dans la défense de leur maladie morale, de leur « vanité greffée
sur l’avarice 45 ». Ce système typique de tous les despotismes
atteste la stupidité de qui en fait usage. En effet, il produit exac-
tement ce dont il proclame vouloir se défendre, c’est-à-dire
l’ignorance et l’immoralité des peuples de couleur, par leur sys-
tématique exclusion de l’éducation et de la responsabilité poli-
tique et sociale. L’avilissement systématique des populations de
couleur a pour conséquence, selon Grégoire, l’avilissement de
la société dans son ensemble, des maîtres comme des esclaves,
et est un phénomène commun à tous les peuples qui ont des
possessions coloniales et y permettent l’esclavage.
En plus de représenter une offense à la morale, la distinction
des couleurs se fonde selon Grégoire sur un calcul erroné. La
raison et l’intérêt imposent aux colons la tâche de « préparer
sans délai un nouvel ordre des choses, seul moyen d’échapper
aux dangers imminents et inévitables qui se manifestent 46 ».

42. Ibidem, p. 31.


43. Ibidem, p. 57.
44. Ibidem, p. 72.
45. Ibidem, p. 64.
46. Ibidem, p. 65.

55
la république, l’universel, l’exception

Grégoire, avec un siècle d’avance sur les voix qui accompa-


gneront le long processus de la décolonisation, dénonce avec
fermeté l’impossibilité de la situation coloniale. Les Anglais,
de longue date attentifs aux intérêts immédiats mais aussi à
venir, s’apprêtent déjà, selon lui, à abandonner le terrain colo-
nial. Au lieu d’évoluer graduellement vers le dépassement de
la société esclavagiste, les colons français, épouvantés plus
qu’inspirés par les idéaux de liberté promus par la Révolution,
s’élèvent contre les Amis des Noirs avec une violence inhabi-
tuelle, les qualifiant de traîtres à la patrie, de « blancophages »
et d’assassins 47. La République d’Haïti, premier exemple de
société postcoloniale, est là pour rappeler leur aveuglement :
« Planteurs déchaînés contre ceux qui vous signalaient le danger,
ouvrez enfin les yeux : vous dormiez sur un volcan ; en repoussant
tous les conseils, vous l’avez attisé, et vous êtes près du cratère ;
craignez que la persévérance à maintenir les rigueurs de l’esclavage
ne suscite dans chaque colonie un Spartacus, un Toussaint-Louver-
ture, qui, méprisant votre mépris, réclamera par la force les droits
qu’il ne peut obtenir par la raison 48. »
Pour Grégoire, le futur est déjà écrit : « La noblesse de la
peau subira le même sort que celle des parchemins 49. »
Les destins de la noblesse de la peau et de la noblesse des
parchemins sont parallèles. Toutes deux légitiment leur privi-
lège sur la prétention de posséder une pureté de sang supérieure,
de constituer une « race » distincte, de maîtres, d’appartenir à
une espèce différente d’hommes, comme le disait déjà Sieyès.
Toutes deux doivent périr sous le poids de leur fausseté, c’est-
à-dire de leur négation de l’unité du genre humain et de l’égalité
de ses membres.

47. Ibidem, p. 70.


48. Ibidem, p. 85.
49. Ibidem, p. 79.
3
Naissance d’une mission

« Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la


voie droite et chemine par des sentiers obliques. »
L. S. SENGHOR, Hosties noires

Un « engagement nécessaire »

Grégoire déclare clairement l’incompatibilité de principe


entre l’institution de l’esclavage – construite autour de la dis-
tinction des couleurs – et les principes républicains. L’affirma-
tion contestée de la forme politique républicaine passera par
la progressive acceptation de cette incompatibilité. La nouvelle
abolition de l’esclavage dans les colonies, définitive cette fois,
est décrétée le 27 avril 1848 par le gouvernement provisoire
de la IIe République, sur proposition du sous-secrétaire d’État
Victor Schœlcher 1. Cette seconde abolition, contrairement à la
première, s’accompagne de mesures d’indemnisation des colons
et de l’imposition aux esclaves « libérés » de formes de tra-
vail forcé (qui, dans le contexte colonial, ne sera définitivement
interdit qu’en 1946). De telles dispositions rendent, selon l’his-
torien Gilles Manceron, l’abolition de 1848 moins fidèle aux
principes républicains que celle de 1794. En effet, lors de la
première abolition, la Ire République française n’avait pas envi-
sagé de concéder des droits aux esclaves pour la simple raison

1. Voir G. MANCERON, Marianne et les colonies, op. cit. et F. VERGÈS, Abolir l’escla-
vage, une utopie coloniale. Ambiguités d’une politique humanitaire, Albin Michel,
Paris, 2001.

57
la république, l’universel, l’exception

qu’elle estimait que ceux-ci les possédaient depuis toujours en


vertu de leur appartenance au genre humain ; ce qui était en
jeu à l’époque n’était pas l’octroi de droits mais l’extinction
d’un crime. En revanche, la II e République juge devoir
concéder, libéralement et humanitairement, des droits qui
n’existent que si elle s’en porte garante. Les anciens esclaves
habitant dans les ex-colonies deviennent ainsi des citoyens
français. Ils obtiennent le droit à la participation politique,
même si l’entière jouissance des droits politiques ne sera
gagnée que par étapes. L’esclavage est aboli et l’unité de la
nation semble recomposée : l’abolition est célébrée comme une
victoire du paradigme républicain, un témoignage de la légiti-
mité supérieure de la République, de sa très haute valeur morale
liée à sa capacité à réaliser l’égalité de tous les hommes.
L’abolition de l’esclavage dans les dépendances françaises
les plus anciennes, contrairement à ce que redoutaient les
colons, ne met pas fin à la politique coloniale de la France,
mais coïncide avec sa puissante accélération. À partir des
années 1830, le colonialisme français entre dans l’ère de la
modernité, se lançant dans une course à l’expansion qui abou-
tira, en quelques décennies, à l’émergence du deuxième plus
vaste empire colonial du monde après celui de la Grande-Bre-
tagne. C’est dans ce contexte que, de manière surprenante,
l’idée de la lutte contre l’institution « barbare » de l’esclavage
peut être utilisée comme un argument en faveur de la coloni-
sation et de son développement. Selon G. Manceron, c’est par
un tel renversement de perspective que l’abolition peut devenir
« un alibi de la colonisation, au service d’un “droit d’interven-
tion colonial” que détiendraient les “civilisés pour lutter contre
cette barbarie qu’est l’esclavage” 2 ».
La lutte contre l’esclavage devient un instrument de légiti-
mation de l’intervention militaire contre les pays « incivils »,
qui tolèrent encore pareille pratique. L’entreprise coloniale
trouve dans l’abolition une preuve décisive de la supériorité
de la « civilisation française ». De manière plus générale, c’est
l’universalisme de la Déclaration, la « vocation à l’universel »
qu’elle exprime, qui permet et impose à la France de penser ses
guerres de conquête coloniale du point de vue de l’extension
du droit à des peuples qui jusqu’alors en avaient été privés.

2. Ibidem, p. 92.

58
naissance d’une mission

L’entreprise coloniale peut ainsi commencer à se présenter non


seulement comme légitime, mais aussi comme un devoir moral.
La certitude que la France représente une civilisation tournée
vers l’universel – particularité française décisive – fournit la
plus puissante et constante source de justification. Humanitaire,
la guerre coloniale est nécessaire pour mettre fin à la barbarie
et à l’abrutissement dans lesquels végètent les peuples qui n’ont
pas été en mesure de s’élever jusqu’à la forme politique répu-
blicaine. Guerre providentielle puisque capable de mener vers la
civilisation les « peuples enfants » s’attardant dans la reproduc-
tion d’habitudes culturelles erronées et incapables d’emprunter
la voie maîtresse de l’Histoire, du Progrès et de la Civilisa-
tion. Guerre nécessaire puisque visant à exporter les principes
universels du droit, de la démocratie et du respect de la dignité
humaine au prix de quelques effets déplaisants, de quelques
nécessaires « violences de détail 3 ». Dès lors, droit et devoir
se renforcent réciproquement. De la guerre de conquête de
l’Algérie jusqu’à notre actualité politique reste en vigueur,
intact, le principe fondamental sur lequel repose la légitimité de
toute guerre coloniale :
« […] une guerre contre des “barbares” n’est pas une guerre. […]
cette guerre n’en est pas une puisqu’elle n’est pas livrée à une nation
européenne mais contre un peuple “non civilisé” 4. »
C’est à partir d’une conception semblable du rapport entre
peuples colonisateurs et peuples colonisés que la IIIe Répu-
blique a pu concevoir la colonisation comme un « devoir
moral », comme une « mission providentielle » accomplie au
nom de et pour servir l’universalité des principes républicains :
« Si nous avons le droit d’aller chez ces barbares – dit Jules Ferry
au Parlement français –, c’est parce que nous avons le devoir de les
civiliser 5. »
Malgré les vigoureuses oppositions exprimées au moment de
la formulation de la doctrine de Jules Ferry – en particulier
celle de son grand rival Clemenceau 6 –, cette vision devient la
ligne officielle : la IIIe République s’achemine sur la voie de

3. A. DE TOCQUEVILLE, Sur l’Algérie, Flammarion, Paris, 2003.


4. G. MANCERON, Marianne et les colonies, op. cit., p. 98.
5. J. FERRY, cité dans Ibidem, p. 102.
6. Voir 1885 : le tournant colonial de la République. Jules Ferry contre Georges
Clemenceau, et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale, La
Découverte, Paris, 2006.

59
la république, l’universel, l’exception

l’impérialisme en faisant de sa mission civilisatrice la pensée


officielle de la République. Celle-ci trouve son expression, tant
dans l’expansion de l’empire que dans la diffusion du dis-
cours colonial via l’école publique, que Ferry rend universelle
et obligatoire. Les manuels scolaires – figurant parmi les prin-
cipaux instruments de l’intégration républicaine – servent ainsi
de caisse de résonance à l’idéologie coloniale. Mais, à la
construction du « sauvage », c’est-à-dire de l’image de sa
« colonisabilité » (nécessaire pendant au devoir de le civiliser),
participeront divers autres acteurs : des sociétés d’anthropologie
aux Expositions universelles, des revues illustrées aux livres
d’aventure, de la chanson populaire au cinéma 7.

L’exception algérienne

L’action coloniale de la République est un devoir, puisqu’elle


œuvre à l’extension des frontières de l’unique société politique-
ment légitime. Étendre les confins de la République est une
mission juste, car seule susceptible de faire advenir l’égalité
humaine et de protéger les droits de l’homme de manière adé-
quate et concrète. Malgré ces proclamations et la consolida-
tion progressive du projet républicain (affirmation du principe
du suffrage universel, extension de celui-ci aux femmes, élar-
gissement du catalogue des droits, etc.), la gestion des nou-
velles colonies françaises demeure sous le signe de l’exception
jusqu’aux décolonisations du second après-guerre. L’exemple
de l’Algérie – seule colonie moderne à devenir partie inté-
grante du territoire français – est particulièrement évocateur.
L’Algérie est déclarée française en 1848 et reste cependant sou-
mise à une législation exceptionnelle, comme l’établit la Consti-
tution elle-même :
« Le territoire de l’Algérie et des colonies est déclaré territoire
français, et sera régi par des lois particulières 8. »

7. À ce sujet, voir N. BANCEL, P. BLANCHARD, G. BOETSCH, E. DEROO et S. LEMAIRE,


Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, La Découverte, Paris, 2002 ;
P. BLANCHARD et N. BANCEL, De l’indigène à l’immigré, Gallimard, Paris, 1998 ;
A. RUSCIO, Le Credo de l’homme blanc. Regards coloniaux français, XIXe-XXe siècles,
Complexe, Bruxelles, 1996.
8. Constitution du 4 novembre 1848, dans Les Constitutions de la France depuis
1789, op. cit., p. 277.

60
naissance d’une mission

La départementalisation de l’Algérie, pour rester congruente


avec l’esprit républicain, aurait dû entraîner l’intégration de sa
population dans le corps unique de la nation française, et surtout
l’extension du droit de participation politique à la totalité de
la population (masculine), comme cela s’était fait pour la popu-
lation libérée des Antilles. Malgré les proclamations réitérées,
l’intégration de la population algérienne au sein de la nation
n’aura jamais lieu. Les Algériens se trouveront ainsi dans la
situation paradoxale de se voir imposer la nationalité mais
refuser la citoyenneté de la part d’un pays qui a construit
l’essentiel de son identité politique sur l’absence de distinction
entre nationalité et citoyenneté 9.
La raison invoquée pour justifier l’assimilation 10 manquée
de la population algérienne est la volonté déclarée de res-
pecter les spécificités religieuses des groupes qui la composent,
spécificités présentées comme incompatibles avec le Code civil
français et rendant nécessaire la création d’un statut particulier
et distinct pour chacun d’entre eux. Comme le rappelle Patrick
Weil, la France s’était engagée dès 1830, au moment de la prise
d’Alger, à respecter la liberté et les coutumes religieuses de la
population algérienne. Cette préoccupation trouve son instru-
ment privilégié dans le statut de droit spécifique créé pour les
populations juives et musulmanes d’Algérie :
« En pratique, les indigènes – c’est ainsi que les habitants de
l’Algérie sont dénommés – sont régis par un statut particulier et
distinct selon qu’ils sont juifs ou musulmans, mais ils ne sont pas
Français. […] En 1830, un tel statut pouvait paraître l’octroi par le
vainqueur d’un privilège au vaincu : le droit de s’auto-administrer.
Mais, très vite, ce privilège fond, et le musulman se voit soumis à
un statut d’infériorité 11. »
Les juifs et les musulmans d’Algérie, devenus « natio-
naux » français à part entière, sont reconnus par ce statut
comme les membres d’une communauté religieuse et cultu-
relle différente, dont on déclare vouloir protéger la spécificité.
La reconnaissance de la différence des populations indigènes
– complètement atypique par rapport à la théorie républicaine
de l’intégration nationale, qui ne peut reconnaître l’existence

9. Voir E. SAADA, Les Enfants de la colonie : les métis de l’Empire français entre
sujétion et citoyenneté, op. cit.
10. Cette notion est définie au chapitre 4 (deuxième partie).
11. P. WEIL, Qu’est-ce qu’un Français ?, op. cit., pp. 225 et 232.

61
la république, l’universel, l’exception

que d’une seule communauté légitime, celle des citoyens –


permet bien vite une protection paradoxale, qui représente la
forme la plus canonique de l’exception coloniale. Dans un
projet de loi de 1846 qui propose de faciliter la naturalisation
– et donc l’intégration républicaine – des étrangers d’origine
européenne résidant en Algérie, le ministère de la Guerre pointe
les spécificités religieuses et culturelles comme faisant obstacle
à l’intégration de la population musulmane 12 :
« La naturalisation des musulmans est impossible, parce qu’elle ne
saurait avoir lieu sans renverser leurs lois civiles qui sont en même
temps lois religieuses […] Le Koran est le Code religieux des
musulmans, il est aussi leur Code civil et politique […] il indique
non seulement ce qu’il faut croire, mais ce qu’il faut faire en matière
purement civile. Il y a donc dans l’Islamisme une telle connexité
entre la loi civile et la loi religieuse, qu’on ne peut toucher à l’une
sans toucher à l’autre 13. »
L’impossibilité de la naturalisation – et donc l’exclusion de
la citoyenneté – concerne les musulmans et les juifs, conçus en
tant que groupes et dont la différence religieuse et culturelle est
présentée comme incompatible avec les principes de l’intégra-
tion républicaine. C’est ici que la question de la civilité rela-
tive aux différentes populations qui habitent le territoire
français se greffe sur la théorie républicaine de la nation en tant
qu’unité. Le statut personnel de droit musulman ou juif repré-
sente la sanction juridique de la différence de civilité des popu-
lations colonisées, une différence qui impose leur soumission
à un droit d’exception à l’écart du droit commun. Ce statut
condamne ainsi les populations algériennes à la répétition d’une
différence qui les exclut de la cité, bien qu’elle les reconnaisse
comme des sujets administrés. À l’attribution du statut corres-
pond un droit pénal spécial, appliqué seulement aux indigènes.
Ce droit pénal exceptionnel trouvera une tentative de syn-
thèse dans le Code de l’indigénat, confuse accumulation de
textes législatifs et réglementaires. Initialement destiné seule-
ment à l’Algérie, il est approuvé en tant que mesure transitoire
en 1881. Successivement étendu aux autres colonies, il verra sa
validité renouvelée, de période transitoire en période transitoire,
jusqu’en 1945. Il se résume à une complexe casuistique trai-
tant d’« infractions spéciales », non prévues par le Code pénal

12. De telles considérations concernent également les juifs jusqu’en 1870.


13. Cité par P. WEIL, Qu’est-ce qu’un Français ?, op. cit., p. 226.

62
naissance d’une mission

français et qui ne peuvent concerner que les indigènes. Le Code


de l’indigénat accroît le nombre des délits imputables à la popu-
lation colonisée et aggrave les peines prévues pour les délits
déjà recensés par le Code pénal. Il prévoit, entre autres, la puni-
tion des infractions suivantes :
« réunion sans autorisation ; départ du territoire de la commune sans
permis de voyage ; acte irrespectueux ; propos offensant vis-à-vis
d’un agent de l’autorité même en dehors de ses fonctions ; plainte
ou réclamation sciemment inexacte ou renouvelée auprès de la
même autorité après solution régulière 14 ».
Il n’y a initialement aucune soustraction possible à ce statut et
à ce qu’il implique. C’est seulement avec le sénatus-consulte
du 14 juillet 1865 que l’accès à la citoyenneté française devient
possible pour les indigènes musulmans et juifs, moyennant une
procédure de naturalisation rigoureusement individuelle. Cette
évolution dépend en dernière instance du pouvoir discrétionnaire
de l’administration locale, qui selon P. Weil ne manquait pas de
faire preuve d’une « rare mauvaise volonté » dans l’accomplis-
sement d’un processus extrêmement compliqué en soi :
« Le parcours d’un postulant était parsemé d’obstacles : le dossier
devait être constitué de huit pièces différentes – dont un certificat de
bonnes vie et mœurs ; l’indigène devait se présenter devant le maire
(décret du 21 avril 1866) ou l’autorité administrative et “déclarer
abandonner son statut personnel pour être régi par les lois civiles
et politiques françaises” ; une enquête administrative était effec-
tuée sur la moralité, les antécédents et surtout la situation fami-
liale du demandeur ; enfin le dossier était transmis avec l’avis du
préfet et celui du gouverneur au ministère de la Justice, puis au
Conseil d’État, avant qu’un décret soit signé par le président de la
République 15. »
Le paradoxe est évident : bien qu’étant déjà à tous points de
vue des Français, musulmans et juifs d’Algérie doivent, pour
devenir citoyens, se soumettre à une procédure compliquée de
naturalisation, comme les non-nationaux demandant l’accès à
la citoyenneté française 16 . Cette procédure passe par la

14. P. WEIL, Qu’est-ce qu’un Français ?, op. cit., p. 233.


15. Ibidem, p. 236.
16. Le sénatus-consulte, reconnaissant le fait que les musulmans d’Algérie sont à tous
les points de vue des « nationaux » français, ne parle pas de « naturalisation ». Ce terme
est en revanche couramment utilisé par les cours de justice qui doivent l’appliquer et
par l’administration en général.

63
la république, l’universel, l’exception

renonciation au statut, c’est-à-dire l’engagement à respecter


intégralement le Code civil, et l’abandon des pratiques reli-
gieuses qui apparaissent incompatibles avec lui. Les résultats de
l’application du sénatus-consulte le font apparaître plus comme
l’instrument d’une politique de blocage que comme servant une
politique d’intégration :
« le nombre de naturalisations d’indigènes et, donc, de musulmans
ayant accès aux droits civiques resta […] faible, et statistiquement
même négligeable : 705 naturalisations de 1865 à 1887, 640 de 1919
à 1925. En 1936 on compte 8 000 naturalisés pour 5 millions d’indi-
gènes musulmans 17 ».
De tels résultats ont souvent été justifiés par le refus des indi-
gènes de renoncer à leur statut personnel, c’est-à-dire par une
sorte de volonté des colonisés de préserver leur propre iden-
tité culturelle et religieuse jusqu’au prix de l’exclusion de la
cité. Mais l’on peut se demander si la renonciation au statut
était vraiment nécessaire pour parvenir à la naturalisation. En
vérité, comme le rappellent P. Weil et Dominique Colas, la pos-
sibilité d’une intégration « dans le statut » – « c’est-à-dire de
les déclarer pleinement Français en leur permettant de conserver
leur statut personnel conforme aux prescriptions du Coran 18 » –
était bien présente dans l’administration française. Dans les
« communes de plein exercice » au Sénégal et en Inde, par
exemple, elle avait pu être mise en œuvre depuis 1848. La
volonté des colonisés de préserver leur identité est en réalité
un faux problème. L’attribution du statut n’est qu’accessoire-
ment une question d’identité culturelle ou religieuse, comme
en témoigne le fait que la conversion au catholicisme ne soit
pas suffisante pour obtenir la naturalisation. Une sentence de la
cour d’appel d’Alger établit en 1903 que
« [le terme “musulman”] n’a pas un sens purement confessionnel,
mais […] il désigne au contraire l’ensemble des individus d’ori-
gine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont
nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il
y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte
mahométan 19 ».

17. D. COLAS, Citoyenneté et nationalité, op. cit., p. 131.


18. P. WEIL, Qu’est-ce qu’un Français ?, op. cit., p. 235.
19. Ibidem, p. 235.

64
naissance d’une mission

L’identification culturelle déguise le caractère proprement


politique de la question. L’admission à la citoyenneté ne dépend
pas du fait de professer ou non une foi présumée incompa-
tible avec les institutions républicaines. Ce que le terme
« musulman » indique dans le contexte colonial est le fait
d’appartenir à la caste des exclus, à la population d’exception
qui demeure hors de la cité. Il n’est donc pas surprenant que la
décision d’embrasser la foi musulmane de la part d’un citoyen
français, comme c’est le cas du peintre Ernest Dinet, ne remette
pas en question sa citoyenneté 20.
Les incompatibilités présumées entre appartenances reli-
gieuses ou culturelles et républicanisme n’empêchent pas non
plus les naturalisations de masse, quand celles-ci ne mettent pas
en discussion le caractère systémique de l’exception coloniale.
La solution de la naturalisation de masse est justement pratiquée
en Algérie. Par une décision qui sera très contestée des colons
– qui y voient le signe avant-coureur d’une possible naturali-
sation de la population musulmane et donc de la fin de leurs
privilèges –, l’entière population juive d’Algérie est natura-
lisée par le décret Crémieux, le 24 octobre 1870. Le but en
est d’assurer le soutien de 35 000 nouveaux citoyens à la cause
républicaine, qui viennent ainsi s’ajouter aux 90 000 Français
– dits de souche ou naturalisés – résidant déjà en Algérie.
L’exclusion de la population musulmane – qui à l’époque
compte plus de trois millions de personnes – n’est pas remise
en question.
Pas même l’approbation contestée (1889) d’une nouvelle
législation sur l’acquisition de la nationalité, fondée sur une
application rigide du ius soli – qui risque de rendre majoritaires,
parmi les Français, les populations européennes d’Algérie par
rapport aux Français « de souche » –, ne réussit à modifier la
condition de la population musulmane. Par la loi de 1889, tous
ceux qui sont nés en France d’au moins un parent né en France
sont automatiquement français ; ceux qui, nés en France, n’ont
aucun parent né en France, deviennent français quand ils attei-
gnent la majorité. L’Algérie étant depuis 1848 un département
français :
« Dorénavant, l’enfant né en Algérie d’un parent déjà né en Algérie
est Français à la naissance comme l’enfant né en France d’un parent

20. Voir D. COLAS, Citoyenneté et nationalité, op. cit., p. 135.

65
la république, l’universel, l’exception

né en France. Si les parents sont nés à l’étranger, l’enfant sera


Français à sa majorité, sauf renonciation dans l’année qui la suit 21. »
Cette loi entraîne la naturalisation d’un grand nombre
d’Espagnols, d’Italiens, de Maltais présents sur le territoire.
Toutefois, à la demande des députés élus en Algérie, la popu-
lation musulmane ne dispose toujours que du sénatus-consulte
de 1865 pour pouvoir accéder à la citoyenneté républicaine. Ce
texte continuera avec le Code de l’indigénat à déterminer la
condition juridique des musulmans d’Algérie jusqu’au second
après-guerre.
Dans son essai Citoyenneté et nationalité, l’un des rares
textes à mettre en relief l’importance de l’exception coloniale
dans la compréhension de l’histoire de la citoyenneté républi-
caine, D. Colas ramène cette question au cœur de la théorie
républicaine :
« bien que l’Algérie soit considérée comme française et composée
de départements, une partie de ses habitants étaient exclus de la
“nation”, exactement sur le même mode que celui qui régnait dans
la France d’Ancien Régime selon Sieyès, qui considérait qu’avec le
régime des “privilégiés” d’avant 1789 il existait plusieurs “nations”
au sein de la France 22 ».
Le résultat de la symbiose historique entre colonialisme et
républicanisme est paradoxal :
« Alors qu’elle assied sa légitimité sur le peuple et uniquement sur
le peuple pris comme une unité (à cause de son opposition au prin-
cipe d’une hiérarchie naturelle), la République reconstruit dans son
empire une société de castes 23. »
Inclus selon les modalités de leur exclusion, les colonisés
d’Algérie constituent ainsi une « population d’exception », une
nation séparée à l’intérieur de la nation, une caste infériorisée,
sous-privilégiée, privée de droit et soumise à une législation
spéciale, qui rompt l’unité du droit commun et permet au pri-
vilège d’être réintroduit dans la vie de la nation républicaine.

21. P. WEIL, Qu’est-ce qu’un Français ?, op. cit., p. 232.


22. D. COLAS, Citoyenneté et nationalité, op. cit., p. 136.
23. N. BANCEL, P. BLANCHARD et F. VERGÈS, La République coloniale, op. cit., p. 33.

66
naissance d’une mission

Une République coloniale ?

L’abolition de l’esclavage ne marque pas la fin de l’exception


coloniale, mais sa transformation décisive. La nation ne cesse
de se fracturer, mais la ligne de séparation ne se fait plus selon
la distinction des couleurs par le biais de l’odieuse et rétrograde
institution de l’esclavage, mais sur la base d’une procédure tau-
tologique d’exclusion de la citoyenneté de groupes identifiés
à partir de caractéristiques culturelles déclarées inassimilables.
Libérée de l’embarras provoqué par la survivance de l’escla-
vage, la France pense pouvoir être en toute bonne conscience
à la fois républicaine et coloniale. L’universalisme républicain
pense même pouvoir trouver dans la colonisation un puissant
vecteur d’exportation de ses propres principes dans le monde
entier. C’est alors que naît, dans son sens historique le plus
décisif, l’utopie d’une « République coloniale ». Dans une sem-
blable utopie la colonisation, loin de représenter une offense à
l’unité du genre humain, apparaît comme un instrument décisif
de l’universalisation des principes républicains. Si la Répu-
blique est l’unique communauté légitime, car la seule capable
de fournir une protection efficace aux droits de l’homme et la
seule en mesure de réaliser l’égalité naturelle entre les hommes,
le colonialisme devient l’instrument par lequel le projet répu-
blicain peut être étendu au monde entier. Le monopole de l’uni-
versel, auquel la République prétend, trouve dans le
colonialisme la modalité de sa propre application. La sym-
biose entre colonialisme et universalisme apparaît ainsi non
seulement historique mais théorique. Si l’on veut bien prendre
au sérieux cette symbiose, le régime d’exception sur lequel
s’appuie la colonisation doit être considéré comme une redéfi-
nition de la notion d’humanité obtenue par une réduction des
droits humains à des droits du citoyen. Tout comme dans le cas
du réfugié, l’exception coloniale met en lumière la fiction ori-
ginelle de la théorie politique républicaine, celle de l’identité
entre l’homme et le citoyen sur laquelle se fonde la préten-
tion au monopole de la légitimité de la République. Les droits
humains dont la République s’est approprié le monopole
– puisqu’elle est définie comme la seule forme politique
capable de les protéger de façon adéquate – sont réservés aux
droits du seul citoyen. Ils sont donc refusés aux populations qui
ne connaissent pas la forme d’organisation politique permet-
tant d’en jouir. Cette appropriation de l’universel fait que les

67
la république, l’universel, l’exception

politiques coloniales françaises sont déclarées respectueuses des


droits humains par définition, c’est-à-dire par le seul fait d’être
françaises, de provenir du berceau de la civilisation moderne et
de la raison, de la patrie des droits de l’homme.
L’idée que l’expansion coloniale opérée par la IIIe Répu-
blique française pour être bien comprise doit être interprétée à
travers le prisme de l’utopie d’une « République coloniale »
vient de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès.
L’expression étant fortement oxymorique, il est nécessaire de
justifier une telle synthèse :
« République. Colonie. Peut-on juxtaposer ces termes ? Peut-on
parler de République coloniale ? […] La République est le lieu
d’expression du peuple souverain. Ses habitants sont des citoyens.
La colonie est le lieu d’expression de la force, de l’arbitraire. Ses
habitants sont des sujets 24. »
Parler de « République coloniale » permet de mettre en
lumière le caractère paradoxal de l’histoire coloniale française
lorsqu’on tente de la lire en même temps que l’histoire du
républicanisme :
« une République naît d’une Révolution qui porte au monde les
idéaux des Lumières – contre la tyrannie, l’exception, pour l’égalité,
la liberté ; cette République se forge au cours des siècles contre les
courants conservateurs et partisans de l’inégalité sociale ; elle se fait
fort de réaliser sur le territoire français les idéaux de la Révolution ;
or, cette République construit un empire colonial où elle fait régner
l’exception, l’inégalité et l’arbitraire 25 ».
La « République » est la fille légitime de l’universalisme
révolutionnaire ; son avènement marque la fin de l’Ancien
Régime et du système de privilèges sur lequel il se basait. Avec
la République s’affirme la modernité politique dans sa forme
la plus canonique et triomphe le principe fondamental sur lequel
elle se fonde : l’égalité des citoyens face aux lois dont ils sont
les auteurs. Le terme « colonial » renvoie à l’histoire de
l’empire extérieur français, une histoire constellée de violences
et de brutalité, une histoire que la France a tenté d’effacer de sa
propre conscience, une histoire marginalisée qui évoque plus
la guerre entre les « races » que les droits de l’homme. Parler
de « République coloniale » ne veut pas dire rapprocher la

24. Ibidem, p. 11.


25. Ibidem, p. 16.

68
naissance d’une mission

République d’un projet exclusivement colonial, mais interroger


la façon dont la colonisation en tant que « rêve culturel et poli-
tique 26 » a pu mobiliser les énergies constructives de la nation.
Le rêve colonial a eu un rôle décisif dans la construction de
l’identité nationale française, un rôle dont on ne peut complè-
tement prendre la mesure sans tenir compte de la sincérité et de
la continuité de l’« engagement colonial » de la France républi-
caine. L’expression ne vise pas à réduire la pensée républicaine
à un simple masque face à la réalité de la domination colo-
niale, mais cherche à comprendre de quelle façon l’engagement
colonial a pu être conditionné par l’universalisme républicain et
comment cet universalisme a été à son tour influencé dans son
développement par l’expérience coloniale. Le but est de remé-
dier à l’oubli qui frappe depuis si longtemps l’histoire colo-
niale en l’interprétant non plus comme une histoire isolée, mais
comme une histoire dans laquelle ne se joue pas seulement le
destin des peuples colonisés, mais où s’écrit aussi une page
décisive de l’identité de la France républicaine et de l’Occident
démocratique.
Si l’on veut donner à l’histoire de la colonisation le rôle non
marginal qui lui revient dans la construction de la France
contemporaine, l’on devra réfléchir sur la façon dont l’excep-
tion coloniale et l’universalisme républicain ont pu cohabiter
et contribuer à la construction historique concrète de la Répu-
blique. En d’autres termes, il s’agit de saisir le fait que l’excep-
tion coloniale est – au moins jusqu’à l’époque des
décolonisations – la règle de la relation de la République avec
ses colonies. Le caractère de règle de l’exception coloniale – à
laquelle l’expression « République coloniale » fait ici allusion –
impose de repenser de façon critique l’entier édifice théorique
de la politique républicaine. Suivant l’hypothèse de Grégoire,
selon laquelle le privilège se fonde sur le préjugé, il s’agit de
se demander sur quel préjugé constant a pu reposer l’excep-
tion coloniale, c’est-à-dire quelle a été la stratégie de sa légiti-
mité dans un contexte républicain. Cette stratégie devra rendre
compte de comment la légitimité de la République a pu survivre
à la séparation à l’intérieur du corps de la nation de populations
privilégiées et sous-privilégiées, et de comment cette séparation
a pu se faire sans léser en apparence les principes sur lesquels
reposait la légitimité du corps politique. Il s’agira de prendre en

26. Ibidem, p. 15.

69
la république, l’universel, l’exception

considération la symbiose historique entre universalisme et


colonialisme pour vérifier de quelle façon l’idéologie républi-
caine et la domination coloniale ont pu agir l’une sur l’autre.
Cela signifiera, d’un côté, approcher le rôle paradoxal joué par
l’universalisme dans la justification de l’exclusion des popula-
tions colonisées. De l’autre, il s’agira de comprendre de quelle
manière l’histoire coloniale a imposé aux colonisés une image
inédite de l’universalisme, qui a suscité de la méfiance un peu
partout dans les anciennes colonies.
Le point de départ de ce parcours sera l’analyse de certains
textes particulièrement représentatifs de la pensée coloniale de
l’époque de la pleine maturité de l’empire extérieur français.
II
Les stratégies de légitimation
du « nouveau discours colonial »
français
Les années 1930 correspondent à la fois à l’apogée de
l’empire colonial français et au début de sa chute précipitée.
À partir des années 1920, le proche déclin de l’empire, qui sera
encore accéléré par la guerre, est pressenti avec clarté par les
milieux les plus avertis du colonialisme français. En 1931, dans
ce qui peut être considéré à divers égards comme le chef-
d’œuvre de la littérature coloniale de l’époque, le membre le
plus influent du « parti colonial » déclare avec une clarté indu-
bitable : « Telle est la situation, et il ne servirait de rien d’en
farder la vérité. La crise de la colonisation partout est ouverte.
Le problème est posé 1. »
L’émergence de mouvements nationalistes et de velléités
indépendantistes aux quatre coins de l’empire impose une
reconsidération des politiques coloniales 2. Aux tensions péri-
phériques, déjà suffisamment inquiétantes en soi, s’ajoute en
France l’action de la propagande communiste 3 , qui rend

1. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, Éditions du Sagittaire, Paris, 1931,


p. 219.
2. Concernant la naissance et l’ascension des mouvements anticolonialistes, en
France et dans les colonies, voir C. LIAUZU, Aux origines des tiers-mondismes. Colo-
nisés et anticolonialistes en France 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1982 ; H. GRIMAL,
La Décolonisation de 1919 à nos jours, Complexe, Bruxelles, 1985 ; C. R. AGERON, La
Décolonisation française, Armand Colin, Paris, 1994 ; M. MICHEL, Décolonisation et
émergence du tiers monde, Hachette, Paris, 1993.
3. L’anticolonialisme professé par le communisme est, au cours des années 1920 et
dans la première moitié des années 1930, le plus radical et le mieux organisé. La ques-
tion coloniale est au centre des préoccupations de la IIIe Internationale depuis sa consti-
tution, le 4 mars 1919. L’essentiel des positions du Komintern sur le sujet se trouve
dans les Thèses sur la question nationale et coloniale de Lénine, adoptées par le

73
mission civilisatrice

nécessaire un renforcement des stratégies de justification de


l’entreprise coloniale face à une opinion publique qui lui est peu
favorable. Le milieu colonial perçoit la gravité de ce double
défi et tente d’y répondre, inaugurant la dernière saison du colo-
nialisme français, durant laquelle il tente une révision ultime et
désespérée de ses thèses, une tentative tardive et incomplète
de se rapprocher d’une réforme politique et morale capable de
garantir sa survie. Raoul Girardet, dans un livre qui, encore
aujourd’hui, constitue la seule reconstitution globale du dis-
cours colonial français, L’Idée coloniale en France de 1871 à
1962, décrit les préoccupations de ce milieu, à l’époque, en
ces termes : « Défendre l’héritage colonial, affirmer sa légiti-
mité, justifier son maintien, mais en même temps donner à son
contenu idéologique une signification plus ample, mieux
adaptée à l’évolution des faits et aux exigences de la conscience
contemporaine 4. »
Le résultat de cette réflexion est la formulation d’un dis-
cours, qui – sans être particulièrement original – se propose
publiquement comme « nouveau ». Ce « nouveau discours colo-
nial » abandonne toute affirmation de supériorité raciale, pré-
tendant ainsi exprimer une conception du colonialisme mieux
adaptée aux défis complexes du siècle à venir. Il souligne vive-
ment son caractère moral et se présente avec une constance
absolue comme adapté aux idéaux de la tradition républicaine.
Annoncé par les représentants les plus influents du « parti colo-
nial » au cours des années 1920, sur le modèle des positions des
radicaux et des socialistes, qui demandaient une démocratisa-
tion de l’entreprise coloniale, accepté par les communistes dans
le contexte de l’expérience du Front populaire 5, il représentera

2e congrès le 28 juillet 1920. Voir J. DEGRAS (dir.), The Communist International


1919-1943 Documents, vol. 1 (1919-1922), Frank Cass & Co, Londres, 1956.
4. R. GIRARDET, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, La Table Ronde, Paris,
1972, p. 175.
5. Au nom de l’alliance antifasciste avec les socialistes de Léon Blum, Maurice
Thorez, premier secrétaire du Parti communiste français (PCF), déjà allié convaincu du
droit à l’indépendance des terres colonisées, en arrivera à soutenir que « l’intérêt des
peuples coloniaux est dans leur union avec le peuple de France » (cité par H. GRIMAL,
La Décolonisation de 1919 à nos jours, op. cit., p. 38). Selon Catherine Coquery-Vidro-
vitch, « le Front populaire n’a, à aucun moment, remis en cause la dimension impériale,
ne serait-ce que dans son programme ». L’expérience de gouvernement du Front popu-
laire s’inscrit ainsi en parfaite continuité « dans la longue durée d’une France impériale
dont les théoriciens fondateurs avaient été Leroy-Beaulieu et Albert Sarraut »
(C. COQUERY-VIDROVITCH et C. R. AGERON, Histoire de la France coloniale, Armand
Colin, Paris, 1991, vol. 3, p. 72).

74
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

le discours hégémonique de la dernière saison du colonialisme


français.
Le « nouveau discours colonial » représente l’expression la
plus accomplie de l’utopie d’une « République coloniale ». De
ce rêve, Bancel, Blanchard et Vergès déclarent : « Notre ima-
ginaire en est encore nourri, comme nos visions du monde et
notre rôle dans le monde 6. »
Examinant certains textes politiques et scientifiques particu-
lièrement significatifs, nous analyserons donc ce discours en
cherchant à savoir où se situe sa prétendue nouveauté. L’on ten-
tera en particulier de comprendre par quelles stratégies de légiti-
mation le colonialisme français, en tant que doctrine, a tenté de
faire face à l’incertitude que l’agitation dans les colonies pro-
jetait sur son futur en tant que pratique historique 7, et quel rôle
a joué dans la formulation de ces stratégies la référence à la
tradition universaliste et républicaine.

6. N. BANCEL, P. BLANCHARD et F. VERGÈS, La République coloniale, op. cit., p. 13.


7. Selon le Grande dizionario italiano dell’uso (dir. Tullio DE MAURO), le terme
« colonialisme » renvoie avant tout à une « politique qui a comme fin l’acquisition de
colonies de la part d’un État » ; en ce sens, « colonialisme » est synonyme du phéno-
mène historique d’« expansion coloniale ». Selon un second sens, le « colonialisme »
est la « doctrine qui affirme la nécessité de l’expansion coloniale ou en justifie les
conséquences ». Le colonialisme est donc, d’une part, une pratique politique, celle de
l’acquisition de colonies ou de l’expansion coloniale, et, de l’autre, une doctrine, c’est-
à-dire une stratégie discursive de justification de l’expansion elle-même, capable d’en
indiquer la nécessité et d’en légitimer les conséquences.
4
La « mission » civilisatrice

« Pourquoi donc suis-je ici ? Ai-je le droit d’y rester et


d’y parler en maître ? L’acte de conquête qui m’a fait
place en ce lieu n’est-il pas, en vérité, un acte de spo-
liation qui laisse une marque de tare originelle sur toute
chose que j’accomplis ? Citoyen de la France républi-
caine, fils du pays qui fut le héraut de la justice, du
pays qui, pendant un demi-siècle, ne cessa de protester
contre la violation du droit commise sur lui en 1871, ne
suis-je pas ici l’instrument de la force contre le droit
d’autrui, et, quelque sacré que me soit l’intérêt de ma
Patrie, puis-je effacer devant lui la pensée qu’au regard
de la morale supérieure cet intérêt n’a pas de fonde-
ment légitime ? »
Albert SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales

Qu’est-ce que la colonisation ?

Jules Harmand, dans un classique de la littérature coloniale


du début du XXe siècle intitulé Domination et colonisation, sou-
tient que le phénomène historique du colonialisme moderne
possède une base biologique ou sociobiologique qui le place
dans la continuité d’une série de phénomènes observables dans
les règnes végétal et animal. J. Harmand construit sa thèse
autour de l’usage que la langue fait du terme « colonisation ».
En français, il peut désigner l’établissement d’un groupe biolo-
gique dans un lieu différent de son lieu d’origine. Un groupe
animal qui trouve refuge dans un lieu différent de celui qui l’a
vu naître est en effet défini comme une « colonie ». En bio-
logie cellulaire, une colonie de micro-organismes désigne un

77
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

ensemble de bactéries réunies pour former un individu de


niveau supérieur. Le terme « coloniser » renvoie alors à la mul-
tiplication et à l’installation de groupes de bactéries dans plu-
sieurs parties du corps. Dans cette optique, la « colonisation »
apparaît comme un phénomène naturel de dislocation et de pro-
lifération des organismes vivants, exprimant le besoin de
conservation et d’expansion uniformément partagé par toutes
les espèces.
« Le besoin d’expansion se rencontre partout dans la nature. Il se
montre si intimement lié aux instincts départis à tous les êtres que
l’on peut y voir une des manifestations essentielles de la vie 1. »
Le besoin d’expansion se concrétise à travers des stratégies
de dissémination diversifiées, par lesquelles les différentes
espèces poursuivent le même objectif : la conservation par
l’extension des espaces occupés. Cette interprétation du colo-
nialisme puisant dans la biologie rend superflue toute justifi-
cation. Dans les règnes animal et végétal, la capacité de
coloniser révèle la vitalité relative de chaque espèce. Il en va de
même dans les sociétés humaines. Toutes tendent à l’expansion,
mais seules les plus fortes, les plus vives, les plus adaptées à la
vie la réalisent. L’expansion peut prendre des aspects violents
et engendrer la destruction de sociétés moins vives, mais elle
ne peut être condamnée pour autant ; par l’expansion s’accom-
plit en effet la sélection des énergies meilleures de l’espèce
humaine, qui améliore ainsi ses chances de survie. Le phéno-
mène historique du colonialisme trouve sa raison d’être dans
cette loi de la nature, nécessaire et éternelle, qui pousse les
espèces les plus fortes à augmenter leur espace vital au détri-
ment des espèces les plus faibles. Pour J. Harmand, la domina-
tion occidentale du monde ne nécessite donc aucune
justification au-delà de sa propre existence. Le colonialisme,
qui dépend d’un instinct naturel, recèle son bon droit : si l’Occi-
dent domine le monde c’est parce que les populations qui
l’habitent sont naturellement adaptées à le faire.
La théorie de J. Harmand évoque de près les Principes de
colonisation et de législation coloniale d’Arthur Girault,
publiés pour la première fois à Paris en 1895. Ce livre remporta

1. J. HARMAND, Domination et colonisation, Flammarion, Paris, 1910, cité dans


G. HARDY, La Politique coloniale et le partage de la terre aux XIXe et XXe siècles, Albin
Michel, Paris, 1937, p. 3.

78
la « mission » civilisatrice

un grand succès, devenant un véritable classique de la littéra-


ture coloniale, et participa à la formation de générations de
fonctionnaires. Selon O. Le Cour Grandmaison, le livre de
A. Girault représente une synthèse accomplie des connaissances
de l’époque :
« Ici, c’est l’absence d’originalité du texte qui fait pour nous son
intérêt majeur en ce qu’il révèle, de façon sans doute assez fidèle,
l’état des savoirs en cette fin de siècle et celui de leur diffusion
au sein de la société par un universitaire dont l’ouvrage, devenu un
classique, a été plusieurs fois réédité 2. »
Dans l’édition de 1895, A. Girault s’inspire directement de
l’évolutionnisme social de Spencer :
« C’est une loi générale non seulement à l’espèce humaine, mais à
tous les êtres vivants, que les individus les moins bien doués dispa-
raissent devant les mieux doués. L’extinction progressive des races
inférieures devant les races civilisées ou, si l’on ne veut pas de ces
mots, cet écrasement des faibles par les forts est la condition même
du progrès 3. »
Le point de vue de A. Girault trouve dans l’évolutionnisme
la clé pour résoudre scientifiquement les dilemmes moraux sou-
levés par la conquête coloniale :
« Sans doute, il faut plaindre les sauvages détruits par les Blancs,
mais est-ce que tout progrès n’entraîne pas des souffrances avec
lui ? Seulement les souffrances sont passagères et le progrès est
définitif. Voyez l’Australie : là où quelques milliers de sauvages
végétaient misérablement, plusieurs millions d’Anglo-Saxons vivent
dans l’abondance. Les nouveaux Australiens ont plus de bien-être
que les anciens, ils sont plus civilisés et plus éclairés. Le résultat
définitif est donc bon 4. »
La théorie de l’évolutionnisme social, bien qu’encore
influente dans les milieux coloniaux français des années 1930,
ne satisfait pas le besoin de moralité incarné par les défenseurs
du « nouveau discours colonial ». La pleine continuité pro-
posée par A. Girault et J. Harmand entre fait colonial et fait
biologique présente le colonialisme comme un fait naturel, mais
n’en cache pas le caractère tendanciellement violent. Dans cette

2. O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer, op. cit., p. 130.


3. A. GIRAULT, Principes de législation coloniale, Larose, Paris, 1895, p. 31, cité dans
O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer, op. cit., p. 130.
4. Ibidem.

79
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

mesure, cette théorie n’est pas adaptée pour incarner les nou-
velles stratégies de légitimation que les milieux coloniaux per-
çoivent comme nécessaires, des stratégies ne se contentant pas
de revendiquer la nécessité du fait colonial, mais entendant
argumenter en faveur de son bon droit. Cette nécessité
s’exprime dans le curieux destin du livre de A. Girault à travers
ses éditions successives. Republié en 1943 sous la forme d’une
édition revue et condensée par Maurice Besson, sous-directeur
au ministère des Colonies et directeur de l’Agence écono-
mique des colonies françaises, le texte de A. Girault est signifi-
cativement épuré de toute référence à l’évolutionnisme social,
et devient le véhicule de la nouvelle doctrine officielle de la
colonisation. Cette nouvelle version représente ainsi la volonté
de renouvellement que les milieux coloniaux se sont appropriée
durant ces années, une volonté qui passe par l’abandon de l’ana-
logie biologique et vise à la progressive moralisation des argu-
ments coloniaux.
L’un des partisans de la moralisation est Georges Hardy, his-
torien, géographe et sociologue, également recteur de l’aca-
démie d’Alger pendant dix ans et directeur honoraire de l’École
coloniale. Selon lui, insister sur le caractère naturel de la coloni-
sation risque d’empêcher de saisir la spécificité de la coloni-
sation contemporaine. Ce qui compte pour comprendre le
phénomène historique de la colonisation n’est pas ce qui le lie
à la colonisation végétale et animale, mais ce qui l’en sépare
toujours plus. Pour comprendre la spécificité de la colonisa-
tion contemporaine, Hardy conseille de « ne pas confondre la
colonisation avec les différents modes de l’expansion ou de la
dissémination primitives : invasion, migration, refoulement,
conquête 5 ».
Le simple transfert spatial d’une population – qu’il soit
volontaire ou forcé, comme dans le cas du « refoulement » – ne
produit pas en soi du colonial, mais correspond à un mécanisme
instinctif que les groupes humains partagent avec les lichens et
les fourmis. La colonisation en tant que phénomène historique,
pour autant qu’elle puisse s’appuyer sur un instinct partagé par
l’homme et tous les autres êtres vivants, est le fruit de l’évolu-
tion de cet instinct, une évolution qui en modifie la nature et
rend inadéquat à sa compréhension tout réductionnisme de type
biologique. La colonisation du XXe siècle ne peut donc pas être

5. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 9.

80
la « mission » civilisatrice

comprise comme la réplique, à l’intérieur des communautés


humaines, de mécanismes naturels partagés par une myriade
d’autres formes de vie. Elle ne peut pas être réduite au naturel,
et tendanciellement violent, besoin d’expansion de tous les êtres
vivants. L’émigration est une forme primitive de colonisation,
une forme qui reste en deçà du seuil de la conscience, car elle
ne représente pas un choix délibéré et partagé, un acte de
conscience s’inscrivant dans une politique constructive. La
colonisation contemporaine relève en revanche de l’acte
conscient : elle est à l’expansion « naturelle » ou « primitive »
ce qu’est l’action consciente à l’instinct et à l’inconscience.
Mais que doit-on entendre exactement par colonisation
consciente ? Ou, plutôt, de quelle façon la colonisation contem-
poraine s’éloigne-t-elle des modes primitifs de l’expansion, de
la dissémination et de la conquête ?
La colonisation consciente est la forme que prend l’instinct
d’expansion au terme d’un long processus évolutif par lequel
les formes primitives de la dissémination – liées au besoin
naturel de diffusion et de conservation des espèces – sont
complètement transcendées. Dans la colonisation consciente,
l’instinct naturel d’expansion se transforme en un acte déli-
béré et rationnel, l’action consciente d’une communauté poli-
tique réflexive, comme cela apparaissait déjà clairement à
A. Girault : « La colonisation […] est un fait voulu, raisonné,
propre aux seuls peuples civilisés 6. »
D’un acte semblable – conscient car il relève à la fois de la
volonté et de la raison, et politique parce que propre à un
groupe et non à un individu – aucune espèce végétale ou ani-
male n’a jamais été capable. Et, même à l’intérieur de l’espèce
humaine, seuls les peuples les plus évolués peuvent devenir les
sujets de pareille action. G. Hardy parle d’expansion « civi-
lisée 7 » pour définir une entreprise qui, selon lui, n’est plus le
fait de la nature instinctive ou animale de l’homme, pour
devenir au contraire le patrimoine exclusif des « représentants
les plus robustes et les plus éclairés 8 » de l’espèce, des seuls

6. A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale. Les colonies


françaises avant et depuis 1815. Notions historiques, administratives, juridiques, éco-
nomiques et financières (6e édition entièrement revue et condensée par Maurice
Besson), Sirey, Paris, 1943, p. 24. C’est à cette édition du texte, considérée comme une
expression significative du nouveau discours colonial, que l’on fera désormais réfé-
rence.
7. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 4.
8. Ibidem, p. 13.

81
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

« peuples civilisés ». C’est là que la colonisation se distingue de


l’invasion et de la conquête. Selon Joseph Folliet, docteur en
philosophie thomiste et défenseur d’une justification du colo-
nialisme construite à partir des instruments du droit naturel, la
colonisation est un « mode particulier des relations internatio-
nales », qui, réduit à sa plus simple expression, « consiste dans
l’action autoritaire d’un peuple sur un autre peuple 9 ». Celle-ci
se distingue toutefois de la simple « annexion » pour deux
raisons :
« [d’une part, en ce que] les deux peuples demeurent distincts et ne
s’incorporent pas dans une même entité nationale, d’autre part en
ce que l’un des peuples, supposé de civilisation plus parfaite, entend
amener l’autre à un niveau matériellement et moralement
supérieur 10 ».
La colonisation est donc un acte politique rationnel, diffé-
rent essentiellement de la conquête parce qu’il n’a pas pour
but l’intégration du peuple conquis mais sa progressive
« civilisation ».

Coloniser, civiliser

Pour que le terme de « colonisation » en arrive à la signifi-


cation qu’il prend à cette époque, il faut que soit postulée l’exis-
tence de populations pleinement évoluées et capables de se faire
les sujets conscients d’une expansion civilisée. Pour mieux
saisir le sens de la colonisation en tant qu’expansion civilisée,
revenons à la définition du mot « civilisation ». Le Vocabu-
laire technique et critique de la philosophie, dirigé par André
Lalande et édité à Paris pour la première fois en 1926, en
recense deux acceptions jusque dans sa dixième édition (1968).
Dans la première, « civilisation » se confond avec « culture » :
« A. Une civilisation est un ensemble complexe de phénomènes
sociaux, de nature transmissible, présentant un caractère religieux,
moral, esthétique, technique ou scientifique, et communs à toutes les

9. J. FOLLIET, Morale internationale, Paris, Bloud et Gay, 1935, p. 48. Le livre


replace dans le contexte global des relations internationales les arguments que J. Folliet
avait développés plus longuement dans Le Droit de colonisation : étude de morale
sociale et internationale, Bloud et Gay, Paris, 1930.
10. Ibidem, p. 48.

82
la « mission » civilisatrice

parties d’une vaste société, ou à plusieurs sociétés en relations : “La


civilisation chinoise ; la civilisation méditerranéenne 11”. »
Cette définition renvoie à celle, classique, de Tylor qui, dans
Primitive Culture en 1871, avait rapproché en ces termes
culture et civilisation :
« Le mot culture, ou civilisation, pris dans son sens ethnographique
le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant à la fois les
sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes
et les autres facultés et habitudes acquises par l’homme dans l’état
social 12. »
Dans cette optique, la civilisation occidentale ne représente
que l’une des nombreuses et diverses civilisations ou cultures
peuplant le globe terrestre et faisant sa pluralité et sa richesse.
Chacune de ces sociétés, de ces cultures a donc une civilisation,
c’est-à-dire un mode caractéristique d’organiser matériellement
et symboliquement sa vie collective.
La seconde acception du mot, plus restreinte, a une dimen-
sion absolue ; c’est évidemment celle qu’ont en tête G. Hardy
et A. Girault lorsqu’ils pensent à la colonisation comme l’œuvre
des seuls peuples civilisés :
« B. La civilisation (opposée à l’état sauvage ou à la barbarie) est
l’ensemble des caractères communs aux civilisations (au sens A)
jugées les plus hautes, c’est-à-dire pratiquement celle de l’Europe et
des pays qui l’ont adoptée dans ses traits essentiels. […] Le mot,
en ce sens, présente un caractère nettement appréciatif : les peuples
“civilisés” s’opposent aux peuples sauvages ou barbares, moins par
tel ou tel trait défini que pour la supériorité de leur science et de
leur technique, et pour le caractère rationnel de leur organisation
sociale 13. »
Cette seconde définition fait de « civilisation » un concept
excluant : il exclut que toutes les cultures soient des

11. A. LALANDE (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF,


Paris, 1968, pp. 141-142.
12. E. B. TYLOR, La Civilisation primitive, Reinwald, Paris, 1876 (E. B. TYLOR, Pri-
mitive Culture, 1871), p. 1. Le titre de la traduction française montre à quel point
l’équation paraissait parfaite. Avoir formulé une telle définition n’empêcha pas Tylor
de développer une doctrine anthropologique férocement ethnocentrique, élaborée à
partir d’une impropre extension au domaine social de l’évolutionnisme biologique (voir
M. HARRIS, The Rise of Anthropological Theory : a History of Theories of Culture,
Routledge et Kegan Paul, Londres, 1968).
13. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 142.

83
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

civilisations. Dans cette perspective, J. Folliet peut dénoncer


l’existence de peuples totalement privés de « civilisation » :
« Le concret présente des civilisations, les unes au sens plein du
mot, qui se rapprochent plus ou moins de la civilisation, les autres,
au sens large, qui s’en éloignent plus ou moins. Enfin, on peut envi-
sager l’hypothèse de peuples si misérables et si dénués qu’on doive
refuser de leur appliquer le terme de civilisation 14. »
Le terme utilisé au singulier contient donc implicitement
l’idée d’une hiérarchie entre les différentes civilisations ou
cultures, construite à partir de la distance qui les sépare de la
définition absolue. Cela signifie que, pour reprendre encore une
fois les mots de J. Folliet, « les civilisations données sont iné-
gales, se hiérarchisent entre elles selon qu’elles reflètent pure-
ment la civilisation 15 ».
Seuls les pays les plus avancés, ceux scientifiquement et
techniquement plus développés, organisés socialement de la
façon la plus rationnelle, en pratique seuls les États occidentaux
– ou ceux qui ont adopté les « traits essentiels » de l’Occi-
dent, parmi lesquels la capacité de se faire l’acteur d’une expan-
sion de type colonial est certainement décisive – participent,
selon cette définition, de la véritable civilisation et peuvent
donc se dire civilisés. Seuls les pays occidentaux doivent ainsi
être pensés comme capables de colonisation en tant qu’expan-
sion civilisée. Ils détiennent donc le monopole à la fois de la
civilisation et de la colonisation. Selon A. Girault, la capacité
de coloniser est en effet le signe distinctif permettant de recon-
naître les sociétés humaines les plus accomplies : « Il semble
que les nations supérieures en civilisation ont colonisé comme
poussées par une force naturelle 16. »
Le fait que les pays occidentaux soient les seuls à être histo-
riquement capables de « colonisation » fonctionne comme une
confirmation du fait que la civilisation occidentale est la plus
avancée, ou même qu’elle représente la seule civilisation digne
de ce nom car seule capable d’expansion civilisée. La définition
de ces concepts présente une circularité évidente, qui démontre
comment les thèses de base de la pensée coloniale ont pénétré
en profondeur notre vocabulaire.

14. J. FOLLIET, Morale internationale, op. cit., p. 202.


15. Ibidem.
16. A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 24.

84
la « mission » civilisatrice

Le concept de civilisation ne peut être épuisé seulement en


relevant son caractère excluant. La définition absolue rap-
portée ici a le défaut de faire apparaître la civilisation comme
un état plutôt qu’un processus. Elle ne dit rien du rapport entre
les peuples civilisés et les peuples sauvages ou barbares, qui
représente l’objet de la relation coloniale. Elle ne nous aide
donc pas à comprendre le lien que la « colonisation » en tant
que « civilisation » pose d’emblée entre ces deux termes, à
savoir la pleine équivalence entre « colonisation » et « civilisa-
tion ». Dans la tentative d’aborder cette équivalence probléma-
tique, il n’est pas inutile de se reporter à la brève étude que
le linguiste Émile Benveniste consacre à la genèse du terme
« civilisation » dans ses Problèmes de linguistique générale.
« Civilisation » lui apparaît comme « l’un des termes les plus
importants de notre lexique moderne […] un de ces mots qui
inculquent une vision nouvelle du monde 17 ». Le mot apparaît
vers la moitié du XVIIIe siècle, plus ou moins en même temps en
Angleterre et en France. En 1732, son seul usage connu relève
du droit, désignant « un acte de justice, ou un jugement, qui
rend civil un procès criminel » ; l’usage moderne, dans lequel
il devient synonyme de « passage à l’état civilisé », est plus
tardif 18. Le premier texte public dans lequel on le trouve est
le Traité de la population de Mirabeau en 1756. Il s’agit, selon
Benveniste, d’une recension curieusement tardive car depuis
longtemps « civiliser » et « civilisé » étaient employés couram-
ment. Le linguiste explique ce retard par
« la nouveauté même de la notion et les changements qu’elle impli-
quait dans la conception traditionnelle de l’homme et de la société.
De la barbarie originelle à la condition présente de l’homme en
société, on découvrait une gradation universelle, un lent procès
d’éducation et d’affinement, pour tout dire un progrès constant dans
l’ordre de ce que la civilité, terme statique, ne suffisait plus à
exprimer et qu’il fallait bien appeler la civilisation pour en définir
ensemble le sens et la continuité. Ce n’était pas seulement une vue
historique de la société : c’était aussi une interprétation optimiste et
résolument non théologique de son évolution qui s’affirmait 19 ».

17. E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966,


p. 336.
18. F. BRAUDEL, Grammaire des civilisations, Arthaud-Flammarion, Paris, 1987,
p. 33.
19. E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, op. cit., p. 340.

85
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

Comme le souligne Benveniste, le terme de « civilisation »


a un sens dynamique. Il ne se limite pas à décrire un état
– comme le faisait déjà efficacement « civilité » et comme le
fait la définition absolue que nous venons d’exposer –, mais
fait allusion à un processus, à un déroulement historique orienté
vers la réalisation d’un but. C’est ainsi que le terme est compris
par exemple par Guizot dans son Histoire générale de la civili-
sation en Europe publiée en 1838 :
« L’idée du progrès, du développement, me paraît être l’idée fonda-
mentale contenue sous le mot “civilisation” 20. »
« Civilisation » relève donc d’une philosophie optimiste et
progressiste, qui considère l’histoire universelle selon un
schéma pseudo-évolutionniste 21, à l’intérieur duquel l’homme
progresse, de la barbarie et du primitivisme des origines vers la
plénitude de la civilité. La suite de la définition de « civilisa-
tion » dans le Vocabulaire technique et critique de la philoso-
phie nous aide à préciser le caractère de ce processus :
« Civilisation, ainsi entendu, implique aussi, dans une assez large
mesure, l’idée que l’humanité tend à devenir plus une et plus sem-
blable dans ses différentes parties : “L’histoire nous montre la civili-
sation s’étendant peu à peu à tous les pays et à tous les peuples” 22. »
L’évolution du monde vers la civilisation est un processus de
progressive unification ou simplification du monde, d’exten-
sion de la civilisation à la totalité planétaire. Le terme de « civi-
lisation » ne fait donc pas seulement allusion à l’existence de
sociétés culturellement supérieures, mais aussi à la nécessité
d’étendre progressivement leurs habitudes culturelles, morales,
politiques, religieuses, scientifiques à l’ensemble du genre
humain.

20. F. GUIZOT, Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de


l’Empire romain jusqu’à la Révolution française, Lacrosse, Bruxelles, 1838.
21. Raymond Betts, pour qui l’équivalence entre colonisation et civilisation repré-
sente l’aspect le plus spécifique du discours colonial français, note que ce processus
peut être défini comme « involutif », en rapport avec la définition de l’« évolution »
donnée par le Vocabulaire technique (« Transformation faisant passer un agrégat de
l’homogène à l’hétérogène, ou du moins hétérogène au plus hétérogène [Spencer].
S’oppose à dissolution ou involution », Vocabulaire technique et critique de la philo-
sophie, op. cit., p. 281). Voir R. BETTS, « The French Colonial Empire and the French
World-View », in R. ROSS, Racism and Colonialism, Leiden University Press, Leiden,
1982.
22. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 142.

86
la « mission » civilisatrice

La colonisation en tant qu’expansion civilisée est l’acte poli-


tique par lequel un peuple évolué prend en charge la civilisation
du monde. Selon G. Hardy, la colonisation est
« avant tout le principal organe de transmission des acquisitions de
l’esprit humain aux parties de la planète que leur situation géogra-
phique ou leur volonté d’isolement tenaient à l’écart des courants de
civilisation 23 ».
Il s’agit d’une définition lourde d’implications que nous
allons tâcher d’éclaircir.
Tout d’abord, il convient de souligner le fait que définir le
processus de colonisation comme équivalent à un processus de
civilisation signifie produire, par une simple définition, une pre-
mière et complète justification de l’entreprise coloniale, une
justification qui non seulement peut être posée comme
congruente avec l’universalisme dont la France se vante, mais
peut s’appuyer sur lui pour affirmer sa propre nécessité. Si
l’universalisme républicain représente en effet, comme nous
l’avons vu dans le chapitre précédent, la quintessence de la civi-
lisation française 24, c’est seulement en référence à la tradition
universaliste et républicaine que l’on peut comprendre correc-
tement l’équation posée par la pensée coloniale entre civilisa-
tion et colonisation. Selon Raymond Betts, cette équation
constitue le produit le plus spécifique du discours colonial
français :
« Aucune théorie coloniale n’a accentué l’idée d’une mission civili-
satrice comme l’ont fait les Français en posant la nation comme
réformatrice de sociétés elles-mêmes incapables de tout changement
significatif 25. »
La colonisation en tant qu’instrument de la civilisation du
monde se présente donc, par définition, comme l’instrument de
la diffusion des valeurs universelles typiques de la tradition
française au monde entier. Ainsi défini, le colonialisme français
apparaît non seulement être juste, mais être un devoir : en effet,
si l’on veut croire en la vocation universaliste de la France – si
l’on veut penser que la tradition républicaine compose une part

23. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 19.


24. Pour R. Betts, « aucune autre nation que la France ne fit de l’universalité d’atti-
tude et de principe un élément aussi significatif de son idéologie séculière » (R. BETTS,
« The French Colonial Empire and the French World-View », op. cit., p. 65).
25. Ibidem, p. 68.

87
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

décisive de ce qui se définit comme la civilisation fran-


çaise –, l’équivalence entre civilisation et colonisation ici pro-
posée montre que le colonialisme s’estime non seulement
congruent avec la vocation à l’universel du pays, mais un ins-
trument fondamental de sa réalisation. Selon Albert Sarraut 26
– le représentant le plus important du « parti colonial » et l’un
des théoriciens les plus subtils du colonialisme –, seule la dispo-
sition à l’universel de la France peut expliquer de façon adé-
quate la spécificité de la « vocation coloniale française » :
« Le Français est altruiste, son génie a le goût de l’universel, son
humanisme, son sens du bien et du bon, son esprit d’équité fomen-
tent les conceptions altruistes qui débordent le cadre national pour
étendre sur l’humanité entière un rêve de justice, de solidarité, de
bonté fraternelles 27. »
La nature spécifique du génie français impose à la France,
plus fortement qu’aux autres nations européennes, le caractère
moral de l’entreprise coloniale. Sa mission est celle d’étendre
les « lumières » de la civilisation française, afin d’« éclairer les
chemins où trébuchent douloureusement les races moins for-
tunées que la sienne 28 ». La colonisation prend pour la France
l’aspect d’un devoir envers l’humanité, à accomplir dans le res-
pect de notions comme les droits de l’homme, qui imposent
de sévères restrictions à la liberté de l’action colonisatrice, au
point que le colonisateur français risque de devenir « tout autant
l’esclave que le maître de sa conquête 29 ». Dans son rapport aux
colonies, la France, dupée par ses propres mythes fondateurs,
risque de se retrouver emprisonnée dans le carcan de la démo-
cratie et du droit républicain. Et pourtant elle ne peut, selon
A. Sarraut, « avoir deux visages, celui de la liberté, tourné vers
la métropole, celui de la tyrannie, tendu vers ses colonies 30 ».
Elle ne peut en somme, hors des frontières de l’Hexagone, abdi-
quer son propre génie, sa propre « mission humaine, qui est
d’agir dans le droit et pour le droit » : ses devoirs coloniaux

26. Né en 1872, membre de l’Assemblée nationale à trente ans, Albert Sarraut fut une
personnalité politique de premier plan dans la France du début du siècle. Radical-socia-
liste, défenseur convaincu du « parti colonial », il fut deux fois gouverneur général de
l’Indochine française (de 1911 à 1914 et de 1916 à 1919), sept fois ministre des
Colonies, et deux fois Premier ministre (en 1933 et en 1936). Il poursuivit sa carrière
politique après la guerre, devenant en 1959 et 1960 président de l’Union française.
27. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 79.
28. Ibidem, p. 79.
29. Ibidem, p. 102.
30. Ibidem, p. 102.

88
la « mission » civilisatrice

sont aussi impérieux que ses droits sont légitimes 31. Une thèse
analogue est soutenue par Albert Bayet (universitaire) et Mau-
rice Viollette (parlementaire), tous deux membres influents du
Parti radical, lors du congrès national de la Ligue des droits de
l’homme de 1931, organisé sur le thème de « la colonisation et
les droits de l’homme » :
« La colonisation est légitime quand le peuple qui colonise apporte
avec lui un trésor d’idées et de sentiments qui enrichira d’autres
peuples ; dès lors la colonisation n’est pas un droit, elle est un
devoir […]. Il me semble que la France moderne, fille de la Renais-
sance, héritière du XVIIe siècle et de la Révolution, représente dans
le monde un idéal qui a sa valeur propre et qu’elle peut et doit
répandre dans l’univers. […] Le pays qui a proclamé les droits de
l’homme, qui a contribué brillamment à l’avancement des sciences,
qui a fait l’enseignement laïque, le pays qui, devant les nations,
est le grand champion de la liberté, a, de par son passé, la mis-
sion de répandre partout où il le peut les idées qui ont fait sa propre
grandeur 32. »

La théorie de l’assimilation

La spécificité du génie colonial français trouve son expression


la plus caractéristique dans la théorie de l’assimilation, équiva-
lent colonial de la théorie républicaine de l’intégration. Dans sa
théorie de la colonisation, qui demeure un classique de la pensée
coloniale malgré les modifications subies, A. Girault distinguait
trois modèles de colonisation, qu’il plaçait le long d’une ligne
d’évolution allant du processus le plus primitif au plus parfait :
le premier basé sur l’assujettissement, le deuxième favorisant
l’autonomie et le troisième construit sur l’assimilation. L’assujet-
tissement est le modèle de relation le plus primitif et autoritaire.
Il est fondé sur la priorité absolue des intérêts de la métropole.
C’est le modèle le plus ancien, désormais inadapté, qui trouve
son expression la plus classique dans le « pacte colonial » :

31. Ibidem, p. 103.


32. Ligue des droits de l’homme. Le Congrès national de 1931, Ligue des droits de
l’homme, Paris, 1931, cité par R. GIRARDET, L’Idée coloniale en France, op. cit., p. 183.
Sur la position ambiguë de la Ligue – qui lutte pour le respect de la dignité personnelle
des colonisés mais ne parvient jamais à une condamnation de principe de la coloni-
sation, pensant qu’elle puisse être réformée dans un sens démocratique –, voir G. MAN-
CERON, Marianne et les colonies, op. cit.

89
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

« Ce contrat léonin, fort connu, fut en somme le régime du


commerce colonial jusqu’au XIXe siècle. Il se résume en ces termes :
intercourse coloniale réservée au pavillon national ; défense faite
aux colons de vendre leurs produits à l’étranger, dans l’intérêt des
consommateurs métropolitains ; défense aux colons d’acheter à
l’étranger, dans l’intérêt des producteurs nationaux 33. »
Ce contrat a caractérisé l’aube de l’histoire du colonialisme
européen dans le Nouveau Monde. Selon A. Girault, il n’a été
pratiqué par les Français que de façon minoritaire, « en raison
de la générosité naturelle de notre race 34 ». Les philosophes des
Lumières se sont élevés contre ce modèle, par des doctrines qui
ont donné lieu aux nouvelles politiques coloniales du XIXe siècle,
fondées sur l’idée que la relation coloniale ne peut reposer sur la
seule prise en compte des droits et des intérêts de la mère patrie,
mais qu’elle doit prendre en compte les besoins et aspirations des
colonies. Cependant, il contient pour A. Girault « une idée saine ;
à savoir : la nation qui colonise sème, aussi est-il juste qu’elle
récolte 35 ».
L’autonomie est le modèle de relation le plus libéral, qui ren-
voie directement au caractère pédagogique de l’entreprise
coloniale :
« De même que le but de l’éducation est de faire des hommes
capables de se conduire eux-mêmes et destinés à sortir de la puissance
paternelle à leur majorité, de même le but de la colonisation est de
former des sociétés aptes à se gouverner elles-mêmes et à se consti-
tuer une fois mûres en États indépendants 36. »
Le principe de l’autonomie caractérise en particulier la poli-
tique coloniale britannique. Lui aussi contient, selon Girault, une
idée juste, qui est que personne ne peut mieux veiller à ses
propres affaires que l’intéressé, c’est-à-dire le colon. Elle présup-
pose cependant que la population du territoire dépendant soit
homogène. C’est pourquoi elle ne peut fonctionner que dans les
colonies de peuplement, où les populations indigènes ont été tota-
lement supplantées par les colons.
L’« assimilation » constitue la voie spécifiquement française
de la colonisation, que la France prétend pratiquer depuis le
XIXe siècle. Le sens premier d’« assimiler » est « rendre semblable

33. A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 36.


34. Ibidem, p. 31.
35. Ibidem, p. 36.
36. Ibidem, p. 31.

90
la « mission » civilisatrice

à ». Pratiquer une politique coloniale ordonnée selon les prin-


cipes de l’assimilation signifie étendre le principe de l’intégration
républicaine au territoire colonial. La politique coloniale vouée à
l’assimilation n’a pas en effet comme idéal « la séparation, mais,
tout au contraire, une union de plus en plus intime entre le ter-
ritoire colonial et le territoire métropolitain 37 ».
Selon A. Girault, elle s’inscrit dans la droite ligne de la tradition
républicaine, qui impose de penser la nation dans un sens rigou-
reusement unitaire. Dans la logique d’une politique d’assimilation,
et conformément au principe républicain selon lequel la loi doit
être unique et valoir uniformément pour tous les membres de la
nation, toutes les lois approuvées par la mère patrie doivent valoir
aussi dans les colonies : « Dans le système de l’assimilation, sou-
ligne-t-il, colons et habitants de la Mère Patrie sont traités de la
même manière, ont les mêmes droits, le même statut 38. »
Le processus de civilisation sur lequel repose la colonisation
passe par l’assimilation des colonies à la mère patrie, instrument
nécessaire de la construction patiente et progressive de l’unité
du genre humain. La voie de l’assimilation est une voie que le
discours colonial reconnaît comme difficile et constellée d’obs-
tacles. Ce sont ces obstacles que nous devons maintenant consi-
dérer attentivement.

Unité et différences du genre humain

Si le but de la colonisation est la nécessaire unification du


genre humain à travers la civilisation du monde, cela implique
que celui-ci soit prélablement divisé. La juxtaposition de popu-
lations différentes est, selon René Maunier, le fait fondamental
de la colonisation contemporaine :
« Les anciens occupants, les nouveaux habitants ; les dominés, les
dominants, les gouvernés, les gouvernants, les tyrannisés, les tyran-
nisants, comme on dit parfois. Deux groupements, deux corps
sociaux, qui sont appelés à coexister, et à suivre donc, par l’effet du
temps, un ordre commun, un progrès commun. C’est là le fait social,
disons le fait humain qui constitue la colonisation 39. »

37. Ibidem, p. 32.


38. Ibidem, p. 35.
39. R. MAUNIER, Introduction générale, in A. GIRAULT, Principes de colonisation et
de législation coloniale, op. cit., p. 13.

91
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

G. Hardy souligne le fait que cette juxtaposition est en même


temps une opposition :
« La colonisation juxtapose et, bon gré mal gré, oppose deux
sociétés, deux civilisations, deux conceptions de l’existence en
général fort différentes 40. »
Une situation de type colonial se crée lorsque des populations
dotées de conceptions différentes de l’existence, qui ne peuvent
donc pas être immédiatement intégrées ensemble dans un tissu
national unique, entrent en contact. La colonisation est ainsi
comprise comme une relation binaire unissant et séparant à la
fois deux populations jugées différentes, les colonisateurs et les
colonisés. Pour R. Maunier, cette différence se maintient dans
toute situation coloniale et représente l’une de ses caractéris-
tiques les plus significatives :
« Il y a donc toujours en pays colonial deux sociétés vivant sous un
ordre commun, qui restent distinguées, et restent séparées, du moins
autant qu’on peut ; et qui pourtant, bon gré, mal gré, ont des pou-
voirs communs et des devoirs communs 41. »
La relation entre ces différentes populations soumises à un
pouvoir commun est conçue dans les termes d’une relation
explicitement hiérarchique :
« Deux groupes inégaux, superposés, hiérarchisés, puisqu’il y a,
jusque aujourd’hui, au point de vue du droit, un groupe supérieur
et un groupe inférieur, un groupe dominant, un groupe dominé ;
et nous dirions aussi légiférant, légiféré, administrant, administré ;
mais deux groupes régis par un pouvoir commun, ayant un droit
commun, et un progrès commun. La société demeure cependant sub-
divisée ; les deux groupements demeurent distincts ; s’ils ont des
rapports, même au sens du droit, ainsi que nous dirions, ce sont des
rapports entre non-pareils, et non pas du tout entre pareils : entre
dissemblables et entre inégaux 42. »
La colonisation unit ces populations dans l’obéissance à un
pouvoir commun et les sépare par la production de statuts diffé-
rentiels. Mais comment une semblable affirmation peut-elle
cohabiter avec la méfiance envers les « communautés », typique
de la pensée républicaine ? De quelle façon les populations peu-
vent-elles être distinctes et hiérarchisées sans offenser la

40. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 335.


41. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 18.
42. Ibidem.

92
la « mission » civilisatrice

tradition révolutionnaire, construite sur la déclaration de l’unité


du genre humain et de l’égalité de droit de tous ses membres ?
Pour demeurer en cohésion avec cela, la pensée coloniale
ne peut abandonner le présupposé de l’unité du genre humain.
Cela signifie que la différence entre colonisateur et colonisé
ne peut être rattachée à un état de nature, et donc éternisée,
comme le permettrait le postulat d’une infériorité raciale.
Penser à la différence des populations colonisées comme à une
différence racialement déterminée – naturelle et définitive –
signifierait retomber dans la logique de la distinction des cou-
leurs et rendrait impossible l’objectif déclaré de la colonisa-
tion, la civilisation du monde, l’assimilation des colonies. Le
nouveau discours colonial doit donc réaffirmer l’unité de
l’espèce humaine, c’est-à-dire le caractère universellement civi-
lisable des êtres humains. D’autre part, comme nous l’avons vu,
l’existence de peuples dotés de valeurs différentielles doit être
posée pour que soit créée la situation coloniale. Le nouveau dis-
cours colonial a donc besoin de penser à la fois l’unité (tendan-
cielle) du genre humain et l’existence d’un différentiel entre les
populations qui la composent. Ce différentiel ne peut être conçu
comme éternel, mais comme suffisamment durable, toutefois,
pour que l’action coloniale trouve un sens et une stabilité. La
pensée coloniale de l’époque ne pose donc pas à l’origine de
la situation coloniale une question raciale, un déterminisme bio-
logique, une différence d’essence entre les populations coloni-
satrices et colonisées. Mais elle s’appuie sur une reconnaissance
préliminaire et pragmatique du décalage des situations de
départ. La description pittoresque du colonisé donnée par
A. Sarraut nous permet d’appréhender le pragmatisme particu-
lier de la pensée coloniale :
« L’indigène, surtout en pays noir, est en général paresseux, indo-
lent, imprévoyant. Il aime à bavarder ici sous le banian, là sous le
baobab, à chanter, à danser, à fumer, à dormir surtout 43. »
La différence que représente le non-civilisé – sa paresse pro-
verbiale, son indolence, son incapacité à organiser rationnelle-
ment sa propre existence – n’est pas imputable à la couleur de
sa peau, mais à un ensemble de conditions spécifiques : « une
longue hérédité, le climat, la sous-alimentation 44 ». Partant de

43. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 138.


44. Ibidem.

93
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

raisons de type socioculturel et non biologique, la différence qui


sépare les populations civilisées de celles qui ne le sont pas est
par principe temporaire et remédiable, rendant plausible l’idée
de la « mission civilisatrice ». Et pourtant, même en se fondant
sur des explications culturelles, la différence entre colonisateurs
et colonisés n’en apparaît pas moins profonde. Selon A. Sarraut,
elle trouve son expression la plus caractéristique dans les « tares
morales » typiques des populations colonisées – paresse, dissi-
mulation, improbité, absence de conscience –, qui, bien qu’elles
puissent être « d’une gravité inégale suivant les races et les indi-
vidus », apparaissent en général « profondément ancrées dans
le tempérament » 45. Les tares que l’attachement à leur culture
d’origine produit chez les indigènes comme un précipité moral
multiplient les difficultés de la colonisation-civilisation. L’habi-
tude de l’incivilité semble produire une corruption atteignant
la nature même des populations colonisées, au point de les
empêcher de sortir de la barbarie par l’apprentissage. La diffé-
rence entre civilisés et non-civilisés est d’ordre culturel, mais
l’évocation de la culture des seconds s’apparente à la descrip-
tion d’un état de nature, réglé selon une loi éternelle et
immuable et faisant des non-civilisés des êtres naturellement
immoraux, imparfaits, incapables de réflexion, de conscience
ou d’honnêteté.
Cette description ambiguë du colonisé s’illustre, par exemple,
dans le pamphlet à succès de Raoul Allier, Le Non-Civilisé et
nous. Différence irréductible ou identité foncière ? (1927).
R. Allier y met en discussion la thèse républicaine issue des
Lumières selon laquelle la différence entre civilisés et non-civi-
lisés peut être comblée par l’éducation et ne compromet pas
l’unité du genre humain. Pour lui, affirmer l’identité de tous les
hommes est un « aphorisme banal » :
« L’humanité n’est pas un corps simple et ne peut pas être traitée
comme telle. […] Dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus
ou moins fils de Dieu. On a de Dieu et de la Vérité ce dont on est
capable et ce qu’on mérite 46. »
Selon lui, l’unité foncière du genre humain, au-delà des dif-
férences produites par l’appartenance à une société particulière,
a été affirmée sur la base de comptes rendus de voyage tout à

45. Ibidem, p. 159.


46. R. ALLIER, Le Non-Civilisé et nous. Différence irréductible ou identité foncière ?,
Payot, Paris, 1927, p. 27.

94
la « mission » civilisatrice

fait dépourvus de systématicité. Pour R. Allier, les affirmations


de Fontenelle, d’Helvétius, de Hume, de Buffon ont en réalité
comme seul horizon le monde européen et civilisé. L’idéalisa-
tion du bon sauvage, dont la tradition remonte à Montaigne, et
qui trouve dans l’Origine de l’inégalité de Rousseau sa formu-
lation la plus accomplie, lui semble être le prétexte à une cri-
tique de la société européenne plutôt qu’une description faite
dans les règles de la science. L’idée de la pureté de la condi-
tion naturelle, qui n’a jamais cessé de caractériser le sauvage,
se fonde sur une erreur psychologique, liée à un certain esprit
missionnaire, qui contribue à diffuser à la fois l’idée du sau-
vage honnête, pur et juste, et la croyance privée de sens cri-
tique en l’unité du genre humain. Mais aux philosophes du
XVIIIe siècle manquait l’expérience dont un homme du XXe siècle
comme R. Allier peut se vanter et qui contraint à remettre en
discussion la thèse issue des Lumières à partir des résultats de
l’anthropologie et de l’expérience coloniale.
L’anthropologie est invoquée par R. Allier comme capable
de fournir, contrairement à l’approche tendanciellement idéolo-
gique des philosophes des Lumières, un point de vue scienti-
fique sur la question. À ce sujet, les études de Lucien
Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive sont décisives. Elles sou-
tiennent avec force la thèse de la radicale hétérogénéité entre
mentalité civilisée et mentalité primitive, cette dernière se dis-
tinguant par son indifférence face à la contradiction, par son
caractère prélogique et mystique. L’expérience coloniale fournit
selon R. Allier une confirmation significative des thèses déve-
loppées par L. Lévy-Bruhl. Les populations colonisées se dis-
tinguent par une « inaptitude prodigieuse à l’attention » et une
« inaptitude déconcertante au raisonnement logique », qui
empêchent tout effort éducatif d’agir efficacement. L’incivilité,
sa pratique millénaire par des sociétés par définition privées de
tout dynamisme, finit par imprégner le corps lui-même des non-
civilisés, conditionnant leur moralité et orientant profondément
leur vie et leurs actions. L’habitude de la barbarie se sédimente
dans les corps, ordonnant et gouvernant toute perception, tout
souvenir, tout jugement, tout raisonnement :
« La cristallisation de sentiments que l’être porte en lui-même sans
en convenir, sans le confesser à lui-même, crée un despotisme
d’autant plus brutal qu’il est moins reconnu. Elle crée un prisme à
travers lequel la réalité n’apparaît plus que déformée, et qui suggère

95
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

des excuses supposées décisives pour les abdications les plus hypo-
crites, pour les paresses les plus honteuses, pour les lâchetés les plus
avilissantes 47. »
Inconsciemment conditionnée par les habitudes d’une société
incivile, la mentalité du non-civilisé semble « cristallisée »,
incorrigible. La culture particulière à laquelle les populations
colonisées appartiennent corrompt les capacités intellectuelles
et donc celles d’apprentissage, empêchant ainsi toute possibilité
d’en sortir. Le non-civilisé vit donc dans une condition définie
par R. Allier comme une « vraie désagrégation spirituelle » :
« Cette désagrégation, dont les origines remontent à des dates incal-
culables et qui est faite essentiellement d’abdication presque machi-
nale devant le fait, d’une passivité à peu près radicale devant les
événements moraux qui constituent la vie intérieure, d’une absence
complète d’initiative, est la cause profonde de cette ankylose intel-
lectuelle et morale qui a rivé chacune de ces peuplades aux stades
qu’elle n’a jamais pu dépasser 48. »
L’ankylose créée par l’habitude de l’incivilité enferme les
non-civilisés dans leur condition d’infériorité. Passifs par défi-
nition et ne possédant aucun esprit d’initiative, ceux-ci demeu-
reraient, sans la providentielle intervention d’une nation
évoluée, enfermés dans le cercle de leur barbarie, destinés à
le parcourir éternellement : « depuis des millénaires, [ils] sont
esclaves d’une mentalité déterminée qui les empêche de monter
plus haut 49 ».
R. Allier cite Hermann Dieterlen, qui, dans le Journal des
missions évangéliques, se prête à une confirmation bien
informée des thèses sur l’hétérogénéité formulées par
L. Lévy-Bruhl :
« Nous, les Européens, gens de réflexion et de raison, nous
éprouvons un besoin irrésistible de tout comprendre, d’être logiques,
de tout réduire en système, d’écarter toute contradiction dans nos
idées et dans nos croyances. Et nous procédons de la même manière
quand nous cherchons à comprendre et à expliquer les notions reli-
gieuses – ou soi-disant telles – des nègres. Nous échouons : quoi
d’étonnant ? Le nègre se contente d’idées plus vagues et ne se laisse
pas incommoder par les contradictions flagrantes qui s’y trouvent.
Il ne précise pas, il ne raisonne pas, il n’a pas de logique : il n’y

47. Ibidem, p. 278.


48. Ibidem.
49. Ibidem, p. 288.

96
la « mission » civilisatrice

regarde pas de si près […] ces nègres n’ont pas de théories. Ils
n’ont même pas de convictions, ils n’ont que des habitudes, des
traditions 50. »
Les non-civilisés ne possèdent ni logique ni pensée, n’ont
aucune idée qui ne soit vague et contradictoire. Comme ils ne
sont pas logiques, n’éprouvent aucun besoin d’ordonner leurs
connaissances dans un système et se montrent incapables de
transcender les faits sur le plan constructif de la théorie, leur vie
se déroule éternellement identique à elle-même dans le cercle
fermé de l’habitude et de la tradition. L’incapacité à s’amé-
liorer par l’apprentissage, marquant l’immobilité absolue des
cultures non civilisées, est une particularité qui, insiste
R. Allier, a étonné des générations de colonisateurs et de mis-
sionnaires, lesquels, à partir des allégations très théoriques des
Lumières, s’étaient préparés à les mener à la raison, à combler
leur retard par une patiente œuvre d’éducation. L’expérience
coloniale démontrerait donc le caractère largement idéolo-
gique de la pensée des Lumières et le caractère théorique de
l’affirmation de l’unité essentielle de l’espèce humaine. La pra-
tique coloniale et l’échec auquel conduisent invariablement les
tentatives de civilisation imposent à toute réflexion future sur le
statut des non-civilisés de « poser comme un fait qu’ils sont peu
disposés à la réflexion, au raisonnement abstrait, en un mot à
l’effort intellectuel 51 ».
Toutefois, si l’imperméabilité des non-civilisés à l’éduca-
tion devait se révéler complète, si la différence était véritable-
ment immuable, la principale ambition des civilisateurs, le but
même de la colonisation – faire entrer à l’intérieur de la famille
humaine ses fils dits attardés, assimiler les populations préten-
dument arriérées pour les conduire le long du chemin de la
raison et de la civilisation –, ne pourrait être atteinte. Dans le fil
de ce raisonnement, R. Allier, après avoir douté un moment
de la légitimité de l’ambition civilisatrice, rappelle comme elle
a de tout temps été utile aux conquistadores pour justifier leurs
entreprises d’exploitation ou d’extermination et affirme encore
plus solennellement la noblesse du devoir de civilisation,
d’autant plus élévée que ce devoir est ardu. L’affirmation de
l’unité du genre humain, typique de la tradition universaliste, ne

50. H. DIETERLEN, cité dans R. ALLIER, Le Non-Civilisé et nous, op. cit., p. 35.
51. R. ALLIER, Le Non-Civilisé et nous, op. cit., p. 36.

97
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

peut donc être abandonnée mais doit être précisée dans le sens
que
« cette identité foncière est bien réelle, mais qu’elle n’apparaît pas
dans les faits, que deux humanités semblent bien être en face l’une
de l’autre, aussi différentes que possible, si différentes que les
efforts pour transformer la seconde à image de la première semblent
utopiques et vains 52 ».
L’affirmation de R. Allier est pour le moins obscure, témoi-
gnant bien de l’ambiguïté de la pensée coloniale. D’un côté,
il affirme que l’unité du genre humain est réelle, de l’autre,
que cette unité ne trouve pas d’écho dans les faits, qui démon-
trent au contraire l’existence de deux humanités, tellement dif-
férentes que tout effort d’unification semble vain. Comment
dépasser cette ambiguïté ? Comment penser à la fois l’unité
réelle et la division factuelle du genre humain ?
Pour R. Allier, l’unité du genre humain est réelle, tout
comme l’est, dans la tradition républicaine, l’unité de la nation,
fondée sur l’égalité humaine. Cette dernière précède dans un
sens théorique l’institution du corps politique, constituant le but
de sa réalisation et la raison de sa légitimité. Dans un autre sens,
cependant, elle trouve une concrétisation dans l’institution de
l’État, précisément capable de réaliser l’égalité et de défendre
les droits de l’homme en les transformant en droits du citoyen.
Ainsi, l’unité du genre humain précède par principe sa réali-
sation concrète mais n’est pas confirmée par les faits, qui mon-
trent encore une humanité divisée entre ceux qui ont eu accès à
la raison civilisatrice et ceux qui l’attendent encore. Dire que les
hommes sont égaux par principe mais que cette égalité n’est
pas encore concrète signifie que tous sont également capables
de s’acheminer sur la voie de la civilisation, qui conduit à la
pleine humanité de l’homme, mais que tous ne l’ont pas encore
fait, que tous sont civilisables mais pas encore civilisés. De la
même façon que l’État opère l’unité de la nation en transfigu-
rant l’homme dans le citoyen, le colonialisme réalise l’unité du
genre humain. En assimilant le non-civilisé, il le transforme en
un homme accompli, unifiant ainsi l’humanité divisée. R. Allier
résume ainsi le devoir fondamental du colonialisme :

52. Ibidem, p. 289.

98
la « mission » civilisatrice

« Le problème est de faire de tous ces indigènes des hommes véri-


tables, des hommes complets, des hommes capables de tous les
progrès qui viendront à leur heure 53. »
Les ambiguïtés de R. Allier se comprennent ainsi comme une
tentative de fonder la nécessité du colonialisme sur le plus uni-
versel des principes de la tradition française, l’unité du genre
humain, dont la colonisation se propose comme instrument fon-
damental de réalisation.

Une mission tutélaire

La colonisation en tant que processus de civilisation se dis-


tingue des formes primitives et tendanciellement violentes de
la dissémination, comme l’action rationnelle se distingue de
l’action instinctive. En ce sens, la colonisation est l’expression
de la faculté humaine à diriger le besoin instinctif d’expan-
sion au-delà de tout déterminisme utilitariste, de le moraliser,
de plier sa nécessité au service de l’idéal de la production
de l’unité du genre humain. La colonisation en tant que civili-
sation
« s’écarte avec netteté des conceptions d’autrefois qui étaient
limitées aux intérêts du négoce et qui, par suite du manque de tout
horizon humain, aboutissaient à une exploitation systématique et
presque impitoyable des populations administrées 54 ».
Cette « nouvelle 55 » doctrine de la colonisation reconnaît, à
côté des sacro-saints droits de la puissance colonisatrice, ses
devoirs envers les populations soumises, des devoirs qui
deviennent chaque jour plus précis et urgents et apparaissent
d’autant plus méritoires que leur réalisation est estimée difficile.
Selon G. Hardy,
« le mot de Colonisation […] risquerait de perdre tout sens vraiment
précis, si l’on n’y voyait, en fin d’analyse, non point tant l’établis-
sement de colons en pays soumis ou la subordination d’un pays à

53. Ibidem, p. 287.


54. Ibidem, p. 280.
55. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’équation entre colonisation
et civilisation ne constitue en aucun cas une nouveauté dans le panorama de la pensée
coloniale française. La conception morale de la colonisation, culminante dans l’idée de
la « mission civilisatrice », est explicitement proclamée par la France républicaine
depuis l’époque de J. Ferry (voir R. GIRARDET, L’Idée coloniale en France, op. cit.).

99
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

un autre que la prise en charge d’un groupement momentanément


faible par un organisme plus fort, avec le dessein, plus ou moins
égoïste, plus ou moins altruiste, de développer les ressources de ce
groupement et d’élever son niveau de vie 56 ».
La colonisation en tant que civilisation naît du constat de
l’existence de populations dotées de niveaux de « force » diffé-
rents, lequel impose comme devoir à la société plus forte, plus
avancée ou plus civilisée la prise en charge de celle plus faible.
La colonisation se conçoit donc comme l’action tutélaire
exercée par les populations civilisées pour prendre en charge
le retard des groupes humains les plus faibles. Selon A. Girault,
cette action tutélaire est l’objet d’un savoir spécifique, d’un
véritable « art de la colonisation [qui] peut se comparer à une
œuvre d’éducation 57 » :
« Coloniser c’est […] éduquer les indigènes, les faire évoluer vers
le stade de notre civilisation, […] peut-être faire naître des diffi-
cultés imprévues pour eux mais, en tous les cas, la barbarie primi-
tive aura cédé devant la civilisation 58. »
La colonisation est l’acte par lequel les sociétés plus évoluées
se font sujets actifs et conscients du procédé éducatif qu’est la
civilisation du monde, en prenant en charge les responsabilités
dérivant directement de leur degré supérieur d’évolution.
Le caractère tutélaire constitue l’aspect majeur de la rela-
tion coloniale de cette période et la raison de sa supériorité
morale sur la colonisation des origines. Selon René Maunier, le
colonialisme ancien se distinguait par son caractère de domina-
tion violente, d’imposition d’une « autorité illimitée, impar-
tagée, intempérée » :
« Dans l’ancien temps, les colonies avaient ce but de dominer, de
régenter ces pays éloignés, ou leurs populations, pour nous exprimer
mieux : de les subjuguer sans contrôle aucun 59. »
Selon lui, le type de domination exercé par le colonialisme
des origines avait comme modèle le pouvoir paternel tel que
défini par le droit romain, c’est-à-dire la soumission absolue
des fils au pater familias. L’ancienne domination coloniale,
construite sur le modèle d’une « paternité puissance » dotée

56. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., pp. 18-19.


57. A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 24.
58. Ibidem, pp. 23-24.
59. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 10.

100
la « mission » civilisatrice

d’un pouvoir sans réserve et sans entrave, se réduisait à l’exer-


cice d’un pouvoir sans autre but que lui-même et sa reproduc-
tion. Au cours de son histoire, la colonisation s’est de plus en
plus éloignée de ce modèle primitif. Toutefois, selon R. Mau-
nier, l’analogie avec le pouvoir paternel n’a pas disparu, mais
s’exprime dans une tonalité différente :
« Aujourd’hui, l’idée de la paternité a pris un autre tour ; il faut
parler non plus de la paternité puissance, mais bien de la paternité
tutelle, usant du mot, parfaitement, au sens qu’il a en droit civil 60. »
L’institution de la tutelle est définie par le droit civil comme
une mesure de protection, qui intervient à partir de la recon-
naissance de l’incapacité d’agir d’une personne. La tutelle des
mineurs s’exerce en cas de carence du pouvoir parental
– lorsque les parents sont décédés ou pour toute autre raison
empêchant son exercice. Dès lors, les fonctions du tuteur sont
de protéger la personne du mineur, de le représenter dans tous
les actes civils et d’administrer ses biens. Le passage du droit
du père, qui dans l’Antiquité exerçait le pouvoir dans son
propre intérêt, au concept moderne de fonction est l’un des
développements marquants de l’évolution du droit civil 61. De
la même manière, le passage de la « paternité puissance » à la
« paternité tutelle » est considéré par R. Maunier comme carac-
téristique de la relation coloniale de cette période. Modelé sur
le modèle de la paternité tutelle, le pouvoir colonial ne peut être
considéré comme une fin en soi, mais comme mû par une fina-
lité de caractère éminemment moral :
« Car de nos jours le dominant, qui reste dominant, qui se prétend
toujours le maître et le seigneur, qui croit toujours régner, ou tout
au moins régir, tient pourtant que son pouvoir a pour raison de rem-
plir un devoir : de procurer à ses sujets ou le salut, ou le bonheur,
ou le confort 62. »
Comme le pouvoir tutélaire, le pouvoir colonial est un « pou-
voir-devoir 63 », un pouvoir tempéré, qui trouve sa limite dans

60. Ibidem, p. 11.


61. Voir A. T RABUCCHI , Istituzioni di diritto civile, CEDAM, Padoue, 1998,
pp. 83-84.
62. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 11.
63. « La protection des mineurs est un devoir, mais est aussi un droit des parents ;
elle peut être définie comme un devoir-pouvoir, une fonction d’important intérêt
public » (A. TRABUCCHI, Istituzioni di diritto civile, op. cit., p. 84).

101
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

la nécessité de satisfaire sa fonction, celle de pourvoir au bien


du sujet en tutelle :
« pouvoir pour le devoir, moyen d’un but, ou instrument d’une fonc-
tion ; pouvoir ayant pour rôle et pour mission l’éducation des
peuples subjugués. Pouvoir-tutelle donc, car la tutelle aussi a pour
raison l’éducation de l’enfant “gouverné”, dans le vieux sens du
mot 64 ».
L’analogie entre pouvoir paternel et pouvoir colonial se
fonde sur l’équivalence, d’une part, entre les peuples colonisa-
teurs et l’adulte, pleinement rationnel et capable de maîtrise de
soi, et, d’autre part, entre les peuples colonisés et l’enfant, être
encore immature, irrationnel, incapable d’agir de manière auto-
nome. L’incapacité d’agir ne concerne par les colonisés en tant
qu’individus – auxquels peut être reconnue une maturité plus
élevée –, mais l’ensemble du groupe. Penser le pouvoir colonial
à travers le modèle du pouvoir paternel signifie donc considérer
les peuples colonisateurs comme des « peuples adultes », pou-
vant agir librement et rationnellement, et les peuples colonisés
comme des « peuples enfants », incapables d’agir collective-
ment de façon rationnelle et nécessitant donc un pouvoir tuté-
laire pour les diriger vers leur propre bien. L’illustration la plus
évidente de l’immaturité des « peuples enfants » est la misère
proverbiale prévalant avant l’intervention de la puissance colo-
nisatrice : « Un peu partout, avant notre installation, l’indigène
menait une vie misérable, inconfortable au possible 65. »
La raison de cette misère est politique. Ces peuples ne
connaissent pas ce qui pour la tradition française est la « seule »
forme politique légitime et rationnelle : l’État-nation. Les
sociétés non européennes (dont on reconnaît la pluralité et la
différence) peuvent ainsi être présentées comme un tout indis-
tinct, uni par le dénominateur commun qu’est leur incapacité
politique. Quand elles ne vivent pas dans la plus complète anar-
chie, les populations non civilisées ne sont capables de déve-
lopper que des structures politiques primitives et despotiques,
qui les condamnent à une insécurité endémique :
« Avant l’occupation européenne, nulle colonie ne connaissait ce
qu’on entend ici par indépendance. Toutes vivaient sous la poigne
de dynasties despotiques ou dans une anarchie qui permettait

64. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 11.


65. G. HARDY, Nos grands problèmes coloniaux, Armand Colin, Paris, 1929, p. 14.

102
la « mission » civilisatrice

simplement aux forts de tyranniser les faibles. Elles étaient conti-


nuellement ravagées par des guerres, des massacres, des pillages,
des enlèvements en masse, et c’est cette inquiétude même, plus
encore que les conditions du milieu naturel, qui, de siècle en siècle,
les a maintenues dans l’infériorité et la misère 66. »
Le caractère tyrannique des structures politiques préexis-
tantes à l’occupation européenne est à l’origine d’un droit
d’intervention des pays civilisés et démocratiques, un droit que
J. Folliet interprète comme un devoir envers l’humanité :
« L’un des principaux motifs qui permettent l’exercice de ce droit,
c’est la présence, chez un peuple, d’une tyrannie intolérable écrasant
la masse ou une notable partie des citoyens. Chez certains peuples
“sauvages”, il arrive que cette tyrannie se rencontre sous différentes
espèces : sacrifices humains, anthropophagie, traite des esclaves,
ainsi de suite. Dans ces conditions, la charité fait un devoir aux
peuples mieux évolués de prendre la défense des faibles, de les
secourir et de les libérer, même par la force si des résistances
injustes dressent leurs obstacles 67. »
L’existence de sociétés tyranniques impose la colonisation
comme un droit-devoir aux sociétés qui ont développé une
structure politique légitime. Les structures politiques tyran-
niques semblent destinées, en l’absence d’intervention colo-
niale, à reproduire l’infériorité et la misère, car elles sont
incapables de garantir ce qui, depuis Hobbes, est le devoir
minimum de toute société politique, la pacification. Celle-ci
constitue la première et plus fondamentale prestation des
sociétés colonisées, justifiant à elle seule l’entreprise :
« Pour tant de crimes dont on l’accuse et dont elle n’est pas tou-
jours innocente, la colonisation contemporaine a du moins le mérite
d’avoir établi, dans des pays dévorés de guerres intestines, de
razzias et d’invasions, la paix. La pacification était la première de
ses besognes, la condition même de son action. Rien que par là,
elle faisait déjà œuvre de moralisation et se montrait supérieure aux
autorités qu’elle remplaçait 68. »
L’incapacité politique des populations non civilisées a pour
corollaire leur invisibilité sur le plan du droit international.
N’étant pas en mesure, en raison de leur immaturité, de consti-
tuer un corps politique légitime, les populations non organisées

66. Ibidem, p. 208.


67. J. FOLLIET, Morale internationale, op. cit., p. 201.
68. G. HARDY, La Politique coloniale, op. cit., p. 395.

103
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

politiquement selon le modèle de l’État-nation sont consi-


dérées comme inexistantes et leurs territoires comme « inoc-
cupés ». Louis Le Fur, dans un influent Précis de droit
international public publié à Paris en 1936, considère les terres
occupées par les populations non civilisées comme des « terri-
toires sans maître », disponibles à l’appropriation. Par l’expres-
sion « territoires sans maître », L. Le Fur ne veut pas indiquer
des espaces sans habitants, mais des territoires non organisés,
qui, ne connaissant pas une organisation politique comparable
à celle prévalant en Occident, peuvent être considérés comme
ouverts à l’occupation coloniale : « L’existence de territoires
sans maître, c’est-à-dire non organisés, telle est la première
condition d’une occupation régulière 69. »
Cette doctrine ne remonte pas aux années 1930. L’idée que
les terres habitées par des tribus « barbares » ou « sauvages »
– c’est-à-dire des populations non européennes – doivent être
considérées, du point de vue du droit international, comme
terrae nullius avait déjà trouvé une expression canonique de la
part des puissances coloniales lors de la conférence de Berlin
de 1885. J. Ferry, à l’époque ministre des Affaires étrangères,
l’exprime en ces termes : « D’après la doctrine communément
admise par les auteurs, un État peut acquérir, par la seule prise
de possession, la suzeraineté de territoires, soit inoccupés, soit
appartenant à des tribus sauvages 70. »
Les territoires sans habitants et les territoires habités par des
populations « inférieures » peuvent, sur la base de ce principe,
être considérés de la même manière. Selon Frédéric de Martens,
l’un des plus grands juristes français de la fin du XIXe siècle,
c’est chose possible en vertu de l’asymétrie caractérisant, en
liaison avec le concept clé de « civilisation », toute relation
coloniale : « Le droit international européen n’est point appli-
cable aux relations d’une puissance civilisée avec une nation
demi-sauvage 71. »
La relation coloniale ne met pas en rapport des pairs, mais
des populations relevant de niveaux de développement si

69. L. LE FUR, Précis de droit international public, Dalloz, Paris, 1936.


70. Lettre de Jules Ferry, ministre des Affaires étrangères, au baron de Courcel,
ambassadeur de France à Berlin, cité dans G. MANCERON, Marianne et les colonies,
op. cit., p. 146.
71. F. DE MARTENS, « La Russie et l’Angleterre dans l’Asie centrale », Revue de droit
international et de législation comparée, organe de l’Institut de droit international,
t. 11, 1879 ; cité dans G. MANCERON, Marianne et les colonies, op. cit., p. 147.

104
la « mission » civilisatrice

différents que ceux-ci rendent impossible l’application d’un


droit uniforme. Les « peuples enfants », incapables d’action
politique, ne peuvent être considérés comme des sujets juri-
diques dans le cadre du droit international :
« Le droit international n’est pas applicable à tout le genre humain.
Comment saurait-on appliquer ce droit, qui est le produit de la civi-
lisation et une conséquence de la communauté des idées morales
et juridiques des nations civilisées, aux peuples qui n’ont aucune
conscience des devoirs qui en découlent 72 ? »
Définir les populations colonisées comme politiquement
irresponsables rend les relations coloniales étrangères au cadre
du droit international. Les terres occupées par des populations
« arriérées » peuvent ainsi être légitimement occupées par des
peuples adultes, rationnels et industrieux, seuls capables,
comme nous le verrons, de les faire fructifier de façon adéquate.
Le pouvoir colonial en tant que pouvoir tutélaire – de même
que le pouvoir paternel qui s’arrête lorsque le mineur atteint la
majorité et acquiert la capacité d’agir – doit être pensé comme
limité dans le temps, puisque dès le départ son but est de dis-
paraître : « Il vient un temps où le tuteur se sent tenu d’éman-
ciper l’enfant mineur, où la loi à la fin fait de lui un majeur 73. »
C’est pour cette raison que la prise de possession d’un pays
ne peut que de façon impropre être comparée à une expropria-
tion. Selon J. Folliet une comparaison semblable ne tient pas
compte du caractère nécessairement temporaire de la tutelle
coloniale :
« Sans dépouiller les indigènes coloniaux de leur propriété sur leur
territoire et les biens qu’il abrite, l’État colonisateur tirera parti de
ces ressources, en attendant qu’ils soient capables d’y suffire par
eux-mêmes. Il agira comme en curateur à l’égard d’un mineur : il
gérera leurs possessions en “bon père de famille” et il les éduquera
pour les rendre, au plus tôt, aptes à la gestion de leurs biens 74. »
Reste à évaluer le temps nécessaire pour mener à bien
l’émancipation des peuples colonisés, un temps qui, de par la
difficulté de l’entreprise, ne peut jamais être établi de façon
précise. Il coïncide, en définitive, avec le temps qui doit être
concédé aux « populations enfants » des colonies pour qu’elles

72. Ibidem.
73. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 12.
74. J. FOLLIET, Morale internationale, op. cit., pp. 200-201.

105
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

puissent réaliser, sous la tutelle du colonisateur, le long chemin


qui les sépare de l’âge adulte, de l’acquisition de la raison, de
la conscience et de la capacité politique.
Selon Hardy, l’émancipation des peuples colonisés devra
advenir de façon prudente et progressive du fait qu’« un peuple
ne change pas ses instincts en quelques années 75 » :
« Si la domination européenne disparaissait, le passé resurgirait du
jour au lendemain. Ce serait le recommencement des luttes san-
glantes, des tyrannies de clans et de classes, des poursuites féroces
et des refoulements ; ce serait aussi l’abandon de toutes les entre-
prises de relèvement et de progrès – en somme, la plus désastreuse
faillite qu’on puisse imaginer 76. »
Concéder aux populations colonisées une liberté et un pou-
voir ne correspondant pas à leur degré de développement et
qu’ils ne sont pas capables d’exercer car leur « dressage moral »
n’est pas adéquat, signifie selon A. Sarraut risquer de les faire
retomber « dans l’anarchie d’où nous les avons tirées », abdi-
quant ainsi le devoir moral fondamental de la colonisation.
(« Nous n’avons pas le droit de les rejeter aux ténèbres, après
avoir illuminé leurs fronts des aurores d’un avenir
nouveau 77. »)
Pour cela, A. Sarraut se déclare fermement hostile à toute
hypothèse de concession de droits politiques aux populations
colonisées :
« Je repousse les systèmes de naturalisation en masse, comme les
systèmes de self-government ou de suffrage universel conféré col-
lectivement aux populations indigènes. Ce serait à mon avis la pire
démence que d’imposer à des races hétérogènes, dont les stades
d’évolution sont au surplus infiniment différents, l’uniformité rigide
des directions sociales et politiques auxquelles nous n’avons abouti
qu’après de longs siècles d’études et d’éducation 78. »
L’âge de la maturité des colonisés est ainsi renvoyé à un futur
indéterminé mais suffisamment lointain pour rendre nécessaire
une présence tutélaire stable.

75. G. HARDY, Nos grands problèmes coloniaux, op. cit., p. 208.


76. Ibidem.
77. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 171.
78. Ibidem, p. 167.

106
la « mission » civilisatrice

La différence coloniale et l’histoire universelle

Les différences qui séparent les populations française et indi-


gène empêchent donc temporairement l’application rigide du
principe d’égalité de tous les groupes humains. Mais, n’entre-
tenant aucun préjugé quant à l’unité du genre humain, A. Sar-
raut veille à maintenir la cohérence avec ce postulat
républicain :
« L’honneur de la France est d’avoir compris, la première, la valeur
d’humanité des races attardées et l’obligation sacrée de respecter et
d’accroître cette valeur. La grande pensée de justice qui imprègne
la tradition du pays de la Déclaration des droits de l’homme a
repoussé le dogme cruel qui décrétait l’infériorité définitive de cer-
taines races. Elle constate à coup sûr le retard de leur évolution,
mais, s’employant à en corriger les effets, elle s’efforce d’accélérer
les étapes ; et, dans l’argile informe des multitudes primitives, elle
modèle patiemment le visage d’une nouvelle humanité 79. »
La différence entre peuples civilisés et non civilisés n’est
donc pas pensée, dans cette citation et dans la précédente, en
termes de différence de nature mais d’évolution ou de dévelop-
pement, c’est-à-dire en termes essentiellement temporels. Pour
le nouveau discours colonial français, colonisateurs et colonisés
se situent à des étapes ou à des stades différents par rapport à
une même ligne évolutive. Cela lui permet, alors qu’il reconnaît
leur commune humanité, de sanctionner l’existence d’une hié-
rarchie. « Peuples adultes » et « peuples enfants » appartiennent
à la même espèce, mais se trouvent à différents moments de
la hiérarchie ordonnée de son évolution. La distance entre colo-
nisateurs et colonisés n’est donc pas celle absolue qui sépare
deux races, mais celle temporelle qui oppose un groupe
« attardé », « primitif », « archaïque » ou « non civilisé » à un
groupe « avancé », « moderne » ou « civilisé ». L’œuvre de
civilisation de la colonisation a pour fin de combler cet abîme
temporel et de conduire les « peuples enfants » jusqu’à leur
pleine maturité, c’est-à-dire à leur pleine humanité. L’humanité
de l’enfant n’est qu’une humanité potentielle, qui a besoin du
soin et de la tutelle de l’adulte pour se réaliser complètement.
Au bout du chemin de l’évolution de l’enfant se trouve
l’homme. Le devoir de l’homme est de faciliter le parcours de

79. Ibidem, p. 115.

107
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

ce chemin, en aidant l’enfant à développer ses capacités de rai-


sonnement et de maîtrise de soi – progressivement, sans brûler
les étapes, en attendant le temps naturellement nécessaire à sa
maturation. Le devoir moral suprême que le colonialisme se
fixe est celui de ressouder la fracture évolutive qui divise le
genre humain, en rétablissant son unité et en réalisant l’éga-
lité naturelle de tous ses membres. Pour ce faire, il doit modeler
l’« argile informe » des populations primitives « à l’image » des
sociétés civilisées. Alain Ruscio, dans une importante étude sur
l’idéologie coloniale, Le Credo de l’homme blanc, décrit ainsi
la relation existant entre « peuples enfants » et « peuples
adultes » :
« Ce qu’ils sont, nous (= nos aïeux) le fûmes. Ce que nous sommes,
ils le seront. Un jour lointain. Les sociétés européennes des XIXe et
XXe siècles apparaissent ainsi […] comme un achèvement, comme
un but ultime vers lequel toutes les sociétés devraient, devront se
rapprocher. Peuples européens, peuples adultes. Les autres, tous les
autres, peuples enfants, à des degrés divers d’évolution vers la
maturité 80. »
Une telle vision relève d’une interprétation évolutionniste et
monologique de l’histoire, reposant sur l’utilisation du terme
« civilisation » dans son acception singulière et absolue et
posant la civilisation occidentale comme la fin inéluctable et
unique de l’histoire du genre humain. Si le modèle social, éco-
nomique et culturel incarné par l’Occident représente l’« achè-
vement » naturel de l’histoire humaine, son destin, alors, tout ce
qui échappe au grand récit de la civilisation – usages, cou-
tumes, traditions, structures communautaires, conceptions de la
propriété autres que celle de la propriété bourgeoise, etc. – est
nié dans sa fonction historique, conçu comme facteur de retard
développemental, comme une variation stérile, ou encore
comme une dangereuse déviation sur le chemin linéaire qui
mène à la vérité du monde et à la plénitude de l’histoire. Les
nations civilisées, détentrices du monopole de la modernité,
sont donc les seules à appartenir au présent de l’histoire. Les
peuples colonisés se situent, au contraire, dans le passé, aux
échelons les plus reculés de l’histoire humaine, à des niveaux
dépassés et destinés inévitablement à disparaître.

80. A. RUSCIO, Le Credo de l’homme blanc, op. cit., p. 56.

108
la « mission » civilisatrice

La colonisation se présente comme « un devoir plutôt qu’un


droit 81 », dont les pays plus avancés assument la responsabilité
envers l’humanité. Le but de la colonisation en tant que mission
civilisatrice est de combler la distance temporelle – et donc
morale – qui sépare les peuples civilisés des non civilisés, réalisant
ainsi l’idéal de l’unification du genre humain. Pour reprendre les
mots de G. Hardy, « tout l’objet de la politique indigène est de
combler peu à peu le fossé intellectuel et moral qui nous sépare
des populations coloniales 82 ».
Les spécificités culturelles des populations colonisées rendent
l’œuvre de colonisation non seulement méritoire et juste mais
nécessaire. En effet, le retard des non-civilisés est dû à leur
culture, qui, comme nous l’avons vu, corrompt leurs capacités
intellectuelles en les condamnant à l’état de minorité plus encore
que ne le ferait une cause biologique. C’est uniquement par l’inter-
vention providentielle des nations civilisées que ces populations,
maintenues par leurs infantiles habitudes culturelles dans le cercle
fermé de la reproduction de la tradition, peuvent s’acheminer vers
la maturité, la rationalité et la paix. En son absence, la distance
entre colonisateurs et colonisés tend à s’agrandir. Selon R. Mau-
nier, l’opposition entre populations « attardées » et « avancées »
correspond aussi au clivage entre groupes vivant selon la « tradi-
tion » et groupes privilégiant l’« invention » :
« Le groupe attardé vit communément par la tradition : coutumes éta-
blies, conceptions ancestrales, et vit dans le passé. Il s’adresse à ses
morts pour découvrir ce qu’il faut faire en cas de doute ou de danger.
Hommes du passé et non du futur, ainsi que le sont tous ces conqué-
rants, tous ces dominants, les Occidentaux, qui sont allés dans les pays
de l’outre-mer pour les gouverner et les exploiter. Ceux-ci, ce sont les
gens de l’invention ; hommes du futur et non du passé, cherchant du
nouveau, voulant le progrès, et le poursuivant opiniâtrement ; en quête
toujours de révolution ou d’évolution 83. »
Colonisateurs et colonisés n’ont pas, selon la pensée colo-
niale, la même relation au temps. Les seconds restent bloqués
dans l’« imaginary waiting room of history 84 », où ils attendent de
pouvoir accéder au présent grâce à la médiation civilisatrice des
nations colonisatrices. Quant aux premiers, amoureux du progrès

81. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 338.


82. G. HARDY, Nos grands problèmes coloniaux, op. cit., p. 196.
83. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 16.
84. Voir l’introduction de D. CHAKRABARTY, Provincializing Europe. Postcolonial
Thought and Historical Difference, Princeton University Press, Princeton/Oxford, 2000.

109
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

et revendiquant le monopole de la modernité, ils ne dominent pas


seulement le présent, mais sont la clé de toute possibilité d’évo-
lution des sociétés colonisées, servant de modèle à leur
modernisation 85.
La colonisation en tant que civilisation est la rencontre spa-
tiale de populations appartenant à des temporalités différentes. Elle
se produit, en effet, lorsqu’un groupe cosmopolite, appartenant
au présent de l’histoire universelle, rencontre un groupe endé-
mique, enfermé dans la reproduction du passé, c’est-à-dire dans
la répétition de ses traditions. Dans la différence qu’il établit entre
civilisés et non-civilisés, le colonialisme s’appuie presque invaria-
blement sur un discours allochronique, confinant les différentes
populations à l’intérieur de régimes temporels distincts et hiérar-
chiquement organisés. En ce sens, le discours colonial ne fait que
reproduire – en l’amplifiant – ce qui, pour Johannes Fabian,
constitue les limites de la réflexion anthropologique depuis les
origines : « L’anthropologie est apparue et s’est instituée sous la
forme d’un discours allochronique (allochronic discourse) ; c’est
une science d’hommes différents dans un Temps différent 86. »
Pour J. Fabian, cette dimension du discours anthropologique ne
peut être correctement appréhendée que si on la lie directement à
la question coloniale :
« Parmi les conditions historiques de l’apparition de notre discipline,
qui ont influencé son développement et sa différenciation, il y eut la
montée du capitalisme et son expansion impérialiste et colonialiste dans
les sociétés mêmes qui sont devenues l’objet de notre enquête. Pour
cela, les sociétés expansionnistes, agressives et oppressives, que nous
appelons collectivement de façon inexacte l’Occident, avaient besoin
d’Espace à occuper. De façon plus profonde et problématique, elles
avaient besoin de Temps pour y calquer les schémas d’une Histoire à
sens unique [one-way history] : progrès, développement, modernité (et
leurs reflets en négatif : stagnation, sous-développement et tradition).
Bref, la géopolitique fonde ses racines idéologiques [ideological foun-
dations] dans la chronopolitique [chronopolitics] 87. »

85. Pour une critique du concept monologique et eurocentrique de modernité, que


l’on pourrait remplacer par le concept pluriel et dialectique d’« entangled modernities »,
voir S. EISENSTADT, « A Reappraisal of Theories of Social Change and Modernization »,
in H. HAFERKAMP et N. J. SMELSER (dir.), Social Change and Modernity, California
University Press, Berkeley/Los Angeles, 1992 ; S. EISENSTADT, Comparative Civiliza-
tions and Multiple Modernities, Boston Brill Academic Publishers, Leiden, 2003.
86. J. FABIAN, Time and the Other : how Anthropology Makes its Object, Columbia
University Press, New York, 1983, p. 143.
87. Ibidem, pp. 143-144.

110
la « mission » civilisatrice

L’impérialisme en tant que phénomène historique exigeait


comme corollaire fondamental une opération de type culturel, sans
scrupule, capable de monopoliser le savoir sur le temps et son
véritable déroulement, c’est-à-dire une « chronopolitique » adé-
quate. La production de cette chronopolitique est, selon J. Fabian,
la préoccupation spécifique du savoir anthropologique depuis ses
origines. L’anthropologue a le monopole du savoir sur le temps, il
a la connaissance de son véritable déroulement. C’est à partir
d’une telle présomption que l’objet du discours anthropologique
– l’Autre – est invariablement projeté dans un autre temps.
L’anthropologie apparaît ainsi comme
« un discours dont le référent a été effacé du présent du sujet parlant/
écrivant. Cette “relation pétrifiée” est un scandale. L’Autre de l’anthro-
pologie coïncide, au bout du compte, avec d’autres personnes qui sont
nos contemporains 88 ».
Pour J. Fabian, le scandale de l’anthropologie réside dans le
« denial of coevalness » entre l’anthropologue et l’objet de son
étude, c’est-à-dire dans la négation systématique de la contempo-
ranéité entre observateur et observé. Cette négation apparaît dans
toute sa complexité à travers la pratique ethnographique, où la
contemporanéité de l’anthropologue et de son objet ne peut être
niée. Le même scandale et la même problématique traversent la
pensée coloniale, qui, si elle confine idéologiquement les colo-
nisés dans le passé de l’histoire humaine, ne peut pas éviter de
les reconnaître comme contemporains au moment de sa mise en
œuvre : en tant qu’objet de pouvoir, l’« autre » colonial ne peut
qu’être reconnu comme étant présent. Face à l’évidence drama-
tique de la contemporanéité du colonisateur et du colonisé, l’allo-
chronie du discours colonial n’est pas simplement un fait
linguistique, mais un acte immédiatement politique. Son résultat
est double : d’un côté, il permet la production d’une cosmologie
politique (political cosmology 89), fondée sur la relégation des
populations colonisées à un niveau hiérarchiquement inférieur ; de
l’autre, il permet de soutenir que cette même cosmologie se base
sur l’idéal de l’unité du genre humain.

88. Ibidem, p. 143.


89. Ibidem, p. 152.
5
La mise en valeur du globe

« Car pourquoi l’esprit de sédition serait-il la réponse


aux largesses d’un bienfaiteur ? La colonisation euro-
péenne n’a-t-elle pas peuplé les continents de ses pro-
diges ? N’a-t-elle pas distribué partout les
transformations fécondes, les initiatives créatrices, les
activités productives, les éléments de fortune, les
facultés du mieux-être ? N’a-t-elle pas fertilisé
d’immenses stérilités, multiplié l’abondance de toutes
richesses, développé leur circulation, accru pour
l’humanité la vaste ressource des biens qui la
nourrissent ? »
Albert SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales

Avant d’accéder en 1928 au titre de lord pour ses mérites


comme administrateur colonial, Frederick John Dealtry Lugard
(1858-1945) était connu comme le colonel Lugard, officier de
la Royal Army. Au service de la British East Africa Company
depuis 1889, il est envoyé en Ouganda en 1890 avec pour mis-
sion d’assurer la domination britannique sur le territoire. Une
fois l’Ouganda « pacifié », Lugard retourne en Grande-Bre-
tagne et pousse à la création d’un protectorat britannique dans
ce pays, ce qui est chose faite en 1894. Nommé « british
commissioner » pour le Nigéria du Nord, il y crée en 1897 la
West African Frontier Force, qui en 1903 soumet définitive-
ment le pays à l’influence britannique. Gouverneur militaire
général du Nigéria de 1912 à 1919, c’est à lui que l’on doit la
configuration actuelle du pays, obtenue par la fusion adminis-
trative des protectorats du Nord et du Sud avec la colonie de

112
la mise en valeur du globe

Lagos. En 1922, Lugard rédige un texte destiné à figurer parmi


les classiques de la littérature coloniale, The Dual Mandate in
British Tropical Africa, il est lu et cité comme une référence
par la majeure partie des auteurs de la pensée coloniale que
nous avons précédemment évoqués. Lugard y décrit le pouvoir
exercé par les Britanniques dans les colonies africaines comme
un « trusteeship », un mandat fiduciaire pour mener à bien la
double mission de :
– travailler en vue du progrès (de la civilisation) des
« races » dominées ;
– développer les ressources matérielles des pays occupés
pour le bénéfice de l’espèce humaine en général.
Conformément à la structure du trusteeship 1 – qui lie la légi-
timité du pouvoir au respect des engagements du mandat et jus-
tifie, depuis sa formulation originaire par Locke, la résistance
dans le cas où l’exercice du mandat dépasse ces limites –, la
double mission que le colonialisme se voit assignée résume les
modalités de sa légitimité. Le « dual mandate » de Lugard,
explicitant le contenu de la mission coloniale, nous parle en réa-
lité des stratégies de légitimation de l’entreprise coloniale, qu’il
présente comme doubles. La mission civilisatrice constitue,
comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le thème
central du discours colonial français, au point de pouvoir en
définir la spécificité. L’insistance sur ce thème ne signifie tou-
tefois pas que la pensée coloniale française ignore la seconde
injonction du mandat lugardien. Il s’agit maintenant de rappro-
cher cette seconde stratégie de légitimation, à laquelle corres-
pond une définition alternative de la colonisation, et sous de
nombreux aspects complémentaire, à celle qui en faisait un
équivalent de « civilisation ». A. Girault la formule en ces
termes : « La colonisation apparaît comme le grand phénomène
historique qui résume la mise en valeur du globe par les peuples
civilisés 2. »
« Mise en valeur » est une expression typiquement coloniale,
utilisée pour résumer l’aspect le plus matériel de la colonisa-
tion. Seuls les peuples civilisés peuvent être l’objet des pro-
cessus de civilisation et de mise en valeur du globe. À la notion

1. Sur le caractère central de la notion de « trusteeship » dans la philosophie politique


de Locke, voir notamment M. MERLO, « Potere naturale, proprietà e potere politico in
John Locke », in G. DUSO (dir.), Il potere. Per la storia della filosofia politica moderna,
Carocci, Rome, 1999.
2. A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 25.

113
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

de « mise en valeur » sont associés tous les thèmes liés à la


modernisation des colonies (hygiène, santé, éducation, dévelop-
pement des infrastructures comme la construction des rues, des
voies de chemin de fer, des ports, des aéroports, etc.), censés
permettre une exploitation plus rationnelle des ressources natu-
relles des territoires dépendants. (« Coloniser c’est, en effet,
mettre en valeur les richesses naturelles d’une région et créer
l’outillage économique nécessaire 3. »)
Nous verrons ici comment le thème de la mise en valeur
devient une légitimation du système colonial dans son ensemble
et comment cette légitimation continue à s’appuyer sur des
arguments d’inspiration universaliste.

Les ressources naturelles,


patrimoine commun de l’humanité

L’importance théorique de la notion de « mise en valeur »


pour la pensée coloniale française trouve sa plus claire expres-
sion dans l’œuvre de A. Sarraut. Celui-ci en avait fait le centre
de sa doctrine depuis son expérience d’administrateur. Au len-
demain de la Grande Guerre, il avait tenté sans succès de faire
approuver une loi pour financer les grands emprunts nécessaires
à la mise en œuvre d’un ambitieux plan d’investissements dans
les colonies. En 1923, il avait rédigé une étude approfondie, sur
la base d’une minutieuse analyse économique, dans laquelle il
démontrait la nécessité d’un fort investissement infrastructurel 4.
Dans son livre le plus important, Grandeur et servitude colo-
niales, A. Sarraut évoque le thème de la mise en valeur comme
étant à l’origine même du phénomène colonial, qu’il consi-
dère à son tour comme le moteur essentiel de l’histoire univer-
selle. Il fait commencer l’histoire coloniale avec les civilisations
grecque et romaine, creusets du génie colonisateur européen.
L’origine de ce génie vient, selon A. Sarraut, de la nécessité,
à savoir de la carence en ressources naturelles du sol et du
sous-sol européens. Par une sorte de réécriture du mythe
raconté dans le Protagoras de Platon, il énonce que, lors de
la distribution des richesses opérée par la nature aux premiers
temps du monde, l’Europe aurait reçu une terre dépourvue de

3. Ibidem, p. 23.
4. A. SARRAUT, La Mise en valeur des colonies françaises, Larose, Paris, 1923.

114
la mise en valeur du globe

ressources matérielles. Pour compenser ce défaut, les peuples


européens auraient obtenu en contrepartie le monopole de
l’ingéniosité. La nature aurait en somme donné à l’Europe le
« génie inventif des races blanches », contenant en soi « la
science d’utilisation des richesses naturelles », alors qu’au reste
du monde seraient revenus en quelque sorte « les plus vastes
réservoirs de ces matières […], vers lesquels le besoin de vivre
et de créer jettera l’élan des pays civilisés » 5. La colonisation
serait ainsi l’instrument permettant de corriger les erreurs de
distribution de la nature, enlevant des mains des « civilisations
incapables de mettre en valeur leurs réserves de richesses natu-
relles 6 » ces terres qui ne leur servent à rien pour les confier
aux Européens, uniques possesseurs de la « science » autori-
sant leur bon usage. L’argumentation de A. Sarraut résume de
manière exemplaire les convictions de la pensée coloniale et
mérite pour cela d’être suivie dans le détail.
Comme pour Locke 7 et Kant, la terre est pour Sarraut le
patrimoine commun du genre humain : « L’humanité totale doit
pouvoir jouir de la richesse totale répandue sur la planète 8. »
La possession de ces richesses par des peuples spécifiques ne
peut donc enlever « le droit de l’univers d’utiliser les ressources
offertes en tous lieux par la nature à la satisfaction légitime
des besoins humains 9 ». Il s’agit d’un droit possédé par toute
l’espèce humaine, plus élevé que les droits particuliers de
quelque communauté que ce soit :
« Supérieur à tous les droits, se dresse le droit total de l’espèce
humaine à vivre sur la planète une vie meilleure, par l’usage plus
abondant des biens matériels et des richesses spirituelles suscep-
tibles d’être fournis à l’ensemble des vivants 10. »
Le droit de l’humanité dans son ensemble à ce qui pourrait
être défini comme la maximisation des ressources matérielles
existe dans le contexte de ressources inégalement distribuées
sur la superficie de la planète :

5. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 58.


6. Ibidem.
7. D. COSTANTINI, « La teoria lockeiana della proprietà e l’America : alla radice della
giustificazione dell’idea coloniale », Rivista elettronica della Società Italiana di Filo-
sofia Politica, 2005, <www.sifp.it>.
8. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 111.
9. Ibidem, p. 112.
10. Ibidem, pp. 108-109.

115
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

« La nature, à travers la surface de la terre, a inégalement réparti


ces facultés et ces ressources, avec l’inégale influence des climats,
des fertilités et des valeurs héréditaires. Sa dévolution capricieuse a
localisé ici ou là les unes et les autres, dans la diversité, la disper-
sion et le contraste 11. »
Le « caprice naturel » a fait qu’une part importante des res-
sources naturelles se trouve dans les territoires occupés par des
populations incapables de les exploiter rationnellement :
« L’on a pu voir, durant de longs siècles, la plus vaste accumula-
tion des richesses naturelles stérilement bloquée dans l’étendue de
territoires occupés par des races attardées qui, n’en sachant pas tirer
profit pour elles-mêmes, pouvaient encore moins les verser dans
le grand torrent circulatoire où s’alimentent les besoins chaque jour
croissants de l’humanité 12. »
Les ressources naturelles ne sont pas immédiatement des
richesses. Pour qu’une telle transformation s’opère, il faut
qu’intervienne le travail humain. Les populations non civi-
lisées des colonies, incapables d’agir collectivement de façon
rationnelle, ne sont pas en mesure d’assurer l’exploitation des
ressources, privant l’humanité d’une part importante des poten-
tielles richesses auxquelles elle a droit. C’est de ce point de vue
que A. Sarraut peut se demander si l’occupation d’un territoire
par une population en incapacité peut être considérée comme
légitime :
« Est-il juste, est-il légitime qu’un tel état de choses indéfiniment se
prolonge ? Et comment pourrait-il se maintenir alors que le mouve-
ment même de la vie universelle projette une lumière crue sur cette
grave réalité : l’augmentation incessante du nombre des vivants, du
nombre de bouches à nourrir ? […] Faut-il donc laisser en friche,
faut-il abandonner aux ronces de l’ignorance ou de l’incapacité les
immenses étendues incultes d’où ces nourritures peuvent jaillir 13 ? »
L’argument démographique est agité par A. Sarraut comme
une preuve décisive de la nécessité d’opérer une adéquate mise
en valeur du globe, c’est-à-dire de soustraire aux populations
incapables les terres inutilement occupées par elles. L’incapa-
cité des populations attardées à mettre à profit de manière adé-
quate les ressources dont la nature a doté leurs terres fait

11. Ibidem, p. 109.


12. Ibidem.
13. Ibidem, pp. 109-110.

116
la mise en valeur du globe

apparaître celles-ci comme des sols inutilisés. C’est donc un


argument humanitaire qui impose aux nations civilisées le
devoir de coloniser les terres inexploitées.
A. Girault l’avait exprimé en ces termes : « une race
d’hommes n’a pas le droit de faire bande à part, de se refuser
à toute communication avec les autres et de laisser inutilisés
des territoires immenses dont elle ne sait tirer parti 14 ». Pour lui
aussi prévalait ici un « droit naturel et supérieur » :
« Celui de se procurer par le travail et par l’échange des produits de
toute nature qui se rencontrent à la surface du globe. Certaines peu-
plades par exemple ne peuvent empêcher d’utiliser les ressources
de leurs sol ou sous-sol, ressources qui sont souvent un monopole
naturel 15. »
G. Hardy définit ce droit comme « [celui des] puissances
civilisées de se substituer aux “races incompétentes” dans
l’exploitation des richesses terrestres 16 ».
La mise en valeur des territoires colonisés est un droit/
devoir hautement moral des peuples civilisés, qui doit per-
mettre de mettre un terme à ce qui, pour J. Folliet, constitue une
« situation anormale, préjudiciable au bien de l’humanité », à
savoir
« [l’existence de] peuplades, dites sauvages ou primitives, dis-
persées sur des immenses étendues et détenant une vague propriété
politique de richesses naturelles qu’elles n’exploitent pas, faute de
savoir, de pouvoir ou de vouloir 17 ».
Au droit supérieur qui impose la mise en valeur du globe
comme un devoir envers l’humanité ne peut être opposé aucun
prétendu droit de première occupation, qui, du point de vue
de l’argumentation ici exposée, se réduirait à un « droit de
farouche isolement », risquant de pérenniser, pour reprendre à
nouveau les mots de A. Sarraut, « en des mains incapables la
vaine possession de richesses sans emploi 18 ».
Pour cela, « le sauvage qui maintient improductives [ces
terres] peut en être, au moins momentanément, dessaisi en vue
de l’intérêt commun 19 ». C’est donc au nom de l’humanité que

14. A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 27.


15. Ibidem.
16. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 336.
17. J. FOLLIET, Morale internationale, op. cit., p. 200.
18. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 111.
19. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 336.

117
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

Sarraut peut répondre aux défenseurs des populations


colonisées :
« Non ! Un droit dont l’exercice se retourne contre les droits du
mieux-être universel n’est pas un droit. […] Et nulle appropriation,
fût-elle millénaire, ne peut invoquer la prescription contre le droit de
l’univers d’utiliser les ressources offertes en tous lieux par la nature
à la satisfaction légitime des besoins humains 20. »
L’abondance spirituelle et matérielle ne peut s’accomplir,
pour A. Sarraut, dans l’isolement égoïste auquel certaines races
semblent prétendre. C’est seulement à travers la collaboration
entre les diverses populations – en « échangeant amplement
leurs ressources naturelles et les facultés propres de leur génie
créateur 21 » – que le patrimoine de l’humanité peut être opti-
misé. La collaboration entre les « races » doit tenir compte du
différent niveau de civilisation atteint pour donner lieu à une
division du travail profitable à tous. Dans la division préfigurée
par A. Sarraut, le devoir des peuples « arriérés » est de mettre
les richesses inutilisées de leurs terres à disposition du génie
valorisateur des peuples les plus avancés. Voici pour A. Sar-
raut « l’idée générale sur laquelle la colonisation moderne peut
prendre assise », une idée qui trouve son « étoile polaire » dans
l’intérêt de l’humanité et – à terme – dans le bien-être de ces
mêmes populations dépossédées :
« Au nom du droit de vivre et du bien commun de l’humanité, la
colonisation, agent de la civilisation, va prendre charge de la mise
en valeur, de la mise en circulation des richesses que des posses-
seurs débiles détenaient sans profit pour eux-mêmes et pour tous.
C’est pour l’utilité de tous qu’on agit ainsi. Et d’abord pour le bien
même de ceux qu’on paraît déposséder 22. »

Colonies de peuplement et d’exploitation

Mais que doit-on entendre concrètement par « mise en


valeur » ? Comment advient-il que les ressources inutilisées
d’un pays puissent être reversées dans le patrimoine commun de
l’humanité ? Tenter de répondre à ces questions signifie pour
G. Hardy aborder un niveau de compréhension plus profond du

20. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 111.


21. Ibidem, p. 109.
22. Ibidem, p. 112.

118
la mise en valeur du globe

thème de la valorisation. Il s’agit d’arriver enfin à l’appré-


hender comme un problème de ressources humaines plutôt que
naturelles : « Par quelque côté qu’on aborde le problème de la
mise en valeur de colonies […] pour avoir des chances de le
résoudre, il convient avant tout de le traiter comme un problème
humain 23. »
Le problème de la « mise en valeur » est un problème
humain, puisque l’exploitation rationnelle des richesses inuti-
lisées demande une immense quantité de main-d’œuvre. C’est
cette nécessité qui a fait apparaître pendant longtemps l’escla-
vage, pourtant inacceptable à l’intérieur de l’horizon républi-
cain, comme la solution :
« Dans les “Îles”, au temps de la traite des Noirs, le problème de
la mise en valeur était relativement simple : l’exploitant européen
avait à sa disposition une main-d’œuvre peu coûteuse, condamnée à
l’obéissance absolue, sur un sol où nulle contestation ne pouvait se
produire, puisqu’en général les indigènes en étaient disparus 24. »
Les solutions alternatives mises en œuvre pour résoudre ce
problème décisif donnent lieu à diverses expériences coloniales,
les colonies de peuplement et les colonies d’encadrement.
Ce qu’on appelle des « colonies d’habitation » ou « de peu-
plement » recouvrent des trajectoires très diverses (Australie,
Canada, Afrique du Sud, Antilles, etc.), mais présentant comme
un trait commun : « à la place ou à côté des indigènes, l’enraci-
nement définitif et multiple de souches européennes 25 ». Dans
ces colonies, l’ampleur du flux de peuplement permet que la
valorisation des ressources soit réalisée directement par les
Européens. Là où la présence de ceux-ci est importante, le pro-
blème central est celui de l’appropriation de la terre :
« Ce qu’il faut, c’est du terrain pour ce colon ; pour habiter et
cultiver, il faut qu’existent des terrains inoccupés ; quartiers déserts,
où les colons se fixeront sans expulser, sans refouler les premiers
occupants. Mais, d’autres fois, il faudra bien, bon gré mal gré, que
soient repoussés tous ces habitants qui tiennent le sol, mais qui ne
savent pas, par leurs pauvres moyens, en réaliser la mise en
valeur 26. »

23. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 382.


24. Ibidem, p. 373.
25. Ibidem, p. 11.
26. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 7.

119
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

L’incapable propriété indigène doit, bon gré mal gré, céder le


pas pour permettre la « constitution rapide des grands domaines
européens 27 », les seuls capables d’exploiter rationnellement les
ressources existantes. Le cas de l’Algérie – la seule colonie de
peuplement de l’empire colonial français – est encore une fois
paradigmatique. Selon l’historien Benjamin Stora, ce pays igno-
rait, avant la conquête, l’institution de la propriété privée :
« L’Algérie […] ne connaissait qu’une hiérarchie compliquée de
droits d’usage. Ceux-ci se décomposaient en deux grandes caté-
gories de statuts : les droits du bey en sa qualité de souverain et les
droits des tribus. Les terres du bey étaient de trois sortes : les terres
melk étaient allouées à des particuliers, mais le souverain conser-
vait sur elles un droit ultime ; les terres beylik, les meilleures, étaient
cultivées sous l’administration directe du bey ; enfin les terres
confisquées aux tribus rebelles. Pour les autres terres, inaliénables,
les droits appartenaient à la tribu tout entière en indivision (terres
arch), mais tout membre de la tribu travaillant la terre avec sa
charrue pouvait prétendre au droit d’usage héréditaire et à l’appro-
priation du produit 28. »
Ce système complexe d’accès non mercantile à la terre
devient la cible d’une œuvre systématique de destruction par le
colonialisme français. La première appropriation, qui inter-
vient immédiatement après la conquête militaire, concerne les
terres beylik, que l’État français, qui se voulait le successeur
du bey – le prince vassal de l’Empire ottoman – dans le droit
de souveraineté, distribua aux colons. Les spoliations sui-
vantes (qui auront abouti à soustraire à la population musul-
mane d’Algérie 7,5 millions d’hectares de terre à la date de
1919) s’inscrivent en revanche dans un cadre législatif 29. Le
sénatus-consulte du 22 avril 1863, sous prétexte d’établir offi-
ciellement la propriété traditionnelle des tribus, ne reconnaît
celle-ci que sur une superficie restreinte des terres, autorisant
l’exploitation de celles qui restent. Les lois du 26 juillet 1873
et du 22 avril 1887 vont dans la même direction, consentant à
livrer la terre indigène au marché français. Le résultat, comme
l’admet G. Hardy lui-même, est le suivant :

27. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 379.


28. B. STORA, Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954), La Découverte, Paris,
1991, pp. 25-26.
29. Cela n’a pas empêché que l’expropriation violente se poursuive chaque fois que
les circonstances la rendaient praticable, en particulier comme représailles aux actes de
rébellion.

120
la mise en valeur du globe

« En fait, sinon de propos délibéré, il s’est produit un refoule-


ment, qui sans doute a eu pour effet une magnifique transforma-
tion de l’économie algérienne, mais qui, sur d’immenses espaces, a
réduit à rien le paysannat indigène 30. »
Si les caractéristiques très particulières de la colonisation
algérienne imposent comme une nécessité la spoliation de la
propriété indigène au prix de la destruction du paysannat, dans
les autres colonies le « principal objet de la colonisation » doit
être au contraire « le maintien et le renforcement du pay-
sannat » 31. Dans la quasi-totalité des colonies françaises, la
population d’origine européenne est en fait trop peu nombreuse
pour pouvoir s’engager personnellement dans la mise en valeur
du territoire. Dans les colonies qui ne sont pas de peuplement,
le problème principal n’est pas celui de la terre mais celui du
travail : l’enjeu est de repérer la main-d’œuvre nécessaire à la
valorisation des ressources naturelles. La solution ne peut que
résider dans « une organisation progressive du travail indi-
gène 32 ». C’est à partir de telles considérations que la pensée
coloniale définit la majeure partie des dépendances françaises
comme des « colonies d’encadrement » ou « d’exploitation ».
R. Maunier nous suggère d’entendre par là avant tout des
« colonies où les colons sont peu nombreux 33 ». Le problème
de la mise en valeur s’y confond avec celui du travail :
« Dans ces pays, c’est le problème du travail qui est toujours au
premier plan, puisqu’il s’agit de procurer et conserver des travail-
leurs, et sans compter sur les colons, qui sont, comme on dirait, tra-
vail de direction, mais ne sont pas du tout travail d’exécution 34. »
Les colonies d’encadrement sont également définissables
comme des « colonies de direction, d’orientation, d’éducation
de la main-d’œuvre de couleur 35 », où la mission des colons
– expression du droit/devoir de mettre en valeur le territoire
pour la gloire et le bien-être de l’humanité – doit donc être celle
de
« diriger et d’orienter l’exploitation du pays neuf par la main-
d’œuvre de couleur. Les colons peu nombreux, en vertu du climat ;

30. G. HARDY, La Politique coloniale, op. cit., p. 379.


31. Ibidem, p. 375.
32. Ibidem, p. 382.
33. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., pp. 5-6.
34. Ibidem, p. 6.
35. R. MAUNIER, Introduction générale, op. cit., p. 7.

121
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

ils seront un élément ordonnateur des forces du pays ; l’état-major


des dirigeants de la main-d’œuvre de couleur ; et leur mission sera,
ainsi qu’on a bien dit, l’encadrement des travailleurs. S’ils sont,
comme il advient, quelques milliers […], il ne peut donc aucune-
ment être question qu’ils soient cultivateurs ; ils seront les chefs et
non les agents de l’exploitation, qui se fera par la main-d’œuvre des
natifs 36 ».

Travail et civilisation

L’abolition de l’esclavage – qui, comme nous l’avons vu,


devient immédiatement un argument en faveur de la colonisa-
tion – a rendu nécessaires de nouvelles formes d’encadrement
des travailleurs. Celle le plus communément employée par le
colonialisme français pour mettre au travail la main-d’œuvre
locale réticente est, jusqu’au second après-guerre, le travail
forcé. Dans un premier temps, la continuité avec le système
esclavagiste est totale. Les esclaves sont achetés aux trafi-
quants et rassemblés dans les prétendus « villages de liberté »,
où ils sont libérés pour être transformés en « engagés à temps »
et contraints au travail. De 1883 à 1886, Paul Vigné – qui
démissionnera de l’armée pour devenir un homme politique et
un écrivain – occupe les fonctions d’officier médecin de la
marine de garnison au Sénégal. Dans un article publié dans
L’Aurore, journal proche de Clemenceau, il décrit ainsi la conti-
nuité entre esclavage et travail forcé :
« Les administrateurs, les commandants militaires des cercles reçoi-
vent l’ordre de recruter dans leur district un nombre déterminé de
sujets ; en même temps, on met à leur disposition les sommes
importantes que cette opération exigera. À partir de ce moment,
dans ces postes-là, le registre des engagements volontaires est
ouvert, c’est-à-dire que les caravaniers marchands d’esclaves sont
admis à présenter au commandant leur marchandise ; à partir de ce
moment aussi, le genre de trafic auquel on va se livrer ne s’appellera
plus la traite mais un acte de libération, l’esclave ne sera plus un
esclave mais un engagé 37. »

36. Ibidem, pp. 5-6.


37. P. VIGNÉ D’OCTON, La Gloire du sabre, Flammarion, Paris, 1900, cité dans
G. MANCERON, Marianne et les colonies, op. cit., p. 205. Pour une présentation de la
figure de Paul Vigné d’Octon, voir pp. 238-240.

122
la mise en valeur du globe

Selon G. Manceron, entre 1888 et 1911, on dénombre


14 « villages de liberté » – véritables camps de travail – au
Sénégal, 31 en Guinée, 15 en Côte-d’Ivoire et 98 au Soudan
au moment de la conquête. Le recours au travail forcé devient
systématique au cours de la Première Guerre mondiale, dans
le cadre du processus plus général de mobilisation totale de la
nation. Les bons résultats obtenus encouragent son maintien,
une fois la guerre terminée. Ce système se répand non seule-
ment dans les territoires contrôlés par la France, mais aussi dans
la majeure partie des colonies européennes, et son usage est
systématique au Congo belge et dans les colonies portugaises.
L’évident scandale de la situation pousse la Confédération
internationale du travail à organiser, du 10 au 28 juin 1930 à
Genève, une conférence internationale spécifiquement consa-
crée au travail forcé. Son but est de convaincre les puissances
coloniales d’appliquer aux colonies les mêmes conventions
internationales relatives à la protection des travailleurs qu’elles
se sont engagées à faire respecter dans leur patrie. La France
s’oppose avec force à l’abandon de ce qu’elle préfère appeler
le « travail obligatoire 38 ». Sa position apparaît toutefois insou-
tenable à la majeure partie des puissances coloniales, jusqu’à
l’Italie mussolinienne 39. La conférence se conclut donc par la
signature d’un document proclamant la mise au ban du travail
forcé et enjoignant la France d’en éviter l’usage. Le 21 août de
la même année, Paris adopte un décret, qui représente la pre-
mière tentative de réglementation en la matière. Son contenu
n’est guère ambitieux, comme le souligne l’historienne Cathe-
rine Coquery-Vidrovitch :
« Celui-ci [le décret du 21 août] se contentait, d’une façon on ne
pouvait plus vague, d’inviter les gouverneurs à proposer des arrêtés
pour réglementer “tout travail […] pour l’exécution duquel […] un
individu ne s’est pas offert de plein gré en dehors des travaux ou
services résultant de ses obligations fiscales ou militaires, ou de
l’exécution d’une peine de droit commun”, sans compter, en outre,
la main-d’œuvre exigée “pour les cas de force majeure” (laissés en

38. La répugnance de nombreux auteurs et des autorités elles-mêmes à utiliser


l’expression « travail forcé » s’explique selon J. Folliet par le risque qu’elle se confonde
aux yeux de l’opinion publique avec celle de « travaux forcés ». J. Folliet refuse d’argu-
menter, convaincu de l’existence d’une claire distinction entre les deux concepts, et
considère équivalentes les expressions « travail forcé » et « travail obligatoire » (voir
J. FOLLIET, Le Travail forcé aux colonies, Le Cerf, Paris, 1934).
39. Dans sa défense passionnée du travail forcé, la France n’est soutenue que par la
Belgique et le Portugal, qui comme la France l’avaient élevé au rang de système.

123
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

dehors de la définition du travail forcé par la réglementation interna-


tionale) et les travaux de village “consacrés par la coutume” 40. »
Le décret – même si son usage est lié à une liste précise de
situations – permet donc à cette pratique de se perpétuer. Malgré
cela, il suscite l’obstructionnisme des députés liés aux intérêts
coloniaux. Il ne sera ratifié qu’en 1937 par le gouvernement du
Front populaire et, dans les faits, demeura lettre morte. La guerre
impose en effet un rétablissement rapide du système du travail
obligatoire dans toute son efficience. C’est seulement avec la loi
du 11 avril 1946 que le travail forcé sera définitivement aboli
dans les colonies françaises, mais il faudra attendre 1952 pour
que le premier Code du travail d’outre-mer (appliqué avec len-
teur, voire inappliqué jusqu’aux indépendances) voie le jour.
Après que toutes les puissances coloniales avaient proclamé la
lutte contre l’esclavage comme l’une des fins morales de la colo-
nisation au terme de la conférence de Berlin, la répugnance des
milieux coloniaux à abandonner un système aussi économique-
ment profitable que moralement discutable exigera de la pensée
coloniale un effort particulier de justification. Celle-ci se fondera
sur la surprenante affirmation du caractère moral du travail forcé.
Voyons de quelle façon une telle justification peut être construite.
Nous avons vu dans les paragraphes précédents que l’évidente
différence incarnée par le non-civilisé – caractérisé par sa paresse
proverbiale, son indolence, son incapacité à organiser rationnel-
lement son existence – ne dépend pas, selon la pensée coloniale
de cette époque, d’une différence de nature imputable à la « cou-
leur de la peau », mais d’un ensemble de conditions culturelles
et environnementales, que A. Sarraut classe en trois grandes caté-
gories : « une longue hérédité, le climat, la sous-alimentation 41 ».
Ne pouvant agir sur le climat, le fonctionnaire colonial, dans
sa tentative de replacer l’indigène à l’intérieur de l’humanité à
laquelle il appartient, doit prendre en considération ces habitudes
culturellement déterminées qui finissent par enfermer l’indi-
gène à l’intérieur du cercle infernal de son indolence. Ce cercle
vicieux, dans lequel les habitudes culturelles irrationnelles des
indigènes tendent à se reproduire à l’identique indéfiniment,
condamnant les populations arriérées à une misère immuable,
est ainsi expliqué par A. Sarraut : « L’indigène est sous-alimenté

40. C. COQUERY-VIDROVITCH et C. R. AGERON, Histoire de la France coloniale,


op. cit., pp. 117-118.
41. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 138.

124
la mise en valeur du globe

parce qu’il ne travaille pas, et il ne travaille pas parce qu’il est


sous-alimenté 42. »
Pour en finir avec cela et permettre à ces populations de
s’acheminer vers une socialisation proprement humaine, il sera
nécessaire de les mettre au travail, de force. C’est sur la base de
telles considérations que le délégué du gouvernement français
à la conférence de Genève, le député du Sénégal Blaise Diagne,
tout en rappelant que les Français sont partisans de l’abolition,
revendique le droit d’obliger les populations colonisées à des
prestations agricoles gratuites « entreprises dans une pensée
d’instruction et d’éducation 43 ».
L’éducation supérieure, qui, dans ce processus de civilisation
de l’indigène, devrait être considérée comme essentielle, se
trouve être au contraire distribuée avec une grande parcimonie.
À l’exception de l’Indochine, où il existait une longue tradition
d’enseignement que la France n’a pu démanteler, l’enseignement
dans les colonies françaises a en général un caractère utilitaire
(celui de fournir au régime colonial les auxiliaires nécessaires)
et rigidement élitiste (en fournir le nombre strictement néces-
saire, pour ne pas risquer qu’un trop grand nombre d’indigènes
instruits remettent en question le système du colonialisme 44).
L’explication de A. Sarraut se fonde, encore une fois, sur la fai-
blesse morale des colonisés, pour lesquels « les hautes spécula-
tions scientifiques sont un vin capiteux qui tourne facilement les
têtes 45 ».
C’est dans le propre intérêt des colonisés que l’éducation de
type supérieur est restreinte. À quoi bon dispenser une instruc-
tion qui produirait des espérances d’emploi qui ne pourraient
pas être satisfaites ? L’ouverture de l’enseignement secondaire
et supérieur – surtout celui universitaire – aux colonisés doit
donc être faite de façon très progressive. Les jeunes indigènes
diplômés, une fois sortis de l’université, prétendront à un poste
de fonctionnaire que les colons français ne seront guère enclins
à leur céder. A. Sarraut les comprend et justifie leur réticence.
Chez un fonctionnaire, le savoir n’est une vertu ni unique ni
suprême ; ses qualités les plus décisives sont ses vertus morales,

42. Ibidem, pp. 138-139.


43. Conférence internationale du travail, Bureau international du travail, Genève,
1930.
44. Voir C. COQUERY-VIDROVITCH et C. R. AGERON, Histoire de la France coloniale,
op. cit., pp. 124-129.
45. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 152.

125
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

ce dont les populations indigènes, comme on le sait, sont lar-


gement privées. Le travail obligatoire apparaît comme le moyen
le plus adéquat pour les développer, un moyen violent et coer-
citif seulement en apparence, mais en réalité congruent avec la
finalité éducative et humanitaire de l’entreprise coloniale. Un
article paru en 1931 dans Le Monde colonial illustré, intitulé
« Travail et civilisation », peut nous aider à mieux comprendre
cette conviction.
« Il n’y a pas de travail forcé là où l’on demande à l’homme de
fournir sa juste part de collaboration à l’œuvre sociale. Faire sentir
à nos indigènes, engourdis dans une paresse millénaire, que la pre-
mière condition pour devenir civilisés, c’est de travailler : leur incul-
quer cette notion du travail obligatoire comme on l’inculque à nos
enfants, ce n’est pas faire œuvre de garde-chiourme, mais œuvre de
civilisateur 46. »
Dans son essai Le Travail forcé aux colonies (1934), J. Fol-
liet est ouvertement critique quant à la non-ratification par la
France des décisions de la conférence de Genève :
« S’il n’y a pas d’urgence, si l’administration a le temps devant soi,
[le travail forcé] constitue une intervention abusive de l’État dans la
vie économique et sociale. Il aboutit à une sorte d’esclavage d’État
où, par un douloureux paradoxe et pour des buts “pharaoniques”,
des innocents se voient condamnés à une servitude temporaire ou
perpétuelle, parente de la servitude pénale. Il opprime la personne,
désorganise la famille et l’économie naturelle 47. »
L’analyse de J. Folliet, très documentée, couvre tout le spectre
de la colonisation européenne, étudiant minutieusement diverses
variations nationales du travail forcé. Ce texte, bien qu’il
contienne une condamnation de cette pratique, partage pleine-
ment les convictions de la pensée coloniale de l’époque concer-
nant la valeur éducative du travail. Celui-ci apparaît à J. Folliet,
dans une première approximation, comme « une activité
humaine, qui a pour fins immédiates la production d’une œuvre
utile et l’intérêt de qui l’exerce 48 ». L’utilité matérielle du travail
ne représente pas, selon lui, le bon angle pour appréhender la
délicate question du travail obligatoire. Plus décisive apparaît la
considération de son intrinsèque valeur morale :

46. Cité dans A. RUSCIO, Le Credo de l’homme blanc, op. cit., p. 68.
47. J. FOLLIET, Le Travail forcé aux colonies, op. cit., p. 218.
48. Ibidem, p. 188.

126
la mise en valeur du globe

« Les valeurs d’utilité matérielle du travail sont précieuses, mais


plus précieuses encore sa valeur morale propre, la négation de l’oisi-
veté : negotium. En effet, l’homme a besoin et goût de l’activité.
Si ce besoin ne trouve pas de canaux rectilignes, s’il se disperse
dans les sables d’une existence inoccupée, il cherchera compensa-
tion dans les rêveries sans but ni terme, dans la méditation et le
projet du mal, finalement dans la jouissance égoïste et le péché 49. »
La valeur morale du travail dépend de sa capacité à cana-
liser le besoin d’action de l’homme à l’intérieur d’une forme
ordonnée, c’est-à-dire de faire du corps de l’homme – habité
par le péché – un « instrument docile de l’âme 50 ». Lu dans
cette perspective, le travail apparaît à J. Folliet comme « une
méthode pour élever l’homme au-dessus de la nature
déchue 51 ». J. Folliet cite Frédéric Le Play 52, ingénieur et socio-
logue, qui, dans une œuvre de 1863 intitulée Réforme sociale,
décrit en ces termes les vertus moralisantes du travail :
« Le travail est, après la religion, la propriété et la famille, l’insti-
tution qui élève le mieux l’humanité vers l’ordre moral. Il implique
une fatigue du corps et de l’esprit, très dure pour ceux qui n’y sont
pas pliés de longue main. Pour s’accoutumer à un travail régulier,
l’homme doit d’abord résister à la propension, pour ainsi dire ani-
male, qui le porte à éviter tout effort pénible et à s’approprier, par
la force ou la ruse, les produits du bien d’autrui. Il doit dompter ses
inclinations sensuelles, soit en obéissant à la direction imposée par
les gouvernants, soit en s’inspirant de sa volonté, guidée elle-
même par la loi morale. Cette réaction continuelle de l’âme sur
les organes physiques est, au fond, la meilleure culture de la vertu ;
c’est, du moins, celle qui est la plus accessible à toutes les condi-
tions. L’amour du travail est l’une des grandes forces de l’homme
civilisé et l’une des causes de l’emprise qu’il exerce sur le monde
matériel 53. »
Le travail est, pour F. Le Play comme pour J. Folliet, l’ins-
trument de la réalisation d’un ordre moral supérieur. C’est par
le travail que l’homme s’émancipe de ses inclinations

49. Ibidem, p. 190.


50. Ibidem, p. 194.
51. Ibidem.
52. Une biographie de F. Le Play, tirée du Livre du centenaire de l’École polytech-
nique (Gauthier-Villars, Paris, 1897), est consultable sur le site des Annales des Mines :
<www.annales.org/archives/x/leplay.html>.
53. F. LE PLAY, Réforme sociale, cité dans J. FOLLIET, Le Travail forcé aux colonies,
op. cit., pp. 195-196.

127
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

sensuelles, qui le retiennent du côté d’une condition animale, et


peut s’acheminer sur la voie du progrès :
« L’homme est esprit, personne, raisonnable et libre. Il y a donc,
entre l’activité de l’animal et celle de l’homme […] une différence
de nature. L’instinct guide strictement, comme avec une laisse, les
démarches de l’animal, qui ne pense pas, ne choisit pas, ne prévoit
pas, la nature s’en chargeant pour lui. L’activité humaine sort d’une
substance personnelle, l’homme a le choix des moyens, l’invention
des outils ; il prévoit, pourvoit et progresse 54. »
Le travail apparaît ici comme l’une des expressions déci-
sives de la rationalité de l’homme, capable d’en qualifier la
nature (humaine) et d’en élever la moralité. Selon cette accep-
tion, il n’appartient qu’à l’homme civilisé puisqu’il est une
condition décisive de la possibilité de civilisation. J. Folliet se
rend compte que c’est justement à partir d’une telle concep-
tion du travail que les partisans du travail forcé ont défendu la
nécessité de celui-ci en territoire colonial, le présentant comme
une « méthode d’éducation » nécessaire à la « mise en valeur
humaine » des colonies. Leur position peut être représentée de
manière exemplaire par ce texte du juriste René Mercier, pour
qui la mise en valeur des colonies exige
« la collaboration de l’indigène et, notamment, sous cette forme pre-
mière qu’est l’apport de ses bras […]. Mais […] on ne trouve sou-
vent qu’une population indolente, apathique, réfractaire à tout effort
physique. Un seul moyen apparaît capable, dans certains cas, de
résoudre cette antinomie et de vaincre l’inertie des indigènes :
l’emploi de la contrainte, le travail obligatoire. Sont but immédiat
est d’amener les indigènes, contre leur gré, sans doute, mais aussi
dans leur intérêt bien compris, en même temps que dans celui de la
colonie et de la puissance colonisatrice, à fournir l’effort néces-
saire pour l’exécution des travaux d’intérêt général. Son but plus ou
moins lointain, mais à ne point perdre de vue, est de hâter le jour
où l’indigène, ayant compris son véritable intérêt, se pliera sponta-
nément à la loi du travail 55 ».
J. Folliet prend au sérieux l’argumentation de R. Mercier,
dont il ne conteste pas la description de l’indigène comme un
être indolent, apathique, imprévoyant, inerte, irrationnel, en
somme bestial. Ce qu’il récuse, c’est seulement l’efficacité

54. J. FOLLIET, Le Travail forcé aux colonies, op. cit., p. 198.


55. R. MERCIER, Le Travail obligatoire dans les colonies africaines, Larose, Paris,
1933, pp. 8-10.

128
la mise en valeur du globe

éducative du travail forcé. Celui-ci démoralise ceux qui le


subissent au point d’en obtenir un effet contre-éducatif.
« La contrainte n’a jamais passé pour développer l’initiative, ni la
corvée pour donner le goût du travail […]. Si la contrainte se
relâche, le sujet profitera de sa liberté pour ne rien faire. Cheval
éperonné souvent ne galope qu’avec l’éperon. À qui a l’habitude de
travailler sous le fouet, le fouet demeure un stimulant nécessaire. Le
travail obligatoire ne peut entraîner que le dégoût de tout travail 56. »
Et cependant il ne fait pour J. Folliet aucun doute que les
colonisés doivent être éduqués au travail, mais plutôt par la
douceur :
« L’éducation de la jeunesse […] est le roi des moyens. L’enfance,
l’adolescence sont maniables ; il faut les saisir par l’école, par
l’enseignement postscolaire, par l’apprentissage industriel ou agri-
cole. On suscitera une “mystique” du travail, qui fera comprendre
aux enfants tout ce qui manquait à la vie de leurs pères 57. »
La position de J. Folliet permet de comprendre comment
l’éducation des populations colonisées, le processus de leur pro-
gressive civilisation, trouve son point central – même pour un
critique convaincu du système du travail forcé – en ce que
R. Betts définit comme l’« effet civilisateur de l’éthique du tra-
vail » (« civilizing effect of the work ethic 58 »). Ainsi se ferme,
sur l’affirmation du caractère civilisateur du travail imposé aux
populations colonisées, le cercle de la légitimation coloniale,
démontrant la parfaite continuité entre les deux lignes de justi-
fication que nous avons essayé ici de reconstruire. La coloni-
sation en tant que civilisation trouve dans la mise en valeur des
colonies la plus concrète démonstration de son utilité, et dans
le travail le meilleur instrument par lequel rapprocher les popu-
lations colonisées du credo de la modernité. Les deux stra-
tégies de légitimation, différenciées ici de façon didactique,
apparaissent de cette façon complémentaires plutôt qu’alterna-
tives. Elles se renforcent l’une l’autre, composant un cercle qui,
tournant autour du pivot qu’est le travail, réussit à pousser l’his-
toire vers son inéluctable destin de civilisation.

56. J. FOLLIET, Le Travail forcé aux colonies, op. cit., p. 253.


57. Ibidem, p. 305.
58. R. BETTS, « The French Colonial Empire and the French World-View », op. cit.,
p. 70.
6
Le colonialisme comme mission européenne

« Take up the White Man’s burden


Send forth the best ye breed
Go, bind your sons to exile
To serve your captives’ need ;
To wait, in heavy harness,
On fluttered folk and wild
Your new-caught sullen peoples,
Half devil and half child. »
Rudyard KIPLING,
« The White Man’s Burden »

Selon Arthur Girault, pour qu’une relation coloniale puisse


se créer, les représentants d’une civilisation évoluée, avancée
et rationnelle doivent s’établir « au milieu de populations
encore attardées ou demi-évoluées 1 ». Georges Hardy, dont
l’approche est plus pragmatique, traduit cette affirmation en
rappelant l’évidence : la colonisation se réduit en pratique à
l’« installation d’un peuplement européen 2 » aux côtés d’un
peuple non européen, dans le but déclaré de développer le style
de vie de ce dernier et de valoriser les ressources du territoire
qu’il laisse inutilisé. La perspective européenne redevient utile
à G. Hardy pour unifier la définition des populations indi-
gènes, au-delà de l’immense variété qui les compose. Par la
locution « population indigène », il nous propose de
comprendre une « population de souche non européenne,

1. A. GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., p. 23.


2. G. HARDY, La Politique coloniale…, op. cit., p. 111.

130
le colonialisme comme mission européenne

installée à demeure dans le pays 3 ». La colonisation est donc


un fait que le colonialisme français reconnaît immédiatement
comme européen ou occidental. Dans le discours colonial, « la
France », « l’Europe » et « l’Occident », parce que opposés à
la barbarie et à l’incivilité des pays colonisables, sont employés
comme de parfaits synonymes. Ils représentent en effet de
manière interchangeable la vraie civilisation, dont le destin est
de s’étendre à la totalité du globe, à travers l’instrument provi-
dentiel de la colonisation. Pour mieux comprendre le sens de
cette identification, nous partirons de l’événement que l’on peut
considérer comme l’apothéose du colonialisme français et de
son autoreprésentation spectaculaire 4, l’Exposition coloniale
internationale de Paris de 1931.

L’Exposition coloniale internationale de Paris (1931)

Organisée sous le patronage du maréchal Lyautey et inau-


gurée par le ministre des Colonies Paul Reynaud au mois de
mai 1931, elle propose au grand public français une présenta-
tion des réalisations de l’empire, par le biais d’un extraordi-
naire effort de propagande. Les gouvernements de l’époque,
conscients de l’importance de donner une impulsion décisive
à l’éducation coloniale du citoyen, participent activement à la
difficile organisation de cet événement. L’effort déployé est
conséquent : le long des berges du lac Daumesnil, dans le bois
de Vincennes, l’Exposition s’étend sur 110 ha, constituant une
véritable ville de 400 000 personnes (jusqu’à 300 000 visiteurs
par jour). Accessible depuis Paris par une ligne de métropoli-
tain prolongée pour l’occasion, l’Exposition se compose, en
plus des pavillons nationaux des puissances colonisatrices expo-
santes (France, Belgique, Hollande, Portugal, Italie, Danemark,
Brésil, États-Unis 5), de deux réalisations permanentes, le musée

3. G. HARDY, Nos grands problèmes coloniaux, op. cit., p. 9.


4. C’est l’opinion de Raoul Girardet, qui consacre à l’Exposition coloniale un cha-
pitre entier (« L’apothéose de la plus grande France ») de l’œuvre déjà citée L’Idée
coloniale en France. Sur le caractère spectaculaire de l’exposition, on peut lire les
textes de Sandrine LEMAIRE et Herman LEBOVICS in N. BANCEL, P. BLANCHARD,
G. BOETSCH, E. DEROO et S. LEMAIRE, Zoos humains, op. cit.
5. La Grande-Bretagne, longuement courtisée par Lyautey, n’avait consenti qu’à une
participation formelle, alors que l’Espagne et l’Allemagne avaient exprimé un refus
explicite. Les États-Unis, qui soutenaient au niveau international une position antico-
loniale, participèrent à la condition qu’à la dénomination d’Exposition « coloniale » soit

131
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

et le zoo. L’Exposition vise une double finalité. D’une part, elle


manifeste son esprit pragmatico-commercial par l’exposition de
matières premières, produits agricoles et artisanaux provenant
des colonies représentées. Dans cet esprit, le but de l’Exposition
est d’encourager les investissements directs dans ces terri-
toires, en convainquant de la rentabilité de l’entreprise colo-
niale. D’autre part, l’Exposition affiche un caractère
franchement spectaculaire pour attirer les masses populaires,
dont elle veut assurer l’éducation coloniale. C’est cette seconde
dimension qui domine, grâce à une série innombrable d’événe-
ments visant à construire des images prêtes à consommer des
génies des ethnies représentées. La réalisation des pavillons
nationaux est l’occasion pour les divers pays colonisateurs de
célébrer de façon spectaculaire la grandeur de leur œuvre colo-
nisatrice. Les Italiens, par exemple, désireux de relier l’image
de leur empire à celui de la Rome antique, montent une instal-
lation grandiose qui reproduisait fidèlement la basilique de Sep-
time Sévère en Tripolitaine ; les Hollandais reconstruisent un
temple javanais aux pesantes portes sculptées et aux luxueux
intérieurs de marbre. Mais, parmi tout cela, triomphe la repro-
duction du temple d’Angkor Vat – chef-d’œuvre de l’architec-
ture khmère situé en territoire dépendant de la France.
L’installation se compose d’une structure carrée de 70 m de
côté, dotée de quatre tours angulaires hautes de 45 m et d’une
tour centrale de 55 m, qui domine l’Exposition tout entière.
La manifestation remporte un succès public énorme, faisant
affluer dans le bois de Vincennes, entre le 6 mai et le
15 novembre 1931, plus de 8 millions de spectateurs avides
d’exotisme 6. Le maréchal Lyautey, commissaire général de la
manifestation, se réjouit de son succès matériel dans la préface
au Rapport général de l’Exposition coloniale internationale :
l’opération se solde en effet par un bénéfice non négligeable.
L’effet éducatif sur les masses, en particulier sur les jeunes
Français, est atteint, même si une grande partie de l’opinion
publique, en particulier les adultes, demeure réfractaire à l’idée

ajoutée celle plus neutre de « pays d’outre-mer ». Voir le premier chapitre de


C. COQUERY-VIDROVITCH et C. R. AGERON, Histoire de la France coloniale, vol. 3,
op. cit.
6. C. COQUERY-VIDROVITCH et C. R. AGERON, Histoire de la France coloniale,
op. cit., p. 17.

132
le colonialisme comme mission européenne

coloniale 7. Pour cette raison, Lyautey conseille l’institution d’un


organisme permanent capable de continuer, « dans le pays et au-
dehors, l’action de propagande coloniale heureusement menée à
l’occasion de l’Exposition 8 ».
Le but propagandiste en avait été affirmé d’entrée de jeu.
Dans son discours d’ouverture de l’Exposition, Paul Reynaud,
ministre des Colonies, avait défini ainsi l’objectif de la
manifestation :
« Le but essentiel de l’Exposition est de donner aux Français
conscience de leur Empire, pour reprendre le mot des hommes de la
Convention. Il faut que chacun d’entre nous se sente citoyen de la
plus grande France, celle de cinq parties du monde 9. »
L’importance du fait colonial, selon les organisateurs, a été
pendant trop longtemps sous-évaluée par l’opinion publique
française. Il faut lui accorder une place correspondant à son
importance croissante dans les domaines économique, militaire,
politique et moral. La Première Guerre mondiale constitue en ce
sens un tournant décisif dans les rapports entre « mère patrie »
et colonies. Durant le conflit, les colonies ont fourni une preuve
évidente de leur fidélité à la France, en offrant une contribution
décisive (évaluée à environ 200 000 vies humaines) en vue de
la victoire. Elles ont joué un rôle encore plus stratégique dans la
reconstruction du pays et dans la réactivation de son économie :
le commerce colonial, qui ne représentait en 1913 que 13 % des
échanges français, comptait en 1933 pour 27 % du total 10. Le
général Olivier, dans son introduction au Rapport général, en
tire une leçon de caractère général. Pour un pays qui veut jouer

7. L’éducation coloniale du peuple français n’a pas un caractère épisodique, lié aux
seules Expositions coloniales (qui d’ailleurs se multiplient, l’Exposition internationale
parisienne ayant été précédée quelques années auparavant par celles de Marseille et de
Strasbourg, et de la célébration fastueuse du centenaire de la conquête de l’Algérie).
Elle connaît entre les premières années 1920 et 1930 une accélération décisive, comme
en témoignent les modifications introduites dans les programmes scolaires. Dès 1925,
les nouveaux programmes scolaires pour le collège avaient rendu obligatoire l’étude de
la formation de l’empire colonial français, même si de fait celle-ci était déjà abordée
dans les manuels les plus utilisés. En 1938 l’étude des colonies françaises intègre éga-
lement le programme des écoles élémentaires. Voir R. GIRARDET, L’Idée coloniale,
op. cit., p. 122.
8. A. LYAUTEY, préface à Exposition coloniale internationale de Paris 1931. Rapport
général présenté par le Gouverneur général Olivier, t. 1 : Conception et organisation,
Imprimerie nationale, Paris, 1932.
9. P. REYNAUD, L’Empire français. Discours prononcé à l’inauguration de l’Exposi-
tion coloniale, Imp. De Guillemat et Lamathe, Paris, 1931, p. 31.
10. R. GIRARDET, L’Idée coloniale, op. cit., p. 121.

133
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

dans le monde un rôle de premier ordre, la colonisation n’est


pas un luxe mais une nécessité absolue. Les doutes exprimés
dans le passé quant à son opportunité économique et morale
doivent être dissipés par l’éducation pour que la colonisation
puisse poursuivre son chemin constructif. Cet effort d’éducation
doit permettre, d’une part, d’attirer sur l’entreprise coloniale la
masse de capitaux nécessaires à l’adéquate « mise en valeur »
des colonies, d’autre part, de dépasser les méfiances que l’opi-
nion publique a nourries quant à la moralité de l’entreprise.
Selon l’opinion de Lyautey, le résultat le plus significatif de
l’Exposition est la mise en place, même temporaire, d’une
étroite collaboration entre les puissances colonisatrices, pou-
vant préfigurer la création d’une union internationale plus
durable. La préoccupation de Lyautey, lieu commun de la
pensée coloniale de l’époque, vient de la conscience que se pré-
pare de manière imminente une crise des colonies. Selon le
général Olivier, tout Français préoccupé « de la grandeur et de
la sécurité de la patrie n’a pas le droit de se désintéresser du
problème colonial 11 ». La même chose vaut pour chaque Euro-
péen, et de manière plus générale pour tout Occidental : « Notre
intérêt national, d’ailleurs, va de pair, en cette matière, avec
l’intérêt de l’Europe, avec, pour tout dire, l’intérêt de la civili-
sation occidentale 12. »
Les fondations de l’Europe et de la civilisation occidentale
tout entière, affirme Olivier en citant A. Sarraut, sont les entre-
prises coloniales. Le conflit qui mène à opposer peuples colo-
nisés et peuples colonisateurs menace donc les piliers mêmes de
l’Europe et de l’Occident, incitant les colonisateurs à constituer
une union, qui apparaît aux yeux du « parti colonial » comme
de plus en plus urgente :
« Qu’adviendrait-il de l’Europe si les pilotis qui supportent son
armature venaient à céder ? Or il serait vain de vouloir nier le conflit
latent qui existe aujourd’hui entre les peuples colonisateurs et les
peuples colonisés. Équipés moralement et matériellement par les
soins des premiers, les seconds songent à se libérer d’une tutelle
dont ils ne voient plus que les contraintes 13. »

11. M. OLIVIER, introduction à Exposition coloniale internationale de Paris 1931,


op. cit., p. 16.
12. Ibidem.
13. Ibidem.

134
le colonialisme comme mission européenne

La colonisation représente, dans la perception des organisa-


teurs de l’Exposition, un patrimoine commun de l’Europe. La
gravité des défis posés à l’ordre colonial par l’émergence des
nationalismes locaux et par la diffusion de l’anticolonialisme
communiste conseille aux puissances colonisatrices de cesser
les guerres fratricides et de concentrer plutôt leurs efforts sur la
défense de leurs intérêts communs : « Tout conseille donc aux
puissances coloniales de demeurer unies et associées pour les
longs travaux de l’avenir, comme elles le furent pour l’éphé-
mère entreprise de Vincennes 14. »
Lyautey se félicite donc que l’Exposition ait fait émerger, au-
delà des différences, l’unité substantielle de l’entreprise colo-
niale, réaffirmant avec force la mission civilisatrice de la France,
de l’Europe et de l’Occident. Face au snobisme décadent des
anticolonialistes dégoûtés de leur propre civilisation, il convient
de provoquer une « réaction salutaire », capable de restaurer « la
noblesse de l’Europe dans l’esprit même des Européens » 15.

La crise de l’autorité morale européenne

L’auteur qui présente la conscience la plus vive, autant de la


crise du système colonial que de son caractère européen, est pro-
bablement A. Sarraut. La colonisation est, à ses yeux, une mis-
sion de civilisation que l’Europe a accomplie et accomplit au
nom de l’humanité. L’histoire coloniale fait des nations euro-
péennes les membres d’un unique destin commun, faisant de
l’Europe le centre de propulsion de l’histoire universelle :
« Depuis les heures premières où rayonna son génie ordonné,
inventif, transfigurateur, et surtout depuis le siècle insigne où sa
découverte maritime a révélé le visage total de la planète, l’Europe de
race blanche, centre de gravité du monde, a changé le cours de la
destinée universelle 16. »
L’allusion à la race contenue dans cette proclamation n’est
pas anecdotique. La colonisation repose de toute évidence pour
A. Sarraut sur un rapport asymétrique entre les races, dont le

14. Ibidem, p. 19.


15. Olivier cite ici Lucien Romier, porte-parole du Redressement français, destiné à
devenir en 1934 directeur du Figaro puis, pendant la guerre, étroit collaborateur de
Pétain (M. OLIVIER, introduction à Exposition coloniale, op. cit., p. 17).
16. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 12.

135
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

sujet est l’Europe et dont l’objet est constitué par les masses indi-
gènes, pensées comme une totalité indifférenciée :
« Par le mot et l’idée de colonisation, je veux ici seulement évoquer
le problème des rapports créés entre les races par l’expansionnisme
colonial, le problème de puissance et de conscience soulevé par les
contacts, les relations, les réactions de la domination européenne et
des masses indigènes qu’elle a colonisées 17. »
La colonisation – et donc la question des rapports entre les
races des colonisateurs et des colonisés – est un fait de la plus
grande importance dans le développement de l’humanité, qui est
à l’origine de toutes les grandes transformations de la modernité.
La modernité est un monopole de l’Europe. Elle est son bien
le plus précieux et son fardeau le plus pesant. A. Sarraut cite
l’expression de Kipling, « white man’s burden 18 », dont il
reprend le ton moral. La colonisation est pour l’Europe une obli-
gation et une nécessité qui descendent naturellement de son évi-
dente supériorité. Même lorsque A. Sarraut se projette dans un
futur aussi hypothétique que peu déterminé en termes de dis-
tance, dans lequel le rapport entre les races pourrait se modi-
fier vers plus d’égalité, de collaboration et de solidarité, il est
absolument évident que le sujet actif de la relation coloniale n’est
à ses yeux que l’homme blanc. Par l’action de l’homme blanc,
la lumière de la civilisation a commencé à resplendir sur les
colonies, permettant que des pays s’auto-excluant de l’histoire
depuis des millénaires s’acheminent sur la voie de leur propre
modernité. La colonisation européenne est donc pour A. Sar-
raut un « incomparable témoignage de civilisation et de puis-
sance 19 », dont le bilan séculaire est « incontestablement
admirable 20 ». Pour démontrer la bonté de l’entreprise colo-
niale européenne, il énumère la liste des bienfaits coloniaux : les
progrès introduits par la mise en valeur, l’hygiène, l’alimenta-
tion, l’instruction ; l’introduction du droit, de la propriété privée,
l’amélioration de la condition féminine, etc. Dans ce contexte, il
est difficile de comprendre le ressentiment des peuples colo-
nisés envers leurs bienfaiteurs. L’explication de A. Sarraut, nous

17. Ibidem, p. 23.


18. L’expression white’s man burden est créée comme on le sait par le poète anglais
Rudyard Kipling en 1899, quand il publie dans la revue populaire américaine Mc
Clure’s le poème du même nom. Voir Ibidem, p. 25.
19. Ibidem, p. 12.
20. Ibidem, p. 17.

136
le colonialisme comme mission européenne

le verrons, renvoie de nouveau au caractère européen du fait


colonial. La colonisation française participe en effet « du destin
total de la race blanche en œuvre de colonisation et elle éprouve
chacune des secousses qui réagissent sur sa domination 21 ».
La crise du système colonial européen a pour A. Sarraut un
caractère double. D’un côté, elle n’est qu’une apparence de crise,
qui est en réalité une preuve de bonne santé. La colonisation
en tant que processus d’éducation des « peuples enfants »,
comme l’on sait, œuvre à transformer le mineur en un adulte
bien formé, pleinement doté de raison et donc affranchissable de
sa tutelle. L’émergence de mouvements nationalistes témoigne
des premiers pas timides que les populations enfants des colonies
esquissent vers la maturité, c’est-à-dire vers la capacité politique.
Il s’agit de résultats encore largement insuffisants mais qui per-
mettent d’apprécier comment le contact avec la culture, le savoir
et l’industrie typiques de l’Europe civilisatrice a été bénéfique à
ces populations. L’Europe a su sortir de leur sommeil millénaire
les « multitudes indigènes 22 », endormies dans la reproduction de
leurs propres traditions culturelles indéfendables, faisant fer-
menter en elles un sentiment nouveau d’appartenance natio-
nale, embryon de toute forme d’organisation politique autonome
à venir. De ce point de vue, ce qui pourrait apparaître comme une
expression de la crise du colonialisme est au contraire la meil-
leure preuve de ses succès, succès pour lesquels l’Europe peut, et
doit, être considérée comme « un bienfaiteur 23 » de l’humanité.
De plus, l’émergence de mouvements indépendantistes témoigne
du désintéressement animant la mission coloniale, du caractère
moral d’une action accomplie non pas en vue des intérêts du
colonisateur, mais au nom et pour le compte de l’humanité. Civi-
lisant les populations sauvages des colonies, le colonisateur sait
dès le début qu’il a aiguisé l’arme qui le tuera : « En tout
domaine où son effort fut guidé par une intention bienfaitrice,
le colonisateur a organisé contre lui la menace et le risque dan-
gereux 24. » Mais cela ne l’a pas fait démordre de sa généreuse
intention 25.

21. Ibidem, p. 21.


22. Ibidem, p. 14.
23. Ibidem, p. 16.
24. Ibidem, p. 196.
25. Sarraut note par exemple comme le développement de chaque pays colonisé passe
par le développement de ses systèmes de communication, et comme d’ailleurs c’est
justement ce développement qui rend possible l’organisation des mouvements indépen-
dantistes à échelle nationale. Frantz Fanon aussi insistera longuement sur l’importance

137
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

Ce constat ne conduit pas à une entière remise en question


de la colonisation. Selon A. Sarraut, le temps des indépen-
dances est encore lointain. L’immaturité politique des popula-
tions colonisées est évidente, tout comme est incertaine leur
moralité ; la présence tutélaire de l’Occident peut légitimement
continuer : « Où nous sommes, nous devons rester. Ce n’est
pas seulement la consigne de nos intérêts ; c’est l’injonction de
l’humanité, l’ordre de la civilisation 26. »
Pourquoi donc insister sur la crise du système si les ten-
sions indépendantistes ne doivent pas être interprétées comme
des symptômes de malaise mais comme des preuves d’effica-
cité et de désintéressement ? Selon Sarraut, la réponse tient au
fait que la crise coloniale présente une seconde facette, qui n’a
rien à voir avec la première : elle révèle un dysfonctionne-
ment interne dans les confins de l’Europe civilisatrice, lequel
revêt, dans le milieu colonial, la forme d’une crise d’autorité.
L’autorité de l’Europe coloniale fonde sa légitimité, pour
A. Sarraut comme pour toute la pensée coloniale, dans le devoir
de partager avec le monde les bénéfices liés à la possession
d’une civilisation supérieure. L’ascendant européen repose
selon A. Sarraut sur la reconnaissance, de la part des pays colo-
nisés, de cette supériorité. Avec la Première Guerre mondiale,
l’autorité morale européenne est entrée dans un état de crise
profonde, qui risque de mettre en danger le « destin matériel
et moral de l’Europe 27 ». La division politique de l’Europe,
dont témoignent de façon tragique les événements belliqueux, a
eu pour fâcheuse conséquence de mettre en crise au regard des
peuples colonisés l’image de la civilisation occidentale, de faire
vaciller la conviction partagée de sa supériorité, non seulement
économique ou militaire, mais aussi morale. La guerre a brisé
l’unité d’intention de la race blanche, déstabilisant les pré-
jugés favorables des colonisés à la perpétuation de la domina-
tion européenne. En se montrant divisée et en conflit, l’Europe
a permis aux « races de couleur » de douter du caractère uni-
versel de sa civilisation : « la guerre a meurtri le prestige de
l’Europe colonisatrice 28 ».

du développement des systèmes de communication pour l’organisation des forces révo-


lutionnaires anticoloniales.
26. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 269.
27. Ibidem, p. 12.
28. Ibidem, p. 213.

138
le colonialisme comme mission européenne

Pour A. Sarraut, la pire conséquence de la Grande Guerre a été


l’éclatement de l’unité politique de l’Europe, qui avait connu son
accomplissement le plus solennel dans la conférence de Berlin de
1885, minant ainsi « l’autorité de ce commandement moral qui
lui avait permis la domination et la régulation de l’univers 29 ».

Défense de l’Occident

Les arguments proposés ici par A. Sarraut reprennent presque


littéralement des thèmes qui avaient déjà été développés,
quelques années auparavant, par Henry Massis, célèbre défen-
seur du catholicisme ultraconservateur, dans un volume intitulé
Défense de l’Occident. Le point de départ de H. Massis est
l’annonce d’une situation d’extrême danger : « Le destin de la
civilisation d’Occident, le destin de l’homme tout court sont
aujourd’hui menacés 30. »
Ce danger mortel provient, selon H. Massis, du réveil des pays
colonisés, un réveil qui se fait au contact de la civilisation occi-
dentale et risque désormais de mettre en danger l’existence
même de l’Occident. La raison profonde du danger est due, selon
lui, à la faiblesse interne de l’Occident, dont les nations qui se
comportent l’une envers l’autre « comme autant de schismes 31 ».
H. Massis cite Charles Maurras pour déplorer le fait que, alors
que la barbarie s’arme, progresse et perfectionne sa propre
menace, « la civilisation ne forme pas un faisceau compact et
uni 32 ». Chacune des nations européennes prétend individuelle-
ment au monopole de la civilisation, du droit et de la justice. Il
s’agit d’un état de faits contre nature, que la guerre n’a fait que
précipiter. Dans la tragédie de la guerre, pour H. Massis comme
pour A. Sarraut, les victimes les plus illustres sont les valeurs
dont l’Europe se déclarait détentrice :
« Les justes raisons de la guerre […] ne semblaient plus des causes
suffisantes. Il fallait aussi qu’on engageât dans la mêlée les valeurs
spirituelles et morales, les philosophies et les dogmes, les traditions
et les croyances, qu’on mobilisât, sous des bannières adverses, le
Droit et la Justice, toute la troupe de personnes divines. Plus encore

29. Ibidem, p. 18.


30. H. MASSIS, Défense de l’Occident, Plon, Paris, 1927, p. 1.
31. Ibidem, p. 6.
32. Ibidem, p. 8.

139
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

que les champs du carnage, ces idoles sont, elles aussi,


dévastées 33. »
Le spectacle de la guerre a rendu évident que la civilisation,
à laquelle tous les adversaires ne cessaient de se référer, « ne
formait pas ce bien commun par quoi elle prétend s’imposer
au reste de l’univers 34 ». Il fut particulièrement imprudent de
rendre publiques les dissensions européennes, alors même que
chaque puissance coloniale essayait de recruter – pour défendre
la civilisation – des mercenaires d’origine coloniale. Bien que
la guerre soit finie, les idées diffusées par cette imprudente pro-
pagande continuent à circuler avec des effets désastreux :
« Nos idées ne nous appartiennent plus. Les mots dont nous nous
sommes servis pour enrôler les mercenaires, pour les convoquer à la
défense “de la Civilisation et du Droit”, les mercenaires en disposent
et les retournent contre nous 35. »
Le spectacle de la division de l’Europe que la guerre a mis
en scène est pour H. Massis à l’origine de la banqueroute du
concept de civilisation : « Aux yeux de cette partie du monde
qui vivait sur l’illusion de notre homogénéité, la civilisation fait
figure de vaincue. La guerre l’a rendue méconnaissable 36. »
Parmi les peuples colonisés souffle un vent de révolte, levé à
la suite des erreurs commises par l’Europe. Afin de renverser
la tendance, il est pour H. Massis nécessaire de travailler à la
reconstruction d’une plus grande unité d’intention au niveau
européen, qui reconnaisse la communauté de civilisation (avant
tout religieuse) et d’intérêts de tous les pays de cette zone,
contre la menace que représentent les « peuples de couleur »,
en particulier les « Asiates », qui « aspirent à refaire leur unité
contre l’homme blanc, dont ils proclament le désastre » 37.
Le 4 octobre 1935, alors que l’agression de l’Éthiopie par
l’Italie déchaîne les réactions, conduisant à l’expulsion de l’État
fasciste de la Société des nations, H. Massis publie dans Le
Temps un texte connu comme le Manifeste pour la défense de
l’Occident 38. Signé par soixante-quatre intellectuels français,

33. Ibidem, p. 9.
34. Ibidem, p. 10.
35. Ibidem, p. 11.
36. Ibidem, p. 8.
37. Ibidem, p. 12.
38. Les trois manifestes en question sont présents dans C. LIAUZU, Aux origines des
tiers-mondismes, op. cit., pp. 257-264.

140
le colonialisme comme mission européenne

cet appel contient une défense de principe de la colonisation


et des « justes intérêts de la communauté occidentale » contre
les prétendus droits de « quelques tribus africaines ano-
nymes », allusion à l’État éthiopien, qui était pourtant repré-
senté à la Société des nations. Dans ce document, H. Massis
répète certaines formules qui nous sont désormais familières. La
« civilisation d’Occident », affirme le document, représente « le
seul avenir valable qui, aujourd’hui comme hier, soit ouvert au
genre humain ». C’est pour lui une telle évidence que prendre la
défense de l’Éthiopie lui apparaît comme le symptôme d’un
« mal mental, où se trahit une véritable démission de l’esprit
civilisateur », un délit contre la rationalité, la civilisation,
l’intelligence. Immédiatement, la plupart des intellectuels
français prennent leurs distances par rapport à ces affirma-
tions. Celles-ci ne font cependant que reprendre les postulats
de base de la vulgate coloniale, qui, ne serait-ce qu’à partir de
Jules Ferry, est devenue le discours officiel 39 de la Répu-
blique. La « République coloniale » a élevé ses fils dans l’idée
de sa mission civilisatrice ; H. Massis prend la défense de
l’Italie en rappelant à la République ses propres paroles.
Comment un pays qui colonise un cinquième de la surface ter-
restre au nom de cette vocation peut-il refuser à un autre pays
européen – donc civilisé – le droit d’en faire autant ? Comment
la France peut-elle soutenir la « dangereuse fiction de l’égalité
absolue de toutes les nations » ? Ce qui est en jeu, selon
H. Massis, est la définition de l’homme que l’Occident désire
faire sienne, qui risque de porter la marque du faux universa-
lisme juridique incarné par la Société des nations, lequel « met
sur un pied d’égalité le supérieur et l’inférieur, le civilisé et le
barbare ». Cette manière de penser constitue pour H. Massis un
« crime contre la paix », engendre une colère irrationnelle, inco-
hérente avec la mission coloniale proclamée du pays, pouvant
conduire l’Europe encore une fois vers un conflit fratricide et
mettre la sécurité de la civilisation occidentale à la merci d’une
tribu de sauvages. La défense du colonialisme italien coïncide
pour H. Massis avec la défense de l’Europe, de sa culture, de

39. Il suffira ici de rappeler que, par exemple, dans les tumultueuses années 1930,
A. Sarraut parvient à être nommé deux fois Premier ministre et que, lors de l’après-
guerre, il devient président de l’Union française, l’instrument à travers lequel la
IVe République tentera de réformer ses relations avec les colonies.

141
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

sa civilisation, contre un suicide programmé autour d’une


fausse idée d’égalité.
Peu après paraît une réplique « télégraphique » au Manifeste
pour la défense de l’Occident, la Réponse aux intellectuels fas-
cistes, qui sera publiée dans le numéro d’octobre d’Europe à
côté d’une reprise du Manifeste de H. Massis. Les signataires
de ce texte s’étonnent de trouver affirmée dans le Manifeste
l’« inégalité en droit des races humaines », car cela leur appa-
raît « contraire à notre tradition ». Les rédacteurs de la Réponse
estiment que le Manifeste se situe bien loin des sentiments des
masses populaires, qui, bien qu’elles soient sollicitées par une
partie non désintéressée de la presse, demeurent fidèles aux
idéaux républicains, ou plutôt « savent certainement discerner
où est, en l’occurrence, la véritable mission des peuples d’Occi-
dent ». Fidèles aux prescriptions de A. Sarraut, les intellectuels
de la Réponse ne mettent pas en doute que l’Occident doive
s’acquitter d’une mission providentielle, un devoir rappro-
chant tous les peuples d’Occident – c’est-à-dire tous ceux dotés
d’une véritable civilisation – qui peuvent y retrouver, au-delà
de leurs différences et oppositions, le principe d’une unité supé-
rieure, mais ils récusent le fait que cette mission soit justifiée
par l’affirmation de l’inégalité naturelle des races humaines.
Rien de surprenant à ce que la Réponse glisse sur ce que le texte
de H. Massis contenait de plus décisif, à savoir la dénonciation
de l’hypocrisie et du strabisme d’une France dénonçant le colo-
nialisme des autres mais louant le sien propre.

Renoncer à l’inégalité raciale


pour sauver le prestige de la « race dominatrice »

Dans la crise d’autorité du colonialisme, sur les origines de


laquelle H. Massis et A. Sarraut s’entendent parfaitement, les
fondements mêmes de l’édifice européen sont menacés, fonde-
ments qui reposent depuis les origines sur des « pilotis colo-
niaux 40 ». Privée de ses colonies, « réduite à ses seules
ressources », l’Europe « ne saurait plus se nourrir » 41. Pour
sauver la civilisation européenne et sa grande œuvre coloniale,
A. Sarraut retient qu’une étroite alliance des pays colonisateurs

40. A. SARRAUT, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 221.


41. Ibidem, p. 219.

142
le colonialisme comme mission européenne

et de façon plus générale de la race blanche contre le « flot


montant des races de couleur 42 » est nécessaire. L’expression
est directement reprise par Lothrop Theodore Stoddard
(1883-1950), principal représentant de l’eugénisme américain
du début du XXe siècle. Dans son œuvre la plus célèbre, The
Rising Tide of Color Against White World-Supremacy, publiée
en 1920, L. T. Stoddard avait mis en garde contre le danger
représenté par les nations asiatiques, déplorant amèrement la
division du front blanc survenue lors de la guerre. L’agression
envers la « white supremacy » présente trois dimensions : éco-
nomique, militaire et de dégradation ethnique à travers l’immi-
gration. Pour L. T. Stoddard, la plus dangereuse des menaces
est justement cette dernière.
A. Sarraut se confronte systématiquement avec les thèses de
L. T. Stoddard. Il considère l’immigration comme la menace
la moins grave, non pas parce qu’il met en doute la logique
eugéniste exprimée par l’Américain, mais parce que l’immigra-
tion est à son avis un phénomène qui ne concerne l’Europe
que dans une mesure négligeable. Après avoir nié la réalité du
danger migratoire en Europe, il prend au sérieux l’hypothèse
d’une révolte armée en Asie, mais juge insuffisants les moyens
dont disposent les révoltés en puissance. En ce qui concerne
l’Afrique, « l’insuffisante capacité organisatrice et créatrice des
races africaines 43 » relègue le problème dans un lointain avenir.
Des trois menaces agitées par L. T. Stoddard, la plus réelle
est pour Sarraut celle de nature économique. Il craint que les
marchés européens ne soient inondés de produits à bas prix pro-
venant des colonies, avec pour effet de ruiner le système pro-
ductif européen. Le primat accordé à la question économique
n’empêche que, même pour A. Sarraut, la marée montante des
« races de couleur » qui se pressent aux périphéries impériales,
encouragées par l’irresponsable propagande bolchevique, repré-
sente un danger mortel pour la civilisation. L’Europe, « perle
du monde », ne peut ni ne doit abandonner sa mission, son
commandement coloniaux : c’est là l’incontournable « devoir
de l’homme blanc », auquel fait allusion le titre du dernier cha-
pitre de l’œuvre. L’Europe, « dans le désir commun de sauver

42. Ibidem, p. 222.


43. Ibidem, p. 231.

143
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

la civilisation d’Occident 44 », doit donc, de toute urgence,


retrouver son unité perdue.
A. Sarraut critique le traité de Versailles qu’il considère
comme peu clairvoyant car, en soustrayant à l’Allemagne ses
colonies, il l’exclut de la « solidarité de collaboration dans
l’entreprise colonisatrice ». L’Allemagne risque, ainsi isolée de
l’« intérêt colonial de l’Europe », de refuser son apport décisif
au « salut de la civilisation occidentale » 45 . A. Sarraut
n’épargne pas non plus la politique isolationniste des États-Unis
et la théorie wilsonienne de l’autodétermination des peuples,
qui représente à ses yeux une dangereuse incitation à l’« indis-
cipline des races 46 ». Une fois son unité retrouvée, l’Europe
devra ensuite s’occuper de reconstituer son autorité morale.
Pour cela, les pays européens doivent trouver le courage de
réfléchir de façon critique sur leur œuvre de colonisation. La
crise du système colonial étant une crise morale, le plus impor-
tant pour A. Sarraut est que les colonisateurs sachent mora-
liser pleinement leur propre action. Tout en comprenant la rage
du colon face à la paresse de l’indigène, il n’en dénonce pas
moins l’erreur stratégique qui a consisté à créer à l’intérieur
des colonies – notamment en Algérie, seule colonie française
de peuplement, comme on l’a vu – un prolétariat blanc. Le
faible niveau moral de ce prolétariat le conduit à se comporter
avec une dureté excessive et désordonnée envers les popula-
tions colonisées, chose qui met en péril le « prestige de la race
dominatrice 47 ». Pour moraliser leur action coloniale, les pays
européens devront se souvenir des enseignements de la tradition
française et se libérer de l’esprit colon, ou plutôt du dogme
de l’éternelle infériorité des races de couleur. La France peut
puiser dans sa tradition – dans ce que nous avons appelé
l’utopie d’une « République coloniale » – pour indiquer à
l’Europe entière la voie d’une possible moralisation du discours
et de la pratique coloniaux, une moralisation nécessaire afin de
rétablir l’autorité du colonisateur aux yeux des peuples colo-
nisés. Comme nous l’avons vu, la France est en effet le pays
qui, plus et mieux qu’aucun autre, a su penser à son entreprise

44. Ibidem, p. 245.


45. Ibidem, p. 246.
46. Ibidem, p. 252.
47. Ibidem, p. 210.

144
le colonialisme comme mission européenne

coloniale comme à une mission morale au service de l’uni-


versel, comme à une « œuvre de solidarité humaine » :
« Et tel est bien le trait fondamental de la colonisation française
moderne qui, dans la terre lointaine d’outre-mer, après la décou-
verte du réservoir de richesses ou du point d’appui politique, a fait
désormais la découverte la plus haute : l’Homme 48 ! »
A. Sarraut résume ici les lignes essentielles des stratégies de
légitimation que nous avons tenté de reconstruire dans les para-
graphes précédents. La colonisation a fait l’unité du monde ;
maintenant elle est condamnée à œuvrer pour la solidarité des
peuples, contre les préjugés de couleur et l’idée de races à
jamais inférieures. Le devoir de l’Europe envers l’humanité sera
alors de continuer à veiller sur les populations colonisées
jusqu’à ce que leur éducation morale – leur civilisation – soit
accomplie. Pour ce faire, elle devra savoir dépasser ses divi-
sions internes et devra être capable de renouveler le contrat
moral de sa mission, concevant la mise en valeur non seulement
comme l’obligation de valoriser des richesses naturelles, mais
surtout comme le devoir d’éduquer les populations indigènes et
de valoriser la richesse humaine qu’elles constituent. A. Sarraut
conseille aux partisans du colonialisme de renoncer clairement
au dogme de l’infériorité naturelle des races de couleur, pour
fonder la légitimité de leur action coloniale sur un principe plus
élevé, celui de la production de l’unité du genre humain. C’est
seulement en se déclarant au service de la réalisation d’un sem-
blable devoir universel qu’il sera possible de préserver l’essen-
tiel : le « prestige de la race dominatrice », l’autorité morale de
l’Europe.

Un premier épilogue :
la Conférence africaine française de Brazzaville

Le 30 janvier 1944, sous la poussée du Comité français de


libération nationale créé à Alger l’année précédente, est convo-
quée la Conférence africaine française. Elle accueille des fonc-
tionnaires coloniaux provenant de tous les pays africains qui,
à partir de 1940, se sont progressivement regroupés autour du
général de Gaulle et de la France libre. L’« empire libre », qui

48. Ibidem, p. 114.

145
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

incarne la continuité des valeurs républicaines, se réunit à Braz-


zaville (capitale du Congo français) – où, en 1940, Charles de
Gaulle avait formellement nié la légitimité du gouvernement
de Vichy 49 – pour réaffirmer son engagement dans la lutte
contre le nazisme et repenser les relations coloniales à la
lumière du décisif apport économique, militaire, politique et
symbolique des territoires de l’empire. L’approche est pragma-
tique : il s’agit de céder quelque chose pour ne pas être
contraint à renoncer à la colonisation dans son ensemble. Le
commissaire aux Colonies Pleven, chargé de faire le discours
d’ouverture, souligne l’importance décisive de la « chose colo-
niale » et de ses territoires pour « faire servir leurs ressources
humaines et matérielles à la lutte contre l’ennemi » 50. Partici-
pant aux malheurs de la France au titre de loyaux serviteurs,
les populations de l’empire devront être associées aux avan-
tages qui accompagneront sa renaissance. Pleven a en tête une
reformulation du pacte colonial qui soit capable de dépasser le
point de vue strictement économique adopté à l’occasion des
précédentes conférences impériales. L’empire est une « chose »
qui mérite une meilleure mise en valeur. Cette nouvelle mise
en valeur implique, en conformité avec les prescriptions du
nouveau discours colonial, non seulement un calcul écono-
mique mais aussi un calcul moral. À Brazzaville, le nouveau
discours colonial se fait programme politique : il place au centre
de la réflexion l’homme ou, plus exactement, l’Africain, que
le colonialisme français se propose de civiliser, c’est-à-dire
d’humaniser pleinement. En polémique avec le racisme évident
de l’adversaire nazi, la tradition laïque et antiraciste du pays
est rappelée : les Français n’empêchent pas l’autogouvernement
des populations africaines à partir de considérations racistes.
Leur retard culturel, imputable aux conditions historiques et
sociales plutôt qu’à la couleur de leur peau, est exactement ce

49. Dans le Manifeste lancé de Brazzaville, le 27 octobre 1940, il proclame : « […]


il n’existe plus de Gouvernement proprement français. En effet, l’organisme sis à Vichy
et qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur. Dans son
état de servitude, cet organisme ne peut être et n’est, en effet, qu’un instrument utilisé
par les ennemis de la France, contre l’honneur et l’intérêt du pays. » Dans le même
communiqué, C. de Gaulle annonce la création du Conseil de défense de l’empire, pre-
mier noyau de pouvoir politique organisé par la France libre (C. DE GAULLE, Discours
et messages, I, Pendant la guerre, juin 1940-janvier 1946, Plon, Paris, 1970, pp. 36-37).
50. « Discours prononcé par M. Pleven, commissaire aux Colonies, le dimanche
30 janvier 1944, à l’ouverture de la Conférence africaine française », in R.-M. LEMESLE,
La Conférence de Brazzaville de 1944 : contexte et repères. Cinquantenaire des pré-
mices de la décolonisation, CHEAM, Paris, 1994, p. 114.

146
le colonialisme comme mission européenne

que la colonisation française se promet de combler. Pleven


estime qu’une accélération de l’œuvre d’éducation des masses
indigènes est nécessaire, afin de les faire évoluer du stade du
« dévouement instinctif » jusqu’au « loyalisme nécessairement
différent et plus nuancé de l’éduqué et du citoyen » 51. Une
innovation dans la continuité, qui peut reprendre l’héritage de la
grande tradition coloniale française, dont le but a toujours été
l’« élévation matérielle, morale, civique de la population 52 » ;
une innovation qui se veut en somme aussi une confirmation de
ce que Pleven définit, en parfaite continuité avec le vocabulaire
colonial de l’avant-guerre, comme la mission de la France en
Afrique, c’est-à-dire
« l’affirmation […] de notre conviction que les Français portent en
eux l’aptitude, la volonté et la force de la mener à bien, enfin l’affir-
mation de notre volonté de prendre nous-mêmes, et surtout sans
les partager avec aucune institution anonyme 53, les immenses mais
exaltantes responsabilités qui sont nôtres, vis-à-vis des races qui
vivent sous notre drapeau 54 ».
La conclusion de Pleven éclaircit de manière exemplaire la
position adoptée par la conférence de Brazzaville sur toute
hypothèse de décolonisation :
« Dans la grande France coloniale, il n’y a ni peuples à affranchir
ni discriminations raciales à abolir. […] Il y a des populations que
nous entendons conduire, étape par étape, à la personnalité, pour les
plus mûres aux franchises politiques, mais qui n’entendent connaître
d’autre indépendance que l’indépendance de la France 55. »
Même Félix Gouin, président de l’Assemblée consultative
provisoire, demande lors de la conférence de penser le problème
colonial en termes humains. Les colonies sont, pour le prési-
dent de l’ACP, des « créations de notre chair et de notre sang,
que nous nous devons de protéger, d’aider, d’assister chaque
jour davantage pour les conduire peu à peu vers un avenir
meilleur 56 », valorisant les hommes sur le plan moral et

51. Ibidem, p. 116.


52. Ibidem.
53. Est ici visée la doctrine de l’« international trusteeship », telle que sanctionnée
par la Charte atlantique et soutenue en particulier par les États-Unis.
54. « Discours prononcé par M. Pleven », loc. cit., p. 117.
55. Ibidem. L’italique dans la citation est de l’auteur.
56. « Discours prononcé par M. Félix Gouin », in R.-M. LEMESLE, La Conférence de
Brazzaville de 1944, op. cit. ; p. 119. L’italique dans la citation est de l’auteur.

147
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

l’environnement sur le plan matériel. Le discours de C. de


Gaulle est du même ton, s’ouvrant sur un rappel de la « voca-
tion civilisatrice vieille de beaucoup de centaines d’années 57 »
de la France. Selon lui, la République a
« pénétré, pacifié, ouvert au monde une grande partie de cette
Afrique noire, que son étendue, les rigueurs du climat, la puis-
sance des obstacles naturels, la misère et la diversité de ses popu-
lations avaient maintenue, depuis l’aurore de l’histoire, douloureuse
et imperméable 58 ».
La République n’a soustrait à l’Afrique rien d’autre que sa
fermeture immémoriale, sa distance avec l’Histoire. La bonté
de l’œuvre accomplie par la France « pour le développement
des richesses et pour le bien des hommes 59 » est une évidence
ne nécessitant aucune démonstration. C. de Gaulle est conscient
que l’œuvre de renouvellement de la politique coloniale, dont la
conférence de Brazzaville constitue le premier pas, ne trouve
pas son caractère d’urgence seulement dans les événements liés
à la guerre. Déjà auparavant, en effet, était évidente
« la nécessité d’établir sur des bases nouvelles les conditions de la
mise en valeur de notre Afrique, celles du progrès humain de ses
habitants et celles de l’exercice de la souveraineté française 60 ».
La guerre, dont l’enjeu pour C. de Gaulle n’est « ni plus ni
moins que la condition de l’homme 61 », n’a fait qu’appro-
fondir un besoin déjà présent. La France doit savoir se renou-
veler, renaître de ses cendres, retrouver sa vocation à la
grandeur et à l’éternité :
« la France, c’est-à-dire la nation dont l’immortel génie est désigné
pour les initiatives qui, par degrés, élèvent les hommes vers les
sommets de dignité et de fraternité où quelque jour tous pourront
s’unir 62 ».

57. « Discours prononcé par le général de Gaulle, président du Comité français de


libération nationale, à l’ouverture de la Conférence africaine française le 30 janvier
1944 », in R.-M. LEMESLE, La Conférence de Brazzaville de 1944, op. cit., p. 122.
58. Ibidem.
59. Ibidem.
60. Ibidem.
61. Ibidem. C’est un thème qui revient aussi dans le discours tenu le 12 décembre
1943 à Constantine ; voir infra.
62. Ibidem. L’italique dans la citation est de l’auteur.

148
le colonialisme comme mission européenne

Cette vocation éternelle de la France est la base des poli-


tiques coloniales passées et futures, construites autour de l’idée
qu’
« il n’y aurait aucun progrès qui soit un progrès, si les hommes, sur
leur terre natale, n’en profitaient pas, moralement et matérielle-
ment, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils
seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres
affaires 63 ».
La « mère France » doit savoir conduire avec une grande pru-
dence (« peu à peu », « par degrés », « étape par étape »)
– c’est-à-dire dans le cadre d’un parcours à la fin éternellement
retardée – « quarante-deux millions d’enfants 64 » vers la matu-
rité, les élevant vers un niveau, le niveau français, qui est aussi
un sommet. C. de Gaulle estime ce chemin nécessaire, mais ne
cache pas qu’il le considère comme encore très long : à travers
lui, les « peuples enfants » deviendront des adultes, capables de
prendre en charge leur histoire et d’accéder à la dignité, à la fra-
ternité et, seulement au terme d’un parcours d’une durée impré-
cise mais encore long et tortueux, vers la capacité politique.
Selon C. de Gaulle, celle-ci ne pourra s’exercer que dans le
cadre de la nation française. La « fidélité magnifique » démon-
trée au cours de la guerre par les territoires des colonies a suffi-
samment prouvé l’existence d’un « lien définitif 65 » entre la
métropole et l’empire : l’empire est la France et il n’y a aucune
indépendance à laquelle il puisse aspirer qui ne soit pas l’indé-
pendance de la France elle-même. La France, nation dotée
d’une vocation républicaine naturelle, trahie et humiliée par les
« misérables » qui ont usurpé le pouvoir, décrété la capitulation
et pratiqué la collaboration, doit procéder à une réforme qui
soit capable de redonner une voix à son génie. La France éter-
nelle doit évoluer pour conserver l’essentiel de son caractère, de
son génie, de sa personnalité. C’est seulement ainsi que « nous
serons encore le même peuple, dans le même cadre naturel, à la
tête du même Empire 66 ».
Le langage de C. de Gaulle est extrêmement significatif. Le
thème de l’empire est évoqué à l’intérieur d’un cadre « naturel »

63. Ibidem, p. 123. L’italique dans la citation est de l’auteur.


64. Ibidem.
65. Ibidem.
66. C. DE GAULLE, « 27 juin 1943, discours prononcé à Tunis », in C. DE GAULLE,
Discours et messages, op. cit., pp. 306-307.

149
les stratégies de légitimation du « nouveau discours colonial » français

français, auquel participent aussi bien les fleuves et les vallées


que le caractère immuable du génie de la nation. Ce caractère
immuable et naturel du génie français semble renvoyer à la
notion de race. En effet, le thème de la race est amplement
présent dans la pensée de C. de Gaulle, au point de consti-
tuer, selon D. Colas, le barycentre de son nationalisme 67. Selon
D. Colas, C. de Gaulle croit aussi bien à l’existence des races
qu’à celle d’une hiérarchie entre elles. Les diverses races, et
leurs divers portraits mythiques, sont classés selon une hiérar-
chie au sommet de laquelle on ne sera pas surpris de trouver
la race française. En même temps, C. de Gaulle peut affirmer
combattre le racisme puisque la supériorité de la France tient
justement au fait que la race française est faite d’antiracistes.
La raison de la supériorité française réside précisément dans sa
mission de liberté, c’est-à-dire dans sa vocation universaliste et
égalitaire. La réconciliation avec les principes républicains est
ainsi réalisée grâce à ce que l’on pourrait appeler un saut mortel
politico-biologique par lequel, « dans la logique gaulliste, l’eth-
nicité française se réalise dans la citoyenneté républicaine 68 ».
C’est par ce saut mortel que C. de Gaulle peut affirmer que
la France possède un empire par vocation naturelle, ou, autre-
ment dit, que la race française possède un caractère ou un génie
particuliers qui la rendent capable de se placer à la tête d’un
empire. Ses « trésors d’intelligence et d’ardeur 69 », sa voca-
tion à l’universel, son engagement pour la liberté, l’égalité et
la fraternité en font une race impériale, qui détient les caracté-
ristiques nécessaires pour guider les autres peuples – que l’on
suppose donc dépourvus de ce don – à l’intérieur de l’His-
toire. C. de Gaulle identifie les preuves de cette vocation dans
la fidélité de l’empire à la France libre, à la vraie France, à la
France qui seule conserve vivant l’authentique génie de la race
française :
« Notre Empire, si divers et si dispersé, déchiré par les péripéties
du drame, sorti de la guerre malgré sa volonté et qui y est rentré

67. Même si le terme de « race », très fréquent sous la plume de C. de Gaulle jusqu’à
la fin de la guerre, devient par la suite plus rare, il reste présent dans ses textes, repré-
sentant la constante des traits sociaux, linguistiques et religieux qui font la nation (voir
D. COLAS, Citoyenneté et nationalité, op. cit.).
68. D. COLAS, Citoyenneté et nationalité, op. cit., p. 189.
69. C. DE GAULLE, « 14 juillet 1943, discours prononcé à Alger (place du Forum) »,
in C. DE GAULLE, Discours et messages, op. cit., p. 313.

150
le colonialisme comme mission européenne

morceau après morceau, notre Empire se retrouve fidèle et


rassemblé 70. »
La fidélité des territoires de l’empire à la France libre prouve
l’« exceptionnelle cohésion que possède la France éternelle 71 »
lorsqu’elle demeure fidèle à sa nature :
« En prouvant, dans les conditions effroyables de ces quatre der-
nières années, leur unité profonde, tous les territoires de la commu-
nauté impériale française ont fait crédit à la France, c’est-à-dire à
l’évangile de la fraternité des races, de l’égalité des chances, du
maintien vigilant de l’ordre pour assurer à tous la liberté 72. »
La fidélité des territoires impériaux confirme la France dans
sa vocation coloniale et l’oblige moralement envers les popula-
tions qui se fient à sa tutelle. Si la nature et le destin de la
France sont impériaux, en négliger la compréhension constitue-
rait la plus grave des erreurs dans le moment délicat et terrible
de sa reconstruction. Le renouvellement de la politique colo-
niale française doit donc se faire en assumant son caractère pré-
destiné et les responsabilités qui en dérivent :
« Si après cette guerre, dont l’enjeu est la condition humaine,
chaque nation aura l’obligation d’instaurer au-dedans d’elle-même
un plus juste équilibre entre tous ses enfants, des devoirs plus vastes
encore s’imposent aux pays qui, comme le nôtre, se sont, depuis
l’âge des grandes découvertes, associé d’autres peuples et d’autres
races 73. »
L’empire constitue pour la France un suprême devoir moral,
permettant l’accomplissement de sa nature la plus intime. C’est
à travers celui-ci que la République réussit à diffuser dans le
monde l’évangile de l’universalisme révolutionnaire. Le peuple
français devra savoir assumer ce devoir moral en étant
conscient de la nécessité du radical renouveau des institutions
métropolitaines et impériales, mais aussi de la continuité de sa
mission universelle de civilisation. En ce sens, l’empire ne
constitue pas pour C. de Gaulle un accident de l’histoire natio-
nale, mais la forme du régime la plus adéquate au génie univer-
saliste de la France et à la réalisation de sa mission civilisatrice.

70. C. DE GAULLE, « 8 août 1943, discours prononcé à Casablanca (place Lyautey) »,


in C. DE GAULLE, Discours et messages, op. cit., p. 316.
71. Ibidem.
72. C. DE GAULLE, « 12 décembre 1943, discours prononcé à Constantine », in
C. DE GAULLE, Discours et messages, op. cit., p. 353.
73. Ibidem.
III
La réaction postcoloniale
à l’universalisme colonial
européen

« Voici des hommes noirs debout qui nous regardent,


et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisis-
sement d’être vu. Car le blanc a joui trois mille ans
du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard
pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre
natale, la blancheur de sa peau, c’était un regard
encore, de la lumière condensée. L’homme blanc, blanc
parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc
comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la
création comme une torche, dévoilait l’essence secrète
et blanche des êtres. Aujourd’hui ces hommes noirs
nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ;
des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et
nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions
balancés par le vent. »
Jean-Paul SARTRE, « Orphée noir »
Nous avons vu dans le chapitre précédent les arguments
développés par le nouveau discours colonial afin de réaffirmer
la légitimité globale de la colonisation face à la perplexité crois-
sante de l’opinion publique métropolitaine et à la multiplication
des tensions en périphérie. Les stratégies de légitimation étu-
diées avaient en commun le refus explicite du racisme, l’insis-
tance sur l’unité potentielle du genre humain et sur le caractère
moral de l’entreprise coloniale, mise en œuvre par la France et
par l’Europe au nom et pour le compte de l’intérêt universel du
genre humain. Au moins à partir de la conférence de Brazza-
ville de janvier 1944, le nouveau discours colonial devient le fil
rouge de la politique coloniale française. La « nouvelle » poli-
tique qui en dérive trouve sa réalisation institutionnelle dans
la Constitution de la IVe République et en particulier dans ses
articles qui – reconnaissant l’usure rhétorique du concept
d’empire – instituent l’Union française. Selon Charles Robert
Ageron, l’Union – dont les institutions n’existeront en majeure
partie que sur le papier – cache « sous la paille de mots nou-
veaux […] surtout le grain des choses anciennes 1 ». La Consti-
tution du 27 octobre 1946 confère à tous les colonisés le statut
de citoyens de l’Union, sans préciser les implications de cette
citoyenneté. Elle confirme la mission coloniale de la France, en
la liant, dès le préambule, – comme le nouveau discours colo-
nial avait appris à le faire –, au bien de l’humanité, c’est-à-dire

1. C. COQUERY-VIDROVITCH et C. R. AGERON, Histoire de la France coloniale,


op. cit., p. 226.

155
mission civilisatrice

à la réalisation de la vocation à l’universel du pays : « Fidèle à


sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples
dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-
mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires 2. »
L’Union française a eu, comme on le sait, une vie brève et
difficile. Son institution fut suivie de la reprise des révoltes qui,
de Madagascar à l’Indochine, du Maroc à la Tunisie, ouvrirent
la période des décolonisations. Le combat contre le colonia-
lisme ne fut pas seulement une lutte armée pour l’indépen-
dance nationale. Il fut aussi une révolte épistémologique contre
les catégories de la pensée coloniale. C’est cette révolte que
nous analyserons ici, à travers la lecture de trois textes postco-
loniaux d’expression française parmi les plus significatifs : le
Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (première parution
en 1950), le Portrait du colonisé précédé de Portrait du coloni-
sateur d’Albert Memmi (1957) et enfin Les Damnés de la terre
de Frantz Fanon (1961). Ainsi pourra être mise en lumière la
place tenue par la référence polémique aux arguments du dis-
cours colonial dans les conceptions de ces auteurs. En d’autres
termes, il s’agira de mettre à l’épreuve du regard des colo-
nisés la définition du colonialisme comme mission au service
de l’universel produite par le « nouveau discours colonial ».
Dans aucun des trois cas, il n’a été possible d’étudier la concep-
tion qu’avaient ces auteurs de la « spécificité coloniale fran-
çaise », car ceux-ci utilisent, dans l’ensemble des textes
analysés, les noms de « France », « Europe » et « Occident »
comme des synonymes absolus. La lecture directe de leurs
argumentations permettra de démontrer l’évidence de cette
affirmation, sur laquelle il sera nécessaire de revenir en
conclusion.
Dans cette tentative de reconstruire les arguments du dis-
cours postcolonial de la manière la plus fidèle possible – et
en l’absence, concernant A. Césaire et A. Memmi, d’études cri-
tiques privilégiant l’angle philosophico-politique –, l’analyse
s’appuiera directement sur les textes, précédée d’une brève
introduction « bio-bibliographique ». Dans le cas de F. Fanon,
du fait de l’importance de l’élément biographique dans la for-
mation de sa théorie, cette introduction tiendra une place plus
importante. Dans le but de replacer ces textes dans le contexte

2. Constitution du 27 octobre 1946, dans Les Constitutions de la France depuis 1789,


op. cit., p. 389.

156
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

intellectuel de l’époque, l’on prendra également en compte cer-


taines œuvres contemporaines avec lesquelles ces écrits dialo-
guent directement ou indirectement, ou qui ont représenté,
comme dans le cas de J.-P. Sartre, des intermédiaires permettant
leur entrée dans le débat. D’autres écrits des trois auteurs seront
cités lorsque ceux-ci permettent une meilleure compréhension
des positions exprimées dans les textes principalement analysés.
7
Le Discours sur le colonialisme
d’Aimé Césaire

« Il est celui qui marche sur une crête entre le particu-


larisme passé qu’il vient de gravir et l’universalisme
futur qui sera le crépuscule de sa Négritude ; celui qui
vit jusqu’au bout le particularisme pour y trouver
l’aurore de l’universel. »
Jean-Paul SARTRE, « Orphée noir »

Aimé Césaire naît à Basse-Pointe, en Martinique, le 26 juin


1913 1. Il fait ses études secondaires au lycée Victor-Schœlcher
dans le chef-lieu de Fort-de-France, où son père est fonction-
naire au Bureau des impôts. En 1931, il gagne une bourse pour
poursuivre ses études à Paris. Il s’inscrit au lycée Louis-le-
Grand, où il prépare l’admission à l’École normale supérieure
de la rue d’Ulm. C’est alors qu’il fait la connaissance de Léo-
pold Sédar Senghor, avec qui il fondera en 1934 la revue L’Étu-
diant noir, destinée à faire entendre les aspirations de tous les

1. Pour une reconstitution de la biographie de A. Césaire et une présentation générale


de ses œuvres, voir Georges NGAL, Aimé Césaire. Un homme à la recherche d’une
patrie, Présence africaine, Paris, 1994 ; Raphaël CONFIANT, Aimé Césaire. Une tra-
versée paradoxale du siècle, Stock, Paris, 1993 ; L. KESTELOOT et K. BARTHÉLEMY,
Aimé Césaire : l’homme et l’œuvre, Présence africaine, Paris, 1973. Sur le Discours en
particulier, consulter G. NGAL, Lire le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire,
Présence africaine, Paris, 1994 ; Claudine RICHARD, Le Cahier, Discours sur le colonia-
lisme. Aimé Césaire, Nathan, Paris, 1994 ; Annie URBANIK-RIZK, Étude sur Aimé
Césaire : Cahier d’un retour au pays natal, Discours sur le colonialisme, Ellipses, Paris,
1994. Sur le Cahier, voir aussi Victor M. HOUNTONDJI, Le Cahier d’Aimé Césaire. Évé-
nement littéraire et facteur de révolution, L’Harmattan, Paris, 1993 ; L. KESTELOOT,
Comprendre le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, Les Classiques afri-
cains, Versailles, 1994.

159
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

étudiants de couleur, indépendamment de leur origine (antil-


laise, africaine ou américaine). La revue lance le mouvement de
la Négritude. Durant ces mêmes années, A. Césaire travaille à la
rédaction de ce qui est considéré comme son texte poétique le
plus réussi, le Cahier d’un retour au pays natal. Celui-ci paraît
en 1939 dans le numéro 20 de la revue Volontés, peu avant le
retour de A. Césaire en Martinique, où il sera enseignant de
français au lycée Victor-Schœlcher. Parmi les nombreux élèves
fascinés par sa personnalité, il y aura le jeune Frantz Fanon.
Découvert en 1941 par André Breton lors de son internement
martiniquais à l’initiative des autorités de Vichy, le Cahier est
republié en 1944. La préface de A. Breton marque la consécra-
tion poétique de A. Césaire. En 1946, celui-ci publie le recueil
de poésie Les Armes miraculeuses, dominé par la figure du
rebelle emprisonné et destiné à mourir, qui accepte le martyre
pour que son peuple puisse naître à la liberté. En 1948 paraît
Soleil cou coupé, recueil inspiré par le surréalisme d’Apolli-
naire. Le Discours paraît pour la première fois en juin 1950
dans la revue Réclame. Quelques extraits sont republiés la
même année et l’année suivante dans Justice et dans L’Huma-
nité. En 1955 paraît une seconde édition, augmentée et corrigée,
dans Présence africaine. Entre-temps s’est ouverte la longue (et
controversée) carrière politique de A. Césaire. En 1945, lors
des premières élections de l’après-guerre, il sera élu maire de
Fort-de-France (constamment réélu jusqu’en 2001) et député de
la Martinique (en continu jusqu’en 1993) sur les listes du Parti
communiste français. En 1956, il rompt avec le PCF pour
fonder le Parti progressiste martiniquais, tandis que sa pre-
mière œuvre théâtrale voit le jour, Et les chiens se taisaient,
adaptation d’un poème déjà paru dans le recueil Les Armes
miraculeuses. Suivront trois autres pièces : La Tragédie du roi
Christophe (1963), peut-être la plus réussie, Une saison au
Congo (1966), où A. Césaire met en scène le drame de
Lumumba, et Une Tempête (1969), adaptation postcoloniale de
l’œuvre homonyme de Shakespeare. Après plus d’une décennie
de silence, A. Césaire présentera son testament littéraire avec
Moi, laminaire en 1982.

160
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

Critique du « réductionnisme européen »

La critique des prétentions universalistes du discours colonial


occupe une place stratégique dans l’économie du Discours sur
le colonialisme. Selon A. Césaire, le colonialisme est un crime
contre l’homme, justifié par le prétendu monopole sur l’uni-
versel détenu par la civilisation européenne. A. Césaire définit
cette prétention comme le « réductionnisme européen » :
« Je veux parler ici de ce système de pensée ou plutôt de l’instinc-
tive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de
son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abu-
sivement la notion d’universel, chère à Léopold Sédar Senghor, à
ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir
de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres 2. »
Ce monopole de l’universel représente pour A. Césaire l’anti-
thèse de la possibilité même de l’humanisme. En réduisant
l’humain à lui-même, l’Européen n’arrive qu’à
« couper l’homme de lui-même, couper l’homme de ses racines,
couper l’homme de l’univers, couper l’homme de l’humain, et
l’isoler, en définitive, dans un orgueil suicidaire sinon dans une
forme rationnelle et scientifique de la barbarie 3 ».
Le Discours sur le colonialisme est une dure critique de ce
« réductionnisme » et vise à construire les conditions d’un
potentiel nouvel humanisme. Le point d’attaque en est le
constat de la prostration irréversible dans laquelle est tombée
la civilisation européenne ou occidentale. Celle-ci apparaît aux
yeux de A. Césaire comme décadente puisque incapable de
résoudre les principaux problèmes qu’elle suscite – la ques-
tion prolétaire et la question coloniale. En raison de sa propre
impuissance, elle s’enferme dans une défense d’elle-même mar-
quée par une hypocrisie « d’autant plus odieuse qu’elle a de
moins en moins de chances de tromper 4 ». L’Europe – que nous
devrons toujours entendre, ici, comme synonyme de « civilisa-
tion européenne » ou « occidentale » – est pour A. Césaire
« moralement, spirituellement indéfendable 5 » (« déférée à la

2. A. CÉSAIRE, « Discours sur la Négritude », in A. CÉSAIRE, Discours sur le colo-


nialisme, Présence africaine, Paris, 2004 ; pp. 84-85.
3. Ibidem, p. 85.
4. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 7.
5. Ibidem, p. 8.

161
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

barre de la “raison” comme à la barre de la “conscience”, cette


Europe-là est impuissante à se justifier 6 »).
L’acte d’accusation contre l’Europe, responsable face à
l’humanité du « plus haut tas de cadavres de l’histoire 7 », « est
proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines
de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en
juges 8 ».
Césaire reconnaît et affronte immédiatement la stratégie prin-
cipale de légitimation de la pensée coloniale, celle qui part de
l’équivalence, tout sauf innocente, entre colonisation et civili-
sation pour en arriver à présenter l’entreprise coloniale comme
une mission civilisatrice. Aux yeux de A. Césaire, il s’agit là
du « mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les
autres 9 ». Pour sortir des hypocrisies et subterfuges dans les-
quels l’Europe s’est enfermée dans sa tentative extrême de jus-
tifier son œuvre coloniale, il est nécessaire de remettre
radicalement en question cette identité présumée et de redé-
finir le concept de « colonisation » : « L’essentiel est ici de voir
clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre
clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe
la colonisation 10 ? »
La tentative de A. Césaire de rendre compte de ce qu’est
« en son principe » le colonialisme commence par une série de
négations :
« ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de
reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie,
ni élargissement du Dieu, ni extension du Droit 11 ».
Pour arriver à une compréhension adéquate du phénomène,
il faut se libérer de toutes les images moralisantes qui lui sont
associées, de tous les préjugés dont la pensée coloniale l’a
constamment couvert. Aucun souffle universel ne caresse
l’entreprise coloniale, aucun devoir moral envers l’humanité ne
l’anime. L’abus de semblables justifications trahit seulement
l’état d’extrême crise dans lequel se trouve la civilisation

6. Ibidem, p. 7.
7. Ibidem, p. 27.
8. Ibidem, p. 8.
9. Ibidem.
10. Ibidem, p. 9.
11. Ibidem.

162
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

occidentale : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est


une civilisation moribonde 12. »
À mesure qu’apparaît chez les peuples colonisés la
conscience que leurs maîtres mentent, utilisant hypocritement
leurs principes universels pour justifier l’indéfendable régime
d’exception sur lequel repose le privilège colonial, la crise de la
civilisation occidentale se fait toujours plus profonde.
Mais que doit-on entendre alors par « colonialisme » ? Aux
yeux du monde, déclare A. Césaire dans « Culture et coloni-
sation » (1956), « la grande révolution qu’incarne l’Europe dans
l’histoire de l’humanité » ne repose pas sur
« l’introduction d’un système fondé sur le respect de la dignité
humaine comme on s’acharne à nous le faire croire, ni sur l’inven-
tion de la rigueur intellectuelle, mais […] cette révolution est fondée
sur un tout autre ordre de considération, qu’il est déloyal de ne pas
regarder en face : savoir que l’Europe est la première à avoir inventé
et à avoir introduit, partout où elle a dominé, un système écono-
mique et social fondé sur l’argent 13 ».
Le phénomène historique de la colonisation doit être compris
avant tout comme l’expression d’une nécessité économique
dans la description de laquelle les rhétoriques universalistes
apparaissent complètement déplacées :
« le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier
en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de
l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique,
d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se
constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la
concurrence de ses économies antagonistes 14 ».
À partir de ce constat, A. Césaire s’attaque au thème écono-
mique de la mise en valeur, qui était, comme nous l’avons vu,
au centre de la propagande coloniale.
« J’entends la tempête. On me parle de progrès, de “réalisations”, de
maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
[…] On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomé-
trages de routes, de canaux, de chemins de fer. […] On m’en donne

12. Ibidem, p. 7.
13. A. CÉSAIRE, « Culture et colonisation. Communication au Congrès des écrivains
noirs », in A. CÉSAIRE, Œuvres complètes, vol. 3 : Œuvre historique et politique : dis-
cours et communications, Désormeaux, Paris, 1976, p. 443.
14. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 9.

163
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

plein la vue de tonnages de coton ou de cacao exportés, d’hectares


d’oliviers ou de vignes plantés 15. »
La tentative de légitimer a posteriori la colonisation à travers
l’inventaire des réalisations matérielles de l’administration
coloniale est pour A. Césaire complètement incorrecte. Per-
sonne ne peut dire quel stade de développement matériel
auraient atteint aujourd’hui les pays tombés sous le joug colo-
nial européen, s’ils avaient pu suivre une trajectoire de dévelop-
pement libre et originale. L’exemple japonais est rappelé pour
témoigner du fait que la modernisation n’est pas nécessaire-
ment liée à l’occupation européenne. L’Europe, à travers l’his-
toire coloniale, a monopolisé la modernité, faussant un
mouvement qui était déjà en route et qui aurait pu donner lieu
à des résultats parfaitement imprévisibles. A. Césaire n’entre
donc pas dans une dissertation détaillée autour de ce que le
colonialisme a réalisé, puisqu’à ses yeux ce qu’il a détruit ou ce
dont il a empêché la réalisation est bien plus important. Pour le
dire avec les mots de « Culture et colonisation » :
« Le grand reproche que l’on est fondé à faire à l’Europe c’est
d’avoir brisé dans leur élan des civilisations qui n’avaient pas
encore tenu toutes leurs promesses, de ne leur avoir pas permis de
développer et d’accomplir toute la richesse des formes contenues
dans leur tête 16. »
De cette manière, l’Europe a fait régner le vide autour d’elle,
un vide qui la fera périr. En détruisant toutes les patries, en
dépouillant les ethnies de leurs cultures traditionnelles, elle a
enlevé au monde les instruments pour se défendre de la nou-
velle barbarie qui s’approche. Cette nouvelle barbarie ne
dédaigne pourtant pas de hisser la bannière de l’anticolonia-
lisme. Elle est incarnée par l’impérialisme américain, que de
nombreux pays colonisés pensent pouvoir utiliser pour fuir
l’impérialisme européen. A. Césaire y voit un danger mortel, le
danger que par son intermédiaire les modèles de pensée de la
bourgeoisie capitaliste ne pénètrent profondément les sociétés
postcoloniales, finissant par en compromettre l’humanité.
La colonisation est pour A. Césaire une conséquence néces-
saire de l’impérialisme capitaliste, de ce « rude animal qui, par
l’élémentaire exercice de sa vitalité, répand le sang et sème la

15. Ibidem, pp. 23-24.


16. A. CÉSAIRE, « Culture et colonisation », op. cit., p. 442.

164
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

mort 17 ». En effet, l’expansion capitaliste a pour nécessaire


corollaire le développement des pulsions d’acquisition de l’être
humain. Il s’agit d’un développement unilatéral et discordant,
qui, bien loin de pouvoir véhiculer certaines valeurs proprement
humaines d’une certaine civilisation, a pour résultat la « décivi-
lisation » du colonisateur. Le colonialisme apparaît comme un
puissant accélérateur de ce processus dégénératif :
« L’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale,
fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris,
tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend 18. »
C. Lévi-Strauss dans Race et histoire a mis en évidence les
effets paradoxaux de la pratique du mépris inhérent à la concep-
tion occidentale de la sauvagerie :
« En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus
“sauvages” ou “barbares” de ses représentants, on ne fait que leur
emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord
l’homme qui croit à la barbarie 19. »
A. Césaire souligne le même mécanisme : « le colonisateur,
qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans
l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement
à se transformer lui-même en bête 20 ».
S’habituant à imaginer l’autre comme une bête, un barbare,
un sauvage, dans tous les cas comme un inférieur,
« la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir
au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts
enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relati-
visme moral 21 ».
Ce qui est à l’œuvre dans la colonisation est la régression
du continent européen vers cette même sauvagerie dont sont
accusés les peuples colonisés. A. Césaire décrit ce processus
d’ensauvagement comme un cancer qui se propage mortelle-
ment à la société entière, à travers l’acquiescement au privilège
et à sa logique, que le régime d’exception coloniale fait pénétrer
dans le cœur de l’Europe :

17. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 55.


18. Ibidem, p. 21.
19. C. LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, Denoël, Paris, 1987, p. 22.
20. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 21.
21. Ibidem, p. 12.

165
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« Au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges pro-


pagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces pri-
sonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au
bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a
le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès, lent,
mais sûr, de l’ensauvagement du continent 22. »
Pour A. Césaire, qui raisonne selon un déterminisme histo-
rique d’ascendance marxiste, il s’agit d’un processus d’une iné-
luctable nécessité :
« La bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse,
plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement
barbare ; que c’est une loi implacable que toute classe décadente
se voit transformée en réceptacle où affluent toutes les eaux sales
de l’histoire ; que c’est une loi universelle que toute classe, avant
de disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement,
omnilatéralement 23. »
Le développement du capitalisme impérialiste – dont le colo-
nialisme est l’expression la plus paradigmatique – apparaît pour
A. Césaire comme le déploiement d’une « loi de déshumani-
sation progressive », au terme de laquelle il n’y a que la per-
fection de la violence, de la corruption et de la barbarie.
L’équation coloniale de colonisation et civilisation sur laquelle
la pensée coloniale construisait l’essentiel de sa stratégie de
légitimation se trouve ici diamétralement renversée :
« Je dis que de la colonisation à la civilisation la distance est
infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de
tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministé-
rielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine 24. »

Les contrôleurs de l’opinion

Le Discours ne se limite pas à dénoncer le préjugé mais


s’engage à sa destruction systématique. Pour A. Césaire, il
s’agit de comprendre que le préjugé colonial engendre « non
seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non
seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seule-
ment macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux

22. Ibidem.
23. Ibidem, p. 54.
24. Ibidem, pp. 10-11.

166
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

ordres », et que l’entière société européenne a participé à sa


construction : « tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide
division du travail pour la défense de la société bourgeoise, ten-
tent de manière diverse et par diversion infâme de désagréger
les forces du Progrès » 25.
Une responsabilité particulière revient selon A. Césaire à
ceux que Grégoire définissait comme les contrôleurs de l’opi-
nion : journalistes, académiciens, ethnologues, théologiens,
sociologues agraires, intellectuels en général. A. Césaire pré-
sente une riche phénoménologie de ces « obscurcisseurs, inven-
teurs de subterfuges, charlatans mystificateurs, manieurs de
charabia 26 », capables de participer à la diffusion de la maladie
du préjugé dans tous les domaines de la culture européenne.
En particulier, la géographie a ajouté à la « malédiction bio-
logique » soutenue par le racisme commun une non moins effi-
cace « malédiction climatique », selon laquelle aucune culture
ne pourrait se développer sous un climat tropical. C’est donc
une contrainte naturelle qui a empêché les populations tropi-
cales de jouer un rôle dans le développement des sciences
modernes. Toute possibilité de progrès dans ces régions dépend
alors de l’introduction d’un élément allogène, que la colonisa-
tion s’est chargée de fournir sans parcimonie. A. Césaire cite le
géographe Pierre Gourou, titulaire d’une chaire de géographie
tropicale au Collège de France de 1947 à 1970, auteur d’une
monographie intitulée Les Pays tropicaux 27, qui rend compte de
la souffrance infligée aux sociétés indigènes par cette infiltra-
tion imposée, faite de travaux forcés, d’esclavage, d’introduc-
tion obligatoire de nouvelles techniques et nouvelles cultures,
etc. À la suite du contact colonial, les pays tropicaux se trou-
vent confrontés, selon P. Gourou, à un dilemme significatif :
sauvegarde des indigènes et stagnation, ou développement éco-
nomique et appauvrissement des conditions de vie des indi-
gènes. Comme on peut le voir, le dilemme se situe tout entier
à l’intérieur du cadre du colonialisme, perçu comme une néces-
sité naturelle, comme une composante de la donnée géogra-
phique même.

25. Ibidem, pp. 38-39.


26. Ibidem, p. 39.
27. P. GOUROU, Les Pays tropicaux : principes d’une géographie humaine et écono-
mique, PUF, Paris, 1946.

167
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Le second auteur que A. Césaire affronte est un théologien


belge, le père Placide Tempels, auteur d’une étude sur la philo-
sophie bantoue 28, dont il se présente comme le défenseur.
A. Césaire le commente de manière sarcastique :
« Que l’on pille, que l’on torture au Congo, que le colonisateur
belge fasse main basse sur toute richesse, qu’il tue toute liberté,
qu’il opprime toute fierté – qu’il aille en paix, le révérend père
Tempels y consent. Mais, attention ! Vous allez au Congo ? Res-
pectez, je ne dis pas la propriété indigène (les grandes compagnies
belges pourraient prendre ça pour une pierre dans leur jardin), je ne
dis pas la liberté des indigènes (les colons belges pourraient y voir
des propos subversifs), je ne dis pas la patrie congolaise (le gouver-
nement belge risquant de prendre fort mal la chose), je dis : Vous
allez au Congo, respectez la philosophie bantoue 29 ! »
La philosophie bantoue, nous enseigne P. Tempels, est une
pensée de caractère essentiellement ontologique, fondée sur la
notion de forces vitales et sur leur hiérarchie. Cet ordre,
puisqu’il provient de Dieu, doit être respecté. Leur philosophie
étant de caractère ontologique, ontologiques sont, selon l’ecclé-
siastique, les revendications bantoues :
« Ce qu’ils désirent avant tout et par-dessus tout, ce n’est pas l’amé-
lioration de leur situation économique et matérielle, mais bien la
reconnaissance par le Blanc et son respect pour leur dignité
d’homme, pour leur pleine valeur humaine 30. »
Si la question du rapport avec la population bantoue ne passe
pas par des questions matérielles – salaires décents, logements,
nourriture – mais par l’ontologie, alors le système colonial n’a
pas besoin de réforme. Il doit simplement comprendre la néces-
sité et l’intérêt de reconnaître la philosophie bantoue et de favo-
riser sa perpétuation. La société bantoue, note avec satisfaction
P. Tempels, lorsqu’elle s’est trouvée confrontée à l’homme
blanc, l’a intégré dans son schéma d’interprétation et lui a
attribué un rôle très élevé à l’intérieur de la hiérarchie des forces
vitales. Le colonialisme ne doit donc pas combattre ces formes
traditionnelles de pensée, mais profiter de leur parfaite fonction-
nalité pour atteindre ses objectifs. Enfermée à l’intérieur d’une
identité traditionnelle pensée comme tendanciellement

28. P. TEMPELS, La Philosophie bantoue, Éditions africaines, Paris, 1949.


29. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 44.
30. Ibidem, p. 45.

168
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

immuable – scellée à travers la culture, en dehors de l’histoire –,


la population bantoue pourra alors percevoir le caractère mer-
veilleusement providentiel de l’ordre colonial : « Le Dieu bantou
sera garant de l’ordre colonialiste belge, et sera sacrilège tout
Bantou qui osera y porter la main 31. »
Pour mettre en évidence les justifications du colonialisme
émises par la psychologie, A. Césaire choisit Octave Man-
noni, auteur d’une Psychologie de la colonisation 32 contre
laquelle F. Fanon s’élèvera également avec force. O. Mannoni,
en étudiant la psychologie malgache, présente les populations
colonisées comme affectées du « complexe de la dépen-
dance », dont les raisons sont d’ordre naturel et qui s’observe
parmi l’ensemble des populations colonisées. À ses yeux, les
colonisés « sont psychologiquement faits pour être dépen-
dants 33 ». L’étude de O. Mannoni enseigne, selon A. Césaire,
que les colonisés « ont besoin de la dépendance, qu’ils la pos-
tulent, qu’ils la réclament, qu’ils l’exigent 34 », apportant un
soutien « scientifique » décisif à la production de l’image des
« peuples enfants ».
« Le destin de l’Occidental rencontre l’obligation d’obéir au
commandement : Tu quitteras ton père et ta mère. Cette obliga-
tion est incompréhensible pour le Malgache. Tout Européen, à un
moment de son développement, découvre en lui le désir […] de
rompre avec ses liens de dépendance, de s’égaler à son père. Le
Malgache, jamais ! Il ignore la rivalité avec l’autorité paternelle, la
“protestation virile”, l’infériorité adlérienne, épreuves par lesquelles
l’Européen doit passer et qui sont comme les formes civilisées […]
des rites d’initiation par lesquels on atteint à la virilité 35. »
Le colonisé apparaît ainsi comme un enfant ne pouvant
grandir, car incapable de rivaliser avec l’autorité paternelle pour
rompre ses liens de dépendance et s’acheminer sur la voie de
l’autonomie. L’Occidental connaît en revanche ce processus
d’émancipation, triomphe de ses propres peurs d’abandon et
peut ainsi acquérir liberté et autonomie (ses biens suprêmes,
mais également son lourd fardeau comme le formulait
R. Kipling).

31. Ibidem, p. 46.


32. O. MANNONI, Psychologie de la colonisation, Seuil, Paris, 1950.
33. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 47.
34. Ibidem.
35. O. MANNONI, Psychologie de la colonisation, op. cit., cité dans A. CÉSAIRE, Dis-
cours sur le colonialisme, op. cit., p. 47.

169
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« Ces nègres n’imaginent même pas ce que c’est la liberté. Ils ne la


désirent pas, ils ne la revendiquent pas. Ce sont les meneurs blancs
qui leur fourrent ça dans la tête. Et si on la leur donnait, ils ne sau-
raient qu’en faire 36. »
Un rôle très particulier dans la production des préjugés
revient depuis ses origines à l’ethnologie, science coloniale par
excellence. Enquêtant sur le « primitivisme » et l’irrationalité
du monde extra-européen et réservant le monopole de la moder-
nité et de la rationalité à l’Europe coloniale, l’ethnologie a fini
par oublier – de manière significative et barbare – ce qui pour
A. Césaire doit être pensé comme l’idée centrale de la tradi-
tion moderne rationaliste et universaliste, la thèse cartésienne
selon laquelle « la raison […] est tout entière en chacun » et
qu’« il n’y a du plus ou du moins qu’entre les accidents et non
point entre les formes ou natures des individus d’une même
espèce » 37. A. Césaire connaît l’évolution de l’ethnologie et sa
tentative de se dégager de l’ethnocentrisme des origines, en par-
ticulier à travers les travaux de C. Lévi-Strauss et de Michel
Leiris. Ces développements composent ce que Césaire définit
ironiquement comme
« la grande trahison de l’ethnographie occidentale, laquelle depuis
quelque temps, avec une détérioration déplorable du sens de ses res-
ponsabilités, s’ingénie à mettre en doute la supériorité omnilatérale
de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques 38 ».
La grande trahison des ethnologues suscite chez les défen-
seurs les plus passionnés de la supériorité de la civilisation occi-
dentale de vives protestations, que A. Césaire qualifie
d’« héroïsmes salvateurs 39 » et qui représentent à ses yeux l’un
des témoignages les plus efficaces de la dégénération intro-
duite dans la culture européenne par l’accoutumance au pré-
jugé colonial. Après avoir évoqué l’infatigable défenseur de
l’Occident Henry Massis, A. Césaire se confronte longuement
à Roger Caillois en intervenant dans une polémique que ce der-
nier avait ouverte avec C. Lévi-Strauss. Dans un long article
intitulé « Illusions à rebours », paru dans la Nouvelle Revue
française (décembre 1954 et janvier 1955), R. Caillois cri-
tique le programme relativiste straussien de Race et histoire, qui

36. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 48.


37. Ibidem, p. 41.
38. Ibidem, p. 59.
39. Ibidem.

170
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

empêche de stabiliser une hiérarchie entre les différentes


cultures. Pour R. Caillois, un semblable relativisme n’est que
l’expression d’un état de grande faiblesse qui touche la culture
européenne tout entière :
« Le pressentiment de la déchéance prochaine de l’Occident, tout au
moins le doute croissant à l’endroit de la pérennité de sa suprématie
actuelle, s’est manifesté, dans le même moment, chez de nombreux
intellectuels européens, par une déception et une rancœur exception-
nellement aiguës. Depuis une cinquantaine d’années, ils s’acharnent
à renier les idéaux de leur culture. Comme pratiquement ils conti-
nuent à y vivre, à en vivre ; comme spontanément, souterrainement,
ils persistent malgré tout à la tenir, sans bien s’en rendre compte,
pour le type même de civilisation […] cette contradiction les exas-
père et les pousse à s’insurger contre toute valeur qui, à quelque
degré, peut paraître un élément de civilisation 40. »
Comme chez H. Massis, la crise de la société occidentale est
avant tout une crise de l’estime de soi, due à l’appel, de la
part d’intellectuels contradictoires et décadents, au sens de la
culpabilité et à l’angoisse 41. La rancœur de ces intellectuels
reniés finit par aboutir à une « revendication de la barbarie 42 »,
à une glorification fanatique de l’irrationnel, dont le surréa-
lisme – dans les rangs duquel avait d’ailleurs milité le jeune
Caillois 43 – est l’expression exemplaire. La désillusion et le res-
sentiment de ces « civilisés affamés de tout ce qui est sau-
vage 44 » sont l’expression d’un « remords diffus », d’une
« volonté collective de se déprécier soi-même 45 », d’un

40. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 24, 1954,


p. 1013.
41. Ce type de défense de l’Occident ne s’éteint pas avec H. Massis et R. Caillois,
comme le montrent, par exemple, les écrits de P. BRUCKNER (Le Sanglot de l’homme
blanc. Tiers monde, culpabilité, haine de soi, Seuil, Paris, 1983 ; La Tyrannie de la
pénitence. Essai sur le masochisme en Occident, Grasset, Paris, 2006), où le tiers-mon-
disme est réduit à un masochisme imbécile, le cosmopolitisme à une utopie irréalisable,
l’appartenance nationale et l’européocentrisme affirmés comme la source nécessaire de
tout bienfait pour le genre humain.
42. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 24, 1954,
p. 1014.
43. Voir l’introduction de Mario PORRO dans R. CAILLOIS et C. LÉVI-STRAUSS, Dio-
gene coricato. Una polemica su civiltà e barbarie, Medusa, Milan, 2004.
44. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 24, 1954,
p. 1014.
45. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 25, 1955, p. 68.

171
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« malaise tenace où des sentiments de culpabilité et d’infériorité


se conjuguent étrangement 46 », inspirés par
« la conviction passionnelle que la civilisation dont on participe est
hypocrite, corrompue et répugnante, et qu’il faut chercher ailleurs,
n’importe où, et pour plus de sûreté aux antipodes géographiques ou
culturelles, la pureté et la plénitude dont le besoin est ressenti 47 ».
R. Caillois trouve dans Race et histoire une expression para-
digmatique de ce malaise. C. Lévi-Strauss, trop occupé à sou-
tenir a priori « que tous les peuples [ont] apporté la même
ingéniosité » à la civilisation mondiale et que donc « l’Occident
[n’est] pas fondé à s’enorgueillir de quelque supériorité en ce
domaine » 48, se priverait de la possibilité de percevoir l’exis-
tence de significatives « différences dans la capacité d’assimi-
lation des diverses cultures 49 ». C’est dans une longue note que
R. Caillois exprime l’essentiel de sa position :
« Pour moi la question de l’égalité des races, des peuples ou des
cultures n’a de sens que s’il s’agit d’une égalité de droit, non d’une
égalité de fait. De la même manière, un aveugle, un mutilé, un
malade, un idiot, un ignorant, un pauvre ne sont pas respective-
ment égaux, au sens matériel du mot, à un homme fort, clairvoyant,
complet, bien portant, intelligent, cultivé ou riche 50. »
Pour R. Caillois, élève modèle de la pensée coloniale, il
s’agit de reconnaître de façon « réaliste » qu’il « existe actuel-
lement, que les causes en soient biologiques ou historiques, des
différences de niveau, de puissance et de valeur entre les diffé-
rentes cultures 51 ». La reconnaissance de l’existence d’une hié-
rarchie de valeurs entre les cultures ne produit pas, selon lui,
« une inégalité de droits en faveur des peuples dits supé-
rieurs ». Au contraire, la perfection majeure des sociétés occi-
dentales crée des « charges supplémentaires », une
« responsabilité accrue », des « devoirs majeurs » 52 par rapport
auxquels la crise de l’estime de soi de la civilisation occidentale
représente une démission irresponsable. C’est seulement en se

46. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 24, 1954,


p. 1014.
47. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 25, 1955, p. 66.
48. Ibidem, p. 68.
49. Ibidem, p. 67.
50. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 24, 1954,
p. 1018.
51. Ibidem.
52. Ibidem.

172
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

libérant de son sentiment de culpabilité, de son inquiétude et


de sa maladie que l’Occident pourra exercer complètement ses
devoirs à l’égard de l’humanité. Cette responsabilité ne peut
qu’être celle de diriger le destin du monde, selon le célèbre
modèle du « white man’s burden ».
Le remède proposé par R. Caillois à la curieuse maladie qui
afflige l’Occident, note ironiquement A. Césaire, a le mérite
d’être simple. Il consiste seulement en l’orgueilleuse et unila-
térale réaffirmation de la supériorité scientifique, religieuse et
morale de la culture occidentale. L’« élément principal et, si
possible, incontestable 53 » à l’appui de l’affirmation de cette
supériorité consiste dans le fait que seul l’Occident a produit
des ethnographes. La supériorité occidentale est démontrée de
façon évidente par le fait que seul l’Occident se soit intéressé
systématiquement à un autre que soi, faisant de lui l’objet d’une
interrogation scientifique, et que seul l’Occident ait su
conserver la mémoire de ce regard :
« L’Occident n’a pas seulement unifié l’histoire et la planète ; il n’a
pas seulement rendu toutes les civilisations solidaires par le progrès
de ses techniques, par son commerce, ses conquêtes, et ses guerres.
Il a inventé l’archéologie, l’ethnographie et les musées : c’est là une
originalité que les visiteurs de musée, les archéologues et les eth-
nographes auraient mauvaise grâce à lui contester 54. »
Il s’agit de progrès décisifs, capables pour R. Caillois
d’ouvrir une nouvelle ère dans l’histoire des cultures, les affran-
chissant de leur mortalité :
« Quoi qu’il arrive désormais survivront au moins quelque part les
annales de ce qu’elles furent. Ce n’est pas là une mince réussite. Je
ne doute pas qu’elle n’apparaisse un jour l’honneur de la civilisation
qui la compte à son crédit 55. »
L’Occident, produisant les « conditions matérielles et spiri-
tuelles » de la recherche des ethnographes, a aussi produit les
« conditions de leur ingratitude » 56. Le relativisme de C. Lévi-
Strauss est, selon R. Caillois, à la fois un symptôme du malaise
déjà évoqué et une nouvelle preuve de la supériorité occiden-
tale. Le culte des musées prêché par R. Caillois n’est pour

53. R. CAILLOIS, « Illusions à rebours », Nouvelle Revue française, nº 25, 1955, p. 69.
54. Ibidem.
55. Ibidem, p. 70.
56. Ibidem.

173
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

A. Césaire qu’une forme extrême de vanité et d’insensibilité.


Au lieu de se vanter d’avoir conservé dans ses propres musées
les restes des cultures qu’elle a détruites,
« l’Europe eût mieux fait de tolérer à côté d’elle, bien vivantes,
dynamiques et prospères, entières et non mutilées, les civilisations
extra-européennes ; qu’il eût mieux valu laisser se développer et
s’accomplir que de nous en donner à admirer, dûment étiquetés, les
membres épars, les membres morts 57 ».
L’insensibilité que les paroles de R. Caillois contiennent
– « là où la béate satisfaction de soi-même pourrit les yeux, là
où le secret mépris des autres dessèche les cœurs, là où, avoué
ou non, le racisme tarit la sympathie 58 » – envers le destin de
toutes les civilisations que l’Occident a su détruire à son contact
démontre que
« jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus
du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un
humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme
à la mesure du monde 59 ».

Colonialisme et hitlérisme

Pour A. Césaire, la colonisation ne laisse pas de place à


l’innocence individuelle. C’est un système qui englobe
l’ensemble de la société, indépendamment de la bonne ou mau-
vaise volonté individuelle, et qui fait de chaque homme qui
s’apprête à jouer un rôle dans la « sordide » division du tra-
vail sur laquelle repose la société occidentale et bourgeoise, un
complice objectif du crime colonial 60. Après avoir démonté les
formes essentielles du préjugé colonial, A. Césaire décrit « en
positif » ce que la colonisation représente en son principe :
« Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la bar-
barie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la néga-
tion pure et simple de la civilisation 61. »
La colonisation finit par déshumaniser le peuple qui l’entre-
prend, en l’habituant à considérer l’autre comme une chose,

57. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 65.


58. Ibidem, p. 66.
59. Ibidem, p. 68.
60. Voir Ibidem, pp. 38-39.
61. Ibidem, p. 18.

174
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

comme un simple « instrument de production », dans un pro-


cessus de progressive « chosification » de l’être humain, au
terme duquel sont atteintes la perfection de la violence et de la
barbarie, la négation de l’unité du genre humain.
« Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocem-
ment, que nul ne colonise impunément ; qu’une nation qui colo-
nise, qu’une nation qui justifie la colonisation – donc la force – est
déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte,
qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement
en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment 62. »
L’hitlérisme représente selon A. Césaire la fin naturelle de
la logique coloniale 63. A. Césaire cite l’exemple d’un texte
d’Ernest Renan de 1871, La Réforme intellectuelle et morale,
dans lequel le philosophe acclamé se laisse aller à des formules
qui anticipent presque littéralement le nazisme :
« Nous aspirons – écrit Renan – non pas à l’égalité, mais à la domi-
nation. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs,
de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas
de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier
et d’en faire une loi 64. »
Si de semblables discours ont pu être formulés par un acadé-
micien aussi en vue sans provoquer de scandale, c’est parce que
la barbarie était déjà présente à l’intérieur de la société fran-
çaise et que le colonialisme en était sa tête de pont. L’horreur de
l’hitlérisme qui se peint sur les visages de la bourgeoisie occi-
dentale bien-pensante, n’est pour A. Césaire que la preuve d’un
défaut de cohérence. Avant même d’être la victime de la folie
nazie, l’Europe a été durant toute son histoire coloniale la
complice de sa logique, une logique fondée sur la distinction
entre populations privilégiées et sous-privilégiées, de races
esclaves et de races maîtresses. Au fond de lui, ce que le « très
distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du
65
XXe siècle » – qui a su aussi longtemps accepter la nécessité
du colonialisme, son caractère de mission morale, réalisée au
nom et pour le compte de l’humanité – ne pardonne pas à
Hitler,

62. Ibidem.
63. Ibidem, p. 23.
64. E. RENAN, La Réforme intellectuelle et morale, 1871, cité dans Ibidem, p. 15.
65. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 13.

175
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est


pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme
blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à
l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que
les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres
d’Afrique 66 ».
Le bourgeois européen bien-pensant, habitué au préjugé colo-
nial, porte inconsciemment en lui un Hitler, affirme A. Césaire,
un Hitler qui parle des droits humains et en a une conception
« étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait,
sordidement raciste 67 », construite autour d’un humanisme
aussi formel que vide, qui impose la conquête coloniale comme
une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique.
Dans un article publié dans l’European Journal of Cultural
Studies en 2003, Jon Stratton soutient la nécessité d’interpréter
la violence nazie d’une manière permettant de la situer « dans
le contexte de l’histoire de la violence coloniale » :
« L’on peut donc parler d’une généalogie de l’Holocauste qui le
place à l’intérieur d’une histoire qui remonte au massacre des
Aztèques par Cortés, et qui comprenne l’extermination des juifs par
les nazis comme faisant partie d’une histoire génocidaire qui est
autant centrale pour la modernité que l’est l’humanisme pour lequel
l’“Occident” aime être connu 68. »
J. Stratton se réfère explicitement au Discours de A. Césaire,
qu’il considère comme une œuvre fondatrice. Le Discours est
selon lui le premier texte à avoir fait « la connexion entre ce que
les nazis firent en Europe durant la Seconde Guerre mondiale et
ce qu’ont fait les Européens dans les colonies 69 ».
En réalité, A. Césaire avait déjà clairement exprimé cette
analogie avant le Discours. Dans une allocution prononcée à la
Sorbonne le 27 avril 1948 à l’occasion du centenaire de l’abo-
lition de l’esclavage, il qualifie de « précurseurs d’Hitler » tous
les défenseurs du système esclavagiste, c’est-à-dire « tous ceux
qui, pour mieux opprimer les nègres, les insultaient et les rava-
laient au rang de la bête », prêchant un « curieux relativisme
du droit » selon lequel les territoires des colonies, pourtant

66. Ibidem, p. 14.


67. Ibidem.
68. J. STRATTON, « It almost needn’t have been the Germans. The State, Colonial Vio-
lence and the Holocaust », European Journal of Cultural Studies, nº 6, 2003,
pp. 508-509.
69. Ibidem, p. 509.

176
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

présentés avec orgueil comme faisant partie de la nation, pou-


vaient rester – en accord avec la logique de l’exception colo-
niale – des territoires « en marge de la légalité, en marge du
droit, en marge de la démocratie », constituant « une sorte de no
man’s land où tous les arbitraires seraient justifiés et tous les
machiavélismes permis » 70.
A. Césaire va plus loin en affirmant – dans son introduction
à une édition de textes choisis de Victor Schœlcher (rédigée
la même année) – l’existence d’un lien direct entre les camps
nazis et l’histoire coloniale. Auschwitz, au-delà de sa prétendue
ineffabilité 71, fonctionne comme la figure qui, mettant en œuvre
de la manière la plus extrême la logique de l’exception colo-
niale, en permet la compréhension :
« On aurait peine à s’imaginer ce qu’a pu être pour les nègres des
Antilles la terrible époque qui va du début du XVIIe siècle à la moitié
du XIXe, si depuis quelque temps l’histoire ne s’était chargée de
fournir quelques bases de comparaison. Que l’on se représente
Auschwitz et Dachau, Ravensbrück et Mathausen, mais le tout à
l’échelle immense – celle des siècles, celle des continents –, l’Amé-
rique transformée en “univers concentrationnaire”, la tenue rayée
imposée à toute une race, la parole donnée souverainement aux
Kapos et à la schlague, une plainte lugubre sillonnant l’Atlantique,
des tas de cadavres à chaque halte dans le désert ou dans la forêt, et
les petits bourgeois d’Espagne, d’Angleterre, de France, de Hol-
lande, innocents Himmlers du système, amassant de tout cela le
hideux magot, le capital criminel qui fera d’eux des chefs d’indus-
trie. Qu’on imagine tout cela et tous les crachats de l’histoire et
toutes les humiliations et tous les sadismes et qu’on les additionne et
qu’on les multiplie et on comprendra que l’Allemagne nazie n’a
fait qu’appliquer en petit à l’Europe ce que l’Europe occidentale a

70. A. CÉSAIRE, « Commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage. Dis-


cours prononcé à la Sorbonne le 27 avril 1948 », in A. CÉSAIRE, Œuvres complètes,
vol. 3, op. cit., p. 410.
71. Contre l’ineffabilité d’Auschwitz, voir G. AGAMBEN, Ce qui reste d’Auschwitz,
Rivages, Paris, 2003, selon lequel le fait de qualifier Auschwitz d’indescriptible ou
d’incommunicable signifie risquer de conférer à l’extermination le prestige de la mythi-
fication, dans une répétition inconsciente de l’arcanum imperii nazi. Pour une critique
de l’affirmation qu’Auschwitz est inimaginable, voir aussi G. DIDI-HUBERMAN, Images
malgré tout, Minuit, Paris, 2003. Pour un panorama documenté de la réception
d’Auschwitz dans le débat intellectuel de l’après-guerre, voir E. TRAVERSO, L’Histoire
déchirée : essai sur Auschwitz et les intellectuels, Le Cerf, Paris, 1997.

177
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

appliqué pendant des siècles aux races qui eurent l’audace ou la


maladresse de se trouver sur son chemin 72. »
Selon G. Agamben – qui rappelle comment l’histoire des
camps de concentration est née dans le contexte colonial, avec
les campos de concentraciones créés par les Espagnols pour
réprimer l’insurrection coloniale de 1896 73 –, le camp est, par
excellence, un espace d’exception, c’est-à-dire « l’espace qui
s’ouvre quand l’état d’exception commence à devenir la
règle 74 ». Avec l’apparition des camps, l’état d’exception – qui
précédemment prenait la forme d’une suspension temporelle du
règlement – devient « un ordre spatial nouveau et stable, habité
par cette vie nue qui, de plus en plus, ne parvient pas à s’ins-
crire dans le système 75 ». Ainsi, selon G. Agamben, le camp
représente de façon exemplaire le « nouveau nomos biopoli-
tique de la planète 76 ». A. Césaire montre ici comment le camp
– dans la mesure où son caractère exceptionnel l’élève au rang
de règle de compréhension de l’univers concentrationnaire 77
colonial – peut symboliser, pour paraphraser G. Agamben, le
nomos biopolitique du colonialisme. Ayant bien saisi la nature
de l’exception coloniale, il se distingue de l’interprétation du
philosophe italien en affirmant que ce nomos est loin d’être une
nouveauté : l’exception est la règle dans les rapports colo-
niaux depuis toujours, une règle invisible car de dimension
indéterminée dans le temps et l’espace ; c’est une règle capable
d’embrasser les siècles et les continents, une règle que
l’extrême condensation de l’espace d’exception d’Auschwitz
aide à comprendre dans tout son infâme sadisme 78.

72. A. CÉSAIRE, « Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage », in V. SCHŒLCHER,


Esclavage et colonisation (textes choisis et annotés par Émile Tersen), PUF, Paris,
1948, pp. 17-18.
73. Voir à ce propos, B. BIANCHI, « I primi campi di concentramento. Testimonianze
femminili da Cuba, dalle Filippine e dal Sud Africa (1896-1906) », DEP, nº 1, 2004.
74. G. AGAMBEN, Moyens sans fins, op. cit., p. 49.
75. Ibidem, p. 54
76. Ibidem, p. 56.
77. A. Césaire emprunte l’expression à David Rousset, militant trotskiste interné à
Buchenwald, qui fournit dès 1945 avec L’Univers concentrationnaire l’un des premiers
comptes rendus analytiques des mécanismes et de la logique des camps de concentra-
tion nazis (D. ROUSSET, L’Univers concentrationnaire, Minuit, Paris, 1965).
78. Aller à la recherche des racines coloniales de la logique de l’exception ne signifie
pas nier la singularité historique d’Auschwitz. Nier en revanche qu’Auschwitz soit la
conséquence d’une complexe série d’antécédents, qui impliquent la société européenne
dans son ensemble, signifie en mythifier la singularité au point d’en empêcher toute
compréhension historique. Sur ce thème, voir E. TRAVERSO, La Violence nazie, une

178
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

La continuité logique entre nazisme et impérialisme colo-


nial affirmée par A. Césaire est, en fait, beaucoup moins origi-
nale que ne l’affirme J. Stratton. Interprétant le nazisme comme
l’application de la logique coloniale au continent européen,
A. Césaire ne fait que développer une pensée plutôt répandue
durant la guerre et les années qui suivent. Comme l’a rappelé
E. Traverso, cette pensée était comprise et partagée par de nom-
breux observateurs de l’époque. Karl Korsch, philosophe alle-
mand d’inspiration marxiste, la formulait avec clarté dès 1942
dans son exil américain :
« La nouveauté de la politique totalitaire réside dans le fait que les
nazis aient étendu aux peuples “civilisés” d’Europe les méthodes
réservées jusqu’alors aux “indigènes” et aux “sauvages” qui vivaient
en dehors de cette prétendue civilisation 79. »
À la même époque, H. Arendt travaillait à son livre sur le
totalitarisme, dont la première édition sera publiée en 1951 80.
Elle y considère l’impérialisme colonial – capable de réaliser la
première synthèse historique entre massacre et administration –
comme l’antécédent historique le plus décisif de la période tota-
litaire. Selon elle, « en réalité, les impérialistes souhaitaient une
expansion du pouvoir politique sans que soit institué un corps
politique 81 ». Pour s’assurer de ce résultat, les « instruments de
violence de l’État, police et armée 82 » furent exportés dans les
colonies et les prérogatives de représentants nationaux furent
conférées à ces gardiens du capital investi : « Étant donné qu’ils
n’étaient en fait rien d’autre que des fonctionnaires de la vio-
lence, ils ne pouvaient penser qu’en termes d’une politique de
pouvoir 83. »
Les fonctionnaires coloniaux devinrent de cette façon « les
premiers à proclamer, en tant que classe et forts de leur expé-
rience quotidienne, que le pouvoir est l’essence de toute struc-
ture politique 84 ». Une fois « séparé de la communauté politique
qu’il était supposé servir », le pouvoir devint ainsi « l’essence

généalogie européenne, La Fabrique, Paris, 2002 et E. TRAVERSO, Le Passé, modes


d’emploi. Histoire, mémoire, politique, La Fabrique, Paris, 2005.
79. K. KORSCH, « Notes on History. The Ambiguities of Totalitarian Ideologies »,
New Essays, VI, 2, 1942.
80. Voir E. TRAVERSO, Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001.
81. H. ARENDT, L’Impérialisme, op. cit., p. 38.
82. Ibidem, p. 41.
83. Ibidem, p. 42.
84. Ibidem.

179
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

de l’action politique et le centre de la pensée politique 85 ».


Selon H. Arendt, c’est dans ces pratiques – et dans les stratégies
de légitimation correspondantes, dont le racisme (« principale
arme idéologique des politiques impérialistes 86 ») constitue la
forme la plus canonique – que l’on doit rechercher les origines
du totalitarisme.
Pour rester dans le contexte français, les arguments de
A. Césaire avaient déjà été exprimés par Simone Weil. Dans
Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme, elle abor-
dait dès avant la guerre la question de l’enracinement de l’hitlé-
risme dans le cœur de la tradition occidentale, faisant remonter
ses origines à l’impérialisme romain :
« Les Romains n’ont certainement encore jamais eu un aussi remar-
quable imitateur, si toutefois il a imité et non inventé à nouveau. En
tout cas ce qui nous indigne et qui nous frappe d’étonnement dans
ses procédés lui est commun avec Rome. Ni l’objet de la politique,
à savoir imposer aux peuples la paix au moyen de la servitude et
les soumettre par contrainte à une forme d’organisation et de civili-
sation prétendue supérieure, ni les méthodes de la politique ne
diffèrent 87. »
La comparaison avec l’impérialisme colonial n’est pas expli-
cite dans ce texte, même si elle représentait certainement le
fond de la réflexion de S. Weil 88 . Elle trouve l’occasion
d’expliciter ce lien à Londres en 1943, alors qu’elle travaille
comme rédactrice pour le compte de la France libre. Consciente
de l’importance décisive de la question coloniale pour l’avenir
du pays, S. Weil soumet ses réflexions à l’attention du Comité
de libération nationale. Son raisonnement prend le ton d’un réa-
lisme calculé. Pour elle, il est impossible d’affirmer, que ce
soit en s’appuyant sur les faits ou sur le droit, que « les terri-
toires habités par ces populations sont la propriété de la
France 89 » : « la force sur laquelle repose un empire colonial,

85. Ibidem, p. 43.


86. Ibidem, p. 79.
87. S. WEIL, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », in S. WEIL,
Écrits historiques et politiques, vol. 3 : Vers la guerre (1937-1940), Gallimard, Paris,
1989, p. 198.
88. S. Weil raconte, dans un projet d’article de 1938, l’histoire de la maturation de
son anticolonialisme passionné, qui l’amena dans les mêmes années à rompre doulou-
reusement avec le Front populaire (S. WEIL, « Qui est coupable de menées antifran-
çaises ? », in S. WEIL, Écrits historiques et politiques, vol. 3, op. cit.).
89. S. WEIL, « À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du
peuple français », in S. WEIL, Œuvres, Gallimard, Paris, 1999, p. 430.

180
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

argumente-t-elle, c’est une flotte de guerre. La France a perdu


presque toute la sienne 90 ».
Par ailleurs, affirmer que la France a le droit de disposer du
destin de populations qui ne sont pas françaises signifierait uti-
liser des arguments typiquement hitlériens. C’est justement en
insistant sur la nécessité de se distancier clairement par rapport
à l’hitlérisme que S. Weil propose au Comité de libération de
renouveler son point de vue sur la question coloniale. Pour ce
faire, il faut saisir au préalable que
« l’hitlérisme consiste dans l’application par l’Allemagne au conti-
nent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des
méthodes de la conquête et de la domination coloniales. Les
Tchèques les premiers ont signalé cette analogie quand, protestant
contre le protectorat de Bohême, ils ont dit : “Aucun peuple euro-
péen n’a jamais été soumis à un tel régime.” Si on examine en détail
les procédés des conquêtes coloniales, l’analogie avec les pro-
cédés hitlériens est évidente. On peut en trouver un exemple dans
les lettres écrites par Lyautey de Madagascar. L’excès d’horreur qui
depuis quelque temps semble distinguer la domination hitlérienne de
toutes les autres s’explique peut-être par la crainte de la défaite. Il
ne doit pas faire oublier l’analogie essentielle des procédés, d’ail-
leurs venus les uns et les autres du modèle romain 91 ».

Dialectique de la Négritude

La déconstruction systématique du préjugé colonial opérée


par A. Césaire se conclut, comme on l’a vu, en renversant
l’équation coloniale « colonisation/civilisation ». Parallèlement
à la condamnation de l’Europe, le Discours procède à une apo-
logie systématique de toutes les sociétés extra-européennes pré-
cédant la conquête. Pour se libérer de l’étreinte fatale du
« réductionnisme colonial », il est avant tout nécessaire que les
peuples colonisés récupèrent, en inversant le stigmate colo-
nial, l’orgueil de leurs propres traditions. Il faut considérer
l’éloge systématique des civilisations non européennes
– exaltées du seul fait qu’elles se distinguent de la civilisation
occidentale dégradée – dans le contexte de l’appartenance de
A. Césaire au mouvement de la Négritude, dont il est considéré
comme l’un des fondateurs avec Léopold Sédar Senghor.

90. Ibidem.
91. Ibidem, pp. 430-431.

181
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

La Négritude naît dans les années 1930 en se fixant comme


objectif de réévaluer le patrimoine civilisationnel africain et les
valeurs de la culture noire. Revendiquant orgueilleusement sa
différence, l’élite culturelle noire est influencée par l’expérience
de la Negro Renaissance, mais la décline en termes explicite-
ment raciaux.
La Negro Renaissance était un mouvement culturel et poli-
tique, fondé sur le refus des valeurs de la société américaine
et sur la volonté de renouer le lien entre les descendants des
esclaves déportés et leurs terre et culture d’origine. Politique-
ment, ses représentants les plus importants furent le panafrica-
niste William Edward Burghardt Du Bois et le fondateur de
l’Universal Negro Improvement Association (UNIA), Marcus
Mosiah Garvey. De nombreux intellectuels noirs de l’époque
adhérèrent à leurs opinions. Suite à leur échec politique, nombre
d’entre eux – dont Claude Mac Kay, Jean Toomer, Sterling
Brown, Langston Hughes – se transférèrent à Paris, dont ils
influencèrent profondément les débats, contribuant à la forma-
tion des élites culturelles de provenance coloniale.
En 1931, de nombreux protagonistes de la Negro Renais-
sance collaborèrent à la naissance de la Revue du monde noir,
prolongement naturel du salon des sœurs Nardal, dans lequel
des intellectuels noirs de toutes origines se réunissaient réguliè-
rement. De la Revue du monde noir parurent en tout six
numéros, entre novembre 1931 et avril 1932. La Revue
conserva toujours un ton très modéré, provoquant le départ des
éléments les plus radicaux, qui, influencés par le marxisme et
le surréalisme, créèrent un nouveau périodique, Légitime
Défense, dont un seul numéro fut publié en juin 1932. L’expé-
rience s’acheva par des polémiques. Les influences marxiste
et surréaliste de Légitime Défense en conduisirent certains à
soupçonner une tentative d’assimilation du « Nègre » à une
culture lui étant étrangère. De l’abandon des instruments d’ana-
lyse marxiste et surréaliste naquit la revue L’Étudiant noir,
fondée en 1935 par A. Césaire, L. Sédar Senghor, Léon Damas,
Birago Diop et Ousmane Socé, et définitivement consacrée à la
célébration de l’identité culturelle noire. On date généralement
de là l’origine du mouvement de la Négritude 92.

92. Le mouvement continuera après la guerre, trouvant son expression la plus signifi-
cative dans l’expérience éditoriale de Présence africaine – qui naît en 1947 grâce à
A. Césaire, L. Sédar Senghor, P. Hazoumé et Richard Wright, est dirigée par Alioune

182
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

Pour A. Césaire, participer à ce mouvement signifie œuvrer


pour que le peuple noir retrouve sa confiance en soi, la force
d’« être soi » et de « rester soi », l’énergie de ne pas renier mais
de revendiquer avec orgueil ses propres origines. L’exemple des
écrivains noirs américains est ici décisif, comme A. Césaire l’a
souligné dans une interview de 2005 :
« Ils furent les premiers à affirmer leur identité, alors que la ten-
dance française était à l’assimilation, à l’assimilationisme. Chez
eux, au contraire, on trouvait une fierté d’appartenance très
spécifique 93. »
Pour retrouver son identité, écrit A. Césaire dans un texte
de 1935 qui peut être considéré comme l’un des manifestes pro-
grammatiques de la Négritude, le Nègre doit arrêter de pré-
tendre que son altérité raciale n’existe pas, arrêter de singer le
Blanc et arrêter de s’aliéner dans la tentative impossible de
s’assimiler : « Vouloir être assimilé, c’est oublier que nul ne
peut changer de faune : c’est méconnaître “altérité” qui est loi
de Nature 94. »
La lutte anti-assimilationiste est l’un des thèmes caractéris-
tiques du mouvement 95. La spécificité du discours colonial
français tenait en grande partie à la mise en avant de la théorie
de l’assimilation. Tout au bout du processus menant à la civili-
sation que représente l’œuvre coloniale, il y a – bien que
constamment repoussée à un horizon indéterminé – l’assimila-
tion du colonisé à la culture du colonisateur, son entrée dans

Diop et bénéficie du patronage d’intellectuels français comme Sartre, Leiris, Camus ou


encore Gide. Le mouvement de la Négritude s’éteindra au début des années 1970 face
à la critique de nombreux intellectuels, surtout anglophones, qui mettront en évidence
ses fondements incertains et l’ambivalence de ses résultats (voir G. NGAL, Aimé
Césaire. Un homme à la recherche d’une patrie, op. cit.).
93. A. CÉSAIRE, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès,
Albin Michel, Paris, 2005, p. 26.
94. A. CÉSAIRE, « Négreries. Jeunesse noire et assimilation », texte paru dans le pre-
mier numéro de L’Étudiant noir, journal de l’Association des étudiants martiniquais en
France en mars 1935. Reproduit en annexe in R. CONFIANT, Aimé Césaire. Une tra-
versée paradoxale du siècle, op. cit., p. 326.
95. Voir G. NGAL, Lire le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, op. cit. En
ces mêmes années, A. Césaire conduisait, en qualité de député de Martinique, une cam-
pagne en faveur de la pleine assimilation de la Martinique à la France. Il n’abandonnera
ses positions assimilationistes qu’en 1959, quand le PPM qu’il avait fondé défendra la
thèse de l’autonomie. Sur la contradiction entre l’intransigeance de Césaire « théori-
cien » et les incertitudes de Césaire « politicien », voir les critiques mordantes de
R. CONFIANT, Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle, op. cit. Sur A. Césaire
politicien, voir E. MOUTOUSSAMY, Aimé Césaire : député à l’Assemblée nationale,
1945-1993, L’Harmattan, Paris, 1993.

183
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

l’âge de la majorité, l’arrivée à maturité de ses capacités poli-


tiques et la réalisation de l’égalité. L’affirmation de la diffé-
rence noire naît comme le refus de l’assimilation, considérée
comme une fausse solution, une dangereuse affaire tant pour le
colonisateur que pour le colonisé :
« Le colonisateur qui a “assimilé” se dégoûte vite de son œuvre : les
copies n’étant que des copies, les modèles ont pour elles le mépris
que l’on a pour le singe et pour le perroquet, car si l’homme a la
peur de “l’autre”, il a aussi le dégoût du semblable. Il en est de
même pour le colonisé ; une fois semblable à son formateur, il ne
comprend plus le mépris de celui-ci et le hait ; c’est ainsi que j’ai
ouï dire que certains disciples haïssent le maître, parce que le maître
veut toujours rester le maître, quand le disciple a cessé d’être le
disciple 96. »
C’est seulement en restant elle-même, en affirmant sa diffé-
rence « naturelle », en ayant conscience de sa nécessité, que
la jeunesse noire pourra se retrouver et retrouver sa capacité
d’action. Dans « Négreries. Jeunesse noire et assimilation »,
texte de jeunesse de A. Césaire, l’origine noire, orgueilleuse-
ment retrouvée, s’incarne dans la figure de l’« esprit-de-
brousse », représentation archétypique du Nègre pur, non
aliéné, originel, qui vit de la terre et pour la terre, en contact
direct avec la nature. Le thème de la réappropriation de l’iden-
tité noire sera repris et approfondi dans le chef-d’œuvre poé-
tique de Césaire, le Cahier d’un retour au pays natal :
J’accepte… j’accepte entièrement, sans réserve…
ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys
mêlés ne pourrait purifier
ma race rongée de macules
ma race raisin mûr pour pieds ivres
ma reine des crachats et des lèpres
ma reine des fouets et des scrofules
ma reine des squasmes et des chloasmes…
J’accepte […] 97.
La fière revendication de l’identité noire prônée par
A. Césaire et les poètes de la Négritude présente toutefois le
risque de verser dans un essentialisme opposé à ce que l’on
entend nier, en remplaçant le réductionnisme européen par un

96. A. CÉSAIRE, « Négreries. Jeunesse noire et assimilation », loc. cit., p. 327.


97. A. CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine, Paris, 1947,
p. 77.

184
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

réductionnisme noir complémentaire. Edward Said, pour qui la


Négritude représente dans son ensemble une forme de « nati-
vism », c’est-à-dire une idéologie capable de renforcer plus que
de supprimer la croyance en une distinction essentielle entre
colonisateurs et colonisés, exprime ce danger ainsi :
« Accepter l’indigénisme, c’est accepter les conséquences de
l’impérialisme, les divisions raciales, religieuses et politiques
imposées par l’impérialisme lui-même. Laisser le monde histo-
rique à des essences métaphysiques comme la Négritude, l’irlan-
dité, l’islam ou le catholicisme, c’est abandonner l’histoire pour des
essentialismes qui ont le pouvoir de tourner les êtres humains les
uns contre les autres 98. »
Selon J.-P. Sartre, dont l’« Orphée noir » consacre la Négri-
tude, le risque est calculé 99. Pour lui, ce mouvement est une
forme paradoxale et consciente de « racisme antiraciste ».
L’exaltation de la race noire faite par les poètes de la Négritude
doit être comprise comme une nécessité dialectique, déterminée
par les caractéristiques spécifiques de l’oppression subie :
« Si l’oppression est une, elle se circonstancie selon l’histoire et les
conditions géographiques : le noir en est la victime, en tant que
noir, à titre d’indigène colonisé ou d’Africain déporté. Et puisqu’on
l’opprime dans sa race et à cause d’elle, c’est d’abord de sa race
qu’il lui faut prendre conscience 100. »
La Négritude est la poétique qui naît de la prise de
conscience du caractère racial de l’oppression coloniale. Sur
le chemin de la révolte qu’encourage ce mouvement, le réveil
de la conscience raciale noire est, selon J.-P. Sartre, une étape
nécessaire, qui ne peut se constituer tout d’abord que comme le
« moment de la séparation ou de la négativité » :

98. E. SAID, Culture et Impérialisme, Fayard, Paris, 2000, p. 325. Cependant, pour
E. Said, cette critique ne porte pas sur l’œuvre entière de A. Césaire, qui rend compte
du caractère inadéquat du « nativisme » et de la nécessité de le transcender pour poser
la question plus générale de la libération de l’homme.
99. Revenant sur le sens de son appartenance au mouvement, A. Césaire confirme
avoir été, dès le début, conscient du risque de voir glisser ses propres positions vers le
racisme : « Notre doctrine, notre idée secrète, c’était : “Nègre je suis et nègre je res-
terai.” Il y avait dans cette idée l’idée d’une spécificité africaine, d’une spécificité noire.
Mais Senghor et moi nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir. J’ai
ma personnalité et, avec le Blanc, je suis dans le respect, un respect mutuel »
(A. CÉSAIRE, Nègre je suis, nègre je resterai, op. cit., p. 28).
100. J.-P. SARTRE, « Orphée noir », Les Temps modernes, nº 37, 1948, p. 582. Il s’agit
d’un long extrait de la préface à L. S. SENGHOR, Anthologie de la nouvelle poésie nègre
et malgache de langue française, PUF, Paris, 1948.

185
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre, ni réclamer pour lui cette
abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à
l’authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de
“nègre” qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme
noir, en face du blanc, dans la fierté 101. »
Négation de la négation de l’homme noir, forme réactive de
racisme antiraciste, la Négritude s’annonce en affirmant la
supériorité de l’émotion noire sur la raison hellène, en ruinant
les hiérarchies du préjugé.
« La Négritude apparaît comme le temps faible d’une progression
dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du
blanc est la thèse ; la position de la Négritude comme valeur anti-
thétique est le moment de la négativité 102. »

Au-delà des pièges culturalistes

L’éloge effronté de toutes les cultures non européennes que


propose le Discours représente un moment de sursaut conscient,
utile à la lutte.
Faisant l’éloge des civilisations pré-européennes, A. Césaire
veut donc toucher le cœur du réductionnisme européen, en
dénonçant le système mondial de la culture comme diffuseur
de la logique du préjugé. Il s’agit à ses yeux d’un passage par
lequel la pensée doit transiter mais dans lequel elle ne peut
trouver son but. Ce passage nécessaire est à l’origine de la répu-
tation faite à A. Césaire d’être un ennemi de l’Europe, une répu-
tation qu’il estime ne pas mériter :
« Il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en
moi un “ennemi de l’Europe” et un prophète du retour au passé
ante-européen. Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir
de pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de
l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu
prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pou-
vait y avoir retour 103. »
Tout en réévaluant les cultures pré-européennes et en pleu-
rant leur dévastation par le colonialisme, A. Césaire ne veut
pas tomber dans le piège du « retour », conscient du fait que la

101. Ibidem, p. 582.


102. Ibidem, pp. 602-603.
103. A. CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 26.

186
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

fixation de l’identité des peuples colonisés à l’intérieur des


ordres symboliques traditionnels (dont la caractéristique pre-
mière était et devait demeurer l’immobilité) avait été l’un des
instruments de domination les plus efficaces du colonialisme 104.
Celui-ci n’a d’ailleurs pas toujours privé les colonisés de la pos-
sibilité de conserver leurs coutumes ou de pratiquer leurs rites
traditionnels, ceux-ci pouvant même, s’ils étaient perçus comme
utiles à la fixation de la situation coloniale, être encouragés :
« L’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes
qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ;
rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace […] son action n’a
tendu à rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des
passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux 105. »
Pour A. Césaire, l’« apologie de nos vieilles civilisations
nègres 106 » n’équivaut pas à une volonté de restauration d’une
tradition ancestrale. Regretter les cultures que le colonialisme a
détruites à son contact ne signifie pas envisager le rétablissement
des traditions locales comme le but de la lutte anticoloniale. Ces
traditions et leur orgueil sont perçus par A. Césaire comme un
point de départ, et jamais comme une fin : « Nous ne sommes
pas les hommes du “ou ceci ou cela”. Pour nous, le problème
n’est pas d’une utopique et stérile tentative de reduplication, mais
d’un dépassement 107. » L’objectif est plutôt d’ouvrir la voie, par
la destruction systématique de la logique du préjugé, à la réinté-
gration de la capacité politique des populations colonisées. En
d’autres termes, la revendication de l’identité participe de la mise
en œuvre d’un processus d’émancipation mais n’en est pas
encore la réalisation. L’analyse de J.-P. Sartre sur le caractère
« négatif » de la Négritude est encore une fois valable ici :
« Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les
noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer
la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races.
Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutis-
sement, moyen et non fin dernière. Dans le moment que les Orphées
noirs embrassent le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu’elle
s’évanouit entre leurs bras 108. »

104. Ibidem, p. 27.


105. Ibidem.
106. Ibidem, p. 35.
107. Ibidem, pp. 35-36.
108. J.-P. SARTRE, « Orphée noir », loc. cit., p. 603.

187
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

La recherche de soi dans laquelle consiste la Négritude part de


l’affirmation orgueilleuse des propres origines pour se conclure
par l’affirmation d’un soi qui dépasse toute origine déterminée :
« annonciatrice de sa naissance et de son agonie », la Négri-
tude est, aux yeux de J.-P. Sartre, « pur dépassement d’elle-
même », effacement des origines, « orgueil qui se renonce » 109,
« triomphe du Narcissisme et suicide de Narcisse 110 ».
Revenant au thème de la Négritude avec une distance de plus
de quarante ans 111, A. Césaire se confronte explicitement à la
problématique de ce concept, qui selon lui « correspond à une
évidente réalité et, en tout cas, à un besoin qu’il faut croire
profond 112 » :
« J’avoue ne pas aimer tous les jours le mot Négritude, même si
c’est moi, avec la complicité de quelques autres, qui ai contribué à
l’inventer et à le lancer […]. Je vois bien que certains, hantés par le
noble idéal de l’universel, répugnent à ce qui peut apparaître sinon
comme une prison ou un ghetto du moins comme une limitation 113. »
Pour A. Césaire, qui sur ce point est en désaccord avec les
organisateurs de la conférence de Miami, il s’agit surtout de se
libérer des conceptions essentialistes, en montrant que la Négri-
tude ne correspond à aucune identification de type ethnique ou
biologique, mais constitue un concept polémique, instrument de
révolte contre le système mondial de la culture. Il définit alors
la Négritude comme l’« explosion d’une identité longtemps
contrariée, parfois niée, et finalement libérée et qui, se libérant,
s’affirme en vue d’une reconnaissance 114 ».
La Négritude n’est pas une question d’ethnicité mais « la
recherche de notre identité, [l’]affirmation de notre droit à la dif-
férence, [la] sommation faite à tous d’une reconnaissance de ce
droit et du respect de notre personnalité communautaire 115 ».
Revendiquer la Négritude en tant qu’identité ne signifie pas
pour A. Césaire s’enfermer dans une forme de solipsisme
communautaire. L’identité noire n’est pas, à ses yeux, une

109. Ibidem, p. 604.


110. Ibidem, p. 606.
111. Il est invité par l’université de Miami pour intervenir sur le thème « Négritude,
ethnicité et cultures afro aux Amériques » lors de la première Conférence hémisphé-
rique des peuples noirs de la diaspora (A. CÉSAIRE, « Discours sur la Négritude »,
op. cit.).
112. Ibidem, p. 80
113. Ibidem, p. 92.
114. Ibidem, p. 89.
115. Ibidem.

188
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

donnée naturelle qui précède l’action de l’homme en le condi-


tionnant selon une différence essentielle, mais le résultat d’une
histoire partagée. La seule différence que la Négritude veuille
bien incarner, c’est la conscience de cette histoire, la fidélité à
cette mémoire commune et la solidarité envers tous ceux qui s’y
reconnaissent. Une conception semblable de l’identité – comme
la fidélité à une mémoire commune – demande que le passé ne
soit pas abandonné comme on le fait d’un fardeau trop lourd
ou gênant : « Nous sommes de ceux qui refusent d’oublier.
Nous sommes de ceux qui refusent l’amnésie même comme
méthode 116. »
J.-P. Sartre avait reconnu avec clarté le rôle décisif de la
mémoire dans la définition de la poétique de la Négritude dès
1948 : « D’un bout à l’autre de la terre, les noirs, séparés, par
les langues, la politique et l’histoire, de leurs colonisateurs, ont
en commun une mémoire collective 117. »
Cette mémoire coïncide avec la mémoire de l’esclavage.
C’est cette mémoire qui permet à la Négritude de dépasser son
propre caractère négatif. Ayant vécu le fait absurde de la souf-
france – et connaissant au-delà des mystifications chrétiennes
son caractère gratuit 118 –, la culture noire découvre que l’expé-
rience de la souffrance contient en elle-même son propre refus.
La mémoire enseigne que la souffrance est par essence « refus
de souffrir, elle est la face d’ombre de la négativité, elle s’ouvre
sur la révolte et sur la liberté 119 ». La réflexion sur la mémoire
de la souffrance offre la vision d’un passé partagé, d’une
commune origine, et abandonne le ton de la nostalgie pour
prendre celui du projet, pour se transformer en un objectif
d’avenir. C’est ainsi que pour A. Césaire la Négritude est à la
fois la conscience d’appartenir à une « communauté d’oppres-
sion subie, une communauté d’exclusion imposée, une commu-
nauté de discrimination profonde » et, en même temps, de
composer une communauté « de résistance continue, de lutte
opiniâtre pour la liberté et d’indomptable espérance » 120. Non
réductible au goût du pathétique ni au dolorisme, la Négritude
représente une attitude active et offensive de l’esprit, un sursaut
de dignité qui est aussi, immédiatement, refus de l’oppression

116. Ibidem, p. 91.


117. J.-P. SARTRE, « Orphée noir », loc. cit., p. 598.
118. Voir Ibidem, p. 599.
119. Ibidem, p. 600.
120. A. CÉSAIRE, « Discours sur la Négritude », op. cit., pp. 81-82.

189
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

dans ses formes présentes. L’éloge généralisé des civilisations


non européennes ne doit donc pas être compris comme une
forme de passéisme archaïsant, comme une répétition esthéti-
sante d’une tradition essentialisée, mais comme la clé d’une
« réactivation du passé en vue de son propre dépassement 121 » :
« Je pense à une identité non pas archaïsante dévoreuse de soi-
même, mais dévorante du monde, c’est-à-dire faisant main basse sur
tout le présent pour mieux réévaluer le passé et, plus encore, pour
préparer le futur 122. »
Dans une Europe de l’après-guerre troublée, le dénominateur
commun de cette lutte et résistance ne peut qu’être lié à la situa-
tion coloniale. Dans « Culture et colonisation », une communi-
cation présentée au Congrès des écrivains noirs de 1956 à Paris,
A. Césaire l’affirme avec force :
« Qu’on le veuille ou non, on ne peut pas poser actuellement le pro-
blème de la culture noire sans poser en même temps le problème du
colonialisme, car toutes les cultures noires se développent à l’heure
actuelle dans ce conditionnement particulier qu’est la situation colo-
niale ou semi-coloniale ou paracoloniale 123. »
La solidarité qui lie « verticalement » Antillais, Africains et
Américains de couleur à leur origine – passée – africaine
commune est moins décisive pour A. Césaire que la solidarité
horizontale venant de leur présente expérience commune du
colonialisme. Le problème n’est pas d’honorer les vestiges
d’une culture morte, mais de produire les conditions de sa réac-
tivation. Ce qui distingue une culture vivante d’une culture
morte n’est aucunement les traditions spécifiques qui la compo-
sent, mais « sa faculté de renouvellement, [son] pouvoir de se
dépasser 124 ». Cela signifie que la question de la vie et de la
mort d’une culture est une question essentiellement politique :
« Le mécanisme de cette mort de la culture et des civilisations sous
le régime colonial commence à être bien connu. Toute culture pour
s’épanouir a besoin d’un cadre, d’une structure. Or, il est certain que
les éléments qui structurent la vie culturelle du peuple colonisé, dis-
paraissent ou s’abâtardissent du fait du régime colonial. Il s’agit,
bien entendu, au premier chef de l’organisation politique. Car il ne

121. Ibidem, p. 86.


122. Ibidem, p. 90.
123. A. CÉSAIRE, « Culture et colonisation », op. cit., p. 435.
124. Ibidem, p. 441.

190
le discours sur le colonialisme d’aimé césaire

faut pas perdre de vue que l’organisation politique que s’est libre-
ment donnée un peuple fait partie, et à un degré éminent, de la
culture de ce peuple, culture que d’autre part elle conditionne 125. »
La question relative à la culture des peuples colonisés ne peut
être résolue si elle n’est pas comprise comme une question poli-
tique. Pour A. Césaire, la ruine culturelle des peuples colo-
nisés est le résultat direct de leur exclusion de toute
responsabilité politique : « un régime politique et social qui
supprime l’autodétermination d’un peuple tue en même temps
la puissance créatrice de ce peuple 126 ».
Les peuples colonisés à qui a été enlevée la capacité poli-
tique, c’est-à-dire la liberté d’« initiative historique 127 », ne pos-
sèdent et ne peuvent posséder aucune culture. Ils ne peuvent pas
non plus en recevoir une des peuples colonisateurs – qui ne
sont d’ailleurs disposés à fournir la leur que de façon hautement
sélective. L’acquisition de la culture des colonisateurs est niée,
puisque est niée la possibilité de toute utilisation libre des élé-
ments qui la composent :
« Des éléments étrangers sont devenus miens, ont passé dans mon
être parce que je peux en vers, parce que je peux les plier à mes
besoins. Parce qu’ils sont à ma disposition et non moi à la leur.
C’est très précisément le maniement de cette dialectique qui est
refusé au peuple colonisé. Les éléments étrangers sont posés sur son
sol, mais ils lui restent étrangers. Choses de Blancs. Manières de
Blancs. Choses que côtoie le peuple indigène mais sur lesquelles le
peuple indigène n’a pas puissance 128. »
Les peuples colonisés peuvent seulement aspirer à créer, en
même temps que l’indépendance politique, les conditions d’une
renaissance de leurs propres cultures. C’est seulement après la
récupération de la capacité politique que certains éléments
dérivés du patrimoine européen pourront être intégrés dans les
cultures locales. C’est ce que le Japon, par exemple, a pu réa-
liser en vertu du fait qu’il a toujours gardé son indépendance.
A. Césaire en vient ainsi à dénoncer comme fausse l’alterna-
tive qui oppose la sauvegarde des cultures traditionnelles à la
modernisation européisante :

125. Ibidem, pp. 440-441.


126. Ibidem, p. 440.
127. Ibidem, p. 453.
128. Ibidem, p. 452.

191
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« Ou bien rejeter la civilisation indigène comme puérile, inadé-


quate, dépassée par l’histoire, ou bien, pour sauver le patrimoine
culturel indigène, se barricader contre la civilisation européenne et
la refuser 129. »
La dialectique qui oppose tradition et innovation ne concerne
pas seulement les sociétés colonisées, mais toutes les sociétés
de toutes les époques. Ce qui est décisif, aux yeux de
A. Césaire, est que soit redonnée aux sociétés colonisées, en
même temps que la capacité politique, la possibilité de trouver
une solution libre et originale à cette opposition. Cela ne pourra
s’envisager que lorsque les peuples noirs seront en mesure de
produire une nouvelle synthèse, lorsqu’ils seront admis sur la
« grande scène de l’histoire 130 ». Seulement alors, on pourra
dire que les conditions pouvant permettre l’apparition d’un
humanisme à la mesure du monde seront rétablies.

129. Ibidem, p. 454.


130. Ibidem, p. 457.
8
Les Portraits d’Albert Memmi

« Qu’est-il au juste ? Colonisateur ou colonisé ? Il


dirait, lui : ni l’un ni l’autre ; vous direz, peut-être : l’un
et l’autre ; au fond cela revient au même. »
Jean-Paul SARTRE, préface à Albert MEMMI,
Portrait du colonisé

Albert Memmi naît à Tunis en 1920 dans une famille juive de


langue arabe. Son père est un modeste artisan. Après avoir fré-
quenté l’école rabbinique et participé au mouvement de la jeu-
nesse pionnière sioniste (Hashomer Hatzaïr), il s’inscrit au
lycée Carnot de Tunis, où il côtoie Aimé Patri et Jean
Amrouche. Il s’inscrit ensuite à la faculté de philosophie
d’Alger. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est interné
dans un camp de travail en Tunisie. Au terme du conflit, il
part compléter ses études et préparer l’agrégation à Paris. Ayant
obtenu ce concours, il ne réussit pas à trouver un poste à l’uni-
versité française et rentre en Tunisie. Il y séjournera sept ans,
dirigeant un laboratoire universitaire de psychosociologie mais
aussi la page littéraire de L’Action, le premier hebdomadaire
nationaliste écrit en langue française, dont il est l’un des fon-
dateurs. Juste après l’indépendance, A. Memmi, déçu par le
nationalisme tunisien, décide de s’installer définitivement à
Paris, où il a entre-temps acquis une certaine notoriété littéraire.
Auteur de nombreux romans, il est considéré comme le plus
grand écrivain tunisien d’expression française 1 . Sa

1. Pour une présentation complète de la biographie et de l’œuvre – en particulier


littéraire – de A. Memmi, voir G. DUGAS, Albert Memmi écrivain de la déchirure,

193
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

reconnaissance littéraire intervient en 1953 avec le roman lar-


gement autobiographique – comme toute son œuvre, au demeu-
rant 2 – La Statue de sel, dans lequel A. Memmi met en scène
son enfance dans le ghetto juif de Tunis, la tentative d’en sortir
en s’assimilant à la culture française et l’échec de cette tentative
en raison du refus opposé par la société coloniale. Agar, publié
en 1955, est lui aussi directement lié à l’expérience person-
nelle de l’auteur, racontant la tentative du personnage principal
de trouver une issue à son aliénation en contractant un mariage
mixte. Dans ce cas également, l’histoire se solde par un échec,
sanctionné par le départ de la compagne nordique du héros.
En 1969, A. Memmi publie Le Scorpion ou la Confession ima-
ginaire, roman composite dans lequel l’écriture littéraire est
proposée comme un instrument possible de la recomposition
de l’identité. L’angoissante recherche d’identité 3 de A. Memmi
se poursuit, cette fois tournée vers le passé, avec Le Désert
(1977), qui reconstruit la figure mythique de l’ancêtre errant
Al Mammi. En 1988, A. Memmi met en scène la décolonisa-
tion dans Le Pharaon. Le protagoniste de ce roman, Armand
Gozlan, archéologue tunisien d’origine juive, n’hésite pas à
embrasser la cause des colonisés, pour se retrouver, après
l’indépendance, dans une société qui lui est étrangère et hos-
tile. En 1990, paraît son unique recueil de poésie, Le Mirliton
du ciel. En 2000, enfin, A. Memmi publie une autobiographie
plutôt complaisante, intitulée Le Nomade immobile.
À côté de sa production littéraire, A. Memmi poursuit une
intense activité d’essayiste 4. Le texte décisif de cette partie de

Neeman, Sherbrooke, 1984. Voir également Lire Albert Memmi : déracinement, exil,
identité, Actes du congrès international organisé en l’honneur de A. Memmi par le
Forum des cultures méditerranéennes à l’Institut Van Leer de Jérusalem (2-4 novembre
1998), Factuel, Paris/Genève/Bruxelles, 2002 et J. ROUMANI, Albert Memmi, Celfan,
Philadelphie, 1987.
2. Le caractère autobiographique de l’œuvre de A. Memmi est au centre de l’interpré-
tation de Joëlle STRIKE, Albert Memmi : autobiographie et autographie, L’Harmattan,
Paris, 2003.
3. Il s’agit d’un thème commun à la littérature maghrébine d’expression française,
divisée par sa double appartenance linguistique et culturelle. Voir la thèse (de lettres)
de J.-R. GOUDAY, La Quête de l’identité dans la littérature maghrébine de langue fran-
çaise, Brest, 1978 et I. YETIV, Le Thème de l’aliénation dans le roman maghrébin
d’expression française (1952-1956), Celef, Sherbrooke, 1972.
4. L’œuvre sociologique de A. Memmi n’est pas à l’origine d’une littérature critique
d’un intérêt particulier. On peut rappeler, parmi les quelques textes méritant d’être
signalés, Albert Memmi : écrivain et sociologue, Actes du colloque tenu à l’Université
de Paris-X-Nanterre (15-16 mai 1988), L’Harmattan, Paris, 1990. Pour une analyse sous
l’angle plutôt médical et psychiatrique, consulter Figures de la dépendance autour

194
les portraits d’albert memmi

sa production demeure sa première œuvre, le Portrait du colo-


nisé précédé de Portrait du colonisateur 5, publiée avec une pré-
face de J.-P. Sartre en 1957. Le présent chapitre sera ainsi
entièrement consacré à l’analyse de ces portraits. A. Memmi y
pose les fondements d’une recherche sur les thèmes de l’oppres-
sion, du racisme et de la dépendance réciproque des figures de
l’oppresseur et de l’oppressé, qui se poursuivra tout au long de
son œuvre. Les instruments d’analyse de l’oppression coloniale
développés dans ces portraits sont réutilisés dans Portrait d’un
Juif (1962) 6 et dans La Libération du Juif (1966) comme des
clés d’interprétation pour faire progresser la compréhension de
l’antisémitisme et fournir les moyens propres à le combattre.
L’analyse de A. Memmi se conclut par une prise de position
résolue en faveur du nationalisme juif, en assonance avec les
conclusions des Portraits, qui désignaient l’indépendance des
nations colonisées comme l’unique voie de libération de
l’oppression coloniale. Le travail d’extension des instruments
théoriques développé dans les Portraits se complète en 1966
de la publication de L’Homme dominé, dans lequel A. Memmi
réunit une série de textes déjà édités, en majeure partie des
articles et des préfaces, pour composer une sorte de phénomé-
nologie de l’oppression, capable d’embrasser, en plus des
figures du colonisé et du juif, celles du Noir, du prolétaire, du
domestique et de la femme. En 1974, Juifs et Arabes marque
sa rupture définitive avec les intellectuels maghrébins, qui
avaient pourtant été fortement impressionnés par ses Portraits.
La raison de cette rupture réside dans le soutien inconditionnel
de A. Memmi au nationalisme juif, position déjà adoptée dans
le Portrait d’un Juif. La suite de la production de A. Memmi
est marquée par une sorte de régression intimiste, un retrait pro-
gressif de la politique vers la morale 7, qui commence dès 1979
avec La Dépendance et n’est interrompue que par Le Racisme
(1982), texte réunissant les réflexions qu’il a développées sur ce

d’Albert Memmi, Actes du colloque du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle


(13-19 septembre 1987), PUF, Paris, 1991.
5. Œuvre que nous désignerons en raccourci par « les Portraits ».
6. A. MEMMI, Portrait d’un Juif, Gallimard, Paris, 2003 (1962).
7. A. Memmi rappelle lui-même, dans son autobiographie, qu’il est devenu au cours
des années un moraliste avant tout. D’ailleurs, selon lui il n’y a pas de différence de
nature entre la politique et la morale, mais seulement une différence d’extension : « La
morale concerne les relations interindividuelles, la politique, la collectivité. La politique
est la généralisation de la morale à l’ensemble de la collectivité » (A. MEMMI, Le
Nomade immobile, Arléa, Paris, 2003, p. 218).

195
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

thème durant les décennies précédentes (il représente, avec les


Portraits, son essai le plus achevé). Après trente ans de silence
substantiel, A. Memmi revient à la politique dans le Portrait
du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres (2005),
ouvrage d’une valeur théorique contestable et d’un goût dou-
teux, que nous ne considérerons qu’à la marge, sa probléma-
tique n’étant pas au cœur de notre sujet.

Un métis de la colonisation

Le point de départ de la réflexion de A. Memmi, qui écrit à


la première personne les introductions à ses livres, est l’expé-
rience vécue :
« J’étais Tunisien et donc colonisé. Je découvrais que peu d’aspects
de ma vie et de ma personnalité n’avaient pas été affectés par cette
donnée. Pas seulement ma pensée, mes propres passions et ma
conduite, mais aussi la conduite des autres à mon égard […]. Bref,
j’ai entrepris cet inventaire de la condition du colonisé d’abord pour
me comprendre moi-même et identifier ma place au milieu des
autres hommes 8. »
Tunisien et colonisé, A. Memmi, qui est aussi juif, perçoit
sa propre identification avec la masse des colonisés d’origine
musulmane comme problématique :
« Si j’étais indéniablement un indigène, comme on disait alors, aussi
près que possible du musulman, par l’insupportable misère de nos
pauvres, par la langue maternelle (ma propre mère n’a jamais appris
le français), par la sensibilité et les mœurs, le goût pour la même
musique et pour les mêmes parfums, par une cuisine presque iden-
tique, j’ai tenté passionnément de m’identifier au Français. Dans
un grand élan qui m’emportait vers l’Occident, qui me paraissait
le parangon de toute civilisation et de toute culture véritables, j’ai
d’abord tourné allègrement le dos à l’Orient, choisi irrévocablement
la langue française, me suis habillé à l’italienne et ai adopté avec
délices jusqu’aux tics des Européens. (En quoi d’ailleurs j’essayais
de réaliser l’une des ambitions de tout colonisé, avant qu’il ne passe
à la révolte.) 9. »

8. A. MEMMI, Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Gallimard,


Paris, 1985 (1966).
9. Ibidem, p. 17.

196
les portraits d’albert memmi

La tentative passionnée de s’assimiler à l’Occident place


A. Memmi en position intermédiaire 10 par rapport à la « pyra-
mide des tyrannies » qui compose la société coloniale, lui per-
mettant de prendre la parole au nom des colonisés – comme
l’avait fait A. Césaire – mais aussi au nom des colonisateurs.
Il fait l’expérience d’une double identification avec les figures
complémentaires du colonisateur et du colonisé, inséparable
duo qui selon A. Memmi condense l’essentiel de la situation
coloniale. De cette double identification, comme le relevait déjà
J.-P. Sartre dans sa préface aux Portraits, découle toute l’ambi-
guïté de la pensée de A. Memmi, laquelle prend racine dans son
expérience vécue, dans ses contradictions et ses « déchirures de
l’âme ». L’ambiguïté des Portraits est celle d’un texte puissam-
ment conditionné par la subjectivité de son auteur. C’est vrai en
particulier en ce qui concerne sa relation avec la culture fran-
çaise et occidentale, dont A. Memmi présente une dure critique
et subit à la fois fortement la fascination :
« Pour beaucoup d’entre nous, qui refusions le visage de l’Europe
en colonie, il ne s’agissait nullement de refuser l’Europe tout
entière. Nous souhaitions seulement qu’elle reconnaisse nos droits,
comme nous étions prêts à accepter nos devoirs, comme le plus sou-
vent nous avions déjà payé 11. »
Dans cette perspective, l’assimilation est une solution « a
priori respectable » de la question coloniale aux yeux de
A. Memmi – contrairement à la position de A. Césaire – du
fait de son « parfum universaliste et socialiste 12 ». Et pour-
tant, bien que théoriquement satisfaisante, la solution de l’assi-
milation finit par être mise à l’écart car impossible à mettre en
pratique. Le colonialisme s’appuie en effet sur la rigide sépa-
ration des figures du colonisé et du colonisateur. De ce point de
vue, « l’assimilation est encore le contraire de la colonisation ;
puisqu’elle tend à confondre colonisateurs et colonisés, donc à
supprimer les privilèges, donc la relation coloniale 13 ».

10. Réévoquant avec quelques années de recul les circonstances de l’écriture des Por-
traits, A. Memmi écrit : « Rentré en Tunisie au début des événements qui devaient
aboutir à l’indépendance de ce pays, je vécus un drame. J’avais des affections et des
amitiés dans les deux camps ; les colonisateurs et les colonisés n’étaient pas des figures
théoriques, mais des hommes et des femmes que je côtoyais journellement, des parents,
des collègues… et moi-même ! » (A. MEMMI, Le Racisme. Description, définitions, trai-
tement, Gallimard, Paris, 1994, p. 49).
11. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 155.
12. Ibidem, p. 159.
13. Ibidem.

197
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Autrement dit, l’« assimilation » ne peut être une option réa-


liste concernant la question coloniale, puisque aboutissant ni
plus ni moins à la fin du système colonial. Pour mieux
comprendre cette position, l’on analysera la relation ambiguë
entretenue par A. Memmi avec la civilisation occidentale.

Le colonialisme comme maladie européenne

Les Portraits de A. Memmi, tout comme le Discours de


A. Césaire, s’ouvrent avec la contestation directe de l’image
moralisante de l’œuvre coloniale que le nouveau discours colo-
nial avait tenté de diffuser. Pour les deux auteurs, la colonisa-
tion n’est pas une mission culturelle ou morale, mais avant tout
une entreprise économique, qui a pour but la mise en place
d’une condition de profitabilité particulière pour le peuple colo-
nisateur 14 . C’est évident aux yeux de l’« Européen des
colonies » – tel que A. Memmi en fait le portrait –, qui fournit
spontanément la meilleure définition possible de la colonie,
mettant en évidence le lien originaire et indissociable entre
colonisation et profit :
« On y gagne plus, on y dépense moins. On rejoint la colonie parce
que les situations y sont assurées, les traitements élevés, les carrières
plus rapides et les affaires plus fructueuses. Au jeune diplômé on
a offert un poste, au fonctionnaire un échelon supplémentaire, au
commerçant des dégrèvements substantiels, à l’industriel de la
matière première et de la main-d’œuvre à des prix insolites 15. »
Voici la raison de l’attachement et du soutien du colonisa-
teur envers l’action coloniale, dont il ne tarde pas à comprendre
l’origine et le sens :
« Comment [le colon] pourrait-il longtemps ne pas voir la misère
du colonisé et la relation de cette misère à son aisance ? Il s’aper-
çoit que ce profit si facile ne l’est tant que parce qu’il est arraché à
d’autres. En bref, il fait deux acquisitions en une : il découvre l’exis-
tence du colonisé et du même coup son propre privilège 16. »
Le profit s’appuie sur le privilège dont bénéficient les
colonisateurs. Celui-ci est le résultat du rapport colonisés/

14. Ibidem, p. 29.


15. Ibidem, p. 30.
16. Ibidem, pp. 32-33.

198
les portraits d’albert memmi

colonisateurs, qui constitue, selon A. Memmi, l’essence de


toute situation coloniale :
« Si son niveau de vie est élevé, c’est parce que celui du colonisé
est bas ; s’il peut bénéficier d’une main-d’œuvre, d’une domesticité
nombreuses et peu exigeantes, c’est parce que le colonisé est exploi-
table à merci et non protégé par les lois de la colonie ; s’il obtient
si facilement des postes administratifs, c’est qu’ils lui sont réservés
et que le colonisé en est exclu ; plus il respire à l’aise, plus le colo-
nisé étouffe 17. »
Il s’agit d’une relation hiérarchique, dont le colon ne peut que
constater l’illégitimité. S’étant emparé par la force de son avan-
tage, substituant ses propres règles à celles qui régissaient les
sociétés traditionnelles, le colon sait qu’il est non seulement un
privilégié, mais encore « un privilégié non légitime, c’est-à-dire
un usurpateur 18 ».
Puisque la relation coloniale oppose les peuples, le privilège
colonial concerne sans distinction l’ensemble des colonisateurs.
A. Memmi sait bien que le champ colonial se compose d’un
ensemble aussi vaste que riche de différences en son sein. Mais
ce qu’il veut souligner est que la colonisation est une situation
objective, à laquelle il n’y a pas d’issue par la volonté ou par la
générosité individuelles. C’est la raison pour laquelle, selon lui,
la figure du « colonial » – et non plus du « colonisateur » – est
une figure impossible :
« Le colonial serait l’Européen vivant en colonie mais sans privi-
lèges, dont les conditions de vie ne seraient pas supérieures à celles
du colonisé de catégorie économique et sociale équivalente. Par
tempérament ou conviction éthique, le colonial serait l’Européen
bienveillant, qui n’aurait pas vis-à-vis du colonisé l’attitude du
colonisateur 19. »
Le « colonial », c’est-à-dire l’« Européen bienveillant », ne
peut pas exister du simple fait que – qu’ils soient grands pro-
priétaires ou petits colons, Français en possession de leurs
pleins privilèges juridiques et administratifs ou émigrés écono-
miques italiens vivant à la limite de la pauvreté – « tous les
Européens des colonies sont des privilégiés 20 », tous bénéficient

17. Ibidem, pp. 33-34.


18. Ibidem, p. 34.
19. Ibidem, p. 35.
20. Ibidem, p. 36.

199
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

de manière proportionnelle des richesses liées aux avantages de


la situation coloniale.
« Pour le colonisé, tous les Européens des colonies sont des coloni-
sateurs de fait. Et, qu’ils le veuillent ou non, ils le sont par quelque
côté : par leur situation économique de privilégiés, par leur appar-
tenance au système politique de l’oppression, par leur participation
à un complexe affectif négateur du colonisé 21. »
Protégés par les lois internationales, encouragés à accéder à
la citoyenneté, les Européens habitant les colonies présentent
une différence décisive par rapport aux indigènes, leur origine
civilisée. Cette différence suffit pour élever immédiatement les
populations européennes au-dessus de la masse des colonisés :
« Pour tous, il y a au moins cette profonde satisfaction d’être négati-
vement mieux que le colonisé : ils ne sont jamais totalement
confondus dans l’abjection où les refoule le fait colonial 22. »
Pour A. Memmi, le privilège est un concept relationnel, qui
doit être défini de manière comparative. Même si les Euro-
péens des colonies sont exploités et constamment méprisés par
les Français, en partageant « une même origine européenne, une
religion commune, une majorité de traits de mœurs iden-
tiques 23 », ils continuent à bénéficier de la distance absolue
avec la culture dans laquelle les populations colonisées sont
reléguées. L’idée de la supériorité de la civilisation euro-
péenne est pour A. Memmi le préjugé fondamental à partir
duquel s’élabore le privilège colonial. Il résume ce préjugé
ainsi : « Les Européens ont conquis le monde parce que leur
nature les y prédisposait, les Non-Européens furent colonisés
parce que leur nature les y condamnait 24. »
De ce fait, l’identité européenne commune est constamment
définie « au détriment du colonisé 25 ». C’est pour cela que la
révolte des colonisés face à leur condition ne peut qu’impliquer
une révolte contre tous les Européens, y compris ceux qui sont
restés en Europe :
« D’autre part, à la limite, les Européens d’Europe sont des coloni-
sateurs en puissance : il leur suffirait de débarquer. Peut-être même

21. Ibidem, p. 145.


22. Ibidem, p. 17.
23. Ibidem, p. 39.
24. Ibidem, p. 131.
25. Ibidem, p. 37.

200
les portraits d’albert memmi

tirent-ils quelque profit de la colonisation. Ils sont solidaires, ou


pour le moins complices inconscients, de cette grande agression col-
lective de l’Europe. De tout leur poids, intentionnellement ou non,
ils contribuent à perpétuer l’oppression coloniale 26. »
Pour A. Memmi comme pour A. Césaire, la participation à
l’entreprise coloniale « ne pouvait que défigurer le colonisa-
teur 27 ». Nous avons vu comment, pour A. Césaire, ce pro-
cessus coïncide avec un ensauvagement progressif du continent
européen, dont le terme logique et politique est, selon cet
auteur, l’hitlérisme. Pour A. Memmi également, tout système
colonial constitue une « variété du fascisme 28 », basée sur l’iné-
galité, le mépris, l’exploitation systématique des masses travail-
leuses, l’ordre policier. L’analyse de A. Memmi se distingue
toutefois de celle de A. Césaire sur deux points importants. En
premier lieu, pour A. Memmi, l’extermination mise en œuvre
par les nazis diffère complètement de la logique coloniale parce
que la tentation d’éliminer les peuples colonisés, bien qu’elle
soit venue à l’esprit des colonisateurs à plusieurs reprises, aurait
empêché l’exploitation, qui est à la base du profit colonial :
« L’extermination sauve si peu la colonisation que c’en est même
exactement le contraire. La colonisation, c’est d’abord une exploi-
tation économico-politique. Si l’on supprime le colonisé, la colonie
deviendra un pays quelconque, j’entends bien, mais qui exploitera-
t-on ? Avec le colonisé disparaîtrait la colonisation, colonisateur
compris 29. »
En second lieu, l’argumentation de A. Memmi voudrait
concerner les seules administrations coloniales et non les sys-
tèmes politiques des métropoles occidentales. Il semble qu’à
ses yeux les métropoles vivent une histoire différente, séparée
de celle de leurs propres colonies ; celles-ci peuvent se per-
mettre de créer des administrations coloniales fascistes sans que
le statut libéral de leurs propres systèmes politiques soit mis
en doute. Certes le fascisme, pour A. Memmi comme pour
A. Césaire, est un cancer, qui tend à s’étendre à la « mère
patrie ». De ce fait, face à la pression des colons, les nations
colonisatrices connaissent la tentation de mettre en œuvre un
fascisme conséquent. Mais il s’agit seulement d’une tension,

26. Ibidem, p. 145.


27. Ibidem, p. 157.
28. Ibidem, p. 83.
29. Ibidem, p. 159.

201
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

d’un « germe de pourrissement », qui, bien que niché depuis


longtemps dans le corps « colonial » de l’Europe, n’en aurait
pas encore infecté l’organisme. Étrange maladie que celle
décrite par A. Memmi, capable de n’affecter que le corps colo-
nial européen, conçu comme autre, séparé, différent de l’Europe
elle-même, qui resterait immunisée contre les effets de ses
extensions coloniales. C’est pourtant d’une « maladie de l’Euro-
péen 30 » que nous analyserons maintenant les symptômes
ambigus.

Colonialisme et racisme

La maladie coloniale trouve son expression maximale dans


la figure du colonialiste, qui représente pour A. Memmi la
« vocation naturelle » de chaque colonisateur. Le « colonia-
liste » est en effet « le colonisateur qui s’accepte comme coloni-
sateur. Qui, par suite, explicitant sa situation, cherche à
légitimer la colonisation 31 ».
La préoccupation plus fréquente du colonialiste est celle de
pouvoir proclamer la légitimité de son propre privilège, en jus-
tifiant son rôle d’usurpateur : « Dès qu’il a pris conscience de
l’injuste rapport qui l’unit au colonisé, il lui faut sans répit
s’appliquer à s’absoudre 32. »
La stratégie adoptée sera double :
« démontrer les mérites éminents de l’usurpateur, si éminents qu’ils
appellent une telle récompense ; ou insister sur les démérites de
l’usurpé, si profonds qu’ils ne peuvent que susciter une telle
disgrâce 33 ».
Dans tous les cas, il s’agira de produire et de diffuser une
image du rapport existant entre usurpateurs et usurpés – un
« préjugé », comme le qualifiait déjà Grégoire – capable de jus-
tifier le privilège colonial. Selon A. Memmi, l’instrument de
production de ce préjugé est le racisme, qui « résume et sym-
bolise la relation fondamentale qui unit colonialiste et colo-
nisé 34 ». Le racisme n’est pas un détail accidentel, mais un

30. Ibidem, p. 157.


31. Ibidem, p. 67.
32. Ibidem, p. 75.
33. Ibidem, p. 74.
34. Ibidem, p. 89.

202
les portraits d’albert memmi

élément structurel de la situation coloniale, capable non seule-


ment d’établir la discrimination fondamentale entre colonisa-
teurs et colonisés, mais d’en justifier le caractère immuable 35.
Au cœur de la maladie de l’Europe se trouve donc l’attitude
raciste nécessaire au maintien du système colonial. Selon
A. Memmi, le racisme se développe en trois étapes :
« 1. Découvrir et mettre en évidence les différences entre coloni-
sateur et colonisé.
2. Valoriser ces différences, au profit du colonisateur et au détri-
ment du colonisé.
3. Porter ces différences à l’absolu en affirmant qu’elles sont défi-
nitives, et en agissant pour qu’elles le deviennent 36. »
La reconnaissance de l’existence d’une différence, qui
constitue en général le « pivot de la démarche raciste 37 », ne
constitue pas en soi une attitude raciste 38. La revendication du
droit à la différence occupe plutôt une place centrale dans la
philosophie politique de A. Memmi, représentant, de façon
continue dans son œuvre, un objectif à atteindre. L’attention
au thème de la différence est particulièrement évidente dans
sa production concernant la question juive. Dans le cinquième
chapitre de la première partie de son Portrait d’un Juif, intitulé
« La différence », il dénonce les hésitations de ceux qui, recon-
naissant l’existence d’une différence juive, craignent de fournir
des arguments à l’antisémitisme. Selon lui, « la véritable jus-
tice et la véritable tolérance, l’universalité et la communion ne
réclament pas de nier les différences entre les hommes, mais de
les reconnaître 39 ».
A. Memmi refuse la conception sartrienne établissant que
« le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour

35. « Seul le racisme autorise à poser pour l’éternité, en la substantivant, une relation
historique ayant eu un commencement daté » (Ibidem, p. 93).
36. Ibidem, p. 90. Dans L’Homme dominé, un quatrième point sera ajouté, déjà impli-
cite dans les Portraits, qui précise comment le comportement raciste tend toujours à
légitimer une agression ou un privilège, effectif ou hypothétique (A. MEMMI, L’Homme
dominé : le Noir, le colonisé, le prolétaire, le Juif, la femme, le domestique, le racisme,
Payot, Paris, 1973).
37. A. MEMMI, Le Racisme, Gallimard, Paris, 1994, p. 55.
38. « Insister sur une différence, biologique ou autre, n’est pas du racisme ; même si
cette différence est douteuse. […] Bref, le constat d’une différence n’est pas du
racisme, c’est un constat. Mais ce constat peut être utilisé pour une agression raciste »
(Ibidem, p. 51).
39. A. MEMMI, Portrait d’un Juif, op. cit., p. 84.

203
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Juif » et affirmant que « c’est l’antisémite qui fait le Juif 40 » ;


il revendique au contraire dans toute son œuvre l’existence et
la dignité de la différence juive 41. La position défendue par
A. Memmi ne s’applique d’ailleurs pas qu’aux juifs mais pose
plus généralement le droit à la différence :
« Nous sommes déjà différents, nous l’avons toujours été, même
lorsque nous réclamions l’égalité. Nous ne l’avons pas toujours
reconnu, parce que nous pensions que c’était une faiblesse et un
empêchement à cette égalité. Je suis aujourd’hui persuadé que c’est
la condition de toute dignité et de toute libération. Avoir conscience
de soi, c’est avoir conscience de soi comme différent. Être, c’est être
différent 42. »
Si « être » signifie « être différent », la reconnaissance de la
différence ne devient racisme qu’à l’intérieur d’un contexte par-
ticulier, où les différences sont « valorisées » et rendues
« absolues », c’est-à-dire transformées en catégories définitives
et profitables. A. Memmi décrit ainsi le processus d’absoluti-
sation de la différence dans un système colonial :
« Une fois isolé le trait de mœurs, fait historique ou géographique
qui caractérise le colonisé et l’oppose au colonisateur, il faut empê-
cher que le fossé puisse être comblé. Le colonialiste sortira le fait de
l’histoire, du temps, et donc d’une évolution possible. Le fait socio-
logique est baptisé biologique ou mieux métaphysique. Il est déclaré
appartenir à l’essence du colonisé. Du coup, la relation coloniale
entre le colonisé et le colonisateur, fondée sur la manière d’être,
essentielle, des deux protagonistes, devient une catégorie définitive.
Elle est ce qu’elle est parce qu’ils sont ce qu’ils sont, et ni l’un ni
l’autre ne changeront jamais 43. »
Le racisme réside dans le fait de rendre absolue la diffé-
rence et d’avoir pour fin la domination. Le racisme apparaît

40. J.-P. SARTRE, Réflexions sur la question juive, Gallimard, Paris, 1985 (1946),
pp. 88-89. Memmi répond directement à Sartre dans Portrait d’un Juif, op. cit., p. 272.
41. Lorsqu’il s’agit de définir cette différence – en niant comme étant mythique
l’existence d’une différence biologique, socioéconomique, religieuse capable
d’embrasser l’entière communauté juive – Memmi finit par rejoindre inconsciemment
Sartre, trouvant dans la communauté d’oppression le vrai noyau commun de la judéité.
La différence se maintient dans le projet (dans l’existence, dit Memmi, d’un vouloir-
vivre juif), c’est-à-dire dans le fait que l’oppression subie impose selon Memmi une
libération dans la différence qui trouve sa forme la plus conséquente dans le nationa-
lisme juif (voir en particulier A. MEMMI, La Libération du Juif, Gallimard, Paris, 1966).
42. A. MEMMI, Portrait d’un Juif, op. cit., pp. 84-85.
43. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 91.

204
les portraits d’albert memmi

ainsi, dans la plus synthétique des définitions 44 proposées par


A. Memmi, comme l’« utilisation profitable d’une diffé-
rence 45 ». Pour lutter contre le racisme, il ne s’agit pas de
« nier toute différence réelle entre les hommes, comme le souhaitent
beaucoup d’antiracistes, emportés par une générosité simplificatrice.
Il faut au contraire reconnaître lucidement les différences, c’est-
à-dire les admettre et les respecter comme telles 46 ».
Plutôt que de la différence, c’est de la généreuse simplifica-
tion de l’égalité naturelle de tous les hommes – qui avait séduit
le jeune Memmi, fasciné par la culture occidentale – qu’il fau-
drait douter. Celle-ci est le fruit d’une « généreuse myopie jaco-
bine 47 », d’une métaphysique laïque qui conduit à la
construction d’une artificielle « philosophie de la nation préten-
dument homogène 48 », confinant à une véritable « négation de
l’objectivité 49 » :
« Dans son élan généreux vers l’homme universel, vers une frater-
nité basée sur la raison, sur un dénominateur commun à tous les
hommes, les humanistes en arrivent à négliger les problèmes
concrets, spécifiques, de tel ou tel homme particulier 50. »
C’est ainsi que les « ambitions nobles mais abstraites de
l’humanisme traditionnel », oubliant qu’« aucun homme n’est
un morceau d’humanité abstraite » 51, finissent par suivre une
pente dangereuse. Incapable de se confronter au concret, dont
la différence est une manifestation incontestable, l’universa-
lisme n’a pas été capable de combattre efficacement les privi-
lèges. Son inefficacité l’a condamné à se réduire à une utopie
ou à une hypocrisie évidentes,

44. La définition proposée par A. Memmi dans Le Racisme est la suivante : « Le


racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imagi-
naires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une
agression » (A. MEMMI, Le Racisme, op. cit., p. 14 et p. 113). Cette définition reprend
celle de son article « Racisme », écrit pour l’Encyclopædia universalis en 1972
(pp. 915-916). L’unique différence significative est que, dans l’article de 1972, le
racisme était limité à la valorisation de différences d’ordre biologique, alors qu’en 1982
A. Memmi en étend le champ, convaincu que « l’accusation biologique malgré son
ampleur, tout au moins chez nos contemporains, n’est pas l’essentiel du racisme »
(A. MEMMI, Le Racisme, op. cit., p. 106).
45. Ibidem, p. 14.
46. Ibidem, p. 167.
47. Ibidem, p. 58.
48. Ibidem, p. 59.
49. Ibidem.
50. Ibidem, p. 167.
51. A. MEMMI, Portrait d’un Juif, op. cit., p. 274.

205
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« un alibi, pour détourner l’attention de privilèges existants et tou-


jours renaissants. Pour les dominés, il ne s’agit alors que d’une phi-
losophie mensongère, qui couvre leurs oppressions réelles d’un
manteau d’abstraite vertu 52 ».
Le rôle d’alibi de l’universalisme trouve son expression la
plus paradigmatique, comme on l’a vu dans le chapitre précé-
dent, dans « la prétendue “mission” civilisatrice des colonisa-
teurs 53 ». Le mythe de la culture de la métropole et de son
universalisme est, pour A. Memmi, à l’origine d’une perception
exacerbée de l’appartenance – culturelle avant même que poli-
tique –, de la part des colons, constituant l’un des traits les plus
caractéristiques de la mentalité coloniale :
« Comme si la métropole était une composante essentielle de
sur-moi collectif des colonisateurs, ses caractéristiques objectives
deviennent des qualités quasi éthiques. Il est entendu que la brume
est supérieure en soi au plein soleil et le vert à l’ocre. La métropole
ne réunit ainsi que des positivités, la justesse du climat et l’harmonie
des sites, la discipline sociale et une exquise liberté, la beauté, la
morale, la logique 54. »
Porteur de la culture métropolitaine, dont la prétendue uni-
versalité est une garantie de supériorité, le colonialiste peut
donc poursuivre son œuvre, la conscience tranquille :
« Porteur des valeurs de la civilisation et de l’histoire, il accomplit
une mission : il a l’immense mérite d’éclairer les ténèbres infa-
mantes du colonisé. Que ce rôle lui rapporte avantages et respect
n’est que justice : la colonisation est légitime, dans tous ses sens et
conséquences 55. »
Absolutisant les particularités de la culture d’appartenance à
un ordre moral universel, le colonialiste absout son propre pri-
vilège en condamnant l’universalisme à une mortelle réduction
nominaliste 56.

52. A. MEMMI, Le Racisme, op. cit., p. 168.


53. Ibidem, p. 167.
54. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 81.
55. Ibidem, p. 94.
56. Voir A. BURGIO, L’invenzione delle razze, Manifestolibri, Rome, 1998 ; P. BASSO,
Razze schiave e razze signore, Franco Angeli, Milan, 2000.

206
les portraits d’albert memmi

Le « portrait mythique » du colonisé

La célébration de la valeur universelle de la métropole appa-


raît en parallèle avec la « dévalorisation systématique du colo-
nisé 57 », qui se trouve constamment jugé par rapport à elle :
« Comparaisons morales ou sociologiques, esthétiques ou géogra-
phiques, explicites, insultantes ou allusives et discrètes, mais tou-
jours en faveur de la métropole et du colonialiste. Ici, les gens d’ici,
les mœurs de ce pays, sont toujours inférieurs, et de loin, en vertu
d’un ordre fatal et préétabli 58. »
L’entreprise de dévalorisation systématique du colonisé
trouve une synthèse dans un « portrait mythique », dont
A. Memmi fournit, au début du Portrait du colonisé, un vif
compte rendu. Il retrouve dans la « paresse » l’attribut de carac-
tère le plus constant des colonisés, confirmant le caractère cen-
tral du thème du travail dans la rhétorique coloniale :
« Rien ne pourrait mieux légitimer le privilège du colonisateur que
son travail ; rien ne pourrait mieux justifier le dénuement du colo-
nisé que son oisiveté. Le portrait mythique du colonisé comprendra
donc une incroyable paresse. Celui du colonisateur, le goût vertueux
de l’action 59. »
La paresse du colonisé est une accusation qui relègue toute
considération d’ordre historique ou sociologique pour toucher
de façon indifférenciée, unanime et globale la totalité des colo-
nisés. Il s’agit, selon A. Memmi, d’un processus de définition à
travers lequel « le colonisateur institue le colonisé en être pares-
seux 60 ». Il s’agit d’une « caractérisation commode » et « éco-
nomiquement avantageuse » : « du même coup, le colonisateur
suggère que l’emploi du colonisé est peu rentable, ce qui auto-
rise ces salaires invraisemblables » 61.
L’avantage que cette définition promet au colonisateur repré-
sente pour A. Memmi l’unique trait commun du catalogue hété-
rogène d’attributs composant le « portrait mythique » du
colonisé. Naïf et méchant, paresseux et incapable, sobre et
frugal ou excessivement soumis à ses pulsions alimentaires ou
sexuelles, le portrait importe moins que sa fonction, à savoir

57. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 86.


58. Ibidem, p. 87.
59. Ibidem, p. 99.
60. Ibidem, p. 101.
61. Ibidem, p. 99.

207
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

permettre la négation de la pleine humanité du colonisé. Et, en


effet, les qualités attribuées au colonisé sont autant de manques,
par rapport à l’humanité pleinement achevée de l’Occidental :
« Le colonisé n’est pas ceci, n’est pas cela. Jamais il n’est considéré
positivement ; ou, s’il l’est, la qualité concédée relève d’un manque
psychologique ou éthique. […] Ainsi s’effritent, l’une après l’autre,
toutes les qualités qui font du colonisé un homme. Et l’humanité du
colonisé, refusée par le colonisateur, lui devient en effet opaque 62. »
Hommes imparfaits, pâles copies de l’humain incarné par
l’Européen, « êtres de carence », les colonisés ne peuvent
accéder comme l’Occidental à une existence individuelle, mais
demeurent confinés à des descriptions impersonnelles, collec-
tives, anonymes, qui portent toujours la marque du pluriel :
« Si la domestique colonisée ne vient pas un matin, le colonisa-
teur ne dira pas qu’elle est malade, ou qu’elle triche, ou qu’elle est
tentée de ne pas respecter un contrat abusif. […] Il affirmera qu’on
“ne peut pas compter sur eux”. Ce n’est pas une clause de style. Il
refuse d’envisager les événements personnels, particuliers, de la vie
de sa domestique ; cette vie dans sa spécificité ne l’intéresse pas, sa
domestique n’existe pas comme individu 63. »
La description du colonisé est l’acte linguistique de sa pro-
gressive déshumanisation, de sa chosification, de sa transforma-
tion en une simple fonction des besoins du colonisateur. Il s’agit
d’un acte de mystification, qui ne se maintient pas sur le plan
de la simple idéologie, puisque le portrait mythique du colo-
nisé se trouve être « solidement étayé par une organisation bien
réelle, une administration et une juridiction », qui font corres-
pondre à l’agression idéologique des situations concrètes
« génératrices de carences 64 », et en tant que telles capables de
confirmer le contenu des accusations. Il s’agit d’un cercle
vicieux, d’une prophétie autoréalisatrice, que J.-P. Sartre, dans
la préface au texte de A. Memmi, décrit en ces termes :
« Ainsi l’oppression se justifie par elle-même : les oppresseurs pro-
duisent et maintiennent de force les maux qui rendent, à leurs yeux,
l’opprimé de plus en plus semblable à ce qu’il faudrait qu’il fût pour
mériter son sort. Le colon ne peut s’absoudre qu’en poursuivant
systématiquement la “déshumanisation” du colonisé, c’est-à-dire en

62. Ibidem, pp. 103-104.


63. Ibidem, pp. 104-105.
64. Ibidem, p. 110.

208
les portraits d’albert memmi

s’identifiant chaque jour un peu plus à l’appareil colonial. La terreur


et l’exploitation déshumanisent et l’exploiteur s’autorise de cette
déshumanisation pour exploiter davantage 65. »
Au terme de ce cercle mystificateur, il y a l’accomplisse-
ment de la prophétie, qui consiste à la fois en une pleine déshu-
manisation du colonisé et dans la justification de la barbarie
coloniale :
« Quel devoir sérieux a-t-on envers un animal ou une chose, à quoi
ressemble de plus en plus le colonisé ? […] Un colonisé condui-
sant une voiture est un spectacle auquel le colonisateur refuse de
s’habituer ; il lui dénie toute normalité, comme pour une panto-
mime simiesque. Un accident, même grave, qui atteint le colonisé,
fait presque rire. Une mitraillade dans une foule colonisée lui fait
hausser les épaules. D’ailleurs, une mère indigène pleurant la mort
de son fils, une femme indigène pleurant son mari ne lui rappellent
que vaguement la douleur d’une mère ou d’une épouse. Ces cris
désordonnés, ces gestes insolites, suffiraient à refroidir sa compas-
sion, si elle venait à naître. Dernièrement, un auteur nous racon-
tait avec drôlerie comment, à l’instar du gibier, on rabattait vers de
grandes cages les indigènes révoltés. Que l’on ait imaginé puis osé
construire ces cages, et, peut-être plus encore, que l’on ait laissé les
reporters photographier les prises, prouve bien que, dans l’esprit des
organisateurs, le spectacle n’avait plus rien d’humain 66. »

Le refus de soi

C’est le colonisé lui-même qui finit par donner du crédit à la


prophétie, se reconnaissant en elle et contribuant à son tour à la
transformer en un véritable portrait :
« Voilà la seule parcelle de vérité dans ces notions à la mode :
complexe de dépendance, colonisabilité, etc. Il existe, assurément
– à un point de son évolution –, une certaine adhésion du colo-
nisé à la colonisation. Mais cette adhésion est le résultat de la colo-
nisation et non sa cause ; elle naît après et non avant l’occupation
coloniale 67. »

65. J.-P. SARTRE, préface de A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 25.
66. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., pp. 105-106.
67. Ibidem, p. 107.

209
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

A. Memmi, qui rejoint ici le Fanon de Peau noire, masques


blancs 68, identifie l’expression la plus caractéristique de cette
intériorisation dans le refus ostentatoire de sa propre culture,
qui accompagne les tentatives d’assimilation :
« La première tentative du colonisé est de changer de peau. Un
modèle tentateur et tout proche s’offre et s’impose à lui : précisé-
ment celui du colonisateur. Celui-ci ne souffre d’aucune de ses
carences, il a tous les droits, jouit de tous les biens et bénéficie
de tous les prestiges ; il dispose des richesses et des honneurs, de
la technique et de l’autorité. Il est enfin l’autre terme de la compa-
raison, qui écrase le colonisé et le maintient dans la servitude.
L’ambition première du colonisé sera d’égaler ce modèle presti-
gieux, de lui ressembler jusqu’à disparaître en lui 69. »
Le « refus de soi » et l’amour de l’oppresseur représentent
une attitude typique de tous les opprimés, dans la phase qui pré-
cède l’éclatement de la révolte. C’est une étape de soumission
symbolique complète, qui prend la forme de la honte de ses
origines 70 ; le colonisé accepte alors la destruction de sa propre
identité culturelle comme inévitable. Il s’agit, selon A. Memmi,
d’un moment nécessaire dans la dialectique de l’oppression,
d’un processus commun à tous les opprimés, qui, ne voyant
plus d’issue à leur situation, finissent par intérioriser l’accusa-
tion de leurs oppresseurs. Et cependant la soumission ne suffit
pas au colonisé pour atteindre l’assimilation tant convoitée.
D’une part, bien que le colonisé en quête d’assimilation saisisse
les limites, l’inefficacité, la faiblesse de sa culture d’origine et
de ses valeurs de référence, il ne peut jamais réellement l’aban-
donner. Elle constitue l’essentiel de sa différence, et en la niant
il se nierait totalement lui-même. D’autre part, l’assimilation
est destinée à échouer, car, même dans le cas d’un complet
abandon de son propre groupe, l’entrée dans le groupe de desti-
nation reste problématique, car subordonnée à l’acceptation du
colonisateur.

68. Dans son autobiographie, A. Memmi parle brièvement de son rapport avec
F. Fanon, pour nier toute dérivation directe de son œuvre de la réflexion de l’Antillais :
« Nos livres se sont entrecroisés. […] Mais je ne l’avais pas lu, et je ne sais pas s’il
m’avait lu ; notre parenté venait de l’air du temps » (A. MEMMI, Le Nomade immobile,
op. cit., p. 83).
69. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., pp. 136-137.
70. « De même que beaucoup de gens évitent de promener leur parenté pauvre, le
colonisé en mal d’assimilation cache son passé, ses traditions, toutes ses racines enfin,
devenues infamantes » (Ibidem, p. 138).

210
les portraits d’albert memmi

Le discours de A. Memmi apparaît ici particulièrement


ambigu. Son raisonnement mêle continuellement deux niveaux,
celui, politico-procédural, de l’intégration (qui, si l’on s’en tient
à la tradition républicaine, devrait prévaloir de façon program-
matique sur la culture d’origine), et celui, culturalo-identitaire,
de l’appartenance, sur lequel il finit par se caler. Puisque, à
son avis, il n’y a pas moyen de fuir son identité culturelle,
l’intégration politique devient elle aussi une solution impos-
sible. Profitant du caractère équivoque du terme d’« assimila-
tion », A. Memmi peut ainsi argumenter à la fois pour et contre
celle-ci : bien que l’assimilation ne puisse pas être théorique-
ment écartée de par son « parfum universaliste », elle demeure
une solution abstraite, une simple possibilité face à l’ineffa-
çable différence du colonisé, une chose étrangère à sa culture et
incompatible avec son identité.
Face à l’échec vers lequel s’achemine le candidat à l’assimi-
lation, on trouve celui, réciproque, du « colonisateur qui se
refuse ». Nous avons déjà dit que le privilège dont jouissent
les populations européennes des colonies rend impossible, selon
A. Memmi, la figure du « colonial ». Le refus instinctif du scan-
dale économique, politique et moral de la colonisation, auquel
l’Européen de bonne volonté ne peut que parvenir, le place dans
une dramatique contradiction existentielle :
« Que refuse-t-il, en effet, sinon une partie de lui-même, ce qu’il
devient lentement sitôt qu’il accepte de vivre en colonie ? Car ces
privilèges qu’il dénonce à mi-voix, il en participe, il en jouit.
Reçoit-il un traitement moindre que celui de ses compatriotes ? […]
Que serait, en toute rigueur, le résultat logique de l’attitude du colo-
nisateur qui refuse la colonisation ? Sinon de souhaiter sa dispari-
tion, c’est-à-dire la disparition des colonisateurs en tant que
tels 71 ? »
La position du « colonisateur qui se refuse » est perçue par
les autres colons comme une « maladie grave », une forme de
« romantisme humanitariste » dont il doit guérir au plus vite 72.
Perçu comme un irresponsable, il est isolé des siens et poussé à
se rapprocher des colonisés, par lesquels il essaiera de se faire
adopter. Or, ce rapprochement est impossible – comme c’était
déjà le cas pour le candidat à l’assimilation ; il bute sur la

71. Ibidem, p. 45.


72. Ibidem.

211
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

reconnaissance de l’existence d’une distance culturelle


irréductible :
« Il a devant lui une civilisation autre, des mœurs différentes des
siennes, des hommes dont les réactions le surprennent souvent, avec
lesquels il ne se sent pas d’affinités profondes 73. »
Pour éviter de tomber dans un « romantisme excessif de la
différence 74 », A. Memmi tente d’examiner le problème du
« colonisateur qui se refuse » plutôt sous l’angle de la cohé-
rence idéologique que sous l’angle de la compatibilité cultu-
relle. Le « colonisateur qui se refuse » prend ici l’aspect
politiquement déterminé du « colonisateur de gauche ». Mais,
même en considérant le problème de ce point de vue, celui-ci
persiste, prenant cette fois la forme de l’« incontestable malaise
de la gauche européenne en face du nationalisme 75 ».
A. Memmi met ici dans le même panier les divers courants
de gauche, imputant un peu banalement à tous d’avoir des
réserves concernant la figure de la nation, ce qui les empêche-
rait de devenir de fervents partisans des luttes d’indépendance
– le seul caractère nationaliste de ces combats leur faisant
craindre que passe au second plan la question sociale 76. Le
« colonisateur de gauche » trouverait une autre raison
d’embarras dans l’usage de la violence terroriste adopté par les
mouvements indépendantistes, usage auquel il peut concéder au
maximum une compréhension formelle mais auquel il ne pourra
jamais trouver de justification. Fait obstacle, ensuite, la dimen-
sion religieuse de beaucoup de mouvements de libération, qui
ne fait que raviver le malaise du colonisateur de gauche :
« Les chefs colonisés ne peuvent pas fronder le sentiment religieux
de leurs troupes, il l’a admis, mais de là à s’en servir ! Ces procla-
mations au nom de Dieu, le concept de guerre sainte, par exemple,
le dépaysent, l’effraient. Est-ce vraiment pure tactique ? Comment
ne pas constater que la plupart des nations ex-colonisées s’empres-
sent, aussitôt libres, d’inscrire la religion dans leur Constitution ?
Que leurs polices, leurs juridictions naissantes ne ressemblent guère
aux prémisses de la liberté et de la démocratie que le colonisateur
de gauche attendait 77 ? »

73. Ibidem, p. 48.


74. Ibidem, p. 50.
75. Ibidem, p. 51.
76. Voir également A. MEMMI, L’Homme dominé, op. cit., en particulier le chapitre
intitulé « La gauche et le problème colonial ».
77. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 56.

212
les portraits d’albert memmi

En attendant que la fin de la colonisation permette de


dépasser l’obscurantisme, le sens immédiat de la lutte ne peut,
selon A. Memmi, que poser de graves problèmes au colonisa-
teur de gauche, qui découvre qu’il n’y a pas de lien direct entre
la fin du système colonial et l’émancipation sociale des peuples
colonisés. Pour rester aux côtés des peuples en lutte il devra
donc mettre de côté sa propre identité politique, l’oublier provi-
soirement. Mais, après cela, il lui manquera encore la recon-
naissance des colonisés. C’est alors qu’il fera la plus dure des
expériences, découvrant que, dans l’ordre futur dont il soutient
la création, « il n’y a pas de place pour un homme de gauche en
tant que tel, du moins dans un avenir prochain 78 ». Le raison-
nement de A. Memmi est que, comme la colonisation est une
relation de peuple à peuple, la réussite du projet d’émancipa-
tion ne pourra qu’entraîner l’expulsion de la totalité du peuple
colonisateur, y compris le « colonisateur de gauche ».
(« Opprimés en tant que groupe, les colonisés adoptent fatale-
ment une forme de libération nationale et ethnique d’où il ne
peut qu’être exclu 79. »)
Minoritaire et ostracisé à l’intérieur de son propre groupe,
le « colonisateur de gauche » ne peut dépasser les barrières le
séparant du peuple colonisé sans abandonner l’essentiel de sa
propre identité 80. Cela le plonge dans une situation d’échec
politique complet :
« Le colonisateur de gauche se refuse à faire partie du groupement
de ses compatriotes ; en même temps, il lui est impossible de faire
coïncider son destin avec celui du colonisé. Qui est-il politique-
ment ? De qui est-il l’expression, sinon de lui-même, c’est-à-dire
d’une force négligeable dans la confrontation 81 ? »
Le résultat ne peut qu’être la reconnaissance de l’impossi-
bilité de dépasser ces barrières, malgré la bonne volonté :
« Les colonisés au milieu desquels il vit ne sont donc pas les siens
et ne le seront pas. Tout bien pesé, il ne peut s’identifier à eux et
ils ne peuvent l’accepter. “Je suis plus à l’aise avec des Européens

78. Ibidem, p. 57.


79. Ibidem, p. 61.
80. La figure tourmentée et contradictoire du « juif de gauche » – un être abstrait qui
embrasse l’humanité en se niant lui-même – laisse entendre que pour Memmi être de
gauche est en général une condition impossible pour qui veut conserver une identité
(voir en particulier la troisième partie de A. MEMMI, La Libération du Juif, op. cit.).
81. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 65.

213
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

colonialistes, m’a avoué un colonisateur de gauche au-delà de tout


soupçon, qu’avec n’importe lequel des colonisés 82 ”. »
Pour le Memmi des Portraits, les cultures du colonisateur et
du colonisé s’affrontent comme des essences non communi-
cantes, des monades sans portes ni fenêtres, qui, à l’intérieur de
l’immobile situation coloniale, permettent seulement la répéti-
tion de l’identique. Ainsi, lorsque l’assimilation est tentée par
le colonisé, elle doit assumer inévitablement la forme du refus
de soi. Pour s’assimiler, le colonisé doit abandonner l’essen-
tiel de son identité pour ensuite se soumettre au jugement de
la communauté d’accueil. L’impossibilité de l’assimilation est
liée à la fois au refus que cette communauté oppose et à l’iden-
tité profonde du colonisé, par définition inassimilable puisque
culturellement incapable de dominer l’universalisme implicite
de la théorie de l’assimilation. Ainsi la différence culturelle qui
sépare colonisateur et colonisé empêche tout véritable contact
entre eux, même dans les rares cas où le colonisateur, dans
un esprit de solidarité, prend position du côté des populations
locales opprimées. En bout de course, l’Européen de bonne
volonté découvre en effet comme ultime cause de l’impossibi-
lité qu’« il n’est pas des leurs et n’a nulle envie de l’être ».
D’après A. Memmi, dans les deux cas, la monstruosité des
figures vient du fait qu’« un homme à cheval sur deux cultures
est rarement bien assis 83 ».
« Pour vivre sans angoisse, il faut vivre distrait de soi-même et du
monde ; il faut reconstituer autour de soi les odeurs et les bruits de
son enfance, qui seuls sont économiques, car ils ne demandent que
des gestes et des attitudes mentales spontanés 84. »
L’impossibilité de la figure du « colonisateur qui refuse », de
même que celle de l’assimilation sont donc dues à l’impossi-
bilité de sortir de la prison de l’identité culturelle (à la construc-
tion de laquelle, comme le relevait A. Memmi, le colonialisme
avait participé avec enthousiasme) 85. C’est ici que la pensée de

82. Ibidem, p. 62.


83. Ibidem, p. 140.
84. Ibidem, pp. 49-50.
85. Une lecture de F. Fanon devrait être suffisante ici pour venir à bout de la position
antihistorique défendue par A. Memmi. Voir en particulier le chapitre 5 de L’An V de
la révolution algérienne, consacré à la « minorité européenne d’Algérie », dans lequel
F. Fanon s’efforce de montrer comme les Européens d’Algérie ne constituent absolu-
ment pas un bloc monolithique. « On a souvent prétendu que le FLN ne faisait aucune
discrimination entre les différents membres de la société européenne d’Algérie. Ceux

214
les portraits d’albert memmi

A. Memmi peut être prise en défaut. Fondant son propre dis-


cours sur l’expérience, il finit par admettre l’un des points cen-
traux du discours colonial : l’existence d’une différence
culturelle insurmontable entre le colonisateur et le colonisé, qui
tend à glisser imperceptiblement du champ de la culture à celui
de la nature.

De la révolte à l’indépendance

Une fois niée toute possibilité de contact entre les prisons


culturelles qui enferment tant le colonisateur que le colonisé,
l’unique évolution envisageable de la situation coloniale est la
révolte du colonisé 86 :
« La révolte est la seule issue à la situation coloniale qui ne soit pas
un trompe-l’œil, et le colonisé le découvre tôt ou tard. Sa condition
est absolue et réclame une solution absolue, une rupture et non un
compromis. […] La situation coloniale, par sa propre fatalité inté-
rieure, appelle la révolte. Car la situation coloniale ne peut être amé-
nagée ; tel un carcan, elle ne peut qu’être brisée 87. »
La révolte passe par la reconquête de soi, de la dignité de ses
origines, et s’accompagne d’un progressif refus de la culture et
des valeurs du colonisateur. Au refus de soi succède le refus
de l’autre, qui se configure comme une réaction mécanique à
la stigmatisation subie. Au racisme du colonisateur, le colonisé
répond – pour A. Memmi, selon une inexorable nécessité – par
un racisme égal et contraire :

qui profèrent de telles accusations ignorent et la politique depuis longtemps définie par
le Front à l’égard des Européens d’Algérie et l’appui constant qu’apportent à nos unités
ou à nos cellules politiques des centaines et des centaines d’Européens et d’Euro-
péennes » (F. FANON, L’An V de la révolution algérienne, La Découverte, Paris, 2001,
p. 138). Voir aussi S. M. BARKAT (dir.), Des Français contre la terreur d’État (Algérie
1954-1962), Reflex, Paris, 2002.
86. Le caractère géométrique de l’écriture de A. Memmi – relevé notamment par
J.-P. Sartre dans sa préface aux Portraits – présente ici une lacune dans le fait que
l’auteur néglige la possibilité d’une révolte de la métropole contre le scandale de la
colonisation comme une solution potentielle à la question coloniale. Cette carence
s’explique par le fait que A. Memmi interprète la question coloniale comme inévita-
blement périphérique et séparée, contribuant ainsi à la construction schizophrénique de
l’histoire et de l’identité de la France.
87. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 143.

215
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« Considéré en bloc comme eux, ils, ou les autres, à tous les points
de vue différent, homogénéisé dans une radicale hétérogénéité, le
colonisé réagit en refusant en bloc tous les colonisateurs 88. »
Il s’agit d’un racisme de défense, non pas fondé sur des
considérations biologiques ou métaphysiques, mais historiques
et sociales :
« Il n’est pas basé sur la croyance à l’infériorité du groupe détesté,
mais sur la conviction, et dans une grande mesure sur un constat,
qu’il est définitivement agresseur et nuisible 89. »
Les valeurs du colonisateur, qui pour le candidat à l’assimi-
lation constituaient un modèle, deviennent pour le révolté
l’emblème d’une parfaite négativité. Tout ce qui fait partie de
la culture du colonisateur doit, dans cette phase, être refusé.
La nécessité de ce mouvement empêche, au cours de la révolte,
tout accès du colonisé aux valeurs universelles. Pour
A. Memmi, le seul fait que l’Occident ait déclaré agir en leur
nom les rend inutilisables pour le colonisé, qui n’y fera jamais
appel. La révolte éclate ainsi comme une exaltation de sa dif-
férence, de son incapacité à être assimilé, de son sentiment
d’étrangeté face aux valeurs du colonisateur, et donc de sa
propre « étrangeté » à tout universalisme (ou à un soi-disant
humanisme, tant les deux termes ne semblent pas différer en
substance aux yeux de A. Memmi). La révolte passe donc par
le repli identitaire, la revendication orgueilleuse des origines, le
recouvrement des traditions culturelles et religieuses :
« Le colonisé s’accepte et s’affirme, se revendique avec passion.
Mais qui est-il ? Sûrement pas l’homme en général, porteur des
valeurs universelles, communes à tous les hommes. Précisément, il
a été exclu de cette universalité, sur le plan du verbe comme en
fait. Au contraire, on a recherché, durci jusqu’à la substantifica-
tion ce qui le différencie des autres hommes. On lui a démontré
avec orgueil qu’il ne pourrait jamais s’assimiler les autres ; on l’a
repoussé avec mépris vers ce qui, en lui, serait inassimilable par les
autres. Eh bien ! Soit. Il est, il sera cet homme-là. La même passion
qui lui faisait admirer et absorber l’Europe, lui fera affirmer ses dif-
férences ; puisque ces différences, enfin, le constituent, constituent
proprement son essence 90. »

88. Ibidem, p. 145.


89. Ibidem, p. 146.
90. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 147.

216
les portraits d’albert memmi

Les modalités de la révolte, que son caractère immédiate-


ment réactif condamne au particularisme, sont dictées par le fait
que l’insurgé demeure un aliéné, incapable d’accéder à une
perspective pleinement humaine. Cela signifie que, même
durant la révolte, la personnalité du colonisé continue à être
déterminée par le « portrait mythique » proposé par le coloni-
sateur. Sa différence par rapport au colonisateur, que le colo-
nialisme avait décrite comme une carence et comme une
négativité, est renversée en « parfaite positivité ». Le colonisé
produit ainsi une « contre-mythologie 91 », qui, selon
A. Memmi, court sur le fil du racisme et du chauvinisme
national, à distance de l’universalisme, perçu comme l’instru-
ment de l’oppression subie. Pour A. Memmi, un exemple clas-
sique de ce caractère réactif est celui de la poétique de la
Négritude :
« Un auteur noir s’est évertué à nous expliquer que la nature des
Noirs, les siens, n’est pas compatible avec la civilisation mécani-
cienne. Il en tirait une curieuse fierté. En somme, provisoirement
sans doute, le colonisé admet qu’il a cette figure de lui-même, pro-
posée, imposée par le colonisateur. Il se reprend, mais il continue à
souscrire à la mystification colonisatrice 92. »
La révolte se situe encore à l’intérieur de l’horizon concep-
tuel colonial, où la colonie demeure par essence exclue de toute
prétention à l’universalité, concept qui peut donc continuer à
être conçu comme appartenant au patrimoine réservé de
l’Europe.
Retrouver l’orgueil de ses origines, redécouvrir ses tradi-
tions et institutions, ne suffit pas à résoudre le problème de
l’aliénation du colonisé. Celle-ci a lieu parce que la colonisa-
tion a peu à peu vidé de toute force vitale les institutions du
colonisé. A. Memmi partage avec A. Césaire l’idée qu’une
culture ne peut être vivante que si la société concernée est en
pleine possession de sa capacité politique, le manque de celle-ci
constituant la pire carence qui ait affecté les populations colo-
nisées. Exclues de la participation politique, et donc de toute
possibilité d’influer sur leur destin, les sociétés colonisées sont

91. Voir Ibidem, p. 152.


92. Ibidem, p. 151.

217
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

sclérosées, cataleptiques, pétrifiées 93 : « N’étant pas maîtresse


de son destin, n’étant plus sa propre législatrice, ne disposant
pas de son organisation, la société colonisée ne peut plus
accorder ses institutions à ses besoins profonds 94. »
Ayant perdu en même temps capacité politique et capacité
de se transformer et d’innover, « la société colonisée est une
société malsaine où la dynamique interne n’arrive plus à débou-
cher en structures nouvelles 95 ».
Le caractère réactif de la culture du colonisé et la possibilité
de sortir des sables mouvants de la réaction nécessitent donc
le recouvrement de la capacité politique. Un tel recouvrement
coïncide avec celui de l’indépendance nationale. Le nationa-
lisme est pour A. Memmi la réponse définitive des peuples à
l’oppression coloniale, la seule en mesure de mettre un terme
à la fois à l’oppression et à l’aliénation, en révolutionnant les
conditions d’existence des peuples. Pour cet auteur – qui
reviendra à plusieurs occasions sur le thème du nationalisme,
tant à propos du sionisme qu’à propos des décolonisations 96 –,
le nationalisme apparaît comme
« la réponse globale, décisive : la décision d’une transformation
radicale du corps et de l’esprit collectifs : reconstitution d’une éco-
nomie indépendante, émergence d’un pouvoir politique autonome,
renaissance d’une langue unique de préférence, remise en honneur
d’une tradition, recherche d’une culture spécifique 97 ».
Pour que cesse l’aliénation coloniale, il faudra attendre la
« disparition complète de la colonisation 98 », la pleine réalisa-
tion du processus de décolonisation, la construction des indé-
pendances nationales.

93. « Les institutions du colonisé sont mortes ou sclérosées. Celles qui gardent une
apparence de vie, il n’y croit guère, il vérifie tous les jours leur inefficacité ; il lui arrive
d’en avoir honte, comme d’un monument ridicule et suranné » (Ibidem, p. 121).
94. Ibidem, p. 117.
95. Ibidem.
96. Cf. en particulier A. MEMMI, Juifs et Arabes, op. cit. et A. MEMMI, La Libération
du Juif, op. cit.
97. A. MEMMI, « Israël, les Arabes et le tiers monde », in A. MEMMI, Juifs et Arabes,
op. cit., p. 150.
98. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 154.

218
les portraits d’albert memmi

La persistance du préjugé colonial

La fin de l’échec réside, comme nous l’avons vu, dans le


succès du nationalisme. Seulement une fois récupérée son indé-
pendance, le colonisé pourra dépasser son attitude réactive et
réintégrer la possibilité de l’universalisme dans son horizon de
pensée.
« Toutes ses dimensions reconquises, l’ex-colonisé sera devenu un
homme comme les autres. Avec tout l’heur et le malheur des
hommes, bien sûr, mais enfin il sera un homme libre 99. »
S’ouvrira alors pour le colonisé la possibilité de « devenir
un homme », de compléter sa propre « reconquête de soi »,
d’arriver à la « libération » tant convoitée, en cessant de se
définir selon les catégories coloniales 100. Mais comment doit
être pensée cette libération ? En quoi consistera le devenir
homme de l’ancien colonisé ? La relation ambiguë qu’entretient
A. Memmi avec la tradition occidentale aboutit ici aux consé-
quences les plus surprenantes.
Pour lui, la fin de l’aliénation coloniale se situe à un moment
indéfini de l’avenir des colonies devenues indépendantes, à
savoir le moment où les anciens colonisés seront précisément
capables de dépasser leur attitude réactive envers leurs anciens
oppresseurs. Libérés du conditionnement induit par la situa-
tion coloniale, les anciens colonisés pourront se rapprocher de
l’Occident jusque-là honni. Une fois achevée la reconquête des
indépendances nationales, les monades culturelles de
A. Memmi pourront admettre que les coutumes et le niveau
de vie occidentaux se situent au sommet de l’axe monoli-
néaire de l’histoire, constituant sa vérité et son accomplisse-
ment. (« L’idéal des populations du Tiers-Monde, et pas
seulement des leaders, reste, dans l’ensemble, de rejoindre le
niveau de vie et même les mœurs de l’Occident 101. ») C’est
donc en reconnaissant la réelle supériorité de la culture occi-
dentale que, selon A. Memmi, les anciens colonisés s’appro-
prieront la possibilité d’une action humaine et universelle et
s’achemineront sur la voie de la pleine humanité.

99. Ibidem, p. 162.


100. Voir Ibidem, p. 161.
101. A. MEMMI, « Israël, les Arabes et le tiers monde », loc. cit., p. 170.

219
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Ainsi, au moment de s’interroger sur la manière dont la colo-


nisation a influencé, en le ralentissant ou en l’accélérant, le
développement des sociétés colonisées – question que s’est éga-
lement posée A. Césaire –, A. Memmi démontre qu’il a plei-
nement intégré la taxinomie culturelle typique de la pensée
coloniale 102 en reproduisant l’image des cultures non occiden-
tales comme inévitablement en retard sur l’axe monolinéaire de
l’histoire :
« La question de savoir si le colonisé, livré à lui-même, aurait
marché du même pas que les autres peuples n’a pas grande signifi-
cation. En vérité, nous n’en savons rien. Il est possible que non. Il
n’y a certes pas que le facteur colonial pour expliquer le retard d’un
peuple 103. »
Une semblable conception est déjà sous-entendue dans les
Portraits, quand A. Memmi affirme que même le plus bienveil-
lant des Européens ne peut s’empêcher de voir le retard et
l’infériorité des « civilisations » colonisées : « Comment nier
que leur technique est gravement retardataire, leurs mœurs
bizarrement figées, leur culture périmée 104 ? »
Le retard des peuples anciennement colonisés se caractérise
par une singulière persistance. Dans son Portrait du décolo-
nisé arabo-musulman et de quelques autres (2005), A. Memmi
prend en considération l’échec historique de la décolonisation,
c’est-à-dire des projets d’indépendance nationale dans lesquels
les Portraits mettaient toutes leurs espérances pour une résolu-
tion du drame colonial. La fin du colonialisme n’a pas mis fin
à la misère. Les nations nées du processus de décolonisation
se débattent entre la corruption, la violence et le chaos. Pour
A. Memmi, il n’existe pas de néocolonialisme à qui imputer
la responsabilité de cette situation. Le concept même de « néo-
colonialisme » est dénoncé par lui comme une mystification,
un alibi utilisé par les vrais responsables, les élites locales cor-
rompues. L’échec de la décolonisation doit être totalement

102. Revenant au thème du rapport entre les cultures, dans « Israël, les Arabes et le
tiers monde », A. Memmi montrera qu’il croit en la possibilité d’une taxinomie entre
les cultures, déclarant qu’il considère démagogique l’idée que les cultures sont égales
en valeur. Selon lui, seules quelques cultures sont dignes d’être considérées comme
égales, par exemple la culture grecque et la culture juive (voir A. MEMMI, « Israël, les
Arabes et le tiers monde », loc. cit.).
103. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 129. L’italique est de l’auteur.
104. A. MEMMI, Portrait du colonisé, op. cit., p. 48.

220
les portraits d’albert memmi

imputé à l’incapacité des peuples colonisés, devant laquelle la


supériorité occidentale peut resplendir dans toute sa gloire :
« Même en tenant compte d’un relatif déclin, l’Occident conserve
une considérable supériorité, scientifique, technique, militaire et
même philosophique. C’est sa conception de l’univers, fortement
inspirée par les avancées de la science, sa morale à ambition univer-
saliste, qui régit, tant bien que mal, les relations entre les habitants
de la planète 105. »
Déçu par l’échec de l’indépendance, le décolonisé se tourne
vers l’Occident et se prépare à se transformer en immigré.
L’émigration est décrite par A. Memmi comme une sorte de
loi du talion du « péché colonial 106 ». Le colonialisme a montré
aux pays retardés la voie du bien-être et de la richesse ; les
anciens colonisés, ébahis par l’évidence de la supériorité occi-
dentale, veulent en avoir leur part, et se transforment en
immigrés. La vie de l’immigré, reconnaît A. Memmi, est une
vie dure. Celui-ci ne réussit pas à atteindre une intégration
complète. Par ailleurs, bien que sa différence culturelle lui
rende difficile l’accès à la culture de la société d’accueil, il
ne peut retourner dans son pays par ce qu’« il a fait siennes,
quelque peu, les valeurs de liberté et de progrès des Occiden-
taux, les droits de l’homme et la démocratie, la liberté de
pensée, et même une certaine justice pour les femmes 107 ».
Pour l’auteur, la tendance de l’immigration à devenir perma-
nente trouve une explication dans la supériorité morale de
l’Occident. Cette supériorité, et le potentiel d’attraction qu’elle
engendre, représentent la nécessaire punition de l’hybris colo-
niale. L’immigration apparaît à A. Memmi comme un pro-
blème, puisqu’elle met en péril – par le biais du métissage 108 –
l’intégrité des identités culturelles (et donc la taxinomie cultu-
relle acquise) :
« Délivrer des papiers à tous ceux qui en font la demande, c’est
accepter l’installation sur le sol national de tous les étrangers qui le
souhaitent : que deviendrait alors la nation 109 ? »

105. A. MEMMI, Portrait du décolonisé, Gallimard, Paris, 2005, p. 110.


106. Ibidem, p. 101.
107. Ibidem, p. 131.
108. Pour A. Memmi, le « métissage » apparaît à la fois comme un destin et comme
un problème : « Même si le métissage est l’avenir probable de nos sociétés en mouve-
ment, il continue à faire peur » (Ibidem, p. 108).
109. Ibidem, p. 99.

221
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Les avantages dérivant de l’appartenance à la communauté


des citoyens 110 – A. Memmi l’évoque paradoxalement comme
une « appartenance ancestrale » – ne peuvent pas être dis-
tribués à quiconque en fait la demande. Encore moins si celui
qui sollicite de faire partie de la nation peut être considéré, pour
des raisons culturelles, comme guère adapté à cette perspective.
La « démographie débridée », l’existence d’une « jeunesse trop
nombreuse » et d’autant plus « turbulente et quelquefois délin-
quante », résultant d’une politique irresponsable puisque « déli-
bérément nataliste » de la part des pays arabes 111 couvrent un
seul aspect du problème. L’assaut migratoire auquel se livrent
ces sociétés paraît à A. Memmi d’autant plus dangereux que
la culture d’origine partagée par les immigrés maghrébins n’est
pas n’importe laquelle : « L’Islam n’est pas seulement une reli-
gion, c’est une culture et une civilisation qui englobent le social
et même le politique 112. »
L’origine culturelle particulière de ces immigrés les
condamne ainsi, comme c’était déjà arrivé aux colonisés, à
l’impossibilité de s’assimiler. Même les fils d’immigrés, les
secondes générations nées en France et depuis leur naissance
insérées dans les circuits de l’intégration républicaine, ne sont
pas épargnés. Ceux-ci apparaissent à A. Memmi comme
« bruyants, revendicatifs, agressifs 113 », capables de porter le
voile – ce « ghetto portatif 114 » – par pure provocation. Être
hybride, « sans attaches profondes avec le sol sur lequel il est
né 115 », sans aucune crainte de l’autorité constituée, « le fils »
est terriblement dangereux :
« [il] n’a pas peur de la police comme son père, qui garde ses
réflexes d’immigré. Il la provoquera, il osera lui lancer des pierres,
sachant que, dans un pays démocratique, il ne risque pas grand-
chose ; il sera plus souvent délinquant, petit fournisseur de drogues

110. « L’immigré est un nouveau venu et les retardataires ont rarement de bonnes
places. Surtout, il existe un malentendu entre le majoritaire et l’immigré. L’immigré
s’impatiente de ne pas bénéficier d’un statut égal à celui de ses nouveaux concitoyens ;
pourquoi n’a-t-il pas accès aux postes les plus prestigieux ? Or, le majoritaire croit qu’il
a déjà beaucoup accordé en le recevant. Il ne peut, d’emblée, lui offrir tous les avan-
tages que procure l’appartenance ancestrale ; il faudra qu’il fasse ses preuves » (Ibidem,
p. 112).
111. Ibidem, p. 92.
112. Ibidem, p. 149.
113. Ibidem, p. 134.
114. Ibidem, p. 107.
115. Ibidem, p. 140.

222
les portraits d’albert memmi

semi-douces comme le haschisch ou même dures, cocaïne,


héroïne 116 ».
Il y a dans les Portraits un parcours plus ou moins appa-
rent, qui passe de la critique de l’inefficacité et de l’hypocrisie
de l’universalisme à l’exaltation de la différence, aboutissant à
rendre essentielles les différences culturelles, pour ensuite les
classer selon une taxinomie dominée par la culture occiden-
tale. Cette progression trouvera de larges développements dans
la suite de la production de l’auteur, aboutissant à des résultats
tristement surprenants dans le Portrait du décolonisé. Ce qui
échappe totalement à A. Memmi, c’est que la perception de
la différence des immigrés et de leurs fils comme carence et
comme retard puisse être liée à l’absolutisation de la « culture
périmée » de l’Occident – culture curieusement élective, par
rapport à laquelle A. Memmi ne peut revendiquer aucune
« appartenance ancestrale », culture qui a peu de choses à voir
avec les saveurs et les parfums de son enfance dans le ghetto de
Tunis –, qui constitue sa référence dans l’évaluation de toutes
les autres, son modèle inégalable de compréhension de l’his-
toire universelle. L’oscillation ambiguë de A. Memmi autour
de l’Occident et de son universalisme se conclut avec la confir-
mation de son indubitable supériorité économique, théorique et
morale. Il semble opportun de reprendre ici les dures conclu-
sions d’Éric Savarese, pour qui de telles positions démontrent
que
« Memmi semble ne disposer, comme instrument conceptuel, que de
celui de faire de l’histoire du colonisateur la mesure de toute his-
toire – l’Histoire – en affirmant que les sociétés en retard – donc
telles qu’elles sont taxinomiées par le colonisateur – auraient eu,
sans sa présence, la même histoire mais sur un rythme différent – en
construisant plus d’écoles et plus d’hôpitaux 117. »
Et pourtant on peut retenir que les textes de A. Memmi
conservent un intérêt résidant précisément dans leur ambiguïté
constitutive, dans le fait d’être l’expression à la fois des ins-
tances de libération de l’impérialisme culturel colonial et de la
persistance tenace de ses catégories.

116. Ibidem, p. 135.


117. É. SAVARESE, L’Ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine.
Oublier l’Autre, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 268.
9
Les Damnés de la terre de Frantz Fanon

« Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son


destin est d’être lâché. La densité de l’Histoire ne
détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fon-
dement. Et c’est en dépassant la donnée historique, ins-
trumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté. Le
malheur de l’homme de couleur est d’avoir été escla-
vagisé. Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont
d’avoir tué l’homme quelque part. Sont, encore
aujourd’hui, d’organiser rationnellement cette déshu-
manisation. Mais moi, l’homme de couleur, dans la
mesure où il me devient possible d’exister absolument,
je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde
de réparations rétroactives. Moi, l’homme de couleur,
je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne
domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement
de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un
autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir
l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas
plus que le Blanc. »
Frantz FANON, Peau noire, masques blancs

Un Antillais en Algérie

Frantz Fanon naît le 20 juillet 1925 à Fort-de-France, en Mar-


tinique, dans une famille appartenant à la bourgeoisie noire de
l’île 1. En 1940, la France républicaine capitule face à l’invasion

1. Pour une introduction générale à la vie et à l’œuvre de F. Fanon, voir R. ZAHAR,


L’Œuvre de Frantz Fanon, Maspero, Paris, 1970 ; P. GEISMAR, Frantz Fanon, Groove
Press, New York, 1969 ; D. MACEY, Frantz Fanon : A Life, Granta Books, Londres,
2000 ; A. CHERKI, Frantz Fanon, portrait, Seuil, Paris, 2000.

224
les damnés de la terre de frantz fanon

nazie. Une grande partie de la flotte nationale trouve refuge


aux Antilles et Fort-de-France, qui n’avait jamais hébergé plus
de 2 000 Européens, se trouve du jour au lendemain envahie
par 10 000 continentaux « à mentalité raciste certaine mais
jusqu’alors latente 2 ». Les Antillais, qui ont vécu dans l’illusion
d’être des Européens, des civilisés, à des années lumière du pri-
mitivisme des Africains, convaincus de faire partie à plein titre
de la « plus grande France », certains que les vrais Français
ne sont pas racistes c’est-à-dire qu’ils ne considèrent pas
l’Antillais comme un nègre 3, sont exposés au racisme quoti-
dien des troupes qui ont trouvé refuge dans l’île. Cet événement
sera interprété plus tard par F. Fanon comme une « expé-
rience métaphysique 4 » décisive. Les Antillais sont conduits à
douter de leurs propres valeurs et, face à l’agression subie, doi-
vent commencer à se défendre. Césaire devient la voix de cette
défense et l’accélérateur du renversement axiologique qui lui
est nécessaire.
Dans un texte de 1955 intitulé « Antillais et Africains »,
d’abord publié dans la revue Esprit, F. Fanon décrit l’impact
d’Aimé Césaire sur la société antillaise en ces termes :
« Pour la première fois, on verra un professeur de lycée, donc appa-
remment un homme digne, simplement dire à la société antillaise
qu’“il est beau et bon d’être nègre”. Pour sûr, c’était un scandale.
On a raconté à cette époque qu’il était un peu fou et ses camarades
de promotion se faisaient fort de donner des détails sur sa prétendue
maladie. Quoi de plus grotesque, en effet, qu’un homme instruit, un
diplômé, ayant donc compris pas mal de choses, entre autres que
“c’était un malheur d’être nègre”, clamant que sa peau est belle et
que le “grand trou noir” est source de vérité ? […] Deux siècles de
vérité blanche donnaient tort à cet homme. Il fallait qu’il fût fou car
il ne pouvait être question qu’il eût raison 5. »
Jusqu’en 1945, les Antillais vivaient dans la certitude de leur
supériorité sur les Africains, qu’ils considéraient comme
attardés et sauvages 6. Avant A. Césaire, la littérature locale
était une littérature d’Européens, auxquels les Antillais, dans
leur désir d’être blancs, s’identifiaient. L’expérience de la

2. F. FANON, « Antillais et Africains », in F. FANON, Pour la révolution africaine, La


Découverte, Paris, 2001 (1964), p. 32.
3. Ibidem, p. 33.
4. Ibidem, p. 32.
5. Ibidem, p. 31.
6. Voir F. FANON, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952.

225
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

guerre montre le caractère aliéné de ce comportement, que


F. Fanon considère comme inexact et absurde. A. Césaire
fournit aux Antillais les instruments nécessaires pour dépasser
leur complexe d’infériorité par rapport aux Européens. Après
1945, les valeurs des Antillais ne sont plus les mêmes : ils se
découvrent non seulement noirs, mais aussi nègres :
« Il y a quinze ans, ils disaient aux Européens : “Ne faites pas atten-
tion à ma peau noire, c’est le soleil qui m’a brûlé, mon âme est
blanche comme la vôtre.” À partir de 1945, ils changent de propos.
Ils disent aux Africains : “Ne faites pas attention à ma peau blanche,
mon âme est noire comme la vôtre et c’est ce qui importe” 7. »
En 1943, F. Fanon quitte son pays pour s’enrôler comme
volontaire dans l’armée gaulliste. Il combattra sur le front et
sera même décoré de la croix de guerre. L’ironie du sort veut
qu’elle lui soit remise par le colonel Raoul Salan, qui deviendra
en 1956 commandant en chef de l’armée française en Algérie
et enfin chef de l’organisation terroriste de l’OAS. En 1945, il
rentre en Martinique, où il soutient avec son frère Joby la cam-
pagne électorale de A. Césaire (son professeur de français au
lycée Victor-Schœlcher). Son baccalauréat en poche, il décide
de poursuivre ses études en France. Grâce à une bourse d’études
réservée aux vétérans de guerre, il s’inscrit à la faculté de méde-
cine de Lyon, où il se spécialisera rapidement en psychiatrie.
Entre-temps, il s’intéresse au théâtre et à la philosophie. Il suit
les cours de Maurice Merleau-Ponty, lit Kierkegaard,
Nietzsche, Hegel, Marx, Lénine, Husserl, Heidegger, Césaire,
Sartre. Il approfondit son engagement politique en participant
aux activités de groupes d’inspiration anticolonialiste. En 1951,
il obtient le titre de psychiatre et entame un stage à la clinique
de Saint-Alban-de-Lozère, sous l’autorité du médecin espa-
gnol François Tosquelles, qui pratique la « thérapie sociale »,
encourageant des formes d’échanges démocratiques collectifs
entre les malades. Cette expérience, qui a pour but de rétablir
les bases d’une possible vie sociale, s’articule avec l’éducation
politique de F. Fanon.
F. Fanon publie en 1952 dans la revue Esprit son premier
essai, « Le “syndrome nord-africain” », dans lequel il évoque
d’un point de vue psychiatrique la condition des émigrés nord-
africains en France. Le tableau clinique qu’il brosse

7. F. FANON, « Antillais et Africains », op. cit., p. 34.

226
les damnés de la terre de frantz fanon

– permettant d’élaborer ce que F. Fanon définit comme une


« théorie de l’inhumanité » – renvoie directement à la condi-
tion coloniale dont les immigrés sont issus et qui continue de
se manifester jusqu’au cœur de la métropole. Pris dans l’étau
des lieux communs que le colonialisme utilise pour affirmer
sa nécessité, les immigrés développent un mal-être diffus et
asymptomatique que la médecine officielle interprète comme de
l’indiscipline, ou comme l’illustration des stéréotypes les plus
grossiers : l’Africain est par nature menteur, c’est un malade
imaginaire, qui invoque l’indisposition pour éviter de travailler,
etc.
« Devant cette douleur sans lésion, cette maladie répartie dans et sur
tout le corps, cette souffrance continue, l’attitude la plus facile et à
laquelle on est plus ou moins rapidement conduit, est la négation de
toute morbidité. À l’extrême, le Nord-Africain est un simulateur, un
menteur, un tire-au-flanc, un fainéant, un feignant, un voleur 8. »
F. Fanon propose un diagnostic fondé non pas sur l’exis-
tence de lésions localisées, mais sur la prise en compte globale
des conditions de vie de l’émigré. La maladie diagnostiquée par
F. Fanon est le colonialisme même.
Les thèmes abordés dans « Le “syndrome nord-africain” »
sont repris et approfondis dans Peau noire, masques blancs,
publié pour la première fois en 1952. Il s’agit encore une fois
d’une étude clinique, qui dénonce l’aliénation du Nègre comme
une question non pas individuelle mais sociale, comme une
pathologie qui concerne des populations entières. Pour
F. Fanon, le problème de cette aliénation est incompréhensible
et insoluble du point de vue strictement individuel :
« Pour nous, la véritable désaliénation du Noir implique une prise
de conscience abrupte des réalités économiques et sociales. S’il y a
complexe d’infériorité, c’est à la suite d’un double processus :
– économique d’abord ;
– par intériorisation ou, mieux, épidermisation de cette infériorité
ensuite 9. »
Est visé ici Octave Mannoni, auteur d’une controversée Psy-
chologie de la colonisation que A. Césaire avait déjà attaquée
dans son Discours. À la différence de A. Césaire – et en

8. F. FANON, « Le “syndrome nord-africain” », in F. FANON, Pour la révolution afri-


caine, op. cit., pp. 16-17.
9. F. FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 8.

227
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

assonance avec A. Memmi –, F. Fanon considère aussi bien


la recherche d’un refuge dans l’assimilation au Blanc que l’atta-
chement au mythe de la Négritude comme des expressions de
l’aliénation du Noir. Il critique ces deux positions comme des
attitudes métaphysiques, résultat aliéné de l’intériorisation
d’une condition réelle d’infériorité économique et sociale. C’est
donc seulement en agissant sur les conditions réelles de sa
propre existence – et non pas en suivant les mythes complé-
mentaires du Blanc et du Noir – que l’aliénation de l’homme
de couleur pourra connaître un terme. La désaliénation du Noir
passe par le recouvrement de sa capacité d’action, c’est-à-dire,
dans les conditions actuelles, dans la lutte contre le racisme et
le colonialisme. Pour pouvoir lutter efficacement, le Noir n’a
ni besoin de s’appuyer à un quelconque passé 10 ni besoin de
rendre essentielle sa couleur pour en tirer sa vocation à l’action.
L’aliénation de l’homme de couleur ne peut être résolue selon
Fanon qu’en comprenant que :
« Il n’y aura d’authentique désaliénation que dans la mesure où les
choses, au sens le plus matérialiste, auront repris leur place 11. »
F. Fanon aura bientôt l’occasion de mettre à l’épreuve sa
propre théorie. Après son stage à l’hôpital de Saint-Alban, reçu
au concours public de psychiatrie médicale, il demande à être
muté à Blida-Joinville, en Algérie. F. Fanon prend ses fonctions
le 23 novembre 1953, et c’est le grand tournant de sa vie. Il
tente de soulager colonisateurs et colonisés, que la vie colo-
niale contraint à une aliénation complémentaire, mais prend
rapidement conscience de la situation impossible de l’Algérie
coloniale. Il écrira en 1956 au gouverneur général d’Algérie
une lettre restée célèbre, dans laquelle il donne sa démission
du poste de responsable du service psychiatrique de l’hôpital
de Blida au motif que les « conditions objectives de la pratique
psychiatrique en Algérie » lui sont apparues « un défi au bon
sens », un système opposé à toute perspective authentiquement
humaine 12. Il avait accepté le défi, convaincu que la psychiatrie
était une technique médicale capable d’équilibrer la distance

10. « La découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVe siècle ne me


décerne pas un brevet d’humanité. Qu’on le veuille ou non, le passé ne peut en aucune
façon me guider dans l’actualité » (Ibidem, p. 182).
11. Voir Ibidem, p. 9.
12. F. FANON, « Lettre au ministre résident », in F. FANON, Pour la révolution afri-
caine, op. cit., p. 59.

228
les damnés de la terre de frantz fanon

entre l’homme et son environnement. Mais l’échec par lequel


ses efforts se sont soldés lui apparaît comme la conséquence
directe du système colonial en tant que « déshumanisation
systématisée 13 » :
« Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de per-
mettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je
me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit
dans un état de dépersonnalisation absolue 14. »
F. Fanon incrimine une situation coloniale où le non-droit
et l’inégalité sont élevés au rang de principes législatifs, un
contexte social qui s’oppose systématiquement à l’humain :
« La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des insti-
tutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule
ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable,
une société à remplacer. Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune
morale professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de
laver le linge en famille, ne prévaut ici. Nulle mystification pseudo-
nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée 15. »
Or, la guerre d’Algérie – « la plus hallucinante qu’un peuple
ait menée pour briser l’oppression coloniale 16 » – a commencé
en novembre 1954. Ces événements sont considérés par
F. Fanon comme « la conséquence logique d’une tentative
avortée de décérébraliser un peuple 17 ». Il s’en fera le défenseur
en entrant activement dans la résistance algérienne dès les pre-
miers mois de 1955. Expulsé du pays en janvier 1957, il se
stabilise à Tunis, où il enseigne à l’université et reprend son
travail de psychiatre (d’abord à la clinique de La Manouba puis
à la polyclinique Charles-Nicolle). Durant la révolution, il sera
membre de la rédaction d’El Moudjahid, organe de l’Armée et
du Front de libération nationale. Il sera ambassadeur en Afrique
noire pour le gouvernement provisoire de la République algé-
rienne et il participera aux conférences d’Accra, de Conakry,
d’Addis-Abeba, de Léopoldville, du Caire et de Tunis. Il entrera
en liaison avec Kwame Nkrumah, le leader du Ghana déjà indé-
pendant, avec Patrice Lumumba, représentant du Mouvement
national congolais, avec Félix Moumié, de l’Union populaire du

13. Ibidem, p. 60.


14. Ibidem.
15. Ibidem, p. 61.
16. F. FANON, L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p. 5.
17. F. FANON, « Lettre au ministre résident », loc. cit., p. 61.

229
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Cameroun, avec Tom Mboya, leader du mouvement indépen-


dantiste kényan, avec Holden Roberto, futur dirigeant de
l’Union populaire d’Angola. Ses contacts sont frénétiques et
ont pour but immédiat l’ouverture d’un front sud dans le conflit
algérien, à la frontière avec le Mali, et visent à long terme
l’intégration de la révolution algérienne dans un projet de soulè-
vement de tout le continent africain 18.
En 1959, F. Fanon est victime d’un accident de voiture à la
suite duquel il est transporté à Rome. Il séjournera quelques
mois dans une clinique, qui sera la cible de deux attentats contre
lui. La même année, il publie L’An V de la révolution algé-
rienne, où il décrit comment le conflit a permis une nette amé-
lioration des conditions psychiatriques du peuple algérien, en
lui restituant la possibilité de mener une action :
« “Avoir un fusil, être membre de l’Armée de libération nationale,
est la seule chance qui reste à l’Algérien de donner à sa mort un
sens. La vie sous la domination depuis longtemps est vide de signifi-
cation…” De telles déclarations, quand elles sont faites par des
membres du Gouvernement algérien, n’expriment pas une erreur de
jugement ou un “jusqu’au-boutisme”. C’est la constatation banale de
la vérité 19. »
F. Fanon écrit ce livre pour montrer que, par le biais de la
lutte révolutionnaire, la vieille Algérie est morte et que « sur
la terre algérienne est née une nouvelle société 20 ». Celle-ci se
veut l’illustration de la chute du système colonial et des pré-
jugés sur lesquels il était fondé. C’est aussi un démenti des
positions de A. Memmi, notamment celle affirmant l’impossi-
bilité pour le colonisé d’échapper au « portrait mythique » des-
siné par le colonisateur. Pour F. Fanon, comme pour
A. Memmi,
« le colonialisme se bat pour renforcer sa domination et l’exploita-
tion humaine et économique. Il se bat aussi pour maintenir iden-
tiques l’image qu’il a de l’Algérien et l’image dépréciée que
l’Algérien avait de lui-même 21 ».

18. Concernant l’influence ambiguë mais décisive de F. Fanon – qui affirmait que
l’on ne pouvait défendre la solidarité interafricaine qu’en soutenant les projets de libé-
ration nationale – sur ces luttes et sur le panafricanisme, voir R. J. C. YOUNG, « Fanon
et le recours à la lutte armée en Afrique », Les Temps modernes, nº 635-636,
2005-2006, pp. 118-135.
19. F. FANON, L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p. 9.
20. Ibidem, p. 10.
21. Ibidem, p. 12.

230
les damnés de la terre de frantz fanon

Mais, alors que pour A. Memmi la sortie des prisons cultu-


relles à l’intérieur desquelles sont enfermés le colonisateur et
le colonisé demeure une perspective incertaine et lointaine, pour
F. Fanon elle commence à se réaliser concrètement dans la lutte
révolutionnaire. La révolution brise l’immobilisme colonial,
libérant le peuple algérien de ses complexes d’infériorité, de la
peur et du désespoir dont il était prisonnier, renouvelant le sens
de ses traditions et la relation avec une modernité jusqu’alors
perçue comme le patrimoine privé de l’occupant. La révolution
remet les femmes et les hommes algériens en marche vers eux-
mêmes, transformant les instruments techniques de l’oppres-
seur en moyens de révolte et les coutumes traditionnelles en
cachettes. La désaliénation de l’Algérien est une mutation radi-
cale qui, pour F. Fanon, à la différence de A. Memmi, n’a pas
besoin d’attendre de déclaration d’indépendance pour se dire
acquise : la désaliénation est un fait qui coïncide en grande
partie avec la praxis révolutionnaire.
En décembre 1960, à son retour à Tunis, F. Fanon apprend
qu’il est atteint d’une leucémie. On lui conseille de prendre un
congé, mais il demande au contraire à être nommé ambassa-
deur du gouvernement provisoire algérien à Cuba. Il se rend
encore sur le front, où il s’occupe personnellement de la for-
mation politique des cadres de l’ALN. En avril 1961 il
commence la rédaction de son dernier travail, Les Damnés de la
terre 22, qui le consacrera comme l’inspirateur de l’anticolonia-
lisme militant (influençant directement Steve Biko en Afrique
du Sud, Che Guevara à Cuba, Ali Shariati en Iran, les mouve-
ments étudiants et noirs aux États-Unis). Une urgence double,
politique et de vie, explique que le texte est achevé en dix
semaines à peine. F. Fanon rencontre J.-P. Sartre à Rome en
août 1961 et lui demande une préface. Son éditeur François
Maspero enverra à F. Fanon le premier exemplaire du livre à la
fin novembre. F. Fanon est déjà dans la clinique de Was-
hington où il mourra, le 6 décembre 1961, sans voir la réali-
sation de l’indépendance algérienne. Un recueil d’écrits
politiques, contenant entre autres les textes publiés dans
El Moudjahid, sera édité à titre posthume. Le corps de F. Fanon
sera transporté à Tunis et exposé avec tous les honneurs au
siège du GPRA (Gouvernement provisoire de la République
algérienne). Enfin, il sera passé clandestinement à travers la

22. F. FANON, Les Damnés de la terre, La Découverte, Paris, 2002 (1961).

231
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

ligne de front et, après l’ultime hommage de l’ALN, sera


enterré avec les combattants de la révolution.

Démystifier l’humanisme

Comme les œuvres de A. Césaire et de A. Memmi, Les


Damnés de la terre se confrontent directement avec l’Europe et
sa culture compromise par la domination coloniale 23. Du point
de vue de F. Fanon, le résultat le plus palpable de cette compro-
mission est le refus instinctif et intransigeant des valeurs et de
la culture occidentales de la part des peuples colonisés :
« Chaque fois qu’il est question de valeurs occidentales, il se pro-
duit, chez le colonisé, une sorte de raidissement, de tétanie muscu-
laire. […] Or il se trouve que lorsqu’un colonisé entend un discours
sur la culture occidentale, il sort sa machette ou du moins il s’assure
qu’elle est à portée de sa main 24. »
L’Occident et son universalisme sont clairement perçus par
les peuples colonisés comme un instrument et comme un alibi
du pouvoir colonial, et comme tels violemment rejetés. La cri-
tique de l’universalisme raciste pratiqué par les puissances colo-
niales européennes s’exprime plus particulièrement dans la
conclusion du texte, où F. Fanon reprend l’essentiel de la cri-
tique faite par A. Césaire du « réductionnisme européen ». Ce
que F. Fanon ne peut pardonner à l’Europe c’est de s’être pré-
tendue la détentrice du monopole de l’universel, au moment
même où, dans la tentative de légitimer sa propre domination
coloniale, elle appliquait au genre humain le numerus clausus 25.
« Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l’homme, jamais
de proclamer qu’elle n’était inquiète que de l’homme, nous savons
aujourd’hui de quelles souffrances l’humanité a payé chacune des
victoires de son esprit 26. »

23. Selon L. R. Gordon – qui aborde l’œuvre de F. Fanon à travers Husserl –, c’est
F. Fanon lui-même qui représente en premier lieu, à travers son expérience de vie, une
incarnation de la crise de l’Europe et, de manière plus générale, de la raison occidentale
(L. R. GORDON, Fanon and the Crisis of the European Man, Routledge, New York/
Londres, 1995).
24. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 46.
25. L’expression est de J.-P. Sartre, qui continue ainsi : « puisque nul ne peut sans
crime dépouiller son semblable, l’asservir ou le tuer, ils [nos soldats] posent en principe
que le colonisé n’est pas le semblable de l’homme » (J.-P. SARTRE, préface des Damnés
de la terre, op. cit., p. 23).
26. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 302.

232
les damnés de la terre de frantz fanon

L’usage systématique d’arguments d’inspiration universaliste


par le discours colonial fait naître le risque que la banque-
route morale du colonialisme entraîne celle de l’universalisme
tout court. C’est contre ce danger que s’élèvera F. Fanon. Pour
rétablir les conditions d’un humanisme possible – « post-
racial », pour utiliser une expression de Gary Wilder 27 –, il faut
avant tout libérer l’humain de l’étreinte mortelle de l’impéria-
lisme culturel européen :
« Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout
en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses
propres rues, à tous les coins du monde 28. »
L’Europe a séquestré l’humain en se l’appropriant à titre
privé. Il s’agit de le libérer, réalisant ce que J.-P. Sartre, dans
sa préface aux Damnés de la terre, définit comme le « strip-
tease de notre humanisme 29 », sa mise à nu, sa démystification.
Il s’agit de dénoncer les préjugés implicites de l’universalisme
européen, son caractère historiquement raciste dans sa compli-
cité continue avec l’impérialisme colonial. La dénonciation est
le point de départ nécessaire pour dépasser le piège de l’imita-
tion, l’obsession du modèle qui empêche tout équilibre dans
la réflexion et l’action : « Les réalisations européennes, la tech-
nique européenne, le style européen doivent cesser de nous
tenter et de nous déséquilibrer 30. »
Pour F. Fanon, la libération du préjugé de la supériorité occi-
dentale a un sens directement politique. Dans un article paru
dans El Moudjahid le 22 juillet 1958 et intitulé « Vérités pre-
mières à propos du problème colonial », il explique :
« La négation du béni-oui-ouisme politique est liée au refus du béni-
oui-ouisme économique et du béni-oui-ouisme culturel. Il n’est plus
vrai que la promotion des valeurs passe par le tamis de l’Occident.
Il n’est pas vrai qu’il nous faille constamment être à la remorque,
suivre, dépendre de qui que ce soit 31. »

27. G. WILDER, « Race, raison, impasse. Césaire, Fanon et l’héritage de l’émanci-


pation », in P. WEIL et S. DUFOIX, L’Esclavage, la colonisation et après…, op. cit.
28. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 301.
29. « Le voici tout nu, pas beau : ce n’était qu’une idéologie menteuse, l’exquise
justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions »
(J.-P. SARTRE, préface des Damnés de la terre, op. cit., p. 23).
30. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 302.
31. F. FANON, « Vérités premières à propos du problème colonial », in F. FANON,
Pour la révolution africaine, op. cit., p. 146.

233
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Ainsi, tel l’ange de l’histoire de Walter Benjamin dont les


ailes se prennent dans la tempête du progrès, F. Fanon, lorsqu’il
tourne son regard vers le passé, ne voit que l’image d’« une
catastrophe sans modulation ni trêve, amoncelant des
décombres et les projetant éternellement devant ses pieds 32 ».
De même, lorsqu’il cherche « l’homme dans la technique et
dans le style européens », il ne réussit à distinguer qu’« une
succession de négations de l’homme, une avalanche de
meurtres » 33. L’Europe n’est pas pour F. Fanon la réalisation
de l’humain, mais la mystification de cette réalisation, une mys-
tification qui, comme l’écrit W. Benjamin, donne « le nom de
progrès à cette tempête 34 », une mystification réalisée dans les
régions désertiques de la pensée dans le but de justifier ses
propres crimes. Face à la misère des pays sous-développés, la
richesse de l’Europe n’apparaît pas à F. Fanon comme un signe
de supériorité mais comme une véritable insulte :
« Les nations européennes se vautrent dans l’opulence la plus osten-
tatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car
elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des
esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde
sous-développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis
avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et
des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l’oublier 35. »
Le caractère insultant de la richesse européenne réside dans
la genèse de celle-ci, dans laquelle les colonies ont joué un rôle
aussi important que non reconnu. Pour F. Fanon, il s’agit de
comprendre que la richesse des pays impérialistes est « aussi
notre richesse » :
« Très concrètement, l’Europe s’est enflée de façon démesurée de
l’or et des matières premières des pays coloniaux : Amérique latine,
Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l’Europe
aujourd’hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en
direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et
le coton, les bois et les produits exotiques. L’Europe est littérale-
ment la création du tiers monde 36. »

32. W. BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », in W. BENJAMIN, Œuvres, vol. 3, Gal-


limard, 2000.
33. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 303.
34. W. BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », loc. cit., p. 67.
35. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 94.
36. Ibidem, p. 99.

234
les damnés de la terre de frantz fanon

Enfermé dans la solitude de sa tour d’argent, aveuglé par ses


propres mystifications, le discours européen sur l’homme appa-
raît à F. Fanon comme d’un narcissisme obscène, un délire
capable d’interrompre le chemin de l’homme vers lui-même.
C’est pour cela que la libération de l’homme doit commencer
par la libération de l’obsession de la supériorité européenne.
L’Europe, reconnaît F. Fanon, a produit au cours de son his-
toire tous les éléments pour résoudre les grands problèmes de
l’humanité. Pour lui, le fait que ces éléments soient restés dans
le ciel de la théorie, rend nécessaire une nouvelle approche, pou-
vant engendrer une praxis libératrice. C’est seulement en dépas-
sant le piège de l’imitation que les peuples colonisés pourront
porter le problème humain à un niveau supérieur et nouveau :
« Il faut inventer, il faut découvrir. Si nous voulons répondre à
l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe. […]
Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il
faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre
sur pied un homme neuf 37. »

Racisme et culture
La banqueroute morale de l’Europe trouve son expression la
plus paradigmatique dans le racisme, qui, pour F. Fanon comme
pour A. Césaire et A. Memmi, constitue l’essentiel du fait
colonial :
« Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est
patent que ce qui morcelle le monde c’est d’abord le fait d’appartenir
ou non à telle espèce, à telle race 38. »
C’est pour cette raison que, selon F. Fanon, pour rendre
compte de manière adéquate de la question coloniale, il faut inté-
grer l’analyse marxiste :
« Aux colonies, l’étranger venu d’ailleurs s’est imposé à l’aide de
ses canons et de ses machines. En dépit de la domestication réussie,
malgré l’appropriation, le colon reste toujours un étranger. Ce ne sont
ni les usines, ni les propriétés, ni le compte en banque qui caracté-
risent d’abord “la classe dirigeante”. L’espèce dirigeante est d’abord
celle qui vient d’ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones,
“les autres” 39. »

37. Ibidem, p. 305.


38. Ibidem, p. 43.
39. Ibidem.

235
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

Dans le texte « Racisme et culture » (1956), F. Fanon s’inter-


roge sur le rapport entre la culture, comprise comme
« l’ensemble des comportements moteurs et mentaux né de la
rencontre de l’homme avec la nature et avec son semblable 40 »,
et le racisme. Selon lui, le racisme est un élément culturel donc
historique, présent dans certaines cultures et absent d’autres,
qui ne dépend d’aucune disposition immémoriale de l’esprit
humain. F. Fanon se fait railleur envers les commissions que
l’ONU a chargées de combattre le préjugé raciste. Les films et
les poèmes antiracistes lui semblent des condamnations specta-
culaires et inutiles, fondées sur le présupposé que le racisme
est une pathologie individuelle et donc soignable. Selon lui, la
réalité est que le racisme est le produit d’une situation d’exploi-
tation économique, appuyée par un pouvoir militaire, dont il
se présente comme une justification indispensable post factum.
Aux yeux de F. Fanon, en effet,
« il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les
inférioriser de part en part. Et le racisme n’est que l’explication
émotionnelle, affective, quelquefois intellectuelle de cette
infériorisation 41 ».
Le racisme colonial n’est compréhensible qu’à l’intérieur du
cadre de sa pratique, un cadre qui se configure pour F. Fanon
comme d’oppression systématique d’un peuple par un autre
peuple. Sa nécessité première est celle de l’asservissement de
la population autochtone et la méthode plus généralement
employée est celle de l’extrême violence. À cette phase corres-
pond un racisme vulgaire ou primitif, fondé sur de prétendues
évidences de caractère biologique, un racisme qui considère
l’infériorité comme porteuse d’une distinction de nature entre
les membres de races inférieures et supérieures. Au terme de
cette logique, il y a la déshumanisation du colonisé, ou plutôt
son animalisation :
« Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est
un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de repta-
tion du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la
puanteur, aux pullulements, au grouillement, aux gesticulations. Le

40. F. FANON, « Racisme et culture », in F. FANON, Pour la révolution africaine,


op. cit., p. 39.
41. Ibidem, p. 47.

236
les damnés de la terre de frantz fanon

colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère


constamment au bestiaire 42. »
Ce racisme brutal est progressivement supplanté – même s’il
ne lui est jamais substitué dans le vocabulaire colonial – par
une forme de racisme plus adaptée au maintien du statu quo,
car embellie, camouflée de façon à apparaître plus acceptable
aux masses des métropoles. C’est le stade auquel, dit F. Fanon,
le racisme « n’ose plus sortir sans fard 43 ». C’est l’étape du
racisme culturel, qui, pour construire ses propres hiérarchies, ne
s’appuie plus sur la biologie mais sur l’appartenance cultu-
relle. Il repose sur une condamnation d’autant plus complète
du colonisé que celui-ci est représenté non seulement comme
culturellement déterminé à rester « imperméable à l’éthique »,
mais aussi comme un « ennemi des valeurs », un « élément cor-
rosif » ou « déformant » 44, qu’il faut tenir prudemment à l’écart
de la cité pour éviter le risque de voir se propager en son sein
de dangereuses infections morales :
« Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et
infectées dès lors qu’on les met en contact avec le peuple colo-
nisé. Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout
ses mythes, sont la marque même de cette indigence, de cette dépra-
vation constitutionnelle 45. »
Seul le colonisateur est un sujet moral, seul le colonisateur
possède des valeurs et la capacité de les universaliser. C’est
pour cela que l’histoire, dans le monde colonial, est le patri-
moine exclusif du colonisateur :
« Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il
est le commencement absolu : “Cette terre, c’est nous qui l’avons
faite.” Il est la cause continuée : “Si nous partons, tout est perdu,
cette terre retournera au Moyen Âge.” En face de lui, des êtres
engourdis, travaillés de l’intérieur par les fièvres et les “coutumes
ancestrales”, constituent un cadre quasi minéral au dynamisme
novateur du mercantilisme colonial 46. »
L’histoire que le colon écrit n’est que le prolongement de
l’histoire de la métropole. Le pays colonisé est perçu à la limite

42. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 45.


43. F. FANON, « Racisme et culture », loc. cit., p. 43.
44. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 44.
45. Ibidem, p. 45.
46. Ibidem, pp. 52-53.

237
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

comme un lieu sans histoire, car habité par un peuple incapable


d’agir moralement, enfermé à l’intérieur d’une stérile répétition
de modèles culturels dépassés :
« Le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un
peuple arrêté dans son évolution, imperméable à la raison, inca-
pable de diriger ses propres affaires, exigeant la présence perma-
nente d’une direction. L’histoire des peuples colonisés est
transformée en agitation sans aucune signification et, de ce fait, on
a bien l’impression que pour ces peuples l’humanité a commencé
avec l’arrivée de ces valeureux colons 47. »
Décrit de cette manière, le colonisé n’est pas seulement infé-
riorisé, mais enfermé à jamais dans la prison de son identité
culturelle inférieure, qui est soigneusement séparée de celle du
colonisateur. Le but consciemment poursuivi par le pouvoir
colonial est d’« enfoncer dans la tête des indigènes que le départ
du colon signifierait pour eux retour à la barbarie, encanaille-
ment, animalisation 48 ».
Le résultat est le monde colonial en tant que « monde
compartimenté, manichéen, immobile », un « monde de
statues » parfaitement adapté à l’exploitation et à son indéfinie
continuation 49.
« Le colonialisme impose la répétition de l’identique culturel
comme un destin, fonctionnel à sa propre stabilité. Comme consé-
quence la culture des colonisés, “autrefois vivante et ouverte sur
l’avenir”, écrasée par l’oppression militaire, économique et symbo-
lique du colonisateur, se ferme, figée dans le statut colonial, prise
dans le carcan de l’oppression. À la fois présente et momifiée elle
atteste contre ses membres. Elle les définit en effet sans appel 50. »
La destruction de la culture des peuples colonisés est pour-
suivie de façon systématique par le pouvoir colonial :
« Au bout d’un ou deux siècles d’exploitation se produit une véri-
table émaciation du panorama culturel national. La culture nationale
devient un stock d’habitudes motrices, de traditions vestimen-
taires, d’institutions morcelées. On y décèle peu de mobilité. Il n’y
a pas de créativité vraie, pas d’effervescence. Misère du peuple,

47. F. FANON, « Pourquoi nous employons la violence (discours prononcé à la confé-


rence d’Accra, avril 1960) », in F. FANON, L’An V de la révolution algérienne, op. cit.,
p. 176.
48. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 201.
49. Ibidem, p. 53.
50. F. FANON, « Racisme et culture », loc. cit., p. 41.

238
les damnés de la terre de frantz fanon

oppression nationale et inhibition de la culture sont une seule et


même chose. Après un siècle de domination coloniale, on trouve
une culture rigidifiée à l’extrême, sédimentée, minéralisée 51. »
Emprisonnés dans une identité culturelle immobilisée,
asservis aussi bien économiquement que symboliquement, les
peuples colonisés réagissent à l’« oblitération culturelle » pour-
suivie par le pouvoir colonial selon une progression que
F. Fanon décrit comme articulée en trois phases – qui rappellent
la dialectique proposée par J.-P. Sartre dans l’« Orphée noir 52 ».
Dans un premier temps, le colonisé subit la tentation de l’assi-
milation : déboussolé par le pouvoir de l’occupant, il finit par
croire à sa propre infériorité culturelle et tente d’en venir à bout
en s’assimilant à la culture de l’oppresseur. C’est le moment de
l’aliénation coloniale la plus complète, du sens de la culpabilité
quant à son origine et de la condamnation du style de vie de ses
pères. Entre-temps, l’oppression ne disparaît pas et le colonisé
passe à une nouvelle étape. C’est la phase de la réappropria-
tion de ses origines – considérées comme pures et salvatrices –,
de leur exaltation inconditionnelle face au progrès diabolique
introduit par l’occupant, la phase de la « culture de la culture »,
du passé vécu comme vérité :
« Découvrant l’inutilité de son aliénation, l’approfondissement de
son dépouillement, l’infériorisé, après cette phase de déculturation,
d’extranéisation, retrouve ses positions originales. Cette culture,
abandonnée, quittée, rejetée, méprisée, l’infériorisé s’y engage avec
passion 53. »
La Négritude est le produit culturel le plus exemplaire de
cette phase. Pour F. Fanon, qui se trouve sur ce point en par-
fait accord avec J.-P. Sartre 54 , la Négritude représente le
moment négatif d’une progression dialectique, qui doit trouver

51. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 227.


52. Voir Ibidem, p. 211.
53. F. FANON, « Racisme et culture », op. cit., p. 48.
54. À propos de l’influence exercée par les Réflexions sur la question juive de
J.-P. Sartre sur la réflexion de F. Fanon concernant le racisme, voir B. CHEYETTE,
« Fanon et Sartre : Noirs et Juifs », Les Temps modernes, nº 635-636, 2005-2006,
pp. 159-174. Selon B. Cheyette, F. Fanon demeure prisonnier d’un discours contradic-
toire et essentialiste, incapable de venir à bout de manière satisfaisante de la dialectique
de l’oppression, contrairement à J.-P. Sartre. Selon Nigel C. Gibson, en revanche, la
dialectique de F. Fanon est supérieure à celle de J.-P. Sartre, puisque, « au lieu de faire
des généralités à propos de la condition humaine, les observations de Fanon sont
fondées sur la gravité de la spécificité historique du racisme et du colonialisme »
(N. C. GIBSON, Fanon. The Postcolonial Imagination, Polity, Cambridge, 2003, p. 73).

239
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

ailleurs sa propre fin 55. La Négritude, « antithèse affective


sinon logique de cette insulte que l’homme blanc faisait à
l’humanité 56 », est une phase transitoire, car incapable, dans
son besoin d’affirmer l’existence d’une culture nègre, de sortir
de la racialisation de la pensée typique de la culture colo-
niale, dont les responsables « sont et demeurent les Européens
qui n’ont pas cessé d’opposer la culture blanche aux autres
incultures 57 ». L’immersion dans les coutumes, dans les tradi-
tions, dans l’identité noire est selon F. Fanon une expression
culturelle de précombat, qui, à une forme poétique réussie,
conjugue souvent un contenu banalement exotique :
« C’est la période où les intellectuels chantent les moindres détermi-
nations du panorama indigène. Le boubou se trouve sacralisé, les
chaussures parisiennes ou italiennes délaissées au profit des
babouches. Le langage du dominateur écorche soudain les lèvres.
Retrouver son peuple, c’est quelquefois dans cette période vouloir
être nègre, non pas un Nègre comme les autres, mais un véritable
Nègre, un chien de Nègre, tel que le veut le Blanc. Retrouver son
peuple, c’est se faire bicot, se faire le plus indigène possible, le
plus méconnaissable, c’est se couper les ailes qu’on avait laissé
pousser 58. »
Penser combattre le colonialisme en faisant référence à
l’existence d’une culture noire signifie accepter les termes de
la discussion de la pensée coloniale, oubliant ainsi que « les
Nègres sont en train de disparaître, ceux qui les ont créés étant
en train d’assister à la dissolution de leur suprématie écono-
mique et culturelle 59 ».
La Négritude incarne un moment réactif de la pensée, un
moment qui doit être dépassé pour entrer dans ce qui, pour
F. Fanon, est le troisième et décisif moment de la progression,
celui du combat.

55. F. Fanon commente ainsi sa lecture de l’« Orphée noir » de J.-P. Sartre : « Alors
que je lui dis : “Ma Négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la
chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel, elle troue l’accablement
opaque de sa droite patience…”, alors que moi, au paroxysme du vécu et de la fureur,
je proclame cela, il me rappelle que ma Négritude n’est qu’un temps faible. En vérité,
en vérité je vous le dis, mes épaules ont glissé de la structure du monde, mes pieds n’ont
plus senti la caresse du sol. Sans passé nègre, sans avenir nègre, il m’était impossible
d’exister ma négrerie » (F. FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit., pp. 111-112).
56. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 203.
57. Ibidem, p. 202.
58. Ibidem, p. 210.
59. Ibidem, p. 222.

240
les damnés de la terre de frantz fanon

« Après avoir tenté de se perdre dans le peuple, de se perdre avec


le peuple, [l’intellectuel ] va au contraire secouer le peuple. Au lieu
de privilégier la léthargie du peuple, il se transforme en réveilleur
de peuple 60. »
L’intellectuel qui suit son peuple dans la lutte se libère du
pouvoir hypnotique de la tradition et comprend tout de suite
qu’« il ne suffit pas de rejoindre le peuple dans ce passé où il
n’est plus mais dans ce mouvement basculé qu’il vient d’ébau-
cher et à partir duquel subitement tout va être mis en
question 61 ».
Abandonnant la défense préjudiciable de la tradition – qui
constitue déjà une manifestation de l’urgence de réactiver une
dimension nationale, mais renvoie plus aux lois de l’inertie qu’à
l’offensive nécessaire à une redéfinition d’ensemble des rap-
ports sociaux 62 –, il accède pour la première fois au plan de
la production culturelle. La culture pour F. Fanon est en large
mesure opposée à la tradition, tout comme la possibilité
d’innover s’oppose à la reproduction de l’identique.
« La coutume est toujours une détérioration de la culture. Vouloir
coller à la tradition ou réactualiser les traditions délaissées, c’est
non seulement aller contre l’histoire mais contre son peuple. Quand
un peuple soutient une lutte armée ou même politique contre un
colonialisme implacable, la tradition change de signification. Ce qui
était technique de résistance passive peut, dans cette période, être
radicalement condamné. Dans un pays sous-développé en phase de
lutte, les traditions sont fondamentalement instables et sillonnées de
courants centrifuges 63. »
Comme F. Fanon l’avait déjà noté dans L’An V de la révo-
lution algérienne, la lutte déstabilise les horizons de sens
acquis, en remettant en mouvement le monde immobile de la
colonisation. Le livre entier est consacré à l’analyse de la pro-
fonde transformation que la révolution impose à la société algé-
rienne, depuis le sens de ses institutions traditionnelles jusqu’à
sa relation avec la culture technique de l’oppresseur.
« Dès lors que le corps de la Nation se remet à vivre de façon
cohérente et dynamique, tout devient possible. La connaissance de
la “psychologie de l’indigène” ou de la “personnalité de base”

60. Ibidem, p. 211.


61. Ibidem, p. 215.
62. Voir Ibidem, p. 226.
63. Ibidem, p. 213.

241
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

manifeste sa vanité. Le peuple qui prend son destin en main assimile


à une cadence presque insolite les formes les plus modernes de la
technique 64. »
Par la transfiguration de toutes les valeurs qui accompagne la
lutte, le peuple transforme d’autant plus rapidement sa relation
avec ses traditions. Le recouvrement du passé assume aussi un
sens nouveau : non plus celui de la résistance passive devant
les falsifications de l’oppresseur, mais celui d’une intention pro-
jetée dans l’avenir ou mieux encore d’une invitation à l’action.
Le combat, en restituant aux peuples colonisés un espace
d’action collective, produit une culture vivante, qui est por-
teuse de responsabilité pour la libération de la nation. On
comprend ainsi comment pour F. Fanon la lutte de libération
nationale représente la « manifestation la plus pleinement cultu-
relle qui soit 65 ». (« La culture nationale est l’ensemble des
efforts faits par un peuple sur le plan de la pensée pour décrire,
justifier et chanter l’action à travers laquelle le peuple s’est
constitué et s’est maintenu 66. »)
La nation est la « matrice matérielle à partir de laquelle la
culture devient possible 67 », puisque la condition de possibilité
de l’action collective : « La condition d’existence de la culture
est donc la libération nationale, la renaissance de l’État 68. »
L’unique dimension adéquate à la production de culture est
donc la dimension nationale, en dehors de laquelle il n’y a
d’espace que pour le folklore. Dans la lutte pour la libération
nationale, le colonisé dépasse le ressentiment, en retrouvant la
plénitude de sa propre humanité :
« Le comportement de l’homme n’est pas seulement réactionnel.
Et il y a toujours du ressentiment dans une réaction. Nietzsche,
dans La Volonté de puissance, l’avait déjà signalé. Amener
l’homme à être actionnel, en maintenant dans sa circularité le res-
pect des valeurs fondamentales qui font un monde humain, telle est
la première urgence de celui qui, après avoir réfléchi, s’apprête à
agir 69. »

64. F. FANON, L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p. 135.


65. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 233.
66. Ibidem, p. 222.
67. Ibidem, p. 221.
68. Ibidem, p. 232.
69. F. FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 180.

242
les damnés de la terre de frantz fanon

L’action est, pour F. Fanon, le besoin le plus profond de


l’homme. C’est seulement en sortant du culte du passé que
l’homme s’ouvre à son humanité en embrassant à nouveau,
grâce au projet national, le caractère universellement créatif de
sa condition 70 :
« Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher
le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véri-
table saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Dans le
mode où je m’achemine, je me crée interminablement. Je suis soli-
daire de l’Être dans la mesure où je le dépasse 71. »
Manifestation culturelle par excellence, la lutte est un acte de
libre créativité qui passe par la transfiguration radicale de toutes
les valeurs acquises :
« La lutte de libération ne restitue pas à la culture nationale sa valeur
et ses contours anciens. Cette lutte qui vise à une redistribution fon-
damentale des rapports entre les hommes ne peut laisser intacts ni
les formes ni les contenus culturels de ce peuple 72. »
Se battant pour la « naissance d’un monde humain », c’est-
à-dire d’« un monde de reconnaissances réciproques » 73, le
colonisé retrouve donc dans la révolution la possibilité d’agir.
Révolution comme naissance, comme transmutation de toutes
les valeurs, comme fécondation, hybridation, réappropriation
d’une culture vivante. Révolution qui, pour F. Fanon, ne peut
qu’être armée et violente. Cherchons à en comprendre la raison.

Violence et action

Le monde colonial est pour F. Fanon un monde manichéen et


immobile, qui ne peut être dépassé que par le biais du renver-
sement violent et libératoire de sa logique. F. Fanon s’étend sur
l’analyse du rôle de la violence, tant dans la production du trau-
matisme colonial que dans sa solution par la décolonisation.
La décolonisation est, à ses yeux, « toujours un phénomène vio-
lent », qui coïncide avec « le remplacement d’une “espèce”

70. « Nous estimons qu’un individu doit tendre à assumer l’universalisme inhérent à
la condition humaine » (Ibidem, p. 8).
71. Ibidem, p. 186.
72. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 233.
73. F. FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 177.

243
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

d’hommes par une autre “espèce” d’hommes » 74. Les hommes


que la décolonisation doit substituer sont le colonisateur et le
colonisé, grandeurs réciproques produites par le système colo-
nial. Le monde colonial est pour F. Fanon un « monde compar-
timenté », un « monde coupé en deux » 75, qui vit de cette
division et de son éternelle reproduction. Les frontières entre
ces deux mondes sont contrôlées militairement – à l’inverse
de ce qui se passe dans les pays capitalistes, où « s’interposent
[entre exploiteurs et exploités] une multitude de professeurs de
morale, de conseillers, de désorientateurs 76 ». Le principal
interlocuteur du colonisé, à qui sont réservées des écoles diffé-
rentes de celles des colons, à qui est interdit l’accès à la fonc-
tion publique, qui est privé de droits politiques, dont la terre est
progressivement expropriée par des voies absolument légales,
est en effet le gendarme ou le soldat. Le langage que le colo-
nialisme adresse à ses propres sujets est un langage de pure
violence et d’absolue exclusion du pouvoir : il commande au
colonisé de rester à sa place, de ne pas briser l’ordre manichéen
de la colonisation. Un ordre semblable s’appuie sur l’impératif
symbolique de la complète déshumanisation du colonisé, qui
est dépeint comme privé de toute règle morale, ennemi de toute
valeur, incapable de toute vie associative qui dépasse le niveau
de description fourni par la zoologie. La pratique révolution-
naire restitue à l’individu colonisé un espace d’action libre,
dans lequel il se prépare à remédier à sa condition de « déper-
sonnalisation absolue », son état d’« aliéné permanent dans son
pays » : « Au niveau des individus, la violence désintoxique.
Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses
attitudes contemplatives ou désespérées 77. »
La décision de la lutte armée n’est pas prise le cœur léger.
Elle représente – et c’est pour F. Fanon une constante des déco-
lonisations – le témoignage de la désillusion suprême des
peuples oppressés à l’égard des moyens non-violents pour
obtenir leur libération 78.

74. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 39.


75. Ibidem, p. 41.
76. Ibidem, p. 42.
77. Ibidem, p. 90.
78. « La violence du peuple algérien n’est pas haine de la paix ni rejet du contact
humain, ni conviction que seule la guerre peut mettre fin au régime colonial en Algérie.
Le peuple algérien a choisi l’unique solution qui lui était laissée » (F. FANON, « Pour-
quoi nous employons la violence », loc. cit., p. 180).

244
les damnés de la terre de frantz fanon

F. Fanon refuse explicitement l’option de la non-violence


comme instrument possible de sortie de la situation coloniale,
le mot d’ordre de la non-violence constituant, à ses yeux, une
invention de dernière heure du colonialisme. Selon lui, la non-
violence est introduite par la bourgeoisie colonialiste comme un
clin d’œil aux élites intellectuelles et économiques colonisées,
pour rappeler quels sont leurs intérêts communs. À travers elle,
on cherche à trouver une solution de compromis au problème
colonial, avant que ne soient perpétrés des actes irréversibles,
avant que ne coule le sang. Cette solution est invoquée quand
commencent les incendies et les attentats, même par les partis
nationalistes naissants, qui exhortent leurs oppresseurs à trouver
une solution avant que les masses n’échappent complètement à
leur contrôle. Face à l’explosion des luttes populaires, l’opa-
cité singulière du comportement des partis nationalistes – par-
tagés entre la condamnation des violences et la médiation avec
les forces révolutionnaires avec lesquelles ils ne veulent pas
complètement perdre le contact – exprime leur incapacité à
couper les ponts avec le colonialisme. Dans ce but, ils use-
ront de toutes les précautions pour ne pas être confondus « avec
ces Mau-Mau, avec ces terroristes, avec ces égorgeurs 79 »,
auteurs de ces « actes spectaculaires », de ces « sauvageries »
qui apparaissent comme si « odieux » à la presse et à l’opi-
nion publique de la métropole 80. Les nationalistes réforma-
teurs doutent de l’efficacité de la violence parce qu’ils sont
convaincus – comme Engels dans son Anti Dühring – que la
victoire dépend des moyens à disposition, que les instruments
doivent être produits et que le producteur des instruments les
plus perfectionnés triomphera sur celui moins bien équipé,
donc, que la victoire dépend, en fin de compte, de la capacité
à produire des armes, c’est-à-dire de la capacité productive en
général. Pour F. Fanon, il s’agit d’une argumentation qui ne
prend pas en compte l’évolution du capitalisme : le succès de
l’action de guérilla – d’une guerre combattue dans l’infériorité
des moyens – dépend de la transformation du rôle des colonies
à l’intérieur du système économique international. Les colonies,
qui n’étaient à l’origine que des sources de matières pre-
mières à bas coût, se sont transformées en marchés. Or, la gué-
rilla endommage de manière décisive la profitabilité de ces

79. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 62.


80. Ibidem, p. 63.

245
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

marchés. Le choix de la violence comme méthode est donc jus-


tifié par sa capacité de succès, puisque aucun pays colonia-
liste n’est en mesure d’adopter la seule contre-mesure possible,
le maintien dans les colonies d’importants contingents
militaires 81.
Les réflexions sur la violence de F. Fanon lui vaudront de
nombreuses critiques, parmi lesquelles celle de H. Arendt. Dans
On Violence (1969), elle désigne F. Fanon comme un théoricien
de la violence développant une exaltation acritique de la poten-
tialité de libération de celle-ci, avec le danger qu’il devienne le
mauvais génie d’une génération entière 82. L’avènement de l’ère
atomique a marqué selon H. Arendt le divorce des moyens de
la violence d’avec toute finalité possible. Il a fait de la violence
un instrument toujours plus douteux et incertain dans l’arène
internationale, comme en témoignent l’« évidente absurdité 83 »
de la course aux armements et la force de dissuasion nucléaire.
Si la violence apparaît aux yeux de la génération postato-
mique comme toujours plus disqualifiée au niveau des relations
internationales, elle a au contraire gagné du terrain en termes
de réputation et de pouvoir d’attraction « sur le plan intérieur, et
particulièrement dans le domaine de la révolution 84 ». L’exal-
tation de la violence comme instrument de lutte politique,
caractéristique de ce que H. Arendt appelle la « nouvelle
gauche », n’est pas d’influence marxiste mais s’inspire plutôt de
Sorel :
« Certes, Marx était parfaitement conscient du rôle de la violence
dans l’histoire, mais ce rôle lui paraissait secondaire ; la société
ancienne est conduite à sa perte non par la violence, mais par ses
contradictions internes. […] Dans la même ligne de pensée, il esti-
mait que l’État constituait un instrument de violence au service de
la classe dominante, mais cette classe n’exerce pas son pouvoir en
ayant recours aux moyens de la violence. Il réside dans le rôle de la
classe dirigeante dans la société, ou, plus exactement, dans le pro-
cessus de production 85. »

81. Voir Ibidem, p. 72.


82. Pour une analyse de l’influence de F. Fanon sur les « mouvements » des
années 1960 et 1970 aux États-Unis, voir A. J. ARNOLD, « Les lectures de Fanon au
prisme américain : des révolutionnaires aux révisionnistes », Les Temps modernes,
nº 635-636, 2005-2006, pp. 118-135.
83. H. ARENDT, Du mensonge à la violence, Pocket, Paris, 2002.
84. Ibidem, p. 113.
85. Ibidem, p. 114.

246
les damnés de la terre de frantz fanon

H. Arendt relève une forme particulièrement significative de


cette apologie de la violence dans la préface de J.-P. Sartre
aux Damnés de la terre. Selon celui-ci, comme le colonialisme
est en soi une forme de violence, « nulle douceur [n’]effacera
[les marques de la violence] : c’est la violence qui peut seule les
détruire 86 ». J.-P. Sartre n’hésite pas à énoncer les consé-
quences logiques les plus féroces de cette nécessaire
contre-violence :
« Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un
Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même
temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et
un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol
national sous la plante de ses pieds 87. »
La violence par laquelle les révoltés se libèrent n’apparaît pas
seulement à J.-P. Sartre comme nécessaire mais comme capable
de produire un homme nouveau et meilleur :
« Cette violence irrépressible […] n’est pas une absurde tempête ni
la résurrection d’instincts sauvages ni même un effet du ressenti-
ment : c’est l’homme lui-même se recomposant. […] Nous avons
été les semeurs de vent ; la tempête, c’est lui. Fils de la violence, il
puise en elle à chaque instant son humanité : nous étions hommes
à ses dépens, il se fait homme aux nôtres. Un autre homme : de
meilleure qualité 88. »
H. Arendt ne doute pas que les propos de J.-P. Sartre expri-
ment au mieux le contenu du texte et considère F. Fanon
comme un précurseur maximaliste et irresponsable de la rééva-
luation de la violence en tant qu’instrument politique. Capable
de paroles « emphatiques et irresponsables 89 » – comme l’affir-
mation selon laquelle la faim digne est préférable au pain
mangé en esclavage –, F. Fanon lui apparaît exalter la vio-
lence pour la violence, inspiré par d’obscurs concepts vitalistes
et organicistes :
« […] dans la mesure où nous employons une terminologie biolo-
gique et non politique, les apologistes de la violence peuvent
s’appuyer sur cette indéniable constatation que, dans le domaine de
la nature, la destruction et la création ne sont que le double aspect

86. J.-P. SARTRE, préface des Damnés de la terre, op. cit., p. 29.
87. Ibidem.
88. Ibidem, pp. 28-31.
89. H. ARENDT, Du mensonge à la violence, op. cit., p. 124.

247
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

d’un même phénomène naturel, de sorte que la violence collec-


tive, indépendamment de l’attrait qu’elle possède en propre, pourra
paraître aussi naturellement nécessaire à la vie collective de l’huma-
nité, que la lutte pour la vie dans le règne animal, où la mort vio-
lente est la condition même de la poursuite de la vie 90. »
Plus qu’un apologiste de la violence, F. Fanon apparaît à
d’autres comme un analyste lucide. Comme le dit R. Zahar,
c’est dans sa capacité à analyser scientifiquement les conditions
de la violence existante qu’il trouve sa prise de distance d’avec
Sorel :
« Pour Sorel, la violence est une constante naturelle et instinctive de
la nature humaine, dont il ne faut pas empêcher l’explosion. La
tendance à la violence est inhérente à l’homme. […] Fanon, en
revanche, analyse la violence dans son contexte historique et éco-
nomique, comme une réalité dérivée et médiatisée par le processus
d’exploitation du colonialisme. Pour lui, la violence ne se limite
pas au moment où elle explose spontanément, mais se différencie
socialement, de par son interprétation consciente du bouleversement
révolutionnaire des structures de la société 91. »
La préoccupation de F. Fanon est, depuis les écrits précé-
dant la révolution algérienne, d’analyser la violence, d’en
connaître la nature et les conséquences, plutôt que d’en pro-
poser une exaltation aveugle. F. Fanon n’hésite pas à définir
la guerre de libération algérienne comme « la plus hallucinante
qu’un peuple ait menée pour briser l’oppression coloniale 92 ».
La révolution algérienne a été accusée d’être une révolution
sanguinaire et pour cette raison sa cause a été abandonnée par
de nombreux démocrates qui en avaient été de fervents défen-
seurs. F. Fanon condamne clairement – bien qu’avec le cœur
« plein de détresse » – les réactions les plus féroces auxquelles
ont été appelés ceux qu’il appelle désormais ses compatriotes 93.
Il reconnaît les excès, mais refuse l’obligation au fair play que
la démocratie française – bien qu’étant responsable du massacre
de civils, d’exécutions sommaires de détenus et de la pratique
systématique de la torture – voudrait imposer unilatéralement
à son adversaire. Il s’agit, comme le propose Jean Améry,
d’abandonner « toute notion de fausse symétrie selon laquelle la

90. Ibidem, p. 175.


91. R. ZAHAR, L’Œuvre de Frantz Fanon, op. cit., p. 93.
92. F. FANON, L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p. 5.
93. Ibidem, p. 7.

248
les damnés de la terre de frantz fanon

violence serait toujours égale à la violence 94 ». La France pra-


tique en Algérie une forme de terreur dissymétrique et légalisée
et exige de son adversaire une moralité et une transparence par-
faites. F. Fanon dénonce le caractère utopique de semblables
prétentions, mais refuse la comparaison des crimes de la révo-
lution avec ceux du colonialisme. Ce qui est décisif à ses yeux
– comme J.-P. Sartre l’a bien compris dans sa préface – est
que la violence ne fait pas irruption au moment du choix de la
lutte armée, mais préexiste car consubstantielle à la situation
coloniale ; elle constitue comme une donnée « atmosphérique »
ineffaçable.
« Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps
doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut
s’incliner que devant une plus grande violence 95. »
Dans un discours prononcé à la conférence d’Accra en
avril 1960 en tant que représentant du gouvernement provisoire
algérien, F. Fanon défend ainsi la nécessité de la lutte armée :
« Le régime colonial est un régime instauré par la violence. C’est
toujours par la force que le régime colonial s’est implanté. C’est
contre la volonté des peuples que d’autres peuples plus avancés dans
les techniques de destruction ou numériquement plus puissants se
sont imposés. Je dis qu’un tel système établi par la violence ne peut
logiquement qu’être fidèle à lui-même, et sa durée dans le temps est
fonction du maintien de la violence 96. »
À la violence originelle de la conquête fait suite la vio-
lence quotidienne du racisme et de l’exploitation, nécessaire au
maintien de la situation coloniale. Contraint à l’immobilisme, à
l’inaction, le colonisé développe des sentiments de frustration
et d’envie, couve sa rage et sa violence. La « violence atmo-
sphérique 97 » de la colonisation colle à la peau des colonisés, se

94. J. AMÉRY, « L’homme enfanté par l’esprit de violence », Les Temps modernes,
nº 635-636, 2005-2006, pp. 175-189, p. 185. Il s’agit d’un texte de 1969, jusque-là
inédit en français, dans lequel J. Améry commente F. Fanon à travers sa propre expé-
rience du camp nazi, concluant à la nécessité d’une distinction entre deux types de vio-
lence, la « violence oppressive » ou « répressive » et la « violence révolutionnaire ». Si
la première apparaît comme la négation de l’égalité et donc de l’humanité de l’homme,
« la violence révolutionnaire est l’affirmation d’un être humain qui s’accomplit lui-
même face à ce qui essaie de lui nier son humanité, ou encore contre la négation de
l’être humain. La négativité de la violence révolutionnaire a une charge positive »
(Ibidem).
95. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 61.
96. F. FANON, « Pourquoi nous employons la violence », loc. cit., pp. 175-176.
97. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 70.

249
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

« sédimente » dans leurs muscles et dans leur sang comme une


« juste » colère face à l’oppression subie. C’est une colère inca-
pable de trouver une échappatoire, une violence qui « tourne
à vide 98 », naissant de sa propre insatisfaction. Le colonisé – dit
F. Fanon en se référant explicitement à son expérience de psy-
chiatre –, bloqué dans une immobilité forcée, accumule une ten-
sion musculaire, qui trouve un soulagement dans des rêves
agressifs, dynamiques, violents.
« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa
place, à ne pas dépasser les limites. C’est pourquoi les rêves de
l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves
agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je
grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une
enjambée, que je suis poursuivi par des meutes de voitures qui ne
me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête
pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin 99. »
Le colonisé se libère chaque nuit, en rêvant en permanence
de transformer sa condition de persécuté en celle de persécu-
teur. Sa tension s’exprime soit en épisodes sanguinaires et fra-
tricides 100, soit dans la multiplication des interdits magiques et
rituels, dans la danse, dans la possession, ou en de véritables
tempêtes oniriques qui ne sont, pour F. Fanon, que des tenta-
tives pour renvoyer à plus tard la seule confrontation qui soit
décisive, celle avec l’oppresseur. Cette confrontation ne peut,
selon F. Fanon, que prendre la forme de la lutte armée, car
« entre oppresseurs et opprimés tout se résout par la force 101 ».
Mais, au-delà de la forme « hallucinante » de la guerre, ce qui
compte réellement est que, dans les « tâches concrètes » de la
lutte, les colonisés retrouvent le sens de la réalité et, par là, la
possibilité d’agir que le monde immobile et compartimenté de
la colonie leur avait longtemps interdite :
« Dans la lutte de libération, ce peuple autrefois réparti en cercles
irréels, ce peuple en proie à un effroi indicible mais heureux de se
perdre dans une tourmente onirique, se disloque, se réorganise et
enfante dans le sang et les larmes des confrontations très réelles et
très immédiates. Donner à manger aux moudjahidines, poster des

98. Ibidem, p. 59.


99. Ibidem, p. 53.
100. « Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son
congénère. […] Autodestruction collective très concrète dans les luttes tribales, telle est
donc l’une des voies par où se libère la tension musculaire du colonisé » (Ibidem, p. 55).
101. Ibidem, p. 71.

250
les damnés de la terre de frantz fanon

sentinelles, venir en aide aux familles privées du nécessaire, se sub-


stituer au mari abattu ou emprisonné 102. »
Ce n’est pas la violence en soi – contrairement à ce que
semble dire J.-P. Sartre dans sa préface – qui libère l’homme.
La violence, même de la part des colonisés, préexistait à la
guerre de libération. La lutte armée devient le moyen par lequel
la violence à l’état de nature liée à la situation coloniale peut
passer de simplement réactive – « manifestation de son exis-
tence proprement animale », « réaction de défense traduisant un
instinct tout à fait banal de conservation » 103 – à l’action orga-
nisée, libre et collective. C’est à ce titre que la violence peut
faire régresser rapidement toutes les formes de fantasmes aux-
quelles le colonisé était réduit.
« On assistera au cours de la lutte de libération à une désaffection
singulière pour ces pratiques. Le dos au mur, le couteau sur la gorge
ou, pour être plus précis, l’électrode sur les parties génitales, le colo-
nisé va être sommé de ne plus se raconter d’histoires. Après des
années d’irréalisme, après s’être vautré dans les fantasmes les plus
étonnants, le colonisé, sa mitraillette à la main, affronte enfin les
seules forces qui lui contestaient son être : celles du
colonialisme 104. »

Mésaventures de la conscience nationale

Le colonisé a été longtemps dépeint par le colonisateur


comme un être ne comprenant que la force. Avec le choix de la
lutte armée, les rôles sont inversés en vertu d’un parfait retour-
nement de la rhétorique coloniale. F. Fanon définit ce méca-
nisme comme le « cercle de la haine 105 », à l’intérieur duquel le
colonisé répond au manichéisme de la colonisation par un mani-
chéisme égal et contraire : « La violence du régime colonial et
la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans
une homogénéité réciproque extraordinaire 106. »
Ainsi, « à la théorie de “l’indigène mal absolu” répond la
théorie du “colon mal absolu” 107 ». Au départ, la décolonisation

102. Ibidem, p. 57.


103. F. FANON, « Pourquoi nous employons la violence », loc. cit., pp. 176-177.
104. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 58.
105. Ibidem, p. 86.
106. Ibidem, p. 85.
107. Ibidem, p. 89.

251
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

ne peut qu’avoir ce caractère réactif. Elle conserve en le ren-


versant le caractère manichéen de la société coloniale, pour
lequel « le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal 108 ».
Le chemin tourmenté de la décolonisation commence en faisant
du colon « l’ennemi, l’antagoniste, très précisément l’homme à
abattre 109 ». Aucun discours sur la dignité humaine, sur l’égalité
naturelle des hommes, aucune invocation d’un universel abstrait
ne peuvent substituer, dans les intentions du colonisé, l’objectif
principal et immédiat de son action : l’expulsion des colons
de sa terre. C’est pour cette raison que la décolonisation ne
peut prendre immédiatement la forme d’un « discours sur l’uni-
versel », mais doit assumer en premier lieu l’aspect d’une
« affirmation échevelée d’une originalité posée comme
absolue 110 ». Et pourtant, selon F. Fanon, si le processus révolu-
tionnaire réussit à se solder par la construction de la nation,
alors il « s’accompagne nécessairement de la découverte et de
la promotion de valeurs universalisantes 111 ».
La lutte produit à terme une nouvelle culture pour une nou-
velle humanité, une culture à l’intérieur de laquelle l’universa-
lisme peut retrouver sa dignité perdue : « Cette nouvelle
humanité, pour soi et pour les autres, ne peut pas ne pas définir
un nouvel humanisme 112. »
L’humanisme, réduit à l’hypocrisie et au mensonge par le
« réductionnisme européen », trouve dans les luttes de libéra-
tion des peuples colonisés l’instrument d’une possible réactiva-
tion. Pour F. Fanon, le difficile chemin qui conduit vers ce
nouvel humanisme coïncide avec le progrès de la conscience
nationale. Au début de la lutte, celle-ci n’est qu’une « forme
sans contenu, fragile, grossière 113 », qui tend facilement à se
dégrader en une conscience ethnique ou tribale. Selon l’auteur,
cette fragilité, caractéristique de la conscience nationale des
pays sous-développés, est due non seulement à la « mutilation
de l’homme » opérée par les régimes coloniaux, mais aussi au
développement insuffisant de la bourgeoisie dans ces pays 114.
La faiblesse congénitale de cette classe sociale fait qu’elle ne

108. Ibidem, p. 52.


109. Ibidem.
110. Ibidem, p. 44.
111. Ibidem, p. 235.
112. Ibidem, p. 234.
113. Ibidem, p. 145.
114. Ibidem, p. 146.

252
les damnés de la terre de frantz fanon

peut remplir son devoir historique qu’en trahissant sa voca-


tion bourgeoise et en se mettant « à l’école du peuple 115 », au
service des intérêts nationaux. Quand ce n’est pas le cas, les
formes d’exploitation coloniale se répètent de fait, condam-
nant les jeunes nations issues des processus de décolonisation
à continuer « à se faire les petits agriculteurs de l’Europe, les
spécialistes de produits bruts 116 ». La bourgeoisie nationale joue
alors le rôle d’intermédiaire dans le processus d’exploitation
néocolonial, se faisant l’« agent d’affaires de la bourgeoisie
occidentale 117 » et prenant progressivement l’apparence inquié-
tante de « nouveaux colons 118 », incapables de moderniser le
pays et ne songeant qu’à s’approprier les positions privilé-
giées auparavant détenues par les étrangers. Pour ce faire, ces
nouvelles élites imposent une rapide « ethnicisation » des
cadres, qui contribuera à perpétuer les schémas de pensée
racistes typiques de l’ère coloniale et fera basculer la nation
vers le chauvinisme, le tribalisme, les luttes intestines fondées
sur l’appartenance ethnique ou religieuse. L’une des expres-
sions les plus dramatiques de ce processus est, selon F. Fanon,
l’opposition entre une Afrique blanche et une Afrique noire,
démontrant l’assimilation du racisme colonial « jusqu’[à ses]
racines les plus pourries » :
« On divise l’Afrique en une partie blanche et une partie noire. Les
appellations de substitution : Afrique au sud ou au nord du Sahara
n’arrivent pas à cacher ce racisme latent. Ici, on affirme que
l’Afrique blanche a une tradition de culture millénaire, qu’elle est
méditerranéenne, qu’elle prolonge l’Europe, qu’elle participe de la
culture gréco-latine. On regarde l’Afrique noire comme une région
inerte, brutale, non civilisée… sauvage. Là, on entend à longueur
de journée des réflexions odieuses sur le voile des femmes, sur la
polygamie, sur le mépris supposé des Arabes pour le sexe féminin.
Toutes ces réflexions rappellent par leur agressivité celles que l’on
a si souvent décrites chez le colon 119. »
Protégée par l’autorité morale du « leader », la bourgeoisie
nationale tend à s’ériger en caste et à cultiver ses propres
intérêts, toujours plus convergents avec ceux de la bourgeoisie
occidentale, pour le compte de laquelle elle finit par exercer une

115. Ibidem, p. 147.


116. Ibidem, p. 148.
117. Ibidem, p. 149.
118. Ibidem, p. 150.
119. Ibidem, p. 156.

253
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

forme de « gouvernement indirect 120 », basé sur le contrôle de


l’armée et de la police. Le résultat est, selon F. Fanon, une sorte
de « fascisme à la petite semaine 121 », un néocolonialisme ou un
semi-colonialisme du type de celui qui a triomphé dans les pays
d’Amérique latine après les indépendances. L’unique façon
d’empêcher cette dérive, est de prendre conscience du fait que
cette mainmise de la bourgeoisie nationale sur le pays est
illusoire.
« Dans les pays sous-développés, la phase bourgeoise est impos-
sible. Il y aura certes une dictature policière, une caste de profi-
teurs, mais l’élaboration d’une société bourgeoise se révèle vouée
à l’échec. Le collège des profiteurs chamarrés, qui s’arrachent les
billets de banque sur le fonds d’un pays misérable, sera tôt ou tard
un fétu de paille entre les mains de l’armée habilement manœu-
vrée par des experts étrangers. Ainsi, l’ancienne métropole pratique
le gouvernement indirect, à la fois par le bourgeois qu’elle nourrit
et par une armée nationale encadrée par ses experts et qui fixe le
peuple, l’immobilise, le terrorise 122. »
Confier la nation à une « petite caste aux dents longues 123 »
signifie arrêter à nouveau l’horloge de l’histoire :
« Quand cette caste se sera anéantie, dévorée par ses propres contra-
dictions, on s’apercevra qu’il ne s’est rien passé depuis l’indépen-
dance, qu’il faut tout reprendre, qu’il faut repartir de zéro. La
reconversion ne sera pas opérée au niveau des structures mises en
place par la bourgeoisie au cours de son règne, cette caste n’ayant
fait autre chose que de prendre sans changement l’héritage de l’éco-
nomie, de la pensée et des institutions coloniales 124. »
Et pourtant ce sont justement les conséquences de l’immatu-
rité congénitale des bourgeoisies nationales qui conduisent à
une évolution décisive de la conscience nationale, laquelle se
joue en remettant en question le postulat de l’unité de la nation
qui avait constitué le point de départ de la lutte :
« Le peuple comprend alors que l’indépendance nationale met au
jour des réalités multiples, qui, quelquefois, sont divergentes et anta-
gonistes. L’explication, à ce moment précis de la lutte, est décisive

120. Ibidem, p. 167.


121. Ibidem, p. 165.
122. Ibidem, p. 167.
123. Ibidem, p. 168.
124. Ibidem, p. 169.

254
les damnés de la terre de frantz fanon

car elle fait passer le peuple du nationalisme global et indifférencié


à une conscience sociale et économique 125. »
La compréhension de la pluralité économique et sociale de
la nation représente pour F. Fanon une évolution décisive de
la conscience politique du peuple, nécessaire à la réactivation
des conditions permettant l’émergence de l’humanisme et donc
au succès du processus révolutionnaire : « Le nationalisme, s’il
n’est pas explicité, enrichi, approfondi, s’il ne se transforme pas
très rapidement en conscience politique et sociale, en huma-
nisme, conduit à une impasse 126. »
La simple opposition au colon se révèle insuffisante pour
soutenir la poursuite de la lutte, et ne permet pas de répondre
aux stratégies de défense du colonialisme. L’attitude réactive
des premiers temps de la révolte est remise en question par
l’évidence du fait que « la haine ne saurait constituer un pro-
gramme 127 ». La simplification rassurante du manichéisme
colonial, qui séparait clairement le bien du mal, doit être aban-
donnée au profit d’une pénombre dans laquelle l’exploitation
« peut présenter une apparence noire ou arabe 128 » :
« Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme
primitif du colon : les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis,
s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs d’être plus
blancs que les Blancs et que l’éventualité d’un drapeau national, la
possibilité d’une nation indépendante n’entraînent pas automatique-
ment certaines couches de la population à renoncer à leurs privilèges
ou à leurs intérêts 129. »

Imaginer un nouvel humanisme

En approfondissant sa compréhension de la complexité de


la nation, la révolution atteint sa maturité et échappe au mani-
chéisme colonial. C’est là que, pour utiliser les catégories de
E. Said, le discours de F. Fanon abandonne la théorie de la
résistance pour l’horizon bien plus ambitieux de la libération.
Selon E. Said, F. Fanon exprime en termes « plus tranchés et
décisifs que tout autre, un immense basculement culturel du

125. Ibidem, p. 138.


126. Ibidem, p. 193
127. Ibidem, p. 134.
128. Ibidem, p. 139.
129. Ibidem, p. 138.

255
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

terrain de l’indépendance nationale au champ théorique de la


libération 130 ». C’est à ce moment précis, sous bien des aspects
douloureux, que le colon cesse d’être considéré de manière uni-
voque comme l’homme à abattre et que la pensée raciale et
raciste typique de la situation coloniale peut être dépassée :
« L’espèce se morcelle devant ses [du colonisé] yeux. Autour de lui,
il constate que certains colons ne participent pas à l’hystérie crimi-
nelle, qu’ils se différencient de l’espèce. Ces hommes, qu’on rejetait
indifféremment dans le bloc monolithique de la présence étrangère,
condamnent la guerre coloniale. Le scandale éclate vraiment quand
des prototypes de cette espèce passent de l’autre côté, se font Nègres
ou Arabes et acceptent les souffrances, la torture, la mort 131. »
Ainsi, pour F. Fanon, la révolution découvre au cours de son
processus n’avoir pas pour unique but – contrairement à ce que
pensait A. Memmi – l’expulsion de l’Européen hors de la colonie,
la fermeture identitaire, la substitution de la haine du colonisé à
celle du colonisateur, mais le dépassement de ces deux figures
aliénées par la réactivation des conditions d’un universalisme pos-
sible 132. La construction de ce nouvel universalisme n’est pas en
contradiction avec le développement de la conscience nationale,
mais, au contraire, passe nécessairement par elle : « La conscience
de soi n’est pas fermeture à la communication. La réflexion philo-
sophique nous enseigne au contraire qu’elle en est la garantie 133. »
La conscience nationale, en dépassant le fétichisme de la cou-
leur, en devenant conscience de soi et de sa propre humanité,
dépasse le risque du repli identitaire pour devenir un instrument
de communication universelle. C’est en ce sens qu’il faut
comprendre F. Fanon quand il soutient que seule la conscience
nationale réussit à « nous donner une dimension internatio-
nale 134 » en permettant de poser la question de l’homme selon une
nouvelle perspective. Celle-ci s’élabore à partir de la compréhen-
sion de l’universalité de la condition humaine et de l’interdépen-
dance des hommes entre eux, créant de nouvelles responsabilités :

130. E. SAID, Culture et Impérialisme, op. cit., p. 374.


131. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 139.
132. C’est une position que F. Fanon soutiendra aussi à Accra comme représentant
du GPRA : « Nous sommes des Algériens, bannissons de notre terre tout racisme, toute
forme d’oppression et travaillons pour l’homme, pour l’épanouissement de l’homme et
pour l’enrichissement de l’humanité » (F. FANON, « Pourquoi nous employons la vio-
lence », loc. cit., p. 179).
133. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 235.
134. Ibidem.

256
les damnés de la terre de frantz fanon

« Le devenir de tout homme entretient aujourd’hui des rapports


d’étroite dépendance avec le reste de l’univers. C’est pourquoi les
peuples coloniaux doivent redoubler de vigilance et de vigueur.
L’apparition d’un nouvel humanisme est à ce prix. Les loups ne doi-
vent plus trouver de brebis isolée 135. »
Élevée au rang de conscience humaine, la conscience natio-
nale se trouve confrontée non plus au problème de la mise en
place de la nation, mais avec celui de la construction de l’huma-
nité. C’est alors qu’apparaît la plus urgente des questions
posées par la décolonisation à la communauté humaine :
« La libération nationale des pays colonisés dévoile et rend plus
insupportable leur état réel. La confrontation fondamentale qui sem-
blait être celle du colonialisme et de l’anticolonialisme, voire du
capitalisme et du socialisme, perd déjà de son importance. Ce qui
compte aujourd’hui, le problème qui barre l’horizon, c’est la néces-
sité d’une redistribution des richesses. L’humanité, sous peine d’en
être ébranlée, devra répondre à cette question 136. »
Le problème, entièrement humain, d’une redistribution des
richesses est celui dont dépend de la façon la plus directe le
destin du monde. Selon F. Fanon, il ne pourra être résolu qu’en
dépassant les ethnicismes et les tribalismes et en impliquant
dans la construction d’un humanisme planétaire les peuples
d’Europe, ou plutôt l’humanité tout entière :
« Ce travail colossal qui consiste à réintroduire l’homme dans le
monde, l’homme total, se fera avec l’aide décisive des masses euro-
péennes qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées
sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs.
Pour cela, il faudrait d’abord que les masses européennes décident
de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu
irresponsable de la Belle au bois dormant 137. »
Le développement de la conscience nationale s’achève ainsi
par le développement de la conscience humaine, une conscience
finalement à la mesure du monde.
De nombreux commentateurs demeurent dubitatifs sur le fait
que la pensée F. Fanon puisse tenir ce défi. Selon Benita Parry,
« la théorie de la libération de Fanon et Césaire était plus
impure » que ne le soutenait Said, « le nativisme demeurait

135. F. FANON, « Vérités premières à propos du problème colonial », loc. cit.,


pp. 146-147.
136. F. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 96.
137. Ibidem, p. 103.

257
la réaction postcoloniale à l’universalisme colonial européen

perceptible malgré le soutien acharné d’un humanisme post-


européen et transnational comme but final » 138. Selon B. Parry,
« les contradictions persistantes dans les écrits de Fanon – où
les proclamations d’un futur au-delà de l’ethnicité continuent
d’être télescopées par l’affirmation d’un besoin immédiat de
construire une subjectivité noire révoltée » – placent son œuvre
au croisement entre “nationalisme culturel” (cultural nationa-
lism) et “transnationalité” (transnationality), sans “résoudre” la
contradiction et sans déclarer son attachement à l’un ou son
aspiration à l’autre 139 ». Nombreux sont ceux qui ont critiqué
les arguments de F. Fanon à partir du contraste constaté entre
l’« homme nouveau » que la révolution algérienne aurait dû
créer et la réalité de l’indépendance. J. Améry – bien qu’il n’uti-
lise pas cet argument pour contester le choix de la lutte armée
soutenu par F. Fanon – formule ainsi cette critique récurrente :
« Malgré sa brillante analyse du néocolonialisme et de l’échec des
élites nationales du tiers monde, [il] ne parvint pas à prévoir à quel
point ces révolutions autrefois exaltantes reflueraient de façon tra-
gique et même pathétique ; il ne pouvait pas concevoir à quel point
l’être humain, qui venait d’être enfanté par l’esprit de la violence,
serait prêt à abdiquer sa dignité nouvellement acquise et à se sou-
mettre à une dictature 140. »
On a souligné la faiblesse de l’analyse sociologique de
F. Fanon, son excès de psychologie, l’absence préjudiciable
d’une analyse économique des relations internationales adé-
quate. Et surtout l’on a critiqué le pur volontarisme, le manque
de fondement de l’universalisme postracial proposé par
F. Fanon 141. E. Said lui-même, qui a pourtant très largement
attiré l’attention du milieu académique anglo-américain sur
F. Fanon durant ces dernières décennies, a écrit :
« À lire les pages finales des Damnés de la terre, on a l’impres-
sion qu’après avoir pris pour cibles à la fois l’impérialisme et le
nationalisme orthodoxe par un contre-récit d’une grande puissance

138. B. PARRY, « Resistance Theory. Theorizing Resistance or Two Cheers for Nati-
vism », in F. BARKER, P. HULME et M. IVERSEN, Colonial Discourse / Post-colonial
Theory, Manchester University Press, Manchester, 1994, p. 180.
139. Ibidem, pp. 186-187.
140. J. AMÉRY, « L’homme enfanté par l’esprit de la violence », loc. cit., p. 189.
141. Voir G. WILDER, Race, raison, impasse. Césaire, Fanon et l’héritage de l’éman-
cipation, op. cit. ; B. CHEYETTE, « Fanon et Sartre : Noirs et Juifs », loc. cit. ; F. VERGÈS,
« Frantz Fanon, esclavage, race et racisme », loc. cit.

258
les damnés de la terre de frantz fanon

déconstructrice, Fanon n’a pas pu expliciter sa complexité et sa


force anti-identitaire 142. »
Et pourtant, pour E. Said, le fait que la pensée de F. Fanon
ne parvienne pas à synthétiser de façon définitive une théorie
de la libération ne remet pas en cause sa valeur actuelle. Au
contraire, c’est justement sa capacité à interpréter la libération
de l’homme comme une question inépuisée qui constitue l’une
de ses grandes forces 143. Nigel C. Gibson va dans la même
direction lorsqu’il relève que c’est justement l’absence de fon-
dement de l’universalisme postracial proposé par F. Fanon – et
la puissante intuition imaginative qui l’anime – qui fait de son
œuvre, encore aujourd’hui, un défi à la pensée :
« L’imagination postcoloniale de Fanon est un défi ; une exigence
de confrontation avec le présent immédiat. Plutôt qu’une solution
technologique, son idée d’une future Afrique demeurait dans les
mains et l’esprit de l’Africain. L’imagination peut sembler une
réponse médiocre aux puissantes forces de la globalisation néolibé-
rale qui tentent aujourd’hui de discipliner l’Afrique. Et pourtant,
l’insistance de Fanon pour amener l’“invention dans l’existence” et
imaginer un futur est en réalité une réponse concrète au délabrement
de l’autoritarisme technico-économique de l’ajustement structurel,
le triste moissonneur qui continue à rôder sur le continent 144. »
L’actualité inépuisée du problème d’une redistribution glo-
bale de la richesse, capable de rétablir les conditions pour que
tous les hommes mènent une existence véritablement humaine,
incite à partager cette position.

142. E. SAID, Culture et Impérialisme, op. cit., p. 381.


143. « Mais, malgré ses obscurités et difficultés, il y a dans la prose de Fanon assez
de suggestions poétiques et visionnaires pour faire sentir que la libération est un pro-
cessus, non un but automatiquement atteint avec l’indépendance des nouvelles nations »
(Ibidem).
144. N. C. GIBSON, Fanon. The Postcolonial Imagination, op. cit., pp. 204-205.
Conclusion

« Ce que nous proposons ici est un libéralisme concret.


Nous entendons par là que toutes les personnes qui col-
laborent, par leur travail, à la grandeur d’un pays, ont
droit plénier de citoyen dans ce pays. Ce qui leur donne
ce droit n’est pas la possession d’une problématique
et abstraite nature humaine, mais leur participation
active à la vie de la société. Cela signifie donc que
les Juifs, comme aussi bien les Arabes ou les Noirs,
dès lors qu’ils sont solidaires de l’entreprise natio-
nale, ont droit de regard sur cette entreprise ; ils sont
citoyens. Mais ils ont ces droits à titre de Juifs, de
Noirs, ou d’Arabes, c’est-à-dire comme personnes
concrètes. »
Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive

L’oubli qui frappe trop souvent le rôle joué par l’histoire


coloniale dans la construction de l’identité nationale française
est alimenté par l’affirmation d’une incompatibilité de principe
entre arbitraire colonial et universalisme républicain. L’analyse
du « nouveau discours colonial » a démontré que la prétendue
hétérogénéité entre le plan républicain et le plan colonial est un
thème récent dans le débat public français. Jusqu’à la fin de
son expérience coloniale – et avec une insistance toute parti-
culière –, la France a vécu et justifié l’« exception coloniale »
comme une responsabilité dérivant directement de sa soi-
disant vocation à l’universel. Le nouveau discours colonial, loin
de juger le colonialisme comme incompatible avec l’universa-
lisme républicain, faisait au contraire de l’entreprise coloniale
une mission au service de l’universel. Éliminant toute référence

261
mission civilisatrice

à un racisme manifeste, fondé sur des considérations de carac-


tère biologique, ce discours pouvait proclamer solennellement
sa fidélité à l’idéal de l’unité du genre humain et proposer le
colonialisme comme instrument de sa réalisation. En civilisant
les « peuples enfants » des colonies et en mettant en valeur les
terres qu’ils n’utilisaient pas, la France pouvait prétendre
mener, à l’avant-garde de la « civilisation européenne », une
mission de caractère universel : la production de l’unité et du
bien-être du genre humain.
Le caractère européen de la mission coloniale a été reconnu,
comme nous avons pu le voir, tant par ses partisans que par
ses critiques. La référence à l’Europe revêt cependant une signi-
fication différente dans chacun des cas ; elle varie selon l’inter-
prétation que l’on fait de l’universalisme européen. Pour le
discours colonial, l’Europe est le berceau de la civilisation et
le destin du monde. Les valeurs humaines coïncident par défi-
nition avec les valeurs européennes et le colonialisme est le
moyen providentiel pour les diffuser dans le monde entier. Le
colonialisme peut ainsi être décrit comme un devoir envers
l’humanité, découlant directement du degré supérieur d’évolu-
tion de la civilisation européenne. L’Europe n’est pas une civili-
sation comme les autres : elle est la civilisation tout court.
L’Europe est, en d’autres termes, la seule civilisation univer-
selle. Une telle conception fait de l’universalisme le mono-
pole de ce continent, condamnant inévitablement toutes les
civilisations non européennes au particularisme. Comme l’ana-
lysent Bill Ashcroft, Gareth Griffith et Helen Tiffin dans la
définition d’« universalisme/universalité » proposée dans leur
ouvrage Key Concepts in Post-Colonial Studies :
« L’universalisme offre une vision hégémonique de l’existence, par
laquelle les expériences, les valeurs et les expectatives d’une culture
dominante sont considérées comme valant pour toute l’humanité.
Pour cette raison, l’universalisme est une caractéristique essentielle
de l’hégémonie impériale, puisque son postulat (ou son affirma-
tion) d’une humanité commune – et son incapacité à reconnaître ou
à donner de la valeur à la différence culturelle – est à la base de
la promulgation du discours impérial vantant le “progrès” ou
l’“amélioration” du colonisé, objectifs propres à déguiser l’exploi-
tation extensive et multiple de la colonie 1. »

1. B. ASHCROFT, G. GRIFFITHS et H. TIFFIN, Key Concepts in Post-Colonial Studies,


Routledge, Londres/New York, 1998, p. 235.

262
conclusion

L’interprétation de ces auteurs atteint toutefois ses limites en


transformant la critique historique en condamnation théorique.
Faisant de l’universalisme un discours à vocation naturellement
impérialiste, elle finit par croire à la rhétorique coloniale et par
concéder sans contestation au discours colonial ce monopole
de l’universel auquel il prétend. C’est une concession que les
auteurs postcoloniaux étudiés dans le présent livre se refusent
à faire, à l’exception, aussi ambiguë que significative, de
A. Memmi. Pour lui, comme nous l’avons vu, l’épisode colo-
nial met en lumière la nécessité de remettre en question l’uni-
versalisme à un niveau normatif en le considérant comme une
dangereuse utopie capable de se transformer en alibi de
l’exploitation. Aux prétentions universalistes, aussi généreuses
qu’abstraites, A. Memmi oppose le droit à la différence, qu’il
interprète dans le sens de l’essentialisme culturel. Après avoir
été, dans un premier temps, séparées selon leurs frontières natu-
relles, les monades culturelles, qui ont ensuite retrouvé une
place sur la ligne unique de l’Histoire, recouvrent la possibi-
lité d’une confrontation. Cette confrontation finit, paradoxale-
ment, par l’extension d’une taxinomie, qui voit une fois de plus
culminer – toujours en vertu de sa prétendue universalité – la
culture occidentale. Cette ambiguïté extrême a maintenu la
pensée de A. Memmi dans une position d’absolue marginalité
au sein des études postcoloniales. La considération de cette
ambiguïté est cependant utile pour comprendre l’impasse dans
laquelle la pensée postcoloniale aboutit nécessairement
lorsqu’elle se bloque de façon réactive dans la défense des parti-
cularismes culturels.
L’accusation que A. Césaire et F. Fanon formulent envers la
civilisation européenne et son universalisme formel et hypocrite
est d’une tout autre teneur. Il s’agit d’une accusation histori-
quement circonstanciée, qui ne se pose pas – et qui, de ce fait,
ne peut être contrée – sur le plan exclusivement normatif. Dans
les deux cas, ce n’est pas l’universalisme en soi qui est refusé
– au contraire, les deux auteurs estiment nécessaire de le réaf-
firmer – mais la forme particulière que prend l’universalisme
occidental dans sa complicité historique avec le pouvoir colo-
nial. Ce que A. Césaire et F. Fanon critiquent en dénonçant le
colonialisme comme une « maladie européenne », c’est l’hypo-
crisie et la fausseté des prétentions universalistes du discours
colonial. Comme l’affirme Nicholas Harrison, pour A. Césaire
et F. Fanon, « les usages historiques pour lesquels le

263
mission civilisatrice

colonialisme a employé les valeurs pseudo-universelles – ou les


valeurs réellement universelles – ne discréditent pas nécessai-
rement la notion d’universel elle-même 2 ».
Le désir de dépasser le « nativism » pour se rapprocher du
« discours de la libération 3 » impose de conserver la possibilité
d’un universalisme non « européocentré », d’un universalisme
ou d’un nouvel humanisme postidentitaires et postraciaux. Pour
ce faire, A. Césaire et F. Fanon distinguent la critique historique
de l’universalisme colonial de la condamnation normative. Leur
critique ne se fixe donc pas sur le caractère impérialiste de
l’universalisme en tant que tel, mais sur la spécificité historique
du lien entre universel et européocentrisme au sein du discours
colonial.
Si l’idée selon laquelle tout universalisme est inévitablement
ethnocentré et impérialiste est théoriquement faible, tout aussi
faible est la position de ceux qui excluent d’emblée une telle
possibilité. C’est l’opinion défendue, par exemple, par Seyla
Benhabib, pour qui la question du caractère européocentré de
l’universalisme
« trahit une inquiétude qui a assailli l’Occident depuis la conquête
des Amériques, et qui naît de la conviction que le style de vie et les
systèmes de valeurs occidentaux diffèrent radicalement de ceux des
autres civilisations. Cette inquiétude diffuse repose sur de fausses
généralisations à propos de l’Occident, l’homogénéité de son iden-
tité, l’uniformité de ses processus de développement et la cohésion
de ses systèmes de valeurs 4 ».
Si l’on peut aisément partager l’idée que la civilisation occi-
dentale représente un ensemble beaucoup plus complexe que
ne le voudraient certains – parmi ses défenseurs comme parmi
ses détracteurs –, plus contestable est l’hypothèse qu’une fausse
généralisation habite toute critique de l’universalisme occi-
dental fondée sur son caractère ethnocentrique. La continuité
historique entre modernité politique et colonialisme impose
avant tout de considérer le lien entre universalisme et colonia-
lisme comme un fait. Si ce fait ne peut prétendre exprimer en
soi la vérité de la modernité politique occidentale, il ne peut non

2. N. HARRISON, Postcolonial Criticism. History, Theory and the Work of Fiction,


Polity Press, Cambridge, 2003, p. 153.
3. Voir E. SAID, Culture et Impérialisme, op. cit.
4. S. BENHABIB, The Claims of Culture. Equality and Diversity in the Global Era,
Princeton University Press, Princeton, 2002.

264
conclusion

plus être exclu de la réflexion comme un épiphénomène peu


significatif. Selon Luigi Ferrajoli, la double potentialité de
l’universalisme est inscrite dans l’histoire du droit international
depuis ses origines,
« d’un côté, comme utopie juridique et doctrine normative d’une
cohabitation mondiale fondée sur le droit, de l’autre, comme doc-
trine, d’abord christianocentrée puis, de façon latente, européocen-
trée, de légitimation de la colonisation et de l’exploitation du reste
du monde de la part des États européens, au nom de “valeurs” tour
à tour différentes mais toujours proclamées universelles : d’abord
la mission d’“évangélisation”, puis la mission de “civilisation”, et
enfin la mondialisation actuelle des “valeurs occidentales” 5 ».
Si l’on ne peut donc accepter de réduire l’universalisme à une
fonction de l’impérialisme, il est tout aussi important de ne pas
s’empêcher de saisir la persistante complicité historique qui les
a liés. Liquider la critique du réductionnisme colonial comme
une généralisation – ou, pire, comme une idéologie – signifie
refuser de reconnaître que le discours colonial a été long-
temps un discours officiel de la République et de l’Occident. Le
nouveau discours colonial que nous avons étudié a obtenu un
large soutien institutionnel et a fait partie intégrante de ce que
P. Bourdieu a appelé la « pensée d’État ». Il s’agit, selon lui, de
l’« un des pouvoirs majeurs de l’État » : celui « de produire
et d’imposer (notamment par l’école) les catégories de pensée
que nous appliquons spontanément à toute chose du monde et
à l’État lui-même 6 ».
« En énonçant avec autorité ce qu’un être, chose ou personne, est en
vérité (verdict), dans sa définition sociale légitime, c’est-à-dire ce
qu’il est autorisé à être, ce qu’il est en droit d’être, l’être social
qu’il est en droit de revendiquer, de professer, d’exercer […], l’État
exerce un véritable pouvoir créateur, quasi divin 7. […]
[Par la centralisation et l’unification de la culture], l’État façonne les
structures mentales et impose des principes de vision et de division
communs, des formes de pensée qui sont à la pensée cultivée ce
que les formes primitives de classification décrites par Durkheim et

5. L. FERRAJOLI, La sovranità nel mondo moderno. Nascita e crisi dello Stato nazio-
nale, Anabasi, Milan, 1995, p. 20. Voir aussi E. TRAVERSO, La Violence nazie, op. cit.
6. P. BOURDIEU, « Esprits d’État », in P. BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur la théorie
de l’action, Seuil, Paris, 1994, p. 101.
7. Ibidem, p. 123.

265
mission civilisatrice

Mauss sont à la “pensée sauvage”, contribuant par là à construire ce


que l’on désigne communément comme l’identité nationale 8. »
Ces catégories finissent par composer la pensée d’État, qui
tend à poser sous l’égide du naturel le résultat des procédures
complexes qui l’ont produit et confirmé institutionnellement.
En tant que pensée d’État, le discours colonial a longtemps
représenté une partie importante de la « culture nationale légi-
time ». Comme tel, il a contribué à la « magie de la nomination
officielle », c’est-à-dire au pouvoir étatique, quasi divin, de la
création sociale. Transmis par le biais du système scolaire, et
en particulier par l’enseignement de l’histoire, il a eu un rôle
non négligeable dans la construction de l’image nationale de
soi. Refuser la confrontation avec le discours colonial, s’empê-
cher de comprendre la façon dont il a pu se présenter comme
légitime et faisant autorité, veut dire oublier une part importante
de la construction de cette image et renoncer à évaluer le véri-
table poids de la pensée coloniale au sein de la culture, fran-
çaise mais aussi européenne ou occidentale. Faire cette impasse
empêche de mesurer tout ce qui, dans ce domaine, a dépassé
les frontières étroites du milieu colonial pour devenir un lieu
commun de la pensée. Relayé par les institutions étatiques
comme les écoles, les universités, les armées et les parlements,
mais aussi par les journaux, les radios, les salons, la publicité,
le cinéma jusqu’au-delà des frontières internes du monde qui
se déclarait (et se déclare toujours) civilisé, c’est l’entière
société européenne qui s’est reflétée (se reflète) dans la logique
du discours colonial. Ne pas se confronter au discours colonial
signifie donc s’empêcher de comprendre l’Europe et l’Occi-
dent actuels. Sans référence à l’idéologie coloniale, on ne peut
comprendre, par exemple, l’enracinement et la force d’une cer-
taine idéologie dans la politique contemporaine, qui,
convaincue de l’universalité et de la supériorité de la civilisa-
tion occidentale, n’a pas encore abandonné l’idée d’exporter
ses bénéfices par les armes dans le monde entier, légitimant ses
entreprises – en parfaite continuité avec le langage colonial – en
les qualifiant d’actions de « rétablissement de la paix ». Sans
la référence à l’idéologie coloniale, on ne peut comprendre le
consensus diffus entourant le discours sécuritaire sur le contrôle
des migrations, qui s’appuie sur la prophétie autoréalisatrice de

8. Ibidem, pp. 114-115.

266
conclusion

l’inassimilabilité des migrants aux coutumes démocratiques, et


qui, en leur niant ou en leur rationnant l’accès à la cité, permet
leur exploitation. Sans cela, on ne peut comprendre comment
des sociétés se définissant comme démocratiques peuvent conti-
nuer à exclure de la participation politique des parties signifi-
catives des populations résidant de façon stable sur leur
territoire, sur la base de considérations ethniques ou cultu-
relles, sans que cela provoque aucun scandale dans l’opinion
publique 9.
La prétention de justifier la domination coloniale par un dis-
cours inspiré par l’universel a exposé la formulation de cet uni-
versel à une inévitable critique. Bien que les sensibilités
exprimées par les textes de A. Césaire, A. Memmi et F. Fanon
soient sous cet angle très différentes, c’est le point de départ
commun de leurs enquêtes. L’accusation portée contre
l’Europe, dans les textes étudiés, n’est donc pas une générali-
sation illégitime, mais la réponse à une intime nécessité histo-
rique et dialectique. Cette nécessité réside dans l’urgence
ressentie par les milieux anticoloniaux de prendre au sérieux
les arguments coloniaux pour pouvoir réfuter de façon adé-
quate leur hégémonie épistémologique. La grande homogénéité
des arguments rencontrée chez les trois auteurs étudiés est en
relation directe avec la justification du nouveau discours colo-
nial, comme nous l’avons démontré dans ce travail. Les traits
communs aux discours postcoloniaux de A. Césaire, A. Memmi
et F. Fanon dépendent donc du fait que – au-delà de la person-
nalité de chaque auteur – ceux-ci ont en commun, avant tout,
leur objet polémique, dont est reconnue l’efficacité et dénoncée
la fausseté.
Le colonialisme est dénoncé par la pensée postcoloniale
comme une maladie qui touche en profondeur la culture et la
société européennes, poussant celles-ci vers la barbarie et
l’inhumanité, que le fascisme et le nazisme – produits autant
« incivils » que d’origine européenne – ont représentées de la
façon la plus exemplaire. Fascisme et nazisme ne font que
mettre en évidence, selon la critique postcoloniale, les symp-
tômes d’une maladie plus étendue, provenant de l’habitude du

9. Voir P. BASSO et F. PEROCCO, Gli immigrati in Europa. Diseguaglianze, razzismi,


lotte, Franco Angeli, Milan, 2003 ; A. DAL LAGO, Non persone. L’esclusione dei
migranti in una società globale, Feltrinelli, Milan, 1999 ; S. PALIDDA, « La criminali-
sation des migrants en Europe », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 129,
1999.

267
mission civilisatrice

racisme acquise durant les expériences de la traite et du colo-


nialisme. Face à l’horreur suscitée par l’expérience du nazisme
dans une Europe bien-pensante, le racisme colonial n’ose plus
se montrer sans fard. Le nouveau discours colonial trouve, dans
son besoin de se différencier du racisme de l’adversaire nazi,
l’impulsion décisive qui impose, malgré l’hésitation des milieux
coloniaux, sa transformation en un programme politique.
L’infériorité des populations colonisées, qui doit pourtant être
affirmée afin de justifier la nécessité de la présence tutélaire
de la France, est dans ce contexte reformulée selon des prin-
cipes visant à démarquer l’expérience coloniale française de son
embarrassante parenté avec les logiques nazie et fasciste. C’est
dans ce contexte que l’explication biologiste de l’infériorité des
peuples colonisés est définitivement bannie et que la subrep-
tice réduction de l’humain à l’Européen, contenue dans l’équa-
tion civilisation/civilisation européenne, devient la clef de voûte
du racisme institutionnel colonial. Il s’agit d’un racisme qui
continue à classer et hiérarchiser, même s’il ne s’appuie plus
sur l’élément phénotypique des couleurs de peau – bien que le
résultat final confirme les hiérarchies fondées sur cette distinc-
tion –, mais sur une complexe taxinomie culturelle, au sommet
de laquelle trône, en vertu de son prétendu caractère universel,
la civilisation européenne. Ce racisme fonctionne en imposant
aux populations colonisées des identités culturelles supposées
inférieures, arriérées, irrationnelles et donc – et c’est le point
fondamental – politiquement inaptes. Ces identités sont décrites
comme tendanciellement immuables, alors que les institutions
œuvrent à les figer réellement en empêchant les individus d’y
échapper, les condamnant ainsi à la répétition infinie de leur
statut minoritaire.
L’insistance du nouveau discours colonial sur les diffé-
rences culturelles qui séparent colonisateurs et colonisés
impose, aux yeux des militants postcoloniaux, que la dignité
culturelle des populations colonisées soit rétablie, comme pre-
mière étape vers la reconstruction des conditions de possibi-
lité de l’humain. Au cours de cette phase, représentée tant par
la poétique de la Négritude que par le droit à la différence de
A. Memmi, la critique postcoloniale doit être comprise comme
un contre-discours, un moment réactif d’opposition largement
conditionné par les exigences de la résistance contre l’impéria-
lisme culturel colonial.

268
conclusion

Le discours postcolonial ne se réduit cependant pas à un


contre-discours, à un repli identitaire, à une exaltation réac-
tive des identités méprisées, à un racisme antiraciste, comme
le montre bien la lecture de F. Fanon. Malgré la tentative de
Charles Taylor de faire de F. Fanon un précurseur de la poli-
tique de l’identité, la pensée de celui-ci semble évoluer sur un
plan absolument irréductible aux présupposés de cette pensée.
Selon C. Taylor, le centre de la pensée de F. Fanon est que
« l’arme essentielle des colonisateurs était l’imposition de
l’image des colonisés sur les peuples soumis 10 ». Face à cette
condition de soumission symbolique, « la lutte pour la liberté
et l’égalité [devait] passer par une révision de ces images 11 ».
C. Taylor ne saisit pas comment, pour F. Fanon, la lutte pour
l’affranchissement de cette image ne coïncide pas en réalité
avec la revendication d’une identité préexistante, mais avec une
pratique libératrice, capable de réactiver les conditions de
l’action véritablement humaine. Si, d’un côté, F. Fanon
n’évacue pas immédiatement l’opposition entre dominants et
dominés au nom d’un universalisme abstrait, de l’autre, il libère
les identités de tout caractère « naturel » en les historicisant et
en les déterminant politiquement, pour finalement les appré-
hender comme le résultat performatif de l’action sociale. Ce
n’est pas donc pour la reconnaissance des droits d’une minorité
que se bat F. Fanon, pour qui Noirs et Blancs, colonisateurs
et colonisés, ne sont que des sous-produits inauthentiques d’une
société aliénée dans son ensemble. Il ne se bat pour aucune
reconnaissance – qui présupposerait la préexistence et la rela-
tive permanence des identités – mais pose le problème uni-
versel de la liberté humaine et de la construction collective de
ses conditions de possibilité, un problème qui transite par la
désidentification 12 de l’homme de toutes les identités acquises à
l’intérieur d’un contexte aliéné, c’est-à-dire d’exploitation et
d’oppression de l’homme par l’homme. L’universalisme que
F. Fanon aborde ainsi n’est pas une donnée que les civilisations
peuvent estimer comme acquise, mais une exigence – un pro-
blème et un devoir partagés –, qui demeure à affronter dans son

10. C. TAYLOR, « La politique de reconnaissance », in C. TAYLOR, Multiculturalisme.


Différence et démocratie, Aubier, 1994, p. 88.
11. Ibidem, pp. 89-90.
12. Voir F. VERGÈS, « “I am not the slave of slavery”. The Politics of Reparation in
(French) PostSlavery Communities », in A. C. ALESSANDRINI (dir.), Frantz Fanon. Cri-
tical Perspectives, Routledge, Londres/New York, 1999.

269
mission civilisatrice

intégralité. Donc si la critique développée par F. Fanon, pour


reprendre les mots de E. Said, doit être comprise comme une
théorie « non seulement [de] la résistance et [de] la décoloni-
sation, mais aussi [de] la libération 13 », la théorie de la libéra-
tion commence quand la pensée postcoloniale dépasse le
moment réactif et d’opposition de la révolte identitaire. Lorsque
cela arrive il découvre que, pour reprendre les paroles de
E. Said :
« Et, s’il est impossible d’éviter les premières phases d’affirmation
combative de l’identité indigéniste – elles ont toujours lieu : la pre-
mière poésie de Yeats ne porte pas seulement sur l’Irlande mais
sur l’« irlandité » –, il est bien plus prometteur de les dépasser, de
ne pas rester captif de cette indulgence sentimentale pour soi-
même qu’est l’autocélébration identitaire. Premièrement, il devient
alors possible de découvrir un monde qui n’est pas construit autour
d’essences en guerre. Deuxièmement, on peut envisager un univer-
salisme qui ne sera pas borné et contraignant comme l’est cette
idée : “chaque peuple a une identité et une seulement” – tous les
Irlandais sont seulement irlandais, les Indiens, indiens, les Africains,
africains, et ainsi de suite ad nauseam. Troisièmement, et c’est le
plus important, dépasser l’indigénisme ne veut pas dire abandonner
sa nationalité mais considérer l’identité locale comme non exhaus-
tive : dans ces conditions, on sera moins ardent à s’enfermer dans
sa communauté, avec ses rites d’appartenance, son chauvinisme et
son sentiment de sécurité appauvrissant 14. »
La réponse des auteurs postcoloniaux, outre le fait qu’elle
confirme la nécessité de prendre au sérieux le discours colonial,
indique les voies qui peuvent être empruntées pour dépasser
la « maladie coloniale européenne » et réactiver les conditions
d’une véritable démocratisation de la société. Au-delà des
préoccupations particulières qu’exprime chacun d’eux, ces
auteurs ont le souci de démasquer le fait colonial comme une
fausse question culturelle et de le poser ouvertement comme
un sujet politique. De l’aliénation coloniale, reposant sur la
condamnation « culturaliste » des peuples colonisés à la répéti-
tion infinie de leur « inassimilabilité », on ne peut sortir, selon
eux, que par le recouvrement de la capacité politique et le ren-
versement du système de surexploitation économique 15. C’est

13. E. SAID, Culture et Impérialisme, op. cit., p. 385.


14. Ibidem, p. 326.
15. Selon F. Fanon, « la véritable désaliénation […] implique une prise de conscience
abrupte des réalités économiques et sociales » et ne sera réalisable que « dans la mesure

270
conclusion

là que résident les enseignements de la pensée postcoloniale


pour le présent.
La réactivation de la possibilité d’un universalisme à la
mesure de l’homme – que la théorie républicaine a prétendu
incarner, finissant par identifier les frontières de l’humanité
avec celles de la France (ou au maximum de l’Europe) – ne
passe par aucune taxinomie de l’intégrabilité ou de la civilité
des identités plurielles qui habitent les pays occidentaux
aujourd’hui. La question regarde le « Nous » que l’on veut poli-
tiquement et socialement atteindre, bien plus que l’« Autre »
qu’on imagine comme sa frontière culturelle. L’histoire colo-
niale nous enseigne que, pour répondre à cette question, il
faudra continuer à interroger profondément ce Nous démocra-
tique et républicain, pour le libérer des préjugés dans lesquels
son universalisme est resté historiquement enfermé – en
commençant par questionner son effective réalisation. Il faudra
dépasser les équivoques culturelles qui continuent à « natura-
liser » soit l’exclusion politique soit la marginalité sociale des
populations historiquement liées à la colonisation et/ou à
l’immigration. Il faudra, en somme, retrouver un radicalisme
démocratique qui sache poser la question de l’intégration natio-
nale au-delà de toute appartenance, c’est-à-dire en ouvrant les
portes de la cité républicaine à tous ceux qui participent de la
vie de la société, tout en les accueillant, comme le disait
J.-P. Sartre 16, en tant que « personnes concrètes ».
C’est uniquement de cette façon que se réalisera la véritable
décolonisation de l’Europe. C’est dans le sens d’une contribu-
tion à ce projet que ce travail a été conçu.

où les choses, au sens le plus matérialiste, auront repris leur place » (F. FANON, Peau
noire, masques blancs, op. cit., pp. 8-9). Dans cette perspective, on peut penser que ce
ne sera pas au niveau de la théorie mais par une lutte sociale contre la marginalisation
que pourront véritablement être dépassées les équivoques culturalistes toujours à
l’œuvre aujourd’hui.
16. Voir J.-P. SARTRE, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954.
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